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le 11 avril 2002

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N° 2311

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ASSEMBLÉE NATIONALE

CONSTITUTION DU 4 OCTOBRE 1958

ONZIÈME LÉGISLATURE

Enregistré à la Présidence de l'Assemblée nationale le 30 mars 2000.

RAPPORT D'INFORMATION

déposé en application de l'article 145 du Règlement

PAR LA MISSION D'INFORMATION COMMUNE
SUR LES OBSTACLES AU CONTRÔLE ET À LA RÉPRESSION DE LA DÉLINQUANCE FINANCIÈRE ET DU BLANCHIMENT DES CAPITAUX EN EUROPE (1)

Président
M.
Vincent PEILLON,

RAPPORTEUR
M.
Arnaud MONTEBOURG,

Députés.

--

TOME II
La lutte contre le blanchiment des capitaux en France :
un combat à poursuivre
Volume 2 - Auditions
Pour en faciliter la consultation en ligne, ce volume a été scindé en 6 parties (le sommaire des auditions est repris dans cette première partie)

Retour vers le sommaire général du rapport

La Mission d'information commune sur les obstacles au contrôle et à la répression de la délinquance financière et du blanchiment des capitaux en Europe est composée de : M. Vincent Peillon, Président ; MM. Michel Hunault, Jean-Claude Lefort, Vice-Présidents ; MM. Charles de Courson, Philippe Houillon, Secrétaires ; M. Arnaud Montebourg, Rapporteur ; MM. Philippe Auberger, François d'Aubert, Alain Barrau, Jean-Louis Bianco, Jérôme Cahuzac, Jacky Darne, Arthur Dehaine, Jean-Jacques Jegou, Gilbert Le Bris, François Loncle, Mmes Jacqueline Mathieu-Obadia, Chantal Robin-Rodrigo.

Première partie

SOMMAIRE DES AUDITIONS

Les auditions sont présentées dans l'ordre chronologique des entretiens de la Mission

 

page

- Auditions de la Mission

 

- M. Dominique STRAUSS-KAHN, Ministre de l'Economie, des Finances et de l'Industrie, le 6 juillet 1999


7

- Mme Elisabeth GUIGOU, Garde des Sceaux, Ministre de la Justice, le 8 juillet 1999


21

- M. Patrick MOULETTE, Secrétaire exécutif du Groupe d'action financière sur le blanchiment des capitaux (GAFI), le 8 septembre 1999


35

- MM. Yves CHARPENEL, Directeur des affaires criminelles et des grâces, et Olivier de BAYNAST, Chef du service des affaires internationales et européennes, au ministère de la Justice, le 15 septembre 1999



53

- MM. Jean LEMIERRE, Directeur du Trésor, et Thierry FRANCQ, Chef du Bureau des systèmes monétaires et financiers internationaux, le 22 septembre 1999



77

- MM. François AUVIGNE, Secrétaire général de TRACFIN, et Jean-Bernard PEYROU, Secrétaire général adjoint de TRACFIN, le 22 septembre 1999


95

- MM. Jean-Pierre DINTILHAC, Procureur de la République au tribunal de grande instance de Paris, et Jean-Claude MARIN, Procureur adjoint, Chef de la division économique et financière, et Mme Anne-Josée FULGERAS, Premier Substitut, Chef de la section financière, le 6 octobre 1999



113

Deuxième partie

 

- M. Yves GODIVEAU, Chef de l'Office central de répression de la grande délinquance financière, le 6 octobre 1999


141

- M. Jean-Louis FORT, Secrétaire général de la Commission bancaire, le 13 octobre 1999


157

- M. René WACK, Chargé de mission au Crédit Lyonnais pour les risques financiers, le 13 octobre 1999


173

- M. Pierre MOSCOVICI, Ministre délégué chargé des Affaires européennes, le 20 octobre 1999


191

- M. Jean-Paul DECORPS, Président du Conseil supérieur du notariat, le 27 octobre 1999


207

- MM. Jean-Pascal BEAUFRET, Directeur général des Impôts, et Gérard BOURIANE, Sous-Directeur chargé du contrôle fiscal, le 27 octobre 1999


219

- M. Jean-Pierre CHEVENEMENT, Ministre de l'Intérieur, le 28 octobre 1999

235

- M. Damien HENDRICKX, Officier d'Interpol spécialisé dans les fonds provenant d'activités criminelles (FOPAC), le 10 novembre 1999


257

Troisième partie

 

- M. Jean-François THONY, responsable du programme des Nations unies pour la lutte contre le blanchiment, le 10 novembre 1999


273

- Mme Dominique de LA GARANDERIE, Bâtonnier de l'Ordre des avocats à la Cour d'appel de Paris, et MM. Etienne TARRIDE et Jean-Paul LEVY, Avocats, le 17 novembre 1999



289

- M. Jean-René FARTHOUAT, Vice-président du Conseil national des barreaux, le 17 novembre 1999


307

- M. Philippe AUDRAS, Président de la Fédération nationale de l'immobilier (FNAIM), le 1er décembre 1999


319

- M. René RICOL, membre du Comité exécutif de la Fédération internationale des professionnels comptables (IFAC), le 1er décembre 1999


327

- MM. Claude FATH, Président de la Fédération française des sociétés d'assurance (FFSA), Philippe LABORDE, Directeur, et Gilles COSSIC, adjoint du Directeur, le 8 décembre 1999



341

- M. Michel PRADA, Président de la Commission des Opérations de Bourse (COB), le 8 décembre 1999


349

- MM. Dominique LEDOUBLE, Président du Conseil supérieur de l'Ordre des experts comptables, et Xavier AUBRY, Vice-président, le 18 janvier 2000


363

- MM. Michel LECLERCQ, Président de la Compagnie nationale des commissaires aux comptes (CNCC) et Jean-François LADURELLE, Président du groupe de travail « lutte contre le blanchiment », le 18 janvier 2000



373

Quatrième partie

 

- MM. François AUVIGNE, Secrétaire général du TRACFIN, Jean-Bernard PEYROU, Secrétaire général adjoint, Dominique GAILLARDOT, Magistrat, Jean-Paul GARCIA, Responsable de la branche opérationnelle, son adjoint et deux enquêteurs financiers, le 20 janvier 2000




383

- MM. Hervé DALLERAC, Chef du service de l'inspection de la COB, Ould Amar YAHYA, Responsable de la surveillance des marchés, et Eric BANON, le 23 février 2000



421

- MM. Jean-Pierre LANDAU, Directeur général de l'Association française des banques (AFB), Jean-Luc DUFOURNAUD, Conseiller aux affaires juridiques, et Yves LUCET, Conseiller chargé des affaires de sécurité, le 29 février 2000



439

- M. Marc BRISSET-FOUCAULT, Juge d'instruction au Tribunal de grande instance de Paris, le 2 mai 2000


459

- M. Renaud Van RUYMBEKE, Juge d'instruction au Tribunal de grande instance de Paris, le 2 mai 2000


469

- M. Jean-Pierre ZANOTO, Juge d'instruction au Tribunal de grande instance de Paris, le 9 mai 2000


481

- Mme Eva JOLY, Juge d'instruction au Tribunal de grande instance de Paris, le 9 mai 2000


491

- M. Marc CIMAMONTI, Procureur de la République adjoint au Tribunal de grande instance de Marseille, le 9 mai 2000


501

Cinquième partie

 

- M. Pierre FRANCOTTE, Directeur général d'Euroclear Bank,
le 24 avril 2001


513

- M. Patrick MOULETTE, Secrétaire exécutif du Groupe d'action financière sur le blanchiment des capitaux (GAFI), le 2 mai 2001


529

- MM. Jean PEYRELEVADE, Président du Crédit Lyonnais, et René WACK, Conseiller à la Direction des risques du Groupe, le 2 mai 2001


537

- M. Philippe DORCET, Juge d'instruction au Tribunal de grande instance de Nice, le 9 mai 2001


549

- MM. Bernard GRAVET, Inspecteur général honoraire de la Police nationale, et Dominique GARABIOL, Chef de l'Inspection du conseil des marchés financiers, le 23 mai 2001



565

- M. Jean-Bernard PEYROU, Secrétaire général adjoint du TRACFIN, le 30 mai 2001


577

- MM. Jean-Claude TRICHET, Président de la Commission bancaire, Hervé HANNOUN, Edouard FERNANDEZ-BOLLO, et Jean-Pierre MICHAU, le 30 mai 2001



589

- M. Hubert VEDRINE, Ministre des Affaires étrangères, le 9 janvier 2002

599

- Mme Marylise LEBRANCHU, Garde des Sceaux, Ministre de la Justice, le 9 janvier 2002


613

- MM. Daniel VAILLANT, Ministre de l'Intérieur, Pierre MOREAU, Conseiller technique, Stéphane FRATACCI, Directeur des libertés publiques et des affaires juridiques, Patrick RIOU, Directeur central de la Police judiciaire, et Mme Mireille BALLESTRAZZI, Sous-directrice chargée des affaires économiques et financières, le 30 janvier 2002





625

Sixième partie

 

- M. Laurent FABIUS, Ministre de l'Economie, des Finances et de l'Industrie, le 13 février 2002


647

- Entretiens du Rapporteur

 

- M. Jean-Pierre MURCIANO, Juge d'instruction au Tribunal de grande instance de Grasse, le 20 mai 2000


659

- M. Eric de MONTGOLFIER, Procureur de la République au Tribunal de grande instance de Nice, le 11 juillet 2000


675

- M. Joël BUCHER, ancien Directeur général adjoint de la Société Générale à Taipeh, le 27 mars 2001


687

- M. Etienne CECCALDI, ancien Substitut général au Tribunal de grande instance d'Aix-en-Provence, le 7 juin 2001


705

- Mme Isabelle ARNAL, ancien Substitut du Procureur de la République au Tribunal de grande instance de Grasse, le 20 juin 2001


725

- MM. Alain BERTAUX, Directeur des services fiscaux des Alpes-Maritimes, et Jean-Paul BIANCAMARIA, le 14 juin 2001


735

- M. Yves LE BOURDON, Président de la Chambre d'accusation d'Aix-en-Provence, le 28 février 2002


757

Audition de M. Dominique STRAUSS-KAHN,
Ministre de l'Economie, des Finances et de l'Industrie

(procès-verbal de la séance du 6 juillet 1999)

Présidence de M. Vincent PEILLON, président

M. le Président : Monsieur le ministre, la Mission d'information commune sur les obstacles au contrôle et à la répression de la délinquance financière et du blanchiment des capitaux en Europe s'intéresse à un sujet qui préoccupe depuis quelques années plusieurs organismes et enceintes internationaux dont, en particulier, l'OCDE, l'ONU et le G7. Lors d'une intervention au début de l'année, vous avez insisté sur la nécessité d'introduire plus de transparence dans la vie économique et financière et de lutter contre la délinquance financière et, notamment, le blanchiment des capitaux.

M. Dominique STRAUSS-KAHN : Je suis très heureux d'avoir l'occasion de m'exprimer devant vous sur ces questions.

Le sujet auquel vous vous attelez est essentiel, complexe et vaste. En outre, il acquiert une ampleur nouvelle depuis que ce que l'on appelle, de façon un peu générale, la « globalisation financière » est à l'_uvre, les centres offshore étant à l'origine de risques nouveaux. Dans ces conditions, même si la question peut apparaître vaine, pourquoi si peu de réalisations ont-elles abouti ? D'une part, la prise de conscience des risques que ces territoires représentent était encore sans aucun doute insuffisante. D'autre part, bon nombre de sceptiques prétendaient, devant l'importance du problème, qu'il était impossible d'y remédier. A tout prendre, je préfère ce discours à celui des cyniques qui défendent l'idée selon laquelle chacun peut avoir son modèle de développement et qui estiment que si certains Etats mettent en _uvre des pratiques réprouvées par d'autres, cela les regarde. D'une manière générale, cette stratégie de développement me paraît sans issue car l'avenir d'une économie ne saurait se fonder sur les plaies ouvertes du reste du monde.

Aujourd'hui, j'ai le sentiment que la communauté internationale est prête à avancer assez rapidement pour que les pratiques changent. Je voudrais brièvement vous exposer les différentes directions dans lesquelles, mes collègues et moi-même, nous nous engageons.

La première d'entre elles est la nécessité de bâtir un système monétaire et financier international plus robuste et plus juste. A ce sujet, je sens émerger progressivement un nouveau consensus.

Lorsque j'évoquais ce type de questions, il y a deux ans au sein du G7-Finances, il m'était immédiatement répondu qu'une réforme du système était impossible et on me regardait alors sous les oripeaux d'un Français - ce qui était déjà une critique - et d'un Français socialiste - ce qui était une double critique. Mais depuis les événements asiatiques de l'été 1997, la crise russe de l'été 1998, celle du Brésil en février dernier et la quasi-faillite du fonds spéculatif « LTCM » à l'automne, nombre des apôtres d'un libéralisme débridé sont revenus sur un certain nombre de principes et ont finalement admis que la situation ne pouvait rester en l'état.

Je n'ai donc pas eu beaucoup de mal, au Conseil informel des ministres de l'Economie et des finances de l'Union qui s'est tenu à Vienne l'automne dernier, à faire adopter les douze propositions que la France avait mises en avant et qui sont devenues, dès lors, des propositions européennes. Plusieurs d'entre elles reposent sur l'idée que nous devons rebâtir un système financier qui soit mieux à même de contrôler l'ensemble des mouvements de capitaux. Des dispositions ont d'ores et déjà été mises en _uvre. Certaines ne concernent qu'indirectement vos préoccupations - je pense à la nouvelle facilité préventive du FMI - mais d'autres sont plus directement liées à l'objet de votre mission, notamment la mise en place du Forum de stabilité financière, présidé par M. Andrew Crockett, dont les trois groupes de travail doivent remettre leur rapport au mois de septembre prochain.

Je vais vous présenter un plan d'action pour la définition, sinon d'un nouveau Bretton-Woods, du moins d'un complément nécessaire à un Bretton-Woods devenu poussiéreux. L'idée en est toute simple : il faut un code de la route et une police internationale pour assurer, dans de bonnes conditions, une circulation des capitaux devenue beaucoup plus importante qu'elle ne l'était dans le passé. Ce plan est déjà à l'étude avec nos partenaires européens et la France, comme les autres membres de l'Union, le défendra dans les prochaines réunions du G7.

S'agissant du code de la route, je souhaite que cinq règles soient adoptées d'ici la fin de l'année par l'ensemble des partenaires, afin de mieux lutter contre la spéculation financière internationale.

Première règle : pouvoir sanctionner rapidement les paradis bancaires et judiciaires, à partir d'une liste établie internationalement. Cet objectif final suppose de satisfaire trois objectifs intermédiaires : définir une liste des territoires délinquants, préciser les sanctions à leur appliquer et améliorer les normes internationales. Ce travail doit être conduit aux niveaux international, européen et français.

Au plan international, j'examinerai d'abord la question de la liste des territoires qui posent des problèmes. La France ne peut évidemment être seule à définir les territoires délinquants et le Groupe d'action financière internationale (GAFI), qui réunit vingt-six pays, a été mandaté pour dresser cette liste à partir de critères objectifs qui dépendent de la façon dont sont structurés le droit pénal - existe-t-il un délit de blanchiment ? - et le droit commercial - y a-t-il enregistrement et identification des ayants droit de telle ou telle société ou de telle ou telle procédure ? -, de l'organisation de la supervision bancaire et du degré de participation à la coopération internationale administrative et judiciaire.

A partir de ces critères, il s'agit de désigner clairement qui nous visons lorsque nous demandons que les paradis bancaires soient sanctionnés. Le 23 juin dernier, je me suis laissé aller à citer quelques noms - Antigua et Barbuda, les îles Caïmans, les îles Marshall, notamment. Ces propos m'ont d'ailleurs valu quelques vives réactions des Etats dont dépendent ces territoires... Quoi qu'il en soit, je tenais à donner quelques exemples, sachant qu'il en existe bien d'autres encore.

Le 9 avril 1998, l'OCDE a demandé à la France et aux Etats-Unis de dresser la liste des paradis fiscaux. L'appui que nous avons demandé au GAFI devrait ainsi nous permettre de la publier pour la fin de l'année.

Quant aux sanctions, elles doivent naturellement être graduées en fonction de l'intensité du problème. Elles peuvent prendre des formes diverses : encouragements à remettre la situation en ordre, injonctions plus fermes, demandes faites aux établissements financiers de nos pays en relation avec ces centres particuliers de mettre en _uvre des normes de vigilance renforcées, notamment en matière de soupçon. Elles pourraient aussi aller jusqu'à la restriction des mouvements de capitaux ou même l'interdiction aux établissements bancaires des pays participant à la convention d'établir des relations avec des organismes situés dans ces territoires récalcitrants.

Cette démarche suppose que de meilleures normes internationales aient été préalablement définies, notamment en ce qui concerne les caractéristiques des transactions que nous voulons poursuivre : je pense aux formes juridiques non réglementées et opaques et aux mouvements de fonds transitant par des sociétés écrans. De ce point de vue, deux initiatives importantes viennent d'être prises.

La première est conjointe à M. Jean-Pierre Chevènement, Mme Elisabeth Guigou et moi-même. Nous avons informé nos collègues du G7 de notre souhait qu'une meilleure coopération internationale s'établisse entre la police, la justice et les administrations des finances. Au mois de septembre prochain, une première réunion de ces trois branches des exécutifs nationaux de l'ensemble des membres du G7 se tiendra pour rendre plus efficace cette coordination.

La seconde initiative récemment prise par la France a consisté à réunir à Bercy, à l'occasion d'un séminaire sur les circuits financiers et la corruption, plusieurs experts et la Commission de la prévention du crime et de la justice pénale de l'ONU. J'espère que cette démarche aboutira à une résolution des Nations unies qui permettra de donner un fondement légal à l'action de la communauté internationale.

Au niveau européen, l'Union a un rôle crucial à jouer. J'attends beaucoup du Conseil européen extraordinaire de Tampere qui doit examiner, cet automne, les questions de justice et d'affaires intérieures. Au plan interne, il s'agit de renforcer les obligations de vigilance des Etats membres, car elles sont très disparates et insuffisantes dans nombre de cas ; il faut aussi que nous soyons capables de définir à quinze les conditions de levée du secret bancaire dans le cadre de procédures judiciaires.

Au plan externe, il faut que les pays de l'Union présentent un front uni, notamment en direction de certains territoires périphériques de l'Union. Sur le modèle de l'initiative internationale prise par le ministre de l'intérieur, la garde des Sceaux et moi-même que j'évoquais précédemment, nous avons ainsi obtenu que les Conseils Justice, Affaires intérieures et Ecofin se réunissent conjointement afin de traiter un certain nombre de questions qui concernent la périphérie immédiate de l'Union européenne.

Au niveau national, le Parlement a voté, à l'occasion des lois de finances pour 1998 et 1999, certaines améliorations en matière de contrôles fiscaux et douaniers, qui vont dans le sens de ce que nous devons entreprendre. Par ailleurs, une action est engagée en direction de deux îles souvent citées, Saint-Martin et Saint-Barthélémy, où une sorte de pratique coutumière s'est établie : les déclarations d'impôt sur le revenu n'y concernent qu'une partie extrêmement faible de la population, et celles d'impôt sur les sociétés pratiquement personne. La décision a donc été fermement prise de remettre progressivement ces deux territoires dépendant de la Guadeloupe dans le droit commun, car la tolérance qui a prévalu jusqu'à maintenant n'a aucune raison de persister. Ma détermination est totale, même s'il s'agit d'une entreprise qui rencontre une certaine incompréhension de la part de la population locale. Ainsi, nous avons été amené à rapatrier d'urgence des contrôleurs dont la situation personnelle devenait difficile...

J'en viens aux autres règles du « code de la route » en matière monétaire et financière.

Deuxième principe : nous devons contrôler les fonds spéculatifs et les fonds de couverture, ceux que l'on appelle couramment les hedge funds. Bien entendu, il ne s'agit pas d'assimiler d'emblée ces acteurs de marché à des délinquants. On peut ne pas apprécier le comportement d'opérateurs qui prennent des risques dans l'espoir de hauts rendements, mais une telle pratique n'est pas en elle-même illégale ; somme toute, le casino est une activité licite dans notre pays. En revanche, il n'est pas acceptable que l'effet de levier sur lequel repose le fonctionnement de ces fonds de couverture conduise à des interventions qui sont des dizaines, voire des centaines de fois supérieures aux capitaux véritablement levés, au risque d'induire un danger considérable d'écroulement du système, si, d'aventure, se produisait une faillite dans la chaîne.

Une deuxième conséquence n'est pas tolérable : l'importance des capitaux susceptibles d'être mis en _uvre grâce à cet effet de levier peut déséquilibrer les marchés. D'ailleurs, c'est bien parce que les difficultés du fonds LTCM étaient à l'origine d'un risque systémique que la Réserve fédérale a dû intervenir. Or on ne peut laisser accréditer l'idée que les autorités publiques agiront chaque fois qu'un organisme quelconque fait peser un risque sur l'ensemble du système. Cela reviendrait alors à supprimer tout danger à se mettre en situation de risque, puisque l'on serait sûr, finalement, d'être couvert.

Dans ces conditions, les pouvoirs publics doivent agir sur les fonds spéculatifs en obtenant des garanties de transparence et même, de mon point de vue, aller plus loin en imposant des règles de fonds propres. A côté des centres offshore, les hedge funds feront l'objet d'un second groupe de travail du Forum de stabilité financière dont les propositions en matière de transparence devraient être formulées dès le mois de septembre.

La troisième règle de conduite me paraît très importante : elle vise à limiter le caractère déstabilisant des mouvements de capitaux à court terme. L'ouverture aux capitaux étrangers, notamment dans les pays émergents, doit être favorisée car elle est un moyen de soutenir le développement. Toutefois, il existe des différences considérables entre les investissements à long terme et les mouvements de capitaux à court terme, comme la crise coréenne et, dans une moindre mesure, ce qui s'est passé en Thaïlande sont venus l'illustrer. De ce point de vue, le principe d'une ouverture maîtrisée du compte de capital de la balance des paiements et l'idée selon laquelle on ne peut pas passer du jour au lendemain d'un système bancaire abrité par une « ligne Maginot » au grand large de la globalisation financière commencent à être acceptées. Rappelons que cette orientation était, il y a peu, totalement exclue par les chantres d'une ouverture brutale des économies. L'exemple russe et les crises asiatiques ont montré qu'il fallait du temps et que c'est sans doute au travers d'une coopération renforcée sur les taux de change et d'un système du type G3 - dollar, euro et yen - que les solutions seront progressivement trouvées.

La quatrième règle de conduite vise à faire participer les prêteurs privés à la résolution des crises. C'est le même problème que celui que j'ai précédemment mentionné : il est inconcevable que des fonds publics soient utilisés, en cas de difficultés, pour renflouer la situation financière de spéculateurs imprudents - souvenons-nous qu'au moment de la crise russe, toutes les places financières ne cessaient de répéter que le FMI finirait par payer. Pour sortir de cette situation, la France a été parmi les premiers pays, voire le premier, à réclamer l'implication des partenaires privés et à demander qu'on leur fasse payer le prix de leur imprudence en assumant une partie du coût du différé de remboursement lorsque le pays est incapable d'honorer ses échéances.

Cette proposition faisait partie du mémorandum de 1998, adopté par les pays européens à Vienne à la demande de la France. Depuis, le principe en a été admis au niveau international et a été appliqué au bénéfice du Pakistan dans le cadre du Club de Paris. Cette démarche soulève cependant de nombreux émois et j'ai été vigoureusement pris à partie lors des dernières réunions à Washington le printemps dernier. Cependant, il ne faut pas céder et l'implication du secteur privé est aujourd'hui un des éléments sur lequel le G7 est d'accord.

La cinquième règle concerne directement l'Union européenne. Nous devons appliquer, d'ici la fin de l'année, les dispositions qui constituent le fameux « code de bonne conduite » sur la fiscalité des entreprises. De ce point de vue, si l'Union ne comprend pas véritablement de « territoires délinquants », il existe néanmoins une compétition fiscale parfois déloyale. Le groupe de travail présidé par Mme Dawn Primarolo a ainsi dénombré 300 régimes dérogatoires d'impôts sur les sociétés qui méritent d'être examinés de façon critique ; certains concernent la France, mais ils sont très peu nombreux car nous ne sommes pas le pays dans lequel la fiscalité sur les sociétés est la plus attrayante... Nous avons évidemment un intérêt moral à ce que cette réalité soit corrigée, mais également un intérêt économique direct afin de rétablir des règles de concurrence plus normales.

Je souhaite donc que l'engagement pris à Cologne soit tenu et que la présidence finlandaise mène les travaux à leur terme pour le Conseil européen d'Helsinki à la fin de l'année. Ce Conseil traitera donc de ce sujet, mais abordera aussi celui de la directive sur la fiscalité de l'épargne. Je crois que nous sommes prêts d'aboutir s'agissant de la fiscalité des entreprises ; un pas considérable aura alors été franchi.

Un mot, enfin, sur les instruments.

Je voudrais évoquer ici l'hypothèse - qui a connu un regain de succès ces derniers temps - de la mise en place d'une taxe sur les mouvements de capitaux, éventuellement très limitée, dans la logique de ce qu'avait proposé le professeur James Tobin dans les années soixante-dix. Je suis ouvert à la discussion, mais je crois qu'il ne faut pas confondre les objectifs et les moyens. Si la « taxe Tobin » ou une mesure du même ordre peut être efficace, je ne vois aucun inconvénient à l'inclure dans ma panoplie - n'est-elle pas sympathique par bien des aspects ? Toutefois, elle n'est pas forcément l'outil le plus performant pour lutter contre la délinquance financière. Pour encadrer la spéculation, assurer la stabilité financière des pays émergents, résoudre les situations de crise et réduire la concurrence fiscale, bien d'autres instruments sont nécessaires et apparaissent plus adaptés et, surtout, plus rapides à mettre en _uvre. Pour autant, le débat mérite d'avoir lieu.

Après le « code de la route », j'en viens maintenant à la « police internationale ». Dans le cadre des institutions de Bretton-Woods, deux structures ont vocation à gérer le système : le Comité intérimaire du FMI et le Comité du développement de la Banque mondiale. Les statuts originels du FMI prévoyaient que le Comité dit « intérimaire » n'existerait qu'à titre temporaire et « qu'après un certain laps de temps », il serait transformé en « Conseil ». Or, un « Conseil » est un endroit où les ministres prennent des décisions alors qu'un « Comité » est un lieu où ils se réunissent pour échanger des propos généraux sans adopter de décision exécutoire. Il me semble que la condition tenant au « certain laps de temps » peut être considérée comme satisfaite puisque les institutions ont aujourd'hui cinquante ans et qu'il est donc temps d'en venir à la mise en place de véritables Conseils. Un seul élément changerait, mais il est essentiel : les gouvernements seraient désormais directement et politiquement impliqués dans les décisions à prendre. En d'autres termes, nous devons sortir de la situation où certains exécutifs demandent à leurs administrateurs au FMI de défendre une position à laquelle le Fonds finit par se rallier, puis s'en dégagent ensuite devant leur parlements nationaux. Il faut que la responsabilité politique des dirigeants soit clairement affirmée : lorsque des décisions difficiles sont à prendre, les responsables doivent, au sein d'une enceinte destinée à cet effet, arrêter une position et l'assumer.

Lorsque nous disposerons d'un code de la route et d'une police, nous aurons beaucoup avancé. J'ai le sentiment que la période y est particulièrement propice et que les idées ont réellement évolué au cours des dix-huit derniers mois. Bien évidemment, l'Europe a beaucoup à faire et à dire et sera d'autant mieux entendue que les Européens seront capables de se battre sur une seule ligne en unissant leurs forces lorsque des décisions auront été formalisées. A ce moment là, nous pourrons vraiment considérer que nous avons cessé de fermer les yeux sur certaines pratiques - par faiblesse, voire par lâcheté des grandes démocraties qui n'ont jamais voulu s'attacher fermement à les combattre - dont nous savons combien elles sont dommageables au bon équilibre de notre système financier.

M. le Président : Nous disposons d'estimations provenant de sources multiples sur l'ampleur du blanchiment au niveau international et selon lesquelles celui-ci s'élèverait à près de 80 milliards de dollars par an. En revanche, nous ne disposons pas d'une évaluation du blanchiment dans notre pays. Pouvez-vous nous donner un ordre de grandeur de ce qu'il représente ? Par ailleurs, je rappelle que le dernier rapport du GAFI fait état d'investissements importants en provenance des pays de l'ex-Union soviétique sur la côté méditerranéenne française. Disposez-vous des informations et des instruments qui permettent de repérer ces opérations ?

Entre le 1er janvier et le 30 juin 2002, nous allons passer à l'euro, ce qui va représenter une occasion intéressante de blanchir des capitaux illégaux. Avons-nous déjà pris des mesures préventives ou, le cas échéant, quelles sont les mesures que le Gouvernement compte promouvoir pour faire face à ce risque annoncé ?

Enfin, vous avez évoqué le problème de la concurrence fiscale dommageable. Concernant les recommandations d'avril 1998, le Luxembourg et la Suisse ont préféré s'abstenir. Pouvez-vous nous indiquer où en est la question de l'harmonisation fiscale avec ces deux pays ?

M. Dominique STRAUSS-KAHN : J'ai à l'esprit des chiffres plus importants que ceux que vous évoquez : le FMI - l'instance la plus fiable sur la question, me semble-t-il - estime, sur la base de la comparaison des soldes de balances des paiements établies chaque année, que les activités donnant lieu à blanchiment représentent de 2 à 5 % du PIB mondial, soit un chiffre supérieur à 100 milliards d'euros. En considérant qu'un euro vaut un dollar, le chiffre est donc nettement supérieur à celui que vous mentionnez. Cela montre que les estimations s'établissent avec des fourchettes très larges et que l'on a, pour des raisons évidentes, bien du mal à savoir ce qu'il en est exactement.

Pour la France, le calcul est encore plus difficile. D'abord, une estimation globale est déjà délicate par elle-même. Mais, surtout, l'affectation par pays pose un problème conceptuel car les Etats qui se sont dotés d'instruments de réglementation puissants ne sont pas ceux dans lesquels s'effectuent les opérations de blanchiment, même si de l'argent blanchi y circule. Vous avez cité l'exemple bien connu d'achats immobiliers effectués dans le sud de la France grâce aux fonds provenant de pays de l'est de l'Europe. Pour de multiples raisons, on peut penser que ces pratiques relèvent d'une activité liée au blanchiment de ressources illégales, bien que ces fonds ne soient pas blanchis en France puisque, dès lors qu'ils y circulent, ces capitaux ont déjà, par définition, été blanchis. Dans ces conditions, faut-il ou non les comptabiliser ?

S'agissant du passage aux pièces et aux billets en euros, il peut effectivement s'agir d'une occasion intéressante de « sortie des lessiveuses ». La dernière expérience de même nature que nous connaissons dans notre pays est celle des lendemains de la guerre, à l'origine du fameux débat entre René Pleven et Pierre Mendès-France. Toutefois, ne seront convertis en euros que les billets en francs qui seront donnés aux établissements de crédit : lorsque vous apporterez les 2 500 F en billets que vous aurez placés dans les enveloppes de vos enfants pour préparer leurs cadeaux d'anniversaire, la banque vous les échangera sans trop discuter ; mais si vous vous présentez avec une valise contenant 4 millions de francs, il n'est pas inconcevable que les instructions données par le gouverneur de la Banque de France incite votre banque à s'interroger sur l'origine de ces nombreux billets...

Le passage à l'euro est donc, à l'évidence, un des moments dans l'histoire où des opérations de blanchiment peuvent être constatées. Il reste que, même si les fameuses « lessiveuses » existent, il ne s'agit que de « petites lessiveuses ». Au regard des centaines de milliards précédemment évoqués, ce sont en définitive des sommes modestes et du petit blanchiment. Nous disposerons certainement de moyens d'interpeller les petits blanchisseurs, mais le sujet qui préoccupe votre Mission concerne plutôt la « blanchisserie industrielle ».

Le Luxembourg et la Suisse ne sont pas des territoires délinquants et il faut, à cet égard, éviter les confusions. Il y existe des législations différentes, dont on peut estimer qu'elles sont parfois sources d'une concurrence déloyale, mais on trouve bien d'autres territoires qui soulèvent des interrogations de même nature. En tout état de cause, cette question ne relève pas des problèmes de délinquance.

Par ailleurs, elle ne se pose pas dans les mêmes termes pour le Luxembourg et pour la Suisse : l'un est dans l'Union européenne, l'autre pas. Le gouvernement luxembourgeois, par la voix de son Premier ministre, s'est toujours affirmé prêt à ce que l'on aille jusqu'au bout du travail entrepris, à condition qu'il s'applique à tous les pays. D'ailleurs, on trouve toujours plus chanceux que soit car le Luxembourg se plaint souvent des pratiques irlandaises... Chacun trouve donc un avantage à ce que le problème soit résolu et je ne suis pas très inquiet sur les réticences que nous rencontrerons de la part de nos amis luxembourgeois.

En revanche, la situation se complique lorsque l'on examine les relations bilatérales que l'Union entretient avec des États voisins. La Suisse n'est évidemment pas un État délinquant mais il peut y avoir, en matière de secret bancaire par exemple, des situations qui autorisent des possibilités d'évasion ou de concurrence déloyale, qu'il faudra prendre en compte dans une deuxième étape. Ce n'est que lorsque nous aurons fait le ménage à l'intérieur de l'Union que nous pourrons ouvrir la discussion avec les pays avoisinants.

M. Jacky DARNE : Je voudrais centrer mon propos sur les difficultés rencontrées par nos administrations pour l'exercice du contrôle et de la répression. Ma première question porte sur les observations du GAFI relatives au développement de la monnaie électronique, aux conséquences du développement d'Internet et, d'une façon plus générale, des paiements électroniques sur les mouvements de fonds.

Jusqu'à présent, le transfert d'argent en espèces d'une frontière à l'autre, son dépôt dans une banque et sa remise en circulation dans un circuit légal, étaient des pratiques courantes du blanchiment. La monnaie électronique rend ce processus moins nécessaire et sans doute plus difficile à déceler. Dans ces conditions, comment peuvent évoluer, selon vous, les moyens techniques ou les accords entre les établissements ou intervenants de ce réseau ?

Par ailleurs, les institutions financières ne sont plus les seules à manipuler des fonds : constatant que le secret bancaire est une règle qui souffre de plus en plus d'exceptions en raison des demandes des Etats, les délinquants utilisent désormais d'autres intermédiaires. Certains cabinets d'avocat ou intervenants internationaux servent ainsi de relais dans les transferts de capitaux illicites. Avez-vous effectivement constaté ce phénomène et quelles sont vos idées pour compenser le manque de transparence qui entoure ces opérations ?

Nous disposons de plusieurs outils législatifs et réglementaires pour pressentir des opérations contestables. L'ouverture de comptes bancaires dans un pays étranger par un ressortissant de notre pays, par exemple, est un indice de la volonté de dissimuler des capitaux d'origine probablement illicite. Notre droit impose donc que les comptes bancaires ouverts à l'étranger soient déclarés, du moins pour un certain nombre de contribuables. De même, les transferts de fonds effectués par des Français se déplaçant à l'étranger doivent être déclarés lorsqu'ils dépassent 50 000 F. Ces dispositions peuvent apparaître modestes au regard des montants considérables que vous avez cités, mais il s'agit de moyens propres à déceler des opérations illicites.

Dans quelle mesure vos services utilisent-ils les dispositifs existants ? Dispose-t-on de statistiques ? L'administration éprouve-t-elle des difficultés pour relever ce type d'infractions ? Sont-elles effectivement poursuivies et, dans l'affirmative, dans quelle proportion ?

Enfin, vous avez estimé que notre Mission devait s'intéresser en priorité aux grands mouvements de capitaux, à la « blanchisserie industrielle ». Cela étant, je crois qu'une des façons d'aborder le problème du blanchiment, c'est également de partir du blanchiment local, car une partie importante de l'argent à blanchir provient du trafic et circule dans nos quartiers.

A cet égard, que pensent les habitants d'un quartier lorsqu'ils voient un individu, dont les moyens théoriques de revenus sont très modestes, rouler dans une voiture de forte cylindrée, d'origine étrangère en général ? Cet exemple doit, sans doute, permettre de remonter une filière et de découvrir des désordres plus importants. Les instruments du contrôle fiscal sont-ils suffisamment utilisés ? Disposez-vous de statistiques sur les capitaux blanchis en France ? Je me doute, Monsieur le ministre, que vous ne disposez pas de toutes ces informations, mais je voulais ouvrir quelques pistes de travail pour votre administration.

M. Dominique STRAUSS-KAHN : La question de la monnaie électronique est effectivement cruciale. Encore faut-il distinguer deux types de monnaie électronique. La première ne pose pas de problème particulier : il s'agit de l'utilisation d'une Carte bleue à distance. Certes, il y peut y avoir de la fraude à la Carte bleue comme il peut y avoir des faux-monnayeurs, mais ces opérations transitent par un circuit bancaire normal.

La seconde, en revanche, soulève des difficultés considérables. Car si Internet est surtout un moyen de transport de l'information, le problème se situe avant que ce transport intervienne, dans l'utilisation de moyens de communication à distance pour traiter des produits dérivés sophistiqués. Autrement dit, la négociation d'une option par Internet est extrêmement difficile à cerner et si cette option d'achat ou de vente sert à noyer des capitaux dont l'origine est douteuse, le fil est pratiquement impossible à remonter.

C'est d'ailleurs une des difficultés que l'on rencontre si l'on réfléchit à la mise en _uvre de la « taxe Tobin » : lorsque les mouvements de capitaux font transiter des trains chargés d'or entre la banque centrale de Paris et celle de Londres, la « taxe Tobin » peut être liquidée facilement ; par contre, si l'on veut saisir des transactions totalement dématérialisées sur des produits financiers eux-mêmes dématérialisés, l'opération est pratiquement impossible à dénouer.

Dans le cas où, à un moment quelconque, l'opération passe par un intermédiaire financier installé dans un pays où les contrôles fonctionnent normalement, la chaîne peut, à la limite, être remontée ; dans le cas contraire, nous sommes extrêmement démunis. C'est la raison pour laquelle il n'existe pas de solution alternative à la remise de l'ensemble des centres offshore dans la norme, car il faut éviter ce que la police appelle une « rupture de filature » pour avoir une chance de retrouver le délinquant initial.

En définitive, quels que soient les instruments que l'on veut mettre en place, il est nécessaire de pouvoir connaître l'ensemble du circuit. Concrètement, si l'on soupçonne un acte délictueux, il faut pouvoir suivre physiquement la trace des mouvements de fonds.

S'agissant du rôle des intermédiaires, il ne faudrait pas jeter l'anathème sur l'ensemble des avocats, conseils juridiques et fiscaux de la planète. Une activité délictueuse peut survenir mais ce sont les mouvements de capitaux qui constituent le fond du débat.

En ce qui concerne votre question sur les comptes ouverts par des nationaux hors du territoire français, je rappelle qu'il y a des raisons parfaitement légitimes pour ouvrir un compte à l'étranger - ne serait-ce que parce que l'on y travaille, par exemple. Le nombre de personnes qui exercent leur profession dans un pays étranger étant croissant, l'ouverture de comptes bancaires hors de nos frontières devient une pratique beaucoup plus répandue qu'elle ne l'était dans le passé. Pour autant, vous n'avez pas tort : selon les montants qui y sont déposés et la façon dont ces comptes sont gérés, on peut disposer d'indices, voire de soupçons. Il faut donc que la vigilance des établissements de crédit soit en éveil pour que la déclaration de soupçon devienne une opération plus courante qu'elle ne l'est aujourd'hui, lorsque ceux-ci ont le sentiment que des opérations anormales sont effectuées sur un compte.

Quant aux statistiques, le problème est complexe. Les cinquante mille francs dont vous avez parlé représentent, comme vous l'avez admis vous-même, une petite somme ; l'époque où l'on arrêtait une voiture à la frontière suisse pour découvrir dans son coffre non seulement du fromage, mais aussi des billets, n'a pas totalement disparu mais n'est pas loin d'être révolue. Il existe encore du « blanchiment à la petite semaine » qui doit être poursuivi, mais, en priorité, nous devons nous intéresser aux grands mouvements de fonds.

Enfin, je dispose de quelques chiffres établis par TRACFIN. Entre le 13 février 1991 et le 30 juin 1999, 6 838 déclarations de soupçon ont été enregistrées. La progression a été très forte, puisque la première année il y en avait 179 contre 1 244 en 1998 ; pour le premier semestre 1999, nous en sommes déjà à 730. Toutefois, ces déclarations de soupçon n'impliquent pas obligatoirement que des opérations délictueuses aient été commises. En outre, elles n'induisent rien quant aux montants. Après avoir fait le point sur les règles de confidentialité qu'il convient de respecter, je reste à votre disposition pour fournir à la Mission les informations obtenues par TRACFIN.

M. Jean-Louis BIANCO : M. Renaud Van Ruymbeke rappelait que lorsqu'un juge demande à consulter des comptes au Luxembourg, il attend dix-huit mois à deux ans, un an pour la Suisse et le Liechtenstein ne lui répond pas. Les obstacles signalés par les juges sont-il également rencontrés par votre administration ?

Par ailleurs, quelles ont été les suites données aux 6 838 déclarations de soupçon que vous avez évoquées ?

M. Dominique STRAUSS-KAHN : Madame la garde des sceaux pourra répondre plus précisément que moi à votre première question. Néanmoins, je ne désespère pas qu'à l'occasion du Conseil européen extraordinaire de Tampere nous nous mettions d'accord sur des conditions de levée du secret bancaire dans le cas de procédures judiciaires. Lorsque la justice d'un pays qui ne connaît pas le secret bancaire requiert des informations d'un pays qui le pratique, les procédures sont lentes, longues, détournées et ne donnent pas toujours les résultats espérés. Il faut donc qu'une déclaration soit adoptée au niveau communautaire dans des formes juridiques adéquates, afin que les suites données aux demandes de levée du secret soient réalisées dans des délais normaux, notamment dans les pays où le secret bancaire est la règle.

Quant aux 6 838 déclarations de soupçon, elles ont donné lieu à la transmission de 390 dossiers à la justice, lesquels représenteraient environ 3 milliards de francs. En outre, de nombreuses affaires sont en cours d'instruction, dont trente-cinq ont d'ores et déjà donné lieu à des condamnations pour fait de blanchiment.

M. François LONCLE : En 1993, M. Pierre Bérégovoy, alors Premier ministre, avait déjà fait adopter une loi sur la lutte contre le blanchiment de l'argent de la drogue. A-t-on procédé à une évaluation des résultats du dispositif mis en place ?

Vous avez distingué les territoires délinquants de ceux dotés d'une fiscalité attractive. Comment classer des territoires européens comme les principautés du Liechtenstein, d'Andorre et de Monaco, ou même les îles anglo-normandes ? En effet, au-delà des îles exotiques situées dans les Antilles ou les Caraïbes, il ne faut pas oublier ces territoires un peu particuliers situés sur le continent européen.

Nous sommes désormais régis, au sein de l'Union européenne, par les accords de Schengen. Ces dispositions, davantage dirigées vers la libre circulation des hommes et ses contreparties en matière de sécurité et de lutte contre la délinquance, vous paraissent-elles efficaces contre la criminalité financière ? Le cas échéant, estimez-vous qu'il faut élaborer des mécanismes particuliers pour lutter contre la délinquance financière dans le cadre du système Schengen ?

M. Dominique STRAUSS-KAHN : Je ne voudrais pas donner le sentiment de considérer que la petite fraude ou le petit blanchiment ne sont pas graves et n'ont pas d'importance. Il est clair que nous devons lutter aussi contre la « petite blanchisserie ». Pour autant, je ne souhaite pas non plus que l'arbre cache la forêt et qu'en s'acharnant et consacrant beaucoup de moyens à de petites opérations individuelles, on laisse passer l'immensité de flux qui représentent des milliards de dollars.

Les accords de Schengen méritent certainement, notamment en ce qui concerne les contrôles itinérants, d'être améliorés sur le volet financier, sachant que l'on a surtout développé celui relatif à l'immigration et à la circulation des personnes. Quoi qu'il en soit, ce n'est pas principalement d'actions de ce genre que nous devons attendre une amélioration significative de la lutte contre les « trous noirs ». Ne nous y trompons pas : si nous avons à l'esprit beaucoup plus de petits que de gros exemples, l'écart entre les deux est si important que mille petits cas ne font même pas un seul gros dossier. C'est pourquoi le travail à accomplir et les propositions d'action que j'ai énumérées portent essentiellement sur les mouvements importants de capitaux.

M. François LONCLE : C'est pour cette raison que je suis favorable à la mise en place de la « taxe Tobin » !

M. Dominique STRAUSS-KAHN : Beaucoup y souscrivent mais il faut savoir comment la mettre en _uvre et être certain qu'elle touche réellement les mouvements de capitaux en question. Je vous invite à réfléchir, Monsieur le député, à la manière dont on assujettit à une « taxe Tobin » une option de vente sur un marché émergent passée par Internet ; le sujet recèle, je puis vous l'assurer, des joies supérieures à ce qu'on peut imaginer...

S'agissant du dispositif mis en place par M. Pierre Bérégovoy, l'évolution du nombre de dossiers dont j'ai fait état montre clairement que son efficacité augmente puisque la délinquance n'a sans doute pas augmenté au même rythme.

Cela étant, nous sommes confrontés à l'insuffisance de la coopération internationale. J'ai évoqué les décisions à prendre dans les six mois à venir et mon sentiment est que le climat s'y prête désormais. Lorsque M. Jean-Louis Bianco évoque les difficultés auxquelles se heurtent les juges en matière de secret bancaire, le problème n'est guère différent de celles que les policiers ou TRACFIN peuvent eux-mêmes rencontrer ; elles justifient le travail collectif que le ministre de l'intérieur, la garde des Sceaux et moi-même mettons en place, car nous avons besoin de l'ensemble des informations dans un environnement international.

Vous m'avez enfin interrogé sur certains territoires européens, que vous avez qualifiés « d'un peu particuliers ». Pour ma part, je souscris pleinement à cette dénomination...

M. le Rapporteur : Monsieur le ministre, TRACFIN et le GAFI nous permettent de disposer, depuis plusieurs années, d'informations précises et d'évaluations circonstanciées de l'état de la législation et des pratiques dans chacun des pays européens. En fin de compte, on s'aperçoit que c'est la question de la transparence juridique qui revient le plus souvent.

A cet égard, on cite de nombreux pays tels que le Luxembourg, le Royaume-Uni, le Liechtenstein ou Monaco. Indépendamment des dysfonctionnements des appareils judiciaires de ces pays, il est établi que lorsqu'un juge italien adresse une commission rogatoire internationale, elle a 70 % de chance de lui revenir si elle est adressée à la France, 25 % si elle l'est aux Etats-Unis et 30 % si elle l'est au Luxembourg.

Par ailleurs, on répond souvent au juge demandeur que le droit local ne permet pas d'appréhender le bénéficiaire réel, c'est-à-dire la personne qui est derrière la société en prête-nom. Le GAFI, qui analyse finement les tendances du blanchiment, explique que celui-ci trouve de moins en moins son siège dans des institutions bancaires, mais de plus en plus dans des organismes financiers non bancaires ou chez des intermédiaires protégés par le secret professionnel.

Dans ces conditions, comment inciter les pays européens à démanteler leurs mécanismes juridiques qui permettent la dissimulation des bénéficiaires réels des opérations ? Lorsqu'on parcourt l'un des derniers rapports du GAFI, on constate, par exemple, que la description de la situation autrichienne y est extrêmement critique s'agissant de la protection de l'anonymat.

D'une manière générale, quelles sont vos analyse et stratégie vis-à-vis de ces pays avec lesquels nous entretenons des discussions permanentes ? Je rappelle que le ministre de l'intérieur britannique a promis d'organiser la « disparition » - terme assez flou et peu juridique - des paradis fiscaux qui sont sous la protection de la couronne britannique. De quelles informations disposez-vous sur ce sujet ?

Par ailleurs, quelle est votre appréciation concernant les intermédiaires financiers non bancaires et, notamment, les professions à secret ? Votre précédente réponse n'était pas assez précise s'agissant des experts comptables, commissaires aux comptes et avocats à l'égard desquels le débat a été récemment lancé par un juge.

Enfin, pour lutter contre la mafia, le gouvernement italien semble mettre en place des mécanismes de renversement de la charge de la preuve, inspirés de ceux existant en matière fiscale. Considérez-vous qu'il serait nécessaire d'aller jusque là dans le cadre des recommandations du GAFI ?

M. Dominique STRAUSS-KAHN : J'ai évoqué les problèmes que vous soulevez lorsque j'ai parlé des normes internationales à élaborer. C'est une question qui concerne deux sujets assez différents : d'une part, le droit commercial, d'autre part, le statut des professions à secret.

S'agissant du premier, il n'est pas difficile de définir intellectuellement les règles minima qui devraient être respectées en matière d'identification des personnes physiques qui se trouvent en bout de chaîne, derrière les différentes sociétés écrans. L'unique, mais vaste, difficulté est d'arriver à adopter et faire respecter ces principes. Je crois toutefois que nous sommes sur la bonne voie et que les Etats membres de l'Union sont assez disposés à mettre en place une harmonisation des normes, afin de faire disparaître les cas choquants. Sans évoquer les pays auxquels vous avez fait allusion, il existe bel et bien des situations qui ne sont pas normales. Dans ce genre de négociations, chacun veut bien bouger à condition que tout le monde bouge. Dans la mesure où j'ai l'impression que tout le monde est prêt à bouger, je suis raisonnablement optimiste.

Le deuxième débat relatif aux professions à secret est compliqué, car au principe de justice s'oppose celui des libertés publiques. Dès lors, c'est uniquement sous le contrôle du juge et lorsque des procédures judiciaires ont été engagées qu'une solution peut être envisagée. Je considère toutefois que si nous voulons véritablement aboutir, il faudra que la possibilité soit donnée - moyennant des garanties judiciaires adéquates - d'aller jusqu'au bout des informations dont dispose tel ou tel intermédiaire sur les agissements de tel ou tel individu ; faute de quoi, comme pour les centres off shore, l'interruption de la chaîne de l'information permet de rendre le système complètement inintelligible. Si l'on veut poursuivre les pratiques délictueuses, il faut que l'information puisse être totalement transparente : toutes les catégories d'intermédiaires sont donc concernées.

M. Gilbert LE BRIS : Simultanément à l'expansion des marchés parallèles durant les dernières décennies, on a assisté à leur « dollarisation » progressive et à une boulimie de dollars. Dès lors, on peut se demander si l'on ne va pas assister à une « euro-isation » de ces mêmes marchés. La simplification apporté par le G3 que vous avez évoquée est-elle de nature à permettre une lutte plus efficace contre le blanchiment ?

Par ailleurs, le fait de disposer de grosses coupures en dollars ou en euros n'est-il pas de nature, en raison du manque de traçabilité des billets, à faciliter le blanchiment ?

M. Dominique STRAUSS-KAHN : J'hésite sur la réponse à votre dernière question : certains arguments vont dans le sens que vous évoquez, d'autres au contraire soulignent que les petites coupures permettent facilement de blanchir « à la petite semaine ». Nous avons tous vu des films américains où circulent des coupures usagées de 20 dollars ; n'étant pas un expert en cinématographie criminelle, je ne veux pas trop m'avancer sur le sujet...

Votre première question est importante. Le terme de « dollarisation » peut avoir une double signification. Il peut, en premier lieu, évoquer l'utilisation du dollar comme monnaie scripturale et fiduciaire internationale. L'euro va-t-il acquérir ce statut ? Sans doute, mais personne ne peut en être sûr. En tout état de cause, il ne le deviendra pas à court terme : d'abord, il faut déjà qu'il existe sous la forme de billets ; ensuite, sa circulation doit se développer. Je rappelle que de nombreux pays d'Europe centrale utilisent le deutsche mark, c'est pourquoi le « seigneuriage » de cette monnaie est beaucoup plus important que celui du franc. Dans ces conditions, il y a fort à parier que la substitution ne se fera pas du deutsche mark vers le dollar, mais bien du deutsche mark vers l'euro.

Il existe une autre acception du terme de « dollarisation » : elle correspond à la situation des économies qui lient leurs devises au dollar, l'exemple le plus connu étant celui de l'Argentine. De ce point de vue, je suis convaincu qu'assez rapidement il y aura des « euro-isations » et qu'un certain nombre de pays trouveront avantage, en raison de l'importance de leurs échanges avec la zone euro et de la stabilité dont l'euro fera preuve, à lier leur monnaie à ce dernier.

Si cette seconde signification de la « dollarisation » est sans grand lien avec notre sujet, la première l'est très directement : dans une certaine mesure, l'existence d'un nombre plus réduit de monnaies mondiales simplifie les possibilités de contrôle et d'intervention. Toutefois, il ne faut pas surestimer cet impact car peu de devises sont utilisées en dehors de leur territoire d'émission ; la simplification est donc moins massive qu'on ne pourrait le penser a priori.

M. Jacky DARNE : Monsieur le ministre, pourriez-vous dresser un état des lieux de l'application des quarante recommandations du GAFI ? On peut penser que si l'ensemble des vingt-six signataires les appliquaient réellement, les progrès seraient considérables... Par ailleurs, il serait intéressant de disposer d'un bilan de la situation française, de l'état de la législation, du nombre de délits ainsi que du fonctionnement des services que vous dirigez - je pense en particulier à la formation des inspecteurs et des contrôleurs.

M. Dominique STRAUSS-KAHN : La mise en _uvre des recommandations est très inégale selon les pays et les déclarations faites par le GAFI sont sujettes à interprétation, un orateur ayant laissé entendre que si l'Autriche était vouée aux gémonies, le Royaume-Uni était porté aux nues. Il faut donc faire preuve d'un certain relativisme dans les appréciations à porter...

Quoiqu'il en soit, les quarante recommandations du GAFI sont appliquées en France. Au-delà de ce que le GAFI écrit lui-même, je ne suis pas capable de vous brosser l'état de la situation dans les autres pays, mais la garde des sceaux pourra le faire.

Quant aux fonctionnaires que je dirige, je ne prétendrai pas que les 192 000 agents du ministère de l'Economie, des finances et de l'industrie sont tous formés à la chasse à l'argent noir. Il est toutefois patent que nous consacrons chaque année des sommes et des effectifs croissants pour lutter contre la fraude nationale et internationale. Dans ce cadre, les personnels formés sont en augmentation régulière, même si, in fine, les brigades restent relativement légères.

Les simplifications qui pourraient intervenir en matière fiscale, si le Parlement le veut bien, et d'autres qui relèvent de décisions réglementaires - comme la déclaration expresse d'impôt sur le revenu - permettront progressivement de dégager des fonctionnaires qui pourront être affectés à des missions de contrôle du type de celles dont nous discutons.

M. le Président : Au terme de cette audition, trois informations me paraissent essentielles : le plan d'action de stabilité financière dans ses différents aspects, les mesures qui pourraient être mises en _uvre sur la levée du secret bancaire et le bilan de l'activité de TRACFIN. J'ai également pris bonne note que la Mission d'information trouvera auprès de vos services toute la collaboration nécessaire.

Lorsque notre Mission approchera de la clôture de ses travaux, je pense utile qu'elle vous informe, Monsieur le ministre, des obstacles éventuels qu'elle aura éventuellement détectés dans le fonctionnement des services qui se consacrent à la lutte contre le blanchiment.

Je vous remercie, Monsieur le ministre, de votre participation.

Audition de Mme Elisabeth GUIGOU,
Garde des Sceaux, Ministre de la Justice

(procès-verbal de la séance du 8 juillet 1999)

Présidence de M. Vincent PEILLON, président

M. le Président : Madame la ministre, à plusieurs reprises, vous avez manifesté une volonté forte d'accentuer la coopération judiciaire internationale et, en particulier, européenne, en matière de lutte contre la délinquance financière et le blanchiment des capitaux.

Avant de vous laisser la parole, je voudrais rappeler quelques-uns des propos que vous avez tenus sur ce sujet lors du colloque d'Avignon que vous avez organisé en octobre dernier. Vous avez insisté, d'une part, sur la lenteur avec laquelle progresse la coopération judiciaire et, d'autre part, sur la priorité qu'il convient de donner en matière pénale à la lutte contre la criminalité organisée. Vous avez également précisé que, contrairement à un discours convenu et malgré une réelle prise de conscience internationale, les difficultés se multipliaient. Votre diagnostic, au total assez sévère, se fondait sur l'absence d'harmonisation de nos législations, la lourdeur des instruments traditionnels de transmission des demandes d'entraide en matière répressive mais aussi sur les obstacles institutionnels au sein de l'Union.

Nous aurons l'occasion de revenir sur tous ces points car je souhaite que nous puissions, à partir de votre exposé, quitter le terrain des généralités. La Mission désire, en effet, disposer d'une évaluation précise des conditions actuelles de la coopération judiciaire mais aussi de renseignements tout aussi précis sur les résultats qu'elle permet d'obtenir.

Mme Elisabeth GUIGOU : Monsieur le président, mesdames et messieurs les députés, vous ne serez pas étonnés de me voir saluer votre initiative. Je crois en effet très important de donner une impulsion plus forte à la lutte contre la délinquance financière et au renforcement d'un espace judiciaire européen. Ce sont deux des priorités de la politique que je conduis, et je suis très heureuse de voir votre Mission d'information s'intéresser de très près à ces questions.

J'ai appris, par exemple, qu'une importante procédure judiciaire, en cours à Paris depuis 1994 et portant sur le blanchiment de capitaux provenant d'un trafic d'héroïne, était bloquée depuis le mois de mars 1996 du fait du non-retour de deux commissions rogatoires adressées à un pays européen voisin que je ne nommerai pas, l'instruction étant en cours. Ces demandes d'entraide étaient destinées à recueillir les preuves de la réalité d'un trafic de stupéfiants organisé dans ce pays ; les policiers français avaient d'ailleurs été autorisés à assister à l'exécution de l'une de ces demandes. A ce jour, les éléments sollicités n'ont pas été communiqués au magistrat instructeur, ni d'ailleurs les motifs de ce refus, ce qui risque, je le crains, de compromettre les résultats de plusieurs années d'enquête.

Ce cas illustre bien les difficultés quotidiennes auxquelles sont confrontés les magistrats et policiers qui luttent contre le blanchiment des capitaux. C'est pourquoi je souhaite que des avancées significatives aient lieu en ce domaine.

Je ferai remarquer préalablement que l'Europe est particulièrement concernée par ces activités délictueuses en raison de la libre circulation des capitaux sur son territoire, d'autant que les transactions importantes sont dématérialisées et que les mouvements de fonds sont devenus largement virtuels. Par ailleurs, nous sommes dans un contexte de déréglementation financière et de diversification des services financiers, au-delà de la seule activité bancaire.

Ces différents éléments expliquent qu'il est difficile de s'assurer de la traçabilité des flux d'argent blanchi. C'est donc un véritable défi qu'ont à relever les magistrats chargés de la lutte contre la délinquance transfrontière, sachant que les techniques du blanchiment s'appuient sur une très grande sophistication des opérations, conduites par des organisations criminelles soucieuses d'effacer toute trace de preuve. Enfin, cette forme de délinquance est occulte, c'est-à-dire qu'elle ne crée pas de victimes directes pouvant réclamer la réparation d'un préjudice individuel et donc, interpeller l'Etat sur son action.

A l'heure où l'union monétaire se réalise, l'Europe est encore davantage affectée puisque les « blanchisseurs » ont intérêt à abandonner les produits illicites rémunérés en monnaies diverses pour convertir cet argent en une monnaie de référence. C'est un point extrêmement important car si l'on a pu dire que le blanchiment de l'argent s'appuyait sur la « dollarisation » des marchés financiers, il faut que les Européens se prémunissent contre la menace de voir se créer un appel d'air similaire sur le marché de l'euro.

Une des difficultés majeures de la lutte contre le blanchiment des capitaux est la prolifération des paradis financiers et centres offshore qui accueillent des opérateurs effectuant des transactions financières avec des non-résidents. Je ne veux pas jeter l'opprobre sur les Etats où sont implantées ces structures, nées à la faveur de la situation financière mondiale des années soixante. Le développement des activités financières est, en effet, un véritable enjeu pour ces pays qui, le plus souvent, ne disposent pas d'un potentiel de ressources naturelles et d'un développement économique suffisant. Néanmoins, les centres offshore constituent un vecteur privilégié du blanchiment dans la mesure où ils concentrent un ensemble de pratiques et de règles qui offrent aux délinquants ce qu'ils recherchent en priorité, c'est-à-dire la sécurité et la discrétion.

Au nombre de ces pratiques et de ces règles dommageables, il y a d'abord la très forte protection du secret bancaire. Je ne le considère pas comme illégitime en soi - il est en vigueur dans certains Etats pour des motifs tout à fait respectables tenant au respect de la vie privée ou à la défense du secret commercial et industriel - mais son caractère absolu et opposable aux autorités judiciaires est inacceptable.

N'oublions pas le secret fiscal qui, à côté du secret bancaire, constitue un obstacle très important. Indépendamment des problèmes liés à l'évasion fiscale qui ne sont pas de notre ressort, je voudrais rappeler les difficultés rencontrées par les magistrats instructeurs français lorsque l'identification de l'origine délictueuse des fonds est subordonnée au résultat d'investigations financières à l'étranger. La protection du secret fiscal opposée par les autorités judiciaires étrangères conduit à une situation paradoxale puisque le juge français doit préalablement démontrer que les fonds dont il cherche à connaître l'origine ne proviennent pas d'une infraction fiscale, faute de quoi l'entraide judiciaire sera refusée. Cette preuve négative est, dans bon nombre de cas, évidemment impossible à apporter.

La troisième difficulté réside dans l'absence de traités d'entraide répressive avec ces centres financiers, qui les obligeraient à identifier, saisir et confisquer les avoirs blanchis.

D'une manière générale, je voudrais souligner que l'efficacité de la coopération dans la lutte contre le blanchiment est étroitement liée à la capacité des Etats à mobiliser au plan interne l'information susceptible d'être exploitée. Souvent, la tâche des autorités judiciaires, qui interviennent après la commission de l'infraction, est de reconstituer le parcours de l'argent sale et d'identifier les opérateurs. Elles sont donc totalement tributaires de l'organisation de la collecte de l'information interne mise en place par l'Etat sur le territoire duquel elles souhaitent réaliser des investigations. Or ce réseau d'information est très différent selon les Etats auxquels on s'adresse et il est particulièrement défaillant dans les pays qui abritent des centres offshore.

Une autre caractéristique de ces places financières est l'insuffisance, voire l'absence de réglementation commerciale ou financière obligeant les sociétés à une certaine transparence sur leurs conditions de création et de fonctionnement. Là encore, c'est une des raisons de l'échec de la coopération judiciaire : il ne s'agit pas, dans ce cas, d'un refus d'entraide, mais d'une incapacité à fournir les renseignements demandés qui, n'étant pas exigés par les lois internes de l'Etat, sont matériellement indisponibles.

Toutes ces raisons font que la lutte contre le blanchiment requiert, en amont, une réflexion et une action qui conduisent à mettre fin à des pratiques du droit des affaires autorisant, par exemple, des mandataires à agir sans que jamais ne puisse être dévoilée l'identité de leurs mandants.

L'usage dévoyé de la personne morale est au c_ur du processus de blanchiment. Dans certains pays, on voit ainsi fleurir une multitude de sociétés-écrans dont la typologie est très diversifiée, mais qui ont toutes en commun d'être fictives, c'est-à-dire de présenter des apparences différentes de la réalité de leur fonctionnement et de leur objet. A l'occasion d'une procédure diligentée dans le sud de la France, on a ainsi pu mettre en évidence l'usage de « sociétés en rayon », encore appelées « prêtes à l'emploi », qui sont constituées puis mises en sommeil. Ces coquilles peuvent être ensuite réactivées et les blanchisseurs sont ainsi en mesure, à l'aide de documents antidatés, de faire état d'une activité antérieure et légitime de ces sociétés.

Cette situation est particulièrement préjudiciable à la lutte contre le blanchiment des capitaux dans notre pays car, par sa situation politique et économique stable et par sa monnaie forte, la France présente des attraits considérables pour les opérateurs qui agissent lors des phases intermédiaire et finale du processus du blanchiment, c'est-à-dire une fois que les espèces retirées du trafic ont pénétré les circuits financiers et lorsqu'il s'agit de multiplier les opérations et de réinvestir l'argent recyclé. Or ces phases sont les plus difficiles à détecter et à quantifier parce qu'elles sont éloignées dans le temps et dans l'espace de l'infraction principale, souvent commise à l'étranger. Les enquêtes nécessitent donc de faire appel à la coopération judiciaire, sachant que plus on s'éloigne de l'acte initial, plus il est difficile de repérer la trace de l'argent blanchi. C'est la raison pour laquelle nous devons absolument renforcer la coopération internationale.

Dans ce contexte, la France s'est dotée de plusieurs instruments législatifs. L'infraction de blanchiment de fonds provenant de trafics de stupéfiants a ainsi été créée dès 1987, la loi du 13 mai 1996 créant par la suite l'infraction générale de blanchiment du produit de tout crime ou délit, ce qui a considérablement facilité les poursuites pénales.

Nous avons par ailleurs ratifié les conventions pertinentes dans ce domaine sans faire usage, je le souligne, des réserves qui, lorsqu'elles sont utilisées, privent souvent les instruments internationaux de toute efficacité. Je citerai simplement la position adoptée par notre pays en ce qui concerne la convention européenne d'entraide judiciaire en matière pénale de 1959 : contrairement à d'autres signataires, la France n'a pas souscrit à la réserve qui permet à un Etat partie de refuser d'exécuter une demande d'entraide judiciaire lorsque celle-ci est relative à une infraction fiscale. De même, la France n'oppose pas aux Etats requérants la règle de la double incrimination, souvent en vigueur chez nos voisins, selon laquelle l'exécution des mesures de saisie et de perquisition sur le territoire de l'Etat requis est subordonnée à la condition que l'infraction qui motive cette demande soit également punissable dans le droit de cet État.

Bien évidemment, la lutte contre le blanchiment de l'argent sale demande une coopération accrue au sein de l'Union européenne. Mais, et je ne le dirai jamais assez, l'efficacité de cette coopération est étroitement liée à la capacité de chacun des Etats de l'Union à mettre en place les relais et les ressources internes qui lui sont nécessaires. C'est la raison pour laquelle je me suis efforcée d'agir dans ce sens depuis mon arrivée au ministère de la justice.

Tout d'abord, en ce qui concerne le renforcement de nos capacités nationales à lutter contre la délinquance financière et le blanchiment des capitaux, deux orientations principales guident mon action.

Il s'agit d'abord d'améliorer les capacités d'investigation financière à la disposition des autorités judiciaires. C'est pourquoi j'ai créé les pôles économique et financier qui sont au premier rang de ces moyens nouveaux. Dotés d'équipements matériels informatiques et immobiliers adéquats, ils existent déjà à Paris, Bastia, Marseille et Lyon. A terme, ils seront au nombre de douze et nous allons accélérer leur mise en place. Ces pôles doivent permettre aux parquets et aux juges d'instruction de disposer d'une équipe stable et diversifiée d'assistants spécialisés qui, grâce à leurs compétences techniques, sont à même d'éclairer les magistrats, sans prendre évidemment part aux activités juridictionnelles proprement dites. Créés par la loi du 2 juillet 1998, dont le décret d'application est intervenu le 5 février 1999, ces assistants, mis à disposition par la Banque de France et le ministère de l'Economie et des finances, sont actuellement au nombre de 9 ; ils ont pris leurs fonctions début juin à Paris et début juillet à Bastia.

Il s'agit, ensuite, de renforcer les capacités des services répressifs spécialisés. C'est ainsi que j'ai fait en sorte que certains agents des douanes puissent se voir attribuer des prérogatives de police judiciaire. Ce projet, évoqué depuis longtemps, a été récemment concrétisé par la loi du 23 juin 1999 renforçant l'efficacité de la procédure pénale. Ces fonctionnaires seront chargés de contrôler les flux de marchandises et de capitaux et de réprimer les fraudes. Grâce à leur formation et à leur expérience, ils apporteront un concours précieux aux autorités judiciaires.

Je rappellerai, enfin, les dispositions facilitant l'entraide judiciaire contenues dans la même loi du 23 juin 1999. Pour la première fois, notre code de procédure pénale intègre un titre relatif à l'entraide judiciaire internationale. Ces mesures ont pour objet principal d'accélérer le traitement des demandes d'entraide judiciaire en confiant aux procureurs généraux la transmission des demandes, qui relevait auparavant de l'administration centrale à la Chancellerie. Cette déconcentration est de nature à accélérer à la fois l'envoi de la demande et le retour des pièces d'exécution. Par ailleurs, la nouvelle loi élargit également la possibilité d'exécuter les demandes étrangères sur notre territoire en instituant comme autorité d'exécution, à côté des parquets et des juges d'instruction, les juridictions répressives dont l'intervention est nécessaire pour satisfaire aux demandes des autorités pénales requérantes.

Le second axe de ma politique consiste à instaurer de nouvelles pratiques de travail. L'efficacité de l'action judiciaire interne dans la lutte contre le blanchiment des capitaux et la délinquance financière doit confirmer le rôle de la Chancellerie en tant que prestataire technique auprès des juridictions spécialisées. Il faut instaurer un courant continu d'information des praticiens appelés à traiter cette délinquance en leur fournissant des instruments d'aide à la décision. Dans cet esprit, des circulaires ont été publiées sur des sujets tels que la lutte contre les fraudes aux intérêts financiers des Communautés ou encore la confiscation des produits illicites.

S'agissant de la question essentielle de la participation des professions directement concernées à la prévention du blanchiment - ne serait-ce qu'en raison du fait qu'elles peuvent en être victimes - j'ai souhaité renforcer les relations institutionnelles entre le ministère de la Justice et celles-ci. C'est ainsi qu'un protocole a été signé le 30 juin 1999 entre la direction des affaires criminelles et des grâces et le conseil supérieur de l'ordre des experts comptables, créant une commission ayant pour objet l'élaboration d'actions de sensibilisation, d'information et de formation à destination des professionnels de la comptabilité afin de les aider à mieux lutter contre les tentatives de blanchiment de capitaux.

Ces deux orientations principales sont accompagnées de la création de structures et de moyens nationaux particulièrement affectés à la coopération européenne et internationale en matière de lutte contre la délinquance financière et le blanchiment.

Ils consistent d'abord dans le renforcement du réseau des magistrats de liaison qui facilitent au quotidien la coopération judiciaire. Ces magistrats sont actuellement au nombre de sept et sont installés en Italie, aux Pays-Bas, en Espagne, aux Etats-Unis, en Allemagne, au Royaume-Uni et en République tchèque.

Il s'agit ensuite de mettre en place en France le réseau judiciaire européen, en application de l'action commune adoptée par le Conseil Justice et Affaires intérieures du 29 juin 1998, qui a pour objectif de faciliter les relations directes entre les magistrats européens en charge des questions de criminalité organisée. Dans le prolongement de cette démarche, j'ai voulu accroître la coopération bilatérale concrète avec des pays frontaliers pour permettre aux magistrats de rencontrer leurs homologues, de sorte qu'ils puissent optimiser leurs actions. Enfin, la France a souhaité, dans un but identique, accueillir la seconde conférence Eurojustice. Faisant suite à celle qui a eu lieu à La Haye l'an dernier, elle se tiendra à Rouen au mois de septembre prochain et réunira les responsables des parquets des Etats membres ainsi que ceux des pays candidats à l'adhésion à l'Union européenne, lesquels pourront ainsi échanger leurs pratiques et leurs expériences.

Telles sont les actions menées au niveau national pour intensifier notre capacité à lutter contre cette délinquance sur notre sol et participer plus activement à la coopération judiciaire.

Evidemment, il faut aussi approfondir l'action conjointe des Etats de l'Union dans la construction de l'espace judiciaire européen, notamment dans le domaine de la lutte contre le blanchiment des capitaux. Le plan d'action relatif à la criminalité organisée, défini en juin 1997, a réalisé un très bon inventaire des actions à mener. Il représente un pas important mais il manque encore une impulsion politique forte sur quelques objectifs prioritaires lisibles, cette matière étant aujourd'hui encore trop exclusivement le domaine des praticiens.

Il faut souligner que plusieurs des recommandations contenues dans ce plan d'action sont au c_ur de la problématique du blanchiment. C'est le cas, par exemple, de celle qui invite les Etats à examiner les moyens de lutter contre l'utilisation par la grande criminalité des places financières ou des avantages extra territoriaux, ou de celle qui leur demande une action résolue en matière d'identification, de saisie ou de privation du profit criminel. Cette dernière préconisation a permis l'adoption, en mai 1998, d'une action commune par laquelle les Etats membres se sont engagés à appliquer la convention du Conseil de l'Europe relative au blanchiment, à la saisie et à la confiscation du produit du crime pour toutes les infractions punies d'une peine d'au moins six mois d'emprisonnement.

Il serait évidemment illusoire de cantonner aux frontières de l'Europe l'amélioration de la répression du blanchiment des capitaux puisque les organisations criminelles travaillent depuis longtemps déjà sur l'échiquier planétaire, aussi faut-il donc agir également au plan mondial. Néanmoins, c'est à l'Europe de donner l'exemple d'une action toujours plus résolue parce qu'elle est aujourd'hui dotée de structures qui sont à même de faciliter l'échange d'informations, dont nous avons vu qu'il était essentiel, et de coordonner l'action d'Etats dont le cloisonnement crée la faille principale par laquelle s'engouffrent les délinquants. A cet égard, nous devons encore renforcer la coopération policière et judiciaire, via le système Schengen et l'Office européen de police - Europol - qui offrent des potentialités importantes.

La mise en _uvre de cette coopération renforcée nous a conduit, au plan national, à créer la mission Justice, placée auprès de l'unité nationale du système Schengen. Par ailleurs, à ma demande, le Premier ministre a récemment décidé que serait placé au sein de l'unité nationale Europol un magistrat qui doit très prochainement entrer en fonction. Il est très important d'accentuer cette évolution dans la mesure où, dans nos pays démocratiques, les investigations sont contrôlées par des magistrats : plus Europol prendra de l'importance, plus la coordination policière et judiciaire sera nécessaire.

En outre, un des atouts de l'Union européenne est de pouvoir élaborer des normes contraignantes pour ses membres. A ce sujet, il faut tenter d'améliorer la portée pratique de la directive du 10 juin 1991, notamment en ce qui concerne le statut des professions et, en particulier, la question du secret professionnel. Le traité d'Amsterdam peut également nous permettre de réaliser des avancées substantielles dans la coopération en matière de criminalité organisée, notamment en donnant la possibilité de créer des équipes d'enquête conjointes.

Il est, de même, très important que nous nous préoccupions d'introduire dans les programmes engagés pour l'adhésion de nouveaux pays à l'Union européenne une exigence d'adaptation des systèmes judiciaires, en particulier en matière de lutte contre la délinquance économique et financière. Beaucoup des nouvelles organisations criminelles se trouvent à l'est de notre continent, notamment en Russie, et l'adhésion des pays d'Europe centrale et orientale doit nous fournir l'occasion d'intensifier notre coopération dans ce domaine.

J'espère que le Conseil européen extraordinaire de Tampere, qui aura lieu en Finlande au mois d'octobre prochain et qui est le premier à se réunir autour des questions de sécurité intérieure, s'emparera des problèmes dont votre Mission s'est saisie. Je souhaite qu'à cette occasion, des décisions concrètes soient prises pour améliorer l'efficacité de la lutte contre la délinquance financière et le blanchiment des capitaux. A mes yeux, ces décisions devraient concerner les règles communes portant sur les conditions de la levée du secret bancaire et du secret fiscal au profit des autorités judiciaires, l'examen des moyens propres à réduire les pratiques du droit des affaires particulièrement vulnérables au blanchiment et, enfin, le renforcement de la participation des professions juridiques à la lutte contre le blanchiment.

Evidemment, l'action de l'Europe doit être cohérente avec celle des autres institutions internationales, notamment le Groupe d'action financière internationale - le GAFI - créé non sans difficultés au sommet de l'Arche il y a dix ans, qui a institué en son sein un groupe de travail principalement chargé de la lutte contre les centres financiers dits non coopératifs. Ce groupe travaille à établir une typologie des pratiques particulièrement dommageables qui ont cours dans les centres offshore, afin que nous puissions prendre des contre-mesures à l'égard des États qui franchissent délibérément la ligne jaune.

Je pense qu'il faudra d'ailleurs en venir à des mesures coercitives, car si nous disposons maintenant d'un système préventif satisfaisant, nous devons être plus stricts sur le volet de la répression. Peut-être faudra-t-il un jour rendre illégales, au plan international, les transactions financières effectuées avec les centres offshore qui ne respecteraient pas un minium de règles. Cette voie est à explorer car si certains de ces centres étaient mis au ban de la communauté financière internationale, ils auraient plus de difficultés à abriter des activités illégales.

Les négociations sur la convention des Nations unies sur la criminalité organisée internationale sont également particulièrement importantes. Il est essentiel que cet instrument, qui constituera une référence universelle, comporte des dispositions suffisamment précises en matière de lutte contre le blanchiment des capitaux, dans ses aspects aussi bien préventifs que répressifs, notamment en prévoyant le gel, la saisie et la confiscation des produits illicites et en prenant en compte la réalité des places financières totalement déréglementées.

Il me semble, enfin, que l'efficacité de notre action dépendra d'un renforcement de la concertation entre les ministères concernés, c'est-à-dire ceux des Finances et de la Justice. Hormis en France, où M. Dominique Strauss-Kahn et moi-même travaillons ensemble sur cette question, les ministères des finances et de la justice des autres pays se rencontrent rarement. A cet égard, j'ai eu l'impression, au colloque d'Avignon, que des personnes directement concernées échangeaient des informations pour la première fois à cette occasion.

Il s'agit d'un champ important de la coopération qui permettra de mieux coordonner les actions préventives et répressives. C'est la raison pour laquelle, avec MM. Dominique Strauss-Kahn et Jean-Pierre Chevènement, il nous a semblé nécessaire de donner une nouvelle impulsion politique à la lutte contre les centres financiers offshore. Nous avons donc saisi en ce sens la présidence du G7 en demandant une plus grande concertation dans les travaux conduits par les différents ministères concernés, et nous veillerons à ce que ces travaux puissent progresser de manière significative au sein de cette enceinte. Le communiqué du sommet de Cologne a d'ailleurs relayé notre demande.

L'Appel de Genève a fortement interpellé les autorités politiques sur leurs capacités de mobilisation. Je dois rencontrer, le 15 juillet prochain, la ministre suisse de la Justice, Mme Ruth Metzler-Arnold, afin d'envisager avec elle des relations d'entraide judiciaire plus étroites entre nos pays, comparables à celles qui se mettent actuellement en place au sein de l'Union européenne.

En conclusion, je dirai que les obstacles à la répression ainsi que les moyens à utiliser et les verrous à faire sauter pour améliorer la coopération judiciaire sont actuellement largement identifiés en matière de blanchiment. Ce qui est désormais nécessaire, c'est une impulsion politique qui cherche à faire de l'Europe le territoire le plus inhospitalier possible pour les actions de blanchiment de la criminalité organisée.

M. le Président : Je vous remercie, Madame la ministre, pour la précision et la fermeté de votre propos. Je dois également saluer votre courage, d'abord parce que c'est la première fois qu'un exposé sur ce sujet est si précisément centré sur l'Europe, ensuite parce que je ne suis pas certain qu'avant vous, un ministre ait déclaré que la France était un territoire attractif pour les capitaux issus de la délinquance financière et du blanchiment.

A cet égard, pourriez-vous nous préciser la nature du blanchiment qui existe dans notre pays et nous donner une estimation de son volume ?

Par ailleurs, si l'on connaît le type d'investissements réalisés en France - le GAFI évoque notamment des investissements immobiliers - connaît-on leur origine ?

Enfin, quel est le nombre des procédures en cours qui concernent le blanchiment sur notre territoire ?

Mme Elisabeth GUIGOU : Pour éviter toute confusion, je tiens à préciser que tous les pays qui, comme le nôtre, ont une excellente santé financière et économique et qui disposent d'une monnaie forte sont très recherchés par les blanchisseurs d'argent sale dans la mesure où ils offrent les investissements les mieux à même d'occulter l'origine frauduleuse des fonds. Il faut donc être conscient du fait que plus un pays est économiquement riche et sa monnaie forte, plus les capitaux illicites cherchent à s'y investir pour la sécurité que cela représente.

Je ne dispose pas d'une évaluation nationale du volume de l'argent sale. Vous connaissez, en revanche, celles qui ont été réalisées au niveau mondial. On peut considérer que l'ordre de grandeur est à peu près exact lorsqu'elles estiment entre 500 et 700 milliards de dollars le volume annuel de l'argent sale recyclé dans l'économie mondiale.

S'agissant des procédures en cours sur le territoire français, elles sont au nombre d'une cinquantaine, spécialement à Paris. La moitié d'entre elles résultent de dénonciations qui proviennent de TRACFIN, créé pour recueillir les déclarations de soupçon des institutions financières sur l'origine de l'argent qui y est déposé.

M. le Président : Vous avez commencé votre exposé en citant l'exemple de commissions rogatoires qui ne revenaient pas et bloquaient ainsi une instruction. Pourriez-vous donner une estimation du taux de réponse, au terme d'un délai raisonnable, aux commissions rogatoires concernant les affaires de blanchiment adressées notamment à la Suisse, le Luxembourg, l'Autriche, les Pays-Bas, le Royaume-Uni et l'Irlande ?

Mme Elisabeth GUIGOU : Huit demandes d'entraide pour des affaires de blanchiment ont été adressées à l'Espagne, sept à la Belgique, six au Luxembourg, trois à l'Italie et deux à l'Allemagne et aucune en Suisse n'a souffert de retard majeur. Un cinquième de ces demandes, adressées depuis 1996, a fait l'objet d'un traitement sur une période de moins de six mois, ce qui n'est pas négligeable. Cette tendance à une exécution rapide doit néanmoins être tempérée par la nature des investigations sollicitées : lorsqu'il s'agit de simples vérifications bancaires, cela peut aller assez vite, mais d'autres demandes sont parfois beaucoup plus complexes. Deux commissions rogatoires datant de 1996, à destination respectivement de l'Italie et de l'Espagne, n'ont toujours pas été exécutées, à la connaissance du ministère de la justice. D'une manière générale, nous considérons que l'ensemble de ces pays exécutent les demandes d'entraide françaises dans des délais raisonnables, l'Espagne étant cependant plus lente.

Le Royaume-Uni et l'Irlande ont été, depuis 1996, destinataires de six demandes d'entraide en matière de blanchiment. Aucun retour n'a été enregistré à ce jour, mais je dois préciser que ces requêtes sont récentes puisque la plus ancienne date de janvier 1998.

Nous avons également adressé des demandes à Andorre, à la Slovaquie et à la Turquie.

En ce qui concerne les commissions rogatoires adressées aux autorités judiciaires suisses pour les affaires de blanchiment, un quart d'entre elles ont été retournées en moins de six mois, et toutes les demandes adressées avant 1998 ont été exécutées. Je tiens donc à souligner que, contrairement à une idée fausse, la Suisse exécute les demandes françaises dans des délais raisonnables. Enfin, nous n'avons pas de procédures avec l'Autriche.

M. le Rapporteur : Pour compléter la question posée par le président, je voudrais vous communiquer des chiffres concernant l'ensemble des infractions à caractère financier constatées par les magistrats milanais, échantillon plus large que celui que vous avez cité.

En 1999, sur les 613 commissions rogatoires internationales introduites depuis 1992 par ces magistrats dans le cadre de l'opération mani pulite, seulement 201 ont été exécutées. Il est intéressant de relever les taux de réponse par pays : la France a satisfait les demandes à 66 % - ce qui laisse penser que, sur un plan tant politique que judiciaire, elle joue un rôle moteur dans ce domaine -, la Suisse, principale destinataire, a répondu à 31 %, le Royaume-Uni à 26 % seulement, le Luxembourg à 43 % et le Liechtenstein à 33 %.

Cela me permet d'aborder le problème des voies de recours internes, déjà soulevé par l'Appel de Genève dont vous avez salué tout à l'heure le contenu. Celui-ci revendiquait en effet la transmission immédiate et directe du résultat des investigations demandées par commission rogatoire internationale, nonobstant tout recours interne au sein de l'Etat requis. Il est vrai que la France - et c'est peut-être une des raisons de son succès statistique - ne tient pas compte des voies de recours interne. En revanche, un certain nombre de pays, où les libertés publiques ne sont pas davantage garanties qu'en France, semblent favoriser la défense de secrets en se fondant sur le corpus des libertés publiques.

Ma question est un peu difficile mais y a-t-il, dans le cadre des renégociations de la convention de 1959, une volonté de lever l'obstacle que représentent ces voies de recours afin de faciliter les réponses dans le domaine du blanchiment, mais aussi de l'ensemble de la délinquance financière ?

Mme Elisabeth GUIGOU : Les 613 procédures diligentées à Milan que vous mentionnez concernent surtout la lutte contre la corruption, alors que j'ai évoqué le nombre des seules procédures anti-blanchiment, ce qui est différent.

Les recours internes sont l'un des principaux obstacles que nous rencontrons dans plusieurs des pays voisins de la France. Comme il s'agit de règles nationales présentées comme destinées à protéger les libertés publiques, il est très difficile de négocier leur modification, sinon par le biais des conventions internationales instituant des règles de levée des secrets bancaire et fiscal. Cela étant, j'en parle également de manière bilatérale avec les collègues des pays où nous rencontrons ce type de difficultés. Par ailleurs, l'Union européenne est suffisamment approfondie pour pouvoir imposer aux Etats membres le respect d'un certain nombre de principes. Néanmoins, il me semble, encore une fois, que c'est surtout par le biais de l'accord sur des règles communes visant à lever les secrets bancaire et fiscal que certains Etats membres seront conduits à modifier leur législation interne.

L'état d'esprit de mes collègues européens est d'ailleurs positif sur ce point. Mais il est vrai qu'ils seront d'autant plus incités à agir que les citoyens européens se mobiliseront en ce sens, sachant que ce débat reste encore confiné aux spécialistes. Je rappelle que l'extradition de certains terroristes de Grande Bretagne, notamment ceux liés aux attentats du GIA en France, se heurte également à la multiplication des recours internes, état de fait que déplore d'ailleurs mon collègue britannique. Il nous faut donc des instruments européens qui permettent de faire bouger les législations internes.

Par ailleurs, les Etats membres ont pris l'engagement de se soumettre à une évaluation, par l'Union européenne, de leur capacité de réponse aux demandes d'entraide. L'utilisation des recours spécifiques a ainsi été mentionnée à l'occasion de l'évaluation du Luxembourg. La France sera évaluée en octobre et cela nous donnera, le cas échéant, des indications sur les progrès qu'il nous reste à accomplir.

M. le Rapporteur : Lorsque vous avez rencontré votre homologue suisse, quelle réponse vous a-t-elle faite sur cette difficile question des voies de recours internes ? Il faut en effet souligner que le fait que trois ans soient nécessaires pour l'exécution d'une commission rogatoire adressée par un magistrat français à l'un de ses homologues d'un canton suisse conduit inévitablement à accroître les délais d'instruction en France. Or, la convention européenne des droits de l'homme exige que l'instruction se déroule dans un délai raisonnable, sujet que nous avons largement évoqué au cours du débat parlementaire relatif à la présomption d'innocence.

Lorsqu'un Etat requérant ou un juge demande une réponse à la Suisse, il doit en effet attendre que soient épuisées les voies de recours prévues par le droit cantonal puis par le droit fédéral, le préjudice résultant de ces délais successifs n'étant pas pris en compte par le pays requis.

Certes, la Suisse a beaucoup évolué sous l'impulsion d'un sentiment politique nouveau et de la prise en charge de certaines revendications par des magistrats - je pense notamment à M. Bernard Bertossa dans le canton de Genève. Toutefois, ce pays résiste à l'évolution juridique et législative, aussi serions-nous donc très intéressés de connaître les réponses que vous a faites la ministre de la Justice de la Confédération helvétique.

Mme Elisabeth GUIGOU : L'analyse à laquelle vous procédez est parfaitement exacte. Non seulement les délais de retour des commissions rogatoires sont nuisibles à l'efficacité des enquêtes, mais elles peuvent également porter préjudice aux personnes qui sont mises en cause, éventuellement à tort, dans ces procédures.

Nous devons, par conséquent, faire progresser l'idée selon laquelle un membre de l'Union européenne doit reconnaître la validité du système judiciaire et de protection des libertés d'un autre pays membre. Outre les procédures et les règles communes aux Etats européens dans d'importants champs du droit, les législations économique et financière des pays membres font déjà l'objet d'une reconnaissance mutuelle. Mais le retard qu'accuse la coopération judiciaire est dû au fait que cette reconnaissance n'existe pas encore pour le droit civil et le droit pénal. Combien de PME ont ainsi dû mettre la clé sous la porte faute d'une admission mutuelle des créances ! En revanche, la coopération progresse en matière de divorce dans la mesure où nous reconnaissons la validité de la décision rendue par un tribunal d'un Etat faisant partie de l'Union.

En fait, je pense que, dans les domaines où nous avons des besoins très précis, nous devons envisager, à terme, de dépasser la seule procédure de l'entraide. Par exemple, s'agissant du droit des personnes, nos législations peuvent être différentes en matière de divorces, mais nous devons traiter de manière uniforme leurs conséquences lorsqu'ils concernent des couples binationaux. De même, dans le domaine de la criminalité organisée, il faut penser à nous doter d'instruments communs : Europol constitue à cet égard une première coquille, mais le droit reste en retard.

Pour résumer brièvement ma conception de l'espace judiciaire européen, je dirai que nous devons non seulement améliorer l'entraide judiciaire et décloisonner les Etats nationaux - car ceux-ci demeureront avec leurs législations propres - mais aussi nous doter d'un droit européen et de réelles capacités d'investigations à cette échelle dans des domaines tels que la lutte contre la criminalité organisée. Cela ne passe pas obligatoirement par la création d'un tribunal européen : les tribunaux nationaux peuvent continuer de juger des affaires mises à jour par une force d'investigation européenne. Certes, cela mettra du temps, il a fallu trente ans pour faire l'euro ! Mais cela doit nous encourager à réfléchir dès à présent au socle de règles communes susceptibles de permettre un jour à des institutions de mener des actions au nom de l'Union européenne.

J'insiste de nouveau sur le fait que tous les domaines n'exigent pas une telle évolution et qu'il est important de raisonner en termes de subsidiarité pour que chacun des systèmes judiciaires puisse s'approprier cette lutte. C'est pourquoi je suis opposée aux solutions trop faciles qui préconisent, par exemple, la création d'un tribunal pénal et d'un parquet européens, sans d'ailleurs se poser la question de savoir sur quelles bases juridiques ceux-ci agiraient. Il n'en demeure pas moins que la criminalité organisée est une matière spécifique. En revanche, laissons de côté la délinquance économique et financière ordinaire car l'entraide doit suffire si l'on améliore les procédures.

M. le Président : Je voudrais m'arrêter sur la question du secret professionnel qui est une préoccupation importante de ceux qui luttent contre le blanchiment. N'est-il pas urgent de relancer la réflexion sur le périmètre de cette institution ?

Par ailleurs, les déclarations de soupçon ne devraient-elles pas être étendues à d'autres professions que celles qui y sont actuellement assujetties?

Enfin, le moment n'est-il pas venu d'aménager, voire d'inverser, le régime de la charge de la preuve, laquelle incombe actuellement aux enquêteurs ?

Mme Elisabeth GUIGOU : S'agissant du secret professionnel des avocats, protégé par la loi du 7 avril 1997 qui a modifié une loi de décembre 1971, la question est particulièrement délicate dans la mesure où ils sont chargés de la défense, dont la garantie repose sur la couverture des informations qu'ils reçoivent par le secret professionnel. Notre législation protège ainsi leurs activités dans le domaine de la défense comme dans celui du conseil, qu'il s'agisse de correspondances, de consultations ou de notes d'entretiens. En revanche, il n'a pas été dans l'intention du législateur d'établir une protection absolue et de faire des cabinets d'avocats des sanctuaires.

Pourtant, il est très important qu'une meilleure pratique puisse être mise en place. Tel est d'ailleurs l'objet d'un groupe de travail créé par le premier président de la Cour d'appel de Paris, M. Guy Canivet, aujourd'hui désigné premier président de la Cour de cassation. Le conseil national des barreaux lui-même a précisé, dans une décision du 13 septembre 1997, les domaines qui ne sont pas couverts par le secret professionnel tels qu'une correspondance ayant pour unique objet de se substituer à un acte de procédure ou, encore, une convention entre avocats portant la mention « officiel ».

De nombreuses professions sont concernées par ce secret et nous devons notamment sensibiliser les professions financières - je vous ai parlé, à cet égard, de la convention signée avec l'ordre des experts comptables - pour qu'elles soient plus vigilantes et utilisent davantage les procédures actuelles, c'est-à-dire la déclaration de soupçon auprès du service TRACFIN ou la déclaration de certitude auprès du procureur de la République.

Le projet de révision de la directive de l'Union européenne de juin 1991 est important puisqu'il a pour objet de combler les lacunes des normes communautaires, notamment en étendant le champ d'application de l'obligation de déclaration de soupçon à de nouvelles activités et professions non-financières. Cet avant-projet prévoit ainsi que la directive puisse s'appliquer aux commissaires aux comptes et comptables, agents immobiliers, notaires et autres membres des professions juridiques indépendantes pour tout ce qui concerne l'achat et la vente de biens immeubles, l'exécution d'opérations financières, la constitution et la gestion de sociétés, de fiducies ou de structures similaires.

A mes yeux, la seule voie qui permette de garantir à la fois le respect du secret professionnel, notamment des avocats, et la réussite des investigations est donc celle d'un travail en commun entre magistrats et professionnels. C'est l'objet du groupe de travail dont je vous ai parlé, qui doit avancer des propositions concrètes dont plusieurs ont été incluses, par le Sénat en première lecture, par le biais d'un amendement que j'ai accepté, dans le projet de loi relatif à la présomption d'innocence. Lorsque ce projet viendra en deuxième lecture devant l'Assemblée, nous aurons donc l'occasion d'inscrire dans la loi les dispositions de nature législative.

S'agissant du renversement éventuel de la charge de la preuve, je n'ignore pas qu'il est souhaité par certains praticiens. L'Assemblée, saisie de ce problème en 1996, avait livré une réponse prudente à cette question très délicate. Chaque fois qu'une législation est difficile à appliquer - c'est le cas, par exemple, de la loi contre le racisme - on a tendance à proposer de renverser la charge de la preuve. Or nous devons également penser à la présomption d'innocence et, sur ce point, une réflexion plus approfondie me semble nécessaire.

Faut-il atténuer ce principe dans certains domaines ? C'est déjà le cas en matière de trafic de drogue puisque l'article 222-31-1 du code pénal dispose que le fait de ne pouvoir justifier de ressources correspondant à son train de vie tout en étant en correspondance avec une ou plusieurs personnes se livrant au trafic ou à l'usage de stupéfiants est puni de cinq d'emprisonnement et de 500 000 F d'amende.

Je ne peux pas me prononcer sur la manière dont cette atténuation pourrait être étendue à la criminalité organisée car il est très important d'être précis. En tout état de cause, je souhaite, avec l'ensemble du Gouvernement, que l'on se donne déjà les moyens de faire appliquer les dispositions actuelles du code pénal dans la lutte contre le trafic de drogue dans les quartiers. Jusqu'ici, en effet, les signes extérieurs de richesse ont été très peu utilisés alors qu'ils peuvent motiver l'engagement d'une procédure judiciaire.

Je ne suis donc pas opposée à ce que l'on réfléchisse à ce type de solutions, mais il faut veiller au respect de la présomption d'innocence, principe dont je sais qu'il vous tient à c_ur. En tout cas, on ne peut pas, dans ce domaine, préconiser une mesure d'ordre général.

M. Gilbert LE BRIS : Il est évident que, parmi les vecteurs du blanchiment de l'argent sale, l'immobilier joue un rôle important, que ce soit sur la Côte d'Azur, à Paris ou ailleurs, et la mobilisation de l'information nécessite que la traçabilité des opérations soit clairement établie. Toutefois, je constate que si l'acte authentique est obligatoire pour les transactions immobilières, il ne l'est pas pour la constitution, les modifications statutaires ou les cessions de parts de sociétés civiles à prépondérance immobilière. Or cela crée de toute évidence une brèche dans laquelle peuvent s'engouffrer des personnes dont l'honnêteté n'est pas toujours la vertu première. Dans ces conditions, ne faut-il donc pas généraliser l'acte authentique, comme c'est déjà le cas en Italie, en Allemagne et aux Pays-Bas ?

Plus largement, disposez-vous d'un catalogue des failles juridiques duquel pourraient être déduites des modifications de nature à lutter contre le blanchiment ?

Mme Elisabeth GUIGOU : La question de l'acte authentique a été posée par le congrès des notaires et j'ai demandé à mon administration de mettre en place un groupe de travail sur ce thème. Pour l'instant, il apparaît qu'imposer la rédaction d'un acte authentique pour les cessions de parts de sociétés civiles immobilières n'est pas la meilleure façon de régler le problème de l'anonymat dans certaines transactions. Néanmoins, je ne souhaite négliger aucune piste et j'ai évoqué cette question avec mon collègue secrétaire d'Etat au budget. Je pourrais, si vous le désirez, vous communiquer les résultats de ces travaux.

Quelles sont les réticences à utiliser cet instrument ? Nous pensons que, dans le cadre de la discussion sur la modification de la directive de 1991, nous pourrons trouver des solutions qui soient compatibles avec la pratique de nos partenaires européens. Car si nous nous engageons dans une voie qui n'est suivie par personne, nous aurons certainement fait plaisir aux notaires mais nous ne serons pas plus efficaces. Or, les travaux en cours aux niveaux européen et international ne semblent pas opter pour une proposition de ce type, d'où notre réserve que j'ai d'ailleurs expliquée aux responsables du notariat. Encore une fois, je n'exclus pas cette piste, mais je pense que chaque fois que nous préconisons l'extension de procédures au plan national, il faut s'assurer qu'elles pourront s'intégrer aux instruments dont nous nous dotons au niveau européen.

M. le Rapporteur : Pour en revenir au renversement de la charge de la preuve, le GAFI semble s'engager, au fil de ces rapports annuels, vers ce type de suggestions, prenant l'exemple de l'Italie qui, dans son désir de lutter contre la mafia, a élargi ce mécanisme aux infractions financières. Disposez-vous d'une évaluation du système italien ? Si les recommandations du GAFI sont une chose, la pratique en est, en effet, une autre...

Par ailleurs, à la suite du colloque d'Avignon, auquel a assisté M. Jack Straw, ministre de l'Intérieur britannique, nous avons découvert dans la presse que son gouvernement s'était engagé à étudier la situation des îles anglo-normandes. Pouvez-vous nous dire où en est ce dossier ?

Mme Elisabeth GUIGOU : S'il est intéressant d'observer le cas italien, il faut conserver le recul nécessaire car la situation n'y est pas analogue à la nôtre. En France, le problème n'est pas tant celui des mafias que celui de l'investissement de capitaux illicites. Ceci dit, mes services, notamment nos magistrats de liaison, sont à votre disposition pour approfondir, le cas échéant, ce type de réflexions.

Cependant, à première vue, ce système fonctionne en Italie : des sommes considérables sont saisies et redistribuées dans les services publics. J'insiste néanmoins sur la différence de situation entre nos deux pays.

Le ministre de l'Intérieur et de la justice britannique me semble avoir des préoccupations tout à fait sincères concernant les îles anglo-normandes. Il est évidemment très important pour la crédibilité des institutions financières - et chacun sait le rôle que joue la City de Londres - qu'elles ne soient pas soupçonnées d'être insuffisamment vigilantes vis-à-vis du blanchiment de l'argent sale et des pratiques criminelles. Ce souci est donc partagé par le gouvernement britannique et une évaluation est bien en cours concernant les îles anglo-normandes.

D'une manière plus générale, tant que l'on a posé la question des places offshore sous le seul angle de la concurrence entre places financières, les choses n'ont pas beaucoup avancé. En revanche, lorsqu'elle est abordée du point de vue de la criminalité et d'une certaine moralisation de la vie financière internationale, on rencontre, y compris dans les pays où ces pratiques financières déréglementées ont été le plus vivement encouragées, un accueil et une préoccupation constructifs.

C'est la raison pour laquelle je préconise le rapprochement, au sein de l'Union européenne, des ministres des finances et de la justice. En effet, dès lors que l'on s'accorde sur le besoin d'une certaine moralisation, il est très difficile d'esquiver la nécessité d'agir ; d'ailleurs je n'ai rencontré aucun dirigeant qui nie cette responsabilité. Par contre, si l'on discute de la déréglementation des marchés financiers ou de l'éventuelle taxation de telle transaction, cela fait inévitablement naître un débat où s'affrontent différentes conceptions économiques.

La volonté politique est primordiale et les Européens ont, à cet égard, une responsabilité particulière. Nous sommes favorables à la liberté des mouvements de capitaux et des échanges et à l'utilisation des nouvelles technologies parce que la mondialisation présente certains avantages. Mais nous ne pouvons pas nous passer de certaines règles. C'est le message que portent non seulement l'Union européenne, mais aussi notre pays dans les institutions financières internationales depuis le début des années quatre-vingt. En abordant ce problème sous l'angle de la moralisation, nous avons plus de chances d'aboutir à une solution que si nous l'examinons sous l'angle purement financier. Telle est ma conviction.

M. le Président : Merci, Madame la ministre. L'audition de vos services, prévue à la rentrée, nous permettra d'approfondir plusieurs des points abordés aujourd'hui.

Audition de M. Patrick MOULETTE, Secrétaire exécutif
du Groupe d'action financière sur le blanchiment des capitaux (GAFI)

(procès-verbal de la séance du 8 septembre 1999)

Présidence de M. Vincent PEILLON, Président

M. Patrick MOULETTE : Je tiens, avant tout, à vous remercier de me donner la possibilité de présenter les travaux du GAFI dont je regrette toujours profondément qu'il ne soit pas assez connu du public et des milieux politiques, mais sans doute est-ce parce qu'il ne s'agit pas d'une véritable organisation internationale dotée d'une charte constitutive.

Je ferai tout d'abord un bref rappel du cadre international dans lequel ont été élaborées les mesures anti-blanchiment. Puis, je traiterai des activités du GAFI et, notamment, des quarante Recommandations de lutte contre le blanchiment. Enfin, j'exposerai la nouvelle mission du GAFI et ses priorités actuelles.

Chacun sait que le blanchiment est un problème transnational : il n'existe pas d'affaire importante qui se limiterait à un seul pays. C'est la raison pour laquelle les efforts de lutte contre ce phénomène ont tous pris naissance dans un cadre international.

Le premier jalon est, bien sûr, la Convention de Vienne, signée sous l'égide de l'ONU en 1988 et qui a fixé le cadre général de la lutte anti-blanchiment. Elle prévoit l'obligation d'incriminer le blanchiment issu du trafic de stupéfiants, l'incitation à la coopération internationale dans les enquêtes, l'application de l'extradition aux affaires de blanchiment et des restrictions et l'opposition du secret bancaire national en cas d'enquêtes criminelles.

De la même année date la Déclaration de Bâle, émanant du Comité des banques du G10 et relative à l'identification des clients, la détection des opérations suspectes et la coopération avec les services de police et judiciaires. Elle constitue le pendant financier de la Convention de Vienne, qui est un instrument purement juridique.

En 1989, quelques mois après sa création, le GAFI s'est donc logiquement appuyé sur ces deux instruments internationaux pour publier ses quarante Recommandations sur lesquelles je reviendrai ultérieurement.

Le GAFI a été créé par le Sommet de l'Arche en juillet 1989. Il comprend vingt-six pays, bientôt vingt-neuf car nous allons accueillir dans deux semaines l'Argentine, le Brésil et le Mexique. Les pays membres du GAFI sont globalement ceux de l'OCDE, à quelques exceptions près, mais, inversement, nous comptons parmi nos membres des territoires ou des pays qui n'appartiennent pas à l'OCDE, comme Hong Kong et Singapour.

Je voudrais insister sur la composition professionnelle très spécifique du GAFI, seul organisme international exclusivement spécialisé dans la lutte contre le blanchiment et dont les experts représentent toutes les disciplines qu'il est nécessaire d'impliquer dans ce combat.

Cette compétence pluridisciplinaire, qui permet d'appréhender le phénomène dans sa globalité, ne se retrouve pas dans d'autres organisations qui regroupent pour certaines uniquement des financiers, des juristes ou des diplomates. Le GAFI compte des représentants des ministères de la justice, des juges, des procureurs, des experts des ministères des finances ou des banques centrales et même d'autres organismes de surveillance des institutions financières, comme les commissions boursières ou les instituts de surveillance des entreprises d'assurance. Nous avons, bien évidemment, des représentants des services opérationnels - policiers, douaniers, experts issus de cellules anti-blanchiment style TRACFIN.

Le GAFI s'appuie également sur la Convention du Conseil de l'Europe, dite de Strasbourg, de 1990, qui représente un progrès majeur par rapport à la Convention de Vienne, car elle donne une définition large du blanchiment, qui va au-delà du trafic de stupéfiants. En outre, elle n'est pas limitée aux membres du Conseil de l'Europe, puisque l'Australie, par exemple, l'a signée et ratifiée.

Je dois également mentionner la Directive des Communautés européennes de 1991, qui fait d'ailleurs l'objet actuellement d'un projet de révision.

J'évoquerai enfin le groupe Egmont créé en 1995, qui est le pendant opérationnel du GAFI où nous travaillons sur les textes et les contre-mesures. Ce groupe est une sorte de forum où se réunissent toutes les cellules anti-blanchiment existantes dans le monde entier, soit une cinquantaine actuellement. Ses travaux sont tout à fait complémentaires des nôtres. C'est là que des organismes comme TRACFIN, FINCEN aux Etats-Unis, ou NCIS au Royaume-Uni peuvent se réunir, discuter de problèmes qui leur sont communs et essayer de développer leur coopération internationale en passant directement des accords bilatéraux entre eux.

J'en viens aux quarante Recommandations qui constituent la principale réalisation du GAFI.

Ce texte, publié à l'origine en 1990, présente une panoplie extrêmement complète de mesures de lutte anti-blanchiment. Il couvre les aspects juridiques - droit pénal, droit de la confiscation, responsabilité des sociétés - mais aussi les aspects financiers, ce qui est une innovation extrêmement importante, car pour la première fois au niveau international, le secteur financier était impliqué d'une façon aussi nette dans les efforts anti-blanchiment. Une vingtaine de Recommandations traite en effet des mesures que les pays doivent appliquer à leurs institutions financières. Certaines sont logiques, comme l'identification de la clientèle et la conservation des documents ; d'autres vont plus loin, comme la détermination des bénéficiaires effectifs ou des ayants droit économiques ; d'autres encore sont tout à fait innovantes, comme la déclaration obligatoire des transactions suspectes par les institutions financières. Par ailleurs, une dizaine de Recommandations traitent de la coopération internationale.

Ces Recommandations ne sont pas rédigées comme un traité car si tel avait été l'objectif, nous aurions peut-être passé plusieurs années à les discuter. Elles définissent des principes de lutte anti-blanchiment que chaque pays doit appliquer en fonction de sa propre situation. Il peut y avoir dans chaque Etat des problèmes spécifiques liés à l'économie, l'organisation du système financier ou aux principes constitutionnels. C'est la raison pour laquelle nous avons voulu nous limiter à des principes, ce qui nous a permis de parvenir à un accord en six mois. Il faut reconnaître qu'il y avait à l'époque une volonté politique très forte et que nous avions une obligation de résultat.

Bien qu'il ne s'agisse que de Recommandations, celles-ci ont, à mon avis, un poids politique beaucoup plus important que les dispositions d'un traité ou d'une convention classique. A l'époque, M. Pierre Bérégovoy, alors ministre des finances - la France présidait le GAFI à l'origine - avait demandé à tous ses collègues des pays membres du GAFI de s'engager par écrit sur le fait que leur pays était d'accord pour mettre en _uvre les dispositions figurant dans ces quarante Recommandations et pour se soumettre à des évaluations afin que celles-ci ne restent pas lettre morte.

S'agissant des activités du GAFI, celle qui me paraît la plus importante consiste à contrôler l'application des quarante Recommandations par les pays membres. Pour ce faire, nous utilisons deux mécanismes.

Le premier est un exercice d'auto-évaluation, sur lequel je passerai assez vite. Il s'agit de remplir des questionnaires dont le GAFI exploite et analyse les réponses. C'est un premier moyen de contrôle mais, comme les pays remplissent seuls le questionnaire, l'honnêteté intellectuelle et la précision de la réponse sont parfois incertaines.

Nous avons cependant un moyen de contrôle supplémentaire puisque, parallèlement à cette auto-évaluation, un autre système beaucoup plus contraignant a été mis en place, celui de l'évaluation mutuelle. Il s'agit là d'une véritable procédure d'inspection sur pièces et sur place qui vise à s'assurer que les mesures anti-blanchiment sont réellement prises par les Etats membres. Chaque pays du GAFI est évalué par des examinateurs de trois autres pays, que l'on change à chaque fois. Les experts se rendent sur place, après avoir reçu un dossier extrêmement détaillé comprenant les réponses à un questionnaire spécifique ainsi que des copies de la législation et des mesures en vigueur. Pendant trois jours, les examinateurs discutent et interrogent largement toutes les autorités impliquées dans la lutte anti-blanchiment ainsi que les responsables du secteur privé. Cela permet d'établir un rapport substantiel et d'autant plus objectif qu'il est confidentiel, confidentialité qui permet d'éviter une certaine langue de bois, fréquemment pratiquée dans les organisations internationales.

Cependant, nous nous sommes aperçus très vite qu'il fallait une politique de suivi de ces rapports d'évaluation. En effet, un mauvais rapport peut valoir aux fonctionnaires qui viennent défendre leur pays au moment de la discussion en réunion plénière du gafi, de passer un mauvais moment, mais rester sans suites.

Dès la fin du premier cycle d'évaluations mutuelles, nous avons constaté des cas de pays particulièrement lents à appliquer les quarante Recommandations, comme la Grèce, la Nouvelle-Zélande ou la Turquie. Cela a conduit à la création et à l'établissement d'une procédure pour les pays membres concernés que nous avons appliquée à plusieurs reprises.

Généralement, il est tout d'abord demandé au pays qui a fait l'objet d'une évaluation défavorable de venir faire un rapport sur les mesures qu'il aurait dû prendre, mais cela peut parfois durer des années.

La deuxième étape consiste à faire écrire par le Président du GAFI au ministre compétent pour les questions de lutte anti-blanchiment dans le pays concerné.

La troisième étape est constituée par l'envoi, dans la capitale du pays concerné, d'une mission de haut niveau, composée du Président et d'un ou deux autres hauts responsables du GAFI pour engager des discussions au niveau ministériel.

Si cela ne suffit pas, le GAFI peut décider d'appliquer la Recommandation 21 en faisant une déclaration publique condamnant un pays qui m'applique pas suffisamment les mesures de lutte contre le blanchiment. Deux de nos membres : la Turquie et l'Autriche ont déjà fait l'objet de cette procédure, comparable à un « pilori financier ».

Depuis 1989, les mesures et les législations anti-blanchiment ont ainsi réalisé des progrès considérables. Un tableau dont la mission peut disposer montre la concordance entre la date des évaluations, la date de la discussion des rapports et l'adoption de lois. Ce document est assez parlant, notamment pour des pays comme la Suisse et le Luxembourg.

Le deuxième pôle d'activité du GAFI est l'analyse et le suivi des méthodes de blanchiment.

Le GAFI joue un rôle fondamental d'observateur international sur les techniques, les tendances et les méthodes de blanchiment qui changent constamment et qu'il faut bien comprendre. Quand on réglemente un secteur, on s'aperçoit qu'il est alors fait appel, par les blanchisseurs, à un autre secteur de l'économie. Nos experts des services opérationnels se réunissent une fois par an et établissent un rapport sur les typologies du blanchiment.

Ce rapport est non seulement important pour comprendre le phénomène, mais aussi pour envisager d'autres mesures si les quarante Recommandations s'avèrent insuffisantes. Par ailleurs, ces Recommandations peuvent être révisées, leur souplesse étant un avantage par rapport à un traité ou à une convention internationale. Bien sûr, il ne s'agit pas de le faire tous les ans, car nous aurions des problèmes de lisibilité vis-à-vis des institutions financières de nos membres et des pays non-membres. En pratique, les Recommandations ont été révisées, en 1996.

La troisième mission du GAFI est la promotion des mesures anti-blanchiment dans les pays non-membres.

Nous avons conduit dans ces pays un certain nombre de missions et organisé des séminaires afin de les convaincre de prendre des mesures anti-blanchiment sur la base des quarante Recommandations. Cette activité est devenue une priorité depuis cette année.

Quelle est la mission actuelle du GAFI et quelles sont ses nouvelles priorités ? Le GAFI n'étant pas une organisation internationale au sens strict, il n'a pas une durée de vie permanente et a été initialement créé pour cinq ans. Au bout de quatre ans, un bilan extrêmement détaillé a été dressé pour répondre aux interrogations essentielles, telles que « Faut-il continuer ? », « Quels ont été les réussites et les échecs ? », « Quel doit être le nouveau programme de travail ? » La conclusion a évidemment été qu'il fallait continuer nos travaux. Je crois que cette démarche d'évaluation n'existe que dans très peu d'organisations ou organismes internationaux.

Nous avons procédé à un tel bilan en avril 1998. A cette occasion, réunis en marge de la réunion ministérielle de l'OCDE, les ministres du GAFI ont demandé à celui-ci de poursuivre son action en lui fixant, comme priorité absolue, l'établissement d'un réseau mondial de lutte contre le blanchiment.

Cette idée d'un réseau mondial repose sur deux piliers. Le premier consiste en un élargissement approprié de la composition du GAFI. Jusqu'à une date récente, le GAFI n'était composé que de vingt-six pays dont aucun d'Amérique latine, ni d'Afrique ; il regroupe seulement trois pays d'Asie, et des Etats aussi importants que la Russie restent à l'écart. Le but est donc de faire entrer dans le GAFI environ une dizaine de pays importants. Il ne s'agit pas pour autant d'accueillir toute la planète et de devenir les Nations unies de l'anti-blanchiment car, pour des raisons évidentes de cohérence du groupe, le GAFI perdrait de son efficacité.

Le second pilier consiste à créer une alliance composée d'un GAFI central élargi, et de minis GAFI régionaux avec des passerelles entre les deux. Tous les groupes régionaux peuvent participer à nos travaux et les Etats membres que l'on souhaite faire entrer dans le GAFI central viendraient de ces régions actuellement sous-représentées, ce qui permettra de renforcer le message anti-blanchiment.

Les ministres du GAFI ont souhaité la poursuite des procédures d'évaluation, car la situation n'est pas parfaite. J'estime que les membres du GAFI devraient être en mesure de réaliser une conformité à 100 % avec les quarante Recommandations, mais cet objectif n'est pas atteint aujourd'hui. Evidemment, il nous a été demandé de poursuivre l'étude des méthodes de blanchiment en faisant porter les efforts sur certains points précis, tels que les professions non financières, les nouvelles technologies de paiement, comme la banque sur Internet ou les cartes préchargées.

Cet examen des méthodes de blanchiment devrait se faire sur une base mondiale, en impliquant des pays non-membres.

Nous avons aussi entrepris un travail sur les pays et territoires non coopératifs, notamment les centres offshore. Ce travail a été demandé expressément au GAFI par le G7 à Birmingham, puis confirmé l'année suivante à Cologne. Il s'agit de faire des propositions pour essayer de limiter les abus et de régler les problèmes que les centres offshore posent dans la lutte internationale contre le blanchiment de capitaux.

Nous avons constitué un groupe d'experts ad hoc, dont le mandat est le suivant : premièrement, adopter des critères objectifs et transparents pour définir ce qu'est un pays non coopératif. Ce préalable est indispensable et nous sommes sur le point d'adopter ces critères ; deuxièmement, définir des procédures pour traiter ces pays ou territoires lorsque ceux-ci auront été identifiés ; troisièmement, engager des actions concrètes, probablement diplomatiques dans un premier temps, mais plus contraignantes dans un second, si les pays ou territoires en question n'engagent aucune action correctrice. La France a fait sur ce sujet des propositions au GAFI, qui sont au c_ur de nos travaux.

Ce travail sur les pays et territoires non coopératifs va également permettre d'apprécier si les quarante Recommandations sont bien adaptées. On s'aperçoit, en effet, que les grandes difficultés de la lutte anti-blanchiment dans les centres offshore et les pays non coopératifs viennent des problèmes posés par le droit commercial, par les différents statuts de la profession d'avocat ou d'intermédiaire et, d'une manière plus générale, par ceux des professions non financières. Cet aspect est peu ou mal traité dans nos Recommandations actuelles, mais c'est une question très délicate. En faisant ce travail, nous serons sans doute amenés à réviser à nouveau certaines d'entre elles dans deux ou trois ans.

En ce qui concerne les critères d'identification des pays non coopératifs ou des centres offshore, je pense qu'il y en aura en définitive une vingtaine. Les discussions sont âpres parce que nous avons décidé, pour des raisons politiques, d'appliquer aussi ce travail aux membres du GAFI, car c'est la seule façon d'être accepté au niveau international. Il faut savoir que les centres offshore et les pays non-membres regardent le GAFI comme un club de nations riches qui dictent leurs lois au reste de la communauté internationale et cela crée de très sérieuses difficultés lorsque l'on veut diffuser le message anti-blanchiment au monde entier.

Les critères discutés en ce moment comprennent, par exemple, l'absence de réglementation ou de contrôle des institutions financières onshore ou offshore, l'inadéquation des règles relatives à la création et l'établissement d'institutions financières, l'insuffisance de règles d'identification des clients, les dispositions excessives en matière de secret bancaire, l'absence d'un système de déclaration obligatoire des transactions suspectes, le défaut de systèmes fiables d'enregistrement des sociétés, l'absence de mesures visant à identifier le bénéficiaire effectif, les obstacles relatifs à la coopération internationale, non seulement judiciaire, mais aussi entre les cellules administratives de type TRACFIN. Le critère tiré de l'inadéquation des moyens a également une grande importance car on peut avoir une bonne législation et ne pas vouloir l'appliquer, situation qui existe aussi dans certains pays du GAFI. La volonté politique a donc là un rôle à jouer.

Pour conclure, je suis convaincu que le GAFI a réalisé des progrès considérables depuis 1989. Cette année, nous allons entreprendre un bilan de nos deux cycles d'évaluation, menés depuis le début des années 1990, pour en tirer les conséquences sur les mesures à prendre. Nous disposons déjà de tableaux qui montrent que la conformité aux Recommandations s'établit, en gros, à 90 %. Mais ce n'est pas suffisant.

A la fin des années 1980, seuls deux ou trois pays avaient pris des mesures, les Etats-Unis, qui firent figure de pionnier et le Royaume-Uni. A cette époque, la France n'avait qu'une incrimination pénale de blanchiment de capitaux mais a très vite adopté la panoplie des mesures administratives avec la loi de 1990.

Nous avons aussi remarquablement progressé dans la connaissance des circuits et des méthodes de blanchiment et, parallèlement, nous avons amélioré la qualité des expertises du GAFI. La différence est tout à fait frappante entre nos rapports du début des années quatre-vingt-dix sur les méthodes de blanchiment et ceux que nous produisons désormais. Cela vient, d'une part, du fait de l'existence de cellules anti-blanchiment dans pratiquement tous les pays du GAFI et, d'autre part, de l'acquisition d'une analyse plus fine des circuits financiers illicites.

Ce travail mérite d'autant plus d'être salué qu'il a été réalisé avec des moyens permanents extrêmement limités. Dans le sigle GAFI, il y a les mots « Groupe d'action », ce qui sous-entend une participation des Etats membres, mais le secrétariat permanent du GAFI, jusqu'à une date récente, se réduisait à trois personnes et à un budget très limité de quatre millions de francs. Du fait de la nouvelle mission qui nous est confiée, nous avons obtenu un accord pour cinq personnes, ce qui reste largement insuffisant et un budget d'un million de francs supplémentaire. La faiblesse de ces moyens, que l'on observe également pratiquement partout au plan national, est un véritable problème.

Il nous reste à mettre en place, au niveau mondial, un réseau de lutte contre le blanchiment, sans perdre le sens profond de notre action qui passe par le renforcement des mesures. De ce fait, je crains que le GAFI ne soit trop absorbé dans des efforts diplomatiques, alors que nous devons veiller à améliorer constamment les textes. Sachant que les méthodes de blanchiment évoluent, nous avons peut-être souvent du retard sur les blanchisseurs et les criminels, mais il faut essayer de combler ce retard le plus vite possible et, dans certains cas, tenter d'anticiper les évolutions.

En conclusion, je rappellerai les trois phases historiques de la lutte contre le blanchiment de capitaux. Tout d'abord, en 1990, la création du GAFI et la mise en place de mesures de base comme le délit de blanchiment de capitaux provenant de l'argent de la drogue ; il a également été demandé aux banques de prendre les mesures essentielles d'identification. Ensuite, au milieu des années quatre-vingt-dix, l'extension du délit de blanchiment aux infractions graves et l'application du cadre réglementaire à d'autres professions financières telles que bureaux de change, entreprises d'assurance, etc. Aujourd'hui, nous en sommes à un nouveau stade, les problèmes devenant extrêmement complexes, notamment avec la question des centres offshore qui n'avait pas été vraiment abordée jusqu'à présent car nous avions d'autres priorités. En particulier, il fallait veiller à l'application des Recommandations par les membres GAFI et traiter du problème du secteur non financier et commencer à aborder la question des professions non financières. Dans les Recommandations révisées de 1996, nous avions évoqué cette question, mais il faut que nous proposions des mesures plus contraignantes peut-être à l'instar de celles qui figurent dans la proposition de révision de la directive européenne de juillet 1999. Avocats, notaires, experts-comptables, agents immobiliers. On voit bien que des professions sont de plus en plus impliquées dans les circuits de lutte contre le blanchiment, mais pour certaines d'entre elles - je pense notamment aux avocats du fait des questions posées par le droit de la défense - leur participation à la lutte anti-blanchiment de sera difficile à organiser. Il reste donc beaucoup à faire.

M. le Président : Nous vous remercions, Monsieur Moulette, de votre exposé.

Vous avez beaucoup insisté sur le progrès du droit réalisé à partir des Recommandations du GAFI, de la déclaration du comité de Bâle, ou des dispositions de la directive européenne. Or, en même temps, un certain nombre de rapports constatent que le phénomène du blanchiment est loin d'être en régression. Cela semble paradoxal et je voudrais que vous puissiez - puisque vous êtes au c_ur du sujet - nous donner votre analyse face à cette inflation parallèle du droit et des opérations de blanchiment.

Ma seconde question porte sur vos méthodes de travail. Restez-vous totalement persuadé que la confidentialité des rapports que vous envoyez aux Etats est une garantie d'efficacité ? N'y aurait-il pas parfois intérêt à ce que ces observations soient davantage rendues publiques ? Dans les cas de l'Autriche ou de la Turquie, vos déclarations publiques ont-elles été suivies d'effets ?

M. Patrick MOULETTE : Il est tout à fait exact que nous avons un problème de mesure de l'efficacité des dispositifs anti-blanchiment. Après avoir achevé le premier cycle d'évaluation qui constituait déjà un progrès, il est apparu qu'il fallait en lancer un second, portant notamment sur l'efficacité des systèmes en place.

Le GAFI a donc prévu, en accord avec les pays membres, un questionnaire extrêmement détaillé portant sur des points très précis, tels que le nombre des condamnations définitives en matière de blanchiment au cours des cinq dernières années, les montants des actifs saisis ou confisqués, le nombre de déclarations de soupçon et celles qui ont donné lieu à des condamnations définitives ainsi qu'un certain nombre de questions portant sur l'échange international d'informations.

Il s'avère, malheureusement, que très peu de pays ont été à même de nous fournir des informations concrètes. Je pense que ces chiffres existent mais, c'est certainement aussi une question de volonté politique et de moyens pour les recueillir puis les analyser. Or, il faut prendre conscience que les résultats de la lutte anti-blanchiment sont importants à analyser pour avoir une idée de l'ampleur du phénomène, ampleur que personne ne connaît aujourd'hui. Les chiffres donnés dans la presse ne veulent rien dire et ne reposent sur aucun fondement scientifique. Ce constat est un véritable problème pour nous.

Le troisième cycle d'évaluation, qui débutera en 2001, concernera encore ces aspects. Toutefois, il ne faut pas limiter l'appréciation des systèmes anti-blanchiment à leur efficacité en termes judiciaires, car, de ce seul point de vue, malheureusement, nous ne pourrons pas aller très loin. Les preuves sont tellement difficiles à établir qu'il est assez improbable qu'à ce niveau-là, l'efficacité des systèmes s'améliore au cours des années à venir. De plus, en matière de lutte contre le blanchiment, les peines d'emprisonnement ne sont pas nécessairement les sanctions les plus efficaces, et il convient plutôt de porter les efforts sur les moyens de saisie et de confiscation de l'argent.

Les mesures anti-blanchiment ont un rôle préventif qu'il est difficile de juger sur le plan quantitatif.

Si le système français n'est pas un des meilleurs du monde en termes de résultats obtenus, il est toutefois solide. Avec les lois qui sont en place depuis 1990, je ne pense pas que la France soit un havre de paix pour les blanchisseurs, tout simplement parce qu'il y existe une législation et une structure qui s'appelle TRACFIN. Quelqu'un qui a de l'argent sale cherchera certainement un autre pays ; le simple risque de se faire prendre est dissuasif.

Ce dernier aspect est difficilement mesurable autrement que par l'intuition de nos experts. Les services opérationnels disent observer un déplacement géographique des activités de blanchiment vers des régions comme l'Europe centrale et orientale, la Russie, ainsi que vers les centres offshore. On note aussi un renchérissement du coût du blanchiment, estimé actuellement à 20 % du montant des profits criminels. Les criminels sont aujourd'hui près à abandonner davantage de leurs gains pour faciliter les opérations de blanchiment. Ce constat, difficile à prouver scientifiquement, doit néanmoins être pris en compte.

En ce qui concerne les méthodes de travail, j'ai tendance à penser que la confidentialité des rapports permet des évaluations plus directes. Cependant, comme ces documents sont diffusés à vingt-six pays et au moins deux cents délégués, il s'agit d'une confidentialité relative. Par exemple, dans les pays qui avaient fait l'objet d'un rapport négatif, ils est arrivé que ce dernier soit divulgué à la presse par les fonctionnaires de ces mêmes pays. Cela prouve que ces rapports peuvent aussi servir à l'intérieur d'un pays membre pour faire bouger les choses.

Toutefois, au-delà de la diffusion et de la publicité des rapports, il est peut-être plus efficace de publier un communiqué d'une page qui montre le problème. Après maints et maints rapports d'étape fournis par la délégation de la Turquie, le GAFI s'est résolu à utiliser la Recommandation 21 et donc à publier, en septembre 1996, un communiqué de presse condamnant la Turquie pour défaut de législation anti-blanchiment. Deux mois plus tard, la loi sur le blanchiment, bloquée depuis plusieurs années au Parlement, était promulguée. Cet exemple tend à prouver l'efficacité du système.

L'Autriche constitue un cas plus difficile, car il met en jeu des aspects politiques. Le problème est unique, mais il est de taille : il s'agit de l'anonymat des comptes sur livret d'épargne. Il faut savoir qu'il existe dans ce pays vingt-cinq millions de ces livrets pour une population de huit millions. Pour le reste, l'Autriche se conforme aux quarante Recommandations du GAFI.

Nos interventions précédentes (demandes de rapports d'étape, lettres, missions à haut niveau) étant restées sans effet, nous avons donc publié sur la base de la Recommandation 21, au mois de février 1999, un nouveau communiqué de presse. La seule réaction des représentants de l'Autriche a été de dire qu'ils comprenaient la position du GAFI, mais qu'il n'était pas possible de supprimer cette forme d'épargne extrêmement populaire sans que cela ait des conséquences politiques.

A la suite de l'application de la Recommandation 21, le ministère des finances autrichien a toutefois édicté une réglementation obligeant les banques, lorsqu'un tel compte sur livret est clôturé, à reverser les sommes en espèces. Pour le blanchisseur, c'est un retour en arrière puisqu'il se retrouve toujours avec des espèces, mais le problème de fond demeure.

Il reste encore une autre possibilité dans notre arsenal de sanctions, que nous n'avons jamais utilisée jusqu'à ce jour, et qui consiste à suspendre l'appartenance au GAFI. Celui-ci doit se réunir dans dix jours, quelques semaines avant les élections autrichiennes. Dans ce contexte, le sujet sera sans doute délicat, mais l'Autriche pourrait fort bien être menacée de suspension si, d'ici la prochaine réunion, aucun projet gouvernemental ne vient proposer de faire disparaître ces comptes anonymes.

M. Jacky DARNE : Comment réagit à cela le gouvernement autrichien ?

M. Patrick MOULETTE : Il est extrêmement gêné par ce problème et invoque le caractère très populaire de ce livret. C'est une tradition qui remonterait à l'Empire austro-hongrois et d'ailleurs la République tchèque, la Hongrie, la Slovaquie ont ce même système. Le cas autrichien a donc également une valeur d'exemple pour la région.

M. le Rapporteur : Les non-résidents peuvent-ils ouvrir ce type de compte ?

M. Patrick MOULETTE : En principe, ces comptes sont réservés aux résidents autrichiens, mais la qualité de résident s'obtient facilement, en se présentant à la mairie après six mois de résidence. On peut donc imaginer que des citoyens de pays d'Europe centrale et orientale aient ouvert de tels comptes.

Comme je l'ai précisé auparavant, les gouvernants autrichiens avancent des considérations politiques, qui tiennent compte du rapport des forces politiques et du poids de certains partis.

Le gouvernement autrichien a toutefois engagé un début de réforme en supprimant progressivement le système de comptes de titres anonymes, mais le vrai problème reste celui des livrets d'épargne anonymes.

Il nous faudra donc encore attendre quelques mois pour apprécier notre efficacité dans ce cas. Cela étant, j'estime que le GAFI ne devrait pas trop hésiter à suspendre un de ses membres en raison d'une défaillance grave et durable vis-à-vis d'une de ses Recommandations essentielles.

M. Jérôme CAHUZAC : C'est, en effet, une question de crédibilité.

M. Patrick MOULETTE : Effectivement, même si je reconnais qu'il existe, en l'espèce, des aspects politiques qui compliquent la situation.

Je précise par ailleurs que l'Autriche fait également l'objet d'une procédure au sein de l'Union européenne et nous estimons que celle-ci devra nous aider dans notre action.

M. Jean-Louis BIANCO : Vous avez dit que la France avait un bon système mais qu'elle ne se classait pas parmi les pays les plus efficaces en la matière. Que lui manque-t-il ? Quels sont les Etats qui vous paraissent avoir, en termes de dispositifs et d'efficacité, les systèmes les plus intéressants ? Au sein de l'Union européenne, à part l'Autriche, quels sont les plus mauvais ?

M. Patrick MOULETTE : Il n'y a pas à ce jour de classement des pays selon leur efficacité, mais au cours de cette année de travail, lorsque nous ferons le bilan des deux premiers cycles d'évaluation, nous en aurons peut-être une idée plus précise.

La France a commencé assez tôt à lutter contre le phénomène du blanchiment. Les pays qui se sont engagés dans cette lutte quelques années après ont mis en place de meilleurs systèmes, au moins en théorie, en s'inspirant de ce qui existait notamment en France. C'est par exemple le cas de la Belgique et de l'Espagne, dont les dispositifs de lutte anti-blanchiment ont été jugés positivement par le GAFI.

Au début de l'année 1996, l'évaluation de la France par le GAFI avait été globalement positive, mais il était difficile d'évaluer les résultats concrets et l'efficacité globale du système.

Les activités de TRACFIN ont monté en puissance progressivement comme le montre l'augmentation du nombre de déclarations de soupçon. La coopération avec le secteur financier s'est accrue, en même temps que se sont améliorées ses capacités à conclure des accords internationaux avec d'autres cellules, mais le rapport d'évaluation soulignait qu'il pourrait y avoir une meilleure coopération entre les différents acteurs de la lutte anti-blanchiment en France. Sur le plan législatif, la loi de mai 1996 constitue une bonne réponse aux observations contenues dans le rapport d'évaluation. Cet exemple illustre, une fois de plus, l'effet des rapports du GAFI car je pense que sans une telle évaluation, cette loi n'aurait pas été promulguée.

Parmi les autres pays de l'Union européenne, la Grèce a mis du temps à adopter les mesures nécessaires.

M. Jean-Louis BIANCO : L'Irlande ? L'Angleterre ?

M. Patrick MOULETTE : La seconde évaluation de l'Angleterre s'est révélée très positive.

M. Jérôme CAHUZAC : Bien sûr, ils externalisent.

M. Patrick MOULETTE : C'est peut-être la raison. Je reconnais volontiers que cette évaluation a sans doute été trop bienveillante car la place de Londres, mais encore faut-il avoir des preuves de cela, est certainement une place beaucoup plus ouverte aux activités de blanchiment que celle de Paris.

Sans même parler de l'externalisation d'activités douteuses, nous sommes confrontés, au Royaume-Uni, au problème de toutes les professions non financières, comme les « lawyers » et les « trusts » qui ne sont pas des banques, et qui sont donc peu concernées jusqu'à présent par les mesures anti-blanchiment bien qu'étant apparemment très présentes dans les affaires de blanchiment.

De son côté, l'Irlande a obtenu un rapport favorable du GAFI, et je pense que cela était justifié au regard de la législation en place. Le problème avec ce pays est plutôt au niveau des dérogations fiscales, sachant que le GAFI ne traite pas des questions fiscales.

M. Jacky DARNE : J'ai lu dans la lettre de transparence internationale, que dans le cadre des commissions rogatoires émises par des juges milanais dans des affaires de corruption en Italie, la Suisse avait répondu à 31 % des demandes, la France et les Etats-Unis à 66 %, la Grande-Bretagne à 26 %. On voit donc les difficultés auxquelles sont confrontés ces juges italiens dans l'exercice de leur travail. Prenez-vous en compte, d'une façon ou d'une autre, le fait qu'un dispositif peut exister mais ne pas être appliqué ? Comment faire pour que les taux de réponse aux demandes d'entraide soient plus élevés ?

Par ailleurs, vous dîtes que le GAFI va porter le nombre de membres de vingt-six à vingt-neuf, mais qu'il ne faut pas aller plus loin. A terme, une telle position est-elle justifiée ? Sans une véritable organisation internationale regroupant la plupart des pays, ne sera-t-il pas toujours possible à ceux qui veulent blanchir de l'argent d'investir dans les Etats où il y aura moins de règles et, donc, de mettre en échec l'ensemble de la construction internationale que vous mettez en place ? Concrètement, il devrait être possible de demander à l'Angleterre de se préoccuper de Jersey et Guernesey, aux Etats-Unis de surveiller leur zone d'influence en Amérique et à la France de s'intéresser à Andorre.

Bien que les mouvements de capitaux soient internationaux, la lutte contre le blanchiment ne commence-t-elle pas par des procédures nationales ?

Je suis élu dans une ville populaire de la banlieue lyonnaise où l'on observe que l'argent à l'origine du blanchiment est toujours constitué d'espèces, car à la base il y a toujours celui qui encaisse un bakchich pour une corruption, qui fait travailler une prostituée, ou qui vend de la drogue. Les procédures internes aux nations ne suffisent-elles pas dès lors pour lutter contre ces comportements?

Dans le rapport du GAFI de 1998-1999 sur les typologies du blanchiment, vous citez le cas des cabinets comptables qui jouent un rôle dans le trafic de stupéfiants en déposant des enveloppes en papier kraft dans des banques. Vous avez parlé d'Internet et de l'argent électronique, mais cet exemple montre que l'argent liquide est toujours à la source du blanchiment avant d'être dématérialisé sur la toile. Bien sûr, dans le commerce d'armes international, il peut y avoir des virements bancaires sans mouvement en espèces, mais l'argent liquide représente néanmoins une bonne partie du blanchiment.

Autrement dit, en recherchant l'efficacité internationale, ne néglige-t-on pas la lutte interne ? Par ailleurs, je comprends mal pourquoi le GAFI, pour lutter contre le blanchiment, ne traite pas des aspects fiscaux, alors que cette clé d'entrée serait d'une efficacité redoutable ?

Enfin, le GAFI procède à un travail d'évaluation des lois, des procédures et des mécanismes d'organisation et de contrôle de l'application des textes. Que pensez-vous de ceux qui sur le terrain, comme Interpol, tentent de découvrir des réseaux ? Quel type de relations entretenez-vous avec ces structures opérationnelles ?

M. Patrick MOULETTE : Le problème de l'efficacité de la coopération judiciaire internationale vient de ce que la définition des délits de blanchiment varie selon les pays, que les systèmes judiciaires ne sont pas toujours harmonisés, que les règles de preuve sont différentes. On peut se demander si, concernant ces aspects juridiques, il ne faudrait pas réfléchir à des mesures un peu plus révolutionnaires, tel que le renversement de la charge de la preuve.

La France a introduit, avec la loi de mai 1996, un renversement partiel de la charge de la preuve, mais je ne sais pas comment ce dispositif est appliqué et quelle est son efficacité.

Concernant la composition du GAFI, nous voulons regrouper les grands pays, afin qu'ils puissent ensuite relayer le message du GAFI dans leur région. Comment se justifie cette position ?

Pour procéder à des évaluations mutuelles des systèmes anti-blanchiment, il faut qu'un groupe soit cohérent, ce qui n'est pas le cas d'une organisation mondiale comme l'ONU. Dans ce cadre, sont présents des ambassadeurs, peut-être des juristes, mais toute une partie des représentants des autorités concernées par la lutte anti-blanchiment n'y sera pas.

La politique du GAFI consiste à procéder à des évaluations mutuelles, les plus strictes possibles, afin de montrer l'exemple aux autres groupes régionaux. Or, cette stratégie ne peut s'envisager qu'entre pairs. Nous essayons donc d'encourager la création de groupes régionaux anti-blanchiment un peu partout dans le monde, et, pour être reconnu comme un groupe régional GAFI, il faut effectuer les mêmes travaux que le GAFI et, notamment, procéder à des évaluations mutuelles.

S'agissant du caractère national ou international du blanchiment, il est exact que le phénomène commence toujours avec des revenus en espèces au niveau local, voire national, mais très vite, dès que l'on dépasse le stade du petit dealer de rues, il faut que ces espèces soient introduites dans le système financier, ce que nous appelons la phase du placement. Cela peut s'opérer initialement dans le système financier du pays, mais très rapidement, les affaires ont une ramification internationale. Dans le cas de la drogue, cela consiste à renvoyer de l'argent dans le pays producteur, mais aussi placer une partie des fonds à l'étranger, dans des centres offshore où l'on est sûr qu'il n'y aura pas de problèmes en cas d'enquête.

L'exclusion des aspects fiscaux des Recommandations du GAFI relève d'une position historique de base qui prévaut encore, même si les mentalités évoluent. A l'évidence, le problème n'est pas simple. On peut penser qu'il serait efficace d'établir un dispositif d'ensemble comme la lutte contre la fraude fiscale et celle contre le blanchiment, mais il faut auparavant peut-être s'interroger sur la gravité respective de ces activités.

Il est indéniable qu'il existe une fraude fiscale grave et organisée. D'ailleurs, un des pays de l'Union européenne a trouvé ce biais pour inclure certains aspects fiscaux dans la lutte contre le blanchiment. Mais si on les englobe d'emblée et en totalité, c'est prendre le risque de mettre fin immédiatement à la coopération avec le secteur bancaire et financier.

Les ministres des finances du G7 nous ont demandé de travailler avec le Comité des affaires fiscales de l'OCDE pour étudier comment les autorités anti-blanchiment, c'est-à-dire les cellules de type TRACFIN, pourraient communiquer des informations aux autorités fiscales. Nous avons donc commencé à travailler sur cette question dans un cadre multilatéral.

Cependant, comme je le disais, les mentalités changent. Lors de notre dernière réunion au mois de juin à Tokyo, nous avons adopté une note « interprétative » de la Recommandation 15 concernant la déclaration des soupçons afin de faire tomber ce que l'on appelle « l'excuse fiscale ». Dans certains cas, des clients de banques ou d'institutions financières peuvent affirmer à leur banquier que les fonds ne proviennent pas du blanchiment, mais « simplement » de l'évasion fiscale.

La note interprétative que nous avons adoptée devrait être diffusée dans tous les pays membres du GAFI. Elle précise que la seule invocation d'aspects fiscaux ne devrait pas être une raison suffisante pour ne pas effectuer de déclaration de transaction suspecte. C'est un premier pas dans ce domaine où il faut garder à l'esprit la nécessité de la collaboration du secteur financier.

M. le Rapporteur : J'ai plusieurs séries de questions assez précises par rapport à votre déclaration.

Tout d'abord, vous avez dit qu'il y avait de sérieux problèmes diplomatiques sur la définition des critères des centres offshore. Où en êtes-vous de vos travaux précisément ? Inclurez-vous dans ces critères l'évaluation judiciaire du système, entendue comme la faculté qu'a un système judiciaire de ne pas se contenter de réprimer les infractions commises sur son sol par ses résidents, mais de prêter son concours aux demandes de juges étrangers ?

Nous nous intéressons à la mise en place d'arsenaux répressifs, tel l'élargissement et l'harmonisation des infractions de blanchiment. Toutefois, dès que se pose concrètement le problème de la répression du blanchiment, y compris celui de la confiscation des produits du crime, les magistrats et les juges ne cessent de souligner qu'en dépit d'arsenaux juridiques efficaces au regard des exigences internationales, le blanchiment continue à prospérer car les frontières qui n'existent plus pour les transactions financières se dressent, à chaque instant, pour les autorités judiciaires.

Tant que n'existera pas un parquet mondial - ou un parquet européen - les instruments de répression resteront de la compétence des Etats nations qui organisent la répression. Tant que n'existera pas une coopération judiciaire fluide, la satisfaction se trouvera dans vos rapports - pardonnez-moi d'être très provocateur - et le mécontentement persistera sur le terrain.

M. Patrick MOULETTE : Le texte qui sera discuté dans une dizaine de jours comportera six à huit critères sur la coopération internationale, judiciaire et administrative, car nos travaux sur les pays « non coopératifs » ne portent pas seulement sur la réglementation financière. Il faut, en effet, mettre fin à la politique de certains pays, comme Antigua et Barbuda, qui ont amendé leur législation dans un sens laxiste inverse de ce que nous demandons ; en particulier, dans ces pays, à la fin de 1998, des dispositions ont été adoptées afin de restreindre la coopération internationale et les possibilités d'échange d'informations avec des autorités étrangères tant que l'affaire n'a pas été jugée de manière définitive dans ces pays. La coopération est donc rompue avec ce genre d'Etats qui, dans le même temps, avaient modifié la composition de leurs organismes de surveillance en exigeant de leurs membres sept à dix ans d'expérience dans la banque offshore et les trusts.

M. le Rapporteur : En application de ces principes, pensez-vous réviser certains jugements concernant l'Angleterre ? Vous n'ignorez pas que lorsque le juge français demande l'origine de fonds placés à la City de Londres, il n'obtient jamais de réponse. A défaut, le juge français ne parvient jamais totalement au fond des dossiers, et on ne peut que condamner pour des fausses factures ou des abus de biens sociaux. Pour que cela devienne une affaire de blanchiment, il faudrait que la City, Scotland Yard et la justice anglaise, répondent au courrier des juges.

M. Patrick MOULETTE : Lorsque vous dites qu'il n'y a pas de réponse, vous entendez que l'on obtient absolument rien du Royaume-Uni ?

M. le Rapporteur : J'ai des exemples précis en tête sur lesquels nous comptons interroger les Britanniques. Il est peut-être excessif de dire « jamais », mais l'expérience que nous avons aujourd'hui va plutôt dans ce sens.

M. Patrick MOULETTE : Les critères sur les pays ou territoires non coopératifs seront aussi appliqués aux pays membres du GAFI, ce qui laisse augurer de discussions extrêmement longues et difficiles.

Si votre mission se rend à Londres, elle verra le système britannique qui comprend l'une des plus vieilles unités de renseignements financiers, le NCIS, qui dépend de Scotland Yard. Contrairement à ce que vous semblez penser, il s'agit d'une unité très efficace.

Le problème du manque de résultats judiciaires ne se résume pas à un problème entre le Royaume-Uni et la France, c'est une question beaucoup plus générale.

M. le Président : Vous avez souligné la difficulté d'évaluer les montants du blanchiment et, de ce point de vue, votre grande prudence contraste avec l'attitude du FMI ou de notre propre ministre des finances.

A la base du blanchiment, on trouve toujours une infraction criminelle ou délictuelle, dont nous entendons dire qu'il s'agirait, pour moitié, du commerce de la drogue. Si vous excluez la fraude fiscale, il reste encore de nombreux faits générateurs, que ce soit les détournements de fonds publics ou la corruption. Avez-vous une estimation de la part de ces différents agissements comme source de blanchiment ?

M. Patrick MOULETTE : Pendant la première année de nos travaux, nous avons essayé d'évaluer globalement le phénomène et nous avons publié un chiffre, complètement dépassé aujourd'hui et qui se limitait à l'argent de la drogue, soit 85 milliards de dollars.

L'estimation la plus récente citée devant le GAFI il y a un an par le directeur général du FMI, M. Camdessus, était que le blanchiment de l'argent dans le monde était compris entre 2 et 5 % du PNB mondial, c'est-à-dire entre 590 et 1 500 milliards de dollars.

Ce chiffrage pose un problème de méthodologie très complexe car il faut savoir de quoi on parle. La définition des crimes n'est pas la même. On peut aussi compter l'argent blanchi deux fois, celui déjà « prélavé » dans un pays qui viendrait dans un autre pays. Mais, surtout, il est quasiment impossible de mesurer le produit d'une activité criminelle ou illégale. Nous avons toutefois essayé de le faire, un groupe d'experts se réunit régulièrement et nous nous efforçons de convaincre les pays de faire venir des statisticiens et des économistes aux réunions de ce groupe, car nous avons besoin de leurs compétences.

En revanche, nous avons une idée plus précise des sources du blanchiment. A partir de nos travaux sur les typologies, nous estimons que les fonds à blanchir proviennent pour 60 % du trafic de drogue. Ce chiffre n'est pas obtenu de façon scientifique, mais correspond plutôt à des estimations générales. Le reste provient d'autres formes de criminalité comme le trafic illégal d'êtres humains, la prostitution, le racket, l'extorsion et toute activité criminelle.

Il faut noter que cette clé de répartition n'est pas identique pour tous les pays et que, par exemple, en Europe du nord, l'argent de la drogue ne constitue pas la majorité des fonds à blanchir qui proviennent surtout de la fraude financière et d'autres délits en col blanc.

M. le Président : Vous n'avez pas évoqué les ventes d'armes. La délinquance d'Etat ou les grands contrats n'ont-ils qu'une importance marginale ?

M. Patrick MOULETTE : Non, il faut les inclure également. Mais nous n'avons pas de chiffrage sur ces points.

M. Jacky DARNE : Vous n'avez pas répondu à ma question concernant votre collaboration avec les acteurs qui opèrent sur le terrain.

M. Patrick MOULETTE : Je dirai que les personnes qui appartiennent aux services policiers et opérationnels en général, tant au niveau international avec Interpol qu'au niveau national, font toutes un travail remarquable. Il est seulement regrettable qu'elles ne disposent pas toujours des instruments nécessaires au niveau des techniques d'enquêtes, comme par exemple la possibilité d'utiliser des agents sous couverture, mais elles font preuve d'une certaine efficacité. D'une manière générale, l'insuffisance des moyens est flagrante dans tous les pays, même dans ces pays membres du GAFI les plus en pointe dans la lutte contre le blanchiment.

J'ai une très bonne appréciation d'ensemble du travail effectué par les policiers ou les douaniers et tous les services opérationnels en général. Ce que nous faisons leur sert, parce que nous essayons de leur fournir les instruments juridiques pour agir. Nous avons une excellente coopération avec Interpol. Même si les deux organismes ont des missions complètement différentes, nous trouvons une complémentarité dans nos actions.

M. Jacky DARNE : Ces services opérationnels transmettent-ils leurs dossiers au GAFI afin de lui permettre d'enrichir sa compréhension des mécanismes du blanchiment ?

M. Patrick MOULETTE : Une de nos tâches importantes est d'obtenir chaque année un panorama des circuits et des méthodes de blanchiment. Nous n'inventons rien dans ce domaine, nous demandons à tous nos pays membres de nous fournir des cas, banalisés si l'enquête est encore en cours. Les unités de renseignements financiers du style TRACFIN, les services de police nationaux, Interpol et l'Organisation mondiale des douanes, nous fournissent des exemples sur lesquels nous discutons et qu'ensuite, c'est le plus important, nous analysons. De ce point de vue, la coopération est maintenant très bien entrée dans les faits.

Je souhaiterais vivement que le GAFI évoque, dès sa prochaine réunion plénière, le cas de la Bank of New York. Même si les enquêtes sont encore en cours, il faudrait que nous ayons au moins un début d'informations. A mon sens, ce devrait être un des cas principaux de notre étude 1999-2000 sur les méthodes de blanchiment. Mais là encore, ce thème touche à des aspects politiques et ce ne sera pas facile.

M. le Président : Il ressort des rapports du GAFI que le passage à l'euro pouvant offrir une possibilité de blanchiment, un certain nombre de pays ont pris des dispositions en conséquence.

Lors de son audition, le ministre de l'économie, des finances et de l'industrie a considéré que ce basculement ne posait aucun problème et je crois que la France n'a pas adopté à ce jour de mesures particulières. De votre côté, estimez-vous que le passage à l'euro constitue un danger et quelles mesures préconiseriez-vous pour éviter les risques de blanchiment d'argent ?

M. Patrick MOULETTE : Le passage des monnaies nationales à l'euro, à partir du 1er janvier 2002, est une vaste opération d'échange de devises. Or, comme pour toute opération de change manuel, on peut penser qu'un certain nombre de personnes vont en profiter pour écouler des sommes illicites car le change est très souvent une des étapes du phénomène du blanchiment afin de brouiller les pistes d'enquête. L'ampleur gigantesque de cette opération de change pourrait donc effectivement représenter une bonne occasion pour essayer de blanchir des fonds.

C'est là un sujet assez polémique et les experts eux-mêmes sont partagés sur les risques encourus lors de cette opération.

Un des risques, que nous avons relevé dans notre rapport, est que le personnel des banques, débordé par les opérations de change, ne prête pas une attention suffisante à une personne qui viendrait changer une quantité d'argent sans rapport avec son activité normale et régulière. En principe, les banques, qui sont les mieux armées pour lutter contre le blanchiment, ont une obligation de vigilance, mais il se peut que l'afflux des transactions perturbe ce genre de travail.

Cela étant, un blanchisseur qui aujourd'hui aurait une quantité d'argent à introduire dans le système financier n'attendrait probablement pas 2002 pour le faire.

Le débat subsiste et nous n'avons jamais pu véritablement trancher. Je comprends que l'euro soit un sujet particulièrement sensible mais le seul point sur lequel nous nous sommes mis d'accord, c'est que les banques pourraient être débordées par le volume des opérations d'échange. Par ailleurs, ces opérations d'échange peuvent aussi faciliter la détection d'opérations de blanchiment.

Il y a aussi le problème des grosses coupures, c'est-à-dire l'émission du billet de 500 euros. En théorie, c'est un moyen efficace pour déplacer physiquement de l'argent car, pour donner une image, une grosse valise devient un petit sac. Mais là encore, les choses ne sont pas si simples : lorsqu'il y a des saisies, en France notamment, on a constaté que la plupart d'entre elles concernent des billets de 200 francs. Le blanchisseur, contrairement à ce que l'on pourrait penser, se trouve plutôt en possession de petites coupures. S'il décidait d'aller à la banque demander de grosses coupures, cela attirerait forcément l'attention. Cela étant, les billets environ équivalents à 500 euros existent déjà dans beaucoup de pays, tels que les Pays-Bas, l'Allemagne, ou la Suisse. Il ne s'agit pas d'un problème nouveau.

M. le Président : Nous vous remercions. Notre Mission fera un certain nombre de déplacements à l'étranger et je pense qu'à un moment ou un autre, nous aurons à nouveau besoin de nous entretenir avec vous. Vous avez évoqué des questions qui sont très importantes, notamment celles relatives aux professions non financières et sur lesquelles votre travail ne fait que commencer. Il serait donc opportun que nous puissions ultérieurement avoir une présentation des mesures que vous proposerez en la matière.

Audition de M. Yves CHARPENEL,
directeur des affaires criminelles et des grâces au ministère de la Justice

et de M. Olivier de BAYNAST, chef du service
des affaires internationales et européennes au ministère de la Justice

(procès-verbal de la séance du 15 septembre 1999)

Présidence de M. Vincent PEILLON, président

M. le Président : Je souhaite que nous puissions évoquer un certain nombre de choses qui sortent des généralités d'un sujet que vous connaissez parfaitement et que nous commençons, pour notre part, à avoir un peu exploré.

M. Yves CHARPENEL : Je traiterai moins de la description du système français de lutte contre la criminalité organisée en matière de blanchiment que des deux volets principaux qui forment notre action, en insistant sur les dispositifs les plus innovants et les limites actuelles que nous rencontrons. Nous serons ensuite à votre disposition pour traiter plus précisément de certaines questions.

M. de Baynast abordera, pour sa part, les aspects internationaux et les négociations des conventions. En effet, la question aujourd'hui est de savoir si nous saurons transférer en droit interne les normes internationales qui sont de plus en plus nombreuses.

Je m'en tiendrai à une présentation générale du dispositif judiciaire français en matière de blanchiment car vous connaissez l'ensemble des acteurs qui, au travers du système économique et juridique français, s'intéresse à ce problème.

Au ministère de la justice, nous travaillons à la fois sur le volet préventif et répressif du délit de blanchiment dont la création ne date que de 1987. Depuis lors, environ tous les dix-huit mois, de nouvelles dispositions légales ou réglementaires ont été adoptées, dont l'application par les magistrats, dans un cadre préventif ou répressif, est encore balbutiante.

Nous sommes maintenant à même de présenter les premiers bilans qui permettent de se faire une idée de la réalité judiciaire de la lutte contre les procédures de blanchiment.

Je m'en tiendrai dans un premier temps, à la problématique du blanchiment.

Concernant le volet préventif, notre action vise essentiellement à nouer des contacts officiels et institutionnels avec l'ensemble des partenaires économiques et juridiques qui ont à connaître des phénomènes de blanchiment. Cette démarche est assez inhabituelle pour les magistrats qui ont l'habitude de travailler dans le champ clos du domaine juridictionnel. Le pari actuellement fait par la Garde des Sceaux est d'ouvrir les juridictions, notamment financières, aux préoccupations des partenaires économiques. Pour illustrer cet objectif, je citerai la conclusion de l'accord signé avec les experts comptables au mois de juin dernier et qui nous permet de procéder à des échanges d'informations, en amont des dénonciations éventuelles de procédures. Un protocole du même type vient d'être signé avec les commissaires aux comptes. Cette action de sensibilisation des différentes professions s'inscrit clairement dans notre politique de prévention.

Nous avons également un protocole avec TRACFIN, qui va au-delà des obligations légales, prévoyant un échange d'informations sur les signalements que TRACFIN adresse aux juridictions. La loi ne mentionnait pas la centralisation de ces dénonciations et nous ne connaissions ces affaires, et nous ne les connaissons encore, qu'à travers les signalements qui nous parviennent des parquets.

Il est apparu d'ailleurs que, dans ces signalements, il y avait des pertes d'informations qui rendent notre bilan incomplet. Nous avons donc, pour la première fois, mis en place un système élémentaire d'information systématique et réciproque, d'une part de TRACFIN vers la direction des affaires criminelles qui centralise au plan judiciaire ces données et, d'autre part, de la direction des affaires criminelles vers TRACFIN, afin de lui transmettre le résultat des investigations consécutives à ses dénonciations. Si vous le souhaitez, je dispose de quelques éléments de bilan très précis sur l'impact des dénonciations qui devrait nous permettre de procéder à une réflexion prospective.

Par ailleurs, nous observons des progrès dans la professionnalisation des magistrats chargés de la lutte contre le blanchiment. Pour que le dialogue soit fructueux, nous avons mis en place un réseau national composé de magistrats spécialistes des questions économiques et financières et qui s'articule autour des pôles financiers dont Mme Guigou vous a déjà entretenu.

Nous nous réunissons régulièrement avec les trente-cinq avocats généraux chargés, dans chaque cour d'appel, de faire pour notre compte le recensement des procédures. Ce dispositif permet de se rendre compte de façon extrêmement intéressante de la réalité des dossiers et d'affiner notre bilan d'activités.

Le même mécanisme est en train de se développer avec la mise en place d'un réseau judiciaire européen. Dans quelques jours, nous nous réunirons à Rome avec des parquets italiens et français pour traiter, notamment, de dossiers relatifs au blanchiment. Les contacts directs entre les magistrats européens sont, à mon sens, l'un des aspects les plus encourageants car ils permettent de faire sauter les barrières juridico-culturelles qui, aujourd'hui, constituent un des principaux freins à la coopération internationale.

En matière de prévention, il est aujourd'hui de plus en plus évident que l'absence de sanctions à la non-dénonciation par les organismes financiers des faits dont ils auraient connaissance constitue un obstacle majeur. Il s'agit là d'un point-clé qui devrait faire l'objet de propositions ou de projets de loi afin que nous puissions progresser et lutter plus efficacement contre le phénomène de blanchiment.

En effet, nous constatons, lors de nos contacts avec les professionnels, notamment avec le milieu de l'entreprise, que nous n'avons que très imparfaitement connaissance, au sens judiciaire du terme, des soupçons de blanchiment. Cette situation est préoccupante mais s'explique, de la part de ces milieux professionnels, par une certaine ignorance des circuits judiciaires, à laquelle s'ajoute la méfiance à l'égard d'un système qu'ils connaissent mal.

Le système de sélection opéré par TRACFIN fait que nous sommes très incomplètement et imparfaitement destinataires des soupçons dont les professionnels peuvent avoir connaissance. Le caractère international de ce problème complexe qu'est le blanchiment va nous obliger à revoir notre dispositif et mon sentiment est que la loi française est aujourd'hui en deçà des exigences internationales.

A ce défaut de sanctions à la non-déclaration de soupçons, s'ajoute le problème du secret professionnel que nous abordons profession par profession. Nous avons connu des avancées avec les notaires, les experts-comptables, les commissaires aux comptes et j'espère que nous en aurons avec les avocats. La difficulté est de savoir comment circonscrire le rôle du secret professionnel. Nous avons entamé, sous la présidence du Président Canivet, un travail de réflexion qui doit se traduire, en termes de propositions de textes, afin de pouvoir lever cet obstacle.

L'autre barrière, qui devient d'autant plus importante que l'on aborde le problème des centres offshore ou des paradis financiers et judiciaires, est celle du secret fiscal. Ce problème fait actuellement l'objet, en relation avec le ministère des finances, de travaux qui ont commencé, mais sur lesquels nous souhaitions appeler votre attention.

Aujourd'hui, en effet, le traitement des dossiers se heurte concrètement au principe du secret fiscal qui, de fait, met fin aux investigations. Cette situation très frustrante pour les magistrats instructeurs réduit quasiment à néant les chances de succès des enquêtes.

S'agissant du rôle d'un certain nombre d'institutions publiques, et plus particulièrement de TRACFIN, je souhaiterais, en ma qualité de magistrat et directeur des affaires criminelles, voir cette institution évoluer vers une sphère plus judiciaire que financière, tout en conservant ses compétences fort intéressantes.

Toutefois, entre les informations que TRACFIN récupèrent et celles que nous pouvons traiter, il y a un très grand fossé qui n'est que rarement franchi. Il y a là un frein réel à l'efficacité du travail des juges d'instruction et des procureurs que je tenais à signaler à votre Mission.

S'agissant du volet répressif, les améliorations les plus intéressantes concernent le dispositif législatif proprement dit, puisque les diverses extensions du concept de blanchiment - et bien entendu, la prise en compte de l'ensemble des trafics - nous permettent aujourd'hui d'affirmer que le dispositif légal français, du point de vue de l'incrimination, pourrait nous permettre d'aboutir à de biens meilleurs résultats, si tous les autres freins étaient levés.

J'appelle votre attention sur un débat qui existe au sein de toutes les enceintes nationales et internationales, celui du renversement de la charge de la preuve. Tout magistrat, tout juge d'instruction ou procureur que j'ai été, lorsqu'on lui propose d'inverser la charge de la preuve, se réjouit à l'idée de pouvoir être plus efficace.

Il est exact que cela pose des problèmes juridiques importants que je ne développerai pas ici et que vous connaissez fort bien. Nous pensons aujourd'hui, forts d'une expérience encore courte mais intense, que l'application des dispositions du code pénal sur le proxénétisme et la drogue devrait nous permettre, en réalité, de procéder déjà à un renversement de la charge de la preuve. Nous avons, en droit positif français, la possibilité de traquer les blanchisseurs et les bénéficiaires du blanchiment à travers leurs profits. Toutefois, ce texte étant tout récent, il n'est sans doute pas encore suffisamment appliqué par les juridictions.

Or, avec cette loi qui nous autorise à poursuivre ceux qui disposent de revenus qu'ils ne peuvent pas justifier, nous disposons d'un outil extrêmement puissant. Il est encore trop tôt pour dire si cette disposition à elle seule est suffisante, mais elle a été introduite en droit positif français sans bouleversement considérable.

Concernant l'évolution des structures du dispositif répressif, il faut souligner la création d'un office central de répression de la grande délinquance financière qui constitue une source d'observations utile et le renforcement des structures de la direction des affaires criminelles. Un bureau, dirigé par un magistrat, s'occupe à temps complet des questions de blanchiment, ce qui permet d'avoir une centralisation des informations qui irriguent le réseau des avocats généraux spécialisés. Il suit également de près l'évolution des pôles financiers dans lesquels nous espérons faire entrer des agents administratifs extérieurs. Dans un an, nous pourrons faire un bilan sérieux, après avoir préalablement évalué le rôle des huit pôles financiers ouverts. Nous envisageons à terme d'élargir au secteur privé le rôle des assistants spécialisés. Il est évident que si nous pouvions, par exemple, recruter sous contrat des experts comptables, la qualité des enquêtes s'en trouverait considérablement améliorée.

L'administration centrale de la justice connaît une professionnalisation croissante dans le cadre de la modernisation de l'Etat. En ce qui concerne la direction des affaires criminelles, le recentrage des priorités se fera en faveur d'un renforcement de la lutte contre le crime organisé et donc contre le blanchiment.

S'agissant encore du volet répressif, nous avons depuis peu la possibilité de recourir à des procédures d'infiltration. Aujourd'hui, une des critiques majeures faites au système judiciaire français par ses partenaires européens réside dans notre incapacité de permettre à des enquêteurs étrangers d'agir pour leur compte sur le territoire national et, inversement, de permettre à des enquêteurs français d'agir à l'étranger pour le compte d'enquêtes françaises.

Avec la réforme de l'infiltration, actuellement étudiée à la Chancellerie, nous espérons pouvoir adapter notre arsenal législatif. Il y aurait là un élément nouveau très important dans notre coopération internationale. Actuellement, chaque année, la France refuse des demandes d'entraide émanant de l'extérieur auxquelles elle ne peut pas donner suite en l'état actuel du droit positif français.

En tout état de cause, la création d'un espace judiciaire européen en matière de blanchiment passe par l'introduction en droit pénal français de procédures d'infiltration qui posent des problèmes techniques réels, mais que nous commençons à cerner. Par ailleurs, nous avons tenté de sensibiliser les parquets et les juges d'instruction par la circulaire du 17 juin 1999 qui rappelle et indique les personnes et les structures utiles, et, pour la première fois, qui met l'accent sur la nécessité de s'attaquer aux criminels et aux délinquants par le biais de la récupération de leurs avoirs illicites. Cette démarche me semble être au moins aussi efficace, dans un contexte international, que les demandes d'extradition, souvent vaines, de personnes réfugiées dans des pays qui sont de véritables paradis financiers et judiciaires.

C'est sur cet aspect que la politique pénale, menée par la chancellerie, a voulu mettre l'accent. Les résultats actuels sont encore très modestes. Ainsi, nous ne sommes pas encore certains du nombre exact de procédures traitées par les juridictions françaises en matière de blanchiment. Sur les cent treize procédures recensées à ce jour, cinquante et une ont débouché sur une condamnation. Cela montre que la France n'est pas un paradis juridique, même s'il reste encore beaucoup de progrès à faire.

Près de trois cents personnes pour cinquante et une affaires ont tout de même été condamnées du chef de blanchiment. Ce résultat n'est qu'un début, mais il faut le rapprocher de l'absence de sanction constatée il y a trois ans. Les dispositifs qui viennent d'être rapidement évoqués commencent à produire des effets. Aux cinquante et une affaires qui ont été bouclées s'ajoutent une soixantaine en cours d'information dont on ne peut dire si elles aboutiront ou non à des condamnations. Toutefois, le taux de classement, dans ces matières, est beaucoup plus faible que le taux de classement national pour l'ensemble des infractions, ce qui est logique puisque dans ce cas les informations sont ouvertes sur la base d'éléments graves et concordants.

Seulement 10 % des cent treize procédures que j'ai évoquées ont comme source un signalement de TRACFIN. Notre objectif serait que ce pourcentage soit beaucoup plus important, mais passer du soupçon à la charge pénale pose aujourd'hui, pour les raisons que j'ai rappelées à grands traits, des problèmes d'efficacité. Néanmoins, TRACFIN nous a permis d'aboutir à des résultats dans 10 % des cas, ce qui est assez peu, mais si l'on se rappelle les termes du débat qui avait permis de créer TRACFIN, c'est beaucoup. A cette époque, on s'était beaucoup interrogé sur la possibilité pour TRACFIN de saisir le procureur de la République, au motif que cela risquait d'altérer la confiance qui devait présider dans les relations entre les institutions bancaires et l'institution étatique qu'était TRACFIN.

La moitié de ces procédures ne sont pas issues d'un soupçon de blanchiment, mais d'une enquête de droit commun liée à des procédures de toute nature, notamment sur des trafics de drogue. Je ne résiste pas à vous livrer une anecdote révélatrice qui montre que nous n'en sommes qu'aux balbutiements. Une des plus intéressantes affaires de blanchiment, qui a entraîné une condamnation, est née à la frontière franco-luxembourgeoise de l'arrestation d'une jeune personne qui avait, dans ses sous-vêtements, des billets d'origine incertaine et qui a eu la simplicité d'indiquer que ces espèces provenaient de sa prostitution. Nous avons alors pu démanteler un réseau de proxénétisme et de blanchiment.

La source est modeste, mais le résultat est révélateur car toutes nos enquêtes tendent à montrer que les circuits de blanchiment épousent en réalité les circuits des trafics, que ce soit le proxénétisme, le trafic de stupéfiants ou le trafic d'armes.

En conclusion, je ferai observer qu'à l'heure actuelle, plus que les outils ou la méconnaissance des personnes ressources ou des systèmes compétents, c'est le grand scepticisme sur l'efficacité de l'entraide internationale qui constitue le véritable frein à la motivation des magistrats de terrain français à aller jusqu'au bout des dossiers de blanchiment.

M. Olivier de BAYNAST : Ce qui peut être fait dans le domaine européen et international dépend largement de l'expérience de ceux qui sont sur le terrain, en particulier des magistrats chargés de travailler sur des affaires ayant des implications transfrontières.

Nous avons acquis, au ministère de la justice, un certain niveau de compétence dans le domaine de la négociation. Mon service, qui existe depuis 1991, comprend deux bureaux de la négociation, l'un chargé de la négociation dans le domaine civil, l'autre dans le domaine pénal. Ce dernier est dirigé par un spécialiste de Schengen, M. Daniel Fontanaud, qui fut l'un des créateurs de la mission justice auprès du SIREN.

Mais la vraie innovation du service est peut-être la création du bureau de la coopération internationale, chargé de promouvoir nos institutions juridiques, notre droit et nos pratiques. Ainsi, par exemple, les pôles économiques et financiers que nous faisons largement connaître suscitent-ils un vif intérêt à l'étranger.

Par ailleurs, nous travaillons beaucoup sur les questions liées à l'élargissement de l'Union européenne. Il est significatif que, dans le domaine de la justice, la France ait été choisie aussi bien par la Pologne que par la Roumanie, pour devenir leur tuteur concernant la mise à niveau de leurs institutions judiciaires, en matière d'application de l'acquis communautaire.

Pour ces deux pays comme pour beaucoup d'autres candidats à l'entrée dans l'Union européenne, le blanchiment est l'un des grands problèmes auquel ils sont confrontés. C'est là que porteront donc nos efforts, à travers des programmes de coopération de trois ans avec des financements communautaires d'environ 2 millions d'écus par pays et l'envoi sur place de magistrats pour suivre ces programmes.

Pour associer les professions, nous avons mis en place l'association « Arpège », qui regroupe non seulement les magistrats mais aussi les avocats, les notaires, les juristes d'entreprise, etc. Par exemple, au mois d'octobre, nous organisons un séminaire sur la criminalité financière regroupant les représentants de tous les pays d'Europe centrale et orientale, candidats à l'entrée dans l'Union européenne ainsi que la Russie.

Le ministère de la justice a envoyé, au sein des ministères de la justice étrangers, avec comme mission de suivre plus spécialement les dossiers de blanchiment, des magistrats de liaison - auprès de l'attorney général des Etats Unis, au ministère de la justice à Berlin, à Prague, où un magistrat français travaille notamment sur les questions liées à l'élargissement et aux problèmes de criminalité économique et financière - afin de faciliter la compréhension mutuelle et la connexion des systèmes juridiques, mais aussi de débloquer les enquêtes qui connaissent des difficultés dans leur mission.

Inversement, il y a dans notre service des représentants des administrations étrangères avec lesquels nous travaillons en direct. Nous espérons développer davantage ces échanges de magistrats de liaison.

S'il y a de nombreuses enceintes de négociation, nos actions prioritaires se situent toutefois dans le cadre de l'Union européenne dont le plan d'action, adopté en 1997, comporte un volet spécifique sur la criminalité et l'argent sale, auquel il faut donner un contenu concret. Nous nous efforçons de faire en sorte que ce problème du blanchiment ne relève plus seulement de la compétence des experts des ministères, mais qu'il devienne aussi l'affaire des praticiens. Ainsi, l'année dernière, lors d'un séminaire à Avignon le 16 octobre 1998, on a vu siéger aux côtés de ministres de la justice de l'Union européenne des magistrats, dont ceux qui ont signé l'appel de Genève et qui comptent parmi les plus critiques sur les politiques étatiques d'entraide judiciaire. Participaient également des représentants du monde associatif et de la société civile, qui ont pu interroger les responsables politiques et les appeler à prendre un engagement politique solennel, afin de lutter contre les paradis financiers et les centres offshore.

Il faut maintenant traduire cet engagement politique dans des réalisations concrètes. La convention européenne d'entraide judiciaire actuellement en discussion devrait permettre d'agir avec plus de célérité. Ce texte vise à établir un système de transmission directe des demandes d'entraide, ce qui permettra également d'éviter que, pour des raisons administratives, bureaucratiques ou politiques, celles-ci restent bloquées au niveau des ministères de la justice. A l'heure actuelle, aucune demande d'entraide judiciaire n'est ainsi retranchée au niveau de l'administration centrale de la Chancellerie.

Pour que les négociations revêtent un caractère plus concret et mieux adapté aux attentes des praticiens et à celles des magistrats et des justiciables, nous comptons convier, devant le Conseil des ministres européens, des procureurs spécialisés dans la lutte contre le crime économique et financier et la criminalité organisée.

Des policiers hautement spécialisés dans ce type d'affaires viendront aussi expliquer devant les autorités politiques, point par point, les difficultés auxquelles ils se heurtent, et montreront comment, concrètement, à partir d'un cas précis d'enquête, il ne devient plus possible de remonter une filière ou de démanteler un réseau. Cela peut venir du fait qu'un pays ne s'est pas acquitté - ou insuffisamment - de son obligation d'incriminer l'association de malfaiteurs, alors qu'une action commune de l'Union européenne l'y oblige, ou de ce que tel ou tel pays ne se préoccupe pas de donner à l'entraide judiciaire toute l'efficacité nécessaire...

Le grand rendez-vous aura lieu à Tampere au mois d'octobre prochain. C'est la première fois, dans l'histoire de l'Union européenne, qu'un Conseil des chefs d'Etat et de gouvernement sera exclusivement consacré à la justice et aux affaires intérieures. La France semble d'ores et déjà avoir obtenu que la lutte contre la criminalité financière, les centres offshore et les paradis fiscaux soit une des priorités de ce Conseil et qu'il y ait, dans les conclusions de cette réunion, des indications précises concernant les actions à mettre en _uvre.

Il y a par ailleurs lieu d'exploiter pleinement les outils nouveaux dont nous disposons, pour améliorer la coordination des enquêtes et des poursuites et nous avons à c_ur de faire fonctionner le réseau judiciaire européen.

Dans ce cadre, au niveau central, M. Yves Charpenel est chargé de ce qui relève de l'action publique alors que les questions relatives à la connexion et aux blocages entre les systèmes juridiques m'ont été confiées. Nous avons un représentant dans chaque cour d'appel. Ce réseau fonctionne 24 heures sur 24, afin que les blocages dans les enquêtes, les difficultés de compréhension des demandes d'un Etat à l'autre ou de connexion entre deux systèmes juridiques différents puissent être surmontés dans les meilleurs délais.

L'efficacité de ce réseau judiciaire ira en s'améliorant au fur et à mesure de son fonctionnement, notamment s'agissant des affaires de blanchiment qui demandent une grande célérité dans l'action.

Il est possible que ce réseau judiciaire européen soit amené à se structurer en un point fixe central, aux côtés d'Europol, et soit conduit à jouer un rôle plus opérationnel. A la veille du Conseil européen de Tampere, il semble que les quatre cinquièmes des Etats souhaitent s'orienter vers une organisation de ce type.

Il faudra aussi tenir compte des attentes des procureurs généraux lors de la seconde conférence européenne des procureurs généraux qui se tiendra à Rouen en octobre prochain et qui sera consacrée à la criminalité organisée transfrontières, et plus particulièrement à la criminalité économique.

Par ailleurs, les ministres de la Justice, de l'Intérieur et des Finances ont écrit, le 8 juin, à la présidence du G7 pour évoquer directement ces problèmes qui seront abordés lors du prochain Conseil des ministres de la Justice, de l'Intérieur et des Finances qui se réunira à Moscou en octobre.

L'idée d'associer des ministres des Finances au Conseil des ministres de la Justice et des Affaires intérieures pour traiter de la lutte contre le blanchiment sera également abordée à Tampere. La discussion sera plus technique, mais elle permettra de traiter l'aspect fiscal en présence des ministres des Finances. Un travail en commun sera donc mené par les experts respectifs des ministères concernés.

Nous participons également aux travaux du GAFI où la France, qui vient de proposer dix-huit critères caractéristiques des juridictions non-coopératives, joue un rôle important.

Les négociations, au sein de l'ONU, en vue de l'adoption d'une convention universelle sur la criminalité organisée, vont se poursuivre cette année. La France a demandé et obtenu qu'il y ait, dans cette convention sur la criminalité organisée, des dispositions concernant la lutte contre le blanchiment.

L'OCDE est également une enceinte importante au sein de laquelle, en décembre 1997, a été adoptée une convention concernant la corruption.

Sur cette question du blanchiment, les initiatives de l'Union européenne peuvent servir de référence.

Le recours à l'article 24 du Traité sur d'Amsterdam qui permet de négocier des conventions avec des pays tiers constitue un moyen de pression extraordinaire que l'Union européenne doit utiliser pour obtenir de ces pays, qui ont besoin de l'Europe, un durcissement de leur politique en ce qui concerne le contrôle de la source des investissements financiers sur leur territoire.

La France profitera de sa présidence de l'Union européenne, l'année prochaine, pour avancer des propositions en ce sens. Il y a là incontestablement un levier pour mener une action qui dépasse le cadre des Quinze. Il n'est pas question, pour autant, de pénaliser les pays de l'Union européenne alors que l'argent sale continuerait de fleurir partout ailleurs.

Dans le cadre des actions bilatérales, une convention d'entraide judiciaire avec la Suisse est en cours de ratification, de même qu'un accord de coopération policière comportant des aspects de justice, étendant à la Suisse toutes les possibilités offertes par les accords de Schengen. Du fait des relations que nous comptons encore développer entre les ministères, nous devrions aboutir à des résultats qui amélioreront l'efficacité de notre coopération avec ce pays.

Dans le contexte de lutte contre la criminalité organisée en Europe et dans le monde, il faut prêter attention aux réactions de ceux qui s'inquiètent du risque attentatoire aux libertés publiques que comporterait cette lutte anti-blanchiment. Ainsi la discussion sur l'incrimination d'association de malfaiteurs au niveau communautaire a suscité une réaction de la délégation danoise qui a estimé que l'Union européenne allait bafouer la liberté d'association.

Il ne faudrait pas qu'une plus grande efficacité, y compris dans le domaine économique et financier, entraîne un amoindrissement des droits de la défense. Le Gouvernement a d'ailleurs saisi la commission consultative des droits de l'Homme pour qu'elle examine les propositions européennes en faveur d'un espace de liberté, de sécurité et de justice et apporte ses observations.

La question de la protection des données doit aussi être prise en considération en même temps qu'il faut chercher à être efficace, car il en va de la crédibilité de cette coopération judiciaire que nous cherchons à améliorer.

M. Jacky DARNE : Les services du ministère des Finances ont publié, au mois de juin, un article sur TRACFIN qui indique que pour la seule année 1998, cent cinq dossiers ont été adressés par cet organisme aux procureurs de la République. Or, vous nous avez parlé d'une douzaine de procédures seulement dont l'origine vient de TRACFIN. Pourrions-nous connaître les différentes raisons en vertu desquelles quatre-vingt-treize dossiers communiqués par TRACFIN n'ont pu être traités par le parquet ?

Vous avez principalement parlé de TRACFIN, mais le ministère de l'Intérieur a simultanément créé l'Office central pour la répression de la grande délinquance financière dont la finalité est également d'appréhender tout ce qui a trait au blanchiment de l'argent.

Pouvez-vous nous préciser la nature de vos relations avec cet organisme ? Quelles informations et révélations émanent de l'Office ?

Enfin, concernant le GAFI, pouvez-vous faire le point précis de la situation sur chacune des recommandations qui concernent le dispositif judiciaire. Je pense notamment à la recommandation 37 qui prévoit « une technique d'enquête valable et efficace et la livraison surveillée relative aux actifs connus ou présumés être le produit du crime... ». Qui veille à cette recommandation ? Est-elle correctement satisfaite ?

Je pourrais également faire référence à la nécessité de « prévoir des procédures d'entraide judiciaire avec des contraintes de production de documents pour l'analyse financière, fouille des personnes et des locaux, saisie et obtention de preuve dans les procédures de blanchiment » ou à la préconisation d'allégement des mesures d'extradition lorsqu'il s'agit d'opérations liées au blanchiment ou à la prise de mesures rapides en réponse à des requêtes émanant de gouvernements demandant d'identifier, de geler, de saisir, de confisquer les produits et autres biens de valeur équivalente ou encore à la recommandation 39 visant à « étudier, élaborer et mettre en _uvre des mécanismes permettant de déterminer, dans l'intérêt de la justice, le lieu de saisine le plus approprié pour le jugement des personnes. »

Ce sont là quelques exemples des dispositions sur lesquelles nous aimerions disposer d'un bilan à la fois législatif et pratique.

M. Yves CHARPENEL : Concernant l'activité de TRACFIN, nous savons que quatre-vingt-dix-huit dossiers ont été transmis aux procureurs en 1998 contre quarante-six la première année. On peut donc parler de progrès. Si treize dossiers seulement font l'objet d'un suivi judiciaire, cela tient à la nature même de ces dénonciations qui ne se fondent pas sur l'article 40 du code de procédure pénale, et qui ne sont que des éléments d'information portés à la connaissance de la justice.

Pour avoir été, comme procureur général aux Antilles-Guyane, destinataire de dossiers pour blanchiment, je peux vous dire que pratiquement, dans un cas sur dix, l'information est inexploitable en termes d'enquête. En effet, la déclaration de soupçons est quelque chose de relativement éthéré, peu adaptée aux nécessités de disposer d'indices qui permettent d'identifier des comportements ou des personnes suspectes.

La plupart du temps, nous disposons d'éléments sur des mouvements de fonds plus ou moins inexpliqués. Compte tenu du taux du professionnalisation encore faible et de la charge de travail des parquets, ces derniers concentrent leurs énergies sur les éléments d'information déjà exploitables. C'est pourquoi j'estime que plus on judiciarisera en amont les déclarations de soupçon, plus on pourra les exploiter, ce qui n'est pas le cas actuellement.

La situation est un peu différente en ce qui concerne l'Office central pour la répression de la grande délinquance (OCRGDF) qui est composé d'officiers de police judiciaire, ayant l'habitude de travailler avec les parquets. Mais la difficulté que nous rencontrons pour l'instant tient au plan de charge de cet office au regard des moyens dont il dispose. Je me contenterai d'évoquer la frustration des parquets qui ne confient d'enquêtes à cet office que lorsque celui-ci déclare être en état de diligenter les investigations.

Cet office ne travaille que sur des enquêtes extrêmement complexes. J'ai eu moi-même l'occasion de traiter avec l'OCRGDF un dossier de blanchiment d'escroquerie immobilière où l'on s'est arrêté à onze pays différents concernés, avec des personnes mises en cause qui disposaient de plusieurs dizaines de comptes en banque dans chacun de ces pays. Il est évident que le traitement de telles enquêtes nécessite un renforcement considérable des moyens.

Pour toutes ces raisons, nous avons une grosse déperdition de substance entre la déclaration de soupçons et le traitement judiciaire, d'une part, et l'Office central qui est censé alimenter les parquets, d'autre part. En fait, l'Office central est plutôt alimenté par les parquets, puisque c'est quand même, à la différence de TRACFIN, un service d'enquête, mais nous n'en avons pas encore tiré tout le bénéfice.

Sur un plan plus général, nous entendons profiter de la dynamique européenne qui s'exprime aussi bien au travers des directives que lors des contacts concrets avec les parquets étrangers qui s'étonnent des limitations de notre jurisprudence. Tel est le cas du procureur allemand de Düsseldorf qui s'adresse directement à celui de Strasbourg pour une affaire de blanchiment qui naît en Allemagne et se termine en France, lorsque son collègue de Strasbourg, après nous en avoir référé, lui indique qu'il ne peut autoriser des agents d'investigation allemands à procéder à des enquêtes « undercover » sur le territoire français.

Nous pensons que le Conseil des ministres de Tampere fournira l'occasion de proposer un certain nombre de dispositifs, sans pour autant altérer les libertés individuelles. Il faut rappeler que l'une des organisations qui s'est plainte récemment à la chancellerie au motif que nos investigations pourraient menacer les libertés individuelles est précisément une association cultuelle dont la presse a beaucoup parlé ces derniers jours et qui fait précisément l'objet d'une information du chef de blanchiment.

On constate donc que nous en sommes à la croisée des chemins et qu'il est très important que les dispositifs légaux soient renforcés et appliqués avec discernement pour ne pas être systématiquement mis en échec par le respect des principes essentiels. Dès lors que la garantie des libertés est assurée, sous le contrôle du parlement et des magistrats, cela doit permettre d'éviter cet écueil.

Pour l'instant, il me semble que nos insuffisances protègent davantage le développement de la circulation de l'argent sale qu'elles n'altèrent les libertés individuelles à travers la planète.

M. Michel HUNAULT : Vous avez bien voulu rappeler que l'arsenal juridique français était le fruit d'une prise de conscience. Ayant été rapporteur de la loi sur le blanchiment, il me semble que nous disposons de moyens.

Le problème reste effectivement celui de la coopération européenne. La France a adopté cette loi sur la recommandation du Conseil de l'Europe qui avait voté, quatre ans auparavant, des conventions. Or, à ce jour, la moitié des pays membres du Conseil de l'Europe n'ont toujours pas introduit, dans leur arsenal législatif interne, de législation sur le blanchiment.

Dans ces conditions, je m'interroge sur les moyens d'obtenir une efficacité de la lutte anti-blanchiment au niveau de l'Europe si bon nombre de pays refusent de prendre les mesures adéquates. Chacun évoque les paradis fiscaux « exotiques » mais, tout près d'ici, le Luxembourg n'applique toujours pas la réglementation européenne. Le Conseil de Tampere sera certes consacré à ces sujets, mais quel moyen de pression peut avoir la France pour contraindre les pays défaillants sur le plan législatif ?

Quand on sait ce qui se passe en Russie, modèle du genre en matière de corruption, on peut s'interroger sur l'efficacité de l'arsenal européen et être tenté d'ironiser sur la réunion du G7 à Moscou.

La France entend-elle faire preuve de sévérité vis-à-vis de ses partenaires qui refusent d'appliquer ou d'adopter une législation anti-blanchiment ?

Vous avez fait référence à la convention de l'OCDE, mais vous savez que ce sont les grands groupes français qui seront pénalisés. Dans le contexte de la concurrence mondiale, la parade consiste à utiliser des paradis fiscaux et des sociétés offshore pour s'affranchir des réglementations en vigueur.

M. le Président : Dans les affaires que vous avez évoquées, environ trois cents personnes auraient été sanctionnées. Pouvez-vous nous dresser leur portrait-type ? Vous avez également indiqué que le blanchiment épousait le circuit des trafics traditionnels. Pouvez-vous nous préciser, s'agissant des affaires qui ont abouti à une condamnation, quels étaient les types de blanchiment, les moyens utilisés, les personnes en jeu, les ramifications internationales ?

M. Olivier de BAYNAST : Je suis tout à fait d'accord avec vous en ce qui concerne les limites de la coopération européenne, mais il me semble que ces paralysies doivent être évoquées au niveau politique. Les pays n'aiment pas être cloués au pilori et confrontés à leurs insuffisances. En ce qui concerne la convention du Conseil de l'Europe de 1990, il y a ceux qui ne l'appliquent pas du tout et ceux qui refusent de l'appliquer à d'autres fins que le blanchiment de l'argent de la drogue.

Ce problème est constamment débattu, mais entre experts, juristes et représentants des administrations centrales, et tant que nos collègues n'auront pas reçu d'instructions politiques très fermes pour procéder à des avancées, il n'y en aura pas. Je crois que lors d'un sommet très politique comme celui de Tampere, aucun chef d'Etat ne va prendre le risque, vis-à-vis de son opinion publique, de se déclarer en faveur de mécanismes qui permettent de blanchir l'argent de la drogue sur son territoire.

Néanmoins, il faut bien constater qu'il s'agit là d'un problème plus délicat à gérer pour le Luxembourg que pour la France. Il faut donc non seulement inviter certains pays à coopérer, mais également les aider à coopérer de façon plus efficace.

Il me semble toutefois que la procédure d'évaluation de l'entraide judiciaire décidée dans le cadre de la coopération européenne devrait peut-être permettre d'aboutir à des résultats, même si on ne s'est peut-être pas bien rendu compte, au début, de ce qu'elle impliquait. La France va être soumise à une évaluation dans quelques semaines et le Luxembourg, qui a été évalué au vu et au su de tout le monde, s'est véritablement fait fustiger sur la base des indices retenus concernant certains domaines de la coopération européenne et sur les questions de coopération dans le domaine de la criminalité économique et financière. Cette situation n'est pas agréable pour un pays et si, dans ce pays, l'opinion publique et le milieu politique se saisissent de ce genre de questions, on devrait pouvoir faire progresser la situation.

S'agissant de la tenue d'un G7 à Moscou, peut-être vaut-il mieux aller parler du blanchiment et de la corruption en Russie plutôt qu'ailleurs.

Ce débat a du bon, même vis-à-vis de la Douma. Nous avons parfois des contacts avec des représentants des assemblées parlementaires de ces pays et il me semble qu'un travail de sensibilisation peut avoir son utilité, même avec des pays très suspects.

Je n'ai pas voulu dresser un tableau idyllique de la coopération internationale. Nous sommes dans un processus dialectique où l'on procède par un certain nombre de contradictions surmontées, mais des progrès apparaissent depuis que ces questions sont portées au niveau de l'opinion publique et des plus hauts responsables politiques.

M. Yves CHARPENEL : S'agissant de notre clientèle connue en matière de blanchiment, environ trois cents aujourd'hui ont été condamnées, mais ce chiffre change et augmente tous les jours. Parmi les quelques traits communs à ces affaires, on peut observer que nous n'avons pratiquement jamais de condamnation du blanchisseur seul : celui-ci est généralement condamné avec l'auteur de l'infraction générique. A cet égard, nous avons soumis une difficulté à la Cour de cassation, dont nous attendons la réponse avec intérêt, à savoir si l'on peut être à la fois blanchisseur et receleur.

C'est un problème bien connu de juriste pénaliste, mais qui prend une ampleur nouvelle. C'est la première fois que la loi de 1987 va être examinée sous cet aspect-là, car précisément la plupart du temps, soit les affaires de blanchiment sont dérivées de la constatation d'un trafic auquel on a associé un blanchiment, soit, inversement, le blanchiment a conduit à un trafic.

Généralement, ce sont des affaires à compétences multiples, ce qui explique que plusieurs personnes traitent d'une même affaire. Une autre caractéristique est que les condamnations, pratiquement sans exception, sont des peines d'emprisonnement allant de dix ans de réclusion pour la peine la plus élevée à trois mois avec sursis pour la moins élevée.

Cette amplitude considérable tient à l'hétérogénéité des affaires de blanchiment, qui vont du cas de cette jeune personne qui transporte avec elle les revenus en espèces de son activité de proxénétisme jusqu'à des mécanismes de sociétés de change qui organisent des fausses comptabilités pour pouvoir blanchir l'argent dans des paradis financiers.

Le spectre hideux du « tsunami judiciaire » contre les banquiers, très présent dans les esprits au moment du vote de la loi, n'est pour l'instant pas attesté. Nous remarquons, en réalité, une grande variété socioprofessionnelle des personnes condamnées, qui vont du sans domicile fixe, en réalité dealer de banlieue, au notaire. En outre, je citerai le cas, très intéressant pour la jurisprudence, d'un notaire condamné, dans le sud de la France, comme complice d'un blanchiment pour n'avoir pas révélé que l'un de ses clients, pour lequel il avait fait des transactions immobilières, était un trafiquant international de drogue notoire.

Je ne crois pas qu'il y ait, au plan européen, beaucoup de précédents où l'on ait tiré toutes les conséquences du renversement de la charge de la preuve. Cela a été d'une grande pédagogie à l'égard du corps notarial, qui a pris des mesures énergiques de signalement auprès de la Chancellerie, et qui nous permettront d'intervenir plus fréquemment.

Il ne ressort pas de cet ensemble un profil-type selon lequel le blanchisseur condamné serait un homme de tel âge et de telle catégorie socioprofessionnelle. Aujourd'hui, nous rencontrons tous les cas de figure : par exemple le Thaïlandais qui, pour échapper à des difficultés professionnelles dans son pays à la suite d'un trafic de drogue, vient en France avec cet argent, achète des discothèques et le reconnaît volontiers devant la police, croyant qu'il ne pourra pas être poursuivi à l'étranger. Dans ce cas, évidemment, nous condamnons.

La condamnation des personnes morales reste un point sur lequel nos prochaines notes et circulaires permettront d'apporter des améliorations. Il n'existe qu'un seul cas de condamnation pour blanchiment d'une personne morale, dans la ville de Cayenne. Il s'agissait de ressortissants chinois qui avaient monté des sociétés uniquement pour blanchir le trafic d'opium qui s'effectuait en dehors du territoire national.

C'est un problème de sensibilisation des magistrats, sachant que l'on n'a pas encore exploité toutes les ressources de l'arsenal juridique actuel.

En outre, presque tous ces dossiers ont fait ou auraient dû à l'évidence faire appel à l'entraide internationale. On ne constate pas d'autoblanchiment, y compris dans ce que l'on appelle aujourd'hui l'économie souterraine des banlieues. On se trouve chaque fois face à des ressortissants qui ont un lien à l'étranger, même si les enquêtes, pour des raisons d'efficacité ou de désespoir des juges, n'ont pas suivi le chemin de la commission rogatoire. On note néanmoins que, sur un an, les commissions rogatoires actives émanant des juges français vers l'étranger, en matière de blanchiment, sont passées de trente à soixante. Si ce mouvement se confirme cette année, on pourrait dire que les juges ont commencé à croire à la pertinence et à l'efficacité de l'entraide internationale, mais il est encore trop tôt pour l'affirmer.

M. le Président : Pourriez-vous être plus précis sur l'infraction originaire : s'agit-il de prostitution, de trafic de drogue... ? A propos des commissions rogatoires et de l'entraide judiciaire, pourriez-vous nous citer les pays avec lesquels, au sein de l'Union européenne, vous rencontrez les difficultés les plus grandes ?

M. Yves CHARPENEL : Les infractions de base sont, à 75 %, liées au trafic de stupéfiants, simplement parce que les magistrats sont sensibilisés au délit de blanchiment principalement au travers de cette infraction. Les affaires d'escroquerie internationale sur l'immobilier sont en augmentation, il y a aussi des affaires liées au proxénétisme. Nous avons actuellement une enquête sur un trafic d'armes.

Sans vouloir stigmatiser nos voisins, hormis la Suisse qui n'est pas dans l'Union européenne, les deux pays avec lesquels nous avons le taux de non-réponse le plus préoccupant sont le Royaume-Uni et le Luxembourg. Comme Mme Guigou s'y est engagée devant votre mission, nous allons vous fournir la spectrographie des commissions rogatoires adressées à différents pays. Vous verrez que, même par rapport à la Suisse, ce sont deux pays avec lesquels nous avons un taux de non-réponse extrêmement élevé, d'environ 70 %, et parfois même de 100 %, sur une période donnée.

M. Jacky DARNE : Quel est le taux de réponse de la France aux demandes extérieures ?

M. Yves CHARPENEL : Nous ne le connaissons pas en réalité, car autant nous sommes capables de traiter de manière à peu près complète les demandes que nous adressons, autant - et pour des raisons de technique de l'entraide - nous ne sommes pas encore complètement informés des demandes qui émanent des pays étrangers. Nous savons ce que reçoit le bureau de l'entraide à la direction des affaires criminelles.

Nous pensons, mais nous allons devoir d'ailleurs le démontrer de manière très précise devant les examinateurs européens, que nous sommes plutôt de bons élèves - ce qui est toujours délicat à dire -, avec un taux de réponse de 100 %. Il n'y a aucun dossier qui n'ait pas fait l'objet d'une réponse. En revanche, nous pouvons progresser sur les délais.

M. Olivier de BAYNAST : Les difficultés de coopération avec les pays précités sont d'origines diverses. Au Luxembourg, les fonctionnaires chargés de l'entraide sont toujours inhibés à l'idée de faire quelque chose qui nuirait aux intérêts de leur pays. A cette attitude s'ajoute peut-être un manque de moyens en personnes et en matériel.

En ce qui concerne la Grande-Bretagne, il existe de façon générale - et pas seulement en matière de blanchiment - une quasi-incompatibilité entre nos deux systèmes judiciaires. Nous venons d'envoyer un magistrat de liaison, au sein du Home Office britannique, qui a des difficultés à comprendre tous les mécanismes, mais les choses devraient s'améliorer par la suite. En même temps, les liens entre la justice et la police, les possibilités dont dispose l'administration centrale anglaise pour exercer une certaine influence sur la relative passivité de tel ou tel service sont assez différents des nôtres.

M. Yves CHARPENEL : Il y a un problème très simple, pour l'instant, que nous ne savons pas résoudre. Les juges anglais refusent d'échanger avec d'autres personnes que des juges et persistent à penser qu'un procureur, qui est le vecteur absolument indispensable de l'entraide en France, n'est pas un juge. Ce débat est particulièrement tétanique avec les Britanniques ; avec les Américains, on peut, en revanche, selon les Etats, arriver à une collaboration.

M. le Rapporteur : Je reviens sur cet énorme décalage - 90 % - entre le nombre de déclarations de soupçon faites par TRACFIN et le déclenchement de l'action pénale, soit sous forme d'enquêtes préliminaires, soit sous forme d'informations judiciaires.

Sur le plan pratique, les parquets n'ont pas toujours été, par absence de volonté politique, éduqués à la lutte contre la délinquance économique et financière et ont encore d'autres priorités. Toutefois, comment pouvez-vous commencer à travailler sur une déclaration de soupçons qui constate des mouvements de fonds injustifiés ? Peut-on améliorer le système ?

M. Yves CHARPENEL : A priori on ne peut pas ouvrir une enquête préliminaire sur la seule base d'une déclaration de soupçon classique. C'est pourquoi le taux est si faible. Lorsqu'un procureur reçoit des dénonciations de TRACFIN, il saisit de façon quasi automatique les services compétents de la chancellerie pour une analyse. Si le procureur requiert une analyse, c'est précisément parce qu'il ne sait pas la faire. En effet, ce ne sont pas des actes répréhensibles ou soupçonnés comme tels qui sont désignés, mais une démonstration financière mettant en lumière une anomalie financière qui n'est jamais qualifiée d'infraction.

Lorsque la Commission bancaire, par exemple, intervient sur la base de l'article 40 du code de procédure pénale, il y a tout un argumentaire financier qui se termine par une tentative de raisonnement pénaliste. En revanche, que peut faire un procureur face à une déclaration de soupçon classique ? Soit entendre les personnes qui ont fait la dénonciation, c'est-à-dire TRACFIN qui se retranchera derrière son statut et qui ne pourra pas en dire plus que le document qu'elle a écrit, soit déclencher, ce qui a été fait parfois, une enquête préliminaire et prendre le risque de partir en aveugle.

En fait, nous souhaitons pouvoir connaître toutes les dénonciations afin de procéder à des recoupements avec d'autres enquêtes en cours.

Dans une affaire qui mettait en cause un proche d'un chef d'Etat étranger de l'hémisphère sud, nous avons pu nous apercevoir qu'une déclaration de soupçon entrait dans le champ d'une enquête judiciaire déjà engagée. La déclaration de soupçon a donné au procureur un élément de contexte et d'information, mais en aucun cas, elle n'a permis de déclencher une enquête. D'une manière générale, déclencher une enquête pénale sans avoir la définition du champ vraisemblable de l'enquête, c'est risquer de se perdre complètement.

Il reste évidemment la possibilité de saisir l'Office central qui vous répondra, la plupart du temps, que son plan de charge lui interdit de rentrer dans des problématiques aussi vastes.

Nous pouvons évidemment améliorer la situation. La présence d'un magistrat à TRACFIN a permis d'éviter des investigations inutiles. Nous nous adressons à lui pour savoir s'il a des éléments dont nous ne sommes pas destinataires et qui, d'après lui, pourraient permettre à un procureur d'investiguer. C'est assez rarement le cas et, généralement, c'est à partir de la comptabilité que l'on va pouvoir démarrer l'enquête. Force est de reconnaître que cette méthode n'est pas la plus efficace pour engager des investigations sur une affaire qui va, de toute façon, être complexe.

M. le Rapporteur : En raisonnant dans la perspective du renversement de la charge de la preuve sur le plan fiscal, avant de l'envisager sur le plan répressif et pénal, si l'administration fiscale devenait de fait l'auxiliaire de justice de TRACFIN en lui communiquant des déclarations de soupçon fondées par exemple sur une disproportion entre les revenus et le train de vie, ne pourrait-on pas trouver un système de coordination qui permettrait au parquet, à partir des investigations fiscales, de faire progresser la lutte contre le blanchiment ?

M. Yves CHARPENEL : J'ai déjà pratiqué cette méthode, de façon empirique et spontanée, dans une affaire d'où l'on n'arrivait pas à faire émerger la dimension judiciaire. Nous avons donc fait un signalement aux services fiscaux - autorisé par le code de procédure pénal et le code des douanes - pour communiquer des éléments de procédure qui peuvent rebondir, le cas échéant, sur une infraction à connotation fiscale.

Toutefois, face à une dérive financière, passer par un deuxième filtre est quelque peu compliqué. On pourrait envisager, de manière impertinente, que TRACFIN communique directement les informations à son ministère de tutelle, à charge pour ce dernier de nous les répercuter.

J'observe que les procureurs eux-mêmes font de plus en plus fréquemment des signalements à TRACFIN - ce qui est le monde à l'envers, au vu des textes qui nous régissent - pour lui demander une expertise, par exemple, des observations faites par les procureurs devant les tribunaux de commerce où ils participent aux procédures collectives. Nous les encourageons d'ailleurs en ce sens.

Ils constatent ainsi des anomalies, notamment à l'occasion de reprises trop faciles d'entreprises en grandes difficultés. Comme cela a déjà été fait, on peut interroger TRACFIN pour voir si, éventuellement, leur banque de données ne contiendrait pas de déclarations de soupçon dont nous n'aurions pas eu connaissance. Ce circuit mériterait d'être simplifié.

M. le Rapporteur : Avez-vous effectué des simulations sur les conséquences du renversement de la charge de la preuve sur le plan répressif et élargi à d'autres types d'infractions ? Il semble pour le moins gênant que l'administration fiscale ou TRACFIN soient, en quelque sorte, les prestataires de services de la justice.

M. Yves CHARPENEL : Ce n'est d'ailleurs pas leur finalité naturelle. La loi sur le proxénétisme nous a permis, en fait, d'anticiper sur ce renversement et de faire une simulation grandeur nature. En réalité, les procureurs se trouvaient bloqués, lorsqu'ils recevaient des dénonciations de type TRACFIN, par le fait que celles-ci n'établissaient jamais de relation avec une infraction. Elles signalaient un mouvement financier anormal, mais il fallait rechercher s'il faisait suite à un trafic de drogue ou d'armes. Or, précisément, nous devons partir d'une infraction.

Dès lors que l'on part, non plus d'une infraction ou d'une dérive financière, mais d'un train de vie anormal dans un contexte socio-économique donné, on peut commencer à travailler. Mais il est vrai que, parfois, nous sommes dans l'obligation d'établir le lien avec une infraction, ce qui relève de la compétence du procureur, à partir d'éléments fiscaux ou d'une certaine forme de coopération, qu'il n'est pas facile d'obtenir de TRACFIN, du type « on ne peut pas vous en dire plus, mais la banque en question est déjà connue pour avoir travaillé dans des affaires de trafic de stupéfiants ». Nous avons alors un début de piste qui nous permet d'avancer. Mais il me semble qu'on devrait, en généralisant les mécanismes applicables au trafic de stupéfiants, décrypter les déclarations de soupçon de manière plus efficace.

M. le Rapporteur : Quel bilan tirez-vous de l'expérience des premiers magistrats de liaison ? Un certain nombre d'entre eux, que nous avons rencontrés et qui d'ailleurs ont été à l'origine de cette Mission, nous ont expliqué qu'ils étaient en fait des décrypteurs des systèmes étrangers mais qu'ils n'avaient aucune influence pour améliorer l'efficacité des entraides.

Que pensez-vous de cette analyse et estimez-vous que l'arrivée d'un magistrat de liaison au Royaume-Uni nous permettra de faire un bilan dans quelques mois, avant que nous y allions nous-mêmes pour poser le problème non plus en termes techniques, mais politiques ?

M. Yves CHARPENEL : Je crois pouvoir vous apporter des éléments de réponse relativement précis. Il fallait laisser aux magistrats de liaison le temps d'exister et ce n'est que depuis cette année que nous organisons des réunions à Paris entre ces derniers et les magistrats des cours et tribunaux spécialisés.

Très concrètement, avec les Pays-Bas, en matière de trafic de stupéfiants, la coopération est non seulement difficile techniquement, mais parfois même un peu plus. Grâce à la présence d'un magistrat de liaison français au ministère de la Justice hollandais, nous avons pu faire traiter des commissions rogatoires qui, pratiquement, étaient toutes en souffrance pour des raisons purement techniques, les demandes faites par les Français étant incompréhensibles aux yeux des Hollandais.

Dès lors que ce magistrat est venu se faire l'interprète de ses collègues français, des réunions régionales ont été organisées durant lesquelles on a dit aux magistrats français : « Le magistrat de liaison vient vous voir et vous explique comment travaillent les Hollandais. » Chacune de ces réunions s'est traduite par le déblocage de procédures, y compris des procédures de blanchiment.

Si vous interrogez, par exemple, l'ancien magistrat de liaison à La Haye, qui est actuellement responsable du réseau judiciaire européen, vous apprendrez qu'elle est allée avec son bâton de pèlerin dans plusieurs cours d'appel. Elle a fait ce travail de décryptage auprès des magistrats français et pourra vous parler du bilan très concret que nous avons obtenu.

C'est avec les Italiens que nous avons eu la première expérience de liaison en 1991, et nous avons également un magistrat italien chez nous. Nous travaillons actuellement sur un dossier, qui n'est pas de blanchiment mais qui est bien compliqué, lié à un accident dans un tunnel entre la France et l'Italie. Au regard des difficultés de toute nature qui existent, la présence de deux magistrats de liaison, qui participent au comité de pilotage mis en place, permet de faire de l'entraide concrète qu'on ne pourrait pas faire autrement.

M. Olivier de BAYNAST : Pour compléter ce bilan, la présence d'un magistrat de liaison aux Pays-Bas est d'autant plus indispensable que, dans le domaine de l'entraide, ce pays peut considérer qu'il n'a pas à répondre à une demande qui lui est faite par un pays étranger si l'enquête n'a pas beaucoup d'importance.

On perçoit tout de suite l'utilité d'un magistrat de liaison capable de dire : « Bien sûr, la quantité de drogue n'est pas très importante, mais c'est une pièce essentielle du dispositif, il faut donc que vous collaboriez. ».

J'ai personnellement tendance à tenir mes homologues étrangers informés de tout et à leur ouvrir tous mes dossiers. Nous pensons qu'il faut tout leur dire ou presque. C'est une anticipation de l'espace judiciaire européen dans la vie quotidienne.

Avec l'Italie, les relations de confiance que le premier magistrat de liaison, M. Michel Debacq, avait su nouer avec ses homologues se sont poursuivies et les choses fonctionnent très bien.

M. le Président : Vous avez, dans votre exposé, mentionné parmi les points de blocage l'absence de sanctions à l'égard de ceux qui ne déclarent pas les soupçons. Pourriez-vous nous préciser ce qui vous semblerait techniquement et juridiquement opportun de faire pour y remédier ? En généralisant cette question à la capacité de saisir les produits du blanchiment, nous avons le sentiment que les défauts de la coopération et les lenteurs du système font qu'on n'arrive pas à lutter efficacement contre ce phénomène. Je pense, par exemple, à la Suisse où la loi votée en 1998 ne donne à leur équivalent de TRACFIN, qui n'emploie que deux personnes - c'est encore pire que chez nous -, un délai de blocage des fonds de cinq jours à partir de la déclaration de soupçons, ce qui est insuffisant pour apporter des preuves.

En somme, quel bilan faites-vous des sanctions financières au niveau français, européen et international ?

M. Yves CHARPENEL : On ne peut résoudre le problème uniquement par le vote d'une loi condamnant pénalement ceux qui n'ont pas révélé les soupçons, à moins de vouloir, dans le contexte actuel, n'avoir plus aucune déclaration. Toutes choses égales par ailleurs, je voudrais faire un parallèle - peut-être un peu hardi, mais tiré de la pratique - avec le phénomène, que l'on a connu il y a dix ans, de la dénonciation de la maltraitance des enfants.

Nous étions confrontés à des faits extrêmement graves qui étaient très peu dénoncés par des personnes protégées par le secret professionnel. Il a fallu d'abord une loi qui délie du secret professionnel ceux qui y étaient astreints et, ensuite, faire la démonstration sur le terrain, au travers des procédures, des comportements et d'une meilleure connaissance des partenaires, que le fait de dénoncer à la justice n'entraînait pas la dévastation du secteur professionnel concerné.

Aujourd'hui, les succès de la prévention de la maltraitance des enfants, même s'il y a encore beaucoup à faire, tiennent beaucoup au fait que nous avons laissé une option aux professionnels, option qui n'existe pas actuellement en matière de blanchiment.

A moins de poursuivre les institutions financières comme complices, comme cela est arrivé à notre notaire du Midi de la France, ce qui est l'ultima ratio, il faudrait avoir des dispositifs souples, permettant de dire : « si vous constatez quelque chose qui pourrait se rattacher au mécanisme général du blanchiment, vous pourriez être, dans certaines conditions de sécurité et de confidentialité, relevé du secret bancaire ou professionnel. » Le cas échéant d'ailleurs, l'origine de la dénonciation n'apparaîtrait pas dans les procédures.

Il y a toute une série de possibilités permettant de répondre à la légitime inquiétude tenant à la confidentialité des transactions économiques nationales ou internationales, sans pour autant perdre de vue qu'il convient de se mettre d'accord sur les priorités. Si la lutte contre le blanchiment en constitue réellement une, alors dans ce cas, le secret bancaire doit nécessairement céder, sauf à démontrer que cela équivaudrait à détruire le système bancaire français, discours que l'on entend.

La convention de l'OCDE sur la corruption est, de ce point de vue, un bon exemple. Les entreprises disent que si l'on applique ce texte, on va empêcher le commerce français de se développer. Il ne faut pas se laisser enfermer dans cette logique et examiner la question de plus près.

Nous allons proposer des dispositifs prévoyant autre chose qu'une déclaration de soupçon, peu exploitable au plan judiciaire à une institution qui n'est pas judiciaire, afin de permettre aux opérateurs économiques de pouvoir s'adresser au procureur, au pôle financier ou à un TRACFIN rejudiciarisé.

Nous essayons de le faire actuellement avec les experts comptables et les commissaires aux comptes qui sont extrêmement méfiants, car ils sont pris entre l'impératif de la confidentialité et la nécessité de ne pas s'exposer à des poursuites pénales. Dans la réalité, il y a cependant très peu d'affaires où des commissaires aux comptes et des experts comptables sont poursuivis.

Sur le terrain du blanchiment, le fait de pouvoir garantir un canal d'information protégé devrait faire tomber les réticences.

M. le Président : Vous avez abordé une question qui est au centre de nos préoccupations. On a actuellement le sentiment d'une évolution en constatant que le blanchiment ne passe plus nécessairement par le système bancaire, mais de plus en plus par le secteur des assurances ou par le système industriel et commercial lui-même, par le biais du rachat par des mafias de petites entreprises qui deviennent grosses, grâce à des systèmes de fausses facturations certifiés par des commissaires aux comptes.

De ce point de vue, il y a une responsabilité directe, principalement des experts comptables et des commissaires aux comptes. Avez-vous l'impression que ce diagnostic est juste et, par conséquent, qu'une intervention auprès de ces professions est indispensable pour faire évoluer les choses ?

M. Yves CHARPENEL : Nous observons très exactement ce phénomène et c'est pourquoi notre effort actuel porte principalement sur ces professions. La garantie de l'application de la loi se heurte au principe de la sécurité des transactions. Je comprends cependant fort bien que ces professions aient du mal à relier les anomalies à des trafics. Tout en persévérant pour un élargissement du champ de la loi sur le blanchiment, il faut garantir des canaux d'information qui protègent la légitime confidentialité des transactions, tout en faisant prendre conscience de la nécessité de la répression. Les notaires ont été les premiers à comprendre que c'était vital pour leur profession.

M. le Président : Grâce à la condamnation de leur confrère que vous venez d'évoquer.

M. Yves CHARPENEL : Je pense que cela a aidé. Ce n'est pas la seule raison, mais on a senti un basculement après cet événement. De même qu'il y a vingt ans, lorsque les premiers notaires ont été inculpés pour des problèmes de gestion immobilière un peu hasardeuse, la Caisse de garantie s'est constituée et a assaini la profession. Nous souhaitons entreprendre une démarche de même nature qui, pour l'instant, est partenariale, avec une pression que vous devinez forte sur le risque pénal encouru.

Le deuxième volet de votre question relatif aux sanctions est certainement le plus décevant car s'il existe des condamnations retirant les droits civiques, les peines d'amendes prononcées sont étonnamment faibles. Il faut noter que lorsque la source est douanière, les amendes douanières sont très dissuasives car elles viennent se cumuler avec les amendes pénales. Il est vrai aussi, mais je parle avec un peu de malice, que les magistrats ont encore quelques difficultés à évaluer l'impact des amendes qu'ils prononcent.

Le législateur, dans sa grande sagesse, a sans cesse augmenté le plafond de l'amende, mais on se prend à sourire quand on voit que l'amende la plus élevée qui a été prononcée est de 80 000 francs. Il faut mettre l'accent sur la récupération des avoirs et montrer aux juges que nous parlons, dans de telles affaires, en millions de dollars ou en milliards de francs.

Je pense à une procédure liée à un pays d'Amérique centrale où l'estimation, faite par l'Office central, portait sur environ 400 milliards de dollars de profit annuel. Nous devons nous mettre à niveau, petit à petit, notamment sur la confiscation et sur le prononcé des amendes. Beaucoup de nos blanchisseurs ont pignon sur rue, c'est-à-dire qu'ils ont des propriétés immobilières qui ne demandent qu'à être intégrées dans le système économique et fiscal.

M. le Rapporteur : Je voudrais aborder la question du droit commercial. Dans certains pays étrangers, il semble que les investigations butent non pas sur les faiblesses de la coopération judiciaire, mais sur l'impossibilité de ces systèmes judiciaires étrangers à fournir à nos magistrats des informations sur les véritables propriétaires des sociétés. Je pense aux trusts, fiducies, sociétés d'affaires internationales et aux sociétés dites de domicile, etc.

Avez-vous identifié à ce jour des institutions juridiques qui vous paraissent ne pas répondre aux critères du GAFI ?

M. Olivier de BAYNAST : Les magistrats se heurtent à un manque de traçabilité des fonds du fait du recours aux sociétés écrans. Des pressions diplomatiques ou autres pourraient être facilement exercées sur certains de ces pays, qu'il n'est même pas nécessaire de vous citer et qui, même sur le territoire européen, vivent de cela.

Le mal étant bien identifié, encore convient-il également d'éviter son expansion. Le formidable effort international de promotion du recours à la fiducie doit être résolument enrayé et nous sommes très déterminés, car cela nous semble être porteur de risques et de menaces considérables par rapport à la traçabilité de l'argent sale.

M. Yves CHARPENEL : Je suis dans le même état d'esprit. Sans vouloir tempérer notre ardeur, il faut observer que tout ce que nous démontrent les dossiers concrets, c'est une extraordinaire fluidité des blanchisseurs et l'on ne peut dire que la fiducie en tant que telle ou même les trusts constituent les seuls vecteurs du blanchiment. Il est vrai que dès que l'on repère une filière, les blanchisseurs sont au courant. On s'aperçoit que, dans la typologie des mécanismes juridiques employés, le moyen qui fonctionne le mieux est la société anonyme classique, l'important étant qu'il y en ait plusieurs en écrans.

Pour ma part, j'insisterai sur la vigilance que doivent exercer les Etats de l'Union européenne, en raison de notre participation au GAFI, sur les dispositifs légaux qu'adoptent les pays sensibles. L'exemple le plus caractéristique de la réaction des petits pays est celui des Iles Caïman. Premier pays de la Caraïbe à se doter d'une législation anti-blanchiment sous la pression du G8, des Américains et des Français, il a réussi à créer le premier paradis juridique pour le blanchiment puisqu'il a réprimé avec une grande sévérité le blanchiment des capitaux émanant de trafics intérieurs, laissant la voie libre au blanchiment des capitaux venant des pays étrangers.

Dans un pays comme les Iles Caïman, il est évident que c'était un appel à faire venir les capitaux. Il faut donc être très attentif au fait que l'adoption de normes présumées protectrices n'est parfois pas protectrice des intérêts auxquels on pense. Dans le cas présent, la communauté internationale pourrait utilement dénoncer ces paradoxes criants qui expliquent qu'il y ait aujourd'hui encore plus efficace que les paradis offshore « classiques », c'est-à-dire les paradis juridiques. En effet, c'est en toute apparence de légalité que ces pays se mettent à l'abri des investigations conduites par d'autres Etats.

M. Jacky DARNE : Ma question est relative aux différentes professions qui ont la réputation de permettre le recyclage d'argent sale à un niveau local. Il existe des moyens pour passer des frontières et déposer de l'argent dans un pays étranger où l'on trouve des comptes anonymes, mais on peut aussi tenter de le recycler en interne.

Des professions particulières, comme les sociétés de course, les casinos, les jeux, permettent-elles ce type de recyclage ? S'agit-il vraiment d'endroits où l'on donne une contrepartie apparemment saine à des capitaux qui ne le sont pas ou est-ce un pur fantasme ? Les contrôles actuels démontrent que des lieux, tels que l'agence de change locale, peuvent constituer des réseaux. A-t-on des éléments à ce sujet ?

Il me semble que, dans tous les cas, le recyclage d'argent sale passe par une étape qui relève de la fraude fiscale. Dès lors qu'il y a intervention d'un paradis fiscal, il y a nécessairement une fraude fiscale. De même, il faut toujours un système de prix de transfert inférieurs à la réalité, de fausses facturations, ou encore de prestations fictives de commercialisation pour permettre un mouvement financier d'un endroit à un autre et il faut donc forcément un faux document.

Mon hypothèse est que le meilleur moyen pour déceler ce qui circule illégalement dans un circuit financier ou dans des organisations non financières reste la voie fiscale. Or, depuis le début de cette Mission, j'ai noté une prise en compte insuffisante de la donnée fiscale par les services judiciaires ou par les organismes internationaux qui disent ne pas intervenir s'il s'agit d'une fraude fiscale.

Quand la direction générale des impôts procède à un redressement dont l'origine est une fraude à la TVA sur la base de fausses factures, ces éléments vous reviennent-ils et vous permettent-ils d'engager des enquêtes sur un autre motif que la fraude fiscale ?

Quelle est la situation du commissaire aux comptes qui a certes un devoir de réserve, mais aussi une obligation de dénoncer des faits délictueux ? Si le service fiscal a validé des prix de transfert entre une société qui est dans un paradis fiscal et la France, le commissaire aux comptes aura grand peine pour dire que le prix de transfert n'est pas un juste prix.

En fait, dès lors qu'il y a un échange financier de quelque nature que ce soit avec une société située dans un paradis fiscal, cet échange doit être réputé frauduleux puisque, par définition, on cherche à faire passer des capitaux sans cause réelle. Cette opération devrait systématiquement donner lieu à investigation, à charge pour la société d'en démontrer la cause.

M. Yves CHARPENEL : Vaste question, mais qui rentre bien effectivement dans le champ de nos préoccupations. Tout d'abord, je ne veux pas stigmatiser une profession ou une autre parce que le bilan que nous faisons pour l'instant est encore relativement hétérogène. S'agissant des casinos, nous avons non pas des informations judiciaires, mais des renseignements de la communauté internationale concernant le développement foudroyant du cybercasino dont les deux grands bénéficiaires actuels, à notre connaissance, sont Monaco et Antigua qui génèrent des profits atteignant pratiquement la moitié des profits des casinos traditionnels. Or, sur le Web, nos possibilités d'intervention sont, pour l'instant, objectivement nulles.

L'un des sujets sur lequel la Chancellerie et d'autres ministères travaillent actuellement est la répression de la cybercriminalité. C'est certainement, pour un blanchisseur, l'avenir immédiat, mais on ne peut affirmer, en dehors de ces deux cas quelque peu marginaux, qu'il existe des circuits particuliers.

L'important pour un blanchisseur est de pénétrer le plus vite possible un réseau propre et essentiellement le système bancaire, sachant qu'après avoir mis tous nos efforts pour surveiller ce dernier, les blanchisseurs ont compris que ce n'était pas là qu'il fallait aller déposer l'argent pour un premier placement.

Tout cela est encore extrêmement fluide et compliqué et on ne peut pas affirmer aujourd'hui qu'il y a un mécanisme privilégié. Il en est de même pour les passeurs de drogue qui utilisent des subterfuges qui changent au fur et à mesure que nous les décelons. On ne peut donc pas affirmer qu'une profession plus qu'une autre devrait être mise sous tutelle. Il y a plutôt des professions qui sont particulièrement bien placées de par leur fonction, comme les commissaires aux comptes, pour être des relais, des partenaires de la prévention et de la répression.

La coordination des moyens de l'Etat pour surveiller les flux peut être améliorée. Il faut voir que, dans le code des douanes par exemple, l'infraction de non-déclaration de transfert de capitaux, qui existe toujours, est considérée - ce qui est une originalité pour un magistrat judiciaire - comme un délit contraventionnel. Cela ne veut rien dire, sinon que cette infraction n'est pas punie de prison et ne permet pas, en tant que telle, d'ouvrir une information judiciaire. D'autre part, le but est de récupérer les fonds et non pas de déceler des filières. Il convient donc d'améliorer la coordination, d'une part avec la DGI et, d'autre part, avec la douane.

La récente loi, que nous considérons comme fondamentale, qui a doté les douaniers de pouvoirs de police judiciaire, va permettre de faire progresser notre collaboration et de faire mener des enquêtes pénales par des douaniers, sur des sujets aussi précis que ceux-là.

Nous travaillons aussi avec la DGI dont certains représentants sont dans les pôles financiers, ce qui devrait, à très court terme, permettre d'accroître le nombre des dénonciations d'éléments suspects par un procureur à l'administration fiscale. Nous le faisons régulièrement dans les affaires de trafic de stupéfiants en signalant aux services fiscaux un trafiquant de drogue qui mène train de vie somptuaire.

M. Olivier de BAYNAST : S'agissant des enquêtes ayant une dimension internationale, le projet de convention d'entraide judiciaire européenne ne permet actuellement aucune échappatoire pour des raisons fiscales, c'est-à-dire que l'on ne pourra plus refuser de répondre pour ce motif, ce qui n'était pas le cas dans la convention de 1959 du Conseil de l'Europe. Par ailleurs, la question de la cybercriminalité, est actuellement abordée dans deux enceintes : le Conseil de l'Europe avec un projet de convention sur la cybercriminalité, qui prévoira des dispositions relatives aux possibilités de perquisition sur le Web, pour pouvoir agir très rapidement, et le G7.

M. le Rapporteur : Nous allons étudier le dossier d'un certain nombre de pays problématiques au regard des critères internationaux. Il est évident que la France aura un effort particulier à faire, notamment avec Saint-Barthélémy et Saint-Martin qui dépendent de la Guadeloupe. Puis nous aurons une attention particulière à l'égard de Monaco et d'Andorre. Je voudrais connaître, sur ces quatre dossiers, votre position sur l'application de nos lois dans ces territoires et l'état des mécanismes de coopération avec Monaco et Andorre.

M. Yves CHARPENEL : Vous l'avez rappelé, Saint-Barthélémy et Saint-Martin sont des composantes d'un département d'outre-mer, et à ce titre, l'intégralité des lois de la République s'y applique ou a vocation à s'y appliquer.

D'ailleurs, des dossiers de blanchiment ont été ouverts à partir d'opérations, essentiellement à Saint-Martin. Saint-Barthélémy est effectivement, sur le plan judiciaire, presque inexistant. En dehors d'audiences foraines, la juge d'instance y traite peu d'affaires de blanchiment. En principe, nous ne devrions avoir aucun effort législatif ou réglementaire à faire pour vérifier ces deux cantons du département de la Guadeloupe, qui relève du même contrôle que tout autre canton du territoire de la République.

Un pôle financier a été ouvert à Fort-De-France et nous en ouvrirons un également en Guadeloupe. Cela permettra d'apporter localement la professionnalisation qui est absolument nécessaire si l'on veut dissiper les soupçons - qui sont plus que des soupçons au sens de TRACFIN - pouvant peser sur l'activité de certains opérateurs économiques locaux.

Un certain nombre d'affaires en cours montrent effectivement que ces lieux sont peut-être un peu plus exposées que d'autres, en raison des difficultés que l'on rencontre parfois pour y concrétiser des investigations. En réalité, on peut y enquêter et on le fait. Un SRPJ a été créé à Saint-Martin, ce qui, compte tenu du rapport nombre d'habitants/policiers est extraordinaire, mais ce territoire reste évidemment très tentant, en raison de sa proximité avec les pays voisins qui sont précisément des paradis financiers.

Saint-Kitts et Névis ou Antigua sont à moins d'une heure de bateau ou d'avion ; il est donc commode de rentrer dans le système bancaire français en s'adressant à des interlocuteurs qui sont parfois un peu isolés. En ce qui concerne Andorre et Monaco, je passe diplomatiquement la parole au chef du service international.

M. Olivier de BAYNAST : Les Etats voisins de Saint-Martin ou de Saint-Barthélémy ont formulé une demande de conventions avec la France. Il est évident que les préliminaires à ces négociations vont consister tout d'abord à vérifier leur législation et la façon dont ils seront à même d'appliquer ces conventions qui comprendront, notamment, des dispositions sur le blanchiment. Ayant un dispositif conventionnel plus strict avec les Etats de la zone, nous serons également conduits à être encore plus exigeants en ce qui concerne nos propres territoires.

Andorre semble modifier actuellement en profondeur sa législation, à la suite d'un audit pratiqué par le Conseil de l'Europe.

S'agissant de Monaco, nous serions mal placés pour en parler puisque le système judiciaire monégasque est largement peuplé de magistrats français. Monaco est en quelque sorte perçue comme une étape d'un déroulement normal de carrière et un certain nombre de magistrats de très grande qualité y sont en fonction. On peut donc s'attendre, en ce qui concerne l'application des textes, à des évolutions satisfaisantes.

M. le Président : C'est sur une note d'optimisme que nous finissons, même si nous avons mesuré, dans le cours de la discussion, qu'il y avait encore beaucoup de chemin à parcourir. Je vous remercie très chaleureusement de la précision et de l'efficacité des remarques et des analyses qui ont été les vôtres. Je pense et souhaite avoir l'occasion de vous retrouver à d'autres occasions.

Audition de M. Jean LEMIERRE,
Directeur du Trésor

et de M. Thierry FRANCQ,
Chef du Bureau des systèmes monétaires et financiers internationaux

(Procès-verbal de la séance du mercredi 22 septembre 1999)

Présidence de M. Vincent PEILLON, Président

M. le Président : En juin dernier, nous avons reçu M. le ministre de l'Economie, des finances et de l'industrie qui a eu l'occasion de s'exprimer de façon très générale sur les questions qui nous préoccupent, c'est-à-dire les obstacles au contrôle et à la répression du blanchiment des capitaux et de la délinquance financière, soit une approche assez judiciaire de la criminalité organisée.

M. Jean LEMIERRE : Tout d'abord, je tiens à vous présenter M. Thierry Francq qui suit les questions de fraude internationale et essaye de promouvoir actuellement l'action que nous menons pour connaître et améliorer les dispositifs de lutte contre le blanchiment.

En premier lieu, je veux surtout insister sur le caractère aujourd'hui très public de ce sujet d'une extrême importance, notamment au travers des affaires russes et américaines. Il est banal d'évoquer ce point, mais les sommes en cause sont considérables et nul n'est à l'abri. D'une certaine manière, le débat public engagé aujourd'hui aux Etats-Unis, pas uniquement sur le Fonds monétaire international mais sur le comportement de tel ou tel type d'institution, est probablement susceptible de faire avancer un certain nombre de points du dossier, notamment sur le plan juridique, même si cela reste encore très difficile.

En deuxième lieu, beaucoup a été fait au cours des dix dernières années. Le système mis en place au niveau des pays membres du GAFI, avec en France la création de TRACFIN a, selon moi, une grande vertu préventive. Il est fondamental de mener une action de sensibilisation au risque de blanchiment de capitaux auprès de toute une série d'acteurs, notamment privés et, en l'occurrence, financiers, pour permettre aux différentes administrations concernées, notamment la justice, d'avoir des clés d'entrée dans ces affaires.

De notre point de vue, notre dispositif, issu de la loi de 1990, fonctionne bien au regard des objectifs qui lui ont été assignés. Les affaires que j'ai citées de manière liminaire renforceront l'intérêt et l'efficacité de TRACFIN. Je suis convaincu qu'après ce qui vient d'être découvert dans une banque new-yorkaise, les banques, et peut-être plus particulièrement les banques nord-américaines, vont redoubler de vigilance. Constatant que beaucoup d'opérations passant par chez elles peuvent poser problème, elles seront incitées à porter l'information à la connaissance de la justice.

La coopération entre les membres du GAFI fonctionne également de manière convenable. Les échanges d'informations s'améliorent. La vigilance est accrue. De ce point de vue, nous avons également atteint les objectifs fixés.

Néanmoins, ce n'est pas cet aspect qui me paraît le plus important aujourd'hui. Je suis en effet totalement incapable de quantifier la fraude ou les volumes de capitaux concernés, aussi la question qui se pose aujourd'hui est-elle celle de la vitesse de réaction. A cet égard, il faut redoubler l'intensité de l'action compte tenu de la puissance de l'adversaire et des risques de fraude.

J'évoquerai donc brièvement les points sur lesquels il me semble aujourd'hui nécessaire d'agir rapidement si l'on ne veut pas que tout ce qui a été fait devienne complètement inutile

La première piste d'action majeure résulte de la connaissance qui a été acquise de ces opérations. Elle consiste à engager toutes les professions susceptibles de se trouver concernées par le blanchiment.

Il ne s'agit plus du seul secteur des banques. Il faut aller au-delà et impliquer dans le processus d'information d'autres professions, bien au-delà du secteur financier, pour les obliger ou les inciter à déclarer des transactions suspectes. Il est clair que les professionnels de l'immobilier - notaires, agents immobiliers - constituent, à mes yeux, un domaine d'action prioritaire, comme le montrent les opérations russes, et ce depuis quelques années. Cette extension de la déclaration de soupçon a été, pour partie, réalisée en France en 1998 mais devrait l'être partout car la question se pose de la même façon à Londres, à New-York ou à Rome.

Il faut non seulement mettre en alerte l'ensemble de la filière immobilière, mais aussi les experts-comptables et les commissaires aux comptes. Ces derniers sont bien placés pour pouvoir détecter un certain nombre de manipulations comptables qui accompagnent souvent les techniques de blanchiment. Il faut également, ce qui est probablement le plus difficile, essayer de sensibiliser l'ensemble des acteurs qui, de près ou de loin, participent au conseil et aux montages juridiques de ces opérations. Mais on aborde là le problème extraordinairement délicat et sensible, en France comme partout ailleurs, du statut des conseils juridiques et des avocats. Dans le monde anglo-saxon en particulier, les lawyers ont un rôle tout à fait essentiel dans le montage d'un certain nombre de dispositifs financiers ou des trusts. Ils constituent sans aucun doute un champ tout à fait intéressant de sensibilisation pour obtenir des informations.

De ce point de vue, la proposition de révision de la directive de 1991 constitue un progrès important. La France doit aider la Commission à promouvoir sa réforme.

Il nous faut également régler une série de points qui peuvent apparaître limités mais qui constituent aujourd'hui des entraves extrêmement importantes à la circulation de l'information et à la coopération internationale. Ceux qui fraudent essayent de contourner les dispositifs mis en place où des failles ont été détectées. Il faut donc essayer d'inciter un nombre croissant de pays à respecter les règles de base. Aussi nous nous félicitons de l'élargissement en cours du GAFI à des pays comme l'Argentine, le Brésil ou le Mexique. Leur participation au dispositif sera importante et la pression doit être, bien entendu, très forte pour qu'ils jouent et respectent le jeu collectif. De même, la mise en place de GAFI régionaux pour couvrir à terme tous les continents constitue une stratégie intéressante.

L'énorme faille du dispositif est d'ordre géographique : il s'agit de l'existence des centres offshore.

Tout ce qui concourt à la lutte directe ou indirecte contre ces centres offshore est tout à fait essentiel. Ces derniers sont des points de passage extraordinairement commodes et actifs de différents trafics, mais également - et je prends là une autre casquette - extrêmement dangereux pour la stabilité du système financier international. Par conséquent, quel que soit l'angle sous lequel l'on considère cette question, je ne vois pas pourquoi n'est pas menée au niveau international une lutte contre les centres offshore. Derrière ces derniers, des Etats, généralement petits et bénéficiant parfois d'appuis, représentent un terrible danger. Pour être encore plus brutal, tout ce que l'on fera par ailleurs sera vain si l'on ne parvient pas à contrer l'activité des centres offshore.

Le GAFI a entrepris un recensement clair et public des « territoires » qui ne respectent pas un certain nombre de règles suffisantes et qui n'ont pas de système judiciaire coopératif. Tel est le c_ur du sujet ! Il faut distinguer très clairement les coopératifs des non-coopératifs et examiner les dispositifs qui peuvent être mis en _uvre pour lutter contre ceux qui n'ont pas des attitudes coopératives. Encore une fois, je ne vois pas très bien au nom de quelle morale ou de quelle logique financière qui que ce soit peut s'opposer à une action ferme contre les places offshore.

Depuis quelques années, la France est sans aucun doute en pointe dans les discussions internationales. Le danger que représentent les centres offshore pour la stabilité du système financier international commence à faire l'objet d'une prise de conscience, notamment au travers de nouvelles instances de discussions, telles que le Forum de stabilité financière international créé en début d'année. Les travaux du groupe animé par M. Andrew Crockett commencent à aborder assez concrètement la question sous l'angle de la sécurité financière et de la réglementation prudentielle bancaire. Cependant, il ne faut pas se contenter d'une approche indirecte de ces centres, par le biais de ceux qui travaillent avec ces derniers, il faut s'attaquer à leur existence même.

Le dernier type de réflexion que je développerai concerne un aspect de la lutte contre le blanchiment qui n'a été que peu évoqué jusqu'à présent dans le débat international : le droit des sociétés.

Le droit anglo-saxon des sociétés offre une multitude de formules juridiques souples qui ont été largement utilisées par des financiers et qui constituent de formidables vecteurs et canaux aux capitaux à blanchir. Pour faire des progrès, il faudra s'attaquer très clairement aux sociétés-écrans, parfois liées aux centres offshore. La transparence des sociétés ou la capacité à accéder à un certain nombre d'informations est un sujet tout à fait fondamental.

J'opposerai les approches française et anglo-saxonne. Le dispositif français, certes trop lourd pour les créateurs d'entreprise, a tout de même la vertu de la transparence. On sait qui dépose les actes, qui est derrière, si bien que l'on peut retrouver des traces. Dans le droit anglo-saxon, notamment de certains Etats des Etats-Unis, une société est déclarée en une journée, sans vérification d'identité, sans dépôts d'actes, ce qui conduit à l'opacité totale. Des choses graves peuvent se passer sans que l'on soit capable de procéder à des identifications.

Sans opposer un modèle à un autre, ce qui serait quelque peu primaire, les formes juridiques, particulièrement souples et surtout caractérisées par un aspect très éphémère, sont extrêmement dangereuses. Il en existe beaucoup en droit anglo-saxon et dans certains pays de l'Union européenne, tels que l'Irlande, le Luxembourg et, bien entendu, le Royaume-Uni et les territoires qui lui sont liés. Il peut également en exister dans un système juridique plus proche du droit français. J'insiste sur cet aspect tout à fait fondamental de la réflexion qui devrait être engagée sur le droit des sociétés.

Pour résumer mon propos, le dispositif créé en 1989 a plutôt bien mûri et répondu convenablement aux attentes, mais la réalité a évolué. Il faut désormais passer à une vitesse supérieure en exploitant très vite les différentes pistes que j'ai évoquées. A défaut, il apparaîtra très vite comme peu efficace.

Ayant été directeur général des impôts pendant six ans, je traite de ces sujets depuis longtemps, notamment celui de la fraude. A mon sens, les mentalités ont beaucoup évolué dans le débat international et plutôt en bien. La dangerosité de la fraude financière et du blanchiment, les risques encourus en termes moraux, politiques, financiers et structurels commencent à faire l'objet d'une prise de conscience. Dans une grande partie des pays membres de l'OCDE, mais pas seulement, on note une réelle réflexion et moins de réticence à aborder certains sujets. Je citerai un exemple que j'ai bien connu en 1989 et qui a fait l'objet de nombreuses discussions avec le ministre de l'époque sur ce sujet, celui du débat concernant l'articulation de la lutte contre le blanchiment avec le contrôle fiscal. Voilà dix ans, le débat était crispé. Il l'est moins aujourd'hui.

M. Arnaud MONTEBOURG, Rapporteur : Sans doute encore trop !

M. Jean LEMIERRE : Probablement ! Mais les mentalités ont évolué. Les esprits ont mûri et ont pris bien conscience des difficultés qui se présentaient. Pour lutter efficacement, il faut être capable d'accepter un certain nombre de choses.

Cela étant, je pense que nous sommes encore loin du compte et qu'un travail tout à fait considérable reste à faire !

M. le Président : Vous avez indiqué que le blanchiment pouvait faire peser un risque sur le système financier international. Les analystes de la crise japonaise ont avancé l'idée que le système bancaire y avait connu et connaît encore maintes difficultés en raison d'une imbrication avec les mafias. Cette menace, vous l'avez laissé entendre, vous apparaît réelle. Comment s'exprime-t-elle et comment peut-on la mesurer ?

M. Jean LEMIERRE : L'exemple japonais est très intéressant. Les banques japonaises ont consenti des prêts au secteur immobilier, ce qui a d'ailleurs permis de créer la « bulle » immobilière japonaise. En fait, nous pensons et les Japonais eux-mêmes pensent qu'une grande partie de ces prêts ont été faits à des gens douteux qui ne remboursent pas. Quand ce volume de prêts non remboursés devient extrêmement élevé et quand l'actif qui le garantit ne peut pas être récupéré ou vaut moins parce que la « bulle » s'est dégonflée, un risque de fragilité tout à fait considérable menace le système financier.

Le phénomène peut rester anecdotique, car il existe partout des gens qui ne remboursent pas leurs prêts. Mais à volume élevé et concentré sur certaines banques, il peut présenter un risque. Dans d'autres systèmes financiers, de pays en voie de développement notamment, des phénomènes exactement de même nature ont pu se produire. Ce que l'on observe actuellement dans une banque en Indonésie est très proche de phénomènes de corruption ; je ne sais pas s'il s'agit de blanchiment, mais ces sujets sont particulièrement graves.

Le contrôle prudentiel est une manière de s'attaquer à ces phénomènes. Il s'agit là non pas de lutter contre la corruption elle-même, mais de veiller à la solidité des systèmes financiers quand des comportements de ce type s'y développent.

Les éléments constitutifs de la fragilité du système financier international, notamment les centres offshore, sont utilisés par le blanchiment ou la fraude financière. Ils le sont tout simplement faute de contrôle et parce qu'il y a opacité. Or qui dit opacité dit aussi fragilité. Ces différents phénomènes se retrouvent donc mêlés au même endroit. En fait, en mettant de la clarté dans tous les centres offshore pour des raisons prudentielles, on supprimerait très largement des moyens d'action et des vecteurs de propagation du blanchiment et de la fraude. Dans ce schéma, on ne s'attaque pas directement aux acteurs, mais aux vecteurs du blanchiment.

M. le Président : La Mission a entendu le ministre des Finances évoquer un embargo financier sur les centres offshore, ce qui est une idée très audacieuse. Toutefois, le processus de blanchiment emprunte très souvent les mêmes circuits que les actions licites conduites par nombre de grandes entreprises ou de grandes banques, qui utilisent les centres offshore pour mener à bien un certain nombre d'opérations, telles que le financement d'OPA, en s'assurant une certaine confidentialité.

Par conséquent, avant de déclarer un embargo financier à l'égard des centres offshore, ne serait-il pas possible d'imposer un certain nombre de règles aux entreprises ou aux banques françaises ou originaires de la communauté européenne lorsqu'elles empruntent ce type de circuits ?

M. Jean LEMIERRE : Le premier moyen de lutter contre les centres offshore et leur prolifération est indirect. Il vise à imposer des obligations particulières aux entités financières qui travaillent avec des entités localisées dans ces centres.

Une mesure simple consisterait, par exemple, à accroître l'exigence de contreparties en capital, en raison du fait que la contrepartie de l'opération est opaque et que le risque est d'autant plus grand que l'on ne sait pas qui est de l'autre côté. Je sais bien que la réplique consiste à dire : « Nous, nous savons très bien qui est de l'autre côté ; c'est nous-mêmes ! Il n'y a donc pas de difficulté ! ». Ce à quoi il faut répondre : « Vous le savez, très bien ! Mais nous, nous ne le savons pas... »

Faire peser des obligations financières spécifiques sur toutes les opérations faites avec des centres offshore n'a cependant de sens que si tous les grands pays financiers s'y plient. Telle est la vraie difficulté ! A défaut, on assistera à un jeu de délocalisations, les opérations se feront ailleurs. C'est le grand argument notamment utilisé à l'intérieur de l'espace européen par ceux qui estiment totalement inutile que l'Europe prenne ce type d'initiative toute seule. Selon eux, nous ne gagnerions pas grand chose en termes de lutte contre le blanchiment, simplement les choses seraient un peu plus compliquées, mais si peu qu'il est vain d'en parler. Telle est, en particulier, la thèse britannique qui n'est pas complètement infondée.

Par conséquent, il faut véritablement aboutir à un consensus international pour que, au moins, tous les grands pays agissent de même. L'embargo en est une des expressions. Vous pouvez considérer qu'il faut arrêter toute opération, ou au contraire les laisser se faire en les mettant sous la contrainte, étant entendu qu'il faut définir la contrainte. Telle est notre thèse et nous proposons à nos partenaires de développer des mécanismes de cette nature.

M. Arnaud MONTEBOURG, Rapporteur : Je reviens à votre propos initial sur TRACFIN. Comment évaluez-vous aujourd'hui son fonctionnement ? Avez-vous quelques critiques à lui adresser ?

Considérez-vous qu'il est possible d'étendre la déclaration de soupçon à d'autres acteurs économiques que les intermédiaires financiers, tels que les professionnels de l'immobilier, les experts-comptables, les conseils juridiques, les avocats ? Peut-on obliger un intermédiaire, qu'il soit financier ou juridique, à dénoncer son propre client sans qu'il y ait de sanction ?

Nous sommes assez frappés de constater que rares sont les déclarations de soupçon adressées à TRACFIN qui donnent ensuite lieu à des poursuites. Nous sommes aussi en droit de nous demander si le nombre de déclarations de soupçon reflète bien le nombre de situations de soupçon que peuvent rencontrer les intermédiaires financiers.

M. Jean LEMIERRE : Certes, le secrétaire général de TRACFIN a sans doute une autre vision que celle que j'ai exprimée. Mais il ne faut pas demander à TRACFIN ce pourquoi il n'est pas fait. Les débats de 1989-1990 ont pu donner parfois le sentiment que l'on créait une grande machine. En fait, TRACFIN est une cellule très simple et qui ne peut être que simple. Il s'agit d'un bureau auquel des personnes s'adressent parce qu'elles ont un soupçon. Autrement dit, dans la recherche d'aiguilles dans une botte de foin qui caractérise toute la recherche de la fraude, il s'agit d'un élément supplémentaire dont on peut penser qu'il est de grande qualité puisque l'information provient de professionnels compétents.

Par conséquent, le premier succès de TRACFIN dépend non pas de lui-même mais de la sensibilisation des professionnels.

J'ai le sentiment que l'immense réticence constatée au début s'est un peu atténuée. Par ailleurs, compte tenu de la tournure très publique de ce problème, notamment aux Etats-Unis, la sensibilisation, en particulier des banquiers, va s'accroître. Mais il est extrêmement difficile pour une banque de détecter une opération dite suspecte. Est-elle suspecte parce que celui qui l'a faite a une tête suspecte ou parce qu'on ne l'a jamais vu ? Est-elle suspecte parce qu'il s'agit d'un Russe qui se présente avec une mallette pleine de dollars ? Ce cas de figure existe mais le plus intéressant, ce sont les opérations sophistiquées et complexes dans lesquelles la banque ne voit parfois pas grand chose.

L'efficacité de TRACFIN est liée en grande partie à la sensibilisation de ceux pouvant lui apporter de l'information. Il faut donc accroître - j'en reviens à mes propos initiaux - le périmètre des déclarations de soupçon pour permettre à TRACFIN de recevoir davantage d'informations puisque telle est fondamentalement sa vocation.

Par ailleurs, TRACFIN a une efficacité dans la première phase du blanchiment. On ne peut cependant pas lui demander de détecter des opérations que les banques elles-mêmes ne détectent pas tant elles sont complexes. Il n'est pas outillé et il ne reçoit pas les informations pour le faire.

En résumé, TRACFIN a sa place dans le dispositif mais il ne peut en être le seul élément. Ne lui en demandons pas trop ! Sa contribution est utile comme élément de sensibilisation et de recueil d'informations.

J'ajoute que TRACFIN a réussi à conclure beaucoup d'accords bilatéraux avec ses partenaires et à constituer un réseau qui est utilisable. Des négociations sont en cours avec des pays quelque peu sensibles tels que Chypre, la Grèce ou la Suisse, ce qui est n'est pas du tout inintéressant.

Le point faible de cette coopération en Europe réside dans l'organisation allemande. Probablement parce qu'il n'existe pas de fraude en Allemagne, les Allemands y semblent peu sensibles. Il n'y a pas d'organisme central de type TRACFIN, mais simplement des organismes régionaux. C'est dommage parce que si cela ne complique peut-être pas la détection, cela n'améliore pas la circulation de l'information.

Vous évoquiez l'élargissement du champ des professions concernées. La filière immobilière doit à l'évidence être sensibilisée, comme cela a été fait. Pour ce qui concerne la filière juridique, vous avez raison de dire que l'exercice est extraordinairement difficile car il soulève de redoutables questions de principe, celles du droit de la défense et du secret de l'avocat dans sa relation avec son client. Toutefois, ce qui est en cause est le rôle non pas tant de l'avocat défenseur que de l'avocat conseil qui exerce une fonction de mandataire, ce que pratiquent largement les Anglo-saxons et certains cabinets français.

M. François LONCLE : Monsieur le Directeur, vous avez évoqué tout à l'heure, à propos des centres offshore, les coopératifs et les non-coopératifs. Quels critères avez-vous retenus pour les juger comme tels ? Pourriez-vous éventuellement nous indiquer quelques lieux non coopératifs, sans que la liste soit exhaustive ?

M. le Président : Nous avons appris de Mme la garde des sceaux l'existence de sérieuses difficultés au niveau des commissions rogatoires avec l'Angleterre. En ce qui vous concerne, rencontrez-vous des difficultés particulières avec les Anglais ? Quelle est notamment leur position à l'égard des centres offshore ?

M. Jean LEMIERRE : Permettez-moi de soulever d'abord une difficulté sémantique. En français, on a assez vite tendance - et c'est peut-être la bonne formulation - à dire que le centre offshore est, par définition, non-coopératif. Il serait sans doute plus simple de l'exprimer ainsi, sans introduire de distinguos subtils, comme je viens sans doute de le faire ! Disons simplement que dans la non-coopération, il existe des degrés. Certains coopèrent dans des cas de criminalisation, par exemple en donnant des informations, et d'autres pas.

La bonne définition des territoires non-coopératifs, me semble-t-il, correspond à ceux qui refusent de donner de l'information, sachant qu'il existe nombre de canaux : la voie judiciaire ou les accords d'échange d'informations en matière fiscale qui sont une voie souple et efficace. Certains territoires refusent absolument, quelles que soient les circonstances, de donner la moindre information, ce qui n'est pas du tout acceptable. Je crains malheureusement que l'énumération de la liste des lieux non coopératifs soit longue. Il eût été plus simple de vous donner la liste des lieux coopératifs ! (Sourires.)

Les lieux non coopératifs sont nombreux et certains parfois de façon relative. Des territoires auxquels on peut penser sont coopératifs à l'égard de certains pays et pas à l'égard d'autres.

M. le Président : Pouvez-vous nous apporter des précisions s'agissant de l'Europe ?

M. Jean LEMIERRE : Pour nous, les non-coopératifs absolus sont Malte et le Liechtenstein. Ces Etats ne donnent aucune information, ne répondent jamais et ne font rien. Dans ces grands centres, il se passe beaucoup de choses que l'on ne voit pas.

Les îles de Jersey et Guernesey, sous la pression médiatique, ont compris qu'il fallait faire quelque chose. Elles ne sont pas loin des non-coopératifs, mais on ne peut pas dire qu'elles ne coopèrent jamais. Londres veille sur Jersey et Guernesey qui lui facilitent un certain nombre d'opérations, mais son discours politique tend désormais à lutter contre les centres offshore, du moins à les critiquer. La situation est donc ambiguë.

Le cas de Monaco est compliqué à analyser. Du point de vue français, ce territoire est relativement coopératif, mais si vous posez la même question à mon collègue allemand, la réponse sera totalement différente. Cela est vrai en matière de délits de droit commun mais encore plus en matière fiscale. Monaco n'est pas considéré comme un paradis fiscal du point de vue français, ce qui n'est pas le cas du point de vue allemand. D'ailleurs, des joueurs de tennis allemands résident à Monaco, ce qui n'est pas le cas des joueurs de tennis français. La convention fiscale franco-monégasque fait figure d'exception. Moyennant quoi, Monaco pose une série de problèmes, y compris à la France.

M. Jacky DARNE : Il me semble que la question ne se situe pas simplement au niveau international mais aussi à l'échelon national. Estimez-vous que la France a un dispositif efficace et que peut-elle faire pour intervenir utilement au niveau international ?

En tant que Directeur du Trésor, comment intervenez-vous dans le dispositif de lutte contre le blanchiment ? Quel temps y consacrez-vous ? Quelles informations vous parviennent ? Travaillez-vous dans le cadre des négociations internationales ? Faites-vous des notes à l'attention du ministre ? Travaillez-vous avec le service des impôts dans le cadre d'échange d'informations ? TRACFIN vous fait-il un rapport de temps en temps ?

Puisque vous avez été directeur des impôts, quelle place accorde-t-on à la question du blanchiment dans l'administration ?

M. Jean LEMIERRE : La direction du Trésor n'a pas un rôle opérationnel dans la lutte contre le blanchiment. Elle a eu la responsabilité de la création du dispositif TRACFIN en 1989, elle ne le gère pas.

Au niveau international, notre rôle est de promouvoir, dans les différentes enceintes, nos analyses et un certain nombre d'approches et d'instruments d'actions dans l'organisation et la mise en _uvre du dispositif de lutte contre le blanchiment. Il s'agit d'une des actions importantes que nous menons, que ce soit dans le cadre du G7, du FMI ou du Forum de stabilité financière international.

En ce qui concerne l'attitude des administrations, pour ne prendre que l'exemple de l'administration fiscale, le blanchiment y est une préoccupation majeure. Toutefois, le blanchiment est un phénomène étonnant, à l'instar de la fraude, il ne se voit jamais. La caractéristique de toutes ces opérations, c'est que l'on en parle beaucoup, mais lorsqu'il y en a, on peut passer à côté parce que l'on ne sait pas ce que c'est.

Je vais vous relater une anecdote. Au début des années 90, j'ai vu arriver sur mon bureau un rapport concernant un restaurant, rédigé par un inspecteur des impôts extrêmement troublé car le restaurateur déclarait trop par rapport au nombre de personnes fréquentant son établissement. Cette situation est contre nature pour un inspecteur des impôts qui passe son temps à prouver l'inverse ! Il s'agissait clairement de blanchiment russe.

Autrement dit, les mécanismes concrets de blanchiment sont extrêmement difficiles à déceler. Ils prennent des formes parfois contre-intuitives par rapport au travail habituel d'un certain nombre de personnes et ils requièrent une grande attention.

La lutte contre le blanchiment fait partie des missions de la direction générale des impôts, mais il n'existe pas de brigade anti-blanchiment. C'est par un travail permanent de contrôle que sont découvertes de telles opérations. Quand on a trouvé une clé d'entrée dans un dispositif de blanchiment, la vraie difficulté consiste à comprendre ce qui se passe et à remonter la filière.

M. Jacky DARNE : Votre anecdote est intéressante en ce sens que les inspecteurs des impôts décèlent des éléments de blanchiment à l'occasion de contrôles. Dans ces hypothèses, l'administration fiscale n'a-t-elle pas tendance à ne retenir que la qualification de fraude fiscale et à procéder à des redressements sans aller beaucoup plus loin ? Dans quelle mesure ces infractions, dont les caractéristiques dépassent la fraude fiscale et peuvent être assimilées à des opérations de blanchiment, sont-elles systématiquement transmises à l'administration judiciaire ?

M. Jean LEMIERRE : De mon point de vue, elles doivent l'être ! Mais la grande difficulté vient de ce que la lutte contre le blanchiment est fondamentalement un problème international. Dans l'exemple que j'ai cité, on détecte quelque chose qui doit être transmis au parquet comme tout ce qui paraît étrange. La direction générale des impôts avait et a toujours, me semble-t-il, des brigades qui travaillent avec la police judiciaire. Sur des délits de cette nature, l'information doit donc circuler normalement.

Mais le problème n'est pas tant d'informer le parquet que d'examiner ce qui se passe dans un deuxième temps, car c'est à ce stade que très vite, on bute sur la dimension internationale. On découvre par exemple que le restaurant a été payé à partir d'un compte. S'il s'agit d'un compte en Belgique, il est possible de se renseigner sans trop de difficultés. En revanche, s'il s'agit d'un compte à Malte, cela paraît bizarre et, de surcroît, on débouche sur du vide !

C'est la raison pour laquelle il est absolument vital de construire des coopérations internationales actives, ouvertes et d'engager le débat sur les centres offshore. Il suffit en effet d'un paiement à partir d'un centre offshore pour être incapable de remonter la filière. Il n'est jamais inutile d'attraper localement celui qui a fait le contrat, mais, la plupart du temps, c'est un homme de paille.

M. Jacky DARNE : C'est déjà pas mal !

M. Jean LEMIERRE : En effet !

M. Jacky DARNE : Toute opération d'une société française avec un centre offshore - vous parliez de Malte ou du Liechtenstein - est presque systématiquement sans cause. Hormis les opérations d'apport de capitaux propres et de financements, quelle justification pourrait-elle avoir ? Par ce biais, un inspecteur des impôts, un commissaire aux comptes ou toute autre personne susceptible de dire si une opération est justifiée, dispose d'un point de départ à une éventuelle enquête. N'est-ce pas en soi suffisant ?

Par ailleurs, je souhaiterais connaître votre avis sur la décision de l'OMC condamnant les Etats-Unis sur la pratique consistant à réaliser un certain nombre d'opérations dans des centres offshore pour réduire la fiscalité. Si mes informations sont exactes, il s'agirait d'une nouveauté et d'un grand pas dans la réduction de l'activité des centres offshore.

M. Jean LEMIERRE : Il ne suffit pas de disposer d'un élément pouvant apparaître comme caractéristique du blanchiment, encore faut-il prouver le délit de blanchiment. En montrant que des fonds en provenance de Malte ont servi pour acheter un restaurant dont manifestement la rentabilité n'est pas la préoccupation du dirigeant, j'ai presque défini ce qu'est une technique de blanchiment. Je n'ai cependant pas prouvé qu'il y avait blanchiment et c'est bien toute la difficulté.

Prenons un exemple fictif. Un propriétaire peut vous soutenir avoir acheté son restaurant avec le produit de la vente de quelques tonnes de poissons de la mer Baltique. C'est honorable ! Vous avez le droit de vendre du poisson, de mettre les dollars sur un compte et d'acheter un restaurant avec lesdits dollars. Il s'agit peut-être de fraude en Russie mais pas de blanchiment. Or, nous sommes là au c_ur de la difficulté de la lutte : TRACFIN peut, via la banque qui a réalisé l'opération financière par exemple, recevoir l'information selon laquelle il a été procédé à une acquisition de restaurant dans des conditions étranges, mais à partir d'un soupçon, il faut cependant chercher et essayer de prouver le délit.

Comme vous l'avez indiqué, la décision de l'OMC marque une évolution tout à fait importante dans la prise du conscience de l'utilisation de territoires offshore pour mener à bien un certain nombre d'opérations. Les professionnels le savent depuis très longtemps, mais à présent, un mouvement de réprobation commence à s'engager. Le fait que l'OMC dise très clairement que cette pratique n'est pas correcte sur le plan commercial et concurrentiel est une bonne chose car la problématique est toujours la même : des territoires à régime particulier sont utilisés pour faire des choses qui ne pourraient pas être faites ailleurs.

Cette prise de conscience d'un monde mité de petits territoires utilisés de manière assez fictive - à part des transits et des écritures, il ne s'y passe rien - est une évolution positive. De ce point de vue, la décision de l'OMC, indépendamment de son contenu même, me paraît faire progresser le débat.

M. Michel HUNAULT : Ne croyez-vous pas que la loi que nous avons votée est plus efficace pour lutter contre la fraude fiscale que contre le blanchiment ?

M. Jean LEMIERRE : Elle ne peut pas être utilisée pour lutter contre la fraude fiscale.

M. Michel HUNAULT : Je parle de la pratique et non pas de la finalité de la loi.

M. Jean LEMIERRE : Même dans la pratique ! Je le dis d'autant plus volontiers qu'à l'époque, j'avais vivement demandé à M. Bérégovoy qu'elle soit utilisable pour lutter contre la fraude fiscale, ce qui a été refusé ! (Sourires.)

M. Michel HUNAULT : Vous nous garantissez qu'elle ne sert pas à lutter contre la fraude fiscale ?

M. Jean LEMIERRE : Rappelons la genèse du débat, débat qui évolue actuellement, ce qui est intéressant. Je mets de côté les préoccupations de lutte contre la fraude fiscale, qui pouvaient être les miennes en 1989, mais il faut savoir que ceux qui luttent contre la fraude fiscale considèrent que c'est une mission non négligeable et que toute information pouvant leur être utile doit leur parvenir.

A l'époque, l'argument était de dire que si ces informations pouvaient être utilisées à des fins fiscales, les banquiers ne les donneraient pas. La considération était donc non pas d'ordre moral mais d'efficacité. Personnellement, je n'en étais pas convaincu, à la différence de mon prédécesseur au Trésor. Actuellement, ce débat s'est un peu estompé, et il me semble que les banques elles-mêmes ne posent plus le problème dans les mêmes termes.

Encore une fois, ce qui vient de se passer dans les banques nord-américaines montre que l'on essaye d'établir des distinguos un peu trop subtils. La question centrale étant la lutte contre la fraude, il ne faut pas avoir peur de certaines mesures. En tout cas, lorsque j'étais directeur général des impôts, l'information récoltée par TRACFIN n'était pas utilisée pour lutter contre la fraude fiscale. La réalité était plutôt inverse, dès lors que la Direction générale des impôts a les moyens d'enrichir les informations de TRACFIN. Franchement, quand elles portent sur des non-résidents, que pouvons-nous faire ?

Je vais vous faire part de mon sentiment non pas de directeur général des impôts ni de directeur du Trésor, mais de citoyen. Les problèmes doivent être appréhendés en fonction de leur gravité. En cloisonnant trop la lutte contre les fraudes graves, on finit par passer à côté de la gravité de la fraude. Les fraudeurs utilisent les protections qu'on leur donne. La loi empêche l'utilisation des déclarations de soupçon pour le contrôle fiscal. Si telle est la voie de l'efficacité, très bien ! Si c'est la garantie qu'il faut donner à ceux qui apportent l'information, donnons-la ! D'ailleurs, le Parlement l'a donnée. Cependant, les esprits peuvent évoluer sur ces sujets et les appréhender autrement. Quand on parle de blanchiment, il s'agit d'opérations de grande ampleur et graves.

M. Michel HUNAULT : A vous entendre, se pose un problème d'efficacité, notamment sur le plan de la coopération internationale. Que préconisez-vous pour améliorer cette situation ?

M. Jean LEMIERRE : Si j'avais une mesure à préconiser, ce serait celle de la lutte contre les centres offshore. Quand vous faites des opérations frauduleuses, il est extrêmement simple d'implanter un maillon dans un centre offshore, choisi de manière astucieuse, pour empêcher la recherche d'informations. Tel est le c_ur du sujet !

Que les centres offshore soient utilisés à d'autres fins, je n'y vois aucun inconvénient. Qu'il existe ailleurs des centres financiers dynamiques et imaginatifs, très bien, mais tel n'est pas le problème ! Dans l'exemple que je citais tout à l'heure, lorsque vous « butez » sur un compte dans un centre offshore, vous n'allez nulle part ! Cela signifie que certains territoires vivent de l'opacité et de délits et que la recherche de ces délits est freinée par ces mêmes territoires.

Lutter contre les centres offshore ne se fait pas en dialoguant avec ces derniers parce que je ne vois pas pourquoi ils renonceraient à leurs caractéristiques. Il faut un accord de tous les grands pays pour dénoncer ces pratiques et considérer que les opérations passant par ces territoires suscitent des questions.

M. le Président : On constate que toutes nos banques et entreprises se servent aussi de ces centres offshore, non pas pour le blanchiment, bien entendu, mais pour certaines de leurs opérations. Qu'est-ce qui nous interdit d'être plus contraignants, comme vous le suggérez, sur les opérations qui empruntent ces circuits ?

M. Jean LEMIERRE : J'ai répondu tout à l'heure sur le terrain de l'efficacité globale mais je ne vois aucune difficulté à ce que la France soit vertueuse. Cependant, nous serons vertueux, et pas plus ! Ce que nous devons plaider, c'est la vertu collective. A partir de là, nous pouvons montrer l'exemple, mais nombreux sont ceux qui riront de nous. Nous devons donc réussir à convaincre d'autres pays d'agir avec nous.

La France n'est probablement pas le premier pays de transit de la fraude fiscale pour un certain nombre de raisons, dont l'absence de secret bancaire. Nous disposons déjà de beaucoup d'atouts et d'armes pour rechercher un certain nombre d'opérations sur le territoire français. Sur ces sujets, notre parcours est plutôt satisfaisant. Toutefois, pour être véritablement efficaces et lutter contre des trafics importants, nous devons persuader les autres Etats, ce qui est extrêmement difficile, y compris en Europe.

M. André VALLINI, Rapporteur : Vous avez à juste titre rappelé les principes essentiels du droit de la défense et du secret professionnel, qu'il faut respecter, et vous avez conclu en disant qu'il fallait, dans un premier temps, sensibiliser les professions concernées à ce problème.

Si l'on décidait de modifier le statut, voire la déontologie de ces professions, - la négociation serait sans doute difficile -, quels moyens de contrôle, voire de coercition préconiseriez-vous ?

Par ailleurs, si un moyen devait être mis à la disposition de vos services et de tous ceux qui luttent contre le blanchiment, quel serait-il ?

M. Jean LEMIERRE : J'ai surtout évoqué les différentes formes que pouvait prendre le rôle des conseils juridiques. Plutôt que de parler de l'activité d'avocat qui fait souvent référence aux droits de la défense, je préfère parler de l'activité de conseil, c'est-à-dire de l'activité de mandataire, notamment dans le cadre d'un montage financier.

J'ai utilisé le mot de sensibilisation parce que le dispositif TRACFIN repose fondamentalement sur cette notion. On incite les personnes à faire un effort de sensibilisation en leur demandant d'être vigilantes. Ajoutons que la sensibilisation donne davantage de résultats lorsqu'elle prend la forme d'une obligation et qu'elle est assortie d'une sanction.

Pour imaginer un dispositif, il faudrait le construire en deux temps, ce qui est toujours compliqué. Il y a sanction quand quelqu'un ne porte pas à votre connaissance une information, alors qu'il aurait dû le faire. Il faut donc, par construction, que vous découvriez le fait ultérieurement par une autre voie.

S'il s'agit de négligence pure et simple parce que l'intéressé n'a pas compris, qu'il n'a pas vu, qu'on ne lui a pas expliqué ou qu'il a oublié, la sanction de rappel à l'ordre n'est pas nécessairement la plus forte.

En revanche - je m'exprime là à titre personnel - il faudrait créer un autre niveau lorsqu'on a le sentiment que l'information n'a volontairement pas été portée à la connaissance de TRACFIN alors qu'il y avait obligation de le faire. Dans ce cas, on ne devrait pas se contenter d'une amende et il faudrait retenir des qualifications nettement plus lourdes et parler de coauteur ou de participation.

M. Thierry FRANCQ : Une autre incitation est que la déclaration de soupçons supprime toute possibilité de responsabilité pénale ultérieure.

M. Jean LEMIERRE : C'est la sanction positive !

M. Arnaud MONTEBOURG, Rapporteur : Je reviens sur la lutte contre les centres offshore.

En vous entendant, on comprend qu'il n'existe pas de solution à court terme puisqu'elle nécessiterait un consensus de l'ensemble des pays les mieux pourvus financièrement pour isoler, sur le plan diplomatique, ces Etats souverains, véritables « puits de pétrole financiers ».

L'objet de cette Mission est malgré tout de faire avancer le sujet. Vous évoquiez la position des Britanniques en expliquant qu'ils préfèrent s'accommoder du statu quo plutôt que d'assumer les effets pervers découlant d'une réaction des législations nationales, qu'elles soient d'ailleurs coordonnées ou non sur le territoire européen.

Si la France interdit l'utilisation ou le recyclage d'argent provenant de centres offshore, les opérations peuvent se transporter ailleurs. Comment évaluez-vous ce risque sur l'économie française en quantité et en qualité ?

Le meilleur moyen pour convaincre ses partenaires diplomatiques d'être vertueux, c'est peut-être de l'être d'abord soi-même. C'est pourquoi, sans vous demander d'apporter une réponse politique, j'aimerais que vous nous précisiez les éléments sur lesquels nous pourrions fonder nos réflexions.

M. Jean LEMIERRE : En premier lieu, je serai moins pessimiste que vous, et ce peut-être à tort. Je ne pense pas que la réflexion sur les centres offshore se situe dans le long terme. Depuis un an, le débat s'intensifie. Dans chaque pays, il s'est produit une prise de conscience sur ce sujet, ce que confirment notamment les différents communiqués du G7. Je le dis d'autant plus volontiers que la France était un peu seule il y a deux ou trois ans, ce qui ne me paraît plus être le cas aujourd'hui.

La mise en place effective de mesures relève sans doute du long terme, mais la prise en compte du problème et la sensibilisation des opérateurs aux risques que présentent les centres offshore ne s'inscrivent pas nécessairement dans cette perspective. Prenons l'exemple du Royaume-Uni : la position britannique est encore ambiguë, mais elle a réellement évolué puisqu'une réflexion a été ouverte par le gouvernement britannique sur les centres offshore, ce qui était quasiment inimaginable voilà quelques années. La Grande-Bretagne participe beaucoup plus aux discussions internationales sur le sujet, aux réflexions du Forum de stabilité sur les centres offshore et à celles menées par les banques sur les risques, le flou et la dangerosité des opérations conclues avec ces places. Je suis donc moins pessimiste que vous.

En deuxième lieu, la France doit-elle agir d'abord seule ? Encore une fois, l'objectif est d'obtenir un consensus pour lutter contre le blanchiment. Mais, à notre niveau, nous pouvons commencer à apporter une pierre à l'édifice car, en France, un consensus peut se développer sur ces sujets et la réflexion peut progresser plus vite. D'ailleurs la France a toujours été assez en pointe s'agissant de la condamnation de ce type d'opération. Ainsi, en matière fiscale, il existe des dispositifs permettant de taxer des profits réalisés dans des paradis fiscaux, comme s'ils avaient été réalisés sur notre territoire, ce qui n'est pas le cas dans d'autres pays.

Néanmoins, l'enjeu français consiste à convaincre nos partenaires à lutter contre le blanchiment. Là, nous aurons vraiment gagné la partie. Ce n'est pas directement la réponse à votre question, mais c'est le c_ur du problème.

M. Arnaud MONTEBOURG, Rapporteur : J'allais précisément vous demander de répondre à ma question. Nous avons compris que vous étiez réticent ! Cela étant, le ministre de l'économie, des finances et de l'industrie a haussé le ton et parlé d'embargo. Dans ces conditions, que faire ? Quelles seraient les conséquences perverses d'une décision purement nationale ? Il ne s'agit pas de savoir si l'on doit ou non le faire puisque la décision appartient aux responsables politiques et au Parlement.

Il est certain que nous devons convaincre nos partenaires, mais nous devons nous poser la question de savoir s'il convient d'agir. Pour cela, nous aimerions connaître les risques qu'une action isolée de la France pourrait faire courir aux équilibres micro et macro-économiques.

M. Jean LEMIERRE : D'abord, vous m'excuserez de vous dire que je ne suis pas réticent mais que je recherche l'efficacité. Nous devons déployer beaucoup d'énergie pour convaincre des dangers d'un certain nombre de centres offshore et essayer de faire progresser la réflexion. C'est d'ailleurs ce que nous faisons actuellement de façon presque quotidienne, vu le nombre de réunions sur ce sujet.

Au niveau uniquement français, les mesures pourraient être celles que nous évoquons de manière générale pour la communauté internationale. Sur le plan bancaire, notamment, il convient d'essayer de peser sur les ratios prudentiels et d'attirer l'attention sur les dangers que peut présenter une opération faite en liaison avec un centre offshore. On peut imaginer qu'une telle opération soit alors examinée très attentivement sur le plan prudentiel et qu'elle exige une capitalisation différente.

Sans être une interdiction, cette mesure permet de peser très lourdement sur tous les mouvements financiers faits à partir d'un pays, en l'occurrence la France, vers des territoires définis comme étant des centres offshore. Vous renchérissez considérablement le coût des opérations et vous les rendez suspectes puisque l'on ne connaît pas la contrepartie. Au niveau international, c'est l'un des moyens les plus communément évoqués aujourd'hui pour lutter contre ces opérations.

On peut également s'inspirer d'une disposition, utilisée depuis très longtemps en France, qui consiste à taxer un certain nombre de profits réalisés dans des paradis fiscaux comme s'ils étaient réalisés en France. Cette disposition astucieuse, totalement dérogatoire du droit territorial, est cependant très efficace puisque l'on réussit à réintégrer dans notre territorialité fiscale des profits réalisés dans des territoires qui ne les taxent pas. Il est possible de réfléchir à l'extension de mesures de cette nature qui sont extrêmement efficaces.

Si embargo veut dire stricte interdiction, je ne suis pas sûr que l'on puisse interdire strictement les opérations financières avec des entités situées ailleurs. En revanche, il est clair que l'on peut les rendre suspectes et beaucoup plus chères.

Quant aux conséquences micro-économiques, la question est extraordinairement compliquée, car beaucoup de mouvements passent par ces centres. La question est d'ailleurs à poser davantage aux entreprises auprès desquelles il faudrait mener une enquête pour pouvoir répondre et chiffrer.

Je peux néanmoins tenter d'éclairer votre question, étant entendu que telle n'est pas ma position. Les banques vous poseront une question simple : « Nous ne faisons pas de blanchiment, mais nous utilisons ces centres, à l'instar de nos concurrents mondiaux, pour réaliser des opérations financières. Nous interdirez-vous de les utiliser dans le contexte actuel de compétition internationale ? » La même question sera posée par de grands groupes industriels qui utilisent un certain nombre de centres pour réaliser, par exemple, des opérations de fusion parce que les régimes juridiques ou fiscaux y sont plus souples. Ces groupes vous diront sans doute : « Nos concurrents utilisent ces territoires et nous ne le pourrions plus ? » Pour autant, il est extrêmement difficile de qualifier l'intensité du risque en termes de compétitivité.

Ce discours serait tenu en l'occurrence par ceux qui ne font pas de blanchiment, car ceux qui en font procèdent autrement, et ils vous diront qu'ils sont d'accord à condition que les autres fassent de même. J'y insiste vivement parce que je perçois bien le débat qui s'engage, et qui vaut aussi bien pour la France que pour le Royaume-Uni dont on connaît la position sur nombre de sujets de cette nature et, plus largement, pour l'Europe. Un certain nombre de pays européens seraient assez d'accord pour agir et une zone économiquement importante montrerait ainsi l'exemple. Mais les Britanniques vous répondront qu'ainsi, vous privez l'Europe d'un certain nombre d'instruments.

Tel est le c_ur du débat. Certes, des nuances peuvent être apportées, mais j'ai volontairement évoqué des mesures extrêmes pour essayer d'être clair. Il est également possible de réfléchir à des approches progressives ou à des mesures intermédiaires pour voir comment prendre position dans le débat, hausser le ton, durcir le dispositif, sans nécessairement aller au bout du raisonnement.

M. Thierry FRANCQ : S'agissant des banques, des régulations prudentielles offrent, dans chaque pays, une certaine marge d'appréciation et de modulation de la réglementation.

Concernant les sociétés non bancaires, il ne semble pas possible juridiquement, au sein de l'espace européen, de décréter des embargos unilatéraux.

M. Arnaud MONTEBOURG, Rapporteur : Pourquoi ?

M. Thierry FRANCQ : En raison de la liberté de commerce et d'investissement au sein de l'espace européen. Si nous décrétions un embargo unilatéral en France, nous ne pourrions pas empêcher une société de passer par le Royaume-Uni ou tout autre pays européen.

M. le Président : On comprend votre insistance et celle de la France sur les centres offshore. Toutefois, selon certaines sources d'information, la préoccupation ne vise désormais plus uniquement les centres offshore mais aussi le développement d'Internet qui entraîne des difficultés croissantes de traçabilité des capitaux.

M. Jean LEMIERRE : C'est exact. Toutes les opérations financières par Internet, dont le développement va s'accroître, créent de toute évidence un nouvel enjeu. Toutefois le problème reste le même, à savoir celui de l'accès à l'information hors territorialité.

En fait, la grande caractéristique des opérations d'aujourd'hui, c'est leur délocalisation. Dès que l'on sort de la territorialité, on n'a plus d'information. Or il suffit d'un maillon technologique, surtout s'agissant d'Internet, pour y parvenir. Des questions telles l'identification des lieux où se traite et se stocke l'information sont extrêmement importantes. Par conséquent, le droit applicable aux opérations devient un enjeu de plus en plus difficile à déterminer.

M. le Président : Sur les centres offshore, vous avez fait part d'un certain optimisme. Vos derniers propos sur les règles du marché et le développement des moyens de communication sont-ils empreints du même état d'esprit ?

M. Jean LEMIERRE : Je n'ai aucune illusion en matière de fraude, nous serons toujours en train de lutter contre l'étape suivante. Telle est l'histoire permanente de la lutte contre la fraude !

La question qui se pose n'est pas tant de savoir si le combat est permanent que de connaître la rapidité de réaction face à de nouvelles formes ou de nouveaux outils de fraude. C'est ce que j'ai voulu exprimer tout à l'heure. Or malgré la prise de conscience, la réaction reste lente sur les centres offshore qui existent depuis longtemps.

M. Jacky DARNE : S'agissant des pots de vin, comment expliquez-vous que l'on continue à accepter que des entreprises françaises comptabilisent et payent des commissions sans en déclarer les bénéficiaires qui recyclent et blanchissent les commissions qu'ils perçoivent ? Celles-ci sont donc officielles du côté du payeur et occultes du côté du bénéficiaire.

M. Jean LEMIERRE : La réponse collective tendant à résoudre cette question est la convention de l'OCDE sur la corruption, qui a été ratifiée mais n'est pas encore transposée.

M. le Président : Monsieur le Directeur, nous vous remercions infiniment de toutes ces informations.

En conclusion, auriez-vous des éléments à ajouter ?

M. Jean LEMIERRE : S'il en est besoin, j'insiste à nouveau sur l'extrême importance de la lutte contre ces phénomènes pour des raisons, bien entendu, éthiques et morales mais aussi économiques. Jusqu'à présent, même en France, on n'a pas suffisamment souligné leur extrême dangerosité. Il faut en convaincre les acteurs économiques.

L'argent russe, par exemple, peut créer de réelles difficultés macro ou micro-économiques. Illustrer la dangerosité de ce phénomène est probablement le meilleur moyen de sensibiliser ceux qui, sans y participer volontairement, sont professionnellement impliqués dans ces opérations. Ils doivent comprendre à quel point il est utile d'apporter des informations à ceux qui luttent contre ces phénomènes.

Bien entendu, nous sommes à votre disposition pour tout élément d'analyse supplémentaire, étant entendu que nous sommes compétents pour la conception des systèmes de lutte et non leur mise en _uvre.

M. Arnaud MONTEBOURG, Rapporteur : Le GAFI a mis en place une procédure d'évaluation des pays membres qui fait l'objet de rapports à diffusion limitée. La Mission pourrait-elle avoir communication de ces documents concernant plus spécialement les pays européens qui posent problème ?

M. Jean LEMIERRE : Ces rapports étant soumis à des règles de confidentialité, je ne puis dans l'immédiat vous répondre sur les conditions dans lesquelles ils pourraient être communiqués à la Mission.

Audition de M. François AUVIGNE,
secrétaire général de tracfin

et de M. Jean-Bernard PEYROU,
secrétaire général adjoint de tracfin

(procès-verbal de la séance du 22 septembre 1999)

Présidence de M. Vincent PEILLON, président

M. François AUVIGNE : Monsieur le Président, messieurs les députés, les autorités françaises se sont très tôt mobilisées contre le blanchiment des capitaux. Au lendemain de la publication des quarante Recommandations du GAFI en avril 1990, la France s'est dotée, en vertu du décret du 9 mai 1990, d'une cellule de traitement du renseignement et d'action contre les circuits financiers clandestins (tracfin).

Peu après, la loi du 12 juillet 1990, modifiée depuis, instituait en France un mécanisme de déclaration de soupçons et le décret d'application du 13 février 1991 confiait à tracfin la Mission anti-blanchiment, en chargeant ce dernier du traitement des signalements adressés par les institutions financières.

Au terme de huit années d'activité, tracfin a acquis un savoir-faire reconnu et ce service a cherché à asseoir sa position au plan international.

Le législateur a entendu instituer un partenariat original entre une entité administrative, tracfin, et des organismes, notamment financiers, tenus de lui déclarer des transactions douteuses. Un climat de confiance réciproque et entretenue est donc privilégié pour permettre aux responsables de tracfin et aux correspondants anti-blanchiment de ces organismes de développer la collecte d'informations. Ainsi, 130 déclarations de soupçon parviennent, en moyenne, chaque mois à tracfin - 202 en juillet dernier - qui, dans un nombre non négligeable de cas, ont fait l'objet de transmissions au parquet : 105 en 1998 et 78 déjà pour les sept premiers mois de 1999.

Depuis la loi du 2 juillet 1998, certaines professions non financières sont également assujetties à la déclaration de soupçon : les intermédiaires immobiliers, agents immobiliers et notaires, qui sont évidemment au carrefour d'opérations d'intégration de capitaux frauduleux dans l'économie légale.

tracfin entretient une collaboration active avec les acteurs institutionnels. Il joue un rôle de coordination au ministère de l'économie, des finances et de l'industrie et au plan interministériel, tracfin cherche à entretenir des relations constructives avec les services spécialisés de la police et de la gendarmerie et, bien entendu, avec le ministère de la justice. Avec ce dernier, nous souhaitons développer une procédure d'échange qui « croise » les informations, notamment pour être mieux informés sur les suites judiciaires données aux dossiers transmis par tracfin.

Du fait de son caractère transnational, le blanchiment impose une coopération internationale chaque jour accrue. C'est pourquoi tracfin a cherché à tisser un réseau de relations bilatérales. Il est ainsi lié à treize structures étrangères homologues par des accords administratifs qui organisent, selon des modalités diverses, l'échange de renseignements financiers. Des négociations sont en cours pour étendre ce réseau, notamment avec le Luxembourg et la Suisse. De même, le service accueille chaque année des délégations qui sont intéressées par le système français de partenariat entre les professionnels et les services de l'Etat.

tracfin est également présent dans les instances internationales spécialisées dans la lutte anti-blanchiment. Il fait partie de la délégation française au sein du gafi conduite par le directeur du Trésor. Il participe aussi au groupe Egmont. Cette entité, spécifique aux quarante-huit services anti-blanchiment ou unités de renseignement financier, a été créée en 1995 ; à l'été 2001, tracfin en assurera le secrétariat.

Je distinguerai trois types d'améliorations possibles dans les domaines international, juridique et opérationnel.

Du fait du caractère international du délit de blanchiment, il est important d'essayer de traiter un certain nombre de difficultés.

La première tient évidemment à l'existence de centres financiers extraterritoriaux ou centres offshore qui, par leurs pratiques, entravent les enquêtes financières. Ces territoires constituent une menace directe pour la stabilité financière mondiale, comme l'a rappelé le ministre de l'Economie, des finances et de l'industrie. Véritables lieux de transit et d'intégration des capitaux issus d'activités criminelles, leur intervention est déterminante dans le processus de « légalisation » de ces activités criminelles. En effet, ils opposent des obstacles insurmontables à l'identification des opérateurs, tels que l'intervention de tiers dans les créations de sociétés, l'utilisation dévoyée du droit commercial, l'absence de registres légaux. Ils nuisent à l'échange de renseignements, au recoupement d'informations et au bon fonctionnement de la coopération policière et judiciaire.

En marge de ce problème majeur, la coopération avec certaines unités de renseignement financier n'est pas non plus toujours facile. Sans établir des tableaux d'honneur, la coopération avec les Etats-Unis, la Grande-Bretagne, le Portugal fonctionne plutôt bien.

Le combat contre le blanchiment doit donc être intensifié au plan international. De ce point de vue, les initiatives de l'onu et du Conseil de l'Europe ont le mérite de permettre de lancer un certain nombre d'idées, de même que l'existence du groupe multidisciplinaire drogue et criminalité, relevant du troisième pilier du Traité de l'Union européenne, nous paraît importante.

Au-delà de cette coopération internationale, bilatérale ou multinationale renouvelée, un certain nombre d'améliorations juridiques sont envisageables. La question se pose de savoir si le champ de la déclaration de soupçon, limité au trafic de stupéfiants et à l'activité des organisations criminelles, pourrait être calqué sur celui de l'incrimination légale, pénale de blanchiment, qui a été élargi depuis 1996. Cette clarification des textes permettrait probablement de faciliter le travail des auteurs des déclarations de soupçon.

De la même manière, on pourrait étendre le droit de communication de tracfin pour qu'il s'exerce de façon plus large à la lutte anti-blanchiment. Il faut également réfléchir à l'extension de l'obligation de procéder à des déclarations de soupçon à de nouvelles professions spécialisées. La question se pose, à mon sens, pour les professions juridiques en ce qui concerne leur activité de conseil, les experts-comptables, les commissaires-priseurs, les marchands d'or et de biens de grande valeur. L'extension de cette obligation aux agents immobiliers et aux notaires a déjà constitué un élément très significatif, aussi, cette question mérite d'être posée. J'imagine qu'elle sera traitée dans le cadre de la révision de la directive européenne du 10 juin 1991 en cours d'examen.

Enfin, nous devons accroître la participation volontaire des professions financières à la détection d'opérations suspectes, celle-ci étant encore inégale. On observe que les banques contribuent beaucoup plus largement que les entreprises d'assurance. Il nous appartient donc, avec l'aide de la commission bancaire, de la commission de contrôle des assurances et des autres structures professionnelles, de faire un effort significatif pour accroître la participation d'un certain nombre d'organismes dans ce domaine.

Nous pouvons également réaliser des progrès en matière d'accès aux informations, notamment de police ou de gendarmerie. Mais en ce domaine, il s'agit d'être assez pragmatique, car c'est souvent la qualité des relations personnelles entre les responsables des services qui permet de régler le plus efficacement les problèmes susceptibles de se poser.

Telles sont, brossées en quelques traits, les caractéristiques générales de l'action de tracfin. Ce service est jeune et original parce qu'il repose d'abord sur un partenariat avec les milieux professionnels. Il n'est qu'un élément d'une chaîne de contrôle et agit d'abord par la prévention et l'information. Il doit contribuer à instaurer entre les divers acteurs un climat de confiance réciproque, sans lequel la lutte anti-blanchiment et l'utilisation de l'arsenal juridique à notre disposition seraient de faible efficacité.

M. le Président : tracfin a dû établir des relations de confiance avec le monde bancaire. La procédure de déclaration de soupçon, dont vous nous avez indiqué qu'elle était en augmentation, est-elle réellement entrée dans les m_urs ? Plus précisément, peut-on noter des différences d'attitude en fonction du type de banque ou de leur nationalité ?

D'autre part, je constate que, par rapport aux déclarations de soupçon, assez peu d'affaires transmises au parquet sont finalement jugées. Enfin, dans le cas où l'on découvrirait que des établissements financiers n'ont pas rempli leur obligation de déclaration de soupçon, par négligence ou toute autre raison, quelles sont les sanctions prévues et sont-elles réellement appliquées ?

M. François AUVIGNE : Les déclarations de soupçon reçues par tracfin sont passées annuellement de 179 en 1991 à 1 244 en 1998. Par ailleurs, la qualité des déclarations de soupçon s'est améliorée. Cet élément est très important, car au-delà de la sécheresse des chiffres et des statistiques, la qualité de la déclaration est pour beaucoup dans la capacité du service à traiter et enrichir l'information et, éventuellement, à la transmettre au parquet.

Nous avons souhaité que ces déclarations puissent être établies de manière très libre, en indiquant simplement : « Je soupçonne l'existence d'une opération de blanchiment ».

Toutefois, les contrôleurs généraux et les inspecteurs internes des banques ont eu souvent à c_ur de former leurs opérateurs et leurs agents de guichet, dans les endroits les plus exposés à ces opérations de blanchiment.

Les banques et les établissements de crédit adressent 68 % des déclarations de soupçon, ce qui est le signe de leur très forte implication. Par contraste, les compagnies d'assurance n'effectuent que 4,10 % des déclarations, soit moins que les changeurs manuels qui assurent 9,04 % du total.

Je n'ai pas tous les éléments d'explication à ce sujet. Cela pourrait tenir au fait que les courtiers d'assurance n'ont été soumis à la procédure tracfin qu'en 1996. Il y a peut être aussi une pédagogie insuffisante de notre part à l'égard de ce milieu, notamment auprès de la commission de contrôle des assurances qui assure le contrôle de premier niveau. Nous allons poursuivre et intensifier ce travail de conviction, que nous avons mené avec un certain succès et de manière continue avec la commission bancaire qui, pour tous les établissements bancaires, sauf La Poste, la Caisse des dépôts et le Trésor public, assure le contrôle de premier niveau.

L'amélioration de la qualité des déclarations de soupçon se traduit par l'évolution du nombre de dossiers transmis en justice qui est passé annuellement de 6 en 1991 à 47 en 1996 et à 105 en 1998.

Peut-on faire une typologie selon les banques et leur nationalité ? Je n'ai pas les éléments pour vous répondre précisément. Je m'efforcerai de vous les transmettre par écrit.

S'agissant des sanctions, tracfin a la possibilité, même s'il ne s'agit pas exactement d'une sanction, de s'opposer pendant douze heures à une exécution d'opération financière. Cette procédure n'a été utilisée que deux fois, en 1998, pour des opérations de nature très significative.

S'agissant des sanctions de droit commun, votre question recouvre plusieurs aspects. Pour certaines banques qui ont fortement sensibilisé leurs agents de guichet, particulièrement exposés à ce genre de phénomène, l'appréciation qu'elles portent sur leurs personnels est largement fonction de la connaissance et du respect de la réglementation tracfin par ces derniers.

Il existe, théoriquement, une sanction maximale qui est le retrait d'agrément d'un établissement, qui s'apparente à une arme de dissuasion, pour ne pas dire une arme nucléaire. De ce point de vue, l'intérêt très fort de l'établissement à conforter sa bonne réputation auprès de la communauté financière est aussi une des meilleures préventions contre le blanchiment.

M. Jean-Bernard PEYROU : Les sanctions sont essentiellement administratives. Le retrait d'agrément n'étant pas appliqué, la sanction la plus forte est généralement le blâme. Dans ce barème de sanctions, il n'existe pas de sanction pénale, contrairement à d'autres pays, tels que les Etats-Unis et le Royaume-Uni.

M. le Président : En tant que responsables de tracfin, en êtes-vous satisfaits ou souhaitez-vous des évolutions ?

Selon les chiffres fournis par la Direction des affaires criminelles et des grâces, sur cent affaires de blanchiment jugées, seules dix proviennent de déclarations de soupçon. Par conséquent, malgré la montée en régime quantitative et qualitative du mécanisme de tracfin, les affaires éclatent souvent par d'autres moyens. Sans faire peser la suspicion sur le système bancaire, nous n'avons pas l'impression d'une totale efficacité. Pensez-vous que l'existence de réelles sanctions permettrait d'améliorer la traduction judiciaire des déclarations effectuées auprès de tracfin ?

M. François AUVIGNE : Je ne suis pas convaincu qu'un dispositif de sanctions plus proportionnées, donc plus réalistes - entre le blâme et le retrait d'agrément, certaines sont sans doute envisageables - constitue en soi un élément suffisant pour améliorer l'efficacité du dispositif tracfin. Actuellement, la faible participation du monde de l'assurance au système montre bien que d'autres mécanismes sont en jeu et qu'il faut, de la part du milieu professionnel mais aussi des pouvoirs publics, renforcer les actions de pédagogie.

S'agissant de l'analyse des résultats concrets des transmissions aux parquets, il appartient évidemment au ministère de la justice de communiquer ces chiffres. Encore une fois, nous sommes au tout début de l'analyse des décisions rendues. Nos informations étant insuffisantes, le ministère de la justice a accepté de nous aider davantage dans ce domaine, ce qui nous permet également un contrôle de qualité de l'activité de tracfin.

M. le Président : Bien entendu !

M. François AUVIGNE : Personnellement, j'avais compris que le chiffre de dix se rapportait aux cinquante-trois affaires jugées. Mais peut-être suis-je mal informé sur le sujet.

En tout état de cause, nous avons à progresser dans ce domaine. La création des pôles économiques et financiers y contribuera certainement. Je retiens la nécessité de renforcer encore davantage les relations avec les parquets pour que nos transmissions soient notamment le mieux argumentées possible et donc plus exploitables.

M. le Président : Je me permets de vous poser une autre question qui est au centre de beaucoup de débats, notamment législatifs.

Les professionnels vous font confiance en grande partie parce que les informations qu'ils vous transmettent ne peuvent être utilisées à des fins de répression fiscale. D'abord, pouvez-vous confirmer cette imperméabilité totale d'informations entre les deux administrations ? Ensuite, cette limite vous apparaît-elle toujours comme une condition sine qua non de la coopération du milieu financier ? Enfin, n'est-ce pas une limitation à l'efficacité de la lutte contre le blanchiment ?

M. François AUVIGNE : Nous appliquons les textes. Il s'agit d'abord d'une restriction à la lutte contre la fraude fiscale. Si le législateur d'aujourd'hui avait à créer un système TRACFIN, je ne sais pas s'il introduirait cette limitation. A titre purement personnel, je considère qu'elle est probablement dommageable.

Il est vrai que l'argument, qui a prévalu à l'époque de la création de ce système, consistait à dire que, dès lors que l'on souhaitait avoir une information dense, riche, diversifiée, il était important d'assurer aux professionnels qu'elle était destinée à la seule lutte anti-blanchiment. Mais les esprits peuvent peut-être évoluer. C'est d'abord le directeur général des impôts qui devrait s'exprimer à ce sujet ! (Sourires.)

M. Jean-Bernard PEYROU : Je voudrais insister sur le fait que nous n'en sommes qu'au tout début d'un système statistique. Les chiffres lancés de part et d'autre méritent donc effectivement d'être revus, corrigés, réexaminés.

Vous avez posé le problème de l'efficacité, en disant que ce que transmet tracfin n'aboutit finalement à rien ou à pas grand chose. Sachez que tracfin n'adresse jamais à l'autorité judiciaire des certitudes absolues. Il transmet un faisceau de présomptions ou des indices concordants à différents parquets qui, de surcroît, sont disséminés et ont à traiter une multitude de dossiers.

Cela étant, il y a effectivement un certain nombre d'affaires que nous pensions suffisamment étayées, solides et qui, pour des raisons qui nous échappent, n'ont pas eu les suites qui auraient dû, selon nous, être réservées à ce type d'information. Mais je suis très mal placé pour vous parler de cette question.

M. le Rapporteur : Je reviens sur les déclarations de soupçon. Pourriez-vous dresser une sorte de typologie de ce que vous appelez les faisceaux de présomptions ? Il y a une différence entre les éléments que vous recevez et ceux que vous transmettez : quelle motivation vous conduit à transmettre au parquet ? Comment traitez-vous et vérifiez-vous l'information ? Comment décloisonnez-vous les sources d'information ? Je prends l'exemple du service central de prévention de la corruption dont l'originalité et la force, du reste trop faible aux yeux de certains, reposent sur l'interministérialité. Ce service va chercher des informations au fisc, à la douane, aux hypothèques et ce sans violer les libertés publiques puisqu'il ne s'agit pas d'un organe d'investigation. Procédez-vous de la sorte ?

M. Jean-Bernard PEYROU : Sur la base des déclarations de soupçon, très variables en qualité et en degré de précision, on peut établir une typologie fort simple. Le premier cas est celui de mouvements d'espèces en crédit ou débit. Il peut s'agir aussi de mouvements sur les comptes. Un chômeur ou un smicard reçoit subitement sur son compte une somme importante. Il peut également s'agir d'un flux financier en provenance de paradis fiscaux ou réalisé par des personnes fichées au grand banditisme ...

M. le Rapporteur : Fichées chez vous ?

M. Jean-Bernard PEYROU : Absolument pas !

M. le Rapporteur : Chez les banquiers ?

M. Jean-Bernard PEYROU : Non plus !

M. le Rapporteur : Comment savez-vous alors que ces personnes sont fichées ?

M. Jean-Bernard PEYROU : La loi nous autorise à demander ce type de renseignement à nos partenaires tels que la gendarmerie, la police et tous les services de renseignement spéciaux. Nous travaillons avec la dst, les rg, la gendarmerie et d'autres services de renseignements ...

M. le Rapporteur : C'est intéressant !

M. Jean-Bernard PEYROU : ... et ce dans le cadre du plan national de renseignement qui dépend du secrétariat général de la défense nationale. Le secrétaire général de tracfin préside le groupe d'étude sur les circuits financiers clandestins où même la Direction générale des impôts est représentée. Il s'agit donc d'un travail collectif et il existe un échange multilatéral.

M. le Rapporteur : Comment s'opère votre intervention compte tenu de la brièveté du délai de blocage de douze heures, que vous n'avez utilisé du reste qu'à deux reprises. Se décide-t-elle au moment où la banque décèle quelque chose de suspect ? Vous téléphone-t-elle et entamez-vous alors la recherche ou attendez-vous d'avoir un écrit pour commencer à agir ?

M. Jean-Bernard PEYROU : Nous attendons tout de même d'avoir un écrit pour commencer à agir. Nous n'exerçons pas le droit de communication d'informations de notre propre initiative. Ce droit commence à partir de la déclaration de soupçon, sur la base de laquelle s'engagent des relations de travail qui peuvent durer plusieurs mois.

En effet, chaque banque a nommé un correspondant tracfin, généralement au sein des services d'audit et de l'inspection. C'est avec cette personne que nous travaillons, notamment sur les mouvements de comptes et les dossiers commerciaux. Cela permet d'enrichir l'information constitutive de la déclaration de soupçon, qui est complétée aussi par notre réseau international. De par la loi, nous avons la possibilité d'échanger des renseignements avec les cinquante tracfin du monde entier.

Le monde du renseignement n'est pas codifié. Tout ce travail de recherche du renseignement est fortement personnalisé, il est largement fondé sur la qualité des relations personnelles que nous entretenons avec différents services français et étrangers. Autrement dit, on donnera des informations à « x » et pas à « y ».

Au bout d'un certain temps, lorsque le dossier nous paraît suffisamment étoffé et que nous pensons ne plus pouvoir aller plus loin dans la chaîne de traitement, nous le transmettons à l'autorité judiciaire. En tant que service de renseignement, nous n'avons pas de pouvoirs d'investigation.

M. le Rapporteur : Les autorités suisses semblent fières de leur équivalent tracfin. On peut d'ailleurs leur faire aimablement observer que les affaires russes sont apparues sur dénonciation et demande de commission rogatoire internationale du parquet russe, alors que le tracfin suisse n'avait pas détecté la moindre anomalie. Quelles sont vos relations avec les Suisses ? Etes-vous satisfaits de leur travail ?

M. François AUVIGNE : Nous ne sommes pas complètement satisfaits, ce qui ne vous étonnera pas ! C'est d'ailleurs pourquoi nous souhaitons signer prochainement un accord avec notre homologue suisse.

M. Jean-Bernard PEYROU : Cet organisme est de création récente, ce qui n'exclut pas des possibilités d'amélioration.

M. le Rapporteur : Quelles sont-elles ?

M. Jean-Bernard PEYROU : Il s'agit de bâtir des relations de confiance et d'échange de renseignements. Nous avons en projet un accord avec la Suisse. Par ailleurs, nous rencontrons les Suisses dans le cadre du groupe Egmont, où, tous les trois mois, les responsables des unités de renseignement se rencontrent dans des réunions plénières ou dans des groupes de travail. Mais beaucoup reste à faire avec la Suisse, bien entendu !

M. le Rapporteur : Quel type de défaillance avez-vous noté du côté suisse ?

M. Jean-Bernard PEYROU : Il s'agit de la défaillance classique : à une question précise, pas de réponse !

M. le Rapporteur : Dans le cadre d'une instruction sur une déclaration de soupçons qui vous est parvenue, lorsque vous posez des questions aux Suisses ...

M. Jean-Bernard PEYROU : Ils ne répondent pas toujours !

M. le Rapporteur : Quand cela est-il arrivé ?

M. Jean-Bernard PEYROU : Vous comprendrez que je n'évoque pas des dossiers précis.

M. le Rapporteur : Nous ne vous demandons pas un nom, mais une date !

M. Jean-Bernard PEYROU : Cela est arrivé et cela peut encore arriver, mais pas régulièrement !

M. le Rapporteur : En tout cas, c'est arrivé ?

M. Jean-Bernard PEYROU : Bien entendu !

M. François AUVIGNE : Je considère qu'il est positif que soit engagé un processus d'accord bilatéral avec la Suisse. Certes, il faut que cet accord soit « robuste » et qu'il ne soit pas uniquement un alibi. Mais nous avons des éléments pour espérer aboutir à un accord significatif avec la Suisse, même si cela suppose de l'opiniâtreté ! (Sourires.)

M. le Rapporteur : Pensez-vous que certaines catégories de détenteurs de comptes bancaires devraient faire l'objet d'un signalement systématique ? Je pense notamment à des non-résidents éminents ou à des autorités politiques, du reste tout à fait estimables, qui jouissent, dans certains pays, d'une certaine immunité.

M. François AUVIGNE : Je ne suis pas certain que ce soit par l'évolution du droit que l'on puisse régler ce sujet. C'est d'abord par la pratique des établissements bancaires, les réflexes qu'ils peuvent acquérir, leurs réflexions au sein de l'AFB ou dans d'autres enceintes que l'on peut progresser. Une typologie, qui serait d'ailleurs probablement à actualiser sans cesse, me paraît assez difficile à envisager.

De ce point de vue, je n'ai sans doute pas suffisamment insisté sur le rôle très important que joue la commission bancaire, en amont de notre action. Au titre de son contrôle des banques, elle est le garant du contrôle de la connaissance et de l'application de la réglementation tracfin et relève les lacunes que l'on peut observer dans un certain nombre de domaines. Des activités financières peuvent aussi être traitées par un renforcement de l'intensité et de la précision des contrôles exercés par la commission de contrôle des banques, la commission des assurances et, pour ce qui la concerne, par l'inspection générale des finances.

M. Jacky DARNE : Pourriez-vous nous donner votre point de vue sur la procédure utilisée aux Etats-Unis, comme en Australie, de communication automatique qui se différencie nettement de notre déclaration de soupçons puisqu'elle se déclenche dès que l'opération répond à un certain nombre de critères concernant l'origine des fonds, la qualité des personnes, les lieux géographiques ou les types de transactions. Des comparaisons entre services ont-elles été faites compte tenu de l'accord bilatéral signé avec les Etats-Unis ? Ce système est-il plus efficace que le nôtre ?

M. Jean-Bernard PEYROU : Il s'agit de deux philosophies différentes.

Le système français est fondé sur un premier contrôle prudentiel. Nous sommes tributaires de la vigilance du système bancaire français sur lequel tout repose. C'est lui qui, étant à la base et ayant une première responsabilité, nous guide. Il présente l'intérêt de nous offrir au fur et à mesure que le temps passe des déclarations de meilleure qualité. Cette première sélection permet de limiter le nombre de déclarations que notre service, dont les moyens sont tout de même relativement minces, doit traiter.

A l'examen des comparaisons des systèmes, faites par le gafi dont les travaux offrent un panorama complet des différents systèmes, on ne peut pas dire que le système américain de déclaration automatique soit plus ou moins efficace. Il présente beaucoup de carences. Citons l'exemple des sociétés de transfert de crédits rapides : beaucoup de transferts de crédits électroniques n'étaient même pas enregistrés par le Trésor américain.

Selon la philosophie américaine, la banque doit connaître ses clients. Nombre d'exemples montrent que ce système n'est pas infaillible.

En revanche, il existe des systèmes mixtes. Par exemple, le système espagnol a assorti le mécanisme de la déclaration de soupçons déjà sélectionnée par le premier contrôle prudentiel, d'un certain nombre de critères, tels que le signalement systématique de tout flux provenant d'un paradis fiscal.

M. le Président : Ce système vous semble-t-il astucieux ?

M. Jean-Bernard PEYROU : Nous ne l'avons pas expérimenté, mais pourquoi pas !

M. François AUVIGNE : J'ajoute que le caractère systématique doit être aussi rapporté aux chiffres que vous citiez sur le traitement des affaires en justice et sur les transmissions aux parquets. Il faut être sélectif. De ce point de vue, il ne faudrait pas inventer un système dans lequel nous serions noyés sous la masse d'informations dont certaines seraient peu pertinentes.

M. Jacky DARNE : N'êtes-vous pas déjà « noyés » ?

En 1998, votre service, où travaillent au total trente personnes y compris les administratifs, a traité 1 244 déclarations de soupçon. Or, s'il s'agit d'opérations significatives, comment parvenez-vous à isoler l'ivraie du bon grain, ne serait-ce que pour orienter ensuite les affaires vers les services de police ou d'investigation ? En clair, ne risquez-vous pas de passer à côté d'une affaire sérieuse, à moins que les trois quarts de ces déclarations ne soient que des broutilles ?

Vous nous avez dit que certaines déclarations de soupçon sont motivées par des mouvements importants d'espèces. Quelle part occupent-ils parmi l'ensemble des 1 244 déclarations ? Par exemple, si le malfrat du coin change 10 000 francs en espèces dans un bureau de change, l'information remonte-t-elle ? Je ne nie pas que, dans ce cas, cette information puisse s'avérer tout à fait indispensable car, et cela fait partie d'une de mes grandes préoccupations, le blanchiment commence souvent par des actions très locales et par de petites sommes en jeu. Néanmoins, l'échelle de grandeur n'est pas celle d'investissements de capitaux russes sur la Côte pour acheter de l'immobilier. Il serait donc intéressant de savoir ce qui motive les déclarations de soupçon.

Enfin, dans les deux cas où vous avez exercé votre droit de blocage des fonds, s'agissait-il de cas significatifs ?

M. François AUVIGNE : Tout à fait !

M. Jacky DARNE : Sur quoi ont-ils débouché ?

M. Jean-Bernard PEYROU : Je sais que des fonds ont été bloqués, mais je n'ai pas précisément ces cas en mémoire. L'autorité judiciaire pourrait vous répondre à ce sujet.

Sachez que le droit d'opposition n'est pas nécessairement une mesure efficace. Dans nombre d'affaires, il vaut mieux que le banquier fasse l'opération pour nous permettre d'intervenir après. Ce qui nous intéresse, c'est non pas l'opération ponctuelle mais toute la chaîne. Le pouvoir d'opposition est vraiment une « arme nucléaire » quand on est vraiment certain qu'il s'agit de capitaux frauduleux. On les bloque effectivement pendant douze heures, en alertant le procureur de la République qui peut également prolonger ce délai de douze heures. Mais cette mesure n'est pas nécessairement la panacée et c'est pourquoi elle est très peu utilisée.

S'agissant de la typologie, les banques sont à l'origine de 90 % des affaires adressées à la justice.

M. Jacky DARNE : Puisque vous citez des pourcentages, quelle est la part des déclarations qui ne concernent que des dépôts ou retraits d'espèces et quelle est celle liée à des mouvements financiers internationaux ?

M. Jean-Bernard PEYROU : Je n'ai pas cette précision présente à l'esprit, mais je pourrais vous la fournir.

M. François AUVIGNE : Nous vous adresserons une typologie plus précise.

M. Jean-Bernard PEYROU : Vous vous demandez si certaines déclarations, parmi les 1 244, ne sont pas que des broutilles, alors qu'il y a peu d'agents pour les traiter. Je voudrais préciser la notion de « broutille ».

Dans bien des dossiers transmis par tracfin, les renseignements ne paraissaient pas très étoffés, pour ne pas dire minces, mais nous pensions qu'il était de notre devoir de les transmettre à l'autorité judiciaire qui a ainsi fait de très « belles affaires ». A l'inverse, des dossiers plus construits n'ont pas donné les résultats escomptés.

Par conséquent, au moment où nous finissons notre travail, il est très difficile d'émettre un pronostic sur la suite qui sera donnée à un dossier. Même si notre renseignement est de qualité et nous nous y employons, l'essentiel du travail reste à faire : c'est tout le problème de la preuve. Nos collègues policiers doivent prouver que la personne soupçonnée connaissait sciemment l'origine exacte des fonds qu'elle a blanchis, c'est-à-dire qu'elle savait qu'ils provenaient d'un crime ou d'un délit. L'administration de la preuve est la partie la plus difficile dans la lutte contre le blanchiment, d'où un certain nombre de pertes en ligne à partir du renseignement. Nos collègues policiers butent sur ce problème de la preuve.

M. Jacky DARNE : Les 1 244 déclarations de soupçon ont-elles toutes fait l'objet d'une enquête ou vos inspecteurs ont-ils opéré un tri ?

M. Jean-Bernard PEYROU : Bien entendu !

M. Jacky DARNE : En fonction de quels critères les opérations sont-elles considérées comme significatives ? Je reconnais que le terme de broutille que j'ai employé tout à l'heure était inexact, mais comment procédez-vous pour savoir si certaines opérations méritent que l'on s'y attarde et d'autres pas ?

M. Jean-Bernard PEYROU : C'est l'expérience et le savoir-faire de chaque enquêteur ! Sur une quinzaine, certains d'entre eux ont beaucoup d'expérience. Ce sont eux qui font la sélection, non pas nécessairement sur la base de critères affichés mais en fonction de leur pratique et des renseignements qu'ils ont pu obtenir par le réseau qu'ils ont su constituer, notamment avec leurs collègues de la police et des Renseignements généraux.

Toutefois, un dossier n'est jamais abandonné définitivement. Certains sont repris ultérieurement en raison de renseignements supplémentaires. Sont seuls adressés en justice les dossiers pour lesquels, en notre âme et conscience et en fonction de notre mission, nous parvenons au bout du faisceau de présomptions dont je parlais tout à l'heure.

Par conséquent, c'est chaque agent qui se détermine, bien entendu avec sa hiérarchie. Sur les 7 000 déclarations enregistrées depuis l'origine, toutes n'ont évidemment pas fait l'objet de transmission judiciaire, notamment parce qu'elles n'étaient pas suffisamment étayées. Quoi qu'il en soit, nous les conservons.

M. le Président : Concernant la collaboration avec les services qui sont, à l'étranger, l'équivalent de tracfin, vous avez cité quatre bons « élèves ». Nous avons bien enregistré la réponse précise sur le service suisse. Y en a-t-il d'autres avec lesquels les coopérations sont plus difficiles ?

M. François AUVIGNE : Nous souhaitons étendre notre réseau de coopération bilatérale, sachant que treize accords bilatéraux sont signés avec nos homologues. Par ailleurs, des négociations sont en perspective avec la Grèce, l'Italie, c'est-à-dire l'Office italien des échanges, Chypre, la Suisse, le Luxembourg, la Bulgarie, le Chili et le Costa Rica. Nous espérons signer très rapidement avec le Luxembourg et la Suisse. L'ensemble de ces pays présentent pour nous un intérêt et un accord international serait certainement un support utile, d'autant qu'il peut s'accompagner d'un certain nombre de missions de coopération et d'assistance. Dans un certain nombre de cas, nous sommes conduits à aider des Etats, notamment d'Europe de l'Est, à créer des systèmes relatifs au renseignement en matière de blanchiment.

Avec certains pays qui participent à des accords bilatéraux avec la France, la coopération au quotidien est un peu plus compliquée, de par leur structure administrative, mais des améliorations sont possibles. Nous devons faire des efforts pour resserrer nos relations avec nos collègues allemands, par exemple.

M. le Président : Avec vos collègues autrichiens, tout va bien ?

M. Jean-Bernard PEYROU : Oui, sur certains points, mais non, sur d'autres. Les Autrichiens ont notamment maintenu l'anonymat d'un certain nombre de comptes. A chaque réunion du GAFI où les pairs jugent leurs pairs, le problème est posé. Tous les six mois, on fait le point des évolutions des différents pays sur le plan international et la difficulté est chaque fois soulevée.

M. le Président : Le ton monte !

M. Jean-Bernard PEYROU : Absolument ! Même s'il ne s'agit que de recommandations, l'intérêt de ces réunions est que tous les six mois la communauté internationale juge une de ses parties. Dans le temps, nous espérons parvenir à des dispositifs communs.

M. le Président : Nous avons eu connaissance de quelques affaires qui illustrent que les chômeurs ne sont pas les seuls concernés par le blanchiment ! Lorsque des sommes extrêmement importantes transitent sur des comptes où des millions de dollars ont l'habitude de circuler, êtes-vous, dans ces conditions, beaucoup moins attentifs ?

M. Jean-Bernard PEYROU : Pas du tout !

M. le Président : Vous apaisez mes inquiétudes ! (Sourires.)

M. Jean-Bernard PEYROU : Je concède que l'exemple du chômeur n'était peut-être pas bon ! Un certain nombre de critères appellent notre attention. Prenons l'exemple d'une petite entreprise française qui change brutalement de dirigeant. Ce dernier est russe et, par miracle, l'entreprise n'a plus besoin de concours bancaires et son chiffre d'affaires augmente. Tout dépend aussi de l'origine des investissements et de ceux qui les réalisent. Des Russes ou des Italiens « bien connus » qui déposent des montants importants sur des comptes attirent bien évidemment notre attention.

M. le Président : Ma seconde question porte sur le droit de blocage des capitaux pendant douze heures, dont vous dites que ce n'est pas la bonne méthode.

M. Jean-Bernard PEYROU : Ce n'est pas nécessairement la bonne méthode.

M. le Président : A entendre les juges, la plus grande sanction qui puisse être appliquée à un criminel de ce type, c'est la confiscation de son argent plus que la prison. Or, la grande difficulté que les juges rencontrent, c'est d'arriver à saisir ces sommes avant de perdre la traçabilité des flux. Or le délai dont disposent les juges pour procéder aux vérifications en cas de saisie est trop court, du moins en France puisque, en Suisse, il est de cinq jours.

Pourquoi ne vous semble-t-il pas opportun de mettre directement la main sur l'argent puisque, dans un certain nombre d'affaires, la traçabilité est très faible ? Les juges « courent » après les capitaux qui circulent de pays en pays, mais arrivent toujours un temps trop tard.

M. François AUVIGNE : L'objectif consiste davantage à essayer de remonter des filières qu'à saisir une opération à l'instant T. Peut-être est-ce la composante douanière forte de ce service qui l'explique !

Il est vrai que, par définition, l'argent est très mobile. Vous connaissez la distinction entre les trois niveaux du blanchiment : le placement, l'empilage et l'intégration. Certaines opérations sont plus longues, notamment si le blanchiment est complet. Dans ce cas, il implique d'abord le placement sur un compte, ensuite au titre de l'empilage des virements rapides de compte à compte s'il s'agit de sociétés et, enfin, une volonté d'intégration, c'est-à-dire la nécessité de prendre les bénéfices. Ces processus sont plus complexes et, par définition, plus longs.

M. le Président : Permettez-moi de vous faire part d'une grande inquiétude.

Mme la garde des sceaux nous a dit que les mafias étaient présentes en France, de façon importante sur la Côte d'Azur, et qu'elles parvenaient à blanchir de l'argent. Selon certains professionnels de la Banque, il est de notoriété publique qu'aujourd'hui, la Côte d'Azur est gangrenée par les mafias des pays de l'Est dans le domaine immobilier. Vous êtes sans doute très bien informé, aussi pouvez-vous nous faire part de votre sentiment sur cette question et nous établir un point précis ?

M. François AUVIGNE : Cette question a fait l'objet de beaucoup de travaux, y compris d'ailleurs de la représentation nationale, en d'autres temps.

D'après les éléments dont nous disposons, la région parisienne, la Côte d'Azur et peut-être d'autres régions connaissent effectivement des opérations de blanchiment réalisées par des ressortissants étrangers, originaires par exemple d'Italie, d'Amérique du Nord, du Moyen-Orient, d'Afrique du Nord ou de Russie. Ces derniers agissent dans le cadre d'organisations criminelles structurées.

Pour quelles raisons un afflux important de capitaux provient-il d'Italie ? Si cet afflux est avéré, les statistiques n'étant pas évidentes en la matière, cela tient-il à l'efficacité grandissante des pools anti-mafia qui entraînerait une sorte de délocalisation des investissements de la mafia ?

Il est vrai que les mafias russes constituent un élément nouveau et visible avec les acquisitions immobilières, en particulier. On peut faire de l'humour et remonter à la grande tradition russe sur la Côte d'Azur d'avant la Révolution ou l'expliquer par la crise de l'immobilier qu'a connue la France...

En tout cas, le phénomène est préoccupant. On le retrouve aussi dans la reprise de sociétés qui peuvent ensuite avoir un fort courant d'exportation vers des pays de l'Est, et ce dans des domaines traditionnellement objets de fraude, tels que les alcools ou les cosmétiques.

Avec d'autres services, nous constatons ce phénomène, mais je ne peux cependant pas le quantifier. De ce point de vue, l'adoption en 1998 de dispositions législatives qui ont inclus les notaires et les intermédiaires immobiliers dans le dispositif TRACFIN a été un élément très important. Cela témoigne d'une prise de conscience extrêmement forte et l'existence de vingt déclarations de soupçon déjà établies par les notaires est de très bon augure. D'une manière générale, notre partenariat avec le Conseil supérieur du notariat est très actif.

M. François LONCLE : S'agissant de l'Europe, considérez-vous que tous les dispositifs Schengen de coopération judiciaire et policière sont un facteur d'efficacité ou de complication dans vos investigations ?

M. François AUVIGNE : A ma connaissance, cette étude n'a pas été faite. Cependant votre question concerne plutôt, me semble-t-il, le directeur général des douanes au titre du défaut de respect d'obligations déclaratives. En tout cas, je ne vois pas nécessairement de liens, ni l'influence que cela peut avoir sur les dispositifs et sur l'efficacité des unités de renseignement financier.

M. François LONCLE : L'utilisation du système informatique Schengen à Strasbourg peut en avoir une. Reste à savoir comment vous pouvez consulter cette banque de données.

M. François AUVIGNE : Votre réflexion renvoie à la question douanière. Le système a-t-il permis d'enrichir l'activité des douanes, même si tout cela est encore en devenir ? Cela a-t-il contribué à améliorer l'information que les douanes ont pu transmettre à tracfin ? A ce stade, je ne suis pas certain de pouvoir vous répondre précisément.

M. le Président : Vous avez abordé, sans toutefois la préciser, la question du périmètre de l'obligation des déclarations de soupçon, qui constitue une de vos préoccupations. Du point de vue de l'efficacité, quelles sont vos demandes particulières ? Dans quelle direction considérez-vous qu'il faudrait maintenant avancer rapidement ?

M. François AUVIGNE : Des travaux sont en cours au sein du ministère de l'économie, des finances et de l'industrie, notamment à la faveur de la prochaine transposition de la directive européenne.

Du point de vue de tracfin, il serait intéressant de soumettre certaines professions, déjà sensibilisées au phénomène du blanchiment, à l'obligation de déclaration de soupçons : les commissaires aux comptes, les experts-comptables, les professions de conseil juridique sauf lorsqu'elles agissent en tant que représentants ou défenseurs d'un client dans une procédure judiciaire, bien entendu, les marchands de biens de grande valeur, de pierres et métaux précieux, d'_uvres d'art, les transporteurs de fonds, les gérants, propriétaires et directeurs de casinos. Telle est la palette des professions auxquelles on peut songer.

M. Jean-Bernard PEYROU : Je rappelle que depuis 1998, les notaires relèvent de cette obligation.

M. le Rapporteur : Et les agents immobiliers ! Avez-vous connaissance de sanctions qui auraient été appliquées à l'encontre de certains représentants de ces professions ?

M. François AUVIGNE : Au titre du pouvoir disciplinaire exercé par Mme la garde des sceaux, à ma connaissance, non.

M. Jean-Bernard PEYROU : Sachez, Monsieur le député, que cette réglementation est très récente.

M. le Rapporteur : Tout à fait ! Je posais cette question parce que vous avez évoqué déjà une trentaine de déclarations de soupçon en provenance de notaires.

M. Jean-Bernard PEYROU : Vous parliez aussi des agents immobiliers. Il n'est pas facile d'agir auprès de cette profession très disséminée. C'est pourquoi nous avons fait porter notre effort d'abord sur les fédérations professionnelles pour commencer à les sensibiliser.

M. François AUVIGNE : Je reformule ma réponse apportée à l'instant. Nous n'avons pas eu connaissance de sanctions disciplinaires prises par le garde des sceaux à l'encontre de notaires. Mais Mme la garde des sceaux et ses services peuvent sans doute fournir des éléments complémentaires.

M. le Rapporteur : Un des problèmes consiste à distinguer les professions de conseil juridique et d'avocat. Avez-vous fait une étude de faisabilité, notamment de compatibilité avec le respect des libertés ? Votre point de vue nous intéresse puisque nous avons déjà celui de la Chancellerie.

M. François AUVIGNE : D'autres que moi seraient plus qualifiés pour opérer cette distinction ! Ma proposition consistait à exclure, bien entendu, les avocats lorsqu'ils agissent en tant que représentants ou défenseurs d'un client dans une procédure judiciaire, étant entendu que je ne suis pas certain d'employer nécessairement ici les bons termes. En revanche, les professions juridiques en qualité de conseil, hors procédure contentieuse, pourraient être considérées comme des partenaires.

M. le Rapporteur : Compte tenu des phénomènes de concentration dans la profession, ce sont aujourd'hui les mêmes cabinets, qu'il s'agisse de départements contentieux ou de conseil.

M. François AUVIGNE : Je suis bien d'accord, mais nous pourrions très bien considérer que seule compte l'opération en cause. Mais encore une fois, j'ai conscience de parler devant des personnes plus compétentes que moi dans ces domaines. Pourrait être considérée comme soumise à déclaration de soupçons l'opération de conseil juridique, distincte de l'assistance à un client dans une procédure judiciaire. Mais peut-être est-ce là une pure fiction juridique !

M. Jean-Bernard PEYROU : En tant que service opérationnel, nous considérerons la loi. Ce débat, un peu extérieur mais nécessaire à tracfin, relève plutôt de la Chancellerie.

M. le Président : Vous coopérez avec les autres services, notamment dans le cadre du groupe Egmont. Vous avez commencé par évoquer, en parlant de difficultés majeures, l'existence des centres offshore. Du point de vue du monde du renseignement et de vos collègues des autres pays, les enquêtes butent généralement très vite en raison de l'opacité caractéristique de ces centres.

Toutefois, selon le monde du renseignement, cette difficulté est peut-être aujourd'hui dépassée. Le réseau Internet a généralisé les centres offshore, si bien que l'on n'arrive pas à identifier ou tracer les mouvements de capitaux. Quelle est votre appréciation sur cette nouvelle difficulté ?

M. François AUVIGNE : Ce n'est pas parce que la difficulté liée aux centres offshore, sur laquelle le ministre de l'économie, des finances et de l'industrie et le garde des sceaux ont particulièrement insisté devant vous, n'est pas complètement traitée qu'il faut la considérer comme dépassée.

Il y a, de surcroît, une difficulté liée à des pratiques illégales sur Internet. Nous sommes au début du travail sur le sujet et nous avons mis sur pied une cellule qui travaille sur ces questions. De la même manière, la Direction générale des douanes se penche aussi sur les questions concernant la lutte contre la fraude sur Internet.

Récemment, un séminaire européen auquel les services type tracfin ont été associés a été organisé avec l'aide de la Commission européenne sur la question de la lutte contre la fraude sur Internet. Un certain nombre de phénomènes inquiétants ont déjà émergé, tels que la détection d'un casino virtuel. Cette affaire a d'ailleurs été transmise à la justice. La situation méritera sans doute une attention particulière et accrue.

M. le Président : Une question, peut-être naïve, doit vous être posée : êtes-vous satisfaits des moyens dont vous disposez ? Avez-vous toujours l'impression de courir après des gens beaucoup plus outillés que vous ?

M. François AUVIGNE : tracfin est un des éléments d'une chaîne. J'ai beaucoup insisté, et je le fais de nouveau devant vous, sur la chaîne que constituent la sensibilisation des milieux professionnels et des autorités de contrôle de ces milieux, qu'elles soient administratives ou professionnelles, tracfin, le partenariat avec les services de renseignement et, en aval, le rôle déterminant de la justice. C'est d'abord cet ensemble-là qu'il faut conforter par des moyens juridiques, comme la représentation nationale a choisi de le faire déjà à plusieurs reprises.

L'effectif de trente agents peut paraître modeste. Nous pouvons réfléchir à quelques renforcements, ce qui est de ma responsabilité et de celle du ministre de l'économie, des finances et de l'industrie et du secrétaire d'Etat au budget. Mais j'insiste sur le fait que le sujet n'est pas seulement celui des moyens en personnels ou de l'arsenal juridique de tracfin, mais plutôt celui de la cohérence dans l'ensemble de la chaîne. C'est à cela qu'il faut réfléchir et votre Mission y contribue d'ailleurs de manière très significative.

De même, les pôles financiers sont très importants. Par exemple, l'implication et la qualification du juge qui traitera le dossier est un élément déterminant parce que ces sujets sont compliqués. Je n'isolerai donc pas la question des moyens de tracfin de celle de l'ensemble du dispositif juridique et administratif au service de cette lutte contre le blanchiment.

M. le Président : Sur ces mots de conclusion, nous vous remercions de votre disponibilité et nous attendons avec impatience les informations complémentaires que vous vous êtes engagés à nous fournir.

Audition de M. Jean-Pierre DINTILHAC,
Procureur de la République au tribunal de grande instance de Paris,

M. Jean-Claude MARIN,
Procureur de la République adjoint au tribunal de grande instance de Paris
chef de la division économique et financière

et de Mme Anne-Josée FULGERAS,
Premier Substitut du Procureur de la République
au tribunal de grande instance de Paris
chef de la section financière

(procès-verbal de la séance du 6 octobre 1999)

Présidence de M. Vincent PEILLON, président

M. Jean-Pierre DINTILHAC : La délinquance financière et le blanchiment des capitaux sont des phénomènes nouveaux pour l'opinion publique qui en a pris conscience récemment, mais qui le sont moins si l'on regarde l'histoire. Sans parler de l'affaire Stavisky et de bien d'autres, il y a toujours eu, dès lors qu'il y avait maniement de fonds, des tentatives de détournement. En effet, il est plus aisé de détourner des sommes considérables lorsqu'il s'agit de valeurs ou de monnaies fiduciaires que lorsqu'il s'agit de biens matériels, plus repérables et volumineux.

La lutte contre la délinquance financière est devenue encore plus difficile avec le développement des moyens de transferts ultra-rapides et la dématérialisation qui rendent quasiment indétectables toutes sortes de mouvements de capitaux qu'il devient plus facile de recycler, ce qui est l'objectif essentiel des criminels. De même que si l'on pouvait lutter efficacement contre le recel on supprimerait le vol, de même pour le blanchiment, dès lors qu'il s'agit de vol ou de délinquance financière organisée, il faut ensuite, d'une manière ou d'une autre, appréhender les détournements.

La lutte contre ce phénomène peut être envisagée sous trois aspects : celui des structures et des champs de compétence ; celui des personnels qui y sont affectés et des équipements et moyens informatiques qui sont des outils extrêmement précieux pour se battre à arme égale ; enfin, celui des fondements juridiques des interventions, tant au niveau national qu'international. Sur ce dernier point, M. Jean-Claude Marin, procureur adjoint, chef de la division économique et financière, et Mme Anne-Josée Fulgeras, chef de la section financière au sein de cette division, pourront vous indiquer les limites et les difficultés de la coopération judiciaire dans l'espace européen et au niveau mondial, car la coopération dans l'Europe des Quinze n'est pas la seule en cause : il faut en effet identifier des filières de recyclage ou des organisations criminelles qui sont internationales et ne se limitent pas à l'Europe.

En matière de blanchiment, on peut considérer que la prise de conscience d'une transformation de fonds « criminels » en fonds gérés en bon père de famille échappant à tout soupçon date de la loi de 1987, qui a introduit le délit de blanchiment en le limitant à l'activité de recyclage des produits de la drogue. Une fois blanchis, ces capitaux peuvent être introduits dans l'économie et permettent de prendre le contrôle de sociétés et, progressivement, d'avoir un impact au niveau de l'organisation même de nos pays, de nos économies et même de nos démocraties.

De manière plus générale, c'est avec la loi du 6 août 1975 que le législateur a pris conscience qu'il fallait, pour lutter contre une délinquance organisée, disposer d'une justice organisée, même si, dans ce domaine, le ministère public et les instances de poursuites publiques ne sont pas, loin s'en faut, à égalité d'armes avec les organisations criminelles.

Cette loi a permis, très modestement, de faire traiter les délits économiques et financiers par des tribunaux qui ont une compétence élargie au niveau du siège de la cour d'appel - soit trente-cinq tribunaux, dont Paris qui a, dans ce domaine, une compétence étendue à l'ensemble du ressort de la cour d'appel.

En application de l'article 706 du Code de procédure pénale, il s'agit d'une compétence concurrente, comme en matière de lutte contre le terrorisme. Je pense que c'est une bonne chose que des tribunaux locaux puissent conserver - et ils le font - le traitement de délits économiques et financiers dès lors qu'il n'y a pas d'implication dépassant leur ressort. Dans le domaine du blanchiment, il y a aussi des affaires portant sur des sommes relativement faibles, blanchies par des réseaux organisés de trafic de stupéfiants ou de prostitution purement locaux et qui n'ont pas besoin d'être traitées à un autre niveau.

En termes de structure, la loi de 1975, qui est arrivée probablement au bon moment, a donc défini une compétence. Toutefois, on n'a pas mis en place les moyens en effectifs, permettant d'assurer un traitement utile de cette délinquance économique et financière. La justice vient de se doter, avec les pôles financiers, d'un outil qui, loin d'être une réponse totalement adaptée, présente néanmoins un réel intérêt. Il convient malgré tout de réfléchir à une extension de compétence et se demander si le niveau de la cour d'appel est véritablement adapté à la réalité de la délinquance économique et financière dans le monde d'aujourd'hui et s'il ne faudrait pas centraliser les informations au niveau national.

Cette option aurait une utilité au niveau européen : comment les juridictions, les parquets, ou les pôles financiers des Quinze peuvent-ils être en relation étroite, s'il faut mettre trente-cinq juridictions françaises en relation avec quarante ou cinquante juridictions allemandes et autant dans chacun des pays ? Si nous avions quinze pôles financiers à compétence nationale - certains pays ont choisi cette solution, notamment l'Espagne et Italie - nous pourrions avoir des synergies qui, sans aller jusqu'à la solution du parquet européen qu'évoque Mme Delmas-Marty, pourraient permettre des échanges efficaces, ne serait-ce - et c'est fondamental - que par la mise en commun des informations.

Néanmoins les pôles financiers représentent à plusieurs titres un progrès très important dans cette lutte contre la délinquance économique et financière. Premièrement, on a clairement mis l'accent, en termes de volonté politique, sur la nécessité d'une lutte spécifique contre ce type de délinquance.

D'autre part, la situation des locaux à Paris s'est considérablement améliorée. Il est désormais possible de se réunir utilement au pôle financier entre magistrats du siège et du parquet et juges d'instruction. C'est un détail, mais la rencontre entre ces différents magistrats ou la possibilité de recevoir les justiciables, auteurs ou victimes, dans des conditions de dignité et d'efficacité, est un progrès considérable.

Enfin, la mise en place du pôle financier a été accompagnée par la création des assistants de justice spécialisés par la loi du 2 juillet 1998. C'est un aspect dont on mesura, au fur et à mesure que le temps passera, la portée. Jusqu'à présent les moyens d'action n'étaient pas négligeables, mais ils se heurtaient souvent aux difficultés de la coopération internationale et aux contraintes judiciaires internes résultant des limites des moyens humains des services de police. Qu'il s'agisse des offices centraux ou de la direction de la police, les moyens humains sont extrêmement limités, d'autant que ces policiers doivent se former, puisqu'ils ne le sont pas forcément par leur passage dans les écoles de police ou à Saint-Cyr au Mont d'Or.

Avec l'arrivée des assistants spécialisés, les magistrats, juges d'instruction et membres du parquet, ont pu sortir de leur mode de fonctionnement un peu solitaire. Même si depuis 1993, les juges d'instruction peuvent travailler ensemble en étant désignés à deux ou trois, même si les magistrats du parquet sont structurés autour de sections et d'organisations, la masse des dossiers fait que chacun est seul et associer un collègue suppose que celui-ci s'imprègne de la complexité de l'affaire. Souvent il n'en a pas le temps, si bien que, sauf à discuter d'un point très précis ou à faire une synthèse très rapide, les magistrats, très souvent, restent seuls face à leurs dossiers. L'assistant spécialisé, par sa compétence et son expérience, peut apporter de manière continue une collaboration, une réflexion et une aide au magistrat. Il peut le guider dans les administrations que beaucoup de magistrats connaissent mal, car on ne peut pas leur demander de connaître toutes les administrations fiscales, douanières et autres. Il peut indiquer quand il est possible et souhaitable de désigner un expert ou de saisir la police judiciaire, aussi bien au niveau de l'instruction que de l'enquête préliminaire. Là encore, c'est un progrès parce que si l'on saisit à tort la police judiciaire qui possède déjà des moyens extrêmement limités, on la noie sous des commissions rogatoires qui reviennent actuellement rarement avant un an.

Mme Anne-Josée FULGERAS : Voire même dix-huit mois...

M. Jean-Pierre DINTILHAC : Ce délai vous montre à quel point il est difficile de rester mobiliser sur des dossiers complexes, lorsque vous savez pertinemment que la commission rogatoire ne reviendra pas avant dix-huit mois. A son retour, vous aurez perdu la mémoire du contenu du dossier parce qu'il y en a quatre-vingt-dix autres et que l'on ne peut examiner tous les jours chaque dossier.

Dans ces conditions, de nombreux juges d'instruction, mais également beaucoup de magistrats du parquet, soit font une gestion administrative des dossiers, soit en sélectionnent quelques-uns pour lesquels ils harcèlent les services de police, laissant de côté d'autres affaires qui dorment parfois plusieurs années, dix ans pour certains, ce qui est tout à fait catastrophique en terme de respect du délai raisonnable.

L'apport de ces assistants spécialisés me paraît donc être une petite révolution. La loi date de 1998 et sa mise en place du mois de juin dernier, aussi ne sont-ils vraiment efficaces que depuis la rentrée 1999 ce qu'ils ont été obligés de se mettre au courant. Ils sont au nombre de dix, cinq au siège, cinq au parquet. C'est encore très peu mais ils représentent une aide infiniment plus considérable que si l'on avait seulement choisi d'augmenter de manière homéopathique, ce qui serait malgré tout souhaitable, le nombre de magistrats en continuant de les laisser travailler seuls. Avoir, à terme, une vingtaine d'assistants spécialisés devrait permettre, non pas d'assister chaque magistrat mais de constituer un pôle qui soit capable d'étudier tel ou tel problème ou de s'investir sur un dossier au moment où il est opportun de le faire. Cette méthode constitue sûrement la meilleure manière d'avancer. Si le faible nombre de magistrats formés, qui ne peut pas être indéfiniment augmenté, est compensé par la possibilité pour la justice de faire appel à des fonctionnaires du ministère des finances et à des contractuels spécialistes du secteur privé, comme la loi le permet, nous aurons la possibilité de répondre aux besoins bien plus rapidement.

On peut également s'interroger sur une adaptation de la loi de 1975. Sans donner une compétence exclusive à Paris, ce qui serait tout à fait ridicule et dommageable, il faudrait cependant y faire remonter les affaires lorsque c'est nécessaire, car la juridiction parisienne a l'avantage d'être proche de tous les grands offices et des services d'enquête nationaux.

J'ajoute, car c'est un point qui me semble important, qu'il conviendrait de développer notre outil informatique resté encore au stade du balbutiement. Nos capacités de rappel régulier, de synthèse, de croisement des données, y compris entre les dossiers, sont encore très limitées. Des expériences sont conduites à titre personnel par des magistrats, passionnés d'informatique, qui ont bricolé quelques logiciels pour parvenir à effectuer des recoupements mais, en dehors de cela, nous avons très peu de moyens.

Me rendant à la direction des enquêtes de la brigade économique et financière, j'ai dû constater que certains fonctionnaires, inspecteurs et commissaires, qui avaient des ordinateurs portables les avaient achetés eux-mêmes.

On sent qu'il existe une réelle volonté, ainsi la brigade criminelle vient de se doter d'un équipement informatique remarquable. Mais nous en sommes encore au début et nous avons pris énormément de retard. Ces problèmes internes s'ajoutent au fait que la délinquance est totalement transfrontières, si bien que, dans certains cas, nous estimons que nous pouvons agir, mais dans d'autres nous nous sentons totalement impuissants.

Il faudrait aussi progresser en matière de coopération internationale et opérer une mise à niveau des instances judiciaires nationales de certains pays pour que l'on puisse avancer. Je pense au Nigeria, où des systèmes d'escroqueries monumentales ont été récemment dénoncés par le barreau. Or, la coopération judiciaire avec ce pays est totalement exclue : nous ne pouvons qu'alerter les victimes, - ce qu'a fait le bâtonnier dans le Bulletin du bâtonnier - sur ce type de placement à des taux tout à fait mirifiques. Mais pour ceux qui se sont déjà laissé séduire par ce genre d'offre, lorsque les plaintes arrivent, nous savons que nous ne pouvons et ne pourrons rien faire.

Le Nigeria est un exemple extrême mais, malheureusement, il en existe de beaucoup plus proches avec lesquels nous rencontrons énormément de difficultés en dépit de nombreux colloques et échanges et malgré les excellentes relations que nous entretenons par ailleurs. Je pense à la Grande-Bretagne ainsi qu'à d'autres pays comme l'Autriche, la Suisse et le Luxembourg, avec lesquels nous n'obtenons pas toujours toute la coopération souhaitable.

Les juges d'instruction qui sont au c_ur des dossiers pourraient vous éclairer utilement. La politique du parquet étant de ne saisir les juges d'instruction que des affaires les plus importantes, ces derniers les suivent mieux au cas par cas. Ils pourraient donner de nombreux exemples, sans indications nominatives, des difficultés qu'ils peuvent rencontrer. Je dois dire que dans des dossiers tels que ceux liés à la circulation de sommes étonnantes en provenance de pays de l'Est, dont une partie vient probablement des aides du Fonds monétaire international, nous savons d'emblée, avant même d'avoir les résultats des premières enquêtes de police judiciaire, qu'il sera extrêmement difficile de retracer les mouvements de ces fonds.

M. le Président : Au travers des différentes affaires que vous avez eu à connaître, quelle est la nature des infractions sous-jacentes aux opérations de blanchiment ? Avez-vous constaté, ces derniers temps, une évolution de la nature de ces infractions ?

M. Jean-Claude MARIN : J'ai été très intéressé par le titre même de cette Mission qui inclut la « délinquance financière ». On a trop tendance à associer la notion de blanchiment à la notion d'organisations criminelles, le blanchiment n'est pas l'apanage des organisations criminelles, car toute activité de délinquance économique et financière nécessite, dès lors qu'elle dépasse un niveau artisanal, un processus de notabilisation des fonds détournés, afin de pouvoir les réinvestir.

Les affaires récentes et importantes soumises à la juridiction parisienne montrent que la nécessité de blanchir existe dans un certain nombre de cas de criminalité organisée - trafic de stupéfiants et autres - mais que notre visibilité sur cette dernière est assez limitée. Néanmoins, le constat doit être fait, il est plus facile de partir de l'argent pour arriver à la marchandise que de partir de la marchandise pour savoir où était passé l'argent, car les flux financiers sont générés au sommet de la pyramide.

En fait, nous constatons, dans la plupart des affaires des cinq ou dix dernières années, que le blanchiment est une nécessité.

On le voit, par exemple, dans une affaire qui est aux antipodes du crime organisé dite « du Sentier », qui est actuellement soumise au tribunal de Paris, qui concerne 700 entreprises participant à un concert frauduleux de fabrication de fausse monnaie cambiaire ou dans telle affaire dans laquelle un délit d'initié sert vraisemblablement à gérer une caisse de péréquation entre un certain nombre d'acteurs d'un secteur économique donné.

Nous le voyons, s'agissant d'une grande entreprise pétrolière, qui alimente des circuits afin de financer, pour parler pudiquement, des opérations spéciales.

Nous le voyons également quand il s'agit d'alimenter les trafics de main-d'_uvre, les affaires de travail clandestin étant en croissance statistique extrêmement importante et faisant l'objet d'une vigilance accrue.

Nous savons également que le secteur de la contrefaçon est actuellement extrêmement productif : dégageant des marges bénéficiaires infinies, il doit recourir à des circuits de blanchiment.

Il y a un aspect du blanchiment que nous pourrions appréhender, mais qui pour l'instant est assez peu visible, le blanchiment de la fraude fiscale. Cette fraude est mal traitée en France parce que le ministère public n'a aucun pouvoir d'initiative. Or, au vu des contacts noués au mois de juin 1999 lors d'une réunion organisée entre les magistrats français, espagnols, belges, allemands et britanniques, je sais que la Belgique et le parquet anti-corruption national d'Espagne - à cet égard, je rejoins l'observation de M. le procureur sur la centralisation des affaires - remontent pratiquement systématiquement à partir de l'information fiscale vers d'autres éléments de criminalité économique et financière.

Je voudrais également souligner le fait que la vertu suscite des comportements de contournement des dispositions vertueuses. L'introduction dans notre droit national des dispositions de la Convention du 27 décembre 1997 de l'OCDE tendant à réprimer, ce qui n'est actuellement pas possible, la corruption active d'un agent étranger, aura pour conséquence de « noircir » une activité qui, pour l'instant, est « visible »par l'intermédiaire de la déclaration fiscale. L'incrimination de la corruption active va inciter au blanchiment parce que, n'en doutons pas, les comportements ne vont pas cesser du jour au lendemain. Ce serait faire preuve d'un optimisme assez naïf que de croire à la disparition immédiate et totale de telles pratiques.

Par conséquent, le blanchiment de l'argent sale n'est pas seulement celui effectué par de vilains trafiquants de drogue ou d'affreux proxénètes. Le blanchiment d'un certain nombre de délits commis dans le secteur économique et financier par des dirigeants d'entreprises est peut-être tout aussi important.

Il existe, à mon sens, deux obstacles essentiels à la lutte contre ce type de comportement délictuel.

Le premier est la parcellisation de l'information dont dispose l'Etat en France. Certes, l'utilisation de l'article 40 du code de procédure pénale est davantage entrée dans les m_urs. Nous recevions ce matin le chef de l'inspection générale des finances qui nous a fait, en deux ans, plus de révélations que l'inspection des finances n'en avait fait depuis toute son histoire. Cette évolution va dans le bon sens, mais il n'y a pas encore de réflexe spontané de transmission de l'information au ministère public chez tous les fonctionnaires et dans toutes les administrations.

Or la collecte et la synthèse de l'information sont essentielles s'il est exact- et c'est le deuxième obstacle - de dire que l'activité de délinquance économique et financière, et plus particulièrement de blanchiment, est fondée sur la division territoriale de l'espace mondial, il est alors vrai que l'on donne un fabuleux atout aux délinquants nationaux ou étrangers en France où il n'existe pas encore de synthèse de l'information disponible par les différentes administrations de l'Etat.

Le troisième obstacle vient de ce que ces contentieux émergents sont fondés autour de délits économiques et financiers essentiellement appréhendés sous la qualification de corruption, d'abus de biens sociaux ou de favoritisme. Je n'ose parler de fraude fiscale puisque, si l'on juge la fraude fiscale à l'aune des plaintes que l'on reçoit à Paris, le contribuable parisien est le plus vertueux du monde, ce qui laisse à penser qu'il y a peut-être d'autres modes de traitement. A l'évidence, la fraude fiscale réelle ne se limite pas à la fraude fiscale judiciaire.

Le quatrième obstacle que je voulais citer est celui de la coopération internationale. Que nous nous trouvions, pour les délits économiques et financiers, au stade primaire du blanchiment ou pour des activités mafieuses plus crapuleuses, au deuxième ou troisième stade, nous ne connaissons qu'une partie du scénario du film. Nous avons donc besoin des épisodes qui se déroulent dans d'autres Etats pour pouvoir reconstituer une cohérence au processus criminel, afin de parvenir à faire ce pour quoi l'Etat nous fait confiance, c'est-à-dire faire condamner les gens. Or, condamner, cela veut dire récupérer des éléments matériels, intentionnels et déterminer l'imputabilité de l'infraction.

Or les conditions de la coopération internationale sont encore aujourd'hui un obstacle essentiel au développement des investigations judiciaires dans un temps raisonnable.

Il est vrai que la coopération est facile avec certains pays comme la Belgique. Avec l'Allemagne, la coopération est relativement facile. Ce sont des pays qui sont ouverts, sachant que le processus de mise en _uvre de la coopération internationale est nécessairement lent, même s'il y a des procédures d'urgence.

Nous avons souvent le réflexe d'invoquer les paradis fiscaux qui paralysent les investigations dans le domaine économique et financier. J'aurais tendance à penser que ces paradis fiscaux sont des paradis judiciaires avant d'être des paradis fiscaux et que concurrence et efficacité judiciaire mériteraient sans doute un rapport de quelques experts avisés.

Mais n'imaginons pas que les paradis fiscaux ou judiciaires sont toujours exotiques. Ils sont près de nous, au sein même de l'Union européenne : le Luxembourg, en dehors du blanchiment du produit du trafic des stupéfiants, a un secret bancaire absolu, ou quasi-absolu ; l'Autriche, qui a longtemps joué un rôle de poumon entre l'Est et l'Ouest, a conservé un statut et des modes de fonctionnement absolument hermétiques : les îles anglo-normandes, mais aussi Gibraltar, sans doute la place la plus opaque du système au plan judiciaire, dépendent de la Couronne britannique. Dans certaines affaires, nous avons tenté de lancer des commissions rogatoires à Gibraltar, « lancer » est bien le mot car rien n'est jamais revenu !

De même, il faut bien reconnaître que Monaco est une place financière extrêmement opaque sur le plan judiciaire. La justice y est une justice déléguée et retenue et, pour ce qui est de la coopération judiciaire, dans une affaire bien connue de gestion de patrimoine, nous n'avons jamais obtenu la vérité, laquelle s'est perdue au fond du puits monégasque.

Ensuite, bien sûr, on peut parler des Bahamas, des Iles Caïman et d'un certain nombre d'Etats de ce genre. Mais aujourd'hui, le blanchisseur ou le délinquant économique et financier avisé ne passe pas par les Bahamas, parce que c'est presque un aveu, mais plutôt par le Luxembourg, Vienne, Amsterdam ou Dublin.

Il existe d'autres obstacles, plus prosaïques, comme l'extraordinaire pauvreté des services de police spécialisés dans cette matière. De fait, le travail du magistrat qui souhaite une enquête devient un véritable travail de marketing : « Regardez mon affaire ! Elle est belle, elle est bonne ! Prenez-là ! ».

Je terminerai par un petit exemple, qui est significatif des difficultés que nous rencontrons. Nous ne sommes pas là face à la grande délinquance, en tout cas, pas en présence d'un fait massif incriminable, mais vraisemblablement derrière des organisations.

Aujourd'hui, on peut acheter n'importe quoi sur Internet en tapant son numéro de carte bancaire. Des milliers de personnes sont victimes d'escroqueries sur des sites situés aux Etats-Unis, au Canada, en Lituanie, etc. Des sommes de 355,07 F ou de 221,06 F, n'attirent pas particulièrement l'attention mais je pense que ces ruisseaux-là font de grandes rivières. En France, nous n'avons aucun moyen de poursuivre ces faits puisque tout se passe dans un pays étranger. La procédure que nous devons suivre consiste donc à dénoncer à l'Etat concerné le fait incriminable, afin qu'il puisse s'en saisir et poursuivre. Pour chaque numéro de carte bancaire, pour chaque affaire, il faut que nous menions une procédure complète de dénonciation - traduction de la procédure, description des textes, traduction des textes - c'est-à-dire six mois de délai et des coûts élevés, si bien que nous ne lançons que très peu de procédures de ce type.

Mme Anne-Josée FULGERAS : En ce qui concerne le pôle financier, puisque le service que je dirige en fait partie, je souscris à ce que disait M. Dintilhac sur le progrès que constitue cette structure dans nos conditions de travail. De même, la présence à nos côtés de spécialistes dans des domaines différents des nôtres, bien que n'ayant pas encore le recul nécessaire, est incontestablement positif.

Cependant, je conserve deux inquiétudes. Tout d'abord, cette structure est censée répondre à nos besoins pour les dix ans à venir, d'après ce que j'ai compris. Or, elle a été conçue en fonction des effectifs existants, aussi n'y a-t-il pas de locaux qui permettent d'accueillir des magistrats supplémentaires.

Ensuite, les assistants spécialisés, si nous remportons ce pari de collaboration et je crois que nous sommes en passe de le faire, vont nous rendre plus intelligents et générer des contentieux nouveaux. La dérive serait de leur donner une mission qui n'est pas la leur, en leur déléguant une partie du travail qui appartient nécessairement au magistrat. Je ne pense donc pas que l'on puisse véritablement dire que les assistants spécialisés réduiront le travail des magistrats en leur permettant de faire beaucoup plus en restant aussi peu nombreux. Immanquablement, à terme, il faudra repenser les effectifs des magistrats et des fonctionnaires.

Il y avait, initialement, dans le projet de pôle financier, l'idée intéressante que la matière financière nécessite une formation préalable. Ce que disait M. le procureur de la République pour les policiers est également vrai pour les magistrats qui sortent de l'école, bien qu'aujourd'hui celle-ci leur dispense un début de formation en ces matières. Aujourd'hui, il n'y a pas de formation préalable obligatoire des magistrats qui auraient vocation à traiter ces grands dossiers financiers. La politique est donc de pallier cet état de fait par le recrutement de magistrats qui, en raison de leur cursus, ont déjà cette connaissance spécifique. Mais l'idéal serait que les magistrats qui _uvrent dans ces services aient une véritable culture financière.

En ce qui concerne la politique pénale en matière financière, hormis les cas où l'action publique est déclenchée par la victime elle-même, par le biais de plaintes avec constitution de partie civile, le parquet est très peu saisi par les plaintes de particuliers : la plupart du temps, sa matière première lui est donnée par les organes de contrôle.

M. le Président : L'administration fiscale vous a-t-elle communiqué des informations entraînant des ouvertures d'enquêtes ?

Mme Anne-Josée FULGERAS : Oui, bien sûr, indépendamment des plaintes pour fraude fiscale qui, comme le disait M. Marin, sont très peu nombreuses et d'une qualité qui laisse un peu songeur. En théorie, on pourrait penser que les plaintes déposées auprès du Procureur de la République représentent les cas les plus graves de la fraude fiscale, justifiant des poursuites pénales. Or, l'examen de leur contenu infirme cette assertion.

Nous recevons également des révélations des services fiscaux en application de l'article 40 du code de procédure pénale.

Mon sentiment est qu'en matière financière plus qu'en toute autre, il serait souhaitable de redonner à la justice la maîtrise de l'action publique. Notre matière première nous est adressée par des organes qui disposent en amont du pouvoir d'apprécier l'opportunité de la transmission, pouvoir qui s'exerce en fonction de critères qui ne sont pas nécessairement ceux de l'action publique et qui peuvent même parfois correspondre à des objectifs contraires à ceux qui seraient les nôtres. Il serait donc nécessaire qu'un véritable dialogue s'engage entre la justice et ces différents organes, dont nous dépendons entièrement.

M. le Président : Pourriez-vous être plus précise et également nous expliquer pourquoi aussi peu d'informations judiciaires sont ouvertes à partir des informations transmises par TRACFIN ?

Mme Anne-Josée FULGERAS : Pour illustrer cette difficile maîtrise de l'action publique que l'on rencontre dans tous les domaines, mais en particulier en matière financière, on peut donner l'exemple des transmissions d'actes introductifs d'instance fiscale par l'administration des douanes qui révèlent des infractions douanières. Il nous semble parfois que l'action publique est alors utilisée comme un levier pour obtenir une procédure de transaction entre l'administration des douanes et le contrevenant. L'administration fiscale peut également avoir des motivations qui ne sont pas celles de l'action publique.

M. Jean-Pierre DINTILHAC : Il y a aussi le filtre de la commission des infractions fiscales.

Mme Anne-Josée FULGERAS : Tout à fait, nous n'avons pas d'initiative en ce domaine.

En ce qui concerne TRACFIN, nous avons pu observer, depuis l'entrée en vigueur de la loi de 1996, une croissance très significative du nombre des transmissions de ce service. Ce sont généralement des informations de bonne qualité, qui ne sont pas en nombre tel que nous ne puissions pas les examiner et les exploiter, à la différence de ce qui se passe, je crois, en Grande-Bretagne. C'est un mécanisme assez satisfaisant et le choix qui a été fait au départ de rattacher TRACFIN au ministère des finances était judicieux. Pour des raisons psychologiques, on pouvait en effet redouter que les banquiers, pour lesquels la justice répressive n'est pas un interlocuteur naturel, répugnent à devenir des collaborateurs de la lutte contre le blanchiment. Ce choix a sans doute permis une certaine coopération, qui nous a surpris d'une certaine façon, en tout cas de la part des grands établissements bancaires. Pour le reste, il y a encore de vastes zones d'ombre puisque seuls 30 à 40 % des établissements bancaires font véritablement application des dispositions de la loi de 1990.

Sur le terrain préventif, cette loi a créé un certain nombre de réflexes au sein des établissements bancaires. Elle a notamment conduit ces derniers à examiner aussi ce qui se passe au crédit des comptes et pas seulement au débit. Même si l'action de sensibilisation est encore incomplète car aujourd'hui seules les banques et plus récemment les bureaux de change font véritablement application de ces dispositions, cette loi est néanmoins, à mon sens, tout à fait positive.

On peut regretter que le législateur qui, par la loi du 2 juillet 1998, a élargi aux notaires et aux professionnels de l'immobilier l'obligation de déclaration de soupçons à l'égard d'opérations portant sur des fonds susceptibles de provenir soit du trafic de stupéfiants soit d'activités d'organisations criminelles, n'ait pas étendu ce dispositif à d'autres professions à risque. Nous observons, notamment, que les experts-comptables et les commissaires aux comptes, qui ont déjà une obligation de révélations mais pas de soupçon ou les avocats peuvent, plus ou moins à leur insu, parce qu'ils n'ont peut-être pas posé toutes les questions ou que les réponses ne leur ont pas donné de visibilité suffisante sur l'objectif économique poursuivi, être amenés à se trouver dans une situation à risque.

Concernant les avocats, même s'il s'agit là d'un problème extrêmement délicat, il faudra probablement distinguer la fonction de conseil de la fonction de défense, je suis persuadée qu'une solution doit pouvoir être trouvée pour que les avocats puissent eux-mêmes porter à la connaissance de la justice des informations qu'ils détiendraient et qui seraient tout à fait utiles sur le terrain de la lutte contre le blanchiment.

M. Jean-Claude MARIN : Depuis que TRACFIN existe, nous avons décompté, en dix ans, 124 révélations au parquet de Paris, mais avec une montée en charge.

M. Jean-Pierre DINTILHAC : Nous sommes, en effet, passés de un à deux cas par an à cinquante l'an dernier.

M. le Président : Combien d'entre eux ont-ils donné lieu à ouverture d'enquête ?

M. Jean-Claude MARIN : Il faut bien voir que ces révélations ne portent pas toutes sur des affaires de blanchiment.

Certes, il y a les articles 3 et 6, mais il y a surtout l'article 16, en vertu duquel TRACFIN nous transmet la plupart des procédures qui ont davantage trait à des faits de délinquance économique et financière, voire des abus de confiance et des escroqueries qu'à des affaires de blanchiment. On ne peut donc pas dire que TRACFIN ait transmis 125 affaires de blanchiment au parquet de Paris. Le blanchiment stricto sensu doit représenter à peu près 10 % de l'ensemble.

Par ailleurs, il faut que vous sachiez que le parquet de Paris restreint au maximum les ouvertures d'information. Par conséquent, nous traitons l'essentiel des affaires franco-françaises sous forme d'enquêtes préliminaires et de citations directes devant le tribunal dès lors que l'on n'a pas besoin des pouvoirs du juge d'instruction pour parvenir à la vérité. Sur cent procédures diligentées par le parquet, dix vont donner lieu à instruction et quatre-vingt-dix vont être traitées par voie d'enquête et de citation directe.

M. Jean-Pierre DINTILHAC : De plus, nous avons beaucoup de déchets sur les informations de TRACFIN, rarement pour des raisons de droit mais le plus souvent des raisons de fait, notamment lorsque des identités se révèlent fausses et ne nous permettent pas d'établir la traçabilité des opérations et de retrouver les auteurs réels de l'infraction.

M. Jean-Claude MARIN : Il existe un autre obstacle, que je qualifierais de paradoxal. Je veux parler de notre droit de la provocation. En France, la définition de la provocation est assez large, peut-être trop, car les opérations sous couverture ou l'insertion d'agents dans un circuit financier frauduleux afin de déterminer qui blanchit, pour qui blanchit-on et où va l'argent blanchi, se heurtent parfois aux limites du droit de la provocation.

M. Jérôme CAHUZAC : J'aimerais avoir votre appréciation sur deux propositions de modification de la législation.

La première concerne l'article 40 du code de procédure pénale. Jugeriez-vous opportun de soumettre, le cas échéant, à des sanctions les fonctionnaires qui ne déclareraient pas au Procureur de la République les éléments susceptibles de constituer une infraction et dont ils ont eu connaissance ? En contrepartie, le recours à l'article 40 devrait être fondé sur un fait justificatif.

Ma seconde suggestion concerne l'article 324-1 du code pénal et le renversement de la charge de la preuve. Ce dispositif qui existe déjà dans certains pays comme l'Italie ou les Etats-Unis, permettrait peut-être de contourner les obstacles dont M. le procureur parlait tout à l'heure. On voit bien qu'il peut être extrêmement délicat pour les administrations concernées de remonter des filières. En revanche, l'existence d'un patrimoine, manifestement hors de proportion avec les sommes déclarées dans l'année ou les années précédentes et dont le détenteur aurait lui-même à démontrer l'origine légale, faciliterait grandement la tâche.

M. Jean-Pierre DINTILHAC : Je suis personnellement très favorable à cette seconde suggestion.

Nous sommes effectivement dans un domaine où la question de la charge de la preuve est fondamentale et représente, avec la coopération internationale, une des difficultés majeures que nous rencontrons. Autant le secret de la vie privée personnelle mérite une protection, autant le secret de la composition du portefeuille, lorsqu'il dépasse une certaine somme, ne relève plus de la vie privée. Dans ce cas, tout ce qui est secret constitue effectivement une entrave et il ne me paraît pas possible de justifier sérieusement ce principe en se fondant sur des raisons de protection des droits essentiels. Le renversement de la charge de la preuve m'apparaît donc comme une très bonne réponse.

La mise en _uvre de votre première suggestion est par contre plus délicate. Je serais favorable à un durcissement de l'article 40 du code de procédure pénale tendant à prévoir une sanction pour non-dénonciation, mais en précisant que le défaut d'information du procureur n'est sanctionné que lorsqu'il s'agit de faits qui constituent manifestement une infraction.

Il y a une utilisation de plus en plus fréquente de cet article. L'inspection générale des finances n'est pas la seule concernée : il y a aussi les chambres régionales des comptes, la Cour des comptes, la Commission des opérations de bourse, etc. Nous enregistrons de plus en plus de dénonciations et nous sommes même, à certains égards, un peu noyés. Par précaution et pour éviter tout reproche, certaines administrations ont tendance à dénoncer plus que de raison de telle sorte que nous passons parfois beaucoup de temps dans d'énormes et volumineux dossiers pour nous apercevoir qu'il n'y a rien à poursuivre pénalement.

Il ne faudrait donc pas ajouter une sanction de nature à submerger les parquets de dénonciations sans contenu pénal. Il faudrait que la rédaction de l'article 40 du code de procédure pénale ne retienne qu'une situation d'infraction manifeste, évidente et aussi d'une certaine gravité pour qu'il y ait obligation d'agir. Il y a toujours un partage du pouvoir de l'opportunité des poursuites dévolu au Parquet, avec ceux qui sont chargés de constater les infractions. Il est heureux que le policier, même si l'on peut parfois estimer qu'il le fait à mauvais escient, puisse apprécier de dresser ou non une contravention lorsqu'il a affaire à une femme enceinte qui s'arrête pour aller chercher son pain à la boulangerie ou que le chef de l'inspection générale des finances - nous avions ce débat ce matin - puisse considérer qu'une infraction est mineure et qu'elle peut être réglée facilement, sans immédiatement transférer l'affaire à la justice. Il faut préserver cette marge d'appréciation mais, lorsqu'il s'agit d'infractions graves, substantielles et manifestement caractérisées, il n'est pas acceptable que les administrations ne transmettent pas. Dans ce seul cas, on pourrait considérer comme justifié le principe d'une sanction.

M. Jean-Claude MARIN : Je n'ai pas grand-chose à ajouter concernant l'article 40 du code de procédure pénale, si ce n'est que ce ne sont pas que les fonctionnaires qui sont débiteurs de la révélation mais aussi les institutions, qui sont des démembrements de l'Etat, dont le code pénal nous dit qu'il est la seule personne morale non punissable. Il faudrait donc déjà modifier la rédaction et définir la personne débitrice de l'information au parquet.

Je m'étonne, depuis longtemps, que l'on poursuive des commissaires aux comptes qui ne révèlent pas et non pas les fonctionnaires qui taisent. Cela pose un vrai problème qui tient, entre autres, à l'organisation de l'administration ; certaines circulaires prévoient que la révélation se décide non pas au niveau du fonctionnaire, mais à des niveaux hiérarchiques considérablement plus élevés. Qui sera alors le responsable pénal : la baïonnette non intelligente ou le hiérarque qui aura ramené la décision à son niveau ?

Durcir les dispositions de l'article 40 du code de procédure pénale est une voie intéressante, mais elle me paraît délicate.

Au nombre des débiteurs de renseignements, la Commission bancaire se révèle beaucoup plus active qu'autrefois. Si nous obtenons les révélations de soupçon effectuées par les « bonnes banques » à TRACFIN, il y a le problème de la non révélation de soupçons par les « mauvaises banques », dont TRACFIN ne connaît rien. La Commission bancaire commence à nous adresser des dossiers dans lesquels elle a noté, au cours de ses contrôles, que telle ou telle opération douteuse, n'a pas donné lieu à déclaration de soupçon.

En ce qui concerne l'article 324-1 du code pénal et le renversement de la charge de la preuve, c'est une orientation que tous ceux qui traitent la matière depuis des années appellent de leurs v_ux. Je note que des pays qui ne sont pas connus pour être des pays de non droit, comme les Etats-Unis, pratiquent le renversement de la charge de la preuve ; il est aussi vrai qu'ils reconnaissent le droit de la provocation. Il me semble également que, dans certaines matières, les Britanniques ont introduit un degré raisonnable de renversement de la charge de la preuve. Nous y sommes assez favorables, mais il faudrait l'organiser de telle sorte qu'il puisse être voté par le législateur, ce qui n'est pas évident.

Cela étant, avant d'instaurer un éventuel renversement de la charge de la preuve, nous souhaiterions qu'un peu d'ordre soit mis dans la législation sur le blanchiment. Vous vous êtes certainement rendu compte que les banques doivent déclarer des soupçons non pas du blanchiment du produit de la délinquance économique et financière, mais du crime organisé.

De fait, nous pouvons poursuivre sur la base de deux textes différents. L'un, qui traite du blanchiment de sommes provenant du trafic des stupéfiants, engendre des peines de dix ans et autorise une garde à vue de quatre jours. L'autre, issu de la loi de mai 1996, concerne le blanchiment dit de droit commun, pour lequel tous ces moyens extraordinaires de procédure n'existent pas et dont le mauvais usage peut d'ailleurs être sanctionné par la Cour de cassation, au motif que l'on a délibérément choisi un blanchiment de stupéfiants pour utiliser un cadre procédural exorbitant du droit commun, alors que l'on savait que c'était un autre type de blanchiment. Par ailleurs, si nous voulons faire une opération sous couverture, l'article 706-32 du code de procédure pénale n'est applicable qu'au blanchiment du produit provenant du trafic de stupéfiants et non de crime organisé.

Trois textes, trois incohérences. Il devient sportif de faire fonctionner ensemble ces règles de lutte contre le blanchiment ! Le renversement de la charge de la preuve ne doit donc pas faire oublier cette nécessaire mise en cohérence.

Mme Anne-Josée FULGERAS : Il est vrai que cette distorsion entre les moyens procéduraux selon les caractéristiques de l'opération de blanchiment est pénalisante.

Aujourd'hui, lorsque l'on travaille sur le réseau d'une organisation criminelle extrêmement puissante, si l'on n'arrive pas à apporter la preuve que le trafic de stupéfiants est au nombre de ses activités, sachant que les activités des organisations criminelles sont très évolutives, nous ne pouvons juridiquement pas recourir à ces instruments, qu'il s'agisse de la garde à vue, de la perquisition, du délai de prescription ou d'un moyen aussi essentiel pour atteindre certaines étapes du blanchiment que sont les opérations sous couverture.

M. Michel HUNAULT : Permettez-moi tout d'abord de préciser que la finalité de la loi, dont j'ai été rapporteur, visait le blanchiment du trafic de stupéfiants. Vous voulez aller plus loin, mais vous savez très bien qu'il est beaucoup plus facile de prendre quelqu'un pour fraude fiscale que d'avoir des dossiers efficaces en matière de blanchiment de l'argent de la drogue.

Le législateur, à l'époque, a voulu maîtriser le champ d'application de ce texte. Vous défendez aujourd'hui un autre point de vue.

Je voudrais évoquer le problème de la coopération internationale.

Les grands groupes français ont l'impression d'être soumis à un dispositif juridique assez contraignant. Je me permets de rappeler que dans un passé proche, les commissions étaient non seulement déclarées mais aussi déductibles, la COFACE cautionnant même parfois cette pratique. L'évolution est considérable et pose un problème en matière de contrats internationaux et de coopération, puisque nous avons une législation rigoureuse, et que certains de nos concurrents, par le biais de sociétés dans des paradis offshore, contournent la loi.

L'intérêt de cette Mission n'est pas de refaire des lois à l'infini mais de compléter certaines dispositions. En matière de coopération internationale, que pouvez-vous nous suggérer, à partir du moment où des délits sont harmonisés mais où les sanctions ne sont pas applicables de la même façon ?

M. Jean-Pierre DINTILHAC : La première réponse serait celle du renversement de la charge de la preuve. En matière de coopération, il y a des questions de politique, de relations diplomatiques ; nous n'avons pas la possibilité d'imaginer un système qui impose par exemple une coopération positive de la part du Nigeria ou d'autres pays. En revanche, avec le renversement de la charge de la preuve, tout argent qui arrive avec un dispositif de blanchiment, ne nous oblige pas à qualifier l'infraction et à remonter à la source et au caractère illégal organisé de la source initiale de l'argent, il est possible de « court-circuiter » la difficulté qu'il y a à remonter à l'origine. Tant que l'on n'aura pas mis au pas des pays qui ne respectent pas, ou refusent de respecter une règle commune - et il vrai qu'il y en a encore au sein de l'Europe des Quinze - le renversement de la charge de la preuve nous permettrait de demander à ceux qui investissent des fonds dont l'origine n'est pas établie de justifier de leur provenance.

Je ne sais pas s'il existe d'autres solutions techniques, mais celle-là aurait, en tout cas, une certaine efficacité.

Mme Anne-Josée FULGERAS : Sur le plan de l'incrimination, la France a opté pour un blanchiment de nature secondaire, à l'instar du recel. On ne peut donc pas être poursuivi en France à la fois comme auteur de l'infraction primaire et comme blanchisseur. La plupart des pays disposant d'une incrimination de blanchiment n'ont pas adopté ce système. Dans les programmes et les modèles de loi présentés par le PNUCID, cette façon de procéder a totalement été bannie. Cette absence d'harmonisation est assez gênante dans le cadre de la coopération, notamment en matière d'extradition. De fait, nous rencontrons, dans certains dossiers, des obstacles juridiques liés à cette prise de position du législateur français.

M. Jean-Claude MARIN : Premièrement, le texte de l'article 324-1 du code pénal, relatif à l'infraction de blanchiment, méritait d'être modifié parce qu'à l'épreuve de la réalité, un certain nombre de limites étaient apparues clairement. C'est tout l'intérêt de la rencontre entre le législateur et celui qui ne fait qu'appliquer la loi.

Deuxièmement, en ce qui concerne la Convention OCDE et la pénalisation de la corruption active d'un agent étranger, vous posez le problème de la coopération internationale. Si j'étais cynique, je dirais que la coopération internationale se fera peut-être au niveau de la plainte, c'est-à-dire que, sur les grands marchés internationaux, les concurrents évincés déposeront systématiquement plainte pour corruption contre l'entreprise qui aura remporté le marché. De ce point de vue, les compagnies américaines ne seront sans doute pas les dernières.

Mais, sur le plan de la coopération judiciaire internationale, quel sera le degré de coopération de l'Etat dont le décideur, éventuellement de haut niveau, pourrait être poursuivi du chef de corruption passive ? Je crains qu'il ne soit nul.

M. André VALLINI, rapporteur: Vous avez par deux fois qualifié les difficultés de la coopération internationale d'obstacle majeur et vous avez brièvement évoqué l'idée d'un parquet européen. Cette idée vous semble-t-elle de nature à atténuer ce manque de coopération internationale ? Si oui, à quelle échéance ?

M. Jean-Pierre DINTILHAC : J'ai en effet évoqué ce parquet européen que propose notamment Mme Delmas-Marty, en avançant l'idée d'une première étape qui prendrait la forme d'une compétence nationale concurrente, avec, pour la France, un parquet national qui pourrait être parisien, si, parallèlement, dans chacun des pays de l'Union européenne, il y avait des pôles ou des parquets financiers ou des institutions ayant en charge la poursuite et la condamnation en matière de délinquance économique et financière à grande échelle. La réunion de quinze pôles financiers des quinze pays membres de l'Union permettrait alors, de façon quasi permanente, une mise en commun d'informations. A Quinze, on peut se réunir et travailler ensemble, échanger des fichiers et avoir des échanges personnels.

La constitution d'un parquet européen à proprement parler est évoquée notamment dans le cadre des fraudes communautaires, qui est un domaine très important où l'on peut constater une évolution. La manne européenne fait, en effet, l'objet de détournements dans des proportions qui, d'après les indications que nous avons, semblent être considérables.

Indépendamment de ce qui constituerait un parquet européen stricto sensu, qui touche au domaine régalien et qui nécessiterait de modifier la Constitution, nous pourrions, en l'état actuel des textes fondamentaux, à la condition que chaque pays des Quinze prévoit une compétence nationale pour la grande délinquance économique et financière, constituer une « force de frappe » qui répondrait aux objectifs de l'« appel de Genève ».

M. Arnaud MONTEBOURG, rapporteur : Je voudrais demander à Mme Fulgeras, qui est directement en charge d'un certain nombre de dossiers, son appréciation sur la façon dont les pays européens pratiquent la coopération internationale. Pourriez-vous, grossièrement, évaluer le taux de non-réponse, le délai de retour s'il y a un retour, et la qualité des résultats ?

Une délégation de la mission s'est rendue en Suisse où il était assez plaisant d'entendre certains magistrats dire que les Français ne connaissaient rien aux exigences de la réglementation suisse et qu'il faudrait commencer par les former et leur apprendre à envoyer des commissions rogatoires internationales. Nous leur avons répondu qu'ils avaient sans doute raison mais que nous avions tout de même quelques questions à leur poser sur la manière dont eux-mêmes fonctionnaient !

Je voudrais que vous nous donniez des éléments pour répondre à vos collègues magistrats que nous allons rencontrer dans chaque pays. Pourriez-vous, par exemple, nous dire ce que vous pensez de la Suisse, en particulier de la Suisse alémanique que ne connaissons mal ? J'ai cru comprendre que du côté de la Suisse romande et du Tessin, cela passait mieux...

Mme Anne-Josée FULGERAS : Je parle sous le contrôle de M. Marin qui a une vision d'ensemble des affaires de la division financière et je pense que les réponses à votre question seraient encore plus précises si vous les posiez à des magistrats instructeurs, qui vivent ces difficultés au quotidien.

Mon impression, en ce qui concerne la Suisse, est que si les magistrats français devaient se former aux subtilités de la procédure suisse, ils pourraient y passer de nombreuses années, peut-être autant qu'il en faut pour voir revenir les commissions rogatoires internationales.

Je dirai que la situation est extrêmement variable. Dans certains dossiers, nous voyons une collaboration qui me semble de bonne qualité. Si l'on en juge par les investigations menées par le juge suisse sur le dossier ELF, je crois qu'il travaille beaucoup et activement. Évidemment, s'agissant de la commission rogatoire dans le dossier de la Société générale, dont M. Marin pourrait vous parler encore plus savamment que moi pour s'en être occupé, on reste perplexe sur les raisons qui ont pu justifier et justifient encore une telle durée.

J'ai, de surcroît, l'impression que les relations avec les pays d'Europe sont très évolutives. J'ai connu pour ma part des aventures très malheureuses sur le terrain de la coopération avec l'Espagne, mais je discutais récemment avec un collègue qui me disait qu'elles étaient aujourd'hui excellentes.

En revanche, avec la Grande-Bretagne, force est de constater que les relations sont très difficiles. Il s'agit de systèmes et de culture juridiques trop différents.

M. Arnaud MONTEBOURG, rapporteur : Qu'entendez-vous par « difficiles » ? Cela veut-il dire que vous n'avez pas de réponse ?

Mme Anne-Josée FULGERAS : Oui. Il y a des non retours. En revanche, il y a aussi des avancées. Je me suis laissé dire qu'à Jersey, on pouvait envoyer avec succès une commission rogatoire internationale, mais cela n'a pas encore été expérimenté. Je l'ai d'ailleurs fait savoir à mes collègues de la galerie financière parce que personne n'y aurait même songé. Il semble qu'il y ait une volonté de donner des gages et cela mérite d'être essayé.

Il est vrai que certains magistrats instructeurs ont vécu une expérience malheureuse et ne tentent même plus de lancer des commissions rogatoires internationales dans certains pays.

M. Arnaud MONTEBOURG, rapporteur : La Chancellerie devrait dresser une sorte d'annuaire annuel indiquant les pays où l'on peut adresser une commission rogatoire avec quelque chance de succès...

M. Jean-Pierre DINTILHAC : La Chancellerie a mis en place un dispositif qui me semble intéressant et qui donne des résultats, celui des magistrats de liaison. Certes il n'y en a pas dans tous les pays, pas en Suisse notamment, mais dans ceux où ils existent, nous constatons des progrès, notamment pour les commissions rogatoires internationales. C'est le cas pour les Etats-Unis où le système se révèle très précieux ; un collègue américain est à Paris et nous avons un magistrat en poste à Washington. C'est très utile pour formaliser les commissions rogatoires mais aussi pour connaître l'état d'esprit dans lesquels elles doivent être exécutées. Les magistrats américains, par exemple, estiment que les Français doivent venir eux-mêmes faire des investigations sur place et ils sont tout prêts à ouvrir leurs dossiers.

En Grande-Bretagne, nous avons également un magistrat de liaison, mais nous rencontrons des difficultés qui consistent d'ailleurs moins en des non réponses qu'en des exigences permanentes de précision et de complément de dossier qui finissent par lasser car, à force de s'entendre redemander de présenter les demandes autrement, de traduire, de rajouter les textes des lois, on finit, comme tout cela s'accompagne tout de même d'un certain délai de réponse, par penser que l'on n'y arrivera jamais. C'est notamment le cas pour les dossiers d'extradition avec la Grande-Bretagne, qui sont extrêmement difficiles à monter et qui n'aboutissent que très rarement.

M. Arnaud MONTEBOURG, rapporteur : Notre problème est plutôt celui de l'identification des ayants-droit économiques. C'est, pourtant, une chose simple : il suffit d'aller à la banque, d'obtenir un nom et de l'envoyer par la poste. Ce n'est même pas une mesure de perquisition, une simple réquisition suffit.

Quel est le taux de résultat avec la Grande-Bretagne ? Par ailleurs, je souhaiterais que l'on passe en revue certains pays européens.

M. Jean-Claude MARIN : Concernant la Suisse, il y a effectivement une situation extrêmement différenciée entre deux cantons actifs, ceux de Genève et du Tessin, et les autres. A Genève, l'action de juges tels que MM. Perraudin, Kasper Ansermet à une certaine époque, ainsi que l'action du procureur général du canton, ont permis de faire évoluer la situation.

La réforme législative sur la limitation des recours a également permis de gagner du temps. La modification de la procédure s'est appuyée sur une volonté de bien faire. En outre, Genève et le Tessin sont les seuls à appliquer de façon dynamique la procédure dite du canton leader, qui permet à un juge étranger souhaitant des investigations dans plusieurs cantons, de demander au juge du canton dans lequel elles sont les plus nombreuses, de déclencher une procédure l'autorisant à investiguer dans les autres cantons pour son compte. Cela évite d'avoir à envoyer des commissions rogatoires à chacun des cantons concernés.

Genève le fait volontiers ; à Zurich, c'est extrêmement aléatoire. Il y avait un juge très actif, M. Peter Cossandey, qui remuait les montagnes pour que l'on puisse obtenir le renseignement voulu : telle fiduciaire genevoise a ouvert un compte au nom de telle société panaméenne, quel est le bénéficiaire économique final du compte... Il a pu, dans un dossier Péchiney, nous répondre dans un délai qui était considéré comme raisonnable pour Zurich, soit vingt-six mois. Mais tout cela repose sur une volonté personnelle.

Nous savons par les juges genevois que les cantons alémaniques n'aiment guère que le canton de Genève soit juge leader dans des commissions rogatoires pluricantonales et qu'ils préféreraient que ce soit Zurich, pour des raisons que l'on comprend bien. Il est vrai que les cantons alémaniques n'ont pas les mêmes règles de procédure, ni parfois le même contour de secret bancaire ; ce sont autant d'obstacles qui rendent la coopération plus difficile.

Je voudrais revenir sur le caractère particulier de la commission rogatoire sur la Société Générale. C'est une affaire qui n'est pas terminée et nous fêterons la onzième année des faits au mois de juin. Mais dans ce dossier, nous avons eu un cumul idéal d'obstacles à la coopération internationale, c'est-à-dire des recours systématiques, à l'entrée et à la sortie - actuellement, un seul des deux recours est possible - des saisines, à chaque stade, de la chambre d'accusation de Genève et du tribunal fédéral et nous avons dû faire face également à un magistrat qui refusait de faire des actes.

C'est sans doute violer le secret de l'instruction, mais je peux vous dire que le premier acte utile a été l'audition d'un fiduciaire organisée avec bon goût le 14 juillet 1999, sur la base de deux commissions rogatoires décernées en 1991 et 1992.

M. Jean-Pierre DINTILHAC : Après une forte pression médiatique et une quasi menace de poursuites disciplinaires en Suisse.

M. Jean-Claude MARIN : Auxquelles s'ajoutent quatre visites du juge d'instruction et du ministère public...

Donc, la coopération internationale est aussi une affaire de personnes.

Les Britanniques ont une organisation de police qui fait que selon que l'on est ou non à Londres, on a plus ou moins de coopération, selon que le SFO est compétent ou qu'il ne l'est pas. S'il ne l'est pas, on est obligé de solliciter des services qui dépendent de la Metropolitan ou de polices de comté et qui sont extrêmement peu coopératives, vraisemblablement par manque de moyens.

Par ailleurs, la procédure anglaise est une procédure impérialiste : tout doit se faire dans les moindres détails, même pour un pays étranger, comme on doit le faire en Angleterre. Ainsi, on doit justifier que la signature de la commission rogatoire est bien celle du juge et il faut pratiquement un affidavit pour certifier que c'est bien M. Untel, premier juge ou juge d'instruction, qui a signé l'acte.

Enfin, les magistrats français n'ont pas toujours connaissance des bonnes questions à poser. Les juges suisses et français ont suivi une « formation permanente » qui porte ses fruits, ou, plus exactement, la permanence des affaires a permis la formation mutuelle de nos magistrats. En revanche, en Grande-Bretagne, jamais il n'y a d'aide en retour. Par exemple, si vous demandez si le compte 55 S a vu passer une somme supérieure à 10 000 francs émanant de telle banque française, on vous répondra négativement, même si l'on sait que le compte 55 S a été clôturé pour erreur d'écriture et s'appelle 55 N dans les livres de la banque. En Grande-Bretagne, nous sommes donc confrontés à une série de difficultés colossales pour obtenir des informations dès lors que, j'insiste, le SFO n'est pas l'organe concerné. Il est au moins compétent sur la City, mais là, nous nous heurtons à l'hermétisme de certaines maisons de titres londoniennes.

M. Arnaud MONTEBOURG, rapporteur : Quelle votre analyse sur le Liechtenstein et l'Autriche ?

M. Jean-Pierre DINTILHAC : Sur le plan général, nous avons tout à l'heure indiqué les difficultés rencontrées en Autriche au niveau du secret bancaire. Concernant le Liechtenstein, je ne sais pas.

M. Jean-Claude MARIN : Il n'y a plus de commission rogatoire française à Vaduz.

M. Arnaud MONTEBOURG, rapporteur : Pour quelle raison ?

M. Jean-Claude MARIN : Parce qu'elles ne reviennent pas.

M. Arnaud MONTEBOURG, rapporteur : Les magistrats français se sont-ils découragés ?

M. Jean-Claude MARIN : Il faut bien voir que lorsqu'un juge d'instruction lance une commission rogatoire, il indique ainsi aux parties que cette investigation est utile à la manifestation de la vérité. Par conséquent, il se contraint à en attendre le retour avant de clore son dossier.

Je ne sais pas si vous vous en souvenez, mais dans l'affaire de l'ARC, aujourd'hui jugée, nous avons eu un incident qui n'a, fort heureusement, rien retardé. Le juge suisse a renvoyé une partie de la commission rogatoire précisant que M. Crozemarie avait 4 ou 5 millions sur un compte en Suisse après la clôture du dossier, alors que ce dernier comparaissait devant le tribunal. Cet élément aurait renforcé considérablement l'accusation, mais nous avons dû indiquer aux parties que nous n'en tirerions aucune conséquence puisqu'il n'était pas dans le débat au moment du renvoi.

Adresser une commission rogatoire, c'est prendre, d'une certaine façon, un engagement d'attendre un résultat. On voit bien ce que cela donne pour la Société générale.

Mme Anne-Josée FULGERAS : Les difficultés de la coopération internationale peuvent aussi tenir à des accords entre le pays que nous sollicitons et un autre pays. Dernièrement, un juge de la galerie financière a délivré une commission rogatoire aux Etats-Unis dans un dossier important mais, pour des raisons qui tenaient à des accords passés avec la Suisse, les Américains ont traîné les pieds pour permettre l'exécution de la commission rogatoire.

Globalement, il me semble que, depuis quelque temps, l'exécution des commissions rogatoires internationales aux Etats-Unis est très difficile ; il faut d'abord trouver une monnaie d'échange qui puisse les intéresser pour que le dialogue s'instaure et que la demande puisse être exécutée rapidement et dans de bonnes conditions.

M. Arnaud MONTEBOURG, rapporteur : S'agissant du Luxembourg, vous expliquez que le secret bancaire y est, si j'ai bien noté, absolument hermétique. Cela signifie donc qu'il est impossible pour un magistrat français qui délivre une commission rogatoire à l'autorité luxembourgeoise, de connaître l'identité de l'ayant droit se cachant derrière un compte sur lequel il demande des investigations ?

M. Jean-Claude MARIN : Il n'est pas absolument impossible de le faire, mais il faut, de manière très précise, décrire les investigations souhaitées et indiquer que le résultat de l'investigation ne sera jamais utilisé en matière fiscale.

La personne visée peut, quant à elle, contrebattre cette investigation en disant que la France va l'utiliser à des fins fiscales, le terme de secret absolu est sans doute excessif, mais le secret bancaire est suffisamment bien gardé au Luxembourg pour qu'il faille plusieurs commissions rogatoires, c'est-à-dire des allers-retours de renseignements, pour pouvoir obtenir un résultat concluant.

Si, par exemple, vous demandez quel est le titulaire du compte 55 S, on ne vous répondra pas. Il vous faudra donner une liste de personnes, et demander si le titulaire de ce compte en fait partie. On joue, à chaque fois, une partie de poker.

Si Jean-Claude Marin ouvre un compte et l'appelle Niram et que le juge demande si Jean-Claude Marin est titulaire du compte, on lui répondra négativement.

M. Arnaud MONTEBOURG, rapporteur : Dans quels délais ?

M. Jean-Claude MARIN : Cela dépend des magistrats et il y a un magistrat extrêmement actif à la galerie financière du Luxembourg. Mais, il faut compter de l'ordre de six mois, ce qui est rapide.

Mme Anne-Josée FULGERAS : C'est rapide, mais si l'on doit produire cette liste plusieurs fois avant d'avoir la réponse ...

M. Arnaud MONTEBOURG, rapporteur : Ce jeu de cache-cache peut durer des années.

Pourriez-vous nous parler du statut particulier de Monaco dont nous ne pouvons nous désintéresser puisque la France a des liens avec la Principauté, comme d'ailleurs avec Andorre, au même titre que les territoires anglo-normands et Gibraltar sont rattachables au Royaume-Uni.

M. Jean-Claude MARIN : La question devrait sans doute être posée aux parquets de Nice ou de Grasse parce qu'ils ont une expérience continue. Néanmoins, nous avons, pour notre part, un certain nombre d'affaires avec Monaco. J'ai eu un jour la surprise de voir un magistrat de la Principauté arriver dans mon bureau pour savoir comment fonctionnait un pôle financier. J'ai trouvé que la situation ne manquait pas d'humour.

A Monaco, il y a les affaires pour lesquelles le gouvernement monégasque, pour ne pas dire le prince, tolère l'investigation et celles pour lesquelles il ne la tolère pas ; comme je le disais, la justice est retenue.

M. Arnaud MONTEBOURG, rapporteur : Elle obéit aux injonctions du pouvoir exécutif et monarchique ?

M. Jean-Claude MARIN : Tout à fait. Cependant, la loi bancaire française est applicable à Monaco et la Commission bancaire française est habilitée à y vérifier l'application de la réglementation bancaire. C'est ainsi que nous avons eu une ou deux affaires monégasques pour lesquelles, en vertu d'une convention internationale qui donnait accès à la justice française à Monaco - et encore avons-nous dû énormément batailler sur le protocole de 1945 - nous avons pu avoir accès à un certain nombre de données dans l'affaire de la Banque industrielle de Monaco, la BIM, qui était présidée par Mme de Bourbon-Parme. L'affaire a commencé par une transmission de fausses informations sur les ratios prudentiels à la Commission bancaire. Ce dossier a abouti à une condamnation et nous avons pu, à cette occasion, apprendre l'existence de comptes à numéros, dits de gestion de patrimoines.

Mais, lorsque nous avons ouvert une autre information sur ces comptes à numéro, nous n'avons rien obtenu.

M. Arnaud MONTEBOURG, rapporteur : C'est une affaire enlisée ?

M. Jean-Claude MARIN : C'est une affaire qui est sortie « par le petit bout », car des bénéficiaires économiques finaux sont apparus comme ayant été en France à un moment précis et nous avons découvert un certain nombre d'infractions - abus de biens sociaux et infractions à la gestion de patrimoine -, en France. Mais ces comptes étaient des comptes pyramidaux. Vous aviez un compte de passage et, dessous, quarante à quarante-cinq comptes de bénéficiaires. Nous avons pu, sur trois cent cinquante comptes, élucider l'origine et l'usage des fonds pour cinq à dix d'entre eux, mais, sur le reste, nous n'avons obtenu aucune coopération.

M. le Président : Nous sommes préoccupés par les propos tenus devant notre Mission par Mme la Garde des Sceaux estimant que beaucoup d'argent de la mafia des pays de l'Est était sans doute investi dans l'immobilier de la Côte d'Azur. Nous avons par ailleurs été interpellés par des juges et des responsables étrangers sur cette question et nous savons, par ailleurs, que dans des opérations de liquidation des actifs de banques, on a vu arriver des gens des pays de l'Est avec des disponibilités financières impressionnantes.

Quelle est notre capacité à lutter contre ces phénomènes ? Quelle est la réalité de cette rumeur concernant la pénétration de l'argent sale sur la rive méditerranéenne de notre pays ?

M. Jean-Pierre DINTILHAC : Tout d'abord, première difficulté, nous n'avons pas la capacité de confronter la réalité des délits connus avec la réalité de la délinquance. Nous pouvons procéder à des évaluations, nous livrer à des appréciations à partir de quelques affaires que nous connaissons, mais nous ne pouvons rien affirmer.

La Côte d'Azur est concernée, Paris également, où nous avons souvent, venant notamment de magistrats du tribunal de commerce, des interrogations sur les liquidations et les reprises d'entreprises dont la viabilité est loin d'être certaine.

Je ne sais pas ce qu'en pensent M. Marin et Mme Fulgeras, mais les outils actuels dont nous disposons sont ceux des circuits financiers. L'élargissement de la déclaration de soupçons aux avocats et aux experts-comptables serait une bonne chose, car c'est uniquement par le biais de l'amélioration des réseaux de signalement par ceux qui sont au c_ur des affaires, que l'on peut essayer d'avancer. Mais si nous n'avons pas cette première source, conjuguée à l'outil que pourrait être le renversement de la charge de la preuve, c'est évidemment extrêmement difficile.

Mme Anne-Josée FULGERAS : Nous sommes là sur un terrain pour lequel nous n'avons aucune donnée chiffrée. Il s'agit d'une délinquance qui est, par nature, quasiment invisible. Il est donc très difficile d'en percevoir la réalité. Néanmoins, quand on commence à percevoir des signes tangibles, cela devient très inquiétant. Or, nous commençons à les voir.

Tout d'abord, une proportion très significative des révélations de TRACFIN concerne aujourd'hui des mouvements qui intéressent les échanges entre les pays de l'Est, notamment la Russie, et Paris.

Ensuite, on observe au tribunal de commerce, des rachats de petites et moyennes entreprises en difficulté dans des conditions curieuses, souvent via des holdings luxembourgeoises ou belges, avec des capitaux russes. A l'évidence, il ne s'agit pas de relancer l'activité de ces structures. Dans ces conditions, nous pensons que ces opérations ont pour finalité d'acheter des sociétés écrans en vue de futurs investissements.

Il est également vrai que nous n'avons pas les moyens de nous protéger contre une infiltration économique très sophistiquée, dont nous savons pourtant que certaines organisations criminelles des pays de l'Est se sont fait une véritable spécialité, avec un très bon niveau de connaissance des circuits financiers et des outils.

J'ai lu récemment que des économistes évaluaient à plus de 40 milliards de dollars les seuls investissements russes en France, ce qui est considérable dans la mesure où elle n'est pas le seul pays à attirer ces investissements.

M. le Président : Quels sont ces mécanismes sophistiqués que vous évoquez ?

Mme Anne-Josée FULGERAS : La bonne connaissance des circuits financiers, c'est-à-dire de tous les moyens les plus sophistiqués de transfert de fonds, le maniement du cyber-blanchiment, des banques Internet, de tous les moyens de compensation, c'est-à-dire tous les moyens relativement classiques de blanchiment, mais avec des outils extrêmement performants et opaques.

Tous ces signes ne nous permettent pas d'évaluer exactement l'ampleur du phénomène et du danger mais, aujourd'hui - ce n'était pas le cas il y a deux ou trois ans - ils nous permettent d'être certains qu'il y a de véritables actions d'infiltration économique.

Lorsque l'on se rend à la data room d'une grande banque parisienne qui réalise un certain nombre d'immeubles ainsi que des participations industrielles, on constate que cette vente a été remarquablement organisée, mais qu'aucune espèce de mécanisme de sécurité n'était mise en place. N'importe qui pouvait acheter n'importe quoi : il suffisait de se présenter avec un chèque de banque et l'on pouvait acheter absolument ce que l'on voulait, y compris des participations industrielles, ce qui est assez inquiétant. A cet égard, les mécanismes de prévention prévus par la loi française sont relativement efficaces sur le terrain du contrôle des établissements financiers mais, à mon avis, très insuffisants vis à vis de l'opacité dangereuse qui règne derrière le capital des sociétés. Ces mécanismes de prévention ne me paraissent pas non plus adaptés en ce qui concerne les transferts internationaux.

M. Jean-Claude MARIN : Il est vrai que nous avons de plus en plus d'interrogations - et peu de réponses - sur le financement du rachat d'un certain nombre d'entreprises.

Nous avons constaté que la communauté financière n'est pas prête à douter de ses membres. Si les fonds viennent d'une des grandes banques de la place, qui elle-même les a obtenus d'une autre grande banque, ils sont totalement blanchis. Le contrôle se fait à l'entrée de la place mais, une fois dans la sphère financière, la notion de crédit fonctionne totalement.

L'argent circule rarement directement d'une banque russe à une banque française. Nous sommes en train de constater, dans une affaire qui est en cours, et dont nous ne pouvons donc pas beaucoup parler, que le rôle des banques israéliennes se révèle, là encore, assez énigmatique s'agissant d'un certain nombre de transactions financières. Celles-ci semblent jouer un rôle pivot dans certaines opérations, notamment en raison de la spécification du droit cambiaire israélien, beaucoup plus développé que le droit cambiaire français. Ainsi, en Israël, les chèques sont endossables, et pas seulement à l'intention d'établissements de crédit : on perd donc la trace du bénéficiaire initial par une simple transmission par endos.

Que ces soupçons soient infondés ou fondés, nous n'avons pas de réponse.

Mme Fulgeras souhaite une amélioration du dispositif de vigilance de la loi du 12 juillet 1990. On pourrait aussi exiger des obligations de transparence sur l'origine des fonds servant à acquérir une société ou une entreprise dans le cadre d'un plan de cession ou d'une liquidation judiciaire.

M. Jacky DARNE : J'ai aussi entendu parler de problèmes avec des banques israéliennes qui, dit-on, interviennent sur la place d'Anvers pour des facturations et des tricheries sur le marché du diamant. A partir du moment où ce phénomène est connu par vous et par d'autres, comment collaborez-vous, et avec quelles institutions, pour que des questions de ce type soient examinées ?

En effet, il n'y a pas de plainte spécifique, mais simplement une information d'ordre général. Cela suppose donc une veille sur un ensemble d'éléments que l'on subodore. Qui est à même de faire ce travail dans notre pays ?

M. Jean-Pierre DINTILHAC : Il s'agit en l'occurrence d'éléments qui résultent des dossiers sur lesquels il y a actuellement des investigations, des instructions et même, pour partie, des poursuites.

M. Jacky DARNE : Je précise ma question : est-ce que les assistants spécialisés se voient confier une mission plus large de réflexion et de synthèse sur des problèmes généraux ?

M. Jean-Pierre DINTILHAC : C'est une question sur laquelle nous travaillons et qui répond à des réformes en cours, y compris devant le Parlement, en ce qui concerne les notions de politique pénale et de détermination de priorités. Actuellement nous sommes souvent instrumentalisés par un certain nombre d'intervenants ou d'institutions qui nous saisissent de plaintes. Ni le procureur de Paris ni même le procureur chargé des affaires financières ne pourraient vous dire quels sont les contentieux prioritaires à partir d'une analyse des secteurs où la délinquance se développerait, ne serait-ce que parce que nous ne disposons pas des outils de synthèse. L'intérêt des assistants spécialisés est aussi de permettre la mise en place de cette politique à partir notamment, de synthèses qu'ils seraient en mesure de réaliser.

La Garde des Sceaux considère qu'il faut déterminer des axes de politique générale à partir des informations qui remontent des parquets, les parquets devant également définir des politiques locales. Je crois que c'est ainsi que nous y parviendrons, en analysant, clarifiant et échangeant des informations avec les administrations, la Commission bancaire et les différents organismes qui peuvent eux-mêmes faire des synthèses au niveau national. Actuellement, cela n'existe pas. Nous avons des intuitions, des sentiments, des analyses partielles, nous en parlons entre nous, mais, ensuite, cela se traite dossier par dossier.

M. Jacky DARNE : Cette appréciation répond à ma question et met en évidence un manque de structure.

Il s'agit pour nous de rendre les lois plus efficaces. Il m'a semblé Mme Fulgeras que, tout en comprenant que TRACFIN soit initialement rattaché au ministère des finances, vous souhaiteriez une évolution de cette instance.

Mme Anne-Josée FULGERAS : En effet. Les agents de TRACFIN reçoivent des informations, généralement de bonne qualité, mais qui, la plupart du temps, ne livrent pas la vraie nature des fonds et nécessitent des investigations. Or aujourd'hui, TRACFIN n'a aucun pouvoir d'enquête et ne dispose que d'un droit de communication qui lui permet parfois, grâce à des informations transmises par les douanes et les services de police, de s'assurer que la matière est sérieuse et que les fonds sont bien d'origine illicite. On sent parfois que les agents de TRACFIN souhaiteraient pouvoir en faire un peu plus pour s'assurer du sérieux de la matière première et pouvoir la transmettre avec plus de sécurité.

La solution actuellement retenue est un contact plus étroit avec les services de police spécialisés de façon à ce que les renseignements puissent donner lieu à une intervention de la police lorsque les transferts de fonds sont encore exploitables.

Il me semble que l'on pourrait peut-être envisager de faire de TRACFIN un organisme plus performant sur le terrain de l'intelligence financière ; l'exploitation de renseignements, notamment avec des moyens informatiques plus poussés, permettrait sans doute d'obtenir véritablement de l'information. Aujourd'hui, et c'est un des problèmes de la lutte contre la grande délinquance financière, nous ne bénéficions pas vraiment de renseignements à vocation judiciaire. Cela nous fait très largement défaut, surtout en matière de blanchiment où la connaissance des organisations est nécessaire. En effet, si l'on veut s'intéresser à des réseaux criminels, il faut connaître ce qu'il y a de plus pérenne, c'est-à-dire les hommes et les circuits financiers puisque les activités sont de plus en plus fluctuantes. Si TRACFIN était doté de davantage de moyens, peut-être pourrait-il développer ce type de mission.

M. Jean-Pierre DINTILHAC : Pour compléter l'intervention de Mme Fulgeras, je ferai une comparaison avec un autre domaine qui relève du parquet de Paris au niveau national, celui du terrorisme. En cette matière, même si ce n'est pas parfait, un suivi est assuré par un ensemble de services de police, dont les renseignements se recoupent et permettent d'avoir une évaluation sur ce qui se passe par exemple au Pays basque, ou sur la manière dont évolue tel ou tel mouvement et dont on peut craindre telle ou telle menace.

En matière de terrorisme, la collecte d'informations et l'analyse de la situation fonctionnent relativement bien. Or, il n'existe absolument pas les mêmes outils d'évaluation dans le domaine financier.

M. Jacky DARNE : Il semble que les Suisses nous surpassent puisque, au cours de notre visite, le bureau de communication suisse nous faisait part d'un fichier, qui n'est consultable que par trois personnes, et qui semble très riche. J'ai l'impression que nous n'avons pas d'outils comparables en France.

M. Jean-Claude MARIN : Votre question sur les banques israéliennes montre bien que l'obtention de l'information est possible lorsque, par le hasard de la localisation des faits, la même juridiction est sensibilisée. C'est un argument supplémentaire en faveur d'une compétence nationale pour traiter les grands problèmes de délinquance économique et financière.

Il faut bien voir que TRACFIN pâtit encore de ses origines et de la lutte extrêmement forte qui y a eu lieu un temps entre le ministère de l'intérieur et celui des finances pour savoir qui hébergerait ce réceptacle de l'information financière. Les arbitrages ont été rendus au profit du ministère de l'économie et des finances. A l'époque, on a eu le bon goût de dire que c'était pour ne pas effrayer les banques, mais j'ai pourtant entendu dire que certaines étaient des indicateurs de la police.

Si TRACFIN n'a pas de pouvoir d'enquête, c'est bien parce qu'il est placé là où il est. On vit aujourd'hui une situation, que vous démentira vraisemblablement le secrétaire général si vous l'entendez, en vertu de laquelle TRACFIN effectue des para-enquêtes. Nous craignons toujours que TRACFIN aille un pont trop loin et que son renseignement soit un jour invalidé par une jurisprudence qui dira : « Pas d'enquêtes, cela veut dire pas d'enquêtes ! »

M. Jacky DARNE : Pourriez-vous nous envoyer, même de façon anonyme, des cas qui nous permettent de nous rendre compte des difficultés que vous rencontrez, par exemple, sur les déclarations de soupçon. Dans quels cas vous est-il apparu que des déclarations de soupçon qui auraient dû être faites ne l'ont pas été ?

De même, dans quels cas avez-vous constaté que des éléments de fraude fiscale n'ont pas été déclarés, lesquels si vous aviez été saisis à temps, auraient permis de remonter jusqu'à un certain nombre d'opérations ?

Vous avez cité le cas des traites de cavalerie du Sentier. Comment l'affaire est-elle apparue ? Quels enseignements peut-on en tirer ? Certes, il s'agit de délinquance financière et non pas de blanchiment mais, de mon point de vue, les deux comportements sont liés.

M. Jean-Claude MARIN : Je peux répondre à votre dernière question. Quatre banques se sont aperçu que le système allait exploser et ont déposé plainte.

M. Jacky DARNE : Pourquoi cela n'a pas été fait plus tôt ?

De même, quelles difficultés rencontrez-vous aujourd'hui lorsque vous êtes confrontés au réseau Internet ? La cybercriminalité a-t-elle changé la nature des problèmes ? J'entends des points de vue contradictoires sur le sujet. Votre expérience nous permettrait certainement d'être éclairés sur les propositions que nous pourrions faire.

Je pense aussi aux casinos clandestins. Connaissez-vous des affaires intéressantes de blanchiment interne à la France ?

M. Arnaud MONTEBOURG, rapporteur : Vous avez évoqué les délais de retour de commissions rogatoires exécutées par la police judiciaire française. Quel serait le nombre d'officiers de police judiciaire qualifiés et formés qui serait nécessaire pour vous apporter un concours ?

M. Jean-Pierre DINTILHAC : C'est une question à laquelle nous nous efforcerons de répondre, ainsi qu'à celles posées par M. Darne. Certaines sont aussi très difficiles, comme celle portant sur les déclarations de soupçon : nous aurons beaucoup de mal à vous dire quels sont les cas sur lesquels elles auraient dû être faites puisque, par définition, nous ne les connaissons pas.

En ce qui concerne le nombre d'officiers de police judiciaire, on peut faire des calculs mathématiques et se dire que si l'on veut diviser par deux le temps de réponse d'une commission rogatoire, il faut multiplier par deux les effectifs de police judiciaire...

M. le Président : Le rattachement d'officiers de police judiciaire au pôle financier vous semblerait-il intéressant ?

M. Jean-Pierre DINTILHAC : Oui, parce que les officiers de police judiciaire sont saisis à la fois par les juges d'instruction, les parquets de Paris et ceux de la petite couronne
- Nanterre, Bobigny et Créteil - si bien qu'il faut les solliciter, négocier et les convaincre de donner priorité à un dossier, sachant que nos collègues mènent d'autres négociations comparables. Si l'on pouvait affecter des officiers de police judiciaire, j'y serais favorable, mais c'est un terrain extrêmement complexe car derrière se pose la question épineuse du contrôle et de la direction de la police judiciaire.

Une option plus facile serait d'avoir quelques officiers de police judiciaire affectés au pôle financier, non pas comme policiers dotés de compétences de police judiciaire, mais en tant qu'assistants de justice spécialisés. De même, quand nous envoyons un magistrat en Grande-Bretagne, il ne devient pas magistrat anglais, mais magistrat de liaison. Nous pourrions ainsi avoir des officiers de police judiciaire de liaison qui pourraient assurer le lien avec leurs collègues de la police judiciaire.

Néanmoins, la première difficulté provient de ce qu'il manque globalement des effectifs. De plus, la situation parisienne n'est pas très attractive pour les fonctionnaires en majorité d'origine provinciale et qui dès qu'ils le peuvent cherchent à partir. Le taux de rotation des personnels aggrave la situation.

M. Jacky DARNE : Chez les magistrats aussi ?

M. Jean-Pierre DINTILHAC : C'est également un problème chez les magistrats.

M. le Président : Le travail avec Interpol est-il efficace ou, au contraire, décevant ?

M. Jean-Claude MARIN : Nous déléguons le travail avec Interpol à la police car les correspondants d'Interpol sont les offices centraux. Nous ne sommes pas les utilisateurs primaires du système Interpol, mais nous en bénéficions au second degré, sachant qu'Interpol n'est qu'un fournisseur de matière judiciaire.

A terme, va se poser le problème de l'étendue des pouvoirs des assistants spécialisés. Nous avons le cadre juridique des assistants placés auprès des magistrats et qui ne peuvent faire aucun acte de justice. Mais on voit bien qu'est ainsi posée la question récurrente de l'autonomie de l'information des magistrats sur leurs dossiers, dès lors que ceux-ci sont obligés de déléguer à des experts extérieurs à la sphère judiciaire, qu'il s'agisse de la police, de la gendarmerie, ou des douanes. La meilleure façon de garantir la neutralité, c'est de faire en sorte que les experts ne soient pas des délégataires mais des collaborateurs.

Mme Anne-Josée FULGERAS : Nous parlions tout à l'heure des difficultés pour la justice de récupérer la maîtrise de l'action publique. Il me semble qu'il y aurait un moyen assez simple d'y parvenir dans une ville comme Paris si l'on décidait véritablement de déterminer des priorités. Depuis que je suis à la tête de ce service, je suis frappée par le fait que nous avons pu cibler des formes nouvelles de délinquance, notamment la création de sociétés en cascade dans certains secteurs d'activité, comme la confection - la confection turque, en particulier - qui réunissent toute une série de turpitudes allant de l'escroquerie au GARP à la multiplication d'intermédiaires véreux qui organisent des transferts de fonds de commerce.

En la matière, nous avons la possibilité d'identifier des circuits de délinquance véritablement organisés, mais nous n'avons pas la possibilité de dire que, cette année, nous allons mettre l'accent sur tel ou tel secteur d'activité qui nous paraît intéressant.

Une des raisons de cette impossibilité est qu'à Paris, il n'existe pas, ou quasiment pas, de service de police spécialisée qui travaille véritablement d'initiative. Si nous disposions de tels services, nous pourrions déterminer ensemble des cibles prioritaires, ce qui serait déjà un moyen pour le procureur de la République de récupérer la maîtrise de l'action publique et de faire de vrais choix d'action publique.

M. Jean-Claude MARIN : Nous avons fait le choix, au parquet de Paris, de ne pas affecter les assistants spécialisés à une section plutôt qu'une autre, mais à la division économique et financière elle-même parce que chacune des sections détient une partie de la vérité. On s'aperçoit aujourd'hui que, dans une affaire de blanchiment, des contentieux primaires seront traités par diverses sections, la délinquance astucieuse, les escroqueries internationales, la fraude informatique, l'économique et social, la contrefaçon, les ententes, etc. Concentrer les moyens sur des entités trop spécialisées limite le regard, aussi avons-nous conçu des équipes au service de l'ensemble de la division qui peuvent croiser les données sur les contentieux.

M. Jean-Pierre DINTILHAC : Pour clore cette audition, je souhaiterais dire qu'être entendus et répondre à vos questions permet de mesurer les difficultés considérables auxquelles nous sommes confrontés. Nous sommes souvent embarrassés pour répondre de manière précise, pour la simple raison qu'une petite poignée de magistrats traite un nombre considérable de dossiers, avec difficulté et parfois avec un important retard.

J'ai découvert, au parquet de Paris, des règlements qui attendaient un an, voire deux ans. Pour la quasi-totalité des magistrats, en dehors du procureur adjoint, des chefs de section et du procureur de la République - mais il traite aussi bien d'autres domaines - il n'y a aucune disponibilité pour un travail de synthèse. C'est en cela que les assistants spécialisés représentent pour nous une lueur qui arrive dans un système où nous avons vraiment le sentiment d'être « débordés » et de ne maîtriser que le dossier dans l'étude duquel nous plongeons quelques heures, sachant que, lorsque nous en sortons, c'est pour nous immerger dans un autre, et oublier le premier.

Au-delà des impressions, des bruits qui circulent, il devient urgent que la justice puisse bénéficier, aussi, grâce à la solidarité interministérielle, de véritables outils d'analyse lui permettant de fixer les priorités dans l'utilisation des moyens, nécessairement limités, dont elle dispose.

2311 - Rapport d'information de M. Arnaud Montebourg. Tome II : La lutte contre le blanchiment des capitaux en France : un combat à poursuivre Volume 2 - Auditions (1ère partie)