Commission d'enquête sur le recours aux farines animales dans l'alimentation des animaux d'élevage, la lutte contre l'encéphalopathie spongiforme bovine et les enseignements de la crise en termes de pratiques agricoles et de santé publique

Rapport n° 3138
Tome II
Auditions - volume 7

SOMMAIRE DES AUDITIONS

Les auditions sont présentées dans l'ordre chronologique des séances tenues par la Commission
(la date de l'audition figure ci-dessous entre parenthèses)

M. Louis MERMAZ, ancien ministre de l'Agriculture (1990-1992)        
(le 4 avril 2001)
4

M. Philippe VASSEUR, ancien ministre de l'Agriculture (1995-1997)            
(le 10 avril 2001)
11

M. Hervé GAYMARD, ancien secrétaire d'Etat à la Santé et à la Sécurité sociale (1995 - 1997) (le 10 avril 2001) 24

Mme Dominique GILLOT, ancienne secrétaire d'Etat à la Santé et à l'Action sociale (juillet 1999 - février 2001) (le 10 avril 2001) 36

Mme Elisabeth HUBERT, ancien ministre de la Santé publique et de l'Assurance maladie (1995) (le 10 avril 2001) 49

Mme Christiane LAMBERT, présidente du réseau FARRE (Forum pour une agriculture raisonnée et respectueuse de l'environnement) (le 11 avril 2001) 54

M. Jean GLAVANY, ministre de l'Agriculture et de la Pêche (le 11 avril 2001) 76

M. Roger-Gérard SCHWARTZENBERG, ministre de la Recherche               
(le 11 avril 2001)
95

M. Bernard KOUCHNER, ministre délégué à la Santé auprès du ministre de l'Emploi et de la Solidarité (le 25 avril 2001 ) 107

Suite des auditions (volume 8).
Sommaire des auditions.


Audition de M. Louis MERMAZ,
ancien ministre de l'Agriculture (1990-1992)

(extrait du procès-verbal de la séance du 4 avril 2001)

Présidence de M. François Sauvadet, Président

M. Louis Mermaz est introduit.

M. le Président lui rappelle que les dispositions législatives relatives aux commissions d'enquête lui ont été communiquées. A l'invitation du Président, M. Louis Mermaz prête serment.

M. le Président : M. Louis Mermaz, je vous souhaite la bienvenue. Vous avez été ministre de l'Agriculture du 2 octobre 1990 au 2 octobre 1992. Vous avez succédé à Henri Nallet et devancé Jean-Pierre Soisson. L'utilisation des farines animales dans l'alimentation des bovins a été interdite le 24 juillet 1990, soit deux mois avant votre entrée en fonction. Toutefois, à cette époque, il ne semble pas que des mesures de retrait des farines animales stockées chez les fabricants, ni des aliments destinés aux bovins et susceptibles de contenir ces farines, n'aient été prises. Pourtant le danger de ces protéines d'origine animale avait été clairement identifié. Pouvez-vous nous éclairer sur ce point ?

Par ailleurs, c'est le 28 février 1991 que le premier cas d'ESB est découvert en France, dans le département des Côtes-d'Armor. La même année, apparaît en Grande-Bretagne, le premier cas d'ESB chez une vache née après l'interdiction des farines. De quelles informations disposiez-vous à l'époque sur l'ESB ? Quelles mesures avez-vous prises, en fonction de l'état des connaissances du moment, pour faire face au danger que représentait cette maladie ? Comment les contrôles des décisions prises, ont-ils été mis en place pendant la période où vous avez exercé vos fonctions ? Je pense notamment aux contrôles qui relevaient de votre compétence, c'est-à-dire ceux de la DGAL.

M. Louis MERMAZ : J'ai hérité d'un certain nombre de mesures drastiques prises par mon prédécesseur, dont je rappellerai les principales. Le 18 juillet 1988, le ministre de l'Agriculture britannique interdit de nourrir les bovins avec des farines d'origine animale. En revanche, les exportations de ces farines demeurent autorisées. Nous apprendrons, bien des années plus tard, que les laboratoires britanniques avaient décidé en 1987-88, d'arrêter la chauffe des farines à 130 degrés sous la pression 3 bars. Le 13 août 1989, le ministère français de l'Agriculture publie un avis aux importateurs interdisant l'importation de farines animales britanniques, sauf si l'entreprise s'engage à ne pas les distribuer à des ruminants. Il convient de remarquer, par ailleurs, que la première vague de contamination a été constituée d'animaux nés en 1988-89. Ces animaux ont pu être contaminés par des farines de viande importées du Royaume-Uni, précisément entre juillet 1988 et août 1989. La seconde vague concernera des animaux nés en 1993 et 1994, c'est-à-dire après l'interdiction des farines de viande pour les ruminants. En décembre 1989, la France étend à l'Irlande l'interdiction d'importer les farines de viande et d'os destinées aux ruminants.

En juin 1990, est mis en place un réseau d'épidémiosurveillance centralisé au centre national d'études vétérinaires et alimentaires. Le 24 juillet 1990, la France interdit l'utilisation des farines de viande et d'os dans l'alimentation des bovins, mais continue de les autoriser pour les autres espèces. Le 26 septembre 1990, un arrêté modifiant celui du 24 juillet 1990 décide que les farines de viande et d'os sont désormais interdites dans l'alimentation des bovins, avec la rectification suivante : « (...) à l'exclusion des protéines issues des produits laitiers, des _ufs, des poissons, des animaux marins et des volailles ». Il faudra attendre 2001 pour que le recours à des farines de viande et d'os ne soit plus utilisé par quelque espèce animale que ce soit. Ceci est le rappel d'une situation dont j'hérite, sans en avoir forcément eu une connaissance aussi détaillée que celle que je vous expose.

Le 26 octobre 1990, nous procédons à la diffusion d'une note d'information de la DGAL et du service vétérinaire de la santé et de la protection animale, sur les actions conduites en France. Cette note est adressée aux directeurs des services vétérinaires (DSV) de chaque département. Je souligne qu'à l'époque, lorsque cette note est diffusée, le service vétérinaire de la santé et de la protection animale n'a eu connaissance d'aucun cas pouvant encore faire suspecter la présence de l'ESB en France. Il convient de noter - ce qui est tout à l'honneur du ministère - que nous avons pris des mesures très strictes sans attendre la découverte de cas avérés en France. Le 12 juin 1990, mon prédécesseur avait fait procéder à l'inscription de l'encéphalopathie spongiforme bovine à la nomenclature des maladies réputées contagieuses.

Les dispositions rappelées dans cette note du 26 octobre 1990 relèvent de la police sanitaire et sont applicables en cas de confirmation de cas d'ESB sur le territoire français. Ces dispositions sont les suivantes : marquage des animaux, interdiction des déplacements, élimination des animaux malades, éradication de la maladie dans les éventuels foyers par une élimination totale ou différée, possibilité d'acquisition d'animaux suspects par les laboratoires de pathologie bovine, le CNEVA, basé à Lyon.

Le 16 novembre 1990, des instructions sont données pour la diffusion de la convention relative à l'épidémiosurveillance et au diagnostic de l'ESB, passée par le ministère de l'Agriculture avec le Centre national d'études vétérinaire et alimentaire (CNEVA), disposition prise à la fin du ministère Nallet.

Nous faisons connaître à l'ensemble des services vétérinaires l'outil dont ils disposent par une note du 21 novembre 1990, relative au prélèvement du système nerveux central des animaux suspects d'ESB. Un arrêté ministériel, pris le 3 décembre 1990 et paru au Journal officiel du 16 décembre, fixe les mesures de police sanitaire relatives à l'ESB :

- surveillance systématique en élevage et à l'abattoir des bovins présentants des troubles ;

- collecte et examen histopathologique de l'encéphale des bovins ;

- élimination des animaux ou remise à des laboratoires pour examen.

- coordination du service vétérinaire départemental avec le ministère et le CNEVA à Lyon ;

- répartition des tâches entre les vétérinaires sanitaires au niveau du département et les inspecteurs d'abattoir.

L'ensemble du territoire national est couvert de façon excessivement stricte et serrée. Puis un arrêté, pris le 4 décembre, fixe les mesures financières relatives à la police sanitaire. Il stipule que toutes les démarches et prélèvements effectués sont à la charge de l'Etat et qu'une indemnisation est prévue pour les éleveurs. C'est ce réseau qui fonctionnera, pour la première fois, lorsque le 28 février 1991, dans un élevage du département des Côtes-d'Armor, est découvert le premier cas d'ESB.

Cette découverte fait immédiatement l'objet d'une diffusion afin d'éviter que le doute ne s'installe dans l'opinion française et que l'on s'imagine que c'est l'ensemble du territoire qui est atteint alors que le cas est encore unique. Il y en aura deux ou trois au cours de l'année.

Depuis 1991 jusqu'au 21 novembre 2000, ont été dénombrés en France 196 cas d'ESB dont 73 en l'an 2000, accélération qui provoque une certaine inquiétude, et 43 par le test Prionics. A ce jour, nous arrivons à environ 200 à 230 cas pour l'ensemble de la France.

S'il est vrai qu'un seul cas est toujours de trop, il convient de se remémorer qu'au Royaume-Uni, depuis 1991, ont été enregistrés 179 257 cas. Selon les dernières statistiques, le cheptel britannique, d'environ 11,5 millions de bovins, compte 200 000 cas d'ESB. En France, nous avons 200 cas pour un cheptel de 20 millions de bovins. L'épidémie que nous connaissons n'est absolument pas de la même envergure que celle qui touche le Royaume-Uni. Il est donc indispensable de veiller à ce que l'opinion publique ne soit pas frappée, sinon c'est toute la filière bovine française qui risque d'être gravement atteinte.

L'arrêté du 30 décembre 1990 relatif à la transformation des déchets animaux et régissant la production d'aliments d'origine animale destinés aux animaux domestiques - les chiens et les chats - prévoit des mesures sont prises pour la sécurité de ces produits. Un arrêté du 17 mars 1992 va également renforcer les dispositions qui seront prises pour la protection de tous les produits sortant de chez les opérateurs. En juillet 1992, est prise une décision importante : les tissus d'origine bovine appartenant aux classes 1 et 2 (cerveau, moelle épinière, amygdales, rate, ganglions lymphatiques, intestins, thymus, placenta, hypophyse, glandes surrénales, méninges) sont retirés des compléments alimentaires et des produits qui pouvaient être destinés, au travers des médicaments, à l'alimentation infantile. En effet, on se posait, depuis quelque temps, la question de la perméabilité des espèces et d'un risque de transfert à l'homme, même si ce risque ne sera définitivement établi que quelques années plus tard, par la revue Nature.

Telles sont les principales mesures prises au cours de mon ministère. Les services de la direction générale de l'alimentation ont veillé à ce que les farines animales à base de ruminants ne soient plus utilisées dès leur interdiction en France. S'agissant des importations, selon des renseignements pris auprès des services vétérinaires du ministère au cours des dernières semaines, il apparaît que « les enquêtes rétrospectives des douanes et des services vétérinaires n'ont pas prouvé qu'il y ait eu des importations frauduleuses de farines en provenance du Royaume-Uni directement à destination de la France. » Nous sommes là au c_ur du problème. « Ces importations étaient interdites depuis l'avis aux importateurs du 17 août 1989, sauf si l'entreprise s'engageait à ne pas les distribuer à des ruminants. »

J'ai évoqué les deux vagues de contamination. Nous sommes fondés à nous interroger sur le point de savoir si des fraudes n'ont pas été commises par le biais du commerce triangulaire, c'est-à-dire si d'autres pays de l'Union européenne n'auraient pas servi de plaque tournante. Le marché unique a été instauré le 1er janvier 1993. Avant cette date, les contrôles et inspections aux frontières françaises relevaient des douanes et des services vétérinaires français. Le territoire national était donc protégé.

L'harmonisation communautaire a entraîné, à partir de 1994, un an après l'entrée du marché unique, l'interdiction d'incorporer des farines à base de viande et d'os dans les aliments destinés aux bovins. Il convient de souligner que la France avait cinq ans d'avance sur la Communauté. Le ministère de l'Agriculture, sous divers ministres, a été beaucoup plus strict et drastique que les autorités de Bruxelles.

C'est seulement en 2001 que les farines à base de viande et d'os seront interdites pour l'alimentation des volailles et des porcs. Les pays qui se sont les mieux protégés sont, en plus de la France, la Grèce, le Portugal, la Suède et, ô ! paradoxe, le Royaume-Uni, puisqu'il laissait exporter des farines animales alors qu'il n'en consommait plus dans ses propres élevages.

M. le Rapporteur : Le ministre actuel de l'Agriculture a indiqué, aujourd'hui dans l'hémicycle, que les relations avec la profession sont sinon quotidiennes, tout du moins fréquentes. A cette époque, quelles étaient les réactions de la profession face à ces premiers cas d'ESB découverts en France ? Les professionnels avaient-ils des exigences ou considéraient-ils qu'en raison de l'indemnisation qui leur était offerte, ce problème ne se posait pas réellement ?

M. Louis MERMAZ : Autant que je souvienne, il n'y avait pas de fortes inquiétudes. Cela est d'ailleurs compréhensible au regard du nombre de cas : trois cas en 1990, cinq en 1991. Cela n'avait rien à voir avec la situation au Royaume-Uni. De plus, les mesures déjà prises sous le ministère Nallet, et que j'ai poursuivi, rencontraient tout à fait l'accord des éleveurs. Je me souviens en avoir discuté avec le président de la FNSEA de l'époque, M. Lacombe. Nous étions tout à fait d'accord pour procéder ainsi.

M. le Rapporteur : S'agissant des informations en provenance de Grande-Bretagne, l'ambassade et son attaché agricole ont souvent été cités. Quelles sont les informations que vous avez reçues et comment vous sont-elles parvenues ?

M. Louis MERMAZ : Un conseiller du ministère de l'Agriculture, à la fin du ministère Nallet, s'est rendu au Royaume-Uni pour savoir ce dont il retournait, puis avait communiqué des informations graves et lourdes. Nous les avons prises en compte, en considérant qu'il n'y avait aucune raison de penser que la situation s'améliorerait.

M. le Rapporteur : A cette époque, estimait-on que cette maladie ne concernerait que le territoire britannique ?

M. Louis MERMAZ : A l'époque, en raison du faible nombre de cas, on pouvait espérer, étant donné les mesures prises, que la maladie serait jugulée. Il convient toutefois de rester attentif car on ne connaît pas le temps d'incubation d'une telle maladie. Mais par rapport à la situation que connaissent les Britanniques, rien n'explique qu'une telle panique s'installe en France où les cas sont rares.

M. le Rapporteur : Dans le cadre des réunions des ministres de l'Agriculture de la Communauté européenne à l'époque, ce sujet était-il évoqué ou considérait-on qu'il était localisé et qu'il n'y avait pas lieu de s'inquiéter ? Peut-on supposer que pour, protéger le marché, il était préférable de ne pas diffuser trop d'informations sur ce sujet ?

M. Louis MERMAZ : Le sujet de l'ESB était essentiellement traité par le comité vétérinaire, qui informait ensuite chacun des ministères des mesures prophylactiques prises sur le continent. A cet égard, je soulignerai que les Anglais étaient d'un mutisme absolu sur ce sujet. Je me souviens de M. Gummer, qui nous avait tenus dans une interminable séance avant d'accepter que, dans les cinq ans suivants, les aliments pour chiens et chats ne soient plus fabriqués à partir de viandes d'équarrissage. Pendant qu'il nous occupait avec cela, il parlait très peu de l'ESB. Je n'ai pas souvenir que nous ayons évoqué l'ESB au cours des conseils des ministres de l'Agriculture.

M. le Rapporteur : S'agissant des douanes, on constate qu'après l'interdiction des farines, il continue d'en rentrer sur le territoire français. Les douanes nous ont clairement exprimé la difficulté d'exercer réellement le contrôle des farines. Avant 1993, même si les contrôles étaient possibles aux frontières, la même nomenclature s'appliquait à toutes les farines, qu'elles soient d'origine animale, de poissons ou autre. Au passage de la frontière, on indiquait « farines », d'où la difficulté de contrôler. La question de la traçabilité et de l'étiquetage s'est-elle posée au ministère à cette époque ?

M. Louis MERMAZ : Il y avait obligation d'indiquer le contenu des sacs. Même si les inspecteurs des douanes et de la répression des fraudes dépendaient du ministère de l'Economie et des Finances et les contrôleurs des services vétérinaires du ministère de l'Agriculture, ils effectuaient des prélèvements et travaillaient de concert. Je n'ai pas souvenir, au niveau de mon cabinet ou de moi-même, de la remontée de cas de fraude. De plus, à l'époque, ce n'était pas un problème évoqué dans le cadre des réunions avec les responsables du ministère. Je sais, pour l'avoir lu depuis, que les tonnages importés sont relativement faibles en 1990 et 1991.

M. le Rapporteur : Il est difficile de comprendre que, lorsqu'une interdiction d'utilisation des ces farines est décidée dans un pays, leur exportation continue. Mais il est vrai qu'à l'époque, elles n'étaient pas interdites dans l'alimentation des monogastriques, notamment les porcs et les poulets.

M. Louis MERMAZ : Le contrôle comportait également un suivi, à savoir la vérification du destinataire, c'est-à-dire le vendeur français, et de l'usage des farines, leur distribution aux volailles par exemple.

M. le Rapporteur : Il semble étonnant et paradoxal que ces farines aient pu être achetées par des exploitations - par exemple des élevages mixtes - et que l'on exigeait seulement d'eux l'engagement de pas en distribuer aux ruminants.

M. Louis MERMAZ : C'est l'article de Nature, la grande revue scientifique, qui attire l'attention sur la transmissibilité de l'ESB à l'homme. S'enclenche alors un mouvement d'une autre ampleur.

M. le Rapporteur : Mme Brugère-Picoux indique qu'elle avait évoqué la transmissibilité à l'homme dès 1989, dans des revues scientifiques. Avez-vous eu des remontées d'information sur ce point ?

M. Louis MERMAZ : Non.

M. le Président : Nous sommes dans l'incapacité de savoir comment a été effectivement contrôlée l'interdiction des farines de viande et d'os dans l'alimentation des bovins. C'est une difficulté majeure car des mouvements de farines ont été constatés, notamment dans certains ports comme celui d'Anvers. Les services vétérinaires ont même détecté une fraude qui consistait à rajouter à la farine de soja, de la farine de viande et d'os, afin d'en augmenter la teneur en protéines. Comment les pouvoirs publics se sont-ils assurés du respect de l'interdiction de l'utilisation des farines de viande et d'os dans l'alimentation des bovins ? S'agissant de l'étiquetage, nous avons assisté au phénomène des « farines apatrides » qui, dès lors qu'elles arrivaient sur le sol national, devenaient farines sans autre indication. Quelles ont été vos actions face à ce problème ?

M. Louis MERMAZ : Des textes prévoient un contrôle de l'arrivée dans le port jusqu'à l'arrivée chez l'utilisateur. Toute infraction donne lieu à une répression assez sévère. Une surveillance est exercée sur les farines destinées aux ruminants et celles destinées aux volailles et aux porcs.

M. le Président : Etait-ce un sujet de préoccupation, lorsque vous étiez en fonction ?

M. Louis MERMAZ : Ce sujet était peu évoqué, dans la mesure où le dispositif mis en place par M. Nallet fonctionnait bien. Ce devait être d'ailleurs un bon dispositif, sinon comment expliquer que la France n'ait connu que 200 cas comparés aux 200 000 en Grande-Bretagne ? Le contrôle français était loin d'être une passoire, sinon nous aurions eu beaucoup plus de cas. Quant à l'inquiétude de l'opinion publique, c'est d'une autre nature. Les Français ont quatre ans d'avance sur les autorités de Bruxelles. Il faudra attendre 1994 pour que la Communauté se réveille. On peut s'interroger sur cette inertie ou ce manque de réaction.

M. le Président : Vous étiez en charge du ministère de l'Agriculture au sein du gouvernement français. Vous avez siégé dans les instances européennes. Avez-vous exprimé d'une voix forte, au plan européen, la nécessité d'une harmonisation des mesures, afin d'éviter la circulation des farines ?

M. Louis MERMAZ :  J'ai dû l'évoquer. J'ai rencontré des fonctionnaires qui procédaient à des contrôles aux frontières. Je peux vous assurer que ces contrôles étaient faits de façon sérieuse et stricte. D'ailleurs, le chef des services vétérinaires de l'époque, M. Adroit, m'a rapporté que son service effectuait son travail de manière tout à fait satisfaisante.

M. le Président : Au plan européen, aviez-vous évoqué le problème d'une nécessité de l'harmonisation ?

M. Louis MERMAZ : C'était en discussion, et la France se battait ferme contre M. Mac Sharry, le Commissaire irlandais, qui, pour sa part, posait le problème du marché unique de 1993. Nous avons certainement eu avec M. Mac Sharry des oppositions sur la façon de concevoir la protection de la santé animale et humaine.

M. le Rapporteur : Receviez-vous des informations du ministère de la Santé ?

M. Louis MERMAZ : Oui, mais sur une autre affaire. Je me souviens qu'en Conseil des ministres, Bernard Kouchner m'avait informé, pratiquement au même moment que mes services, de l'épidémie de listériose. Il existait donc des passerelles constantes entre les deux ministères.

M. le Président : Il est certain que les problèmes, après l'ouverture des frontières et l'instauration du marché unique, se sont posés de façon singulièrement différente, par rapport à la période à laquelle vous vous référez.

M. Louis MERMAZ : Il me semble que nous avons été certainement mieux protégés avant le marché unique qu'après.

M. le Président : Aviez-vous mis en place une cellule de coordination entre les différentes instances de contrôle ?

M. Louis MERMAZ : Oui, dès l'annonce de la découverte du premier cas d'ESB dans les Côtes-d'Armor. En effet, jusque là nous vivions relativement tranquilles car nous considérions que le travail était bien fait. Dès l'apparition de ce cas, dont on ne connaît d'ailleurs pas la cause, nous avons mis en place une cellule permanente de coordination.

M. le Président : Nous vous remercions.

Audition de M. Philippe VASSEUR,
ancien ministre de l'Agriculture (1995-1997)

(extrait du procès-verbal de la séance du 10 avril 2001)

Présidence de M. François Sauvadet, Président

M. Philippe Vasseur est introduit.

M. le Président lui rappelle que les dispositions législatives relatives aux commissions d'enquête lui ont été communiquées. A l'invitation du Président, M. Philippe Vasseur prête serment.

M. le Président : Je souhaite la bienvenue à M. Philippe Vasseur, ministre de l'Agriculture, de la Pêche et de l'Alimentation du 18 mai 1995 au 2 juin 1997. Vous avez eu à gérer la crise qui a suivi la déclaration du ministre britannique de la Santé, le 20 mars 1996, selon laquelle l'ESB pouvait être liée à une nouvelle variante de la maladie de Creutzfeldt-Jakob qui aurait, à l'époque, déjà fait dix victimes en Grande-Bretagne. A ce titre, vous avez été entendu, le 10 juillet 1996 puis le 4 décembre 1996, par la mission d'information de l'Assemblée nationale, présidée par Mme Evelyne Guilhem et dont le rapporteur était M. Jean-François Mattei.

Vous avez décrit, lors de votre première audition, les mesures de soutien à la filière que vous aviez décidé de prendre. Vous évoquiez également la décision de séparer les circuits dans les abattoirs et chez les équarrisseurs, afin de distinguer très nettement les produits à risque des produits sains. Pouvez-vous nous rappeler les mesures qui ont permis de veiller à l'application de cette décision ?

Par ailleurs, vous avez décidé de promouvoir la viande française, soutenue par le logo « VBF » (viande bovine française). Comment avez-vous veillé au respect des exigences qui y étaient rattachées ? Comment, dans le cadre d'un marché ouvert, avez-vous fait coïncider les exigences sanitaires prises dans un pays avec celles du marché, qui imposent la libre circulation ?

Nous souhaiterions enfin savoir quel jugement vous portez sur la crise de l'automne 2000, à la lumière de votre expérience.

M. Philippe VASSEUR : Je voudrais rappeler quelques dates et vous donner les points qui en ressortent. Dans cette crise, nous avons connu trois périodes : avant 1993, entre 1993 et 1996 et la situation telle qu'elle s'est présentée depuis la déclaration de M. Stephen Dorrel, secrétaire d'Etat à la Santé britannique.

Trois années fortes ressortent de la première période : 1988, 1989 et 1990. 1988 est l'année où, au Royaume-Uni, sont interdites les farines animales pour les ruminants. Toutefois, à partir de cette date, compte tenu du fait qu'il y avait là une matière alimentaire à bon marché, nous avons assisté à une hausse des importations de farines britanniques. Ce qui me paraît anormal, c'est que les Britanniques, qui avaient interdit l'utilisation de ces farines sur leur territoire, les ont exportées sur le continent.

En 1989, la France prend la décision d'interdire l'importation de ces farines en provenance du Royaume-Uni, avec la possibilité de donner des dérogations. A ma connaissance, il y a eu relativement peu de dérogations et cela s'est arrêté en février 1990. Puis, en juillet 1990, la France prend la décision d'interdire d'incorporer dans l'alimentation des bovins les farines animales. Dans le même temps, elle met en place un système d'épidémiosurveillance. Je rappelle cette date car j'ai entendu, encore récemment, certaines personnes dire qu'il était temps d'interdire les farines animales aux ruminants, ce qui est fait depuis longtemps, mais l'opinion n'en a pas toujours la perception.

La seconde période, qui va de 1993 jusqu'en mars 1996, est marquée par l'instauration, le 1er janvier 1993, du marché unique, avec la libre circulation des biens et des services à l'intérieur du territoire de l'Union européenne. De ce fait, ont circulé, à cette époque, des farines qui étaient interdites dans l'alimentation des bovins. L'Europe n'a interdit les exportations de farines en provenance du Royaume-Uni qu'en 1994. Il est important de souligner ce point car, dans la gestion de cette crise, il y a la partie française mais aussi européenne. Par la suite, sur cette période 1993-96 où des farines animales ont circulé, nous avons constaté, s'agissant des statistiques, un certain flou qui engendrait une grande confusion.

Je me permets de faire un rappel des chiffres. Un jour, nous avons eu une information selon laquelle 153 900 tonnes de farines en provenance du Royaume-Uni auraient été importées en France. Il s'agissait en fait d'importations déclarées, provenant de tous les pays de l'Union européenne, qui portaient sur 132 entreprises et 2 601 opérations. Après vérification, nous avons constaté qu'il s'agissait en fait de 172 435 tonnes. Sur ce total, les farines en provenance du Royaume-Uni ont été évaluées, dans un premier temps, à 14 171 tonnes avec 26 entreprises et 162 opérations. Après nouvelle vérification, ce chiffre a été ramené à 1 640 tonnes de farines en provenance du Royaume-Uni, essentiellement des farines de volaille importées licitement. Seuls 53 tonnes étaient des importations illicites.

Pour comprendre la raison de telles variations, nous nous sommes retournés vers les douanes et la DGCCRF. Selon eux, des farines irlandaises, négociées par l'intermédiaire de courtiers du Royaume-Uni, avaient été déclarées à tort comme britanniques. Par ailleurs, des farines de poisson, de plumes, de blé cuit, de luzerne ou des préparations alimentaires pour animaux domestiques avaient également été classés en farines animales. En outre, nous avons alors constaté d'importantes différences entre les statistiques qui émanaient des pays exportateurs et les quantités vérifiées en France.

A cet égard, je vous citerai trois exemples. Entre le 1er janvier 1993 et le 31 décembre 1995, les services français avaient comptabilisé, en provenance d'Irlande, 59 873 tonnes d'importation de farines, alors que les Irlandais déclaraient n'en avoir exporté que 29 745 tonnes. Par ailleurs, ils avaient comptabilisé, en provenance de la Belgique et du Luxembourg, un peu plus de 47 000 tonnes, alors que les Belges et les Luxembourgeois en avaient déclaré 23 000 tonnes. Inversement, nos services en avaient comptabilisé 8 848 tonnes en provenance des Pays-Bas, alors que les Pays-Bas avaient déclaré exporter en France 27 156 tonnes.

Incontestablement, se pose, au regard de tels chiffres, la question du commerce intra-communautaire, de son contrôle et, accessoirement, de la perception de la TVA puisque, selon les douanes, il y a là l'explication d'une forme d'évasion ou de non-perception de la TVA. Je rappelle cet élément, car ces faits n'ont été connus que dans le deuxième semestre 1996, c'est-à-dire à un moment où nous étions dans une crise forte avec des répercussions importantes dans l'opinion. Cette polémique sur les statistiques, selon laquelle nous n'aurions pas parfaitement maîtrisé l'origine de certains échanges, a ajouté au climat de crainte de l'époque.

La troisième période démarre après le 20 mars 1996, date qui a marqué un basculement dans l'approche de cette crise. Les décisions prises, et qui ont ensuite été amplifiées, l'ont été, me semble-t-il, à peu près selon les mêmes principes. Après la déclaration de Stephen Dorrel, l'embargo français immédiat a été, dans un premier temps, condamné par Bruxelles. Il convient d'insister sur ce point. En effet, la première réaction de Bruxelles n'a pas été de s'inquiéter du contenu de la déclaration de M. Dorrel, mais d'indiquer aux autorités françaises qu'elles n'avaient pas le droit de décréter un embargo sur les produits bovins directs ou transformés, en provenance de Grande-Bretagne !

L'embargo est immédiatement suivi de la mise en place d'un comité d'experts scientifiques pluridisciplinaire, présidé par le professeur Dominique Dormont. Ce comité, composé de médecins, de chercheurs et de vétérinaires, dont les préconisations ont toujours été suivies, a servi de base d'expertise scientifique.

Le 4 avril 1996, suite à un communiqué de l'Organisation mondiale de la Santé, la France décide de procéder au retrait de la consommation humaine et animale de certains abats de bovins nés avant le 31 juillet 1991. C'est la première mesure de durcissement qui a été prise.

Le 27 juin, M. Dormont a remis son rapport en jugeant que les dispositions européennes, prises pour la fabrication des farines animales, n'étaient pas suffisantes. Du point de vue du comité, il fallait interdire le système nerveux central des bovins de plus de six mois et des ovins et caprins de plus de douze mois, tant pour l'alimentation humaine qu'animale.

En outre, il fallait interdire l'utilisation des cadavres et des saisies d'abattoir dans la fabrication des farines de viande destinées aux non-ruminants. Ces mesures étaient difficiles à mettre en _uvre. Elles ont donné lieu à des débats à l'Assemblée nationale, concernant la création d'un service public de l'équarrissage et le problème de l'élimination de ces farines. Ces problèmes sont d'ailleurs amplifiés aujourd'hui, suite à l'interdiction de donner des farines animales aux monogastriques. Ces mesures ont été appliquées sans tarder, mais les instances communautaires ont refusé de suivre les préconisations de la France.

Ce sont les éléments que je souhaitais rappeler pour vous livrer les réflexions qu'ils peuvent susciter. Toutefois, n'attendez pas de moi un propos polémique, car je considère que, dans la gestion d'une telle crise, tout propos polémique ne peut se faire qu'au détriment de la filière.

Cela étant, je considère qu'avant 1996, la France, par sa vigilance, s'est placée parmi les bons élèves de la classe européenne. Il est toujours possible, après coup, de dire que l'on aurait pu faire mieux, plus et plus vite, mais encore faut-il se replacer dans le contexte de l'état des connaissances de l'époque.

En revanche, j'estime que l'Europe - c'est-à-dire la Commission, les services, le Conseil et certains de nos partenaires - a été beaucoup moins attentive et qu'il y a eu incontestablement des défaillances dans la gestion européenne de cette crise. J'en prends pour preuve l'exportation des farines britanniques, pour lesquelles l'interdiction communautaire n'est intervenue qu'à partir de 1994. Par ailleurs, j'ai rappelé la volonté d'éliminer en France, sur préconisation scientifique, un certain nombre de matières, notamment les cadavres et les saisies d'abattoir, ainsi que le système nerveux central. L'Europe a refusé, pendant longtemps, d'appliquer une telle mesure, et ne l'a prise que récemment, sous la pression des événements.

Cela pose problème car, dès lors que nous nous imposons des mesures de précaution qui ne sont pas suivies par le reste de l'Europe, il est extrêmement difficile, compte tenu de l'ouverture du marché unique, de procéder aux vérifications. On ne peut faire confiance dans ce domaine qu'à la pédagogie et la sensibilisation des différents acteurs au danger d'aller se fournir sans précaution à l'étranger.

Toujours dans le cadre de la gestion de la crise par l'Europe, à plusieurs reprises, depuis 1996 et jusqu'à une période encore récente, des rumeurs ont été colportées et des accusations portées contre la France selon lesquelles, si la France prenait tant de précautions, c'est qu'elle cachait une situation grave sur son territoire. En fait, les mesures de précaution que nous prenions et celles que nous demandions à l'Europe nous étaient retournées par certains pays qui considéraient que la France prenait trop de précaution alors qu'ils n'avaient connaissance, pour leur part, d'aucun d'ESB sur leur territoire.

Or nous savions pertinemment que, dans certains pays, il y avait des cas d'ESB. Je pense notamment à un pays où, lorsqu'une vache tremblait, on l'abattait en indiquant qu'elle avait la rage et on l'enterrait. Ces pays, qui niaient l'évidence d'un risque d'ESB sur leur territoire, n'ont changé d'avis qu'avec l'utilisation des tests de dépistage. A cette occasion, il a pu être établi la présence de cas d'ESB dans des pays qui jusqu'à présent, s'en déclaraient indemne. Ces pays ont ensuite suivi les mesures préconisées par la France.

Ma dernière réflexion porte sur le principe de précaution. C'est une obligation absolue que personne, me semble-t-il, n'a encore remis en cause à ce jour. Cela étant, il est difficile d'en fixer les modalités. Certaines mesures, prises au nom du principe de précaution, sont parfois contestées. Je prends pour exemple les déclarations d'un syndicat agricole, qui ne peut être considéré comme un zélateur du productivisme, et qui proteste contre l'abattage de l'ensemble du troupeau lorsqu'il y a suspicion d'un cas d'ESB dans un troupeau. On peut constater que ce principe de précaution donne lieu aujourd'hui à des contestations, selon lesquelles il n'y a aucune raison véritable d'abattre l'ensemble du troupeau. Cet exemple montre la difficulté de la mise en _uvre du principe de précaution.

Il me semble qu'il est nécessaire de toujours s'appuyer sur les bases scientifiques, avec la possibilité d'aller au-delà. Personne ne reprochera à un gouvernement d'adopter une mesure, même si les scientifiques n'en sont pas convaincus. A titre d'exemple, lorsque la mesure d'interdiction totale de l'utilisation des farines animales dans l'alimentation des animaux a été décrétée, les scientifiques ne s'étaient pas prononcés pour cette mesure.

En 1996, les scientifiques du conseil supérieur d'hygiène publique de France et du comité Dormont indiquaient que, sous réserve d'appliquer les mesures préconisées à l'époque, les porcs et les volailles pouvaient être alimentés avec des farines animales. Il est donc possible d'aller au-delà d'un avis scientifique, mais jamais en deçà.

Par ailleurs, en ce domaine, tout débat, affrontement ou surenchère, qu'elle soit d'ordre politique, syndicale ou médiatique, ne fait qu'ajouter au trouble, d'où une nécessité de transparence, d'une information complète et d'une cohérence nationale et européenne. C'est d'ailleurs cette dernière qui me semble avoir fait grandement défaut dans la gestion de la crise.

Quant à la gestion de la crise après 1997, je ne me sens pas habilité à porter un jugement. J'ai le sentiment néanmoins que les principes de base n'ont pas été transgressés et que les pouvoirs publics ont géré au mieux la crise 2000 et celle de la fièvre aphteuse. Je n'ai pas le sentiment, loin s'en faut, que des libertés aient été prises avec les principes de précaution demandés aujourd'hui par la population.

M. le Rapporteur : Je partage votre sentiment pour ce qui est de l'attitude à avoir dans toute circonstance de crise. En 1996, vous vivez une crise semblable à celle que nous avons connue en 2000. Après cette crise de 1996, la consommation reprend, la confiance des consommateurs revient, grâce notamment à la création d'un logo « Viande bovine de France », puis on retombe dans une nouvelle crise.

Si l'on considère le premier semestre 2000, ce fut une bonne période pour les éleveurs, puis tout à coup, on replonge dans la crise. Selon vous, quelles en sont les raisons, après des périodes où la confiance et la consommation sont revenues ? Quelles conclusions en tirez-vous ? Ces crises sont-elles issues d'un problème d'information ? Vous dites qu'il convient de s'appuyer sur des bases scientifiques, certes, mais comment le faire sachant que l'information scientifique n'est jamais homogène ? Quelles sont les instances décisionnelles à mettre en place en France et en Europe ?

S'agissant des farines, le problème de la traçabilité peut se poser. En effet, comme vous venez de nous le confirmer, ces farines, qu'elles soient de viande ou de plumes étaient toutes sous la même nomenclature, d'où un contrôle difficile. En 1996, ce problème de traçabilité se posait-il ? Aviez-vous envisagé alors une interdiction totale des farines ?

M. Philippe VASSEUR : Lorsque cette crise survient en 1996, elle crée un traumatisme dans l'opinion. Nous avons géré cette crise en fonction de deux éléments : la mise en _uvre immédiate de mesures pour rassurer le consommateur et la gestion du marché. Ces priorités nous ont d'ailleurs valu des discussions tendues avec les syndicats agricoles et quelques parlementaires. En fait, rien n'aurait été pire que d'indemniser immédiatement les éleveurs, sans avoir pris au préalable des mesures pour rassurer le consommateur et gérer le marché.

Les mesures que nous avons prises ont été les suivantes : l'embargo britannique, puis la mise sur pied d'un logo pour indiquer la provenance de la viande. Ce logo ne permettait pas de certifier que la viande était exempte d'ESB, mais qu'elle était au moins d'origine française et donc pas britannique. On sait que des viandes étrangères ont circulé à l'époque. La DGCCRF avait constaté qu'un certain nombre d'opérateurs indélicats avaient cherché à écouler des viandes étrangères dans la distribution. Ce phénomène a été mineur, mais néanmoins présent.

Quand cette décision sur la viande bovine française a été prise, nous avions alors seize cas d'ESB. L'épidémie sur notre territoire n'était absolument pas de la même envergure que celle que connaissait la Grande-Bretagne, où il y avait eu dix mille fois plus de cas. Je rappelle que nous avons eu cinq cas en 1991, un en 1993, quatre en 1994, trois en 1995, et trois au début de l'année 1996.

Nous avons pu créer rapidement ce logo car les conditions étaient prêtes. Dès 1995, non pas pour cause d'ESB, le marché de la viande connaissait déjà une situation relativement tendue avec une consommation de viande bovine en diminution régulière. Nous cherchions donc déjà à améliorer la traçabilité et à promouvoir des politiques qualitatives auxquelles les éleveurs de bovins étaient tout à fait sensibles. Seul l'aval a montré quelques réticences. La situation n'a pas toujours été facile à gérer avec les professionnels. Les mesures envisagées avant la crise ont donc été accentuées et ont permis de mettre en place, dans des délais relativement rapides, ce logo « viande bovine française » avec un contrôle.

Sur la gestion de marché, notre action a été de réduire l'offre de viande bovine. Ces circonstances nous ont amené à prendre une mesure dont je ne m'enorgueillis pas, la prime Hérode. Il était nécessaire de parer au plus pressé et, comme nous n'avions aucune maîtrise de la production de la viande, nous avons pris cette mesure de manière à permettre un rééquilibrage.

S'agissant des avis scientifiques, le fait qu'ils ne soient jamais totalement uniformes nous pose problème. Si 99 % des scientifiques affirment telle chose et 1 % le contraire, l'opinion publique ne se souciera que de l'avis contradictoire, donc de celui qui fait peur. Le décideur politique est face à une double difficulté : obtenir un consensus de la communauté scientifique, tout en étant confronté à des scientifiques qui parfois ne sont pas en mesure d'apporter des réponses. M. Dormont n'affirmait que lorsqu'il était certain de son fait et, dans le cas contraire, préférait dire qu'il ne savait pas. Il revient ensuite au politique de prendre les décisions qui s'imposent.

S'agissant de la traçabilité des farines, les décisions étaient difficiles à appliquer, notamment en raison de l'ouverture du marché unique. Il y a eu un grand nombre de contrôles, dont certains diligentés par des administrations différentes. Certaines voix se sont élevées pour dire qu'il serait préférable d'avoir une seule administration qui procède aux contrôles. Pour ma part, j'ai pu constater que le fait d'avoir plusieurs administrations, qui ne sont pas concurrentes et _uvrent toutes dans le sens de l'intérêt général, crée une certaine émulation. Nous avons assisté à une surveillance croisée, car chaque administration ou autorité de contrôle, voulait démontrer qu'elle accomplissait bien son travail et avait plutôt tendance à surveiller son voisin.

Toutefois, même avec un système de contrôles et de traçabilité le plus serré possible, à moins de mettre un gendarme derrière chaque camion, il existe des risques de fraudes. A l'époque, nous avons considéré que, compte tenu de la pression qui existait et du risque encouru par les éventuels fraudeurs, la pédagogie pouvait être également un moyen de mettre fin à des importations de farines illicites.

Quant à l'interdiction totale des farines animales, nous l'avons envisagée. Quand nous avons demandé un avis aux scientifiques sur ce point, leur réponse a été que, dans un cas comme dans l'autre, cela ne posait aucun problème. Le conseil supérieur d'hygiène publique de France, dans sa séance du 11 juin, a préconisé différentes mesures et a indiqué que « les farines de viande et d'os (FVO) ainsi garanties ne doivent pas être données aux ruminants. Elles peuvent être utilisées pour les porcs et les volailles. ».

Le comité Dormont, dans son avis du 27 juin, a indiqué : « Les résultats préliminaires semblent indiquer que les volailles ne sont pas sensibles. (...) Sous réserve du respect de ces mesures de préconisation, notamment les cadavres et les saisies d'abattoir, on pouvait utiliser les FVO contenant des tissus de ruminants dans l'alimentation des porcs, des poissons et des volailles en France. »

Au regard de ces avis scientifiques, il ne nous est pas apparu, dans un premier temps en tout cas, que les farines animales devaient être interdites dans l'alimentation des monogastriques.

J'ajoute un élément qui, rétrospectivement m'est revenu, après m'être replongé dans ce dossier. Quand nous avons pris la décision d'interdire les abats à risque, les cadavres et les saisies d'abattoir, il a fallu les recueillir, les transformer en farines grossières pour ensuite les incinérer et les détruire entièrement. La mise en _uvre d'une telle mesure a été d'une difficulté considérable. Déjà son coût était très élevé, environ 600 ou 700 MF par an. A cet égard, j'ai rencontré de grandes difficultés pour obtenir une ligne budgétaire, que je n'ai d'ailleurs pas obtenue, contrairement à ce qui nous avait été promis. Dans le même temps, nous avons dû mettre en place dans l'urgence un service public d'équarrissage et éliminer les farines grossières dans des conditions très difficiles. Pour ce faire, nous avons travaillé en collaboration avec le ministère de l'Environnement.

Ce problème d'élimination des farines se pose d'ailleurs encore aujourd'hui, mais de façon décuplée, car certaines d'entre elles, qui étaient recyclées dans le circuit de l'alimentation des porcs et des volailles, vont être aujourd'hui incinérées. A cet égard, je constate que l'interdiction de donner des farines animales aux porcs et aux volailles a été prise il y a quelques mois et sans avis scientifique préalable.

A certains moments, il est vrai que, sous la pression des événements, certaines mesures doivent être prises dans l'urgence, mais il faut rester prudent, car prendre des mesures sans la caution des scientifiques peut conduire à une incompréhension dans l'opinion publique. C'est là où la gestion de la crise est extrêmement difficile.

De plus, on assiste parfois à une surenchère médiatique où chacun veut sortir l'information avant les autres. Ainsi on aboutit à des flambées brutales, comme celle qui a provoqué la crise de l'automne 2000. En effet, de mon point de vue, aucun événement nouveau à l'automne 2000 n'a justifié que l'on retombe dans cette crise.

M. le Rapporteur : Considérez-vous que les gouvernements successifs ont pris leurs responsabilités en matière de recherche ? A titre d'exemple, on constate que la station de bovins, indispensable pour mener à bien des recherches sur l'ESB, ne sera mise en place qu'en 2001. La décision politique consistant à augmenter les moyens de recherche n'a-t-elle été prise trop tardivement ?

M. Philippe VASSEUR : C'est tout à fait juste. Pour ma part, j'ai été très surpris lorsque j'ai constaté, en 1996, que l'INRA n'avait engagé aucune recherche dans ce domaine. Il y avait également, à l'époque, une polémique parmi les vétérinaires. Ceux qui auraient souhaité mener des recherches dans ce domaine ne disposaient pas des crédits nécessaires. François d'Aubert, en charge de la recherche à l'époque, avait proposé, dès mars 1996, un programme ambitieux de recherche nécessitant la mobilisation de crédits importants. L'insuffisance de la recherche a été une faille importante. C'est un reproche que nous pouvons faire.

Il est certain qu'il incombait, en premier lieu, à l'Etat de mettre en place de telles recherches. Par ailleurs, de leur côté, les Britanniques, qui étaient les plus touchés par l'ESB, avaient un programme de recherche important. On considérait que l'essentiel du travail leur revenait. La faille la plus importante, dans la gestion à long terme de cette crise, a probablement été l'insuffisance d'efforts et de moyens mis dans le domaine de la recherche.

M. Jean-Pierre DUPONT : Si l'on reprend la chronologie, on constate que la position de l'Europe a été extrêmement frileuse. En 1988, près de 500 cas d'ESB étaient déjà déclarés en Grande-Bretagne. La relation avec le nouveau variant de la maladie de Creutzfeldt-Jakob était supposée. La France, semble-t-il, a eu une position très forte dans ce domaine, car il apparaît que, grâce au principe de précaution et à toutes les mesures mises en place par la France, notre position a été très en avant, ce qui peut s'expliquer par l'importance de l'élevage et des conséquences économiques possibles. Comment expliquez-vous cette position en retrait de l'Europe ?

M. Philippe VASSEUR : Il a été dit et écrit qu'il y avait eu, à certains moments, la volonté de minimiser l'importance de la crise afin d'éviter les conséquences économiques possibles. Cela est probablement vrai. Au sein de la Commission, sans mettre en cause le commissaire Fischler, il est fort possible que, pour éviter des conséquences économiques, il ait été jugé préférable de ne pas donner trop de publicité à un certain nombre de faits, de suppositions ou d'hypothèses. L'Europe était déjà confrontée au problème des farines britanniques. Je ne m'explique pas pourquoi, alors que la France avait interdit les importations de farines britanniques dès 1989, l'Europe n'a décidé de les interdire que cinq ans plus tard, en 1994. De même lorsque M. Dormont demande l'élimination des tissus à risque, l'Europe attend quatre ans pour appliquer les mêmes mesures que la France.

Au niveau de l'Europe, il est commode d'accuser la Commission. Or, si la Commission dispose de l'initiative des textes qui lui donne un avantage sur le Conseil, c'est néanmoins le Conseil qui tranche au final. J'ai constaté qu'un certain nombre de pays étaient tout à fait réticents à l'application des mesures de précaution.

La France avait, à l'époque, la chance relative d'avoir un bon accord avec l'Allemagne, dont l'attitude était pourtant assez différente de la nôtre. Cela nous a permis de colmater certaines brèches, mais nous avions des réticences extrêmement fortes de la part de bien d'autres pays qui se prétendaient indemnes d'ESB. De leur point de vue, nous pouvions traiter nos problèmes comme nous le voulions, mais eux n'avaient pas d'ESB, donc pas de problème. Il y a eu, de mon point de vue, une forme d'aveuglement.

Nous avons également une faille importante, en termes d'expertise scientifique, à savoir une expertise scientifique incontestée et incontestable au niveau européen. Il serait utile de disposer d'une sorte de super-comité Dormont, composé de scientifiques ne défendant pas systématiquement les intérêts de leur pays. Cette autorité scientifique incontestable, au niveau européen, permettrait de baliser le terrain et émettrait des avis sur les mesures à prendre au niveau de l'Europe.

M. le Président : S'agissant des abattages de troupeaux, la généralisation des tests pour les animaux de plus de trente mois doit-elle, selon vous, permettre de revoir cette question ? Pour ce qui est de la transparence, nous avons constaté, dans l'accélération de la crise, un phénomène non négligeable, celui des communications de l'AFSSA, dont on a vu récemment les conséquences sur le marché du mouton. Depuis plusieurs mois, des expériences étaient conduites pour déterminer si l'ESB pouvait se transmettre aux moutons. Cette communication a immédiatement eu des répercussions sur le marché. La succession de retraits de matériaux à risque, annoncés de jour en jour, semble avoir aggravé quelque peu la crise. Comment concilier l'exigence de transparence avec les incertitudes scientifiques ?

Vous avez indiqué tout à l'heure, en matière de gestion de crise, que « l'aval avait résisté ». Pourriez-vous développer ce point ?

Notre commission a été, depuis le début, gênée par un point. Nous sommes à la fois dans le cadre d'un marché unique, mais avec des contraintes sanitaires différentes au sein de chaque Etat. Comment concilier le fait que nous imposons des mesures de précaution, qui nous semblent nécessaires, aux producteurs et aux consommateurs, sans être en mesure de pouvoir les imposer aux produits d'importation ? Cela rejoint la préoccupation vis-à-vis du Royaume-Uni qui a continué d'exporter ses farines, alors qu'elles étaient interdites sur son propre sol. Le phénomène s'est accéléré avec le marché unique.

Par ailleurs, vous avez pris des mesures politiquement fortes, dans le cadre d'un marché unique, en décrétant un embargo. Comment en avez-vous assuré le contrôle ?

M. Philippe VASSEUR : Sur l'abattage du troupeau, je ne me sens pas qualifié pour vous répondre. Il appartient aux scientifiques de se prononcer en la matière. Je rappellerai néanmoins que l'abattage du troupeau a été décidé en partant du principe que la seule source de contamination possible était les farines animales. Par conséquent, il était envisageable que les autres animaux, élevés dans les mêmes conditions, soient également atteints.

Si on remet en cause ce principe, cela signifie que l'on se pose d'autres questions. C'est d'ailleurs mon cas, ce qui n'est pas pour me rassurer. Quand j'ai appris, la semaine dernière, la découverte d'un cas super-NAIF, c'est-à-dire une bête née en 1997, atteint d'ESB, je vous avoue mon inquiétude. L'hypothèse la plus simple serait de dire qu'il y a encore des fraudeurs. Pour ma part, il me semble qu'il faudrait avoir l'esprit singulièrement tordu pour aller aujourd'hui chercher des farines animales non sécurisées et les donner à un ruminant, alors que nous sommes encore en pleine crise. Je ne parviens pas à concevoir qu'un éleveur puisse agir de cette façon. On peut aussi imaginer que cet éleveur a été fourni par un fabricant indélicat d'alimentation pour animaux, mais je serai étonné qu'un fabricant se livre à un tel crime. On peut aussi évoquer l'hypothèse de la contamination croisée en supposant que l'alimentation était destinée à des porcs et s'est mélangée avec celle qui a été donnée aux ruminants. Cela me semble difficile à concevoir.

Reste à nous interroger sur d'autres modes de propagation possibles de la maladie, qu'il appartiendra aux chercheurs de découvrir : transmission possible, mais dans des cas rares, de la mère au veau ou autres modes de contamination, ce que le ministre Glavany a appelé « l'hypothèse d'une troisième voie ».

Il faut rester prudent en la matière. Pendant un certain temps, selon les experts scientifiques, il a été dit qu'il fallait abattre l'ensemble du troupeau. Cela a d'ailleurs été fait dès 1991. Pour ma part, j'estime que l'assouplissement de cette décision n'est pas à prendre, sur un plan politique, sans avoir au préalable une expertise scientifique, car cela pourrait provoquer des polémiques.

S'agissant de la transparence, elle est indispensable car l'opinion publique, à travers elle je vise certains médias, est à l'affût de tout ce que l'Etat pourrait leur cacher. A titre d'exemple, lorsque nous attendions le rapport Dormont, nous avons reçu de lui une première réponse succincte, sur une seule page, indiquant que, dans l'attente de son rapport final, l'hypothèse de la transmissibilité de la vache à l'homme devait être considérée comme étant sérieuse. Nous n'avions aucune raison particulière de publier une lettre nous annonçant le rapport. Or dans les 24 heures, nous avons retrouvé une annonce de presse indiquant que le gouvernement cachait le rapport Dormont ! J'ai donc dû faire distribuer cette lettre à la presse, pour écarter tout soupçon. Puis quand nous avons reçu, plus tard, le rapport Dormont, nous l'avons fait diffuser à la presse instantanément.

Nous vivons dans un monde où l'information circule. Quand elle ne circule pas, des informations parallèles, voire des rumeurs, se mettent en place, et rien n'est plus dangereux et difficile à contrer que la propagation de rumeurs.

Je vous citerai le cas d'un journal - disons une feuille imprimée - qui avait repris un communiqué d'une association dont personne n'avait jamais entendu parler et dont on s'interrogeait, par ailleurs, sur les modes de financement. Les termes du communiqué étaient les suivants : « Le gouvernement français vous cache 200 cas d'ESB actuellement. » Chaque journal avait vérifié la crédibilité de cette association et aucun n'avait publié leur communiqué, sauf un, qui en avait fait un grand titre. Le procès en diffamation, que j'ai gagné mais seulement deux ans après, a donné lieu à une publication, mais ce problème avait déjà été oublié.

La transparence est obligatoire. Sans transparence, on entretient le doute chez les consommateurs avec le risque d'une communication très imprécise. Il est donc préférable que la presse ait accès directement aux sources. Le problème le plus difficile à résoudre est le décalage qui peut exister entre l'opinion publique, qui demande des certitudes, et la science qui émet des doutes. Quand la science émet un doute, il y a toujours le risque que le public le traduise en certitude négative.

A titre d'exemple, je reviendrai sur ce qui s'est récemment passé avec l'AFSSA. Cette agence a accompli sa mission en annonçant son avis. Mais, manifestement, il a été interprété par l'opinion comme étant une circonstance fortement aggravante. Il faut faire preuve de pédagogie, montrer qu'en cas de doutes on prend des précautions, que la science est faite de doutes, mais sans jamais revenir sur la nécessité de transparence.

S'agissant de l'aval, même si la situation a été difficile à gérer avec les professionnels, ils n'ont montré aucune réelle résistance dans la gestion de la crise. Dans un premier temps, avant la crise, nous avons voulu introduire une plus grande traçabilité dans la filière. En effet, chacun connaît des exemples de bêtes arrivées à l'abattoir avec l'oreille coupée, donc sans moyen d'identification. Cette mise au point sur la traçabilité est aujourd'hui faite avec les professionnels, mais il est certain qu'avant la crise de l'ESB, elle a provoqué un certain nombre de réticences.

La crise a provoqué de grands remous dans la filière, mais qui n'avaient pas pour objet d'empêcher le gouvernement et les pouvoirs publics de prendre les mesures nécessaires de précaution. Il s'agissait plus d'un problème de nature économique, car l'aval de la filière considérait que beaucoup de choses avaient été faites à l'égard des éleveurs et relativement peu à son égard. C'est ce sentiment de discrimination qui a provoqué une certaine réticence de l'aval.

S'agissant des mesures sanitaires à prendre dans le cadre d'un marché unique, je suis entièrement d'accord avec vous. On peut, pour des raisons sanitaires, prendre un certain nombre de précautions, mais il faut faire la démonstration qu'elles sont véritablement des mesures de nature sanitaire et non pas des mesures de concurrence déloyale. Un marché unique, sans une politique sanitaire unique, ne peut fonctionner. La France est fortement en avance par rapport au reste de l'Europe en ce domaine. Il est impératif de faire prendre conscience aux autorités européennes de la nécessité de se caler sur une position telle que la nôtre, ce à quoi nous sommes parvenus concernant la fabrication des farines animales.

S'agissant des contrôles, dès lors que les mesures ont été prises, les contrôles ont été multipliés. J'ai là une note sur les contrôles sanitaires et vétérinaires, c'est-à-dire ceux qui dépendaient du ministère de l'Agriculture. Dès le début de la crise, les quatre mille agents qui composent les services vétérinaires, avaient été mobilisés. Dès la mise en place de l'embargo, les veaux d'origine britannique, environ 70 000 veaux avaient été identifiés, consignés, abattus et incinérés.

Du 21 mars au 15 juillet 1996, période dont date cette note, environ quatre mille établissements, où auraient pu être stockées des denrées d'origine bovine en provenance du Royaume-Uni, ont été inspectés. Plus de six mille véhicules ont été contrôlés. Environ 5 000 tonnes de produits ont été consignées et étaient en cours de destruction. Les services vétérinaires ont consigné 29 000 tonnes de farines chez les équarrisseurs, 5 000 tonnes chez les fabricants.

Les contrôles ont été menés par l'administration des ministères de l'Agriculture et des Finances. Mais le contrôle ne garantit pas l'absence de fraude. Les mesures de contrôle ont été cohérentes et strictes, au vu des moyens dont on disposait. Le meilleur moyen de couper court à toute fraude est de faire en sorte qu'elle ne donne lieu à aucune possibilité d'enrichissement. Même en doublant les contrôles des services vétérinaires du ministère de l'Agriculture ou des services de la DGCCRF, tout risque de fraude n'est pas écarté.

M. le Rapporteur : Nous allons nous projeter maintenant dans le futur. A priori, il semble difficile d'envisager un retour des farines sur le marché dans l'alimentation des monogastriques. Il faudra donc trouver des substituts aux protéines, notamment des protéagineux et oléoprotéagineux. A cet égard, les négociations, notamment avec les pays européens, seront difficiles, et l'auto-suffisance de l'Europe ne semble pas évidente, ce qui implique une renégociation avec les Etats-Unis des accords de Marrakech. Quel est votre sentiment sur ce point ?

M. Philippe VASSEUR : Je ne sens pas habilité à donner des conseils. Il convient de gérer au mieux les intérêts du pays. Dans une négociation, il faut tenir bon et avoir des arguments à développer et des politiques à faire valoir. Je suis intimement convaincu que les Etats-Unis ne sont pas désolés de la crise que nous vivons. Ils ne nous offriront certainement pas l'opportunité de développer notre propre production d'oléoprotéagineux.

Ce sera une négociation extrêmement ardue dans un contexte difficile. L'Europe doit se battre sur la possibilité de produire davantage de protéines végétales sur son propre territoire, avec un point d'interrogation sur l'issue de la négociation. En effet, va se greffer sur ce débat le fait qu'une grande partie de ces protéines d'origine végétale sont issues du soja et qu'aux Etats-Unis, gros producteur, une forte quantité de soja est génétiquement modifié. Même un pays comme le Brésil, qui avait interdit, pendant un certain temps sur son territoire, la culture du soja génétiquement modifié, y a renoncé.

De plus, s'ajoute la pression très forte de l'industrie agro-alimentaire et de la grande distribution, qui met en place des filières permettant d'obtenir du soja non modifié génétiquement. Cela va devenir très difficile pour le secteur de l'alimentation animale, qui n'est pas un marché à aussi haute valeur ajoutée que l'alimentation humaine, de trouver des protéines non génétiquement modifiées. C'est en ces termes que le problème, me semble-t-il, va se poser. Mon seul conseil en la matière, c'est de garder une attitude extrêmement ferme dans la négociation.

Je souhaiterais rappeler le point, dont personne ne parle, à savoir l'expiration, en 2003, de la clause de paix de Marrakech. Nous avons le sentiment qu'après l'échec de Seattle, l'Organisation mondiale du commerce n'existe plus. Le réveil sera douloureux en 2003. Certains y pensent à l'extérieur. Pour être très franc, je pense que cela entraînera alors une remise en cause de la politique européenne.

Pendant l'exercice de mes fonctions, j'ai vécu une situation quasi identique avec certains professionnels agricoles. Quand je parlais d'anticipation, ils répondaient attente (« tant que ça dure, ça dure »). Un dirigeant d'une importante association spécialisée m'a même répondu que, si on abordait ce sujet, c'était « la guerre ». Un ministre ne peut entretenir la guerre sur tous les fronts. Par conséquent, nous n'avons pas abordé le sujet et les problèmes sont arrivés par la suite.

Nous aurions grandement intérêt à prendre conscience de ce rendez-vous qui nous attend en 2003, de manière à anticiper. Je considère que l'on est en position de force quand on anticipe et que l'on propose. La négociation sera difficile également sur le plan européen, pour aboutir à une cohérence. Si nous avons un double combat à mener, la France contre l'Europe et l'Europe contre les Etats-Unis, nous serons en position délicate. C'est un problème qu'il est indispensable de poser dès maintenant.

M. le Président : Lorsque vous avez décrété l'embargo, quelles ont été les réactions au niveau de l'Europe ?

M. Philippe VASSEUR : Quand j'ai été informé du contenu de la déclaration de Stephen Dorrel, mon réflexe immédiat a été de décréter l'embargo, presque dans l'intuition. J'imaginais les conséquences que cela pourrait avoir et il me semblait que cette mesure était une mesure choc qui devait répondre à des attentes. J'avoue qu'au début, au sein de mon ministère, les uns et les autres m'ont regardé avec des yeux ronds. Cela étant, cette mesure devait être prise par le Premier ministre. Celui-ci a immédiatement appréhendé les raisons de cette mesure. La réaction a été d'une brutalité très forte à la fois de la part de la Commission et des Britanniques. D'autres pays nous ont heureusement suivi par la suite, et la Commission s'est trouvée dans l'obligation de reconnaître le bien-fondé de cette mesure.

M. le Président : Nous vous remercions.

Audition de M. Hervé GAYMARD,
ancien secrétaire d'Etat à la Santé et à la Sécurité sociale (1995 - 1997)

(extrait du procès-verbal de la séance du 10 avril 2001)

Présidence de M. François Sauvadet, Président

M. Hervé Gaymard est introduit.

M. le Président lui rappelle que les dispositions législatives relatives aux commissions d'enquête lui ont été communiquées. A l'invitation du Président, M. Hervé Gaymard prête serment.

M. le Président : Je souhaite la bienvenue à M. Hervé Gaymard, ancien secrétaire d'Etat à la Santé et à la Sécurité sociale, du 7 novembre 1995 au 2 juin 1997. Vous avez donc eu à faire face à la crise de 1996. A ce titre, vous avez déjà été entendu par la mission d'information de l'Assemblée nationale sur les farines animales, le 16 juillet 1996, audition au cours de laquelle vous avez évoqué les mesures prises par le gouvernement auquel vous apparteniez. Vous aviez également livré, à cette époque, vos réflexions sur la gestion du risque au sein de notre société, sur l'organisation de la chaîne de sécurité sanitaire et alimentaire, et enfin sur la dimension européenne de la crise, sur laquelle nous avons eu beaucoup d'interrogations.

Vous vous demandiez alors comment gérer la communication de crise et prendre des mesures de précaution, sans pour autant affoler la population. C'est une question qui reste toujours d'actualité. Nous n'avons pas le sentiment d'avoir beaucoup progressé en ce domaine. Votre expérience nous sera très utile, notamment pour éviter que cette exigence de transparence n'agisse comme un facteur d'accélération des phénomènes de crise. Vous constatiez, par ailleurs, que si la sécurité sanitaire des produits relève du ministère de la Santé, en revanche, la sécurité alimentaire est partagée entre le ministère de l'Agriculture, avec en son sein la DGAL, et le ministère de l'Economie et des Finances, notamment la DGCCRF. Vous évoquiez « les angles morts », c'est-à-dire les zones qui peuvent échapper à la vigilance des contrôles sanitaires, et déploriez la faiblesse de la politique européenne en matière de santé et sécurité alimentaire.

Comment avez-vous agi pour remédier aux problèmes que vous aviez mis à jour ? Comment voyez-vous la situation actuelle, depuis la mise en place de l'AFSSA ? Quel jugement portez-vous sur son fonctionnement - sur lequel nous nous sommes interrogés - et sur la manière dont elle communique ? Quelles suggestions pourriez-vous formuler avec l'expérience qui est la vôtre, notamment sur les relations entre les ministères de l'Agriculture et de la Santé. Comment améliorer le fonctionnement des administrations et la transparence entre les différents ministères ?

M. Hervé GAYMARD : Merci de m'accueillir dans le cadre de ce très important travail que vous menez. J'aborderai mon propos liminaire en soulignant trois points :

1) La mesure que j'ai prise dès le mois de mai 1995, dans mes premières fonctions gouvernementales de secrétaire d'Etat aux Finances, de la complexité de notre système en matière de sécurité sanitaire et alimentaire.

2) La crise de la vache folle, telle que je l'ai vécue.

3) Les conséquences qui en ont été tirés jusqu'en juin 1997 et après cette date.

J'ai été nommé secrétaire d'Etat aux Finances en mai 1995. Dans mes attributions, outre les finances extérieures en liaison avec le ministre et les problèmes du secteur bancaire dont j'ai eu à m'occuper, j'avais sous mon autorité directe la DGCCRF. J'ai pu mesurer, dès la constitution du gouvernement, par le biais notamment des décrets d'attribution, l'acuité des problèmes de répartition de compétence entre les différents ministres.

En effet, à l'époque, la volonté de modifier la compétence en matière de répression des fraudes organisée une dizaine d'années auparavant n'a finalement pas abouti. Le ministère chargé de la Consommation, de la Concurrence et de la Répression des fraudes a donc gardé la globalité de cette compétence.

C'est à cette époque que j'ai constaté la complexité de l'organisation puisque les produits agricoles non transformés relevaient du ministère de l'Agriculture, les produits transformés, de la DGCCRF, les produits de santé, du ministère de la Santé. Quant à certains produits comme les cosmétiques, il y avait une compétence conjointe, assez mal définie, du ministre de la Santé et la DGCCRF. Par ailleurs, il existait certains « angles morts », c'est-à-dire des produits sans statut défini, qui de fait n'étaient pas qualifiés et en conséquence pas soumis à des protocoles de contrôle ou d'autorisation.

C'est donc un système institutionnel relativement éclaté, même si les différents services chargés de ces questions collaborent, même hors contexte de crise. Ces six mois passés en qualité de secrétaire d'Etat aux Finances n'ont guère été marqués par les sujets qui m'occuperont à partir d'octobre-novembre 1995.

J'en viens à la crise de la vache folle. Son déclenchement date de la déclaration du ministre britannique de la Santé, devant la Chambre des communes, le 20 mars. Mon ministère a aussitôt pris contact avec Matignon et le ministère de l'Agriculture. Quasi immédiatement, la décision d'embargo est prise. J'en garde d'ailleurs un souvenir très précis puisque nous étions, avec le Premier ministre, à Briançon le lendemain, à l'occasion d'un conseil national de la montagne. Philippe Vasseur n'avait pu nous y rejoindre du fait du démarrage de cette crise de la vache folle. Pendant cette réunion, nous avons évoqué les problèmes de la montagne, mais les médias et les journalistes présents étaient bien plus intéressés par cette deuxième crise de la vache folle.

Sur la gestion de cette crise, le gouvernement a suivi deux orientations :

- l'application du principe de précaution, dont on parle beaucoup actuellement et qui a donné lieu à beaucoup de glose juridique ou philosophique très intéressante, mais dont on parlait beaucoup moins à l'époque.

- La transparence totale, tout au long de cette crise, dans la prise de décision et l'explication des différentes mesures.

Enfin je soulignerai que nous avons travaillé en parfaite harmonie interministérielle, malgré l'organisation kaléidoscopique dont j'ai parlé.

Pendant cette crise, deux compétences relevaient de ma fonction de secrétaire d'Etat à la Santé : une compétence propre en tant que secrétaire d'Etat à la Santé et à la Sécurité sociale ; une compétence en qualité de représentant de la santé publique dans un gouvernement qui devait prendre des décisions.

Sur le premier chef de compétence, je vous rappellerai l'essentiel des mesures prises :

- l'obligation de déclaration de la maladie de Creutzfeldt-Jakob afin de donner une base réglementaire à la surveillance épidémiologique qui avait été mise en place dès 1992 ;

- la saisie des services de neurologie et de psychiatrie sur la maladie de Creutzfeldt-Jakob et sur cette nouvelle forme dite atypique ou sporadique touchant les gens jeunes. Nous avons adressé une circulaire aux DDASS, au début du mois de mai, et un communiqué pour publication aux différentes revues psychiatriques et associations de psychiatres.

Par ailleurs, j'avais demandé à l'époque le réexamen des lames microscopiques des cas anciens de cette maladie. En effet, quand la maladie de la vache folle s'est déclarée, nous n'avions en France aucun cas de maladie de Creutzfeldt-Jakob atypique. Deux cents réexamens de lames ont été effectués, au terme desquels aucune forme de maladie se rattachant à la nouvelle variante n'a été détectée.

Ce n'est que le 5 avril que nous avons eu un cas à Lyon, celui d'un jeune homme culturiste qui est décédé d'une maladie de Creutzfeldt-Jakob atypique. Après son décès, nous avons procédé à des analyses et constaté que son cas, après rapprochement auprès des épidémiologistes britanniques, était comparable.

J'en ai un souvenir très précis puisque j'étais en déplacement au Moyen-Orient avec le président de la République et que j'ai dû, en direct de Beyrouth, faire une intervention au Journal de 20 heures sur Antenne 2, pour annoncer ce premier cas de maladie de Creutzfeldt-Jakob atypique. Le deuxième, subodoré d'ailleurs, a été annoncé à la mi-juillet, il me semble que c'était ici même, dans le cadre de l'audition devant la mission parlementaire Guilhem-Mattei, que j'ai fait cette annonce.

Nous avons également pris des mesures réglementaires qui ont concerné les médicaments et les préparations magistrales, après l'examen en 1992 de toutes les spécialités pharmaceutiques contenant des produits bovins. Seules celles présentant un intérêt thérapeutique et répondant à des conditions de fabrication stricte sont restées sur le marché. Ces procédés ont été vérifiés périodiquement par des inspecteurs de l'agence du médicament.

Nous avons, par un arrêté du 15 mai 1996, élargi l'interdiction de l'exécution de la délivrance de préparations magistrales à tous les produits d'origine bovine.

Les dispositifs médicaux étaient évalués sur le plan de la sécurité microbiologique depuis 1994. Un arrêté du 3 mai 1996 a disposé que seuls ceux inscrits sur une liste établie après avis favorable d'un groupe d'experts en microbiologie pouvaient être mis sur le marché.

Pour les cosmétiques contenant des produits d'origine bovine, les recommandations du 25 novembre 1992 du conseil supérieur d'hygiène publique de France ont été renforcées en liaison avec la DGCCRF qui a intensifié ses contrôles. Nous avons également, dès le 10 avril 1996, transformé en décret d'interdiction, un arrêté de 1992 qui portait sur la fabrication et la mise sur le marché de compléments alimentaires et produits destinés à l'alimentation infantile. Enfin s'agissant de l'hôpital, nous avions, dès le 11 décembre 1995, pris une mesure (circulaire 100 du 11 décembre 1995) qui précisait les dispositions à prendre en milieu hospitalier pour éviter les risque de transmission des agents de la maladie de Creutzfeldt-Jakob entre patients, en milieu de soins.

En outre, un certain nombre de recommandations ont été faites en 1996, dans le cadre du comité de sécurité transfusionnelle en matière de transfusion sanguine. Nous avons pris des dispositions complémentaires pour éviter un risque de transmission de la maladie de Creutzfeldt-Jakob en sélectionnant notamment les donneurs de sang, de tissus et de cellules.

Voilà les mesures prises, au titre des compétences propres du ministère de la Santé.

Le deuxième chef d'intervention du secrétaire d'Etat à la Santé, dans un tour de table interministériel, est de faire prévaloir au plan interministériel les impératifs de santé publique dans la gestion de crise. Je rappelle qu'il n'était, au sens strictement juridique, pas compétent puisque la sécurité alimentaire dépend quasiment exclusivement, d'une part, du ministère de l'Agriculture et, d'autre part, du ministère des Finances.

Je dois dire que nous avons eu en la matière, compte tenu de l'acuité de la crise, un travail interministériel extrêmement dense qui n'a connu, sans trahir le secret des délibérations, aucune dissonance. Autour du Premier ministre, nous étions quatre ministres à être impliqués : le ministre de l'Agriculture, le ministre chargé de la Recherche, le ministre chargé de la Consommation et de la Répression des fraudes, et le ministre chargé de la Santé.

Le même travail interministériel soutenu se poursuivait au niveau de nos directeurs de cabinet et du cabinet du Premier ministre. A cet égard, j'ai retrouvé quelques traces de réunions en formation interministérielle, avec bleus de Matignon, dont celles des 25 mars, 3, 5 et 10 avril au cours desquelles des décisions très précises ont été prises.

Ensuite, nous avons très rapidement décidé de mettre en place une expertise collective pour guider les choix que nous devions faire. Je voudrais rappeler le contexte angoissant dans lequel nous nous sommes trouvés dans les premiers jours de la crise, généré notamment par la déclaration allusive mais très alarmante du ministre de la Santé britannique. C'est la raison pour laquelle nous avons immédiatement pris la décision d'embargo.

J'ai envoyé Jean-François Girard, directeur général de la Santé, à Londres rencontrer ses collègues, les scientifiques. Il s'est alors heurté à une sorte de rétention d'informations purement scientifiques sur la situation. Dix cas de maladies de Creutzfeldt-Jakob atypique étaient évoqués, ce qui est énorme sur le plan épidémiologique, puisqu'il n'y en avait jamais eu auparavant. Après cette annonce faite le 20 mars, nous sommes restés dans l'incertitude scientifique pendant de nombreux jours, voire des semaines.

Le 3 avril, une déclaration de l'Organisation mondiale de la santé apporte quelques compléments d'information sur cette variante de Creutzfeldt-Jakob atypique, notamment sur la question du franchissement de la barrière d'espèces. Le 10 avril, le gouvernement décide de créer un comité d'experts pour répondre aux questions des pouvoirs publics sur ce sujet.

Ce comité d'experts est présidé par le Dr Dormont. Nous avions, en France, assez peu de chercheurs qui travaillaient sur le prion, malgré la relance faite sur ces recherches par Henri Curien, puis François Fillon, successivement ministres de la Recherche. Le Dr Dormont se met au travail et le 26 avril 1996, nous adressons à ce comité d'experts la première série de questions. C'est ainsi que nous allons procéder tout au long de la crise. Nos trois directeurs généraux de la Recherche, de la Santé et de l'Alimentation vont poser une batterie de questions très précises au comité. Immédiatement après avoir obtenu ses réponses, nous les publierons et prendrons immédiatement les décisions qui s'imposent.

Nous posons une première rafale de questions le 26 avril. Nous recevons certaines réponses le 23 mai 1996. D'autres réponses complémentaires sont envoyées le 27 juin 1996. Nous reposons des questions le 28 juin 1996 auxquelles il nous est répondu le 5 juillet 1996. Nous en reposons le 24 juillet 1996 auxquelles il nous est répondu le 26 juillet 1996. Puis nous en reposons fin juillet 1996 auxquelles il nous est répondu le 30 septembre 1996. Ce processus durera pendant tout l'hiver jusqu'au printemps 1997.

Cette méthode d'expertise collective, de transparence de l'information et de prise de décisions les plus rapides possibles était, me semble-t-il, la bonne méthode.

Ceci est donc le rappel historique de ce travail interministériel au cours duquel, à aucun moment, je n'ai eu à me battre pour faire prévaloir les questions de santé publique.

La troisième série d'observations concerne les conséquences que nous en avons tirées.

Sans vouloir être redondant par rapport à mon intervention ici même, il y a cinq ans, je voudrais faire quelques observations. Tout d'abord, j'ai pu constater, à l'époque, un émiettement des compétences au sein du ministère de la Santé selon les sujets traités. En effet, les produits de santé dépendaient de l'agence du médicament tandis que les dispositifs médicaux dépendaient d'un bureau de la direction des hôpitaux. Enfin nombre de produits de santé n'avait pas de statut.

J'ai fait procéder à un balayage très méticuleux de tous les produits dans ce cas pour leur attribuer un statut, éventuellement de médicament, de manière à ce que tous les produits de santé soient soumis à un dispositif de contrôle de sécurité sanitaire.

Deuxième observation : le ministère de la Santé en tant que tel n'était pas impliqué dans la sécurité alimentaire puisqu'elle dépendait de mes collègues. Nous entretenions de bonnes relations ainsi que nos administrations. Au pied de la lettre, le ministre de la Santé n'était pas du tout compétent pour s'exprimer en matière de sécurité alimentaire, ce qui était quelque peu compliqué à expliquer à la fois à la représentation nationale et aux médias.

Troisième observation : la défaillance de l'Europe sur ce sujet. L'Europe de la santé n'existe quasiment pas. Les ministres de la Santé se réunissent deux fois par an sur des sujets qui ne sont pas centraux.

J'ai été très frappé, à l'occasion d'un conseil des ministres de la Santé en mai ou juin 1996, après la survenance de cette crise de la vache folle, du fait que le sujet n'ait pratiquement pas été abordé. Il a fallu que je l'évoque pour amener mes collègues à en débattre.

Le commissaire européen de l'époque, le commissaire Fynn, un Irlandais, avait un portefeuille assez large. Je pense pouvoir dire, sans être désinvolte, que la santé ne semblait pas être au c_ur de ses préoccupations. Il considérait qu'elle relevait plutôt des commissaires à l'Agriculture et à la Recherche que du commissaire à la Santé ! Il a fallu se battre à Bruxelles, ce que notre représentation permanente a fait avec beaucoup d'alacrité, et mettre beaucoup la pression pour ces questions soient traitées non pas seulement sous l'angle agricole, mais aussi sous celui de la santé.

J'ai eu l'occasion de sensibiliser personnellement le président de la Commission européenne, quelques semaines plus tard. Après un G7 qui s'est tenu à Lyon début juillet 1996, le président Santer est venu en Savoie à notre invitation pour examiner les problèmes des moniteurs de ski par rapport aux réglementations européennes. J'ai profité de ce moment pour lui remettre un dossier complet sur les problèmes de sécurité sanitaire et alimentaire, et sur les dysfonctionnements européens tels que nous les avions constatés de France. C'est ce contact et beaucoup d'autres qui ont provoqué la réorganisation de la Commission en matière de sécurité alimentaire pendant l'hiver 1996-1997.

Quatrième observation : la question de la communication de crise. Elle comporte deux aspects. Le premier est l'expression de la diversité gouvernementale. Dans le cadre de la gestion d'une crise, chacun - le Premier ministre, le ministre de la Santé, le ministre de l'Agriculture - à un moment ou à un autre, doit intervenir. Or, dans notre société médiatisée, selon qu'il y a plus d'interventions de l'un ou de l'autre ministre sur des sujets sensibles, on peut avoir l'impression que le ministère de la Santé est absent de la communication de crise. C'est une réflexion que nous avons entendue en 1996, puis de nouveau lors de cette crise que nous traversons. En fait, doit s'instaurer un équilibre dans l'intervention des différentes autorités ministérielles et gouvernementales.

S'agissant toujours de la communication de crise, le trio que forme l'expert, les médias et le politique est au c_ur du problème. Nous avons l'expert qui a la connaissance, ou qui ne l'a pas, ou pas encore, compte tenu de la complexité des problèmes posés. Se pose, en toute hypothèse, le problème de la communication externe, grand public, de cette expertise parfois complexe. Les médias, notamment la télévision et la radio, sont parfois enclins à la simplification ou à la dramatisation, non par malice, mais parce que ce sont des sujets complexes et difficiles à résumer en quelques minutes. Sur ce point, il est certain que la presse écrite est un support mieux adapté à une information scientifique rigoureuse. Ensuite vient le politique, dont la place n'est pas simple. En effet, on considère qu'il n'a pas de légitimité réelle pour intervenir sur ces questions scientifiques. Mais d'un autre côté, s'il n'intervient pas, on considère qu'il se défausse auprès des scientifiques. Le citoyen a besoin d'une parole publique forte pour régler ce genre de question.

Mon intime conviction est qu'il ne s'agit pas seulement de gérer des crises, mais aussi les périodes qui précédent les crises. C'est pourquoi j'ai été rapidement partisan de constituer des agences qui aient une existence dans le paysage institutionnel, scientifique et médiatique de notre pays. Ainsi nous disposons d'institutions crédibles, dans la durée, ayant l'habitude des relations avec les médias, les journalistes et les relais d'opinion. Cela permet une communication, en période de crise, qui soit davantage préparée qu'elle ne l'est aujourd'hui.

Lorsqu'une crise survient, on ne sait pas à l'avance quelles seront les questions auxquelles on aura à répondre. Dans un modèle théorique, la répartition entre l'expert et le politique ne semble pas si compliquée. La communication, sur la longue durée, doit être exercée par l'expert et les agences. Le rôle du politique, c'est-à-dire du gouvernement, consiste à annoncer des décisions quand elles doivent être prises. A titre d'exemple, si l'on se réfère à l'annonce concernant les cas de maladie de Creutzfeldt-Jakob atypique en France, il me semble anormal que ce soit moi qui ai dû annoncer le premier cas lors d'un voyage à Beyrouth, puis le second ici devant la mission d'information. Ce n'est pas à un ministre ou à un secrétaire d'Etat de donner ce type d'information, mais à des institutions, enracinées dans notre paysage démocratique. De la même manière, s'agissant de la communication de crise, il me semble anormal que ce soit les attachés de presse des ministres de l'Agriculture, de la Santé ou du Premier ministre qui aient à gérer, sur le plan scientifique, des sujets qu'ils ne maîtrisent pas. C'est pourquoi il me semble que nous devons disposer d'institutions enracinées en matière de santé publique et de sécurité sanitaire.

Ma dernière audition date de juillet 1996. Que s'est-il passé ensuite ? Il y a eu convergence de travaux, les premiers initiés par la mission d'information de l'Assemblée nationale. Le Sénat s'est aussi beaucoup intéressé à ces questions, notamment M. Fourcade, président de la commission des affaires sociales, MM. Claude Huriet et Charles Descours. Je m'étais déjà entretenu avec eux de ces questions en décembre 1995, lors d'un projet de loi comportant des dispositions sur la sécurité sanitaire des thérapies géniques et cellulaires. Le Sénat a donc constitué une mission d'information qui s'est rendue aux Etats-Unis pendant l'été 1996 pour examiner la façon dont les choses se passaient.

Je suis rendu également en juillet aux Etats-Unis, tout d'abord au Canada pour ouvrir le congrès international contre le Sida. A mon retour de Vancouver, je me suis arrêté à Washington où j'ai rencontré les autorités américaines, le ministre américain de la Santé, les responsables de Food and Drug Administration (FDA) et du Center for Disease Control (CDC) d'Atlanta. Voir la façon dont fonctionnait le système américain a été pour nous très instructif. A mon retour des Etats-Unis, j'ai obtenu sans difficulté de la part du Premier ministre que la question de l'organisation de l'Etat, en matière de sécurité sanitaire et alimentaire, soit inscrite à l'agenda du programme de travail gouvernemental pour l'automne 1996.

Nos administrations, sous la houlette du cabinet du Premier ministre, se sont penchées sur cette question de la sécurité sanitaire et alimentaire. Nous nous sommes réunis en formation interministérielle, en octobre 1996. Lors de cette réunion, le Premier ministre a décidé la création de deux agences : l'une pour les produits de santé, l'autre pour les produits alimentaires, et a souhaité transformer le réseau national de santé publique en Institut national de veille sanitaire.

Les décisions de principe ont été prises en octobre 1996. Puis nous avons rédigé le projet de loi dans les ministères compétents, notamment au ministère de la Santé qui était pilote sur ce dossier, en étroite liaison avec la commission des affaires sociales du Sénat. Ensuite s'est posée la question de l'inscription de ce texte à l'ordre du jour. L'ordre du jour paraissant très chargé jusqu'aux élections législatives initialement prévues en 1998, c'est la formule de la proposition de loi déposée au Sénat qui a été retenue. Le projet gouvernemental est donc devenu une proposition de loi, inscrite à l'ordre du jour du Sénat. Avec MM. Philippe Vasseur, Yves Galland, François d'Aubert, Jean-Pierre Fourcade, Charles Descours et Claude Huriet, nous avons tenu une conférence de presse conjointe en février ou mars 1997, pour annoncer le dépôt de cette proposition de loi qui agréait complètement au gouvernement de l'époque. Ensuite il y a eu la dissolution, la proposition de loi a été reprise après les élections de juin 1997 et votée en juillet 1998, après avoir été complétée.

Je ferai une dernière observation quant à la situation actuelle, et notamment le fonctionnement de l'AFSSA ; même si j'ai continué de suivre ces questions avec beaucoup d'intérêt, je ne pense pas pouvoir porter aujourd'hui un jugement autorisé sur son action. Lors du débat de juillet 1998 sur ces agences, j'ai souhaité que l'AFSSA n'ait pas seulement le pouvoir d'organiser l'expertise, mais des pouvoirs propres et que, dans le domaine de la sécurité alimentaire, elle ait les mêmes compétences que l'agence du médicament - devenue agence des produits de santé - sur les problèmes de sécurité sanitaire. Je sais qu'en abordant cette question, je soulève un thème qui fait l'objet de beaucoup de discussions. Mais il me semble, dans le prolongement de ma précédente réflexion sur la nécessité d'enraciner dans la durée des institutions reconnues comme telles, en matière de sécurité sanitaire et alimentaire, qu'il conviendrait de bien creuser ce sujet.

M. le Rapporteur : Je voudrais faire appel à vos souvenirs s'agissant de certains éléments que nous ne comprenons pas bien. Vous nous parliez des cas atypiques, et notamment de la déclaration du 20 mars 1996 de M. Dorell. Toutefois, les scientifiques indiquent qu'avant cette date, notamment en 1995, ces cas étaient connus en Grande-Bretagne. Nous avons du mal à comprendre la façon dont circule l'information. Quelle est la raison de ce délai ? La même incompréhension s'applique à l'Europe. Nous sommes, dans le cadre de cette commission, assez stupéfaits de constater le décalage de quatre ans entre le moment où des mesures sont mises en place par le gouvernement français et celui où la Communauté prend des décisions.

Ma deuxième question concerne le retrait des matériaux à risque spécifiés. Avez-vous été associé à cette décision ? De façon générale, estimez-vous satisfaisante l'organisation selon laquelle les services en charge de la santé humaine ne sont pas compétents pour la sécurité sanitaire des aliments et, à ce titre, ne sont pas habilités à pénétrer dans les abattoirs ?

M. Hervé GAYMARD : S'agissant de la circulation de l'information, je suis resté dix-huit mois secrétaire d'Etat à la Santé et à la Sécurité sociale. Mes propos ne doivent pas être considérés comme une critique à l'égard des hommes et des femmes qui servent bien ce ministère. Mais tous les ministres de la santé successifs, quels que soient les gouvernements auxquels ils ont appartenu, pourraient vous tenir les mêmes propos : jusqu'à une date récente, par rapport aux attentes de la société en matière de santé publique et à la nécessité d'organiser de manière impeccable l'action de l'Etat en ce domaine, cette administration s'est révélée sous-dimensionnée, sous-organisée et sous-administrée.

C'est un point qu'il convient de souligner car tous les ministres de la Santé l'ont vécu. C'est pourquoi je m'étais attelé d'arrache-pied à la réorganisation de ce ministère pour mieux répondre aux exigences en matière de santé publique. Il est vrai que le ministère de la Santé est, par essence, extrêmement atypique. En effet, par construction, le savoir est à l'extérieur du ministère. Dans tous les autres ministères, à quelques réserves près, le savoir, qu'on l'approuve ou qu'on le conteste, est produit au sein du ministère même. Par exemple, en matière fiscale, la norme est produite par le ministère des Finances. Ensuite elle fait l'objet de commentaires. Or, dans le domaine de la santé, c'est exactement le contraire, puisque le savoir est dans les hôpitaux, les cabinets des médecins, les laboratoires de recherche, la littérature scientifique internationale. Ce savoir doit être capté par l'administration, puis utilisé pour produire de la norme et de la réglementation, si besoin est.

L'honnêteté commande de dire que ce chaînage de la transmission du savoir est extrêmement imparfait. A titre d'exemple, je vous apporterai un témoignage sur un autre sujet qui m'a durablement troublé. Lors d'un congrès sur le Sida, qui s'est tenu à Washington en janvier 1996, la possibilité de traitements associés en trithérapie qui amélioreraient le traitement de la maladie a été annoncée. Pour ma part, j'ai découvert ce sujet en écoutant la radio le matin. Je n'avais été alerté ni par mon administration ni par nos représentants dans les ambassades.

Mes prédécesseurs et mes successeurs vous citeraient d'autres exemples de ce type. C'est la raison pour laquelle il est nécessaire de s'atteler à la mise en place d'une meilleure organisation de la santé publique dans notre pays et, par voie de conséquence, du ministère de la Santé. Ce n'est pas la responsabilité des hommes et des femmes qui servent ce ministère qui est en cause, c'est un problème systémique où la mesure n'a pas été prise de la dimension régalienne de ces questions de santé publique et de la nécessité de mieux organiser ce ministère.

Ce n'est d'ailleurs pas chose facile car, comme la compétence est quasi totalement extérieure au ministère, il faut organiser la porosité, à savoir la capacité de recruter des scientifiques de bon niveau à temps partiel, pour qu'ils puissent, d'une part, poursuivre leurs recherches dans leurs cabinets, leurs laboratoires ou leurs hôpitaux et, d'autre part, faire partager à la puissance publique leur savoir et leurs observations. En termes de statut et de rémunération, il y a là un vrai enjeu de réforme pour l'Etat.

S'agissant de l'Europe, je partage complètement votre observation. Comme je l'ai indiqué moi-même, j'ai été frappé du fait que la santé publique n'était pas, en tout cas à l'époque, au c_ur des préoccupations de la Commission européenne. Lorsque je me rendais à Bruxelles pour discuter de ces questions, je devais aller voir trois ou quatre commissaires, dont chacun avait une parcelle de compétence. A cet égard, les deux commissaires les plus réceptives étaient Mme Cresson, en charge de la Recherche, et Mme Bonino, en charge de la consommation. L'une et l'autre souffraient terriblement que ces questions de santé publique ne soient pas considérées à leur juste mesure.

S'agissant du retrait des matériaux à risque spécifiés, je dois préciser que, tout au long de cette crise, que ce soit lors des réunions auxquelles je participais ou auxquelles participaient les membres de mon cabinet, à aucun moment il n'y a eu de partie de bras de fer pour imposer les considérations de santé publique. Cela tient notamment au fait que chacun était conscient de l'enjeu capital que représentent ces questions.

Par ailleurs, la mécanique que nous avons mise en place avec le comité Dormont, a très bien fonctionné. Nous lui posions des questions très pointues et précises, auxquelles nous recevions des réponses, puis nous prenions collectivement les décisions.

S'agissant de l'implication du ministère de la Santé, je considère qu'il a plus que son mot à dire sur la question de la sécurité alimentaire. C'est la raison pour laquelle j'ai été partisan de la constitution d'une agence chargée de ces questions. En fait, la création des agences renvoie à trois questions. La première est de savoir si l'on en crée ou non. Ma position n'est, certes, pas celle de tout le monde. Certains considèrent que l'agence dépossède le politique. J'avoue que je n'ai jamais bien compris cette logique dès lors que ce sont des agences d'Etat, et non pas des objets juridiquement non identifiés.

La deuxième question est de savoir s'il faut une ou deux agences. On constate que même la mythique FDA n'a pas compétence en matière de santé animale qui dépend du ministère américain de l'Agriculture. Il faut être pragmatique et le fait que nous ayons créé deux agences en France me satisfait : l'une pour la totalité des produits de santé, l'autre pour l'alimentation. J'en viens maintenant aux pouvoirs de ces agences, en particulier ceux de l'agence des produits alimentaires. Il m'a semblé qu'une manière habile d'associer les préoccupations de santé publique et le ministère de la Santé sur ces questions, était précisément de créer cette agence de l'alimentation avec une tutelle conjointe des ministères de l'Agriculture, de la Santé, de la Consommation, voire de la Recherche. De cette manière, nous avons une implication institutionnelle du ministère de la Santé sur ces questions, ce qui n'était pas le cas jusqu'à présent. Se pose la question de savoir si on constitue une agence d'expertise qui émet des avis utiles ou si on décide, en termes de sécurité alimentaire, de lui donner des pouvoirs propres de décisions.

M. le Président : Le rôle du politique dans la gestion de la crise est une question essentielle. Un autre élément tout aussi important est la communication. Nous avons pu constater, dans les communications successives de l'AFSSA, des éléments accélérateurs de crainte, car l'expertise est entourée d'incertitudes. Le scientifique ne peut exprimer des certitudes qu'à certaines étapes qui, une fois franchies, ouvrent elles-mêmes de nouvelles étapes d'incertitude. S'agissant des pouvoirs propres d'une agence, il faudrait aussi en déterminer les contours. En revanche, je trouve très intéressant vos propos sur les rapports entre santé, consommation, agriculture. Cela pose notamment la responsabilité du contrôle.

Avez-vous été sensibilisé aux aspects du contrôle des mesures mises en place ? En effet, une fois que la décision est prise au plan national, elle s'applique dans un marché ouvert, d'où des incompréhensions légitimes suscitées dans l'opinion et chez les responsables politiques, lorsque des marchandises circulent sans avoir fait l'objet des mêmes mesures de sécurité.

M. Hervé GAYMARD : Cette question est très importante. Il me semble qu'au niveau communautaire, les contrôles devraient être mieux diligentés qu'ils ne le sont actuellement. En effet, tout ce que nous avons vécu depuis quelques années montre à l'évidence les lacunes en ce domaine. S'agissant de l'aspect national, j'avais examiné de près ces questions en me rendant sur le terrain, à l'époque où certains évoquaient, compte tenu de la multiplicité des administrations pouvant intervenir sur le terrain (DGCCRF, DDASS, direction des services vétérinaires, les douanes) un « effet de tuilage ». En effet, certains aspects étaient très contrôlés, d'autres l'étaient beaucoup moins, ce qui permettait en fait aux « gouttes d'eau » de passer, en raison d'une coordination insuffisante.

Il me semble qu'il existe une réponse assez simple à cette question. Chaque département dispose d'un préfet qui est le représentant de tous les services extérieurs de l'Etat. De ce point de vue, le rôle du préfet, en matière de sécurité sanitaire et alimentaire, doit être renforcé, non pas en termes de pouvoirs juridiques car il les possède déjà, mais de coordination de l'ensemble de ces services. Il serait peut-être judicieux d'établir un protocole de contrôle associant l'ensemble des différentes administrations dirigées par le préfet au plan local. C'est un point que j'avais examiné de près car, lorsque nous avons réfléchi à la création des agences en 1996 et 1997, un certain nombre de services extérieurs de l'Etat craignaient d'être dépossédés de leurs attributions. Les DGCCRF, les DDASS, les DSV se sont interrogés sur leur avenir. Pour ma part, j'ai toujours dit qu'il n'était pas en jeu. Le représentant départemental de l'agence, c'est le préfet qui est chargé d'organiser les services extérieurs de l'Etat dans son département, notamment sur cette question de la sécurité sanitaire et alimentaire. Je suis persuadé qu'il faut rester pragmatique et ne pas créer d'usine à gaz. D'ailleurs, chaque département a ses singularités. En fonction du profil du département et de ses activités économiques, peut-être faudra-t-il davantage de compétences dans un domaine que dans d'autres. Il faut donc ménager une certaine souplesse.

M. le Président : Nous vous remercions.

Audition de Mme Dominique GILLOT,
ancienne secrétaire d'Etat à la Santé et à l'Action sociale
(juillet 1999 - février 2001)

(extrait du procès-verbal de la séance du 10 avril 2001)

Présidence de M. François Sauvadet, Président

Mme Dominique Gillot est introduite.

M. le Président lui rappelle que les dispositions législatives relatives aux commissions d'enquête lui ont été communiquées. A l'invitation du Président, Mme Dominique Gillot prête serment.

M. le Président : Je vous souhaite la bienvenue. Vous avez exercé les fonctions de Secrétaire d'État à la Santé du 28 juillet 1999 au 6 février 2001. À cette date, le domaine de la Santé a été confié à M. Kouchner. Par la suite, au lendemain des élections municipales de mars 2001, vous avez quitté le Gouvernement pour accomplir votre mandat de maire d'Eragny-sur-Oise.

Il nous paraît donc intéressant de vous entendre sur les mesures que vous avez prises dans le domaine de la santé alimentaire pendant ces dix-huit mois, ainsi que sur l'articulation des compétences des différentes administrations concernées - santé, agriculture, répression des fraudes - ainsi que sur la manière dont les mesures sont contrôlées. Prendre des mesures est une chose, s'assurer qu'elles sont bien appliquées en est une autre. Nous avons souvent évoqué l'aspect européen de la crise et une forme d'incompréhension de la part de l'opinion publique et des producteurs face à des mesures prescrites en France et qui ne l'étaient pas ailleurs jusqu'à des temps encore récents, les marchandises circulant librement dans le marché unique.

Nous souhaiterions également vous entendre sur les estimations prospectives que vous aviez faites en ce qui concerne la nouvelle variante de la maladie de Creutzfeldt-Jakob. Qu'est-ce qui a fondé vos déclarations qui, à l'époque, ont suscité quelque émotion ?

Enfin, nous voudrions vous demander votre appréciation sur l'absence au Gouvernement d'un ministre de la Santé de plein exercice : quelles responsabilités nouvelles vous souhaiteriez-vous lui voir jouer en matière de sécurité alimentaire ? C'est aussi toute la question du rôle que doit exercer le politique par rapport aux experts, l'AFSSA en particulier. Le fait que l'exigence de transparence soit satisfaite peut avoir pour corollaire l'accélération d'un phénomène de crise. En tout cas, l'information n'est pas sans incidence sur la consommation. Nous l'avons constaté avec les avis de l'AFSSA sur les organes du mouton. Des craintes ont été exprimées. C'est toute la question du rôle de l'expert et aussi du principe de précaution, dont vous pourrez nous dire quels en sont à vos yeux les contours.

Mme Dominique GILLOT : Ayant quitté mes responsabilités ministérielles il y a quelques semaines pour me consacrer à un mandat local emporté de haute lutte le 18 mars dernier, je me suis préparée à cette audition. Cette commission d'enquête sur les farines animales et l'ESB est l'occasion de nous interroger - mais nous n'aurons pas fini de nous interroger - sur les enseignements que l'on peut tirer de la crise dite « de la vache folle » pour la santé publique. Telle a été ma responsabilité première pendant ces vingt derniers mois.

L'encéphalopathie spongiforme bovine (ESB) constitue bien un risque pour la santé publique. Quelle estimation objective peut-on faire de ce risque aujourd'hui ? En a-t-on suffisamment pris la mesure ? Quelles conséquences en tirer, en particulier pour l'effort de recherche ? Informe-t-on suffisamment les citoyens, les professionnels de santé ? Sont-ils suffisamment éduqués, informés, formés pour recevoir toute information ?

Je vous propose, dans ce bref propos introductif, de vous dire en quoi la santé publique est concernée par ce dossier, en quoi je me suis sentie moi-même concernée pratiquement chaque jour de ma responsabilité par ce dossier, et de vous décrire les grands axes de la politique que j'ai poursuivie dans ce domaine.

En matière de sécurité sanitaire, le Gouvernement s'est donné les moyens d'agir en cohérence et sur la durée. Avec la loi du 1er juillet 1998, la France dispose désormais d'un système cohérent, constitué d'outils puissants : les agences, nouvelle forme d'institutions situées au sein de l'État. Ce dispositif a permis à la sécurité sanitaire de s'imposer comme un vecteur majeur de santé publique. Cette loi, votée à l'unanimité des deux assemblées, fait de la France le premier pays d'Europe qui s'est doté d'une organisation complète, particulièrement solide et fiable. J'ai eu l'opportunité à plusieurs occasions de me rendre compte à quel point ce dispositif était observé par nos voisins étrangers, y compris à l'autre bout de la terre.

J'ai eu maintes fois l'occasion de m'appuyer sur ce dispositif, particulièrement pour ce qui concerne le dossier de l'ESB, mais pas seulement, car il est extrêmement complet, évolutif et adaptable aux besoins d'informations, de conseils et d'évaluation de la responsabilité gouvernementale. Il n'en demeure pas moins que la gestion de risques émergents comme celui de l'ESB reste particulièrement délicate du fait des incertitudes scientifiques qui les entourent, malgré l'évolution des connaissances.

L'ESB constitue un véritable enjeu de santé publique. Cette épizootie s'est développée en Grande-Bretagne. Elle est liée à la présence d'un prion qui s'est transmis aux bovins par l'alimentation, au moment où les fabricants d'aliments du bétail au Royaume-Uni ont abaissé les exigences du traitement des farines de viande, destinées aux animaux à la fin des années 1970, les conditions de température n'ayant pas été respectées. On peut d'ailleurs avoir des appréciations diverses sur les raisons de l'abaissement des conditions de traitement.

Les scientifiques estiment que la maladie de la vache folle s'est ensuite transmise à l'homme par l'ingestion d'organes de bovins infectés par ce prion pathogène. La barrière des espèces a donc été franchie contre toute certitude établie. En effet, pendant de nombreuses années, on vivait avec la certitude que la barrière des espèces ne pouvait être franchie. Cette maladie humaine, dite « nouvelle variante de la maladie de Creutzfeldt-Jakob », est lente à apparaître, encore plus lente que sa manifestation chez les animaux ; la période d'incubation varie, selon les estimations dont nous disposons aujourd'hui, de dix à trente ans, ou plus. Cette période d'incubation explique que les maladies humaines observées aujourd'hui sont dues à des contaminations alimentaires anciennes, survenues « à bas bruit », alors que les connaissances disponibles ne permettaient pas de penser que la maladie pouvait franchir la barrière des espèces et qu'aucune réelle mesure de prévention n'avait été envisagée.

Si le risque pour la santé humaine lié à la maladie de la vache folle est certain, les connaissances dont nous disposons actuellement ne permettent pas encore de mesurer avec précision son impact en termes de santé publique. Le risque représenté par l'ESB pour la santé humaine se précise à mesure de la progression des connaissances scientifiques et épidémiologiques. C'est pour cette raison qu'en termes de prévention, le Gouvernement doit s'appuyer, pour ses décisions, sur l'évaluation scientifique. C'est cette évaluation scientifique permanente qui permet d'apprécier : la sévérité et l'étendue du danger pour la santé que représente le risque en question s'il se réalisait ; la population exposée; la probabilité que le risque se réalise.

La mise en _uvre du principe de précaution nous mobilise en ce cas. Justifiées par la gravité du danger pour la santé, les mesures prises pour lutter contre le risque lié à l'ESB doivent être soigneusement pesées. Dans l'incertitude, elles doivent toujours être prises en fonction du scénario le plus pessimiste. Les incertitudes restent grandes, malgré les progrès de la connaissance.

Une appréciation, la plus précise possible du risque et de ses conséquences, est la condition nécessaire pour prendre de bonnes décisions de santé publique et pour les faire accepter. Cette objectivation du risque doit permettre de le situer dans la hiérarchie des autres risques alimentaires pour la santé que sont, par exemple, les listerias ou les dioxines. La qualité de ces analyses dépend de la progression et de la disponibilité des connaissances scientifiques.

Le programme national de recherche sur les maladies à prions, annoncé dès 1996, lorsque les premiers cas suspects de transmission de l'agent de la « vache folle » à l'homme furent révélés en Angleterre, nous a été très utile. Il continue d'améliorer ses performances et son activité. De 1997 à 2000, ce programme a représenté un engagement de plus de 140 millions de francs de crédits publics. Il a mobilisé une soixantaine d'équipes de chercheurs, d'ingénieurs et de techniciens appartenant à l'ensemble des organismes publics de recherche : INRA, INSERM, CNRS, CEA.

La France est l'un des trois principaux pays, avec les USA et le Royaume-Uni, qui ont contribué à une meilleure connaissance des maladies à prions.

En 2000, le Gouvernement a décidé de tripler l'effort de recherche en faisant passer l'engagement financier de l'État à 210 millions de francs par an. De nombreux chercheurs doivent être recrutés pour travailler notamment sur des outils thérapeutiques et de diagnostic. Et nous voyons des générations d'étudiants, de chercheurs, d'universitaires qui s'orientent vers ces recherches.

La recherche vers la découverte de tests de dépistage sur les animaux vivants, chez l'homme, et le développement de traitements est une priorité qu'il nous faut mettre en évidence et soutenir. Des moyens doivent être accordés pour la mise en place de nouvelles infrastructures de recherche, en particulier des laboratoires permettant l'étude de la maladie chez les bovins et les ovins et l'étude des facteurs de franchissement de la barrière des espèces.

Parallèlement à cet effort de recherche et par anticipation, le Gouvernement doit prendre les mesures nécessaires à la prévention et à la lutte contre la maladie de la vache folle. Et c'est là que le travail interministériel que vous évoquiez prend toute sa dimension.

La réglementation française en matière de sécurité alimentaire est une des plus rigoureuses d'Europe. Elle s'organise autour de trois axes principaux :

- la sécurisation de l'alimentation animale, afin de tarir définitivement la source initiale de contamination de la chaîne alimentaire ;

- la surveillance et l'identification des cas d'ESB pour éviter qu'ils n'entrent dans la chaîne alimentaire ;

- le retrait de la consommation des matériaux à risque, dont le Gouvernement a complété la liste ces derniers mois. Il faut toujours continuer à évaluer l'efficacité de ce retrait des matériaux à risques spécifiés.

Au-delà de la sécurité sanitaire des aliments, la présence de cas humains et la forte probabilité que d'autres cas surviennent et soient actuellement en période d'incubation nécessitent d'agir pour limiter le risque de transmission de l'homme à l'homme - dernier volet qui a occupé ma responsabilité pendant ces mois au Gouvernement - via les produits sanguins dans l'hypothèse d'une infectiosité du sang et par certaines activités de soins à risque parce que concernant le système nerveux central ou les organes lymphoïdes.

En ce qui concerne le risque de transmission par les activités de soins, les règles d'utilisation et d'hygiène du matériel médical concerné par ce risque ont été révisées par le ministère de la Santé sur la base d'une évaluation scientifique du Comité interministériel sur les encéphalopathies spongiformes subaiguës transmissibles (CIESST), le Comité Dormont. C'est l'objet d'une circulaire qui a été diffusée au mois de mars après plusieurs mois d'évaluation et de concertation que j'ai suivies personnellement avec les services du ministère de la Santé.

De plus, un plan ambitieux de renforcement de la désinfection et de la stérilisation des dispositifs médicaux, de développement de l'usage unique est mis en _uvre en 2001. Une enveloppe d'environ 850 millions de francs, prévue dans le budget 2001 de l'assurance maladie, permettra d'assurer la qualité de cette activité essentielle pour se protéger de la transmission iatrogène d'agents infectieux, conventionnels ou non. Il y a là un travail réglementaire, de contrôle de la mise en _uvre des nouvelles réglementations, mais aussi un travail de sensibilisation des équipes médicales à la transmission de ce risque qui peut apparaître comme théorique dans certaines activités médicales.

Les moyens de contrôle sont renforcés par le recrutement, dès 2001, de 150 médecins, pharmaciens inspecteurs et ingénieurs sanitaires chargés de veiller au respect de la qualité de ces pratiques. C'est ce qui fut annoncé dans le plan gouvernemental par le Premier ministre le 14 novembre 2000.

L'Agence française de sécurité sanitaire des produits de santé (AFSSAPS) procède à l'évaluation permanente de la sécurité des produits de santé. À titre d'exemple, j'évoquerai la décision prise en février dernier de ne pas soustraire au don de sang les donneurs ayant séjourné en Grande-Bretagne, comme l'avaient fait le Canada et les États-Unis. Exclure ou non une catégorie de donneurs de sang n'a été possible qu'après un travail d'expertise approfondi concernant :

- le risque de transmission par le sang de la nouvelle variante de la maladie de Creutzfeldt-Jakob, en tenant compte des procédés de sécurisation existants en France depuis plusieurs années ;

- la sécurité des produits sanguins et l'efficacité des méthodes de sécurisation utilisées au regard de ce qui se pratique dans d'autres pays ;

- les conséquences d'une décision d'exclusion du don de sang par rapport à la disponibilité et les stocks de produits sanguins ;

- le risque lié à un recours accru envers de nouveaux donneurs de sang qui présenteraient d'autres risques que celui théorique de transmission de l'ESB plus tangible aujourd'hui, limité, voire éliminé par la sélection et la stabilité du fichier des donneurs de sang.

Ce n'est qu'à l'issue de ce long travail d'expertise, rendu public lors de la réunion du Comité national de sécurité sanitaire du 23 février 2000, que la décision a été prise de ne pas exclure du don ces personnes, de poursuivre le renforcement de la sécurité des produits sanguins, d'entretenir la veille scientifique afin de tenir compte de tout élément scientifique nouveau pouvant contribuer à réévaluer la décision. Nous considérons que rien n'est jamais définitif, que tout doit être constamment réévalué à la lumière de l'évolution des connaissances ou des dispositifs nous permettant d'affiner une expertise.

Ainsi, la publication, en septembre dernier, d'une étude indiquant la possible transmission du prion par le sang, de mouton à mouton, nous a conduits à réévaluer cette question pour finalement prendre, en décembre 2000, la décision d'exclure du don de sang les personnes ayant séjourné plus d'un an en Grande-Bretagne entre 1980 et 1996.

Une question nous a préoccupés à plusieurs reprises, l'information des professionnels de santé. Compte tenu du faible nombre de personnes contaminées aujourd'hui en France, les professionnels de santé n'ont pas accumulé une grande expérience sur ce sujet. J'ai demandé qu'une circulaire précise, à leur attention, les éléments essentiels à la prise en charge médicale et sociale de ces malades et de leurs familles. Cette circulaire, diffusée au mois de mars dernier, précise :

- l'information des professionnels de santé pour les aider à faire le diagnostic et à orienter les malades ; il leur est particulièrement rappelé l'importance de l'autopsie pour confirmer le diagnostic, car aujourd'hui seule l'autopsie permet un diagnostic sûr à 100 % ;

- la création d'une cellule nationale de référence pour les professionnels afin de renforcer la connaissance des équipes soignantes dans la maladie et sa prise en charge ;

- des recommandations pour assurer des soins de qualité et améliorer la vie quotidienne des malades et des familles - filière de soins, soins palliatifs - de façon à respecter leur dignité et à les accompagner tout au long de l'évolution de la maladie ;

- une prise en charge médico-sociale : aides financières d'urgence, aides sociales et fiscales, relations avec les services sanitaires et sociaux. L'allégement des procédures compte tenu de la rapidité de l'évolution de cette maladie, il n'y a pas de temps à perdre pour prendre en charge ces patients ;

- un véritable accompagnement psychologique pour l'entourage.

Voilà les éléments que je souhaitais apporter en préambule. Au cours de mes fonctions, j'ai pu apprécier la disponibilité des experts, des responsables d'administration centrale et des agences pour accompagner, conseiller le Gouvernement dans ses prises de décisions et dans le contrôle de l'évolution des décisions prises.

M. le Président : Disposez-vous d'éléments étayant les perspectives que vous aviez annoncées ? Quels éléments peuvent-ils conduire à évoquer des fourchettes de cas possibles de la nouvelle variante de la maladie de Creutzfeldt-Jakob ?

Mme Dominique GILLOT : Je n'ai pas fait de déclaration, ni de révélation, j'ai simplement répondu sincèrement et spontanément à trois journalistes de quotidiens qui m'interrogeaient sur la prise en charge des malades en France, suite à une émission de télévision présentant les effets de la maladie de Creutzfeldt-Jakob en Grande-Bretagne et révélant l'identité d'un malade français dont nous avions jusqu'alors respecté l'anonymat, puisqu'il n'entre pas dans les responsabilités des pouvoirs publics de rompre le secret médical. La famille de ce jeune homme ayant décidé de porter témoignage, l'image de la maladie en France était apparue d'une manière traumatisante aux yeux des téléspectateurs. Dans le cadre de l'accompagnement de cette émission, j'avais accepté de répondre à des interviews de la presse quotidienne. J'avais indiqué que, connaissant les difficultés de diagnostic et de prise en charge de ces malades, j'avais engagé un travail de réflexion dans mes services avec le directeur général de la santé et celui de l'hospitalisation pour qu'un guide de bonnes pratiques soit mis en place, à la fois pour les professionnels, mais aussi pour les services déconcentrés, afin qu'ils puissent accompagner les malades et leur famille le mieux possible. Devant ces précisions, l'une des journalistes, m'a demandé : « Faites-vous cela, parce que vous pensez qu'il pourrait y en avoir d'autres ? » J'ai répondu : « Oui, sinon je ne mobiliserais pas l'administration » et, à une seconde question plus précise, j'ai répondu : « Quelques dizaines de cas ». J'ai apporté cette précision, en recourant à ma mémoire et aux travaux permanents menés avec les experts. Dans les semaines qui ont suivi, les experts qui m'entouraient et me conseillaient ont été longuement interrogés et appelés à faire des conférences. Cette fourchette est apparue parmi les plus réalistes au regard des modèles mathématiques et statistiques que nous pouvions réaliser compte tenu de la prévalence de l'ESB en France, de la consommation de viande britannique dans les années 1980 et au regard des modèles mathématiques qui se développent actuellement en Grande-Bretagne. Voilà le cadre dans lequel je me suis exprimée.

Les commentaires sur cette interview rejoignent la préoccupation déjà évoquée à deux reprises depuis le début de cette audition sur la transparence de l'information et sur le cadre de responsabilité qui doit conduire cette transparence de l'information. Elle renvoie également à l'aptitude de nos concitoyens et des relais d'opinion à prendre en compte une information objective, prudente, étayée sur le principe d'incertitude et au côté événementiel que peut représenter, à certains moments, l'émergence ou la mise en exergue d'une information qui, dans un autre contexte, serait prise pour une réflexion d'étude et de perspective tout à fait raisonnable.

M. le Rapporteur : Vos propos illustrent parfaitement un problème de compréhension qui se pose aussi avec un article de presse qui titrait « Le nouveau variant de la maladie de Creutzfeldt-Jakob pourrait être transmis par le sang. » À la lecture de cet article, on perçoit immédiatement le décalage entre le titre, lu par la grande majorité, et la réalité de l'article.

Comment avez-vous vécu ce problème de l'information, qui a pris une importance considérable dans cette crise, que ce soit la crise bovine ou celle de la nouvelle variante ? Entre le travail des scientifiques et l'information du grand public, il convient de trouver le chaînon manquant qui nous fera sortir du système irréel et un peu fou dans lequel nous sommes. En tant que ministre avez-vous pu réfléchir sur ce sujet ?

Vos propos n'ont fait référence ni à la Grande-Bretagne ni à l'Europe. Quels liens existent entre les différents ministres de la Santé ? Au niveau européen, l'on nous a indiqué que la santé ne semblait pas figurer parmi les priorités. Les choses sont-elles en train de s'améliorer ? Sinon, que faudrait-il faire pour les améliorer ? Vous avez parlé des agences ; peut-on imaginer des agences européennes et, si oui, avec quels pouvoirs ?

Enfin, estimez-vous normal que les services en charge de la santé humaine ne soient pas compétents pour la sécurité alimentaire ? Ce décalage, semble-t-il, ne permet pas un certain nombre d'investigations ; par exemple, le contrôle des abattoirs. C'est là une préoccupation de cohérence.

Mme Dominique GILLOT : En matière d'information, nous sommes toujours sur le fil du rasoir. Nous avons une volonté, un engagement de transparence et de sincérité ; dans le même temps, nous avons une responsabilité de formation de nos concitoyens et d'élévation du niveau de réflexion. Le principe de précaution, qui préside aujourd'hui à toutes ces questions, est récent dans l'activité humaine. La mise en place du dispositif cohérent de sécurité sanitaire doit nous aider à élever le niveau de compréhension et de responsabilité de nos concitoyens. Pour cela, je crois aussi que les relais d'opinions et les commentateurs doivent élever leur niveau de responsabilité et de connaissance. Selon les éditorialistes ou les signataires d'articles, pour un contenu identique, le titre peut être différent. L'événementiel est mis en valeur d'une manière raisonnable ou exagérée, rationnelle ou sensationnelle. Cela dépend aussi - j'ai pu l'observer pendant presque deux ans - de l'environnement de l'actualité. Une information sort, un jour, dans une quasi-indifférence, parce que beaucoup d'autres événements mobilisent l'information. À un autre moment, la même information prendra une autre ampleur.

L'information de l'éventualité de transmission du prion par le sang en est une bonne illustration.

La première fois que nous avons eu à intervenir sur les dons sanguins, ce fut suite à une décision prise par le Canada d'exclure du don du sang les donneurs qui avaient séjourné six mois en Grande-Bretagne. Nous avons évalué ce risque au regard des dispositifs de sécurisation des produits sanguins et des conséquences qu'entraînerait le retrait des voyageurs ayant séjourné en Grande-Bretagne, compte tenu des échanges fréquents entre la France et la Grande-Bretagne, compte tenu aussi des habitudes alimentaires. Finalement, il nous a semblé qu'entrer dans la logique des Canadiens nous conduirait à nous priver d'une quantité de donneurs de sang insupportable au regard des besoins en produits sanguins. Cette étude, menée par l'AFSSAPS et analysée par les experts, a été produite au comité de sécurité sanitaire de février 2000. Elle n'a fait l'objet d'aucun commentaire affolant. Nous avons ensuite procédé à une réflexion avec les associations de donneurs de sang, les associations de transfusés et d'hémophiles. L'opinion publique n'a pas réagi à cette décision, alors j'étais inquiète du trouble que cela pouvait générer chez des personnes ayant subi des transfusions sanguines.

Nous avons eu à connaître de cette question une seconde fois, lors de la publication d'une expérience de laboratoire révélant que, sur dix-neuf expériences de transfusion de sang total d'un mouton contaminé à des moutons sains, l'une d'entre elles avait permis de transmettre la maladie. Pour la première fois, nous étions confrontés à l'hypothèse que le prion pathogène pouvait être transmis par le sang. Nous avons donc préparé, avec l'ensemble des experts et responsables des agences, la sortie de cet article pour bien comprendre le problème et les conséquences qu'entraînait cette révélation sur nos connaissances. Nous avons accepté des contacts avec les correspondants de presse qui s'intéressaient au sujet. L'information est passée d'une manière pédagogique, raisonnable et sans affolement. Dans le même temps, en vertu du principe de précaution qui nous guide depuis le 1er juillet 1998, nous avons décidé de réévaluer les dispositifs. L'AFSSAPS a été chargée d'organiser une conférence pluridisciplinaire d'experts qui s'est tenue le 17 novembre 2000 suite à un travail préparatoire, à l'élaboration de dossiers et à un appel à des experts internationaux sur ce sujet.

Entre temps, éclata l'affaire Soviba, qui fit la « une » de Libération avec la côte de b_uf présentée comme un danger. S'ensuivirent l'émission que j'évoquais tout à l'heure et mon interview titrée de manière sensationnelle dans le Parisien.

Nous en étions là, le 8 novembre, et je voyais se dessiner la perspective de la conférence pluridisciplinaire du 17 novembre, redoutant qu'elle ajoute à l'angoisse qui étreignait nos concitoyens. Nous avons donc réuni une cellule de crise et travaillé en interministériel pour nous acheminer vers cette conférence, qu'il n'était pas non plus question d'annuler. Finalement, elle s'est déroulée sans aggravation ni surenchère.

Certaines informations qui revêtent une importance scientifique extrêmement grande et qui ouvrent des champs nouveaux de connaissances n'augmentent pas l'angoisse de nos concitoyens alors qu'une phrase, tirée de son contexte et titrée d'une manière alarmiste, peut ajouter à une inquiétude grandissante.

À la lumière de ces expériences, je réfléchis à l'intérêt de former et de prendre nos concitoyens pour des personnes responsables, capables de comprendre les informations, à l'intérêt à ne pas essayer d'habiller ou de manipuler une vérité scientifique. Chacun doit être en capacité de l'appréhender et de la mesurer les conséquences sur sa consommation, ses habitudes alimentaires ou, pour les éleveurs, sur leurs pratiques professionnelles.

Les relations des ministres de la Santé au niveau européen : j'ai accédé aux responsabilités ministérielles à la veille de la date de levée de l'embargo sur la viande bovine britannique. Nous étions soumis à cette obligation et nous avons mené un important travail interministériel de réflexion en nous appuyant sur les avis de l'AFSSA suivant la volonté du Premier ministre. J'ai accompagné le ministre de l'Agriculture à Bruxelles. C'était la première fois qu'un ministre de la Santé accompagnait un ministre de l'Agriculture. J'ai fait sourire à l'époque en relatant cette réunion, où la plupart de nos interlocuteurs ont cru que j'étais la collaboratrice de Jean Glavany ! Il était si peu habituel qu'un ministre de la Santé se préoccupe des questions de sécurité alimentaire !

Ensuite, les choses ont évolué, dans la mesure où la plupart des ministres de la Santé ont demandé à être associés au traitement des questions de sécurité alimentaire qui relèvent encore, dans tous les pays européens, de la responsabilité du ministre de l'Agriculture. À plusieurs reprises, ces questions ont été abordées en « groupe santé », puisque le Conseil des ministres Santé ne se réunit qu'une fois par semestre, alors que le Conseil des ministres de l'Agriculture se tient chaque mois. Et j'ai rencontré de nombreuses fois mes homologues au cours de la présidence française.

Au Conseil des ministres du 14 décembre, qui était celui de la Présidence française, j'ai eu l'honneur et le plaisir de faire adopter à l'unanimité une résolution du Conseil, avec le soutien de la Commission, afin que les ministres de la Santé soient dorénavant concernés par les questions de sécurité alimentaire et que les conseils des ministres de la Santé se réunissent plus souvent, voire en commun avec le conseil des ministres de l'Agriculture, pour que ces questions fassent l'objet d'une réflexion cohérente alimentation / agriculture / santé. Par ailleurs, le commissaire David Byrne a marqué une volonté très forte d'infléchir sa responsabilité sur un versant santé publique plus présent.

J'ai pris publiquement position, en qualité de représentante de la présidence française, pour la création de l'Agence européenne de sécurité sanitaire des aliments. Il est urgent qu'elle se mette en place pour mener un travail de relations, d'harmonisation et d'évaluation des conditions de mise en _uvre dans chacun des pays d'Europe.

M. le Rapporteur : Au fil de cette crise qui dure depuis douze ans, on a le sentiment que les choses ont notablement évolué. Dans les années 90, nous étions plutôt pour la défense du marché, quitte à laisser de côté un certain nombre d'éléments ; aujourd'hui, c'est le principe de précaution qui prévaut. Ne pensez-vous pas que ce principe de précaution est poussé à l'extrême ? N'en sommes-nous pas les prisonniers ? Pensez-vous que l'on puisse faire autrement ?

Mme Dominique GILLOT : On ne peut pas faire autrement. Le principe de précaution veut que nous prenions des décisions en vertu du scénario le plus pessimiste. Imaginez, dix ans plus tard, le ministre de la Santé resté inactif malgré sa connaissance d'un risque non vérifié, certes, mais non démenti !

La transmission du prion par le sang n'est pas vérifiée, mais elle n'est pas démentie. Tant que ce risque ne sera pas totalement éliminé, nous devons aux générations futures de prendre des décisions compatibles avec les besoins de santé, respectueuses d'un risque théorique, même non vérifié. Il est important d'avoir en tête ce point afin de ne pas être déjugé par l'avenir. À l'examen de l'évolution de la crise de la vache folle et de son corollaire pour la santé humaine, la nouvelle variante de la maladie de Creutzfeldt-Jakob, nous disposons aujourd'hui de connaissances qui n'étaient pas à disposition de nos prédécesseurs à la fin des années 80 ou au début des années 90. Il est heureux que nous ayons tout de même pris des décisions de précaution qui peuvent nous laisser quelque peu optimistes sur la manière dont cette épidémie pourrait être contrainte ou réduite. Si les farines animales n'avaient pas été interdites ou si les conditions de fabrication n'avaient pas été imposées, nous aurions l'esprit moins tranquille aujourd'hui.

M. le Rapporteur : La décision a été prise de stocker les farines. La question n'est pas déconnectée des problèmes de santé. D'aucuns nous disent que le stockage des farines pose davantage de risques. Ce problème a-t-il été évoqué ? Qu'en est-il ressorti?

Mme Dominique GILLOT : Le sujet, bien sûr, a été évoqué. Je vous renvoie au débat public. Il a également passionné l'Assemblée nationale vers la fin du mois d'octobre et au début du mois de novembre 2000. À la suite de certains contrôles, il était apparu que la sécurisation des farines n'était pas aussi certaine que ce que les textes nous assuraient et que des dérapages avaient pu intervenir dans l'alimentation du bétail, conduisant certains à réclamer l'interdiction d'utiliser dans tous les cas des farines de viandes et d'os dans l'alimentation du bétail. Le Gouvernement s'était préparé à cette hypothèse en saisissant l'AFSSA sur les conditions de mise en _uvre d'une interdiction totale des farines de viandes et d'os et sur les conditions d'élimination des farines existantes et des produits entrant dans la fabrication des farines. L'AFSSA devait rendre son avis dans des délais qui sont apparus insupportables à l'opinion publique et à la représentation nationale.

Le Gouvernement fut extrêmement sensible à cette demande expresse, ce qui l'a conduit, après de nombreuses réunions interministérielles autour du Premier ministre, à décider, le 14 novembre 2000, de suspendre la fabrication et l'utilisation des farines animales dans l'alimentation du bétail, sans que le programme de stockage et d'élimination des stocks ne soit entièrement sécurisé par les avis de nos experts. Il n'empêche que ceux-ci continuent de travailler pour garantir la sécurité de ces stockages et une élimination des matériaux incriminés sans dommage pour l'environnement et sans dégâts collatéraux pour la santé humaine.

M. le Président : Sur ce point, j'observe que le préfet Proust n'a toujours pas été remplacé à la fin de la mission interministérielle pour l'élimination des farines animales. Nous souhaitons qu'il le soit rapidement pour bénéficier à nouveau d'un interlocuteur capable de nous éclairer sur l'enjeu important du stockage des farines.

M. Marcel DEHOUX : J'assistais récemment à un congrès régional des donneurs de sang où j'ai appris que la mesure d'exclusion de certains donneurs ne concernerait que 0,7 % ou 0,8 % d'entre eux. C'est donc un élément qui n'est pas fondamental pour le don du sang, mais l'incompréhension que l'on conçoit porte sur la durée du séjour en Grande-Bretagne : pourquoi un an ? Quelqu'un peut passer un an en Angleterre et ne manger que des petits pois à la menthe et non de la viande ou des abats ; d'autres, en huit jours, pourraient être contaminés. Dès lors, la demi-mesure d'un an est-elle la prémisse d'une interdiction plus complète ou est-ce une mesure pour ne pas sombrer dans le pessimisme total ? Un an ne signifie rien !

Mme Dominique GILLOT : Votre question revient à s'interroger sur le risque rapporté à la personne. Il est vrai qu'aujourd'hui l'on ignore si la contamination vient d'une consommation régulière et modeste ou d'une consommation intense sur une brève durée. Il suffirait, dans ce second cas, de s'être rendu une fois en Angleterre, mais c'est un risque qui ne peut s'apprécier avec les modèles mathématiques et statistiques dont nous disposons et que nous appliquons. Il est ressorti des travaux des experts qu'un an d'exposition au risque en Grande-Bretagne équivalait à vingt ans d'exposition au même risque en France. Donc, au regard de nos besoins en produits sanguins et des dispositifs de sécurisation des produits du sang - nous disposons en France de dispositifs de déleucocytation et de nanofiltration qui vont être étendus à l'ensemble des produits dans le courant de cette année - nous avons considéré que le risque, s'il existait, serait infime, voire négligeable. Au surplus, interdire du don du sang des personnes ayant résidé un an en Grande-Bretagne n'avait pas d'incidence sur le volume de produits sanguins dont nous avions besoin. Par ailleurs, ayant été en contact très régulier avec la fédération des donneurs de sang et avec l'établissement français du sang, je sais que cette mesure d'exclusion a été acceptée sans difficulté. Les donneurs sont des personnes fidélisées et à l'engagement pérenne ; ils ont bien compris les conditions dans lesquelles cette mesure a été prise et ils s'excluent d'eux-mêmes. Il n'y a pas de recherche à opérer.

M. le Président : Je reviens sur les conditions de l'information. Vous avez beaucoup insisté sur la responsabilité de ceux qui transmettent l'information, en particulier les médias. Mais vous n'avez pas évoqué l'incertitude de la recherche scientifique qui évolue et marque des étapes. Entre ces dernières, des communications peuvent entraîner des conséquences économiques, dans la mesure où elles inquiètent plus qu'elles ne rassurent. Pourtant, rassurer est bien le but de la transparence. Nous sommes là face à une vraie difficulté du politique qui ne doit pas faire jouer aux scientifiques un rôle qui n'est pas le leur.

Mme Dominique GILLOT : Le législateur a voulu que les avis des agences soient publics. Quand une agence rend un avis, la totalité du texte est publiée sur internet. N'importe qui peut accéder à ce type d'information. Faut-il l'interdire ? Faut-il donner un agrément à ceux qui vont chercher cette information? Je crois que nous sommes entrés dans une phase d'adaptation où chacun doit comprendre et respecter le statut des documents livrés à la connaissance en toute transparence. Il convient de les utiliser correctement, autrement dit ne pas utiliser l'avis d'une agence fondé sur des études scientifiques circonstanciées, argumentées, prudentes, pour en faire des révélations dans la presse populaire sans prendre les précautions liées au statut du document qui a été utilisé pour cette information.

Vous faites référence à un récent rapport de l'AFSSA révélé sans commentaire par la presse qui a suscité beaucoup d'émoi, alors que cet avis était extrêmement prudent, circonstancié. Il montrait bien les limites de la connaissance sur lesquelles il s'appuyait. Nous entrons dans une période d'éducation, de formation mutuelle. D'ici à quelques années, l'ensemble de nos concitoyens et des relais d'opinion sera rompu à ce type d'exercice et c'est la démocratie qui en profitera.

M. le Président : Vous évoquez une agence européenne. Il existe une agence française. Selon votre expérience, comment pourraient cohabiter ces deux agences alors que l'on a pu observer dans le passé que les avis des experts européens et français pouvaient être divergents en matière d'analyse d'un risque ? Comment pourraient cohabiter une agence européenne et des agences nationales ?

Mme Dominique GILLOT : Un exemple existe déjà : il s'agit de l'Agence du médicament qui existe au plan national comme au plan européen. Elles fonctionnent efficacement, ne sont pas en contradiction. Les avis de l'Agence européenne du médicament peuvent s'imposer aux pays européens en l'absence des avis des agences nationales. C'est le cas en France. Avec la création de l'Agence européenne de sécurité alimentaire, il faudrait veiller à la même articulation que celle qui préside dans ce secteur d'activité avec l'Agence française de sécurité sanitaire des aliments. Les contradictions qui ont pu apparaître jusqu'à présent entre les avis de l'AFSSA et les avis de la Commission européenne tiennent à la diversité de constitution de ces deux instances délibératives : le Comité scientifique européen n'est pas composé d'experts scientifiques de la qualité de ceux dont s'est entourée l'AFSSA pour formuler ses avis. Il y a nécessité à se mettre d'accord sur la composition des comités scientifiques et des comités d'experts et sur le niveau de compétences et d'autorité des avis qui seront rendus par l'Agence.

M. le Président : Les dernières mesures, notamment sur les retraits de matériaux à risque, ont été prises en novembre. Le risque était alors reconnu, identifié. Selon vous, les préoccupations de santé sont-elles passées après celles du marché ? Pendant plusieurs années, nous avons pris des mesures sur un marché unique, où circulaient librement des marchandises alors que toutes les garanties nécessaires n'étaient pas prises dans d'autres pays. Selon vous, la santé est-elle passée après le marché ? Quelles leçons tirez-vous des mesures demandées en France et qui n'ont pas été appliquées par d'autres pays ?

Mme Dominique GILLOT : Je me contenterai de vous répondre sur la manière dont les mesures sont prises en France. Cela doit guider notre action au niveau européen et éclairer l'appréciation que nous pouvons avoir des relations entre le niveau national et le niveau européen.

Depuis plusieurs années, la France a mis en place une pratique interministérielle, devenue la règle. Même si c'est le ministre de l'Agriculture qui a été porteur de la communication gouvernementale sur la gestion et l'évolution de la crise de la vache folle, toutes les décisions ont fait l'objet d'un travail interministériel intense, souvent sous l'égide du Premier ministre. Nous avons mis en place une culture interministérielle qui touche les administrations, les cabinets, les ministres, conduisant à une prise de responsabilité collective. Je ne pense pas que nous ayons atteint ce stade au niveau européen. Il n'empêche qu'en France le ministère de la Santé a été amené à interroger plusieurs fois sur la rapidité de mise en _uvre ou la faisabilité de certaines préconisations des experts. J'ai dressé l'inventaire des différentes réunions interministérielles et échanges de courriers qui ont conduit à la révision, au renforcement de la liste des matériaux à risque spécifiés qui doivent être retirés de la chaîne alimentaire ou de la fabrication des aliments, que ce soit pour l'homme ou les animaux.

M. le Président : Vous n'avez pas vraiment répondu à la question ; je ne vous la reposerai pas, car vous avez compris le sens que j'ai voulu lui donner. Vous avez répondu s'agissant de la France, alors que j'y avais ajouté la dimension du marché unique. Pendant que des mesures étaient prises en France et imposées aux producteurs et à l'ensemble de la chaîne, des marchandises ont continué de circuler, parce que des pays n'ont pas voulu voir le risque. C'est sur cette question précise que j'aurais aimé avoir votre sentiment, madame la ministre.

Mme Dominique GILLOT : Les pays qui n'ont pas voulu voir ce risque finissent par rejoindre les pays éclairés. Je pense à l'Allemagne ou à l'Espagne, qui ont longtemps prétendu que leurs troupeaux étaient indemnes de l'ESB. Le jour où ils ont détecté un premier cas, la crise fut majeure. En Allemagne, cela a conduit à la démission des deux ministres en charge du dossier. En Espagne, les choses ne se passent pas très bien non plus. Au retour de ces ministres au niveau européen, l'on a constaté une demande excessive de prudence, inversement proportionnelle à leur très grand optimisme antérieur.

M. le Rapporteur : Vous avez déclaré au sujet des agences : « C'est un dispositif extrêmement complet, évolutif et adaptable. ». Au titre des propositions sur l'évolution des outils, y en a-t-il que vous souhaiteriez voir appuyées ?

Mme Dominique GILLOT : Ce qui est évolutif, c'est le mode de fonctionnement des agences, qui est en train de mûrir : il est évolutif et adaptable en fonction des pratiques et de l'adhésion d'un plus grand nombre d'experts et d'universitaires à cette démarche d'expertise de sécurité sanitaire. Il me semble qu'il faut continuer de communiquer sur l'intérêt et le besoin que nous avons d'experts sur le sujet, afin que la recherche et l'université positionnent, renouvellent des équipes qui viendront renforcer le potentiel d'expertise.

Par ailleurs, il faut laisser aux agences le temps de mûrir, d'affirmer leurs pratiques et leurs méthodes, toujours en concertation avec les pouvoirs publics, chacun exerçant bien sa responsabilité. Il est important que l'on ne cherche pas à faire dire aux experts ce qu'ils n'ont pas à dire. C'est aux politiques de prendre les décisions à la lumière des avis des experts qui doivent travailler en toute liberté et en toute indépendance.

M. le Président : Nous vous remercions.

Audition de Mme Elisabeth HUBERT,
ancien ministre de la Santé publique et de l'Assurance maladie (1995)

(extrait du procès-verbal de la séance du 10 avril 2001)

Présidence de M. François Sauvadet, Président

Mme Élisabeth Hubert est introduite.

M. le Président lui rappelle que les dispositions législatives relatives aux commissions d'enquête lui ont été communiquées. A l'invitation du Président, Mme Élisabeth Hubert prête serment.

M. le Président : Je souhaite la bienvenue à Mme Élisabeth Hubert, ancien ministre de la Santé publique et de l'Assurance maladie, du 18 mai 1995 au 7 novembre 1995. À cette époque, la transmission de l'ESB à l'homme n'avait pas encore été annoncée officiellement, puisque la date charnière se situe en 1996. Comment avez-vous appréhendé les risques sanitaires liés à l'ESB ? Dans le ministère qui était le vôtre, ce problème était-il souvent évoqué ? Si oui, dans quel contexte et sous quelle forme ? Quelles mesures avez-vous été amenée à prendre dans le domaine de la santé alimentaire ? Entre les différents ministères en charge de la sécurité alimentaire et qui touchent à la santé animale ou humaine, comment avez-vous été associée aux réflexions engagées ? Voilà quelques questions que nous aimerions évoquer avec vous.

Mme Élisabeth HUBERT : Vous avez rappelé la période d'exercice de mon activité ministérielle, où n'était pas encore connu en tant que tel le risque de contamination humaine, puisque c'est au mois de mars 1996 que le ministre de la Santé anglais en a fait communication à la Chambre des communes. Qui plus est, la durée même de mon exercice ministériel - un peu moins de six mois - a réduit les possibilités de connaissance du dossier. Néanmoins, parce que je savais que j'allais être entendue votre commission, il m'a semblé important de me remettre en mémoire un certain nombre d'éléments et d'activités qui avaient pu être les miennes durant ces six mois.

J'ai notamment repris un document. À l'époque, la direction générale de la santé, à l'occasion de l'entrée en exercice du ministre de la Santé, procédait à une compilation, de plusieurs centaines de pages, des activités des différents services du ministère. Cela permettait de rassembler les fiches techniques sur des dossiers que je qualifierai d'un peu « chauds ». En règle générale, c'est sur la base de ces fiches qu'il convient de prendre des décisions, voire tout simplement de suivre des dossiers.

J'ai feuilleté ce document avec attention. Il n'y a rien sur le problème de santé publique lié à l'ESB. Je le tiens à votre disposition si vous souhaitez le consulter. Le seul point relevant du domaine sanitaire concerne la variante de la maladie de Creutzfeldt-Jakob liée à l'hormone de croissance, des enfants ayant été contaminés par l'administration de produits dérivés de l'hypophyse. Toujours liée à la maladie de prion, se posait à la même époque une interrogation sur les greffes de cornée, ce qui avait d'ailleurs conduit alors à prendre diverses décisions, quelque peu controversées, parce qu'elles semblaient pour certains un peu trop prudentes. Elles paraissaient néanmoins nécessaires. Ce sont les seuls points portés à ma connaissance.

J'ai voulu pousser un peu plus loin mes investigations. J'ai interrogé un certain nombre de mes anciens collaborateurs pour leur demander leur degré d'appréciation et de connaissance d'alors sur le sujet. Ils m'ont indiqué que le sujet n'avait pas été traité au ministère de la Santé, car il n'était pas encore considéré comme un problème sanitaire. C'était un problème en amont, qui concernait la Direction générale de la consommation et de la concurrence ou le ministère de l'Agriculture. Dans la mesure où ce sont des sujets auxquels je suis quelque peu sensibilisée, à la fois parce qu'un médecin n'est jamais totalement étranger à ce type de dossier et parce qu'en six mois j'ai connu des périodes de crise - j'ai eu à gérer le problème de l'amiante - cela m'a permis de mesurer ce qu'il pouvait en être d'un point important que vous avez souligné, celui de la coordination ministérielle. J'ai donc repris les procédures relatives à la préparation des communications interministérielles et les degrés de relation entre les ministères.

Pour faire simple, j'évoquerai deux aspects. Soit un problème était identifié et perçu par l'un des ministères, qui entendait qu'il soit traité. Dans ce cas, seul Matignon a la possibilité de convoquer les réunions interministérielles. Peut-être parce qu'il est resté en amont, le sujet n'a pas été étudié, ni dans le cadre de réunions interministérielles de services, ni de réunions interministérielles plus politiques, qui pouvaient concerner les ministres ou l'échelon du conseiller technique ou de directeur de cabinet.

Second aspect de coordination interministérielle, c'est le directeur général de la santé de l'époque qui m'a rappelé les procédures : des réunions mensuelles associaient la direction de l'alimentation, la direction de la consommation et de la concurrence, la direction générale de la santé. Selon les propos même du DGS, elles avaient davantage vocation à aplanir les problèmes de friction qui pouvaient exister entre collaborateurs et qui auraient pu faire surgir des difficultés entre ces trois directions. Lui-même n'a jamais eu notion, au niveau de la direction générale de la santé, d'un problème sanitaire posé à cette période, antérieurement à novembre 1995. Mais ces réunions mensuelles existaient avant que j'entre en fonctions.

À ma connaissance, tant sur le plan technique au niveau des directions que sur un plan plus politique, qui pouvait me concerner, soit directement, soit par le biais de mes conseillers techniques ou du directeur de cabinet, le sujet des farines animales n'a jamais été porté à notre connaissance durant les six mois de mon activité ministérielle.

M. le Rapporteur : À travers les éléments que vous venez de nous livrer, on peut comprendre que l'information était maigre à l'époque. En Angleterre, la transmissibilité de la maladie à l'homme fut connue en 1995. Dans le cadre des relations que vous entreteniez avec vos collègues anglais ou européens, ce sujet a-t-il fait l'objet de débats ou considérait-on que cela se passait en Angleterre et que donc cela ne concernait pas les Français ? Était-ce le sentiment qui prévalait ? À l'époque, plusieurs personnes étaient atteintes. On savait qu'il y avait transmission de la maladie à l'homme.

Mme Élisabeth HUBERT : Je pense que la commission d'enquête est aujourd'hui plus informée que je ne le suis moi-même sur le plan scientifique. Je pense toutefois que les connaissances de l'époque devaient présenter un caractère un peu plus vague ; autrement, le ministre anglais de la Santé n'aurait pas attendu mars 1996 pour faire sa déclaration à la Chambre des communes.

Quant aux communications avec mes collègues européens, de mémoire, je crois me souvenir qu'il a dû y avoir une, tout au plus deux réunions des ministres européens de la santé. Un sujet important a fait l'objet d'un échange : il concernait les problèmes de tabac, notamment les réglementations que l'on souhaitait voir imposer au niveau européen et qui n'existaient alors qu'en France. Le sujet qui vous préoccupe n'a pas été abordé.

Sur la coordination interministérielle, je vous disais que les crises sanitaires n'avaient pas manqué. La préoccupation majeure d'un ministre de la Santé, c'est notamment d'écouter la radio le matin, car on prend connaissance d'un certain nombre de faits à cette occasion. Le premier problème auquel j'ai été confronté est survenu très peu de temps après mon entrée en fonction, alors que mon cabinet n'était pas encore entièrement constitué : il s'agit de l'amiante, surgi inopinément suite à la suite d'un reportage diffusé à la télévision et d'une demande d'interview. Cela fait entrer très rapidement dans le vif du sujet ! Et, à la lueur de ce qui se passait à propos de l'amiante, j'ai gardé un souvenir assez précis de la manière dont fonctionnait la coordination ministérielle et des difficultés qui s'y attachaient. Je vous disais précédemment qu'il fallait beaucoup de détermination pour qu'un point soit soumis. Alors qu'il était prêt en août 1995, le projet de décret qui élargissait le contrôle et prévoyait un certain nombre de mesures vis-à-vis de l'amiante n'a été publié qu'à la fin du premier trimestre 1996. Il était prêt, mais le sujet mettait en jeu un grand nombre de ministères. En outre, la réglementation a un coût : des hôpitaux avaient été amiantés, de même que des prisons, des universités, ce qui impliquait des coûts et des engagements financiers considérables.

La situation en matière d'ESB ne devait pas être très éloignée. Toute la difficulté de la coordination ministérielle réside, en amont, dans la détermination d'un ministère moteur pour que le sujet soit traité à un échelon interministériel. Il faut d'abord une conviction au niveau du ministère. Il faut aussi qu'en son sein, une première barrière entre les services et le politique soit franchie ; ensuite, le politique s'en étant saisi, il faut qu'il ait développé le pouvoir de conviction, auquel je viens de faire allusion, pour obtenir le passage à un échelon interministériel. Cela met un peu de temps ; néanmoins, on y arrive. D'autres exemples par le passé ont montré que la première barrière - celle entre les services et l'échelon politique - ne se faisait pas aisément.

Vous avez raison de vous interroger sur la lenteur de certaines décisions, sur la difficulté qu'il peut y avoir à faire entendre et à faire prendre des décisions aussi importantes que cela.

Peut-être est-ce ma formation qui m'amène à toujours inciter à la prudence s'agissant de la relecture des événements a posteriori, y compris au plan scientifique. Il est parfois un peu facile de relire les événements avec quelques années de recul et de les relire différemment. Néanmoins, sur le plan technique, politique de fonctionnement interministériel, la mécanique est parfois bien compliquée.

M. le Président : Il n'est nullement dans les intentions de la commission d'enquête de relire le passé avec les connaissances actuelles. Nous avons bien précisé qu'il s'agissait simplement de vérifier qu'au fur et à mesure de l'état des connaissances, les décisions ont bien été prises. Nous avons d'ailleurs pointé un certain nombre de carences au plan européen. Quand on regarde les différents épisodes de la connaissance scientifique, les étapes marquantes, on s'aperçoit qu'il a fallu quatre à cinq ans avant que des mesures prises en France soient appliquées au plan européen. Des mesures de sécurité imposées en France n'étaient pas imposées à des pays, qui continuaient, au nom du marché unique, à laisser circuler des marchandises non soumises aux même règles sanitaires. Des farines interdites sur le sol anglais continuaient à être exportées vers d'autres pays. C'est une interrogation. Peut-être pourriez-vous nous éclairer sur les relations que vous avez eues au plan européen ? À aucun moment, n'avez-vous suivi ce qui s'est passé en Angleterre ou vos collaborateurs n'ont-ils jamais appelé votre attention sur ce risque venu d'Angleterre ? L'ambassade ne vous a-t-elle jamais alertés, vous et vos services ?

Mme Élisabeth HUBERT : Non, toujours pour les mêmes raisons : à l'époque, ce n'était pas considéré comme un problème sanitaire. C'est certainement un tort, les événements l'ont montré.

Au niveau européen, six mois d'activité ministérielle est un temps si bref que, des souvenirs, il me reste un concentré. Finalement, ce que j'ai connu me permet de relativiser le pouvoir ministériel, d'identifier un certain nombre de carences, notamment l'aspect extrêmement formel des relations européennes. Nombre de décisions sont prises à cet échelon, tout simplement parce que c'est la voie de l'efficacité. Il y a six ans, ce n'était pas entré dans les m_urs. J'ose espérer que ça l'est désormais et que l'information est d'une plus grande fluidité, présente un caractère moins formel. Je me souviens d'avoir assisté à une ou deux réunions européennes d'un très grand formalisme avec une préparation en amont très technique et des décisions et propos déjà rédigés. Cela ne présente certainement pas le naturel d'une relation comme je peux en connaître aujourd'hui dans l'entreprise, qui amène à discuter, à échanger, à interpeller de façon directe. On assiste à une compartimentation entre la France et l'Europe, mais qui est aussi un peu vraie au niveau ministériel. Chaque ministère a son territoire de compétence, chacun a un peu le « nez dans le guidon » - vous me pardonnerez l'expression un peu triviale - ce qui fait que les ministres se voient de façon on ne peut plus formelle à l'occasion d'un conseil des ministres. Il n'y a pas place pour le dialogue, pas le temps pour aller questionner untel qui pourrait vous éclairer sur un point. Non, tout ce naturel, qui est celui de l'efficacité que l'on peut voir à l'_uvre ailleurs, dans d'autres activités, n'existe pas.

M. le Rapporteur : Le cloisonnement, le côté vertical des choses, est un aspect fréquemment relevé. Un problème nous préoccupe : la sécurité alimentaire et les services vétérinaires relèvent du seul ministère de l'Agriculture, la santé publique, d'un autre ministère. La sécurité alimentaire doit-elle être traitée au ministère de la Santé ? Quel est votre avis ? Ou faut-il trouver des passerelles pour que les choses soient plus horizontales ?

Mme Élisabeth HUBERT : Le titre de ma fonction était ministre de la Santé publique et de l'Assurance maladie. C'est dire qu'il s'agissait d'un ministère en tant que tel - je ne dis pas que cela m'ait porté chance - avec les missions de la santé et les moyens financiers assujettis à la Santé. C'était ainsi que ce fut envisagé et que ce fut fait. L'expérience d'ailleurs s'est arrêtée avec moi. Les missions furent redistribuées différemment après le 7 novembre 1995.

L'intérêt est d'avoir une lisibilité large de toute l'activité sanitaire. Pour répondre à votre question, si l'on estime que les problèmes de santé sont majeurs et qu'ils appellent une réactivité, il faut aussi savoir raison garder. Je porte parfois un jugement un peu interrogatif face à la généralisation du principe de précaution qui, à mon sens, est bien trop souvent l'ouverture de parachutes maximum.

Il faut impérativement que le ministre de la Santé soit en pleine possession de connaissances, de territoires de compétences, de territoires de saisines. En revanche, je ne suis pas certain qu'un principe de cette nature permettra d'éviter les dysfonctionnements. L'idéal, auquel on peut difficilement souscrire, serait d'être capable, en amont, sans le formalisme et la lourdeur que j'évoquais tout à l'heure, de mettre en _uvre - dans l'entreprise on connaît - un groupe de projets. On doit se dire que, si le Gouvernement est confronté à une difficulté, un ministre est le chef de projet. Et on travaille avec une transversalité et des pouvoirs de communication et de connaissances qui dépassent les frontières interministérielles. Aujourd'hui - j'imagine que c'est à peu près la même chose qu'hier - l'organisation verticale amène une personne qui veut obtenir des informations d'un autre ministère à faire monter sa demande dans la hiérarchie, jusqu'à l'échelon du ministre, demande qui ensuite redescendra la hiérarchie de l'autre ministère ! On perd en réactivité, en temps, et au fur et à mesure que vous changez d'interlocuteur, vous perdez un peu de la substance des interrogations qui sont les vôtres. Je ne suis pas sûre qu'élargir grandement les compétences du ministère de la Santé, notamment dans le domaine sanitaire, soit la solution idéale. La meilleure solution est celle de la transversalité, la capacité des individus, et pas seulement technique ou des directions ministérielles, avec toutes les difficultés qui s'y attachent, par exemple de communication entre le technique et le politique. Je suis pour la réappropriation par le politique de son territoire de compétences et pour une activité interministérielle exercée à temps plein, comme ce fut le cas durant les mois où j'ai été ministre, ce qui m'a d'ailleurs valu quelques désagréments, mais, de ce point de vue je n'ai pas de regrets. C'est ce à quoi il faut parvenir, mais il s'agit d'une vaste réforme, plus large que l'objet de votre commission d'enquête.

M. François GUILLAUME : M. le Rapporteur a demandé s'il fallait donner au ministère de la Santé toute la compétence en matière alimentaire et la retirer au ministère de l'Agriculture. Je signale que l'inverse fut fait en 1983 : la direction des fraudes était sous la tutelle du ministère de l'Agriculture et examinait le problème sous l'angle de la qualité des produits alimentaires. Pour des raisons de statut, des hauts fonctionnaires qui se trouvaient mieux, à tous points de vue, y compris de la rémunération, au ministère de l'Économie qu'au ministère de l'Agriculture, la répression des fraudes est passée du ministère de l'Agriculture à celui des Finances. Que s'est-il passé ? L'appréhension du problème au niveau local a délaissé le terrain de la qualité et de la santé au profit de celui de la recherche de la fraude : un produit annoncé n'était pas celui qui était vendu. J'ai déjà dit devant la commission d'enquête sur la sécurité alimentaire qu'il fallait revoir tout cela. Malheureusement, nos recommandations n'ont pas été suivies d'effets.

Mme Élisabeth HUBERT : Un autre exemple du même type : les médecins de santé scolaire dépendent du ministère de l'Éducation nationale et non du ministère de la Santé.

M. le Président : Nous vous remercions.

Audition de Mme Christiane LAMBERT,
présidente du réseau FARRE (Forum pour une agriculture raisonnée
et respectueuse de l'environnement)

(extrait du procès-verbal de la séance du 11 avril 2001)

Présidence de M. François Sauvadet, Président

Mme Christiane Lambert est introduite.

M. le Président lui rappelle que les dispositions législatives relatives aux commissions d'enquête lui ont été communiquées. A l'invitation du Président, Mme Christiane Lambert prête serment.

M. le Président : Je souhaite la bienvenue à Mme Christiane Lambert, qui est la présidente du réseau FARRE (Forum pour une agriculture raisonnée et respectueuse de l'environnement). Vous le savez, notre commission d'enquête doit, parmi d'autres missions, tirer les enseignements de la crise de l'ESB en termes de pratiques agricoles et de santé publique. C'est-à-dire que nous aurons à porter une appréciation sur ce que l'on appelle le modèle agricole européen qui, après avoir atteint les objectifs qui lui étaient fixés, doit sans doute se voir assigner d'autres finalités.

Mme Christiane LAMBERT : Je suis très heureuse que vous ayez sollicité une intervention de notre organisation. FARRE a été créé en 1993 et a eu comme présidents M. Jean Thiault, qui était sous-directeur à la DGAL au ministère de l'Agriculture, puis M. Alain Forni, agriculteur dans la Marne, producteur de céréales et de porcs, président de la FDSEA de la Marne et membre du conseil d'administration de la FNSEA. Je préside l'association depuis le 15 octobre 1999.

J'interviendrai d'abord sur trois points :

- une présentation de ce qu'est FARRE ou plutôt de ce qu'est l'agriculture raisonnée, en situant le rôle de FARRE par rapport à l'agriculture raisonnée ;

- l'évolution de l'agriculture et l'affirmation d'un modèle agricole européen ;

- enfin, un exercice de mémoire, pour évoquer la façon dont les choses se sont déroulées en 1996, date à laquelle j'étais présidente du CNJA, lors de l'annonce des événements par les responsables anglais et lors de discussions nombreuses et difficiles avec le ministère de l'Agriculture de l'époque.

Je vous ai apporté des dossiers pour vous permettre de mieux connaître le Forum pour l'agriculture raisonnée respectueuse de l'environnement. Il y a un certain nombre d'éléments, de précisions, des questions, des réponses, mais aussi un historique de notre organisation, la liste de nos membres et les missions qui sont les nôtres. Pour faire un brin d'histoire, FARRE a été créé en 1993, donc un an après le sommet de Rio, qui a acté le concept de développement durable applicable à l'ensemble des secteurs dans l'agriculture, et où il a été question pour les premières fois d'agriculture durable.

L'agriculture raisonnée, c'est la traduction de l'integrated farming, l'agriculture intégrée, concept anglo-saxon, intégrée parce que s'adressant à la globalité de l'exploitation, comme on parle de développement intégré dans les entreprises, et non plus en segmentant les aspects techniques d'un côté, économiques de l'autre, et les aspects environnementaux et sociaux. Il s'agissait bien d'avoir une vision globale et cohérente, et d'appréhender en amont des décisions, les interférences et les interactions entre les aspects économiques, sociaux, territoriaux, environnementaux.

FARRE a été créé à l'initiative de la FNSEA et des partenaires de l'agriculture, de l'agrofourniture et des instituts techniques et en lien aussi avec le secteur de la protection des végétaux du ministère de l'Agriculture et la DGAL, en partant du constat que certaines pratiques agricoles poussées jusqu'à l'extrême pouvaient conduire à des difficultés ou à des désastres environnementaux et qu'il fallait donc les prévenir suffisamment tôt et surtout vulgariser des bonnes pratiques agricoles que certains agriculteurs appliquaient déjà, mais qui étaient méconnues et jugées trop coûteuses ou considérées comme non prioritaires. Il s'agissait donc bien de partir d'un constat lucide de la réalité, mais aussi d'anticiper pour éviter que des pratiques puissent conduire à des difficultés pour la qualité de l'air, de l'eau ou des sols.

Avec la volonté de garder un message clair et crédible, c'est un fonctionnaire du ministère de l'Agriculture, M. Jean Thiault, sous-directeur à la DGAL, qui a été le premier président, et a beaucoup _uvré et _uvre encore beaucoup pour fonder les principes de l'agriculture raisonnée. Tout était à faire. Il s'agissait d'une part de familiariser les leaders d'opinion, les consommateurs, les journalistes, les décideurs avec ce nouveau vocable. Il s'agissait d'autre part de lui donner un contenu, c'est-à-dire des principes clairs et des bases techniques compréhensibles et applicables par les agriculteurs. Donc, c'est un travail de fondation qui a été opéré à ce moment-là et le réseau doit beaucoup à M. Jean Thiault.

Pour fonctionner, FARRE s'est doté de trois structures :

1) une structure politique, avec un bureau, un président, un conseil d'administration regroupant les partenaires de l'agriculture, les partenaires classiques, mais également les organisations agricoles, les instituts techniques, des représentants de l'administration, de l'enseignement et de la formation, enfin du monde scientifique ;

2) un conseil scientifique regroupant des éminences grises, aujourd'hui sous la responsabilité de M. Claude Gleizes, ancien président du CORPEN, et rassemblant des intervenants des instituts techniques, notamment du CEMAGREF, bref des spécialistes dans différents domaines, à la fois végétal et animal, pour approfondir les connaissances et surtout mettre en forme les bases techniques que nous mettons à disposition des organisations agricoles ;

3) un conseil exécutif, très léger, de quatre personnes, veillant à la vie et à l'animation du réseau dans les départements.

FARRE est présent aujourd'hui dans 52 départements et s'appuie sur un réseau de 320 fermes de rencontre avec des exploitants qui, chaque année, acceptent bénévolement de recevoir des leaders d'opinion, des journalistes, des consommateurs, tous ceux qui s'intéressent à l'agriculture raisonnée. La proportion des productions est équilibrée, puisque nous avons un tiers d'exploitation en production grande culture, un tiers en production végétale spéciale et un tiers en polyculture-élevage. Initialement, c'est surtout le secteur des grandes cultures qui a adhéré au réseau, puisque c'était le plus exposé à la critique, le plus utilisateur d'intrants chimiques ou minéraux. Mais, ensuite, l'élevage est venu avec notamment toute une réflexion sur les raisons des choix alimentaires pour les animaux et avec aussi toutes les démarches de traçabilité et d'auto-approvisionnement alimentaire.

Le concept d'agriculture raisonnée est l'une des déclinaisons de l'agriculture durable, comme l'est l'agriculture biologique, comme l'est l'agriculture durable revendiquée par un certain courant d'opinion. Cette agriculture raisonnée représente, selon les propos de M. Paillotin - qui a élaboré récemment un rapport à la demande du ministère de l'Agriculture -, ce que doit être le modèle dominant de l'agriculture du XXIème siècle. Aujourd'hui, même si un certain nombre de problèmes subsistent, de plus en plus d'agriculteurs ont intégré les préoccupations et les exigences environnementales dans leurs pratiques et placent à égalité les exigences économiques et les exigences écologiques au moment des décisions.

FARRE a également des homologues européens dans 7 pays européens et nous avons récemment reconstitué une association - elle existait depuis 6 ans - en janvier 2001. Nous avons créé l'EISA (Soutien aux initiatives européennes pour l'agriculture soutenable). Nous avons conjointement écrit un codex européen de l'agriculture raisonnée pour éviter de voir se reproduire le manque que l'on a pu voir dans l'agriculture biologique, à savoir qu'il y avait presque autant de définitions de l'agriculture biologique que de pays et qu'il a fallu ensuite, dans une grande difficulté, harmoniser les choses. Globalement, c'est la vision française qui l'a emporté, c'est-à-dire une approche globale de l'exploitation, une qualification des modes de production sur une exploitation et non une qualification produit, segmentée, comme l'envisageaient certains pays.

Voilà, le travail récent que nous avons conduit. Surtout, nous avons élaboré un document que M. Paillotin a jugé comme étant le plus abouti pour définir l'agriculture raisonnée, qui est le socle commun de l'agriculture raisonnée. Ce document, élaboré par notre Conseil scientifique, résume l'intérêt de la démarche, la définition de l'agriculture raisonnée, les engagements, mais aussi les bases techniques concrètes que doivent respecter les agriculteurs pour revendiquer l'agriculture raisonnée. M. Paillotin a écrit dans son rapport qu'en France, grosso modo, 50 à 60 % des agriculteurs avaient des pratiques raisonnées. Un récent sondage Louis Harris, réalisé au mois de janvier, a montré que 70 % des agriculteurs pensaient déjà avoir des pratiques raisonnées et, pour aller dans ce sens, le ministère de l'Agriculture, suite au rapport Paillotin, a créé un groupe de travail, émanation du CSO (Conseil supérieur d'orientation), qui depuis le mois de mai 2000 réfléchit et travaille pour avancer sur une meilleure approche et une clarification des choses par rapport à l'agriculture raisonnée.

En fait, le travail conduit aujourd'hui par le ministère de l'Agriculture s'articule autour de cinq points :

1) la définition du concept d'agriculture raisonnée : aboutir à une définition unique, une approche globale d'exploitation, diminuer les impacts négatifs et amplifier les impacts positifs de l'agriculture sur son milieu et sur l'environnement et être dans une démarche de progrès permanent, contribuer au bien-être animal et à la maîtrise des risques sanitaires, sujet hautement d'actualité ;

2) la protection du sigle : chacun sait qu'un certain nombre de grands distributeurs avaient, bien avant l'heure, utilisé le concept d'agriculture raisonnée pour créer des filières spécifiques. Cela a eu le mérite de « booster » le concept, c'est-à-dire de le faire connaître, mais a eu l'inconvénient de troubler les messages, puisqu'il n'existait pas à l'époque de clarification et de définition précise de l'agriculture raisonnée. Toutefois, certains grands distributeurs ont bien travaillé en allant jusqu'au cahier des charges-produits, élaboré avec les entreprises, le plus souvent avec des coopératives, mais également avec des privés, pour définir des pratiques, des cahiers des charges très spécifiques, notamment sur les légumes frais ou de conserve, et arriver jusqu'au produit final mentionnant : « produit issu de la filière raisonnée ». Donc, il s'agit désormais, à partir d'une définition préétablie, de réglementer l'utilisation du sigle : produit issu de l'agriculture raisonnée, réservé à ceux qui garantiront que les engagements sont tenus ;

3) la qualification : une fois que nous aurons la définition, la protection du sigle, il sera nécessaire d'avancer vers une qualification des exploitations pour vérifier, à partir d'un référentiel donné, que les engagements sont tenus par les agriculteurs avec un processus de contrôle externe pour garantir que les modes de production sont bien raisonnés et respectueux de l'environnement. C'est un processus qui est déjà engagé dans un certain nombre de régions à l'initiative de certaines chambres d'agriculture, notamment en Picardie et auxquels les agriculteurs aspirent vraiment aujourd'hui, parce qu'ils entendent très bien les sollicitations importantes de la société ;

4) accompagner les agriculteurs pour aller vers ces démarches : certains y sont prêts, d'autres moins. Donc, il y aura un travail d'accompagnement important à mettre en _uvre et ce sera l'une des missions essentielles du secteur de développement agricole :

5) communiquer pour faire savoir les progrès que fait l'agriculture en la matière. Communiquer de façon institutionnelle pour dire que l'agriculture s'est engagée massivement vers l'agriculture raisonnée. Communiquer également en direction du consommateur, c'est-à-dire être capable d'indiquer sur les produits le mode de production qui, aujourd'hui pour les consommateurs, compte presque autant que la composition ou le goût des aliments de façon intrinsèque.

Voilà donc le vaste chantier qui est celui de l'agriculture raisonnée aujourd'hui. C'est un sujet passionnant et plein d'enjeux, parce qu'il correspond à une demande très forte de la société, qu'il correspond à un besoin très fort des agriculteurs de retrouver la dignité et la maîtrise de leur métier. Cette nouvelle prise en compte de la responsabilité doit absolument être accompagnée.

Aujourd'hui, FARRE est une petite structure qui _uvre pour l'agriculture raisonnée, mais vous avez bien compris que l'enjeu dépasse le cadre de notre propre association. Donc, nous sommes heureux de fédérer aujourd'hui plus de 1.000 membres dans le cadre de notre forum, et nous tenons au mot « forum », puisque c'est un vrai lieu de débat, avec une démarche interprofessionnelle, c'est-à-dire associant les partenaires très en amont : la recherche, les spécialistes en matières de territoire, de biodiversité, de gestion des ressources naturelles, de sélections variétales, de sélections animales. Bref, tous ces experts qui, très en amont, travaillent sur l'apport de matières concrètes et de matière grise, aux entreprises de transformation, première, deuxième, troisième transformation, et aux entreprises de commercialisation.

Nous sommes persuadés que c'est vraiment tous ensemble qu'il faut trouver des solutions. Chacun le sait : quand on débat de façon isolée ou fragmentée, on cherche plutôt des coupables ailleurs que des solutions ensemble. Nous sommes donc attachés à chercher de vraies solutions collectives. Cette démarche interprofessionnelle est d'ailleurs largement reprise dans les travaux du Gouvernement en ce moment.

Indéniablement, cette réflexion sur l'agriculture raisonnée correspond aux interrogations du moment. Schématiquement, je dirais que la récente campagne pour l'élection des chambres d'agriculture a mis un peu de piment dans les débats professionnels agricoles, qui ont été très passionnés et même polémiques. Il est caricatural d'opposer les productivistes d'un côté et les durabilistes de l'autre. Il y a, probablement, dans notre pays 5 % de productivistes incorrigibles, et 5 % de durabilistes incorrigibles, mais il y a entre les deux une grande majorité d'agriculteurs pragmatiques. Ils ne se posent pas la question de savoir s'il faut défendre plus les filières ou les territoires, mais ils savent très bien que dans un département, quelle que soit la spécialisation, c'est un maillage et une connexion très forte entre des filières performantes et des territoires performants et accessibles qui font la réussite de l'agriculture. Que l'on se situe dans les Alpes de Haute Provence, le Finistère, l'Oise ou le Cantal, la problématique se pose certes de façon différente, mais avec toujours cette nécessité de coller aux réalités territoriales.

Comme d'autres, j'ai regretté, notamment pendant mon mandat au CNJA, que des logiques économiques poussées jusqu'à leur terme conduisent à certains désastres en matière économique, sociale et territoriale. C'est la raison pour laquelle très tôt au CNJA et dans un certain nombre d'autres organisations, nous avons _uvré pour connecter davantage le territoire et les atouts qu'il peut représenter pour la production agricole.

Si, pendant un certain nombre d'années, le territoire a été considéré comme un boulet, car on évaluait plus souvent ses handicaps que ses atouts, dans un contexte de mondialisation accrue, il correspond véritablement à une richesse et à une originalité. Toutefois, il ne faut pas être naïf, la politique agricole commune telle qu'elle est aujourd'hui, porte en elle un certain nombre de vices, puisque le soutien aux produits, encore massif aujourd'hui, sans limitation dans un certain nombre de productions, a conduit les agriculteurs gestionnaires et responsables à optimiser cette politique et à rechercher la meilleure utilisation des fonds publics et des soutiens au marché.

Un sursaut s'est opéré au cours des dernières années. Le CNJA avait été à l'origine en 1997 d'une proposition pour diviser la PAC en deux parties : une consacrée à la gestion des marchés, et une autre au soutien des initiatives multi-fonctionnelles, associant produits et territoires, avec la proposition d'un contrat d'entreprise, repris par le Gouvernement et modifié quelque peu - je ne m'étendrai pas sur ce sujet pour l'instant - sous forme de contrat territorial d'exploitation (CTE). Mais nous étions partis du même postulat, même si le résultat n'est pas tout à fait le même, pour dire qu'il fallait peu à peu orienter des crédits de soutien aux produits vers des soutiens multi-fonctionnels, finançant des produits sur des territoires et faisant vivre des actifs.

A l'époque, nous avions proposé que le glissement s'opère à la source entre le FEOGA-garantie et la politique rurale, c'est-à-dire que nous aurions eu un FEOGA-garantie avec 80 % de la dépense et une politique rurale avec 20%. Aujourd'hui, ou plutôt en mars 1999, le Conseil européen a acté un glissement de 6%, ce qui fait que l'on se retrouve avec une politique rurale bénéficiant de 10% du budget et un FEOGA-garantie rassemblant 90%.

J'avais trouvé que c'était trop peu, mais je vous avoue qu'aujourd'hui la complexité de l'application du PDRN (Programme de développement rural) me fait dire que c'est déjà bien d'avoir commencé avec 10%, parce que la mise en _uvre du programme européen de développement rural et des programmes nationaux de développement rural s'avère extrêmement compliquée et pourrait même nous conduire à ne pas utiliser la totalité des crédits du PDRN. Je le regrette très fortement, pour avoir beaucoup milité en faveur du contrat territorial d'exploitation et, pour m'être beaucoup engagée à l'échelle de mon département du Maine-et-Loire, je mesure toutes les difficultés que nous avons pour décliner cette politique européenne et je le regrette vraiment.

Pour ce qui est du modèle européen d'agriculture, un certain nombre d'événements - plus ou moins récents d'ailleurs, parce que la bataille des hormones ne date pas d'aujourd'hui - correspondaient vraiment à l'affirmation d'un modèle européen d'agriculture qui n'acceptait pas certains excès défendus par d'autres pays.

La résistance, extrêmement difficile, traduisait la défense d'un modèle et d'une culture, la défense d'un patrimoine culturel, environnemental, qualitatif, propre à l'agriculture européenne et dont la France est l'un des fleurons. La pression est encore très forte. On le voit aujourd'hui sur d'autres sujets, les hormones de croissance, la somatotrophine, ou les OGM. C'est la raison pour laquelle il faut que la résistance ne soit pas nostalgique, passéiste ou rétrograde, mais qu'elle corresponde vraiment à la proposition d'un modèle de développement autre, fondé sur une alternative originale.

Peu à peu, dans les négociations internationales de l'OMC, notamment avec la fameuse classification des aides en boîte bleue, jaune, verte, on voit apparaître la nécessité de recycler un certain nombre de soutiens, de réaffecter à de nouvelles missions des soutiens qui, s'ils restent affectés à des motifs économiques, risquent d'être mis en accusation et donc de disparaître.

Dès Marrakech, les soutiens économiques purs ont été attaqués. Nous l'avons vu sur les soutiens directs aux exploitations, sur les restitutions, mais également sur les protections tarifaires. L'alerte a été donnée dès ce moment et peut-être n'avons-nous pas suffisamment mesuré tous ensemble, au niveau des décideurs, la nécessité d'évoluer vers une réorientation des aides plus qualitatives correspondant au modèle d'agriculture que l'on veut développer.

Si le mot agriculture multi-fonctionnelle a paru abstrait, bizarre, compliqué et inapplicable au début, il est aujourd'hui mieux compris et répond à deux défis :

1) un défi externe que je viens d'expliquer par rapport à l'OMC. Pour pérenniser les soutiens, il faut les rendre « gattables » ou plutôt « OMC compatible », c'est-à-dire compatibles avec les règles de l'OMC.

2) la pression sociale et sociétale pousse également à rendre davantage de comptes. Aujourd'hui, l'agriculture ne compte plus que 3,9 % d'actifs par rapport à la population active totale, 680 000 exploitations, une population agricole très minoritaire dans le monde rural, très exposée par rapport aux critiques environnementales et qui doit de plus en plus montrer son engagement dans ces différents domaines.

Il se trouve qu'un certain nombre d'agricultures y sont plus prêtes que d'autres. Loin de moi l'idée d'opposer une agriculture à l'autre, d'autant qu'il y en a des dizaines de dizaines. L'agriculture est plurielle - avant que ce mot n'ait été emprunté par d'autres courants de pensées - et correspond aujourd'hui à des réalités liées à des types de production, à des processus qualités, à des territoires, à des spécificités, à des originalités. S'il est vrai qu'un certain nombre de secteurs sont aujourd'hui plus multi-fonctionnels que d'autres, tout agriculteur, quelle que soit sa production, a aujourd'hui une dimension sociale, environnementale, économique avec des filières plus ou moins fortes, et donc cette nécessité de repenser de cette façon. Si l'on connecte cette évolution de l'agriculture avec l'évolution que j'analysais tout à l'heure sur la nécessité de justifier vis-à-vis de l'opinion publique le retour d'un budget important, il y a effectivement une concordance de temps, aujourd'hui, qui prédispose au débat sur la réforme. Toutefois, il ne faut pas confondre vitesse et précipitation.

C'est vrai que la crise de l'encéphalopathie spongiforme bovine (ESB) a fait accélérer la réflexion sur le modèle d'agriculture, mais il faut sur ce point dénoncer l'attitude d'un pays qui a libéralisé à outrance en oubliant les règles élémentaires de précaution, d'organisation, de régulation et de protection des processus et des personnes, en privatisant à l'excès les services de contrôle vétérinaire et qui a ainsi laissé se propager les prions dans l'ensemble de la filière alimentaire. Ajoutons à cela, le laxisme qui a conduit à exporter ces problèmes sur le territoire européen.

Bien sûr, les questions du mode de production, de l'industrialisation de l'agriculture, de l'optimisation se posent. Il y a eu quand même à l'origine du processus ESB beaucoup de dérives, de fraudes. S'il faut poser la question de l'agriculture productive à l'extrême, il faut aussi poser la question des fraudes originelles.

Pour ce qui est de la fièvre aphteuse, autre fléau semant un doute énorme dans l'esprit des agriculteurs aujourd'hui, ce n'est pas là le résultat du productivisme, comme le disent certains, et je m'inscris en faux contre pareilles affirmations. Il s'agit bien d'une crise sanitaire, d'un accident sanitaire, qui vient malheureusement encore d'un pays - toujours le même - adepte plutôt du laxisme que de l'encadrement et du contrôle. Petite parenthèse, si beaucoup d'agriculteurs français sont aujourd'hui opposés à la bureaucratie, à la paperasserie, en matière sanitaire on a compris que parfois le contrôle, le suivi et la paperasserie étaient nécessaires, ne serait-ce que pour assurer la bonne traçabilité ; il faudra donc bien doser les messages.

A l'égard de la fièvre aphteuse, effectivement il y a des comportements très différents d'un pays à l'autre ; je ne suis pas euphorique, mais le fait que l'on ait pu contenir l'épidémie à deux cas en France, montre que nous avons une autre rigueur dans le suivi et dans l'encadrement de ces crises.

Revoir la politique agricole commune, oui mais il faut également prendre le temps et respecter les engagements pris en 1999. J'ai pu constater lors du dernier congrès de la FNSEA, la semaine dernière, que c'était un sujet encore polémique - à croire que l'on cherche en permanence des sujets polémiques - pour savoir s'il fallait réformer tout de suite la PAC ou attendre 2006. On a vu la précipitation entourant la mise en _uvre des contrats territoriaux d'exploitation, qui n'ont pas fait mentir la tradition selon laquelle un dispositif, pour être compris et connu, nécessite au moins 18 mois à 2 ans. En matière agricole, c'est un peu la même chose.

Autant il faut reposer les questions en 2003, en application de la clause de rendez-vous, autant il faut opérer des ajustements mineurs, mais quand même prendre le temps de réfléchir. Certains pays, qui voulaient prendre des virages à 90°, commencent à tempérer leurs ardeurs face à la difficulté d'organisation. Un point sur ce sujet, la France a eu la sagesse de mettre en place un programme pluriannuel d'accompagnement de l'agriculture biologique et qui, en même temps, voulait promouvoir le développement des produits et l'organisation des filières. La précipitation affichée par la nouvelle ministre de la Consommation, de l'Alimentation et de l'Agriculture allemande se heurte aujourd'hui à l'absence de filière et d'organisation et fait porter doute le plus lourd sur la capacité des agriculteurs à trouver des débouchés durables pour leurs produits.

Voilà donc posé le cadre. Il faut bien sûr tenir compte des événements d'aujourd'hui, en tirer instruction, mais pour autant ne pas se précipiter sur des décisions hâtives ou partielles. Je dirais simplement, sur la façon dont les choses ont été conduites en 1996, qu'il se trouve toujours des faux prophètes et qu'il est toujours facile de juger la situation de l'époque avec les connaissances d'aujourd'hui.

J'ai une très bonne mémoire et je me souviens parfaitement bien de la manière dont les choses se sont déroulées en 1996 et du doute qui a entouré cette époque. Par contre, ce que j'affirme et que j'ai toujours affirmé - même devant certains médias très critiques aux mois d'octobre et novembre 2000 au moment du déclenchement de la nouvelle crise - c'est que l'intérêt supérieur de la santé publique a prévalu dans les décisions prises dans notre pays. Quand la France a décidé, dès 1996, l'abattage total des troupeaux, c'est parce que le degré de connaissance de l'époque ne permettait pas de savoir s'il était prudent ou imprudent de ne pas abattre la totalité, étant donné que la raison première de contamination était l'alimentation des bovins, tous les animaux d'un même élevage avaient la même alimentation.

De le même façon, la décision très précoce du retrait d'un certain nombre de matériaux à risque spécifiés au fur et à mesure qu'ils ont été détectés, a toujours placé la France en position de leader. S'il est vrai qu'en tant que syndicalistes agricoles défendant et représentant les intérêts des agriculteurs, nous sommes attachés à défendre des compensations financières pour ces agriculteurs victimes de ces décisions prises au nom de la santé publique, nous nous sommes toujours attachés à ce que ce soit la santé publique qui prime. Je reconnais la sagesse des décideurs de l'époque et la concertation qui s'est peu à peu établie entre les différents ministères en charge du dossier.

Je voudrais dire aussi que, si en 1996 le degré de connaissance était faible sur cette maladie nouvelle, il a évolué aujourd'hui. Nous avons davantage de connaissances. Habituellement, dans le domaine médical, la meilleure connaissance apporte des assurances. Aujourd'hui, sur la maladie de l'ESB, plus nous savons, moins nous sommes sûrs de savoir suffisamment pour prendre un certain nombre de décisions. Bien sûr, un certain nombre de déclarations en Angleterre et un certain nombre de recherches conduites sur la contamination possible de la mère au veau, à partir des sols, ont fait poser des questions. La sagesse doit prévaloir encore aujourd'hui, vu le faible degré de connaissance que l'on a de cette maladie.

La décision prise en janvier 2001, de tester la totalité des animaux âgés de plus de 30 mois, ainsi que la décision du retrait de la chaîne alimentaire de tous les animaux de plus de 30 mois n'étant pas testés, apportent un certain nombre de garanties et pourraient permettre de déboucher sur un allégement de la contrainte de l'abattage total, en choisissant d'abattre par cohorte, par génération. Pour le vivre sur le terrain auprès des agriculteurs, notamment auprès de cheptels sélectionnés depuis de très nombreuses années - le Maine-et-Loire est un département comptant 7 cas dans les 6 derniers mois - je peux vous dire que cela crée des pertes considérables. Un exemple, pour la race normande, qui n'est pas la race typique du Maine-et-Loire, j'en conviens, mais où beaucoup d'élevages ont été touchés, c'est aujourd'hui 10 % du potentiel génétique du troupeau qui a été abattu complètement en raison de la règle de l'abattage total. Loin de moi l'idée de dire qu'il faut desserrer la contrainte. Toutefois, quand des décisions successives ont été prises pour apporter des garanties, on peut évoluer vers cette décision. Je crois d'ailleurs que l'AFSSA, à l'issue du programme des 48 000 tests, prendra un certain nombre de positions sur ce sujet. Je ne sais pas de quel ordre elles seront. Mais, je regrette toutefois que le ministère de l'Agriculture ait décidé trop vite d'indemniser moins les éleveurs.

J'avais entendu le ministre de l'Agriculture dire qu'il ne fallait pas, je cite, « mégoter sur l'indemnisation aux éleveurs parce que c'était pour la santé publique  ». Une décision de la semaine dernière, qui fixe un montant plafond et forfaitaire soulève d'autres questions, puisque cette fois, c'est l'agriculteur qui supporte davantage la perte, alors que c'est un problème de santé publique. Il y a là un enchevêtrement de raisons, de motivations, de décisions. Si l'on veut être pragmatique, le fait que la France, très tôt, a décidé le retrait des matériaux à risque spécifiés et que les spécialistes de Maisons-Alfort nous disent aujourd'hui que c'est 99,26 % de risques d'infectiosité qui est retiré, nous oblige, puisqu'il ne reste que 0,74 % de risques de contamination, à s'interroger sur les décisions à prendre.

M. le Rapporteur : Vous avez répondu par avance à plusieurs questions. Je reviens sur le système d'aide. Vous avez indiqué, et je le pense comme vous, que l'intérêt de la profession était souvent d'optimiser, ce qui est humainement compréhensible et économiquement nécessaire. Ne croyez-vous pas néanmoins que ce système d'aide, tel qu'il existe aujourd'hui, est beaucoup trop complexe et qu'il est, au plan administratif inacceptable, du fait de la complexité excessive des formalités nécessaires pour monter les dossiers. N'aurions-nous pas des propositions à faire pour éviter d'avoir à remonter systématiquement les dossiers ? Ensuite, j'aimerais que vous nous donniez votre avis sur la politique de qualité conduite dans le secteur des viandes aujourd'hui.

Vous avez évoqué l'abattage de l'ensemble du troupeau lorsqu'un cas a été décelé, mais je vais prolonger cette question : si l'on venait à modifier cette mesure, ce qui semble souhaité par un certain nombre de personnes, je ne sais pas ce que l'AFSSA dira, mais ne pensez-vous pas que va se poser un véritable problème de communication, comme cela s'est produit tout au long de cette crise ? Comment un assouplissement de cette mesure pourrait-il être compris ? Plus largement, que pensez-vous de la communication telle qu'elle a été faite jusqu'à présent ?

Sur l'harmonisation européenne, j'aimerais également que vous nous disiez, quel était votre sentiment à l'époque où vous étiez présidente du CNJA. En effet, notre commission constate, avec stupeur parfois, la lenteur des mesures prises au plan national, la difficulté d'harmoniser au plan européen, ce qui crée des difficultés en France, notamment économiques. Sur les matériaux à risques spécifiés, l'Europe a un décalage de quatre années par rapport à la France.

Quel regard portait sur ce point la responsable de l'époque ? En tant que présidente de FARRE, quel regard portez-vous là-dessus aujourd'hui ? Au congrès de la FNSEA, vous avez dû observer avec satisfaction, même si certains sujets restent polémiques, que l'un des sujets essentiels était l'agriculture raisonnée.

Mme Christiane LAMBERT : Pour répondre à votre première question, je dirai que l'histoire de la politique agricole a créé des habitudes ; le traité de Rome a fixé les objectifs pour l'agriculture dans son ensemble, il fallait garantir l'approvisionnement, aboutir à la parité de revenus. Cependant, les processus mis en place étaient des processus de soutien proportionnel aux volumes ; l'aide aux produits a créé des habitudes non seulement chez les agriculteurs, mais également chez un certain nombre d'opérateurs de la transformation. Tout le monde se souvient des processus beurre-poudre, où l'on ne se cassait pas trop la tête sur la recherche de procédés ou de produits originaux avec valeur ajoutée. Ces réflexions ne sont venues que lorsque des robinets se sont progressivement fermés pour les aides. Malheureusement, certaines entreprises ont réagi trop tard et se sont trouvé dans une grande difficulté. Cela a été vrai pour le lait, mais également plus tardivement, avec les poulets et la crise avicole que nous avons connue, lorsque la diminution très forte des restitutions aux exportations ont frappé les plus grands groupes industriels du secteur de la volaille avec les conséquences que l'on connaît sur les deux dernières années.

Chaque fois qu'il y a une distribution d'aide, il peut y avoir un risque de détournement. Donc, le système s'attache à verrouiller les détours ou les mauvaises utilisations éventuelles, ce qui rend le dispositif complexe. Pour avoir participé de très près à l'écriture d'un certain nombre de textes, on connaît les précautions à prendre pour éviter les abus. C'est souvent ceci et la nécessité de contrôler des fonds extrêmement importants, qui poussent à la complexité paperassière.

Toutefois, je vous rejoins parfaitement pour dire qu'aujourd'hui la complexité est excessive, et qu'elle est devenue un sujet délicat pour les agriculteurs. Elle a conduit aussi à une approche très différente et réductrice du métier d'agriculteur, puisque l'opinion publique porte aujourd'hui un regard très critique sur les agriculteurs, jugés comme des « primiculteurs », cultivateurs de prime, ce que les agriculteurs n'aiment pas du tout non plus, mais dont nous ne savons pas toujours comment sortir. En effet, même les secteurs qui se revendiquaient non aidés, comme par exemple les tenants de l'agriculture biologique, sont aujourd'hui extrêmement aidés dans le cadre des programmes de conversion, avec une multiplication par trois des crédit affectés, un allongement de la période, ce qui fait craindre aux agriculteurs bios déjà en place une déstabilisation de la filière.

Loin de moi, l'idée de critiquer ce fait. Mais il est regrettable de constater que, chaque fois qu'il y a distribution d'aides, il y a tout un processus lourd et long. Il y aurait des possibilités de simplification. Des propositions sont faites en ce sens au travers de déclarations uniques. Je peux vous dire que j'ai mis le nez d'un peu plus près dans les documents de déclaration relative à la viande bovine ces derniers temps. C'est une catastrophe, et oppressant, pour les agriculteurs. Lorsqu'il y a une grève des centres de tri, par exemple, cela bloque des animaux dans les élevages. Attendre une prime à l'abattage instituée par l'agenda 2000, en 1999, et qui n'a encore jamais été versée dans certaines exploitations - il y a plus de dix mois de retard - c'est très difficile à expliquer aux agriculteurs, c'est ingérable pour les Directions départementale de l'Agriculture (DDA). On voit aujourd'hui des grèves dans les DDA parce qu'elles n'arrivent plus à suivre l'inflation paperassière. On arrive là au comble du système et il est plus qu'urgent de trouver des solutions.

Je n'ai pas l'impression que tout le monde y mette autant d'empressement et je le regrette. Vraiment, l'agriculture française y gagnerait, les agriculteurs y gagneraient et l'image de l'agriculture y gagnerait aussi. J'entends aujourd'hui beaucoup d'agriculteurs, plutôt jeunes, se sentant vraiment oppressés par ce système très paperassier.

A propos de la politique de qualité dans le secteur des viandes, 1996 a été un peu le déclencheur de tout un processus de traçabilité en France. Toutefois, on peut encore regretter qu'aujourd'hui, par exemple, la viande rouge en agriculture biologique ne représente que 0,2 % de la consommation actuelle, c'est extrêmement faible, et que la viande vendue sous signe de qualité ne représente encore que 15 à 20%.

La raison majeure est la montée en puissance de la restauration collective. Malheureusement, la rigueur budgétaire de ces systèmes de restauration fait qu'ils ne vont pas vers des viandes tracées et d'origine. 80 % des Français vivent en ville, 80 % de gens travaillant prennent en restauration collective le repas de midi. C'est donc un lieu de consommation extrêmement important en volume et sur lequel il y a probablement beaucoup à dire. Les décisions récentes de boycott de la viande dans les cantines ont permis aussi de mettre en évidence que très souvent il ne s'agissait pas de viandes françaises, et surtout pas de viandes de qualité. Cela a eu au moins le mérite d'éclairer ce débat.

Pour ce qui est de la politique de qualité, notre pays s'est illustré au cours des 20 dernières années par la mise en _uvre progressive d'une politique fiable, avec des signes distinctifs offrant chacun des garanties propres. Il y a les AOC, peu nombreuses en matière de viandes, chacun le sait. Il y a les labels, les certifications de conformité produit, la viande bio, donc il y a bien une hiérarchie d'exigence et de cahier des charges correspondant également à des différentes offres en termes de prix, correspondant à différents types de demandes. Il faut être très précis, même si la demande qualitative des consommateurs monte en puissance. Il y a une répartition entre la consommation festive et la consommation classique, telle que la capacité d'absorption en produit de qualité accrue n'augmente pas aussi vite que les discours inflationnistes sur le sujet. On peut le regretter et le déplorer, mais la réalité fait que c'est encore le niveau des prix qui est très souvent l'élément décisif pour l'acte d'achat.

J'ajouterai que, si la crise de l'ESB en 1996 a débouché sur une montée en flèche de la traçabilité, d'abord en viande rouge et depuis lors dans d'autres secteurs, j'espère que la crise d'aujourd'hui amplifiera la traçabilité en matière ovine. C'est quand même sur les ovins que le problème s'est déclaré. Quant à la production porcine, que tout le monde avait l'habitude de considérer comme une production banale et qui, aujourd'hui, tirant les enseignements de la crise de l'ESB et des difficultés de la viande rouge, elle a voulu mettre en place le logo « viande porcine française », reprenant l'esprit de « viande bovine française » créé par les responsables professionnels et politiques en 1996.

A propos d'abattage total, vous avez tout à fait raison de dire que cela poserait un gros problème de communication, parce que, malheureusement aujourd'hui, ce sont les médias qui façonnent l'opinion. Certes, tout responsable professionnel ou politique doit passer par les médias pour être connu et faire connaître ses messages ou ses orientations politiques. Toutefois, un certain nombre d'excès récents nous ont montré les risques de la communication simplificatrice. De surcroît, aujourd'hui, dans le contexte de la fièvre aphteuse, du doute général et de la multiplication des cas dans certains pays, il pourrait y avoir un risque d'incompréhension de l'opinion si le sujet reste polémique et suscite encore l'opposition confédération-fédération, gauche-droite, pro-consommateurs-pro-ceci, pro-filières-pro-territoires, qui malheureusement fait partie de notre quotidien.

On peut également redouter une mise en quarantaine commerciale. Un certain nombre de grands distributeurs pourraient être tentés de dire : « nous ne livrons que des viandes qui n'ont jamais été prises dans des troupeaux ayant eu partiellement l'ESB ». C'est vrai que l'abondance de biens aujourd'hui et l'abondance de l'offre font que la palette de choix offerte est large. Ceux qui disent : « aujourd'hui, il est inutile d'abattre tous les troupeaux victimes de fièvre aphteuse, les animaux peuvent guérir », sont-ils prêts pour autant à manger des animaux qui ont eu la fièvre aphteuse et qui ont guéri ? Cela vaut aussi pour l'ESB.

Toutefois, il faut être pragmatique, si les animaux sont testés et montrent qu'ils n'ont pas la maladie, on peut toujours pousser le vice jusqu'à dire : quelle est la fiabilité des tests ? Aujourd'hui, on nous dit que les tests détectent la maladie dans les derniers mois d'incubation, mais il est également dit que les muscles sont sains. Donc, théoriquement, nous devrions pouvoir manger en toute sécurité les muscles de tous les animaux, même de ceux qui ont des prions dans les abats à risque. Vous voyez que les choses sont un peu plus compliquées que l'énoncé simpliste que l'on entend en quinze secondes au journal de 20 heures. Vous savez très bien que, si aujourd'hui on énonce cela, on est accusé d'affreux productivistes, profiteurs et capitalistes de surcroît. Il y a aujourd'hui, c'est vrai, une hypersensibilité sur ce sujet, de sorte que c'est la médiatisation du problème qui engendre la décision. Cela enlève beaucoup de rationalité aux décisions.

Je comprends l'embarras d'un certain nombre de décideurs politiques qui, aujourd'hui, font tout pour s'entourer de préconisations scientifiques, et c'est normal qu'ensuite ils assument pleinement leur responsabilité de décideurs, c'est normal aussi. Je ne jette pas la pierre aux décideurs, quels qu'ils soient, je comprends la difficulté de l'annonce d'une décision d'assouplissement et les risques que comportent les annonces mal faites sur certains sujets. Toutefois, quand on est pragmatique, il est très difficile de dire en même temps : « il n'y a aucun risque sur le muscle », et « il faut tout abattre ». C'est très compliqué, et pas seulement pour des intérêts financiers. Je peux vous dire qu'il y a aussi des drames affectifs quand il y a abattage d'un troupeau. J'en suis témoin dans le Maine et Loire.

Nous avons le même problème aujourd'hui pour les farines animales. Dans le rapport de l'AFSSA publié ces jours-ci, il est question de ne plus utiliser de façon définitive ces farines animales, donc de continuer à les stocker tant qu'elles ne peuvent pas passer à un rythme suffisamment soutenu dans les cimenteries. Cependant, personne ne veut de stockage de farines à proximité de chez lui. Finalement, on arrive à des problèmes en cascade parce qu'il y a aussi quelquefois confusion entre précaution, au singulier, et précautions, au pluriel. On peut prendre un certain nombre de précautions pour limiter les risques, mais il faut prendre des décisions. Le principe de précaution appliqué à tout fait que l'on ne décide plus rien. Aujourd'hui, l'excès auquel on assiste, notamment dans la région de l'ouest, est qu'un certain nombre d'abattoirs risquent de se trouver bloqués parce qu'il n'y a plus possibilité d'éliminer tous les matériaux qui doivent l'être. Donc, on va arriver à un blocage du système, parce que l'on ne peut plus stocker de farines du tout. Croyez-moi, en tant que responsable professionnel, agricole, interrogée sur ce sujet, c'est très difficile d'avoir une position pragmatique, parce qu'elle encourt aussitôt le reproche suivant : « vous n'êtes pas soucieux de la santé publique, c'est seulement l'intérêt financier qui vous anime », et on perd complètement la possibilité d'agir.

Dans notre département, il y a deux sites qui sont pressentis pour stocker des farines animales. Il y a une levée de boucliers contre un site et, aujourd'hui, la situation est bloquée. En tant que responsables professionnels, nous voudrions dire : « si nous voulons que nos abattoirs fonctionnent, si l'on veut abattre les animaux pour la consommation humaine, abattre les animaux pour le retrait-destruction, il faut trouver des lieux de stockage » et les riverains nous disent : « non, pas chez moi ». Que faire ? Que proposer ?

Quand on arrive à un tel point de blocage, il faut peut-être un peu plus de courage aussi de la part des administrations et des décideurs pour dire qu'une société, quelle qu'elle soit, doit gérer ses déchets. Faudra-t-il demain considérer les farines comme des boues urbaines ? Je ne propose pas de les épandre, mais si les farines sont aujourd'hui considérées comme des déchets et non plus comme une marchandise, il faudra leur trouver un autre statut avec une autre organisation. Si cela devient une marchandise et que l'on peut la recycler dans des processus industriels très différents, prenons le temps de les stocker avant de trouver des solutions, mais de grâce soyons pragmatiques. J'ai dans mon département un certain nombre d'associations qui disent : « peu m'importe, qu'ils prennent leurs responsabilités » et « ils » c'est toujours les autres. Je ne cautionne pas ces attitudes.

S'agissant de l'harmonisation européenne, j'ai très mal vécu les lenteurs extrêmes que l'on a pu rencontrer au moment où, au CNJA, nous faisions un certain nombre de propositions en ce sens. Nous regrettions régulièrement que l'évolution de textes n'intervienne toujours que 3 ou 4 ans après. On a vu également, dans l'exemple que vous avez donné, et qui est grave, le fait que les autres pays ne retirent pas les matériaux à risque en même temps que la France et que, l'importation n'étant pas encadrée, des consommateurs français ont mangé des produits, des tripes ou d'autres produits venant de ces pays.

On arrive donc à des aberrations, mais sur ces sujets aussi, la communication est défectueuse. Tous ces éléments devraient concourir à ce que l'on préconise, non pas du protectionnisme, contraire à la modernité d'aujourd'hui, mais des mesures de protection pour des raisons sanitaires. Même si ce sujet est très délicat et qu'il faut faire très attention à la façon de l'évoquer, l'une des conclusions de la crise de la fièvre aphteuse est bien qu'il faut s'interroger davantage sur les débouchés. 1996 a donné lieu à beaucoup de décisions sur la traçabilité ; nous sommes un certain nombre à penser que les crises de 2000 et 2001 nous poussent à nous interroger davantage sur la proximité des débouchés. Il est peut-être caricatural de dire que, pour certaines grandes entreprises des métiers de la viande, il était plus facile de faire un camion pour l'exportation de morceaux standardisés, tous alignés, même poids à 10 % près, que de chercher des marchés de proximité différenciés, originaux, tracés, etc. C'est aussi l'une des conséquences de la PAC. La proximité peut représenter, avec la traçabilité- c'est un duo indissociable - des garanties pour les consommateurs, mais aussi pour un certain nombre de consommateurs plus citoyens aujourd'hui, une façon de cautionner un mode de développement.

Je ne sais pas ce que donnera le boycott des produits Danone. Aura-t-il des effets ou non ? Est-ce un effet d'annonce ? Je n'en sais rien. Toutefois, on voit quand même une montée en puissance aujourd'hui, dans l'opinion publique, d'un certain nombre de protestations citoyennes qu'il ne faut pas ignorer. Il appartient aujourd'hui aux consommateurs de s'interroger et de se dire que l'acte de consommation n'est pas neutre. On vote aussi avec son portefeuille quand on fait ses courses en choisissant tel ou tel produit. C'est vrai pour l'agriculture, c'est vrai pour le textile. Je peux vous dire que, très proche du Choletais, je sais de quoi je parle. C'est vrai pour la chaussure, aujourd'hui les entreprises ferment les unes après les autres. La suppression des mesures particulières pour l'allégement des coûts sociaux dans le textile a des conséquences sociales extrêmement fortes.

L'application à l'agriculture française de mesures draconiennes en termes sanitaires et environnementales et avec des distorsions de concurrence pour les agricultures des autres pays, aura les mêmes conséquences. Aujourd'hui, de plus en plus de municipalités et de conseils régionaux, généraux, voire d'évêchés, s'interrogent sur le visage de la ruralité française et se demandent si l'élevage est condamné. A quoi bon préconiser des mesures agri-environnementales, des pratiques agricoles plus respectueuses en bordure des cours d'eau pour lutter contre l'érosion, pour maintenir des espaces ouverts grâce aux pâturages, si l'élevage français est condamné pour des raisons économiques et politiques. Là aussi c'est une vision intégrée, c'est un raisonnement global qu'il faut avoir. C'est l'ensemble de la ruralité qui commence à en prendre conscience. J'espère que ce sursaut sera suivi d'effet.

Nous nous sommes attachés très en amont, avant que la Commission européenne commence à sortir un certain nombre de textes sur le sujet, à harmoniser nos positions, pour qu'au sein des structures professionnelles il n'y ait qu'un seul message. Nous souhaitons qu'à terme de 8 à 10 ans, la grande majorité des agriculteurs français puissent se réclamer de l'agriculture raisonnée. Il est préférable -  c'est aussi un débat, tout le monde n'est pas d'accord - de faire gravir deux marches de progrès à 80 % des agriculteurs, que de faire gravir dix marches de progrès à 10 % des agriculteurs, car les répercussions environnementales ne sont pas les mêmes.

Je sais toutefois qu'il y a aujourd'hui un certain nombre de lobbies verts et de courants de pensées qui s'opposent au concept de l'agriculture raisonnée en disant : « c'est minimaliste, cela ne va pas assez vite, c'est trop technicien, c'est le standard, il n'y pas de progrès, etc. ». Sur ce point, il ne faut pas confondre vitesse et précipitation. Il ne faut pas non plus, au moment où l'agriculture vit une crise énorme, l'écraser davantage. La semaine dernière, lors du congrès de la FNSEA qui évoquait le sujet de l'agriculture raisonnée, j'ai invité très fortement les congressistes à se positionner de façon offensive sur ce sujet, parce que sur l'environnement, l'agriculture a trop longtemps eu une position passive, a subi les textes, ne les a pas toujours suffisamment anticipés et a donc conforté sa position d'accusée. Toutefois, pour être agricultrice, producteur de porcs et de grandes cultures dans les régions des Pays de la Loire, sur une zone concernée par les bandes enherbées obligatoires en bordure de cours d'eau, je mesure les difficultés techniques et économiques d'intégrer ces aspects environnementaux. Je mesure aussi le fait qu'il faut que ce soit davantage des démarches volontaires ; dans le réseau FARRE, nous n'avons que des démarches volontaires.

Il faut bien penser que, si l'on met en place le concept d'agriculture raisonnée avec un gros bâton, cela ne marchera pas. Vous ne pourrez pas mettre un contrôleur derrière chaque agriculteur. Il faut que les convictions soient à l'intérieur et non pas seulement des répressions externes, sinon cela ne fonctionnera pas. C'est extrêmement important et malheureusement beaucoup trop de textes environnementaux ont été dirigistes, draconiens et autoritaires. Je crois davantage à la capillarité, c'est-à-dire à la montée progressive du besoin se traduisant ensuite par une conjugaison entre le réglementaire et le volontaire. C'est la meilleure façon de réussir.

Mme Monique DENISE : J'ai beaucoup apprécié votre exposé brillant, concret et synthétique. Nous sommes au c_ur du problème puisque la deuxième partie de notre commission d'enquête concerne les enseignements de la crise en termes de pratiques agricoles et de santé publique. J'ai beaucoup apprécié plusieurs points de votre exposé, en particulier votre analyse des pratiques « britanniques » montrant qu'un libéralisme à tout crin produit les conséquences graves que nous connaissons. J'ai beaucoup apprécié aussi votre présentation du réseau FARRE, montrant combien les agriculteurs sont maintenant conscients des enjeux et des enseignements de cette crise. J'aimerais simplement que vous m'indiquiez quelle est votre appréciation : entre les 5 % de productivistes incorrigibles et les 5 % de durabilistes à tout crin, à votre avis combien d'agriculteurs en France adhèrent à votre projet, qui suppose une adhésion citoyenne, comme le montre la fin de votre propos ? C'est vrai que l'on n'arrivera pas à leur imposer des mesures, des règles s'ajoutant à d'autres, puisque, lorsque l'on regarde les paperasses arrivant chez un agriculteur, on se rend compte que c'est absolument énorme. J'en ai eu des confirmations récemment.

J'aimerais également que vous nous disiez votre appréciation sur les CTE, qui vont tout à fait dans le sens de ce que vous nous indiquez sur votre réseau FARRE. Pourquoi dans certaines régions les CTE fonctionnent-ils bien et sont-ils appréciés ? Et pourquoi, dans d'autres régions, y a-t-il très peu de signatures de contrats ? J'ai une analyse sur ce sujet, mais j'aimerais que vous nous donniez la vôtre.

Enfin, je me suis inquiétée personnellement des primes auprès du ministère ; dans le département du Nord, la FDSEA me disait qu'il n'y avait pas de crédits pour dégager ces primes. Il semblerait que les fonds soient maintenant débloqués. Dans mon département, sur 12 très gros dossiers, seul le douzième est encore en souffrance, donc les fonds sont disponibles. Mais il y a une telle surcharge de travail dans le traitement de ces dossiers, que tout ceci a pris un peu de retard.

Mme Christiane LAMBERT : Les enseignements de la crise d'abord, je suis très claire sur ce sujet. Il faut tirer des enseignements et opérer un certain nombre de changements. Il y a de la part des agriculteurs cette prise de conscience. Il y a par contre un sentiment de profonde injustice parce que le procès global et général fait aujourd'hui à l'agriculture correspond peut-être à ce qui se passait il y a 10 ans, mais toutes les évolutions récentes, notamment les aspects qualitatifs et environnementaux, ne sont pas reprises dans le jugement sans appel porté par les grands médias nationaux s'acharnant sur les agriculteurs, en en faisant les éternels boucs émissaires. Ils font aujourd'hui le procès d'il y a 10 ans, alors que déjà beaucoup de choses ont changé.

Il convient donc en premier lieu de faire connaître et reconnaître tous les efforts qui ont été fait et Dieu sait s'ils sont nombreux. C'est la raison pour laquelle, de façon très offensive, j'appelle les agriculteurs à beaucoup plus de transparence dans leurs pratiques. Cela ne concerne pas que l'agriculture. Aujourd'hui, toutes les entreprises, quelles qu'elles soient, sont en permanence appelées à justifier les efforts qu'elles font dans différents domaines.

Voilà, c'est une première chose. Il faut effectivement changer, s'interroger. Des agriculteurs s'interrogent sur la durabilité du maïs par rapport à leur sol. Des agriculteurs s'interrogent aujourd'hui beaucoup plus sur la préservation de l'esthétique du paysage, des ressources naturelles. Il faut amplifier ce questionnement qualitatif et vraiment aider les agriculteurs à le faire plus et mieux.

Combien adhèrent et quel pourcentage cela représente ? En termes de chiffres, aujourd'hui en France, l'agriculture biologique c'est 1,5 % de la surface agricole totale de notre pays et, grosso modo, 1 % de la production agricole. C'est un bon créneau correspondant à un besoin et à une demande, avec des potentialités de développement. Pour l'année dernière, les pourcentages d'augmentation dans certains produits sont de 40 à 44 %, ce qui est extrêmement important. Malgré cela, il faut être clair en disant que la bio totale en France n'est pas possible. L'objectif affiché de la part des responsables syndicaux et des filières est d'arriver à 8 à 10 % de production. Ce qui laisse 90 % d'agriculture conventionnelle, sur laquelle il est urgent de faire des efforts pour limiter les dégâts, là où il y a dégâts. Donc, il y a place pour tout le monde si l'on veut protéger l'environnement.

Je ne minimise pas la querelle des tenants de l'agriculture durable, vocable qui a été kidnappé par une certaine sensibilité syndicale, avec pour effet de braquer la sensibilité syndicale majoritaire. On s'est trouvé confronté à un débat imbécile opposant d'un côté ceux qui disaient : « l'agriculture durable, c'est nous », et, de l'autre, ceux qui disaient : « puisque c'est vous, ce n'est pas nous ». Je revendique l'agriculture raisonnée comme une déclinaison de l'agriculture durable, au même titre que l'agriculture durable adoptée par l'autre sensibilité syndicale, la Confédération paysanne. Il y a place pour tout le monde loin des débats polémiques. C'est une première chose.

Deuxième chose, 80 % des arboriculteurs sont aujourd'hui en production fruitière intégrée ; ils ont réduit fortement leurs intrants. C'est probablement le secteur le plus avancé et cela marche très bien. Toutefois, ils sont quand même concurrencés par les pommes chiliennes ou les pommes d'Afrique du Sud, qui n'ont pas les mêmes traitements et qui sont loin de la production fruitière intégrée. Là, la distorsion de concurrence est extrêmement forte. Je me pose d'ailleurs la question suivante : est-ce que demain le fait de communiquer sur le fait que ces pommes sont issues de l'agriculture raisonnée et donc utilisent 50 % en moins de traitement que les pommes d'Afrique du Sud, aura un effet sur les consommateurs ?

En matière d'élevage, les choses sont plus compliquées. M. Guy Paillotin avait écrit que, grosso modo, 40 % des agriculteurs étaient en agriculture raisonnée. Quand on est en grande culture, l'approche est la suivante : sol, plante, récolte. Quand on est en élevage, l'approche globale est plus complexe : sol, plante, animal, alimentation, déjection, sol, plante, animal, alimentation, déjection. La boucle est quand même plus longue et les contraintes plus importantes. De surcroît, en matière animale, il y a toujours le risque sanitaire, le risque épizootique, qui suppose plus d'exigence. Je maintiens que les choses sont plus compliquées en production animale. Que ce soit hors sol ou en production liée au sol, il faut bien tenir compte de cet élément dans ce que l'on va proposer.

Toutefois, depuis le 1er janvier 2000, l'ensemble des éleveurs de bovins se sont engagés de façon très volontariste dans ce qu'ils ont appelé la charte des bonnes pratiques en élevage. Un pas important a déjà été fait par le secteur de l'élevage. Il faut maintenant qualifier toute la partie sol, alimentation, herbe, culture, mais le pas sur le troupeau, l'alimentation, le sanitaire est déjà avancé pour ceux qui sont entrés dans la charte des bonnes pratiques en élevage. En matière de maraîchage, un certain nombre d'agriculteurs ont déjà adopté des pratiques raisonnées. C'est un secteur sensible, puisque le fruit ou le légume étant consommé très souvent sans transformation, il y a une attente très forte pour diminuer les résidus dans ces produits. Dans la production de tomates, par exemple, c'est grosso modo 60 % de la production qui est en agriculture raisonnée. Vous voyez qu'il y a des pourcentages très différents d'un secteur à l'autre. En matière de grande culture, les choses ont évolué extrêmement rapidement. De plus en plus d'entreprises, notamment coopératives, avec le processus agri-confiance, ont mis en place des démarches qualité du champ jusqu'à la baguette en quelque sorte, pour apporter des garanties.

Sur notre exploitation, en l'espace de 8 années, nous avons réduit le coût de fertilisation du maïs de 578 F/ha à 150 F/ha, en optimisant l'utilisation des déjections organiques, produits par notre élevage de porc, qui sont la source essentielle d'aliment nutritif pour le maïs. Il y a seulement 150 F/ha correspondant à l'engrais au moment du semis pour que la graine, faible encore, puisse avoir son système racinaire. On peut arriver à des chiffres concrets, palpables. Tout ceci, bien sûr, avant CTE et avant aide, puisque cela fait longtemps que c'est pratiqué chez nous. Quand vous multipliez une économie de 400 F/ha sur 30 ha de maïs, c'est tout bénéfice pour l'agriculteur. Bien sûr, il faut déduire les coûts d'analyse de sol, l'épandage annuel sur les différentes parcelles, mais en aucun cas cette dépense n'atteint l'économie réalisée.

Votre deuxième question portait sur le CTE. C'est un bon dispositif, qui peut être bien ou mal utilisé. Aujourd'hui, le grief que je ferais au Contrat territorial d'exploitation c'est qu'il y a eu un peu confusion entre vitesse et précipitation. Je suis une militante de la première heure du CTE, pour avoir beaucoup contribué à cette approche plus qualitative et plus multi-fonctionnelle des exploitations agricoles. Toutefois, je regrette que la lenteur de sortie des textes ait causé trop d'incertitudes, permettant aux opposants purs et durs du CTE de s'abriter derrière cette imprécision réglementaire pour dire : « c'est trop compliqué, c'est trop paperassier, ce n'est pas pour nous ».

Toutefois, il y a des appréciations très différentes d'un département à l'autre. Il y a eu des raisons politiques, professionnelles, de différentes sensibilités, administratives aussi en fonction de l'envie plus ou moins forte des administrations de s'impliquer sur le sujet. Cependant, je constate dans la région Pays de la Loire, que tous les agriculteurs entrant dans la procédure sont satisfaits de la remise en perspective d'une exploitation sur un projet multi-dimensionnel : un projet tenant compte de l'emploi dans l'exploitation, de son maintien, voire de l'incitation à la création d'emploi : un projet tenant compte d'un développement économique avec, dans la majorité des cas, une amélioration du revenu des exploitations, permettant l'accès à des aides directes, ponctuelles ou annuelles s'il y a engagement sur des bonnes pratiques, mais aussi l'accès à des prêts bonifiés.

Je l'ai dit aux responsables du ministère à plusieurs reprises : afficher d'emblée un objectif de 50 000, c'était se préparer à une déception. Il faut du temps pour que le dispositif soit connu et que les agriculteurs en deviennent familiers et l'adoptent. Un certain nombre de départements ont commencé lentement, car ils ont préféré la qualité des dossiers plutôt que l'optimisation du retour financier et ils voient aujourd'hui des agriculteurs engagés et faisant des dossiers très complets avec une performance globale de l'exploitation, permettant une meilleure intégration des exploitations dans leur territoire. Aujourd'hui, il y a un gros besoin d'avoir une meilleure intégration des exploitations dans leur territoire.

Toutefois, si cela marche ou non dans certains départements, je le répète, c'est parce qu'il y a eu plus ou moins d'implication des professionnels ou de l'administration. Mais je regrette qu'un certain nombre de textes notamment sur l'application du PDRN (Programme de développement rural), complexifient les choses. Le dispositif était déjà un peu compliqué, je crains qu'il ne le soit encore plus demain.

Loin de moi l'idée de dire que cela peut être très simple. Si l'on veut quitter une politique agricole monolithique ne s'attachant qu'au développement des produits d'un côté avec 94 % du budget et des territoires de l'autre côté, avec des politiques qui s'ignoraient, vous le savez probablement - dans les départements, on avait des politiques de production et il y avait, par ailleurs, les mesures agri-environnementales, mais très souvent peu de connexion entre les deux - il est évident que si l'on veut conduire simultanément une politique économique et sociale et territoriale et environnementale, cela prend plus de temps.

Toutefois, il est quand même possible de faire plus simple. A titre personnel, dans la région des Pays de la Loire, nous nous attachons régulièrement à faire remonter des propositions de simplification de ce dispositif dont les objectifs politiques sont bons et nécessaires. Je sais qu'il y a des réticences ici ou là. J'ai entendu la semaine dernière, le président de l'AGPB, M. de Benoist, prendre position clairement pour une certaine dégressivité des aides publiques. Donc, on quitte un peu les débats tabous de la modulation, parce que l'une des raisons du blocage du CTE c'est aussi, de la part d'un certain nombre de départements refusant la modulation, le fait de dire : « puisqu'il y a un lien direct entre les deux, on ne va surtout pas faire de contrats territoriaux d'exploitation, qui vont amplifier le processus modulation et il y aura plus d'appels de fonds sur la modulation ».

Le fait d'accepter le principe d'une dégressivité en raison notamment des économies d'échelle, est très responsable et va peut-être lever un certain tabou. Cependant, je connais aussi des agriculteurs de grande culture, touchés par la modulation, ayant eu une attitude de retour et de calcul de retour, qui en même temps se sont posés les bonnes questions environnementales. Dans le Maine-et-Loire, nous étions l'année dernière à 97 dossiers, un tiers en conversion bio, un tiers en viticulture - eux, ils ne se sont pas posés de question - et un tiers en autres productions. Pour l'année 2001, nous allons avoir 400 dossiers, puisque les productions s'y mettent en masse, notamment l'élevage.

S'agissant de la prime d'abattage, il y a, à mon sens, plus de problèmes d'instruction, de délais et de lourdeurs administratives que de problèmes de fond. Les DDA saturent complètement. En plus, en ce moment, il leur arrive les dossiers de gestion de crise par rapport au plan Glavany 1 et Glavany 2. Ce qui fait que, chaque semaine, ils fixent une priorité soit sur la prime abattage, soit sur le dossier CTE, car l'administration est aussi en retard pour les dossiers CTE. Si certains départements affichent peu de CTE, c'est qu'ils sont bloqués à la DDA, faute de temps pour finaliser le contrôle du dossier. Un exemple, dans le département de Maine-et-Loire : avec 13 000 agriculteurs, 6 000 producteurs de bovins, nous avons 1 200 demandes de primes d'abattage en attente depuis 6 mois. Bien sûr, la profession tance l'administration, mais en même temps nous connaissons ses limites.

C'est ce qui cause la plus grande inquiétude pour le secteur de la viande bovine, aujourd'hui extrêmement dépendant d'aides. Aujourd'hui, quand les producteurs de lait défendent le processus des quotas laitiers, ils ont tout à fait raison, parce que c'est le mécanisme de régulation de marché le plus simple, même s'il est compliqué. Aujourd'hui, il est rôdé et en place, de grâce préservons-le.

Mme Monique DENISE : Et à l'origine ?

Mme Christiane LAMBERT : Je le reconnais, le processus des quotas laitiers a d'abord été refusé par la profession, parce que c'était un bouleversement considérable. Grosso modo, le tiers des producteurs de lait a disparu, et cela, nous le pressentions et le redoutions. Les programmes de cessation laitière ont coûté plus de 13 MdF. Certains n'auraient pas disparu, mais certains auraient disparu aussi parce qu'il y aurait eu une concentration de la production laitière. Il faut tout mettre dans la balance. Chaque fois qu'un virage approche, il y a des récalcitrants et des gens négociant les virages beaucoup plus vite. Aujourd'hui, les quotas laitiers ont montré leur efficacité parce que c'est dans le domaine de la production laitière qu'il y a le plus d'installations. C'est là que les revenus se sont le moins dégradés. C'est là qu'il y a la plus grosse régularité de revenus et c'est là aussi où l'industrie est probablement la plus imaginative, la plus originale, la plus innovante et la plus performante. La régulation d'un marché n'empêche donc pas l'innovation et l'imagination.

M. Marcel ROGEMONT : Je veux remercier Mme Lambert pour les propos à la fois passionnés et passionnants qu'elle nous tient. Je commencerai d'abord par une remarque avant de poser ma question. Tout à l'heure vous avez justifié l'abattage pour les animaux malades de la fièvre aphteuse. Puis, évoquant l'abattage systématique du troupeau pour un cas d'ESB, vous avez rappelé que le muscle rouge était sain, même chez un animal malade. Mais qui acceptera de manger un muscle dit sain d'un animal malade de l'ESB ? Cela montre bien que le raisonnement que vous teniez pour la fièvre aphteuse vaut pour l'ESB. C'était juste une remarque.

J'aurais aimé savoir comment vous avez eu connaissance d'un problème lié à l'ESB pour la première fois ? Comment quelqu'un en charge de responsabilités syndicales, a eu connaissance de cette question ? Comment l'avez-vous ressenti ?

En second lieu, vous avez répondu à Mme Denise, qui avait posé une question sur les enseignements que l'on pouvait tirer de la crise de 1996. Vous y avez répondu sur les agriculteurs. J'aimerais que vous abordiez la question non pas pour les agriculteurs, mais pour les responsables syndicaux, leur organisation, leur façon d'appréhender ces questions de société. Vous avez parlé tout à l'heure de sociétal, c'est-à-dire la rencontre de la société avec la production agricole. Quelle question vous posez-vous ou quelles suggestions pouvez-vous faire sur les rapports entre les organisations professionnelles et les décideurs, notamment politiques ?

Mme Christiane LAMBERT : Je partage votre observation. Dans une société rassasiée, personne n'acceptera de manger le muscle sain d'un animal malade. C'est évident. Alors est-ce rationnel ? Non. Est-ce réel ? Oui. On est complètement d'accord sur le sujet. C'est donc la raison pour laquelle l'abattage total risque de durer.

Votre première question souligne bien la lourdeur du processus de décision. Il y a des émissions de télévision bien construites montrant bien toute la difficulté de prise de conscience, et celle de savoir si l'on devait ou non décider. Je me souviens très bien qu'en 1996, la déclaration faite au Parlement anglais a jeté un énorme doute dans la profession agricole. Je répète toujours que c'est la santé humaine qui a prévalu. Les agriculteurs ont demandé des compensations pour leurs pertes économiques, mais ils étaient bien conscients que l'extrême gravité, et le degré de non-connaissance de cette maladie, faisaient qu'un certain nombre de décisions étaient nécessairement d'intérêt public, par rapport à la santé humaine, et donc plus complexes.

Je peux vous dire qu'à titre personnel, en tant que mère de famille et cuisinant régulièrement du b_uf, je n'ai plus regardé la viande rouge du même _il, c'est indéniable. Je peux vous dire que cela a affecté beaucoup d'agriculteurs de cette façon-là, qui n'ont pas regardé non plus leurs animaux de la même façon. Vous connaissez tous l'attachement profond des agriculteurs vis-à-vis de leurs animaux et de leur cheptel, la passion qu'est le métier d'éleveur. Cela a eu l'effet de jeter un doute dans le tête de bon nombre d'agriculteurs. Il y avait à la fois de la non-compréhension et du doute. Puis, comme il y avait quand même à l'origine du malaise des fraudes ou du manque de rigueur, il y a eu aussi une interrogation forte sur le lieu où les bonnes décisions n'ont pas été prises au bon moment.

De fait, dans les comportements quotidiens des agriculteurs et de leurs partenaires, très vite tout le monde s'est attaché à dire : « attention, dorénavant quelles garanties prenons-nous, comment nous organisons-nous ? ». On s'est aperçu, malheureusement plus tard, que beaucoup de farines avaient pénétré le territoire national, que beaucoup de dégâts avaient déjà été faits.

Le fait que cela touche à l'homme changeait complètement la donne et changeait aussi l'approche que l'on avait. Ce n'était plus un dossier de gestion de crise et de gestion agricole, c'était un problème beaucoup plus large. Oui, cela a beaucoup changé l'attitude des responsables syndicaux parce que l'on a touché là un dossier très compliqué. Certains avaient de hautes formations, mais pas tous, et en tant que responsable professionnel non plus. Donc, cela a rendu plus compliqué l'explication que l'on pouvait faire. La conséquence est qu'il y a eu soit des messages simplificateurs, soit des messages compliqués, complets, mais moins bien compris. Cela a aussi occasionné certaines divergences de vue. Il y a des agriculteurs qui se sont dit : « vous responsables professionnels, est-ce que vous nous défendez encore ? ». Défendre la santé publique donnait parfois aux agriculteurs l'impression que cela s'opposait, au moins à court terme, à leur défense.

Il y a donc eu des moments de tension extrêmement forts et des problèmes de compréhension aussi. Expliquer le problème compliqué de l'ESB avec le degré de connaissance de l'époque à des agriculteurs à la base, sur un canton, avec des salles surchauffées de 50 personnes, certains ont tenté l'expérience, ce n'est pas du tout simple. Soit on apparaît comme un prof donneur de leçon sachant et ne pouvant pas tout dire, donc forcément éloigné de l'agriculteur se sentant éloigné de son responsable. Soit on choisit le message simplificateur et condamnant facilement, voire poujadiste, auquel cas on a la cote auprès de ses adhérents, mais on ne remplit pas totalement son rôle. Par contre, cela a responsabilisé davantage les personnes qui se sont dit : « nous n'avons pas le droit de ne pas dire à l'ensemble de nos troupes tout ce que nous savons, tout ce que nous pressentons et tout ce que nous craignons ». Cela a ajouté de l'éthique à la responsabilité parce que cela a appelé à se préoccuper non seulement de son secteur, mais des autres.

M. Marcel ROGEMONT : Je reviens sur ma première question. A quel moment avez-vous eu le sentiment qu'il y avait vraiment un problème avec l'ESB. Est-ce seulement en 1996 ? Avant cette date, à un moment ou à un autre, avez-vous perçu qu'il y avait vraiment un problème ? Ou est-ce seulement en 1996 ?

Mme Christiane LAMBERT : En juin 1994, quand j'ai été élue à la présidence du CNJA, il n'y avait pas encore d'affirmations, ni de communications, ni d'articles très précis sur le sujet. Toutefois, les spécialistes du secteur viande bovine, qui étaient dans mon équipe, avaient vu circuler des papiers, avaient eu l'écho d'un certain nombre d'articles dans la presse anglaise notamment, ou la presse médicale française. Certaines publications d'associations de consommateurs avaient écrit un certain nombre de faits qui s'étaient passés en Angleterre et qui pouvaient faire craindre une contamination sur notre territoire.

La première réaction des agriculteurs de l'époque était de dire : « attention aux animaux importés de ce pays ». La seconde réaction était : « attention, soyons très prudents sur l'alimentation de nos animaux ». Mais, il y avait de l'imprécision sur les modes de contamination. Certains craignaient que cette maladie soit contagieuse d'un animal à l'autre, alors qu'elle ne l'est pas. La crainte portait davantage sur un processus de contagion en cas d'importation que sur le fait de l'alimentation. Les papiers ont commencé à être plus nombreux, denses et précis, fin 1995. Les craintes très fortes ont été en 1996, au début de l'année, avant la déclaration du mois de mars. C'est vrai que la déclaration a été violente parce que les papiers étaient encore très confidentiels. Par contre, c'est impressionnant de lire les papiers de l'époque avec ce que l'on sait maintenant. C'est vrai pour les décisions, c'est vrai aussi pour ce qu'écrivaient les journalistes.

M. le Président : Je partage votre point de vue. J'ai souvent rappelé qu'il ne s'agissait pas pour notre commission d'enquête de relire les événements passés avec les connaissances actuelles, mais bien de s'assurer, à chacune des périodes, que les décisions avaient été prises en fonction des connaissances dont disposaient les décideurs.

Mme Monique DENISE : Une dernière question : y a-t-il une différence entre les fermes de rencontre et les fermes du savoir vert ?

Mme Christiane LAMBERT : Ce sont deux réseaux visant à la communication, à la meilleure connaissance. Ce ne sont pas les mêmes, mais cela pourrait être les mêmes, puisqu'elles visent le même objectif de faire mieux connaître l'agriculture avec, pour nous, une forte connotation environnementale. Le « savoir vert » est davantage une communication générale. Mais, une exploitation peut tout à fait être « savoir vert » et membre du FARRE.

M. le Rapporteur : Pour prolonger la question de M. Rogemont, je voudrais rappeler qu'on était quand même informé de l'importation des farines animales venant d'Angleterre. On savait qu'elles étaient interdites par les Anglais eux-mêmes sur leur propre sol. Pensez-vous que l'information des professionnels était suffisante et que la traçabilité des aliments était suffisante ? Ne vivait-on pas un rapport de confiance entre le marchand et l'éleveur qui faisait que l'on ne regardait peut-être pas trop ce qu'il y avait dedans ? Ma question est brutale, mais je suis de la Creuse, pays d'élevage, et quand vous parlez des quelques pour cents, chez moi l'activité économique de l'élevage c'est 21 % de l'activité économique du département. Vous imaginez aujourd'hui la catastrophe.

Mme Christiane LAMBERT : C'est 80 % des agriculteurs qui sont producteurs de viande.

M. le Rapporteur : Voilà. Donc, pour ce bassin allaitant, c'est dramatique. Contaminations croisées, mesures de précautions insuffisantes sur les transports, tout le monde le dit. Je pense à l'information donnée aux professionnels : étaient-ils suffisamment avertis à une époque critique et dangereuse ?

Mme Christiane LAMBERT : Non. Je vais vous donner plusieurs éléments. Sur certaines étiquettes d'aliments, il était indiqué : farine d'animaux terrestres. Vous voyez le degré de précision, cela veut tout et rien dire. En tant que producteurs, en 1993, nous avons été approchés par des entreprises bretonnes d'aliments qui nous ont fait des propositions extrêmement intéressantes : sur un élevage comme le nôtre, cela représentait une économie de 100 KF sur la facture aliments, c'est donc considérable. Après coup, je me dis que nous avons bien fait de ne pas signer le contrat, parce que nous aurions pu faire de grosses bêtises. Mais certains producteurs en période de crise porcine ont signé ces contrats.

Vous avez tout à fait raison de dire que ce qui présidait jusqu'à maintenant à l'acte d'achat et à la contractualisation de l'approvisionnement, c'était la confiance. Les agriculteurs ne s'interrogeaient pas sur la composition des aliments, parce qu'il leur était poliment répondu que c'était secret industriel. Mais, aujourd'hui, cela ne passe plus. C'est pour cela que figurent, parmi les accusés - outre les pouvoirs publics anglais, les pouvoirs publics et les importateurs - les fabricants d'aliments, parce que la confiance a été trahie. Quand j'achète une boîte de petits pois, je ne vais pas vérifier la composition de la boîte dans un laboratoire d'analyses, comme un agriculteur ne va pas systématiquement vérifier la composition de son aliment dans un laboratoire d'analyses. Il y a eu tricherie sur le contrat.

Aujourd'hui, que faire ? Un certain nombre de chambres d'agriculture mettent en place des contrats où les agriculteurs et les fournisseurs doivent s'engager sur la composition précise de chaque livraison.

En 1996, il y a eu deux dates essentielles. Le 20 mars, l'annonce par les Anglais de la transmission possible de la maladie à l'homme et le 13 juin, l'article du Monde, annonçant que des farines avaient été importées frauduleusement. C'est ce qui a causé la rechute de la consommation et la crise elle-même. A titre personnel, je ne savais pas que des farines étaient importées frauduleusement. Je me souviens des conversations du moment, je me souviens même précisément comment s'est passée la lecture de cet article du Monde le 13 juin dans notre équipe du CNJA. Mon secrétaire général, spécialiste en viande bovine, était complètement abasourdi et décontenancé à la lecture de cet article, assailli de coups de téléphone et mesurait en un clin d'_il les conséquences de tous ordres de cette affirmation.

Nous allions de découverte en découverte. On peut trouver aujourd'hui que c'est anormal, bizarre, suspicieux. Autant en 1995, des papiers avaient circulé sur ce qui se passait en Angleterre, et la crainte à l'égard de la viande et les animaux s'était propagée, autant sur les farines elles-mêmes, il n'y avait pas de connaissance du risque et de la fraude à l'importation à ce moment-là. Après, on recoupe les éléments que l'on a vus, lus ou entendus. Mais, à l'époque même, il n'y avait pas de connaissance de ce risque.

M. le Président : Nous vous remercions.

Audition de M. Jean GLAVANY,
ministre de l'Agriculture et de la Pêche

(extrait du procès-verbal de la séance du 11 avril 2001)

Présidence de M. François Sauvadet, Président

M. Jean Glavany est introduit.

M. le Président lui rappelle que les dispositions législatives relatives aux commissions d'enquête lui ont été communiquées. A l'invitation du Président, M. Jean Glavany prête serment.

M. le Président : Monsieur le ministre, je vous souhaite la bienvenue. Vous êtes ministre de l'Agriculture et de la Pêche depuis le 20 octobre 1998, date à laquelle vous avez succédé à M. Louis Le Pensec. Votre audition intervient dans un contexte où les éleveurs n'ont pas été épargnés par les crises, celle de l'ESB et celle, toute récente, de la fièvre aphteuse. Votre audition intervient aussi le jour même où l'AFSSA rend son rapport sur le devenir des farines animales après la période de suspension. C'est une décision que vous serez amené à prendre.

Selon vous, cette crise vous apparaît-elle plus profonde, plus durable, alors même qu'elle est largement liée à des réflexes irrationnels ? Les annonces successives de l'AFSSA ont pu être, à certaines périodes, des phénomènes accélérateurs d'inquiétude, contrepartie de l'exigence de transparence.

Nous évoquerons aussi les conditions dans lesquelles les farines sont stockées et éliminées. Ce point, également traité dans le rapport de l'AFSSA, suscite des inquiétudes.

D'une manière très générale, nous souhaitons vous entendre sur l'analyse de la crise dans ses aspects nationaux, mais aussi dans ses aspects communautaires. Les mesures de précautions prises en France n'ont pas été suivies par d'autres pays. Or, nous sommes dans un marché unique et ouvert. Il est choquant, aux yeux des producteurs et des consommateurs, de laisser entrer au nom de ce marché unique des produits n'ayant pas fait l'objet du même environnement sanitaire que celui que nous nous sommes imposés en France. On a observé qu'il s'est écoulé parfois cinq ans avant que l'Union européenne ne prenne des mesures que nous avions prises pour garantir la sécurité sanitaire de l'alimentation. Quelles leçons en tirez vous ?

La question du contrôle effectif des mesures prises nous préoccupe également : dans quelles conditions s'assure-t-on que des mesures prises sont appliquées ? Ensuite, dans quelles conditions dans un marché unique, ouvert, sommes nous en mesure d'assurer ces contrôles ? Cela pose aussi la question de l'articulation des compétences des différents services de l'Etat, notamment ceux de l'Agriculture (DGAL), de la Santé (DGS) et des finances (DGCCRF et douanes).

Enfin, nous vous interrogeons sur les différentes mesures de soutien aux éleveurs, sur l'abattage du troupeau dans lequel est détecté un cas d'ESB ; maintenant que les tests sont généralisés sur les animaux de plus de 30 mois.

Je voudrais enfin saluer la diligence avec laquelle vos services ont répondu au questionnaire détaillé que nous vous avions adressé. J'espère que nos nouvelles demandes d'informations suivront le même traitement privilégié.

M. Jean GLAVANY : Je voudrais vous dire le plaisir de participer à vos travaux, pour lesquels j'ai beaucoup d'estime et de respect. Je pense que le Parlement est totalement dans son rôle quand il procède à ces investigations sur des sujets à la fois d'actualité et difficiles. Il m'est arrivé d'être à votre place dans cette salle au cours des années précédentes, et je sais que les travaux que vous menez ont beaucoup d'importance pour la démocratie parlementaire.

Peut-être pourrais-je commencer cet exposé en vous disant quelques mots de mon approche du risque alimentaire. Nous avons, ces dernières années, franchi une étape considérable en France avec la création de l'Agence française de sécurité sanitaire des aliments (AFSSA), due à une initiative parlementaire. Là encore, je veux saluer le rôle du Parlement, qui nous a doté d'un outil d'évaluation du risque alimentaire à la fois indépendant et crédible. Je dois dire d'ailleurs, qu'il y a peu d'institutions nouvelles qui, en si peu de temps, ont atteint un tel degré de respectabilité et de sérieux. L'AFSSA a très vite su trouver sa place et son rôle dans le paysage politico-administratif et scientifique. C'est maintenant un objet de fierté pour nous, au point que des pays étrangers, européens mais pas seulement, nous sollicitent pour mettre en place des agences de ce type.

Avec cette agence, nous pouvons bien séparer deux fonctions : celle de l'évaluation des risques et celle de la gestion du risque. Il me semble indispensable que les évaluateurs du risque soient indépendants du pouvoir politique, qu'ils aient une mission d'expertise et d'évaluation publiques, mais qu'ils ne se mêlent pas de la gestion du risque parce que celle-ci, ne peut relever que des autorités démocratiquement élues, seules responsables devant le peuple et le suffrage universel. Cette indépendance ne veut pas dire hermétisme, mais dialogue, souvent public, où le partage des rôles est essentiel. Les gestionnaires de risques sont encore mieux à même de remplir leur tâche quand ils sont dotés d'avis indépendants et d'évaluations rigoureusement scientifiques.

Ceci est pour un moi un pas en avant considérable. Il nous reste à prolonger sur cette voie notre travail à l'échelle communautaire L'autorité alimentaire européenne, qui est d'ailleurs issue d'une proposition française de 1999, doit maintenant voir le jour. Le principe en est acté par le Conseil européen de Nice. J'espère que nous franchirons, au cours de cette année 2001, des étapes décisives pour sa mise en place. En tout cas, c'est ce que nous souhaitons au Gouvernement et ce que souhaite, je crois, la Commission européenne.

Deuxième point : j'ai souhaité au ministère de l'Agriculture tirer les leçons de la succession de ces crises et de la mise en place de l'AFSSA en réformant profondément la direction générale de l'alimentation (DGAL), réforme qui avait été envisagée par mon prédécesseur, Louis Le Pensec, qui avait commencé à y travailler et que j'ai mis en place, au début de 1999. La Direction générale de l'alimentation avait jusqu'alors une double mission, qui était d'assurer à la fois la gestion des problèmes de sécurité alimentaire et la tutelle des industries agroalimentaires. Ce qui fait que cette Direction générale de l'alimentation était suspectée d'être juge et partie, c'est-à-dire d'être en contact privilégié avec ces industries, et donc suspecte, dans sa mission de sécurité alimentaire, d'être le porte-parole de ces industries agroalimentaires.

La tutelle sur les industries agroalimentaires a donc été confiée à la DPEI (Direction de la production des échanges internationaux et de l'économie internationale), de sorte que la DGAL est désormais exclusivement consacrée à la tâche de sécurité alimentaire. D'une certaine manière, j'ai souhaité qu'elle se transforme en Direction générale de la sécurité alimentaire. On ne lui en a pas donné le titre, puisque ce travail est interministériel et c'est le troisième point que je voulais aborder. Elle partage cette mission de sécurité alimentaire avec deux autres grandes directions : la direction générale de la santé au ministère de la Santé (DGS) et la direction générale de la concurrence et de la répression des fraudes au ministère de l'Economie (DGCCRF).

La Direction générale de l'alimentation est maintenant à part entière cette direction de la sécurité alimentaire que je souhaitais avoir au ministère de l'Agriculture. On sous-estime parfois la révolution culturelle que cela représentait pour le ministère de l'Agriculture, qui a très longtemps été le ministère des agriculteurs et des producteurs, le ministère de la production agricole, et qui maintenant est un ministère à part entière des consommateurs, de la qualité et de la sécurité alimentaire. Je veux rendre hommage aux fonctionnaires, pour qui cela a été aussi une révolution culturelle, et qui s'y sont pliés avec beaucoup de discipline, de loyauté et d'efficacité. C'était une réforme qui me paraissait indispensable.

Cette mission de sécurité alimentaire est donc traitée par trois ministères et trois directions. Là encore, nous avons procédé à une sorte de révolution culturelle. Très longtemps, ces directions ont vécu les unes à côté des autres, parfois dans un dialogue de sourds, parfois dans une concurrence administrative malsaine, parfois même dans une compétition dommageable. Depuis quelques années, nous avons pris le pari de forcer le pas de l'interministérialité et de veiller à ce que ces directions travaillent ensemble au quotidien, multiplient les échanges et ne prennent pas d'initiatives indépendamment les unes des autres. Ce travail se fait maintenant chaque jour un peu mieux. C'est aussi l'une des grandes réussites que nous aurons à mettre à notre crédit quand on regardera ces années-là, parce que cette interministérialité est excellente, même si l'on peut encore la parfaire, et aura beaucoup fait gagner à la sécurité alimentaire dans notre pays.

J'en viens maintenant au c_ur de votre enquête et de vos travaux pour vous dire mon approche de la problématique des farines animales ces dix dernières années. Dès lors qu'on a interdit en 1990 l'utilisation des farines animales pour les bovins et qu'elle restait autorisée pour les porcins, les caprins et les volailles, la problématique des farines animales touchait essentiellement à leur sécurisation. Le risque de ce que l'on appelle les contaminations croisées devait être conjuré par la sécurisation des farines animales. C'est en 1996 que l'essentiel a été fait, avec le dispositif de chauffage de ces farines pour inactiver le prion et l'élaboration de la première liste des matériaux à risque spécifiés. C'est là que se situe la difficulté que nous avons rencontrée ces dernières années avec l'aveuglement d'un certain nombre de pays européens.

Un certain nombre de pays européens, qui avaient notoirement importé pendant des années des farines anglaises contaminées, comme celles que nous avions importées et qui étaient donc soumis au même risque disaient, par aveuglement, par légèreté, par refus de voir la vérité en face, par manque de dispositif de contrôle et de surveillance aussi, qu'il n'y avait pas de cas d'ESB chez eux et que toutes les mesures que nous pouvions envisager au plan européen, toutes les mesures que la France prenait étaient des restrictions aux échanges, faites pour leur causer des soucis et des contraintes supplémentaires. On ne pouvait pas obtenir des autres pays européens les mêmes garanties de retrait des matériaux à risque spécifiés que celles que nous avions mises en _uvre.

Il faut savoir que tout s'est accéléré à la fin de l'année dernière, au dernier trimestre 2000, sous l'effet d'une nouvelle crise, médiatique, irrationnelle à bien des égards. Du coup, on a abouti à une accélération du processus : on a suspendu, dans un premier temps, l'utilisation des farines animales pour tous les animaux, au moment où tous les pays d'Europe acceptaient enfin de retirer les matériaux à risque spécifiés. Dans certains pays d'Europe, en Allemagne en particulier, en novembre dernier, on mettait encore des cadavres d'animaux et des abats à risque dans les farines animales. C'est dire qu'il n'y avait aucune espèce de garantie sanitaire pour la fabrication des farines.

Entre deux conseils des ministres de l'Agriculture, il y a eu un formidable concours de circonstances : les premiers cas d'ESB sont apparus en Allemagne, en Espagne, en Italie, comme ils auraient dû apparaître depuis longtemps. Cela nous a permis de dénouer la crise d'une manière plus rapide, d'un point de vue sanitaire, puisque je considère que maintenant, avec l'interdiction des farines animales, l'allongement de la liste des matériaux à risque spécifiés et la mise en _uvre des tests systématiques sur les bovins de plus de 30 mois, on a un dispositif sanitaire communautaire enfin satisfaisant. Je ne vois pas comment on pourrait le perfectionner encore. Certes, la recherche peut nous faire faire des progrès sur la liste des MRS. Certes, nous allons, sans doute, dans les semaines ou les mois à venir, abaisser l'âge du test systématique de 30 à 24 mois, quand les tests auront gagné en fiabilité. Mais l'essentiel est désormais acquis.

Pour l'avenir, s'agissant de la suspension des farines animales, nous disposons de l'avis de l'AFSSA, que nous étudierons attentivement. La première leçon que j'en tire est qu'on a bien fait de faire ce qu'on a fait, c'est-à-dire d'interdire les farines animales.

Quelques semaines après mon entrée en fonction, j'ai été le premier ministre de l'Agriculture européen à dire : « Il faudra tôt ou tard interdire les farines animales ». Je l'ai dit publiquement, dans une interview et au Conseil de l'Agriculture à plusieurs reprises ; j'en avais été convaincu par trois arguments.

Le premier était d'ordre communautaire. Après discussion avec un certain nombre de scientifiques français, notamment avec le docteur Dormont, président du comité interministériel sur les ESST, j'avais acquis la conviction suivante : puisque certains pays ne voulaient pas harmoniser les conditions de fabrication des farines animales, interdire ces farines était la seule manière de nous mettre à l'abri du risque représenté par celles-ci. Le hasard a fait que, finalement, on les a interdites au moment où ces pays se sont décidés à harmoniser les conditions de fabrication. Mais, si j'ose dire, c'était trop tard. A l'époque, j'étais convaincu que leur aveuglement nous amènerait à l'interdiction des farines.

Mais je l'ai fait aussi pour des raisons pratiques qui sont celles décrites par l'avis de l'AFSSA. La sécurisation incertaine des méthodes de production, des lignes de fabrication entre les aliments destinés aux bovins et ceux destinés aux porcs ou aux volailles, des conditions de transport de ces aliments, la lutte contre les contaminations croisées dans les exploitations mixtes, ayant à la fois des bovins et des porcins, pour lesquelles nous n'avons jamais d'assurance que dans un fond de cuve ou dans un coin de hangar les aliments destinés aux bovins ne rencontrent jamais les aliments pour porcins, tous ces risques, depuis la fabrication jusqu'à la consommation, c'est-à-dire de l'usine jusqu'à la ferme, me faisaient dire que, quelles que soient les précautions que l'on pouvait prendre, nous ne pourrions jamais avoir - sauf à embaucher 5 000, 10 000, 20 000 fonctionnaires pour des tâches de contrôle à tous les étages, et l'on ne peut pas mettre un gendarme dans chaque exploitation agricole - la certitude absolue que ces conditions de fabrication, de transport et de distribution ne seraient jamais croisées et jamais hermétiques. Ce sont des tâches de contrôle quasi insurmontables que l'on exigeait de nous. Je me disais que le jour où l'on interdirait ces farines animales, je pourrais réorienter les tâches de contrôle du ministère de l'Agriculture sur des missions peut-être plus essentielles que celles-ci, qui étaient très prenantes et n'avaient qu'une efficacité toute relative.

Je l'ai fait enfin pour des raisons de caractère politique. L'opinion se focalisait peu à peu sur ce problème des farines animales et l'on a vu à quel point elle a joué un rôle dans la naissance de la crise à la fin de l'année dernière. Il me semblait que notre responsabilité de politique était de dire : « Finissons-en avec ce long feuilleton des farines animales » qui était vécu comme un feuilleton d'inquiétude ou d'angoisse par l'opinion. Notre devoir était aussi de savoir entendre ces messages, même si l'opinion est souvent irrationnelle. En l'occurrence, elle l'a été. Nous avons vécu quelques semaines étonnantes au mois de novembre où l'opinion criait, d'une certaine manière: « il faut interdire les farines animales ». En même temps, les consommateurs ne mangeaient plus de b_uf, ou en consommaient 40 % en moins, alors que le b_uf n'était plus nourri de farines animales depuis 1990, et reportaient leur consommation sur du poulet ou du porc, qui étaient toujours nourris avec des farines animales !

Voilà l'irrationalité de l'opinion. Elle est ainsi et je la prends comme telle. Il ne faut pas mésestimer ni mépriser cette irrationalité. C'est une donnée de l'action publique qu'il faut savoir traiter en tant que telle.

Cette interdiction des farines animales, l'avons-nous faite trop vite, trop tard, trop tôt, au bon moment ? C'est une décision très simple à prendre. On interdit les farines animales, ce sont des arrêtés relativement faciles à rédiger, beaucoup plus difficiles à appliquer. Nous avons mis quelques semaines à étudier le dispositif. D'une certaine manière, c'était très court, trop court par rapport à la lourdeur des conséquences de la décision. Je veux le dire très clairement et je suis très heureux que l'avis de l'AFSSA précise ce point. Il ne précise pas le point économique. Il y a eu deux volets dans les conséquences de cette action. Il y a une filière économique de fabrication d'alimentation très fragilisée par cette décision et des milliers d'emplois ont été menacés, parce que nous n'avions pas encore mesuré toutes les conséquences au moment de la décision. Mais cette filière avait sans doute des capacités d'amortissement et notamment une situation économique très prospère lui permettant de faire face à cette décision autoritaire.

L'autre volet est le risque écologique, qui est considérable et que l'avis de l'AFSSA souligne d'une manière fondamentale. Au moment de la décision, c'est facile à dire. On va sans doute réduire un risque alimentaire, mais on va en créer un nouveau avec ces montagnes de farines animales que nous allons devoir gérer à la fois dans leur stockage - on ne peut pas stocker de n'importe quelle façon, il faut être à l'abri du vent pour éviter les disséminations et à l'abri de la pluie pour éviter les ruissellements -, et leur incinération, avec les risques de dioxine et la mise en place de capacité d'incinération, de traitement de ces déchets.

Nous avons assumé ce risque dans des conditions extrêmement limites et je veux rendre un hommage appuyé au travail fait par le préfet Proust et son équipe qui a fait un travail considérable, extrêmement délicat, nous permettant de faire face à cette situation dans des conditions qui étaient vraiment très tendues. Nous avons maintenant, quatre mois après, la quasi-assurance que nous aurons les capacités de stockage en 2001-2002 nous permettant de faire face à cet afflux temporaire de farines. Je dis « temporaire » dans l'attente des capacités d'élimination qui ne sont pas encore aujourd'hui disponibles. Je vous assure que ce n'était pas gagné d'avance et quand vous nous dites : « n'était-ce pas trop tard ? », je dis : « n'était-ce pas trop tôt ? » compte tenu de ce que l'on a découvert après.

La réponse est que nous avons créé à l'époque un risque écologique considérable et, le moins que l'on puisse dire, est qu'il fallait y consacrer beaucoup d'argent. Enfin, il y avait le volet purement agricole qui, pour moi, à ce stade, n'est pas encore surmonté. C'est-à-dire que la suppression des protéines d'origine animale dans l'alimentation des bétails crée un nouveau besoin en protéines végétales. J'ai souhaité, et j'ai dit au nom du Gouvernement au Conseil « Agriculture » que la Communauté européenne devait en tirer les conséquences et donc proposer un plan de relance de production des protéines végétales en Europe, de façon à ne pas nous mettre en situation de dépendance, notamment vis-à-vis des Etats-Unis ou d'autres pays d'Amérique, qui produisent des sojas ou des colzas OGM. A ce stade, les réponses de la Commission européenne sont très insuffisantes et même, à certains égards, provocantes. La dernière approche de la Commission consiste à dire que dans ces conditions, mieux vaut importer, cela sera moins coûteux pour la politique européenne que de produire : c'est une négation de la politique agricole commune et du volontarisme qu'elle représente depuis quarante ans. Le travail reste donc à faire et il sera un travail de conviction difficile, compte tenu de la situation budgétaire de l'Europe, en particulier de l'Europe agricole.

M. le Rapporteur : Vous avez évoqué longuement dans votre propos liminaire le problème des farines. Là-dessus, peut-être certains collègues souhaiteront y revenir, mais nos informations sont assez précises. Je voudrais aller dans des domaines que nous n'avons pas encore explorés. Je souhaiterais que vous nous disiez quelques mots sur les tests. Vous avez indiqué que l'on envisageait de tester les animaux de 24 mois, « peut-être avec des tests plus fiables ». Alors, aujourd'hui, avez-vous des informations à nous donner, à la fois sur le choix du test qui a été fait et sur l'état des recherches ? Je suis toujours dans le même souci de la sortie de crise pour la filière, parce que la consommation reprendra lorsque l'on aura la certitude de tests garantissant que les bêtes ne sont pas atteintes de la maladie.

Ensuite, vous avez dit que la discussion était engagée, notamment au niveau européen, pour la substitution des protéines végétales et des oléoprotéagineux aux farines animales. Nous sommes assez inquiets sur ce point, à la suite des contacts que nous avons pris à l'échelle communautaire ; je crois que vous partagez notre inquiétude, notamment sur l'importation de produits génétiquement modifiés. Quelle est votre position ? Maintenez-vous la fermeté qui avait été la vôtre ?

M. Jean GLAVANY : Sur les tests, j'ai décidé, alors que nous étions tenus de les mettre en _uvre au plus tard au 1er juillet 2001, de hâter le pas et de les mettre en place au début du mois de janvier ; à défaut, je ne pouvais plus mettre sur le marché de bovins de plus de 30 mois

Là encore, l'ai-je fait trop tôt ou trop tard ? Je pensais que cela pouvait être un élément de sécurisation et de retour de la confiance. J'ajoute que lorsque l'on se lance dans une opération de cette envergure, on est obligé d'essuyer des plâtres. J'ai donc dû affronter une campagne de presse, au début du mois de janvier, sur le thème « énorme pagaille », etc. Même les organisations professionnelles agricoles disaient : « on ne fera jamais plus de 4 500 tests pour la première semaine ». On en a fait presque 15 000. Et puis, la deuxième semaine, on en a fait 25 000. Et puis, la troisième, on est arrivé à notre rythme de croisière. On fait actuellement entre 37 000 et 40 000 tests par semaine. On a commencé avec une douzaine de laboratoires, on en a maintenant une soixantaine, au point que j'ai décidé de clore la procédure d'agrément, veillant aux intérêts de ceux, publics ou privés, qui s'étaient engagés dans des investissements, de sorte qu'on ne les pénalise pas.

Maintenant, nous faisons ces tests sans difficulté, en flux continu. Je pense que c'est une très belle réussite. Je remercie à la fois les services vétérinaires, qui ont vraiment eu une surcharge de travail considérable, et les laboratoires et les abattoirs. Maintenant, le travail se fait d'une manière très fluide.

Nous n'avons pas fait de choix véritable entre les tests disponibles. Nous avions trois tests sur le marché : le test irlandais appelé Enfer, qui porte presque bien son nom tellement il est peu fiable, le test suisse, le Prionics, et le test d'origine française mais commercialisé par un laboratoire américain, le Bio-Rad, mis au point par une équipe du Commissariat à l'énergie atomique (CEA). J'ai pensé qu'il n'était pas possible pour le gouvernement français d'imposer un choix de test. On a donc laissé le choix ouvert. Reconnaissons qu'à ce stade, une très grande majorité de laboratoires s'est tournée vers le Prionics, plus simple d'usage. Sur soixante laboratoires, ceux qui ont choisi le Bio-Rad se comptent sur les doigts d'une main.

J'ajoute que là aussi une campagne de presse avait été lancée sur le thème « on ne choisit pas le Bio-Rad par peur de la vérité car il est plus sensible ». On ne peut pas dire que la fiabilité ni la sensibilité du Bio-Rad soient exceptionnellement différentes. Il y a eu des faux négatifs plus nombreux avec le Bio-Rad. Donc, à ce stade, je me garderais bien de dire qu'il fallait choisir celui-ci ou celui-là.

Enfin, j'ajoute que, de toute façon, ces tests sont en permanente évolution. Les laboratoires nous promettent des nouveaux tests plus fiables, plus sensibles. Des laboratoires allemands affirment qu'ils sont capables de mettre en place un test sur les animaux vivants. Pour l'instant, rien de tout cela n'est agréé. Bien évidemment, le devoir de tout gouvernement est de rester attentif à l'évolution des tests et de pouvoir, en accord avec les laboratoires, choisir les tests qui seront validés par les instances scientifiques au fur et à mesure de leur évolution.

M. François DOSÉ : Même si c'est un peu flatteur, je ne suis pas seulement satisfait de votre comportement ministériel, j'en suis fier. Au fil des auditions, on découvre l'ensemble des dysfonctionnements d'un Etat et de ses institutions. Sur deux ou trois points, je voudrais savoir si cette crise permettra de tirer leçon. Par exemple, le rôle des ambassades. Quand on compare le rôle de l'ambassade de Suède à Londres et la nôtre, on est surpris. Qui a informé qui ? Quelles sont les missions de notre attaché agricole à Londres ? A-t-il alerté son ministre ? Si oui, son message a-t-il été entendu ?

Deuxième exemple, le rôle d'alerte des scientifiques ou des experts : à un moment donné, on ne sait plus très bien qui doit alerter qui. Certains nous disent qu'ils ont même été empêchés de faire un certain nombre d'investigations scientifiques, qu'ils n'ont pas eu les moyens de faire de la recherche sur l'ESB alors qu'ils évoquaient dès la fin des années 1980 un risque de transmission à l'homme.

Autre exemple, la Fédération nationale des groupements sanitaires (FNGDS) se rend en Angleterre en 1989. Elle lance un message au ministère. Pas de réponse. Ce qui m'intéresse, c'est comment on peut faire autrement demain quand on constate ce genre de dysfonctionnement. Le ministre concerné dit ne pas avoir eu connaissance de ce courrier. Pourquoi ? En outre, à cette date, la FNGDS, visiblement, n'a pas parlé de ce problème à ses adhérents, ni à ceux qui ont des responsabilités dans les grands organismes syndicaux français par exemple, puisque certains sont éleveurs. Ils ne bougent pas. Peut-on tirer les leçons de ces dysfonctionnements ? Pensez-vous qu'il sera suffisant, pour l'opinion, que chaque ministère organise sa propre « autocensure », sa propre surveillance ? Devra-t-on imaginer qu'il y ait un ministère de la Consommation ? Au fond, quelle peut être l'autonomie et l'indépendance d'une direction du ministère de l'Agriculture, qui lui-même est chargé des producteurs ?

Tout à l'heure, vous nous avez montré comment vous avez essayé de « dégoupiller » la relation avec les fabricants d'aliments. Oui mais, le consommateur veut peut-être que l'on « dégoupille » aussi la relation avec ceux qui élèvent les animaux. Qu'en pensez-vous ?

Et puis j'avais deux questions sur votre ministère. Tiendra-t-on longtemps ? Depuis lundi, dans la Meuse, nous sommes confrontés au problème : un cas d'ESB, un troupeau par terre ! Cela change la perception des choses. Tout près de chez soi, 150 animaux abattus pour une vache malade ! Continuera-t-on longtemps ? Abattre le troupeau pour un animal, est-ce la bonne solution ?

Enfin, j'évoquerai le problème de l'incinération. La taille des projets va nous conduire à un délai d'amortissement de sept à dix ans. Quelles en sont les incidences sur le temps de gestion de cette crise ? Je suppose que vous n'allez pas agréer des projets s'investissant sur dix ans sans donner l'assurance qu'il y aura un retour sur investissement.

M. Jean GLAVANY : Je m'aperçois que je n'ai pas répondu à la deuxième question du rapporteur relative à la substitution des protéines végétales : je veux simplement dire en quelques mots que, bien évidemment, ce combat reste à mener et que je suis tout à fait déterminé à le mener, je l'ai dit au plan européen, même si c'est vrai qu'aujourd'hui, dans la gestion de la crise, chaque chose doit venir en son temps. Il y a trois volets. Le premier est le volet sanitaire. Je pense qu'il est bien bouclé. Le dispositif mis en place au niveau européen est appréciable. Il a fallu du temps et des choses choquantes, qui constituent des sujets d'investigation très clairs. Le deuxième volet est la gestion de la crise économique qui en résulte. On est dedans. Il n'est pas réglé et il m'inquiète toujours beaucoup. Ce volet doit mobiliser toutes nos énergies dans la mise en _uvre des mesures d'aide et de soutien financier aux éleveurs, mais aussi dans les mesures de gestion de marché pour rétablir les équilibres.

Nous avons constaté à partir du mois de novembre un effondrement de la consommation alors que le marché de la viande bovine était parfaitement équilibré en Europe aucune surproduction, aucun stock, aucun surplus, des cours soutenus, une PAC qui marchait bien dans le domaine bovin. Cet effondrement de la consommation a débouché sur une espèce de surproduction, des stocks, des animaux qui grossissent sur pied dans les fermes. Tant que nous n'aurons pas purgé l'amont de la filière, c'est-à-dire les exploitations, de ce surplus de production, nous ne retrouverons pas les équilibres économiques et nous ne pourrons donc pas considérer que nous sommes sortis de la crise économique. Ceci est urgent.

J'insiste sur ce point, y compris dans les tête-à-tête que j'ai eus pendant trois jours en Suède avec le commissaire Fischler comme avec mes collègues, pour moi, c'est l'urgence. Si l'on ne prend pas les mesures draconiennes maintenant, on va vivre un an ou deux avec cette crise et ses dégâts seront considérables.

Ensuite, viendra le troisième volet : quelle substitution mettons-nous en place pour les protéines végétales ? Je suis déterminé à agir et à me battre. Les priorités restent celles que j'ai édictées tout à l'heure et qui nous réunissent.

J'en viens aux questions de M. François Dosé. D'abord, je ne suis pas dans le même rôle que vous, je m'interdis de porter un jugement public sur ce qu'ont fait les gouvernements précédents. Je ne veux pas être donneur de leçon, ni dire que, depuis que je suis là, tout va mieux ; l'histoire est ce qu'elle est, y compris l'histoire douloureuse de l'ESB et des farines animales, et qui n'est pas terminée. Je reviendrai, en réponse à votre question, sur la gestion des délais, qui est essentielle.

Comme citoyen, j'ai des jugements, mais je ne pense pas que ce soit le rôle d'un gouvernement que d'enquêter sur ce qu'ont fait les autres et de les mettre en accusation. Par contre, mon rôle, ma responsabilité au Gouvernement, est de mettre en _uvre des dispositifs que je considère comme permettant de remédier à un certain nombre de dysfonctionnements. J'en ai donné trois, j'en évoquerai un quatrième.

Premier dysfonctionnement, comment a-t-on pu vivre sans l'AFSSA ? Comment a-t-on pu vivre sans une instance d'évaluation qui, certes, réagit à des saisines du Gouvernement, mais qui peut s'auto-saisir et donner ses avis. Cela n'existait pas, on n'avait pas d'instance indépendante, on n'avait pas d'alerte au sens public et officiel du terme. On l'a maintenant.

Deuxième dysfonctionnement, j'ai dit un mot sur la DGAL, cette réforme était indispensable pour que le ministère dont j'ai la charge soit mieux à même de répondre à ces sujets et de le faire avec plus d'efficacité. C'est en train de porter ses fruits et j'en suis très satisfait.

Troisième leçon qui a été tirée, l'interministérialité. Il fallait franchir ce pas avec une certaine dose d'autorité. Il a fallu que les ministres concernés puissent dire à nos fonctionnaires : « avant d'être fonctionnaires du ministère de l'Agriculture ou du ministère de la Consommation, vous êtes d'abord fonctionnaires de l'Etat et vous n'avez pas de compétition ou de querelles à entretenir, vous avez à unir vos efforts pour le bien de nos concitoyens ». C'est maintenant en train de mieux s'imposer. C'était une leçon indispensable à tirer d'un certain nombre de dysfonctionnements que vous avez vous-mêmes constatés. Je vais plus loin. Pour répondre plus précisément à votre question, je considère que ce serait une erreur que de confier la sécurité alimentaire à un seul ministère. Si nous la confions à un seul ministère, si nous tirons une leçon paradoxale que la sécurité alimentaire ne devrait plus être traitée de manière horizontale, alors nous risquons de voir les autres ministères s'abstraire d'une responsabilité qui est la leur. Il faut que la sécurité alimentaire soit l'affaire des consommateurs, des médecins, des agriculteurs et il faut donc que, ensemble, nous conjuguions l'impératif de sécurité alimentaire dans tous les ministères concernés. Je pense que la voie de l'interministérialité est la bonne et je n'en démordrai pas face à telle ou telle proposition.

Il reste un dernier enseignement à tirer, à l'échelle communautaire. Il y a une instance faite pour recevoir les alertes et les gérer. C'est le comité vétérinaire permanent (CVP) qui joue mieux son rôle maintenant. Dans l'affaire de la fièvre aphteuse, il joue même son rôle presque parfaitement, se réunissant semaine après semaine, dans une espèce de suivi permanent. Le côté « permanent » est plus vrai que jamais, peut-être ne l'était-il pas assez auparavant. Il y a donc du progrès, mais il reste sûrement des progrès à faire dans l'alerte.

La manière dont nos amis britanniques nous ont alertés pour l'ESB reste problématique. C'est un sujet d'enquête magnifique. La commission de Lord Phillips a été de ce point de vue explicite. Les responsables britanniques vont jusqu'à dire que « on l'a dit mais reconnaissons qu'on ne l'a pas crié ». Non, ils ne l'ont pas crié ! Même chose pour la manière dont ils nous ont alertés sur la fièvre aphteuse ! Ce n'est pas porter accusation contre eux, ni leur faire un procès d'intention ; je leur ferais plutôt un procès de moyens. Ce qui se passe actuellement au Royaume-Uni montre qu'il court après la fièvre aphteuse. Dans la gestion de cette crise, tout est problème de délai. Plus vite on « dégaine », plus vite on a de chance de juguler le mal. Ce qui a caractérisé la gestion de la crise en France, c'est que nous avons pris les choses à temps et encore, je suis sûr que, prévenus une semaine plus tôt, nous évitions les deux foyers que nous avons aujourd'hui. C'est évident. Mais eux courent après, ils n'ont pas pris les choses à temps. Je ne suis pas dans l'accusation, je suis dans le constat. Ils ont un système qui ne leur permet pas de prendre les choses à temps.

Je fais un deuxième constat. Quand je vois dans la gestion de ces crises de la fièvre aphteuse, le gouvernement du Royaume-Uni s'adresser à nous en nous criant au secours, envoyez-nous de l'aide, nous n'avons pas de vétérinaires en nombre suffisant, je me dis que, dans la gestion des crises, il faut peut-être que l'on exige de l'ensemble des pays de l'Union un système de contrôle et de surveillance, d'épidémiosurveillance aussi sophistiqué que celui que l'on a en France, même si je ne le cite pas encore en modèle.

Je me bats pour obtenir des postes dans les services vétérinaires, (inspecteurs vétérinaires, techniciens, agents administratifs), des postes en nombre suffisant. La crise de l'ESB m'a aidé à obtenir plusieurs centaines de postes sur les deux ou trois ans à venir ; mais nous avons près de 4 000 agents dans les services vétérinaires quand le Royaume-Uni en a 300. Le Portugal en a 1 700.

Ce point faible du Royaume-Uni est un point faible pour l'Europe : quand il s'agit d'épizooties dans le cadre d'un marché unique, elles traversent évidemment les frontières allègrement ; les farines animales en leur temps, aujourd'hui le virus de la fièvre aphteuse. Oui, cette leçon, il faut la tirer.

Sur l'abattage total : plus vite nous pourrons en sortir et abattre, outre l'animal malade, ce que l'on appelle la cohorte, c'est-à-dire ceux de la même classe d'âge et ses descendants directs, mieux cela vaudra. D'abord, parce que le traumatisme sera beaucoup moins lourd pour les éleveurs et j'ajoute que cela vaudra mieux pour les finances publiques, parce que cela coûte très cher. Et cela vaudra aussi mieux pour le service public d'équarrissage, qui a à faire face à une tâche de plus en plus lourde.

Depuis le début, je cherche l'occasion d'en sortir, mais dans une période de défiance de l'opinion vis-à-vis de la consommation de viande bovine, si je prends cette mesure qui sera perçue comme une mesure d'allégement ou de relâchement du dispositif de sécurité, sans motivation, sans explication, sans fait scientifique ou avis scientifique nouveau, je prendrais un risque politique dans la gestion de la crise. Donc, je dialogue avec l'AFSSA, je lui demande si le fait que l'on ait mis en place des tests systématiques sur les bovins de plus de 30 mois ne nous donne pas une opportunité de relâcher le dispositif, ou si les résultats que nous tirons du programme expérimental de 48 000 tests ciblé en partie sur des troupeaux où l'on avait trouvé des cas d'ESB sont suffisamment concluants.

Je voudrais vous dire que je souhaite vraiment que l'on puisse trouver la solution le plus vite possible, avant l'été. Le plus tôt sera le mieux. Je vous assure que je ne perdrai pas une minute quand j'aurais une opportunité qui me paraîtra, publiquement exploitable, de prendre cette mesure d'assouplissement.

Sur les temps de gestion de la crise, je répondrai en termes simples. Il y a beaucoup de difficultés dans la gestion de la crise l'ESB qui la distinguent notamment de celle de la fièvre aphteuse. Comme je l'ai dit dans votre hémicycle, la fièvre aphteuse n'est pas du tout un problème de santé publique, c'est à peine un problème de santé animale. Dans le temps, on laissait faire ces épidémies, quelques bêtes mourraient, les autres maigrissaient, donnaient un peu moins de lait ; au bout du compte, la crise était passée et elles étaient même immunisées contre ce virus-là. C'est donc un problème purement économique.

L'ESB, c'est autre chose. C'est un problème de santé publique qui peut être dramatique. C'est une incertitude scientifique, car on a encore des zones d'ombre considérables, alors que la fièvre aphteuse est une maladie extrêmement connue, bien maîtrisée, facile à guérir. L'ESB est une maladie qui, à l'inverse de la fièvre aphteuse, s'étale dans la durée avec des délais d'incubation considérables. La fièvre aphteuse, c'est quatorze jours pour les animaux. L'ESB, c'est cinq ans en moyenne. Vous pouvez faire des courbes de risque. Vous verrez que l'exposition au risque a commencé au milieu des années 1980, elle a monté, me semble-t-il, jusqu'en 1996, date à laquelle les mesures les plus importantes ont été prises, et, ensuite, elle décroît de manière brutale, puis sur une asymptote horizontale. On a pris des mesures depuis deux ou trois ans qui ont perfectionné le système et limité l'exposition au risque. La transposition de cette exposition au risque dans le cheptel bovin est décalée de cinq ans. C'est-à-dire que les cas que nous avons aujourd'hui en 2001 sont des cas touchés par le prion en 1995-1996. Cela veut dire que, si les mesures de 1996 sont les plus efficaces, comme on le pense, 2001 devrait être la dernière année de montée de la courbe du nombre de cas d'ESB dans le cheptel français. J'ai toute raison de le penser. Tout ce que je lis, tout ce que j'entends, tout ce que je vois, tout ce que les scientifiques me disent, tout ce que l'on a vu à l'étranger me font penser que nous sommes dans cette dernière année de montée de la courbe.

Quant à l'exposition du risque pour les humains, elle est totalement inconnue, mais elle est décalée aussi avec des durées d'incubation qui sont de dix, quinze, vingt ans. Cette courbe a commencé il y a deux, trois ou quatre ans, elle va monter on ne sait pas jusqu'où ni jusqu'à quand et c'est ce qui fait la difficulté de la gestion. Quand nous prenons une mesure en 2000, on sait qu'elle aura sur le cheptel des effets en 2005 et qu'à l'inverse, ce que nous vivons aujourd'hui, c'est le fruit des mesures prises il y a cinq ans.

On est toujours en décalage dans l'opinion ou dans la gestion de la crise par rapport à ces durées d'incubation très longues, qui ne nous permettent pas de voir immédiatement le résultat des décisions prises.

M. Marcel ROGEMONT : L'essentiel de mes questions touchaient à l'organisation et vous avez largement développé cet aspect, en disant que le ministère de l'Agriculture a été peut-être trop qualifié comme étant plutôt le ministère des producteurs. Donc, à partir de là, vous souhaitiez que la responsabilité politique au sein du ministère soit mieux perçue par l'ensemble du monde agricole, que l'espace politique soit différencié de l'espace des représentants professionnels, comme cela a été fait aussi pour l'espace scientifique avec l'AFSSA. Puis, les propos que vous avez tenus sur l'espace administratif, sur son organisation, sont tout à fait intéressants et les réponses apportées sont édifiantes.

Malgré tout, y a-t-il d'autres espaces à structurer ? Au travers de cette crise et de cette expérience, courte par rapport à la vie administrative, y a-t-il encore d'autres aspects qui sont à restructurer ?

Deuxièmement, quel regard comparatif entre la France et les autres pays européens portez-vous sur l'organisation de la décision ? Après tout, vous avez été confronté durant l'année 2000 à la décision d'autres pays européens. Si vous avez déjà abordé la question de l'organisation européenne, au travers du comité vétérinaire permanent, y a-t-il d'autres décisions, d'autres orientations qui seraient à prendre sur le plan européen pour développer encore cette efficacité ?

Lorsqu'on regarde la production de viande sur ces dernières années, on s'aperçoit que beaucoup de crises de surproduction sont liées à des crises sanitaires. Quand cela va mal pour le porc, cela va bien pour les autres et quand cela va mal pour le bovin, cela va bien pour le porc. Bref, les productions se cannibalisent les unes les autres. Même si j'en vois les énormes difficultés, n'y aurait-il pas une assurance sanitaire à mettre en place entre les différentes filières, quelles que puissent être leur organisation singulière ?

Mme Monique DENISE : Il y a des moments où je suis assez ravie d'être Française, et je voudrais dire que l'on se sent quand même dans un pays protégé, qui a anticipé les mesures, ce qui n'a pas été fait dans les autres pays, en particulier en Grande-Bretagne. Les mesures ont été prises très tôt avec un grand courage et le rapport de l'AFSSA publié aujourd'hui vous donne raison sur le courage avec lequel vous avez pris des mesures très tôt même si elles paraissaient, à l'époque, draconiennes.

Je voudrais également féliciter le ministre pour la rapidité avec laquelle son ministère répond aux médias et aux demandes d'information que nous, les députés, nous vous faisons. Vous êtes de loin le meilleur au ministère de l'Agriculture au niveau de la qualité et de la rapidité des réponses. Vous avez été dans l'_il du cyclone. Je dirais que, depuis votre prise de fonction, le 20 octobre 1998, vous avez subi, nous avons subi collectivement, les crises de la dioxine, de la surproduction de pommes de terre, de la surproduction du porc, maintenant de l'ESB et plus récemment de la fièvre aphteuse. Je pense que vous êtes au feu depuis le début de votre prise de fonction. Tout cela pour dire que nous avons un excellent ministre et nous pouvons nous en féliciter collectivement.

M. le Président : Pourrais-je rappeler à Mme Denise que c'est une commission d'enquête ?

M. Jean GLAVANY : Croyez-vous que cette succession de crises est liée à ma personne ? Si c'était le cas, après tout ? De temps en temps, je me pose la question. Il vaudrait mieux que je démissionne très vite, ainsi on pourrait en finir avec ces crises.

M. le Président : J'ai le sentiment que c'est le ministre qui va bientôt nous poser des questions.

Mme Monique DENISE : Je voudrais vous poser une question sur les tests, en particulier le test Bio-Rad. La commission d'enquête visitera le 10 mai le laboratoire Bio-Rad de Steenvoorde, qui est dans ma circonscription. A cet égard, nous avons eu des rapports venant de la DG24 nous disant que le test Bio-Rad avait une sensibilité de 300 quand le test Prionics avait une sensibilité de 10. Il faudrait peut-être creuser un peu la question.

S'agissant de l'aide aux éleveurs, qui commence à arriver, j'aimerais insister sur le fait que les éleveurs ont besoin d'une aide rapide et immédiate.

Enfin, vous aviez évoqué il y a quelques mois une sorte d'assurance que pourraient toucher les agriculteurs et les éleveurs en cas de grand sinistre. J'aimerais savoir où en est ce dossier, que vous aviez évoqué d'ailleurs avec la profession, des grandes catastrophes qui abattent toute une filière sans que les agriculteurs en soient naturellement responsables.

M. le Président : Je souhaiterais revenir brièvement sur ce qu'a dit tout à l'heure M. Dosé. C'est vrai que nous venons de vivre une situation choquante issue de la discordance entre les mesures sanitaires des différents Etats membres au sein du marché unique. Vous avez présidé, au second semestre 2000, le Conseil des ministres européens de l'Agriculture. Vous avez donc été confronté directement à cette difficulté majeure qui est celle d'harmoniser les exigences de sécurité alimentaire. Des experts du comité scientifique directeur nous ont confirmé avoir transmis à chacun des Etats membres tous les éléments leur permettant d'avoir une parfaite connaissance du risque lié à l'ESB. Dans certains pays, les responsables auront rendez-vous avec leur opinion publique, ce qui est déjà le cas en Allemagne. On voit bien les difficultés devant lesquelles ils se sont placés eux-mêmes, face à ce que vous avez qualifié d'errements. La question que je vous pose très directement est la suivante :  quelles initiatives avez-vous prises, en tant que président du Conseil « Agriculture », pour faire entendre raison aux pays récalcitrants ?

Deuxièmement, quelle pourra être l'articulation entre la future agence de sécurité alimentaire européenne et les agences nationales, en tout cas avec l'agence française ? On a pu observer dans le passé des discordances entre les avis des experts français et ceux des instances communautaires. Comment faire coïncider les deux dimensions ? Si d'autres crises alimentaires se produisent, et que d'autres pays ne prennent pas les mêmes précautions que nous, quelles mesures pouvons-nous prendre pour nous protéger au sein du marché unique ?

Nous avons continué de laisser exposer les consommateurs à des marchandises importées qui n'étaient pas soumises à nos règles sanitaires et de précaution, jusqu'à l'automne 2000. C'est une question essentielle et on aimerait avoir des précisions sur ce point. Parallèlement, on peut éprouver la crainte d'une renationalisation des aides puisque l'on a renvoyé à la responsabilité nationale le soin de prendre les premières mesures de soutien à une filière gravement menacée. C'est la deuxième question que je voulais vous poser : y a-t-il un vrai risque de renationalisation en matière d'aides ?

Troisième question, celle des contrôles. L'AFSSA a bien pointé un certain nombre de difficultés de contrôler les fabrications de farines jusqu'à une période encore récente ; c'est toute la question de l'applicabilité des décisions prises en matière de sécurité. Cela vaut aussi d'ailleurs pour la substitution aux farines animales de protéines d'origine végétale, des sojas importés et qui sont, ou non, génétiquement modifiés. Est-on capable aujourd'hui de rassurer l'opinion en disant que les protéines d'origine végétale respectent les tolérances maximales admises, puisque nous avons fait le choix clair en France de ne pas nous engager dans la voie des OGM ?

M. Jean GLAVANY : Je vais essayer de répondre à toutes ces questions. Marcel Rogemont me demande si, en dehors de l'espace politique, il y a d'autres espaces à structurer ? Oui, sûrement. Pour le domaine administratif, je soulignerai la mise en place progressive des pôles de sécurité alimentaire dans les départements. Nous avons encouragé les préfets, par voie de circulaires élaborées, avec mes collègues de l'Intérieur, de l'Economie de la Consommation et de la Santé, à mettre en place des pôles de sécurité alimentaire obligeant les directions départementales de l'agriculture, de la concurrence et des affaires sanitaires et sociales (DDASS) à travailler ensemble, à mettre en place des cellules, de sorte qu'en cas de crise, ces cellules puissent se réunir sur-le-champ, et aussi apprendre à travailler ensemble en dehors même des crises. A ce stade, c'est une quarantaine de départements qui sont dotés d'un pôle de sécurité alimentaire. Il faut accélérer le pas pour mettre en place ces pôles partout.

Parmi d'autres espaces à structurer, je crois pouvoir mentionner l'espace médiatique. En cas de crise, la liberté de la presse est parfois un formidable support, parfois un formidable handicap. En pleine crise de l'ESB, j'ai vécu des émissions de radio ou de télévision extrêmement utiles par leur pédagogie. J'ai vécu aussi des émissions de télévision dangereuses, en particulier une qui était épouvantable par son irrationalité et l'impact désastreux qu'elle pouvait avoir sur l'opinion ; clairement, d'ailleurs, l'émission avait été conçue pour faire de l'audience sur le sensationnalisme et sur l'angoisse entretenue artificiellement. Cet espace-là, en période de crise, est très difficile à gérer.

Je citerai également l'espace éducatif. Cela dépasse le risque alimentaire. Je parlerai du risque en général. Nous n'avons aucune une culture du risque dans notre pays, qui est un pays très latin. Je vous renvoie à un livre tout à fait significatif, paru il y a quelques semaines à peine, et qui contient une page absolument destructrice sur le risque alimentaire où il est dit, - quelle irrationalité ! - « Le risque alimentaire, c'est 150 000 morts par an. »

150 000 morts par an, parce que l'auteur y inclut les méfaits du tabac, qui pour lui est une alimentation, les alcools, l'alimentation excessive ; en face, l'ESB, c'est trois morts en quelques années. Donc, l'espace éducatif, en matière de gestion du risque, je l'appelle vraiment de mes v_ux, pour que l'on essaie d'instaurer un peu plus de rationalité dans la gestion du risque alimentaire.

Enfin, l'espace européen : en matière d'alerte, nous avons des points faibles, qui sont ceux de certains pays et qui se répercutent sur tous les autres, c'est évident. J'en appelle volontiers, pour ce qui me concerne, à la reconstitution d'un service public digne de ce nom au Royaume-Uni. Ce serait utile à l'Europe.

La deuxième question de Marcel Rogemont touchait les mécanismes de stabilisation. Ils existent ; par exemple, le Stabiporc a permis de limiter quelque peu les risques économiques pour la filière du porc. On a aussi un fonds pour la fièvre aphteuse, géré la Fédération nationale des groupements de défense sanitaire qui joue assez bien son rôle, en ce moment, afin de prendre en charge les pertes indirectes des exploitations à proximité des foyers.

Nous avions initié une réflexion sur les mécanismes d'assurance à base privée, mais avec une participation de l'Etat, et dont on avait accepté le principe pour faire face au risque économique lié au problème sanitaire. Le rapport réalisé par M. Babusiaux m'a été remis. Nous nous étions engagés à entamer des discussions avec les organisations professionnelles sur ce rapport. Au début de cette année, il faut reconnaître que les deux crises, ESB et fièvre aphteuse, nous ont sans doute un peu obligés à retarder ces travaux, mais nous devons les reprendre d'urgence. Mme Denise m'a posé cette question sur l'indemnisation, le mécanisme d'assurance et le rapport Babusiaux. Je veux vraiment que l'on reprenne ce travail, parce que c'est un bon travail répondant à un vrai besoin. Si l'on mettait en place une sorte d'assurance financière, de couverture de risque économique, encouragée et appuyée par l'Etat, pour faire face aux difficultés liées à des crises de ce type, on donnerait une sécurité accrue aux agriculteurs.

Mme Denise m'a interrogé aussi sur le test Bio-Rad. J'ai dit tout à l'heure que je n'ai pas à faire la publicité d'un test par rapport à un autre. Si le Bio-Rad avait été beaucoup plus sensible d'une manière avérée, je n'aurais aucune raison de le repousser. Nous faisons, depuis un peu plus de trois mois, 35 000 à 40 000 tests par semaine, cela fait donc, depuis douze semaines, plus de 400 000, presque 500 000 tests aujourd'hui. On a découvert sur ces 500 000 tests, treize cas d'ESB. Dans ces treize cas, le Bio-Rad nous permet d'en découvrir 1 sur 15 000, contre 1 sur 30 000 avec Prionics. Mais ces chiffres n'ont rien, à ce stade, de statistiquement fiables, parce que les séries statistiques sur treize cas sont encore très courtes.

J'en reviens aux questions du président Sauvadet. Vous me dites que les dysfonctionnements européens et l'aveuglement de certains pays sont manifestes. J'aurais tendance à vous dire que c'est cela l'Europe. C'est une démocratie vivante. Quand je suis au Conseil « Agriculture » avec mes quatorze autres collègues, on a nos discours autour de la table, puis on a des discours privés. Il m'est arrivé de dire l'année dernière à des ministres concernés par cet aveuglement : « Mais, comment peux-tu dire que tu n'as pas d'ESB chez toi, c'est contraire à toutes les évidences scientifiques ? », il me répond : « Je sais bien ». « Mais alors, pourquoi ne le dis-tu pas? », « C'est compliqué » ; « Mais imagines-tu ce qui va se passer quand tu vas le dire, quand tu auras le premier cas avéré, que vas-tu dire à l'opinion ? », « Ne m'en parle pas ». C'est cela aussi l'Europe.

Bien sûr que je les ai mis en cause dans des conversations privées, et parfois au cours des réunions du « Conseil Agriculture ». Nous nous voyons deux jours par mois, et à chaque fois ces sujets viennent sur la table. A fortiori, en 1999 et 2000, ce problème venait sur la table à chaque conseil, je dénonçais ces attitudes. Mais nous sommes arrivés à ce paradoxe extraordinaire, celui des deux conseils de fin novembre et début décembre
- entre les deux, je vous l'ai dit, il s'est passé ces premiers cas d'ESB dans trois pays, nous permettant d'avancer. Mais, lors du conseil d'avant, on était dans cette situation paradoxale où la France était menacée d'un embargo sur son b_uf sous prétexte qu'elle prenait trop de mesures de précaution et que, ce faisant, elle prenait des mesures anti-communautaires ! Il a fallu batailler jusqu'à 7 heures du matin !

Il est difficile, quand on préside, de prendre part au débat au nom d'une délégation. Je leur ai dit : « Vous allez expliquer à l'opinion que vous mettez un embargo sur le b_uf français parce qu'il est trop sécurisé ? Si vous expliquez cela, j'expliquerai la réalité de l'aveuglement de certains pays et le fait que la Commission a mis des années à comprendre la réalité et à prendre des décisions ». Il a fallu taper sur la table et menacer, pour éviter l'immobilisme.

Vous me dites : « ne pouvait-on pas prendre des mesures de protection ? », mais cela nous est arrivé : nous sommes devant la Cour de Justice des Communautés européennes à cause du maintien de l'embargo sur le b_uf britannique, qui est une mesure de protection difficile à prendre et symbolique en même temps, prise à la fin 1999, mesure parfaitement anti-communautaire puisque les autres Etats membres avaient décidé, à une écrasante majorité, que l'on pouvait lever l'embargo sur le b_uf britannique.

Toutes les mesures de précaution que nous avons prises au cours de l'année 2000, sur des avis de l'AFSSA, ont été considérées comme anti-communautaires, avant d'être étendues à toute la Communauté ! L'interdiction du jonchage, mesure anti-communautaire, puis on nous rejoint un mois après. L'interdiction de la colonne vertébrale, anti-communautaire jusqu'à ce que l'on nous rejoigne. En ce moment, il y a encore une mesure anti-communautaire sur le thymus, le ris de veau. Pour l'instant, on ne m'en fait pas le reproche, mais c'est une mesure anti-communautaire. D'ailleurs, si je pouvais, j'aimerais bien la lever, parce que d'abord c'est excellent gastronomiquement et c'est une source de revenus pour la filière de l'élevage. Il se trouve que l'AFSSA nous a demandé de le retirer pendant un an. On prend cette mesure, dont on étudiera en juillet l'efficacité. Mais nous n'arrêtons pas de prendre des mesures anti-communautaires.

M. le Président : Je voudrais préciser que le fond du problème n'est pas les mesures que nous avons prises et qui ont été rejointes par d'autres, mais c'est toute cette période pendant laquelle des produits non sécurisés entrent librement sur le marché et à bas prix ! C'est incompréhensible pour les producteurs français qui se voient imposer des règles qui ne sont pas applicables à leurs concurrents sur le marché européen. Et surtout, au regard de l'impératif de santé publique, qui doit primer sur tout autre, c'est tout de même un peu troublant, vous en conviendrez.

M. Jean GLAVANY : Oui. Mais à chaque fois que nous prenons une mesure nationale, nous prenons ce que l'on appelle une « mesure miroir », c'est-à-dire que nous interdisons à l'importation les produits que nous interdisons en France. Si j'interdis, par exemple, le thymus, les ris de veau, les producteurs français ne peuvent plus commercialiser leurs ris de veau, mais on ne peut plus les importer non plus. C'est une mesure miroir pour protéger notre territoire. La quasi-totalité de nos mesures sont des mesures miroir. Cela dit, des mesures miroir s'avèrent impossibles ou très difficiles à contrôler. C'est le cas par exemple les farines animales. Il aurait fallu dire à ce moment-là : « compte tenu du fait que vous ne prenez pas les mêmes mesures, nous interdisons les farines animales allemandes, dont les matériaux à risque spécifiés ne sont pas retirés ».

M. le Président : Voilà la question que je voulais soulever.

M. Jean GLAVANY : On l'a fait, mais on ne peut pas le contrôler. C'est très difficile à cause du détour par d'autres pays. Il y a des farines animales fabriquées en Allemagne, qui peuvent passer par les Pays-Bas pour revenir en France. Les contrôles sont alors inopérants.

M. le Président : C'était la question de fond.

M. Jean GLAVANY : Oui, je suis d'accord avec vous. C'est pour pourquoi l'interdiction totale des farines animales simplifie cette question et revêt une efficacité beaucoup plus grande.

S'agissant des relations entre l'AFSSA et la future agence européenne, il faudrait évidemment que les autorités nationales fonctionnent en réseau sous l'égide de l'autorité européenne. On ne va pas faire une administration supplémentaire qui se superposerait aux autres. Il faut que ce soit une équipe d'animation, de stimulation, de coordination des autorités nationales. L'idée du réseau est fondamentale. Si, dans ce réseau, il devait y avoir des désaccords entre une autorité nationale et une autorité européenne... Sur le b_uf britannique, c'est ce qui nous est arrivé avec un désaccord entre l'AFSSA et le Comité scientifique directeur européen. Il faut que le débat soit public et que nous l'organisions, que nous ayons des procédures d'organisation du débat public et des procédures d'arbitrage, ce qui ne sera pas simple à faire, j'en conviens.

J'en arrive à votre dernière question : y a-t-il un risque de renationalisation des aides ? C'est difficile à dire. Dans la mesure où vous citez comme exemple l'indemnisation des éleveurs, le 1,4 MdF de crédits nationaux que nous avons débloqué pour les éleveurs français, si nous les avons mis en _uvre c'est après avoir demandé l'autorisation à la Commission européenne qui nous a donné son feu vert sous certaines conditions. Nous agissons dans un cadre européen, même si les aides européennes ont été refusées. Il va de soi que nous aurions préféré un dispositif d'aides communautaires.

Pourquoi n'y en a-t-il pas eu ? Parce que la Commission européenne n'en avait pas les moyens. Pourquoi n'en avait-t-elle pas les moyens ? Parce que la PAC joue son rôle à plein et que toutes les marges de man_uvre de la PAC sont utilisées pour la gestion de la crise économique et notamment les mesures de mise en _uvre du retrait-destruction, l'intervention publique et le financement du stockage, qui coûte cher.

C'est parce que la PAC joue pleinement son rôle qu'elle n'a pas pu aller au-delà. En période de crise, la nécessité d'indemniser les éleveurs s'est confondue avec cette idée de renationalisation, sans pour autant que le risque soit plus grand, c'est-à-dire plus grand dans la gestion de la crise que dans la tête de certains européens très libéraux qui ne pensent qu'à détruire la PAC.

Enfin, la question des contrôles, qui touchait essentiellement les OGM. Là, nous avons une difficulté qu'il nous faut résoudre, pour le contrôle des importations de protéines végétales génétiquement modifiées. Nous avons un problème de capacité technique d'analyse pour détecter des OGM non autorisés par l'Union Européenne. Cette difficulté d'analyse n'est pas encore surmontée. Si l'OGM est autorisé, alors nous serons confrontés à un autre problème, qui est celui de l'étiquetage.

Nous avons un seuil d'OGM tolérable, de présence fortuite pour l'alimentation humaine, pour les produits de grande consommation. Nous n'avons pas aujourd'hui de réglementation européenne pour l'étiquetage des OGM des aliments pour animaux. En tout état de cause, comme nous n'en avons pas encore pour les semences, il faudra à chaque fois déterminer des seuils.

On a fixé le seuil de 1 % de présence fortuite pour les produits de grande consommation. Au fond, nous avons une bataille pour la présence fortuite d'OGM dans les semences ; il faut évidemment que ce soit bien en deçà de 1 %, il y a un débat européen fort. Il faut être le plus rigoureux possible. Après, il faudra déterminer des seuils pour les aliments pour animaux, ce qui ne sera pas simple non plus.

On a ce travail d'élaboration d'une réglementation en termes de seuil, d'étiquetage, pour les OGM. C'est un travail en cours, sur lequel il nous faut être extrêmement vigilants, parce que, effectivement, on peut avoir des dérapages incontrôlés. Il me semble qu'il y a des raisons d'être optimistes compte tenu de l'attention et de la vigilance de l'opinion sur ces sujet. Je vois des gouvernements et des ministres de l'agriculture qui sont plutôt très décidés à avancer sur ces sujets dans les semaines à venir.

M. le Rapporteur : J'ai quelques interrogations concernant le retrait-destruction. Les abattoirs se plaignent de ne pas être indemnisés, en disant que cela fait quatre à cinq mois qu'ils n'ont rien touché du tout. Quelle est votre analyse ? Il nous disent également qu'ils ne peuvent pas pratiquer le retrait-destruction en raison du problème du stockage des farines. Je partage votre avis sur le fait qu'il faut diminuer les stocks, notamment ceux des animaux engraissant dans les exploitations. Y a-t-il un véritable problème avec l'OFIVAL ? Comment cela se passe-t-il et que pouvons-nous faire pour que cela aille mieux ?

On nous questionne également sur la taxe d'équarrissage, qui suscite de nombreuses réactions négatives, principalement de la part des professionnels de la distribution. Peut-on avoir quelques éclaircissements ?

Enfin, les contrats territoriaux d'exploitation (CTE) demeurent affectés par une trop grande complexité administrative. Peut-on avancer sur ce point ? C'est pourtant un bon outil pour sortir de la crise, pour produire durablement et de manière régulée.

M. Jean GLAVANY : Sur le retrait-destruction, il faut dire qu'il a nécessité la mise en place à l'OFIVAL un nouveau système de paiement administratif et informatique. Nous sommes donc en train de mettre les bouchées doubles pour que l'OFIVAL puisse résorber ses retards dans l'indemnisation de l'aval. Nous sommes en train de voir avec le ministère du Budget si, pour ces indemnisations, on ne peut pas mettre en place un système d'avance, ce qui serait une bonne solution.

Sur les problèmes de stockage, il faut reconnaître que nous avons un problème d'engorgement de notre service public d'équarrissage. A partir du moment où nous avons allongé considérablement la liste des matériaux à risque spécifiés, notamment le retrait des intestins de bovins, cela a fait arriver des milliers de tonnes supplémentaires au service public d'équarrissage ; avec maintenant le retrait-destruction, ce sont des centaines de milliers de tonnes de plus. Ce service est donc arrivé à saturation.

On a un vrai point de blocage. D'une certaine manière, je ramène cela à la question suivante sur la taxe d'équarrissage. Elle a sûrement beaucoup de défauts. Honnêtement, la situation économique de la grande distribution n'a quand même pas de quoi inquiéter autant que celle des éleveurs ou de celle des abattoirs. Qui fallait-il ponctionner fiscalement ? Les éleveurs ? Dans la situation où ils se trouvent... Les abattoirs ? Les transformateurs qui licencient ? Voilà, je dis les choses comme je le pense. On a un vrai problème de service public d'équarrissage et de financement ; cette taxe était une nécessité pour faire face à ce problème, peut-être même n'est-elle pas suffisante. C'est l'avenir qui le dira.

Enfin, sur les CTE, tous mes efforts sont mobilisés pour simplifier ce système, de façon que l'on puisse le faire monter plus vite en régime. On est à 8 000 CTE agréés aujourd'hui en commission départementale d'orientation agricole. On est sur une montée en puissance prévisible dans les mois à venir, mais je veux hâter le rythme et je sais que pour cela il faut simplifier, c'est ce à quoi je m'emploie.

M. le Président : M. le ministre, nous vous remercions.

Audition de M. Roger-Gérard SCHWARTZENBERG,
ministre de la Recherche

(extrait du procès-verbal de la séance du 11 avril 2001)

Présidence de M. François Sauvadet, Président

M. Roger-Gérard Schwartzenberg est introduit.

M. le Président lui rappelle que les dispositions législatives relatives aux commissions d'enquête lui ont été communiquées. A l'invitation du Président, M. Roger-Gérard Schwartzenberg prête serment.

M. le Président : Je vous souhaite la bienvenue. L'une des missions de notre commission d'enquête est d'informer l'Assemblée nationale, et au-delà l'opinion publique, sur les recherches en cours dans le domaine des maladies à prions. A la suite des auditions et des travaux que nous avons effectués, nous avons le sentiment que les Britanniques disposent d'équipes et d'installations de recherche très performantes dans ce domaine, eu égard à l'incidence plus forte qu'ont revêtu, dans ce pays, à la fois l'ESB et la nouvelle variante de la maladie de Creutzfeldt-Jakob (nvMCJ). Mais cela nous conduit aussi à nous interroger sur la coopération scientifique entre chercheurs britanniques et français dans le domaine vétérinaire et celui de la santé humaine.

Des initiatives ont été prises en France, notamment avec le rapport Dormont de 1992, lequel avait débouché sur plusieurs suggestions, notamment la création d'un groupement d'intérêt scientifique (GIS), lequel n'a finalement été mis en place qu'en 2000. Pouvez-nous nous présenter la façon dont vous envisagez ce groupement et son fonctionnement ? La question s'est posée de la circulation de l'information à l'échelle européenne. Comment diffuser et rapprocher les connaissances scientifiques ? Vous avez pu observer d'ailleurs qu'en certaines périodes, les experts scientifiques ou vétérinaires européens ont émis des avis différents de ceux de nos experts nationaux, avec des conséquences dans la gestion des crises. Vous pourriez également nous éclairer sur l'exigence de transparence, qui est une attente forte de nos compatriotes, et la manière de la concilier avec les incertitudes qui peuvent résulter des avis scientifiques et donc provoquer des phénomènes d'accélération de crise.

M. Roger-Gérard SCHWARTZENBERG : Je vais exposer l'état actuel du dispositif de recherche français sur les prions, en précisant aussi d'où nous venons. Le 17 avril 1996, les ministres de la Recherche, de la Santé et de l'Agriculture ont décidé la création d'un comité d'experts de veille scientifique, médicale et technique sur les encéphalopathies subaiguës spongiformes transmissibles (ESST) et les prions. Composé de vingt-quatre personnalités et présidé par le Dr Dominique Dormont, ce comité a proposé, puis évalué un programme de recherches inter-organismes sur les ESST.

Le 4 novembre 1996, une convention a été signée entre, d'une part, l'Etat, représenté par les ministères de l'Education nationale, du Travail et des affaires sociales et de l'Agriculture et, d'autre part, plusieurs grands organismes de recherche, le CNRS, le CEA, l'INRA, l'INSERM et le CNEVA (Centre national d'études vétérinaires et alimentaires). A cette convention signée initialement le 4 novembre 1996, se sont ajoutés deux avenants : le premier le 28 juin 1999 et le second le 17 novembre 2000, pour tenir compte des nouveaux partenaires apparus sur la scène scientifique que sont les agences de sécurité sanitaire créées au début 1999, c'est-à-dire l'Agence française de sécurité sanitaire des aliments (AFSSA), l'Agence française de sécurité sanitaire des produits de santé (AFSSAPS) et l'Institut national de veille sanitaire.

Nous nous sommes attachés à doter de moyens croissants ce programme spécifique de recherche sur les ESST et les prions. Les crédits consacrés à ce programme étaient de 70 MF en 2000 et se décomposaient ainsi :

- 20 MF au titre du Fonds national de la science. Ce montant destiné aux recherches sur les maladies à prions a été successivement doté de 1,6 MF en 1996, 6,7 MF en 1997, 8,8 MF en 1998, 15 MF en 1999 et enfin 20 MF en 2000 ;

- 33 MF au titre des salaires ;

- 17 MF au titre des crédits de laboratoires.

Un bilan scientifique de ce programme a été présenté lors du colloque de suivi du programme national de recherche sur les ESST et les prions, colloque qui s'est tenu à Paris à l'Institut Pasteur, les 17 et 18 octobre 2000.

Il faut souligner que la France figure, avec la Grande-Bretagne, la Suisse et l'Allemagne, parmi les pays européens qui poursuivent des recherches de très bon niveau. Je voudrais en donner quelques exemples déjà pour la période écoulée. La recherche fondamentale française a fourni récemment des données importantes. Je citerai à titre d'exemple deux avancées récentes qui ont reçu un certain écho public :

- la structure de la protéine PrP, avec les travaux utilisant le rayonnement synchrotron de troisième génération de l'ESRF de Grenoble, travaux conduits par l'équipe du CNRS de Ronald Melki à Gif-sur-Yvette ;

- le rôle de la protéine PrP dans les cellules normales, car cette protéine peut intervenir dans la transmission d'informations de l'extérieur vers l'intérieur des cellules nerveuses. Je pense ici aux travaux conduits en collaboration entre l'Institut Pasteur (équipe CNRS/Pasteur du Dr Odile Kellerman), l'hôpital Saint-Louis (Pr. Jean-François Launay) et le groupe CNRS de Montpellier de Sylvain Lehmann.

La mise en réseau de laboratoires français a permis aussi de doter la communauté scientifique française d'outils qui lui faisaient défaut en 1996. Grâce aux réseaux de recherche mis en place à l'initiative du programme de recherches, des anticorps ont été produits sur lesquels reposent les tests utilisables pour évaluer la présence de l'ESB, en particulier le test Bio-Rad mis au point par le CEA.

Je prendrai comme exemple de ces travaux l'étude parue dans le numéro du magazine Nature daté du 25 janvier dernier, étude menée conjointement par une équipe britannique et le groupe du Dr Jean-Pierre Deslys, du CEA à Fontenay-aux-Roses. Cette étude indique que la sensibilité du test CEA/Bio-Rad est équivalente à celle du test biologique consistant à infecter des souris avec des fragments de tissus contaminés.

Mais comme vous le savez, le test CEA/Bio-Rad est un test rapide, qui ne prend que quatre heures, me semble-t-il, tandis que le test biologique nécessite plusieurs mois pour parvenir à des résultats. L'une de nos équipes contribue donc ici encore à une amélioration significative de notre capacité de diagnostic, et donc de dépistage de la maladie. Nous avons pu atteindre le cap de 40 000 tests de dépistage par semaine dès la fin du mois de janvier 2001 en utilisant soit le test Prionics, soit le test CEA/Bio-Rad qui a été agréé par les services du ministère de l'Agriculture le 21 décembre 2000. En matière de modèles animaux, la France accusait un certain retard en 1996. Elle dispose maintenant de souris transgéniques « bovines » en cours de validation, de souris « ovines » et « bovines » en phase de caractérisation, et de souris « humaines » en construction.

La recherche thérapeutique s'amorce. Des molécules à visée thérapeutique, dérivées de l'Amphotéricine B, sont en essai dans un modèle ovin. D'autre part, un laboratoire français porte ses efforts sur les modalités de délivrance de traitement vers le cerveau, organe normalement peu accessible. Les activités de surveillance et de recherche épidémiologique sur la maladie de Creutzfeldt-Jakob ont été développées. C'est probablement grâce à l'efficacité de ce dispositif de surveillance que l'on constate l'augmentation de l'incidence de la maladie sporadique sous sa forme classique, observée en France en 1998 et 1999.

La nouvelle variante de la maladie de Creutzfeldt-Jakob (nvMCJ) n'a été, pour sa part, incriminée à ce jour en France que dans deux cas absolument avérés, et un troisième qui est hautement probable, mais les prévisions concernant le nombre de malades humains, victimes de la nvMCJ, sont particulièrement difficiles à établir en France, en raison du faible nombre de cas observés.

Les moyens mis en place ont donc eu un premier résultat positif, qui constitue un socle pour le développement des recherches et, à partir de ce socle, il faut aller plus loin et amplifier l'effort de recherche. C'est sur cette base que j'ai proposé au Premier ministre, qui l'a accepté, la constitution d'un groupement d'intérêt scientifique (GIS) doté de moyens nouveaux, afin de donner un nouvel élan aux recherches menées en France sur les ESST.

Le groupement d'intérêt scientifique, qui s'appelle « Infections à prion » a plusieurs objets :

- coordonner et harmoniser les actions conduites par chacun des partenaires dans le domaine de recherche visant à avancer dans la connaissance, la prévention et le traitement des infections à prion. A cet égard, les réseaux d'équipes et le développement d'infrastructures à usage partagé sont favorisés ;

- contribuer à décider de la répartition des moyens spécifiques alloués par l'Etat et de leur utilisation optimale, en liaison avec les moyens propres affectés à la recherche sur les infections à prions par les partenaires ;

- susciter de nouveaux programmes de recherche et inciter de nouvelles équipes à s'impliquer dans ce type de recherche ;

- assurer l'animation et le suivi de travaux entre les partenaires et les tiers ;

- assurer le lien avec les programmes de recherche de l'Union européenne, des Etats membres et des pays tiers.

Grâce à l'accord du Premier ministre, qui l'a annoncé le 14 novembre 2000, le ministère de la Recherche a obtenu le triplement, dès l'année 2001, des moyens consacrés à la recherche sur les ESST et les prions. Ces moyens, qui étaient de 70 MF en 2000, passent à 210 MF en 2001, grâce à une mesure nouvelle de 140 MF inscrite en loi de finances initiale pour 2001. Ces moyens supplémentaires serviront : à renforcer les infrastructures de recherche sur les ESST, en particulier les animaleries protégées et les plates-formes techniques ; à renforcer les moyens des programmes de recherche ; à renforcer le potentiel de recherche par le recrutement de cent vingt chercheurs, ingénieurs et techniciens supplémentaires dans les organismes de recherche concernés, dont cent sont recrutés dès 2001, et vingt en 2002 et 2003. Cent personnels de recherche sont donc recrutés dès cette année 2001, dont vingt-cinq post-doctorants.

Ce GIS est formé par plusieurs partenaires. Tout d'abord trois ministères : le ministère de la Recherche, le ministère de l'Agriculture et le ministère délégué à la Santé. Il comporte la présence de tous les organismes de recherche concernés : le CNRS, l'INRA, l'INSERM, le CEA, ainsi que l'Institut Pasteur de Paris. Il comporte aussi la présence des trois agences concernées : l'AFSSA, l'AFSSAPS et l'Institut de veille sanitaire.

Ce GIS est doté d'un comité directeur et d'un conseil scientifique. Le comité directeur se compose de onze membres, représentant chacun des partenaires, avec voix délibérative. Le comité directeur délibère sur la définition et la mise en _uvre, dans le cadre des actions définies par l'Etat, de l'ensemble des actions de recherche sur les prions, examinées ou proposées par le conseil scientifique, et propose la répartition des moyens consacrés à ces recherches. Pour bien marquer notre volonté de réunir tous les acteurs des recherches sur les prions, nous avons souhaité associer les universités et les écoles vétérinaires. Ainsi, un représentant de la Conférence des présidents d'université, le vice-président de cette conférence qui est chargé de la recherche, le Pr. Feuieurstein, et un représentant des écoles vétérinaires, le Pr. Moraillon, siègent l'un et l'autre au comité directeur du GIS avec voix consultative.

Parmi les tâches qu'a eu à effectuer le comité directeur, la première a été de désigner le conseil scientifique. Le conseil scientifique est présidé par le Dr Dormont, qui a été élu par ses pairs le 6 mars 2001. Ce conseil scientifique est composé de quinze membres, dont trois membres étrangers. Nous souhaitions, en effet, qu'il y ait une participation forte, de l'ordre d'un cinquième, de membres étrangers. Il s'agit d'un professeur belge, le Pr. Burni, d'un professeur américain, M. Paul Brown, et du très grand spécialiste suisse, M. Kurt Wüttrich.

Ce conseil scientifique élabore la réflexion stratégique dans le cadre des grands axes définis par l'Etat. Il se prononce sur les programmes de recherche proposés ou en cours dans les organismes partenaires. Il identifie de nouvelles équipes susceptibles de participer aux programmes. Il développe les contacts avec les institutions et organismes tiers susceptibles d'être concernés par les programmes de recherche. Enfin, outre le comité directeur et le conseil scientifique, il existe un secrétariat général du GIS, placé sous l'autorité d'un secrétaire général, de manière à assurer le suivi de l'exécution des actions du GIS. Cette fonction est exercée par M. François Hirsch, directeur de recherche à l'INSERM. 

Tel est le cadre général de la structure qui a été créée à la fin de l'année 2000 et installée officiellement le 24 janvier 2001, après une très large consultation entre partenaires, pour déterminer la manière la plus efficace d'agir. Les principaux axes sur lesquels le gouvernement souhaite un développement plus rapide sont au nombre de quatre. Le premier axe est la mise au point de nouveaux tests de détection. La mobilisation des équipes scientifiques a permis, en effet, la réalisation de tests de dépistage post mortem de la maladie de la vache folle, sur des échantillons provenant du système nerveux central. Mais ces différents tests ESB, quelle que soit leur qualité, présentent cependant des limites. Tout d'abord on ne détecte la maladie chez l'animal que trente mois après l'infection. Ensuite le test ne peut être mis en _uvre que post mortem, après la mort de l'animal. Enfin la technique de prélèvement est complexe, puisque les échantillons proviennent du système nerveux central protégé par la colonne vertébrale et la boite crânienne.

Par ailleurs, il n'existe pas encore de méthode de diagnostic rapide et sensible pour les ovins. Il n'en existe pas non plus pour l'homme. A cet égard, les travaux du Pr. Adriano Aguzzi de Zurich, publiés dans Nature du 23 novembre 2000, ouvrent peut-être de nouvelles perspectives de diagnostic, sans permettre encore de conclure quant aux applications immédiates. Ce sont les travaux sur le plasminogène et les outils diagnostiques qui pourraient en être tirés.

Il est important de poursuivre les travaux de recherche dans trois directions : améliorer les tests ESB existants ; disposer de méthodes de diagnostic rapides et sensibles chez les ovins et, à terme, chez l'homme.

Le deuxième axe de recherche consiste à comprendre la nature de l'agent infectieux et la physiopathologie des maladies à prions. Il nous reste, en effet, à comprendre par quel mécanisme s'opère le passage de la conformation normale à la conformation anormale de la protéine prion : comment la protéine infectante arrive à faire passer la protéine normale sous une conformation infectante et, de proche en proche, à provoquer une accumulation de protéines de conformation anormale.

Actuellement, on constate une sorte de « fenêtre silencieuse » entre, d'une part, l'infection et les premiers jours de la maladie, où l'agent infectieux pénètre par la partie terminale du tube digestif, nommée iléon, et d'autre part, le stade tardif, trente mois après, où l'agent infectieux apparaît dans le système nerveux et devient détectable. Comment est-on infecté ? Que se passe-t-il entre l'infection et l'apparition de la maladie dans le système nerveux ? Comment évolue l'agent infectieux ? Autant de questions à se poser.

Ces recherches permettront également d'étudier les mécanismes de réaction neuro-immunitaires pendant cette période, de voir comment interviennent ou non les défenses immunitaires naturelles. A cet égard, la construction et l'aménagement d'animaleries d'ovins et de bovins permettront de réaliser des infections expérimentales par différentes voies. Il importe aussi de comprendre ce que représente la barrière d'espèces. Il est essentiel de comprendre la spécificité de la maladie à prions dans chaque espèce et de connaître les facteurs qui peuvent empêcher le passage de la maladie d'une espèce à une autre, pour pouvoir renforcer cette barrière et agir plus efficacement contre la maladie.

Le troisième axe de recherche consiste à développer la recherche épidémiologique et thérapeutique sur les maladies à prions : études épidémiologiques ; recherche de molécules actives capables d'inhiber la réplication des prions pathologiques et d'en empêcher le développement ; recherche d'intervention sur le système immunitaire pour essayer d'empêcher le développement de la maladie ; traitement de la maladie elle-même, c'est-à-dire essais thérapeutiques.

Le quatrième axe consiste à développer les recherches sur les modes d'élimination des farines animales, modes d'élimination qui seraient alternatifs à l'incinération. Ces recherches peuvent être engagées dans deux directions :

- mettre au point une ou plusieurs méthodes permettant de rendre ces matériaux biologiquement et chimiquement inertes, afin qu'ils puissent être stockés en toute sécurité ;

- mettre au point des méthodes permettant que les protéines des farines animales puissent être transformées chimiquement ou absorbées par des micro-organismes.

La question à traiter sera la vérification de la dégradation effective des protéines et la non-infectiosité des produits ainsi obtenus. Les produits transformés pourront alors seulement être épandus ou valorisés, si cette vérification préalable a été suivie d'effets concluants.

Comme je viens de vous l'indiquer, le GIS et ses différentes instances délibératives et opérationnelles ont été mises en _uvre très rapidement, puisque la décision de le créer date de novembre, la mise en place effective de décembre et l'installation officielle de janvier.

Cela a permis un premier appel d'offres concernant les infrastructures dont l'analyse des projets reçus a pu être faite par le conseil scientifique, le 30 mars dernier. Dix-neuf projets ont été analysés. Certains n'ont pu l'être car ne répondant pas aux critères de l'appel d'offres. Sept projets ont été rejetés. Onze projets ont été classés A+, c'est-à-dire excellent, et un projet classé A, c'est-à-dire intéressant mais demandant à être amélioré. Le second appel d'offres concernera, cette fois, les travaux de recherche. Il est en voie de finalisation et sera lancé très prochainement.

Au plan national comme au plan européen, il importe plus que jamais d'agir ensemble, de conjuguer les efforts et de développer les synergies. C'est ce qui m'a inspiré dans cette création du GIS, de manière à faire travailler ensemble tous les partenaires : agences, organismes de recherche, ministères, et à fortifier cette conjugaison des efforts qui permet d'obtenir plus rapidement des résultats. Mais cette conjugaison des efforts doit déborder le cadre purement national pour aller aussi vers les autres pays, en particulier les pays européens. Il convient d'ailleurs de rappeler que l'Union européenne contribue actuellement au financement de 54 projets de recherche sur les ESST. Comme la France présidait, au semestre dernier, l'Union européenne, j'ai pu, en ma qualité de président du Conseil des ministres de la Recherche de l'Union européenne, faire adopter le 16 novembre 2000, à Bruxelles, la décision suivante qui est ainsi rédigée :

« Le Conseil invite la Commission à créer, en concertation avec les Etats membres et en liaison avec les mécanismes existants, avant la fin de l'année 2000, un groupe d'experts chargé de dresser le bilan des recherches effectuées sur l'ESB et la maladie de Creutzfeldt-Jakob dans les Etats membres, de favoriser les échanges d'informations scientifiques entre les équipes de chercheurs et d'indiquer les actions de recherche actuelles à renforcer et les actions nouvelles à engager. »

Ce groupe d'experts, qui comprend cinq membres français, s'est réuni moins d'un mois plus tard, le 15 décembre 2000, et a décidé de procéder à plusieurs actions :

- la constitution d'un inventaire permanent des activités nationales sur les ESST. Les Français et les Britanniques avaient déjà d'ailleurs préparé un tel document en vue de cette réunion ;

- la nomination d'un interlocuteur unique par pays, responsable de la tenue à jour de cet inventaire national. Le Dr Dormont a été proposé par la délégation française ;

- l'établissement d'une liste de thématiques de recherche à soutenir en priorité.

Ce groupe européen s'est de nouveau réuni le 16 février et a déterminé comme axes prioritaires le renforcement des actions de recherche dans les Etats membres et celui de la coordination des travaux de recherche entre les Etats membres. L'accent sera mis sur l'analyse des modes de transmission, les tests in vivo précliniques, l'inactivation de l'agent infectieux.

La cohérence des différents dispositifs doit maintenant permettre un développement rapide de nos actions. On notera que la composition du conseil scientifique du GIS fait place à plusieurs personnes ayant une expérience de ce que l'on appelle le « comité Dormont » qui, d'ailleurs, poursuivra son activité de veille et d'analyse concernant les domaines non couverts par le champ de compétence des agences et des membres du comité européen. Cohérence et coordination seront ici encore les maîtres mots.

En conclusion, je suis convaincu que la coopération étroite entre tous les partenaires est la meilleure garantie de la mobilisation des efforts de recherche, qui seront poursuivis et développés pour faire progresser les connaissances au service de tous.

M. le Président : La création du GIS a été envisagée dès 1992. Il vient seulement d'être mis en place. Pourquoi ce retard ?

M. Roger-Gérard SCHWARTZENBERG : L'explication est la suivante. Pour arriver à rassembler et conjuguer les efforts, il faut pouvoir disposer d'un nombre d'experts suffisant. Le problème que nous avons rencontré jusqu'à une date récente était le nombre réduit de spécialistes travaillant sur les maladies à prions ou, plus encore, sur la nouvelle variante de la maladie de Creutzfeldt-Jakob. Pour mobiliser, coordonner et équiper des scientifiques, il faut disposer d'un nombre suffisant de chercheurs spécialisés.

Si des moyens nouveaux importants, de près de 140 MF en 2001, ont pu être alloués, c'est parce que, dans cet intervalle de temps, davantage de chercheurs se sont impliqués et mobilisés, ce qui a permis de mettre sur pied le GIS, lequel aurait présenté moins d'efficacité s'il avait été constitué plus tôt.

M. le Rapporteur : Un certain nombre de scientifiques ont laissé entendre, lors de leur audition, que notre droit du travail n'est pas adapté à l'organisation de la recherche, et pénalise notamment la recherche sur les maladies émergentes. Ils regrettent en particulier que les contrats à durée déterminée ne puissent dépasser la durée de dix-huit mois et que les chercheurs post-doctorants ne puissent être embauchés pour une durée supérieure à un an. Partagez-vous cette analyse ? Quelles actions pourraient être mises en _uvre pour pallier cette inadaptation ?

Pourriez-vous nous donner davantage d'informations sur les résultats les plus récents concernant la nature de l'agent pathogène de la nvMCJ ? En effet, a été évoquée la possibilité d'opérer un marquage biologique de cet agent pathogène par le plasminogène. Selon vous, cela ouvre-t-il des perspectives pour les tests, voire des perspectives en matière thérapeutique ?

M. Roger-Gérard SCHWARTZENBERG : Sur la première question, nous sommes toujours confrontés à une difficulté de choix en matière de droit du travail, qu'il s'agisse d'organismes publics ou privés. Il est rare que l'on fasse l'éloge des contrats à durée déterminée, c'est-à-dire de la précarité. S'agissant du recrutement de chercheurs travaillant dans des domaines pointus, il est certain que, vu leur faible nombre, nous avons intérêt à pouvoir les recruter tout de suite, sans qu'ils soient obligés de faire des stages de post-doctorat trop longs ou extérieurs à notre pays.

C'est pourquoi, s'agissant des recrutements autorisés dans le cadre du GIS, j'ai veillé personnellement à ce que vingt-cinq post-doctorants soient recrutés, précisément parce que nous avons peu de spécialistes de ces maladies à prions. Ce recrutement est fondé sur l'article 23 de la loi du 15 juillet 1982, qui permet un recrutement sur une période de trois ans renouvelable et assure une couverture sociale, ainsi que l'ouverture éventuelle de droits au chômage, à l'issue de la période, au cas où il n'y aurait pas de renouvellement.

Pour ce qui concerne les ingénieurs, techniciens et administratifs (ITA), nous espérons que les animaleries spécialisées qu'ils seront amenés à servir, feront partie des priorités des organismes de recherche. De plus, nous espérons que ces organismes utiliseront à terme une partie des postes libérés ou créés par le plan prévisionnel de l'emploi scientifique, pour engager par contrat à durée indéterminée, voire comme fonctionnaires, des personnels nécessaires et bien formés.

Je comprends votre question car il semble paradoxal de se priver, immédiatement en tout cas, des éléments les plus récemment formés. Toutefois, il est très utile que les jeunes docteurs nouvellement formés puissent effectuer un stage de post-doctorat, notamment à l'étranger, car cela leur donne une ouverture sur une culture scientifique extérieure et une autre communauté scientifique. Cela peut constituer une étape très importante pour leur formation en général. Ce qui pourrait être négatif serait que ces jeunes chercheurs restent durablement à l'étranger. Certains ont pu évoquer - c'est le cas de l'excellent rapport Cohen-Le Déaut - une sorte d'exil forcé des cerveaux où, faute de postes suffisamment nombreux ouverts au recrutement dans le système de recherche français, trop de jeunes chercheurs français restent durablement à l'étranger. En réalité, une étude récente du CEREQ montre que seuls 7 % de jeunes chercheurs français restent au-delà de trois ans à l'étranger.

C'est pourquoi, au budget 2001 déjà, nous avions créé 305 emplois pour des personnels de recherche, de manière à engager une gestion prévisionnelle des effectifs de recherche, à anticiper les départs à la retraite qui seront très nombreux pendant cette décennie 2001-2010, et à offrir davantage de possibilités de recrutement et de débouchés immédiats aux jeunes chercheurs.

D'une manière générale, nous ne revenons pas sur la notion de post-doctorat. Toutefois, dans certains cas particuliers, du fait de l'insuffisance des compétences dans des secteurs et des thématiques nouvelles de recherche, les dispositifs législatifs existants permettent de faire des exceptions et d'engager sur place, éventuellement dans les équipes où ils travaillent, des jeunes en post-doctorat. C'est le cas des maladies à prions. Il est préférable de garder, dans ce domaine des maladies à prions, les meilleurs post-doctorants présents plutôt que de les faire revenir s'ils sont allés à l'extérieur. Ainsi, on peut immédiatement bénéficier de leurs compétences car ce sont les plus récentes et les plus dynamiques. C'est pourquoi nous avons voulu recruter vingt-cinq post-doctorants dans le cadre de ces recrutements nouveaux ouverts par la mesure décidée par le Premier ministre.

J'en viens à la question posée sur les travaux du Pr Adriano Aguzzi de Zurich, chercheur remarquable qui a fait plusieurs découvertes sur les ESST. Il a formulé l'hypothèse selon laquelle le plasminogène, qui aurait la vertu de ne s'accrocher qu'à la forme anormale du prion, permettrait de mettre au point des tests de diagnostic sanguins chez l'homme. C'est une question qui, pour l'instant, demeure ouverte. Le Dr Dormont examine cette thèse avec attention, sans pouvoir encore fournir de réponse immédiate quant à la possibilité, à partir de ces travaux, de mettre au point un test de détection fiable. Il y a là une piste qui semble tout à fait intéressante. Mais les chercheurs seraient mieux à même de vous répondre sur l'efficacité probable de ces travaux. Sur les découvertes les plus récentes, un symposium très intéressant s'est tenu, du 14 au 16 mars, à l'Institut de France, organisé conjointement par l'académie des sciences française et l'académie des sciences médicales du Royaume-Uni. Ce symposium a réuni de très nombreux scientifiques britanniques et français, ainsi que des scientifiques américains, notamment le prix Nobel Stanley Prusiner. A cette occasion, les scientifiques ont échangé leurs informations de manière tout à fait transparente.

Les présentations auxquelles il m'a été donné d'assister, à l'occasion de ce symposium, montrent que les scientifiques s'intéressent actuellement beaucoup au problème du repliement de la protéine prion et des molécules ou chaperons - ainsi nommés - qui provoquent ce repliement. En effet, c'est le repliement anormal de la protéine qui détermine son pouvoir pathogène. Une des pistes de recherche consiste à tenter de bloquer l'infection en inhibant la protéine ou encore à traiter la maladie en permettant à la protéine de retrouver sa forme normale.

Par ailleurs, les scientifiques, dont Stanley Prusiner, font remarquer que ce repliement anormal est retrouvé à l'origine de plusieurs maladies neurologiques. Par exemple, ce repliement anormal serait responsable de l'agrégation de la protéine béta-amiloïde, qui est un stigmate de la maladie d'Alzheimer. Ces travaux sur les infections à prions pourraient ainsi nous permettre d'importantes avancées dans le domaine des maladies neuro-dégénératives en général.

On assiste donc à une sorte de foisonnement d'initiatives, de compétences et de réflexions de la part des grands scientifiques qui se consacrent aux infections à prions. Ces communications se font principalement entre les pays les plus avancés en ce domaine, à savoir la Grande-Bretagne, la Suisse, l'Allemagne et l'Italie. Dans ce groupe de tête, la France figure en bonne place, peut-être pas au même niveau que les Britanniques car, en raison d'une antériorité malheureuse sur leur territoire, ceux-ci effectuent des recherches sur ce sujet depuis encore plus longtemps que nous.

M. le Rapporteur : Sur la communication, la période que nous avons vécue a montré le problème que posait la divergence entre les avis de la communauté scientifique et la position des décideurs publics.

M. Roger-Gérard SCHWARTZENBERG : Le président a rappelé la divergence des avis émis par les experts européens et les experts français. A cet égard, il convient de constater que ce sont les experts français qui avaient raison en la matière. Pour le reste, les divergences ne sont ni très fréquentes ni très nombreuses. Comme c'est un domaine de recherche qui commence et avance, mais reste confronté à beaucoup d'incertitudes, nous en sommes au stade des pistes de réflexion. Il est certain qu'il peut y avoir des sons discordants, mais c'est le lot commun de la recherche à ce stade. Les scientifiques ont, de plus en plus, pris l'habitude de se concerter sur ces sujets, de se rencontrer, d'organiser des symposiums communs. De cette communication plus concentrée et plus fréquente encore, naissent des thèses plus fréquemment communes.

S'agissant des informations en provenance du Royaume-Uni, les scientifiques britanniques ont accompli un travail très remarquable dans la période récente. Le rapport de la commission dirigée par lord Phillips, qui comporte seize volumes et quatre mille pages d'analyses, est un document très courageux, qui a abordé tous les aspects du problème. Il ne serait pas exact de dire que les Britanniques n'ont pas fourni aux autres pays les informations dont ils disposaient, tout au moins sur le plan épidémiologique. Il a pu y avoir, à une certaine époque, des dysfonctionnements ou des errements graves sur la communication en Grande-Bretagne, mais cela n'a pas visé plus particulièrement l'extérieur que l'intérieur. Le rapport Philips met en évidence des dysfonctionnements ou des errements auxquels il a été remédié depuis lors.

M. le Rapporteur : A-t-on réellement réussi à freiner le développement de certaines ESST animales grâce à des molécules ? Auquel cas, de quelles molécules s'agit-il ?

M. Roger-Gérard SCHWARTZENBERG : En matière de recherche thérapeutique en général, nous en sommes encore au tout début. Le plus préoccupant est que nous en sommes également au tout début s'agissant des recherches thérapeutiques sur la forme humaine de la maladie, c'est-à-dire la nouvelle variante de la maladie de Creutzfeldt-Jakob. La découverte de la forme sporadique de la maladie de Creutzfeldt-Jakob date des années 1920 ; celle de sa forme iatrogène est plus récente. Nous sommes dépourvus, en réalité, de traitements thérapeutiques qui soient efficaces, hormis les traitements destinés à ralentir le cours de la maladie. Mais pour guérir les différentes formes de la maladie de Creutzfeldt-Jakob, il n'y a actuellement aucun traitement.

Ce qui fait l'objet de recherche actuellement, c'est une forme dérivée de l'Amphotéricine B et, par ailleurs, les systèmes de délivrance du traitement vers le système nerveux. Mais là nous en sommes vraiment au début des recherches. C'est pourquoi j'ai souhaité que le GIS mette l'accent sur les recherches épidémiologiques et thérapeutiques. Nous ne pensons pas que la maladie de Creutzfeldt-Jakob et son nouveau variant soient appelés à se développer d'une manière forte, mais il sera néanmoins nécessaire de disposer de traitements véritables pour un certain nombre de patients affectés chaque année par la maladie de Creutzfeldt-Jakob, qu'il s'agisse du nouveau variant ou de ses formes classiques.

Or il faut bien constater que la recherche privée, considérant jusqu'ici que c'était une maladie très rare, a fort peu investi en ce domaine.

Il existe, par ailleurs, au niveau de l'Union européenne, des subventions pouvant être versées en faveur de recherches, même privées, sur des maladies rares. Il convient de reconnaître qu'une sorte d'injustice devant la maladie ou la mort frappe les patients atteints d'une maladie rare et qui, par conséquent, aura provoqué moins de recherche et la mise au point de moins de traitements.

Il est nécessaire de progresser sur les tests de détection. Les tests ESB ont été sensiblement améliorés depuis quelque temps, mais ce qui fait défaut, c'est un test très fiable concernant les ovins et l'homme. La découverte par M. Aguzzi de la capacité de reconnaissance du prion par un fragment de plasminogène permettrait peut-être d'élaborer un test sanguin de détection de l'ESB. En effet, la seule méthode actuelle de détection est une méthode douloureuse et lourde consistant en une ponction dans le liquide céphalorachidien. Mais on comprend que cette unique méthode de diagnostic ne soit pas très employée car, d'une part, elle est douloureuse à supporter et, d'autre part, aucun traitement ne permet de guérir la maladie. Il sera donc très important de pouvoir agir beaucoup plus en amont. Il est certain qu'un test de détection sanguin serait un progrès considérable.

M. le Président : Le caractère interministériel des mesures prises en ce domaine a beaucoup été évoqué. Or assez curieusement, nous avons très peu entendu citer le ministère de la Recherche comme partenaire de l'interministériel. Par ailleurs, comment allez-vous faire coïncider l'ensemble des éléments de recherche avec le comité d'experts européens mis en place ? Ce comité est une bonne idée, et d'ailleurs nous nous étonnons qu'il ait fallu autant de temps et votre arrivée au gouvernement pour qu'enfin un groupe d'experts européens soit créé. C'est une création relativement récente pour un problème dont personne ne pouvait ignorer l'importance depuis 1990, et plus encore depuis 1996. Comment allez-vous faire coïncider ce groupe d'experts avec les agences qui se mettent en place ?

Enfin, existe-t-il des équivalents du GIS dans les pays de l'Union européenne ?

M. Roger-Gérard SCHWARTZENBERG : Le ministère de la Recherche est peut-être moins souvent cité que les autres ministères partenaires de l'interministériel. Mais dès l'origine, le ministère de la Recherche a été étroitement associé à ce programme dont il est partie prenante. Ce programme inter-organismes a été mis sur pied par François d'Aubert, ministre de la Recherche en 1996, avec ses homologues de l'Agriculture et de la Santé. Le ministère de la Recherche, qui a été dès le départ l'un des trois piliers du programme, assure le financement du programme pour la totalité. C'est le ministère de la Recherche qui a obtenu que le financement passe de 70 MF par an à 210 MF. Obtenir de tels résultats dans la discrétion est plutôt une vertu qu'un défaut. Il me semble normal que les ministères de l'Agriculture et de la Santé soient plus souvent cités, car ils sont confrontés directement aux infections sous leurs formes les plus visibles et achevées, telles que l'ESB et la nvMCJ. La recherche ne suscite pas le même phénomène de perception par l'image.

Les organismes de recherche sont généralement placés sous une double tutelle. A titre d'exemple, l'INRA est à la fois sous la tutelle du ministre de la Recherche et celle du ministre de l'Agriculture. De même que l'INSERM est à la fois sous la tutelle du ministre de la Recherche et du ministre de la Santé. Cette double tutelle vient du fait que la recherche a des implications, des formes et des centres d'intérêts divers, et qu'il est préférable d'associer les efforts ministériels sur de tels sujets.

S'agissant du groupe d'experts européens, je ne voudrais pas que l'on se méprenne sur l'initiative que j'ai fait adopter le 16 novembre. Cette initiative vise à mettre, à la disposition du Conseil des ministres de la Recherche et de la Commission, c'est-à-dire au niveau le plus politique, un groupe d'experts qui permette de faire très précisément le bilan des recherches effectuées dans chacun des Etats européens, d'assurer une communication plus forte des recherches en cours d'Etat à Etat, et de préciser les actions à amplifier ou les actions nouvelles à engager.

D'autres groupes d'experts européens, travaillant sur ces sujets, existaient déjà auprès de la Commission, mais étaient plutôt ciblés projet par projet. Je vous rappelle que 54 projets sont actuellement financés par l'Union européenne. Peut-être manquait-il une vision plus générale de l'ensemble des recherches menées. C'est pourquoi nous avons voulu un groupe d'experts européens qui joue un rôle de coordination et qui puisse faire des comparaisons entre les résultats obtenus dans les différents Etats membres et indiquer les pistes à développer.

Il n'existe pas de structures véritablement analogues au groupement d'intérêt scientifique français dans les Etats membres de l'Union européenne . Le Royaume-Uni a mis en place, en 1988, un comité interministériel d'experts sur les ESST qui est l'exact équivalent de ce que la France a créé en 1996, à savoir le comité interministériel d'experts, dirigé par M. Dormont. Ces deux comités analogues, britannique et français, ont d'ailleurs tenu des réunions conjointes, la première le 6 février 1997 à Paris, la seconde le 22 septembre 1998 à Londres, qui avaient pour but d'échanger des informations. Le Royaume-Uni et la France ont une dynamique scientifique commune. Mais aucun pays autre que la France n'a créé cette forme d'organisation de la synergie que nous avons réalisée avec le GIS.

Concernant la confrontation des recherches menées dans chaque pays, les scientifiques ont une grande habitude de l'international. Pasteur disait que la science n'a pas de patrie ; la science n'a pas cet instinct naturel des frontières qui marque éventuellement d'autres activités. Les scientifiques sont tout à fait accoutumés à communiquer entre eux, par-delà les frontières, au-delà même de l'Europe. Il est important, notamment sur ces maladies à prions, de communiquer non seulement avec des pays européens comme le Royaume-Uni, mais aussi d'engager des dialogues et des échanges avec le Canada, les Etats-Unis, le Japon. L'Europe peut sembler parfois un peu vaste pour certains sujets, mais s'agissant de la science, la dimension est plutôt mondiale que continentale. Les frontières s'ouvrent nécessairement s'agissant de recherche, notamment grâce au système de communication par l'Internet qui efface la notion de frontière.

M. le Président : Nous vous remercions.

Audition de M. Bernard KOUCHNER,
ministre délégué à la Santé auprès
du ministre de l'Emploi et de la Solidarité

(extrait du procès-verbal de la séance du 25 avril 2001 )

Présidence de M. Michel Vergnier, Rapporteur

M. Bernard Kouchner est introduit.

M. le Président lui rappelle que les dispositions législatives relatives aux commissions d'enquête lui ont été communiquées. A l'invitation du Président, M. Kouchner prête serment.

M. le Rapporteur : M. le ministre, votre expérience nous semble précieuse pour apprécier la manière dont la crise de l'ESB a été traitée sous l'angle spécifique de la santé publique. A cet égard, on constate que les périodes où la santé est confiée à un ministre de plein exercice sont rares. Les questions de santé publique ont une forte composante interministérielle. N'auraient-elles pas davantage de force si elles étaient portées par un membre du Gouvernement ayant rang de ministre autonome ?

L'affaire de la « vache folle » a montré que les questions de sécurité sanitaire des aliments relevaient très largement des compétences du ministère de l'Agriculture et de la direction générale de la concurrence et de la consommation et de la répression des fraudes (DGCCRF) au ministère des Finances ; elle n'est devenue que trop tardivement une question de santé publique, avec l'annonce de victimes humaines en 1996, puis la création et la montée en puissance de l'agence française de la sécurité sanitaire des aliments (AFSSA).

M. Bernard KOUCHNER : Je partage votre sentiment. J'ai été précédemment ministre de plein exercice en charge de la santé et, en plus de l'action humanitaire, dont je me demande pourquoi elle a été supprimée. Je ne comprends pas non plus pourquoi les ministres de la santé de la Communauté européenne se réunissent si peu souvent à propos des farines animales et de la maladie de Creutzfeldt-Jakob. Le Conseil Agriculture se réunit tous les mois, le Conseil Santé se réunit tous les six mois ! Je proteste depuis dix ans. Les Belges, qui vont bientôt présider l'Union européenne, sont d'accord avec moi pour dire que cette énorme machine est impossible à bouger. La santé reste le parent pauvre.

Pourtant, l'opinion publique européenne place la préoccupation de santé au premier rang et estimerait normal que l'on se concerte, que la recherche soit harmonisée et que les considérations de santé publique qui nous intéressent directement soient prises en compte par l'Union européenne.

J'ai été responsable de la santé publique dans ce pays, de 1992 à 1993, de 1997 à 1999 et en 2001. J'ai vu arriver les maladies à prions qui sont devenues une priorité pour le ministère de la Santé avec la description des premiers cas iatrogènes - c'est-à-dire provoqués par les médicaments -  de la maladie de Creutzfeldt-Jakob.

Les formes cliniques de la maladie sont les suivantes :

. La MCJ sporadique : elle a été décrite dès 1921. Il y a 80 à 90 cas par an, soit 1,6 cas pour 1 million d'habitants par an dans notre pays. L'incidence en est stable.

. Les formes familiales d'origine génétique. Elles sont rares ; nous en connaissons 62 cas depuis 1992.

. Les formes iatrogènes : 84 cas, dont 78 décès sur les 1 000 enfants potentiellement contaminés par l'hormone de croissance extractive entre 1983 et 1985 en France. Ces enfants présentaient des problèmes de petite taille, de nanisme. C'est avec la première description de cette maladie que le ministère de la Santé s'est trouvé concerné. L'hormone de croissance extractive traitée par de l'urée pour diminuer l'infectiosité a été remplacée par une hormone de synthèse dès 1988. Il n'y a plus d'hormone extractive de provenance douteuse.

On note plusieurs dizaines de cas mondiaux de maladie de Creutzfeldt-Jakob après utilisation de la dure-mère (tissu constituant l'enveloppe du cerveau et utilisé en neurochirurgie, stomatologie, ORL, radiologie interventionnelle). Près de 35 cas ont été recensés au Japon. Quelques cas mondiaux survenus après utilisation d'instruments neurochirurgicaux contaminés ou d'électrodes d'électroencéphalogramme ont été publiés. La littérature spécialisée rapporte deux ou trois cas mondiaux après des greffes de cornée.

On ne connaît pas de cas de transmission verticale démontrée (mère-enfant), ni par transfusion, l'étude européenne BIOMED en témoigne. Dès les années 90, et particulièrement en 1992-1993, nous avons pris des mesures de santé publique en France, d'abord avec le renforcement de la surveillance et ensuite avec la prévention du risque iatrogène. Un réseau de surveillance multidisciplinaire a été mis en place dès 1992 avec la mise en place d'un réseau INSERM de neurologues et biologistes.

Le Centre national de référence de la MCJ iatrogène (le CHU de La Pitié) a été créé et la déclaration est obligatoire depuis 1996 pour les encéphalopathies spongiformes subaiguës transmissibles (ESST). Ce réseau a été coordonné par l'Institut de veille sanitaire créé depuis avec l'unité 360 de l'INSERM, les DDASS, les neurologues, le CEA. Le réseau français est également intégré dans une action concertée européenne (Biomed).

Quant à la prévention du risque iatrogène, les mesures ont été prises au fur et à mesure de l'évolution de nos propres connaissances scientifiques. Elles ont concerné tous les risques connus, avérés ou théoriques, et se sont appuyées à chaque fois sur les avis d'instances telles que le Conseil supérieur d'hygiène publique de France, le Comité interministériel sur les ESST dirigé par le Dr Dormont ou les agences, dont celle que vous avez citée : l'agence de sécurité sanitaire des aliments (AFSSA).

La maladie de Creutzfeldt-Jakob devient une contre-indication au don du sang et d'organe dès 1992. L'utilisation de dure-mère a été interdite en 1994 et remplacée par du tissu de synthèse. La dure-mère était conservée au froid à côté des salles d'opération. On ne savait pas tout cela à l'époque. Des mesures spécifiques de prévention de la transmission par les instruments ont été prises en milieu hospitalier dès 1995 (circulaire de la Direction générale de la santé et de la Direction des hôpitaux en décembre 1995).

La sécurité sanitaire du médicament a été prise en compte avec l'évaluation au cas par cas du risque d'ESB depuis 1991. Ce fut la tâche de la Direction de la pharmacie et du médicament, que nous avons transformée depuis en Agence de sécurité sanitaire des produits de santé (AFSSAPS). Le transfert de la majorité des techniciens de la Direction de la pharmacie et du médicament s'est fait vers l'agence de sécurité sanitaire à Saint-Denis. Ont été retirés tous les médicaments contenant des lyophilisats ou des tissus suspects à notre connaissance à l'époque, mais très largement au-delà de nos connaissances : l'extrait de foie de bovin, de testicules de taureau, d'hypophyse et de surrénales utilisés comme fortifiants par voie injectable. Nous avons également retiré des pharmacies, à l'issue d'un long combat, les petits pots pour bébé contenant des tissus à risque.

L'interdiction des matériaux à risque spécifiés s'est faite en 1992, 1996, 1997. A l'époque, les rapports entre l'Agriculture et la Santé n'étaient pas faciles. Ce n'est plus du tout pareil aujourd'hui où nous travaillons ensemble. Il y avait une rivalité culturelle, une tradition d'opacité ; les médecins et les vétérinaires ne se parlaient pas. Dans les départements, il était difficile de travailler ensemble en 1991, d'autant qu'aucune raison affichée ne le justifiait. Nous avons fait un embargo dès 1990 sur les produits bovins d'origine britannique, qui fut difficile à obtenir.

En 1996, nous avons substitué progressivement aux dérivés d'origine animale des dérivés végétaux. La certification européenne pour les médicaments contenant des gélatines d'origine bovine, opposable depuis mars 2001, nous a amenés à revoir tous les dossiers d'autorisation de mise sur le marché (AMM). De nombreuses suspensions d'AMM sont maintenant possibles. La gélatine entre dans la composition de la capsule de nombreux médicaments et nous ne savons pas encore comment la remplacer.

Enfin, nous avons pris des mesures de sécurité sanitaire et de précaution vis-à-vis des produits sanguins :

- exclusion des malades atteints de maladie de Creutzfeldt-Jakob dès 1992 ;

- en 1994, rappel systématique des dérivés du sang issus d'un donneur développant ultérieurement la maladie de Creutzfeldt-Jakob ; la France est le seul pays au monde à avoir adopté cette disposition ;

- en 1997, nous avons ajouté l'exclusion des donneurs à risque (antécédents familiaux, traitement par hormones extractives, neurochirurgie, transfusés, greffés) ;

- en 1998, nous avons repris la déleucocytation des produits sanguins labiles et interdit le plasma d'origine britannique. Appelée aujourd'hui leucoréduction, cette technique est certes une précaution extrême, mais elle ne fait pas disparaître les leucocytes même si elle les réduit considérablement. Cela nous a coûté très cher. Nous sommes le seul pays au monde à le faire ;

- depuis décembre 2000, les dons des personnes ayant séjourné plus d'un an en Grande Bretagne entre 1980 et 1996 ont été exclus ;

- en avril 2001, ont été mises en place la leucoréduction des plasmas destinés au fractionnement, ainsi que la nanofiltration des médicaments dérivés du sang avec information des prescripteurs pour le respect strict des indications des produits sanguins.

Nous avons également renforcé la sécurité sanitaire des greffes avec l'exclusion des donneurs à risque (1992 et 1996) et l'interdiction des greffes de dure-mère, de tympans et de rochers.

Pour la sécurité des dispositifs médicaux, nous avons évalué les risques dès 1996, vérifié les procédures de désinfection, développé du matériel à usage unique comme les pinces à biopsie digestive. Ces mesures se révèlent très coûteuses. La directive de désinfection dans les hôpitaux va nous coûter près d'un milliard de francs cette année (marquage CE ; traçabilité ; retrait de matériels réutilisables considérés comme à risque : pinces à biopsie digestive en mai 2001). Il y a des problèmes avec les endoscopes, pour lesquels nous ne sommes pas absolument sûrs que la désinfection prescrite actuellement soit totalement efficace. Nous ne pouvons qu'adapter nos directives à chaque fois que des progrès sont accomplis.

J'en arrive maintenant à l'ESB décrite en 1986 et qui a très longtemps été considérée comme une maladie animale, facile à éradiquer et concernant essentiellement la Grande-Bretagne. L'ESB a probablement toujours existé avec des cas sporadiques et rares. Il faut se rappeler que la première description vétérinaire d'un « cas de tremblante chez un b_uf » a été faite en 1882 dans une revue vétérinaire de Toulouse. L'incubation moyenne est de 5 ans.

L'ESB a été considérée initialement comme une maladie animale, fort proche de la tremblante du mouton, connue depuis trois siècles et n'ayant pas de conséquence mise en évidence pour la santé humaine, encore aujourd'hui. L'apparition de la maladie chez le b_uf a été considérée comme un transfert de la tremblante du mouton. Le suivi des épizooties et la sécurité des denrées animales et alimentaires était juridiquement du ressort exclusif du ministère de l'Agriculture. Cette situation a prévalu jusqu'au début 1996 date à laquelle est intervenue la description du nouveau variant de la maladie de Creutzfeldt-Jakob et de son lien avec l'ESB.

Lorsqu'un nouveau variant fut décrit, on a considéré qu'il s'agissait officiellement d'une affaire qui concernait au moins autant la santé humaine que la santé animale. Lorsque des mesures étaient prises à titre de précaution - dont certaines à l'initiative du ministère de la Santé - pour éviter la propagation de la maladie chez l'animal et la contamination humaine, la culture ambiante considérait que l'ensemble concernait les Consommateurs et l'Agriculture, mais surtout l'Agriculture. A présent, cela a beaucoup changé : jusqu'à l'abattoir, cela concerne l'Agriculture ; après l'abattoir, cela concerne la Santé. Nous travaillons maintenant ensemble sans beaucoup de difficultés.

L'ESB a été considérée comme un problème transitoire dès lors que son origine était identifiée :

- les farines animales de viandes et d'os (FVO) ont permis le passage d'agents infectieux lors d'une modification des procédés de fabrication des farines en Grande-Bretagne en 1982 (délipidation à l'hexane supprimée en 1982) ;

- les animaux malades ont été initialement recyclés dans le circuit des farines à un stade où l'épizootie n'était pas encore reconnue, ce qui n'a fait que l'amplifier ;

- l'importation de farines britanniques a été interdite dès 1989, quoique sans doute détournée ;

- l'utilisation de farines de viandes et d'os pour les bovins a été interdite en France depuis l'arrêté du 24 juillet 1990 interdisant les farines et poudres d'os dans l'alimentation des bovins.

L'ESB était « réservée » aux animaux, puisque non seulement on en avait détecté l'origine, mais en plus les farines étaient interdites. Les aspects « consommateurs » ou « ministère de l'Agriculture » ne nous concernaient pas puisque l'alimentation des bovins avec ces farines était interdite.

L'ESB a pu être considérée pendant de nombreuses années comme concernant le Royaume-Uni. Il n'y avait aucun signe d'épizootie en France au début des années 90 après la mise en place de la brigade nationale d'enquêtes vétérinaires (BNEV) et la décision d'abattre tout le troupeau lorsqu'un animal était atteint.

Avec la description d'un lien entre le nouveau variant de la maladie de Creutzfeldt-Jakob et l'ESB en 1996, une nouvelle menace pour la santé publique apparaît. Le premier cas a été observé en Grande-Bretagne en 1994 ; la description officielle en a été faite en mars 1996. Depuis, 97 cas ont été reconnus en Grande-Bretagne, 1 en Irlande, 3 en France. Il s'agit d'une présentation clinique très particulière avec des troubles neuro-psychiatriques pendant 6 mois, sans élément qui pourrait rattacher cette symptomatologie à une origine iatrogène comme des dépressions, des anxiétés, des apathies, des myoclonies, un délire, des dysesthésies, des douleurs, un syndrome démentiel qui s'installe avec un électroencéphalogramme qui n'est pas spécifique et un hypersignal du pulvinar à l'IRM cérébrale.

L'agent infectieux de cette nouvelle variante de la maladie de Creutzfeldt-Jakob est très différent : il est plus virulent, avec une distribution périphérique qui gagne les éléments centraux et le cerveau plus tard. Il touche d'abord les organes lymphoïdes, la rate, l'intestin, le système nerveux périphérique, le liquide céphalorachidien et vient de la périphérie vers le centre. Voilà ce qui caractérise ce nouveau variant. Sur son origine, nous n'avons que des hypothèses : viandes broyées mécaniquement, couteaux de boucherie contaminés par de la cervelle, prédisposition ou susceptibilité génétique ? L'incubation est très longue : 10 à 15 ans, certains parlent de 30 ans. Il n'y a pas de traitement. L'évolution est fatale en un an avec une moyenne d'âge très abaissée par rapport à la forme que nous connaissions avant : 29 ans avec des cas extrêmes à 12 ans.

En 2001, nous avons réagi en matière de sécurité sanitaire avec une circulaire de prévention de la transmission en milieu de soins. Le risque était défini comme une infectiosité supérieure, une distribution plus large de l'agent infectieux dans les tissus, une éventuelle distribution plus large de l'agent dans la population. Les mesures ont consisté à garantir un haut niveau de sécurité et d'efficacité des soins par stérilisation des dispositifs médicaux, avec les meilleures techniques reconnues comme inactivants les ATNC, une amélioration des conditions de désinfection des endoscopes, une traçabilité, un renforcement de l'utilisation des matériels à usage unique lors de contacts avec des tissus à risque. Ces mesures ont été prises après validation scientifique par le comité Dormont, l'avis de l'OMS et celui des experts dont nous disposions.

Nous avons mis en place une politique d'assurance qualité en stérilisation et dégagé des crédits importants (652,5 MF), des efforts étant consentis par les établissements privés, qui, après avoir reçu nos circulaires, se disaient incapables de prendre en charge tous ces éléments de désinfection. C'était plus facile dans le public. Nous avons dû aider aussi les établissements privés. Nous avons pris des mesures d'accompagnement des malades (circulaire 03/2001) en procédant à l'information des professionnels de santé pour les aider à faire le diagnostic et à orienter les malades. Une cellule nationale de référence pour les professionnels a été créée afin de renforcer la connaissance des équipes soignantes dans la maladie et sa prise en charge. Nous avons émis des recommandations pour assurer des soins de qualité et améliorer la vie quotidienne des malades et des familles : filière de soins, hospitalisation à domicile, sur laquelle nous avons beaucoup insisté, soins palliatifs.

Une prise en charge médico-sociale a été assurée : aides financières d'urgence, aides sociales et fiscales, relations avec les services sanitaires et sociaux et accompagnement psychologique pour l'entourage. En dehors de toutes ces mesures dépendant du ministère de la Santé, nous avons suivi avec une extrême attention tous les dossiers relevant de l'Agriculture, des Douanes, de la Consommation ou de l'Environnement et concernant le dossier ESB.

Je pourrais encore vous parler des ovins, des caprins, de la farine chez les poissons, des cas NAIF (nés après l'interdiction des farines animales de 1990) ou super NAIF (nés après le retrait des MRS en 1996). Je suis inquiet devant les problèmes environnementaux soulevés par le rapport de l'AFSSA publié le 10 avril 2001. Il existe un risque de persistance de l'agent prion dans le sol, jusqu'à 3 ans selon des expériences. Nous devons obtenir plus d'informations scientifiques sur ce sujet controversé. Il faut régler au plus vite le problème du traitement des boues et de l'épandage des déchets liquides, l'utilisation d'eaux potentiellement à risque en agriculture. Je suis très attentif à la qualité de l'eau de boisson. Nous devons avancer rapidement dans ce domaine avec tous les départements ministériels concernés. Mes services s'y emploient.

Nous devons réfléchir au problème du remplacement des 400 000 tonnes de farines animales et des 270 000 tonnes de graisses, du stockage complexe, mal ressenti par les riverains, et de celui de la destruction, avec des risques de pollution (dioxines). Il faut réfléchir au remplacement des farines animales par des protéines végétales, en évaluant les conséquences pour la santé. Personnellement, je n'ai pas peur des OGM, mais il faut que nous soyons documentés. Il y a un risque chimique de contaminants, de mycotoxines, un risque biologique avec les OGM, les bactéries, les allergènes. Il y a également un risque de baisse de la qualité de la viande et d'une conservation de moins bonne qualité avec oxydation, rejets de phosphore, de métaux, d'ammoniac.

Il reste des mesures importantes à prendre :

- S'assurer de la mise en _uvre effective et complète des mesures déjà prises. Cet aspect est capital. On envoie une circulaire et on prend des mesures, mais il est difficile ensuite de suivre ce qui se passe dans chacun des établissements. Les experts de l'AFSSA ont souligné l'importance de ce point.

- Audit des installations et des circuits de l'alimentation animale, transparence des contrôles vétérinaires et douaniers, mise en place d'indicateurs de suivi, harmonisation communautaire urgente et indispensable.

- Maintenir l'interdiction des farines et des graisses. Je me réjouis de la récente décision de la Commission européenne de prolonger la mesure de suspension des FVO, mais je ne suis pas sûr que ce ne soit pas une manière de nous habituer à reprendre un jour l'utilisation de ces farines. Il s'agit peut-être d'une réutilisation des farines infectantes, non chez les ruminants, mais chez le porc. Je suis sûr que nous n'aurions pas raison de le faire.

- S'agissant du traitement de ces farines, il convenait de mettre en _uvre une température de plus de 130 degrés sous une pression de 3 bars. Les vérifications montrent qu'à l'intérieur des amas de farine, la température n'atteint pas 130 degrés.

- Nous avons à réfléchir sur les phosphates bicalciques et les gélatines Nous avons saisi le comité Dormont. Nous ne savons pas remplacer dans les 3 ans qui viennent les gélules qui enrobent les médicaments.

- Suivre attentivement les conséquences nutritionnelles et environnementales du remplacement des farines animales par des produits végétaux.

- Sécuriser les rejets liquides et améliorer la qualité de l'eau et des sols : fertilisants, épandage, points de captage d'eau à proximité des stations de traitement.

- Surveiller de façon stricte le risque « ovins ». N'oublions pas la dernière directive, sur laquelle nous n'avons pas encore pris de véritable décision. L'agent de l'ESB est-il passé aux ovins et caprins ? La réponse n'est pas connue. Comment le détecter ?

- Comment éviter une éventuelle transmission à l'homme ? C'est une question majeure pour le ministère de la Santé.

Je ne suis pas spécialement pessimiste ; je suis pour la pédagogie du risque. De retour du Kosovo, je considère que les efforts faits pour les trois cas de maladie de Creutzfeldt-Jakob - même si je les déplore - sont disproportionnés. Je pense qu'il faut informer et ensuite laisser les gens choisir. J'ai signé aujourd'hui avec mes collègues de l'Education nationale, de l'Agriculture, et avec des associations de consommateurs une lettre commune pour que les écoles reprennent largement dans les cantines l'utilisation des viandes qui ne nous semblent pas à risque.

Parmi les activités de soins, l'endoscopie est un problème considérable. Les endoscopes coûtent horriblement cher, mais ils sont un apport considérable dans le diagnostic du cancer comme des saignements digestifs. Si l'on doit retirer les pinces à biopsie et les lentilles de contact d'essai, si l'on doit sécuriser encore plus les produits dérivés du sang et les greffes, il faut faire savoir aux citoyens qu'il faudra payer plus.

Nous avons réagi très vite. A l'époque, nous passions pour des fous. En 1992, retirer les petits pots d'aliments pour bébé des pharmacies n'était pas facile. Nous avons vraiment porté attention à tous les produits, et particulièrement les produits sanguins, dans les années 1992-1993. Mme Veil et M. Douste-Blazy ont fait de même ensuite. C'est en 1996 que la préoccupation a concerné le ministère de la Santé au premier chef.

M. le Rapporteur : Pour revenir sur ces années 1991-1992, vous disiez que vous étiez passés pour fous en retirant un certain nombre de choses, notamment les petits pots pour bébés dans les pharmacies. A ce moment-là, quelle était la motivation ? Craignait-on déjà une transmissibilité de l'ESB à l'homme ? S'agissait-il déjà, avant la lettre, du principe de précaution ?

M. Bernard KOUCHNER : Nous ne pensions pas encore à la transmission d'une maladie animale à l'homme. Il s'agissait des conséquences néfastes et tragiques, pour les familles et pour les enfants, de la maladie de Creutzfeldt-Jakob par les hormones de croissance extraites de l'hypophyse. C'est cela qui avait attiré notre attention. Nous avions constaté que certains enfants étaient traités par l'hormone de croissance extractive dont les circonstances d'extraction n'étaient pas parfaites, mais personne n'y avait pensé. Un certain nombre de ces hormones extraites des hypophyses provenaient de pays de l'Est - Hongrie, Tchécoslovaquie, Roumanie - où les mesures d'hygiène n'étaient sans doute pas comparables aux nôtres.

On ne comprenait pas à l'époque. Je me souviens avoir reçu les familles de ces enfants. Nous pensions que tout ce qui contenait des éléments douteux devait être retiré. Il y avait aussi cette épidémie en Grande-Bretagne chez les animaux. Les extraits d'animaux provenaient généralement de testicules pour « donner de la force ». C'était ridicule, mais tous ces médicaments avaient reçu une autorisation de mise sur le marché (AMM).

Notre attention a été attirée et par l'hormone de croissance et par le fait qu'une maladie touchait les bovins. Pourquoi avait-on accepté une AMM pour des médicaments comme des fortifiants qui ne servaient à rien ? Nous n'avons pas eu d'état d'âme à en retirer un maximum. Avec notre direction des médicaments et de la pharmacie, nous avons passé au crible et retiré un nombre très important de produits. Ce n'était pas facile, parce que cela représentait des risques de chômage dans des laboratoires français dont c'était la spécialité. Je me souviens de certaines ampoules contenant de l'extrait de c_ur de porc !

Nous ne pensions pas qu'une forme nouvelle, un nouveau variant de la maladie de Creutzfeldt-Jakob atteindrait les hommes et évoluerait de façon plus rapide. En fait, on n'avait pas pensé à la barrière des espèces. Nous aurions dû y penser, mais notre attention était attirée par l'extrait d'hypophyse humaine prélevée dans les morgues.

M. le Rapporteur : C'est une précision importante. Nous sommes toujours étonnés lorsque l'on voit les farines animales interdites en Grande-Bretagne et vendues à l'exportation. Quel est votre sentiment à ce sujet ?

M. Bernard KOUCHNER : J'avais écrit un scénario sur les trafics que j'avais imaginés. Je ne suis ni policier ni douanier et je n'étais pas en charge de la surveillance des entrées clandestines. On sait en tout cas qu'il y avait des trafiquants. Je n'en avais pas les preuves, mais on sait maintenant que des gens ont enfreint cette interdiction. A l'époque, j'étais en charge de la santé et de l'action humanitaire. Je m'indignais profondément du fait que ces farines interdites soient exportées dans les pays en développement et dans les pays de l'Est. Mon scénario portait sur des camions qui transitaient à travers l'Angleterre, la Belgique et la France pour aller vers les pays de l'Est et qui étaient interdits sur notre territoire. Je savais aussi que, dans les pays en voie de développement, en Afrique, au Moyen-Orient, les farines continuaient d'être exportées. Je trouvais cela tout à fait scandaleux, mais je n'en avais pas la preuve. A cet égard, il est assez curieux que je sois entendu par votre commission le jour même où quelqu'un est arrêté pour avoir exporté des farines interdites.

A l'époque, je voulais une position européenne commune et j'avais plaidé, dès 1999, pour l'interdiction totale des farines animales devant le Comité national de sécurité sanitaire. J'avais également réclamé à l'Assemblée nationale une agence de sécurité sanitaire alimentaire européenne. Maintenant, ils sont en train de la constituer. Nul n'est prophète en son pays.

C'est beaucoup plus facile pour la Santé de pécher par excès. Je pouvais dire tout ce que je sentais d'imparfait. On ne m'aurait jamais reproché de protéger par excès les êtres humains. A Vimy, les gens ne nous reprochent rien du tout. La santé, dans la concertation entre le ministère de l'Intérieur, la Défense et le Premier ministre, a péché par excès en décidant d'évacuer les populations. Si ce nuage avait menacé les populations, il fallait proposer plus encore. C'est pareil pour les farines animales : je demandais plus d'interdictions qu'il n'en fallait. Cela m'était plus facile, m'appuyant sur les experts et le comité Dormont qui attiraient notre attention. Je pensais qu'il ne fallait pas trop en faire et que l'on ne pouvait prétendre que nous vivions dans un risque excessif et appliquer en permanence le principe de précaution. Si l'on attire notre attention sur le risque ovin et caprin, en tant que ministre de la Santé, on doit dire qu'il ne faut plus manger d'intestin et supprimer les merguez. C'est son rôle : protéger par excès.

M. Germain GENGENWIN : Ce qui peut rassurer nos compatriotes aujourd'hui, ce sont les progrès dans la recherche sur le prion. Pouvez-vous nous dire où nous en sommes dans ce domaine ? Travaillons-nous en relation avec les Anglais qui, ayant été plus atteints, sont forcément plus en avance, et avec la recherche allemande pour mieux connaître ce « prion » et rassurer les consommateurs.

Deuxième point : il faut éliminer les farines de viande assez rapidement, même si l'on sait que le stockage peut encore durer un moment. Mais d'ici un ou deux ans, cela va nous poser d'autres problèmes. Je ne pense pas qu'avant longtemps on puisse réintégrer une partie de la farine de viande, même produite à partir d'animaux sains, dans une forme quelconque d'alimentation. Ce problème de stock de farines demeurera. Il faut trouver d'autres pistes d'élimination industrielle. Des progrès ont-ils été faits dans ce domaine ?

M. Bernard KOUCHNER : Il y a des progrès. Une mission interministérielle a été très efficace, mais le problème n'est pas simple à résoudre : pour brûler le stock considérable (400 000 tonnes) dans les cimenteries, cela va être long. La préoccupation des riverains de ces stocks est l'infiltration dans les sols. Il faut donc assurer une étanchéité absolue.

Ces questions ne sont pas de mon ressort, mais je les suis car les conséquences qui peuvent toucher à la santé me concernent. La question de l'épandage, en particulier sur les cultures maraîchères, a été soulevée par l'agence de sécurité sanitaire des aliments (AFSSA) dont je suis le créateur. Le rapport de l'Agence est très clair : il faut faire attention à ces épandages de boues et d'eau sur les cultures maraîchères. C'est peut-être excessif, mais c'est mon travail. Nous n'avons pas trouvé de solutions satisfaisantes à long terme. Cela explique mon inquiétude face à l'intention de certains pays d'Europe, qui veulent continuer à écouler leurs farines animales en poursuivant leur distribution aux animaux. Même s'il ne s'agit pas de ruminants, je reste très attentif car je doute de l'inactivation du prion. En tout cas, je doute que les tas de farines soient inactivés dans leur totalité.

Je ne peux pas répondre à la question de savoir si, un jour, lorsque l'on sera capable de procéder à une inactivation vraiment sérieuse, on pourra redonner de la farine animale à des ruminants. Pour ma part, je m'y opposerai formellement. A des porcs ou à des poulets qui mangent un peu n'importe quoi, y compris de la viande, il faudrait voir. A priori, je suis enclin à la précaution.

Pour répondre à la première partie de votre question, je rappellerai que la recherche est coordonnée au plan national par un groupement d'intérêt scientifique (GIS). Elle a reçu 170 millions de francs du ministère de la Recherche pour 2001. M. Schwartzenberg a annoncé la création d'un laboratoire supplémentaire de recherche. Les échanges scientifiques sont nombreux. L'Académie de médecine et l'Académie des Sciences ont organisé en mars 2001, avec les Anglais, les Suisses et avec M. Prusiner, prix Nobel de la discipline, trois journées d'un très grand intérêt. J'ai appris beaucoup de choses, et notamment que l'on ne savait pas grand-chose sur la réalité du risque. M. Prusiner et la communauté scientifique nous ont dit être incapables de se prononcer sur les chiffres éventuels d'atteinte de l'espèce humaine. Il faut attendre 2002-2003 pour que la projection mathématique des chiffres de l'Angleterre puisse indiquer aux épidémiologues et statisticiens une courbe qui pourrait concerner la France. Cela n'induit pas forcément un danger excessif, ni au contraire un danger moindre.

Les échanges scientifiques existent, mais vous avez raison d'évoquer l'Europe. Je rencontre d'autres ministres européens de la santé ; dans certains pays, la recherche dans ce domaine est sous la tutelle du ministère de la Santé. Elle ne l'est pas chez nous. Notre système n'a jamais été remis en question. Sans être critique pour les ministères de la Recherche ou de l'Agriculture, je trouve qu'il serait moins rigide de disposer de crédits pour la recherche dans des domaines particuliers qui nous intéressent.

Le vieillissement annoncé de l'espèce humaine entraînera des maladies dégénératives. Il faut donc prévoir plus de crédits pour ce type de recherche et l'envisager à deux au lieu de faire cavalier seul. C'est la méthode française, qui pourrait être plus souple, mais qui fonctionne bien.

En revanche, les échanges européens ne sont pas suffisants ; il paraîtrait normal aux citoyens européens que la recherche dans ces domaines soit européenne. On n'en est loin ! Je l'encourage vivement et nous progressons dans ce sens, même si cela reste imparfait. Dans ce domaine, comme pour le Sida, la pression des opinions publiques a été telle que les recherches ont été menées à toute allure. Il y a un fossé entre l'état des connaissances il y a encore cinq ans et celui d'aujourd'hui ! On espère toujours aller plus vite, mais franchement, cela va déjà très vite.

M. François PERROT : Vous avez abordé tout à l'heure les liens entre les bovins et la tremblante du mouton. J'ai senti dans vos propos une certaine idée de cette transmission aux ovins évoquée par l'AFSSA dans un avis récent et qui nous a tous interpellés. Pouvez-vous revenir sur ces liens entre les ovins et les bovins ? Pourrions-nous avoir des informations sur le premier cas de cette nouvelle maladie que l'on suppose située en Angleterre ? Nous avons rencontré des Anglais qui nous ont confirmé que le premier cas avait été révélé là-bas.

M. Bernard KOUCHNER : J'ai lu la description du premier cas parce que cela m'intéressait, mais ce n'est pas mon domaine. J'ai constaté qu'auparavant, des troupeaux étaient atteints de tremblante du mouton. Mais il y avait une telle différence d'époque : c'était une maladie commune et on ne détruisait pas tout le troupeau. On ne songeait pas à la transmission humaine et le troupeau, bon an mal an, continuait d'être nourri dans les pâturages et était vendu. La réputation était clairement établie : pas de transmission à l'homme. D'ailleurs, pour le moment, nous en restons là pour la tremblante du mouton : il n'y a pas transmission à l'homme.

La première description de tremblante du bovin était intervenue sans que l'on se pose la question de la transmission. Cette notion est très nouvelle. Dans le cas de la fièvre aphteuse, il n'y a que de rares cas de transmission à l'homme. Mais si c'est très rare, cela peut donc exister. C'est très bénin et cela peut être traité. Nous étions pendant très longtemps cantonnés au dogme.

Tout comme vous, j'ai été très intéressé par la publication de cet avis récent de l'AFSSA. Que fallait-il faire ? Y a-t-il un agent de la maladie de l'ESB chez les moutons ? Est-il induit - s'il existe - par l'utilisation de farines animales ? Un programme de recherche est en cours avec l'AFSSA. Mais qu'en savait-on ? Etait-ce l'agent de la tremblante qui était passé chez les bovins ? Est-ce l'agent bovin qui avait été transmis par les farines aux ovins ? On n'a pas encore de réponse à ces questions.

Dès le début, nous avons réfléchi à l'utilisation éventuelle des intestins, en particulier pour l'enveloppe des merguez, très largement consommées en France. Etait-ce une précaution excessive de penser à un éventuel passage chez l'homme, par des moutons qui n'ont pas la tremblante, mais par la pellicule qui provient des intestins ? Cela paraissait fort singulier ! Pourtant, il était nécessaire d'attirer l'attention des autorités sur ce point, et nous l'avons fait. Il n'y a pas de conséquences directes aujourd'hui, mais nous continuons à réfléchir pour avoir une position commune des ministères de la Santé et de l'Agriculture.

On sait maintenant que l'agent infectieux vient davantage de la périphérie, par ingestion alimentaire, dans les intestins, dans les ganglions intestinaux, dans le tissu lymphoïde pour remonter ensuite vers le cerveau. En quelques années, cela atteint le tronc cérébral. Il y a des tests dont on souhaite qu'ils soient plus rapides. Faut-il pour autant affoler les populations ? Je ne le crois pas, mais il faut considérer que cette maladie est encore très largement inconnue ; c'est pourquoi toutes ces précautions peuvent apparaître excessives. C'est seulement lorsque nous serons complètement documentés sur la façon dont les hommes ont été atteints que l'on pourra regretter l'excès. Pour le moment, nous ne le pouvons pas. C'est dur à dire. Ces deux cas transmis par le couteau dans le village anglais sont isolés. On ne savait rien, il n'y avait pas eu désinfection, ni de précaution.

C'est un sentiment très difficile : dans les réunions interministérielles, je dois toujours défendre la précaution. Or, je ne suis pas du tout un homme de précaution ; je pense que la vie sans risques est une vie sans intérêt. Mais il faut que les risques soient calculés, documentés, choisis. Or, en l'espèce, ils ne sont pas choisis, parce qu'on ne connaît pas, on n'est pas documenté. En attendant, nous ne pouvons pas nous passer du principe de précaution, que je ne voudrais cependant pas voir transformé en un syndrome de précaution, en une espèce de psychopathologie de la précaution.

Je ne sais pas répondre précisément à la question de savoir si la tremblante du mouton est passée au b_uf. Est-ce plutôt au contraire parce que les farines animales ont été utilisées chez les ovins et les caprins alors qu'elles étaient interdites ? Je pense que l'on doit considérer que, même interdites, elles ont été utilisées dans certains élevages. Certains éleveurs en charge d'élevages absolument sains dont les animaux sont en montagne et où tout va bien trouvent tout cela excessif. Je les comprends. Il est difficile de répondre à votre question.

Mme Danielle BOUSQUET : Avez-vous le sentiment que, dans les années 1991-1992, toutes les précautions qui devaient être prises l'ont été ? Certaines mesures auraient-elles pu être mises en _uvre, qui ne l'ont pas été pour diverses raisons ?

M. Bernard KOUCHNER : Si je me replace dans le contexte de l'époque, je ne vois pas ce que nous aurions pu faire d'autre en matière de santé. Peut-être étendre les mesures de précaution ? Peut-être contrôler ? Etendre à qui et à quels médicaments qui nous auraient échappés ? Je n'en sais rien. Sur le sang, nous ne savions pas comment inactiver ou le rendre moins dangereux. On n'est même pas sûr de la transmission par le sang ; nous en avons parlé avec M. Prusiner, le prix Nobel, l'homme le mieux documenté sur le prion, lors de la réunion à l'Académie des sciences. Le commissariat à l'énergie atomique (CEA) parlait d'un test sur le sang. Nous leur avons demandé s'ils étaient sûrs d'une transmission par le sang. Ils nous ont répondu que non, mais que cela pouvait être transmis par un agent qui pourrait être potentiellement plus infectieux. Tout cela est peu documenté. On ne sait rien, on doit considérer que cela peut éventuellement être transmis par le sang. Qu'aurait-on pu faire de plus ?

M. Germain GENGENWIN : Ne plus manger de viande du tout !

M. Bernard KOUCHNER : Même pas ! Car la transmission pourrait se faire néanmoins. Quand on fait des injections intracérébrales et que l'on transmet la maladie, on peut se demander par quoi c'est transmis. En tout cas, tout ce que l'on peut dire maintenant sur la viande rouge, c'est qu'elle n'est, à ce stade, pas contaminante. Au contraire, on doit en manger. Je viens de signer la lettre pour que les cantines scolaires en reprennent un peu plus largement, si toutes les précautions sont respectées, si la découpe est conforme aux précautions élémentaires.

Qu'aurait-on pu faire ? Vérifier si l'interdiction des farines animales était effective. Certains éleveurs m'ont dit qu'il n'était même pas marqué « protéines animales » sur les emballages d'aliments pour animaux. Aurions-nous dû être plus attentifs à cela ? Sûrement !

S'agissant du cas « super NAIF », ce bovin né après 1996, pourquoi a-t-il été contaminé ? En dehors des farines animales, cela pouvait-il venir du sol ? Y a-t-il eu transmission de la vache au veau ? On pense - il faudrait interroger l'Agriculture et l'AFSSA - que c'est encore une fois des reliquats de farines animales qui ont été utilisés sans que l'éleveur le sache.

M. le Rapporteur : Concernant le « super NAIF » né en août 1997, on évoque aussi les graisses qui peuvent être d'origine bovine introduites dans les lactoremplaceurs. Aujourd'hui, quelles sont les graisses qui sont d'ores et déjà interdites ? Vous avez évoqué l'incinération des graisses. Peut-il y avoir des rejets de dioxine ?

M. Bernard KOUCHNER : Il est né en août 1997, alors que la sécurisation a été faite en juillet 1996 avec la suppression des matériaux à risque spécifiés. Il a été détecté par test systématique tels qu'il est réalisé depuis janvier 2001 chez tous les bovins de plus de 30 mois. Les vétérinaires émettent l'hypothèse d'une contamination par des lactoremplaceurs ou par une importation de farines non sécurisées. D'autres pays comme l'Allemagne, l'Espagne, la Suisse, ont rapporté des cas de super NAIF.

Le renforcement de la sécurité à 133 degrés sous pression de 3 bars n'est pas parfait dans les immenses fours où l'on fait brûler les farines. Quant aux suifs et aux graisses, il faut les supprimer ! Nous nous y employons. Nous avons un programme pour que l'utilisation des suifs soit supprimée. Cela concerne les produits cosmétiques que l'on avait déjà supprimés dès 1992, mais pas pour les mêmes raisons. C'est assez facile à faire. Nous allons le faire.

Mais pour la gélatine, ce n'est pas possible actuellement. Nous n'avons pas de système de remplacement pour les gélules. Il faudrait transformer toutes les formes galéniques, en particulier pour les antibiotiques. Mais le rapport bénéfice-risque est en faveur de l'antibiotique. Cela indique-t-il un certain pourcentage de risque pour que le prion se retrouve dans la gélatine, qui a constitué l'enveloppe des gélules d'antibiotiques ? Franchement, on ne peut jamais s'arrêter dans ce domaine. Certes, il faudra la remplacer. Pour le moment, on étudie un certain nombre de systèmes. Les firmes pharmaceutiques nous ont dit que ce n'était pas possible avant deux ou trois ans.

M. le Rapporteur : Une personne auditionnée précédemment nous disait que si l'on voulait respecter le principe de précaution à l'extrême, on commencerait par ne plus consommer d'aspirine.

M. Bernard KOUCHNER : Cela dépend des formes. Il y a des formes effervescentes micronisées formidables. Bien sûr, on ne devrait pas consommer d'aspirine, parce que cela fait des trous dans l'estomac. Il y a toujours un rapport bénéfice-risque. Je ne me risquerai pas à dire - bien que je le pense - que nous péchons plus par excès de précautions que par laxisme. Comme nous ne sommes pas sûrs, dès que ce sera documenté, il faudra le dire. Je m'attache dans ce ministère, et je l'ai dit dans la présentation des priorités de santé publique, à la pédagogie du risque.

Je ne souhaite pas que l'on vive dans une société surprotégée, et que l'on s'étonne, après, des violences. Je crois qu'il faut pouvoir choisir son risque, et donc, pouvoir le documenter. Mais cela demande une connaissance qui n'est pas encore suffisante.

M. le Rapporteur : Vous nous indiquiez être assez satisfait du fonctionnement interministériel, après une période où, semble-t-il, le cloisonnement l'emportait sur la coordination. Le Dr Dormont nous disait que, pour ce qui était de la santé, tout avait été fait dans les normes, mais il avait été plus réservé pour les versants agricole et vétérinaire, justement parce qu'il n'y avait pas une transversalité suffisante.

Vous avez fait vous-même des propositions qui ont été suivies d'effets. On a aussi parlé de l'agence européenne. On a découvert, avec quelque crainte, que la première préoccupation européenne était d'en choisir le lieu d'installation et que cela risquait de prendre du temps. Il nous paraît dérisoire que l'on perde du temps à choisir le lieu du siège de l'Agence européenne, alors qu'il y a d'autres urgences. Quelles autres recommandations feriez-vous ?

M. Bernard KOUCHNER : Pour moi, la santé publique est devenue une préoccupation essentielle. Les Allemands nous ont précédés. Il y a des rapprochements nécessaires avec les consommateurs et avec l'environnement. Je me réjouis de voir qu'en France ces rapprochements ont été mis en _uvre dans les agences, comme l'agence de sécurité sanitaire des aliments. C'est un grand progrès.

Je suis d'ailleurs très heureux que l'AFSSA travaille majoritairement avec le ministère de l'Agriculture, qui a des demandes permanentes à lui adresser. Je ne prétends pas du tout que l'on crée un grand ministère santé-agriculture, alors que la création d'un ministère santé-environnement me paraîtrait intelligent, sinon évident. Les Allemands s'en rapprochent ; d'autres l'ont fait : santé-consommateurs, santé-environnement.

Parmi les risques, il y a celui de mourir. Sans vouloir être méchant, je peux vous le prédire ; mais nous vivons de mieux en mieux et plus vieux. Les risques sont ceux de la consommation et de l'environnement. La préoccupation croissante des populations en matière de santé sera tournée de plus en plus vers la consommation et vers l'environnement. Il me semble évident qu'un ministère moderne doit rassembler la Santé et l'Environnement. Si le progrès doit s'inscrire quelque part, c'est là.

D'autre part, l'Europe doit travailler avec beaucoup plus d'allant à la coordination des ministères et il faut absolument que l'Union européenne prenne en charge la santé beaucoup plus qu'elle ne le fait. Certes, le traité d'Amsterdam a fait avancer les choses. On se préoccupe de recherche, de campagnes d'information sur le cancer. Ce n'est pas assez ! Je ne dis pas qu'il faut donner plus d'autorité à la Commission, mais il faut plus de travail commun des ministères européens de la Santé et de l'Environnement, avec des directives données à la Commission. Je ne veux pas vous parler de l'Europe fédérale. Il me paraît en tout nécessaire d'aller vers une coordination plus forte des nations européennes.

Les ministres de la Santé se rencontrent trop rarement. J'aimerais leur parler davantage. Je leur ai proposé des réunions à Paris sur de nombreux domaines, comme la toxicomanie, où nous n'avons pas de position commune, la recherche sur le cancer, où nous n'avons pas de position commune - nous avons des campagnes communes d'information, mais ce n'est pas assez -, les systèmes de prise en charge de la santé publique. Les nations sont très jalouses de leur système de santé. Au demeurant, nous avons le meilleur, d'après l'OMS. Il n'y a pas assez d'Europe. Souvenez-vous la crise de la dioxine, de toutes ces crises ! La position européenne s'impose, la démarche européenne, les directives européennes, l'harmonisation européenne. Ce n'est pas être révolutionnaire que de demander plus d'Europe dans ce domaine.

Avec le ministère de l'Agriculture, les choses vont maintenant beaucoup mieux. Nos positions sont prises en considération. La culture des médecins et celle des vétérinaires ne sont pas encore suffisamment en harmonie. Mais, naguère, ils ne se rencontraient jamais. Dans les DASS, les travaux en commun n'étaient pas faciles. Maintenant, cela va mieux.

M. le Rapporteur : Vous avez parlé de la consommation. Pensiez-vous à la sécurité alimentaire ?

M. Bernard KOUCHNER : Je pensais au rapport entre la consommation et la santé, c'est-à-dire à la sécurité sanitaire des aliments. On parle beaucoup de mondialisation, mais pas assez dans le bon sens. Les démarches communes sont indispensables. On parle toujours de nos difficultés et des dangers encourus dans nos pays riches et nantis. Mais parle-t-on de ceux du tiers-monde ? Parle-t-on de ceux qui meurent de faim ? Parle-t-on de ceux qui nous demandent en ce moment - il est impossible de les satisfaire - à consommer cette viande stockée dans tous les réfrigérateurs de l'Europe ? Parle-t-on de la réalité de cette immense moitié du monde qui nous considère avec des yeux incompréhensifs et ne comprend pas nos excès de précautions ? Parle-t-on de la démographie mondiale ?

Parle-t-on du vrai problème de la nourriture industrielle ? Oui, nous avons été excessifs, mais les paysans et les éleveurs n'ont pas été les seuls. Nous avons profité des produits bon marché dans les supermarchés, mais nous n'avons pas profité assez des réflexions sur la démographie mondiale. Je ne vois pas comment on nourrira demain les 10 milliards d'individus prévus si les terres arables se raréfient.

Parlera-t-on des vrais problèmes un jour ? Bien entendu, il faut une sécurité alimentaire des aliments, mais il faut des aliments pour les gens qui ne mangent pas. Allez dire aux pays du tiers-monde que le trafic qui arrivait jusqu'à eux était éventuellement nocif, et pouvait endommager leurs productions ! Ils n'en étaient pas là. Nous sommes dans une pathologie du trop plein et de l'excès. L'immense majorité du monde est dans une pathologie du manque. Cela ne veut pas dire que je ne m'attache pas à une nourriture saine. J'y suis très attentif. Ce que l'on appelle la nourriture biologique acquiert à nouveau droit de cité. On produira de manière moins industrielle et ce sera très bien.

Si l'on pouvait produire aussi pour ceux qui n'ont rien ! A cet égard, je ne partage pas les grands effrois que suscitent les OGM. Je pense qu'il faut faire des recherches. C'est de l'obscurantisme que d'aller les détruire, et la dictature de l'incompétence me pèse un peu. Je dis cela très ouvertement. Je n'ai pas peur de manger des nectarines, fruit modifié depuis longtemps. Il y a d'autres choses qui ne me font pas peur. Mais si on ne se penche pas sur ce problème, alors le tiers-monde mangera mal et il y aura à nouveau des famines. Et cela m'importe beaucoup !

Il est très curieux de revenir des pays du manque et d'arriver dans le pays du trop-plein. Je sais que ce trop-plein y est inégalement réparti. Toutes ces viandes que nous considérions avec effroi comme potentiellement contaminantes n'apparaissaient pas comme telles tout près d'ici, et pas seulement en Afrique. Dans les pays d'Europe de l'Est, il était très difficile d'expliquer tout cela. J'aimerais que les gens se parlent. L'Europe est une belle occasion et il nous faut plus d'Europe pour assurer plus de sécurité alimentaire. J'en suis sûr.

Nous n'avons pas réglé le problème des merguez potentiellement contaminantes. Il y là un choc des cultures entre la consommation des merguez par nos compatriotes musulmans et par le reste du monde. Il faudra un jour travailler avec eux. On ne peut pas leur interdire les merguez ou le mouton pour l'Aït-el-kébir. Je crois beaucoup à la transparence. C'est pourquoi j'aime beaucoup la façon dont vous travaillez. Je n'ai rien à cacher. On s'est souvent trompé ; maintenant, avec le principe de précaution, on se trompe par excès.

M. le Rapporteur : A ce sujet, nous avons d'un côté l'AFSSA, de l'autre, l'agence européenne : n'y a-t-il pas là aussi une passerelle à inventer ? Imaginons des avis non concordants entre les deux. On sait aujourd'hui que, pour prendre des décisions, on a plutôt besoin d'avis concordants. Peut-il y avoir des difficultés ?

M. Bernard KOUCHNER : Vous avez raison. C'est un danger. Dans mon esprit, l'agence européenne sera capable de prendre les décisions les moins contestées. En attendant, je crois que l'AFSSA est un modèle. Les agences que le ministère a créées sont devenues des modèles pour le reste du monde. L'agence européenne du médicament a été calquée sur notre agence et s'est installée à Londres. J'ai proposé que l'agence européenne des aliments s'installe en France.

Dans notre agence, 800 personnes travaillent d'arrache-pied. Peut-être que nous pourrions diminuer l'importance de cette agence. Il y a toujours du nationalisme dans les aliments. Je ferai une petite comparaison : il y a trois cas de maladie du nouveau variant de Creutzfeldt-Jakob en France. Quand j'étais ministre de la Santé, en 1992-1993, la listériose a tué 100 personnes en une seule épidémie ! Si un jour, nous pouvons faire cesser le nationalisme des aliments grâce à une documentation et à des décisions que l'on suivrait ou pas, ce serait bien. Il y aura peut-être une concurrence au début, mais attendons que cette agence européenne existe et puis nous verrons pour la concurrence. Il faudra équilibrer les nationalités, les experts. N'attendons pas la localisation, forcément plus politique, pour que cette agence existe.

M. le Rapporteur : Les agences doivent donner des avis, car c'est l'autorité politique qui décide. Dès lors, il faudrait prévoir une éventuelle situation de contradiction entre les ministres. Appliquerez-vous ce que vous avez dit : le principe de précaution ?

M. Bernard KOUCHNER : C'est le Premier ministre qui tranche. Nous étions parfois dans des situations de contradiction avec l'Agriculture, avec la Consommation, avec l'Environnement. C'est le Premier ministre qui a tranché. L'arbitrage se fait au niveau du Premier ministre. Dans le dernier avis de l'AFSSA à propos des ovins et des caprins, la décision n'est pas encore prise - moi, j'ai péché par excès parce que c'était normal -, c'est le Premier ministre qui tranchera.

M. René DUTIN : Monsieur le ministre, je suis heureux de vous entendre regretter qu'il y ait très peu de réunions des ministres de la santé des Etats membres. Il faudrait faire bouger les choses. Je pense que notre commission poussera en ce sens. Les experts défendent surtout leur pays. Ils ne s'occupent guère de l'Europe. Par ailleurs, je dois vous parler du cas d'une personne dont la s_ur est morte de la maladie de Creutzfeldt-Jakob. Elle n'a pu être reçue nulle part. Le rapporteur vous communiquera son dossier. Ainsi, nous lui montrerons que nous nous sommes occupés d'elle, que nous ne ferons pas comme la rencontre des ministres de la Santé.

M. Bernard KOUCHNER : La rencontre a lieu une fois par semestre. C'est insuffisant. Je pense comme vous qu'une pression de toutes les nations doit être faite pour que l'on se rencontre au moins autant que les ministres de l'Environnement, ou ceux en charge de la Consommation, par exemple. Et pourtant, si vous saviez comment une réunion des ministres européens de la santé est organisée ! Tout est fait d'avance par les experts. Vous ne pouvez pas parler des choses qui vous tiennent à c_ur. Si l'on pouvait se rencontrer, ne fût-ce que tous les deux mois, on pourrait avancer, parler des problèmes avec plus de profit pour les populations.

M. le Rapporteur : Monsieur le ministre, nous vous remercions.


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