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N° 871

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ASSEMBLÉE NATIONALE

CONSTITUTION DU 4 OCTOBRE 1958

ONZIÈME LÉGISLATURE

Enregistré à la Présidence de l'Assemblée nationale le.5 mai 1998

Dépôt publié au Journal Officiel du 6 mai 1998

RAPPORT

FAIT

AU NOM DE LA COMMISSION D’ENQUÊTE (1)
sur l’état des droits de l’enfant en France,
notamment au regard des conditions de vie des mineurs
et de leur place dans la cité,

Président

M. Laurent FABIUS,

Rapporteur

M. Jean-Paul BRET,

Députés.

——

TOME II

AUDITIONS - 2ème Partie

[ Première partie ]

(1) Cette Commission est composée de : MM. Laurent FABIUS, président, Mmes Martine AURILLAC, Bernadette ISAAC-SIBILLE, vice-présidents, MM. Bernard BIRSINGER, Pierre CARASSUS, secrétaires, Jean-Paul BRET, rapporteur ; Mme Sylvie ANDRIEUX, MM. Pierre-Christophe BAGUET, François BAROIN, Mmes Huguette BELLO, Yvette BENAYOUN-NAKACHE, Danièle BOUSQUET, Christine BOUTIN, MM. Jean-François CHOSSY, François FILLON, Mme Dominique GILLOT, MM. Pierre GOLDBERG, Gaétan GORCE, Michel HUNAULT, Mme Claudine LEDOUX, M. Pierre LEQUILLER, Mme Raymonde LE TEXIER, MM. Lionnel LUCA, Alain NÉRI, Mme Françoise de PANAFIEU, MM. Christian PAUL, Bernard PERRUT, Mme Annette PEULVAST-BERGEAL, MM. François VANNSON, Kofi YAMGNANE

Enfants.

TOME SECOND

SOMMAIRE DES AUDITIONS

Les auditions sont présentées dans l’ordre chronologique des séances tenues par la Commission

(la date de l’audition figure ci-dessous entre parenthèses)

Pages

__ Madame Sylvie PERDRIOLLE, Directrice de la protection judiciaire de la jeunesse au ministère de la justice et Monsieur Christian PETIT, Sous-directeur des affaires administratives et financières (26 février 1998).



123

__ Monsieur Hervé HAMON, Président de l’Association française des magistrats de la jeunesse et de la famille (26 février 1998).


131

__ Madame Marie-Paule POILPOT, Directrice de la Fondation pour l’enfance et le Professeur Jean-Paul Dommergues, Chef du service de pédiatrie de l’hôpital du Kremlin-Bicêtre (26 février 1998).



139

__ Monsieur Henri LECLERC, Président de la Ligue des droits de l’homme et Madame Elisabeth Auclaire, Présidente de la commission " Droits de l’enfant " (26 février 1998).



147

__ Madame Denise CACHEUX, Chargée de mission au COFRADE, ancienne directrice de l’Institut de l’enfance et de la famille, ancienne députée et auteur d’un rapport d’information sur les droits de l’enfant (5 mars 1998).



155

__ Madame Odile MOIRIN, ancienne parlementaire en mission, auteur du rapport " Pour une véritable politique de l’enfance " (5 mars 1998).


161

__ Madame Monique LOUSTAU, Présidente de l’Association contre la prostitution enfantine et Monsieur Bernard LEMETTRE, Coordonnateur national du mouvement Le Nid (5 mars 1998).



167

__ Monsieur Hubert BRIN, Président de l’Union nationale des associations familiales et Mesdames Chantal LEBATARD, Responsable du secteur psycho-sociologie et droit des familles et Monique SASSIER, Sous-directrice des études et actions politiques (5 mars 1998).




173

__ Mesdames Francine de la GORCE, Vice-Présidente du mouvement ATD-Quart monde et Isabelle DELIGNE, Responsable de la petite enfance (5 mars 1998).


179

__ Madame Monique DAGNAUD, Membre du Conseil Supérieur de l’Audiovisuel (CSA) (26 mars 1998).


187

__ Messieurs Pascal PETIT, Rédacteur en chef du journal télévisé de Canal J et Rémy Pflimlin, Directeur de la publication du Journal de enfants et Madame Béatrice d’IRUBE, Directrice de la rédaction (26 mars 1998).



193

__ Madame Isabelle FALQUE-PIERROTIN, ancienne Présidente d’un groupe de travail interministériel chargé d’élaborer un rapport sur l’Internet (26 mars 1998).


199

__ Messieurs Pierre TOURNEMIRE, Secrétaire général adjoint de la Ligue de l’enseignement, Jacques HENRARD, Secrétaire général de la Jeunesse au plein air (JPA), Jacques DEMEULIER, Directeur général des centres d’entraînement aux méthodes d’éducation active (CEMEA), et Pierre de ROSA, Vice président des Francas (26 mars 1998).





205

__ Monsieur Didier BOULAUD, Président de l’Association nationale des conseils d’enfants et de jeunes (ANACEJ), Madame Claire JODRY, Directrice et Monsieur Roger ADELAIDE, Administrateur (26 mars 1998).



215

__ Docteur Jean-François DODET, Membre du Haut comité de la santé publique, médecin inspecteur régional de Bourgogne (2 avril 1998).


223

__ Monsieur Jean-Pierre ROSENCZVEIG, Président du Tribunal pour enfants de Bobigny (2 avril 1998).


229

__ Madame Louise SYLWANDER, Médiateur des enfants du royaume de Suède (2 avril 1998).


243

*

* *

Audition de Mme Sylvie PERDRIOLLE,
Directrice de la protection judiciaire de la jeunesse au ministère de la justice
et de M. Christian PETIT,
Sous-directeur des affaires administratives et financières

(extrait du procès-verbal de la séance du 26 février 1998)

Présidence de M. Laurent FABIUS, Président

Madame Sylvie Perdriolle et Monsieur Christian Petit sont introduits.

M. le Président leur rappelle que les dispositions législatives relatives aux commissions d’enquête leur ont été communiquées. A l’invitation du Président, Mme Sylvie Perdriolle et M. Christian Petit prêtent serment.

Mme Sylvie Perdriolle : La direction de la protection judiciaire de la jeunesse a été créée en 1945 afin de mettre en œuvre les moyens nécessaires à l’éducation et à la rééducation des mineurs délinquants. Sa compétence a été étendue en 1958 à la prise en charge des mineurs en danger. Cette direction est, en outre, compétente pour assurer le suivi des textes relatifs à l’enfance délinquante et à la protection des mineurs ainsi que celui des politiques judiciaires conduites à ce titre.

J’aborderai essentiellement les conditions concrètes d’exercice des droits de l’enfant, notamment du droit à l’éducation, qui est la mission première de la direction de la protection judiciaire de la jeunesse. Deux volets seront examinés : en premier lieu, les politiques judiciaires; en second lieu, les prises en charge éducatives.

Les politiques judiciaires et, bien sûr, le traitement des mineurs délinquants.

Le cadre général d’intervention des parquets a été déterminé par une circulaire d’octobre 1991. Depuis, deux réformes législatives sont intervenues, en 1995 et 1996, qui permettent, d’une part, de convoquer les mineurs par officier de police judiciaire devant les juges des enfants et, d’autre part, de les juger dans des délais rapprochés.

La plupart des grandes juridictions ont mis en place aujourd’hui, en réponse aux questions qui nous préoccupent, notamment celle de l’augmentation de la délinquance juvénile, une politique de traitement en temps réel des infractions commises par les mineurs. Celle-ci requiert au préalable une très forte articulation entre services de police et parquets. D’ores et déjà, nous constatons depuis trois ans une augmentation certaine du nombre de mineurs délinquants pris en charge par le secteur public de la protection judiciaire de la jeunesse, puisque leur nombre est passé de onze mille trois cents mineurs suivis en 1993 à dix-neuf mille en 1996. Le chiffre de 1997 n’est pas encore disponible, mais il confirme cette évolution.

Une attention particulière est portée aujourd’hui par le ministère de la justice à l’élaboration des contrats locaux de sécurité qui doivent favoriser des actions de prévention à l’égard des jeunes en difficulté et doivent également permettre une meilleure coordination de l’intervention des différents services.

La mesure de réparation qui peut être prononcée à l’égard des mineurs a connu, depuis son adoption par le Parlement en 1993, un réel essor : quatre mille mesures ont été ordonnées en 1994 et sept mille huit cent quarante en 1996. Cette évolution se confirme pour 1997.

Cette mesure, qui demande aux mineurs de réaliser une activité d’aide ou de réparation auprès des collectivités locales ou d’organismes à but non lucratif, présente un intérêt pédagogique certain. Elle conduit le mineur à prendre conscience de l’importance des faits qu’il a commis et l’amène à accomplir une activité compréhensible pour lui et utile pour la collectivité. C’est la raison pour laquelle elle sera très certainement fortement développée.

En ce qui concerne la protection des mineurs en danger, je rappelle simplement pour mémoire, puisque cette question a déjà été abordée devant vous, que le projet de loi actuellement soumis au Parlement, relatif à la prévention et à la répression des infractions sexuelles ainsi qu’à la protection des mineurs, renforce la protection des mineurs victimes de tels abus.

Je ferai une remarque à ce sujet. Si les juges pour enfants interviennent lorsqu’un mineur se trouve en danger, les Conseils généraux sont, depuis 1986, responsables de la protection administrative des mineurs. La demande sociale à l’égard de la justice est extrêmement forte, vous le savez. Cependant, il apparaît essentiel d’éviter des déplacements de compétence. L’intervention du juge des enfants ne peut qu’être limitée aux critères définis par la loi. Il appartient aux Conseils généraux d’exercer les compétences qui leur ont été dévolues par les lois de décentralisation, notamment en matière de prévention.

Des travaux seront engagés en avril entre le ministère de la justice et l’Assemblée des présidents de Conseils généraux en vue d’une meilleure articulation de nos interventions en ce sens.

J’en viens aux prises en charge éducatives, qui font l’objet de nombreux rapports déposés ou en cours d’élaboration.

Un premier rapport a été remis au garde des sceaux en janvier 1998 sur les unités éducatives à encadrement renforcé. Ce rapport a été réalisé par trois inspections
– inspection des services judiciaires, inspection générale des affaires sociales et inspection générale de l’administration.

Par ailleurs, le Conseil de sécurité intérieure a saisi une mission interministérielle, présidée par Mme Lazerges et M. Balduyck, des questions relatives à la prévention et au traitement de la délinquance des mineurs.

Enfin, le conseil économique et social s’est lui-même saisi de ces questions en 1997 et remettra un rapport fin mars sur ce sujet.

Des propositions seront faites au vu de l’ensemble de ces rapports. Je peux d’ores et déjà en dire quelques mots.

 

Le premier rapport, celui des trois inspections, souligne l’intérêt que représente une prise en charge éducative continue et intensive des mineurs les plus en difficulté. Il note, en ce qui concerne l’hébergement des mineurs par le secteur public de la direction de la protection judiciaire de la jeunesse, une certaine désaffection des personnels pour de cette mission et un fort désarroi. Il souligne, en outre, les difficultés d’adaptation de cette direction. Il pose la question de l’étendue de ses missions au regard de ses faibles moyens. Il aborde celle de la rigidité des règles de gestion des personnels. Ce rapport s’interroge enfin sur la spécificité des formations propres à la protection judiciaire de la jeunesse.

 

S’agissant des prises en charge éducatives, il est vrai qu’existe un certain désarroi des personnels de la protection judiciaire de la jeunesse, désarroi qui n’est pas propre à ce secteur. Nous l’observons aujourd’hui de la même manière à l’éducation nationale et je reçois actuellement les responsables des fédérations du secteur associatif qui me font part des mêmes interrogations.

 

Ce désarroi s’explique pour partie. La société connaît depuis le milieu des années 80, sans doute depuis plus longtemps d’ailleurs, de très profondes mutations liées en particulier à l’évolution du marché du travail, mais aussi des situations familiales. La permanence d’un nombre très important de personnes en situation de précarité, ou de très grande précarité, remet en cause, nous l’observons tous, les liens sociaux et les références communes qui rassemblent nos concitoyens. Enfin, la délinquance quotidienne des mineurs, et parfois leur intégration dans des circuits économiques parallèles et illégaux, pose un problème sérieux.

 

Les jeunes pris en charge par la direction de la protection judiciaire de la jeunesse sont pour la plupart " déscolarisés ", entrent très tardivement et difficilement sur le marché du travail, s’ils y entrent. Parfois, leurs parents eux-mêmes en sont exclus depuis très longtemps. Or, les politiques conduites en ce domaine durant les années 80 ont toutes eu pour objectifs, d’une part, la réinscription de chaque mineur dans un dispositif de droit commun, d’autre part, l’insertion professionnelle, avec un souci très net de meilleure adéquation avec le marché du travail.

 

Cela a très certainement permis des avancées et des progrès, notamment un travail mieux articulé entre le secteur éducatif spécialisé et les autres dispositifs d’intervention tels que l’éducation nationale ou les missions locales. Mais, à ce jour, il faut bien remarquer que les mineurs que nous avons en charge, en tout cas ceux qui sont les plus en difficulté, ou les mineurs délinquants les plus réitérants, ne peuvent pas réintégrer aussitôt un dispositif de droit commun, pas plus l’école, dans un premier temps, qu’un stage de formation. Il est nécessaire que nous redéfinissions des prises en charge éducatives continues dont ils bénéficieraient pendant une durée déterminée.

 

Cela signifie que nous devons réfléchir à ce que nous entendons par rééducation.

 

Là encore, au cours des années précédentes, l’éducation a parfois été réduite à la notion d’insertion sociale et professionnelle. Or, elle ne peut se limiter à cette notion. Elle dépasse cet objectif. C’est l’affirmation d’un principe de responsabilité et d’autorité des adultes à l’égard des jeunes dont nous avons la charge, de la transmission de valeurs communes. Il s’agit de permettre à chaque mineur de construire son identité et d’avoir la force suffisante pour affronter, s’il y a lieu, les difficultés de la vie. Notre direction examine actuellement les moyens de réorienter l’activité de l’ensemble des services en ce sens. Des objectifs et des priorités en la matière seront précisés dès le dépôt des rapports dont je viens d’évoquer le contenu.

 

En ce qui concerne l’organisation administrative, je rappelle que cette direction a déjà connu des évolutions très importantes durant les dix dernières années. Un décret de janvier 1988 détermine l’organisation des services déconcentrés de la protection judiciaire de la jeunesse et cette direction a pratiquement achevé aujourd’hui son implantation territoriale.

 

Un véritable corps de direction a été créé en 1992. Cette évolution sera confirmée par l’adoption cette année d’un statut d’emploi de directeur départemental et par la refonte des statuts de directeur régional et de directeur de service. Un effort très important de formation des personnels de direction a été engagé, cet effort sera renforcé. Des schémas départementaux ont été réalisés qui permettent à ce jour de mieux prévoir la répartition géographique des personnels. Une carte d’implantation des emplois a été réalisée. De même, la déconcentration budgétaire a déjà été effectuée.

 

Nous réfléchissons actuellement aux moyens de mieux répondre aux impératifs éducatifs, notamment de pallier les difficultés de remplacement des personnels dans des structures qui sont aujourd’hui d’assez petite taille, ou de soutenir de manière plus rapide des projets éducatifs intéressants. Nous sommes aussi confrontés, comme beaucoup d’administrations, à un problème particulier de gestion en région parisienne, question qui méritera sans doute des réponses spécifiques à cette région.

 

Nous ferons des propositions sur l’ensemble de ces points au vu des rapports qui nous seront remis, qui abordent et aborderont sans doute à nouveau ces questions.

 

M. le Président : Je souhaite vous poser une question sur un ou deux points, même si directement ou indirectement vous venez d’y faire allusion.

 

Une proposition a été faite par le rapport d’inspection sur les UEER, unités éducatives à encadrement renforcé, relative à la création d’une agence de prévention de la délinquance juvénile. Qu’en pensez-vous ?

 

Par ailleurs, existe-t-il un travail en collaboration avec les services départementaux sur la mise au point d’un recueil statistique permettant un suivi socio-judiciaire des mineurs délinquants ?

 

Mme Sylvie Perdriolle : En ce qui concerne l’agence de prévention, celle-ci fait l’objet d’une réflexion. La position du ministère n’est pas encore arrêtée.

 

Plusieurs questions se posent à cet égard. Les rapports soulignent une faiblesse d’intervention en ce qui concerne la prévention spécialisée, notamment une insuffisante présence auprès des mineurs qui, dans certains quartiers, se trouvent inactifs et désœuvrés, notamment le soir, peut-être même la nuit. Cette question nous intéresse très directement puisqu’une meilleure intervention en termes de prévention ne peut qu’induire moins de délinquance. Tout travail en ce sens nous paraît aujourd’hui intéressant. C’est un des sujets que nous souhaitons aborder à nouveau avec l’Assemblée des présidents de Conseils généraux que Mme Guigou a reçue il y a un mois, sujet qui a déjà été mentionné lors de ce premier entretien.

 

Nous avons également besoin, c’est évident, d’une meilleure articulation des services qui interviennent. Cette articulation peut être conduite à plusieurs titres. C’était l’enjeu des conseils communaux de prévention de la délinquance et cela l’est sans doute toujours. C’est aujourd’hui l’enjeu des contrats locaux de sécurité et de leur élaboration. De ce point de vue, tout dispositif d’articulation est intéressant à examiner.

 

Pour ce qui est des statistiques, je dois admettre que des travaux ont été engagés à nouveau en ce sens, mais de manière totalement insuffisante aujourd’hui. Il n’existe aucune articulation des statistiques entre les services des Conseils généraux et nous-mêmes. Cette question avait été soulevée par une inspection conjointe des services judiciaires et de l’IGAS en 1995 sur ce sujet.

 

Nous allons également traiter cette question avec l’Assemblée des présidents de Conseils généraux. L’élaboration des statistiques est largement faite par l’ODAS aujourd’hui.

 

Nous avons, pour notre part, un problème d’articulation entre les statistiques des services de police et les statistiques judiciaires. C’est une question de fond qui n’est pas simple à régler. Mais elle mérite certainement que nous la reprenions de façon très sérieuse dans l’année qui vient.

 

Mme Raymonde Le Texier : Vos services, Mme la Directrice, font un travail à la fois lourd et indispensable.

 

S’agissant des droits de l’enfant, je voudrais savoir s’il existe dans vos services des structures de réflexion permanentes sur le respect des droits des enfants qui vous sont confiés.

 

Ainsi, par exemple, lorsque l’on se réunit pour faire une synthèse de la situation d’un enfant, y a-t-il des principes qui régissent ce type de réunion ? L’informe-t-on de cette synthèse, de ce qui va s’y dire, de ce qui est conclu ? L’inclut-on dans ce travail de réflexion ?

 

En ce qui concerne son lieu de placement, par exemple, a-t-il son mot à dire ?

 

Ce sont des exemples que je vous donne pour illustrer mes interrogations.

 

Mme Sylvie Perdriolle : Sur la question du placement, nos services n’interviennent que sur décision judiciaire. C’est donc une décision qui appartient au magistrat lorsque le mineur est placé directement dans un foyer. En aucun cas, elle n’appartient au service lui-même. Lorsqu’un mineur est confié à l’aide sociale à l’enfance, c’est alors le directeur de l’aide sociale à l’enfance qui oriente le mineur.

 

Le juge pour enfants peut entendre le mineur. Je dirai même qu’il est recommandé qu’il l’entende. Les textes le prévoient.

 

Dans la conduite de l’action éducative, une action éducative à l’égard d’un mineur ne peut produire d’effets que si ce dernier est, au fur et à mesure, profondément impliqué dans cette action.

 

Là encore, les situations sont très diverses. Pour les mineurs qui sont confiés à la suite d’abus sexuels ou de maltraitances, la question principale est d’examiner, avec lui, les faits commis, l’environnement général, l’environnement familial et les projets qui peuvent être déterminés pour lui. Les services éducatifs ont depuis longtemps le souci et l’habitude de discuter avec les mineurs des projets élaborés. Cela aussi fait partie de la conduite d’une action éducative.

 

En ce qui concerne les mineurs délinquants, la prise en charge ne se fait pas nécessairement dans le même cadre que celle des mineurs en danger. C’est le magistrat qui détermine le cadre d’intervention, puis l’éducateur qui le met en œuvre.

 

Il s’agit pour le mineur délinquant de prendre en compte les faits qu’il a commis et d’en répondre. Lorsqu’il y a placement, celui-ci fait partie d’une mesure contraignante déterminée par le juge. Le mineur n’est donc pas, en principe, en mesure de la remettre en cause. Si la situation se déroule mal, s’il y a une difficulté majeure, elle est réexaminée. Mais peut-être faut-il aussi examiner la situation des mineurs selon la décision qui a été prise par le juge et le cadre juridique dans lequel nous intervenons.

 

Pour les mineurs délinquants, la participation du mineur au projet ne se fait pas dans le même cadre, car il faut nécessairement prendre en compte la part contraignante de l’intervention.

 

M. Gaëtan Gorce : Je m’interroge sur la position de votre direction, et plus encore des directions départementales, dans un dispositif qui est finalement assez éclaté.

 

Nous avons un secteur habilité assez important qui exerce directement des missions de service public, un système qui associe l’Etat et le Conseil général, l’État prescripteur, à travers la justice, et le Conseil général payeur; nous avons des directeurs départementaux qui ne sont pas soumis à l’autorité du préfet, mais qui ne relèvent pas non plus directement de la justice, et qui s’interrogent parfois, sur des décisions qu’ils ont à prendre, pour savoir quelle est leur référence.

 

On a le sentiment, pour être un peu provocateur, que vos services sont en apesanteur par rapport aux sujets qu’ils ont à traiter, compte tenu de cette organisation administrative, des modes de financement et des types d’intervenants. Cela ne pose-t-il pas un problème plus général, qui devrait nous conduire à reconsidérer complètement la position de vos services et la manière dont ils fonctionnent en relation avec ces différents partenaires ?

 

Mme Sylvie Perdriolle : Les services de la protection judiciaire de la jeunesse, comme tous les services de la justice, ne relèvent pas du préfet suite au décret de 1982. En revanche, ils relèvent du ministère de la justice et de ma direction, très précisément et de manière hiérarchique. C’est là un point qui ne donne pas lieu à discussion.

 

Vous dites que le système est très complexe. Vous avez raison de le souligner. Ce n’est pas nouveau, il s’agit d’un très ancien système.

 

Depuis 1958, la France connaît un double système de protection, d’un côté, une protection administrative des mineurs en difficulté, qui était à l’époque confiée aux affaires sociales, de l’autre, une intervention judiciaire dès qu’un mineur se trouve en danger et dès qu’il est porté atteinte à l’autorité parentale, c’est-à-dire dès que l’on doit envisager une mesure de placement sans l’accord des parents.

 

Depuis les lois de décentralisation, depuis 1986 précisément, ces compétences ont été transférées aux Conseils généraux et nous sommes dans un système qui doit articuler l’intervention de l’État et celle des Conseils généraux sur le volet de la protection des mineurs en danger, puisque l’intervention à l’égard des mineurs délinquants ne relève, quant à elle, que de l’Etat, que du ministère de la justice.

 

C’est la raison pour laquelle nous avions engagé une démarche de schéma départemental pour tenter d’articuler les interventions des différents acteurs et permettre une prévision de l’organisation des moyens respectifs sur des territoires donnés. Ces schémas sont aujourd’hui non contraignants. On peut peut-être s’interroger pour l’avenir sur la portée qu’ils devraient avoir pour nous permettre d’envisager une programmation conjointe plus précise de moyens réciproques de l’Etat et des Conseils généraux. Pour l’instant, l’effort d’articulation relève des uns et des autres et, depuis la décentralisation, du respect des compétences propres des collectivités locales.

 

La prise en charge des mineurs délinquants relève, quant à elle, entièrement du ministère de la justice et l’ensemble des mesures, qu’elles soient prises en charge par le secteur associatif ou le secteur public, relève du ministère de la justice. C’est au ministère de la justice d’organiser les moyens de réponse nécessaires sur chacun des territoires.

 

Mme Bernadette IsAac-Sibille : Mme Le Texier et M. Gorce viennent de soulever l’important problème des rapports entre les Conseils généraux et le ministère de la justice.

 

Il est vrai que nous nous heurtons sans cesse à des difficultés avec les juges des enfants, qu’il s’agisse des affaires classées sans suite pour des faits graves, ou, pour ce qui est du placement des enfants, de l’établissement qui devrait être choisi par le président du Conseil général alors que, très souvent, ce sont les juges qui décident, laissant aux Conseils généraux le soin de payer. Il nous faudrait tous engager une réflexion, car chacun a son expérience propre, afin de parvenir à une amélioration.

 

Mme Sylvie Perdriolle : Nous sommes tout à fait conscients de cette difficile articulation. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle l’Assemblée des présidents de Conseils généraux a souhaité rencontrer Mme Guigou et pour laquelle nous avons décidé d’engager un travail conjoint et d’essayer de repérer très concrètement sur un certain nombre de départements comment progresser.

 

Vous dites, avec raison, que le juge intervient. Mais dès qu’il est porté atteinte à l’autorité parentale, seul le magistrat est compétent. C’est la raison pour laquelle on le saisit.

 

J’ajouterai qu’à notre sens, nous assistons aujourd’hui à une " sursaisine " des juridictions pour mineurs. L’on constate que le Conseil général, qui est responsable de la protection administrative et donc responsable des signalements qui sont faits aux magistrats, est à l’origine de 80 % des signalements fait aux juridictions pour mineurs. Les Conseils généraux sont donc eux-mêmes responsables de cette inflation de saisine des juridictions pour mineurs aujourd’hui.

 

Il faudrait effectivement reprendre cette question de la saisine et permettre que le juge réserve son intervention au critère déterminé par la loi, c’est-à-dire l’atteinte à l’autorité parentale, et pas au-delà.

 

Or, aujourd’hui, nous le voyons bien – c’est une question de société –, dès qu’il y a une difficulté, le juge est saisi. Ce schéma, nous le retrouvons dans le domaine de l’enfance, d’autant plus que toutes les difficultés et les affaires qui ont eu lieu récemment et leur médiatisation en matière d’abus sexuels, par exemple, engendrent aussi une très grande propension à la saisine des magistrats. Cela se comprend tout à fait, mais nous sommes aujourd’hui dans une situation où les juges des enfants se trouvent très facilement en première ligne, alors que nous devrions parvenir à réarticuler les deux systèmes d’intervention.

 

En tous les cas, le ministère de la justice et nombre de juridictions souhaitent et demandent que chacun se retrouve à une place déterminée pour que nous parvenions à réarticuler ces interventions.

 

M. le Président : Nous vous remercions, Mme la Directrice, ainsi que M. le Directeur, de votre venue, de votre gentillesse et de votre compétence.

Audition de M. Hervé HAMON, Président de
l’Association française des magistrats de la jeunesse et de la famille

(extrait du procès-verbal de la séance du 26 février 1998)

Présidence de M. Laurent FABIUS, Président

Monsieur Hervé Hamon est introduit.

 

M. le Président lui rappelle que les dispositions législatives relatives aux commissions d’enquête lui ont été communiquées. A l’invitation du Président, M. Hervé Hamon prête serment.

 

M. Hervé Hamon : L’Association française des magistrats de la jeunesse fait partie de l’Association internationale des magistrats de la jeunesse et de la famille. Elle est très active dans cette association internationale et très proche de tout ce courant de Conventions internationales.

 

Curieusement, la question posée n’est pas ce qui préoccupe le plus l’association française à l’heure actuelle. Au fond, nous avons l’impression que, globalement, l’état des lieux et l’adéquation de la législation française à la Convention internationale relative aux droits de l’enfant sont à peu près corrects.

 

En revanche, ce qui nous paraît plus préoccupant, c’est le constat d’un certain décalage entre l’attention portée aux Conventions internationales, comme en témoigne la réforme de 1993 facilitant l’accès de l’enfant à la justice, et le fait que l’on a peut-être oublié que l’appareil judiciaire est tout de même un appareil violent. Il existe certes une violence légitime de l’appareil judiciaire, mais il nous paraît curieux et inquiétant que, finalement, la seule question traitée soit celle de la prise en compte de la parole de l’enfant dans le système judiciaire.

 

L’hypothèse que nous formulons est que c’est, peut-être, une façon d’éviter le débat sur la " judiciarisation ". Notre analyse est qu’il existe une volonté politique importante autour de la défense des droits, de la protection des enfants, au niveau de la sexualité, etc., mais, en même temps, on observe une espèce d’aveuglement politique qui fait que tous les systèmes de prévention ont été attaqués et qu’ainsi le judiciaire se trouve actuellement en première ligne, au détriment de tous les processus de prévention.

 

Il y a là une certaine incohérence politique. Les politiques dénoncent cette " judiciarisation " et, en même temps, manifestent une ambivalence certaine par rapport à l’appareil judiciaire et l’on constate que malgré les promesses réitérées des ministres de la justice depuis quelque temps, affirmant que la justice des mineurs serait prioritaire, nous sommes constamment dans l’incapacité de faire notre travail correctement, confrontés à une augmentation constante de la charge de travail. Sur le terrain, nous n’avons jamais aussi mal travaillé. Il y aurait certainement un choix politique à faire par rapport à cette ambivalence.

 

Si l’on veut travailler contre la " judiciarisation " excessive, cela doit être un travail de long terme, interministériel et associant, au titre de la prévention, l’Assemblée des présidents de Conseils généraux, avec toute la difficulté de cette représentativité et de ce positionnement.

 

Si l’on s’engage dans ce travail de longue haleine, il faut que les juges pour enfants soient épaulés de façon significative, d’abord en ce qui concerne le nombre de magistrats. Toute la politique des services judiciaires est également aberrante et celle du Conseil supérieur de la magistrature très discutable. Je ne parle pas de l’absence de services éducatifs et de l’impossibilité de faire exécuter nos mesures éducatives : dans la région parisienne, près de quinze cents mesures éducatives ne sont pas exécutées à l’heure actuelle et quatre mille pour toute la France ; si l’on ajoute l’autocensure des magistrats qui ne prononcent pas de mesures éducatives parce qu’ils savent qu’elles ne seront pas exécutées, on mesure l’ampleur des dégâts.

 

Ce sont ces paradoxes et ces contradictions qui nous ont fait réfléchir et sur lesquels nous voulions attirer votre attention lors de cette audition.

 

Le point de départ de notre réflexion sur la " judiciarisation " est l’absence de politique de santé publique en France.

 

Je me réfère notamment au rapport du Haut comité de santé publique de 1997, auquel j’ai eu la chance de participer en tant que président de l’Association française des magistrats de la jeunesse. Cela a été pour moi extrêmement révélateur. Je me suis aperçu qu’un problème comme le suicide, qui pouvait être considéré comme un problème numéro un de santé publique, avait des bases épidémiologiques, des bases d’enquête assez sérieuses, mais que l’action ministérielle en ce domaine était quasiment inexistante, avec des crédits quasiment nuls.

 

D’autres enquêtes épidémiologiques sont inquiétantes, celles sur les accidents scolaires et les accidents sportifs, donc sur tout ce qui tourne autour des conduites à risque. Malgré ces enquêtes, aucune action de santé publique n’est engagée face à un taux extrêmement important de mortalité et de morbidité.

 

Ce rapport comporte aussi un volet sur les problèmes psychosomatiques rencontrés mais, là aussi, aucune conclusion et aucune politique globale.

 

C’est le premier aspect critique du rapport du Haut comité, qui est quand même très alarmiste par rapport à la situation des pays européens et qui dit à quel point, en France, l’état de santé des jeunes et des adolescents est grave. La situation des jeunes en insertion est également très préoccupante, puisqu’ils connaissent des problèmes de santé, d’anxiété et de dépression extrêmement importants.

 

Le deuxième aspect critique est d’ordre institutionnel. En tant que juges des enfants praticiens, nous savons bien qu’il y a une incohérence entre la PMI et la santé scolaire. Ce rapport met en relief la quasi-incohérence entre un travail relativement proche des familles et des parents et une conception assez absurde de la santé des jeunes scolarisés.

 

On voit pourtant que, dans ce domaine, il y a aussi des bombes à retardement. Le seul maillon de prévention primaire qui tienne à peu près la route à l’heure actuelle est la PMI. Or, seulement un médecin de PMI sur sept est un pédiatre. Les formations des généralistes en pédiatrie sont notoirement insuffisantes et, d’ici dix ans, on ne pourra plus recruter un seul pédiatre en protection sociale. La mort annoncée de la pédiatrie sociale justifierait une prise de position politique très ferme.

 

Par ailleurs, la réforme de l’enseignement de la pédopsychiatrie a été une catastrophe. C’est la deuxième bombe à retardement : alors que les files actives des CMP et que la question de la psychiatrie de l’enfant et de l’adolescent est posée comme étant notoirement insuffisante dans les équipements d’adolescence et d’hospitalisation, on voit que la formation des pédopsychiatres est attaquée gravement et que nous allons vers une autre culture pédospychiatrique beaucoup plus comportementaliste, qui me paraît assez inadaptée aux enjeux de société actuels.

 

Nous aimerions beaucoup que s’ouvre un véritable débat sur la santé publique dans un cadre interministériel.

 

Pour ma part, j’avais proposé la fusion de la PMI et de la santé scolaire dans un dispositif qui soit extérieur à l’éducation nationale, avec des antennes dans l’école, sur le modèle – je le dis un peu par provocation – de la santé en prison, c’est-à-dire avec des antennes très pointues, un vrai dépistage et une véritable écoute de ce qui relève du psychosomatique, un dispositif assurant une continuité avec les parents.

 

Cela suppose des coordinations complexes entre les Conseils généraux et l’Etat, mais il me semble qu’il y aurait alors entre la petite enfance, l’enfance et l’adolescence, une ligne continue. Il faudrait fortement insister sur la question de la santé publique qui me paraît très préoccupante aujourd’hui en France. Cette question est plus amplement développée dans le texte que j’avais préparé pour cette audition, et que je vous remets.

 

J’ai aussi très brièvement expliqué dans ce texte, mais vous les connaissez, toutes les brèches qui ont été faites dans le système dualiste de protection de l’enfance mis en place en 58-59, avec sur le plan législatif la décentralisation et l’exigence de l’accord des parents pour la protection administrative.

 

On peut dire qu’aujourd’hui la prévention administrative est complètement exsangue en France. Nous sommes en train de faire une étude qui s’inscrit dans la droite ligne des rapports IGAS sur les services judiciaires, et l’on peut dire que, sur un département comme le Val-de-Marne, il y a 10 % de protection administrative par rapport à la protection judiciaire. Nous sommes dans une situation complètement inversée.

 

Il est vraisemblable que l’Etat lui-même est responsable de la mise à mal des dispositifs de prévention.

 

Une des propositions de notre association serait que s’ouvre un débat sur la question de la prévention : qu’est-ce que la prévention en France à l’heure actuelle ?

 

A mon avis, on n’en a plus de représentation, tant au niveau de la prévention spécialisée, de la prévention administrative que des autres types de prévention. Cette question de la prévention concerne également l’autorité parentale : jusqu’où peut-on être intrusif dans l’autorité parentale ? Il y a tout un travail de prévention à faire autour de la parentalité.

 

Cela rejoint les recherches conduites pour le compte du ministère des affaires sociales et de la santé par M. Bruel, président du tribunal pour enfants de Paris et celles s’intéressant à la question sur la parentalité, qui ont été conduites par le professeur Housel, pédopsychiatre, auxquelles j’ai participé en tant que magistrat. Encore faudrait-il que ces rapports ne finissent pas dans des placards !

 

Il me semble qu’il y a là des germes de réflexion qui pourraient aller à l’encontre des discours que l’on entend. On avait déjà un discours anti-jeunes. On a maintenant un discours anti-parental de ces jeunes. La question de la prévention serait peut-être à reprendre autour d’une éducation parentale et d’un soutien de la parentalité. Il y a là des pistes à explorer.

 

La loi de 1989 sur la protection de l’enfance, sur l’enfant maltraité, a accru le rôle de la protection judiciaire et a accentué le désengagement de la prévention administrative. Après une première " judiciarisation " excessive, la seconde vient de la pratique du temps réel par les parquetiers, au nom de la politique du parquet selon laquelle il faudrait que les jeunes soient jugés très rapidement.

 

Dans le rapport, je souligne les effets pervers de cette politique de temps réel appliquée aux mineurs. On a l’impression que, tant du côté de la police que du côté des mineurs, il y a une sorte d’excitation autour du temps réel et une mise à nu par le système judiciaire, puisque l’on y confronte les jeunes de façon plus rapide – ce qui dans certains cas est tout à fait positif – mais assez violent, sans réponse éducative, puisqu’il n’y a plus de possibilité de nature éducative. D’où un accroissement de la répression et, effectivement, une tension excessive.

 

Mon propos est également de dénoncer le manque de " réinterrogation " du ministère de l’intérieur sur la question de la police. Autant la gendarmerie a mis en place des brigades de protection pour les mineurs, qui sont un peu balbutiantes mais dotées de formations intéressantes, autant les commissaires de police, dont le syndicat est si virulent vis-à-vis des juges des enfants qui seraient d’un laxisme invraisemblable, ont été les plus actifs dans la disparition des brigades des mineurs.

 

On ne peut pas ne pas s’interroger sur la question de la formation, ne pas s’interroger sur l’adéquation de l’action de la police à la question de la minorité et de l’adolescence.

 

Un autre souhait de l’association est qu’un débat ait lieu sur l’articulation de la police judiciaire et de la notion d’ordre public, en termes techniques et non polémiques, comme on a pu le voir dans la presse ou sur le terrain, par exemple à Strasbourg.

 

L’enjeu est celui d’une interaction correcte entre les deux niveaux d’intervention policière, qui ne sont pas au même niveau logique. La véritable crainte des juges des enfants n’est pas tellement l’accroissement de la délinquance, puisque, au fond, l’on n’a jamais su ce qui était le fait de la politique policière et de la politique du temps réel – mais admettons qu’il y ait un accroissement – ; ce qui nous préoccupe davantage, c’est la non-responsabilité individuelle et la difficulté des procédures de police à établir, dans un groupe d’intervenants, qui a fait quoi, tout en sachant que l’on est bien, à notre avis, au-delà d’une technique d’évitement policière ou judiciaire par les jeunes, dans une situation où ces jeunes sont effectivement incapables de dire quelle est leur part de responsabilité dans une chaîne de pensée.

 

Nous sommes là face à un problème de société qui touche les questions des abus sexuels, des sectes, et qui met en difficulté l’appareil policier, l’appareil judiciaire, mais aussi l’appareil éducatif. Au fond, nous ne savons pas travailler sur ces questions.

 

D’où la nécessité d’une réinterrogation, qui nous amène à proposer qu’au niveau de la PJJ, et peut-être pas seulement là, on puisse réfléchir à d’autres techniques éducatives. Pour notre association, il y a là un enjeu de démocratie : peut-on encore maintenir un espace de justice spécifique pour les mineurs ?

 

L’autre question est de savoir si l’on peut, au niveau des institutions, de la prévention et d’une réflexion autour de l’école, de la santé et de l’intérieur, garantir une individualisation.

 

Tels sont les points essentiels dont je souhaitais vous entretenir.

 

En ce qui concerne l’éducation nationale, sans dire des banalités, nous pensons que, là aussi, il y a eu, au pire moment, une désagrégation du système social scolaire, alors que c’était peut-être le moment, au contraire, de le renforcer.

 

L’éducation nationale entretient des rapports ambivalents avec le judiciaire, après l’avoir longtemps fuit comme la peste. Elle se situe maintenant dans une proximité qui aboutit à une " judiciarisation " excessive et une confusion entre le système disciplinaire interne et le traitement judiciaire. Je crois qu’en fait, on n’a pas encore trouvé le bon équilibre. A Bobigny, des collègues me racontaient qu’ils faisaient des audiences pénales sur des faits qui relevaient de la discipline intérieure. On voit bien que les Conventions peuvent engendrer des effets pervers.

 

Il y a vraisemblablement une redéfinition de la politique globale de l’enfance, mais aussi de la parentalité, à opérer. Cela prendra énormément de temps et si nous voulons éviter la " judiciarisation " excessive pendant ce temps, il ne faut pas laisser les juridictions dans l’état de désespérance où elles sont.

 

M. le Président : Nous vous remercions de nous laisser votre texte mais, d’ores et déjà, l’essentiel a été dit oralement.

 

Mme Bernadette Isaac-Sibille : Pour donner un peu d’espoir à M. le Président, je puis lui dire que j’ai pu initier il y a trois ans une opération de santé scolaire, alliant PMI et santé scolaire du rectorat, qui donne des résultats absolument extraordinaires avec presque pas plus d’argent - quatre cent mille francs par an.

 

M. le Président : A Lyon, chez vous ?

 

Mme Bernadette Isaac-Sibille : Dans le Rhône où nous avons créé des bassins de santé dans lesquels les enfants vont garder les mêmes médecins, assistantes sociales et infirmières de leur entrée en CE1 jusqu’à la sortie de troisième. Nous avons pris des exemples ruraux et urbains. Il y en a à Bron, chez M. Queyranne. Les résultats sont tout à fait étonnants pour tout le monde.

 

Mme la Ministre était très intéressée puisqu’elle m’a fait recevoir l’autre jour avec les représentants du rectorat et du Conseil général pour essayer de généraliser cette opération. On peut arriver à construire quelque chose en matière de santé scolaire, laquelle est indispensable pour nos chers petits.

 

M. Hervé Hamon : La question de la santé est au cœur du problème. Si l’on parvient à lier la question de scolarité aux troubles de l’apprentissage et à garantir un véritable soutien dans la continuité, nous y arriverons peut-être.

 

Mon idée est qu’il faudrait aussi travailler la question du psychosomatique au niveau de l’école parce que, en creux, nous avons toute cette population dite caractérielle, avec des comportements invraisemblables, que l’on retrouve dans les tribunaux pour enfants. On voit bien qu’avec ce travail, on est pratiquement en première ligne sur les problèmes de santé, ce qui est quand même tout à fait inquiétant.

 

Mme Bernadette Isaac-Sibille : J’ai fait une enquête là-dessus : 30 % des jeunes qui arrivent au RMI sont ininsérables parce que leur santé physique ou mentale est trop déficiente. Ils ont vingt-cinq ans. Ils sortent du système scolaire depuis peu. Ces 30 %, il faut d’abord les réinsérer physiquement ou mentalement dans la société avant de les réinsérer économiquement.

 

M. Hervé Hamon : On lit dans les chiffres du Haut comité de santé publique le bond en avant des difficultés psychosomatiques, d’anxiété et de dépression chez les jeunes en insertion. Il y a là aussi une discontinuité.

 

M. Jean-Paul Bret, rapporteur : Au-delà du constat sur lequel vous avez terminé concernant les rapports entre l’éducation nationale et la justice, rapports qui se traduisent soit par un comportement d’évitement traditionnel soit, au contraire, par un recours au juge pour régler des problèmes de cours de récréation, avez-vous concrètement des propositions dans ce domaine ?

 

M. Hervé Hamon : L’idée de l’association est qu’il devrait y avoir dans les écoles une antenne de santé et une antenne sociale, c’est-à-dire que les jeunes puissent, quand ils sont en difficulté, choisir un mode d’entrée : ce serait soit un soutien scolaire traditionnel que l’école devrait pouvoir proposer au mineur et à ses parents, soit plutôt les problèmes sociaux, les problèmes médicaux, psychosomatiques, etc. avec l’infirmerie dans laquelle on se réfugie.

 

Il faudrait vraisemblablement renforcer tout le système social scolaire et que les Conventions, quand elles existent, ou les protocoles ne soient pas uniquement des protocoles parquet-police, mais des protocoles qui visent éventuellement à réorienter sur la prévention et pas uniquement sur la répression.

 

Certains protocoles le font. Par exemple, dans les Hauts-de-Seine où j’étais précédemment, le protocole visait expressément à mettre en place un fléchage vers la prévention. C’était donc pensé globalement et donc pas uniquement en termes disciplinaires, ce qui est déjà une façon d’éviter la " judiciarisation ".

 

Nous sommes également très préoccupés par la déscolarisation des très jeunes. Nous ne sommes plus face aux quatorze-seize ans qui étaient notre lot quotidien. Nous avons des très jeunes déscolarisés avec des exclusions de fait et des renvois vers les CDES qui n’ont même pas la possibilité de les prendre en charge. C’est très préoccupant.

 

M. Gaëtan Gorce : C’est moins une question qu’une observation. On nous dit souvent que les enfants manquent de repères, que les familles en manquent aussi. A écouter M. Hamon – il ne m’en voudra pas de le dire, ce n’est pas dans cet esprit qu’il l’a évoqué – on a l’impression aussi que l’administration et le service public manquent de repères sur les actions qu’ils doivent conduire.

 

Face aux problèmes que vous soulevez, on en arrive à se demander qui définit une politique de l’enfance dans ce pays et qui a en charge de l’appliquer et à quel niveau.

 

M. Hervé Hamon : L’analyse que nous faisons est davantage de souligner un déficit de politique interministérielle. Chacun pense dans sa sphère sans référence à une continuité d’accompagnement éducatif, médical, social. A l’heure actuelle, dans la prévention, on voit bien que tout le monde observe et que cela arrive au judiciaire.

 

Disons que la circonscription observe, fait une évaluation technique assez rapide, essaie de passer à la prévention administrative qui réobserve, qui ne peut pas signer avec des parents qui ne veulent pas reconnaître leur défaillance – c’est un peu l’histoire du contrat pervers – qui " refile " au judiciaire parce qu’effectivement, la famille refusant de signer, le risque de danger devient grand et le judiciaire réobserve et renvoie à la prévention qui ne prend pas.

 

Nous sommes dans une espèce de violence institutionnelle, où l’intervention du judiciaire constitue la première action éducative. Je caricature, mais l’on peut voir que presque 50 % des mesures d’investigation judiciaire aboutissent à des non-lieux à assistance éducative. Or, ces investigations sont financées par l’Etat.

 

Il ne suffit pas de dire que la prévention ne fait pas son travail. C’est plus compliqué que cela. C’est pour cela que l’on parle d’une réinterrogation sur la notion de prévention. Plus personne ne sait, à l’heure actuelle, ce que l’on entend derrière ce concept.

 

Le travail que nous avons fait à Créteil sur la police est éclairant. Nous avions demandé à la police de nous faire une liste des adolescents difficiles, délinquants. Ils avaient, dans un premier temps, dressé une liste de soixante et onze mineurs délinquants et lorsque nous avons vérifié dans notre fichier informatique – puisque nous avons la chance d’être informatisés –, nous avons vu que onze mineurs n’étaient pas connus comme délinquants, c’est-à-dire que la police voyait comme délinquants des mineurs qui ne l’étaient pas.

 

Première hypothèse : la police fait n’importe quoi. Comme les policiers étaient là, et nous étions dans une démarche de réflexion, bien entendu, nous n’avons pas retenu cette hypothèse, qui d’ailleurs, je tiens à le préciser, ne me paraît pas juste.

 

Nous nous sommes demandé ce qui faisait que tout le monde voyait ces mineurs comme délinquants mais que personne ne les prenait en charge. On voit bien que l’on est dans une zone d’incivilité, de dégradation : ce sont des jeunes qui n’entrent pas dans une logique de procédure, la prévention voit qu’ils dérapent mais pense qu’ils sont délinquants, donc, personne ne bouge et l’on ne les voit pas suffisamment en danger pour les signaler à l’autorité judiciaire.

 

Donc, tout le monde pense, tout le monde voit et personne ne fait. Nous sommes là dans de vraies questions politiques de redéfinition du champ.

 

La grosse difficulté avec les Conseils généraux, même si on peut imaginer un calage par des schémas départementaux, est de savoir comment traiter cette question. La décentralisation – c’est l’impression des juges pour enfants – n’a pas été suffisamment pensée en matière sociale et nous nous retrouvons maintenant en réelle difficulté : c’est un peu le jeu de la patate chaude autour de la prévention, jeu perverti par la question des financements.

 

M. le Président : Nous vous remercions de ces propos fort intéressants.

Audition de Mme Marie-Paule POILPOT,
Directrice de la Fondation pour l’enfance
et du Professeur Jean-Paul DOMMERGUES,
Chef du service de pédiatrie de l’hôpital du Kremlin-Bicêtre

(extrait du procès-verbal de la séance du 26 février 1998)

Présidence de M. Laurent FABIUS, Président

Madame Marie-Paule Poilpot et Monsieur Jean-Paul Dommergues sont introduits.

 

M. le Président leur rappelle que les dispositions législatives relatives aux commissions d’enquête leur ont été communiquées. A l’invitation du Président, Mme Marie-Paule Poilpot et M.  Jean-Paul Dommergues prêtent serment.

 

Mme Marie-Paule Poilpot : M. le Président, mesdames et messieurs les députés, je vous remercie de nous permettre de nous exprimer devant vous.

 

Je rappelle que la Fondation pour l’enfance, créée en 1977 par Mme Anne Aymone Giscard d’Estaing, a vingt ans d’existence et que sa vocation est de susciter, encourager, promouvoir, conseiller et aider la réflexion et les actions en faveur de l’enfance en danger et des familles en difficulté, et de contribuer à l’application de la Convention internationale des droits de l’enfant, notamment de son article 19.

 

Nous avons voulu ce matin vous présenter trois aspects susceptibles de retenir votre attention. Ainsi, je traiterai d’un aspect plus spécifique à la fondation, celui de la maltraitance envers les enfants ; le professeur Dommergues, membre de la Fondation pour l’enfance et de son conseil d’administration, vous parlera des besoins de santé de l’enfant ; et, enfin, je vous parlerai des disparitions d’enfants en France.

 

Dans une société développée comme la nôtre, lorsque l’enfance est en difficulté, elle apparaît d’autant plus démunie et abandonnée que l’état sanitaire et social de la majorité des jeunes est satisfaisant, voire en situation d’amélioration constante, comme c’est le cas en France aujourd’hui.

 

Notre conception des besoins de l’enfant se base sur trois notions : premièrement, l’enfant est un être en voie de développement ; deuxièmement, son développement doit se faire en harmonie avec son environnement familial et avec les différents milieux de vie qu’il fréquente ; troisièmement, une approche globale de l’ensemble des problèmes liés à l’enfance, qu’ils soient d’ordre physique, psychique ou moral, est indispensable, surtout lorsque la famille est défaillante.

 

Dans chacun des trois domaines que sont la maltraitance, les besoins de santé de l’enfant et la disparition des mineurs, nous souhaitons attirer votre attention sur des problèmes actuels et précis qui nous semblent insuffisamment pris en compte. Pour chacun d’entre eux, nous émettons des propositions de solutions réalistes dont les bénéfices pourraient être considérables pour l’avenir des enfants concernés.

 

Je commence par la maltraitance.

 

Je parlerai plus spécifiquement des mauvais traitements aux très jeunes enfants, c’est-à-dire entre la naissance et deux ans.

 

En France, le taux de mauvais traitements aux enfants de cette tranche d’âge s’élève à 1,8 %, ce qui en valeur absolue représente douze mille six cents cas de mauvais traitements par an. Il est à noter que cette fréquence est du même ordre de grandeur que celle des malformations fœtales, dont la prévention bénéficie de moyens publics et privés considérables.

 

Ce problème mal connu et peu dépisté ne bénéficie que d’un faible effort préventif de la part des autorités médicales, qui le sous-estiment ou s’en désintéressent, et des autorités civiles, qui préfèrent porter leurs efforts sur la prise en charge de la maltraitance plutôt que sur la prévention.

 

Des facteurs de risque prédisposant, dès la grossesse, à cette forme de maltraitance aux nouveau-nés ont été identifiés, mais les médecins obstétriciens ne sont pas formés et ne bénéficient d’aucune structure de soutien et de suivi. Il faudrait envisager, pour réduire ce taux, de traiter le problème à la source.

 

La formation des médecins, tant initiale que continue, n’aborde pas systématiquement les effets multiples de la maltraitance envers les enfants. C’est pourquoi les médecins, malgré leur situation privilégiée pour dépister et révéler les situations de mauvais traitements et d’abus sexuels, sont très souvent mal à l’aise pour poser un diagnostic et participer au suivi des situations.

 

Enfin, concernant les abus sexuels envers les enfants, il n’existe aucun dispositif de collecte nationale des informations. Chaque entité – police, justice, SNATEM, départements, hôpitaux – recueille des données pour son propre compte, sans normalisation au plan national, et encore moins européen. A titre d’exemple, on ne sait pas, aujourd’hui en France, combien d’enfants meurent chaque année victimes de mauvais traitements.

 

Notre première proposition concernant le dépistage des facteurs de risque de mauvais traitements c’est, à partir des premières études effectuées sur le terrain, d’élaborer une méthodologie de dépistage des risques de maltraitance précoce et de mettre en place des formations spécifiques au monde obstétrical, inspirées de cette méthodologie, pour dépister les dysfonctionnements relationnels dès la grossesse et d’intégrer cette formation dans le cursus des études de médecine. De plus, la mise en place d’un dispositif pluridisciplinaire
– composé de médecins, assistants sociaux, juristes, psychologues, etc. – permettrait aux familles, très précocement dépistées dès la grossesse, de bénéficier d’un suivi.

 

Notre deuxième proposition concerne la formation des médecins. Il conviendrait, d’une manière plus générale, de prévoir dans la formation initiale des médecins une formation aux multiples aspects de la maltraitance et d’organiser la formation continue des médecins par l’étude de situations pratiques et de cas cliniques au sein d’équipes pluridisciplinaires.

 

Notre troisième proposition concerne le recueil d’informations : il serait nécessaire de créer une cellule nationale de recueil d’informations concernant les agressions sexuelles envers les enfants, dont la vocation serait la collecte des données et la mise en œuvre d’études épidémiologiques et cliniques concrètes.

 

Le professeur Dommergues abordera la question des besoins de santé de l’enfant. Permettez-moi de dire quelques mots de la disparition des mineurs en France.

 

Ce sujet est préoccupant parce que mal défini, donc mal comptabilisé par les autorités compétentes. Fugues de mineurs, disparitions parentales suite aux conflits relatifs à la garde, sectes, crime organisé, crimes divers, disparitions liées à la grande criminalité internationale sont autant de formes de disparitions dont l’ordonnancement et le dénombrement donneraient un profil à ce vaste problème qu’est celui de la disparition de mineurs.

 

On ne dispose, dans aucun pays européen, de statistiques fiables sur la disparition des mineurs, en raison du manque de centralisation de l’information. La France n’a pas été en mesure de fournir à Interpol en 1996 les chiffres concernant la disparition des mineurs sur son territoire. J’ai le document ici : il y est dit qu’en France, les personnes disparues sont inscrites au fichier des personnes recherchées, fichier informatique à la disposition de l’ensemble des services de police, qu’il s’agit d’une base à but opérationnel et non statistique, qui ne permet pas de répondre à toutes les questions concernant l’âge et le sexe des intéressés, ni de distinguer, dans la rubrique " disparitions inquiétantes ", les mineurs des majeurs.

 

Notre proposition est de donner à l’Office européen des enfants disparus et exploités, l’OEEDE, récemment créé en France avec le soutien de la Fondation de l’enfance, les moyens de recueillir les informations de base en vue d’élaborer des statistiques harmonisées à l’échelon de la France, puis de l’Europe. Cette base de données permettrait d’apporter un soutien aux services de police et de justice, pour une meilleure circulation de l’information.

 

Ces propositions ne sont que des actions ponctuelles participant à l’effort d’amélioration des conditions de vie des enfants en France. Elles devront s’harmoniser avec toutes les autres propositions et actions menées par de multiples acteurs publics et privés. Il nous semble qu’une plus grande efficacité serait obtenue s’il existait une entité unique chargée d’orchestrer l’ensemble des initiatives, dans un souci de mise en synergie des différents moyens budgétaires et humains, tout en insufflant une véritable volonté politique.

 

C’est la raison pour laquelle, en guise de conclusion, nous émettons la proposition générale suivante : la Fondation pour l’enfance préconise la mise en place d’une véritable politique de l’enfance par la création d’un secrétariat d’Etat à l’enfance, dont la mission serait de coordonner les actions dans ce domaine, d’activer les réseaux et d’assurer une permanence politique aux problèmes de l’enfance.

 

M. le Président : Votre exposé était concis. Je propose au professeur Dommergues de nous faire également un petit topo.

 

M. Jean-Paul Dommergues : M. le Président, mesdames et messieurs les députés, les progrès médicaux et les acquis considérables concernant la santé des enfants dans les trente dernières années risqueraient d’être remis en question si le développement de l’enfant ne se faisait pas en harmonie avec son environnement familial et avec les différents milieux de vie dans lesquels il est amené à évoluer. La préservation de ces acquis conduit donc à considérer avec vigilance cette adéquation. Il est bien clair que les politiques sociales sont un complément indispensable de la pratique de la médecine et c’est dans cette perspective que je m’inscrirai pour proposer un certain nombre de réflexions.

 

Concernant l’inégalité du recours aux soins, bon nombre d’enfants des milieux défavorisés sont aujourd’hui dans une situation critique, notamment après l’âge de six ans, âge auquel s’arrête légalement l’action de la protection maternelle et infantile. Que faire pour organiser le suivi des enfants de milieux défavorisés pour lesquels des problèmes de santé ont été repérés passé cet âge limite ?

 

Les enfants des familles victimes de la pauvreté et de l’exclusion sont à haut risque de problèmes de santé et la possibilité de recours aux soins est très insuffisante : signalons, par exemple, que, en 1996, au moins 10 % de la clientèle de Médecins du monde en France est constituée par des mineurs.

 

Les jeunes sans droits sociaux, car non scolarisés et sans travail, sont également à haut risque de ne pas être soignés convenablement.

 

Dans toutes ces situations de précarité, le travail d’aide des assistantes sociales est primordial : ces services doivent être suffisamment pourvus pour satisfaire à ces tâches très consommatrices de temps. Sans recourir à eux, en précisant l’aide individuelle à apporter, tous les plans d’aide, aussi généreux soient-ils, risqueraient de demeurer caduques.

 

J’en viens aux conditions de vie des enfants d’âge préscolaire et scolaire.

 

Pour ce qui est des premiers, les ressources en moyens de garde sont aujourd’hui insuffisantes au regard des besoins des familles. II existe environ deux cents mille places pour trois classes d’âges de sept cent cinquante mille enfants, soit moins d’une place pour dix enfants ou moins d’une place pour cinq enfants dont les mères ont une activité professionnelle.

 

Vous connaissez bien le problème des cantines scolaires pour lesquelles l’alarme a été récemment donnée devant l’impossibilité pour des familles en situation difficile d’en assurer les frais, au détriment de l’état de santé de leurs enfants.

 

Pour ce qui est des enfants d’âge scolaire, les activités passives de loisirs
– télévision, jeux sur ordinateurs – prennent le pas de façon inquiétante sur les activités physiques, favorisant l’isolement de l’enfant. Cette réduction de la dépense physique est également responsable de l’augmentation inquiétante de l’obésité infantile en France, comme dans tous les pays développés.

 

A l’opposé, je souhaite stigmatiser les méfaits physiques et psychiques du surentraînement sportif, notamment dans les sports exigeant un maintien strict du poids, comme la danse ou la gymnastique, dans des situations où, parfois, entraîneur et parents s’avèrent, plus ou moins inconsciemment, complices d’une forme particulière de mauvais traitements.

 

Je voudrais dire quelques mots à propos du service de promotion de la santé en faveur des élèves, l’ancien service de santé scolaire.

 

Sa tâche est lourde puisque son ambition est à la fois d’effectuer les bilans de santé aux âges-clé que sont la première année de maternelle, l’entrée au cours préparatoire et en classe de troisième ; d’être disponible pour des activités d’écoute ; de faciliter l’intégration des élèves porteurs de handicaps ; et d’assurer des prestations de santé.

 

En fait, ces objectifs ne sont atteints que très partiellement dans notre pays du fait de l’insuffisance numérique des médecins scolaires, de l’interdiction qui leur est faite de prescrire – laquelle mériterait d’être reconsidérée – et en raison du peu de considération dont ils jouissent. Ajoutons que leur salaire est dérisoire.

 

Nos propositions seraient les suivantes.

 

Au niveau des bilans de santé scolaire, il nous paraît judicieux d’ajouter aux obligations légales un examen systématique à l’entrée en sixième. Il faut être vigilant et savoir que les enfants absents ou hors des circuits de scolarité habituels échappent souvent à ces visites médicales. Or, il a été montré que ce sont précisément eux qui posent le plus de problèmes.

 

A cet égard, les régions sont pourvues de façon extrêmement inégale, car il en est dans lesquelles ces visites sont pratiquées à 80 % et d’autres à moins de 40 % des effectifs scolaires.

 

Dans tous les cas, une organisation administrative minutieuse doit être mise en place pour remédier à ces " évitements ".

 

Les plans d’accueil individualisés, les PAI, qui ont été mis en place par l’éducation nationale pour accueillir les enfants atteints de maladie chronique, doivent se généraliser et les démarches pour leur obtention gagneraient à être simplifiées.

 

Concernant les principales causes de mortalité, il faut redire que la mortalité a baissé de 50 % dans les dix dernières années. Ce constat doit être nuancé par le fait que les accidents constituent toujours la première cause de mortalité de l’enfant. L’étude approfondie des statistiques révèle des diminutions très inégales de la mortalité selon les types d’accidents. La mortalité des accidents cyclistes a très peu diminué et elle reste très élevée pour les enfants victimes d’incendies d’habitation et de noyades en piscine.

 

Nous proposons trois types de mesures a priori simples mais qui n’ont pas été adoptées jusqu’ici, dont l’intérêt a pourtant été maintes fois démontré par des travaux étrangers. Il s’agit de la recommandation, voire de l’obligation, du port du casque pour les jeunes cyclistes, de l’installation de détecteurs autonomes de fumée dans les habitations et de l’obligation de clôturer les piscines lorsqu’il y a de jeunes enfants à proximité.

 

Je ne reviendrai que très rapidement sur les suicides à l’adolescence, deuxième cause de mortalité : la France est le pays d’Europe où les jeunes se suicident le plus. La concertation actuelle sur ce problème met en exergue l’urgence qu’il y a à constituer des lieux d’écoute pour les adolescents, en milieu scolaire mais aussi au sein de la cité, en dehors de ce milieu scolaire.

 

Concernant la prise en charge des mauvais traitements, Mme Poilpot en a parlé largement, je me contenterai d’ajouter quelques points précis.

 

S’agissant des sévices sexuels, les familles se heurtent souvent à des refus ou à des réticences d’enregistrement des plaintes par les officiers de police pour les abus sexuels tant qu’il n’y a pas de certificat médical à l’appui, contrairement aux directives données par les parquets aux officiers de police judiciaire.

 

De même, nous nous heurtons à de grandes difficultés pour faire prendre en considération tous les cas pour lesquels l’examen physique est normal, sans lésion génitale identifiable, ce qui est le cas dans la très grande majorité des abus. Cela pose le problème de l’information au niveau de la police, des brigades des mineurs et de la justice.

 

Ce travail de formation concerne également, comme le rappelait Mme Poilpot, les personnels médicaux, paramédicaux, et les professionnels de l’enfance. Des travaux récents ont montré combien la démarche objective de la réflexion pouvait être perturbée par l’impact émotionnel de ces situations de violences sexuelles, impact émotionnel perçu même par des professionnels chevronnés chargés d’apporter cette aide, notamment dans la très difficile phase d’attente qui sépare un signalement d’une décision judiciaire.

 

Nous voudrions donner quelques exemples de dysfonctionnement en matière de signalement judiciaire. Des progrès restent à faire dans l’audition des enfants, afin d’atténuer le traumatisme psychique des interrogatoires – techniques vidéo, par exemple – les avancées enregistrées dans ce domaine ne devant pas rester des expériences pilotes sans lendemain.

 

Le retour d’information sur les décisions prises, dans l’immédiat et surtout à moyen terme, n’est pratiquement jamais assuré par les services judiciaires auprès des professionnels de santé, auteurs des signalements. Nous formulons donc les propositions suivantes : le parquet devrait accuser réception du signalement et, par la suite, indiquer l’orientation donnée à la procédure – classement sans suite, enquête complémentaire, saisine du juge des enfants, poursuites judiciaires, etc. –, ce qui n’est pas fait aujourd’hui.

 

Je terminerai par quelques mots sur les droits des adolescents en matière de santé et de sexualité.

 

En ce qui concerne la législation, il est important de réfléchir à l’élargissement possible de l’espace d’autonomie juridique à accorder à l’adolescent à la lumière de quelques exemples de difficultés concrètes.

 

Le premier de ces problèmes est la consultation de l’adolescent et sa confidentialité : comment faire coexister confidentialité et prise en charge des frais de consultation ?

 

En matière de relations sexuelles, le code pénal reconnaît au mineur de quinze ans le droit de consentir librement à des relations sexuelles, fixant ainsi la " majorité sexuelle " à cet âge. Soulignons l’ambiguïté : un mineur de quatorze ans ne peut-il librement consentir à une relation sexuelle avec un mineur de quinze ans, – lequel en tant que majeur sexuel, peut être considéré, aux yeux de la loi, comme un abuseur condamnable – alors que, dans le même temps, le Code de la santé publique autorise la délivrance de produits contraceptifs quel que soit l’âge...

 

La législation sur l’interruption volontaire de grossesse veut que l’autorité de l’un des deux parents soit requise pour décider de ce geste chez une adolescente mineure. Et lorsque la grossesse est découverte tardivement, après le délai légal de l’IVG en France, que peut-on envisager ? Il s’agit là de sujets difficiles et délicats mais, sur ces deux points, la situation juridique est plus souple dans les pays européens voisins. Ne faut-il pas faire évoluer la législation française ? Ou tout au moins initier une réflexion sur sa remise en question ?

 

En conclusion, je voudrais reprendre ce qu’a dit Mme Poilpot à propos de la coordination nécessaire de toutes ces actions et de la nécessité d’avoir des structures de coordination à l’échelon régional certes, mais probablement aussi à l’échelon national, telles qu’un secrétariat pour la défense des droits de l’enfant.

 

M. Gaëtan Gorce : Ne voyez pas dans ma question un aspect péjoratif ou inquisitorial, mais vous êtes une fondation et la question que je me pose est de savoir – parce qu’il est

vrai que l’on fait beaucoup appel au financement public, ce qui est normal puisque la protection de l’enfance relève de la responsabilité de l’Etat et des collectivités – s’il existe aussi un financement privé important. Autrement dit, rencontrez-vous, pour les actions que vous conduisez et les soutiens que vous sollicitez, une disponibilité des milieux économiques et professionnels, qui vous permette de développer ces actions au-delà de ce que la collectivité peut envisager ?

 

Mme Marie-Paule Poilpot : Je vous remercie d’avoir posé cette question. C’est effectivement une question de fond, puisque la Fondation ne reçoit pas actuellement de fonds publics mais des fonds privés, c’est-à-dire en provenance de donateurs ou d’entreprises. Il est évident qu’une fondation comme la nôtre, qui n’a pas pour mission d’avoir des actions de terrain mais plutôt, comme vous le voyez aujourd’hui, de mener une réflexion approfondie, a beaucoup plus de mal à mobiliser des " sponsors ", parce que son travail est beaucoup moins lisible pour le grand public.

 

Je pense que sur ce thème, également, il y aurait également matière à réfléchir mais ce n’est pas l’objet de cette audtion. Un assouplissement de la fiscalité en ce qui concerne les possibilités de dons à accorder aux associations et aux fondations serait sans doute incitatif et peut-être serait-il bon de s’inspirer des législations d’autres pays.

 

Sur le terrain, nous soutenons de nombreuses actions, près de sept cent cinquante actions privées par an directement utilisables par les enfants, sous forme de ludothèques par exemple.

 

Nous organisons également chaque année des prix et essayons de favoriser tout ce qui est du domaine de la recherche.

 

M. le Président : Nous n’avons pas d’autres questions à vous poser, mais je précise que si vous souhaitez faire connaître à la commission tel ou tel élément que vous n’avez pas eu l’occasion d’énoncer oralement, nous serions tout à fait heureux que vous nous les fassiez parvenir.

 

M. le professeur, souhaitez-vous ajouter quelque chose ?

 

M. Jean-Paul Dommergues : Je voudrais revenir sur cette difficile question qu’est le rôle des médias, notamment en ce qui concerne l’adolescent. Je suis frappé, comme beaucoup, de l’espèce de " surlittérature " concernant des problèmes comme la violence de l’adolescent. On a l’impression, à lire les journaux, que tous les adolescents cassent et sont violents, alors qu’il existe d’autres problèmes qui touchent un nombre bien plus élevé d’adolescents. Je pense notamment aux formes larvées de dépression et à toutes les difficultés psychosomatiques que rencontrent les adolescents.

 

Le rôle d’une commission comme la vôtre est sûrement difficile, parce qu’il y a des sujets porteurs actuellement, comme la violence. C’est un sujet dont je ne nie pas l’importance, mais il ne faut pas oublier qu’existent aussi des problèmes de fond plus graves à prendre en compte, même s’ils sont moins médiatiques.

 

Mme Marie-Paule POILPOT : Je voudrais ajouter qu’il faudrait peut être que dans les médias cessent de mettre en avant cette insupportable thèse selon laquelle un enfant maltraité deviendra à son tour, un parent maltraitant : aucune étude sérieuse ne le prouve actuellement. Plutôt que parler de la maltraitance, il faudrait parler de la " bientraitance " et avoir un discours positif.

 

M. le Président : Votre propos reprend en partie une discussion que nous avons eue ce matin, quelques minutes avant votre arrivée. Nous vous remercions.

Audition de M. Henri LECLERC,
Président de la Ligue des droits de l’homme
et de Mme Elisabeth AUCLAIRE,
Présidente de la commission " Droits de l’enfant "

(extrait du procès-verbal de la séance du 26 février 1998)

Présidence de M. Laurent FABIUS, Président

Monsieur Henri Leclerc et Madame Elisabeth Auclaire sont introduits.

 

M. le Président leur rappelle que les dispositions législatives relatives aux commissions d’enquête leur ont été communiquées. A l’invitation du Président, M. Henri Leclerc et Mme Elisabeth Auclaire prêtent serment.

 

M. Henri Leclerc : Notre exposé liminaire sera court car je souhaite pouvoir répondre aux questions que vous seriez amenés à nous poser.

 

La ligue des droits de l’homme a soutenu dès l’origine le projet de Convention internationale des droits de l’enfant. C’est même un objectif qu’elle a poursuivi pendant très longtemps. Nous avions d’ailleurs réuni une commission en France depuis longtemps sur ce sujet et, lorsque la Convention a été adoptée, nous l’avons maintenue et avons créé à la Ligue des droits de l’homme, une commission des droits de l’enfant. Mme Marie-José Chombard de Lauwe en fut très longtemps la présidente, avant que Mme Élisabeth Auclaire ne lui succède.

 

C’est une commission dans laquelle nous nous préoccupons beaucoup, bien entendu, des problèmes actuels des droits de l’enfant dans la société où nous sommes.

 

Nous essayons de veiller à l’application de la Convention des droits de l’enfant. Je ne m’appesantirai pas sur la question de son applicabilité directe qui nous préoccupe. Il est inutile de vous dire que nous sommes favorables à l’applicabilité directe. C’est un problème très juridique sur lequel votre commission dispose déjà de tous les éléments. Je n’ai pas besoin de lui en fournir d’autres.

 

Au sein de notre commission des droits de l’enfant siègent de nombreux magistrats, des avocats pour enfants très spécialisés, des travailleurs sociaux et des enseignants. Nous organisons de nombreux colloques, réunions de commissions et séminaires pour réfléchir aux différents problèmes posés. Le champ est vaste.

 

Vous aurez à prendre en compte les deux grandes tendances qui se dessinent ; l’une est favorable à une démarche de prévention et d’éducation ; l’autre à une démarche de protection et de répression (les deux allant de pair). Nous sommes, de manière unanime, de l’école qui privilégie la démarche de prévention et d’éducation. J’ai plusieurs choses à vous dire à ce sujet.

 

Tout d’abord, il est un point qu’un certain nombre d’avocats, sachant que je devais venir ici, m’ont rappelé et que je tiens à vous signaler, tenant à l’évolution de notre droit civil, pour que soit mis fin à l’inégalité de droits qui subsiste encore entre enfants adultérins, enfants naturels et enfants légitimes. Cette inégalité doit être supprimée. C’est une question de droits de l’enfant et, de ce point de vue, nous sommes véritablement en retard sur l’application de la Convention internationale. Il faut absolument que cela cesse.

 

Restent les sujets les plus préoccupants aujourd’hui touchant, d’une part, à la protection des enfants victimes et, d’autre part, à celle de l’enfance délinquante.

 

En ce qui concerne la protection des enfants victimes, nous sommes très soucieux de préserver un espace de dignité et de parole. Sur ce point, Mme Auclaire vous donnera un certain nombre d’éléments complémentaires, mais nous pensons qu’il reste actuellement beaucoup à faire.

 

En ce qui concerne l’enfance délinquante, question qui aujourd’hui secoue le plus l’opinion et les médias, nous pensons que la frénésie actuelle qui consiste à dire que la délinquance est de plus en plus jeune, que l’on rencontre de plus en plus de difficultés dans nos quartiers avec les jeunes enfants, que ceux-ci sont de plus en plus durs, qu’il n’existe d’autre solution que celle de la répression et que l’ordonnance de 1945 est dépassée, nous paraît inadmissible.

 

L’ordonnance de 1945 a été un progrès considérable. Il faut tout de même rappeler d’où l’on sortait. Les colonies pénitentiaires géraient un certain nombre de choses. L’ordonnance de 1945 est, dans notre système juridique, une étape, un progrès considérable. L’enfant y est déjà considéré comme une personne et tout ce que l’on entend dire aujourd’hui, qui tend à revenir à des solutions essentiellement répressives ne nous paraît pas adapté, nous paraît être une solution de facilité. Nous ne croyons pas que le retour à la solution répressive permette de progresser. L’ordonnance de 1945 a permis de progresser justement en tournant le dos aux systèmes répressifs antérieurs.

 

C’est la première idée dont je voulais vous faire part concernant la délinquance des enfants.

 

La seconde est qu’il faut s’interroger sur les raisons d’une telle délinquance. Là encore, nous sommes tout à fait conscients des problèmes de dignité de l’enfant, d’enfants qui se trouvent généralement dans des situations où il n’y a plus grand chose. Certes, il est facile de reprocher aux parents je ne sais quel manquement à leurs devoirs, mais rappelons que la relation enfants-parents est une relation qui tient aussi à la situation sociale des parents et à celle des enfants.

 

Un enfant dont les parents n’ont plus de lien social, un enfant dont les parents ne travaillent plus, un enfant qui n’a même pas ce repère essentiel du travail de son père, est un enfant effectivement en situation difficile par rapport à ce qui lui serait nécessaire pour construire son identité et se situer dans la société.

 

Dans ce contexte, une attitude répressive ne fait qu’aggraver le problème et il est faux de dire que cela marche très bien dans d’autres pays. Cela ne marche pas, on déstructure complètement des enfants en apportant des réponses répressives.

 

Je m’en tiens à ces généralités mais je ne voudrais pas terminer cet exposé sans préciser que ce qui nous paraît le plus important, c’est l’insertion des enfants dans la société. Les décisions récentes, et plus anciennes, qui ont consisté à modifier le code de la nationalité pour un certain nombre d’enfants et qui aujourd’hui ne permettent pas à des enfants qui ont vocation à devenir Français, puisqu’ils sont nés en France, d’être véritablement Français dès leur plus jeune âge puisque, sur ce point, la réforme législative récente n’est pas allée jusqu’où nous le souhaitions, est, à notre avis, l’une des raisons qui désarticule le plus les relations sociales des enfants d’origine étrangère dans un certain nombre de lieux où ils vivent en fortes proportions. Cela, nous l’avons constaté. Nos sections sur le terrain nous le disent et nous vous le transmettons.

 

Cela étant dit, en ce qui concerne plus particulièrement le travail de la commission des droits de l’enfant, Mme Elisabeth Auclaire aurait quelques mots à ajouter dans le cadre de cet exposé préliminaire.

 

M. le Président : Je vous en prie, madame.

 

Mme Elisabeth Auclaire : Je voudrais parler des enfants, vraiment des enfants, parce qu’il nous semble que trop souvent, en fonctionnant sur le mode déclaratif, qui est nécessaire pour interpeller la population, on oublie ce que représente la parole des enfants dans des conditions difficiles.

 

Henri Leclerc évoquait le problème de l’identité. Nous en avons parlé sur le plan de la structure de l’identité d’un enfant.

 

La loi de 1927 disposait que les familles qui vivaient depuis plus de cinq ans en France pouvaient demander l’identité française pour leurs enfants. Il est essentiel, quand on arrive à la maternelle et à l’école primaire, d’être comme les autres. Déjà, ne pas être comme les autres parce que l’on n’a pas la même nationalité est une vraie entrave à la construction de l’enfant.

 

J’en viens aux problèmes des enfants maltraités et de la parole de l’enfant. Dans nos réunions avec des magistrats et des avocats, tous nous disent combien il est difficile de recueillir la parole de l’enfant. Les psychologues et les personnes qui ont l’habitude de travailler avec des enfants en difficulté savent qu’un enfant ne va pas répondre à une question posée par un adulte par une réponse claire et nette. Il y a un temps d’apprivoisement et un temps pour l’expression.

 

Nous sommes très inquiets de cette volonté de vouloir faire parler à tout prix les enfants. Si j’en parle ici, c’est que nous avons été alertés à plusieurs reprises sur des interventions de policiers venant chercher des enfants dans les écoles, les interrogeant de la façon la moins respectueuse possible de l’enfant. Cela nous paraît extrêmement grave. Lorsque l’on vient chercher un enfant – pour des raisons tout à fait variées, cela peut être l’enfant dont les parents s’arrachent la garde – dans sa classe, devant ses camarades, c’est toute une classe qui est bouleversée par ce qui se passe et qui essaie de comprendre.

 

Cela n’a aucun sens. D’autant moins que cela pouvait tout à fait attendre la sortie de l’école. J’évoque cela parce que j’ai reçu énormément de rapports relatant de tels actes.

 

Par ailleurs, nous sommes très inquiets que ne soit justement pas donné de temps à la parole à l’enfant. Actuellement, des éducateurs et des pédopsychiatres se trouvent pris entre deux feux, entre la nécessité de signaler les cas rapidement au procureur et celle, compte tenu des problèmes psychologiques que cela pose, d’avoir ce temps de faire le travail de préparation de l’enfant à la mise en question. Il est très important que ce temps-là soit prévu.

 

Il nous semblerait donc indispensable qu’existent des lieux, non liés à l’institution, même s’ils sont situés dans une institution familière comme l’école, où les enfants savent qu’ils trouveront des personnes qui peuvent les écouter, que leurs propos ne seront pas forcément répercutés à leurs professeurs ou à leurs maîtres, ni même au directeur.

 

Nous pensons également qu’il faudrait mettre en place un médiateur accessible à tous, et pas seulement par le biais d’un député. Il nous paraît important qu’il puisse y avoir une possibilité d’interpeller le médiateur presque directement.

 

Mme Raymonde Le Texier : Je n’ai pas très bien compris la fin de vos propos : un lieu où l’enfant puisse être écouté en ayant la certitude que ses propos ne sortiront pas de là. Si l’enfant révèle des choses graves qui le mettent en situation de danger, qui lui font vivre de telles situations, comment sa parole peut-elle en rester là ?

 

Mme Elisabeth Auclaire : Vous posez là la question qui est au coeur des débats actuellement.

 

Effectivement, quand l’enfant révèle dans un cadre de confiance des choses graves, il n’est pas toujours immédiatement prêt à être entendu autrement : il faut du temps.

 

C’est le problème qui se pose à l’heure actuelle lorsque des éducateurs qui ont respecté ce temps nécessaire de maturation sont interpellés par la justice parce qu’ils n’ont pas agi assez vite. Parfois, en agissant ainsi, ils font plus de dégâts.

 

M. Jean-Paul BRET, rapporteur : M. le Président, vous avez dit que nous étions parfaitement informés des problèmes posés par la position de la Cour de cassation sur la Convention internationale des droits de l’enfant.

 

La question qui se pose à nous en tant que commission d’enquête, est de savoir quelle mesure proposer pour amener éventuellement la Cour à changer d’attitude. Avez-vous quelques suggestions à nous faire sur ce sujet, par exemple celle d’une loi interprétative ?

 

Ma seconde interrogation porte sur l’accouchement sous X, sujet qui est souvent revenu au sein de notre commission. Le problème de l’accouchement sous X, c’est-à-dire du droit de l’enfant à connaître ses origines, sur lequel vous avez pris position en fonction de la Convention internationale des droits de l’enfant, avec laquelle le droit français est aujourd’hui en désaccord. Je me fais l’avocat du diable : qu’adviendrait-il des droits de la mère, qui sont actuellement privilégiés par rapport aux droits de l’enfant ?

 

M. Henri Leclerc : Sur le premier point, je répondrai que le législateur a tout pouvoir. Le problème est de savoir quelle est la nature de l’applicabilité de cette Convention dans notre pays. Le législateur peut parfaitement dire aux juges que l’interprétation qu’ils ont donnée n’est pas conforme à sa volonté à lui, législateur. A partir du moment où le législateur prend position, sans être un grand spécialiste de droit international, il m’apparaît quand même qu’il pourrait faire prévaloir cette position. Que je sache, le propre du judiciaire est d’appliquer la loi. Dès lors, si le législateur donnait sa propre interprétation de la Convention internationale, le judiciaire suivrait.

 

Sur le problème de l’accouchement sous X à propos duquel nous avons eu de longs débats à la ligue des droits de l’homme, qui ont posé problème – ce qui ne vous étonnera pas – entre notre commission des droits des femmes et la commission des droits de l’enfant, je laisse Mme Elisabeth Auclaire répondre.

 

Mme Elisabeth Auclaire : C’est un véritable débat.

 

La commission des droits des femmes défendait le droit absolu à l’accouchement sous X. Nous pensons que le droit à accoucher, je n’aime pas l’expression " sous X ", disons le droit à accoucher sans donner son nom à l’enfant et sans le garder, est un droit que nous sommes obligés de respecter.

 

Nous avons tenu une réunion contradictoire sur le sujet. C’est la coutume à la ligue lorsque nous ne sommes pas tous d’accord – et heureusement, nous ne parlons pas tous d’une même voix. Nous sommes, je crois, tous d’accord pour qu’il y ait une évolution en la matière, et j’espère que cela va aller vite. On s’est en effet aperçu que des femmes qui ont accouché sous X ont, des années plus tard, quand elles ont mûri et que la situation a évolué, un regret de cet enfant qu’elles ont abandonné. Donc, la solution passe aussi par un temps d’explication, de discussion avec les mères.

 

C’est d’autant plus souhaitable qu’il y a des cas tout à fait regrettables dont nous avons eu à connaître tout récemment, de femmes étrangères, parlant mal le français, se trouvant dans des maternités où l’on profite de leur désarroi devant cet enfant qui naît pour leur forcer la main et leur faire signer des papiers qu’elles ne peuvent pas lire, dans lesquels elles acceptent l’adoption de l’enfant. J’ai actuellement dans nos dossiers deux de ces cas qui donnent à penser qu’il serait nécessaire de créer des possibilités de recours.

 

Il nous semble qu’il faudrait parvenir, progressivement pour que tout le monde l’accepte, à des conditions qui permettent de garder un certain nombre d’éléments dans la confidentialité, de sorte qu’au moment où un enfant demande des informations, on puisse lui dire que l’on demandera à sa mère si elle est d’accord pour lever cette confidentialité. Si elle l’est, les choses peuvent se résoudre ainsi.

 

C’est une approche médiane qui ne satisfera peut-être personne, mais ce sont des domaines dans lesquels il est difficile de légiférer de façon trop manichéenne.

 

M. Gaëtan Gorce : En ce qui concerne l’avocat pour enfants, faut-il autoriser, permettre, créer une situation dans laquelle l’enfant, chaque fois qu’il est partie à une procédure civile ou pénale, puisse faire appel à un avocat ? Ce n’est pas seulement un problème juridique, mais parfois économique. Si c’est un jeune avocat commis d’office, y aura-t-il réellement une situation équilibrée ? Dès lors, comment traiter ce problème pour faire en sorte que l’avocat qui défend l’enfant le fasse avec la plénitude de compétence et de talent que l’on peut attendre dans une situation de cette nature ? Cela peut être vrai d’ailleurs sur des affaires de pédophilie.

 

Deuxièmement, comment appréhendez-vous le pouvoir du juge des enfants ? Il est considérable quand on sait les conséquences que peut avoir une décision, pas seulement sur l’avenir de l’enfant, mais aussi sur sa santé psychologique.

 

M. Henri Leclerc : En ce qui concerne la question des enfants et de l’avocat de l’enfant, nous rencontrons un certain nombre de difficultés concrètes et pratiques.

 

Tout d’abord, personne ne doit remettre en cause la compétence de l’avocat. Elle est absolue depuis l’obscur défenseur de correctionnelle jusqu’à celui qui construit des accords internationaux, mais chacun sait très bien qu’il y a tout de même des spécialités.

 

Or, je pense que la spécialité " avocat de l’enfant " est tout à fait spécifique. Je sais bien qu’il existe au barreau de Paris des possibilités de formation plus grandes, de constitution d’équipes spécialisées, c’est très important. Car ce n’est pas la jeunesse ou l’inexpérience, mais bien l’incompétence parfois de l’avocat en ce qui concerne la défense de l’enfant qui est en cause. Nous sommes partisans d’une formation plus poussée des avocats amenés à devenir des avocats de l’enfant.

 

D’ailleurs un certain nombre de ces avocats très spécialisés travaillent au sein de la commission des droits de l’enfant de la ligue des droits de l’homme. Ils m’ont justement fait parvenir une note à ce sujet ce matin. Elle donne un certain nombre d’éléments sur lesquels je n’avais pas de détail, qui sont intéressants.

 

Ils me disent qu’en matière civile, l’avocat désigné rencontre de grandes difficultés pour avoir accès à l’enfant. La désignation des administrateurs ad hoc pose par ailleurs des problèmes techniques auxquels il faudrait apporter une solution.

 

Il est vrai que la loi sur les victimes a mieux résolu, à mon avis, le problème des enfants victimes avec, là aussi, la désignation d’un administrateur ad hoc, mais il est absolument indispensable que les enfants victimes puissent être assistés d’un avocat, mais d’un avocat qui sache écouter leur parole, ce qui n’est pas facile. Vous avez raison, cela ne s’apprend pas à la faculté, cela nécessite une formation tout à fait spécifique. Il serait extrêmement dangereux de donner à des avocats non préparés la défense de l’enfant parce que l’écoute de la parole de l’enfant est très complexe, on le sait très bien, dans toutes les affaires.

 

Donc, les problèmes essentiels qu’ils soulignent sont, d’une part, la nécessité d’une spécialisation, et, d’autre part, la difficulté d’accès à l’enfant et la réorganisation du système des administrateurs ad hoc.

 

Mme Christine Boutin : J’aimerais avoir votre opinion et la position de la Ligue des droits de l’homme sur le problème qui se pose pour la garde des enfants au moment de la séparation des couples. On voit, de façon très générale, que la garde des enfants est donnée à la mère. Je voudrais connaître votre position vis-à-vis de la responsabilité paternelle.

 

Mme Elisabeth Auclaire : Je pense qu’il n’y a que des cas d’espèce. Père et mère ont absolument les mêmes responsabilités. Je ne parle pas d’autorité, qui ne me paraît pas un mot approprié, mais de responsabilité. La qualité de soin et d’accueil que peuvent avoir l’un et l’autre envers l’enfant pèsera extrêmement lourd dans les choix. Je ne pense pas qu’il faille privilégier l’un ou l’autre, si ce n’est que l’on sait qu’à certains âges de la vie, il est important que l’enfant soit avec la mère et, à certains autres, s’il a été longtemps avec la mère, il est important qu’il ait un rapport peut-être plus étroit et plus long avec le père.

 

M. Henri Leclerc : Tout cela est extrêmement compliqué car cela relève d’une évolution sociale que nous vivons actuellement, qui est complexe et repose sur l’égalité de droits enfin reconnue aux femmes. Celle-ci est reconnue dans les principes mais certainement pas reconnue encore dans la pratique et cette histoire des pères qui se plaignent beaucoup d’un certain nombre de choses est la conséquence de la non-acceptation complète de l’égalité de la femme.

 

C’est très curieux, mais la pratique judiciaire reste encore fondée sur cette idée que, même si la femme travaille, ce travail est secondaire par rapport à son rôle de mère de famille et que, somme toute, il vaut mieux privilégier la présence des enfants auprès de la mère.

 

Le problème est que cela n’est pas un problème de droit, mais de pratique judiciaire. C’est une critique qui pourrait être faite aux juges, je connais assez bien les juges... Le principe législatif est admis, c’est l’intérêt de l’enfant qui doit être privilégié. La question est très difficile à trancher, on peut difficilement la trancher en droit. Les juges ont quand même créé quelque chose de prétorien : l’autorité parentale partagée. Cela a été une création des juges, cela ne se trouvait pas dans la loi, à tel point que certains se sont émus de la régularité de cette innovation.

 

Dans la situation actuelle, les choses sont extrêmement difficiles, ce problème soulève beaucoup de passion. Je crains qu’il y ait peu de solutions législatives, restent à trouver des solutions judiciaires et à renforcer cette idée centrale, fondamentale, essentielle que c’est toujours l’intérêt de l’enfant qui doit être privilégié.

 

Mme Christine Boutin : Je partage tout à fait votre analyse. Je crois qu’il faut réaffirmer qu’il y a égalité entre le père et la mère.

 

M. Henri Leclerc : Il y a une égalité totale entre le père et la mère. C’est dit une bonne fois pour toute. La seule inégalité qui existe, c’est l’inégalité biologique, la mère porte l’enfant et le père n’a pas cette chance mais, à partir du moment où l’enfant est né, l’égalité est totale.

 

M. le Président : Il nous reste à vous remercier de ce que vous faites et d’être venus.

Audition de Mme Denise CACHEUX,
Chargée de mission au COFRADE,
ancienne directrice de l’Institut de l’enfance et de la famille,
ancienne députée et auteur d’un rapport d’information sur les droits de l’enfant 

(extrait du procès-verbal de la séance du 5 mars 1998)

Présidence de M. Laurent FABIUS, Président

Madame Denise Cacheux est introduite.

 

M. le Président lui rappelle que les dispositions législatives relatives aux commissions d’enquête lui ont été communiquées. A l’invitation du Président, Mme Denise Cacheux prête serment.

 

M. le Président : Nous accueillons aujourd’hui madame Cacheux, chargée de mission au COFRADE, ancienne directrice de l’Institut de l’enfance et de la famille, ancien député et auteur d’un rapport d’information sur les droits de l’enfant. Chère madame et amie, bonjour, je vous remercie d’avoir accepté l’invitation de notre commission.

 

Je propose que vous nous présentiez un exposé liminaire, puis nous vous poserons des questions.

 

Mme Denise CACHEUX : M. le Président, mesdames, messieurs les députés, il est évident que, dans le temps qui m’est imparti, je ne ferai pas un exposé exhaustif. Si je me réfère au rapport d’information que j’ai fait, en 1989, au nom de la commission des lois, avant même que la Convention internationale des droits de l’enfant soit votée à l’ONU et ratifiée par la France, la présentation du projet avait duré une heure et demie. Il n’est donc pas question de le reprendre et j’ai choisi, dans une autre démarche, de me limiter à quelques points, dans la mesure où tous les membres de la commission d’enquête ont eu accès à ce rapport.

 

Par ailleurs, je ne reprendrai pas les interventions des membres du COFRADE que vous avez déjà auditionnés, puisque je suis entièrement d’accord avec les propos qu’ils ont tenus. Je suis également en accord avec l’intervention de Jean-Pierre Rosenczveig avec lequel j’ai travaillé dans le cadre de l’IDEF.

 

Je souhaite simplement insister à nouveau sur trois points qui me semblent particulièrement importants.

 

Premièrement, s’agissant de l’application de la Convention internationale des droits de l’enfant en droit français, il serait souhaitable, devant la mauvaise volonté de la Cour de cassation, que le Parlement puisse légiférer sur l’applicabilité directe de la Convention. En effet, la position de la Cour de cassation s’appuie sur la lettre et non sur l’esprit de la Convention, et fait des distinguos subtils entre les articles selon qu’ils stipulent " l’enfant a droit à ... " ou " les Etats parties s’engagent à ... ", pour dire que la Convention doit s’appliquer directement dans le premier cas, mais qu’il convient de légiférer dans le second.

 

Je pense donc qu’il conviendrait de trancher dans le vif en attendant que notre législation soit en conformité avec la Convention et que l’on considére qu’une Convention internationale a le pas sur la législation interne.

 

Deuxième remarque : la promotion de la Convention auprès des citoyens.

 

L’IDEF, l’Institut de l’enfance et de la famille, avait pour missions d’être un " lieu ressource ", un lieu d’informations permanent sur les droits de l’enfant et un lieu d’animation en tant que " messager " de la Convention. Or, cet établissement public ayant été supprimé par le précédent Gouvernement, le 31 décembre 1996, il me semble souhaitable que ses missions, et bien sûr les moyens budgétaires ad hoc, soient attribués par voie contractuelle à d’autres instances. Je suggère que ses missions continuent d’être assurées, d’une part, par le CIDEF, fondation subventionnée par l’Etat, comme " lieu ressource " et d’information – toute la médiathèque de l’IDEF et toutes ses ressources ont été transférées au CIDEF – et, d’autre part, par le COFRADE, association qui fédère environ cent trente associations, dans leurs compétences de défense et de promotion des droits de l’enfant. Le COFRADE est en effet constamment interrogé à ce sujet, et est dans l’incapacité matérielle d’agir du fait d’un manque de personnel et de moyens évident.

 

Troisième point, la mise en œuvre de la Convention en faveur des enfants.

 

Il serait souhaitable que la France suive les recommandations du Conseil de l’Europe, qui datent de 1990, et qu’elle institue un médiateur pour l’enfance qui tienne une place reconnue, confortée par l’Etat de droit, tout comme le médiateur de la République institué voilà un quart de siècle.

 

Nous souhaitons que ce médiateur puisse se saisir des demandes individuelles et collectives, et même s’autosaisir, qu’il ait une capacité d’investigation, de contrôle et de proposition par rapport à cette Convention.

 

Après avoir insisté sur ces trois points qui me paraissent fondamentaux dans les propose de certains de mes prédecesseurs, j’en viens maintenant à mon intervention. J’insisterai sur deux points.

 

Tout d’abord, je rappellerai, à propos de la ratification de la Convention internationale par pratiquement tous les pays du monde – seuls la Somalie et les Etats-Unis ne l’ont pas ratifiée –, que les pays développés ont un peu " roulé des mécaniques " en disant que les rappels des droits élémentaires – l’enfant doit être logé, nourri et soigné – ne les concernaient pas. Or cela est totalement faux. Les droits élémentaires, aujourd’hui, ne sont pas respectés pour tous les enfants en France. La pauvreté, la précarité, l’exclusion, l’illettrisme des parents, quelles qu’en soient les causes, ont des répercussions sur un réel accès de l’enfant à ses droits.

 

Logement inadapté, dégradé, précaire, familles expulsées, hôtels meublés, sous-location, retard de loyers, coupures d’eau... Il est évident que quand les moyens financiers de la famille ne permettent pas d’assurer les dépenses minimum du fait de l’insuffisance des minima sociaux, du surendettement, ce sont les enfants qui en sont victimes, au détriment de l’application de la Convention et de l’engagement de la France à donner ces droits minimum aux enfants.

 

De nombreuses familles ne peuvent plus servir d’" amortisseurs " à la crise, et la misère économique, sociale et culturelle touche en priorité les enfants, ce qui a des conséquences graves : éclatement familial, violences, malnutrition, échec scolaire, illettrisme, difficultés d’accès aux soins et à la prévention, situation de déshérence pour certains adolescents, suicide, délinquance, etc.

 

L’UNICEF constate que dans les nations riches la pauvreté frappe encore 5 à 20 % des enfants. Certes, la France n’est pas la plus mal placée dans ce classement mondial et la pauvreté touche proportionnellement moins les enfants en France que dans les autres pays industriels, puisque le rapport de l’UNICEF de 1994 chiffrait pour la France le taux des enfants en situation de pauvreté à 7,4 %, contre 10 % en moyenne – 20 % pour les Etats-Unis.

 

Ce rapport s’appuie sur des statistiques de 1994. Il y a donc un décalage de trois ans dans l’information alors que notre taux de chômage s’est aggravé. Or l’Etat qui a ratifié la Convention s’engage à apporter l’aide appropriée aux parents pour garantir et promouvoir les droits élémentaires des enfants. Il y a donc une nécessité absolue de réponse forte – mais le Gouvernement est en train de faire des propositions et l’Assemblée nationale va en être saisie –, d’une volonté claire et de moyens financiers appropriés pour remplir cet engagement de l’Etat.

 

Les enfants ont un besoin qui n’est pas inscrit dans la Convention, mais qui est très fort et dont on sent les difficultés de mise en œuvre actuellement : la vie de famille. Les enfants ont besoin d’être fiers de leurs parents. Or, lorsqu’on a des parents chômeurs, sans statut social, des parents honteux qui se détruisent eux-mêmes par la violence, par l’alcool, qui se replient sur eux-mêmes, on ne peut pas en être fier, et de ce fait de nombreuses difficultés sociales surgissent.

 

Je souhaitais insister sur ces droits élémentaires dont les pays développés pensaient ne pas avoir à se préoccuper. La pauvreté et l’exclusion sont, aujourd’hui, une des premières violations des droits de l’enfant.

 

Je voudrais également insister sur l’accès à l’école. L’illettrisme est un handicap grave dans la vie sociale future, or sa prévention n’est même pas assurée à l’ensemble des enfants ! Bien que le principe de la gratuité de l’enseignement obligatoire soit inscrit dans notre vie collective, cela n’est pas la réalité. L’évolution de la façon d’enseigner entraîne de nombreux frais périphériques à l’enseignement qui ne font pas partie de la garantie de la gratuité. Il convient donc de trouver un moyen pour que tous les enfants soient traités de la même façon, lorsqu’il s’agit d’avoir des activités sportives, culturelles ou d’ouverture sur le monde prévues à côté de l’école.

 

Il convient de garantir la prévention de l’illettrisme par la possibilité de scolarisation précoce des enfants – qui est un moyen de socialisation et de maniement de la langue – dès deux ans.

 

Deuxième droit élémentaire qui est une demande forte des enfants eux-mêmes : le droit des enfants à accéder à une protection sanitaire, sociale et psychologique. Notre service de santé scolaire est un service public sinistré. Les enfants ont exprimé cette demande à la session du Parlement des enfants en mai dernier. J’ai eu l’occasion, avec le COFRADE, d’animer un groupe de deux cents enfants qui a séjourné à Belle-Ile pour réfléchir à ce problème – ils venaient de plus de soixante départements français – et mettre en exergue les dix points forts d’application nécessaire de la Convention ; or le premier fut la demande d’une infirmière dans les écoles, d’un lieu d’écoute et donc de la possibilité d’accéder à un système sanitaire. Il y a donc urgence en la matière.

 

J’en viens à la seconde partie de mon intervention. Une réflexion est menée au sein du ministère des affaires sociales par un groupe, composé de personnalités, depuis maintenant trois ans, à la suite d’une demande de Mme Veil et de M. Gaymard – confirmée par M. Barrot puis par Mme Aubry – sur la paternité et la carence paternelle. La Convention internationale insiste, en effet, à plusieurs reprises, sur la première responsabilité des parents pour faire valoir les droits de l’enfant et sur la nécessité pour l’enfant d’avoir un père et une mère.

 

Mme Veil s’est rendue en 1996 à Helsinki à une conférence qui réunit tous les deux ans les ministres des affaires sociales sur un sujet qui concerne la grande Europe. Cette année-là, la réflexion portait sur le statut et le rôle du père en Europe – l’IDEF était chargé d’établir le rapport introductif pour le Gouvernement.

 

Mme Veil est rentrée très mécontente de cette réunion, car il lui avait semblé que tous les pays avaient prononcé des discours parallèles, défendu tout ce qui se faisait de bien chez eux, mais qu’il n’y avait pas eu de vrai dialogue. Elle a donc créé un groupe de travail auprès d’elle pour réfléchir à ce qu’implique cette carence paternelle.

 

Le groupe est composé d’un nombre restreint de personnalités choisies en fonction de leurs compétences et de leur expérience, et a enrichi sa réflexion par l’audition de personnalités extérieures – psychanalystes, anthropologues, psychologues, sociologues et hommes et femmes de terrain. Premier constat : l’absence des pères dans la société. Absence des pères lorsqu’il y a dissolution des couples – l’enfant est le plus souvent confié à sa mère –, puisque 52 % des enfants ne voient plus du tout, ou très rarement, leur père après cinq ans de séparation. Actuellement, en France, un enfant sur trois ne voit plus jamais son père.

 

Il y a les familles monoparentales, par veuvage, par abandon, par divorce ou par choix et de surcroit, dans 90 % des cas, la famille est construite autour de la mère. C’est la négation du rôle du père et la volonté d’appropriation totale de l’enfant par l’un des parents – le plus souvent par la mère s’il y a conflit de pouvoirs entre les parents. C’est le père présent physiquement, mais démissionnaire, muet, qui n’a pas de statut et qui ne peut pas s’imposer, qui a été dévalorisé par le chômage, par l’immigration.

 

Le résultat est un double dysfonctionnement. Les pères qui sont ainsi " écrasés ", quelle qu’en soit la raison, ont une réaction plus ou moins violente à cette absence forcée et ont des pratiques perverses pour imposer une maîtrise masculine dans la famille qui est murée dans le silence : c’est le cas de toutes les violences, des pratiques perverses, etc ... Par ailleurs, le mode de vie moderne – la télévision, la défaite des idéologies, l’émiettement des repères, l’évolution des métiers – prive les pères, mais également les mères, d’une partie de leur rôle de transmission.

 

Conclusion : ou les pères sont maltraitants ou l’absence de père se traduit par des conduites déviantes ou délinquantes de la part des jeunes : absentéisme scolaire, conduite violente, toxicomanie, conduites à risque, suicide, sectes, criminalité, etc. Ce que beaucoup de psychanalistes et de psychologues analysent comme la recherche forcenée d’un père, d’un référent adulte stable.

 

Notre groupe a voulu s’interroger sur ce rôle des pères dans la société. Au fil de notre réflexion, nous sommes allés plus loin que le rôle du père, pour réfléchir au rôle de la parentalité. Nous avons fait le constat que lorsqu’il y a une délégation de responsabilité parentale au quotidien – quand les pouvoirs publics assument une part de la parentalité –, cela est plus souvent exercé par des femmes que par des hommes. Les enfants sont presque toute leur vie au contact des femmes et voient très peu d’hommes : les auxiliaires familiales, les nourrices, les puéricultrices, les institutrices, les professions sociales, sont des professions très mal payées, donc très féminisées.

 

Nous avons tenté d’analyser la mutation de la fonction paternelle par une approche transversale, en nous appuyant sur des données scientifiques, afin de déterminer les difficultés objectives et subjectives à être père dans la société française contemporaine face à ce délitement du rôle classique du père.

 

On s’est aperçu, au fil des audiences, que cette fragilisation du lien paternel a des raisons économiques, sociales et aussi culturelles. Beaucoup d’hommes ont des incertitudes sur la spécificité du rôle paternel dans le couple parental – le rôle maternel a mieux résisté. Françoise Héritier, professeur au Collège de France et anthropologue, ainsi que des psychanalystes, insistent sur le fait qu’au-delà des modifications du rôle du père – et même de celui de la mère – à travers le temps et l’espace, une donnée reste inchangée : le père a une fonction sociale, une fonction symbolique. Il est le représentant de l’altérité dans le couple parental. Il représente la différence dans l’égalité, il est le géniteur, il donne le nom et représente une force rassurante.

 

La paternité a donc la charge permanente, dans le temps et dans l’espace, de représenter l’altérité dans le processus du développement identitaire de l’enfant.

 

Notre rapport d’étape a été remis au ministre des affaires sociales au mois de juin dernier ; nous en sommes actuellement aux réflexions sur les préconisations.

 

Que proposons-nous ?

 

Face au constat qu’il faut donner à la jeunesse actuelle une parentalité à la hauteur de ses attentes, il convient donc de mettre en oeuvre une politique familiale qui rende les adultes plus capables d’être parents en les reconnaissant mieux comme tels, et ce pour répondre aux droits de l’enfant, car l’enfant a droit à des parents. Il faut lui donner la chance d’une relation stable et juste avec ses deux parents, quels que soient les aléas du couple. Tout le monde s’accorde à dire, comme l’a souligné la sociologue Irène Théry, que si la conjugalité aujourd’hui devient plus souple et même facultative, il faut absolument que le lien de filiation, lui, soit inconditionnel et insoluble.

 

Il convient donc de progresser dans l’égalité et la complémentarité des sexes en assurant la mixité des relais de la fonction parentale par les professionnels – tous ceux qui apportent des appuis extérieurs à la famille dans les modes de garde, à l’école ou dans le travail social, mais également, en miroir, une mixité effective dans les instances économiques et politiques – afin que l’enfant ait une vision mixte de sa famille et de la société.

 

Il convient également de veiller à l’égalité des modes d’établissement de la filiation, ce qui n’est pas encore tout à fait le cas dans notre code civil, de mieux garantir à l’enfant sa double filiation. A ce sujet, faut-il, comme dans la législation suédoise, rechercher à tout prix le parent défaillant ? Faut-il remettre en cause l’accouchement sous X et en parallèle le don anonyme de sperme ?

 

En ratifiant la Convention internationale des droits de l’enfant, la France s’est engagée à donner – il n’y a pas eu de réserves sur ce point – à l’enfant les moyens de connaître ses origines. Faut-il alors de savoir que l’on est né d’une " fivette " ou que l’on a été adopté, ou de connaître nommément son père et sa mère biologiques ?

 

M. le Président : Madame, nous aimerions vous poser des questions, je vous demanderai donc de nous faire parvenir vos préconisations par écrit. Je vous remercie.

 

M. Jean-Paul BRET, rapporteur : Madame, pensez-vous que beaucoup a été fait entre 1989, date de votre rapport, et aujourd’hui ?

 

Mme Denise CACHEUX : Il y a un progrès certain, notamment dans les esprits, mais aussi dans les textes. Par exemple, la réforme du code civil de janvier 1993 a introduit l’avocat de l’enfant et inscrit, dans les textes, le droit à la parole pour l’enfant – même si dans les faits beaucoup de juges n’ont pas le temps, disent-ils, ou ne savent pas écouter un enfant. En outre, il y a un réel souci de former les avocats à ce métier.

 

Par ailleurs, il existe une réflexion, dans les associations de jeunesse et les ministères, sur une plus grande adéquation de notre législation avec la Convention. Cela a été fait lorsque M. Jospin était ministre de l’éducation nationale et Mme Bredin ministre à la jeunesse et aux sports, mais également lorsque MM. Bayrou et Drut étaient au Gouvernement. Il y a eu, à chaque fois, un débat entre les deux ministères sur le droit d’expression de l’enfant dans l’école, qui a abouti à des textes.

 

Il y a également eu une réflexion – mort-née, mais qui est toujours dans les cartons – sur l’éventualité d’un statut de prémajorité, pour donner à l’enfant la possibilité de prendre des responsabilités réelles dans les conseils municipaux d’enfants, dans les associations. Très curieusement, quel que soit le Gouvernement, le ministère de la jeunesse et des sports est toujours plus en avance que celui de l’éducation nationale sur ce sujet.

 

En revanche, nous n’avons pas beaucoup avancé – c’est délicat, je le reconnais – sur le droit de l’enfant à choisir sa religion, ce qui est le cas en Suisse et en Angleterre où il existe un statut de prémajorité. Des associations familiales nous font remarquer que ce droit pourrait avoir un effet pervers de mainmise des sectes sur les enfants. Ce n’est pas, selon moi, un vrai obstacle puisqu’il me semble que bien souvent ce sont les parents qui entraînent leurs enfants dans des sectes.

 

Cependant, il est certain que des progrès ont été réalisés, même s’il reste beaucoup à faire.

 

M. Jean-Paul BRET, rapporteur : Pourriez-vous nous faire parvenir le rapport sur la parentalité auquel vous avez fait allusion ?

 

Mme Denise CACHEUX : Je vous l’ai amené, et je vous ferai parvenir nos préconisations lorsque notre travail sera terminé

 

Mme Christine BOUTIN : Mme Cacheux, j’ai été particulièrement attentive à votre intervention concernant le rôle du père, la conjugalité et la parentalité. Il est effectivement très important pour un enfant d’avoir un père et une mère, quels que soient les aléas du couple. Je suis donc très demandeur des notes que vous pourriez nous faire parvenir sur ce sujet particulier de la responsabilité des pères à l’égard des enfants.

 

M. le Président : Mme Cacheux, nous vous remercions d’avoir répondu à notre invitation et vous félicitons pour tout ce que vous faites.

Audition de Mme Odile MOIRIN,
ancienne parlementaire en mission,
auteur du rapport " Pour une véritable politique de l’enfance "

(extrait du procès-verbal de la séance du 5 mars 1998)

Présidence de M. Laurent FABIUS, Président

Madame Odile Moirin est introduite.

 

M. le Président lui rappelle que les dispositions législatives relatives aux commissions d’enquête lui ont été communiquées. A l’invitation du Président, Mme Odile Moirin prête serment.

 

M. le Président : Madame, je propose que vous nous présentiez un exposé liminaire, puis nous vous poserons des questions.

 

Mme Odile MOIRIN : M. le Président, vous le savez, j’ai travaillé plus particulièrement sur le dossier de l’enfance maltraitée, dossier qui est à la fois douloureux et, malheureusement, assez banal. En effet, il y a une maltraitance quotidienne et ordinaire qui passe pratiquement inaperçue et n’est pas médiatisée.

 

En France, il existe une certaine " tradition " de violence à l’égard des enfants, puisqu’il a fallu attendre 1934 pour que soit aboli le droit dit de " correction paternelle ", c’est-à-dire la possibilité pour un père de faire incarcérer ses enfants mineurs sans justification.

 

Du point de vue de la législation, la France n’a pas, aujourd’hui, à rougir de sa situation. Nous avons, en particulier, une très bonne loi, celle du 10 juillet 1989 sur l’enfance maltraitée, qui a vraiment clarifié les choses. Elle a permis de grandes avancées, telles que la création du numéro vert, le SNATEM, " Allô enfance maltraitée ", la définition des compétences – la compétence sur l’enfance maltraitée a été donnée aux présidents des Conseils généraux –, la formation des personnes qui sont en charge des enfants, la possibilité pour chaque enfant de prendre un avocat et de se faire assister par un administrateur ad hoc, la réouverture du délai de prescription à la majorité, enfin une levée partielle du secret professionnel pour le médecin, c’est-à-dire que le médecin n’est pas poursuivi s’il signale un cas d’enfant maltraité.

 

Malgré ces avancées, j’ai remarqué, au cours de la mission qui m’a été confiée par M. Alain Juppé, un certain nombre de dysfonctionnements auxquels j’ai tenté d’apporter des réponses en faisant des propositions que je vais maintenant vous présenter.

 

Mes propositions sont fondées sur la formation, l’information et la prévention.

 

La formation, prévue par la loi de 1989 n’existe, malheureusement, que de façon isolée et sporadique ; elle n’est pas systématique. Or il conviendrait que toutes les personnes qui sont en contact avec les enfants soient formées à détecter la maltraitance
– plus de 90 % des cas de maltraitance ont lieu dans les familles. Il serait donc intéressant que, dans chaque IUFM, il y ait une formation spécifique et obligatoire pour tous les enseignants. Cette formation devrait être étendue aux éducateurs – dans le cadre du BAFA – et aux médecins.

 

J’ai été surprise, lors de la rédaction de ce rapport, de constater qu’un grand nombre de médecins, généralistes et autres, ne connaissaient pas la méthode de signalement. Ils ont donc besoin d’une formation, ainsi que de cours de médecine légale. Naturellement, les magistrats et les policiers devraient, eux aussi, être formés à détecter la maltraitance et à savoir écouter l’enfant quand il s’en plaint.

 

S’agissant de l’information, je pense que la création du numéro vert – qui est maintenant le 119 – a été bénéfique pour la détection de l’enfance maltraitée. Cependant, il devrait faire l’objet d’une diffusion beaucoup plus large – étant observé qu’il n’est diffusé qu’au moment des campagnes de préventions – et être affiché par exemple sur les annuaires téléphoniques ou passer en spots télévisés aux heures de grande écoute. Par ailleurs, tous les instituteurs devraient vérifier que ce numéro est bien inscrit dans les préaux d’école et non pas derrière une porte de placard, comme cela arrive, malheureusement, assez souvent.

 

En ce qui concerne la prévention, l’école est un endroit idéal où elle pourrait s’appliquer. Une journée spéciale, avec des enseignants et des magistrats, pourrait y être organisée non seulement pour prévenir les enfants, mais également pour aider les éducateurs et les enseignants qui se trouvent parfois dans des situations très difficiles. En effet, lorsqu’ils ont un cas à signaler, la hiérarchie, il faut bien le dire, ne les aide pas beaucoup.

 

Par ailleurs, il serait souhaitable que les médecins scolaires soient plus nombreux, et cela pour une double raison : un médecin peut détecter plus facilement la maltraitance et apporter une aide psychologique importante à l’enseignant.

 

Malheureusement, il convient d’évoquer le cas des enseignants pédophiles car il est évident qu’un pédophile va plutôt s’orienter vers des professions le mettant en contact avec des enfants. Quand les enseignants sont condamnés, je pense qu’on commet une faute en les rayant de l’éducation nationale, car en les laissant dans la nature sans subsides, on perd leur trace et ils vont proposer ailleurs leurs services, par exemple à une municipalité, pour s’occuper d’enfants. Or, il y a des postes au sein de l’éducation nationale où ils ne seraient pas en contact avec les enfants.

 

Au niveau de la police, le recueil du premier témoignage est très important. Si ce dernier est mal recueilli et mal interprété, toute l’enquête peut en être changée. Aujourd’hui, il existe la possibilité de recueillir le témoignage des enfants sur une bande vidéo. Il est évident que cela ne doit pas être fait par n’importe qui et qu’il ne faut pas, bien entendu, abandonner le procès-verbal classique. Cependant, cette vidéo aurait l’avantage d’éviter à l’enfant de raconter sa terrible histoire plusieurs fois. Cela éviterait d’une part des traumatismes répétés et d’autre part que l’enfant, lassé de se répéter, ne se rétracte.

 

Les policiers et les gendarmes pourraient donc, eux aussi, être formés à cet effet puis bénéficier d’une formation continue fondée sur le volontariat. Il conviendrait également de prévoir un accompagnement psychologique, car ils recueillent des témoignages parfois très durs à entendre et à supporter.

 

A propos de la justice, le manque de formation des magistrats et des avocats est également évident. La loi de 1989 donne la possibilité à l’enfant de prendre un avocat, mais comment un enfant peut-il choisir un avocat et surtout comment peut-il le payer ? On pourrait donc prévoir un fonds d’indemnisation des avocats qui pourrait être pris en charge par les Conseils généraux, puisqu’ils sont compétents s’agissant de l’aide sociale à l’enfance.

 

Je voudrais saluer une initiative mise en place dans mon département : la création d’une petite cellule d’avocats volontaires et bénévoles – " le mercredi, je viens parler avec mon avocat " – qui, tous les mercredis après-midi, tient une permanence. Une telle initiative permet de dénouer des crises qui ne sont pas très graves, mais qui pourraient le devenir, et d’aider des enfants en grande difficulté. Pourquoi ne pas envisager la création d’un numéro vert pour les avocats ?

 

Au travers de tous les témoignages que j’ai entendus, j’ai constaté qu’aujourd’hui encore, on ne reconnaît pas l’enfant victime en tant que tel. J’ai connu des enfants qui avaient été violés et dont l’agresseur avait été jugé et déclaré coupable, mais qui n’avaient jamais rencontré ni un juge ni un avocat. Or ces enfants sont très difficiles à " réparer " ensuite, car on ne les a pas reconnus en tant que victimes.

 

Un enfant est vite brisé, mais également vite " réparé ", s’il bénéficie d’un accompagnement psychologique pendant et après l’instruction. Il serait donc souhaitable de mettre en place des centres de victimologie, afin d’aider non seulement les enfants, mais également la famille.

 

M. le Président : Mme Moirin, si vous désirez nous faire parvenir des précisions ou des observations par écrit, nous sommes, bien entendu, intéressés.

 

M. Gaëtan GORCE : Mme Moirin, vous avez parlé du suivi des pédophiles, afin de prévenir une éventuelle récidive – c’est tout le sens du projet de loi qui est en cours de discussion au Parlement. Etes-vous favorable à des mesures qui s’appliquent aux Etats-Unis et qui consistent à obliger les délinquants pédophiles à faire connaître leurs déplacements et à se faire connaître auprès des unités de police du lieu de résidence où ils se trouvent ? Pensez-vous qu’il faille aller jusque-là, c’est-à-dire que l’on identifie publiquement de manière presque systématique la situation de ces délinquants, ou cela vous paraît être une mesure un peu excessive ?

 

Par ailleurs, vous parlez de protection des enfants contre la maltraitance, mais on parle peu de protection de l’enfance. Au fond, la société ne s’exonère-t-elle pas un peu de sa responsabilité par rapport à ces questions en renvoyant à chaque fois à une relation entre le coupable et la victime ? Est-ce qu’on se pose d’une manière suffisamment forte la question de la prévention en se demandant quelle place l’enfant occupe dans la société et quels mécanismes de protection de l’enfance on met en place par rapport à son image, au rôle des médias et à une certaine violence. Est-ce que ces questions n’entrent pas aussi en relation avec le problème de la pédophilie ?

 

Enfin, vous ne parlez pas de la coordination des services sur le terrain. Or on a eu le sentiment, dans différentes auditions, qu’il y avait beaucoup de difficultés pour faire travailler ces services ensemble. Qu’en pensez-vous ?

 

M. Jean-Paul BRET, rapporteur : Dans votre rapport, vous soulignez le caractère néfaste de certaines associations qui interviennent dans le domaine de la maltraitance et dont le rôle se limiterait à " vendre du rêve ". Pouvez-vous préciser ce jugement ? S’agit-il, pour vous, d’un phénomène important ou marginal ?

 

Mme Odile MOIRIN : La récidive des pédophiles est un problème important et difficile à aborder. Aujourd’hui, il n’y a pas de réponse. Mais faire comme aux Etats-Unis et prévenir tout le monde, je ne suis pas d’accord. Nous avons, en France, le principe du respect de la vie privée qui doit être préservé.

 

J’ai classé les pédophiles en deux catégories – et certains psychiatres m’ont suivie. D’une part, le vrai pédophile, pervers, qui ne prend son plaisir qu’avec des enfants
– et qui ne représente qu’une très faible partie de la population. D’autre part, le pédophile occasionnel qui, sous une pulsion, viole un enfant – peut-être parce qu’il a été une victime dans son enfance. Le traitement n’est pas le même pour les deux. Mais je pense aussi que la prison n’est pas la bonne solution. En effet, lorsqu’un pédophile se retrouve en prison, du fait qu’il n’a pas de tentation, il se tient tranquille. Mais plus le temps passé en prison est long, plus la pulsion est forte lorsqu’il en sort ; et c’est là que l’on voit des récidives avec crimes d’enfants – l’agresseur tue l’enfant pour ne pas être dénoncé, pour ne pas retourner en prison.

 

Il y a une obligation de soin, c’est tout à fait évident, avec la difficulté réelle que cela implique, car il est difficile de soigner quelqu’un contre son gré. On peut lui faire des piqûres de pénicilline sans son accord, mais une psychothérapie est impossible sans sa participation. La castration chimique – prise de médicaments empêchant les pulsions – donne certains résultats. Et l’on pourrait prévoir une surveillance électronique, sous forme de bracelets, à la maison.

 

Quant à la politique de l’enfance, la société ne doit pas, en effet, se dédouaner en mettant des rustines à droite ou à gauche. L’enfant est une personne qui a sa part entière dans la société et il convient d’aborder ce sujet de manière globale.

 

M. le député, il est vrai que je n’ai pas insisté sur le manque de coordination qui existe entre les différents intervenants. C’est vrai, et c’est l’une des très grosses causes de dysfonctionnement, alors que nous avons, dans l’arsenal législatif, tout ce qu’il faut pour bien travailler. Chaque service travaille dans son coin sans passer les informations à son voisin.

 

Je cite régulièrement l’exemple d’un enfant qui a perdu son père. Sa mère devient tutrice mais est incapable d’assumer cette charge. Les grands-parents saisissent alors un juge pour enfant qui le place dans un foyer. Si ces derniers veulent aller le voir, ils doivent faire intervenir un juge des affaires familiales et comme l’enfant a hérité d’une petite somme d’argent, un juge des tutelles est également nommé. Or toutes ces personnes ne se parlent pas.

 

Sachez, par exemple, que le juge ne consulte pas les familles d’accueil pour savoir si l’enfant peut ou non retourner dans sa famille d’origine. Donc chacun travaille, bien, mais de façon isolée.

 

Autre incohérence, lorsque les parents sont divorcés parce que le père a abusé de l’enfant, ou en abuse lors des droits de visite, le juge des affaires familiales renvoie parfois l’enfant dans sa famille contre l’avis du juge pour enfants. Dans un tel cas, il serait indispensable que la décision du juge pour enfants prime celle du juge des affaires familiales.

 

Il est vrai que j’ai remarqué un certain nombre de dysfonctionnements dans certaines associations. Cependant, je ne veux pas jeter l’opprobre sur toutes les associations, car si la protection de l’enfant est ce qu’elle est aujourd’hui, c’est bien grâce à des associations, l’Etat n’ayant pas toujours joué le rôle qui aurait du être le sien.

 

Mais il est certain que certaines associations sont inutiles et que d’autres donnent de très mauvais conseils. Enfin, on en trouve qui sont à dérive sectaire – je ne vous citerai pas de noms – et même d’autres qui sont tenues par des pédophiles.

 

L’Etat a donc une réflexion à mener et un devoir de surveillance de ces associations. J’avais pensé qu’il pourrait être attribué un label à celles qui remplissent certaines conditions et critères bien définis. Cela dit, c’est rare, mais cela existe. Et je veux rendre hommage à toutes les associations qui font un travail remarquable.

 

M. le Président : Mme Moirin je vous remercie d’avoir accepté notre invitation et vous félicite de votre travail.

Audition de Mme Monique LOUSTAU,
Présidente de l’Association contre la prostitution enfantine
et de M. Bernard Lemettre,
Coordonnateur national du mouvement Le Nid

(extrait du procès-verbal de la séance du 5 mars 1998)

Présidence de M. Laurent FABIUS, Président

Madame Monique LOUSTAU et Monsieur Bernard Lemettre sont introduits.

 

M. le Président leur rappelle que les dispositions législatives relatives aux commissions d’enquête leur ont été communiquées. A l’invitation du Président, Mme Monique LOUSTAU et M. Bernard Lemettre prêtent serment.

 

M. le Président : Je propose que vous nous présentiez un exposé liminaire, puis nous vous poserons des questions.

 

M. Bernard LEMETTRE : M. le Président, pour le mouvement Le Nid, la question de la prostitution est globale. Il n’y a pas, d’un côté, une prostitution " méchante ", celle des mineurs, des enfants, et, de l’autre, une autre prostitution qui serait celle des adultes, soi-disant consentants. Il n’y a qu’une seule prostitution. J’aime à répéter une phrase de Vassila Tanzali de l’Unesco : " C’est bien parce que l’on prostitue des adultes que l’on en vient, un jour, à prostituer des enfants "!!

 

Nous disposons d’une affiche qui pose la question suivante à l’opinion publique : " si à quatorze ans c’est inadmissible, est-il un âge où la prostitution est admissible ? " Au Nid, nous abordons donc cette question dans sa globalité, et nous nous occupons de jeunes qui nous sont confiés parce qu’ils ont un jour basculé dans la prostitution.

 

Le parcours à effectuer, une fois que ces jeunes sont tombés dans le piège de la prostitution, est lent, lourd, il coûte cher et demande beaucoup d’énergie, car pour certains, il faudra des années avant de s’en sortir.

 

Par ailleurs, un autre travail doit être effectué auprès de nos concitoyens, car de nombreuses personnes utilisent un langage qui va favoriser la prostitution des jeunes : aujourd’hui, quand on parle de la prostitution, il y a des sourires et tout un langage " c’est un mal nécessaire, c’est le plus vieux métier du monde, elles ont choisi, elles aiment ça... ". Un langage totalement faux, bien entendu, lorsqu’on connaît la réalité, mais qui en quelque sorte fabrique de la prostitution.

 

Je suis ici aujourd’hui pour que l’on trouve des solutions à ce grave problème. Pour notre part, nous tentons d’apporter des solutions globales ; nous voulons toucher à la fois les victimes de la prostitution et ceux qui détiennent les clés du changement. Notre objectif est de faire disparaître la prostitution. Nous ne sommes pas des rêveurs, nous savons que cela n’est pas pour demain, mais nous devons lutter pour faire évoluer les comportements et les discours de la population.

 

Dans le dossier que je vous ai remis, vous trouverez un outil que nous venons de publier, une bande dessinée destinée à approcher les jeunes et les inciter à ne pas reprendre le discours des générations qui les ont précédés. Ils doivent avoir un langage nouveau vis-à-vis de la prostitution, non pas celui d’un discours fataliste, mais d’un discours de changement.

 

Vous trouverez également notre revue, " Prostitution et société ", que nous essayons de publier régulièrement pour alerter, avertir et former les gens. M. le Président, je suis maintenant à votre disposition pour répondre à vos questions.

 

M. le Président : Que représente la prostitution enfantine en France, disposez-vous d’indications qualitatives ou quantitatives ?

 

M. Bernard LEMETTRE : Heureusement, il y en a peu. Cependant, personne, dans ce pays, n’est capable de donner des chiffres.

 

Pourtant cela se passe à notre porte. Actuellement, j’accompagne deux mineurs, dont les situations sont complètement différentes l’une de l’autre, mais qui vont demander un long parcours. Je m’occupe tout d’abord d’un jeune garçon de dix-sept ans, originaire du Pas-de-Calais, qui est en hôpital psychiatrique en attendant de trouver une autre solution. Cette solution serait une famille d’accueil. Des familles d’accueil pour des enfants en difficulté, cela existe. Des familles d’accueil pour un garçon qui a connu la prostitution, c’est déjà beaucoup plus difficile à trouver. Mais une famille d’accueil pour un jeune homme qui a connu la prostitution – qui a également subi des abus sexuels – et qui s’habille en fille depuis l’âge de douze ans parce qu’il a perdu son identité, c’est encore plus difficile à trouver. Comment lui faire retrouver, à travers l’itinéraire que nous allons vivre avec lui, son identité sexuelle ?

 

Nous sommes en contact avec plusieurs familles, mais nous les avertissons de la difficulté qu’il y aura pour elles – je pense notamment au voisinage – d’accueillir un jeune homme qui s’habille en fille. Il y a donc un travail à faire non seulement avec cette famille, mais également avec ce jeune homme afin qu’il puisse retrouver son identité.

 

Je m’occupe également d’une jeune fille de dix-sept ans issue d’un milieu bourgeois, dont la famille a découvert qu’elle se prostituait. Le savaient-ils ou fermaient-ils les yeux ? Toujours est-il que c’est la jeune fille qui a pris contact avec nous. Lorsque je suis allé la chercher, afin de l’évacuer, car elle était en danger immédiat avec un proxénétisme qui l’entourait, j’ai compris les raisons de cette prostitution. Elle vivait dans un appartement cossu de Paris, certes, mais son lit se trouvait, depuis sa naissance, près de l’évier dans la cuisine. Ce qui avait précipité cette enfant, qui ne manquait de rien, au niveau matériel, dans la prostitution, c’était l’absence d’affection, de tendresse de la part de ses parents.

 

Dans ces deux situations, il s’agit de personnes fragiles, facilement " exploitables ". Il n’était pas difficile pour les proxénètes d’exploiter cette détresse profonde.

 

Nous devons, en France comme ailleurs, continuer à travailler sur la question des abus sexuels. L’affaire Dutroux a eu le mérite de faire parler de ce problème et d’obliger les pouvoirs publics à agir. Nous devons également travailler sur l’exploitation de la personne humaine, car il s’agit bien, lorsqu’on parle de prostitution, d’un système d’oppression et d’asservissement de la personne.

 

M. le Président : M. Lemettre vient de nous expliquer qu’il fallait avoir une approche globale de la question de la prostitution, thèse que vous partagez sans doute Mme Loustau. Vous pourriez présenter votre association et apporter un éclairage complémentaire à ces propos.

 

Mme Monique LOUSTAU : M. le Président, je suis présidente de l’Association contre la prostitution enfantine, association qui a été créée en 1985 lors de l’affaire du réseau Spartacus, qui était un réseau d’exploitation sexuelle d’enfants dans les pays du tiers monde. En 1996, nous avons participé au Congrès de Stockholm sur l’exploitation sexuelle commerciale. L’objectif était de dénoncer et d’analyser les agressions et violences sexuelles dont sont victimes les enfants contre rémunération. Nous avons dépassé la notion de prostitution avec le problème de la pornographie, des enfants payés pour tourner des scènes obscènes.

 

Depuis Stockholm, nous avons reçu beaucoup d’appels, notamment de travailleurs sociaux, d’un juge de Bordeaux et de la brigade des mineurs de cette ville, de toulousains, pour nous informer que la prostitution des mineurs existait également en France et qu’il fallait se préoccuper de ce problème.

 

J’aimerais, là, ouvrir une parenthèse et attirer votre attention sur les chiffres. J’ai entendu, même à Stockholm, des personnes parler de trois mille garçons prostitués à Paris et de cinq mille filles. Or ces chiffres, cités par Bertrand Boulin quand il s’occupait de délinquance juvénile dans une interview à France-Soir, il y a environ dix ans, étaient une estimation concernant l’ensemble de la France, chiffres qui nous paraîssent vraisemblables pour l’époque. Mais France-Soir a commis l’erreur de les donner pour Paris et cette erreur a perduré pendant des années et a même été reprise par une députée au Parlement européen. D’où notre souci de rigueur sur ce que l’on peut dire à propos de la prostitution des mineurs en France.

 

Lorsque nous avons été convoqués au cabinet de M. Juppé après le Congrès de Stockholm, j’ai demandé qu’une enquête soit réalisée, au moins sur une ville – Paris, Marseille ou Bordeaux – sur l’état de la prostitution des mineurs, afin que l’on puisse en parler de manière précise et plus juste, sans exagération.

 

M. le Président : De telles enquêtes ont-elles été réalisées ?

 

Mme Monique LOUSTAU : Non, et c’est ce que nous demandons. Il y a eu une enquête menée par M. François Lefort en 1984, sur la demande je crois de Mme Dufoix, mais elle est très ancienne et ne portait que sur la prostitution masculine – elle faisait état de quatre cent jeunes garçons prostitués. Aujourd’hui, je pense que les chiffres sont différents et il serait souhaitable que l’on mène une enquête sérieuse. Mais notre association n’a pas les moyens de faire une telle enquête.

 

En revanche, étant donné tous les appels qui nous ont été lancés, nous avons décidé de proposer un programme de prévention – je vous l’ai d’ailleurs apporté. Il s’agit d’un programme basé sur un film vidéo que nous voulons mettre en oeuvre en partenariat avec le mouvement du Nid et l’association " Altaïr " qui s’occupe de prostitution masculine et est située à Nanterre. Notre projet pourrait, si nous le menons à bien, avoir un impact important, pour une prévention qui vise non seulement les victimes potentielles, mais également, c’est là son originalité, les clients potentiels. Il faut, en effet, s’attaquer à la racine du problème. Ce projet a reçu le label " Grande cause nationale ", mais il demeure à l’état de projet tant que son financement n’est pas assuré.

 

Par ailleurs, nous nous sommes portés partie civile dans l’affaire de Draguignan, dont on a peu parlé dans la presse, mais qui est pourtant une très importante affaire selon certaines personnes du ministère de l’intérieur. Il s’agit d’un réseau international de prostitution enfantine qui part de France et qui fait venir en France des enfants Roumains pour les prostituer. Ce réseau est-il un cas unique en France, ou risquons-nous de retrouver ce genre d’affaires où des personnes prostituent des mineurs, se les passent, se les achètent, se les vendent, se les louent – car on en est là, dans l’affaire Draguignan ?

 

Pour nous, un enjeu est capital. Aujourd’hui, malgré les efforts du Gouvernement en faveur des jeunes, nombre d’entre eux sont en échec scolaire, en errance, à la recherche d’argent. Les jeunes ne se prostituent plus seulement pour s’acheter un blouson, un skate ou une moto. Il s’agit pour certains d’une prostitution de survie. Il convient donc d’agir d’urgence, car, de plus, il y a un enjeu européen, sur lequel je voudrais dire deux mots.

 

Tous les pays du Nord de l’Europe sont " réglementaristes " : ils réglementent la prostitution, à la limite jusqu’à en faire " un métier ". Et pourquoi pas proposer ce métier aux jeunes chômeurs, en leur faisant valoir qu’il est très rémunérateur ? – cela dit ironiquement et amèrement. Il faut être conscient du danger représenté par une telle manière de poser le problème.

 

A partir du moment où il existe des lobbies très forts dans l’Union européenne, au Conseil de l’Europe, pour que toute l’Europe devienne " réglementariste ", les jeunes risquent de pouvoir, demain, en toute légalité, exercer ce " métier " qui leur rapportera beaucoup d’argent.

 

La France est, quant à elle, " abolitionniste ", et tend à l’abolition du proxénétisme et de la traite des êtres humains. Or il faut absolument que nous gardions ce régime, avec l’Italie, l’Espagne et le Portugal. Dans ce domaine précis, il y a véritablement quelque chose à faire.

 

M. Alain NERI : Mme Loustau, vous avez parlé de la prostitution organisée. Mais peut-on avoir une idée exacte du nombre de jeunes qui se prostituent occasionnellement pour, il faut bien le dire, avoir un complément économique dans les milieux défavorisés mais parfois aussi dans des milieux plus aisés où les jeunes se livrent à cette activité pour payer leurs études ?

 

Mme Monique LOUSTAU : Non, M. le député, nous ne disposons pas de chiffres. C’est la raison pour laquelle nous réclamons une enquête. Evidemment, nous n’aurons jamais les chiffres exacts, puisque cette prostitution est plutôt clandestine.

 

Cette enquête est indispensable, car j’entends dire que, dans certains lycées parisiens, surtout en banlieue, les grands frères prostituent les plus petits ! Est-ce la vérité ? Je ne suis pas sur le terrain pour le vérifier, mais ce type d’appels nous arrivent. De même, un juge de Bordeaux m’a dit qu’il y avait de la prostitution enfantine dans sa ville, et qu’il le découvrait à travers des affaires de drogue ou de délinquance. Tels sont les appels qui nous parviennent.

 

Mme Dominique GILLOT : Je voudrais poursuivre dans cette direction, car lorsqu’on entend parler de prostitution, on oublie que beaucoup de jeunes peuvent se laisser aller à des comportements " de commerce " sans en avoir conscience, tout simplement parce qu’ils n’ont pas été sensibilisés à la propriété de leur corps, à leur propre dignité, du fait de pratiques familiales ou sociales qui les abusent à la fois dans le langage, dans l’appréciation des conduites humaines, et dans les comportements. A quel moment un adulte dépasse la limite en achetant l’affection ou la complaisance d’un enfant par des cadeaux ou une menace ?

 

Tout cela rejoint l’intervention de Mme Cacheux tout à l’heure, c’est-à-dire la nécessité de " ressaisir " les valeurs de transmission entre les générations, de bien remettre les uns et les autres à leur place, à savoir, d’un coté des adultes responsables qui jouent leur rôle d’adulte et de l’autre des enfants qui ont leur vie d’enfant à vivre et à construire pour devenir à leur tour des adultes conscients d’un certain nombre de cadres et de valeurs à respecter.

 

Lorsqu’on vous signale des pratiques telles que celles que vous évoquez, on est confronté à une absence de conscience de la réalité des gestes qui sont commis. Beaucoup de ces enfants, dans un premier temps, considèrent que ce n’est pas grave. Mais cela entraîne une fragilité et une opportunité pour, ensuite, entrer dans des réseaux de prostitution dont ils ont beaucoup de mal à sortir.

 

Il est donc important que vous nous transmettiez votre programme de prévention et que l’on soit attentif à tout ce qui peut conduire à la déstructuration de l’image de l’enfant dans sa construction, afin de revenir à des cadres plus précis et plus lisibles des rôles de chacun.

 

Par ailleurs, j’ai été désignée par notre assemblée à la commission de contrôle des publications enfantines. Lorsque je me suis rendue pour la première fois à cette commission, je pensais que j’allais me pencher sur des albums de presse enfantine ou sur des manuels scolaires. Or ce n’était pas tout à fait cela. La première partie de notre réunion consistait à donner des autorisations de mise en vente de revues. Or il y a de l’hypocrisie dans certaines de ces publications, il est important de revoir notre législation à ce sujet. Sous couvert d’échanges familiaux, de rencontres, elles servent en réalité à proposer des échanges souterrains de pratiques totalement condamnables.

 

M. Jean-Paul BRET, rapporteur : Disposez-vous, aujourd’hui, d’éléments vous permettant de repérer les enfants à risque au niveau de la prostitution ?

 

Mme Christine BOUTIN : Pouvez-vous nous dire l’âge du plus jeune enfant que vous ayiez connu et qui se prostituait ? Par ailleurs, pensez-vous que nous puissions faire un lien entre les disparitions inexpliquées des enfants et les réseaux de prostitution enfantine ?

 

M. Bernard LEMETTRE : Le plus jeune enfant que j’aie rencontré avait onze ans et demi. C’était en 1987.

 

Quant à votre seconde question, Mme le député, je vous répondrai que non, il ne faut pas établir un lien systématique entre la disparition d’enfants et les réseaux de prostitution. Bien sûr, cela peut exister, mais je ne pense pas que cela soit courant.

 

S’agissant de la prévention, qui est un domaine capital aujourd’hui et pour les années qui viennent, la difficulté est de nous présenter au jeune public, non pas comme des moralistes, mais avec un discours cohérent, fondé sur les droits de l’homme. Sur une décennie, nous sentons que les jeunes ont pris conscience du problème, dans notre pays, et grâce à nos supports – bande dessinée et films – nous devrions continuer de progresser.

 

En revanche, je suis toujours frappé par l’attitude de personnes qui n’ont jamais réfléchi à la prostitution ; elles ont colporté des bruits, en ont ri, mais n’ont jamais réfléchi sur le fond du problème.

 

Mme Monique LOUSTAU : Lors d’un procès qui s’est tenu à Limoges, nous avons eu des exemples de parents qui prostituaient leurs très jeunes enfants. Mais, cela est de l’ordre du fait divers, et nous ne pouvons pas juger une situation à partir de faits divers. Par ailleurs, un juge de Bordeaux m’a contactée pour me dire que des enfants de dix, onze ou douze ans se prostituaient et que malheureusement la brigade des mineurs – où travaillent des femmes remarquables –, qui est surchargée de travail, n’arrive pas à cerner le problème.

 

Je voudrais vous parler d’un phénomène nouveau, le rôle d’Internet et du téléphone, et vous donner un exemple concret de ce que l’on peut y trouver. Hier, une dame m’a contactée – elle avait une note de téléphone faramineuse avec appel en province – et m’a expliqué qu’après investigation, elle avait découvert que son petit-fils, avec des copains, avait composé un numéro du type 36 15 ou 36 69... et avait ainsi pu entendre des propos obscènes et pornographiques. Je cite ce cas, car il n’est pas unique et Mme Gillot a tout à fait raison de dénoncer certaines publications qui incitent les enfants à découvrir ce genre de choses.

 

La liberté de la presse et des médias est telle que nous ne pourrons pas nous opposer à de tels abus. Sur Internet, on compte cinq mille passages de pornographies enfantines par semaine ! En revanche, je pense qu’il y a, effectivement, tout un travail de prévention à faire auprès des jeunes sur les droits de l’homme, mais également sur les droits de l’enfant, en faisant connaître cette Convention.

 

M. Bernard LEMETTRE : S’agissant de repérer les jeunes à risque, je dois vous dire que les travailleurs sociaux n’ont pas été formés pour cela. A Tourcoing et à Lille, nous avons pu former, sur trois ans, cent travailleurs pour chaque ville aux questions de la prostitution, à raison de sept jours par travailleur social. C’est en formant les travailleurs sociaux que nous aurons des résultats, car désormais ils disposent d’un bagage, de connaissances leur permettant d’aborder des situations où il y a un risque de prostitution.

 

La seule façon de lutter contre ce fléau est bien de prévenir, de former, d’aider les personnes à comprendre, et de dispenser un langage nouveau.

 

M. le Président : Madame, monsieur, je vous remercie de votre présence et vous félicite du travail que vous faites.

Audition de M. Hubert BRIN,
Président de l’Union nationale des associations familiales
et de Mmes Chantal LEBATARD,
Responsable du secteur psycho-sociologie et droit des familles
et Monique SASSIER, Sous-directrice des études et actions politiques

(extrait du procès-verbal de la séance du 5 mars 1998)

Présidence de M. Laurent FABIUS, Président

Monsieur Hubert Brin, Mesdames Chantal Lebatard et Monique Sassier sont introduits.

 

M. le Président leur rappelle que les dispositions législatives relatives aux commissions d’enquête leur ont été communiquées. A l’invitation du Président, M. Hubert Brin, Mme Chantal Lebatard et Monique Sassier prêtent serment.

 

M. le Président : Mesdames, monsieur, je propose que vous nous présentiez un exposé liminaire, puis nous vous poserons des questions, étant observé que vous pourrez nous faire parvenir, par écrit, d’autres documents et informations.

 

M. Hubert BRIN : M. le Président, mesdames, messieurs les députés, au nom de l’UNAF, je voudrais dire que le premier droit de l’enfant est la famille. Il a le droit d’avoir une famille, le droit de bénéficier de bonnes conditions pour son développement, à l’espérance, à la confiance, et le droit de devenir un adulte.

 

Je mettrai l’accent, dans un premier temps, sur le fait que l’enfant a le droit d’être élevé par ses deux parents. Dans la complémentarité des sexes, quels que soient les aléas du couple. Effectivement, pour ce qui nous concerne, au niveau de l’UNAF, si nous n’avons pas à porter de jugement sur le choix de vie des adultes, du couple lorsqu’il se sépare, en revanche, nous affirmons régulièrement que l’on ne peut pas divorcer de son enfant.

 

Sur cette question, se pose, pour de très nombreux enfants, la question de la place du père. Il y a, sur ce sujet, une nécessité d’avancer dans la réflexion concernant la place du père dans l’éducation de l’enfant, quels que soient les aléas du couple. L’enfant a droit à la durée dans la relation familiale.

 

Bien évidemment les situations familiales, et notamment les situations conjugales, font quelquefois l’objet de crises et c’est bien dans ce sens-là que nous mettons un accent particulier sur les aides à la fonction parentale et sur tout ce qui touche la médiation familiale.

 

Denise Cacheux a dit en son temps : " l’enfant a droit à des parents qu’il puisse aimer et respecter ". Cela veut dire que la fonction parentale doit être reconnue et soutenue, mais qu’elle doit aussi pouvoir être relayée par l’environnement familial. Dans ce sens, les relations parents/enfants, grands-parents/petits-enfants nous paraissent tout à fait essentielles.

 

Ce qui veut dire également, par rapport à la reconnaissance et au soutien de la fonction parentale, qu’il faut que les parents aient les moyens de l’exercer. Je ne reviendrai pas sur la question des moyens financiers ; nous avons eu de nombreux débats en 1997 et nous en aurons en 1998 en ce qui concerne les prestations familiales. Je voudrais surtout insister sur la question de l’espace et du logement. De trop nombreux enfants, notamment dans les banlieues, ont un espace insuffisant pour pouvoir conduire leur vie d’enfant.

 

Environnement familial, environnement social, environnement favorable au développement de l’enfant, je voudrais ici mettre l’accent sur tout ce qui touche à la santé, avec notamment toutes les réflexions qui peuvent être conduites sur les thèmes de la prévention, des soins, mettre l’accent sur la PMI et la santé scolaire.

 

De même, dans cet environnement, nous avons eu, ces derniers temps, un certain nombre d’interventions autour de l’hygiène alimentaire et du financement des cantines scolaires.

 

Environnement favorable à l’enfant, cela veut dire aussi un environnement éducatif et culturel. Cela veut dire que les adultes doivent être des médiateurs de culture. Je n’insisterai pas sur la question de l’éducation, de l’enseignement, en revanche, je soulignerai le fait que l’enfant a le droit d’être aidé pour se construire dans sa liberté.

 

Or sur ce sujet-là, nous avons, aujourd’hui, un certain nombre d’inquiétudes à l’égard des sectes, et des nouvelles technologies d’information et de communication, qui font l’objet d’utilisation en matière sexuelle.

 

Par ailleurs, l’enfant a droit à la parole. Mais il nous semble qu’il convient d’être extrêmement attentif à ne pas faire porter à l’enfant les choix qui relèvent des devoirs des parents. Le droit à la parole est un droit valable quelles que soient les situations, y compris lorsque nous sommes face à des parents maltraitants.

 

Enfin, si le glissement vers le " tout biologique ", par rapport à la filiation, à l’enfant, est un phénomène mondial, il nous semble que la résistance à ce " tout biologique " est une spécificité française qu’il est nécessaire de conserver. Si l’on dit que l’enfant a droit à ses parents, nous pouvons également dire qu’il a droit à des parents – et là il y a tous les débats autour de la génétique et des procréations médicalement assistées.

 

En conclusion, je dirai que l’UNAF est favorable à une extension des droits de l’enfant en tant que sujet de son enfance et non du droit à l’enfant en tant qu’objet. André Comte-Sponville disait : " L’enfant est dans sa famille, les familles sont des ports, des ports de haute mer que l’on quitte ". Or tout le débat autour de l’enfant est le suivant : comment faire en sorte que l’enfant puisse, en adulte, quitter sa famille ?

 

M. le Président : Le plus grand port français s’appelant le Havre ...

 

Mme Monique SASSIER : Juste un mot pour préciser les droits de l’enfant. Quand d’aventure, dans des situations extrêmes, un mineur doit être incarcéré, les droits de l’enfant doivent être respectés, notamment celui du lien avec la famille – aussi difficiles que soient ces liens. Il s’agit d’une réflexion qu’il faudra avoir au long cours et la question se posera un jour de savoir si l’on peut encore, en France, incarcérer des mineurs, quand les liens familiaux et sociaux ne peuvent pas être respectés.

 

Mme Dominique GILLOT : Je voudrais en préambule remercier les représentants de l’UNAF de l’éclairage mis sur la question qu’on leur posait et aller un peu plus loin sur deux points. M. Brin, je souscris tout à fait à vos propos lorsque vous dites que l’enfant a droit à une enfance, à l’espérance et à devenir adulte. J’ai souvent répété, au cours de nos auditions, que l’enfant a essentiellement des droits qui confèrent des obligations aux adultes qui ont la responsabilité de le conduire vers l’âge adulte, pour ainsi pouvoir quitter sa famille en étant armé pour vivre lui-même son propre parcours.

 

Par ailleurs, vous avez bien situé la place du père. Il nous faudra effectivement apporter des réponses sur la nécessité de maintenir à l’enfant ses deux parents, quels que soient les aléas du couple, comme vous le disiez. Cependant, je souhaiterais connaître votre sentiment sur la place des beaux-parents. On assiste, en effet, dans des familles reconstituées, à un substitut de l’image du père qui est quelquefois successif ou qui n’est pas forcément choisi, ce qui peut poser des difficultés dans le devenir de l’enfant et les relations familiales.

 

Cela dit, il y a des revendications que nous devons entendre. Lorsqu’une famille reconstituée exerce réellement ses responsabilités, il faut que les parents nourriciers soient l’un et l’autre reconnus comme tels.

 

En outre, il est tout à fait vrai que l’enfant ne doit pas porter la responsabilité des choix qui sont faits par les parents. Or, nous avons tous rencontré des cas où les enfants étaient manipulés par les adultes, leurs paroles étaient interprétées en fonction de telle ou telle situation ou de telle ou telle intention des adultes. Comment pouvons-nous à la fois garantir les droits des parties intéressées et garantir le droit pour l’enfant de rester en dehors des querelles d’adultes, en dehors de choix qui ne relèvent pas de son état de maturité ?

 

M. Hubert BRIN : S’agissant de la question des beaux-parents, nous nous trouvons, avant tout, face à une situation de séparation et de monoparentalité. Or un certain nombre d’idées sont actuellement émises sur le fait que le mot " famille monoparentale " ne devrait pas exister – ce qui, biologiquement, est vrai. Néanmoins, il est important, avant d’avancer sur ces questions, de bien rappeler que pour toutes ces femmes, qui ont élevé seules leurs enfants, le fait d’être reconnues comme une famille a été une victoire.

 

Nous réglerons la question de la place du beau-père lorsque nous aurons avancé sur celle de la place du père dans un couple séparé. Comme je l’ai dit tout à l’heure, si un enfant, pour se construire, a besoin de son père et de sa mère, il a également besoin d’un père et d’une mère, en fonction des aléas de la vie du couple.

 

Cela dit, il s’agit d’avancer sur les droits qui peuvent être reconnus au beau-père, car on ne peut ni l’ignorer ni lui dénier certains droits, des devoirs aussi, à l’égard de l’enfant. Aujourd’hui, je n’ai pas de proposition particulière à vous faire – cette réflexion est en cours –, car, compte tenu de la diversité de l’UNAF – nous regroupons également toutes les associations des familles monoparentales et des veuves –, c’est un sujet extrêmement sensible.

 

Mme Chantal LEBATARD : L’intérêt de l’enfant nous sert de guide. Il y a d’abord le fait qu’il a besoin de savoir de qui il est le fils pour bien se situer dans sa relation avec ses deux parents. Cela étant, dans la vie quotidienne, quand un adulte vient assumer, aux côtés de la mère, le partage de la responsabilité parentale, il faut qu’il puisse aussi gérer ce partage et se sentir à l’aise. Il est plus important pour l’enfant, pour se construire, d’avoir autour de lui des adultes qui se situent bien et qui assument un certain nombre de responsabilités, que d’être l’otage d’un conflit.

 

C’est à nous, adultes, d’organiser cette relation. Or des outils, tels que la médiation, peuvent permettre au couple de gérer cette place du beau-père et ce partage temporaire de responsabilité qui ne doit en rien occulter le fait que l’enfant reste toujours le fils de son père.

 

M. Jean-Paul BRET, rapporteur : Vous avez évoqué la résistance au " tout biologique " comme une spécificité française. Jusqu’où va-t-elle par rapport à l’accouchement sous X ? Aujourd’hui, votre association privilégie-t-elle la loi, telle qu’elle existe ou bien, s’inscrit-elle dans le courant de pensée, apparemment majoritaire, qui dit que l’enfant a le droit de connaître ses origines – donc ses père et mère biologiques – ?

 

Mme Chantal LEBATARD : Il y a eu, au sein de notre institution – les associations de foyers adoptifs sont également membres de notre Union – une forte réflexion sur ce sujet. La loi a organisé un certain nombre de règles. Une ouverture nous a semblé intéressante concernant les possibilités qui étaient données à la mère, lors d’un accouchement sous X, de transmettre un certain nombre d’éléments. Il s’agit d’une ouverture permettant de respecter la mère dans la femme qui était contrainte de confier son enfant à un autre foyer. La grandeur de l’adoption est de donner à un enfant les parents dont il a besoin. On sait en effet que les enfants dans cette situation sont recueillis par un autre foyer et trouvent des parents de remplacement.

 

Cela étant dit, il y a également eu un débat concernant les procréations médicalement assistées et le don de gamètes. Nous avons abouti à une position non pas unanime mais majoritaire, le débat reste donc très ouvert. Lorsque nous parlons de spécificité française, c’est parce que nous voulons dire que la force de l’amour des parents qui accueillent l’enfant peut l’aider à se construire et à devenir adulte à son tour ; et cela nous semble plus important que de savoir s’il est génétiquement bien le fils de l’un et l’autre. Faut-il risquer de réduire cette dimension essentielle de l’amour qui doit permettre à l’enfant de se construire, à un déterminisme biologique qui n’est pas non plus sans risque ?

 

La situation peut évoluer, mais pour l’instant les ouvertures qui ont été faites vont dans le sens d’un accompagnement des accouchements sous X et de cet anonymat organisé, en le réduisant à ce qui peut permettre la protection non seulement de la mère, mais également de la famille adoptante, tout en essayant d’aménager le droit de l’enfant à savoir de quelle histoire il est issu. Les foyers adoptifs, chez nous, ont résolu cette question d’une façon harmonieuse ; nous connaissons très peu de cas où il y a eu des drames. La dimension de l’amour fonde nos histoires familiales, la " vérité scientifique " risquerait de mettre en cause cette harmonie.

 

Mme Christine BOUTIN : M. le Rapporteur a posé la question essentielle que je voulais poser, et même si votre réponse n’est pas très précise, je vous remercie d’avoir rappelé la position de l’UNAF sur cette question.

 

Je voudrais revenir sur la remarque de Mme Sassier s’agissant du problème de l’incarcération des enfants et des conditions dans lesquelles cela se passe. Il s’agit là, M. le Président, d’une question que nous devrions également examiner. Les conditions d’incarcération en France mériteraient d’être améliorées, nous le savons tous, mais en ce qui concerne les enfants, nous ne pouvons pas faire l’économie de cela.

 

Quelle est la position de l’UNAF en ce qui concerne la relation grands-parents/petits-enfants ? Je suis très étonnée de constater que de nombreux grands-parents, à la suite de l’éclatement de la famille de leur enfant, n’ont plus aucun lien avec leurs petits-enfants, alors qu’ils sont très demandeurs.

 

Mme Chantal LEBATARD : L’UNAF a toujours dit que la famille ne se réduisait pas à la simple relation temporaire parents/enfants, mais qu’elle est une communauté qui dépasse cette relation et qui est donc une communauté intergénérationnelle. La place des grands-parents doit donc être réaffirmée, aujourd’hui plus encore que jamais, car les enfants ont souvent des grands-parents, mais également des arrière-grands-parents, et de ce fait, une transmission peut se faire qui permet de se situer dans le temps et dans la durée ; prendre possession de son histoire fait partie de son patrimoine et de ce que l’on peut transmettre.

 

Je crois aussi qu’il peut y avoir, et on le voit dans les situations matériellement difficiles, auprès des grands-parents, un appui à la fonction parentale et un relais en cas de difficulté. L’expérience prouve aux uns et aux autres que, pour un enfant qui a quelquefois du mal à trouver un mode de relation à un moment de sa vie avec ses parents, " le relais grands-parents " peut constituer, au niveau affectif, un appui très solide. Les grands-parents peuvent représenter, dans bien des cas, la stabilité dont les enfants ont besoin, indépendamment des aides matérielles qu’ils peuvent leur apporter ; il s’agit là de la traduction de ce lien très fort qui fait que la communauté familiale ne se réduit pas exclusivement à la relation parents/enfants.

 

M. le Président : Monsieur, mesdames, je vous remercie de votre présence et vous félicite pour ce que vous faites.

Audition de Mmes Francine de la GORCE,
Vice-présidente du mouvement ATD-Quart monde
et Isabelle DELIGNE, Responsable de la petite enfance

(extrait du procès-verbal de la séance du 5 mars 1998

Présidence de Mme Raymonde LE TEXIER

Mesdames Francine de la Gorce et Isabelle Deligne sont introduites.

 

M. le Président leur rappelle que les dispositions législatives relatives aux commissions d’enquête leur ont été communiquées. A l’invitation du Président, Mmes Francine de la Gorce et Isabelle Deligne prêtent serment.

 

Mme la Présidente : Mesdames, je propose que vous nous présentiez un exposé liminaire, puis nous vous poserons des questions.

 

Mme Francine de la GORCE : Mme la Présidente, mesdames, messieurs les députés, neuf ans après la Convention internationale des droits de l’enfant, qu’en est-il en France pour les enfants issus des milieux les plus défavorisés ?

 

La Convention reconnaît qu’ils ont le droit d’être élevés par leurs parents et ces derniers doivent avoir les moyens de les élever – c’est ce que revendiquaient les enfants du quart-monde que nous avions interrogés en 1979, lors de l’année internationale de l’enfant. Cela nous rappelle que la première protection de l’enfant contre la misère consiste à donner aux parents les moyens d’élever leurs enfants.

 

Plutôt que de multiplier les prises en charge institutionnelles onéreuses, tant en argent qu’en souffrance humaine, ne faudrait-il pas rechercher avec les parents tout ce qui pourrait les soutenir dans leurs responsabilités ? La misère et les réponses à la misère tendent à disloquer les familles. Ainsi, l’on constate depuis plusieurs années, dans certains départements, une corrélation évidente entre le nombre de placements d’enfants et la montée de la pauvreté.

 

Mme Anthonioz De Gaulle, chargée par le Conseil économique et social d’établir un rapport pour évaluer les politiques de lutte contre la pauvreté, a constaté l’augmentation du nombre de jeunes qui se trouvent à la rue. Cela est dû non pas simplement à un changement des structures familiales, mais au fait que, dans les familles les plus défavorisées, on n’a plus les moyens d’assumer les jeunes.

 

Permettre aux enfants les plus démunis d’être élevés par leurs parents suppose une politique qui se donne pour objectif prioritaire de permettre à tout citoyen d’assumer ses responsabilités familiales et sociales, comme le décrivait le rapport Wresinski établi pour le Conseil économique et social en 1987. Cela a été également rappelé par les avis du CES et de la commission des droits de l’homme lors de la réflexion sur la loi de cohésion sociale et j’espère, par les prochains avis sur la nouvelle loi annoncée hier par le Conseil des ministres. Une telle politique comporte le respect des droits fondamentaux à la dignité, à la vie privée, individuelle et familiale, à l’exercice de la citoyenneté des parents ; elle comporte aussi les sécurités de base nécessaires à la vie familiale – ressources, logement, protection de la santé –, les moyens d’avoir des ressources et donc, essentiellement, un travail.

 

Autre point important : l’accès et la participation aux moyens du développement : éducation, instruction, culture, loisirs, sports, vacances, qualification professionnelle. Enfin, les moyens de participation et de représentation face à la justice, dans la vie associative, civique et politique.

 

Le temps nous manque pour développer tous ces droits, je ne le ferai donc pas et je donnerai simplement quelques " flashes " pour montrer à quel point ils concernent les enfants.

 

Ainsi, des enfants vivent encore aujourd’hui le drame des expulsions, voient leurs parents traités comme des malfaiteurs – on a vu, par exemple, un homme emmené avec des menottes parce qu’il avait branché son compteur électrique qui avait été coupé sur celui de son voisin – et les objets de leur cadre quotidien honteusement étalés sur le trottoir au moment de l’expulsion.

 

D’autres enfants sont victimes du feu dans les caravanes ou les taudis. Ces dernières années, on a beaucoup parlé du saturnisme qui frappe les enfants habitant dans des chambres d’hôtel ou dans des habitats vétustes. On connaît aussi le cas d’enfants qui sont placés, parce que l’on ne trouve pas de solution pour reloger leur famille.

 

En ce qui concerne l’accès à l’instruction et à la culture, le rapport Wresinski faisait état de l’importance de l’école maternelle pour lutter contre l’échec scolaire. Le mouvement ATD-Quart monde a beaucoup expérimenté, depuis les années soixante, ce que nous appelons les pré-écoles familiales à domicile ou en collectif, pour permettre aux parents de développer leur capacité d’éducateur – Mme Deligne avait, ainsi, créé un club des bébés à Reims.

 

Contrairement à ce que l’on pourrait croire, il existe encore des enfants qui ne sont pas inscrits à l’école ou qui n’y vont pas, pour différentes raisons : le manque de justification de domicile, pour les sans-papiers, les squatters ou les gens du voyage qui se sont sédentarisés dans des habitats précaires ; l’inadéquation des méthodes d’enseignement. Nous avons fait, par exemple, un effort énorme auprès d’une population issue du voyage pour les scolariser, et il y a eu beaucoup de bonne volonté de la part des enseignants et des parents. Mais quand ces enfants se sont retrouvés à l’école, l’enseignement n’était pas adapté à leur mode d’intelligence.

 

Les autres raisons sont les suivantes : la discrimination, les humiliations dues au langage différent, aux vêtements, aux conditions de vie – lorsqu’on n’a pas d’eau il est très difficile de se présenter propre à l’école – et aux expériences de vie différentes qui ne trouvent pas d’écho auprès des autres enfants et auprès des enseignants. Enfin, il y a la difficulté du dialogue entre les parents et les enseignants.

 

Dans le domaine de l’éducation nationale, il reste encore beaucoup à faire, malgré de grands progrès – évidemment je mets l’accent sur ce qui ne va pas, et je ne parle pas de ce qui fonctionne.

 

Je soulignerai également le manque de proximité et de moyens d’accès aux lieux de culture et de création artistique et artisanale. Les plus pauvres ne cessent de nous répéter à quel point ils ont soif de beauté et de création, qui sont parfois pour eux le seul moyen de surmonter les échecs et les humiliations connus par ailleurs.

 

Enfin, le mouvement a mis au point, depuis 1970, un programme de politique globale à travers ce que nous appelons les cités de promotion familiales et sociales. Il y en a eu plusieurs en région parisienne et en province. La loi relative aux centres d’hébergement a été modifiée en novembre 1974 pour permettre la reconnaissance de ces cités. Malheureusement, elles n’ont jamais été développées en tant que telles, ni même en tant qu’actions en milieu ouvert, et les lignes budgétaires qui les concernaient ont disparu peu à peu, parce que ces cités de promotion familiales et sociales n’ont pas été reconnues comme instruments de l’aide sociale à l’enfance.

 

J’en viens maintenant à la deuxième partie de mon intervention, relative à l’évaluation des lois et des pratiques concernant l’aide à l’enfance.

 

La plus grande souffrance des familles vivant en situation de grande pauvreté reste, encore aujourd’hui, le retrait de leurs enfants. Retraits qui interviennent encore trop souvent à la suite d’interventions abusives, voire illégales – on retire l’enfant et on passe devant le juge après pour faire entériner le placement, par exemple.

 

Les parents souffrent également de la non prise en compte de leur parole ou de leurs efforts pour maintenir les relations une fois que les enfants sont placés. Couramment des frères et des soeurs sont dispersés, sans possibilité de maintenir des liens entre eux – et avec des visites de parents extrêmement problématiques, car ils n’ont pas de moyens de transport individuels. Enfin, le retour des enfants est très mal préparé, alors qu’il demanderait au moins autant de soin que le retrait – préparation avec les parents, les enfants et les personne ou institution d’accueil. Cela éviterait des ruptures violentes dans la vie de l’enfant et une quantité de souffrances inutiles.

 

Lorsque l’Etat s’est substitué durablement aux parents, brisant par là-même les solidarités naturelles de la famille, il semble que les jeunes, lorsqu’ils deviennent majeurs, sont parfois renvoyés à l’autonomie sans avoir reçu les moyens d’une insertion dans la vie active ; et on retrouve beaucoup de ces jeunes à la rue.

 

Des lois ont été mises en place, notamment la loi de juin 1984 relative à la protection de l’enfance qui reconnaît, entre autres, aux parents le droit d’être considérés comme des usagers de l’aide sociale à l’enfance. Je citerai également la loi de janvier 1986 qui remet à jour le rôle du juge des enfants et la nécessité de réévaluer chaque dossier tous les deux ans. Il serait utile d’évaluer aujourd’hui l’efficacité de ces lois, qui étaient bien conçues, mais dont on ne sait pas toujours quelle application en a été faite.

 

L’autre loi dont il faudrait également évaluer les effets est celle relative à la prévention des mauvais traitements. Dans la cité de promotion familiale de Noisy-le-Grand, où nous accueillons trente-deux familles, en 1996 un quart de ces familles, c’est-à-dire huit sur trente-deux, étaient, avant d’entrer dans la cité, poursuivies pour abus sexuels ou mauvais traitements. Or, peu après leur entrée dans la cité, les poursuites se sont avérées non fondées pour trois de ces huit familles.

 

Il est vrai que la misère peut augmenter les risques de mauvais traitements ou d’abus sexuels, notamment à cause de l’isolement social, de la promiscuité et parfois aussi à cause de la déchéance humaine engendrée par la misère. Mais il est certain que les familles en situation de grande pauvreté sont plus vulnérables que les autres aux contrôles sociaux et n’ont pas de moyens de défense. Ce manque de parole et de défense existe aussi face au juge.

 

Dans la Convention des droits de l’enfant, il est demandé que les enfants soient dotés de moyens de défense, et un effort considérable a été fait pour former des avocats dans ce sens. Malheureusement, les parents de milieux très démunis se trouvent encore aujourd’hui très souvent sans aucun moyen d’être défendus ou représentés, notamment en ce qui concerne le retrait des enfants. Les familles du quart monde continuent de faire l’objet de retraits sans avoir été entendues par le juge ou sans qu’un dialogue ait pu s’instaurer, en l’absence de médiateur, d’avocat ou d’associations.

 

Troisième thème de mon intervention déjà évoqué il y a quelques années par le Conseil supérieur de l’adoption : le droit, pour tous les enfants, de connaître leurs origines et leur histoire.

 

S’agissant des enfants nés sous X et des enfants adoptés après avoir été reconnus par leurs parents, nous avions préconisé qu’une instance suprême puisse être détentrice du secret – on ne peut pas aller à l’encontre du droit des femmes à accoucher dans l’anonymat – et puisse le lever si, par la suite, la mère et l’enfant ont le désir de retrouver leurs racines communes. Actuellement, ce n’est pas possible.

 

Par ailleurs, lorsque les enfants ne sont pas nés sous X et qu’ils ont été reconnus par les parents, les DDASS ont les moyens de faire accéder les enfants à leur histoire. Mais dans la pratique, qu’en est-il exactement ? Cela mériterait aussi d’être évalué. Je voudrais préciser que lorsque je parle de " droit à son histoire ", ce n’est pas simplement droit à son patrimoine génétique, qui n’a rien à voir avec une histoire. Chaque enfant a besoin de savoir qu’il n’a pas été rejeté dès la naissance. C’est une souffrance épouvantable de penser que l’on n’a pas été désiré. Il n’a peut-être pas besoin de rencontrer ses parents d’origine, mais il a besoin de savoir que ce sont les circonstances qui ont fait que ses parents n’ont pas été en mesure de l’élever et qu’en renonçant à le garder, ils ont eu un geste d’amour, et non un geste de rejet et de mépris. Toute la vie des jeunes est changée quand ils savent qu’ils n’ont pas été mal aimés avant leur naissance.

 

Je voudrais en venir aux abus en la matière. Je ne suis pas totalement sûre de ce que j’avance, mais une des femmes accueillies dans la cité de Noisy-le-Grand l’année dernière, aurait fait des démarches pour renoncer à son enfant après l’accouchement, tout en voulant le reconnaître. Cependant, il semble qu’elle ait été incitée à accoucher sous X
– probablement parce que l’adoption est plus rapide dans ce cas. Il serait nécessaire de vérifier s’il y a des abus de l’utilisation de l’accouchement sous X.

 

En revanche, ce dont je suis sûre – car nous avons dû parfois porter plainte –, c’est qu’il existe des pressions, des abus de pouvoir de la part de certaines personnes de la DDASS pour changer de familles des enfants qui ont été placés tout jeunes, de façon que les parents perdent leur adresse et ne puissent plus se manifester pendant un an – ce qui rend les enfants adoptables.

 

Il y a également des pressions faites sur les femmes très démunies pour les inciter à avorter, voire à accepter une stérilisation. Nous avons même rencontré des situations de véritables chantages, où la stérilisation était une condition pour rendre des enfants placés ou pour obtenir un logement.

 

Dans tous ces domaines, il est évident que les parents très démunis sont particulièrement vulnérables et ne veulent pas toujours aller en justice. Il semble donc nécessaire que des mouvements, tels que ATD-Quart monde, puissent se porter parties civiles et les relayer pour présenter leur cause en justice.

 

Je conclurai en rappelant que la véritable urgence de la misère réside dans les enfants. Ce qu’ils endurent pendant les premières années de leur vie les marque à tout jamais et les années perdues sont irrattrapables. Un enfant qui a vécu une expulsion, qui voit ses parents soupçonnés de négligence ou de mauvais traitements, se forge une idée de la société menaçante et intrusive. Il apprend, avant la maternelle, à mentir, à dissimuler pour protéger les siens. Et quand il deviendra parent à son tour, il n’aura aucune sécurité. La seule image de référence sera celle de l’échec de ses parents. Il aura bien du mal à sortir de ce qu’il est convenu d’appeler " la reproduction de la misère d’une génération à l’autre ". Bien sûr, cela est dramatique pour lui et ses enfants, mais c’est très grave aussi pour une société qui n’aurait rien fait pour briser ce cercle vicieux, alors qu’aujourd’hui elle en a conscience et en a les moyens.

 

M. Gaëtan GORCE : Je voudrais tout d’abord revenir sur les propos de Mme Moirin, lorsqu’elle a fait allusion à des associations qui présentent un certain nombre de caractéristiques. Je comprends qu’elle ne veuille pas citer de noms en public, mais il entre dans les attributions de notre commission de recevoir sa déclaration, si elle a des exemples précis à donner. Il serait intéressant de lui demander de quelles associations il s’agit et quels éléments de preuve elle détient sur ces structures.

 

Je reviens maintenant aux propos de Mme de la Gorce pour soulever un certain nombre de points, notamment sur l’exercice concret des droits des enfants. Par exemple, le droit à la santé et à l’éducation. Ce que l’on entend, de la part de personnes de terrain, c’est l’insuffisance criante des moyens en la matière. Lorsque nous avons reçu les membres de l’UNAF, tout à l’heure, on a évidemment évoqué le problème de la famille, problème qui doit être posé avec beaucoup de précautions. En effet, très souvent, on a tendance à dire dans ces débats, que la famille se décharge sur la société de ses responsabilités. Mais lorsque des familles sont confrontées à des difficultés sociales, au chômage, à une perte de repères, comment peut-on leur reprocher directement les difficultés qu’elles ont à donner des repères à leurs propres enfants ?

 

Ce que notent souvent les enseignants, au-delà de la maltraitance, c’est cette perte de repères, de références, qui est frappante chez de très jeunes enfants, et pour laquelle la famille ne peut pas apporter la réponse et la société n’est pas forcément organisée pour la remplacer. Les moyens sont très insuffisants. On connaît la difficulté à faire intervenir un psychiatre ou un psychologue en milieu scolaire ; on connaît la difficulté à faire intervenir un spécialiste pour faire face à un problème auditif ou de comportement. Et quand les moyens existent, c’est parfois les moyens de fonctionnement qui ne suivent pas. J’ai été confronté à une situation où les psychiatres n’avaient pas les moyens de payer leurs frais de déplacement. Il faut donc, si l’on affiche des postes, que les moyens budgétaires suivent.

 

On évoquait également le droit à la parole des enfants. Mais écoute-t-on vraiment l’enfant dans cette situation ? Lorsqu’un enfant a été placé et qu’on le rend ensuite à sa famille, la décision a été prise par un juge, de façon souveraine, sans qu’il soit obligé de consulter et a fortiori de tenir compte de l’avis de ceux qui ont suivi l’enfant dans la famille de placement, de la famille de placement elle-même et encore moins de celui de l’enfant.

 

Ensuite, quel est le suivi réellement effectué lorsque l’enfant a été placé puis remis dans la famille, ce qui est une solution souhaitable ? On s’occupera de l’enfant seulement s’il y a un nouveau signalement. La famille d’accueil n’est plus informée de la situation de l’enfant, n’a plus de contact, et si des problèmes surviennent, ce sera à travers un signalement.

 

Cela veut dire que dans le contexte législatif dans lequel nous débattons de ces questions, nous devrons établir un lien entre le débat que nous allons engager sur l’exclusion et un certain nombre de questions que nous abordons dans cette commission.

 

M. Jean-Paul BRET, rapporteur : Le mouvement ATD-Quart monde a souvent dénoncé des recours abusifs au placement, en cas de difficultés dans une famille. Un certain nombre des personnes que nous avons auditionnées ont évoqué ce problème, quelquefois pour regretter le " dogme du maintien dans la famille naturelle ". Je souhaiterais donc que vous précisiez votre opinion à ce sujet. Estimez-vous que le maintien dans la famille d’origine doit être la solution préférable en matière de protection de l’enfant ? Reconnaissez-vous, que dans un certain nombre de cas, cette solution doit être écartée ?

 

M. Alain NERI : Lorsqu’on parle des droits de l’enfant, des droits de la famille, on sait que l’influence du milieu est prépondérante dans l’évolution d’un enfant ; tout le monde sait que, selon l’environnement familial, certains ont plus de chance que d’autres de bénéficier d’une éducation et d’aboutir à des résultats, à un développement normal.

 

Il est vrai que si la solution idéale est que l’enfant reste dans sa famille, notre mission etant d’aider la famille à jouer son rôle social avec toutes les institutions. Mais je m’interroge lorsque vous dites que, quelquefois, l’enfant est retiré trop vite de sa famille d’origine. Evidemment, cela doit être fait avec beaucoup de précautions, mais dans certains cas, lorsqu’il y a un réel danger – une loi prévoit cette hypothèse – l’urgence, un placement en urgence est nécessaire. Cette loi précise que l’enfant est en danger lorsque sa santé, sa moralité ou son éducation est compromise.

 

J’ai eu à vivre des exemples précis – je me suis occupé d’enfants inadaptés – où, effectivement, bien que le rôle de la famille et de l’environnement soit irremplaçable, il fallait aller vite et où un placement rapide était la seule façon de limiter les dégâts, quitte, ensuite, à prendre des mesures d’accompagnement.

 

Mme Francine de la GORCE : Je répondrai tout d’abord à la dernière question, car elle me paraît fondamentale et justifie presque l’existence de notre mouvement.

 

J’ai écrit, en 1984, un livre sur ce que les plus pauvres nous apprennent sur la famille, ce qui m’a poussée à faire des recherches. J’y ai découvert que la notion d’enfance en danger, d’enfance délinquante, est une notion qui remonte au siècle dernier, même si nous pourrions la faire remonter à Molière : " qui veut noyer son chien, l’accuse de la rage ". On trouve toujours de bonnes raisons pour pratiquer telle ou telle intervention.

 

Nous avons constaté, en quarante ans de vie avec les populations extrêmement démunies, que lorsqu’on donne les moyens aux familles d’élever leurs enfants, tous les dangers dont vous parlez, M. le député, qui sont réels, sont contrebalancés par les forces du milieu.

 

Je suis arrivée dans la cité de Noisy-le-Grand en 1960, j’ai donc connu deux générations – les enfants que j’ai connus sont devenus parents, et même parfois grands-parents. Or j’ai connu des enfants qui sont devenus des parents capables. Pourtant, un tiers des adultes, à mon arrivée, venait de l’assistance publique, c’est-à-dire que la solution du placement avait déjà été utilisée. On avait déraciné ces personnes de leurs familles, parce qu’elles étaient trop pauvres, et pourtant, elles n’ont pas été arrachées à la misère.

 

M. Alain NERI : Je parlais des placements définitifs. Car, bien sûr, il est indispensable d’aider les familles en situation difficile pour qu’elles puissent, ensuite, de nouveau accueillir leurs enfants.

 

Mme Francine de la GORCE : Mais je l’avais compris ainsi. Je voulais simplement préciser qu’historiquement des générations successives avaient été coupées de leurs racines, parce que l’on n’avait pas d’autres solutions, et que l’on s’était aperçu depuis qu’il ne s’agissait pas forcément d’une solution valable.

 

Cela dit, il est vrai que, dans certaines situations, nous pensons que l’enfant doit être enlevé à sa famille temporairement ou même pour un temps assez long, parce qu’il y a des parents pervers. Mais c’est tout de même l’exception. J’ai connu des milliers de familles et je n’ai vraiment eu peur pour l’enfant qu’une dizaine de fois – d’ailleurs, nous avons demandé, pour ces cas, une intervention du juge.

 

Ce qui est très courant, c’est que les personnes se trouvent dans une situation de crise momentanée, de désarroi, par exemple après un accouchement, et aient besoin, pour un temps, de trouver un relais pour assumer leurs responsabilités parentales. Il y a également des situations d’abandon ou de violence dues au chômage et à l’humiliation des hommes qui se réfugient dans l’alcool ou s’en vont. Car les familles monoparentales ne proviennent pas seulement d’un changement de vie conjugale, mais sont souvent dues à la trop grande honte des hommes qui ne peuvent assumer leurs responsabilités. Ces situations de danger peuvent être parées lorsqu’on peut aller à la rencontre des familles, lorsqu’on s’engage avec elles d’une façon ou d’une autre.

 

Il m’est arrivé, lorsque j’étais responsable d’une cité de promotion familiale, de pouvoir maintenir un nouveau-né dans sa famille, parce que, tous les jours, une infirmière allait réveiller les parents pour qu’ils donnent un biberon à leur enfant. Ils avaient une capacité à aimer cet enfant, mais ils n’avaient rien à la maison et avaient eux-mêmes faim. Mais trois ans après, lorsqu’ils ont quitté la cité, ils étaient toujours incapables d’assumer leurs responsabilités et on leur a retiré leur enfant. C’est un cas où je vous rejoins.

 

Enfin, M. Gorce, je crois qu’avant d’évoquer le manque de moyens, il convient de parler du manque de formation des intervenants.

 

Mme Isabelle DELIGNE : Le manque de moyens existe cependant, il est réel, et trop souvent on imagine des solutions que l’on ne peut pas mettre en place parce que les moyens ne suivent pas. Mais des moyens donnés ne suffisent pas.

 

J’exerce actuellement en tant que médecin en PMI, je travaille donc dans des consultations de nourrissons dans les quartiers et en lien avec des écoles maternelles. Quand nous, professionnels, pensons que l’enfant a besoin d’un orthophoniste, d’un psychologue, il n’y a aucune garantie que cela va marcher avec la famille si elle ne peut qu’accepter ou refuser. Ce que les professionnels savent le moins bien faire, c’est se mettre en état recherche avec la famille pour déterminer les besoins de l’enfant et ce que chacun peut lui apporter. Je ne leur fais là aucun reproche, car je suis confrontée depuis quinze ans à des familles très pauvres, et, j’ai, au début, eu l’impression d’arriver dans un milieu que je ne connaissais pas du tout.

 

C’est la raison pour laquelle je comprends très bien que lorsqu’on ne connaît pas les familles, il est difficile d’avoir un dialogue franc et de ne pas se cacher derrière de faux prétextes. Il est difficile de parler de ce qui nous inquiète et d’écouter, réellement, ce qui les inquiète. Il est donc important de former les professionnels à ce dialogue, à une connaissance des conditions de vie de ces personnes et, avec les parents, de bien comprendre la place de l’enfant dans la famille. Il ne suffit pas de prévoir certains moyens en faveur d’enfants très pauvres, il faut rechercher avec les parents ce qui leur semble utile et inventer ensemble.

 

L’enfant doit apprendre à penser par lui-même – et c’est tout le rôle de l’école. C’est-à-dire non pas à penser d’une manière isolée ou contre sa famille, mais à penser en osant parler avec d’autres à partir de l’expérience propre de chacun. Ce qui est un pari lorsqu’on a une expérience de vie non reconnue – là encore, c’est le rôle des enseignants.

 

M. Alain NERI : Il ne faut pas chercher de fausses réponses. Dire que l’on n’a pas les moyens est une solution de facilité, vous avez raison. Mais la grande difficulté, c’est la capacité d’écoute de certains professionnels – notamment chez les enseignants qui sont directement confrontés aux problèmes des enfants – et la capacité de pénétrer et d’être accepté dans ce milieu.

 

Mme Francine de la GORCE : Je voudrais encore aller plus loin et dire que la volonté politique de l’éducation nationale est également très importante. Car il y a des enseignants qui ont cette capacité d’écoute et qui inventent des solutions. Je peux vous citer au moins deux exemples, l’un à Marseille, avec des enfants gitans, et l’autre à Angers, où a été établi un programme préscolaire qui a ensuite débouché sur la maternelle.

 

A Angers, alors qu’il y avait treize ou quatorze classes de maternelle dans une école, le directeur avait embauché un enseignant supplémentaire pour aller à la rencontre des parents dans le quartier ; cela a donné des résultats extraordinaires, car les parents se sentaient considérés. Ils avaient peur de venir vers l’école et l’école est venue vers eux.

 

A Marseille, dans une cité où la majorité des enfants étaient d’origine gitane, la directrice, avant d’ouvrir son école, a fait le tour de tous les parents pour leur expliquer ce qu’était l’école. En effet, pour des Gitans, l’école fait peur, car ils sont issus d’une culture non écrite et pensent que l’on va prendre l’âme de leurs enfants. A partir du moment où les parents se sont mobilisés, parce qu’ils ont compris que c’était une chance pour sortir de la misère, leur volonté de soutenir leurs enfants a remplacé ce que d’autres fournissent par un support culturel.

 

Malheureusement, de tels efforts ne sont pas soutenus au niveau national, ils ne sont pas repris comme modèles à suivre et ne débouchent sur aucun changement des structures.

 

Mme la Présidente : Et c’est sans doute extrêmement frustrant pour vous de voir que de telles expériences ponctuelles, qui ont du succès, ne sont pas reprises.

 

Mesdames, je vous remercie de votre présence, de la qualité de vos propos et vous félicite pour le travail que vous effectuez au quotidien.

Audition de Mme Monique Dagnaud,
Membre du Conseil supérieur de l’audiovisuel (CSA)

(extrait du procès-verbal de la séance du 26 mars 1998)

Présidence de M. Laurent FABIUS, Président

Madame Monique Dagnaud est introduite.

 

M. le Président lui rappelle que les dispositions législatives relatives aux commissions d’enquête lui ont été communiquées. A l’invitation du Président, Mme Monique Dagnaud prête serment.

 

M. le Président : Madame, je propose que vous nous présentiez un exposé liminaire d’une dizaine de minutes, puis nous vous poserons des questions.

 

Mme Monique DAGNAUD : M. le Président, j’ai choisi de traiter de la question de la culture de l’écran telle qu’elle est pratiquée par les enfants et les adolescents.

 

La pratique des écrans remplit une part croissante du temps de loisirs des enfants et des adolescents. De nombreuses études tentent de cerner cette transformation et d’en saisir l’importance et les implications. Une des questions lancinantes de ces travaux concerne l’aptitude de la télévision et des jeux vidéo à susciter des comportements d’agressivité ou de déviance chez les adolescents ou les pré-adolescents. Et plus généralement, on peut s’interroger sur la culture, sur le mode de représentation et le mode de construction mentale que développe cet usage intensif des écrans.

 

Je tenterai donc d’apporter des réponses à ces deux questions et je ferai un certain nombre de propositions pour une évolution législative en ce domaine.

 

Premièrement, la place des écrans dans le temps de loisirs des enfants.

 

Le temps consacré à la télévision est en état de stagnation ; les enfants lui consacrent en moyenne deux heures par jour – alors que les adultes la regardent trois heures par jour. En outre, ce temps consacré à regarder la télévision régresse légèrement d’année en année. Il y a deux chiffres plus spectaculaires : 30 % des enfants disposent d’un récepteur dans leur chambre et 10 % passent plus de quatre heures par jour devant leur télévision.

 

Enfin, l’on peut noter que la plupart du temps les enfants sont seuls devant la télévision – pour 80 % d’entre eux dans la journée. Le soir, même si les parents sont présents dans l’appartement, un quart des enfants se retrouvent seuls devant leur écran.

 

Si la présence des enfants devant la télévision stagne, la pratique d’autres écrans prend de l’ampleur. D’abord celle de l’ordinateur : 30 à 40 % des jeunes ont un micro-ordinateur à leur disposition. Mais de fortes disparités sociales existent : 14% des enfants d’ouvriers ont un ordinateur à leur disposition contre 47 % des enfants des cadres. Par ailleurs, 57 % des jeunes ont une console de jeux et seulement 3 % des ménages sont abonnés à l’Internet.

 

On s’aperçoit, cependant, que la pratique de ces nouveaux écrans n’est pas tellement développée, puisque parmi les onze/dix-neuf ans, 17 % utilisent un ordinateur et 21 % disent utiliser une console de jeux plusieurs fois par semaine, ce qui est peu.

 

Ce que l’on observe, dans l’utilisation de ce type d’écran – ordinateur ou jeu vidéo –, c’est le développement d’une pratique " d’overdose ". Il existe des consommateurs frénétiques de jeux vidéo. Leur nombre, si l’on se réfère aux travaux de M. Le Diberder
– grand spécialiste des jeux vidéo – est estimé à quarante mille ou cinquante mille enfants.

 

En ce qui concerne la pratique de ces nouveaux écrans, deux autres éléments sont à noter. D’abord l’utilisation des écrans d’ordinateur, jeux vidéo et CD Rom est une pratique presque exclusivement d’ordre ludique : 80 % des CD Rom vendus sont des jeux. Il convient donc de rejeter l’idée selon laquelle la pratique de ces écrans a une part pédagogique. Ensuite, les jeux vidéo ne sont utilisés pratiquement que par les jeunes garçons.

 

A propos de ces quelques données, nous devons relever un aspect propre aux médias électroniques, je veux parler de l’existence de pratiques d’overdose. Ce sont ces pratiques qui engendrent les troubles les plus graves dont on accuse les médias – la dérive vers un monde virtuel, la perte du sens du réel, la perte de repères, les troubles de la personnalité et le développement de l’agressivité. Pour opposer cette pratique à celle de la lecture, on parle très rarement d’overdose de lecture, et en tout état de cause, elle ne conduit pas à des écueils aussi dangereux, sauf chez Madame Bovary.

 

Première question : la télévision et les jeux vidéo expliquent-ils le développement de la délinquance des jeunes ?

 

Evidemment, on ne peut pas nier que ces médias promeuvent une vision de la société, des modèles de comportement, des valeurs, des messages et des représentations symboliques. En la matière, les jeux vidéo, qui impliquent une interaction avec les images
– et souvent sur un mode agressif –, sont encore plus suspects que la télévision de conditionner des comportements.

 

Mais c’est une chose d’imiter ses héros préférés dans la cour de l’école, cela en est une autre de passer à l’acte, de transgresser les normes et commettre des délits. Le passage à l’acte délinquant agressif dépend d’abord de facteurs extérieurs aux médias audiovisuels. Même les chercheurs les plus enclins à dénoncer le déterminisme technologique des médias électroniques sur la culture et les comportements admettent que, dans les passages à l’acte, l’environnement social, culturel et familial compte autant, sinon plus, que l’impact des images animées.

 

Autrement dit, en désignant souvent la télévision et les jeux vidéo comme éléments moteurs du passage à l’acte, on désigne des boucs émissaires, même s’il ne faut pas nier qu’ils constituent des supports pour ce genre de comportements ; bien entendu, cela ne doit pas dédouaner les opérateurs de télévision ou les éditeurs de jeux vidéo de leur responsabilité. Cependant, il convient avant tout d’incriminer la précarité, le chômage, le fait que de nombreuses familles sont déboussolées devant des adolescents. Et la télévision ne doit pas faire de surenchère dans la diffusion d’images de violence et surtout d’images de violence gratuite.

 

Plus important me semble-t-il est la culture de l’écran, c’est-à-dire ce qu’engendre ce développement des pratiques de l’écran comme type de pratiques et de représentation du monde. Nous devons prendre au sérieux les effets des médias électroniques dans l’apprentissage du monde et des savoirs, et donc dans la construction des âges de l’enfance et de l’adolescence, ainsi que les recherches mettant en lumière la construction d’une culture spécifique liée à cette pratique des écrans.

 

Les écrans, et la télévision en particulier, permettent à l’enfant d’accéder à une multitude d’informations et de connaissances qui, autrefois, lui étaient progressivement délivrées par la famille et par l’école selon un parcours bien défini. Dans l’enseignement et l’éducation traditionnels à chaque âge correspond un niveau de savoir, un niveau d’immixtion dans le monde des adultes.

 

Alors que l’écrit organise un acheminement lent dans le domaine de la connaissance et l’apprentissage du monde, l’écran fonctionne de façon tout à fait différente et plonge d’emblée, et souvent sans précaution, l’enfant dans l’univers des grands ; 75% des programmes regardés par les enfants sont des programmes pour adultes. Or ce processus est lourd de conséquences : l’enfant pénètre très tôt dans l’univers des grands, dans sa complexité, dans ses tricheries, dans son intimité. Il démystifie vite un contexte dont, autrefois, ses parents tentaient de le protéger et que parfois ils cherchaient à idéaliser. La culture de l’écran bouscule donc les barrières générationnelles. L’enfant porte un regard plus critique sur sa famille et se croit davantage autorisé à se comporter en adulte, puisqu’un même modèle de comportement est proposé à tous et pour tous les âges. L’exercice de l’autorité parentale peut s’en trouver affaibli.

 

Plus généralement, la culture qui est proposée par la vidéosphère s’oppose à celle promue par l’école : l’Internet, les jeux vidéo, la télévision interactive induisent l’enfant dans un monde ouvert à d’infinies possibilités, un monde qui semble ne comporter aucun interdit. L’accès aux connaissances s’effectue rapidement et selon un processus intuitif.

 

Le système scolaire est, quant à lui, jalonné de règles à apprendre et à respecter – et en particulier le respect de l’autorité des enseignants. Les apprentissages s’effectuent avec une certaine lenteur et sur un mode inductif/déductif. De ce fait, un certain nombre d’enfants, qui sont dans cette culture de l’écran, se trouvent en décalage avec la culture proposée par l’école. Ces jeunes adeptes s’ennuient à l’école, rejettent son fonctionnement et le type de culture qui y est proposée.

 

J’ajouterai que les services que l’on peut trouver sur l’Internet et les jeux vidéo sont le plus souvent élaborés avec des images de synthèse, ce qui accentue encore les possibilités de confusion entre le réel et l’imaginaire. L’Internet et les produits " off line " ne s’inscrivent donc pas de façon aussi naturelle et complémentaire qu’on peut l’imaginer dans le prolongement de l’éducation scolaire.

 

Telles sont les analyses que je voulais vous présenter, je ferai maintenant des propositions.

 

Premièrement, en ce qui concerne la télévision.

 

La télévision est, en fait, très réglementée. Le CSA a pris tout un ensemble de mesures, que vous connaissez, pour la protection de l’enfance ; la mesure la plus connue est la signalétique, dont l’efficacité est aujourd’hui prouvée. En effet, on s’aperçoit que l’écoute par les enfants des téléfilms ou films violents a diminué de 35 % en un an. On peut donc mesurer l’efficacité de cette signalétique. Aujourd’hui, nous sommes en train de discuter avec les opérateurs de télévision, afin de l’améliorer. Donc, sur l’ensemble des média traditionnels, l’enfant est assez bien protégé.

 

Par ailleurs, il convient de continuer à nous battre en faveur de la diffusion de programmes nationaux ou européens : je rappelle que 80 % des films violents sont des films américains. Il est donc évident que le combat contre la violence à l’écran rejoint celui en faveur de l’exception culturelle.

 

Pour ce qui concerne l’Internet et les produits multimédias, on est tout à fait dans un autre monde, car il s’agit de secteurs qui, contrairement à l’audiovisuel, ne sont pas protégés ; ce sont des biens qui circulent selon les dispositions légales classiques applicables au commerce. Les jeux vidéo et les cassettes, en dehors des films cinématographiques, ne sont pas soumis à une obligation d’étiquetage en fonction des tranches d’âge, ni à d’éventuelles interdictions de vente aux mineurs. Je suggère donc aux législateurs d’envisager des mesures plus précises calquées sur celles de l’audiovisuel, pour ce qui concerne la classification et la vente de ces produits multimédias.

 

S’agissant de l’Internet, le CSA a élaboré une analyse juridique – transmise au Gouvernement –, dont je vous laisserai une copie. Sans entrer dans le détail de ces propositions qui posent de possibles fondements pour réglementer l’Internet, j’en indiquerai l’esprit.

 

Etant donné que ce qui circule sur Internet relève soit des télécommunications soit de l’audiovisuel, il semblerait possible de ne pas créer une catégorie juridique particulière mais d’adapter le système réglementaire propre à ces deux types de services, en s’inspirant notamment de ce qui figure dans la loi sur l’audiovisuel et qui renvoie au régime du droit sur la presse : un régime déclaratif, la responsabilité pénale de l’éditeur de services, la responsabilité civile et pénale en cas d’atteintes à la personne et la protection des mineurs.

 

Faciliter l’accès à l’Internet dans les écoles permettrait, évidemment, de réduire les disparités sociales très importantes. Il semblerait que le Ministre de l’économie ait annoncé sa décision d’homologuer le tarif préférentiel proposé par France Télécom pour l’accès aux établissements scolaires. Il s’agit là d’une mesure tout à fait souhaitable.

 

Une autre voie juridique avait été proposée. Elle présentait, me semble-t-il, plus de sécurité, je veux parler de l’idée d’inscrire l’acheminement de l’Internet vers les écoles dans le service universel des télécommunications. Mais, cette proposition n’a pas été acceptée par la commission européenne. Cependant, il s’agissait d’une orientation souhaitable dans la mesure où tous les pays vont être confrontés à cette question de l’usage de l’Internet et donc de son usage dans les écoles.

 

Pour l’Internet et les produits multimédias, il serait souhaitable de mettre en place une direction des industries de l’image qui soit rattachée au ministère de l’industrie. Il s’agit, en effet, de l’un des moyens de maîtriser les effets de la culture de l’écran et d’avoir notre propre production nationale en la matière. Or la chaîne qui va de l’audiovisuel, au CD Rom et des jeux vidéo et à l’Internet est, en fait, complètement dominée par l’industrie américaine et les représentations symboliques qu’elle diffuse.

 

Telles sont mes propositions pour réglementer l’Internet et les produits multimédias.

 

S’agissant de l’école, compte tenu des analyses que j’ai présentées tout à l’heure, je pense qu’il faut y faire entrer la vidéosphère, tout en résistant au projet de vouloir trop modifier la culture scolaire pour l’adapter aux modalités de la culture de l’écran. Voici mes trois propositions.

 

Tout d’abord, il serait souhaitable, comme cela existe en Suisse, de créer, dans le cadre des cours d’instruction civique, un enseignement obligatoire sur la culture et la critique de l’image. Il s’agit d’un projet souvent proposé, et appliqué dans certaines écoles, mais qui n’est pas obligatoire.

 

En ce qui concerne l’Internet et les produits multimédias, il convient de favoriser un usage pédagogique du " off line " et du " on line ", puisque, aujourd’hui, ce sont uniquement des usages ludiques qui sont pratiqués par les enfants. Il faut que la recherche de données, la constitution de dossier via l’Internet ou les CD Rom fassent l’objet d’un enseignement spécifique ou de séances particulières. Cela supposerait, évidemment, une formation des enseignants. Il faut tourner l’usage de l’Internet et des produits multimédias vers l’écrit, ves les banques de données, vers des recherches plutôt que vers des activités ludiques.

 

Enfin, puisqu’un certain nombre d’enfants, qui s’adaptent mal à l’école, ont une véritable compétence en matière de circulation dans ces nouveaux réseaux, on pourrait imaginer un cursus scolaire qui ferait la part belle aux compétences en matière de navigation informatique. En effet, on peut être un virtuose de la navigation Internet et un cancre à l’école dans les matières scolaires traditionnelles. Or les compétences informatiques sont aujourd’hui précieuses et fortement valorisées dans le monde du travail.

 

Le développement de la culture de l’écran peut être bénéfique si celle-ci est socialement maîtrisée, mais cela ne doit pas conduire à abandonner le terrain de l’écrit et l’effort en faveur de la lecture, qui doit être largement soutenu. Il serait d’ailleurs souhaitable d’aider au développement de journaux d’information pour les pré-adolescents, à l’image de ce qui existe pour les plus jeunes avec " Mon Quotidien ".

 

Enfin, il conviendrait de lancer une campagne nationale auprès des familles sur le contrôle de l’usage des écrans, les parents étant les premiers concernés en matière de responsabilité et de contrôle de ce que regardent les enfants et du temps qu’ils consacrent à la télévision et à l’ordinateur.

 

Pour ce qui concerne la signalétique, nous avons mis en place tout un ensemble de dispositifs, mais nous voulions surtout lancer une campagne nationale sur le sujet afin d’amener les parents à utiliser la signalétique pour exercer leur responsabilité et leur autorité parentale, en ce qui concerne l’usage de l’écran.

 

M. le Président : Madame, je vous remercie de votre exposé ainsi que de vos propositions.

 

M. Pierre CARASSUS : Je suis très intéressé par les propositions de Mme Dagnaud.

 

Au-delà des interdits, ne pouvons-nous pas tenter de mettre en place un mécanisme de recherche d’excellence au niveau de la télévision et du multimédia ? Il serait intéressant de mettre en avant ce qui se fait d’excellent au niveau de la communication citoyenne pour les enfants.

 

Mme Monique DAGNAUD : Il s’agit d’un sujet que j’aurais souhaité développer davantage, mais le temps qui m’était imparti était trop court pour que je puisse le faire.

 

Il est vrai que, au niveau de la télévision, pour diminuer la part de violence, il serait nécessaire de réfléchir davantage aux émissions proposées à la jeunesse. Le service public devrait d’ailleurs avoir un rôle important en la matière.

 

Aujourd’hui, les obligations de diffusion, en matière de programmes français et européen, sont mesurées de façon quantitative. Peu de mesures qualitatives sont fixées dans les obligations des chaînes, et notamment des chaînes publiques. Les rédacteurs des cahiers des charges des chaînes publiques pourraient, en effet, faire un effort d’imagination pour favoriser à la fois la qualité et les modèles de représentation que proposent les programmes pour enfants.

 

Dans le même temps, le COSIP, c’est-à-dire l’organisme qui soutient notre industrie de programmes, pourrait, ce qu’il ne fait pas aujourd’hui, favoriser la production de fiction jeunesse destinée à des enfants de huit à douze ans, programmes qui ont été pratiquement abandonnés par les chaînes. Or aujourd’hui les chaînes thématiques, notamment les chaînes pour enfants, sont très demandeuses de ce genre de programmes, mais n’ont pas les moyens de les financer. Cela fait également l’objet d’une demande des parents.

 

M. le Président : Vous avez parlé de la signalétique qui a été décidée par le CSA. Envisagez-vous d’améliorer ce dispositif – par des logos ou des rappels vocaux, par exemple ?

 

Mme Monique DAGNAUD : Nous sommes en pourparlers avec les diffuseurs en vue de l’amélioration de notre signalétique. Le problème le plus important, est que la première signalétique – celle qui rappelle que dans un programme certaines scènes violentes peuvent heurter la sensibilité des enfants – est de couleur verte. Or, pour la plupart des personnes, cette signalétique veut dire " tout public ". La première difficulté à résoudre, est donc celle des couleurs.

 

Par ailleurs, Canal Plus n’a pas la même signalétique et le même degré de protection que les chaînes en clair. Or Canal Plus est une chaîne qui compte aujourd’hui quatre million cinq cent mille abonnés. Nous tentons donc de faire en sorte que la signalétique de cette chaîne se rapproche de celle des chaînes en clair. Nous essayons également d’améliorer la signalétique en la faisant connaître et en la rendant plus lisible et plus longuement présente à l’écran.

 

M. le Président : Mme Dagnaud, je vous remercie d’avoir accepté notre invitation.

Audition de MM. Pascal Petit,
Rédacteur en chef du journal télévisé de Canal J,
et Rémy Pflimlin,
Directeur de la publication du Journal des enfants
et de Mme Béatrice d’Irube, Directrice de la rédaction

(extrait du procès-verbal de la séance du 26 mars 1998)

Présidence de M. Laurent FABIUS, Président

Messieurs Pascal Petit, Rémy Pflimlin et Madame Béatrice d’Irube sont introduits.

 

M. le Président leur rappelle que les dispositions législatives relatives aux commissions d’enquête leur ont été communiquées. A l’invitation du Président, MM. Pascal Petit, Rémy Pflimlin et Mme Béatrice d’Irube prêtent serment.

 

M. le Président : Madame, messieurs, je propose que vous nous présentiez un exposé liminaire, puis nous vous poserons des questions.

 

M. Rémy PFLIMLIN : M. le Président, mesdames, messieurs les députés, " le Journal des enfants " a été créé il y a quatorze ans. Il a pour objectif d’informer, de manière hebdomadaire, les enfants de huit à quatorze ans sur les principaux points de l’actualité de la semaine en utilisant des mots qu’ils comprennent.

 

Nous considérons l’enfant comme un futur citoyen et nous voulons lui donner tous les éléments qui lui permettent de découvrir le monde dans lequel il évolue et de se former. Le journal s’adresse à l’enfant, soit par le biais de l’école – sur cent mille exemplaires diffusés, cinquante mille le sont dans des classes de CM1/CM2 – soit directement à son domicile.

 

En ce qui concerne son lien avec la question des droits de l’enfant, le Journal des enfants, en termes de contenu, a, dès 1989, publié sur une double page la Convention des droits de l’enfant, puis, régulièrement, fait travailler les enfants sur ce sujet. Le 6 mars dernier, un sondage important, destiné à leur poser des questions concernant leur rapport avec les adultes
– parents, enseignants – et l’image qu’ils se font de leurs droits par rapport au monde dans lequel ils vivent, leur a été proposé. Ce sondage sera dépouillé au cours du mois d’avril et les résultats seront présentés fin mai lors du Parlement des enfants.

 

Le message que veut faire passer " le Journal des enfants " par rapport à ces questions est de dire qu’aujourd’hui, pour qu’il puisse exister en tant qu’être à part entière face aux pressions qui peuvent s’exercer contre lui et aux risques qu’il court, et pour qu’il puisse se défendre, l’enfant doit être informé et formé. C’est ce que nous voulons faire, en évitant la facilité – " le Journal des enfants " est, me semble-t-il, la seule publication destinée aux enfants qui ne traite pas de sujets de magazines ou ludiques –, en ayant ce côté sérieux et rébarbatif qui n’est pas à la mode, mais en tentant d’attirer son attention, de susciter sa curiosité et de le former peu à peu.

 

M. Pascal PETIT : M. le Président, je rappellerai d’abord, en quelques mots, ce que nous faisons au JTJ.

 

Il s’agit donc d’un journal d’information quotidien sur Canal J qui s’adresse aux huit/douze ans. Il est diffusé chaque soir en direct à 19 heures 50, juste avant les grands messes de 20 heures sur TF1 et France 2. D’ailleurs, si vous avez dix minutes avant 20 heures, je vous invite à le regarder régulièrement !

 

Bien entendu, nous n’avons pas, en dix minutes, l’ambition de traiter toute l’actualité. Nous choisissons donc, chaque jour, les deux ou trois événements les plus importants dans le monde. Nous recevons les mêmes images que les autres chaînes – que nous sélectionnons –, mais nos explications sont différentes.

 

Je crois sincèrement que les enfants de cet âge – les huit/douze ans – sont très demandeurs. Ils sont curieux et ont envie qu’on leur explique le monde des adultes. Ils sont, pour moi, un public " en or ".

 

Notre mission est de leur donner des repères, des clés, pour mieux comprendre le monde, de leur donner les moyens de devenir des citoyens à part entière. Il s’agit donc, me semble-t-il, d’une vraie mission de service public. Le paradoxe, c’est que dans le paysage audiovisuel français, cette mission de service public est aujourd’hui assurée par Canal J, c’est-à-dire par une chaîne privée diffusée sur le câble et le satellite.

 

Dans tous les pays européens, sans exception, il y a un journal d’information pour les enfants. Ces journaux sont diffusés par des chaînes publiques ce qui est tout à fait logique, puisque les droits de l’information fait partie intégrante des droits de l’enfant. Les journaux de la RAI en Italie ou celui de la BBC en Grande-Bretagne s’appuient même sur les rédactions des journaux destinés aux adultes pour préparer le journal des enfants. La France est donc le seul pays européen dont les chaînes publiques ne diffusent pas de journal pour les enfants
– seul Canal J assure cette mission. TF1 en avait un jusqu’en 1987, mais il n’a pas survécu à la privatisation de la chaîne.

 

Je suis très heureux que Canal J ait pris l’initiative de créer ce journal, mais je crois que l’on peut sincèrement regretter, notamment en regard du droit à l’information des enfants, que les chaînes publiques n’aient pas eu le courage et la volonté de se lancer dans cette voie.

 

L’explication est le mode de financement des chaînes publiques : le recours massif à la publicité rend les dirigeants plutôt frileux et ils n’osent pas programmer, entre 18 et 20 heures, un programme s’adressant spécifiquement aux enfants – il s’agit, en termes de marketing, d’un programme trop " segmentant ". Il ne s’agit pas forcément d’un bon calcul, car, grâce au courrier que nous recevons, nous savons que beaucoup de parents regardent ce journal avec leurs enfants. Le pluralisme qui existe dans la presse pour enfant, n’existe pas à la télévision.

 

Sur le plan personnel, cette situation de monopole me permet de bien dormir – la concurrence étant inexistante, elle ne vient pas hanter mes nuits –, mais sur le plan du droit à l’information des enfants, droit auquel vous vous intéressez, c’est préoccupant. Les dirigeants des chaînes publiques feraient bien d’en prendre conscience.

 

M. le Président : Je vous remercie de cet exposé à la fois très honnête et très paradoxal.

 

Mme Bernadette ISAAC-SIBILLE : Cette intervention et celle de Mme Dagnaud m’amènent à me poser une question. Il a été dit, tout à l’heure, que l’on ne laissait pas le temps aux enfants de vivre leur vie d’enfant. Il est vrai que lorsqu’on est petit, on a quelquefois besoin de ne rien faire. Or nous sommes dans une société où, actuellement, l’on souhaite – par la télévision et les journaux – que tout soit fait pour les enfants ; de ce fait, on ne laisse pas les enfants vivre leur vie d’enfants.

 

Mme Dagnaud disait très justement que d’un côté, avec les multimédias, l’apprentissage était trop rapide, et que de l’autre, avec l’école traditionnelle, il était peut-être trop lent. Avec les machines à calculer, les mots " diviser, multiplier ou soustraire " ne signifient plus rien pour eux.

 

A vouloir trop s’occuper des enfants, ne risque-t-on pas d’en faire, non pas des futurs citoyens, mais des petits hommes ou des petits adultes très jeunes ?

 

M. Pierre-Christophe BAGUET : S’agissant du Journal des enfants, j’aurais quelques questions à poser à M. Pflimlin.

 

Connaissez-vous le profil de votre lectorat – quelles sont les professions des parents des cinquante mille enfants abonnés ? Connaissez-vous la couverture géographique de votre journal – est-ce plutôt un milieu urbain ou rural ? Enfin, sous quelle forme se fait l’exploitation du " Journal des enfants " à l’école ? Quels sont les critères de diffusion ? Quelle est la couverture géographique des écoles ?

 

En ce qui concerne le JTJ, j’aimerais savoir si cet appel au service public pourrait se faire dans des conditions analogues, avec les mêmes moyens financiers ? Quel est le coût du JTJ ? Enfin, le créneau de 19 heures 50 est-il un créneau auquel vous avez particulièrement réfléchi ou pourrait-il être diffusé à un autre moment – pour éviter qu’il soit en concurrence avec les recettes publicitaires des chaînes publiques ?

 

M. Rémy PFLIMLIN : Je répondrai tout d’abord à la question posée par Mme le député.

 

De fait, aujourd’hui, l’enfant est exposé à un certain nombre d’informations qui lui font perdre une part d’enfance. Lorsqu’il y a un grave problème de société, parce que la télévision fonctionne, parce qu’il entend ses parents discuter à table, parce qu’il voit dans la rue des affiches racoleuses, il y est exposé.

 

A partir du moment où il y est exposé, mieux vaut lui en parler franchement, afin d’éviter la construction d’un univers fantasmagorique et employer des termes clairs qui lui permettront de comprendre le monde dans lequel il vit.

 

Si nous voulions préserver l’enfant et cette part d’enfance si importante, il ne faudrait lui parler ni de drames, ni de difficultés, ni de guerres. A partir du moment où il y est de toute façon exposé, peut-être vaut-il mieux utiliser des termes qu’il comprend, le mettre en situation et lui donner des voies d’espoir – ce que nous essayons de faire.

 

En ce qui concerne la diffusion du " Journal des enfants ", nous ne disposons pas de base de données marketing précises nous permettant d’analyser l’origine de nos lecteurs. Toutefois, je puis vous dire que notre journal est diffusé sur la France entière, avec une corrélation assez forte entre la diffusion du " Journal des enfants " et la lecture des quotidiens. La lecture des quotidiens étant par exemple importante dans le nord de la France, la diffusion de notre journal l’est également.

 

S’agissant de la diffusion de notre journal dans les écoles, nous faisons régulièrement des propositions aux établissements, soit à travers les centres de documentation, soit à travers les principaux des collèges. La décision d’abonnement est prise en fonction du budget disponible et du choix des principaux.

 

Il est clair que, aujourd’hui, la lecture du " Journal des enfants " est plus importante dans les foyers où la lecture est déjà présente que dans ceux où elle est inexistante. Je pense même que si les parents abonnent leur enfant au JDE, c’est certainement parce qu’ils sont eux-mêmes abonnés à un journal.

 

Ce qui nous semble capital aujourd’hui au niveau de la presse régionale, c’est de faire en sorte que la lecture entre, à travers l’école, dans des familles qui ont perdu cette habitude. Un effort considérable doit être réalisé non seulement pour apprendre à lire et à s’informer, mais également pour réapprendre à s’intéresser à ce qui se passe autour de nous.

 

M. Pascal PETIT : Je rejoins tout à fait M. Pflimlin en ce qui concerne la demande d’information des enfants. Ils sont submergés par les images et regardent, la plupart du temps, de façon captive – parce qu’ils dînent avec leurs parents devant la télévision –, le journal de 20 heures sans rien y comprendre. Il nous appartient donc de donner un sens aux images qu’ils peuvent voir.

 

S’agissant du budget du JTJ, je vous donnerai des chiffres très précis : nous réalisons deux cent quinze émissions entre le 1er septembre et le 30 juin pour un budget de cinq millions de francs, soit un coût de vingt mille francs par émission. Cela est largement accessible au service public, puisque cinq millions de francs correspondent à une émission de divertissement sur TF1 en première partie de soirée.

 

L’horaire de notre journal – pendant la publicité sur les autres chaînes – n’est, bien entendu, pas totalement innocent. Nous voulons que les enfants puissent dire à leurs parents que ce qu’ils vont voir à 20 heures dans leur journal télévisé, ils l’ont déjà vu sur Canal J, avec les mêmes images, mais avec d’autres explications. De ce fait, un dialogue peut se nouer entre les parents et les enfants.

 

Cet horaire – 19 heures 50 – a donc été choisi pour une question de visibilité, mais rien n’interdirait à une chaîne de diffuser un tel journal entre 18 et 19 heures, c’est-à-dire après l’école. Cependant, je ne suis pas sûr que cela fidéliserait le public. Mais je ne vois aucune raison qui empêcherait la diffusion d’un tel journal à 19 heures 45 sur une chaîne publique – au contraire, il s’agit d’un journal qui peut rassembler les parents et les enfants.

 

L’autre solution, pour que les dirigeants du service public se posent moins de questions, serait peut-être de diminuer la part de publicité qui finance France 2...

 

M. le Président : Nous ne sommes pas chargés d’établir le programme des chaînes, mais si l’on envisageait de diffuser sur une chaîne publique un journal pour les enfants juste avant le journal de 20 heures, cela serait compliqué et peut être redondant. Vous, vous pouvez le faire parce que vous n’avez que ce journal. Considérez-vous que cette solution serait envisageable ?

 

M. Pascal PETIT : Cela existe ailleurs, notamment sur la BBC. Le journal pour les enfants est diffusé à 17 heures. A cette heure-là, aucune autre chaîne publique ne diffuse d’informations pour les adultes ; s’il se passe un événement important dans le monde, c’est donc le journal pour les enfants qui l’annoncera.

 

M. le Président : Certes, mais le journal pour les enfants est à 17 heures, c’est-à-dire bien avant celui destiné aux adultes.

 

M. Pascal PETIT : Oui, celui des adultes passe plus tard.

 

M. le Président : Ce type de journal pour enfants existe donc dans la plupart des pays ?

 

M. Pascal PETIT : Dans tous les pays européens ; dix-sept pays européens nous ont montré ce qu’ils faisaient et celui de la BBC existe depuis vingt-cinq ans.

 

M. Pierre CARASSUS : S’agit-il du même type de journal que le vôtre ?

 

M. Pascal PETIT : Chaque journal est, bien entendu, adapté à la culture du pays, mais l’on traite un peu les mêmes informations. En tout cas, nous avons le même objectif : expliquer aux enfants l’actualité du monde.

 

Dans certains journaux européens, on traite exclusivement l’actualité des enfants
– par exemple, pour ou contre l’argent de poche.

 

M. le Président : Pouvez-vous nous faire passer une note relative à ce qui se passe dans les autres pays et les caractéristiques de ces journaux télévisés ?

 

M. Pascal PETIT : Nous avons déjà établi un dossier de presse à ce sujet que nous avons diffusé il y a un mois et que je peux vous communiquer.

 

M. Jean-Paul BRET, rapporteur : Connaissez-vous l’audience de votre journal ? Par ailleurs, existe-t-il une forme d’interactivité qui vous permet de connaître les réactions des enfants qui regardent votre journal ?

 

M. Pascal PETIT : Il s’agit là d’une partie importante du journal, car nous souhaitions que les enfants se l’approprient. Nous allons donc les voir une fois par mois chez eux ou dans les écoles pour leur demander ce qui les a le plus marqués dans l’actualité des quinze derniers jours. Nous filmons ces visites et les diffusons dans le journal.

 

D’autre part, nous leur demandons tous les jours d’envoyer des dessins sur ce qui les a le plus marqués dans l’actualité ; en six mois d’existence, nous en avons reçu neuf cents et diffusé cent cinquante – un par jour. Nous recevons également beaucoup de courrier des enfants, comme des parents.

 

On leur demande aussi, sur les sujets de société importants – je pense notamment à l’exécution de l’Américaine Karla Tucker, il y a quelques semaines au Texas –, de s’exprimer, soit par le Minitel, soit par courrier. Les réactions sont donc quasi immédiates et nombreuses. Le dernier sujet sur lequel nous avons lancé un débat est l’exhumation du corps d’Yves Montand.

 

Il y a deux mois, nous avons lancé une opération autour d’un petit garçon russe venu en France grâce à l’association " La chaîne de l’espoir ", pour se faire opérer d’une malformation cardiaque. Nous suivons ce petit garçon depuis son arrivée en France ; tous les vendredis soir nous faisons le point sur l’évolution de son état. Depuis le début de cette opération, nous recevons une centaine de lettres, de colis et de cadeaux par jour pour cet enfant ; c’est un véritable raz de marée, une grande réussite. A cet âge, les enfants sont prêts à se mobiliser pour de telles causes.

 

M. le Président : Madame, messieurs, je vous remercie et vous félicite pour votre travail.

Audition de Mme Isabelle Falque-Pierrotin,
ancienne Présidente d’un groupe de travail interministériel
chargé d’élaborer un rapport sur l’Internet

(extrait du procès-verbal de la séance du 26 mars 1998)

Présidence de M. Laurent FABIUS, Président

Madame Isabelle Falque-Pierrotin est introduite.

 

M. le Président lui rappelle que les dispositions législatives relatives aux commissions d’enquête lui ont été communiquées. A l’invitation du président, Mme Isabelle Falque-Pierrotin prête serment.

 

M. le Président : Madame, je propose que vous nous présentiez un exposé liminaire, puis nous vous poserons des questions.

 

Mme Isabelle FALQUE-PIERROTIN : M. le Président, je voudrais, en introduction, préciser que je m’exprimerai, aujourd’hui, en mon nom propre et non pas au nom du Conseil d’Etat, qui travaille, par ailleurs, sur ces questions juridiques liées à la protection de l’enfant. Je vous livrerai aujourd’hui mon expertise qui s’appuie sur les travaux que j’ai eu l’occasion de mener à bien sur ces questions.

 

La protection de l’enfant est un sujet qui a cristallisé le débat sur la régulation de la société de l’information et de l’Internet. Pourquoi ? Parce que cela illustre de façon magistrale l’ambivalence de cette société de l’information : on veut à la fois raccorder toutes les écoles, car l’Internet et la société de l’information sont porteurs de connaissances et d’amélioration pour les enfants, et en même temps on dénonce les démarches pédophiles, le recueil d’informations illicites contre les enfants, car on craint d’avoir introduit le loup dans la bergerie.

 

Il y a donc une émotivité extrêmement forte, car s’il existe un sujet sur lequel tout le monde est d’accord, c’est bien la protection de l’enfant, en France comme au plan international. Il s’agit d’un débat qui s’est développé depuis 1996 environ.

 

Les premières réponses à cette question – que faire pour assurer la protection de l’enfant sur les réseaux – ont été des réponses de réglementation classique. Les Français, les Américains, ont les uns après les autres essayé d’appliquer la réglementation classique pour limiter les atteintes au droit de l’enfant sur les réseaux et dans la société de l’information. Dans les deux cas, ce fut un échec. Le " Communication Decency Act " a été annulé par la Cour suprême américaine et les " amendements Fillon ", qui venaient en complément de la loi Télécom en juillet 1996, ont eux aussi été annulés.

 

Face à ce premier échec, un certain nombre d’expérimentations, qui reposent largement sur l’autorégulation des acteurs, sont en cours dans l’ensemble des pays. Nous allons analyser ce qui s’est passé, essayer de dépasser une approche relativement émotive et voir ce que l’on peut faire pour assurer la protection de l’enfant dans un espace radicalement nouveau.

 

En premier lieu, l’enfant n’est pas nu dans cette société de l’information ; on a déjà toute une série de réglementations qui s’appliquent, qui peuvent assurer la protection de l’enfant, en France et à l’étranger. Je n’énumérerai pas la liste de tous les textes du code pénal ou des textes spécialisés, mais nous disposons d’un arsenal législatif et réglementaire qui permet d’agir sur le territoire national.

 

Cela étant, un certain nombre de spécificités de ce nouvel espace font que cette réglementation étatique est souvent inefficace. Quelles sont ces spécificités ? Il y en a quatre.

 

Premièrement, nous nous situons dans un espace international, alors que la réglementation classique est territoriale.

 

Deuxièmement, l’hétérogénéité des acteurs est extrêmement forte. Dans la réglementation classique, les acteurs étaient clairement identifiés – les chaînes de télévision, un certain nombre d’opérateurs économiques – et on pouvait faire peser sur eux des obligations homogènes. Dans le cas de l’Internet et de la société de l’information, tout un chacun peut tout faire à tout moment sur ce réseau. Il paraît donc relativement difficile de faire peser des obligations homogènes sur des particuliers, des associations, des sociétés, etc.

 

Troisièmement, le caractère extrêmement hétérogéne et décentralisé de ce qui se passe sur le réseau. Il n’y a pas un point de contrôle unique sur lequel on pourrait faire peser un certain nombre d’obligations, comme dans le cas du Minitel avec France Télécom. Tout le monde peut entrer dans ce réseau par de nombreuses portes.

 

Quatrièmement, ces réseaux se sont constitués autour de la notion de liberté. De ce fait, toute personne, tout Gouvernement qui prétend introduire une réglementation qui par définition sera restrictive, se voit opposer toute la philosophie extrêmement libérale, voire libertaire du réseau.

 

On se rend bien compte qu’il va falloir trouver d’autres solutions. Quelles sont celles qui ont été imaginées ?

 

Ce sont des solutions qui reposent largement sur l’autorégulation, c’est-à-dire la volonté des acteurs de policer leur contenu, d’assurer une partie de cette protection des enfants que l’on souhaite. Les techniques sont variées.

 

La première, ce sont ces fameux logiciels de tri.

 

Vous mettez sur votre ordinateur un logiciel de tri vous permettant de sélectionner les mots clés que vous acceptez, ou non, à la réception sur votre ordinateur. Un certain nombre de produits existent, mais ils sont peu utilisés – 15 % des utilisateurs en ont un. En outre, ces logiciels sont frustes : le mot clé est aveugle et va traiter de la même manière un site pornographique, que vous voulez justement interdire, et un site médical ou d’informations, sur le sida par exemple. Il s’agit donc d’une première réponse, mais qui est loin d’être satisfaisante.

 

La deuxième solution est la classification des sites.

 

La méthode est de mettre des étiquettes sur les sites et de faire son choix sur l’ordinateur, en fonction de cela. Les étiquettes peuvent se spécialiser, par exemple, dans la protection de l’enfant. Il s’agit là d’un système plus intéressant qui s’est développé à l’initiative des Américains. Il repose sur une norme internationale " PICS ", mais pose également un certain nombre de questions.

 

Quelles sont en effet les instances qui vont classifier ? Sont-elles légitimes d’un point de vue démocratique ? Quelles sont les conséquences de la classification ? Les sites qui n’auraient pas reçu d’étiquettes seront-ils encore acceptés dans les moteurs de recherche et par les différents fournisseurs d’accès ? N’allons-nous pas aboutir à cantonner ces sites non classifiés à la périphérie de cette société d’information ?

 

Il existe donc des risques liés au développement de ces techniques de classification et surtout celui de substituer à la censure publique gouvernementale, une censure privée faite par des instances dont la légitimité peut être contestée.

 

Troisième technique d’autorégulation, celle des hotlines. Les hotlines sont des lignes d’appel d’urgence mises en place d’abord en Angleterre et aux Pays-Bas, puis progressivement adoptées dans un certain nombre d’autres pays.

 

Le processus est, en lui-même, assez contestable, puisque, en réalité, on appelle à une délation universelle. Il peut être acceptable dans le cas spécifique de la protection de l’enfant, car s’il y a un sujet sur lequel nous sommes tous d’accord, c’est bien de dénoncer les atteintes éventuelles aux enfants. Par ailleurs, cet outil pose les mêmes types de questions que celles relative à la classification des sites : qui va gérer les hotlines ? Les seuls fournisseurs d’accès vont-ils décider de leur propre chef de couper des sites qui seraient contraires, selon eux, aux intérêts des enfants? Quels critères seront employés ? Le juge sera-t-il systématiquement saisi des images pédophiles sur lesquelles l’alerte sera donnée par les hotlines et qui seront ensuite coupées par le fournisseur d’accès ?

 

Toutes ces nouvelles techniques ne sont donc pas sans poser de difficultés, et il est nécessaire, sur ces questions, d’avoir une réflexion globale et complète, de manière à assurer une protection satisfaisante de l’enfant.

 

Par rapport à ces idées et à ces innovations, où se situe la France et que pourrait-on dire du cas spécifique français ?

 

Il conviendrait, tout d’abord, d’appliquer notre droit. Si, effectivement, nous avons des textes, ils ne sont ni connus, ni correctement appliqués par les parquets. En l’absence d’une circulaire définissant une politique pénale par rapport à la société de l’information, il existe une extrême hétérogénéité de ce qui se passe au niveau des différentes juridictions ; on ne peut pas dire, aujourd’hui, qu’il y ait une doctrine claire sur la responsabilité et sur les mesures à prendre lorsqu’il y a un certain nombre d’atteintes manifestes aux droits de l’enfant. A ma connaissance, aucune affaire n’a été jugée au fond, en France, sur l’ensemble de ces questions – les affaires de ce type n’ont été jugées qu’en référé. Il faut donc faire connaître le droit, le faire appliquer et donner à la justice et à la police les moyens de faire leur travail. Dans les auditions que j’ai pu mener au Conseil d’Etat, il est apparu, par exemple, que la brigade de protection des mineurs, jusqu’à présent, ne disposait pas d’accès à l’Internet. Elle dépend donc, pour réaliser ses investigations, du SEFTI dépendant du ministère de l’intérieur et d’une équipe de la gendarmerie. Face à un environnement aussi mouvant et rapide que l’Internet, il faut donc se doter des moyens correspondants.

 

Deuxième orientation, il conviendrait de travailler sur l’autorégulation. Cette question est discutée depuis deux ans, mais les travaux n’ont, pour l’instant, pas débouché. Nous ne disposons ni de véritable organisation regroupant l’ensemble des acteurs, ni de procédé d’autorégulation de type hotlines ou code de conduite. Il existe bien un code de conduite réalisé par les fournisseurs d’accès, mais il est relativement modeste et ne s’intéresse pas dans le détail à l’ensemble de ces questions.

 

Troisièmement, il serait opportun de mener une campagne d’information massive et précise sur l’ensemble de ces questions. Cela existe aux Etats-Unis, où elle est mise en œuvre à la fois par le Gouvernement et par les acteurs privés. Mais, en France, les parents et les enfants ne sont pas formés à l’ensemble de ces nouveaux enjeux.

 

Quatrième orientation, nous avons beaucoup parlé en France, récemment, du raccordement des écoles. Face à ce projet, il n’y a pas de réflexion parallèle sur le filtrage et la position que les écoles et les bibliothèques devront adopter par rapport à ces techniques de raccordement. En ce moment, un débat extrêmement vif a lieu aux Etats-Unis à ce sujet, et les sénateurs ont voté une loi stipulant que les écoles et les bibliothèques se verraient retirer leurs subventions pour le raccordement si elles ne mettaient pas en place des dispositifs de filtrage. Bien évidemment, toutes les associations de défense des libertés se sont fortement émues en soutenant que, pour un certain nombre d’utilisateurs, l’accès à l’Internet ne se faisait que par l’école ou par la bibliothèque, et que donc, de ce fait, on allait restreindre la liberté d’expression et de communication.

 

Ce débat doit avoir lieu en France et devrait s’organiser, soit à l’initiative de parlementaires, soit au sein de l’organisme d’autorégulation qui pourrait se mettre en place.

 

Dernière orientation, développer la coopération internationale. Cela se met en place progressivement. La communauté européenne a été extrêmement active depuis un an sur ces questions. La France, jusqu’à présent, y a participé, mais nous ne sommes pas suffisamment actifs au sein des ces instances internationales qui définissent les règles qui présideront à la protection de nos enfants.

 

M. le Président : Je vous remercie, madame, de cet exposé très intéressant.

 

M. Jean-Paul BRET, rapporteur : Madame, vous nous avez dit qu’il convenait d’appliquer, dans un premier temps, notre arsenal juridique. Puis, vous nous avez démontré qu’il était inapplicable. N’y a-t-il pas là un paradoxe ?

 

Par ailleurs, existe-t-il des exemples pour lesquels notre droit a pu être appliqué à des faits délictueux constatés sur l’Internet ?

 

Mme Isabelle FALQUE-PIERROTIN : Votre question n’est pas spécifique aux droits de l’enfant, c’est une question très générale concernant l’Internet.

 

Il n’existe pas une bonne réponse pour lutter contre les contenus litigieux sur l’Internet. Il ne faut pas opposer la réglementation étatique et le reste. En réalité, les deux réponses doivent se combiner. Il est clair que le salut total ne viendra pas d’une réglementation étatique. Bien entendu, cette réglementation s’appliquera sur le territoire national, face à un certain nombre d’acteurs, mais il faudra la combiner avec d’autres types de solution et notamment l’autorégulation.

 

Mme Christine BOUTIN : Je voudrais revenir sur la présence de l’Internet à l’école : je suis moins inquiète que vous sur ce point.

 

Il me semble que la liberté doit s’exprimer et que l’Internet est une grande chance pour tout le monde. Le danger que vous évoquez, et qui est réel, existe peut-être davantage en dehors de l’école ; en effet, on peut imaginer que l’accès à l’Internet à l’école sera contrôlé.

 

Je suis très attachée au principe de liberté, je sais que sur l’Internet se trouvent des sites épouvantables, mais il faut déjà avoir la volonté d’aller les chercher. Je ne pense pas que ce soit à l’intérieur de l’école que se pose véritablement le problème, c’est plutôt à l’extérieur.

 

Mme Isabelle FALQUE-PIERROTIN : Il va de soi que si les écoles offrent un accès à l’Internet, elles devront restreindre et filtrer un certain nombre de contenus. C’est sur cette question précise qu’il conviendra de définir une position, une politique claire : quels sont les contenus auxquels les écoles auront accès et ceux auxquels elles n’auront pas accès ?

 

Tel est le débat qui se noue aux Etats-Unis, car certaines personnes répondent, face à ces restrictions, que l’école n’est pas simplement fréquentée par des élèves, qu’il y a également des professeurs qui n’accepteront pas de se voir restreindre l’accès à un certain nombre de sites.

 

Je ne dis pas que l’école est un lieu de danger, mais qu’elle pose de nombreuses questions très concrètes sur lesquelles nous n’avons pas, en France, débattu, et sur lesquelles il convient de réfléchir avant de raccorder toutes les écoles.

 

M. Pierre CARASSUS : Madame, vous nous avez dit qu’aucune affaire concernant ce nouveau domaine n’avait été jugée sur le fond. Pourquoi ?

 

Mme Isabelle FALQUE-PIERROTIN : Tout d’abord, je crois que les référés répondaient à une urgence. Il y a eu, par exemple, une affaire de site révisionniste, soulevée par l’Union des étudiants juifs de France ; un problème de droit d’auteur – un étudiant de l’ENFPTT avait diffusé des extraits non autorisés de chansons de Brel et de Sardou.

 

Le juge, de façon raisonnable d’ailleurs, a pris assez rapidement des positions conservatoires, tout en considérant qu’il s’agissait d’un sujet nouveau sur lequel il fallait réfléchir et qu’il convenait de renvoyer au fond les questions de principe, notamment celle de la responsabilité, qui n’a jamais été vraiment jugée en France. Qui est responsable dans le cas de mise sur le réseau d’un site illégal ?

 

M. le Président : Vous avez fait allusion à l’autorégulation et aux démarches qui ont été entreprises pour essayer de donner un contenu à tout cela. Où en est-on ?

 

Mme Isabelle FALQUE-PIERROTIN : Le travail sur l’autorégulation se déroule depuis environ deux ans. Il a commencé sous la présidence de M. Antoine Beaussant – qui était président du GESTE – à la demande de M. François Fillon.

 

Ce travail, qui a duré six mois, a débouché sur la rédaction d’une charte d’autorégulation et sur la proposition d’un Conseil de l’Internet, mais pas sur un consensus ; elle n’a pas reçu l’approbation générale de tous les acteurs et notamment des utilisateurs. Les travaux se sont poursuivis sous une forme allégée sous la présidence du professeur Vivant
– professeur de droit très compétent sur ces questions. Ils ont conduit à la rédaction d’un document plus court, le " Manifeste ", en juillet 1997.

 

Depuis le mois de juillet, il ne s’est pas passé grand chose. Seule l’association des fournisseurs d’accès, l’AFA, regroupant l’ensemble des fournisseurs d’accès français, a rédigé un code de conduite dans lequel elle définit leurs pratiques et fixe un certain nombre de principes. Mais cela n’intéresse que les fournisseurs d’accès et correspond à un code professionnel ; en outre la légitimité de l’AFA, compte tenu de l’ensemble des opérations de fusion ou de rapprochement qui ont eu lieu, doit être renforcée.

 

Il n’existe pas, aujourd’hui, d’organisation représentative de l’ensemble des acteurs ; il n’y a pas véritablement de cadre d’autorégulation qui se soit mis en place ; il n’y a pas de processus de type hotlines qui se soit mis en place. Cela est très préoccupant, car l’ensemble de la négociation internationale avance et repose largement sur l’autorégulation, du fait que nos partenaires américains sont très motivés et acceptent très bien, au plan international, la démarche d’opérateurs privés ; or nous n’avons personne à mettre en face pour participer à cette négociation.

 

Nous en avons d’ailleurs souffert pas plus tard qu’hier, puisque l’OCDE a organisé un forum sur l’autorégulation ; il a été extrêmement difficile d’arriver à une représentation française, privée ou publique, qui soit légitime et qui puisse faire état de nos travaux.

 

M. le Président : Que devons-nous faire pour que les choses évoluent ?

 

Mme Isabelle FALQUE-PIERROTIN : J’avais recommandé, lors de mes précédents travaux, la constitution d’un organisme pluraliste, c’est-à-dire associant l’ensemble des acteurs. Les enseignements de l’échec des " amendements Fillon " conduisent en effet à éliminer un organisme qui aurait un rôle autoritaire et se substituerait au juge. Il existe au moins un point sur lequel l’ensemble des acteurs s’accordent, c’est que la qualification finale des infractions doit relever du juge. Tout ce que doit faire l’autorégulation, c’est se situer avant le juge de manière à éclairer le choix des parties et du juge.

 

Il s’agirait d’un organisme pluraliste, consultatif, chargé de réunir l’intelligence et la compétence sur ces questions et d’éclairer le choix des uns et des autres.

 

Cela étant, il s’agit d’une question sur laquelle nous travaillons, au Conseil d’Etat, et sur lequel nous allons faire une recommandation ces jours-ci au Gouvernement.

 

M. Jean-Paul BRET, rapporteur : Vous parlez d’autorégulation, mais force est de constater qu’elle est encore insignifiante en France, elle ne fonctionne pas.

 

Mme Isabelle FALQUE-PIERROTIN : Non, pas en France.

 

Sur ce sujet, nous sommes, dans bien des cas, dans des querelles idéologiques. Pour certains, il n’y a que l’Etat souverain qui peut prendre correctement en compte ces questions. Pour d’autres, ceux qui ont une philosophie libertaire, c’est l’autorégulation qui va tout régler. Je pense que ces deux positions sont fausses et qu’il convient de combiner, sans idéologie, ces deux types de réponses pour arriver, in fine, à un résultat concrêt et pragmatique.

 

M. le Président : Madame, je vous remercie de votre intervention qui nous a beaucoup intéressés.

Audition de MM. Pierre Tournemire,
Secrétaire général adjoint de la Ligue de l’enseignement,
Jacques Henrard,
Secrétaire général de la Jeunesse au plein air (JPA),
Jacques Demeulier, Directeur général
des centres d’entraînement aux méthodes d’éducation active (CEMEA)
et Pierre de Rosa, Vice-président des Francas

(extrait du procès-verbal de la séance du 26 mars 1998)

Présidence de M. Laurent FABIUS, Président

Messieurs Pierre Tournemire, Jacques Henrard, Jacques Demeulier et Pierre de Rosa sont introduits.

 

M. le Président leur rappelle que les dispositions législatives relatives aux commissions d’enquête leur ont été communiquées. A l’invitation du Président, MM. Pierre Tournemire, Jacques Henrard, Jacques Demeulier et Pierre de Rosa prêtent serment.

 

M. le Président : Messieurs, je propose que vous nous présentiez un exposé liminaire, puis nous vous poserons des questions.

 

M. Pierre TOURNEMIRE : M. le Président, mesdames, messieurs les députés, votre commission a déjà entendu plusieurs organismes lui exposer des situations dramatiques d’enfants battus ou mal nourris. Au regard de ces situations, notre propos peut paraître secondaire. Pourtant, dans notre tradition républicaine, l’éducation a un rôle déterminant pour l’épanouissement des enfants et leur rôle de futurs citoyens.

 

Depuis leurs origines, nos cinq organisations ont soutenu le développement de l’éducation nationale et organisé des activités éducatives complémentaires de l’école, contribuant ainsi à assurer son lien avec la cité. Aussi, notre intervention aura deux volets : nous ferons, d’une part, des propositions relevant de la scolarisation, et, d’autre part, des propositions relevant des conditions de vie des mineurs et de leur place dans la cité. Je commencerai par la scolarisation et Jacques Henrard vous parlera de la place des enfants dans la cité.

 

Dans notre pays, l’instruction est obligatoire, l’enseignement est libre, l’école est facultative. Aussi, des enfants sont, aujourd’hui, non scolarisés et ce pour plusieurs raisons : ou leur instruction est assurée par leur famille, ou ils vivent à l’intérieur d’une secte, ou ils sont livrés à eux-mêmes et à la rue en raison de l’exclusion sociale ou de l’immigration clandestine, ou parce qu’ils ont été exclus de plusieurs établissements scolaires et qu’ils ne trouvent plus d’établissement d’accueil.

 

On ne connaît pas de chiffres précis concernant ces enfants. Le nombre varie, suivant les sources d’information, de cinq mille à vingt mille. Devant ce flou, nous proposons que soit effectué un recensement exhaustif, régulièrement actualisé, du nombre d’enfants non scolarisés et de leur situation précise.

 

Les maires ont l’obligation de dresser, à chaque rentrée scolaire, la liste de tous les enfants résidant dans leurs communes et qui sont soumis à l’obligation scolaire. Cette disposition, simple et efficace dans une France rurale avec une population stable, est difficile à mettre en œuvre dans une société urbanisée avec de forts mouvements de population. Il est donc nécessaire de créer les dispositifs adaptés et de renforcer les moyens mis à la disposition des maires pour leur permettre de remplir cette obligation.

 

Par ailleurs, il convient, une fois ces enfants recensés, de s’assurer de leur niveau d’instruction. Or les familles ou les établissements d’enseignement privé qui ne sont pas liés à l’Etat par contrat sont entièrement libres dans le choix des méthodes, des programmes et des livres. Le contrôle par l’Etat se limite au respect de l’ordre public et des bonnes mœurs et à la prévention sanitaire et sociale. Il ne peut porter sur l’enseignement que pour vérifier s’il est conforme à la morale, à la Constitution et aux lois.

 

Pour ces enfants non scolarisés, la loi a prévu qu’à l’âge de huit, dix et douze ans, ils feront l’objet d’une enquête sommaire de la mairie compétente qui est transmise à l’éducation nationale. Ces contrôles sont notoirement insuffisants et, en tous cas, ne donnent pas de garanties sur le niveau d’instruction réel. Des enfants sont ainsi en danger. Pour le moins, ils rencontreront des difficultés majeures dans leur insertion sociale et professionnelle.

 

Le code de l’éducation, examiné prochainement par le Parlement, réglera d’ailleurs une anomalie : si la scolarité est obligatoire jusqu’à seize ans, l’instruction ne l’était que jusqu’à treize ans, puisque l’ordonnance de 1959 portant sur la prolongation de la scolarité obligatoire n’avait pas touché à l’instruction. Il nous semble nécessaire d’aller plus loin.

 

S’appuyant sur la loi d’orientation de 1989, sur la protection des mineurs et sur les Conventions internationales signées par la France, il conviendrait, d’une part, de remplacer l’enquête sommaire par une réelle évaluation faite par l’éducation nationale des connaissances acquises par rapport à des contenus d’enseignement fixés par elle à huit, dix, douze, quatorze et seize ans, et, d’autre part, de faciliter et de multiplier les contrôles par les inspecteurs de l’éducation nationale avec la possibilité, pour les sectes, d’avoir recours à l’aide de la gendarmerie.

 

Un rapport annuel devrait être présenté au Parlement sur le nombre d’enfants non scolarisés et les évaluations de leurs connaissances par l’éducation nationale.

 

Qu’en est-il des enfants exclus des établissements scolaires ?

 

Si l’on peut comprendre qu’il soit parfois nécessaire d’exclure un élève d’un établissement scolaire pour maintenir des conditions normales d’enseignement, il n’est pas acceptable que la poursuite de la scolarité de ces enfants ne fasse pas l’objet d’un suivi précis. Des mesures réglementaires devraient conduire les chefs d’établissement à trouver des solutions, notamment par le biais des commissions départementales d’éducation spécialisée, en liaison avec la protection judiciaire de la jeunesse et les services de l’aide sociale à l’enfance des conseil généraux.

 

J’aborderai maintenant le thème suivant : l’inégalité devant l’éducation.

 

Un récent rapport de l’inspection générale de l’éducation nationale constate que les écarts entre les établissements et, à l’intérieur des établissements, entre les classes, se creusent. Les cas extrêmes se développent. D’un côté, les établissements " chocs ", avec ségrégation sociale et insécurité. D’un autre côté, les établissements " chics ", d’élite, attractifs et protégés. On peut, aujourd’hui, s’interroger : qu’y a-t-il de commun entre un collège rural, celui d’une banlieue difficile et un collège de centre ville ?

 

Si l’éducation nationale a apporté des réponses à cette situation depuis une quinzaine d’années, elles manquent de continuité et d’énergie. Aucune politique d’ensemble de mobilisation contre les inégalités n’a été bâtie. Or, ces inégalités d’accès à l’éducation ne sont pas acceptables dans une démocratie.

 

Le Parlement doit donc fixer les orientations d’une telle politique, mettre en place un observatoire et exiger un rapport annuel, avant le vote du budget, sur les mesures prises par l’éducation nationale.

 

Dernier point : l’éducation à la citoyenneté.

 

Depuis une quinzaine d’années, la demande sociale d’éducation à la citoyenneté se fait plus pressante, à mesure que le tissu social et les repères traditionnels s’affaiblissent. Le système éducatif ne répond qu’imparfaitement à cette demande, même si, localement, des initiatives exemplaires existent.

 

Plus que jamais, la situation de notre pays exige qu’une attention particulière soit portée à l’éducation à la citoyenneté. Le Parlement doit demander à l’éducation nationale de prendre toutes les mesures adéquates et de lui fournir un rapport annuel sur le niveau d’instruction civique des élèves quittant la scolarité.

 

Mais la citoyenneté est, avant tout, un apprentissage et les conditions doivent être créées pour qu’au cours de la scolarité, tous les élèves aient une pratique dans l’établissement scolaire et autour de celui-ci. C’est l’objet du deuxième volet des propositions de nos organisations que va présenter Jacques Henrard.

 

M. Jacques HENRARD : M. le Président, mesdames, messieurs les députés, dans la continuité des propos de Pierre Tournemire, un certain nombre d’autres droits ne peuvent être exercés par les jeunes aujourd’hui. Pourtant, ces droits concourent tous au développement harmonieux des jeunes, à la lutte contre l’exclusion et à l’exercice d’une réelle citoyenneté. La pratique de ces droits complète et amplifie la lutte contre les inégalités.

 

En effet, les lieux de formation et d’éducation ne se limitent plus à l’école. Le temps passé hors de l’école est probablement aussi important et, en tout cas, creuse ou accentue les inégalités selon que les jeunes ont accès ou non à la pratique de ces droits. Nous avons recensé et développé, dans le dossier que nous vous laisserons, de nombreux droits dont la pratique reste à développer.

 

Les propositions que nous faisons sont multiples. Dans ce dossier, vous trouverez un état des lieux, les propositions et l’implication nécessaire de l’Etat pour chacun. Elles s’inscrivent soit dans le court terme, soit dans le moyen terme, et, par ailleurs, relèvent soit de la loi, soit d’une décision réglementaire. J’en développerai trois.

 

Premièrement, le droit à l’éducation.

 

Ce que vient de dire Pierre Tournemire concerne les enfants pour qui le droit à l’éducation n’est pas respecté. Au-delà, il y a aussi des enfants pour qui ce droit n’est que virtuel : ils vont à l’école, mais n’ont pas reçu les moyens nécessaires pour bien en profiter.

 

Pour certains enfants, ces moyens sont donnés par la famille et l’environnement culturel : ouverture d’esprit, capital culturel important, aide aux devoirs... Pour les autres, si l’on ne veut pas que le droit à l’éducation reste virtuel, la société doit leur donner les mêmes possibilités – de même que le droit à la santé, pour ne pas rester virtuel, doit être accompagné d’aides à la santé.

 

Cette mise en pratique du droit à l’éducation est ce que l’on appelle aujourd’hui " l’accompagnement scolaire " – aide aux devoirs, activités méthodologiques, ouverture culturelle. Ce type d’action est, depuis quelques années, pris en charge par le mouvement associatif. Il y a, en France, quelques centaines de milliers d’enfants qui en bénéficient.

 

Mais les associations s’essoufflent. Il faut non seulement des moyens, mais également une réelle volonté. Pour rendre réel le droit à l’éducation, nous demandons une vraie et concrète politique d’accompagnement scolaire, impulsée par l’Etat en partenariat avec les collectivités territoriales.

 

Cette politique devrait se traduire par une institution d’Etat chargée du problème
– une direction du ministère de l’éducation, par exemple – et également par un plan national d’accompagnement scolaire avec définition d’une doctrine, élaboration d’outils pédagogiques et soutien aux associations.

 

D’autres outils existent, mais sont insuffisamment utilisés. C’est, par exemple, le cas des classes de découverte. Elles sont, pour les enfants qui en bénéficient, un apport culturel indispensable permettant de lutter contre les inégalités sociales. Chaque enfant devrait pouvoir partir au moins une fois, au cours de sa scolarité, en classe de découverte. Cette disposition pourrait figurer dans le cadre de l’obligation scolaire.

 

Deuxièmement, le droit aux vacances et aux loisirs éducatifs.

 

S’agissant des vacances, nous savons qu’un tiers des enfants ne partent pas chaque année, soit quatre millions d’enfants qui ne sortent jamais de leur univers quotidien.

 

Comment peut-on devenir un adulte ouvert, curieux, solidaire, citoyen, quand on passe sa jeunesse à " galérer "dans des quartiers de béton sans activité ? Comment ne pas comprendre la violence et l’errance, quand on sait que ces jeunes n’ont rien à faire, rien à vouloir, rien à construire ?

 

Conformément à l’article 31 de la Convention internationale des droits de l’enfant, nous réclamons un vrai droit aux vacances. Pour cela, il est important de développer les vacances collectives qui sont un apprentissage de la vie sociale et de créer un chèque vacances collectives/jeunes qui soit un droit pour chacun.

 

Une telle disposition aurait pour objet de regrouper les diverses aides existantes pour en assurer une meilleure utilisation par les familles et s’inscrirait dans la recherche d’une réduction du coût des séjours.

 

Second point, les loisirs. Il faut préciser, dans le cadre des lois de décentralisation, les champs de compétences des communes dans ce domaine, de manière à créer les conditions réelles d’une politique publique. Nous observons, à la fois, une inégalité en matière d’équipements selon les territoires et, dans de nombreux cas, un manque d’accessibilité à ceux-ci. L’objectif est de permettre aux jeunes d’effectuer et d’affirmer des choix par rapport à une offre de loisirs.

 

Troisièmement, le droit d’association.

 

La Convention internationale des droits de l’enfant affirme que les enfants doivent avoir le droit de s’associer. C’est, en fait, le droit à construire progressivement la capacité à devenir un être social et solidaire et la capacité à devenir citoyen. C’est donc, pour notre société, pour notre démocratie, un droit fondamental, un droit qui complète le droit à l’éducation.

 

Notre législation permet aux mineurs de s’associer, mais, comme ils ne disposent pas de la " capacité juridique ", ils ne peuvent être ni président ni trésorier au sein d’une association. Deux types de réponse commencent à être apportés pour résoudre cette difficulté.

 

Tout d’abord, l’entrée d’adultes dans les associations de mineurs – élèves majeurs ou adultes proprement dit – qui assument les fonctions de responsabilité de l’association
– trésorier et président. C’est ce que recommande l’éducation nationale pour les associations de lycéens – par la circulaire Jospin de 1992. Mais cela ne peut marcher ni pour les collégiens, ni pour les jeunes à l’école.

 

Ensuite, l’incitation à la création d’associations de fait – non déclarées – n’utilisant pas de moyens financiers et ne prenant pas de véritables décisions. Ce sont des associations non pas d’action, mais de débat. Cela ne correspond pas aux finalités éducatives du droit d’association.

 

Il convient donc de chercher d’autres solutions.

 

Certains parlent d’abaisser l’âge de la majorité – M. Claude Allègre, par exemple. Nous ne sommes pas sûrs que ce soit une bonne solution, car cela poserait beaucoup de problèmes juridiques.

 

D’autres, plus nombreux, souhaitent la création d’un statut de pré-majorité pour les mineurs de seize à dix-huit ans. Cela permettrait, par exemple, de gérer un compte bancaire. C’est à étudier, mais cela poserait sans doute des problèmes juridiques difficiles ; ce n’est donc pas notre revendication.

 

Nous proposons la création d’un dispositif nouveau, garanti par les pouvoirs publics. La mise en place d’un réseau d’adultes qualifiés, réunis au sein d’un " lieu ressource ", parrainant ces associations de jeunes et assumant les responsabilités financières et juridiques de ces associations. Nous proposons que le ministère de la jeunesse et des sports soit chargé de trouver la formule adéquate en concertation avec les associations, et que celle-ci soit inscrite dans un texte de loi complétant la loi de 1901 sur les associations.

 

Plus généralement, nous souhaitons insister pour vous convaincre que le développement de la pratique de ces droits permettrait aussi, et peut-être surtout, de rendre acteurs de leur citoyenneté les jeunes, dans tous lieux et à tous moments. Il importe de développer le volet " participation " inscrit dans la Convention internationale des droits de l’enfant.

 

La citoyenneté ne se décrète pas, elle se construit tout au long de la vie. Aujourd’hui, on affirme la citoyenneté des jeunes, mais on ne sait pas réellement comment elle s’acquiert. Nous suggérons donc à votre commission la constitution d’une mission parlementaire, afin de montrer comment, où et avec qui se construit une citoyenneté active.

 

M. le Président : Messieurs, je vous remercie pour cet exposé très complet.

 

Mme Bernadette ISAAC-SIBILLE : Considérez-vous les vacances en famille comme des vacances collectives ayant droit à une aide financière ?

 

M. Pierre TOURNEMIRE : Non, la famille n’est pas une collectivité. Mais que l’on attribue des aides aux enfants afin qu’ils puissent partir en famille, cela est possible.

 

Ce que soulignait Jacques Henrard, c’est qu’un tiers des enfants ne partent pas en vacances ; ni en famille, ni en collectivité.

 

Mme Bernadette ISAAC-SIBILLE : Mais est-ce que partir en famille entre dans la définition des vacances collectives ?

 

M. Pierre TOURNEMIRE : Non, il ne s’agit pas de vacances collectives, mais des aides peuvent être attribuées aux familles. La CNAF le fait déjà. A ce sujet, il serait nécessaire d’abaisser les quotients familiaux, d’autant qu’aujourd’hui la politique nationale de la CNAF tend à revenir sur le principe des aides aux vacances.

 

M. le Président : Les termes de " vacances collectives " impliquent que plusieurs enfants partent ensemble. Ce que vous voulez savoir, Mme Isaac-Sibille, c’est si les enfants qui partent en vacances avec leur famille sont susceptibles de bénéficier de ces aides.

 

M. Jacques DEMEULIER : Notre proposition de vacances collectives ne va pas contre la famille ou contre les propositions de vacances, de loisirs ou de culture familiales, qui restent essentielles. Mais elle doit être regardée comme une solution complémentaire et intéressante, du point de vue de l’éducation des enfants, qui ont droit à une éducation familiale, responsable et efficace, mais également à une éducation en collectivité, dans des lieux divers. Collectif, signifie aussi groupe d’âges et confrontation avec des personnes plus jeunes.

 

M. Jean-Paul BRET, rapporteur : Messieurs, vous avez peu évoqué le droit d’expression des enfants au sein de l’institution scolaire. Quel est votre sentiment sur la participation ou l’association des enfants au sein des conseils d’écoles primaires ?

 

M.  Pierre de ROSA : Lorsque nous parlons de " droit de participation ", il y a, en fait, trois droits qui sont inséparables. Le droit d’expression qui est, effectivement, lié au droit à informer et à s’informer ; le droit de réunion – le droit d’avoir des opinions – et le droit d’association. Il y a une interaction entre ces droits.

 

Lorsque nous parlons de l’exercice du droit de participation, il doit, effectivement, être prévu au sein de toutes les collectivités éducatives – l’institution scolaire, les centres de loisirs, les centres de vacances...

 

A ce propos, si des progrès ont été accomplis au cours de ces dernières années, c’est quand même dans l’exercice du droit de participation, sans doute parce que c’est lorsque nous touchons à des problèmes de culture et de mentalité que nous avons le plus de mal. Nous suggérons donc de dépasser les formes de délégations d’élèves – ce qui ne veut pas dire qu’il faille les supprimer – et de faire en sorte que l’organisation et le fonctionnement de la vie collective dans les collectivités éducatives soient réellement pris en compte par l’ensemble de la collectivité des adultes ; que les enfants aient la possibilité, avec les adultes, quelle que soit leur fonction, de participer à l’élaboration ou tout au moins à l’actualisation des règles de vie.

 

Il s’agit là d’une pratique éducative dans le domaine du civisme absolument indispensable pour que les enfants acquièrent un certain nombre de repères, puissent s’en construire et comprendre à quoi correspondent les règles – celles qui sont fondées, celles qui ne le sont pas, celles qui sont d’actualité et celles qui ne le sont plus. C’est un chantier que nous souhaitons voir s’ouvrir dans toutes les collectivités éducatives.

 

M. Bernard BIRSINGER : S’agissant du temps de l’enfant, pouvez-vous estimer combien de temps passe un enfant en dehors de l’école et de sa famille ?

 

Vous avez parlé de l’aide au devoir. Je suis élu d’un département où cette forme d’accompagnement scolaire se développe, de façon spontanée et quelquefois anarchique, même s’il y a beaucoup de bonnes volontés. Ces associations effectuent un travail important. Comment les placez-vous dans ce dispositif ?

 

En ce qui concerne les vacances collectives, la question du coût des transports est importante. Nous sommes tous confrontés à ce problème, lorsque nous voulons envoyer des enfants en centre de vacances ; les tarifs de la SNCF ne sont pas adaptés à l’effort que font les villes pour offrir des vacances à tous ces jeunes. Une négociation est donc à envisager avec la SNCF.

 

Vous avez opposé les établissements scolaires " chocs " aux établissements " chics ". Ces termes résonnent bien à mon oreille, étant issu de la Seine-Saint-Denis. Et il est vrai que l’on peut se demander si l’égalité des chances est bien réelle sur l’ensemble du territoire. Ce qui se passe dans mon département est assez significatif de ce point de vue, car lorsqu’on prend, dans les collèges, ce fameux taux H/E – heures d’enseignement sur nombre d’élèves –, on est à 2,1 en France et à 1,1 en Seine-Saint-Denis.

 

Nous pouvons donc légitimement nous interroger sur cette notion d’égalité sur l’ensemble du territoire national.

 

M. Pierre CARASSUS : Je suis surpris que vous n’ayez pas évoqué les difficultés rencontrées en ce qui concerne les responsabilités en cas d’accidents. En effet, je peux constater, en tant qu’élu local, que des bonnes volontés se découragent face à ce problème. Comment vivez-vous cela ? N’y a-t-il pas là un réel problème ?

 

M. Pierre TOURNEMIRE : S’agissant de l’accompagnement scolaire, il est en effet indispensable de permettre à des élèves en échec scolaire de bénéficier d’un soutien. Si l’on veut assurer une réussite, l’accompagnement ne doit pas être uniquement scolaire. Il doit avoir un caractère éducatif, être mené en dehors de l’école, mais avec l’école – c’est-à-dire en concertation avec les enseignants.

 

C’est la raison pour laquelle l’éducation nationale ne peut pas abandonner à n’importe quelle association le soin d’organiser ces activités. Il existe une nécessité de contrôle, ne serait-ce que par rapport aux dérives que l’on peut imaginer.

 

Des dispositifs ont été mis en place, mais il est vrai qu’ils sont insuffisants et qu’il serait nécessaire de les renforcer et de les clarifier en termes d’accompagnement et de contrôle par l’éducation nationale.

 

En ce qui concerne le coût des transports, l’on peut effectivement constater une dégradation depuis un certain nombre d’années ; les voyages de groupes sont aujourd’hui soumis aux contraintes commerciales de la SNCF. De ce fait, nous souhaitons qu’une étude soit faite, en concertation avec l’Etat et la SNCF, pour que les voyages de groupes puissent se faire à des tarifs abordables.

 

Je ne reviendrai pas sur le problème des collèges " chics " et " chocs ", le rapport étant tout à fait clair à ce sujet. Les inégalités non seulement existent, mais s’amplifient. Or l’exigence d’une démocratie est de permettre l’égalité des chances par rapport à l’éducation. Nous proposons donc que des mesures précises soient prises par l’éducation nationale et que le Parlement en ait connaissance tous les ans avant le vote du budget, pour juger des efforts qui sont réellement accomplis.

 

S’agissant des accidents, il y a une évolution de la mentalité dans notre pays qui est relativement inquiétante : nous sommes incapables d’apprécier la notion de risque sans immédiatement chercher les coupables. Toute activité éducative comporte des risques. Or la dimension éducative est justement de maîtriser ces risques et de pouvoir les assumer, sans qu’il y ait de conséquences dommageables pour l’intérêt des enfants.

 

Sous la pression des médias et de l’opinion publique, une dérive est en train de s’opérer qui mettra demain en difficulté l’organisateur, qui cherchera à se protéger, voire à ne plus organiser d’activités. Il convient donc de revenir vers une bonne appréciation du risque et de sa gestion.

 

M. Pierre-Christophe BAGUET : Vous représentez les uns et les autres des mouvements d’éducation populaires ; or je suis surpris de vous entendre parler uniquement de la responsabilité de l’éducation nationale dans l’éducation de l’enfant. On sait que l’enfant passe cent quarante trois jours par an à l’école, mais certains élèves passent également cent jours par an dans les centres de loisirs.

 

Ne pensez-vous pas qu’il est urgent et nécessaire de faire travailler ensemble le monde de l’animation et le monde de l’éducation nationale – en rendant par exemple obligatoire la présence des directeurs de centre de loisirs dans les conseils d’école ?

 

M. Pierre de ROSA : Je me suis sans doute mal exprimé, mais lorsque j’ai parlé de " toutes les collectivités éducatives ", je ne parlais pas seulement de l’institution scolaire.

 

La mise en convergence de toutes les synergies éducatives, qu’elles viennent de l’éducation nationale ou de l’extérieur, est absolument nécessaire pour parvenir à mettre en cohérence un certain nombre d’actions éducatives diverses – nécessairement diverses – mais qui se complètent et qui permettent à l’enfant de se construire.

 

Je préciserai, quant au problème des accidents, que le droit de participation des enfants a souvent été opposé à la protection des enfants. Or il s’agit d’une erreur fondamentale. L’éducation consiste aussi à permettre aux enfants de passer progressivement de la dépendance du nouveau-né à l’autonomie de l’adolescent et de l’adulte. Or, c’est par la pratique progressive de l’autonomie qu’ils deviennent autonomes et qu’ils peuvent, de ce fait, se protéger plutôt que de toujours compter sur l’extérieur pour être protégés. En outre, ils acquièrent ainsi la conscience du risque qu’ils sont prêts à courir.

 

M. Jacques DEMEULIER : Je voudrais revenir sur la suggestion faite par M. le député concernant la participation du directeur du centre de loisirs au conseil d’école.

 

Il s’agit d’une proposition très concrète que l’on pourrait suivre, par exemple dans le cadre de la confrontation des points de vue, pour parvenir à des complémentarités qui pourraient éviter des situations qui ont été qualifiées d’" anarchiques " du point de vue des modalités d’intervention des bonnes volontés.

 

Je suis membre d’un conseil d’école, j’ai été membre d’un groupe de pilotage et d’évaluation d’une ZEP ; il faut aujourd’hui garantir que les temps professionnels des animateurs, des parents et des enseignants puissent correspondre. Proposer que de nouveaux professionnels assistent aux conseils d’école renforce la difficulté de trouver un horaire qui convienne à tout le monde.

 

Par ailleurs, la rencontre interprofessionnelle et la complémentarité éducative appellent de nouveaux outils – une réflexion sur la place et les limites du projet – et exigent donc une formation des enseignants, des animateurs et des parents.

 

M. le Président : Messieurs, je vous remercie d’avoir accepté notre invitation.

Audition de M. Didier Boulaud,
Président de l’Association nationale des conseils d’enfants et de jeunes (ANACEJ),
de Mme Claire Jodry, Directrice
et de M. Roger Adélaïde, Administrateur

(extrait du procès-verbal de la séance du 26 mars 1998)

Présidence de M. Laurent FABIUS, Président

Monsieur Didier Boulaud, Mme Claire Jodry et M. Roger Adélaïde sont introduits.

 

M. le Président leur rappelle que les dispositions législatives relatives aux commissions d’enquête leur ont été communiquées. A l’invitation du Président, M. Didier Boulaud, Mme Claire Jodry et M. Roger Adélaïde prêtent serment.

 

M. le Président : Madame, messieurs, je propose que vous nous présentiez un exposé liminaire, puis nous vous poserons des questions.

 

M. Didier BOULAUD : M. le Président, je voudrais tout d’abord vous présenter Claire Jodry, directrice de l’Anacej, et Roger Adélaïde, conseiller municipal à Guyancourt, dans les Yvelines, et qui s’occupe notamment du conseil municipal d’enfants et du conseil municipal de jeunes qui est en voie de réorganisation.

 

M. le Président, mesdames, messieurs les députés, mes chers collègues, je vous remercie tout d’abord d’avoir pris en considération l’Association nationale des conseils d’enfants et de jeunes, en nous invitant à participer aux réflexions de cette commission.

 

Plus de mille communes de toute taille et de toute orientation politique – ou presque – animent aujourd’hui en France un conseil municipal d’enfants et de jeunes, appelé maintenant plus communément, et afin qu’il n’y ait pas d’ambiguïté, conseil communal d’enfants et de jeunes. Trois conseils régionaux et treize conseils généraux animaient, jusqu’aux récentes élections, des conseils régionaux et généraux de jeunes.

 

A l’instar de la France, des pays comme la Belgique, l’Italie, l’Angleterre, l’Allemagne, la Suisse, la Hongrie, la Pologne, la Roumanie, mettent en place des conseils, et tiennent la France pour un pays phare en ce qui concerne la participation des jeunes à la vie de la cité.

 

Pas un jour ne se passe sans que notre association nationale, à laquelle adhèrent quatre cent trente communes et dix fédérations d’éducation populaire, ne reçoive d’appels de la part d’élus, d’enseignants, de jeunes, de militants associatifs, pour savoir comment fonctionnent les conseils, ce qu’ils font, comment les animer et quelles erreurs éviter.

 

L’intérêt pour ces conseils d’enfants et de jeunes ne cesse de croître. Ils constituent un mode de dialogue entre les élus, leurs partenaires éducatifs, associatifs, et les jeunes mineurs de neuf à dix-huit ans, élus par leurs camarades, en associant des jeunes à la réflexion sur des sujets qui les concernent, sur un territoire donné. Ils se situent à la fois dans le présent du jeune, qu’ils contribuent à améliorer, et dans son avenir, lui donnant les clés d’une citoyenneté pleine et entière.

 

Cette possibilité d’expression des jeunes débouche sur une prise en compte effective de leur parole et se traduit par des réalisations visant à améliorer leur vie dans les communes ou sur un territoire plus large, par des échanges intergénérationnels et un apprentissage réciproque des jeunes et des adultes, par des politiques " jeunesse " visant à tenir compte de la vie des jeunes, par des consultations de l’ensemble des jeunes menées par les jeunes des conseils et par de multiples campagnes de sensibilisation portées par les jeunes eux-mêmes.

 

Nous sommes là, me semble-t-il, au coeur de la Convention internationale des droits de l’enfant et notamment des articles 12, 13, 14 et 15. Ces articles sont fondamentaux, car ils reconnaissent à l’enfant, pour la première fois dans un texte ayant valeur d’obligation pour les Etats qui l’ont ratifié, des droits de participation aux côtés des droits plus traditionnels à la protection et à l’éducation.

 

Citons rapidement, l’alinéa 1 de l’article 12 : " les Etats parties garantissent à l’enfant qui est capable de discernement le droit d’exprimer librement son opinion sur toute question l’intéressant, les opinions de l’enfant étant dûment prises en considération eu égard à son âge et à son degré de maturité " et l’alinéa 1 de l’article 13 : " l’enfant a droit à la liberté d’expression. Ce droit comprend la liberté de rechercher, de répandre et de recevoir des informations et des idées de toute espèce, sans considération de frontière, sous une forme orale, écrite, imprimée ou artistique, ou par tout autre moyen du choix de l’enfant ". Cet alinéa est complété des dispositions limitant les restrictions à ce droit à celles prescrites par la loi qui sont nécessaires au respect des droits d’autrui et à la sauvegarde de la sécurité nationale de l’ordre public...

 

L’article 14 affirme le droit de l’enfant à la liberté de pensée, de conscience et de religion et l’article 15 reconnaît les droits de l’enfant à la liberté d’association et de réunion pacifique.

 

Il ne me semble pas que ces droits-là, appelés par certains " nouveaux droits ", soient les mieux appliqués aujourd’hui. Ils rencontrent une résistance de la part des adultes et ne font pas l’objet de consensus. Il y a cependant quelques espaces d’application.

 

Certes, il existe les conseils communaux d’enfants et de jeunes qui, pour beaucoup, se réfèrent à la Convention internationale, mais qui ne fonctionnent pas encore tous de manière optimale et qui n’existent que dans mille communes sur trente-six mille. Certes, il existe des délégués dans les collèges et les lycées. Mais lors d’une récente enquête, les jeunes indiquaient qu’ils n’étaient pas satisfaits du fonctionnement de ces instances. Pour un petit nombre de collèges et de lycées qui construisent, aujourd’hui, des projets autour de la citoyenneté, qui bâtissent en commun un règlement intérieur valable pour les jeunes comme pour les adultes, combien d’établissements scolaires redoutent encore toute parole critique et constructive sur la vie scolaire.

 

Certes, des associations, notamment d’éducation populaire, sportive, de cadre de vie, favorisent la présence des jeunes dans les instances dirigeantes et dans la vie du club autrement qu’en les confinant dans une position de consommateurs d’activités, mais combien le font ? Dans leur grande masse, les jeunes – il ne faut pas s’en étonner – ont du mal à comprendre les règles de notre société et se méfient des adultes. Dans certains endroits, on leur propose de les écouter et de tenir compte de leur parole. Dans d’autres, toute tentative d’expression se heurte à une fin de non-recevoir.

 

Dernièrement, lors d’une rencontre, une jeune fille d’un conseil général junior, nous disait : " Ici on a l’impression que les adultes, les élus, les responsables de service nous écoutent. Alors qu’à l’école, c’est incroyable comme les enseignants ne nous respectent pas ". Une autre jeune fille qui affirmait être satisfaite de sa participation aux Conseil municipal des jeunes ajoutait alors : " les hommes politiques se désintéressent totalement de ce que nous vivons et ne nous entendent pas ". Alors que nous essayions de lui dire qu’elle se trompait, elle a eu cette phrase : " s’ils nous entendent tant que cela, pourquoi ne nous le disent-ils pas et nous ne le font-ils pas savoir ? ".

 

Vous me direz que l’attitude de ces jeunes n’est en rien différente de celle des adultes, puisque des chiffres de la Sofres cités par Pascal Perrinaud, directeur du Cevipof, nous montrent qu’en 1989, 27 % de la population avaient l’impression que les hommes politiques prenaient en compte leurs préoccupations, alors qu’ils ne sont plus que 19 % à le penser en 1996.

 

Mais les jeunes sont ceux qui, aujourd’hui, ont la crise de confiance la plus profonde par rapport à notre système démocratique et à la politique, ils sont ceux qui s’abstiennent le plus aux élections : 25 % des jeunes n’étaient pas inscrits sur les listes électorales jusqu’à la mise en place du nouveau dispositif d’inscription d’office à dix-huit ans. Pour autant, ils ont peu voté aux récentes consultations.

 

Quel rapport, me direz-vous, avec la participation des jeunes et avec la Convention internationale des droits de l’enfant ? Il est assez simple. La participation des jeunes, que ce soit par l’intermédiaire des conseils d’enfants et de jeunes, des instances scolaires et universitaires ou des associations, est ce qui permet à des jeunes de se sentir utiles, de valoriser leurs capacités, d’expérimenter en agissant, de se percevoir comme membres d’une communauté en se liant avec d’autres membres et donc de trouver une place dans notre société.

 

Trouver sa place aujourd’hui est bien une question lancinante qui se pose à chacun, mais encore plus aux jeunes à qui le chômage, la crise de nos institutions, la mutation profonde de notre société apparaissent comme obscurcissant leur avenir et la possibilité de s’intégrer.

 

Sans prétendre constituer le " Sésame ouvre-toi " qui réglera tous les problèmes, la participation des jeunes aux instances que nous venons de citer les aide à se forger des armes pour s’insérer, à le faire collectivement dans le respect des autres et de l’intérêt général, et non en marchant sur son voisin. Elle est porteuse d’espoir, de liens entre les générations, de liens entre les membres d’une société au-delà des différences.

 

Poser la question de la vie, des règles de vie, des améliorations à apporter dans une commune, dans un lycée, dans une association, c’est se poser la question du " vivre ensemble ". Question cruciale aujourd’hui, en ces temps où le repli communautaire, le repli sur l’affirmation de sa différence font perdre de vue ce qui, dans un pays, unit ses habitants.

 

Les recherches que nous avons commandées à des sociologues confirment cette importance de la participation des jeunes. Dans l’une d’elles, intitulée " Les répercussions de la participation des jeunes aux conseils ", confiée en 1996 à Nathalie Rossini et Hugues Bazin, sociologues, et qui devrait être éditée par l’INJEP prochainement, soixante jeunes interviewés dans plusieurs communes, dans une période de un à cinq ans après leur passage dans un conseil de jeunes, ont indiqué que cette expérience de participation a été pour la plupart une aventure individuelle très forte, tout autant que collective. C’était la première fois, pour certains, qu’ils avaient l’impression d’être écoutés, de recevoir des marques de confiance, tout en ne se faisant pas beaucoup d’illusions sur leurs marges de manoeuvre.

 

Deuxièmement, cela leur a permis d’apprendre à se comporter en groupe, à ne pas considérer leur idée comme la meilleure à tout prix, à argumenter tout en prenant en compte l’argumentaire des autres et à acquérir un plus grand sens de l’intérêt général.

 

Troisièmement, cela a valorisé l’image du vote, qui leur semble désormais un devoir tout autant qu’un droit. Le vote leur semble une responsabilité importante pour laquelle ils ont l’impression de ne pas être formés, de même il leur semble que les électeurs ne votent pas en connaissance de cause.

 

Quatrièmement, cela a revalorisé l’image des élus locaux adultes qui leur apparaissent comme pleins de bonne volonté, mais ils appréhendent toujours le monde politique national comme " magouilles et compagnie... ". Cela leur a donné envie d’agir, même si, à l’issue du conseil, ils ne perçoivent pas toujours dans quel cadre ils peuvent le faire.

 

Ils indiquent également avoir peu de culture politique, regrettant que l’école ne leur permette pas de l’acquérir et soulignent que le conseil ne comble pas non plus cette lacune.

 

Voilà des jeunes à qui maintenant le vote semble important, la chose publique paraît mériter leur investissement, l’intérêt général n’est pas pour eux un vain concept. Ne serait-ce pas là un remède possible à cette désaffection civique dont nous parlions tout à l’heure ?

 

Même si dans le même temps, dans cette étude, les jeunes montrent aussi les limites de ces expériences, liées beaucoup plus aux adultes, dont certains écoutent leurs propositions pour les oublier aussitôt après. Encore à parfaire, cette expérience de conseil leur a permis en tout cas de vivre une expérience sociale nouvelle, d’ouverture au monde, aux autres, à leur environnement, les aidant à mieux s’y inscrire. Nouvel espace d’action, elle permet aussi à certains de sortir de rôles négatifs et stigmatisés.

 

C’est justement le rôle de notre association que de contribuer à l’amélioration de la qualité de ces conseils, en accompagnant leur création, leur développement ; en proposant aux adultes accompagnateurs des formations, aux jeunes des méthodes ; en organisant des échanges en France et en Europe, des opérations thématiques, avec des ministères ou des organismes, par exemple sur les relations intergénérations avec la Fondation nationale de gérontologie, sur le thème de la solidarité avec la Fondation du groupe Air France, sur le respect, la tolérance et la démocratie avec la Fondation de France, sur le thème de la santé au coeur de la ville avec le ministère de l’environnement et d’autres ministères, tels que la jeunesse et les sports, la santé, les affaires sociales et le travail.

 

Nous sommes heureux, aujourd’hui, de mieux vous faire connaître notre travail, de formuler un certain nombre de propositions et de rappeler que nous serons, dans les temps qui viennent, présents auprès des pouvoirs publics et des ministères qui le souhaitent pour mener, dans la continuité et la pérennité, des réflexions et des actions dont les objectifs ne sont autres que de mieux insérer les jeunes et l’enfant dans notre société et de leur permettre de participer à la vie de notre démocratie.

 

Il nous a paru, pour cela, utile de faire quelques propositions qui nous semblent de nature à faciliter cette démarche. Et comme l’on n’est jamais si bien défendu que par soi-même, nous pensons tout d’abord qu’il convient de mieux soutenir financièrement et dans la durée les associations " têtes de réseaux " – et pas seulement la nôtre – qui encouragent la participation des jeunes, accomplissent un travail d’information, forment les accompagnateurs adultes, aident à la mise en réseau des expériences ; les financements des associations telles que la nôtre étant très aléatoires d’une année sur l’autre et pâtissant depuis quelques années d’une mode qui consiste surtout à aider directement, en les privilégiant, les expériences de terrain, au détriment des associations " têtes de réseaux " qui sont, au demeurant, les seules à même de fournir de véritables synthèses et d’ouvrir des pistes générales.

 

Nous proposons également :

— de mettre en place, dans tous les ministères et selon leurs attributions respectives, une politique visant à favoriser la citoyenneté des jeunes par une meilleure information sur leurs droits, un meilleur accueil dans toutes les administrations et un questionnement visant à recueillir leur avis et à aider à la prise en compte de leur point de vue, une diffusion des propositions contenues dans certains rapports ministériels – il y en a un actuellement en cours de parution au ministère de la jeunesse et des sports ;

— de favoriser en France un climat d’intérêt autour des questions de participation des jeunes, en soutenant, par exemple, des colloques nationaux et régionaux, des mises en perspective de participations de jeunes réussies, des recherches de qualité, une large diffusion des recherches et des documents sur le sujet, des émissions grand public à une bonne heure d’écoute montrant des expériences positives de jeunes prenant en charge leur environnement et le dialogue entre les jeunes et les adultes, des rencontres et des passerelles entre différents modes de participation ;

— de favoriser l’engagement civique des jeunes en soutenant les initiatives qu’ils prennent, en organisant des lieux de débat, de confrontation, en leur proposant une véritable place dans les instances statutaires des associations et à l’école, en les confrontant aux femmes et aux hommes politiques, en faisant parrainer par un adulte expérimenté, les jeunes présents dans les instances décisionnelles ;

— de réfléchir à la formation politique des jeunes et de revoir le rôle que l’école pourrait avoir en la matière, par exemple en exposant les différents systèmes démocratiques et les différents courants politiques – en s’assurant, bien sûr, de l’objectivité des informations ainsi présentées ;

— d’organiser un vote blanc des seize/dix-huit ans aux élections locales, afin de les familiariser avec le vote et de recueillir leurs opinions ;

— de donner obligatoirement des formations aux jeunes délégués des élèves et aux jeunes des conseils.

 

Enfin, il nous paraît souhaitable de donner une image noble de la politique, en montrant des débats sereins et de qualité, en essayant d’éviter la langue de bois, en employant un langage de vérité, parfois de nuance, ou en essayant de faire ce que l’on dit.

 

M. le Président : Je vous remercie.

 

Mme Christine BOUTIN : Personnellement, j’étais dubitative au départ sur la création de ces conseils municipaux jeunes, craignant qu’il y ait une confusion des niveaux de responsabilités entre les uns et les autres. Je m’aperçois, en fait, qu’il y a un intérêt certain pour ces conseils et une demande de la part des jeunes. Je vous remercie, M. Boulaud, de nous avoir présenté cela de façon aussi complète.

 

Sentez-vous le mouvement s’amplifier, ou y a-t-il encore des hésitations ? Par ailleurs, comment aidez-vous les communes les plus démunies, notamment rurales, à répondre à cette attente des jeunes ?

 

Mme Claire JODRY : Il est certain qu’aujourd’hui il existe un intérêt croissant pour les conseils d’enfants et de jeunes. Cependant, beaucoup d’élus expriment leur impression de ne pas savoir comment s’y prendre et leur crainte du dialogue qui va se nouer avec les jeunes.

 

L’inquiétude est, en effet, peut-être encore plus forte en milieu rural, les maires et les élus ayant parfois l’impression qu’ils ne pourront pas répondre aux propositions des jeunes du fait du manque de solutions de financement.

 

Nous organisons donc régulièrement des débats, par exemple un colloque aura lieu très prochainement à Bordeaux avec pour thème la participation des jeunes dans les petites communes en milieu rural.

 

M. Pierre-Christophe BAGUET : Je voudrais soulever le problème de représentation des jeunes qui existe dans ces conseils communaux de jeunes. J’en ai créé un dans ma commune, et, de ce fait, j’ai réfléchi à cette question : devions-nous établir des listes électorales pour les enfants de douze à quinze ans ? Sur quels critères ? Avec quel découpage géographique ? Finalement, nous avons décidé qu’il y aurait un représentant des CM 2 par école – privée et publique. Il n’a pas été simple de convaincre l’inspectrice de l’éducation nationale de jouer le jeu, et les directeurs d’école sont également très réservés. Ils n’apprécient guère des élections au sein du monde scolaire, même pour un Conseil communal local.

 

Avez-vous réfléchi à ce problème, afin de faciliter le travail des élus qui souhaiteraient mettre en place de tels conseils ?

 

M. Roger ADELAIDE : Il y a, d’une part, des conseils municipaux d’enfants, et d’autre part, des commissions de jeunes. Dans les conseils municipaux d’enfants, ces derniers sont des représentants des classes de CM1 à la quatrième. Les élections ont lieu au sein de l’école et du collège, avec la participation de l’éducation nationale. Jusqu’à présent, nous n’avons relevé aucun problème pour les quatre cent trente communes qui ont utilisé ce mode de représentation et de participation.

 

Il s’agit là d’une forme de citoyenneté importante, dans la mesure où les enfants sont présidents de bureau, assesseurs... C’est une autre dimension. Les enfants se rendent bien compte de l’acte de voter et de son importance.

 

Par ailleurs, on peut travailler soit par quartier, soit par école, tout dépend de l’importance de la ville. Toutes les solutions sont bonnes pour créer ce type de conseil. Pour ce qui est des élèves, ils viennent de tous bords. Dans les Yvelines, de nombreuses petites communes nous posent des questions, car elles n’osent pas se lancer dans cette opération. Mais il y a beaucoup de petites communes qui appartiennent au Conseil national.

 

M. Didier BOULAUD : Nous sommes actuellement en contact étroit avec le ministère de l’éducation nationale pour voir comment nous pourrions sensibiliser la hiérarchie – inspecteurs académiques, directeurs d’école. Dans ma commune, qui se situe dans la Nièvre, l’inspecteur d’académie, accompagné des inspecteurs de l’Education nationale, assiste au conseil municipal des enfants ; voilà un exemple que nous souhaiterions généraliser.

 

Les contacts que nous avons établis avec le ministère de l’Education nationale vont dans cette direction et nous avons même suggéré que les enfants, élus au conseil municipal d’enfants, puissent siéger dans le conseil d’école. Un enfant de CM 2 est tout à fait à même d’apporter sa pierre à l’édifice dans le débat du conseil d’école, de la même façon que des élèves de sixième et de cinquième sont représentés dans les Conseils des collèges.

 

Mme Yvette BENAYOUN-NAKACHE : M. Boulaud, je vous remercie pour votre exposé dense et instructif.

 

Je voudrais revenir sur les délégués de classe. Vous disiez que leur rôle était minoré, voire pratiquement inexistant et qu’il conviendrait de leur donner plus de poids. Il faut reconnaître que les élus ne donnent pas l’exemple, en étant très souvent absents des conseils d’administration.

 

Je souhaiterais revenir également sur le rôle des élus dans le cadre des initiatives citoyennes qu’a lancé l’éducation nationale et notamment des députés qui pourraient entreprendre des tournées dans les classes de CM 2 et dans les collèges et les lycées. C’est ce que je m’applique à faire et j’ai pu constater que les enfants, comme les éducateurs et les parents d’élèves, sont très preneurs de ce genre d’initiatives. Voilà une formule qui pourrait être généralisée.

 

M. Didier BOULAUD : L’initiative prise dans le cadre du Parlement des enfants, et invitant les parlementaires à se rendre dans une classe de leur circonscription, mérite, en effet, d’être amplifiée. A chaque visite, nous pouvons nous rendre compte, par les nombreuses questions, de l’intérêt que portent les enfants au travail parlementaire. Le seul problème est l’emploi du temps chargé des élus.

 

En ce qui concerne la représentation des élus dans les conseils d’école, de collège et de lycée, je partage tout à fait votre point de vue, Madame, et l’on peut regretter parfois l’absentéisme des élus. Cependant, je pense qu’il faudrait que l’on revoie, avec le ministère de l’Education nationale, les textes qui imposent à des communes d’avoir deux ou trois représentants dans des conseils de lycée ou de collège, ce qui me paraît tout à fait inutile. Un seul représentant du conseil municipal au collège permettrait de répartir un peu les responsabilités. Actuellement, nous sommes obligés d’envoyer un représentant du maire et un conseiller municipal par école !

 

Quand on a soixante-dix écoles dans la commune, cela devient insurmontable. Il faudrait simplifier la représentation dans les écoles, les collèges et les lycées, afin de permettre une réelle présence des élus.

 

M. Roger ADELAIDE : S’agissant de la participation des élus au conseil d’administration, il conviendrait peut-être de changer l’ordre du jour de ces conseils. En effet, lorsqu’un élu assiste au conseil ce n’est pas pour parler de citoyenneté, mais des problèmes du collège.

 

M. le Président : Madame, messieurs, je vous remercie beaucoup.

Audition du Docteur Jean-François DODET,
Membre du Haut comité de la santé publique,
médecin inspecteur régional de Bourgogne

(extrait du procès-verbal de la séance du 2 avril 1998)

Présidence de M. Laurent FABIUS, Président

Monsieur Jean-François Dodet est introduit.

 

M. le Président lui rappelle que les dispositions législatives relatives aux commissions d’enquête lui ont été communiquées. A l’invitation du Président, M. Jean-François Dodet prête serment.

 

M. Jean-François DODET : Je pense que vous avez dû recevoir le document du Haut comité. En principe, on devait vous envoyer le rapport entier parce qu’il est assez volumineux.

 

M. le Président : A ma connaissance, non.

 

M. Jean-François DODET : Résumer en dix minutes six mois de travail d’un groupe assez important va être très succinct.

 

Je vais insister sur quelques idées de ce rapport.

 

La première idée est le droit à la santé, qui est quelque chose d’essentiel pour nous en termes de droits de l’enfant, dans la mesure où on doit considérer la santé, non pas comme quelque chose qui se découpe au cours de la vie, c’est-à-dire qu’il n’y a pas la santé des enfants, la santé des jeunes, la santé des vieux, la santé des adultes et la santé de X, Y ou Z, mais il y a, en fait, un processus dynamique vis-à-vis de la santé, sachant que nous naissons tous avec un capital qui nous est propre, qui est différent d’un homme à l’autre, avec des composantes géniques qui font qu’on a parfois plus de prédispositions à avoir une maladie plutôt qu’une autre, et qu’interviennent ensuite des facteurs d’environnement et de comportements personnels qui font qu’on fait fructifier ce capital initial ou, au contraire, qu’on va le détruire ou l’amputer d’un certain nombre de " points ".

 

Si bien que l’on doit tout faire pour que le capital avec lequel l’enfant naît, fructifie et ne se dilapide pas.

 

En quoi est-ce important de percevoir l’environnement de l’enfant par rapport à ce droit à la santé ? C’est qu’un certain nombre d’études montrent bien que les carences affectives ou les carences d’autorité ont des répercussions jusqu’à l’âge adulte, et une étude montre que 50 % des personnes, pour lesquelles on a pu déceler l’existence de carences affectives pendant l’enfance, ont 53 % de plus de maladies lorsqu’ils sont arrivés à l’âge adulte.

 

Tout cela est un point pour nous important.

 

Autre idée que je vais développer rapidement, ce sont les indicateurs de mortalité et de morbidité chez l’enfant. Quelques chiffres : en gros, de zéro à vingt-cinq ans, on trouve treize mille décès par an en France – nous avons pris la période zéro-vingt-cinq ans puisque, pour nous, enfance et adolescence, c’est la même chose et que, psychologiquement, il n’y a pas de catégorie " adolescents ". Sur ces treize mille, un peu plus de trois mille sont des décès qui surviennent entre zéro et un an, et un peu plus de six mille sont des décès qui surviennent entre quinze et vingt-quatre ans. Ce sont donc deux tranches à forte mortalité : pour celle de zéro à un an, il s’agit essentiellement de décès par malformation ou infection périnatale, mais 25 % des décès sont liés à la mort subite du nourisson puisqu’on a, en gros, un tiers d’états morbides mal définis dont on sait que 25 % sont des décès dus à la mort subite.

 

Voilà donc pour les indicateurs de mortalité.

 

Les indicateurs de morbidité, eux, sont un peu différents et révèlent un problème plutôt pour la classe d’âge des dix à quatorze ans. Sont concernés tous les comportements dits " comportements à risque ". On fait également, dans le rapport, la différence entre comportements à risque et comportements d’essai car, en terme de politique, cela ne conduira pas aux mêmes développements, dans la mesure où il doit être admis qu’un enfant qui se forme essaie un certain nombre de choses et teste ses limites, alors que le comportement à risque est quelque chose qui est plus pathologique, c’est-à-dire un comportement qui va entraîner, soit le décès, soit une maladie grave.

 

On a tendance – et je pense que c’est un fait de société – à rechercher le risque zéro qui n’existe pas. Il faut bien, dans les politiques d’éducation, mettre en parallèle la prévention des comportements à risque – et la violence dans les banlieues est vraisemblablement un comportement à risque et pas un comportement d’essai – et faire la différence avec ces comportements d’essai qui caractérisent l’enfant qui teste ses limites.

 

Les divers risques qui apparaissent aujourd’hui majeurs sont le tabagisme, l’alcool, les toxicomanies et les suicides étant souligné, sur ce dernier point que, parmi les six mille décès des quinze-vingt-quatre ans, on a environ mille décès par suicide, c’est-à-dire que trois adolescents se suicident chaque jour en France. L’autre facteur de risque important sont les accidents, puisqu’on a trois mille décès par an de jeunes enfants ou d’adolescents, soit par accidents de la route, soit par accidents de loisirs. Cela représente à peu près 71 % des causes de décès de la classe quatorze-vingt-quatre ans, ce qui montre qu’il existe d’importantes possibilités d’action dans ce domaine.

 

Quels sont les systèmes de prise en charge dont on peut penser qu’ils fonctionnent mal ? D’abord, la prise en charge des parents – au moins par intermittence. Il y a très peu de systèmes dits éducatifs pour les parents, c’est-à-dire qu’on ne dispose pas de lieu de concertation, de lieu permettant de faire la liaison entre des parents qui ont parfois du mal face à leurs enfants, quel que soit leur âge, et toutes les difficultés de l’enfant. Et je crois qu’il y a aussi une notion à laquelle il faut tordre le coup, c’est celle de " parents démissionnaires ". Les études montrent que les parents ne sont pas démissionnaires, simplement ils ne savent pas quoi faire. Et parallèlement, la société ne leur offre pas grand chose pour les aider dans leur rôle de parents et il y aurait vraisemblablement des systèmes à mettre en place à cette fin.

 

Autres carences, celles des systèmes de PMI et de santé scolaire. Notre système de protection maternelle et infantile est assez spécifique et sa responsabilité incombe aux conseils généraux. Or, on s’aperçoit que les conseils généraux sont loin d’en faire une priorité. Tout dépend des conseils généraux mais, sauf pour quelques uns, on s’aperçoit que ce n’est pas, globalement, leur vraie priorité, de sorte qu’il serait quand même souhaitable de trouver un moyen de les inciter à faire plus en matière de PMI.

 

La santé scolaire – qui est très critiquée – est sans doute inadaptée en ce qui concerne ses effectifs, mais également ses concepts d’intervention, parce qu’il est vrai qu’il y a actuellement un stress important chez les jeunes et que la santé scolaire n’a peut-être pas les outils qui lui permettraient de repérer et d’aider les adolescents et les enfants à pouvoir exprimer ce stress et d’essayer de les prendre en charge. Certains, au sein de notre commission, soutenaient que, plutôt que d’augmenter le nombre des médecins scolaires – je suis médecin et je défends la santé scolaire –, il serait peut-être aussi utile de faire intervenir quelques acteurs de théâtre ou membres d’autres professions du spectacle qui apporteraient un peu d’expression corporelle ou d’expression de vie dans les écoles, ce qui permettrait, avec l’aide de psychologues, de mieux repérer toutes les difficultés que peuvent exprimer un certain nombre de jeunes.

 

Au niveau du système médical en tant que système de prise en charge, ce qui ne va pas, c’est probablement le fractionnement de la prise en charge des enfants, laquelle se termine à quinze ans et trois mois, puisque la législation prévoit qu’un enfant après cet âge doit passer dans le système adulte, avec un autre mode de prise en charge. Il est vrai que c’est une barrière un peu artificielle – elle est fixée à seize ans pour la psychiatrie.

 

En matière de pédiatrie, on a une diminution importante du nombre de pédiatres formés, alors que ceux-ci devraient être la pierre angulaire du système de prise en charge. Là aussi, il y aurait donc vraisemblablement des choses à faire.

 

Enfin, l’idée maîtresse également perçue au cours de nos auditions et dans d’autres travaux de recherche, est que le système est hyper-cloisonné et qu’il faudrait, là aussi, prévoir une mise en relation ou créer une instance susceptible de coordonner l’ensemble des acteurs qui tournent autour de cet enfant parfois un peu malmené. Je prendrais un exemple concernant la PMI et la santé scolaire ; la PMI ou le pédiatre ont, en principe, en charge de déceler, vers quatre ans, tous les handicaps de l’enfant et la santé scolaire doit vérifier, à six ans, comment ces handicaps ont été être pris en compte. Eh bien, il y a très peu de relations entre ces deux systèmes ; celles qui existent sont des relations purement personnelles, mais il n’y a pas de relations institutionnelles organisées entre la PMI, qui relève du Conseil général, et la santé scolaire, qui est de la compétences de l’Etat. Il n’y a pas, bien souvent, de dossier de transmission, et le médecin qui fait le bilan de six ans n’a pas en main le bilan de quatre ans qui lui permettrait peut-être d’évaluer plus précisément l’intégration de l’enfant dans le système de santé.

 

Voilà résumé en dix minutes le rapport, sans doute d’une manière très éloignée de l’exhaustivité, mais je pense que vous allez pouvoir en disposer, avec tous les chiffres qui y sont annexés.

 

M. Jean-François CHOSSY : J’ai été frappé par les propos que vous avez tenus au sujet de la relation parents-enfants. Vous avez dit, notamment, que les parents n’avaient pas démissionné, mais qu’ils étaient incapables de trouver ou d’apporter des solutions au désarroi de leurs enfants. J’imagine donc que vous avez vous-même des pistes de solution à proposer.

 

M. Jean-François DODET : Des pistes à proposer... Nous n’avons pas pu aller aussi loin, puisque nous n’avions que six mois pour faire ce travail. Nous avons constaté qu’il y a effectivement très peu de lieux de liaison, de lieux de concertation où on puisse au moins repérer les problèmes et les difficultés des parents à éduquer leurs enfants. Cela se fait un peu dans le système de PMI. La PMI a pu mettre en place dans ses consultations, avec des psychologues, avec un certain nombre d’intervenants formés – parce qu’il faut, là aussi, des compétences professionnelles –, des systèmes de relation mère-enfants ou parents-enfants, chez le tout-petit de zéro à trois ans. Par contre, cela n’existe pas en milieu scolaire.

 

On pourrait imaginer que les parents, intégrés au conseil d’administration des établissements, puissent piloter ou être le moteur de ce genre de réflexion. Or, on a vu, sur quelques exemples, que le système scolaire était très hermétique à cette démarche. Cela peut être aussi fait au niveau des municipalités. Certaines collectivités essaient de mettre en place des systèmes de concertation ou des systèmes d’aide. Il y a les associations types " les écoles de parents " ou des choses analogues...

 

Mais je crois que ce n’est pas non plus dans la culture latine. Ce n’est pas notre culture. Cette démarche consistant à utiliser la parole pour essayer de résoudre les problèmes est très anglo-saxonne. Les anglo-saxons savent le faire et nous, latins, nous sommes plus enclins à laisser les choses s’exprimer spontanément, parfois un peu violemment, sans chercher forcément à en faire l’analyse. Je crois qu’il faut peut-être, à partir de trois expériences qui existent, voir comment cette pratique pourrait se généraliser.

 

Mme Bernadette ISAAC-SIBILLE : L’autre jour, M. le Président, nous avions envisagé l’audition d’un représentant de l’APCG. Je crois que ce serait vraiment utile pour sensibiliser l’APCG, qui a été souvent citée au cours de nos auditions, à ces problèmes.

 

Je voudrais également dire que nous avons, au Conseil général du Rhône, décentralisé, dans chaque canton, ce qu’on appelle la " Maison du département ", et que nous finançons des postes d’intervenants chargés de ces questions dans le cadre de la consultation PMI ce qui donne des résultats tout à fait intéressants. Il y a une personne chargée de dialoguer avec les parents qui viennent consulter pour leurs enfants, petits ou pas, et il y a là un échange tout à fait utile. Je crois que c’est tout à fait possible sans coûts exorbitants, sachant que les collectivités locales craignent toujours que cela coûte très cher.

 

M. le Président : Sur la question que vous avez posée, nous irons la semaine prochaine, comme vous le savez, dans un département. D’autre part, j’ai écrit au président de l’APCG pour faire état de nos interrogations.

 

M. Jean-Paul BRET, rapporteur : Vous avez évoqué l’inadaptation relative de la médecine scolaire et de la PMI dans leurs concepts d’intervention, en disant qu’il vaudrait quelquefois mieux avoir des acteurs de théâtre utilisant la parole. Sur ce plan, que pensez-vous du projet de l’Education nationale de décloisonner la médecine scolaire en établissant des liens avec la médecine de ville ?

 

Ma seconde question concerne la question de la politique globale que vous avez aussi évoquée, et que, je crois, le Haut comité de la santé publique avait recommandée dans un avis au mois de février dernier. Pouvez-vous préciser ce qui pourrait être fait dans ce domaine au-delà de la dénonciation ou tout au moins du constat, de cette sectorisation des interventions ? Y a-t-il ou des expériences à l’étranger, ou des expériences locales, ou d’autres exemples qui peuvent être cités pour remédier à cet état de fait ?

 

M. Jean-François DODET : Il y a eu un petit raté dans notre premier rapport. La mouture qu’on avait distribuée à la presse indiquait que le Haut comité ne voyait pas d’intérêt à ce que les médecins généralistes interviennent au sein du système de santé scolaire, ce qui était une erreur. Ce n’était pas du tout ce qu’il fallait lire, même si cela était écrit. Notre position est de dire qu’il faut des médecins de santé scolaire pour coordonner, pour définir les programmes d’intervention. Par contre, il faut que la médecine générale intervienne et soit un acteur important du système ; il convient donc d’intégrer des médecins généralistes dans le suivi, dans l’examen des enfants, mais à condition que la politique globale soit définie par un acteur relevant de l’éducation nationale. C’est la réponse à la première question.

 

La réponse à la deuxième question sur la coordination nécessaire : on retombe toujours dans le cadre habituel, c’est-à-dire que, pour coordonner, on crée une structure. Nous n’y sommes pas très favorables, mais nous ne voyons pas, aujourd’hui, ce qui pourrait lui être substitué. Au niveau national, nous pensons qu’il faut une délégation interministérielle compétente pour l’ensemble des problèmes d’enfance et d’adolescence. Au niveau régional, puisqu’on a la chance d’avoir des conférences régionales de santé, il nous semble que le préfet devrait avoir des instructions assez précises en ce qui concerne la définition de la politique de santé, notamment pour le volet " enfance et adolescence " de cette politique. Le décret de 1997 donne aux préfets le pouvoir d’organiser des conférences et de mener des programmes régionaux de santé. Je suis tenu sur ce point à une certaine obligation de réserve, mais il me semble que les préfets n’ont pas totalement saisi cette opportunité et que lorsqu’un préfet a envie de faire avancer un dossier ou prend en main un dossier, il est évident qu’il devient un dossier prioritaire plus facile à coordonner.

 

Nous pensons qu’il faut garder le niveau régional comme lieu de coordination mais sans créer de structure particulière et en demandant simplement aux représentants de l’Etat, en partant du principe que la politique de santé est une politique d’Etat, de bien vouloir, au plus haut niveau de la région, coordonner les acteurs, puisqu’il y a quand même, en priorité, beaucoup de services de l’Etat concernés : jeunesse et sports, action sanitaire et sociale, action culturelle, etc... Il y a donc de quoi faire et beaucoup de lignes budgétaires sont, en fait, un peu éparpillées entre tous ces ministères.

 

M. Bernard BIRSINGER : Une question très générale : à votre avis, la santé globale des enfants, dans notre pays, sur ces dix dernières années se dégrade-t-elle ou s’est-elle améliorée ?

 

M. Jean-François DODET : Elle s’améliore globalement, mais cela reflète l’évolution de l’état général de la population. Par contre, en comparaison internationale, elle est moins bonne sur un certain nombre d’indicateurs, et d’abord la mort subite du nourrisson. Bien que nous ayons eu une politique assez volontariste dans le domaine, nos indicateurs restent supérieurs à certains pays européens et, au niveau des accidents, nous demeurons le pays où il y a le plus d’accidents mortels, aussi bien chez l’adulte que chez l’adolescent. Ce sont donc deux points noirs de nos statistiques.

 

Globalement, la mortalité périnatale n’a fait que diminuer, bien qu’on observe actuellement une phase de plateau. On n’a pas encore les chiffres 1996-1997 mais sur les chiffres 1993-1995, les courbes de mortalité périnatale, qui avaient fortement chuté, commencent à amorcer un plateau et, pour la France, on pourrait même craindre une petite remontée, alors que d’autres pays, comme l’Italie ou l’Espagne, continuent voir leurs courbes chuter. Il y a là une petite inquiétude, nous verrons dans les années à venir si elle se confirme.

 

Cela veut dire qu’il faut effectivement renforcer notre système de prise en charge périnatale. Le rapport du Haut comité, en 1994, avait déjà préconisé un certain nombre de mesures en matière de politique de périnatalité.

 

Mme Danièle BOUSQUET : Je voudrais aborder la question que vous avez évoquée des jeunes adolescents et des conduites à risque. Dans les observations que vous avez faites, hormis la tranche d’âge qui est évidemment une constante, avez-vous réussi à observer d’autres constantes chez ces jeunes qui ont des comportements qui conduisent éventuellement jusqu’au décès ?

 

M. Jean-François DODET : C’est-à-dire en termes de déterminants ?

 

Mme Danièle BOUSQUET : C’est-à-dire d’autres types de constantes qui peuvent être relevées, soit des déterminants, soit des facteurs environnementaux susceptibles d’influer sur ces conduites à risque, ou est-ce exclusivement l’âge qui a pu être pris en compte ?

 

M. Jean-François DODET : C’est l’âge qui influe le plus. Lorsqu’on regarde, par exemple, les statistiques sur le tabac, on s’aperçoit qu’il y a effectivement un comportement d’essai. C’est pourquoi je ne parle pas forcément de comportement à risque. On peut essayer le tabac et s’arrêter à dix-huit/vingt ans par exemple. On observe sur ce phénomène du tabac que, quand les enfants ont fumé jeunes entre dix, douze et treize ans, il y a une proportion plus importante d’adultes qui seront fumeurs dans cette cohorte. Par contre, des enfants qui n’ont pas fumé avant quinze ans font pratiquement toujours partie de la cohorte des gens qui ne fumeront pas à l’âge adulte. C’est donc vraiment l’effet " âge " qui prédomine.

 

On a peu d’études sur l’effet " environnement " ou l’effet " éducation ", sur lesquels on se fait également des idées toutes faites. Nous menons actuellement, avec une équipe de sociologues, une étude en région Bourgogne sur la grossesse chez les femmes en situation de précarité. Nous avions tout un tas de lieux communs en tête : il s’agirait de femmes qui n’y connaissent rien, qui ne lisent pas, qui sont incapables d’éduquer leur enfant, etc... On s’aperçoit en fait que c’est faux et que c’est sûrement le système qui est inadapté, c’est-à-dire que ces femmes ont bien compris la finalité du système, qu’elle perçoivent ainsi : " On va me retirer mon enfant et il faut que je fasse tout pour montrer que je suis une bonne mère, moyennant quoi je sais que ce que je dois faire en tant que mère, et même si cela ne correspond pas à ce que me disent le travailleur social ou la sage-femme de PMI, tant pis, je leur dis que j’observe leurs recommandations, mais je ne change rien à ma façon de faire ".

 

On a été très surpris de voir que ces femmes, par exemple, lisaient Laurence Pernoud dans le texte. Elles avaient une connaissance très précise des termes médicaux, aussi bien pour la contraception que pour la phase de l’accouchement ou pour éduquer leur gamin. Elles avaient des principes éducatifs qui étaient tout à fait satisfaisants, peut-être pas forcément parfaitement conformes à ce que souhaitaient le travailleur social, la sage-femme, l’infirmière ou le médecin de PMI, mais ne comportant pas de risque ; elles faisaient vraiment passer l’enfant avant d’autres préoccupations.

 

On dit que le milieu social à une grande influence... Ce n’est peut-être pas aussi exact qu’on ne le croit en ce qui concerne la petite enfance, bien qu’il existe deux extrêmes : il y a d’abord les milieux très précaires où l’enfant peut effectivement être en danger, mais dans lequel doit s’appliquer toute la réglementation sur l’enfance en danger ; et il y a, à l’inverse, les milieux très favorisés où l’enfant est aussi parfois en danger mais pas sous les mêmes formes, les études disponibles montrant bien que les enfants de milieu supérieur courent parfois, notamment en matière de toxicomanie, des risques qui ne sont pas négligeables, même si on sait qu’il est plus facile de " récupérer " l’enfant lorsque le milieu est favorisé que dans le cas contraire. Mais il y a les deux extrêmes. Et il y a ensuite, au milieu, des gens " de bon sens " entre guillemets. Je crois qu’il faut savoir, de temps en temps, laisser le bon sens jouer en matière de principes éducatifs, et ne pas non plus trop vouloir rigidifier les comportements.

 

M. le Président : Si vous aviez à résumer, en quelques mots, les deux ou trois éléments essentiels qui relèvent de l’action des pouvoirs publics pour améliorer les carences principales que vous constatez, que diriez-vous de façon concrète ?

 

M. Jean-François DODET : De façon concrète, il faudrait dire, premièrement, qu’il devrait y avoir un effet d’affichage très fort, c’est-à-dire que la politique santé " jeunes et ados " doit avoir un caractère prioritaire, ne serait-ce qu’à cause de la dynamique du phénomène santé dont j’ai déjà parlé, qui n’est pas cloisonnée mais qui doit se construire en continu, surtout pendant la période de l’enfance et de l’adolescence. Il y a donc en premier lieu l’affichage d’une priorité.

 

Deuxièmement, il y a, sans aucun doute, la nécessité de coordonner les acteurs. On a vu au fil des auditions des gens qui se méconnaissaient, alors qu’ils intervenaient parfois l’un derrière l’autre en termes d’âge. C’est à mon avis à l’Etat et à ses représentants sur le terrain d’essayer d’y réfléchir dans le cadre des conférences régionales de santé.

 

Je pense qu’il faut aussi vraisemblablement changer les concepts. C’est quelque chose de plus difficile à faire ; cela peut faire l’objet de conférences de consensus ; je ne sais pas précisément quelle méthode on pourrait utiliser. Il existe des concepts d’intervention qui ne paraissent plus adaptés à la société actuelle et il y a tout ce que je disais sur la parole, l’expression... On parle de la violence dans les banlieues, c’est une forme d’expression qu’il faut analyser et qu’il faut essayer de comprendre. Il faut surtout l’analyser parce qu’on y colle, bien souvent, des idées toute faites qui n’ont rien à voir avec la réalité du terrain et on définit en conséquence des politiques qui n’ont bien évidemment rien à voir avec cette réalité. Je crois qu’une modification de concepts est nécessaire mais plus difficile à faire, parce qu’on est sur des terrains " sociopsychologiques " qui ne sont pas simples.

 

M. le Président : Nous vous remercions beaucoup. Merci d’être venu devant nous et très bon travail.

Audition de M. Jean-Pierre ROSENCZVEIG,
Président du Tribunal pour enfants de Bobigny

(extrait du procès-verbal de la séance du 2 avril 1998)

Présidence de M. Laurent FABIUS, Président

Monsieur Jean-Pierre Rosenczveig est introduit.

 

M. le Président : Monsieur Rosenczveig sera dispensé de serment puisqu’il l’a déjà prêté lors de sa précédente audition. Nous vous avons demandé de revenir parce que vous n’aviez pas eu un temps suffisant pour développer un certain nombre de propositions et votre exposé avait paru aux membres de la commission particulièrement intéressant.

 

Vous avez dû réfléchir, depuis notre dernière rencontre, à tout ce que vous aviez dit. Comme toujours dans ce genre d’exercice, on a des regrets, des remords, on a fait des oublis, etc... Peut-être pouvez-vous, en quelques mots, traiter tel ou tel point sur lesquels vous souhaitez insister ; mes collègues et moi-même vous poserons ensuite quelques questions.

 

M. Jean-Pierre ROSENCZVEIG : Je le ferais très succinctement et en vous remerciant de me " rappeler en deuxième semaine ". Je sais que c’est exceptionnel et j’en mesure l’honneur. Cela dit, c’est peut-être le fruit du travail que j’ai collationné et qui a été mené au sein de l’Institut de l’enfance et de la famille que vous avez créé en 1984. C’est la poursuite de ce travail, que je restitue aujourd’hui devant une commission parlementaire.

 

Deuxième chose : je voudrais vous présenter mes excuses – j’ai effectivement eu des remords – pour la qualité technique des documents que je vous ai remis.

 

Troisièmement : pour répondre à votre préoccupation, il est vrai que, comme tout le monde dans ce genre d’exercice, j’ai approfondi ma réflexion et je pense qu’il faut établir des priorités.

 

La première chose que je voudrais faire, c’est d’abord souligner les zones d’ombre dont on ne parlera peut-être pas ici – je ne suis sans doute pas le plus compétent pour le faire. J’ai suivi l’intervention précédente que j’ai hautement appréciée et que j’approuve totalement, mais ces zones d’ombre n’ont pas été explorées et elles sont classiques, il s’agit des enfants handicapés et de la psychiatrie infantile, c’est-à-dire des enfants qui sont en très grande difficulté, de ces enfants qui, autour de dix, onze, douze, treize ans, ont besoin d’une prise en charge très spécialisée. De ceux-là, on ne parle pas. On parle des enfants du divorce, on parle des enfants maltraités, on parle de la violence dans les établissements scolaires, on parle de la délinquance juvénile, mais ceux qui sont en grande souffrance, ceux qui sont avec leurs parents et ceux qui sont en grande difficulté sont cent, cent vingt mille. On voit de temps en temps, à travers un amendement – l’amendement Creton ou des choses de cette nature –, les problèmes que pose la prise en charge de ces enfants.

 

Je crois que ce sont des zones d’ombre sur lesquelles il faudrait travailler et avoir une politique affichée, concertée et offensive.

 

Les enfants qui sont pris en charge par les CDES, c’est une zone d’ombre
– certains disent parfois " une zone de non droit " – pour les parents et pour les enfants. Beaucoup de parents errent avec une orientation donnée par la CDES, avec deux ou trois noms d’établissements qui pourraient éventuellement prendre en charge leurs enfants autistes ou en grande difficulté, et ils ne trouvent pas de relais à l’heure actuelle. D’où ces enfants qu’on retrouve d’ailleurs à l’Aide sociale à l’enfance, parce qu’elle est obligée de relayer d’une manière difficile les carences du dispositif.

 

En psychiatrie infantile, il y a le gros problème de ces enfants dits " incasables " qui n’ont leur place ni en prison – surtout pas, quoiqu’ils soient dangereux pour certains –, ni dans les établissements scolaires – cela va de soi –, ni dans les établissements éducatifs classiques, et que l’hôpital ne peut pas prendre en charge facilement.

 

On a besoin de créer des lits, de créer des équipes, pour que ce soit moins difficile de faire prendre en charge les problèmes mentaux de certains enfants. Je ne sais pas si le rapport du Haut comité de la santé publique s’y arrête, je le suppose, mais je crois que beaucoup d’enfants et de familles sont en grande difficulté, parce que les problèmes sociaux, financiers, matériels, d’insertion dans la société, se traduisent par des troubles psychiatriques.

 

Voilà les deux zones d’ombre.

 

Et très rapidement – parce que j’ai donné les documents et que je sais que des questions pourraient venir –, j’évoquerai les priorités.

 

Première priorité : je rejoins totalement ce qui a été dit par le médecin, M. Dodet, qui me précédait, sur le thème des parents. Il y a un discours à tenir sur les difficultés que les parents rencontrent, qui n’est pas obligatoirement celui d’une pratique démissionnaire, mais d’une pratique de difficulté. Il y a des gens en très grande difficulté pour prendre en charge leurs enfants.

 

Je compléterai ce que le médecin a dit, en ma qualité de juriste : je pense qu’il y a une parole publique à tenir, qu’il y a une parole de la République à tenir, pour rassurer ces gens sur les attitudes qui sont légitimes ou non.

 

Deux angles peuvent être abordés par la puissance publique : d’abord envoyer des messages très forts à travers la loi ; c’est ce que je vous propose dans quelques-unes des propositions que je vous ai exposées. La loi est faite pour réguler les problèmes, mais elle est là aussi pour afficher les valeurs, pour afficher des principes républicains. Et si la République n’occupe pas son terrain, ce sont des " ayatollahs " qui vont le faire, ou les religions. Je pense qu’il faut qu’elle tienne le sien et qu’elle dise où est le bien, où est le mal, le permis, l’interdit, et notamment qu’elle affiche un certain nombre de droits.

 

Je vous propose donc, puisque c’est votre préoccupation, d’entrer radicalement dans le thème : " les enfants ont le droit à ... ". Cela ne veut pas dire qu’ils n’aient pas de devoirs sur un certain nombre de points.

 

Sur l’autorité parentale, il me semble qu’il y a deux choses à faire : d’abord afficher ce qu’est la filiation, afficher ce qu’est l’autorité parentale, qui la détient, au regard de parents qui ne sont plus aujourd’hui, pour beaucoup d’entre eux, ce que nos parents ont été dans le passé, c’est-à-dire qu’ils reproduisaient le comportement de leurs propres parents. Il y a donc beaucoup de jeunes parents qui ne savent plus à l’heure actuelle ce qu’ils doivent faire comme parents, quel est l’ordre légitime, quel est l’ordre normal des choses. Je pense que la loi a un rôle à jouer.

 

Deuxièmement, il faut communiquer sur la loi, et là nous avons en stock, en Seine-Saint-Denis, une campagne de communication à la télévision à proposer aux pouvoirs publics, laquelle se présenterait volontairement sous forme de spots publicitaires parce que c’est la publicité que les enfants et les adultes regardent, et qu’ainsi on peut communiquer. On a préparé une campagne de communication avec Gilles Demestre, un réalisateur que vous connaissez sans doute, sur le thème de l’enfance, sur le thème : " vous, parents, vous pouvez légitimement avoir tel ou tel type d’attitude, vous n’avez pas à complexer si vous êtes le beau-père, vous n’avez pas à complexer si la chambre de votre enfant se transforme en caverne d’Ali Baba, vous ne pouvez pas laisser faire n’importe quoi n’importe comment ".

 

Je crois que la République doit renvoyer des messages sans faire de morale mais en réaffirmant les règles du jeu. On part du principe que nul n’est censé ignorer la loi mais quand apprenons-nous la loi ? Jamais.

 

Je rejoins ce que disait le docteur Dodet : nous essayons en Seine-Saint-Denis, à travers le groupe sur la responsabilité parentale que je préside, qui est un sous-groupe du comité de prévention de la délinquance – il n’est pas inintéressant de noter cette filiation –, de monter à Stains une " maison des parents " avec la municipalité et tous les services publics locaux et d’Etat, un lieu d’accueil des parents en difficulté, un lieu de conseil et d’accompagnement.

 

Est-ce-qu’il faut créer des structures, est-ce qu’il faut mobiliser des moyens qui existent ? C’est un débat classique, qui a été évoqué par le précédent témoin. Il est vrai qu’il faut une impulsion au plan national et une coordination interministérielle – cela me paraît aller de soi – mais sans aller jusqu’à créer un ministère.

 

Le deuxième grand axe après la responsabilité parentale qui me paraît important, c’est celui de la parole des enfants. Je pense qu’il faut aller jusqu’au bout de ce qui a été dit. On a laissé penser aux enfants que, dans les affaires qui les concernaient, ils auraient le droit à la parole et qu’ils seraient entendus. La législation de 1993 est d’une prudence de Sioux comme les Français peuvent l’être quand ils disent blanc et qu’ils font noir. C’est le droit de demander à être entendu qui a été consacré par le Parlement et non pas le droit d’être entendu.

 

Je crois que c’est un grand principe des droits de l’homme que tout individu
– et là c’est encore un message important : l’enfant est un individu dès sa naissance – tout individu a le droit d’être entendu par la personne qui exerce sur lui des responsabilités, donc, a fortiori, par son juge. Les juges ne sont pas seuls en cause. Il n’y a pas que des juges qui gèrent les droits dans la société. Le droit se joue ailleurs, au commissariat, à l’école, dans la cité, il se joue partout et éventuellement devant la justice.

 

Enfin, en contrepoint, je pense qu’il faut développer et promouvoir des passerelles sociales parce que ce pays manque de liens. Les jeunes qui nous préoccupent sont ceux qui sont délinquants, puisque le thème des droits de l’enfant est vu aujourd’hui à travers la délinquance, avec la difficulté que vous allez avoir de produire un document sur les droits des enfants quand la société serait plutôt, à l’heure actuelle, répressive à leur égard. Il faut abaisser la majorité pénale à quatorze ans, disent certains, leur donner des droits alors qu’ils devraient avoir des devoirs. Il me semble que cela va être votre grande difficulté.

 

Je fais partie des gens qui pensent, au contraire, qu’on peut être exigeant à l’égard des gens si on affirme leurs droits. Je crois qu’il faut renforcer cette dynamique mais il ne faut pas non plus être angélique, il faut être équilibré. Et je crois qu’il faut aussi prendre conscience, dans cette société, une fois qu’on a identifié les personnes comme sujets de droit, que les enfants autant que les adultes manquent de lieux de débat, de lieux d’échanges, d’interlocuteurs, de passerelles. Il faut mettre de telles personnes dans les écoles – c’est ce qui est proposé – et dans la rue. Il serait aussi souhaitable – c’est une des propositions que je développais, et qui serait conforme aux engagements internationaux pris par la France – de mettre en place une démarche de médiation au plan national : soit on augmente les compétences actuelles du médiateur de la République, soit on crée une institution spécifique.

 

Vous allez recevoir, dans quelques instants, le médiateur suédois. Nous travaillons sur cette idée en France depuis quelques années. Il y a des démarches " ombudsmatiques " en France qui n’osent pas dire leur nom, mais on pourrait réellement mettre en place un dispositif qui incarne cette fonction.

 

Il faut en identifier le champ – les moins de dix-huit ans – et les objectifs. Il ne s’agit pas d’avoir un pouvoir décisionnel mais une autorité morale qui permette de remettre en relation, au plan national et au plan local, des institutions qui n’arrivent pas à se concerter entre elles, avec pour objectif de régler, sinon des problèmes individuels qui relèvent généralement de la justice – mais pourquoi pas pour tel ou tel problème individuel –, surtout les problèmes de types généraux. Je pense qu’il faut que ce médiateur puisse être saisi individuellement et collectivement par des jeunes pour prendre en compte leurs besoins et leurs problèmes.

 

Ce médiateur pourrait à la fois réguler un certain nombre de conflits individuels et collectifs, mais il pourrait aussi promouvoir, comme le font le médiateur norvégien notamment et d’autres médiateurs des adaptations législatives et administratives. J’ai amené le document sur le médiateur belge, version wallonne parce qu’il y en a deux. Vient récemment d’être créée la version flamande mais je n’ai pas encore son rapport parce qu’il vient d’être institué il y a peu de temps.

 

L’idée est que le médiateur puisse, à travers les dysfonctionnements qu’il a repéré, promouvoir des adaptations législatives, administratives et autres. Je crois qu’il y a là une piste de travail.

 

La greffe sera difficile à prendre parce qu’il faut appeler les choses par leur nom : la culture de médiation, d’une institution médiatrice, ne marche pas en France. Les Français n’y croient pas. D’un autre côté, il y a un besoin de médiation. Il n’y a pas un conflit individuel ou collectif où on ne songe immédiatement à mettre en place une médiation, ce qui prouve bien que les flux normaux de communication entre les uns et les autres ne fonctionnent pas.

 

Dernier point sur lequel j’insisterai dans ce débat sur la médiation : il ne peut pas y avoir de médiation s’il n’y a pas des choses à médiatiser. On ne peut pas médiatiser la justice. Il faut donc que les individus ou les groupes soient reconnus comme étant sujets de droit individuel ou collectif pour qu’il puisse y avoir une médiation, sinon ce serait un cautère sur une jambe de bois, et ce serait un artifice que de créer un médiateur si, dans notre culture, les enfants de ce pays ne sont pas reconnus comme personnes dans leurs droits et dans leurs devoirs.

 

Voilà résumés le plus brièvement possible l’état d’esprit et les priorités parmi les quelques propositions que je vous ai faites. La conclusion serait de dire que le vrai problème qui explique la violence des enfants dans les établissements scolaires à l’heure actuelle, c’est qu’il n’y a pas d’espoir, pas de perspective, pas de projet qui leur sont proposés, individuels ou collectifs. Tout le reste, c’est de la " roupie de sansonnet ", si nous n’arrivons pas globalement, nous les adultes, à faire passer un message en direction de nos jeunes, de nos enfants, et d’une manière collective aux jeunes de ce pays, en disant qu’il faut croire à quelque chose.... Il faut croire à quelque chose, il faut affirmer des objectifs et affirmer des valeurs.

 

M. le Président : Chers collègues... le champ est immense.

 

M. Jean-François CHOSSY : Les propositions du Président Rosenczveig sont denses. Je suis heureux d’avoir sous les yeux un document qui les récapitule. Je vais en ressortir simplement une ou deux, et cela n’étonnera pas le Président Fabius que je parle de l’autisme.

 

Dans vos propositions, vous avez évoqué d’entrée le problème de l’accueil des enfants handicapés. Au-delà des problèmes de l’accueil, je crois qu’il faudrait s’intéresser à la formation des professionnels qui n’ont pas tout à fait tous les repères nécessaires. Je pense aux professionnels de l’éducation nationale par exemple ; je pense aussi aux professionnels de santé qui ne sont pas tous formés à l’accueil des jeunes handicapés ; je pense surtout à la formation et à l’information des parents qui sont complètement déstabilisés quand ils découvrent le handicap de leur enfant, qui le découvrent quelquefois tardivement, surtout quand il s’agit de l’autisme, qui ne savent pas ce qu’il faut dire ou ne pas dire, ce qu’il faut faire ou ne pas faire et qui ont besoin, soit d’informations, soit simplement de formation.

 

Je me retourne vers la Commission et vers vous, M. le Président, pour savoir quelles propositions concrètes on pourrait faire dans ce domaine, dans l’intérêt de l’enfant bien sûr, mais aussi dans l’intérêt des parents.

 

M. Jean-Pierre ROSENCZVEIG : Il m’est difficile de répondre ; je suis trop loin de mon champ. Je vais vous relater une anecdote. Avec ma femme, nous avons eu un enfant, et avons constaté, au moment de l’accouchement, qu’il était handicapé, qu’il avait un moignon de main gauche. Il est évident que c’était difficile à vivre mais nous avons été très bien accueillis à l’hôpital ; cela a été bien fait, correctement fait. Il a maintenant quinze ans. Cela dit, nous sommes rapidement allés voir un spécialiste pour savoir s’il n’y avait pas une possibilité d’appareillage.

 

La première chose que ce spécialiste, considéré comme l’un des plus grands spécialistes de France, nous a dite, c’est : " il faut que cela paraisse comme un accident ". Il nous a donc suggéré de revenir le voir quand notre enfant aurait deux ans pour couper ce qui subsistait comme moignon, afin que cela puisse apparaître comme accidentel.

 

C’est pour aller dans votre sens sur l’accueil des parents. Je prends cela comme une caricature, comme un excès, cela va de soi. Nous avons été profondément choqués mais, comme nous sommes polis, nous n’avons rien dit. Mais j’imaginais ce que d’autres gens avaient pu supporter face à ce type de personnage, considéré comme l’un des plus grands techniciens de France... – sur le plan technique sûrement, sur le plan psychologique, je pense qu’il faut le remettre à l’école.

 

La réponse à votre question, est, comme d’habitude, dans la question elle-même, c’est un problème de formation et de sensibilisation et donc de regard. Il faut faire passer cette idée. Je tiens beaucoup au message fort, peut-être parce que je suis juriste – j’ai aussi exercé des responsabilités administratives en faisant la loi de temps en temps, en contribuant à faire des lois. Je crois qu’il faut faire passer cette idée que l’enfant handicapé est un enfant, il est une personne, et qu’il a des problèmes spécifiques. Il faut faire passer cette idée que c’est une personne et qu’il est en grande difficulté. C’est un problème de formation, c’est un problème de culture. La technique suit ensuite. Après, vous énoncez et vous identifiez bien les personnages qui peuvent effectivement contribuer à cette sensibilisation, notamment au sein de l’éducation nationale. Beaucoup de choses ont été faites à l’initiative de M. Savary, de Mme Questiaux. Souvenez-vous des circulaires qui ont beaucoup fait rire à l’époque, ou qui ont beaucoup choqué, sur l’intégration des enfants handicapés en milieu scolaire normal. Beaucoup de choses ont été faites dans ce pays pour que les enfants handicapés physiques ou psychologiques puissent, autant que faire se peut, trouver leur place.

 

Il y a un merveilleux film que je vous conseillerais de voir, qui s’appelle " La chance de notre vie " ; c’est le plus grand film antiraciste que je puisse connaître, qui a été fait par le professeur Vidali au Cnam. C’est l’histoire d’une enfant autiste accueillie à travers l’Aide sociale à l’enfance par une famille qui décide de l’adopter. Après avoir adopté un enfant d’origine coréenne et un autre enfant d’origine noire, ils décident d’adopter un enfant handicapé. Ils étaient stériles après leur premier enfant.

 

On voit très bien comment cet enfant, accueilli dans cette famille, se développe plus rapidement qu’en milieu normal, et on voit ensuite les efforts de ses parents pour intégrer leur enfant dans l’école classique et les difficultés que cela peut poser, mais aussi les avancées.

 

Je crois que beaucoup a été fait parce qu’il y a eu une réflexion, un regard nouveau a été porté sur les enfants handicapés, mais il est vrai – c’est la zone d’ombre – qu’on ne veut pas voir nos handicapés. Vous savez que sur les plages, il peut y avoir des problèmes quand tels ou tels enfants viennent prendre le soleil. Mais cela devient quand même de plus en plus marginal. Beaucoup a été fait, sur une vingtaine d’années, pour que notre société accepte de porter un regard d’accueil sur des personnes différentes. Il faut maintenant plus que jamais former les professionnels et les organiser.

 

Cela me permet de revenir sur une autre question que j’ai déjà esquissée et également sur ce que disait M. Dodet : il faut identifier les responsabilités des uns et des autres, des parents, des professionnels et, parmi les professionnels, ceux qui travaillent directement pour la puissance publique d’Etat et locale, et ceux qui travaillent pour les réseaux associatifs d’une manière générale, sachant qu’ils travaillent d’ailleurs tous sur fonds publics.

 

Un des enjeux politiques posés, à l’heure actuelle, est de franchir la deuxième étape de la décentralisation. Chacun ayant repéré ce qu’il doit faire, il est temps et il est possible de concerter les stratégies. Et cela rejoint une question qui était posée par l’un d’entre vous tout à l’heure. Il est vrai que l’Assemblée des présidents de conseils généraux est l’un des partenaires importants de la politique de l’enfance. Et si je prends un exemple concret sur une des questions que vous posiez vous-même sur la santé scolaire, je crois qu’il ne faut pas tout attendre de l’Etat à l’heure actuelle. Il faut dire la chose suivante : le lieu où sont les enfants en grande difficulté qui nous préoccupent, c’est l’école. Il y sont quasiment tous. Il y a deux grands carrefours sociaux dans la société, c’est la santé – le médecin – et l’école, avant qu’il y ait des processus d’exclusion. C’est dans ce lieu, l’école, que se trouvent les enfants en grande difficulté.

 

Il faut convaincre que chacun a un intérêt commun à ce que le social et le médical pénètrent dans l’école. Le Conseil général y a intérêt puisqu’il n’arrive pas à détecter les familles en difficulté. Les " palpeurs sociaux " sont mal répartis à l’heure actuelle. Beaucoup de gens sont en souffrance, et échappent aux services sociaux qui n’arrivent pas à les rencontrer. Or, l’endroit où sont les enfants, c’est l’école. Il faut que le Conseil général pénètre dans l’école.

 

Deuxièmement, l’Etat – l’Education nationale – a intérêt à ce que les enfants soient en pleine forme pour bien étudier. Ils sont en souffrance et cela révèle un certain nombre de choses. L’Etat dispose d’un embryon de service de santé scolaire et il tente de le développer avec deux cent cinquante créations de postes. C’est important mais c’est sept mille postes supplémentaires qui seraient nécessaires d’après les syndicats.

 

Il faut passer une bonne alliance. Il faut que chacun admette qu’il y a un intérêt commun à ce que le service social scolaire et le service de santé scolaire soient renforcés et, là, on résoudra pour partie le problème du repérage et du traitement des enfants handicapés. Il faut sortir de la stratégie de pouvoir dans laquelle nous sommes à l’heure actuelle. Il faut une concertation et c’est là que l’Etat, à mon avis, a un rôle d’impulsion à donner, en amenant, par une conférence nationale, peut-être, ou sans doute par des conférences régionales, l’administration d’Etat et l’administration locale à se concerter en raisonnant, non plus en termes de pouvoir, mais en termes de fonctions à remplir. Je dis qu’en tant que contribuable, l’Etat, c’est moi, le Conseil général, c’est moi ; je paye les deux et je demande qu’ils soient plus performants dans l’intérêt de mes enfants, et surtout des enfants des autres.

 

M. Alain NERI : A partir du moment où on est en contact avec des enfants, la première mission dont on doit se sentir investi, c’est de considérer que l’enfant est un petit homme et qu’il a droit au même respect que l’homme. Puis – car il y a malheureusement des enfants handicapés –, il faut découvrir très vite le handicap, d’où l’intérêt d’avoir, dès la crèche ou dès l’école maternelle, des professionnels informés et formés. Je crois que la sensibilité et surtout la sensiblerie ne sont pas de mise. Il faut regarder le problème en face. Et la difficulté, c’est peut-être de dire qu’on a affaire à deux types de personnels. L’ensemble du personnel concerné devrait être informé pour pouvoir jouer un rôle de détection. En revanche, ensuite, lorsqu’il faut mettre les enfants dans des structures adaptées, ne pensez-vous pas qu’il conviendrait que les personnels qui auront à s’occuper de ces enfants n’aient pas reçu comme première formation une formation directement axée sur les enfants handicapés mais aient déjà une première expérience au contact des enfants " normaux "
– entre guillemets parce que la normalité commence et s’arrête où ? – et que ce soit une spécialisation, de façon à ce qu’ils aient, à l’égard des enfants en grande difficulté qui vont leur être confiés, le même comportement qu’ils auraient avec les autres enfants ?

 

Il n’y a rien de pire que de se laisser aller à créer des espèces de ghetto avec des gens qui, n’étant pas formés au contact des réalités d’enfants " classiques ", se laissent aller à ne pas être assez réalistes et assez exigeants vis-à-vis d’eux.

 

Sur le plan de la justice, puisque vous êtes juge d’un tribunal pour enfants, ne pensez-vous pas qu’il serait intéressant que les enseignants et les personnels du ministère des Affaires sociales qui s’occupent des enfants aient une plus grande information sur les problèmes de justice et de l’enfance en danger ?

 

M. Jean-Pierre ROSENCZVEIG : Sur le premier point, je ne peux pas aller plus loin que ce que j’ai dit. J’ai essayé d’identifier des problèmes à travers ma " militance " associative et ma pratique professionnelle mais je ne peux pas aller plus loin. Vous avez tracé une piste de travail, de réflexion. Celle que vous indiquiez et que vous développiez me semble de bon sens.

 

Sur la deuxième partie, qui est à la fois en cohérence avec le reste et qui constitue une autre question tout à fait autonome sur la justice, il est vrai que l’ensemble des personnels qui travaillent dans les dispositifs de protection de l’enfance ont relativement peu de culture institutionnelle et juridique. C’est dommage parce que – comme M. Dodet le disait tout à l’heure –, on n’échappera pas demain à une coordination institutionnelle et à une coordination professionnelle. Mais comment peut-on se coordonner quand on ignore soi-même les responsabilités qu’on doit assumer au sein du dispositif, qu’on ignore l’autre et qu’on ne connaît pas les responsabilités de l’autre ? On est dans des jeux de rôle.

 

Cela étant, les choses ont progressé. Il y a une vingtaine d’années, les médecins hospitaliers ne signalaient pas un cas sur cinquante d’enfants maltraités – c’est ce qu’ils me disaient quand je les visitais – car que signifiait enfant maltraité pour eux ? Que la police déboulait dans la famille maltraitante et faisait, avec un juge d’instruction, incarcérer les parents. Ils n’avaient aucune sensibilité aux différentes nuances de l’intervention judiciaire. Deuxièmement, pour eux, médecins – et c’était surtout cela l’important – cela se résolvait par le placement de l’enfant, alors qu’ils ignoraient totalement, là encore, la gamme d’interventions de la justice. Comment pouvaient-ils faire un signalement à la justice quand ils ignoraient ce que peut produire l’institution judiciaire ? On pourrait multiplier les illustrations sur ce schéma.

 

Il s’est fait beaucoup de choses ces dernières années, notamment depuis 1983 : le cas dit de " l’enfant du placard " a relancé le débat. On a osé parler de la maltraitance à l’enfant. Et il y a eu un continuum politique. Tous les ministres qui se sont succédé ont apporté leur pierre. Le tabou sur les violences sexuelles est tombé en 1985. La convention de 1989 a créé une autre dynamique. La loi de 1989, mauvaise loi au départ mais très bon texte au final parce qu’il a politiquement mobilisé tout le monde, était inutile parce que redondante mais, d’un autre côté, elle a créé une dynamique. C’est un paradoxe, mais c’est une loi symbolique qui a joué un rôle très important pour remobiliser tous les gens sur la maltraitance à enfants. Il y a actuellement plus de dialogue. Il est parfois forcé parce que, quand les professionnels ont peur de passer en correctionnelle, comme on l’a vu au Mans ou ailleurs, cela incite effectivement à se préoccuper des informations que pourraient avoir le président du Conseil général, le procureur ou le juge des enfants.

 

De gros efforts ont effectivement été faits pour une meilleure connaissance institutionnelle sur le terrain. Il y a plus de rencontres, plus de dialogue, plus de liens. Beaucoup de stages de formation sont organisés. Au tribunal pour enfants de Bobigny par exemple, nous avons en permanence des enseignants stagiaires – des principaux d’établissements, des conseillers d’orientation, des médecins de PMI, etc... –, et nous sortons aussi beaucoup pour expliquer la loi et parler des institutions. Un très gros effort a donc été fait pour contribuer à une meilleure connaissance du fonctionnement judiciaire et de ce que peut proposer la justice. Mais c’est un puits sans fond ; il est évident qu’il faut renouveler cet effort en permanence, d’autant plus qu’il y a des choses difficiles à combattre en quelques années, comme une certaine conception du secret professionnel par exemple. Beaucoup de gens sont convaincus que le secret professionnel est un droit des professionnels, alors que c’est, en réalité, un devoir. Ils sont convaincus, parce qu’il y a le secret professionnel, qu’ils n’ont pas, dans certaines circonstances, l’obligation de parler. Les gens ont le sentiment que la loi est mal faite entre l’obligation de se taire qu’impose le secret professionnel, l’obligation de parler qu’impose celle de porter secours à la personne en péril et l’obligation de dénoncer les crimes et délits.

 

Les gens n’arrivent pas à s’y retrouver. Ils ont le sentiment que la loi est mal faite, qu’elle est contradictoire, et il faut leur expliquer que ce n’est pas vrai, que la loi est, en réalité, bien organisée, qu’elle garantit effectivement l’intimité de la personne mais surtout la crédibilité d’une fonction en posant le problème du secret professionnel. La loi a d’ailleurs été refaite à l’occasion de ce qu’on a appelé le nouveau code pénal. Elle a été bien faite et elle est très claire.

 

Le secret professionnel est absolu ; en revanche, il y a l’obligation de porter secours à la personne en péril et, dans des circonstances très clairement définies, la possibilité de parler.

 

Et il faut rappeler aux gens qu’ils sont tous des salariés d’une institution, notamment de l’Aide sociale à l’enfance, de la Protection maternelle et infantile ou de l’éducation nationale, et qu’ils doivent prévenir leur hiérarchie des faits dont ils ont connaissance.

 

Ce sont des choses complexes que l’on passe des journées et des journées à expliquer. Nous sommes quelques-uns à faire la tournée en France de tous les services sociaux qui le souhaitent et qui le demandent.

 

Je rejoins votre première partie de question : il faut effectivement beaucoup informer et faire réfléchir les gens, mais la loi sur ce point est bien faite. Je n’ai d’ailleurs avancé aucune préconisation, parce que je pense que le code pénal a opéré une clarification très nette des responsabilités des uns et des autres. Il y a un problème – je vais être caricatural –, c’est que, dans ce pays, on vote la loi mais sans les débats préparatoires nécessaires et les gens ont l’impression, dans ces conditions, que la loi est arbitraire, qu’elle tombe du ciel et qu’elle est contradictoire. Il faut ensuite que les débats aient lieu pour expliciter la loi.

 

Mme Martine AURILLAC : Parmi les propositions très denses que vous nous soumettez, M. le Président, je voudrais en retenir deux : l’une, en matière de droit civil, concerne l’établissement du droit d’accès à ses origines, et je voudrais vous demander, compte tenu de notre conception actuelle en matière d’accouchement sous X, de quelle manière vous concevez la mise en oeuvre de cette proposition. L’autre concerne l’amélioration des conditions matérielles d’application de la loi en matière de prise en charge éducative, et vous citez l’expérience des écoles de la deuxième chance, notamment à Beauvais. Pouvez-vous nous donner quelques précisions sur cette expérience ?

 

M. Jean-Pierre ROSENCZVEIG : Ce sont deux questions très différentes qui posent, pour chacune d’entre elles, des grands problèmes.

 

Sur l’accès aux origines et sur l’accouchement sous X, je fais partie des gens qui sont minoritaires actuellement. On était 11 % en 1987 lorsque, M. le Président, vous aviez commandé un rapport sur les nouvelles procréations. J’étais un des cinq missionnaires. On était 11 % à penser que c’était un droit pour toute personne et pour tout enfant de connaître ses origines, quitte à ce qu’il y ait, bien sûr, un dispositif d’accompagnement. Beaucoup de gens ont progressé sur cette question, ont mieux pris en compte le fait que l’enfant est une personne.

 

Je pense maintenant qu’il y a beaucoup de résistance en termes de pouvoir, en termes d’inquiétude de la part des adultes, en ce qui concerne la possibilité pour les enfants de savoir comment ils ont été conçus, notamment en cas de procréation assistée ou lorsqu’il y a eu un abandon et des difficultés.

 

Nous sommes effectivement quelques-uns à préconiser la suppression de l’accouchement sous X à partir du raisonnement suivant – je reviens à la première proposition, c’est la proposition fondamentale dont le reste découle, ensuite c’est mathématique : il faut rendre obligatoire l’établissement de la filiation paternelle et maternelle. C’est la législation suédoise. J’ai retrouvé un document rédigé par un juriste suédois qui explique bien comment les choses se passent, et cela fonctionne relativement bien. Et dans un certain nombre de situations où il n’est pas possible d’établir la filiation paternelle, la puissance publique y renonce : lorsqu’il y a eu un viol ou d’autres choses assez dramatiques et que l’intérêt de tout le monde est de ne pas savoir – trois cents à quatre cents cas par an si j’ai bien compris. Mais le principe est que les pouvoirs publics vérifient, à travers le Conseil municipal de service social, si l’enfant dont la naissance a été déclarée aux impôts, bénéficie d’une filiation paternelle et d’une filiation maternelle établies. Dans ce cadre, il n’y a, en effet, pas d’accouchement sous X. Nous sommes d’ailleurs un des rares pays en Europe, avec le Luxembourg, à avoir ce type de dispositif.

 

A travers l’accouchement sous X, on a confondu deux problèmes qui sont, bien sûr, tout à fait importants l’un comme l’autre : il y a des situations dans lesquelles des jeunes femmes ne peuvent pas assumer la maternité, ne peuvent pas élever leur enfant. Il faut donc leur garantir qu’elles pourront effectivement, entre guillemets, l’" abandonner ", le " délaisser ", le " confier "... la loi de 1984 parle de le " remettre aux fins d’adoption ". Je crois que c’est un mot positif. C’est un mot barbare mais on voulait un mot positif et non ségrégatif. Remettre leur enfant aux fins d’adoption et donc leur garantir le droit à ne pas pouvoir assumer l’enfant – pour des raisons psychologiques, matérielles, morales, peu importe – malgré tous les soutiens qu’on a pu leur offrir, et il faut qu’elles puissent effectivement ne pas l’assumer.

 

D’un autre côté, il faut garantir le droit de l’enfant à avoir une filiation établie.

 

Je crois qu’on a confondu les deux et qu’on nie le fait de la naissance. On accouche sous X et on nie ce fait. Il faut distinguer les deux choses. Il faut que la filiation de l’enfant soit établie et que la personne concernée renonce ensuite à l’exercice de ses droits. Pour moi, le problème se résout, non pas par l’absurde, mais par le fait qu’il ne doit pas y avoir d’accouchement sous X.

 

Deuxièmement, et pour être simple, le Conseil économique et social, sur le rapport de M. Burnel, a mené il y a cinq ans des travaux qui sont à mon avis tout à fait intéressants. Bien sûr, les travaux de la Commission Mattei et la loi telle que vous l’avez votée ont repris en compte une partie de ce que nous souhaitions, pour veiller à ce que les dossiers des enfants soient au moins remplis, que ceux-ci puissent y accéder à un certain âge et que des informations relativement pertinentes puissent figurer dans leur dossier.

 

J’ajoute que, de tous les gens que j’ai vu souffrir, ceux qui ont le sentiment que la société les a amputés d’une partie d’eux-mêmes, à tort ou à raison, sont ceux qui souffrent le plus. Des témoignages pourraient être donnés par d’autres que moi. Il est vrai que l’accès aux origines doit être accompagné, comme c’est le cas en Angleterre. Il a été prévu dans le rapport de M. Burnel et il a été proposé, dans le rapport de M. Mattei, qu’une instance nationale accompagne les gens qui souhaitent accéder à leur dossier dans la révélation de leurs origines. On n’apprend pas comme cela, sans tout un travail préparatoire, que son père s’appelle M. X ou que sa mère s’appelle Mme Y. Et l’expérience montre d’ailleurs que, lorsque les gens savent qu’ils peuvent accéder à l’information, ils ne demandent pas à le faire. Ce qu’ils ne supportent pas, c’est qu’on puisse prétendre leur cacher quelque chose qui leur appartient. Si on me disait qu’on sait des choses sur moi, sur mon état de santé, et qu’on refuse de me le dire, je ne l’accepterais pas un seul instant. Cela ne m’intéresse pas de le savoir, mais je ne peux pas accepter qu’on me prive d’une partie des choses qui m’appartiennent.

 

Voilà, je réponds rapidement à votre question, mais j’insiste sur la nécessité d’un accompagnement social. C’est d’ailleurs ce qui est prévu par toutes les commissions ayant travaillé sur ce sujet.

 

Sur l’école de la deuxième chance, ce n’est, d’après ce que je sais, qu’un projet. J’y travaille avec M. Amsallem.  L’idée est, pour reprendre le débat sur la violence et le fait qu’un certain nombre de gamins sont en rupture avec l’école, que nombre de jeunes qui sont en rupture avec l’école de la République y ont leur place, mais ne peuvent pas y accéder localement parce qu’ils ont " brulé tous leurs vaisseaux ". Il faut qu’il y ait quelque part, pour ces jeunes, un séjour de rupture par rapport à leur quartier, par rapport à leur famille. Il s’agit donc de créer un réseau public d’établissements, d’écoles primaires, d’écoles secondaires sinon de lycées, qui permette à un département de s’appuyer sur un ou plusieurs autres départements et aux jeunes de continuer leur scolarité dans le cadre de l’école de la République quitte, pour un an ou deux, à le faire ailleurs que dans leur ville d’origine. Il faut mettre en réseau l’éducation nationale de façon à ce que les jeunes qui ont encore la possibilité d’y être scolarisés le soient.

 

Mais il faut ajouter deux choses mentionnées dans mon document, qui me paraissent tout à fait importantes : premièrement, il y a actuellement un besoin énorme d’internats scolaires. Beaucoup d’enfants se présentent au tribunal – ce qui est une caricature – pour demander à être scolarisés. C’est révélateur et cela veut dire qu’il y a des dysfonctionnements.

 

Il y a une demande très forte de la part de parents et d’enfants pour que ceux-ci soient protégés dans des structures scolaires qui puissent les scolariser et les héberger. C’est important conjoncturellement et, en outre, cela coûte moins cher – cent cinquante francs par jour ou cent cinquante-cinq francs par jour–  que, quelques années plus tard, une place d’UEER à mille quatre cents francs. Il faut aussi être réaliste.

 

Deuxièmement, il y a un besoin d’établissements éducatifs, cette fois-ci pour des enfants ou des adolescents en grande difficulté. Il faut effectivement démultiplier ce qui existe d’ores et déjà à travers quelques structures que j’ai citées dans mon document et lors de mon audition à l’Assemblée nationale sur l’ordonnance de 1945. Il y a une dizaine, une quinzaine d’établissements capables de prendre des enfants en très grande difficulté, qui sont dans un fantasme de toute puissance, dans la violence, etc..., et de les ramener à autre chose. Ce sont des établissements qui utilisent des stratégies. Peu importe que ce soit lié au charisme de l’un, à l’uniforme de l’autre – l’Amiral Brac de la Perrière -, aux méthodes un peu " karatéka " du troisième. L’essentiel, c’est que des enfants de treize, quatorze, seize ans, qui ont rarement trouvé très jeunes – et en particulier pas dans leur famille – les structures " cadrantes " qui leur indiquent le bien, le mal, le permis et l’interdit, et qui leur disent quand ils vont trop loin et qu’ils vont se brûler, puissent à l’heure actuelle bénéficier de structures qui les cadrent, qui sont " contenantes " pour reprendre l’expression technique, sans être fermées. Car, on ne peut pas apprendre en étant dans un lieu clos, on n’apprend pas à courir dans une pièce, on apprend à courir dans la rue. La rue s’apprend dans la rue. Cela dit, ces gamins connaissent la rue dix fois mieux que nous, ils ont besoin de structures qui les éloignent de leur quartier et dans lesquelles ils peuvent être contenus.

 

En d’autres termes, ce ne sont pas des murs qu’il faut bâtir, ce sont des hommes qu’il faut trouver, qui prennent en charge, comme on a su le faire en 1945, les gosses en difficulté d’aujourd’hui. Il existe une dizaine ou une quinzaine d’équipes. On a besoin de cinquante ou de soixante équipes, pour caricaturer un peu mon propos. Tout cela prendrait alors de la cohérence. Un certain nombre d’enfants ont leur place dans l’école normale de la République mais il faut simplement les déplacer pendant un an pour qu’ils reprennent leur souffle, qu’ils reprennent confiance en eux, quitte à ce que des équipes enseignantes mettent en œuvre des classes relais, qui font du " sur mesure " pour un certain nombre d’enfants. L’éducation nationale travaille bien pour 95 % des élèves mais, pour 5 %, il faut qu’elle fasse du " sur mesure ". Cela se fait d’une manière embryonnaire à l’heure actuelle.

 

Le projet de M. Amsallem, c’est effectivement de mettre en réseau un certain nombre d’établissements, en réalité un certain nombre de départements, pour que l’un puisse s’appuyer sur l’autre et réciproquement. Dans le même temps, il faut, premièrement, créer des internats scolaires de base dans le privé ou dans le public et, deuxièmement, créer des établissements éducatifs sous les formes les plus variées possible mais en s’appuyant sur la capacité des individus, et notamment des hommes, parce que, c’est aussi un vrai problème : il y a beaucoup trop de femmes dans ce domaine. Ce n’est pas une critique sur la féminisation, c’est une réalité que les gamins qui sont dans la toute puissance n’ont, à l’heure actuelle, jamais eu affaire à des hommes. C’est pourquoi je pense qu’il faut rendre obligatoire la filiation paternelle pour les obliger à être en situation de responsabilité. A l’heure actuelle, les enfants en très grande difficulté sont confrontés à des professionnels qui sont souvent uniquement des femmes. Ils ne retrouvent même pas d’hommes dans cette situation. Il faut donc trouver aussi des équilibres dans la prise en charge de ces jeunes en grande difficulté.

 

Mme Dominique GILLOT : Je rejoins ce que vous expliquiez sur la nécessité de travailler en réseau et de réellement décloisonner les institutions qui concourent à la structuration de l’enfant. Mais je voudrais aussi votre avis sur la place qu’il faut réserver aux parents dans ce dispositif. Je remarque – et beaucoup de travaux le montrent – qu’on a beaucoup spécialisé, beaucoup professionnalisé et beaucoup médicalisé, et l’expérience que vous avez relatée à propos de votre enfant handicapé montre bien que les parents sont, à certains moments, dépossédés et déqualifiés de leur rôle de parents. Il y a ceux qui ont la capacité de réagir et de se réinscrire dans la conduite du projet individuel d’éducation et du devenir de leur enfant, et il y a ceux qui s’accommodent ou sont complètement désorientés, désappointés, par la déqualification dont ils font l’objet.

 

J’aimerais connaître vos propositions. Quelle piste devons-nous explorer pour réintroduire les parents dans leur rôle obligatoire, dans leurs obligations de parents ? Vous dites qu’un enfant a droit à ses deux parents et qu’il faut réaffirmer la parentalité, notamment celle du père. Vous insistez aussi sur la nécessité de la mixité des équipes qui, à certains moments de la vie de l’enfant, sont des substituts de la famille.

 

Toutes ces pistes là sont corroborées par des travaux sur lesquels nous nous appuyons, mais il me semble qu’il y a peut-être des procédures plus systématiques à mettre en oeuvre aujourd’hui pour apprendre aux jeunes parents à être des parents, pour les introduire dans la parentalité et leur expliquer qu’ils ont un lien de filiation avec leur enfant qui ne sera jamais rompu. Il y a un seul lien indissoluble dans la vie, c’est la filiation. Les liens du mariage, les liens d’association peuvent se casser et se dissoudre, mais on est obligé d’assumer celui-là, et c’est un des droits fondamentaux de l’enfant.

 

Réaffirmer les droits de l’enfant, c’est aussi conforter les obligations des adultes qui en ont la charge. Pouvez-vous nous aider à mettre en place des dispositifs pour conforter ces obligations ?

 

M. Jean-Pierre ROSENCZVEIG : Je vais totalement dans votre sens avec des propositions concrètes. La première remarque que je ferai, c’est effectivement le constat que les gamins, qui ont été en rupture avec leurs parents entre douze et quinze ans, sont à nouveau à vingt-quatre, vingt-cinq, vingt-six ans, dans l’univers de leurs parents. Cela ramène les professionnels à une certaine modestie. On ne peut jamais éliminer la dimension familiale ou la représentation de la dimension familiale.

 

Mais subsiste une difficulté que j’ai essayé de pointer dans mes documents : qu’est-ce qu’être parent ? De qui parle-t-on quand on parle de parents ? La difficulté conjoncturelle dans laquelle nous sommes, c’est qu’il y a plusieurs types de parentalités, il y a plusieurs types de parents – je fais très simple pour faire rapide – : il y a à la fois les parents biologiques – il faut établir la filiation obligatoire –, mais il y a aussi les parents affectifs, le beau-père, la belle-mère. Et tous sont des parents importants pour l’enfant à des niveaux différents. Il ne faut pas mélanger le beau-père avec le père, mais pourtant le beau-père joue un rôle conjoncturel alors que le père joue un autre rôle en profondeur. Il faut identifier l’un, identifier l’autre, et là réside la caractéristique du problème auquel nous sommes confrontés. Les enfants modernes ont plus que jamais plein de personnes qui s’occupent d’eux. Je dis en plaisantant que si certains enfants sont privés d’adultes responsables, d’autres en débordent. Entre les deux parents biologiques, les deux couches de beaux-parents, quatre grands-parents vivants, grâce à la santé et à l’absence de guerre, une vingtaine de professionnels, cela fait beaucoup trop pour s’occuper du même gosse.

 

Et le problème, derrière la caricature, est à la fois d’identifier clairement les responsabilités des uns et des autres, d’où les premières propositions en tête de mon document, mais aussi – et je rejoins M. Dodet sur ce point –, d’organiser l’articulation des responsabilités des uns avec celles des autres.

 

Et j’ajoute une troisième chose qui va dans votre sens : articuler ne veut pas dire qu’on est au même niveau et il y a une priorité. La priorité, dans ce pays démocratique et dans notre culture, c’est l’autorité parentale, c’est la responsabilité parentale. Tout ce que nous faisons vise à la garantir à tout enfant. Cela résume tout le droit de la famille. Tout enfant a droit à une famille, d’abord la sienne, à défaut une autre qui a vocation à devenir la sienne par l’adoption, c’est-à-dire par un lien juridique. Cela résume, de mon point de vue, l’ensemble du droit de la famille française. Il faut d’abord faire en sorte que les enfants vivent chez eux avec leurs parents. Tous les services sociaux ont cette vocation. Et pour un certain nombre d’entre eux qui vont être en rupture, l’objectif est de rejoindre et de rétablir la relation parentale.

 

Pour être maintenant très précis, j’ai deux illustrations à vous donner indépendamment des propositions de texte que je fais et qui ont valeur symbolique : ce que nous faisons à Bobigny, ce que le Parquet – je n’ai aucun mérite –, ce que le Procureur de la République fait systématiquement, c’est, lorsqu’un jeune est présenté comme étant un jeune délinquant, de le convoquer au tribunal, chez le Procureur de la République, avec ses parents – et contrairement à ce qu’on dit, les parents viennent la plupart du temps. Le procureur va essayer de travailler sur l’autorité parentale pour voir si les parents étaient au courant de la délinquance du jeune, comment ils l’expliquent, ce qu’ils sont prêts à faire. Six mois plus tard, il y a une contre-expertise, une contre-visite, pour vérifier que les engagements qui avaient été pris par les parents ont bien été tenus.

 

A l’autre bout de la chaîne, il y a des actes de type symbolique. Cela rejoint la question que posait votre collègue tout à l’heure sur la formation et sur la culture. Nous avons tous été amenés comme parents, un jour ou l’autre, à signer des autorisations d’opérer en blanc réclamées par l’éducation nationale ou par les colonies de vacances. Combien sommes-nous à savoir que ces autorisations d’opérer n’ont strictement aucune valeur juridique ? Personne ne peut me déposséder, moi, parent, ou ma femme, de donner l’autorisation d’opérer mon enfant s’il a un problème, sauf urgence absolue – mais alors le médecin n’a besoin d’aucun accord, sinon ce serait non assistance à personne en péril – ou urgence " relative " – les parents ayant disparu, la décision incombe au Procureur de la République et au juge pour enfants. En d’autres termes, on me demande de me déposséder d’une partie de mes droits, alors qu’on devrait en réalité avoir en tête la préoccupation suivante : " monsieur ou madame, si jamais il y a un problème, où et comment puis-je vous prévenir ? ".

 

On rejoint donc le débat culturel qui vise à recentrer les professionnels sur l’accompagnement de l’exercice de l’autorité parentale, et à ne pas se substituer à l’autorité parentale.

 

M. le Président : Merci beaucoup d’être revenu devant nous. Je crois que le témoignage que vous avez apporté, vos documents et votre expérience nous seront extrêmement précieux. Je vous remercie.

Audition de Mme Louise SYLWANDER,
Médiateur des enfants du royaume de Suède

(extrait du procès-verbal de la séance du 2 avril 1998)

Présidence de M. Laurent FABIUS, Président

Madame Louise Sylwander est introduite.

 

M. le Président lui rappelle que les dispositions législatives relatives aux commissions d’enquête lui ont été communiquées.

 

M. le Président : Madame Sylwander va s’exprimer en anglais.

 

Madame, vous le savez, notre Commission d’enquête se penche sur l’état des droits de l’enfant en France et les améliorations susceptibles d’y être apportées. L’expérience du médiateur suédois nous intéresse vivement. Nous souhaitons en connaître le fonctionnement et les enseignements qui peuvent en être tirés. Je vous donne la parole pour un exposé introductif et mes collègues et moi-même vous poserons ensuite des questions si vous le voulez bien.

 

Mme Louise SYLWANDER : C’est un grand honneur pour moi de m’exprimer devant vous et j’espère que je pourrai répondre utilement à vos questions.

 

Le médiateur pour les enfants en Suède est une institution créée par un acte spécial du Parlement en 1993. Le bureau de l’ombudsman – du médiateur – suédois pour les enfants est un organisme indépendant et non politique. Nous avons été mis en place par la loi et des pouvoirs statutaires formels nous ont été accordés par le gouvernement mais, à tous autres égards, nous sommes indépendants et apolitiques.

 

En Suède, il y a eu un débat, pendant de nombreuses années, pour savoir s’il fallait ou non un médiateur pour les enfants mais, lorsque la Suède a ratifié la Convention sur les droits de l’enfant, on a considéré qu’un médiateur pour les enfants était nécessaire afin de remplir les obligations de la Suède par rapport à la Convention.

 

Comme vous le savez peut-être, la Suède a déjà un système de médiation assez évolué. Il y a quatre médiateurs pour les droits de l’homme : un médiateur contre la discrimination raciale, un médiateur pour les handicapés, un médiateur pour l’égalité des chances entre les sexes et maintenant un médiateur pour les enfants.

 

Lorsqu’on a discuté de la mise en place d’un médiateur pour les enfants, des craintes se sont exprimées. On pouvait estimer que l’idée du médiateur serait affaiblie si on avait un médiateur pour toutes les catégories dans la société mais, finalement, on a considéré que, s’il y avait un groupe qui avait réellement besoin d’un médiateur, c’était bien les enfants.

 

Une autre question qui s’est posée alors a été celle de savoir comment utiliser au mieux les potentiels du médiateur, ses pouvoirs d’intervention pouvant conduire, dans certains cas, à ce qu’il soit noyé sous les cas individuels. Le Parlement a finalement décidé que le médiateur devrait travailler à un niveau général et stratégique, ce qui signifie que mes collaborateurs et moi-même, nous devons prendre en considération les jeunes et les enfants de Suède en tant que groupe. Cela a conduit les différents organismes publics, les sociétés, etc... à prendre des dispositions générales en faveur des enfants en tant que groupe, mais cela ne veut pas dire que nous ignorions complètement les cas particuliers.

 

Il y a en effet des enfants en difficulté ou des enfants qui sont soumis à des décisions conflictuelles qui peuvent attirer l’attention des services du médiateur sur des situations non satisfaisantes, mais aussi, parfois, sur la non prise en compte du point de vue des enfants dans des domaines particuliers. A propos d’un cas particulier, je peux donc attirer l’attention sur des principes généraux sur lesquels il faudrait peut-être fonder les modifications à apporter à la loi ou aux procédures officielles. Comme je l’ai dit, le médiateur a été mis en place en 1993 et mon service compte quatorze personnes.

 

Mes collaborateurs et moi-même sommes guidés par trois principes directeurs : il y a tout d’abord, bien entendu, la Convention des Nations unies sur les droits de l’enfant, avec la médiation pour les enfants qui y est explicitement prévue ; il y a le thème des enfants en difficulté et celui du droit des jeunes à participer, à différents niveaux, à la vie de la société.

 

La Convention des Nations unies est un instrument idéologique important permettant d’affirmer le point de vue des enfants, mais la Convention ne s’applique pas en Suède directement comme une loi suédoise. Par conséquent, une de mes tâches les plus importantes a consisté à examiner systématiquement la législation suédoise qui s’applique aux enfants afin de la mettre en conformité avec la Convention.

 

Il est important que le point de vue des enfants devienne un élément à prendre naturellement en compte dans l’élaboration de toutes les nouvelles législations. Nous essayons donc de nous engager dans le processus à un stade aussi précoce que possible, ce qui implique des contacts permanents avec les ministères avant, par exemple, que les projets de textes ne soient rédigés.

 

Il y a également des contacts directs avec les commissions ou les comités concernés par ces questions : le rôle du médiateur des enfants, en tant qu’organe consultatif dans le processus législatif, est une part importante de notre travail.

 

Il est tout à fait encourageant qu’un grand nombre de nos points de vue aient été pris en compte dans les plus récents projets de loi, par exemple le code parental, la loi sur les services sociaux et la loi sur les étrangers. C’est la première fois que les principes fondamentaux de la Convention des Nations unies sur les droits de l’enfant sont ainsi directement incorporés dans la législation suédoise.

 

Mais la Convention sur les droits de l’enfant ne sert pas simplement de guide au législateur. Ma tâche est également de diffuser des informations et de faire connaître la convention aux citoyens dans leur ensemble, aux catégories professionnelles qui travaillent avec les enfants et aux décideurs.

 

Mon service a donc travaillé activement à la mise en place de l’application de la convention au niveau des pouvoirs locaux, dans les municipalités. Nous pensons que cela est vital pour promouvoir les droits et les besoins des enfants.

 

Nous avons un système très décentralisé dans notre pays ; les crèches, les écoles, le travail social, relèvent des pouvoirs locaux et nous pensons qu’il est essentiel qu’ils utilisent eux-mêmes la convention dans leur travail auprès des enfants. Nous avons effectué deux enquêtes en 1995 et en 1997, et les résultats ont démontré qu’il n’y a, en fait, que quelques municipalités en Suède qui ont commencé à mettre en oeuvre la convention. C’est donc une de mes tâches principales à l’heure actuelle, d’autant que mes services ont reçu, de la part du gouvernement, un mandat spécial pour s’assurer que les autorités locales appliquent réellement la Convention sur les droits de l’enfant. Une partie du travail de mes services a donc consisté à élaborer un manuel de prescriptions, un guide, sur la façon d’appliquer la convention.

 

De plus, le gouvernement a affecté des crédits pour accélérer la mise en œuvre de la Convention au niveau des municipalités. Il s’agit d’un projet important basé sur la coopération entre les services du médiateur pour les enfants et toutes les organisations non gouvernementales qui travaillent en Suède sur le droit des enfants.

 

Le deuxième thème sur lequel nous travaillons est celui des enfants en situation de danger. Dans l’ensemble, les enfants sont, en Suède, en bonne situation physique et mentale par rapport à d’autres pays, mais il y a néanmoins des enfants qui subissent des sévices sexuels ou qui sont maltraités. Au cours des dix dernières années, la Suède a connu des difficultés économiques avec les conséquences que l’on sait sur les enfants, et c’est une préoccupation importante pour mes services.

 

La majeure partie de nos activités, au cours des années récentes, a été consacrée aux questions de la violence physique ou psychologique dans les écoles entre élèves, mais également entre élèves et adultes. Si on demande aux enfants suédois ce qui les contrarie, ce dont ils se plaignent, ils répondent que ce sont les agressions à l’école, la violence à l’école. On a fait une enquête auprès des jeunes de treize ans à travers le pays ; on leur a demandé ce qu’ils pensaient qu’on devrait faire pour aider à résoudre cette violence à l’école. Nous avons reçu plus de six mille réponses et nous avons publié un rapport pour le gouvernement qui contenait un grand nombre de propositions ou de mesures que mes services considèrent comme essentielles. Ce rapport sert de base pour l’introduction d’un certain nombre de modifications dans la loi sur l’éducation nationale en Suède.

 

Le troisième thème d’action du médiateur, c’est l’exercice d’un rôle de porte-parole des jeunes et des enfants en Suède. Comme je l’ai dit, une des principales tâches de mon service consiste à représenter les enfants et les jeunes, et à défendre leurs intérêts dans la société. Le meilleur moyen pour moi est d’obtenir pour eux la possibilité de s’exprimer eux-mêmes. Nous consacrons beaucoup de temps et de travail à favoriser l’introduction de procédures de co-décision associant les enfants, – par exemple lors de litiges sur la garde de l’enfant– et au niveau des pouvoirs locaux. Dans cette perspective, le médiateur des enfants doit recueillir des informations et écouter les jeunes afin d’arriver aux meilleures propositions possibles.

 

Nous sommes en contact avec les enfants de plusieurs manières différentes. Par exemple, nous rendons visite à des centres de loisirs, à des écoles ou à diverses institutions. Il y a également une ligne d’appel gratuite que nous appelons " direct médiateur enfants ". Il s’agit d’un service d’information pour les enfants leur indiquant où trouver des informations sur leurs différents droits. Ils peuvent également nous exposer différentes questions qu’ils souhaitent que nous traitions.

 

Nous utilisons également le potentiel qu’offre l’informatique pour la communication et, cet automne, nous avons mis en place un site pour les enfants sur l’Internet. Il s’agit d’un site Internet interactif : nous pouvons, bien entendu, donner des informations aux enfants sur leurs droits. Nous pouvons également utiliser ce site pour leur poser des questions. Nous sommes reliés à un certain nombre d’écoles, à l’heure actuelle, et nous les interrogeons régulièrement sur les problèmes sur lesquels nous travaillons. Nous souhaitons bien entendu augmenter cet effort afin d’être reliés, d’ici la fin de l’année si possible, à une centaine d’écoles. Bien entendu, un service composé de quatorze personnes tel que le nôtre doit coopérer avec toute une gamme d’institutions, de services et de personnes afin d’améliorer son efficacité et d’avoir plus de " punch ". Cela signifie par exemple des campagnes conjointes avec des organisations non gouvernementales ou en coopération avec une ou plusieurs autres autorités, afin de mieux cerner le point de vue des enfants et de mettre sur pied des réseaux et des groupes de référence dans des domaines particuliers.

 

Dans certains domaines, le médiateur pour les enfants a également un rôle de coordination entre différentes institutions ou autorités. Je peux vous en donner deux exemples : nous sommes responsables de la coordination et du suivi d’études concernant le bien-être social des enfants, et toutes les autorités nationales importantes sont également impliquées dans ce travail. Nous fonctionnons en réseau et nous nous rencontrons quatre fois par an. Nous avons aussi pour tâche de recueillir les données statistiques concernant les enfants et les jeunes et d’en établir une compilation publiée tous les deux ans.

 

Nous devons également coordonner les activités pour la promotion de la sécurité des enfants et des jeunes. Je ne sais pas si vous connaissez la semaine britannique pour la sécurité des enfants. Nous avons, en Suède, une quinzaine qui est organisée sur le même thème et nous essayons de montrer les efforts qui sont faits dans la prévention des accidents, qu’il s’agisse d’accidents domestiques ou de la circulation.

 

Enfin, je voudrais mentionner le rôle essentiel, à mes yeux, que nous jouons dans la formation de l’opinion en Suède. Nous publions chaque année un rapport qui doit, entre autres, transmettre le point de vue du médiateur des enfants quant à la façon dont la Suède a mis en oeuvre la Convention sur les droits de l’enfant. Ce rapport comporte différents points de vue et des propositions à l’attention du gouvernement. Nous nous servons de ce rapport pour influencer l’opinion publique. Nous essayons d’attirer l’attention des médias sur différents problèmes qui y sont soulevés. Ce rapport décrit la prise en compte de la Convention des droits de l’enfant des Nations unies, en Suède, année après année, et il donne, en même temps, au gouvernement des informations pour l’établissement de son propre rapport à la Commission des droits de l’enfant à Genève. Nous envoyons, de notre côté, des rapports à Genève et, comme vous le savez peut-être, la Suède fera cet automne son second rapport sur l’application de la Convention. En tant qu’organe compétent, je serai présente à Genève et j’y donnerai mon point de vue.

 

A titre d’exemple de problèmes soulevés dans notre rapport annuel, je citerai les conséquences des réductions importantes des dépenses de l’Etat suédois pour les enfants ou les droits des jeunes à influencer certaines décisions. Le rapport est publié à huit mille exemplaires. Il constitue la pierre angulaire de notre contribution à l’évolution des idées sur ce sujet.

 

Un autre moyen d’attirer l’attention sur certains problèmes consiste à organiser des auditions de différents experts capables d’éclairer le point de vue des enfants et de tenir compte de leurs attentes. Il faut préparer les conditions d’un changement d’attitude et travailler sur le long terme.

 

Je voudrais dire enfin que nous coopérons de manière régulière avec les médiateurs pour les enfants des autres pays nordiques. Nous avons ainsi participé à une réunion avec eux à Copenhague. Vous savez peut-être que certains représentants des onze médiateurs pour enfants se sont réunis à Trondheim en 1997 et qu’à cette occasion nous avons mis en place un réseau qui s’appelle l’ENOC (European network of ombudsmen for children). L’ENOC coopérera, entre autres, sur des questions liées à la Convention de l’enfant en Europe et augmentera les pressions exercées afin de préserver les droits et les intérêts des enfants.

 

Après cet exposé liminaire, je me tiens maintenant à votre disposition pour répondre à vos questions.

 

M. le Président : Merci beaucoup pour votre exposé très intéressant pour nous, très dense, très riche. Je vais me tourner vers mes collègues députés pour leur demander s’ils ont des questions à poser ou des demandes de complément d’informations à faire.

 

M. Gaétan GORCE : Madame, vous avez évoqué le débat qui a précédé la création de votre fonction. Ce débat, qui a duré quelques années – entre 1989 et 1993 – a-t-il suscité des arguments qui permettaient de douter de l’utilité d’un médiateur de l’enfant ? Je crois comprendre, à travers ce que vous nous dites, que votre action est très dense et porte sur différents domaines. Pour autant, des interrogations sont-elles apparues, notamment sur le partage des rôles entre cette nouvelle mission et l’administration plus traditionnelle ? De la même manière, comment se situe votre action par rapport à la justice et êtes-vous en situation, à un moment donné, d’intervenir lorsque des affaires concernent la justice ou sont susceptibles de la concerner ?

 

Mme Louise SYLWANDER : Il est exact que la question de l’efficacité et de l’impact sur la société du médiateur a été posée. Mais il existe en Suède, comme je vous l’ai indiqué, une longue tradition du médiateur ou des médiateurs, et je crois que nous avons plutôt tendance à leur faire confiance.

 

L’expérience montre que les médiateurs et le système dont ils font partie ont été à l’origine de progrès incontestables. Je disais tout à l’heure que nous avons pu craindre que la notion même de médiateur et de ses fonctions soit affaiblie, si jamais il y avait un ombudsman pour chaque secteur de la société. En fin de compte, l’opinion publique, de manière assez unanime, a estimé que si un groupe, si un secteur particulier, devait avoir un médiateur, c’était bien celui des enfants qui, par ailleurs, n’étaient pas en mesure de se défendre seuls. D’autre part, je crois qu’on estime aujourd’hui que le médiateur suédois pour les enfants a aidé à mieux mettre en valeur la convention.

 

Les médiateurs, d’une manière générale, sont nommés et désignés par le Parlement. Je dois rencontrer, la semaine prochaine, mes collègues médiateurs parlementaires, et j’ai l’impression, si j’en juge par rapport à mes contacts et aux relations que j’entretiens avec ce que vous qualifiez d’administrations traditionnelles, qu’il n’y a pas eu de difficultés particulières avec elles, car les médiateurs, les ombudsmen, ne possèdent pas de pouvoir spécifique de contrôle. Pour ma part, je ne suis pas chargée du contrôle du travail réalisé par d’autres. Je n’ai pas les mêmes obligations que les autorités de tutelle dans d’autres secteurs. Le rôle de médiateur est de favoriser la prise de conscience, de travailler sur l’opinion publique, d’essayer de faire bouger les choses, pour que les gens aient spontanément envie de protéger les droits de l’enfant : alors que les autres systèmes traditionnels sont là pour réprimer, je suis là pour favoriser la protection des droits de l’enfant.

 

Bien entendu, toutes les propositions de loi et de modifications de la législation dont je saisis le gouvernement n’aboutissent pas. Parfois, lorsqu’une question est débattue entre les parties concernées dans le cadre d’un processus classique, je ne joue pas forcément sur du velours, par exemple pour la question de la pornographie, qui est chez nous posée depuis de longues années. D’autre part, pour peu que les conséquences d’une nouvelle législation soient onéreuses, ce texte peut être difficile à faire passer.

 

Mais, dans l’ensemble, nous avons réussi. Les cas où nous avons réussi sont en tout état de cause plus nombreux que les cas où nous avons échoué.

 

M. le Président : Vous avez fait allusion à vos collègues ombudsmen d’autres pays, à la fois pays du Nord et autres : y a-t-il des aspects sur lesquels leurs activités ou leurs modes de fonctionnement diffèrent des vôtres ? Y a-t-il des aspects de leurs activités ou de leur fonctionnement qui vous paraissent utiles et qui, au fond, si on devait créer un ombudsman ailleurs, devraient être repris ? Est-ce que vous connaissez des expériences dans d’autres pays ?

 

Mme Louise SYLWANDER : Lorsque je parlais de mes collègues médiateurs, je me référais plutôt à mes collaborateurs en Suède qui sont au nombre de treize. J’ai parlé du réseau européen, de l’ENOC. Ce réseau existe et il est constitué de onze pays européens. Tous les ombudsmen ne sont pas identiques. On peut dire que les modèles suédois et norvégien sont quasiment identiques, mais cela n’est pas le cas pour tous. Je dirais que la principale différence porte sur les cas à traiter. Nous pouvons, en Suède, traiter de cas particuliers, qui mettent en lumière des principes pouvant servir de base à diverses prises de position. D’autres organisations et d’autres ministères ont également la possibilité, en Suède, de traiter des cas particuliers. Le gouvernement a donc craint le risque de doublon et, avec les quatre années et demie de recul que nous avons maintenant, je crois pouvoir dire qu’étant donné les moyens limités dont je dispose, il me serait impossible de traiter tous les cas particuliers qui pourraient nous être soumis. D’autre part, cela ferait incontestablement double emploi.

 

Dans d’autres pays européens en revanche, là où il n’y a pas de services ministériels chargés de ce genre de travail, il pourrait être tout à fait utile que le médiateur prenne à sa charge certains de ces cas, en tout cas les plus importants. Encore une fois, il y aurait là le risque d’être pris sous un déluge de cas particuliers et d’avoir tendance à trop privilégier le particulier au détriment du général. Mais tout dépend évidemment de la structure en vigueur dans les différents pays, notamment des relations entre ONG et services ministériels ou interministériels.

 

Le réseau ENOC est nouveau, puisqu’il a vu le jour en 1997. Une réunion est prévue à Copenhague en 1998. Plus nous nous réunirons souvent, et plus nous serons en mesure de nous rapprocher et de comparer nos rôles. Je crois que la différence essentielle porte sur l’aptitude du médiateur à se saisir de cas particuliers. Chez nous, nous nous situons davantage au niveau stratégique et moins à celui des cas particuliers, et je crois que c’est la bonne voie, du moins pour la Suède.

 

M. Jean-Paul BRET, rapporteur : Je voudrais évoquer le droit des enfants à établir une double filiation. C’est un problème que nous avons précédemment évoqué dans cette commission. Dans son état actuel, la législation en France ne permet pas de garantir le droit à une filiation paternelle et maternelle. Le droit suédois, lui, prévoit l’intervention de la justice en cas de défaillance parentale, afin que chaque enfant puisse avoir un père et une mère. Pouvez-vous nous éclairer sur les modalités de mise en oeuvre de ce principe ? Est-ce qu’il est bien accepté ou est-ce qu’il a suscité un certain nombre de conflits ou de difficultés dans sa mise en application ?

 

Mme Louise SYLWANDER : Vous parlez de filiation ? Je souhaite que vous expliquiez davantage ce que vous entendez par double filiation. Parlez-vous des droits de l’enfant à avoir à la fois un père et une mère ? Oui, mais qu’est-ce que vous entendez par filiation ?

 

M. Jean-Paul BRET, rapporteur : C’est le droit des enfants à avoir un père et une mère
– comment le dire plus clairement –, à les connaître, c’est cela.

 

Mme Louise SYLWANDER : En Suède, la question ne se pose même pas. C’est, d’ailleurs, pourquoi je ne l’avais pas comprise. La loi est très claire. Obligation est faite aux autorités de tutelle de procéder à une enquête sur l’identité du père. En principe, on sait quand même qui est la mère, mais je dirais que rarissimes sont les cas où il est difficile ou impossible de connaître l’identité du père. Encore une fois, les autorités ont le devoir de déterminer qui est le père et la question ne se pose donc pas pour nous, cela va de soi. Nous sommes dans la droite ligne de la Convention sur les droits de l’enfance qui précise nettement que l’enfant a le droit de connaître l’identité de ses parents. La mère – c’est autre chose – peut refuser de divulguer des informations à ce sujet, mais c’est un cas rare en Suède. J’ai donc peu d’expérience à vous communiquer, puisque c’est un problème dont la pratique montre qu’il n’en est pas un, en raison justement de l’état actuel de nos lois, qui sont d’ailleurs assez anciennes. C’est pour nous, par conséquent, un droit qui n’a pas besoin d’être précisé. L’enfant a, d’office, le droit de connaître son père et sa mère.

 

M. Alain NERI : Madame, vous nous avez dit tout à l’heure que votre service veillait à l’application de la convention dans les collectivités locales. Quels sont vos relais auprès des collectivités locales ? Existe-t-il une administration qui vous est propre auprès des collectivités locales ?

 

Mme Louise SYLWANDER : Nous avons procédé à une enquête en 1995 et sondé les deux cent quatre vingt-six collectivités locales de Suède pour savoir si elles étaient informées de la convention, si elles l’appliquaient et, dans l’affirmative, comment les dispositions de la convention étaient prises en compte dans leurs décisions. Le résultat a été peu probant. En 1995, on trouvait sept municipalités sur les deux cent quatre vingt-six qui avaient bien appliqué les dispositions de la convention et fait référence à la convention dans la mise en œuvre de leurs décisions relatives aux jeunes et aux droits des jeunes. Une nouvelle enquête a eu lieu deux ans plus tard. Nous avons vu que des progrès étaient perceptibles mais, en même temps, que le nombre de municipalités appliquant les dispositions de la convention restait encore insuffisant. Malgré tout, il y avait un net progrès.

 

Cette année, j’ai pu me rendre, une ou deux fois par semaine, sur le terrain, pour m’entretenir avec les autorités locales, pour demander à ces élus locaux comment pratiquement ils appliquaient la convention. Je crois qu’on peut dire aujourd’hui que c’est un sujet auquel ils sont sensibilisés. Ils veulent appliquer la convention. C’est pourquoi nous avons fait publier ce manuel dont je vous parlais tout à l’heure et qui traite de la manière dont les élus locaux, les collectivités locales, peuvent appliquer les dispositions de la convention. Je pense que la Convention sur les droits de l’enfant, dans un avenir proche
– cinq ou dix ans –, sera réellement appliquée dans les décisions quotidiennes des autorités locales. C’est d’ailleurs l’exemple d’un cas où le travail du médiateur a produit un effet réel, a fait bouger les choses.

 

M. Jean-Paul BRET, rapporteur : Dans la continuité de votre propos, pouvez-vous nous préciser sur quels points le droit suédois est encore en retard aujourd’hui sur la Convention de New-York ?

 

Mme Louise SYLWANDER : Il existe une commission spéciale nommée, il y a deux ans, par le gouvernement : la " Commission pour la protection des droits de l’enfant ". Elle a été chargée de passer à la loupe tous les textes de loi suédois pour déceler les écarts ou les lacunes par rapport à la convention de New York, par rapport aux différentes conventions. J’ai participé, en qualité d’expert, aux travaux de cette commission qui ont abouti à quelques propositions de changement de nos textes législatifs. Certaines de ces propositions ont été intégrées ou, en tout cas, ont été soumises au Parlement en vue de leur intégration et, si les changements que nous avons proposés, ainsi que ceux proposés par la commission, étaient adoptés, on pourrait dire, à ce moment-là, que la législation suédoise serait entièrement conforme à la convention.

 

Mais la lettre des textes est une chose, la pratique sur le terrain en est une autre. Certains de ces changements sont nouveaux et récents. Les articles 3 et 12, par exemple, de la loi sur la protection sociale ne remontent qu’au mois de janvier ; il convient, ensuite, de voir sur le terrain si ces dispositions, qui sont bien intégrées aux textes, c’est vrai, sont réellement mises en œuvre dans le travail de ceux qui sont chargés de l’application de ces textes. On peut donc dire que les textes de loi commencent à être conformes. On ne peut pas en dire autant, du moins à cent pour cent, de leur mise en œuvre. C’est une dynamique, c’est un processus. Les enfants, d’autre part, ont le droit de s’exprimer en Suède, ce qui n’est pas sans produire un effet sur le travail des autorités. Or, c’est un processus qui n’a pas encore abouti. Des choses restent à modifier et à consolider.

 

L’état des textes est donc satisfaisant. On ne peut pas en dire autant de la mise en œuvre de ces textes. Il sera très important, d’ici deux ans par exemple, de procéder à une nouvelle enquête pour constater l’amélioration réelle des conditions de vie des enfants.

 

M. le Président : Madame, je vous remercie. Vous avez certainement beaucoup apporté à notre commission et je vous remercie infiniment d’être venue depuis votre pays ami et voisin pour nous donner un peu du soleil suédois.

 

Mme Louise SYLWANDER : Merci beaucoup. M. le Président, je vous invite à reprendre contact avec nous, chaque fois que vous le jugerez utile. Vous pouvez, d’autre part, consulter notre site Internet pour tout savoir sur le fonctionnement de notre service.

 

M. le Président : Merci.

 



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