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N° 3055

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ASSEMBLÉE NATIONALE

CONSTITUTION DU 4 OCTOBRE 1958

ONZIÈME LÉGISLATURE

Enregistré à la Présidence de l'Assemblée nationale le 15 mai 2001.

RAPPORT D'INFORMATION

DÉPOSÉ

en application de l'article 145 du Règlement

PAR LA COMMISSION DE LA DÉFENSE NATIONALE ET DES FORCES ARMÉES(1) en conclusion
des travaux d'une
mission d'information
(2) sur les conditions d'engagement des militaires français ayant pu les exposer, au cours de la guerre du Golfe et des opérations conduites ultérieurement dans les Balkans, à des risques sanitaires spécifiques

et présenté par

M. Bernard CAZENEUVE,

Mme Michèle RIVASI et M. Claude LANFRANCA,

Députés.

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TOME II

AUDITIONS

(1) La composition de cette commission figure au verso de la présente page.

(2) La composition de cette mission figure au verso de la présente page.

Défense.

La commission de la défense nationale et des forces armées est composée de :

M. Paul Quilès, président ; MM. Didier Boulaud, Jean-Claude Sandrier, Michel Voisin, vice-présidents ; MM. Robert Gaïa, Pierre Lellouche, Mme Martine Lignières-Cassou, secrétaires ; MM. Jean-Marc Ayrault, Jacques Baumel, Jean-Louis Bernard, André Berthol, Jean-Yves Besselat, Bernard Birsinger, Jacques Blanc, Loïc Bouvard, Jean-Pierre Braine, Philippe Briand, Jean Briane, Marcel Cabiddu, Antoine Carré, Bernard Cazeneuve, Guy-Michel Chauveau, Alain Clary, François Cornut-Gentille, Charles Cova, Michel Dasseux, Jean-Louis Debré, François Deluga, Claude Desbons, Philippe Douste-Blazy, Jean-Pierre Dupont, Christian Franqueville, Pierre Frogier, Yves Fromion, Yann Galut, René Galy-Dejean, Roland Garrigues, Henri de Gastines, Bernard Grasset, Jacques Heuclin, Elie Hoarau, François Hollande, Jean-Noël Kerdraon, François Lamy, Claude Lanfranca, Jean-Yves Le Drian, Georges Lemoine, François Liberti, Jean-Pierre Marché, Franck Marlin, Jean Marsaudon, Christian Martin, Guy Menut, Gilbert Meyer, Michel Meylan, Jean Michel, Charles Miossec, Alain Moyne-Bressand, Arthur Paecht, Jean-Claude Perez, Robert Poujade, Mme Michèle Rivasi, MM. Michel Sainte-Marie, Bernard Seux, Guy Teissier, André Vauchez, Emile Vernaudon, Jean-Claude Viollet, Aloyse Warhouver, Pierre-André Wiltzer.

La mission d'information sur les conditions d'engagement des militaires français ayant pu les exposer, au cours de la guerre du Golfe et des opérations conduites ultérieurement dans les Balkans, à des risques sanitaires spécifiques est composée de :

M. Bernard Cazeneuve, président ; M. Charles Cova, vice-président ; Mme Michèle Rivasi, M. Claude Lanfranca, rapporteurs ; MM. Jean-Louis Bernard, Alain Clary, René Galy-Dejean, Guy Teissier, André Vauchez et Aloyse Warhouver.

SOMMAIRE DES AUDITIONS

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Pages

- Mme la Docteure Anne Flüry-Hérard, chargée de mission auprès du Cabinet du Haut Commissaire à l'Energie Atomique (19 décembre 2000) 209

- M. le Médecin général Jean-Yves Tréguier, Chef du Service de protection radiologique des Armées (SPRA) (9 janvier 2001) 217

- Mme Marie-Claude Dubin, journaliste (9 janvier 2001) 231

- MM. Gilles Fernandez, Directeur du Centre d'études du Bouchet, Jean-Pierre Lhote, Directeur des opérations « NBC » à la Délégation générale pour l'Armement (DGA) et Daniel Moronvalle, chargé du développement et de l'acquisition du matériel de protection et de décontamination au service des programmes nucléaires de la DGA (16 janvier 2001) 243

- MM. Hervé Desplat, Président de l'Association Avigolfe et Norbert Siméon, membre du Conseil d'administration de cette association (16 janvier 2001) 265

- MM. Laurent Attar-Bayrou, Président de la Fédération nationale des anciens des missions extérieures (FNAME) et Christophe Frederitzi, administrateur de cette association (6 février 2001) 277

- MM. Jean-Pierre Masseret, Secrétaire d'Etat à la Défense chargé des Anciens combattants, Xavier Rouby, Directeur des statuts et des pensions, et le Médecin en chef Philippe Loudès, Conseiller au cabinet militaire du Ministre de la Défense (6 février 2001) 297

- M. Bernard Vandomme, ancien brigadier chef au 6ème Régiment de Commandement et de Soutien (20 mars 2001) 315

- Colonel Jacques Dampierre (E.R.), ancien chef de corps du 6ème Régiment de Commandement et de Soutien (20 mars 2001) 325

Audition du Général Michel ROQUEJEOFFRE (C.R.),
ancien Commandant des forces françaises en Arabie Saoudite
au cours des opérations militaires de la guerre du Golfe
(septembre 1990 - mars 1991)

(extrait du procès-verbal de la séance du mardi 31 octobre 2000)

Présidence de M. Bernard Cazeneuve, Président

M. Bernard Cazeneuve, Président : Mes chers collègues, la mission d'information procède aujourd'hui à sa première audition publique et je voudrais remercier le Général Michel Roquejeoffre d'avoir bien voulu répondre à notre invitation dans des délais très brefs, ce qui a dû être pour lui assez contraignant.

Nous avions prévu d'auditionner en tout premier lieu - et cela aurait sans doute été plus cohérent car conforme à la hiérarchie militaire - le Général Maurice Schmitt, Chef d'état-major des Armées à l'époque du conflit du Golfe, mais un empêchement personnel ne lui a pas permis d'ouvrir le cycle de nos auditions. Nous l'entendrons dès que possible et probablement dès la semaine prochaine selon un calendrier prévisionnel que je vous communiquerai par la suite.

La mission d'information a convenu, comme cela a d'ailleurs été précisé au cours d'un point de presse qui s'est tenu le 18 octobre dernier, qu'elle retenait le principe de l'audition publique, excepté pour un certain nombre d'auditions de militaires et de fonctionnaires qui sont encore en exercice. Pour ce qui vous concerne, mon Général, vous avez souhaité être auditionné publiquement ce qui ne posait aucun problème de principe compte tenu du fait que vous n'êtes plus en activité.

Plus généralement, il a également été décidé que les auditions auraient lieu les mardis dans l'après-midi et les mercredis dans la matinée et l'après-midi après les questions au Gouvernement, sous réserve du programme de travail de la Commission de la Défense dont notre mission est une émanation et d'éventuelles obligations liées à la séance publique.

La presse sera tenue informée par des communiqués des dates et heures des auditions publiques. La mission d'information entend également travailler sur pièces et sur place. Sur pièces, elle a demandé au ministère de la Défense de mettre à disposition du Président et des deux co-rapporteurs la totalité des ordres de missions, comptes rendus d'opérations et notes, documents concernant l'accompagnement médical et les risques sanitaires du conflit pour les périodes des opérations et postérieures à celles-ci. Il est plus que probable qu'après avoir étudié de tels documents, nous serons amenés à compléter nos auditions. C'est là une méthode de rigueur. S'agissant du travail sur place, la mission se déplacera aux Etats-Unis, au Canada, au Royaume-Uni. L'Irak et le Koweït restent des déplacements possibles, sous réserve que des informations précises et crédibles puissent y être collectées.

Ces précisions étant apportées, je vais maintenant inviter le Général Roquejeoffre à bien vouloir se soumettre aux questions de la mission.

Mon Général, s'il ne fait pas de doute que vous avez conservé en mémoire des événements dont vous avez été professionnellement un acteur important, j'ai conscience qu'il n'est jamais facile de retrouver, dix ans après les faits, non seulement leur exacte chronologie mais aussi certains éléments de fait comme de droit qui se sont inscrits au c_ur d'une campagne militaire conduite en coalition avec nos alliés.

Sur ce point, votre expérience est essentielle à l'information de notre mission. Vous étiez, en effet, au contact direct du Haut commandement allié en assumant la responsabilité de l'ensemble de troupes françaises dépêchées dans la région du Golfe. Vous pourrez donc nous éclairer sur les conditions d'organisation d'une campagne de cette nature.

A cet égard, les responsabilités que vous exerciez en tant que Commandant de la force de réaction rapide constituent, en matière de renseignements militaires et de logistique, une précieuse source d'information dont la mission a besoin pour orienter ses travaux.

Avant que les rapporteurs, les commissaires et moi-même ne vous posions différentes questions, je vous donne la parole pour un exposé introductif qui nous éclairera sur vos missions, leur contenu et les conditions de leur déroulement.

Général Michel Roquejeoffre : Je serai très bref puisque, ainsi que vous me le demandez, je m'en tiendrai à vous fournir un aperçu de mon rôle et des missions qui m'étaient confiées personnellement, des missions successives confiées aux forces, de leur articulation, de leur implantation et surtout de leur subordination. A cet effet, je vous ai fait distribuer quatre documents qui illustreront mon propos.

J'ai été désigné comme Commandant des éléments français détachés en Arabie Saoudite - COMELEF - le 17 septembre 1990. Je suis arrivé le 19 septembre à Riyadh, d'où je suis reparti le 29 avril 1991. Je suis donc resté sur place durant sept mois et quelques jours.

J'étais nommé COMELEF, mais je suis passé commandant des forces françaises en Arabie Saoudite (COMFOR), le 8 janvier 1991, soit quelques jours avant l'attaque aérienne, le titre de commandant de forces ayant beaucoup plus de poids vis-à-vis des alliés que celui de commandant des éléments détachés.

A mon arrivée, le 19 septembre, j'étais en possession d'une lettre du Général Schmitt, dont vous avez cité le nom et qui était, à l'époque, Chef d'état-major des Armées. Cette directive personnelle me notifiait la mission des éléments français qui seraient dépêchés sur place. Je ne suis parti pour l'Arabie Saoudite qu'avec 10 officiers.

Cette mission consistait, d'une part, à participer à la défense du royaume d'Arabie Saoudite - cette première phase défensive a été suivie d'une participation à une phase offensive puis d'une période post-offensive et enfin du retrait -, d'autre part, à faire exécuter toute décision de l'ONU dont le Président de la République confierait l'application aux forces françaises.

Si je vous apporte ces précisions, c'est pour vous indiquer que je suis toujours resté sous commandement français. En effet, la lettre comportait, en outre, cette phrase importante : « Vous conserverez le commandement opérationnel des éléments français ».

La mission qui a été la mienne pendant toute la durée des opérations consistait à planifier l'emploi et l'implantation des forces et à évaluer les renforts nécessaires. Concernant le dernier point, le Président de la République est venu, le 4 octobre 1990, à Yanbu où je lui ai fait un exposé sur les renforts souhaitables qui ont d'ailleurs été accordés dans les semaines suivantes. En outre, j'avais en charge la liaison avec les autorités civiles et militaires saoudiennes et alliées.

Si vous souhaitez obtenir, par la suite, des précisions sur ce que recouvrent ces différentes responsabilités, je serai prêt à vous les fournir.

C'est le 11 novembre 1990 qu'a été diffusé l'ordre d'opération numéro 1 que j'ai signé et qui comportait une annexe sur les mesures de protection « NBC » - nucléaire, biologique et chimique -. C'est un document dont je n'ai pas ici les références mais que vous pourrez certainement vous procurer dans les archives.

Tout cela concerne la période défensive durant laquelle les troupes françaises se trouvaient dans le nord de l'Arabie Saoudite. Elles auraient dû être mises sous contrôle opérationnel des forces saoudiennes ; cela n'a pas été le cas puisqu'en novembre intervenait le vote de la résolution de l'ONU stipulant que si l'Irak n'avait pas évacué le Koweït le 15 janvier 1991, on pouvait utiliser la force. A partir de là, nous sommes donc entrés dans la planification offensive qui, elle, ne se faisait plus avec les Saoudiens mais avec les Américains. Le 9 janvier 1991, j'ai reçu une directive particulière du Général Schmitt qui m'autorisait à planifier la man_uvre offensive, notamment avec le commandement américain. Il y était précisé : « Vous restez et resterez sous mes ordres directs. La division Daguet pourra, sur mon ordre, être placée sous contrôle opérationnel du 18ème Corps américain, les forces aériennes sous contrôle opérationnel de AFCENT ... » - AFCENT étant le « Air force central », commandement aérien américain sur place - « ... et la logistique restera sous commandement national ».

Cela confirme le fait que je sois toujours resté sous les ordres français, que je n'ai jamais été placé sous les ordres américains et que les forces elles-mêmes n'ont jamais été sous commandement américain mais sous contrôle opérationnel, ce qui constitue une différence fondamentale que je vous expliquerai par la suite.

Le 16 janvier, donc la veille de l'attaque aérienne, j'ai reçu l'autorisation de mettre les forces aériennes et la division terrestre sous contrôle opérationnel américain et j'ai signé un protocole d'accord, au nom du Général Schmitt et après décision du Président de la République, avec le Général Schwarzkopf. Vous me permettrez de citer une annexe dans laquelle il était précisé : « ... en permanence, prendre des mesures pour faire face au mieux à une agression terroriste ou chimique délivrée par missiles ou avions ».

Le 17 janvier, j'ai signé un deuxième ordre d'opération. L'organisation du commandement était la suivante : les forces françaises en Arabie Saoudite se trouvaient sous mon commandement ; la division terrestre et les éléments aériens, au moins ceux de combat, étaient sous contrôle opérationnel des Américains.

C'est le 18 février 1991 que rentre en application l'ordre d'opération numéro 1 de la division elle-même, signé du Général commandant de la division et accompagné d'une annexe «NBC».

Pour me résumer, en ce qui concerne le commandement et les missions, je répète que je suis toujours resté aux ordres directs du Chef d'état-major des Armées français, que les forces françaises sont restées sous commandement national et que les forces aériennes et la division terrestre étaient sous contrôle opérationnel américain.

Je vous demanderai maintenant de vous reporter à la carte qui vous a été distribuée pour attirer votre attention sur les distances.

Mon PC ainsi qu'une base aérienne logistique, avec des Transall, se trouvaient à Riyadh. La base aéroportuaire était à Yanbu, au bord de la Mer rouge, et la base aérienne de nos avions de combat, fabriquée de toutes pièces sur ce qui était un petit aérodrome civil de faible capacité, se situait à Al Ahsa.

La force terrestre, c'est-à-dire la division Daguet et le groupement logistique, était stationnée, dans un premier temps - pendant la phase défensive - à CRK, cité du roi Khaled dite « KKMC » pour King Khaled Military City, par les Américains - après le 17 janvier, elle a fait mouvement vers l'Ouest à Rafha où elle se trouvait implantée avant l'attaque terrestre. Vous noterez les distances dont je relèverai deux exemples. Premièrement, celle qui séparait les deux bases logistiques - Yanbu où les camions chargeaient, et CRK où ils déchargeaient - qui équivaut à la distance Nice-Dunkerque, ce qui explique que ces camions aient effectué chacun 45 000 km, soit le tour de la terre. Deuxièmement celle qui sépare Riyadh, où se trouvait mon PC, de Rafha, où était la division, et qui est équivalente à celle de Paris-Toulouse. Vous comprendrez que le commandement de forces sur un tel terrain n'a rien à voir avec un commandement en Europe centrale et a fortiori en France, lors de man_uvres...

Sur un autre document qui illustre les distances, vous trouverez Rafha en bas, As Samawa sur l'Euphrate en haut, et entre les deux As Salman, où se trouvaient l'aéroport, le camp et l'ancienne prison faisant office de PC qui ont été pris par la sixième division légère blindée (DLB), c'est-à-dire la division Daguet. Il faut savoir que 130 km séparent Rafha d'As Salman et que 120 km séparent As Salman d'As Samawa. Les distances avaient une grande importance !

Le 23 février, j'avais sous mon commandement 50 avions de combat et exactement 14 708 hommes ; chiffre oscillant entre 16 000 et 17 000 si on y inclut les relèves.

Le calendrier chronologique de l'attaque des forces coalisées vous permettra de mieux comprendre l'articulation des forces en présence au moment de l'attaque terrestre. A droite se trouve le Golfe persique, et à gauche la limite Ouest des forces implantées. Vous pouvez constater qu'il y avait cinq secteurs de corps d'armée : en partant de l'Est vers l'Ouest, on trouvait les forces conjointes islamiques Est - JFCE -, puis les Marines
- MARCENT -, les forces conjointes nord ; ces trois corps d'armée faisaient face au Koweït. Toujours en allant vers l'Ouest, les 7ème corps d'armée et 18ème corps d'armée américains, faisaient face, quant à eux, à l'Irak.

La division française qui est représentée, juste au-dessous de la flèche, par les lettres DAG pour Daguet, se trouvait sous contrôle opérationnel du 18ème corps américain dans un secteur divisionnaire. La division Daguet avait elle-même sous son contrôle opérationnel la deuxième brigade de la 82ème Airborne américaine ainsi qu'une brigade d'artillerie, également américaine.

A l'époque, la division Daguet comptait 9 500 hommes et disposait d'environ 3 000 soldats américains sous contrôle opérationnel.

Qu'est-ce que le contrôle opérationnel par rapport au commandement ? Quand on met une troupe aux ordres d'une entité supérieure, cela signifie qu'elle obéit à tous les ordres, quels qu'ils soient, que délivrera ladite entité. Le contrôle opérationnel - création française dans le cadre de l'OTAN, soit dit au passage - vise précisément et délibérément à ne pas se mettre sous les ordres mais à passer un contrat avec « un employeur » comme ce fut le cas lors du protocole que j'ai passé avec le Général Schwarzkopf. Ce contrat dit que l'on met des forces à disposition pour une mission bien déterminée, pour une durée précise, dans un secteur bien défini, sans pouvoir les affecter à d'autres missions mais en pouvant les retirer en tant que de besoin.

Je pense avoir été complet sur ce sujet, mais je répondrai avec plaisir à vos éventuelles questions.

Mme Michèle Rivasi, co-rapporteure : Quel est le nombre exact de soldats ayant participé à la guerre du Golfe ?

Général Michel Roquejeoffre : Je vous ai communiqué deux chiffres dont l'un, extrêmement précis, concerne les effectifs, qui s'élevaient, le 23 février 1991 au soir, à 14 708 hommes. Il y a eu des relèves qui ont été comptabilisées plus tard pour une histoire de récompenses et le nombre des hommes qui, sous mon commandement en Arabie Saoudite, ont participé à la guerre du Golfe, doit se situer entre 16 000 et 17 000. On pourrait retrouver le chiffre exact, mais je pense qu'il est à peine supérieur à 16 000. Il conviendrait d'y rajouter les marins qui se trouvaient dans le Golfe persique. Il ne faisait toutefois pas partie de l'opération Daguet et n'étaient pas sous mes ordres.

Mme Michèle Rivasi, co-rapporteure : Qui peut nous fournir ces renseignements ?

Général Michel Roquejeoffre : A mon avis, vous les trouverez dans les archives ou auprès des états-majors. Ces chiffres figurent dans les rapports.

M. Bernard Cazeneuve, Président : Si vous le voulez bien, de manière à ce que tout le monde puisse intervenir, je souhaiterais, comme cela se fait le plus souvent, que chacun pose l'ensemble des questions qu'il entend poser et que le Général y réponde de façon globale.

Mme Michèle Rivasi, co-rapporteure : Très bien, M. le Président ! Où se trouvaient les troupes françaises par rapport aux troupes américaines pendant l'opération Daguet ? D'après le schéma, elles semblaient implantées à l'Ouest, mais j'aimerais savoir si elles ont gagné d'autres secteurs.

Concernant la prise de Pyridostigmine, l'ordre est-il venu des états-majors ? Pourquoi avez-vous donné cet ordre et que saviez-vous sur ce produit ?

Comment, Général, s'est déroulée l'attaque d'As Salman par la légion étrangère ? Saviez-vous que l'aviation américaine employait des obus à uranium appauvri et pouvez-vous confirmer que les avions utilisés étaient des A 10 ? Si vous en étiez informé, en avez-vous fait part à vos soldats et les avez-vous protégés contre des émanations potentielles ?

Général Michel Roquejeoffre : Si vous voulez bien reprendre le schéma, je préciserai la position des troupes françaises. La division Daguet était la force qui se trouvait le plus à l'Ouest mais elle était dans le secteur du 18ème corps d'armée américain : il faut savoir qu'il y a en effet des secteurs de corps d'armée qui comprennent des secteurs divisionnaires qui englobent eux-mêmes des secteurs de régiment. Cette division se trouvait donc dans le secteur divisionnaire le plus à l'Ouest et elle avait sous contrôle opérationnel des unités américaines qui représentaient environ 2 000 à 3 000 hommes.

Au moment de l'attaque terrestre, la division Daguet est partie en Irak en avant et avant le 18ème corps d'armée américain. Sa percée a été si rapide qu'elle s'est retrouvée dans la matinée sur l'objectif qu'elle aurait dû atteindre en 48 heures. Cela a obligé le Général Schwarzkopf à avancer d'autant l'attaque du reste du 18ème corps américain.

Vous m'avez demandé où se trouvait le reste des troupes françaises. Les aviateurs décollaient d'Al Ahsa et effectuaient des raids, soit sur le Koweït, soit sur l'Irak. Les transports aériens logistiques effectuaient des navettes entre leur base et notamment la base de Rafha. La logistique elle-même, qui n'était pas adaptée à la division, assurait le ravitaillement entre Yanbu et CRK, c'est-à-dire sur l'axe situé entre le port de Yanbu et la base logistique demeurée à la cité du roi Khaled, avant de repartir sur Rafha. En outre, certains soldats, en particulier des conducteurs de citernes, se rendaient à Dhahran, port de la Mer rouge situé à 600 km à l'Est de Rafha. Pour ma part, je me déplaçais constamment, mais mon état-major se trouvait à Riyadh.

J'en arrive à votre troisième question. Parler de l'attaque d'As Salman par la Légion étrangère est un peu rapide puisque plusieurs unités de la division Daguet participaient également à l'opération. Outre le 2ème REI et le 6ème REG qui sont des régiments de la Légion, il y avait également, à coup sûr, le 3ème RIMA et le 1er Spahis ainsi que tous les éléments associés...

Dans toute opération, il est procédé à ce que l'on appelle « un appui-feu » qui est assuré par l'aviation et l'artillerie. L'armée française n'ayant pas, et n'ayant d'ailleurs toujours pas la possibilité de procéder à ces opérations par des avions d'appui rapproché, elle utilise des avions de chasse, en particulier des Jaguar, dont ce n'est pas la spécialité et qui sont plus adaptés aux actions dans la profondeur. En conséquence, l'appui rapproché qui s'exécute à un ou deux kilomètres devant le front des troupes terrestres était, effectivement, assuré essentiellement par des avions A 10 américains.

Mme Michèle Rivasi, co-rapporteure : Avec des obus à base d'uranium ?

Général Michel Roquejeoffre : Cela, je ne l'ai appris qu'après !

Mme Michèle Rivasi, co-rapporteure : Vous confirmez que vous ne l'avez appris qu'après ? C'est important !

Général Michel Roquejeoffre : Oui, et j'ajoute que je ne l'ai même pas appris par les officiers américains mais par la presse, puisqu'on a commencé à parler de l'uranium appauvri que beaucoup plus tard.

Mme Michèle Rivasi, co-rapporteure : Cela signifie que l'on fait la guerre avec des armes dont les soldats - y compris vous qui êtes Général - ignorent la nature ?

Général Michel Roquejeoffre : Personne n'est jamais au courant de l'exacte composition d'une arme ou d'une munition. Nous faisons confiance à leurs fabricants pour qu'elles soient performantes. Je sais qu'un problème peut se poser avec l'uranium appauvri mais nous ne passons pas notre temps à demander à des gens qualifiés, en qui nous avons confiance, comment ils font leur travail !

Mme Michèle Rivasi, co-rapporteure : Général ...

M. Bernard Cazeneuve, Président : Pardonnez-moi, Madame, mais il y a des règles à observer et une mission d'information parlementaire ne se limite pas à un dialogue entre un rapporteur et la personne auditionnée, surtout lorsque qu'il y a deux rapporteurs. Vous pouvez poser autant de questions que vous le désirez mais je souhaiterais, par souci de méthode et de clarté, que le Général puisse répondre à l'ensemble de vos questions, pour donner ensuite la parole à nos collègues, commissaires, qui ont, eux aussi des questions à formuler. Ensuite, si vous voulez reprendre la parole, Madame, je vous la donnerai bien volontiers, mais les dix parlementaires qui sont membres de cette mission, ont également, je crois, le droit de s'exprimer.

Général Michel Roquejeoffre : Si vous le permettez, je m'étendrai un peu plus longuement sur la réponse à la question posée sur ce produit au nom affreux, la Pyridostigmine, plus connu parmi nous sous le terme de « prétraitement ». Nous savions quand même qu'il se présentait sous forme de cachets en plaquettes dont la photographie a d'ailleurs paru dans la presse.

En préambule, je tiens à préciser que c'était notre devoir de chefs de protéger les troupes contre la menace chimique, en particulier dans ce conflit du Golfe. J'ai indiqué précédemment qu'à chaque fois qu'un ordre arrivait, il nous mettait en garde contre une menace chimique. Ce conflit a d'ailleurs été le premier où nous nous sommes trouvés exposés à trois menaces conjointes : la menace classique à laquelle s'ajoutaient une menace chimique et une menace terroriste.

L'existence de cette menace chimique a été rappelée dans toutes les instructions particulières, de même que dans les ordres et les messages. Elle a donc été prise en compte. Pour la clarté des choses, à ce propos, vous me permettrez de réparer une omission en ajoutant que j'ai assisté chaque jour, avec le Général britannique, au briefing américain, et que j'avais même libre accès à la salle des opérations américaine.

Nous avons donc pris en compte cette menace chimique, d'une part, par l'entraînement notamment pendant la phase défensive - nous avons déclenché des alertes pour évaluer la capacité des hommes à mettre le masque et à revêtir la tenue S3P et je ne parle pas des alertes involontaires, lancées par les satellites et les engins d'investigation, qui se sont d'ailleurs révélées fausses - et d'autre part, par l'instruction au prétraitement et à l'autotraitement. Nous avions, en effet, remarqué qu'en plus du masque à gaz, il était bon de disposer d'un autotraitement par piqûres. Comme les injections devaient se faire à travers le treillis, il fallait donc entraîner les hommes à les pratiquer.

Durant les années 1986-1988, le Service de santé des Armées a estimé qu'il convenait de compléter cette mesure par un prétraitement qui consistait donc à prendre des cachets de Pyridostigmine selon une posologie bien définie.

Comme je l'ai dit précédemment, chaque ordre d'opération était suivi d'une annexe «NBC» qui rappelait ces prescriptions.

La prise de Pyridostigmine était un ordre de commandement sur avis médical. Il est clair qu'il n'appartenait pas au Service de santé de donner l'ordre de prendre ce produit, mais qu'il se contentait de signaler aux chefs, à qui revenait ensuite la décision, qu'il serait souhaitable de le faire. La prise de ce prétraitement a donc été ordonnée par le Général commandant la division Daguet, le 23 février 1991, soit la veille de l'attaque terrestre, selon une posologie réglementaire qui était, si ma mémoire est bonne, la prise d'un cachet toutes les huit heures.

Mme Michèle Rivasi, co-rapporteure : Qui était ce Général ?

Général Michel Roquejeoffre : Le Général commandant la division Daguet. La pyramide hiérarchique était la suivante : le Chef d'état-major des Armées qui se trouvait à Paris, moi-même à Riyadh, et, sur place, le Général le mieux à même d'évaluer le danger le moment venu, c'est-à-dire celui qui commandait la division.

M. Bernard Cazeneuve, Président : Pour la clarté des choses, en réponse à la question de Mme Rivasi, pouvez-vous, mon Général, nous en dire plus sur la chaîne de commandement.

Mme Michèle Rivasi, co-rapporteure : Est-ce que les Généraux responsables de division constituent ce qu'on appelle « l'état-major » ?

Général Michel Roquejeoffre : Non, la chaîne hiérarchique du moment était composée de trois niveaux de commandement.

On trouvait d'abord le Général Schmitt, que l'on appelle le chef d'état-major mais qui est Chef de l'état-major des Armées, d'où les confusions entre les états-majors et les chefs. Venaient ensuite, en ma personne, le commandant des forces françaises en Arabie Saoudite qui avait un état-major, organisme de planification et d'exécution, puis un commandant de division qui se trouvait à la tête de la division terrestre et qui disposait, lui aussi, d'un état-major.

Comme je le disais, l'ordre a donc été pris au niveau de la division et j'affirme que c'est à ce niveau qu'il devait l'être. Evidemment, un compte rendu a été rédigé et, comme il est normal lorsqu'une décision est prise, il est remonté jusqu'à Paris.

Je voudrais préciser deux points. Premièrement, si cet ordre n'avait pas été pris, qu'une attaque chimique soit survenue et qu'il y ait eu de nombreux morts, cela ferait beaucoup plus de bruit que ce qui est actuellement le cas. Deuxièmement, puisque l'ordre a été donné à toute la division, ce sont 9 000 hommes qui, en principe, ont absorbé de la Pyridostigmine.

De deux choses l'une : soit ils ont désobéi et n'ont pas pris le produit, soit certains ont dépassé la posologie réglementaire... Il est difficile de savoir ce qui s'est réellement passé.

M. Bernard Cazeneuve, Président : Pour bien comprendre la réponse que vous venez d'apporter à la question précise de Mme Rivasi, je voudrais que soit exactement situé le niveau de la chaîne de commandement où a été prise la décision d'administrer ces substances aux soldats. J'ai cru comprendre, en effet, qu'il appartenait au Général de décider du moment où ces substances devaient être administrées, mais que le principe de protéger les militaires par ce traitement était pris à un autre niveau...

Général Michel Roquejeoffre : Il y a une confusion dans les termes. Il existe des niveaux de protection. Dans mon ordre, j'avais rappelé les niveaux de protection à prendre selon la menace. On distingue le niveau zéro du niveau 1 qui signifie, notamment, que l'on doit appliquer le prétraitement et, en cas de frappe, l'autotraitement.

Le Général commandant la division Daguet, a écrit dans son ordre d'opérations, qu'à partir de tel moment le niveau 1 serait atteint et qu'il conviendrait donc de prendre les cachets selon la posologie fixée jusqu'à ce que l'ordre d'arrêter soit donné, lequel ordre, si mes souvenirs sont bons, est intervenu quatre jours plus tard.

M. Bernard Cazeneuve, Président : Pour une opération de la nature de celle que vous avez conduite, je voudrais savoir quels sont le contenu et l'articulation des ordres d'opération, en distinguant bien ce qui vient de l'état-major des Armées et ce qui émane de vous, notamment pour ce qui concerne les aspects sanitaires et médicaux.

Général Michel Roquejeoffre : Pour ce qui est des aspects sanitaires, il ne faut pas confondre les ordres du Service de santé des Armées et les ordres du commandement.

Le Service de santé est responsable de certains ordres dont les exemples m'échappent. Pour ce qui est des ordres de commandement, je répète qu'un ordre d'opération à été délivré de Paris, au niveau de l'état-major des Armées, qu'un autre a été donné à mon niveau à la réception du premier et qu'un autre a été lancé au niveau de la division à la réception du mien.

Puisque je pense que vous vous les procurerez, vous pourrez constater que les chapitres sont les mêmes, notamment celui qui a trait aux mesures «NBC» où peut figurer cette consigne : « sur votre ordre, ou sur ordre, vous passerez selon votre estimation au niveau 1 ou 2 ». J'aurais donc pu prendre la décision, mais ce n'était pas à moi qu'il appartenait de le faire : ne pouvant pas apprécier le risque chimique ponctuel, je ne pouvais émettre que des préconisations. Il était normal que la décision soit prise au niveau de la division comme c'est d'ailleurs l'usage, d'autant qu'elle était située à 900 kilomètres.

A ma connaissance, cet ordre de passer au niveau 1 et de prendre de la Pyridostigmine n'a été donné qu'à la division terrestre.

M. Claude Lanfranca, co-rapporteur : Mon Général, je vais m'efforcer, ainsi que l'a souhaité le Président, d'être très concis de manière à ce que l'ensemble de mes collègues puissent s'exprimer. Si j'ai bien compris, le risque «NBC» était fortement ressenti et pris en compte sur le terrain. Il ne répondait pas à une simple préoccupation de la presse ou de personnes éloignées du champ d'intervention. On a pu lire cependant que certains soldats manquaient de combinaisons ou de masques, d'où ma question : une fois arrêtée la décision d'entrer avec les troupes en terrain adverse, les mesures sanitaires ont-elles aussitôt été prises et le matériel de protection «NBC» - ou autre - était-il suffisant ?

Général Michel Roquejeoffre : Notre discussion concerne toujours la division Daguet puisque c'est celle qui est rentrée en Irak avec sa logistique adaptée.

A mon avis, la chaîne médicale était assez dense puisqu'en pourcentage, nous avions la plus forte proportion de personnel médical de toutes les troupes alliées. Les forces françaises disposaient d'environ 10 % de personnel médical alors que les Américains n'en avaient que 7 % ou 8 %. Nous avions notamment mis en place, prêtes à être déployées - ce qui a été fait ou pas -, des chaînes de décontamination médicales pour décontaminer les blessés avant de les soigner et qu'il ne faut pas confondre avec les chaînes de décontamination des troupes. J'estime donc que nous étions équipés.

Vous m'avez demandé si tous les personnels avaient des masques à gaz et des tenues S3P. A cette question, je réponds par l'affirmative, même si tout l'équipement n'était pas forcément du même modèle. Je n'ai reçu, moi-même, le nouveau modèle de masque à gaz qu'au cours de mon séjour, je ne saurais dire exactement à quel moment... Je précise que ce n'était pas parce qu'il n'était pas au point lors de mon départ, ce qui, en revanche, a pu être le cas pour d'autres matériels qui ont été perfectionnés par les ingénieurs durant la campagne.

M. Claude Lanfranca, co-raprorteur : L'information est-elle vite passée ? Dès l'engagement des troupes, les soldats connaissaient-ils les risques contre lesquels ils devaient se protéger ?

Général Michel Roquejeoffre : Il faut distinguer les soldats qui, arrivés en septembre sont restés jusqu'en avril, des renforts ponctuels venus, eux, assez tard. Les derniers ont été envoyés la semaine précédant l'attaque terrestre, mais ils connaissaient très bien l'instruction pour l'avoir suivie en France.

M. Jean-Louis Bernard : Je ne reviendrai pas longtemps sur le problème de la Pyridostigmine, mais si j'ai bien compris, mon Général, vous confirmez qu'il y a eu un ordre et non pas une autorisation ce qui est fondamentalement différent. Je crois qu'il serait important de nous procurer l'ordre émanant de l'état-major ...

Général Michel Roquejeoffre : Il y a eu un ordre émanant du commandant de la division. Je pense que vous en aurez confirmation en vous procurant l'ordre d'opération.

M. Jean-Louis Bernard : Nos militaires engagés ont-ils été soumis à certains types de vaccinations. Lesquelles ? A-t-on pratiqué des vaccinations contre le charbon ou le botulisme ?

Par ailleurs, j'ai cru comprendre que vous étiez dans une région plutôt désertique et j'aimerais savoir s'il y a eu utilisation d'insecticides et d'antifongiques.

J'en aurai terminé après vous avoir posé encore deux questions rapides. Première question : quelle était la distance qui séparait vos soldats des incendies des puits de pétrole au Koweït ? Deuxième question: quel était le type de votre approvisionnement en eau ?

Général Michel Roquejeoffre : Je peux répondre précisément à votre toute première question, puisque cela figure sur mon carnet de vaccination. Outre les vaccinations que nous avions subies au départ, une mission médicale est venue, en novembre 1990, nous vacciner contre la méningite et la grippe. Comme il faisait très chaud ce jour-là, je n'ai pas très bien compris l'objet du premier vaccin, mais on m'a dit que la grippe asiatique pouvait s'attraper un peu partout, y compris quand il faisait chaud. Toutes les troupes présentes sur le terrain en novembre 1990 ont été vaccinées. J'ignore si cela a été le cas des relèves envoyées de France par la suite...

En revanche, à ma connaissance - et je l'aurais appris puisque j'aurais été vacciné comme les autres - nous n'avons pas été vaccinés contre le charbon ou le botulisme.

La réponse concernant la distance séparant les troupes des puits de pétrole en feu, comporte deux aspects. La division Daguet se trouvait à environ 700 km des puits de pétrole et elle est restée dans le secteur jusqu'aux retraits, dont le dernier s'est effectué au mois d'avril. Cela étant, un détachement a été envoyé à Koweït City, lequel a réouvert à l'Ambassadeur de France l'accès à son ambassade après en avoir assuré ce que j'appellerai « le déminage », pour ne pas employer le terme de « dépollution » qui a une connotation chimique. Cette action qui a permis de rouvrir en même temps les ambassades britannique et américaine puisque le montage de l'opération avait été organisé conjointement, s'est déroulée, pour autant que je m'en souvienne, le 28 mars 1991.

A cette date, les puits de pétrole étaient en feu. Je me suis rendu moi-même, le lendemain ou le surlendemain, à Koweït City pour rencontrer le détachement qui s'y trouvait et je me souviens que le Mystère 20 qui m'y transportait est entré, avant d'atterrir, dans un nuage noir à travers lequel, malgré sa réelle opacité, on pouvait voir les puits brûler.

Je sais que Paris - soit le ministère de l'Intérieur puisqu'il s'agissait de la protection civile, soit le ministère de la Défense - a envoyé une équipe sur place, pour évaluer les dangers de ces nuages. Elle a conclu qu'ils n'en présentaient aucun.

Vous m'avez demandé de préciser le nombre d'hommes envoyés à Koweït City. L'effectif ne dépassait pas 1 000 hommes et devait plutôt osciller entre 700 et 800 personnes.

Pour ce qui est de l'approvisionnement, l'eau nous parvenait, d'une part, en bouteilles qui étaient livrées par la chaîne logistique, d'autre part, après épuration, en citernes. Il faut savoir que sur ce que l'on appelle Tapline road, qui figure sur votre carte et qui est la route goudronnée qui part de Dhahran pour aller vers l'Ouest, se trouvent un oléoduc et une conduite d'eau. Les Saoudiens ont prévu, en particulier pour les populations bédouines, des prises d'eau tout au long de cet axe. C'était donc là que nous allions chercher l'eau qui était décontaminée et filtrée avant d'être mise en citernes.

Mme Michèle Rivasi, co-rapporteure : A-t-il été fait usage d'insecticides ?

Général Michel Roquejeoffre : Pas à ma connaissance !

M. Charles Cova, Vice-président : Mon Général, vous avez répondu que, dans les ordres d'opération n° 1 et n° 2 qui émanaient, l'un du Chef d'état-major des Armées, l'autre de vous-même, les annexes «NBC» étaient précises. Les mesures de protection prévues par ces annexes étaient-elles générales ou ciblées ?

Par ailleurs, y avait-il, lors des appuis-feu pratiqués par l'aviation américaine, distribution de vêtements spéciaux ? Si vous ignoriez la nature des munitions, vous assistiez néanmoins, selon vos propres dires, aux « briefings » de l'état-major. Dans ces conditions, est-ce que dans l'ordre que vous avez lancé, il a été bien précisé qu'outre les risques «NBC», on pouvait recourir à l'emploi de munitions à uranium appauvri, lequel nécessitait à la fois le port des vêtements spéciaux et la mise en place d'unités de décontamination ? Y a-t-il eu, en l'absence d'eau dont on sait qu'elle est le principal agent de décontamination, quelque chose de prévu en la matière ?

Enfin, les Américains de la 82ème Airborne qui étaient sous contrôle opérationnel - mais c'est une question que nous poserons vraisemblablement à leurs représentants lorsque nous les auditionnerons - ont-ils pris au même moment que les troupes françaises des cachets de Pyridostigmine, suite à l'ordre lancé par un Général dont vous n'avez pas, je crois, précisé le nom ?

Général Michel Roquejeoffre : Je peux parfaitement donner le nom de ce Général qui est connu puisqu'il s'agit du Général Bernard Janvier.

M. Charles Cova, Vice-président : C'est donc lui qui a donné l'ordre de prendre ces cachets ?

Général Michel Roquejeoffre : Oui et, je le répète, il a bien fait !

M. Charles Cova, Vice-président : Le problème n'est pas là ! Il s'agit simplement de savoir si les Américains placés sous notre contrôle opérationnel ont pris ces médicaments, encore qu'il faille, ainsi que vous le dites vous-même, distinguer les directives du Service de santé des directives opérationnelles, même si elles peuvent parfois se confondre. Au bout du compte, comment les choses se traduisent-elles ?

Général Michel Roquejeoffre : J'ignore si les Américains - je parle de la 82ème Airborne et de la brigade d'artillerie - ont ou n'ont pas pris ces médicaments. Peut-être certains témoins ayant été à leur contact pourraient-ils vous renseigner ?

Quoi qu'il en soit, je répète que nous n'avions pas d'ordre à donner aux Américains dans ce domaine : le domaine médical échappait aux ordres opérationnels. Pour ce qui concerne les Américains, leur protection «NBC» relevait de leur chaîne de commandement.

Concernant les munitions des avions A 10, jamais, pas même au cours des « briefings », les Américains n'ont attiré mon attention - et je pense que, s'ils en étaient informés à l'époque, ils l'auraient fait - sur un quelconque danger à être en contact avec les restes d'un obus tiré par un A 10. Je crois savoir que le danger n'est pas nucléaire, mais chimique. C'est bien cela ?

Mme Michèle Rivasi, co-rapporteure : Il est plus chimique que radioactif, mais...

Général Michel Roquejeoffre : Je n'ajouterai donc rien, Mme la députée. Je me bornerai à répondre à la question : non, ni à mon niveau, ni aux niveaux subalternes et supérieurs - mais il faudrait interroger le Général Schmitt - nous n'avons été alertés sur la prétendue nocivité des têtes de missiles ou des munitions des A 10.

Pendant toute l'attaque terrestre il n'y a eu qu'une sorte de vêtements spéciaux, la tenue S3P complétée par le masque à gaz, étant précisé que les véhicules étaient pressurisés. Cette protection était utilisée aussi bien contre les risques chimiques que radioactifs. En outre, je tiens à souligner qu'il n'y a eu dans le secteur de la division Daguet, secteur français, ni tirs, ni frappes chimiques irakiens, ni destruction de dépôts chimiques.

Comme je vous l'ai dit, j'étais fréquemment présent à la « war room » et je pense qu'en cas de tirs chimiques ou de destructions de dépôts susceptibles de produire des dommages sérieux, j'en aurais été informé. Lorsque des tirs fratricides américano-américains et américano-britanniques - les Français n'y ont pas été impliqués, sans doute parce qu'ils se sont montrés plus disciplinés - ont eu lieu, je l'ai appris immédiatement. Je présume donc que s'il y avait eu une quelconque frappe chimique ou une destruction dangereuse, il en aurait été de même.

M. André Vauchez : Mon Général, vous avez indiqué la fréquence des prises de cachets de Pyridostigmine, mais sans préciser la durée de celles-ci et sans dire si ce produit était utilisé pour la première fois dans un conflit.

Par ailleurs, j'aimerais savoir si vous avez détecté des objets susceptibles de receler de la radioactivité, ce qui est difficile avec l'uranium appauvri, ou retrouvé des isotopes sur des machines, du matériel ou tout autre objet.

Général Michel Roquejeoffre : A l'époque, j'ai dû connaître la durée du prétraitement, mais, aujourd'hui, je ne m'en souviens plus. Vous comprendrez que, pour avoir fait beaucoup de conférences, je sois extrêmement précis sur certains sujets mais que, le temps ayant fait son _uvre, je le sois beaucoup moins sur d'autres, d'autant que, si j'attache beaucoup de prix à vos questions, ce ne sont pas les seules qui pouvaient m'être posées...

C'est le 23 février 1991 - et je suis quasiment certain de cette date parce que je l'avais notée - que l'ordre a été donné de prendre les cachets de Pyridogstimine toutes les huit heures jusqu'à ordre contraire. Je pense que ce dernier est intervenu quatre jours plus tard. Si je le situe à cette date, c'est parce que je me suis rendu moi-même, le 26 ou le 28 février, à As Salman, par un jour de très fort vent de sable, revêtu de la tenue S3P et équipé d'un masque à gaz : je pense que si la consigne de suivre la posologie n'avait pas été levée, mon subordonné m'aurait ordonné de prendre les cachets. Comme cela n'a pas été le cas, j'en déduis que l'ordre d'arrêter les prises de Pyridostigmine est intervenu le 26 ou le 27 février ce qui porte la durée du prétraitement à quatre jours, mais il reste à le vérifier.

M. Bernard Cazeneuve, Président : Pardonnez-moi, mais vous laissez entendre que si le prétraitement n'avait pas été suspendu, vous auriez reçu un ordre de votre subordonné, ce qui, en termes militaires, est un peu surprenant...

Général Michel Roquejeoffre : Je veux dire par là que si mon subordonné avait continué de prendre des cachets, il m'aurait mis en garde et rappelé de les prendre !

M. Bernard Cazeneuve, Président : De quel subordonné parlez-vous ?

Général Michel Roquejeoffre : Du Général commandant la division, puisque c'est lui que j'allais rencontrer !

La menace chimique concernait aussi Riyadh qui a quand même été la cible de 18 Scud. Je me souviens d'ailleurs fort bien que, lorsque le premier Scud a été tiré le jour de l'attaque aérienne, le 17 ou le 18 janvier, nous ne savions pas exactement ce que contenait sa tête. Il s'est avéré que les Scud qui étaient prévus pour aller jusqu'à 300 km ont été poussés pour atteindre des cibles à 700 km. Comme il faut respecter une constante de poids et que la charge propulsive avait été augmentée, la charge militaire avait été diminuée d'autant, ce qui explique qu'aucun des Scud tirés sur Riyadh n'ait été chargé de munitions chimiques. Il n'empêche qu'à chaque alerte, nous revêtions la tenue S3P et le masque à gaz.

Puisque je sais que des journalistes nous écoutent, j'ajouterai que je me souviens qu'ils me reprochaient à l'époque de ne pas les fournir en masques, mais on m'avait dit qu'ils devaient les acheter avant de venir... C'était une question prise au sérieux !

Mme Michèle Rivasi, co-rapporteure : Vous dites qu'il n'y a pas eu de nuages toxiques irakiens. Or, certains témoignages d'anciens militaires font état de l'apparition de nuages de couleur verte notamment. Si vous-même n'êtes pas au courant, qui peut relater ce type d'incidents ?

Général Michel Roquejeoffre : Entendons-nous bien : je peux affirmer qu'il n'y a pas eu de dépôts chimiques détruits soit par les Américains au cours des frappes aériennes ou d'artillerie, soit par nous-mêmes.

En revanche, il y a eu beaucoup d'opérations de destruction, en particulier de mines ! Ces dernières ne sont pas, en effet, détruites sur place : on ne les fait exploser, qu'après enlèvement et l'opération produit un nuage qui n'est pas toxique mais d'une couleur qui, pour certains, peut prêter à confusion... Sans préjuger la réalité des faits, c'est ainsi que j'explique la chose. Vous savez, quand un nuage toxique recouvre une zone, toutes les personnes qui ne portent pas le masque sont atteintes.

De même, j'ai pu lire dans la presse que nous avions enterré des matériels contaminés...

Mme Michèle Rivasi, co-rapporteure : Oui et c'est sur ces allégations que je me disposais à vous interroger.

Général Michel Roquejeoffre : Vous voyez que je vous précède, Madame !

Mme Michèle Rivasi, co-rapporteure : Pouvez-vous nous expliquer pourquoi on a enfoui des matériels en bon état de marche, notamment des générateurs, alors que l'on en était encore à la phase offensive ?

Général Michel Roquejeoffre : Il convient de relier cela à deux événements.

Le 17 janvier 1991, nous avons reçu l'ordre de nous déplacer de CRK à Rafha, ce qui représente une distance de 250 km. La mission de la division consistait, d'une part, à effectuer un déplacement opérationnel parallèle à la frontière irakienne donc en sûreté et d'autre part, à couvrir le déplacement des Américains qui nous suivaient. L'exécution devait être rapide. Or il y avait beaucoup de matériels dit « d'intendance » ou de « commissariat », sans compter ceux, type appentis, que les troupes, depuis cinq mois, avaient pu fabriquer sur place. Il nous a fallu, faute de pouvoir les transporter, les enterrer. Voilà ce qu'il en est pour l'Arabie Saoudite.

Au moment du retrait de l'Irak, un ordre émanant de Paris précisait que certains matériels devaient être rapatriés.

Il faut savoir que l'armée de Terre dispose de deux sortes de matériels : le matériel relevant du service du matériel, ce qui est le cas pour tout le matériel roulant, et le matériel relevant du commissariat, comme les frigidaires, tentes, machines à laver et j'en passe... On nous a donc demandé, suivant une liste fournie par Paris, de rapatrier certains matériels.

Si le rapatriement jusqu'à Yanbu ne coûtait pas cher, l'essence étant fournie par les Saoudiens, il fallait, de Yanbu à Toulon, emprunter des bateaux aux frais de l'Etat, ce qui explique qu'il pouvait être plus onéreux de rapatrier certains matériels que de les racheter en France. Dans ces conditions, l'ordre a été donné de rapatrier les équipements majeurs ou indispensables et de réformer les autres.

Un commissaire a donc été donc chargé de réformer une partie des matériels. Les uns ont été remis aux Saoudiens et, comme il n'y avait personne en Irak pour bénéficier des autres, ordre a été donné de les détruire. Dans un souci d'écologie, pour rendre le désert aussi propre que nous l'avions trouvé, nous avons choisi de les enterrer.

M. Claude Lanfranca, co-rapporteur : Vous confirmez donc, mon Général, que ces matériels n'ont pas été enterrés parce qu'ils étaient contaminés comme la rumeur a pu le prétendre, mais simplement parce qu'il fallait alléger votre déplacement ?

Général Michel Roquejeoffre : Je ne connaissais pas cette rumeur, mais je peux confirmer qu'ils ont été enterrés suite à l'ordre qui avait été donné de réformer certains matériels, de les détruire et de les enterrer.

M. Claude Lanfranca, co-rapporteur : Ce sont des ordres que nous retrouverons, probablement à l'état-major, dans les archives ?

Général Michel Roquejeoffre : Vous les retrouverez peut-être même dans l'ordre de redéploiement que j'ai personnellement signé par la suite, et dans lequel je n'ai fait que retranscrire les instructions de Paris.`

M. Bernard Cazeneuve, Président : Sur ce point, je précise que la mission d'information a d'ailleurs demandé au ministère de la Défense de bien vouloir lui transmettre, dans des délais relativement brefs, l'ensemble des ordres d'opération. De la sorte, il nous sera possible, d'une part, de vérifier l'adéquation entre ce qui nous est dit à l'occasion des auditions et ce qui était inscrit dans les ordres d'opération et, d'autre part, de compléter dans les semaines à venir nos questions au regard des documents. Cela signifie, d'ailleurs, mon Général, que vous pourriez éventuellement être auditionné de nouveau.

Général Michel Roquejeoffre : M. le Président, vous m'avez devancé puisque j'allais vous dire que si vous aviez besoin de moi, je me tenais à votre entière disposition !

M. Bernard Cazeneuve, Président : Nous ne manquerons pas de faire appel à vous !

Je souhaiterais, à mon tour, vous poser quelques questions. Existe-t-il une spécificité de ce conflit qui pourrait, à vos yeux - et là je m'adresse, bien entendu au militaire que vous êtes et pas à un scientifique ou à un médecin -, justifier que les soldats qui y ont été impliqués puissent être atteints de maladies ou de syndromes particuliers ? A la lumière de votre expérience de militaire, quel est votre sentiment sur ce point ?

Général Michel Roquejeoffre : Tout au long de mon expérience militaire, depuis la guerre d'Algérie jusqu'à celle du Golfe en passant par le Tchad et d'autres lieux, je n'ai pas participé à des opérations ayant engendré ce que l'on pourrait appeler un « syndrome », mais, n'étant pas médecin, encore faudrait-il m'expliquer ce que l'on entend vraiment par là... Pour ma part, j'assimile, certainement à tort, le syndrome à une épidémie. Quand les malades présentant des symptômes identiques sont assez nombreux, l'affection devient un syndrome, encore que des médecins m'aient dit que le syndrome de la grippe est individuel. Personnellement, je n'ai jamais participé à des conflits qui aient donné lieu à ce dont nous parlons actuellement.

M. Bernard Cazeneuve, Président : Ce conflit avait-il, par rapport aux autres conflits dans lesquels l'armée française s'est trouvée impliquée, des spécificités qui pourraient être à l'origine d'un éventuel syndrome ?

Général Michel Roquejeoffre : J'ai omis de répondre à la question posée par un commissaire, mais selon moi, c'est la première fois - il conviendrait de le vérifier - qu'un prétraitement a été suivi.

M. Bernard Cazeneuve, Président : C'est là un élément important !

Mme Michèle Rivasi, co-rapporteure : ... et qu'on utilisait l'uranium ?

Général Michel Roquejeoffre : Vous voulez dire les Américains, puisque nous n'avions pas encore, pour ce qui nous concerne, de têtes d'obus à uranium appauvri. Mais, c'est vous qui affirmez que les Américains en employaient...

Mme Michèle Rivasi, co-rapporteure: C'est la vérité !

Général Michel Roquejeoffre : Maintenant c'est peut-être une vérité, mais à l'époque...

Pourquoi les Américains ne m'ont-ils pas averti ? Peut-être parce qu'ils n'attachaient pas d'importance à l'utilisation de l'uranium appauvri et jugeaient que ce composant n'était pas nocif ! Quoi qu'il en soit, je n'ai pas été informé !

M. Bernard Cazeneuve, Président : Ma deuxième question touche justement au point que vous évoquez : si les Américains ne vous ont pas tenu au courant est-ce, selon vous, pour cacher délibérément certains éléments à leurs alliés français - ce qui n'est pas exclu -, ou pour ne pas donner une information qu'ils jugeaient dérisoire et qui, à leurs yeux, ne posait pas de problème, voire pour d'autres raisons?

Général Michel Roquejeoffre : Je pense qu'ils ne me l'ont pas dit parce que si, comme certains le prétendent, l'uranium appauvri est nocif, ils ne le savaient pas. Dans le cas contraire, des précautions auraient été prises dans les autres secteurs américains où les avions A 10 ont frappé. Or, je n'ai pas entendu parler de passages par des chaînes de décontamination ou de prises de médicaments.

Pourquoi suis-je quelque peu affirmatif ? Parce qu'à force de passer des heures à la salle d'opération avec les Américains, je savais comment ils fonctionnaient. Ils n'avaient rien à me cacher et ils ont d'ailleurs dit beaucoup de choses devant moi, notamment au sujet des tirs fratricides. Si j'insiste sur ce point c'est parce que de tels tirs ne sont pas anodins et que ce n'est jamais avec plaisir qu'un chef apprend à d'autres que ses soldats se sont tirés dessus.

S'il y avait eu quelque chose à dire sur la nocivité des têtes des munitions tirées par les avions A 10, je pense que les Américains m'auraient prévenu ou que Paris en aurait été averti par New York ou par Washington, ce qui n'a pas été le cas ! Pour répondre à votre question, je dirai que les Américains ne m'ont rien caché et que je pense qu'ils ignoraient que ces obus pouvaient être nocifs. Je le pense !

M. Bernard Cazeneuve, Président : Selon vous, est-il envisageable, dans un conflit d'une telle ampleur qui prend une telle dimension internationale, qu'une puissance comme les Etats-Unis soit à ce point ignorante des effets de l'utilisation de ses armes ?

Général Michel Roquejeoffre : Je ne sais à quoi attribuer cette ignorance. Je réponds à votre question : alors que j'étais sur place, à la salle d'opération, jamais le Général Schwarzkopf pour le citer, ne m'a alerté sur ce danger parce que, je pense que, pour lui, il n'y en avait pas. Je n'affirme rien ; je vous dis ce que je crois !

M. Bernard Cazeneuve, Président : Je suis, moi, très béotien et un peu cartésien. J'essaie donc de comprendre comment les choses ont pu se passer, en ayant quelques interrogations sur le fait qu'une puissance comme les Etats-Unis, dont les services de renseignement ne sont pas ceux qui fonctionnent le plus mal au monde, puisse s'engager dans un conflit de cette ampleur en ignorant les conséquences d'utilisation d'un certain nombre d'armements... Je suis un peu étonné, mais n'étant pas militaire, je prends acte de votre réponse.

Général Michel Roquejeoffre : Je vais me faire l'avocat du diable en disant la chose suivante : à quoi sert de prévenir quelqu'un d'un danger inexistant ?

M. Bernard Cazeneuve, Président : S'il n'y a pas de danger, on comprend très bien qu'il n'y ait pas de mise en garde. Là où le problème se pose, c'est quand le danger existe !

Général Michel Roquejeoffre : Il n'y avait pas de danger connu à l'époque !

M. Charles Cova, Vice-président : Ma question s'adresse davantage à ceux qui, parmi nous, connaissent la nocivité des obus à uranium appauvri. Puisque le Général nous a dit que l'appui-feu se fait environ à un ou deux kilomètres avant la ligne de front, en cas de dispersion de substances chimiques - je vous le demande à vous, Mme Rivasi, qui connaissez bien ces questions -, quelle est leur durée de vie ?

Mme  Michèle Rivasi, co-rapporteure : Des milliards d'années.

L'uranium appauvri est ainsi qualifié parce qu'il contient peu d'isotopes d'uranium 235 et pratiquement que de l'uranium 238, qui est radioactif. Le problème des armes à base d'uranium appauvri, c'est qu'elles ont un pouvoir de pénétration très important, notamment vis-à-vis des chars et du béton. Une fois qu'elles ont pénétré, elles brûlent, ce qui leur permet justement d'éliminer très rapidement les soldats qui se trouvent à l'intérieur des chars. Cela étant, lors de la combustion, des vapeurs se dégagent qui contiennent de l'uranium et leurs particules ont une dimension telle qu'elles peuvent très vite être incorporées au niveau des alvéoles pulmonaires, ce qui comporte deux risques : un risque chimique qui se double d'un risque radioactif, dans la mesure où les rayonnements émis au niveau cellulaire peuvent endommager les chromosomes.

Les études actuellement réalisées sur le nucléaire - les militaires ne sont pas seuls à utiliser l'uranium et son usage en matière de combustibles engendre les mêmes problèmes sanitaires - montrent que l'uranium entraîne des dommages au niveau des poumons et au niveau des reins.

Si je suis plus sceptique que vous Général, c'est que j'ai à ma disposition, des documents américains en date des années quatre-vingts qui, déjà, posent le problème du danger de l'utilisation de l'uranium appauvri dans les armements. Je suis donc un peu surprise de vous voir affirmer que si un Général américain ne vous a pas informé du danger, c'est qu'il pensait que ce danger n'existait pas.

M. Bernard Cazeneuve, Président : Avant de redonner la parole au Général pour qu'il réponde sur ce point, je demanderai à Mme Rivasi de bien vouloir, si elle en a convenance, verser ces informations au dossier de la mission, qui pourra les publier. En effet, si ces documents incluent les éléments dont vient de faire état Mme Rivasi, ils seront déterminants pour le déroulement de nos travaux.

Général Michel Roquejeoffre : Je ne vais pas, loin s'en faut, infirmer les propos de Mme Rivasi. Mais je répète qu'à mon sens, si les Américains avaient eu connaissance du danger, ils m'en auraient informé parce que c'est ainsi que j'aurais agi à leur place.

M. Guy Teissier : Ce n'est pas la rétention d'informations qui me paraît être la plus déterminante dans cette affaire parce qu'un chef peut effectivement pêcher par omission, mais le fait de commettre une telle omission au détriment de ses propres hommes puisqu'un régiment de parachutistes américains se trouvait à l'Ouest du théâtre des opérations.

On connaît la tendance des Américains à oublier parfois les autres, mais s'ils ont négligé leurs propres hommes, l'omission me paraît beaucoup plus grave ! C'est pourquoi j'ai un peu tendance à penser, comme le Général Roquejeoffre, que le Général Schwarzkopf pouvait ne pas être au courant.

Général Michel Roquejeoffre : Si vous le voulez bien, je compléterai ces propos en disant que, non seulement il y avait des Américains dans le secteur français, mais que les avions A-10 ont été mis en _uvre sur tout le front et donc que les mêmes armes ont été tirées devant les autres troupes américaines. Or, à ma connaissance, elles n'ont pas pris de précautions spéciales.

M. Jean-Louis Bernard : Mme Rivasi a bien souligné la capacité de pénétration de l'uranium appauvri et expliqué le phénomène de « big bang protonique » qu'il engendre. Cela explique que, s'il y a bien eu recours à des munitions à uranium appauvri, il a dû se produire essentiellement sur les carcasses de chars, d'où ma question : Mon Général, selon vous, combien de militaires ont approché ces carcasses ?

Général Michel Roquejeoffre : La phase offensive s'étant déroulée entre la frontière irakienne et As Salman, c'est là que des chars ont été détruits, soit par l'aviation américaine ou les hélicoptères français, soit par l'artillerie américaine ou française. Leur nombre dépasse la dizaine, mais n'atteint vraisemblablement pas la cinquantaine, étant précisé qu'aux carcasses de chars venaient s'ajouter celles de véhicules blindés ainsi que de camions.

Les hommes ayant participé à l'attaque terrestre, soit se trouvaient dans des véhicules pressurisés, soit étaient revêtus de tenues S3P et équipés de masques à gaz. Ils n'avaient pas pour mission de vérifier ce qui se passait à l'intérieur des carcasses de véhicules. Cela étant je n'étais pas derrière chaque soldat pour contrôler ce qu'il faisait.

Ces hommes sont restés en Irak, entre As Salman et la frontière, du 28 février jusqu'au 12 avril pour les derniers, dans une zone d'environ 120 kilomètres de long sur 100 kilomètres de large, dans laquelle parvenait chaque jour du ravitaillement par des colonnes qui empruntaient ce que l'on appelle « l'axe Texas », qui part de la frontière pour rallier As Salman. Le jour où je me suis rendu au PC de la division, il y avait une colonne de camions ininterrompue de la frontière à As Salman ; c'est vous dire combien cet axe était chargé !

Le comportement des êtres humains étant ce qu'il est, si certains soldats sont allés voir ce qui se passait dans les carcasses de chars, de deux choses l'une : soit ils l'ont fait sans ordre, soit ils appartenaient à une mission de la section technique des armées, envoyée de France vers le mois d'avril, et dont j'ignore ce qu'elle a fait sur place.

M. Claude Lanfranca, co-rapporteur : Je voulais faire une réflexion générale : il ne s'agit pas de savoir quels sont les dangers de l'uranium appauvri qui est aussi un médicament, mais de savoir où se trouvaient nos hommes par rapport aux charges d'uranium, quelle était la distance qui les en séparait et le temps d'exposition auquel ils ont été soumis. En effet, l'uranium appauvri n'est pas forcément un danger et ses risques sont facteurs de nombreux paramètres.

En fonction de ces précisions que peut nous apporter le Général Roquejeoffre, il appartiendra à la commission des experts médicaux nommés par le Ministre de la Défense et par la Secrétaire d'Etat à la Santé, commission qui est indépendante, de se prononcer sur le fait de savoir si un soldat exposé, par exemple, à 100 kilomètres d'un obus peut courir des risques. Nous faisons actuellement le procès de l'uranium et ce n'est pas ce que, personnellement, je recherche.

Général Michel Roquejeoffre : Je n'ai pas dit, M. le député, que les soldats se trouvaient à 120 kilomètres, mais que la zone s'étendait sur 100 kilomètres. Certains ont sans doute été très près des blindés détruits, mais la réponse est à chercher - et je ne le dis pas pour me défausser - auprès des commandements des régiments ou de la division, étant précisé qu'aller voir ce qui se passe dans les carcasses de chars ne doit pas figurer dans les ordres d'opération.

Mme Michèle Rivasi, co-rapporteure : Les témoignages de militaires nous en apprendront plus !

Général Michel Roquejeoffre : Oui, mais alors, il faudra remonter la chaîne.

M. Bernard Cazeneuve, Président : Mon Général, nous verrons ce que comportent les documents et lorsqu'ils ne comporteront pas les informations que nous cherchons, nous procéderons à des auditions de témoins de l'époque, militaires ou autres, de manière à disposer de l'ensemble des éléments qui nous permettront de nous forger une conviction.

Pour que les choses soient parfaitement claires, je voudrais, maintenant, revenir sur un point précédemment évoqué par Mme Rivasi : celui du fonctionnement du Service de santé des Armées.

Lorsque s'initie une opération du type de celle dans laquelle vous vous êtes trouvé engagé et qui s'inscrivait, de surcroît, dans un dispositif où des alliés se trouvaient à nos côtés, de quelle manière le Service de santé des Armées intervient-il lors de la phase de préparation, dont j'imagine qu'elle se déroule au sein de l'état-major des Armées, donc à Paris ?

Général Michel Roquejeoffre : Il peut y avoir différents cas, mais dans celui qui nous intéresse, un « ordre logistique santé » émanait de la Direction centrale du Service de santé.

M. Bernard Cazeneuve, Président : Que disait cet ordre logistique ?

Général Michel Roquejeoffre : Autant que je me souvienne, les ordres logistiques du Service de santé comportent une vingtaine de pages ; ils définissent toute l'organisation, la subordination, le déploiement des chaînes et les effectifs.

Pourquoi a-t-il été établi au niveau central ? Parce que la chaîne santé partait du blessé que l'on récupérait sur le terrain jusqu'à l'hôpital qui le recevait en France. Il fallait donc bien prévoir un fédérateur. J'aurais pu établir un ordre santé pour les éléments qui se trouvaient sur place, mais il fallait assurer une coordination entre l'évacuation qui se faisait dans les hôpitaux d'évacuation et l'arrivée en France.

M. Bernard Cazeneuve, Président : C'est un point qui me paraît très important pour la bonne compréhension de notre sujet. En effet, il signifie qu'en amont de l'opération, au sein de l'état-major, un travail est réalisé en commun par ceux qui sont en charge de l'opération militaire dans sa dimension opérationnelle et le Service de santé des Armées, lequel élabore un document où j'imagine que sont évaluées toutes les situations et définies les conditions dans lesquelles il conviendra de réagir en cas de problème sanitaire ou d'évacuation de militaires blessés. C'est bien cela ?

Général Michel Roquejeoffre : Exactement ! Seules les procédures à suivre en cas d'alerte chimique n'y figurent pas, car elles relèvent d'un ordre de commandement.

Pour bien situer les choses, je vais vous fournir un autre exemple : quand nous allions outre-mer, la prise de Paludrine relevait d'un acte de commandement et non pas du Service de santé.

M. Bernard Cazeneuve, Président : Je voudrais justement que ce point soit bien précisé parce qu'il signifie que, pour ce qui concerne le système «NBC» médicamenteux, rien n'est prévu dans le document de vingt pages auquel vous venez de faire allusion ?

Général Michel Roquejeoffre : Non et cela n'a pas à l'être.

M. Bernard Cazeneuve, Président : Cela pourrait s'y trouver, mon Général, si le Service de santé des Armées, ayant anticipé ou évalué les conséquences que pourrait avoir une prise de cachets de Pyridostigmine par les militaires, recommandait qu'on les utilise dans telle ou telle condition ?

Général Michel Roquejeoffre : Je n'ai pas le souvenir des vingt pages de l'ordre de santé, mais les seules choses qu'il pouvait comporter étaient la posologie recommandée si l'on passait au niveau 1 et le rappel aux chefs qu'il était de leur devoir de donner l'ordre de suivre ou non le prétraitement.

M. Bernard Cazeneuve, Président : Ce point est important car la question qui se pose à nous est de savoir si la prise de ces médicaments a pu avoir ultérieurement des conséquences sur la santé des militaires qui les ont absorbés.

Général Michel Roquejeoffre : J'ai bien saisi !

M. Bernard Cazeneuve, Président : Puisque c'est bien là le fond de la question, nous pouvons nous interroger sur l'existence, au sein du Service de santé des Armées, d'études, d'investigations, d'interrogations, dont les médecins auraient d'ailleurs pu légitimement être les auteurs, compte tenu de leur spécialité, sur les effets de ces médicaments.

Dois-je déduire du fait que ces questions n'ont pas été posées, que la prise de ces médicaments était considérée par le Service de santé des Armées comme n'étant pas susceptible d'avoir des conséquences sur la santé des soldats ?

Général Michel Roquejeoffre : Je pense que oui, sinon il ne les aurait pas délivrés puisque c'est quand même lui qui, d'abord les fabrique à la Pharmacie centrale, et ensuite les distribue.

M. Bernard Cazeneuve, Président : Cela revient à dire que le Service de santé des Armées a fabriqué les médicaments. Je déduis, par conséquent, de vos déclarations que le Service de santé des Armées considérait que la prise de ces médicaments par les soldats était sans danger.

Général Michel Roquejeoffre : Oui, sinon je ne vois pas pourquoi on nous aurait prescrit, sur notre ordre, de prendre, pour pallier un danger, des médicaments qui nous auraient mis en danger. Il faut quand même faire confiance aux médecins !

M. Bernard Cazeneuve, Président : Pendant les opérations, mon Général, combien de personnels du Service de santé des Armées sont présents ? Comment s'articule leur mission par rapport à celle des militaires ? De quelle manière interviennent-ils pendant l'opération sur place ?

Général Michel Roquejeoffre : Pour répondre précisément à votre question, il m'aurait fallu un organigramme dont je ne dispose pas, mais je peux dire qu'on trouve, à chaque niveau, un personnel médical.

En schématisant, l'organisation est la suivante : en partant du bas, au niveau de la section, il y a un infirmier par groupe de combattants ; puis au niveau de la compagnie, le poste de secours ; et, au niveau du régiment, l'antenne chirurgicale. On peut ainsi remonter jusqu'à l'hôpital d'instruction des armées du Val de Grâce à Paris ou jusqu'à Bégin, Percy ou encore jusqu'à l'hôpital de Toulon où étaient soignés les blessés après leur évacuation.

Il y a donc toute une chaîne médicale, avec des antennes chirurgicales, des sections de décontamination, des sections de ravitaillement en sang et j'en passe - des spécialistes vous la décriront plus en détail -, jusqu'aux hôpitaux d'évacuation dont l'un se trouvait à Riyadh, l'autre à Yanbu ; un PEVA - point d'évacuation par voie aérienne - était, en outre, installé à Rafha. Il s'agissait donc bien d'une chaîne qui employait, ainsi que je l'ai dit précédemment, un personnel médical d'environ 1 000 personnes.

A mon avis, en la matière, nous étions bien équipés ! Il m'est difficile de vous décrire le système dans le détail, mais je pense que le Service de santé ou l'état-major des Armées pourront vous donner plus de précisions.

M. Bernard Cazeneuve, Président : Nous avons demandé des documents qui vont nous être communiqués et nous auditionnerons des personnes directement intéressées par le sujet. Bien que des médecins soient sur place, c'est de vous que vient l'ordre de prendre des médicaments ?

Général Michel Roquejeoffre  : J'avais un adjoint médical. Pour ce qui concerne l'ordre, les médecins, eux, n'interviennent pas.

M. Bernard Cazeneuve, Président : J'ai bien compris que c'est votre subordonné militaire commandant l'opération sur place qui donne l'ordre, d'où ma question : lorsque les personnels du Service de santé des Armées, sur place, savent que l'ordre est donné, ont-ils le pouvoir d'intervenir auprès du commandant de l'opération pour lui indiquer que la posologie peut avoir des conséquences ?

Général Michel Roquejeoffre : Il existe au niveau de la division un « chef santé », médecin colonel qui participe à l'élaboration de l'ordre d'opération ou en est, pour le moins, destinataire.

Au moment où l'ordre a été diffusé, il connaissait la décision du Général commandant de la division de passer au niveau 1 et la fréquence des prises de Pyridostigmine. Il n'allait pas s'opposer à la prise de ces cachets puisque c'est le Service de santé qui les a mis dans les trousses ! Il aurait peut-être pu dénoncer un éventuel irrespect de la fréquence des prises, mais comme il ne s'est pas produit, cela n'a pas été le cas.

M. Bernard Cazeneuve, Président : Avez-vous eu des conversations avec le Général Schwarzkopf sur la manière dont les soldats des autres armées se protégeaient ?

Général Michel Roquejeoffre : Au niveau de la protection chimique, oui ! Je suis allé souvent au 18ème corps américain. J'y suis notamment passé avant de me rendre à As Salman et, sans savoir quel en était le type exact, j'ai remarqué que les soldats portaient des tenues du genre de nos combinaisons S3P et qu'ils étaient équipés d'un masque à gaz. Si les matériels n'étaient évidemment pas les mêmes, ils étaient protégés dans les mêmes conditions.

M. Bernard Cazeneuve, Président : Avez-vous eu des discussions avec vos collègues américains ou britanniques concernant les médicaments ingérés et les vaccinations effectuées par les alliés ?

Général Michel Roquejeoffre : Non ! J'en ai eu avec mes médecins que j'ai retrouvés un ou deux ans plus tard et avec qui nous avons parlé du « syndrome du Golfe », puisqu'il en a été fait état d'abord aux Etats-Unis, puis en Grande-Bretagne et au Canada. C'est tout !

M. Bernard Cazeneuve, Président : Avez-vous le sentiment que le traitement réservé aux Américains, Britanniques et Canadiens est très différent de celui qui a été réservé à nos soldats ?

Général Michel Roquejeoffre : Je ne suis pas en mesure de vous répondre, puisque je ne le connais pas !

Je pense que les vaccinations, ou du moins les produits injectés, n'étaient pas les mêmes. En la matière, l'action américaine était complètement indépendante de notre chaîne et, si nous avons eu des conversations sur de nombreux sujets avec le Général Schwarzkopf, nous n'avons jamais évoqué la façon dont ses soldats étaient protégés. J'ai constaté qu'ils l'étaient physiquement parce qu'une tenue antichimique et un masque à gaz ne passent pas inaperçus.

Mme Michèle Rivasi, co-rapporteure : Avez-vous le sentiment que les Américains ont, contre les attaques chimiques et radioactives, des tenues plus opérationnelles que celles des Français ?

Par ailleurs, ayant entendu certains témoignages, je voudrais avoir votre version de ce qui s'est passé à As Salman. Les légionnaires que j'ai rencontrés m'ont dit que lorsqu'ils « dépolluaient », c'est-à-dire lorsqu'ils enlevaient les obus qui n'avaient pas explosé et d'autres engins, ils ne portaient plus de masque.

Le problème de l'uranium n'est pas tant l'irradiation que la contamination interne. Or, il faut savoir que si des vents de sable soufflent et qu'il y a de l'uranium au niveau du sol, les hommes sur place peuvent aussi respirer de l'uranium.

Général Michel Roquejeoffre : D'après ce que je crois comprendre, les légionnaires que vous avez rencontrés appartiennent probablement au 6e régiment étranger du génie, puisque c'était ce régiment qui était chargé de cette opération. C'est bien cela ?

Mme Michèle Rivasi, co-rapporteure : Tout à fait !

Général Michel Roquejeoffre : Après le 28 février 1991, ces légionnaires ont « dépollué », ce terme étant préféré à celui de « déminé », compte tenu du fait que pour une mine on trouve dix autres engins non explosés. J'ai moi-même assisté à des séances de dépollution - tout champ de bataille, y compris dans le désert, est semé de tels engins -, et je peux vous dire que les débris étaient ramassés avec précaution, désamorcés et détruits. Ces opérations, pour la plupart, ont eu lieu après le 28 février, quand il n'y avait plus d'alerte chimique.

Pour ce qui est du vent de sable, je suis d'accord avec votre vision des choses, même si elle suppose de se trouver à proximité d'une carcasse de char, ce qui ne pouvait pas être le cas à As Salman puisque les chars, pour autant que je m'en souvienne, se trouvaient à peu près à mi-chemin entre la frontière et As Salman. Cela étant, je souscris à vos propos : c'est le vent qui charrie les poussières. Je ne pense pas que les légionnaires en question se soient trouvés à proximité des carcasses de chars.

Mme Michèle Rivasi, co-rapporteure : Mais ils décontaminaient l'aéroport qui avait, lui aussi, été bombardé.

Général Michel Roquejeoffre : Je crois qu'il a été traité avec des bombes antipistes, mais pas avec des obus d'avions A-10. C'est un point à vérifier, mais on peut dire que ce n'est pas l'exemple classique de tirs sur du béton à partir de A-10.

M. Bernard Cazeneuve, Président : De toute façon, ces points seront vérifiés.

Mon Général, je vous remercie de votre présence. Si nous avons besoin de vous revoir, nous ne manquerons pas de vous demander de revenir devant nous.

Général Michel Roquejeoffre : Je reste à votre disposition pour vous fournir des renseignements complémentaires par écrit ou lors d'une autre audition.

Audition du Général Maurice SCHMITT (E.R.)
Ancien Chef d'état-major des Armées

(Procès-verbal de la séance du mardi 7 novembre 2000)

Présidence de M. Bernard Cazeneuve, Président.

M. Bernard Cazeneuve, Président : Mes chers collègues, la mission d'information procède aujourd'hui à la seconde de ses auditions publiques. Elle accueille, dans ce cadre, le Général Maurice Schmitt, ancien Chef d'état-major des Armées. Cette audition fait suite à celle du Général Michel Roquejeoffre, la semaine dernière.

Mon Général, il eut été conforme à la hiérarchie du commandement de vous auditionner avant le Général Michel Roquejeoffre, mais une contrainte familiale tout à fait légitime a amené la mission à reporter votre audition qu'il avait initialement été prévue de tenir en premier lieu.

En tout état de cause, je tiens au nom de la mission d'information à vous remercier tout spécialement d'accepter, dans ces conditions et des délais aussi brefs, de participer aujourd'hui à cette seconde audition publique. Je veux ici apporter quelques précisions que je crois indispensables sur le travail de la mission et l'orientation qu'elle entend donner à ses réflexions. En effet, les propos de certains, tels que rapportés par la presse, sur le caractère « inutile » ou « vain » des travaux de la mission s'avèrent démentis par les faits. Au cours de la première audition de la mission, le responsable des forces françaises auprès du Haut commandement allié de la guerre du Golfe, a, en effet, apporté des éléments d'information qui, jusqu'alors, n'avaient pas été mis à jour.

Ainsi, la détermination à faire toute la vérité sur les conditions d'engagement des militaires français ayant pu les exposer, au cours de la guerre du Golfe, à des risques de pathologies spécifiques, de même que la transparence de la méthode constituent bien l'objectif de la mission d'information, comme l'a récemment rappelé le Président de la Commission de la Défense, M. Paul Quilès.

Je tiens par ailleurs à préciser qu'il relève d'une curieuse lecture des institutions que d'affirmer que la mission d'information parlementaire aurait été créée sur l'initiative du ministère de la Défense pour occulter la vérité. Nous vivons dans un système de séparation des pouvoirs et le Parlement est souverain. C'est donc souverainement et dans le cadre de ses missions de contrôle de l'action de l'exécutif que la Commission de la Défense a décidé de créer la mission d'information avec la volonté de procéder aux auditions les plus larges et d'accéder à l'ensemble des documents en possession de l'exécutif. C'est dans ce cadre que j'ai demandé au Ministre de la Défense, par courrier en date du 19 octobre 2000, avant même le début des auditions, de nous transmettre la totalité des ordres et comptes rendus opérationnels ainsi que toutes les études, notes et comptes rendus du Service de la santé des Armées, à l'exception des dossiers médicaux individuels.

La mission vient, aujourd'hui, de recevoir les premiers documents officiels dont elle a demandé la transmission au ministère de la Défense. Elle va ainsi pouvoir les examiner sans délai, notamment les ordres et les comptes rendus opérationnels. Sur la base de ce travail sur pièces, qu'elle est seule à pouvoir conduire, la mission ne manquera pas de formuler toute autre demande d'explication lui paraissant nécessaire. C'est pourquoi, le délai de six mois pourrait être dépassé, ce qui explique la décision prise par la Commission de la Défense de créer une mission d'information plutôt qu'une commission d'enquête, les parlementaires souhaitant disposer du temps nécessaire à leurs investigations dans un cadre qui leur confère autant de prérogatives que celles qui sont dévolues à une commission d'enquête. Enfin, nous poursuivrons, semaine après semaine, les auditions selon un premier calendrier prévisionnel dont j'ai fait état lors de la précédente audition publique.

D'autres responsables militaires, scientifiques, politiques ou associatifs seront donc prochainement, à leur tour, appelés à venir répondre aux questions de la mission. L'association Avigolfe figure, bien entendu, au nombre des prochaines auditions. Il nous a toujours semblé évident que cette association devait pouvoir faire part à la mission de ses réflexions et, le cas échéant, lui communiquer les éléments nouveaux dont elle disposerait. Cette démarche de vérité et de rigueur qui est la nôtre, est, il est vrai, complètement incompatible avec certaines « gesticulations médiatiques » qui visent à faire prévaloir une thèse sur une autre, sans se préoccuper d'administrer des preuves irréfutables, qui seules peuvent convaincre. Je rappellerai également que la méthode de travail de la mission a fait l'objet d'un accord unanime entre ses membres. Pour ce qui concerne notre impossibilité de communiquer sur le fond des travaux, cette disposition n'est pas nouvelle : elle résulte en effet de la lettre de l'article 145 du Règlement de l'Assemblée nationale qui dispose qu'« aucune publicité ne peut être donnée à un rapport d'information... avant que n'ait été décidée sa publication. »

Cette obligation de discrétion s'impose donc à chacun des membres de la mission. Je comprends qu'elle constitue un sacrifice pour ceux qui aiment à communiquer. Je me dois toutefois de préciser que la volonté des uns et des autres d'accéder à la vérité ne peut se mesurer à l'aune de ce sacrifice. A cet égard, il n'est pas possible que les auditions, y compris celles qui sont ouvertes à la presse, donnent lieu à la distribution d'un compte rendu écrit. Ces comptes rendus seront, en revanche, publiés dans le rapport de la mission.

Après cette mise au point, je vous invite, mon Général, a bien vouloir répondre aux questions de la mission. Mais peut-être désirez-vous, au préalable, en forme d'introduction, nous livrer ce que vous estimez indispensable de préciser d'emblée quant à votre expérience du conflit. Puis, je vous poserai les premières questions avant de donner la parole à mes collègues.

Général Maurice Schmitt : M. le Président, Mesdames, Messieurs les députés, selon la lettre du ministère de la Défense qui m'indique que votre mission parlementaire souhaite bénéficier de mon témoignage, votre tâche est de déterminer, je cite : « les conditions d'engagement des militaires français ayant pu les exposer au cours de la guerre du Golfe à des risques de pathologies spécifiques ». Mon témoignage sera donc centré sur cette question.

Je voudrais auparavant préciser, tout en me limitant à l'essentiel, et en parlant plus en tant qu'ancien Gouverneur des Invalides qu'en tant qu'ancien Chef d'état-major des Armées, dans quelles conditions légales - du moins jusqu'à ce jour - sont déterminés, d'une part l'imputabilité au service des affections, et, d'autre part, les taux des pensions d'invalidité qui en résultent pour des militaires en temps de guerre comme en temps de paix.

Il s'agit d'un problème qui se pose pendant et après chaque conflit. Il n'est donc pas nouveau. C'est un problème qui a des conséquences financières, nous ne sommes pas ici pour ne parler que de cela, mais aussi de cela ! Nous avons un premier cas lorsque la blessure ou la maladie est constatée pendant ou immédiatement après une opération. Deux démarches sont alors essentielles : premièrement, l'inscription au registre des constatations tenu par le Service de santé. Il s'agit là d'une tâche qui relève soit du médecin du corps de troupe, soit de l'hôpital vers lequel a été évacué le blessé. Deuxièmement, la rédaction d'un rapport du chef de corps de l'intéressé qui décrit les faits sans conclure quant à l'imputabilité de la blessure au service. Il va de soi qu'en temps de guerre, la notion d'imputabilité au service est, en général, toujours consentie à l'intéressé sauf cas exceptionnels.

La décision d'imputation étant prise, l'intéressé est convoqué devant une commission de réforme composée d'experts indépendants du ministère de la Défense. Cette commission détermine le taux d'invalidité et donc le montant de la pension. S'il y a contestation de l'intéressé - elle porte, le plus souvent, sur le taux d'invalidité -, il peut faire appel au tribunal des pensions avec le secours d'un avocat - il existe des avocats spécialisés - ; le ministère de la défense est alors exclu du processus.

Second cas : les affections surviennent dans un délai plus ou moins long après un conflit. C'est, en effet, le cas qui nous préoccupe. Le processus reste sensiblement le même. L'intéressé fait établir un ou plusieurs rapports par un ou des médecins de son choix et réunit les documents apportant la preuve de sa participation au conflit ; le document essentiel étant l'état signalétique des services. Lorsqu'il s'agit de personnels qui ne sont plus en service, c'est le bureau central des archives militaires de Pau qui est habilité à le leur délivrer. Ce document est essentiel. Ensuite, le processus faisant intervenir la commission de réforme et, éventuellement, le tribunal des pensions est le même que dans le cas précédent. A l'imputabilité au service près, qu'il s'agit, à ce moment, d'établir. La commission interdépartementale des pensions statue sur la réalité des affections de l'intéressé, sur leur lien avec le conflit en fonction des conclusions des experts ; le taux d'invalidité est déterminé en commission de réforme. Le tribunal des pensions peut, bien entendu, toujours être saisi par l'intéressé.

Vous le concevez, le point délicat, c'est le lien avec le conflit. Il y a, en effet, des cas où les affections sont sensiblement identiques pour tous les intéressés. On peut alors parler de syndrome. Il peut également s'agir de situations très diverses et là - mais ce n'est qu'un avis - je pense qu'il convient de les traiter au cas par cas. Avant de terminer sur ce point, je dirai - et il s'agit là encore d'un point de vue personnel -, que s'il y a doute, il devrait bénéficier au demandeur. Ce sont toutefois les juges et les experts du tribunal des pensions qui sont indépendants à qui il revient de décider en dernier ressort.

J'en viens maintenant au point sur lequel vous souhaitez m'entendre, à savoir les conditions d'engagement des troupes françaises dans le Golfe. Elles ont fait l'objet de nombreux rapports et de nombreux ouvrages. J'ai moi-même publié un livre, au début de l'année 1992, après en avoir envoyé un exemplaire, comme le règlement m'y oblige, à M. Pierre Joxe, Ministre de la Défense, qui n'en a pas déplacé une virgule.

Sur l'essentiel et en me limitant à l'opération « Tempête du désert », les forces aériennes françaises basées à l'aérodrome d'Al Ahsa ont participé, dès le 17 janvier, aux attaques aériennes au sol ; elles avaient auparavant participé à la couverture d'ensemble du dispositif, c'est-à-dire à l'interdiction du ciel faite par les forces alliées à l'aviation irakienne. Les forces maritimes poursuivaient l'embargo et se préparaient à un éventuel déminage des eaux koweïtiennes. Enfin, deux navires hôpitaux avaient été acheminés à Yanbu -, La Rance et La Foudre.

Pour leur part, les forces terrestres assuraient la couverture le plus à l'ouest du front d'attaque dans le dispositif allié et la livraison au 10ème corps américain d'une pénétrante vers la petite ville d'As Salman ; elles devaient donc progresser d'environ 150 kilomètres en territoire irakien, et au total de 180 kilomètres.

Cette mission fut déterminée en octobre 1990 d'un commun accord avec les Généraux Colin Powell et Schwarzkopf, et bien entendu approuvée par le Président Mitterrand. Pour cette mission, la division Daguet, placée sous contrôle opérationnel du Général Luck, commandant du 18ème corps et prenant sous son propre contrôle opérationnel une brigade parachutiste américaine et une brigade d'artillerie américaine, s'engageait le 23 février dans la nuit pour s'emparer d'As Salman.

J'en viens maintenant aux dispositions spécifiques et en particulier aux mesures dites « NBC » et de santé. Dès octobre 1990, je retenais, comme les Généraux Colin Powell et Schwarzkopf, la menace chimique comme la menace essentielle. En conséquence, les forces étaient équipées des matériels de protection (masques, combinaisons S3P) et des installations étaient prévues pour les décontaminations éventuelles. Des exercices étaient prescrits, car il est clair que ce n'est pas au moment où la menace se concrétise qu'il faut apprendre à s'équiper. Il y eut des alertes réelles, mais l'emploi d'armes chimiques par les Irakiens n'a jamais été constaté ; il s'agissait d'alertes déclenchées lorsque des Scud étaient tirés à partir du territoire irakien, non pas sur la division Daguet, mais sur les installations de Riyadh. Ils ne contenaient toutefois pas d'armes chimiques.

Par ailleurs, le Service de santé des Armées avait mis en place des stocks d'un antidote, la Pyridostigmine, dont les capacités de prévention avaient été testées. Ce médicament est d'ailleurs utilisé en médecine depuis des années. A la mi-février 1991, je me suis rendu au PC du Général Janvier, à Rafha, pour les dernières mises au point. J'étais accompagné d'un de mes adjoints, le Général Guignon, de mon chef de cabinet, le Général Pidancet, ainsi que du Général Roquejeoffre. La date de l'attaque terrestre, le G.Day, avait été fixée au 23 février. Elle m'avait été communiquée la veille dans le plus grand secret par le Général Schwarzkopf. J'en avais rendu compte le soir même à M. Pierre Joxe, en tête à tête, à notre ambassade à Riyadh.

Selon les directives générales du Général Roquejeoffre, qui procédaient d'ailleurs des miennes, le Général Janvier a alors établi son ordre d'opération. Cet ordre comportait un paragraphe santé, rédigé selon nos directives et avec le conseil de son adjoint santé. Ce paragraphe précisait essentiellement les processus de ramassage, de triage, de traitement et d'évacuation des blessés. Je fais une incidente pour vous dire que la chaîne santé était particulièrement performante, elle représentait 10 % des effectifs, plus d'un millier d'hommes, dont 250 chirurgiens et médecins. Et aucun blessé, même parmi les blessés graves, n'est mort après avoir été relevé sur le champ de bataille. Je pense que notre Service de santé peut en être très fier. J'ajouterai que selon les échos qui me parviennent actuellement, on ne saurait aujourd'hui mettre sur pied un dispositif équivalent à celui qui a été mis en _uvre pendant la guerre du Golfe.

Le paragraphe santé précisait également que la Pyridostigmine serait administrée 24 heures avant le déclenchement de l'attaque et jusqu'à nouvel ordre, au taux de trois comprimés par jour. Les spécialistes me disent que c'est un taux bénin. Le nouvel ordre, ce fut le cessez-le-feu ; la Pyridostigmine fut prise pendant cinq jours par les 8 000 ou 9 000 hommes de la division Daguet et même - tout au moins je l'espère sinon il y a eu faute - par la douzaine de journalistes accrédités et ainsi habilités à suivre les troupes pendant leur pénétration en territoire irakien.

J'ai lu dans des articles récents des remarques concernant les effets éventuels de poussières d'uranium appauvri, après tirs, et d'un médicament, récent à l'époque, le « Virgyl », agissant en quelque sorte comme un super maxiton. S'agissant du « Virgyl », dont m'avait parlé le Directeur central du Service de santé de l'époque, je me suis opposé à son emploi généralisé, pour une raison simple : il maintenait éveillé deux à trois jours, mais nécessitait ensuite une longue récupération. Il était donc hors de question d'avoir une division s'endormant au bout de trois jours de combat sur le champ de bataille. Je laissais donc la décision de l'utiliser aux responsables de terrain. Je pensais en particulier que l'on pouvait la délivrer aux commandos de recherche et d'action en profondeur qui avaient pour mission de vérifier que la barrière rocheuse, qui était en face de la division, n'était pas tenue par l'ennemi. En effet, suite à l'accomplissement de cette mission, il n'était pas grave de les mettre au repos. Ils représentaient une centaine de personnes sur 9 000 hommes de la division Daguet. Cela étant, je ne suis en pas mesure de vous dire s'ils ont effectivement pris du « Virgyl » ; mais si tel était le cas, ce serait avec mon autorisation.

En ce qui concerne les tirs de projectiles flèches - projectiles antichars ou projectiles de toute nature - à tête à uranium appauvri, sachez que nos forces n'en disposaient pas localement. Les premiers stocks avaient été constitués pour la deuxième génération d'obus flèches - obus de 105 des chars AMX30 B2 - ; aucun de ces obus n'a été envoyé dans le Golfe. En 1990, il était aussi envisagé d'utiliser de l'uranium appauvri pour les flèches du projectile de 120 mm du Leclerc. Je ne suis pas en mesure de vous dire si ces obus flèches ont été réalisés ou non.

Je dirais aussi que les unités américaines les plus proches des nôtres n'en disposaient pas non plus, la 24ème division d'infanterie américaine qui avait 200 chars Abrams dans ses effectifs, opérait 100 kilomètres à l'est. En revanche, il n'est pas exclu que les avions dits familièrement « tueurs de chars », les A10, qui visaient sur l'aérodrome d'As Salman les bunkers et les chars irakiens, en aient été dotés. Je précise qu'aucun effet nocif de ces poussières n'a été signalé - je ne sais pas du tout ce qui a été établi aujourd'hui -, et je ne pense pas que les Américains, soucieux comme nous de la vie de leurs hommes, aient utilisé des projectiles à uranium appauvri à partir des A10 et des chars Abrams, juste devant leurs forces, s'ils avaient estimé que cela présentait un risque.

J'en viens maintenant à un point qui me paraît soulever, par au moins un média de qualité, Le Journal du Dimanche, dans un titre « Les aveux des Généraux » que je considère diffamatoire à mon égard comme à l'égard de votre mission, M. le Président. Je suis convaincu que le directeur de ce journal saura exprimer ses regrets. Au fond, la question qu'il pose est la suivante : pourquoi les Généraux ne s'expriment qu'aujourd'hui ? Pour trois raisons évidentes. Premièrement, les ordres écrits que j'ai évoqués sont accessibles à tous. S'ils ont été classés secret-défense avant le G.Day, ceux du Général Janvier n'ont plus rien de confidentiel depuis dix ans. La Commission de la Défense nationale de l'époque avait rédigé par ailleurs un remarquable rapport signé de M. Jean-Michel Boucheron ; s'il y évoque le cas du risque chimique, je ne pense pas qu'il parle précisément du cas de la Pyridostigmine. Deuxièmement, 8 000 à 9 000 personnes étaient concernées - beaucoup sont encore en service -, sans oublier les journalistes présents au sein de la division pendant l'attaque. Troisièmement, je lis régulièrement un excellent quotidien du matin, et à aucun moment, me semble-t-il, la prise d'un antidote aux organophosphorés n'a été contestée. Je n'avais donc aucune raison d'intervenir. Quant aux effets à long terme de cet antidote, je ne suis pas compétent pour m'exprimer sur le sujet.

J'ajoute que depuis dix ans que j'ai quitté mes fonctions de Chef d'état-major des Armées, j'ai été sollicité à plusieurs reprises, en particulier durant le conflit du Kosovo, par des médias français et étrangers. Je pouvais donc être contacté, je ne crois pas vivre dans la clandestinité.

En conclusion, je donnerai un avis. Tout d'abord, il convient d'établir clairement, et seuls les experts peuvent le faire, ce que l'on sait des antidotes et des poussières d'uranium appauvri. Les Américains peuvent probablement nous aider dans le cas de l'uranium appauvri. Ensuite, il convient, au cas par cas, de reprendre les dossiers des militaires et des anciens militaires souffrant de troubles et d'examiner ces dossiers scrupuleusement. Les Généraux et les experts ayant été entendus, il conviendra d'interroger les chefs directs de ces personnels pour savoir quel fut leur parcours pendant les opérations et même après le cessez-le-feu ; ce n'est ni moi, ni le Général Roquejeoffre, ni même le Général Janvier qui pouvons répondre aujourd'hui à une telle question.

Enfin, et il s'agit là de l'avis d'un officier qui fut toujours soucieux non seulement de la vie de ses hommes, mais aussi de la préservation de leurs droits. Hormis les cas de supercherie caractérisés, il peut y en avoir, j'en ai connu à l'issue d'autres conflits les dossiers devraient être examinés avec bienveillance.

M. Bernard Cazeneuve, Président : Mon Général, je vous remercie pour cet exposé introductif et pour l'ensemble des précisions que vous avez bien voulu porter ainsi à la connaissance de la mission.

Pour ce qui concerne les différents éléments que vous avez pu lire dans les journaux, le Président Paul Quilès a fait une mise au point très nette à ce sujet par voie de communiqué la semaine dernière. J'ai moi-même, en accord avec lui, avant de vous donner la parole, apporté un certain nombre de précisions. Cette mission d'information parlementaire, qui a un pouvoir de contrôle sur pièces et qui a la possibilité d'auditionner de façon très large l'ensemble des responsables politiques, associatifs, administratifs et militaires de l'époque, le fait en toute sérénité et nous attendrons que notre rapport définitif avec ses annexes ait été rendu public pour émettre des jugements. Tout ce qui peut être dit dans l'intervalle sur nos travaux n'est pas de nature à émouvoir les membres de la mission d'information, ni à altérer leur détermination à aller au terme des investigations auxquelles ils procèdent.

Je voudrais rapidement vous poser une question qui est dictée par les documents qui viennent d'être portés à notre connaissance, et notamment sur l'ordre d'opération numéro 1 et son annexe « NBC » numéro 5 ; nous trouvons dans cette annexe deux paragraphes : le premier s'intitule « estimation du danger », et le second concerne les mesures de protection.

Il est indiqué, dans le premier paragraphe, « frappes possibles en toxiques persistants sur premier échelon au moment du débouché ... pendant les deuxième et troisième temps, risque de frappes en toxiques non persistants sur les éléments en contact et de contamination (toxiques persistants) des éléments et axes logistiques ». Il s'agit là d'un langage auquel nous ne sommes pas habitués. En tout état de cause, ces éléments conduisent à formuler une question. Elle porte sur la nature des risques toxiques. Avez-vous eu avec les alliés, notamment avec les Américains, des discussions qui vous auraient permis de les évaluer précisément, notamment pour ce qui concerne l'uranium appauvri ?

Par ailleurs, dans le paragraphe « protection », il est fait état de la Pyridostigmine ; il est dit « absorption des comprimés de Pyridostigmine dès G-1, puis toutes les huit heures jusqu'à ordre contraire ». Est-il d'usage de prescrire sans limite de temps, lors de telles opérations militaires, des médicaments de cette nature ? Par ailleurs, lorsque ces médicaments sont administrés sur un théâtre des opérations, y a-t-il un suivi, par le Service de santé des Armées, des militaires ayant ingéré ces substances médicamenteuses ?

Général Maurice Schmitt : A la première question, je vous répondrai non. Je n'ai eu d'entretien avec aucun des responsables américains quant aux conséquences de l'utilisation de l'uranium appauvri. A cette époque, l'utilisation de projectiles à tête à uranium appauvri n'était pas considérée comme dangereuse, ni dans notre armée, ni dans l'armée américaine. La question n'avait donc pas lieu d'être évoquée.

En ce qui concerne votre deuxième question, M. le Président, il est effectivement indiqué « jusqu'à nouvel ordre ». Les commandements locaux étaient entourés de conseillers santé, et donc la durée d'absorption a dû être fixée en fonction des conseils des responsables du Service de santé sur place. Cette question ne s'est pas posée puisque le cessez-le-feu est intervenu au bout de cinq jours. Les militaires concernés ont donc ingéré 15 comprimés. Les conseillers santé considéraient, à l'époque, qu'il s'agissait de quelque chose de bénin. En ce qui concerne le suivi médical et compte tenu du caractère de cet antidote, il n'y a eu, à ma connaissance, aucune manifestation particulière, ni dans les jours ni dans les mois qui ont suivi. J'en aurais eu connaissance - j'ai quitté mes fonctions le 23 avril 1991.

M. Bernard Cazeneuve, Président : Cela signifie-t-il que lorsque les militaires français sont impliqués dans un tel conflit, il y n'a pas de suivi médical au terme de l'opération afin d'évaluer la manière dont la santé des militaires évolue ?

Général Maurice Schmitt : Non, cela ne se passe pas comme ça en général. Ce suivi existe pour la prise de certains autres produits, mais ceux-ci n'ont pas été utilisés dans le Golfe. Le Service de santé des Armées procède de la même façon que la médecine civile : il y a un suivi médical. Mais dans le cas précis de la prise de la Pyridostigmine, surtout lorsqu'elle n'a été administrée que pendant cinq jours, il n'y avait pas lieu, selon les spécialistes de la santé, d'assurer un suivi médical pendant des mois. En outre, à ma connaissance, aucun signe d'affection ne s'est manifesté.

Mme Michèle Rivasi, co-rapporteure : Mon Général, les Américains vous avaient-ils informé qu'ils utilisaient de l'uranium appauvri dans les avions A10 et peut-être dans certains chars ?

Général Maurice Schmitt : Nous n'avions pas besoin d'être informés par les Américains, nous le savions.

Mme Michèle Rivasi, co-rapporteure : Je ne comprends donc pas pourquoi le Général Roquejeoffre nous a affirmé qu'il a appris que les Américains utilisaient de l'uranium appauvri par la presse ! Pensez-vous qu'effectivement il ne le savait pas ?

Général Maurice Schmitt : Je ne sais pas exactement ce que vous a dit le Général Roquejeoffre. Il a dû vous dire que la question n'avait pas été évoquée entre lui et le Général Schwarzkopf, ce qui est probablement vrai. Cette question allait de soi. Du moment que les chars Abrams disposaient d'obus flèches à uranium appauvri, que les A10 disposaient de projectiles à uranium appauvri et qu'à notre connaissance l'utilisation de cet armement était sans conséquence dommageable, je le répète il n'y avait donc pas lieu de poser la question.

Mme Michèle Rivasi, co-rapporteure : Donc vous confirmez que vous le saviez ?

Général Maurice Schmitt : Je savais que l'armée américaine était dotée de projectiles à uranium appauvri. Comme l'étaient probablement les obus flèches des T72 soviétiques en Europe. Mais je ne pense pas qu'ils en aient fourni à l'Irak, car dans les dépôts de munitions irakiens, nous n'avons trouvé ni ce type de munitions, ni d'obus à tête chimique.

Mme Michèle Rivasi, co-rapporteure : Vous avez dit que les commandos de recherche avaient pris du « Virgyl » sur votre ordre...

Général Maurice Schmitt : Non, je n'ai pas dit cela. J'ai autorisé la décision de la prise de ce médicament. Il appartenait aux colonels, qui étaient sur place, de prendre cette décision ; ils étaient les seuls à connaître la mission précise de chaque détachement. Le Général Janvier, par exemple, donnait les ordres aux commandos de recherche et d'action dans la profondeur ; il lui appartenait donc de décider qui pouvait, parmi ses hommes, prendre du « Virgyl ».

Mme Michèle Rivasi, co-rapporteure : S'agissant de la protection des combattants, avez-vous donné des ordres pour que les hommes qui pouvaient être exposés aux poussières d'uranium appauvri - je pense en particulier au 6ème Régiment étranger de génie qui a dépollué l'aéroport d'As Salman - puissent se protéger ?

Général Maurice Schmitt : Non, comme je vous l'ai déjà dit, le caractère nocif - et à ma connaissance il n'est toujours pas prouvé - de l'uranium appauvri après utilisation dans un projectile n'était pas connu à cette époque ; nous n'avions donc aucune raison de demander que l'on donne cet ordre.

Mme Michèle Rivasi, co-rapporteure : Vous avez également parlé d'alertes réelles ; y a-t-il eu des alertes chimiques ?

Général Maurice Schmitt : Je parle d'alertes chimiques réelles, bien entendu.

Mme Michèle Rivasi, co-rapporteure : Ce qui veut dire que les Detalac, les détecteurs chimiques, ont fonctionné.

Général Maurice Schmitt : Non, nous ne nous comprenons pas. Les Detalac qui étaient en service n'ont pas fonctionné. Ce que je veux dire, c'est que lorsqu'il y avait connaissance de tirs de Scud - la durée du trajet du Scud était environ du quart d'heure -, il y avait une alerte généralisée car l'on ne savait pas ce qui se trouvait dans la tête du Scud. Il aurait pu y avoir un projectile chimique. L'alerte était donc donnée, c'est-à-dire que l'on demandait à tout le monde de revêtir la combinaison S3P et le masque. J'ai personnellement, le 14 janvier, couché dans ma combinaison avec un masque à côté de moi.

Mme Michèle Rivasi, co-rapporteure : Pouvez-vous alors me dire pourquoi le Ministre m'a indiqué une suspicion de gaz neurotoxiques VX employés par les Irakiens ?

Général Maurice Schmitt : Nous savions que les Irakiens possédaient des organophosphorés ; ils les avaient même utilisés contre leur propre population dans le nord de l'Irak. Il était par conséquent de notre devoir de penser qu'ils pouvaient s'en servir contre nos forces. Cela étant dit, ils ne s'en sont jamais servis.

M. Bernard Cazeneuve, Président : Le Ministre de la Défense ne s'est pas exprimé sur ce sujet devant la mission d'information, mais il le fera. Nous devons faire état devant la mission d'information de témoignages qui ont été directement portés à sa connaissance et des documents qui nous ont été communiqués.

M. Claude Lanfranca, rapporteur : Mon Général, la mission d'information n'a pas pour objectif de découvrir si l'uranium appauvri est toxique ou pas. Nous aborderons néanmoins ce sujet avec des experts. La question est de savoir si nos soldats ont été exposés à ce risque, puisque vous saviez que des armes incorporant de l'uranium appauvri étaient utilisées. Les mesures de protection n'ayant pas été prises, puisque l'on pensait que cela n'était pas nocif, ma question est donc la suivante : nos troupes ont-elles été au contact de chars détruits par des munitions de cette nature ou d'armes chimiques pendant des séjours assez longs ?

Général Maurice Schmitt : Si mes souvenirs des comptes rendus que j'ai eus à l'époque sont exacts, les A10 n'ont été utilisés que contre les bunkers et les chars irakiens autour de l'aérodrome d'As Salman. Seuls des militaires ayant été engagés autour de cet aérodrome ont pu être exposés à ce risque. Encore faut-il se souvenir que, contrairement à ce que l'on peut penser, il a beaucoup plu pendant l'attaque terrestre, or la pluie a le mérite de faire tomber les poussières éventuellement radioactives. Cela étant dit, par la suite, des petits détachements ont-ils été envoyés pour aller visiter des dépôts de munitions irakiens ? C'est possible, je n'ai pas le détail des missions prescrites par les colonels sur place. En revanche, ce que je peux vous dire, c'est que dans les dépôts de munitions d'artillerie et de chars de notre zone, il n'y avait pas de munitions chimiques.

M. Claude Lanfranca, co-rapporteur : Mon Général, en tant que médecin, je vous remercie d'avoir fait une mise au point ; en effet nous avons pu lire : « le Général Roquejeoffre avoue, la troupe a pris des toxiques », en parlant de la Pyridostigmine, médicament prescrit actuellement dans la pharmacopée française à des doses cinq ou six fois plus fortes.

Par ailleurs, savez-vous si la troupe a pris des produits contre ce que l'on appelle les organophosphorés et d'autres médicaments du type contrathion ?

Général Maurice Schmitt : Bien entendu, je ne vous parlerai pas des vaccinations habituelles. A ma connaissance, seule la Pyridostigmine, et dans certains cas particuliers, qui ne doivent pas dépasser la centaine, le «Virgyl» ont été administrés.

M. René Galy-Dejean : Je voudrais, avant de poser des questions au Général, fournir des explications. Il se trouve que dans l'article dont il a été question tout à l'heure, le fait que mon fils avait participé aux opérations du Golfe en tant qu'officier a été porté à la connaissance de l'opinion. Je dois donc une explication aux membres de la mission. Il se trouve que j'ai été élu député à l'occasion d'une élection partielle. J'ai conduit ma campagne entre le 1er décembre 1990 et la fin février 1991 ; précisément au moment où mon fils était engagé dans le Golfe. Cela a été rendu public parce que les journalistes finissent toujours par tout savoir et qu'à ce moment-là ils s'intéressaient à moi. Il n'en a plus jamais été question jusqu'à ces derniers jours. Je voulais faire cette précision par rapport à ce qui a été dit en préambule par le Président sur le comportement déontologique de chacun des membres de la mission.

Une chaîne de télévision m'a demandé un entretien en tant que père d'un officier présent dans le Golfe. Je n'ai pas refusé, mais j'indique à tous les journalistes présents dans cette salle que je ne donnerai plus d'entretien à ce sujet. Je tiens cependant à préciser que j'ai eu cet entretien non pas en tant que membre de la mission d'information mais en tant que père d'un officier ayant participé à la guerre du Golfe, en précisant que cette mission avait le caractère utile que vous avez rappelé, M. le Président, et que je souhaitais qu'elle poursuive aussi loin que possible ses investigations dans un souci de transparence absolue.

Le journaliste m'a demandé si mon fils m'avait dit avoir pris de la Pyridostigmine ; or il ne m'en a jamais parlé. Pourquoi ? Parce que cela avait, pour lui, un caractère très banal. Cela faisait partie de la multitude de prescriptions indiquées par les responsables militaires. J'ai donc répondu au journaliste, qu'au fond, la question ne s'est posée, pour moi, qu'au moment où l'un de nos collègues a mis en exergue cette affaire, c'est-à-dire il y a trois ou quatre mois.

J'étais déjà membre de la Commission de la Défense quand M. Jean-Michel Boucheron a établi un rapport sur les opérations de la guerre du Golfe. Je puis donc vous confirmer que non seulement il n'a pas du tout été question de cette affaire dans le rapport, mais que l'idée ne m'est même pas venue de soulever le problème - je n'en savais d'ailleurs rien à l'époque. Je vous dis tout cela pour montrer que la médication prescrite à ce moment-là relevait, me semble-t-il, de décisions parmi les plus normales et même indispensables que l'autorité militaire avait à prendre.

M. Bernard Cazeneuve, Président : M. Galy-Dejean, il ne faut pas qu'il y ait d'ambiguïté sur ce que signifie l'article 145 du Règlement de l'Assemblée nationale : les parlementaires ont la possibilité de communiquer sur la méthode qui préside aux travaux de la mission ainsi que sur ce qui est révélé à l'occasion des auditions publiques comme sur le calendrier des auditions. Ce que nous ne pouvons pas faire, c'est nous exprimer sur le fond alors que nous conduisons des investigations. J'ai moi-même eu des entretiens avec la presse, et je n'ai pas éprouvé le besoin de m'excuser devant vous car elles portaient uniquement sur la méthode.

M. René Galy-Dejean : Mon Général, je vous poserai quatre questions.

Premièrement, les doses de Pyridostigmine étaient-elle prescrites selon des directives données sur ce point ?

Deuxièmement, à partir du moment où il y avait un ordre de prise d'un médicament de cette nature, y avait-il- eu également un ordre d'interruption ?

Troisièmement, savez-vous si à l'époque les armées américaines et anglaises avaient pris des dispositions de protection médicale contre les gaz toxiques ?

Quatrièmement, est-il possible de considérer aujourd'hui, avec le recul, et même s'il devait apparaître que la prise de Pyridostigmine pouvait avoir des effets secondaires que l'on ne connaissait pas, que dans un contexte de risque « NBC » tel que celui des opérations, vous auriez pu ne pas prescrire ce médicament ?

Général Maurice Schmitt : Tout d'abord, je répondrai que les doses n'étaient pas prescrites dans les directives données.

Ensuite, l'ordre d'arrêter la prise de ce médicament n'a effectivement pas été donné, étant entendu que le cessez-le-feu est intervenu au bout de cinq jours ; il allait donc de soi, me semble-t-il, d'arrêter, à cette date, la prise de ce produit. Le Général Janvier avait donné l'ordre de la prise de ce médicament, il lui appartenait donc de donner le contrordre ; ce contrordre, à ma connaissance, n'a pas été donné. Le cessez-le-feu impliquait cependant que l'on cesse tout traitement préventif.

En ce qui concerne les contacts que nous pouvions avoir avec les armées alliées, je vous répondrai qu'effectivement, nous en avions sur les problèmes d'alertes et notamment par la mise en _uvre d'un système d'alerte généralisé. Nous avions également des échanges concernant les procédures de décontamination et de protection. S'agissant toutefois des antidotes préventifs, non, il n'y a pas eu d'échanges d'information. La question n'a pas été évoquée, mais elle pourrait être posée aux spécialistes que sont les médecins en chefs adjoints des Généraux Roquejeoffre et Janvier, de même qu'aux médecins militaires américains. Au niveau des responsables opérationnels, la question ne s'est pas posée.

En ce qui concerne votre dernière question, il est tout à fait clair que si l'ordre du Général Janvier qui est intervenu après ma directive, n'avait pas été donné et que l'on avait subi une attaque chimique faisant des morts et des malades, je serais aujourd'hui entendu, non pas en qualité de témoin mais en tant qu'inculpé et devant d'autres instances.

M. André Vauchez : Mon Général, la Pyridostigmine est un médicament, c'est aussi un antidote. Pour l'administration d'un médicament, il existe une posologie, des contre-indications, des mises en garde d'emploi, notamment quant à d'éventuelles interactions. Savez-vous si ces précautions ont été respectées ? Les soldats ont-ils subi un examen médical pour savoir s'ils étaient aptes à prendre ce médicament ? Certains ont-ils été déclarés inaptes ?

Général Maurice Schmitt : Cet antidote était connu du Service de santé des Armées depuis assez longtemps. Son administration n'était d'ailleurs pas prévue pour des opérations extérieures, mais pour des opérations sur le théâtre Centre-Europe. Et le Service de santé avait constitué, je le suppose, les stocks nécessaires pour les huit jours de phase active d'une guerre à laquelle nous nous préparions en Centre-Europe, pour un corps de bataille de plus de 200 000 hommes.

Dès lors que le directeur du Service de santé et les spécialistes qui l'entouraient nous indiquaient à nous, responsables militaires, les posologies et le degré de dangerosité du produit, nous faisions confiance.

M. André Vauchez : Sur les quelque 9 000 hommes concernés, il n'y a donc pas eu de soldats déclarés inaptes à la prise de ce produit ?

Général Maurice Schmitt : Non, pas à ma connaissance.

M. Charles Cova, Vice-Président : Mon Général, je vous poserai deux questions. Premièrement, il y avait des postes de décontamination à la disposition des unités qui ont procédé à l'attaque dont vous parliez dans votre préambule ; ces postes ont-ils été activés à un moment ou un autre ?

Deuxièmement, pensez-vous que des militaires aient pu continuer à prendre le médicament après le cessez-le-feu, car la mention de l'ordre opérationnel précisait : « jusqu'à ordre contraire » ?

Général Maurice Schmitt : En ce qui concerne votre première question, M. le député, il convient tout d'abord de se mettre d'accord sur ce que l'on appelle « activé ». Que les postes de décontamination aient été mis en mesure de servir, bien sûr ; nous serions coupables de ne pas l'avoir fait. Ont-ils servi ? Non, puisqu'il n'y a pas eu d'attaques chimiques.

Second point : des militaires ont-ils pu continuer à prendre de la Pyridostigmine après le cessez-le-feu ? Je ne suis pas en mesure de vous répondre. Vous devriez vous adresser aux capitaines et aux lieutenants dans les unités. Je pense néanmoins que la grande majorité des hommes ont arrêté la prise de ce médicament, dès le cessez-le-feu.

M. Aloyse Warhouver : Mon Général, je vais m'appuyer sur des témoignages recueillis dans ma circonscription auprès de militaires qui étaient engagés dans la division Daguet, donc des jeunes gens qui étaient sur le terrain.

Il convient d'abord de tenir compte du conditionnement entretenu par les médias américains dans ce conflit. La diabolisation de l'Irak de Saddam Hussein a eu pour effet psychologique de mettre le monde entier en émoi devant cette armée que l'on allait affronter. Parmi les engagés, certains jeunes avaient à peine 18 ans. Ils n'avaient pas été préparés à une guerre « exotique », en milieu désertique, avec des dangers réputés terribles.

Ne pensez-vous donc pas qu'un choc psychologique a pu les marquer davantage que les médicaments ? N'a-t-on pas dépassé au cours de ce conflit ce qui est humainement acceptable en temps de guerre, car nous avons alors entendu parler d'atrocités véritables ?

Général Maurice Schmitt : Monsieur le député, je vous remercie pour cette excellente question. Lors de la guerre du Golfe, nous avions eu la possibilité, la menace européenne étant supprimée, de porter le taux d'encadrement à pratiquement le double de celui des unités stationnées en France. Le danger avait donc été pris en compte ; vous le savez comme moi, plus une unité est encadrée, moins le risque psychologique est fort.

J'ai vécu Diên Biên Phu. Il est tout à fait clair que dans les unités fortement encadrées, telles que celles des parachutistes ou des légionnaires, les personnels ont mieux supporté de dures voire de sanglantes conditions - à quelques exceptions près, bien entendu -, alors que dans d'autres unités, il y a eu des désertions à l'intérieur même du camp retranché.

Ce que vous dites, M. le député, n'est donc pas exclu. Je pense en particulier à des militaires se trouvant dans des unités logistiques et devant aller chercher de l'essence à Dhahran. Je pense que c'est même beaucoup plus vraisemblable que les autres causes de séquelles évoquées jusqu'à maintenant. Cela étant dit, il revient aux commissions départementales, aux centres de réforme et aux tribunaux des pensions de déterminer l'existence de ce contexte et d'en tirer éventuellement les conséquences en faisant preuve de bienveillance.

M. Aloyse Warhouver : Des atrocités ont-elles été commises contre nos hommes ?

Général Maurice Schmitt : Non, aucune.

M. Jean-Louis Bernard : M. le Président, comme vous, j'ai été très irrité par les déclarations de la Secrétaire générale de l'association Avigolfe. Cette mission d'information est composée de dix députés. Certains ont désiré y participer parce qu'ils s'impliquent dans les questions de Défense, d'autres en tant que médecins, d'autres encore en tant qu'experts près des tribunaux. Je suis persuadé, et là je pense pouvoir parler au nom de tous les membres et cela m'est d'autant plus facile car j'appartiens à l'opposition, que nous le faisons sans a priori ni arrière-pensées, et que nous procédons d'une démarche de type scientifique, élaborée, au fur à mesure des témoignages et de l'intime conviction que nous nous forgerons au terme de nos travaux. Quand nous lisons ces déclarations intempestives, j'estime qu'il s'agit d'une insulte, en tout état de cause on jette l'opprobre sur des femmes et des hommes qui veulent travailler pour qu'éclate la vérité concernant le « »syndrome du Golfe» ». Je ne veux pas être méchant, mais quand certaines chiennes aboient la caravane doit passer, ne fut-ce que dans les sables du désert. Ces remarques étant dites, je souhaiterais maintenant poser des questions au Général.

A mesure que nous avançons dans nos travaux, j'ai l'impression qu'il existe deux types de complications. Les complications immédiates seraient liées à des molécules dont l'évacuation se fait très rapidement, que ce soit le très fort maxiton type «Virgyl» ou la Pyridostigmine. Or il est difficile d'admettre, dix ans après, qu'un médicament pris à des posologies normales, pendant une durée normale, puisse entraîner des complications. Ces médicaments peuvent quand même entraîner des complications dans la mesure où ils ont pu entraîner des complications immédiates. On sait que la Pyridostigmine, notamment, ne peut être évacuée lorsqu'on est atteint de la maladie de Parkinson ou que l'on a une insuffisance rénale. La question est de savoir s'il y a eu des complications immédiates, secondaires ou précoces conséquentes à la Pyridostigmine ?

S'agissant de l'uranium appauvri, je me garderai bien de faire la moindre réflexion. Connaissant sa durée de vie, on peut néanmoins se poser un certain nombre de questions sur lesquelles il appartiendra aux experts de nous éclairer notamment quant à d'éventuelles complications que je vois personnellement plutôt du côté de l'uranium que de molécules très rapidement éliminées par l'organisme.

Enfin, mon Général, quand avez-vous appris l'existence de ce que l'on appelle le « syndrome du Golfe » ?

Général Maurice Schmitt : J'ai appris l'existence de ce syndrome en lisant le journal, il y a six mois ou un an ! Mais je ne sais pas si le mot « syndrome » convient dans ce cas particulier, du moins si l'on se réfère au Larousse. Je pense qu'il s'agit plutôt d'affections diverses présentées par un certain nombre de soldats.

En ce qui concerne les complications immédiates, à ma connaissance, il n'y en a pas eu. S'il y avait eu, par exemple, une épidémie de problèmes néphrétiques, j'en aurais été informé.

Il y a quinze ans, une unité avait été envoyée en Guyane, or les antipaludéens s'étaient avérés inefficaces, nous avons dû rapatrier en urgence cette compagnie. Il s'agissait là d'un véritable syndrome. Enfin, je comprends très bien, M. le député, que vous vous considériez comme outragé par cet article. J'espère que vous concevez également que les trois Généraux de l'armée dont on dit qu'ils ont « avoué » - avoué quelque chose qui est connu d'au moins 9 000 personnes - se sentent eux-aussi outragés.

M. Guy Teissier : Mon Général, je vous remercie tout d'abord de votre exposé extrêmement précis. En tant que Chef suprême des Armées à l'époque, vous nous avez dit qu'effectivement des antidotes préventifs avaient été administrés à nos soldats, tout comme nous l'avait dit le Général Roquejeoffre. C'était sans doute la première fois que des officiers Généraux faisaient de telles déclarations de façon publique. Ce qui a peut-être créé une certaine confusion, c'est que l'actuel Ministre de la Défense a dit, le 15 août dernier, qu'à sa connaissance aucun antidote préventif n'avait été administré à nos soldats. Il est donc possible qu'à partir de ce moment des interrogations soient venues à l'esprit des membres de cette mission d'information, d'une part, et dans celui de l'ensemble de nos concitoyens, d'autre part.

Tout ce que vous venez de nous dire, et que nous avons bien compris, concerne les antidotes qui ont été administrés aux soldats. Cela a été fait comme il se doit avant une attaque. Vous nous avez répondu avec beaucoup de franchise qu'il n'y avait pas eu d'ordre d'interrompre la prise de Pyridostigmine, car cela allait de soit avec le cessez-le-feu. Tout cela me paraît naturel. Et comme l'a dit mon collègue M. René Galy-Dejean, il paraît tout à fait normal qu'un officier, un sous-officier et même un homme du rang ne se préoccupe pas d'avoir pris quelques cachets alors qu'il peut laisser sa vie sur le champ de bataille. Enfin, je partage tout à fait le point de vue de mon collègue sur le désagrément que nous avons connus, les uns et les autres, à la lecture d'un certain nombre d'articles de presse.

Général Maurice Schmitt : M. le député, je n'ai bien évidemment pas à répondre au nom du Ministre de la Défense. Je n'ai d'ailleurs pas eu connaissance de cette déclaration. Mais il est certain que dans l'armée active se trouvent encore des personnalités ayant participé à la guerre du Golfe. Ils sont en mesure de renseigner le Ministre. Et je ne parlerai pas des journalistes accrédités qui suivaient les forces sur le terrain. C'est la raison pour laquelle le terme d'aveux m'ulcère, car il s'agissait d'un fait évident, connu de beaucoup de personnes.

M. Bernard Cazeneuve, Président : Je voudrais préciser que les propos que j'ai tenus au début de cette audition ne manifestaient aucune irritation à l'égard de quiconque. Un certain nombre de propos ont, en effet, été tenus. La mission a la volonté d'accéder à un objectif et s'est dotée pour cela de moyens et d'une méthode. Il est important lorsque, les travaux de la mission font l'objet de doutes ou d'interrogations externes, que je profite des séances de travail de cette mission pour préciser à nouveau à la fois quel est l'objectif, quels sont les moyens et la méthode.

Pour ce qui concerne le point évoqué par M. Teissier, qui pointe du doigt un certain nombre d'incompréhensions qui peuvent résulter des déclarations faites par le Ministre de la Défense, je voudrais rappeler que si nous sommes une mission d'information parlementaire qui se consacre à l'examen des conditions dans lesquelles nos troupes ont été engagées dans la guerre du Golfe, c'est précisément parce qu'il relève du rôle du Parlement d'exercer une mission de contrôle, même a posteriori, de l'action conduite par l'exécutif.

Je dois également préciser que c'est dans le cadre de cette mission de contrôle que j'ai demandé, après en avoir parlé aux deux co-rapporteurs, au Ministre de la Défense de nous transmettre l'ensemble des ordres d'opération qui comprenaient les informations dont le Général Roquejeoffre a parlé la semaine dernière. J'ajouterai que j'ai demandé que ces ordres d'opération soient transmis à la mission d'information parlementaire avant que le Général Roquejeoffre ne soit auditionné. Et je déduis de l'ensemble de ces éléments que la création de cette mission n'est pas inutile. Ceux qui pensent le contraire se trompent lourdement, à la fois sur les objectifs que nous poursuivons et sur la manière dont nous travaillons.

Mme Michèle Rivasi, co-rapporteure : Mon Général, je voudrais revenir sur ces produits neurotoxiques. J'ai en ma possession des témoignages de militaires m'indiquant que les Detalac se sont déclenchés à plusieurs reprises et que le 17 janvier 1991 - premier jour des bombardements - un agent neurotoxique inconnu a été détecté par un appareil américain au nord-ouest d'Hafr Al Batin, où il y avait une présence d'unité française. Le 19 novembre 1991, du Sarin a été détecté par l'unité de détection chimique tchèque au nord d'Hafr Al Batin, en présence d'une unité française. Le 19 janvier 1991, un agent neurotoxique inconnu a été détecté par les appareils français à 30 kilomètres de King Khaled Military Camp (KKMC), ce qui sera confirmé le même jour par une unité de détection chimique tchèque.

Vous nous dites qu'il n'y a pas eu d'alerte chimique, alors que je possède des informations démontrant le contraire. Que me répondez-vous à ce sujet ?

Par ailleurs, il existe un rapport d'origine française, qui aurait été remis aux Américains. Connaissez-vous ce rapport ? A-t-il été établi par vos services ? Avez-vous eu également connaissance d'un rapport tchèque relatif à la détection des gaz ?

Pour revenir à la Pyridostigmine, je voudrais informer les membres de la mission qu'il s'agit d'un médicament que l'on délivre en cas d'infection. Il ne s'agit en aucun cas d'un produit préventif, notamment à l'égard de gaz neurotoxiques. Enfin, pouvez-vous nous donner le nom du directeur central du Service de santé des Armées de l'époque ?

M. Bernard Cazeneuve, Président : Mes chers collègues, je souhaiterais, si nous en sommes collectivement d'accord, que lorsque des éléments documentaires sont cités et qu'ils comportent un certain nombre d'informations pouvant intéresser la mission, qu'il en soit donné la source et qu'ils puissent être transmis à l'ensemble des membres de la mission. Par ailleurs, dans un même souci de transparence, je souhaiterais, lorsque nous auditionnons une personnalité disposant de documents, que cette dernière nous fasse également parvenir ses sources.

Enfin, sachez que nous auditionnerons le responsable du Service de santé des Armées de l'époque dans les toutes prochaines semaines. J'en ai saisi le ministère de la Défense.

Général Maurice Schmitt : Le directeur du Service de santé de l'époque était le Médecin général Jean Bladé.

S'agissant des signaux d'alerte, Mme la députée, je suis désolé, je n'en ai pas le souvenir. Je ne sais pas si le Général Roquejeoffre ou le Général Schwarzkopf en ont eu connaissance.

M. Bernard Cazeneuve, Président : Mme la co-rapporteure, quelle est l'origine de vos informations ?

Mme Michèle Rivasi, co-rapporteure : Ces informations sont tirées d'un document lui-même établi après l'enquête menée par l'association Avigolfe. Il a été réalisé sur la base de témoignages de militaires.

M. Bernard Cazeneuve, Président : Je préférerais donc, Mme Rivasi, que vous employiez le conditionnel et que nous puissions croiser ce document avec ceux que nous avons demandés au ministère de la Défense, de manière à déterminer s'il convient d'employer le conditionnel ou l'indicatif. Nous n'avons aucune raison de négliger ce document, mais nous n'en avons aucune non plus de le prendre pour « argent comptant ». Par conséquent, nous prendrons aussi en compte les informations de ce document - qui d'ailleurs ne m'a pas été transmis - et nous poserons un certain nombre de questions au ministère de la Défense qui nous permettront de vérifier son contenu.

Mme Michèle Rivasi, co-rapporteure : Mon Général, je vous repose la question, avez-vous eu connaissance de ce document ?

Général Maurice Schmitt : Non, je n'ai pas eu connaissance du document d'Avigolfe. Cela étant dit, si les Detalac s'étaient effectivement déclenchés - je n'ai pas le souvenir de cette unité de détection tchèque - et si une détection de source de Sarin avait été signalée, je suis convaincu que le Général Mouscardès, qui commandait à l'époque la division Daguet, et le Général Roquejeoffre m'en auraient informé. Cela peut m'échapper, mais les comptes rendus des officiers Généraux sont archivés au service historique de l'armée de Terre, vous pouvez donc les consulter.

M. Bernard Cazeneuve, Président : Cela a déjà fait l'objet d'une demande auprès du ministère de la Défense.

M. Claude Lanfranca, co-rapporteur : M. le Président, je ne veux pas entretenir de polémiques entre rapporteurs, mais je voudrais insister sur le fait que nous ne devons agir ni à charge, ni à décharge. Notre mission est de découvrir la vérité. Si nous diffusons des informations émanant d'associations, nous nous faisons les porte-parole de celles-ci ; or je ne voudrais pas que l'on tombe dans ce piège. Je souhaiterais également que l'on n'avance pas de façon très convaincue des arguments médicaux lorsqu'on n'est ni médecin, ni spécialiste de la pharmacologie. Ces questions doivent être posées aux spécialistes ainsi qu'à celui qui était en charge du Service de santé des Armées. En ce qui me concerne, je suis médecin biologiste, je m'inscris en faux sur ce que je viens d'entendre : le bromure de Pyridostigmine est vendu sous le nom de Mestinon. Je prescris encore actuellement ce médicament pour des cas de constipation ! Alors arrêtons de dire n'importe quoi avec beaucoup d'assurance.

M. Bernard Cazeneuve, Président : Mes chers collègues, c'est de la confrontation des points de vue que jaillit la lumière. Il n'est ni mauvais, ni malsain, notamment au Parlement, dès lors que l'on veut accéder à la vérité, que le débat se noue, voire même se cristallise. Je ne trouve pas mauvais que l'on puisse utiliser des documents provenant de telle ou telle association à condition que l'on donne les sources de tels documents. Dès lors que le document est « sourcé » puis porté à la connaissance des membres de la mission et qu'il légitime un certain nombre de questions, cela nous permet de procéder à des vérifications. Et je veillerai à ce que le ministère de la Défense nous communique l'ensemble des documents que nous lui avons demandés, ce qu'il a d'ailleurs fait jusqu'à présent. Mon Général, je voudrais vous poser une dernière question.

Si l'on veut avoir une bonne maîtrise de l'information écrite, il faut que nous ayons une bonne connaissance de la manière dont ces informations étaient transmises au ministère de la Défense. Quel était le système de communication, de transmission entre vous, qui étiez sur place, et le ministère de la Défense ? Y avait-t-il, par delà les comptes rendus quotidiens d'opération qui sont archivés et dont nous avons demandé au ministère de la Défense la transmission, des télégrammes diffusés de façon codée pouvant rendre compte de tel ou tel aspect des opérations et qui pourraient contenir des informations qui ont été évoquées aujourd'hui avec vous ?

Général Maurice Schmitt : Vous évoquez, M. le Président, sans doute le système de transmission existant entre le Général Roquejeoffre et moi-même - et non pas avec le Ministre de la Défense, car nous n'étions séparés que de 50 mètres. Je suis allé une dizaine de fois dans le Golfe mais ma place était à Paris. Si j'avais eu une information relative à la détection de Sarin, il est bien clair que j'en aurais fait part au Ministre de la Défense immédiatement ; or je n'ai pas eu cette information.

En ce qui concerne mes communications avec le Général Roquejeoffre, nous utilisions le réseau Syracuse, système de transmission normal des armées françaises, plus le cryptage en ligne, ce qui nous permettait d'échanger des documents manuscrits. Nous communiquions directement sur les sujets hautement secrets comme les heures de déclenchement d'opérations, les man_uvres, etc... Il n'y avait rien de secret dans ce que nous avons évoqué aujourd'hui, du moins pour faire l'objet de télégrammes personnels entre le Général Roquejeoffre et moi-même. D'ailleurs, les archives de ces télégrammes existent aussi.

Mme Michèle Rivasi, co-rapporteure : Mes questions se fondent sur des témoignages de militaires qui ont participé à la guerre du Golfe. Alors si je ne peux pas m'en servir ! Mon Général, oui ou non étiez-vous au courant du fait qu'il y a eu des détections de gaz toxiques ?

Général Maurice Schmitt : Je vous réponds formellement non.

Mme Michèle Rivasi, co-rapporteure : Cela est important par rapport aux militaires qui ont témoigné. Quand l'armée américaine a bombardé l'usine chimique irakienne de Kamisiyah, étiez-vous au courant de la nature des produits chimiques se trouvant dans cette usine ? Avez-vous eu des informations sur le nuage qui s'en est échappé ?

Enfin, j'ai appris que les Américains avaient utilisé ce que l'on appelle la « bombe du pauvre ». Pouvez-vous nous donner plus d'informations à ce sujet ?

Général Maurice Schmitt : En ce qui concerne l'usine chimique bombardée par les missiles américains - opération qui a eu lieu après le 17 janvier -, il est clair que si ce bombardement avait eu des conséquences, les Américains, qui disposaient de moyens de détection supérieurs aux nôtres, nous auraient alertés, d'autant plus que nous étions à l'aile gauche du 17ème corps américain et que le PC du Général Luck, à Rafha, était très proche de celui du Général Janvier. Or nous n'avons jamais été mis en garde contre des conséquences éventuelles de ces bombardements.

S'agissant de la « bombe du pauvre », nous en avons entendu parler comme ayant été expérimentée par les Américains contre les fossés antichars irakiens dans le sud du Koweït. Il s'agit d'une bombe à haute pression. On en a parlé, mais comme cela se passait à 400 kilomètres de la zone d'engagement de nos troupes, je n'ai pas approfondi la question. Mais je crois qu'effectivement les Américains l'ont utilisée.

Mme Michèle Rivasi, co-rapporteure : Ma dernière question porte sur l'explosion d'une centrale nucléaire. Où était-elle située ?

Général Maurice Schmitt : Il faudrait que je recherche dans les archives. Mais les centres nucléaires irakiens étaient parfaitement connus ; la Direction du renseignement militaire (DRM) est en mesure de vous renseigner. Si mes souvenirs sont exacts, ils étaient situés au nord-ouest de Bagdad.

M. Bernard Cazeneuve, Président : Je précise aux membres de la mission que je saisis au terme de cette audition le Ministre de la Défense sur les différents points qui ont été évoqués aujourd'hui, afin qu'il nous transmette l'ensemble des éléments qui seraient à sa disposition. Le rapport, dans sa version finale, apportera des réponses les plus précises possibles à ces questions et publiera en annexe des documents déclassifiés qui nous auront été fournis.

Mon Général, je vous remercie infiniment d'avoir accepté de répondre à nos questions. Nous poursuivrons nos investigations en procédant à d'autres auditions. Si nous éprouvons le besoin de vous auditionner à nouveau, nous ne manquerons pas de vous contacter.

Audition du Professeur Roger SALAMON
Président du groupe des experts indépendants
nommés par le Ministre de la Défense et la Secrétaire d'Etat à la Santé

(Procès-verbal de la séance du mercredi 8 novembre 2000)

Présidence de M. Bernard Cazeneuve, Président.

M. Bernard Cazeneuve, Président : M. le Professeur, je vous remercie d'être présent à cette séance de travail qui intervient quelques jours à peine après le début des travaux de notre mission. Je crois qu'il était logique, normal et indispensable au bon déroulement de nos travaux de vous rencontrer, dès les premières auditions, puisque vous avez été investi par la Secrétaire d'Etat à la Santé et le Ministre de la Défense d'attributions complémentaires aux nôtres.

Ces dernières font l'objet d'une lettre de mission que je vous ai demandé de bien vouloir nous transmettre et qui montre la complémentarité des travaux qu'il vous appartiendra de conduire avec ceux qui sont confiés à notre mission d'information.

Je tiens à vous dire, dans la mesure où vous n'avez pas encore débuté vos travaux, que cette séance est une réunion de travail entre vous et nous, plutôt qu'une audition à proprement parler. En conséquence, je voudrais proposer à mes collègues, s'ils en sont d'accord, que nous consacrions cette réunion, d'une part, à définir les fonctions respectives de la mission d'information parlementaire et du groupe d'experts que vous présidez, et, d'autre part, à préciser l'articulation de nos travaux. Nous pourrions de la sorte - c'est du moins le souhait que je forme et que je soumets à votre réflexion - au sortir de cette rencontre, préparer un communiqué commun qui préciserait bien quelles sont les missions respectives de nos deux instances, comment nous envisageons leur coordination et leur articulation, et comment nous pensons, dans le cadre de cette articulation, travailler ensemble et vous auditionner avant le mois de mai afin de bénéficier de rapports d'étape.

Toujours dans un souci de rigueur et d'objectivité intellectuelle qui correspond à une règle et à une méthode que nous devons faire nôtres pour que nos travaux soient crédibles, je voudrais, en quelques mots, et ouvrant en cela le débat avec les membres de la mission d'information, vous dire les sujets sur lesquels nous avons l'intention de travailler, comment nous avons l'intention de les aborder et comment nous souhaiterions collaborer avec vous.

Concernant les sujets sur lesquels nous entendons travailler, je voudrais apporter quelques précisions. J'ai en effet le sentiment qu'il existe un décalage entre ce que la presse attend de nous et ce que nous devons faire, voire un décalage entre ce que nous devons faire et ce qu'un certain nombre de membres de la mission parlementaire pourraient être tentés de vouloir.

Je ne pense pas, mais, Professeur, vous êtes là pour confirmer ou infirmer ce sentiment, que l'examen des conditions dans lesquelles des militaires français auraient pu être exposés à des risques pendant la guerre du Golfe, ce qui est précisément le cadre de notre mission, puisse nous permettre, même si nous sommes aussi exhaustifs et précis que possible, de conclure à l'existence ou à la non-existence d'un « syndrome de la guerre du Golfe ».

Je souhaiterais que nous en soyons collectivement conscients. Il me paraît hautement hasardeux de prétendre, dès aujourd'hui, qu'au terme de l'examen de l'ensemble des documents qui sont soumis à notre mission ou qui le seront par le ministère de la Défense après avoir été déclassifiés, et des auditions auxquelles nous procédons, nous serons en mesure de déterminer l'existence éventuelle d'un syndrome du Golfe qui résulterait des conditions dans lesquelles des militaires français se seraient trouvés exposés à des risques chimiques, bactériologiques, nucléaires ou à des risques liés à l'absorption d'un certain nombre de substances médicamenteuses.

En effet, autant il nous est permis de définir les conditions et la réalité des faits, autant il nous est impossible d'établir des liens entre ce qui s'est passé et l'existence d'éléments épidémiologiques concrets, dans la mesure où nous n'avons pas la capacité à conduire d'études scientifiques de cette nature.

Je crois comprendre, Professeur, à travers la lettre de mission qui définit le cadre de vos interventions, que vous n'avez pas, vous-même, à le faire ?

M. le Professeur Roger Salamon : Nous pouvons suggérer qu'il soit procédé à de telles enquêtes, mais il ne nous appartient effectivement pas de les réaliser.

M. Bernard Cazeneuve, Président : C'est un point que je tiens à souligner parce qu'il montre bien quelle est l'étendue de nos champs d'investigation respectifs et quels sont les objectifs que nous pouvons atteindre ensemble. Je répète, une fois de plus, que, pour ce qui nous concerne, nous aurons à définir très concrètement les conditions dans lesquelles, dans le cadre des opérations militaires, les soldats français ont pu se trouver exposés à des risques. C'est là l'objet de notre rapport qui ne peut pas et qui ne doit pas conclure à l'existence ou non d'un syndrome puisque pour pouvoir le faire il conviendrait de réaliser des études épidémiologiques.

De ce point de vue, Professeur, votre mission est tout à fait complémentaire de la nôtre, et c'est au terme du travail de nos missions et, au-delà, au terme des études épidémiologiques et dont vous aurez éventuellement obtenu qu'elles soient diligentées, que nous pourrons obtenir une réponse.

Il me paraît très important d'avoir un débat sur ce sujet car si nous ne cadrons pas parfaitement cette question, nous risquons, d'une part, de ne pas bien cerner le sujet qui nous intéresse, et, d'autre part, de transmettre des informations erronées ou approximatives sur le contenu de nos travaux.

Je voudrais donc, mes chers collègues, que le débat soit, dans un premier temps, consacré à ce sujet et, pour nourrir la discussion, vous me permettrez de donner lecture de la lettre de mission qui a été adressée au Professeur Salamon et qui est signée de la main de Mme Gillot, Secrétaire d'Etat à la Santé et aux Handicapés, et de M. Richard, Ministre de la Défense :

« Nous vous remercions d'avoir accepté de présider un groupe de travail chargé de faire des propositions au Gouvernement sur les modalités permettant d'améliorer les connaissances sur les conséquences de l'engagement dans le conflit du Golfe de 25 000 soldats français.

Nous vous demandons d'axer vos travaux de manière à pouvoir fournir une réponse aux deux questions suivantes :

- Que faut-il penser, à la lumière de la littérature internationale, de l'existence d'un syndrome spécifique lié à la guerre du Golfe et quelle en serait l'étiologie ?

- Quelles études convient-il de mener en France, compte tenu en particulier des données que vous jugeriez établies à partir de l'analyse de la littérature et des dossiers de malades anciens combattants de la guerre du Golfe ?

Le groupe que vous présiderez devra avoir une composition pluridisciplinaire et comporter des spécialistes à la fois civils et militaires.

La Direction centrale du Service de santé des Armées, la Direction générale de la Santé, l'Institut de veille sanitaire proposeront chacun un représentant pour participer aux travaux du groupe. Nous souhaitons disposer de vos conclusions dans un délai de six mois. »

Je précise, Professeur, que ce n'est pas à nous, mais aux Ministres signataires de cette lettre de mission à qui il appartient de définir les missions qui sont les vôtres. Le principe de séparation des pouvoirs existe : votre mission a été diligentée par l'exécutif ; la nôtre l'est par l'Assemblée nationale. Nous n'avons, par conséquent, aucune possibilité de préciser votre cahier des charges. En revanche, nous avons à bien préciser devant vous quelle est l'étendue de notre mission et à tenter de réfléchir avec vous à l'articulation entre les missions qui nous reviennent.

Je propose, mes chers collègues, d'abord, que le Professeur Salamon nous indique, au regard de cette lettre, quel est le contenu de sa mission et comment il entend la conduire. Ensuite, nous pourrions tomber d'accord sur l'étendue de la nôtre et, enfin, que nous cherchions l'articulation susceptible de nous permettre de sortir de cette séance de travail avec un communiqué commun définissant les modalités du travail que nous allons conduire en commun.

Mme Michèle Rivasi , co-rapporteure : Je ne pense pas qu'il faille adopter une attitude aussi tranchée.

Je pense qu'il peut y avoir une bonne articulation entre notre mission d'information parlementaire et le groupe d'experts. A côté de la demande officielle des ministères de la Santé et de la Défense, nous pouvons, nous aussi, émettre des demandes par rapport à la question posée. Il serait donc intéressant, M. le Professeur, de connaître votre conception de la conduite de la mission qui vous est confiée par les Ministres, pour qu'ensuite nous dégagions les points sur lesquels nous aimerions que votre équipe nous apporte des réponses.

C'est, selon moi, à partir de la discussion qui s'instaurera sur la base de nos demandes, de la définition de notre mission et de celle de votre groupe multidisciplinaire, que nous saurons si vous êtes en mesure d'apporter certaines réponses. Il est entendu que chacun a sa spécificité, mais il peut également exister des passerelles entre nos demandes respectives.

M. Charles Cova, Vice-président : Madame, vous n'étiez pas encore arrivée lorsque le Président a fort justement fait remarquer que les deux missions étaient complémentaires et qu'il y aurait des rapports d'étape et des entrevues, précisément pour juger du bien-fondé des demandes et notamment par rapport au dossier de l'association « Avigolfe » que vous êtes la seule à détenir parmi nous.

A ce propos, je crois que les réponses apportées, hier, par le Président sont assez claires : nous ne pouvons nous fonder sur le questionnement de personnes qui sont partie prenante. Or « Avigolfe » est une association qui défend les intérêts de personnes qui peuvent avoir été atteints du « syndrome du Golfe », si tant est que la définition du terme s'applique à notre mission... Il me semble que le Président a, sur ce point, bien expliqué cela avant votre arrivée, en souhaitant l'élaboration d'un rapport en partie commun quand c'est possible, et l'échange de renseignements concernant les avancées des recherches et des travaux conduits par les uns et les autres.

Si des questions sont à poser au cours du déroulement de nos différentes réunions, le Président et nous-mêmes jugerons s'il convient ou non d'y donner suite !

Vous aurez noté qu'il est bien précisé dans la lettre qui vous a été adressée mais que vous n'avez peut-être pas encore eu le temps de lire, que la mission du Professeur Salamon est bien ciblée puisque c'est au vu de la littérature médicale qu'il lui faudra commencer ses investigations. S'il doit entendre des personnes qui sont partie prenante dans cette affaire, il les rencontrera en tant que de besoin et il pourra ainsi se faire une opinion sans que nous lui posions des questions trop précises surtout si elles sont directement inspirées, encore une fois, d'une association dont le but essentiel est de défendre des gens qui se disent malades.

M. Jean-Louis Bernard : Il y a quelque chose qui me gêne un peu dans le premier paragraphe de la lettre qui précise la mission du Professeur Salamon : je ne sais pas ce qu'il faut entendre par la formule « littérature internationale ». Tout se passe, Professeur, comme si l'on vous demandait de faire une sorte de bibliographie et de voir ce qu'il en ressort.

Or, il me semble extrêmement important que vous ayez aussi votre propre opinion, compte tenu des compétences et du nombre de personnes missionnées au sein de votre groupe. C'est la raison pour laquelle je souhaiterais, pour ma part, et à la différence de M. Richard et de Mme Gillot qui ont signé cette lettre, que vous alliez un peu au-delà de l'analyse de la littérature, quand bien même elle pourrait prétendre à l'exhaustivité.

Les experts du groupe que vous présidez et qui, à l'inverse de nous, sont des spécialistes, doivent quand même être en mesure de se forger une opinion, sinon une intime conviction, sur l'existence ou non du syndrome dit « du Golfe » et éventuellement de faire des propositions que ce soit en matière d'indemnisation ou autre. Ne faire qu'une analyse de la littérature internationale me paraît, à titre personnel, un peu court.

M. Bernard Cazeneuve, Président : Avant de vous donner la parole, M. le Professeur, et pour que les choses soient parfaitement claires, je précise qu'il ne me semble pas que ma position sur l'articulation entre la mission qui vous est confiée et nos travaux soit tranchée. Au contraire, je pense qu'une bonne articulation entre les deux missions suppose que chacune d'elles voie son contenu bien défini de même que sa méthode. Si je souhaite qu'il en soit ainsi, c'est précisément parce que je recherche entre nos deux missions l'articulation optimale. Or, il ne peut y avoir d'articulation optimale si chacun prétend intervenir dans le domaine de l'autre sur la base d'une interprétation d'emblée erronée de ce que sont les champs d'investigation des uns et des autres.

Je crois que faire preuve de beaucoup de clarté au départ ne peut qu'améliorer la qualité de notre collaboration ultérieure !

Par ailleurs, ce ne sont ni les rapporteurs ni moi-même qui avons signé la lettre de mission définissant le cadre dans lequel vous devez intervenir. Nous sommes dans une République qui fonctionne selon un certain nombre de règles et il est de mon devoir de rappeler celles à laquelle obéit la mission dont vous êtes responsable. N'ayant pas, moi, signé cette lettre - il eût d'ailleurs été curieux sur le plan institutionnel que je le fasse - je répète devant la mission d'information que je considère qu'il appartient aux Ministres de définir le contenu de votre mission et de poser les questions complémentaires, même s'il ne nous est pas interdit, en qualité de parlementaires et dans le cadre de nos investigations, de suggérer, non pas à vous directement, M. le Professeur, mais à l'exécutif, c'est-à-dire au Secrétaire d'Etat à la Santé et au Ministre de la Défense, les sujets complémentaires sur lesquels nous souhaiterions vous voir intervenir.

C'est une mise au point que je souhaite faire de manière à ce qu'il n'y ait pas d'ambiguïté sur ce que je pense. Je souhaite, bien entendu, que les membres de la mission puissent valider mes propos. En outre, il est un point sur lequel je voudrais beaucoup insister car Mme Rivasi n'était pas encore là au moment où je l'ai évoqué : je ne pense pas que, scientifiquement, la mission d'information parlementaire soit en mesure, notamment compte tenu des délais qui lui sont impartis et des matières qu'elle doit aborder, de conclure à l'existence, ou non, d'un syndrome.

La mission d'information parlementaire pourra définir très précisément les conditions dans lesquelles les militaires français se sont trouvés exposés à des risques, mais c'est au terme d'études épidémiologiques qu'il sera éventuellement possible de conclure sur la question d'un syndrome.

Je voudrais que cette position soit ratifiée par les membres de la mission et que l'expert scientifique que vous êtes, Professeur, donne son avis sur la validité d'un tel raisonnement. Ainsi, conformément à ma proposition, nous pourrions sortir de cette réunion avec un communiqué commun de nature à lever les ambiguïtés qui pourraient persister dans l'esprit de certains concernant le champ d'investigation respectif de chacune des missions et la manière dont ces dernières pourraient travailler ensemble.

M. Jean-Louis Bernard : Il reste un point qui me gêne et sur lequel je souhaite revenir.

A l'heure actuelle, je suis incapable de dire s'il y a ou non un « syndrome du Golfe », mais il n'est pas impossible, d'ici cinq ou six mois, sur la base des entretiens qui se seront succédé, des témoignages, des connaissances que nous aurons acquises sur d'éventuelles médications ou sur les expositions, que je sois convaincu de son existence ou de sa non-existence. Je ne peux pas préjuger aujourd'hui quelle sera ma position d'ici à six mois. Actuellement, je découvre en quelque sorte le « syndrome du Golfe », mais il est probable qu'un peu plus tard j'en saurai davantage sur ce sujet et sur celui de l'uranium appauvri, compte tenu de ce que j'aurai appris au travers des travaux menés par M. Salamon et son groupe d'experts.

M. Bernard Cazeneuve, Président : De la préparation de cette audition avec le Professeur Salamon, et d'autres conversations que j'ai pu avoir avec des épidémiologistes, il ressort - et j'aimerais que nous en parlions car c'est le fond du sujet - que seules des études épidémiologiques approfondies permettraient de parvenir à une vérité scientifique incontestable.

Je demande que nous soyons rigoureux et que, par conséquent, nous aboutissions à des résultats scientifiquement validés. Je ne souhaite pas - c'est en tout cas le v_u que je forme, mais je ne suis qu'un des dix membres de cette mission - que nous nous comportions comme des parlementaires qui, pour dire ce qu'une certaine presse aurait envie d'entendre, affirmeraient de façon définitive des choses qui, scientifiquement, n'auraient pas été prouvées. Je pense que ce ne serait, ni sérieux, ni crédible, ni convenable.

En conséquence, Professeur, la première question que je voudrais vous poser est la suivante : est-il possible d'arriver à une conclusion sur ce sujet, compte tenu de ce qu'est notre mission, sans qu'un certain nombre d'études scientifiques et épidémiologiques approfondies aient été conduites ? Si vous répondez à cette question par l'affirmative, je pense effectivement, que d'ici à six mois, nous pourrons nous forger une conviction. Si vous répondez par la négative en développant vos raisons, je pense que le débat pourra utilement se nourrir entre nous.

Mme Michèle Rivasi, co-rapporteure : Je crois tout de même que le problème est un peu plus compliqué !

Tout scientifique sait qu'il existe de multiples façons de prouver scientifiquement une étude. Qu'une étude épidémiologique soit un outil qui nous permette de dire que, par rapport à une population témoin, on constate un plus grand nombre de cas pour certaines pathologies, j'en conviens. Mais, si c'est un angle d'attaque scientifique envisageable, ce n'est pas le seul, M. le Président. Il peut y en avoir d'autres !

Je suis assez d'accord avec la position de M. Bernard. Il y a des gens malades qui, actuellement, sont hospitalisés. Mais quand on observe comment est assuré le suivi sanitaire des soldats, et quand on sait que le versement d'indemnisations dépend d'une commission de réforme qui fonctionne selon une codification préétablie, on ne peut pas savoir de cette seule manière s'il y a ou non un « syndrome du Golfe ».

En d'autres termes, imaginons que je sois soldat - ce qui est peu vraisemblable dans mon cas, quoiqu'il y ait maintenant une féminisation des armées -, que je sorte d'une participation à un conflit avec une maladie du type lymphome ou une maladie respiratoire, et que je doive aller devant la commission de réforme dont je peux vous dire pour m'y être intéressée de près qu'elle fonctionne de manière très codifiée. Cette commission de réforme se prononce, en effet, sur les maladies en fonction de normes préétablies : si je ne rentre pas dans ses grilles d'analyse, je ne serais pas indemnisée. Par conséquent, je devrais donc porter ma requête devant le tribunal des pensions avec un avocat et un expert médical de mon choix, mais il me sera très difficile de prouver qu'il existe un lien entre ma maladie et le conflit auquel j'aurais participé.

Cela signifie qu'à l'heure actuelle, nous ne disposons pas des outils pour vérifier si, oui ou non, il existe un syndrome de la guerre du Golfe ou des pathologies spécifiques à l'usage de certains médicaments. Toute l'ambiguïté du problème c'est qu'il peut avoir des causes multiples. L'attitude des Américains que je suis allée voir, consistait à dire qu'il y avait des symptômes pour lesquels ils n'avaient pas d'explications, que d'autres étaient certainement liés à la guerre du Golfe et qu'en fonction de leurs recherches, il leur appartenait de trouver l'origine du mal qui a certainement des causes multiples.

Pour revenir, à la question initiale, je pense qu'il faut engager une étude épidémiologique sur les 25 000 soldats concernés, ou les 9 000 soldats impliqués dans l'offensive terrestre et même la population civile, puisque nous n'avons pas eu le nombre exact des personnes qui se trouvaient sur place. Au-delà de cet angle d'attaque, il faut également s'intéresser à tous les militaires ou anciens militaires malades pour savoir pourquoi ils sont malades, ce qui suppose d'engager des études cliniques précises. Il ne faut pas se limiter à la bibliographie et à l'épidémiologie comme le préconise la lettre de mission mais je crois que c'est précisément le point sur lequel va porter notre discussion et que c'est à vous, Professeur Salamon, de nous dire comment vous envisagez le problème.

M. Bernard Cazeneuve, Président : Je vous remercie de cette intervention qui abonde dans mon sens.

Vous avez parfaitement raison d'indiquer qu'il faudra procéder à de multiples analyses, et à des études plus importantes encore que celles que j'évoquais tout à l'heure, pour parvenir à une conclusion. Cela renforce ma conviction que ce n'est pas notre mission qui pourra les conduire, d'autant qu'elle n'a pas vocation à le faire, et que notre mission ne pourra pas conclure sur l'éventuelle existence de ce syndrome.

Ce sont d'autres structures habilitées à conduire ces études qui pourront, en complément de ce que nous aurons fait, aboutir à la conclusion. Par conséquent, je vous remercie de votre intervention qui, de ce point de vue, nous permet de bien définir le cadre dans lequel nous sommes susceptibles d'intervenir en regard de ce que vous ferez vous-même, M. le Professeur.

M. le Professeur Roger Salamon : En forme de préambule qui sera presque une discussion entre nous j'apporterai quelques précisions, mais je le ferai avec beaucoup de modération, puisque, ayant à travailler ensemble, je ne voudrais pas que vous les considériez comme des restrictions ou que vous les preniez mal.

Par exemple, M. Bernard, je ne peux pas vous laisser dire qu'un expert doit avoir des opinions. Je prétends, au contraire, qu'il ne doit pas en avoir, qu'il doit surtout regarder ce qui a été fait et se pencher sur la bibliographie. Si ce n'est pas le cas, c'est qu'il n'est pas un expert !

M. Jean-Louis Bernard : J'ai simplement dit que cela ne suffisait pas !

M. le Professeur Roger Salamon : Je ne voudrais pas vous faire dire ce que vous n'avez pas dit et j'admets qu'il est hors de question de s'arrêter à une bibliographie, surtout lorsque l'on constate avec une certaine tristesse que cette bibliographie est à 100 % anglo-saxonne et qu'aucun papier français n'a jamais traité du sujet. C'est d'ailleurs pourquoi l'un des objectifs de notre mission sera aussi de proposer que des Français conduisent des enquêtes, ne serait-ce que parce que les Américains et les Britanniques s'étonnent de leur absence et parce que les situations des armées étaient différentes, en particulier pour ce qui concerne les vaccinations, pour ne pas parler de l'uranium appauvri ou de la présence près de puits de pétrole en feu.

Je n'ai pas considéré la bibliographie comme un moyen d'écarter d'autres démarches, mais comme un travail obligatoire, déjà largement engagé et qui fournit un très grand nombre d'informations étant entendu que, dans tout travail scientifique, il convient de savoir ce que les autres ont fait, soit pour s'en inspirer, soit pour ne pas reproduire certaines erreurs.

Les Américains - j'y reviens - ont dépensé en recherche une somme astronomique...

Mme Michèle Rivasi, co-rapporteure : Ils avaient aussi 700 000 soldats engagés dans le conflit !

M. le Professeur Roger Salamon : Je ne dis pas le contraire, mais c'est un premier élément qui me permet d'en venir au deuxième point de mon exposé.

Si je peux me le permettre, je dirai, Madame, que vous avez à la fois raison et tort ! En effet, lorsque vous voulez faire des analyses de l'imputabilité par rapport à l'existence d'un symptôme - et vous avez raison de parler de symptôme car il est probablement préférable de parler de signes que d'un syndrome, ce dernier terme, malgré l'attachement que lui portent les médias, risquant de nous compliquer singulièrement la tâche. Pour savoir si un effet est lié à une cause qui a pu se produire des années auparavant sur le territoire du Golfe, la notion de comparabilité est quasiment obligatoire !

Or, cela correspond à une démarche épidémiologique. Lorsqu'on a voulu trouver la cause d'un certain nombre de pathologies assez rares qui touchaient la plèvre et que, par des enquêtes épidémiologiques, on a décelé que le contact à l'amiante était plus fréquent chez les malades qui présentaient un mésothéliome que chez ceux qui n'en avaient pas, on a mis le doigt sur un facteur en suivant une procédure avant tout d'ordre épidémiologique. Ce n'est qu'ensuite que l'on s'est penché sur la question des causes, car ce n'est que dans une seconde étape que l'on cherche une explication, une plausibilité biologique.

Nous serons très souvent obligés, comme l'ont fait les Américains, d'agir ainsi. Nous aurons à prendre en compte la notion de groupe témoin et à procéder à des enquêtes de type « cas témoin » pour éviter d'attribuer à tort certains signes, qui de surcroît sont très diversifiés, à des phénomènes qui peuvent ne pas en être la cause.

Il est un troisième point sur lequel je voudrais mettre l'accent. Nous allons être soumis, de manière assez parallèle, à des pressions de nature médiatique qui sont très difficiles à juguler. Nous savons tous, mais vous mieux que moi encore, ce qui intéresse les journalistes. Nous connaissons leur intérêt pour certaines présentations susceptibles de faire un « scoop ». C'est une difficulté que nous, scientifiques, ne savons pas très bien régler mais que les politiques savent à peine mieux gérer que nous.

Ayant beaucoup travaillé sur le thème du sang contaminé avec M. Kouchner puisque je faisais partie, avec Laurent Degos et Alain Goudeau, du Comité des trois scientifiques qui devaient rechercher ce qui s'était passé au niveau des transfusions sanguines, j'ai pu voir à quel point les médias étaient puissants et pouvaient déstabiliser les structures politiques ou administratives les plus solides qui, du même coup, s'interrogent sur ce qu'il faut ou ne faut pas dire. Comme on l'a constaté hier encore, il suffit de déclarer le matin aux informations qu'il y a huit ou dix cas de maladie de Creutzfeldt-Jakob pour que la viande de b_uf soit retirée des cantines de l'ensemble des écoles françaises.

Nous allons donc être soumis à ce type de pressions. Pour échapper à ces sollicitations, j'ai une tactique qui consiste à ne pas y répondre : je refuse de parler aux journalistes estimant que ce n'est pas mon rôle et que je n'ai rien à leur dire tant que je n'ai pas fini ma mission.

Vous allez, vous, vous trouver dans une situation beaucoup plus délicate parce que certaines de vos auditions sont publiques. Dès les deux premières auditions que vous avez tenues, on a lu tout et n'importe quoi, notamment les déclarations d'un militaire retraité qui prétendait tout à coup découvrir que la Pyridostigmine était un antidote, ce que chacun sait dans le monde entier depuis toujours - ce qui indique, sans vouloir vous donner de conseils, qu'il vous faudra plus que moi, dans une démarche qui doit rester scientifique et objective, subir des pressions terribles !

Dans des enquêtes qui sont celles que nous pouvons être conduits à proposer, on part, en fait, des plaintes de patients et il n'est pas question - je vous rassure sur ce point - que nous regardions qui a été pensionné ou pas. Nous souhaitons, ainsi que cela figure dans la lettre de mission, examiner les plaintes qu'elles aient été acceptées ou non. Cela posera quand même des problèmes méthodologiques parce que certaines personnes vont refuser de parler et d'autres, à l'inverse, le feront beaucoup trop.

Je m'explique : certains vont craindre, en se plaignant, de se mettre mal avec l'armée tandis que d'autres, à force de lire le journal, vont s'inventer toutes les pathologies imaginables sur le plan fonctionnel. Nous rencontrerons donc de grandes difficultés à démêler le vrai du faux et c'est pourquoi l'enquête ne peut pas être lancée ex abrupto.

Ensuite, il nous faudra rechercher dans les antécédents, indépendamment de la nature des plaintes, le facteur le plus fréquent chez les plaignants par rapport aux non-plaignants. Nous aurons alors besoin de vous, parce que nous devrons avoir une connaissance approfondie des expositions auxquelles ont été clairement soumis les militaires et que cette connaissance s'appuie sur des données que nous n'avons pas et que nous n'aurons jamais !

Je ne sais pas plus que vous si, sur le terrain, il y avait 25 000 soldats, 9 000 ou 10 000 qui ont tourné mais qui n'auraient toutefois pas été plus de 10 000 ou 12 000 en même temps sur le terrain. De même, quoi que racontent les journaux, je ne sais pas exactement combien de soldats ont pris de la Pyridostigmine et pendant combien de temps. J'ignore aussi s'ils ont approché les champs de pétrole en feu ou s'ils s'en sont tenus éloignés. Je ne sais pas à quelle distance ils étaient des troupes américaines.

Bref, il y a beaucoup de choses que j'ignore et que je ne saurai pas. Par conséquent, sur un plan purement scientifique, j'imagine que votre mission consiste à bien définir la situation de 1990, puisque vous allez avoir accès aux documents opérationnels de cette époque. Et j'ai envie de dire que la nôtre consiste à bien définir celle de 2000. Nous dirons voilà ce qu'en 2000 nous pouvons observer. Peut-on ou ne peut-on pas rapprocher cette situation des facteurs d'exposition - pour ne pas parler de facteurs de risques, ce qui induirait une réponse que nous n'avons pas encore ?

Pourquoi cette situation n'est-elle pas facile ? Je vais vous répondre assez franchement parce que nous avons, je crois, la même responsabilité vis-à-vis du public : quoi qu'il ait été fait, ou qu'il n'ait pas été fait, durant la guerre du Golfe, cela peut être présenté par quiconque comme un facteur de risque.

Si vous donnez de la Pyridostigmine, qui est un antidote, par crainte d'une éventuelle utilisation d'armes chimiques - tout le monde avait cette crainte et on a donc distribué de la Pyridostigmine, en France, semble-t-il, mais c'est vous qui pouvez le confirmer ou l'infirmer, beaucoup moins qu'aux Etats-Unis -, on peut objecter que cette substance peut avoir des effets secondaires. Pour ma part, j'ai consulté toute la bibliographie et je suis en mesure de vous rassurer, mais comme ce n'est pas l'objet de ma présence, je vous enverrai les précisions par écrit.

On peut donc arguer que la Pyridostigmine qui est un médicament très actif peut, comme tout médicament actif, avoir des effets secondaires quels qu'ils soient. En revanche, si on n'avait pas distribué de Pyridostigmine, qu'aurait-on dit ? N'y avait-il pas de risques à ne pas en distribuer compte tenu de la menace chimique qui planait !

Prenez le cas des vaccinations ! Si on pratique trop de vaccinations comme cela a sans doute été fait en Grande-Bretagne et aux Etats-Unis - plus qu'en France où la couverture vaccinale a été, me semble-t-il un peu plus sobre, les Américains ayant également pratiqué un vaccin contre le charbon et le botulisme, ce qui, de leur part, n'est pas étonnant ! -, on peut attribuer à cet excès la causalité d'un certain nombre des signes qui sont actuellement observés. D'ailleurs, c'est l'une des seules hypothèses qui perdure dans les travaux américains.

De ma longue étude des quelque 300 articles scientifiques parus sur le sujet, il ressort que les éventuels excès de vaccinations ont pu expliquer un certain nombre de plaintes émanant de soldats américains. En revanche, si les soldats avaient manqué de vaccinations qu'aurait-on reproché ? Un manque de vaccinations dans un contexte et un climat si particuliers...

Je ne suis pas là pour protéger certaines personnes. Ma liberté est entière. Si des choses doivent être pointées comme des erreurs, nous le ferons au même titre que vous. Mais, très honnêtement, vous pouvez prendre n'importe quel facteur dit « de risque » de la guerre du Golfe, il est autant un facteur de risque que sa propre absence. C'est là, à mon avis, que réside la difficulté pour vous comme pour nous.

J'en arrive à un dernier point dont j'aimerais que nous puissions également discuter assez librement. Je crois que nous allons tous être et que nous sommes déjà, ce qui est dommage, obnubilés par le mot « syndrome », qui est une merveilleuse trouvaille médiatique. Bien que parler de « syndrome du Golfe » excite un peu tout le monde, à la lecture de toutes les publications britanniques et américaines, et elles sont nombreuses - il est entendu que je parle encore à titre officieux et sans vouloir vous contrarier Mme Rivasi - il est probable qu'il n'y a pas de syndrome si l'on s'en tient à la stricte définition du terme.

En revanche, il est vraisemblable que les personnes qui ont participé à cette guerre présentent un certain nombre de signes, souvent fonctionnels et sans réelle gravité - je parle toujours des publications que j'ai pu lire -, qui vont de la fatigue en passant par le stress et les myalgies qui se sont surajoutées de sorte que, maintenant, les auteurs anglo-saxons sont unanimes ou presque, pour dire que les signes présents chez ces militaires sont plus fréquents qu'au sein de groupes comparables et qui, bien que n'ayant pas participé à la guerre du Golfe, correspondent au même type de sujets.

Les scientifiques britanniques, par exemple, qui ont fait un travail remarquable en comparant la situation de soldats ayant fait la guerre du Golfe et ceux ayant participé aux événements en Bosnie-Herzégovine - il s'agissait, cette fois, dans les deux cas, de personnes situées dans un contexte de guerre -, ont pu démontrer qu'ils présentaient à peu près les mêmes types de troubles mais que ces derniers étaient quantitativement plus importants chez les soldats du premier groupe. Pour y parvenir, ils se sont livrés à des factor analysis, dites en français « analyses factorielles », pour établir des regroupements. Ils n'ont absolument rien retrouvé qui puisse s'apparenter à un « syndrome ».

Pour autant, il ne faudrait pas passer d'un extrême à l'autre et nous nous heurtons, pour ce qui nous concerne, à cette difficulté : il ne faudrait pas que notre conviction qu'il n'y a pas de syndrome au sens exact du terme puisse permettre d'évacuer un problème qui, sans doute, existe, puisqu'il y a des signes et des gens qui s'en plaignent. Nous n'avons pas le droit de ne pas en tenir compte et nous devons y réfléchir, déterminer si ces signes sont plus fréquents qu'on ne le pense, certains n'en parlant pas, et surveiller si le phénomène est susceptible de se reproduire.

La question n'est donc pas d'écarter le problème au motif qu'il n'y aurait pas de syndrome, mais de savoir que, si nous restons fixés sur ce terme, nous risquons de sombrer dans la caricature.

Dire qu'il y a syndrome équivaut, à mon avis, à rentrer dans un jeu qui, d'emblée, est faux et assez peu honnête, ce que ni les membres de l'Assemblée nationale, ni ceux d'une assemblée scientifique ne peuvent se permettre. En revanche, on peut parfaitement refuser de parler de « syndrome » au profit des signes et des plaintes, sachant qu'elles sont au nombre de 400 et que nous devons revoir plus de 200 autres qui n'ont pas été retenues par les autorités militaires pour déterminer si elles sont relatives ou non à de vrais facteurs de risque. A cette fin, j'ai d'ailleurs écrit à M. Masseret avec l'autorisation du Ministre de la Défense pour avoir accès à toutes les plaintes et non pas seulement à celles qui ont motivé l'attribution d'une pension.

J'irai plus loin - et c'est pourquoi je pense qu'il faudra procéder aussi à une enquête épidémiologique minimale - en disant qu'il est impossible de ne tenir compte que des plaintes émises et pas de celles qui sont ressenties mais non émises. L'éthique consisterait, au moins, à engager une enquête minimale pour savoir si les combattants français ayant participé à la guerre du Golfe ont, ou non, des plaintes qu'ils souhaiteraient exprimer au travers de questionnaires.

Cette démarche va poser d'énormes difficultés - certains de ces soldats ont déjà quitté l'armée, d'autres auront tendance à modifier considérablement ce qu'ils ressentent compte tenu du caractère très incitatif des autoquestionnaires et du fait qu'ils ont dix ans de plus qu'au moment des faits. Je crois cependant que nous n'échapperons pas à cela.

La seule opinion que je peux émettre c'est que je me vois mal terminer la mission sans dire que la littérature qui est énorme et très complexe a fait valoir ces arguments, que l'analyse des plaignants a montré tous ces aspects du problème de même que l'analyse « in vitro » si je puis dire, des différents facteurs.

Nous devons nous poser la question de savoir - je vous communiquerai les réponses qui sont à ma disposition, mais n'hésitez pas, de votre côté à interroger les gens - quels sont les effets de l'uranium appauvri jusque sur l'animal, quels sont les troubles causés par la Pyridostigmine, quelles sont les conséquences de l'hyper-vaccination.

Toutes ces questions doivent être posées. Elles n'éviteront pas, me semble-t-il, indépendamment de l'opinion que nous nous serons alors forgée, de proposer un certain nombre d'actions. En effet, on ne peut pas décider, en dépit de tout ce qui s'est dit aux Etats-Unis, en Grande-Bretagne, voire en France, et au motif que sur 25 000 personnes seules 400 se plaignent de troubles, de se désintéresser des autres.

Puisque nous sommes entre nous, je dois avouer que le seul point de la lettre de mission qui m'ait déçu, et je m'en suis d'ailleurs ouvert à Mme Gillot et à M. Richard, concerne la durée de cette mission.

Je m'attendais à ce que l'on nous demande de faire l'analyse bibliographique mais aussi de conduire des études sur les plaignants, de soumettre des propositions et de mener des enquêtes. Il est vrai que ces enquêtes vont durer un ou deux ans, qu'elles vont être compliquées, qu'elles peuvent prendre des formes multiples. Je peux comprendre que l'on préfère se fixer une première étape avant de proposer d'autres enquêtes et de définir lesquelles sont éthiquement et financièrement acceptables, car on craint fortement que ces enquêtes ne soient très onéreuses.

J'ai donc fini par accepter cette mission en la considérant comme une première étape avec une très forte possibilité que si des propositions claires sont formulées pour que l'Institut national de la santé et de la recherche médicale (INSERM), par exemple, puisse procéder, comme le Medical Research Council (MCR) l'a fait à Londres, à telle ou telle enquête, il puisse y être donné suite.

J'aurais d'ailleurs besoin de vous si cette possibilité est refusée, car la mission parlementaire après s'être forgée sa propre opinion aura un rôle à jouer. En effet, après avoir travaillé, comme le groupe des experts, pendant six mois - même pour arriver à des conclusions plutôt rassurantes -, elle pourra arguer qu'il faut néanmoins offrir aux militaires la possibilité de remplir un questionnaire et, à cette fin, diligenter un certain nombre d'enquêtes.

Telle est mon opinion que vous me pardonnerez de vous avoir livrée de façon un peu désordonnée pour n'avoir pas l'habitude de parler devant des Assemblées.

M. Bernard Cazeneuve, Président : Avant de donner la parole à ceux de mes collègues qui souhaitent vous poser des questions, je vous remercie, M. le Professeur, de nous avoir démontré, à travers cet exposé qui est un premier contact entre nous, à quel point le sujet est compliqué et à quel point il serait scientifiquement et intellectuellement hasardeux de prétendre conclure, dans les mois qui viennent, sur un sujet d'une telle dimension et d'une telle complexité.

Je remarque que certains ont d'ailleurs déjà conclu sur ce sujet puisqu'un certain nombre d'organisations, notamment associatives, malgré la complexité du problème, ont déjà des avis définitifs sur la question.

M. le Professeur Roger Salamon : En tant que citoyen et non plus en tant que scientifique, j'irai presque jusqu'à prendre leur défense.

Mme Michèle Rivasi, co-rapporteure : Chacun a donc son point de vue.

M. Bernard Cazeneuve, Président : Pardonnez-moi, chère collègue, mais d'une part, c'est moi qui préside cette mission et qui donne la parole aux intervenants. D'autre part, je pense que nous sommes dans une enceinte où la parole est libre - la vôtre, Mme la rapporteure, comme celle des parlementaires ici présents - et je peux, par conséquent, dire ce que j'estime devoir dire en fonction de ma lecture de la réalité. Il en est de même pour vous et je ne pense pas vous avoir dicté, à un quelconque moment depuis le début de cette mission, la teneur de vos propos.

M. le Professeur Roger Salamon : Je pense que votre diagnostic n'est pas faux, les associations ont cependant des circonstances atténuantes. Je ne parle pas nécessairement de l'association « Avigolfe » dont je n'ai jamais rencontré les représentants, mais d'autres associations, comme il a pu s'en créer lors de l'épisode relatif à l'hépatite C, par exemple, ou dans un certain nombre de situations comparables.

Je crois que souvent les associations ont une volonté que je qualifierai d'assez « sectaire » dans la défense d'un point de vue. Cela les conduit à le pousser à l'extrême. On observe le même phénomène en politique où certains forcent l'argumentaire pour obtenir un résultat médian : c'est comme cela qu'a débuté l'écologie...

Même si ces associations ont tort, elles ont des circonstances atténuantes qui permettent de comprendre leur stratégie. Elles sont confrontées à des « monstres de puissance » en qui elles ne voient, du fait de la forte tendance à la paranoïa qui les caractérise, que des méchants qui ne veulent rien leur dire. En outre, elles sont, au même titre que nous avons pratiquement pu l'être nous-mêmes, piégées par le terme « syndrome », ce qui les rend peu crédibles. Si, par exemple, une association de défense de militaires se plaignant d'un certain nombre de signes, demandait qu'il soit procédé à une expertise, vous seriez sans doute moins sévère à l'égard de sa démarche.

C'est le recours à la notion de « syndrome du Golfe » dont on sait que scientifiquement elle n'a guère de sens - comme je n'ai pas d'opinion tranchée, si je vous le dis, c'est que j'ai lu en trois semaines 150 articles qui le confirment -, qui nuit à ces associations, en radicalisant leur demande. J'ignore qui leur a mis cette formule en tête. Elle vient probablement des Etats-Unis. Mais j'insiste sur le fait que, tout en étant très médiatique, elle est fort peu crédible...

Pour toutes ces raisons, je demande que l'on fasse preuve d'un peu d'indulgence envers les demandes exprimées par les différentes associations.

M. Bernard Cazeneuve, Président : M. le Professeur, je suis disposé à toutes les indulgences. Je dis simplement que, compte tenu du caractère très publicitaire de ces assertions, il est de mon rôle de faire en sorte que la dimension médiatique du sujet ne l'emporte pas sur l'exigence de rigueur qui doit présider à vos travaux comme aux nôtres.

M. le Professeur Roger Salamon : Je vous donne entièrement raison, à cet égard.

M. Claude Lanfranca, co-rapporteur : Je voudrais remercier M. le Professeur pour tous ses propos. Je suis particulièrement satisfait, M. le Président, de l'avoir entendu souscrire aux vôtres en précisant que, pour travailler sereinement, il convenait de ne pas répondre à la pression médiatique et aux interviews réalisées à l'emporte-pièce.

J'ai également beaucoup apprécié chez le scientifique la volonté de rejeter toute idée préconçue. J'estime en effet qu'il ne faut pas - et si j'ai bien compris le Président Cazeneuve, c'est aussi son point de vue - se servir de positions radicales, même si elles le sont pour des raisons un peu passionnelles. Nous, parlementaires, sommes là pour servir la vérité et non pas des associations, dont nous n'avons pas à reprendre, ici, les arguments.

Je suis tout autant satisfait d'avoir entendu que notre rôle est de définir l'éventuelle exposition de nos troupes par rapport à des risques possibles, mais qu'il ne nous appartient pas de porter des jugements sur tel ou tel produit. Nous avons pour mission de préciser la position de nos troupes par rapport à des dangers. Il nous incombe de laisser aux experts médicaux le soin de se prononcer sur le fait que cette position a été ou non de nature à générer les symptômes - et non les syndromes - évoqués.

Comme vous, M. le Professeur, et je suppose comme tous les membres de notre mission d'information, je ressens une grande bienveillance envers les personnes malades, estimant que quelqu'un qui a servi la nation ne peut pas ne pas être pris en considération. Mais je pense, qu'il faut agir, non pas dans la passion ou l'excitation, mais avec beaucoup de réflexion et d'objectivité.

M. Charles Cova, Vice-président : Je vous ai entendu dire que des groupes de soldats britanniques avaient été médicalement examinés. A travers vos lectures, avez-vous pu saisir quels symptômes ils présentaient ? S'agissait-il de troubles dus au stress, de troubles neurologiques et, dans ces deux cas, les estimez-vous suffisamment quantifiables pour pouvoir ensuite être appréciés par les commissions de réforme et donner droit à réparation ?

M. le Professeur Roger Salamon : Pour ce qui concerne les signes, ils sont extraordinairement multiples et surtout de nature fonctionnelle, ce qui ne signifie pas qu'il faille s'en désintéresser. Les médecins ici présents savent que la plupart des pathologies sont de nature fonctionnelle. Ce qualificatif, dans ma bouche, n'est donc nullement péjoratif. Il ne signifie pas que le patient se plaint de maux imaginaires, mais qu'il présente des signes qui n'ont pas un substrat organique très net.

Le biologiste britannique chargé de mener les enquêtes que j'ai mentionnées précédemment, M. Wessely, dans un article qu'il m'a envoyé mais qu'il n'a pas encore publié, décrit tous les symptômes qu'il a répertoriés pour les troupes britanniques. Les plus fréquents sont des symptômes de fatigue chronique, de dépression ou ce que les Britanniques appellent le « post traumatic stress disorder » (PTSD), le « traumatisme postérieur à la guerre », quelle que soit la guerre ou l'idée de guerre. Ce PTSD est très développé aux Etats-Unis mais l'auteur de l'article pense qu'il n'existe pas en France.

Ce sont les facteurs essentiels. Il a très peu répertorié- et c'est ce qui fait toute la difficulté de l'exercice et j'allais presque dire que c'est regrettable - de pathologies parfaitement claires et accompagnées, par exemple, d'hématuries, d'atteintes rénales ou de problèmes liés aux expositions aux insecticides.

Les signes ne sont nullement inventés. Ils sont prégnants, importants et ne doivent pas être négligés. Ce sont des signes fonctionnels répartis sur une cinquantaine de registres et qui touchent essentiellement à des problèmes de mémoire, de fatigue, d'où l'extrême complexité de l'affaire !

M. Charles Cova, Vice-président : Il n'y a pas de signes anatomiques ou physiques visibles ?

M. le Professeur Roger Salamon : Pratiquement pas !

M. Charles Cova, Vice-président : Il serait intéressant de rapprocher ces résultats des études réalisées à la suite des conflits dans lesquels la France s'est trouvée précédemment engagée pour savoir si ces symptômes existaient, quelle qualification leur était attribuée ou s'ils ouvraient ou non des droits à réparation.

Comme ancien militaire, je me permettrai simplement de répéter ce que disait hier le Général Schmitt, à savoir que lorsqu'on est soldat et qu'on fait la guerre, on sait très bien qu'on expose sa vie. Je trouve quelque peu anormal que, par la suite, on puisse avoir certains états d'âme !

M. le Professeur Roger Salamon : Même quand on est soldat, on est d'abord un homme !

M. Claude Lanfranca, co-rapporteur : Tout le monde n'a pas la même force physique ou psychologique !

M. Charles Cova, Vice-président : En Algérie, je n'ai pas eu ces états d'âme !

M. Claude Lanfranca, co-rapporteur : Pourtant, il y avait des raisons d'en avoir !

M. Charles Cova, Vice-président : J'entends bien mais, mon cher, quand on fait le métier des armes...

M. le Professeur Roger Salamon : La guerre du Golfe était une guerre particulière dans la mesure où les soldats n'ont jamais tiré sur personne ; ils attendaient l'action en entendant qu'ils s'exposaient à des risques chimiques et biologiques.

Mme Michèle Rivasi, co-rapporteure : Ils ont quand même recouru à leurs armes !

M. le Professeur Roger Salamon : Peut-être mais cela n'a pas été une guerre très meurtrière, les risques étaient ailleurs...

M. André Vauchez : A la suite de ce que vous venez d'évoquer, je souhaiterais vous interroger sur ce qui serait éventuellement un manque pour atteindre le but que vous poursuivez, à savoir réaliser des études épidémiologiques, y compris de façon comparative.

Au passage, étant le député du pays de Pasteur, je rappellerai, parce que l'on n'en parle peut-être pas assez, que l'on sait comment il a découvert l'agent pathogène du charbon... Ceci étant, pour mener ces études, encore faut-il travailler sur l'ensemble de la population des soldats français exposés soit environ 9 000 personnes, ce qui constitue un chiffre extrêmement important, et sous quelle forme pourrait-on obtenir des réponses ? Pourrait-on inviter ceux qui travaillent maintenant dans le civil - pour ceux qui sont encore militaires la chose va être plus facile - à se soumettre à un bilan auprès de leur médecin traitant qui les connaît bien, par exemple, ce qui pourrait effectivement fournir des bases solides et incontestables - pour reprendre une formule de Pasteur - à votre étude ? Si on travaille uniquement sur les plaignants en négligeant les autres, cela va poser d'énormes problèmes.

Par ailleurs, ainsi que vous l'avez souligné, il est extrêmement important d'établir une comparaison entre ce qui s'est passé dans le Golfe et ce qui s'est passé en Bosnie. De surcroît, je me réjouis de constater que vous travaillez de manière très indépendante.

M. le Professeur Roger Salamon : Je ne voudrais pas que vous m'attribuiez des mérites qui ne sont pas les miens : ce n'est pas moi qui ai fait la comparaison avec la Bosnie.

Je n'ai fait que lire les travaux qui portaient sur cette comparaison ainsi que d'autres travaux très intéressants, menés par les Danois sur des hommes qui, eux, ont été envoyés en temps de paix et qui, pourtant, présentaient des pathologies voisines de celles observées aux Etats-Unis et en Grande-Bretagne. Il est très intéressant, mais très compliqué, de mener ces analyses comparatives !

Vous avez soulevé un problème très important en demandant si la recherche des soldats ayant participé au conflit devait être exhaustive ou échantillonnée. S'il veut aller vite et travailler pour un moindre coût, l'épidémiologiste peut parfaitement vous répondre qu'il faut, au lieu de travailler sur 25 000 personnes, travailler sur un échantillon représentatif de 2 000 individus ce qui permet, d'une part, d'aller chercher ceux qui ne viennent pas dans la mesure où ils seront moins nombreux, d'autre part, d'avoir une bonne vision de la situation puisqu'on devrait tous savoir qu'un bon échantillon est préférable à une mauvaise exhaustivité. Il vaut mieux avoir 2 000 personnes tirées au hasard mais en représentant 20 000 que 17 000 parce que, dans ce cas, il en manquera 3 000 pour que l'étude soit complète.

Votre question peut appeler cette réponse, mais c'est une réponse d'épidémiologiste. Il peut y avoir une autre réponse qui est la suivante : à partir du moment où l'on entreprend une action - j'allais dire enfin ! -, il faut qu'à côté de la réponse épidémiologique, on offre à tous ceux qui ont fait la guerre du Golfe la possibilité de présenter des plaintes, ce qui suppose de ne pas échantillonner. On peut très vraisemblablement associer la démarche de recherche qui est indispensable à la possibilité - dont je dirai qu'elle est « la moindre des choses » - de consulter gratuitement un médecin et de remplir un questionnaire.

Pour me résumer, en réponse à votre question, j'aurais tendance à dire qu'en tant que chercheur, je me contenterais d'un échantillon plus petit qui me permettrait d'aller plus vite mais j'estime - et sur ce point, vous m'aiderez beaucoup - que nous ne pouvons pas nous permettre de ne faire qu'un travail épidémiologique en laissant se débrouiller seuls ceux qui n'auront pas été tirés au sort. Je crois donc qu'il faudra tendre autant que possible à l'exhaustivité.

Mme Michèle Rivasi, co-rapporteure : Concernant le problème du « syndrome », le terme nous a tous dépassés dans la mesure où il est devenu médiatique et a quelque peu perdu sa signification scientifique. En tant que scientifique, vous savez comme moi que les termes évoluent en fonction de la société et que, même quand ils ont une signification précise, s'ils en acquièrent une autre dans les représentations sociales, nous sommes obligés de suivre ces dernières. C'est l'évolution de la langue qui le veut ! C'est vrai qu'à défaut d'être scientifiquement correct le terme devient socialement admis quand les gens se l'approprient.

Pour ce qui est relatif à l'enquête minimale, vous savez que je me suis beaucoup impliquée pour que soit créé votre groupe d'experts. En étudiant les enquêtes britanniques, américaines et danoises et en constatant qu'en France aucune étude n'existait, je me suis demandée comment il était possible de nier, ou d'ailleurs affirmer, l'existence du problème. Pour ma part, je n'ai pas de position tranchée, en tout cas pas avant de disposer de résultats de recherches menées au niveau national ! Cette nécessité renvoie à la question de savoir quel type d'études il convient d'engager.

L'attente de l'opinion obéit à une approche psychologique très forte. Si les épidémiologistes nous disent qu'ils prennent un échantillon de 1 000 ou de 2 000 personnes à partir duquel ils vont tirer des conclusions scientifiques, beaucoup vont se sentir frustrés de n'avoir pas été sélectionnés pour faire partie de l'échantillon.

Sur les 25 000 personnes concernées, j'ai recueilli environ 60 témoignages de militaires dans ma permanence. J'y ai reçu des anciens militaires mais aussi des civils - c'est un point sur lequel je voudrais vraiment insister -, des journalistes, mais aussi de simples manutentionnaires ayant tous participé à la guerre du Golfe et qui présentaient des symptômes.

Je pense qu'il faut retrouver tous ceux qui ont été impliqués lors du conflit. Ce ne sera pas très compliqué. Les associations d'anciens combattants disposent déjà de listes. En incitant les intéressés à rencontrer un médecin civil pour les aider à remplir un questionnaire, nous devrions obtenir des résultats intéressants.

Reste maintenant à savoir où trouver les sources d'information. Il vous revient de nous proposer une étude épidémiologique. Je retiens, pour ma part, trois sources d'information envisageables. Premièrement, les commissions de réforme puisqu'il y a eu 300 dossiers déposés, dont 120 acceptés. Deuxièmement, l'association « Avigolfe » qui a envoyé entre 150 et 180 questionnaires à retourner qui ne sont pas forcément parvenus aux commissions de réforme. Troisièmement, les associations d'anciens combattants des missions extérieures et notamment celle de Lyon qui m'a contactée. Elles détiennent également de nombreux dossiers. Dans l'urgence, ce sont donc entre 500 et 600 dossiers de plaintes dont nous pouvons disposer.

M. le Professeur Roger Salamon : Il faut compter avec les doublons...

Mme Michèle Rivasi, co-rapporteure : Certainement ! Mais il n'en demeure pas moins que cela constitue une donnée par rapport aux sources potentielles.

Il y reste un petit problème sur lequel j'aimerais recueillir votre avis. Vous avez tout à fait raison de dire que les symptômes sont multiples et variés, mais là où nous devrons pousser nos recherches c'est sur ce qui concerne les facteurs multiples. En effet, entre la multi-vaccination, le bromure de Pyridostigmine, le « Virgyl » - qui a pu être absorbé par 100 ou 200 personnes puisque les chiffres sont imprécis et pour lequel on nous a indiqué hier qu'une autorisation avait été délivrée -, les hydrocarbures et notamment les suies, les poussières d'uranium appauvri - dont les soldats ignoraient l'utilisation -, il est devenu très difficile de définir l'origine des symptômes et des stress qualifiés de post-traumatiques.

Il n'empêche que le témoignage des plaignants conserve sa valeur. Personnellement, ce qui m'a touchée et m'a mobilisée sur la question, c'est que j'ai réalisé que je ne disposais pas d'éléments de réponse aux questions de ces maladies.

Je vous assure que, face à ces malades qui disent qu'ils ne savent pas comment se soigner parce que les médecins s'interrogent sur l'origine des symptômes qu'ils présentent, on se sent démuni. On a à la fois un besoin de savoir si ces symptômes existent bien et surtout quelle est leur origine.

Enfin, tous ces militaires qui m'ont écrit sont ou ont été hospitalisés. Il est important de leur dire qu'ils peuvent vous contacter et de leur offrir la possibilité d'avoir un lieu d'écoute. Notre mission pourra en auditionner quelques-uns - encore faut-il qu'ils soient valides -, mais il serait important de pouvoir vous les adresser pour que vous puissiez prendre contact avec eux. J'en reviens à l'approche psychologique : il me semble essentiel qu'ils sentent qu'il y a des gens qui vont s'intéresser à leur problème.

Certaines personnes ont été traitées successivement dans des hôpitaux militaires et civils. Elles ont fait l'objet d'une étude clinique très fouillée sur la base d'analyses allant de l'analyse de sang, jusqu'aux analyses cérébrales en passant par les analyses de teneur en uranium selon un protocole qui doit d'ailleurs être assez complexe à mettre en place. Or, les résultats obtenus par les hôpitaux militaires diffèrent de ceux des hôpitaux civils. Sur ce point, j'aurais donc besoin de votre expertise !

En même temps, je me dis qu'il faudrait profiter du fait que certains militaires sont hospitalisés pour demander des analyses complémentaires afin d'approcher plus précisément l'origine de leur maladie. Cette demande a été pressante aux Etats-Unis, car certaines analyses qui n'avaient pas été faites dans les hôpitaux se sont avérées apporter des éléments de compréhension supplémentaires. J'aimerais connaître votre opinion à ce sujet.

M. le Professeur Roger Salamon : Je vais m'efforcer de vous répondre, mais je ne serai pas en mesure de le faire sur tous les points.

Je suis d'accord avec vous, et je croyais m'en être expliqué, pour reconnaître que le terme de « syndrome » était maintenant passé dans le langage courant. Si on ne peut pas éviter que l'acception de ce terme soit galvaudée, il n'en reste pas moins que l'on attend de nous une réponse scientifique. En conséquence, nous sommes appelés à nous prononcer sur la question de savoir si une cause, voire une association d'éléments qui en formeraient une, pourrait expliquer un phénomène récurrent avec une expression clinique identifiée comme le « syndrome du genou » ou une épaule douloureuse, par exemple.

Or, aujourd'hui, on est bien obligé d'imaginer que la réponse à cette question est plutôt négative. Si c'est précisément le cas, il ne faut pas négliger que l'enjeu est une réalité sociale Il faut bien définir la notion de syndrome pour dire que cette réponse négative ne signifie pas que les plaintes sont infondées. En d'autres termes, nous ne devons pas utiliser cette réalité sociale de manière quasiment malhonnête en disant : « puisque vous baptisez ainsi ce phénomène notre réponse est non ! ». En outre, cette représentation sociale a quand même, pour des gens comme nous, une connotation dangereuse parce qu'elle signifie que le diagnostic est porté. Les gens qui parlent du « syndrome de la guerre du Golfe » ont déjà, dans leur esprit, apporté la réponse, ce qui est humainement compréhensible mais scientifiquement inacceptable !

Vous avez évoqué l'exhaustivité des études et manifesté votre accord avec mes propos. Il n'empêche que nous rencontrerons ensemble, et avec d'autres car je pense que beaucoup seront d'accord avec nous, un certain nombre de difficultés parce qu'il y aura des non-réponses, qu'il faudra aller chercher les réponses. Sans parler du risque lié au fait que toute enquête exhaustive donne le sentiment qu'il a déjà été répondu à la question posée.

C'est exactement ce qui s'est vérifié lorsqu'une enquête a été menée dans les hôpitaux sur les gens qui avaient subi une transfusion sanguine. Quand, sur l'initiative de Monsieur Kouchner, on a demandé à ces personnes de se présenter pour détecter le VIH et surtout l'hépatite C, la première idée véhiculée par les médias n'a pas été que l'on prenait des mesures préventives mais qu'il y avait un risque très important que l'hépatite C ait largement été contractée dans le cadre hospitalier !

Par conséquent, je suis très favorable à la recherche de l'exhaustivité, à condition qu'elle soit bien présentée, faute de quoi nous risquons d'affoler les populations et d'encourager des plaintes infondées. Je crois qu'il faudra passer par des études exhaustives parce que la société ne peut pas les refuser et que l'épidémiologie ne peut pas être le seul outil. Il faut savoir que ce ne sera pas simple !

Pour ce qui a trait aux sources, je suis d'accord avec vous tout en étant persuadé qu'il y aura des doublons. De surcroît, il faut faire attention au fait - pardonnez-moi d'avoir l'air de vous donner des conseils - que nous sommes soumis à des sources et à des cas qui nous font oublier les non-cas.

Je vous affirme, qu'à l'heure actuelle je n'ai pas d'avis. A la fin des travaux, j'en aurai un qui vaudra ce qu'il vaudra, mais il sera purement scientifique et argumenté. Il n'en demeure pas moins que, si on me dit qu'il y a, par exemple, 50 plaintes sur 25 000 personnes, cela correspondra à 2 0/00, soit une proportion qui, même si elle ne doit pas être négligée, n'est pas phénoménale par rapport à ce que décrivent les Américains.

Celle de vos questions qui est pour moi la plus délicate et qui m'ennuie énormément est celle qui a trait à la possibilité pour les malades de rencontrer des personnes, appartenant à mon groupe ou à votre mission d'information. Cela me gêne pour deux raisons.

D'abord parce que j'ai déjà du mal aujourd'hui à répondre à toux ceux, surtout dans la région de Bordeaux, qui me téléphonent pour me décrire leurs maux ou me raconter ce que leur a dit leur médecin. Ce n'est ni mon rôle, ni surtout ma compétence parce que je ne fais de la clinique qu'à dose filée, étant avant tout épidémiologiste. Ce n'est pas que je refuserais de recevoir ces personnes, mais cela ne répond nullement à ma mission. De manière un peu abrupte je dirai que je fais cela avec grand plaisir mais en plus du reste  : le groupe d'experts que je préside n'a pas été mandaté à plein temps pour assurer l'accueil des malades pendant six mois...

Actuellement, mon groupe rassemble notamment Mme Annick Alperovitch qui travaille sur le prion, Mme Françoise Conso qui est responsable de l'hygiène et de la toxicologie au CHU de Paris, M. Pierre Weinbreck qui est responsable d'un service hospitalier spécialisé dans les maladies infectieuses. Il faut que vous sachiez, pour vous rassurer, que je n'ai accepté de diriger ce groupe qu'à la condition d'en choisir la composition. J'ai même donné mon avis sur les deux ou trois personnes y représentant l'armée et le ministère de la Santé. Cela revient à dire que j'ai proposé les noms, y compris ceux des docteurs Jean-Paul Boutin et Roland Laroche. J'ajoute que j'ai aussi choisi les autres membres du comité : le docteur Coquin, sous-directeur à la Direction générale de la Santé (DGS) qui travaille avec le Professeur Lucien Abenhaïm, ainsi que le docteur Christophe Paquet qui a fait un DEA sous ma direction et qui appartient à l'Institut de veille sanitaire.

Le fait que nous n'ayons ni l'habilitation, ni le temps de recevoir toutes les plaintes ne signifie pas qu'il ne faille pas réfléchir au problème que vous soulevez. Si l'on doit faire une enquête exhaustive, peut-être faudra-t-il, ainsi que vous l'avez proposé, soit faire appel aux médecins traitants qui seraient un premier relais, soit prévoir des structures civiles ou militaires, soit même combiner les deux après sélection par nos soins, de manière à ce qu'il y ait une capacité à recevoir ces patients tout à fait objectivement et gratuitement.

Je ne crois pas que nous puissions, nous, jouer ce rôle. Il ne relève pas de notre compétence. Je ne peux pas ouvrir mon cabinet pour recevoir des gens et les examiner.

Mme Michèle Rivasi, co-rapporteure : Je pensais bien, que l'accueil des plaignants ne s'inscrivait pas dans votre mission. Mais, dès que la chose va s'ébruiter, la demande va pourtant passer à un autre niveau. Je me demandais s'il ne serait pas opportun de demander assez vite au ministère de la Santé de créer une cellule et de l'organiser par rapport à un réseau départemental de médecins référents, de manière à obtenir un premier filtrage des demandes.

M. le Professeur Roger Salamon : Vous avez raison, mais vous allez trop vite ! L'action que vous recommandez et qui rejoint un peu ma proposition dans le cas d'une d'enquête exhaustive, doit être menée parallèlement et coordonnée par l'enquête elle-même. Elle ne peut pas être lancée maintenant, car il est impossible de faire venir les gens et de voir seulement après comment organiser les choses.

Je pense qu'il faut aller aussi vite que possible, peut-être même ne pas attendre six mois - encore que cela fait dix ans que l'on attend et que quelques mois ne changeront rien à l'affaire -, et faire des propositions englobant probablement une enquête exhaustive et prévoyant, dans le cadre de l'enquête, les moyens nécessaires à la création de ces structures. Ces dernières fonctionneraient en réseaux avec le directeur de l'enquête, y compris si c'est le directeur général de la santé. Il faut que les responsables de l'accueil soient capables de remplir un questionnaire standardisé et d'en informer un coordonnateur. Votre proposition doit se concevoir comme l'un des éléments de l'enquête même si elle a d'autres utilités. Je ne crois donc pas qu'il faille la mettre en application immédiatement, sinon nous ne parviendrons pas même à en gérer les effets, mais il convient d'y réfléchir.

M. Bernard Cazeneuve, Président : Professeur, merci pour toutes ces explications.

Avant de nous retrouver cet après-midi, je voudrais faire quelques propositions aux membres de la mission et à vous-même concernant l'articulation de nos travaux.

Premièrement, sur le plan de la méthode, je souhaite que nous soyons attentifs aux concepts, que nous utilisons leur épaisseur sémantique et leur exacte signification. Je comprends bien que les mots ont une signification et une perception sociales. Par la médiatisation, ils perdent de leur puissance ou de leur acception scientifique. Certes, nous sommes des parlementaires, et, en tant que tels nous sommes élus par des électeurs et que nous devons rendre des comptes à l'opinion ; mais cela ne doit signifier en aucun cas que nous devions céder à toutes les facilités médiatiques et à tous les engouements de l'opinion en affirmant des choses approximatives quand nous avons la possibilité, notamment parce que nous avons les documents pour le faire, de dire des choses précises et scientifiques validées.

Je voudrais donc, M. le Professeur, que l'exigence scientifique qui est la vôtre dans l'approche du dossier, soit partagée par notre mission d'information et que nous prenions acte du principe qu'il nous revient de dire des choses précises qui soient concordantes avec celles que vous pourrez affirmer au terme de vos travaux.

M. le Professeur Roger Salamon : Je sais que je suis bavard, mais permettez-moi de dire pourquoi je souscris complètement à vos propos. Pour une fois, nous avons la chance, les politiques comme les scientifiques, sur un problème de santé publique, de garder notre calme. Le problème de l'encéphalopathie spongiforme bovine donne aujourd'hui lieu à une véritable foire d'empoigne : l'affaire est devenue politique, les uns disant « il faut faire ceci », les autres « il faut faire cela et analyser ». Les experts que je connais très bien, étant, quant à eux, dans « leurs petits souliers » parce qu'ils ont de terribles responsabilités. Il sera désormais impossible de revenir sur ce problème qui a été repris par la presse, par les parents d'élèves, par la politique la plus politicienne...

Nous avons, nous, la chance, quelle que soit la réalité de ces plaintes qui nous sont présentées, de travailler sur des événements vieux de dix ans, pour une population déterminée de 25 000 personnes et pour une affection non transmissible qui ne nous oblige pas à rendre une décision dès demain matin. Nous avons la chance de pouvoir - et c'est la première fois dans ma carrière professionnelle qui m'a conduit à beaucoup travailler sur la transfusion sanguine, sur le SIDA et sur l'hépatite C, faire sur une durée de six mois, un travail propre, net, sans subir le poids de fortes pressions, qu'elles soient scientifiques ou politiques.

Je suis donc pleinement d'accord avec vous. Je suis donc disposé à vous rencontrer régulièrement pour vous dire où en sont nos travaux. Nous n'avons rien à cacher, mais prenons notre temps pour ne pas tomber dans les dérives auxquelles nous assistons actuellement sur d'autres affaires et qui m'attristent.

M. Bernard Cazeneuve, Président : Après ce premier principe, je vous propose d'en acter un second qui concerne l'étendue de nos missions respectives.

Pour ce qui nous concerne, nous avons à examiner les conditions dans lesquelles les militaires français se sont trouvés exposés à des risques, et rien de plus ! En conséquence, nous devons définir très précisément le périmètre de notre mission et indiquer, dès à présent et de façon forte, que le rôle de la mission d'information parlementaire est d'examiner précisément les conditions dans lesquelles les militaires français ont pu se trouver exposés à ces risques.

Nous pourrons ainsi établir dans le document final, à travers l'examen des documents déclassifiés qui nous auront été transmis et après nos auditions, à quel moment, sous quelles formes, dans quelles conditions, les soldats ont été exposés à ces risques. Je vous demande de valider ou d'infirmer, que nous ne serons pas en mesure, compte tenu du champ d'investigation qui est le nôtre, de conclure sur l'existence ou non de pathologies pour la simple raison, d'une part, que nous n'avons pas mission de conduire des études épidémiologiques ou d'autres études scientifiques qu'il revient à M. le Professeur Salamon de préconiser. Aurions-nous la possibilité de le faire, nous ne serions pas nécessairement en mesure d'établir le lien de causalité entre ce que nous aurons constaté et les pathologies que vous les experts mandatés par le Gouvernement auront identifiées.

Tout cela pose un problème de fond. Je tiens à ce que cela soit dit clairement, parce que, comme vous l'avez souligné tout à l'heure, Mme Rivasi, nous travaillons sur un sujet complexe et que, sur de tels sujets, il est important, je crois, d'affirmer des choses simples et rigoureuses au moment où les uns et les autres commencent à travailler.

Mme Michèle Rivasi, co-rapporteure : Justement, par rapport à ce que vous dites, M. le Président, je voudrais interpeller le Professeur Salamon en lui disant que suivant l'étude bibliographique qu'il mène, s'il a des questions précises à faire valoir auprès d'interlocuteurs que nous sommes susceptibles d'auditionner, il faudrait très vite nous les faire parvenir afin que nous puissions obtenir des éclaircissements à l'occasion des prochaines auditions. C'est là où pourra s'exercer toute la complémentarité entre nos missions.

M. le Professeur Roger Salamon : Tout à fait !

M. Bernard Cazeneuve, Président : Le premier principe est donc celui de la rigueur scientifique ; le deuxième concerne la définition précise des missions de chacun ; le troisième a trait à l'articulation optimale entre les deux missions. Cela signifie que nous devons rappeler que nous ne sommes pas commanditaires de la mission confiée au groupe des experts, mais que nous ne nous interdisons pas d'adresser au Gouvernement des recommandations qui, à la fin de nos travaux, nous paraîtraient utiles pour que l'investigation aille jusqu'à son terme. Le quatrième principe que je souhaiterais voir arrêté, si vous en êtes d'accord, est qu'au terme de ce travail en étroite collaboration, la mission d'information s'autorise à tout moment à demander à M. le Professeur Salamon de venir devant elle pour rendre compte des rapports d'étape de ses travaux.

M. Charles Cova, Vice-Président : Plus précisément pour nous informer de ses travaux.

M. Bernard Cazeneuve, Président : Vous avez tout à fait raison d'apporter cette rectification, M. le Vice-président !

Etes-vous d'accord pour que nous prenions acte dans un communiqué ces quatre points ? Il en est ainsi décidé, si le Professeur en est d'accord, pour ne pas le mettre en difficulté dans la mesure où sa mission lui est confiée par l'exécutif et qu'il lui est difficile de cosigner ce communiqué.

M. le Professeur Roger Salamon : Je crois que je n'ai pas à le faire, mais je suis entièrement d'accord sur les termes rectifiés.

M. Bernard Cazeneuve, Président : Nous allons donc rédiger tout de suite le communiqué et vous le transmettre pour information pour que vous en pesiez bien les termes. Il n'y a pas d'opposition ? Il en est ainsi décidé.

M. le Professeur, je vous remercie pour votre contribution.

Audition du Médecin général des Armées M. Daniel GAUTIER,
Directeur central du Service de santé des Armées,
accompagné du Médecin en chef Jacques BRUNOT

(extrait du procès-verbal de la séance du mercredi 8 novembre 2000)

Présidence de M. Bernard Cazeneuve, Président

M. Bernard Cazeneuve, Président : Nous vous remercions d'avoir accepté de venir devant nous évoquer des différentes questions que souhaitent aborder avec vous les membres de notre mission. Vous êtes la troisième personne auditionnée dans le cadre de cette mission. Je vous propose de procéder dans les mêmes conditions que ceux qui vous ont précédé à cette tribune. Après un exposé liminaire, nous passerons à une série de questions.

Le Médecin général Daniel Gautier : Monsieur le Président, Madame, Messieurs les membres de la mission d'information, nommé Directeur-adjoint du Service de santé des Armées en novembre 1997, j'assume la responsabilité de sa direction depuis le mois de juillet 1999. Auparavant, j'étais Médecin chef de l'hôpital d'instruction des Armées (HIA) du Val-de-Grâce, fonction exercée à partir de février 1993.

Ancien titulaire de la chaire d'épidémiologie du Val-de-Grâce, j'étais, au moment du conflit du Golfe, chef du service d'endocrinologie, diabétologie et affections métaboliques de l'HIA Bégin, hôpital en alerte avec cinq autres hôpitaux militaires, en région parisienne, à Lyon, Marseille et Toulon, au moment des hostilités, afin de faire face à un éventuel afflux massif de blessés.

Ce dispositif de soutien arrière en métropole venait en appui du soutien « santé » disposé sur le théâtre d'opération, afin d'assurer un maillage médical particulièrement dense et une cohérence garantissant une continuité entre chaque unité élémentaire régimentaire, le niveau divisionnaire et les groupements de soutien logistique de Riyadh et Yanbu.

A la veille de l'engagement terrestre, nous disposions de 1 068 personnels sur place : 227 médecins, 413 personnels infirmiers, 428 brancardiers secouristes, armant 14 formations sanitaires, 17 chantiers opératoires, 23 équipes chirurgicales avec une capacité d'accueil de 1 064 lits sur le territoire.

C'est-à-dire qu'au niveau maximum de l'intensité du conflit, la composante santé représentait près de 10 % des effectifs totaux. Fait nouveau, durant ce conflit, nous avons intégré, dès le départ, des psychiatres aux équipes médicales avec pour mission la prise en charge des problèmes psychologiques ainsi que des actions d'hygiène mentale.

Les mesures médicales prises pendant la guerre du Golfe peuvent, sur un plan chronologique, s'exposer en trois volets : avant le départ, pendant le séjour et au retour.

Avant leur départ, tous les personnels ont fait l'objet d'une visite médicale afin de juger de leur aptitude à servir « outre-mer ». A cette occasion, le calendrier des vaccinations légales et réglementaires auquel est astreint tout militaire a été vérifié et, le cas échéant mais non pas de manière systématique, mis à jour, au moyen d'un rappel des vaccins antitétanique, antidiphtérique et antipoliomyélitique ainsi qu'un vaccin antityphoïdique par vaccin Typhim Vi. Tous ces vaccins, est-il utile de le rappeler, étaient des vaccins du commerce ayant reçu une autorisation de mise sur le marché (AMM).

Au moment du départ, à une époque où le vaccin antihépatite A n'était pas encore commercialisé, tous les personnels ont reçu une immunoglobulinoprophylaxie antihépatite A par gamma globulines polyvalentes. Certains militaires servant dans des unités appelées en mission dans des zones d'endémicité amarile avaient été antérieurement immunisés contre la fièvre jaune.

Je précise qu'il n'a été procédé à aucune vaccination contre le risque B dit « agressif », c'est-à-dire contre le charbon, le botulisme et la peste. La vaccination anticharbonneuse avait été à l'époque, comme elle l'est encore aujourd'hui, écartée très rapidement des scénarios prophylactiques. Par souci de transparence, il convient d'ajouter qu'ultérieurement, alors qu'ils étaient sur le théâtre intégrés à des formations américaines et échappaient alors totalement à notre contrôle, quelques militaires ont pu, sans que nous puissions formellement le certifier, faire l'objet d'une telle vaccination anticharbonneuse.

J'aborderai à présent les données relatives au séjour :

Tous les militaires ont fait l'objet d'une surveillance et d'un suivi médical rapprochés. Je rappelle, en effet, que dans notre organisation, et contrairement à ce qui est observé dans l'armée américaine, des médecins étaient situés à l'avant dans des postes de secours mobiles, en nombre suffisant puisqu'il y avait environ un médecin pour deux cents militaires. Ces médecins sont assistés d'infirmiers et d'auxiliaires sanitaires.

En opération, le Service santé des Armées (SSA) dispose, pour chaque combattant, d'un livret médical réduit qui résume les principales informations médicales utiles et permet l'inscription de toute blessure ou événement pathologique survenu durant l'opération et éventuellement susceptible d'ouvrir un droit à pension.

Pendant le séjour, plusieurs mesures médicales ont été appliquées.

Tout d'abord, la surveillance médicale et psychologique, chacun de ses aspects faisant l'objet d'une analyse épidémiologique par la voie d'un compte rendu hebdomadaire de la situation sanitaire : cet indicateur permettait de percevoir très rapidement l'émergence de tout fait pathologique insolite appelant une enquête approfondie et d'arrêter des mesures adaptées. Ce fut le cas pour quelques épisodes de toxi-infections alimentaires collectives.

Deuxième mesure, la prophylaxie du paludisme dans les zones à risque - dans les faits la région de Yanbu - par la prise quotidienne de comprimés de Chloroquine poursuivie pendant un mois après avoir quitté la zone d'exposition.

Des mesures rigoureuses d'hygiène individuelle et collective ont également été appliquées concernant l'eau, les déchets, la lutte contre les rongeurs et la lutte antivectorielle. Dans ce dernier domaine, il convient de remarquer que l'utilisation d'insecticides a été limitée car les troupes françaises étaient, pour la plupart, stationnées en région désertique non propice à la pullulation vectorielle, à l'exception du port de Yanbu. Les insecticides utilisés étaient des produits courants du commerce, principalement pyrethrinoïdes mais aussi malathion et lindane. La lutte antivectorielle associait l'utilisation de moustiquaires imprégnées de deltamethrine, la pulvérisation de produits rémanents intradomiciliaires et le traitement des collections d'eau. L'insectifuge fourni par le SSA était un produit du commerce comportant du diéthyltoluamide. Ce produit a été peu utilisé en raison de la faible nuisance vectorielle.

En raison du contexte épidémiologique local, les mesures d'immunisation prises au départ ont été complétées, durant le séjour, par la réalisation à la fin du mois d'octobre, soit quatre mois avant le début de l'offensive terrestre, d'une vaccination antiméningococcique A+C produite par l'Institut Mérieux. Cette vaccination a été effectuée par une équipe spécialisée venue de l'Institut de médecine tropicale du Service de santé des Armées (IMTSSA) de Marseille, utilisant un système d'injecteur sous pression sans aiguille type IMOJET. Enfin, une vaccination antigrippale a été réalisée par les médecins d'unité.

Durant leur séjour, les militaires français ont pu avoir recours, hors la chimioprophylaxie du paludisme et le traitement d'éventuelles affections intercurrentes, à deux types de produits pharmaceutiques : la Pyridostigmine et le Modafinil.

S'agissant de la Pyridostigmine, la doctrine d'utilisation était claire puisque reposant sur la prise, sur ordre du commandement et en cas de menace avérée, de cette chimioprophylaxie. Rappelons que cette molécule antidote est donnée à titre de prétraitement pour limiter les risques rapidement mortels par asphyxie en quelques minutes, induits par les armes chimiques de la famille des organophosphorés du type Soman. Etait-il contraire à l'éthique de l'utiliser ou convenait-il, en l'écartant, d'exposer les combattants à une mort certaine en cas d'attaque chimique ? La question à mon sens, ne se posait pas.

Dans les faits, l'interprétation des rapports de fin de mission de nos médecins et les témoignages de l'époque nous ont laissé penser, puis écrire et faire dire au Ministre de la Défense que les circonstances avaient voulu que l'ordre de prise de la Pyridostigmine n'ait jamais été donné officiellement. A aucun moment, et nous le regrettons en raison de l'exploitation actuellement faite de cette inexactitude, nous n'avons pensé à vérifier la pertinence de l'information donnée en recherchant dans nos archives l'ordre d'opération.

Ceci pour deux raisons essentielles. La première tient au fait que, sur la base des connaissances actuelles, la Pyridostigmine ne nous apparaît pas comme un produit « sensible ». En effet, elle est utilisée depuis 1954, dans le traitement au long cours d'affection telle la myasthénie ou d'inconfort telle l'atonie intestinale. Elle bénéficie de l'autorisation de mise sur le marché. En dehors d'effets de surdosage ou d'effets secondaires indésirables rapidement réversibles à l'arrêt du traitement, les études de pharmacovigilance n'ont jamais mis en évidence de complications au long cours de cette médication.

Antérieurement à ces événements, le ministère de la Défense avait fait procéder en 1986 à des études menées au département de pharmacologie de l'hôpital de la Pitié Salpétrière, afin de vérifier son innocuité sur des volontaires sains.

La deuxième raison, de ce que l'on peut qualifier de « manque de curiosité », tient au fait que nous n'avons jamais dissimulé, et le Ministre de la Défense l'a dit lors de son audition devant la Commission de la Défense de l'Assemblée nationale le 13 septembre dernier, que dans les conditions de stress suscitées par les alertes chimiques qui se multipliaient, des commandants d'unité avaient conseillé à leur personnel de prendre ce produit. La prise a même pu être le fait d'initiatives individuelles dans l'angoisse du moment et dont il est difficile de mesurer l'intensité quand on ne participe pas à de telles opérations.

Mais, en tout état de cause, hors cas particuliers, ces prises ont été de courte durée, en moyenne de trois à cinq jours, et à des posologies inférieures de moitié à celles utilisées en thérapeutique générale.

Le bilan des « mouvements » de ce produit, au niveau de la direction des approvisionnements des établissements centraux (DAEC), permet de vérifier cette affirmation. Ainsi 53 451 boîtes de 30 comprimés ont été expédiées sur le théâtre d'opération, afin d'assurer les dotations individuelles et les dotations complémentaires. 47 000 boîtes ont été reversées, puis détruites quelle que fut leur date de validité, en raison des doutes quant à leurs conditions de conservation. 6 451 boîtes n'ont pas été reversées, c'est-à-dire que la consommation maximum ne saurait avoir dépassé ce volume.

Deuxième produit, des comprimés de Modafinil, molécule permettant un éveil de qualité durant soixante heures sans présenter les inconvénients des amphétaminiques. Ce produit a été utilisé par certains personnels pour l'accomplissement de missions opérationnelles de longue durée nécessitant une vigilance accrue. La délivrance était faite sous la responsabilité d'un médecin.

Seules quelques unités l'ont utilisé. 24 400 comprimés avaient été cédés à la DAEC par les laboratoires Lafon. 18 000 ont été distribués lors de l'opération Daguet. 7 984 n'ont pas été réintégrés et ont donc fait l'objet d'une possible utilisation. Des études antérieures aux opérations avaient, en tout état de cause, montré l'innocuité du Modafinil.

Enfin, dans un troisième temps de l'analyse chronologique, j'évoquerai la situation après le retour en France :

Dès leur retour, les personnels ont bénéficié d'une visite médicale, d'ailleurs prévue réglementairement après tout séjour en opération extérieure (OPEX), afin de dépister toute affection évolutive. A cette occasion, ils ont reçu des conseils les invitant à consulter un médecin en cas de survenue d'une quelconque maladie.

Les militaires restés sous statut militaire ont continué à bénéficier, chaque année, d'une visite systématique destinée à évaluer leur aptitude au service. Dans chaque unité militaire, existe un registre des constatations dans lequel le commandement inscrit, après avis médical, tout événement médical survenu à l'occasion du service et susceptible d'ouvrir un droit à pension.

Pour les personnels ayant quitté les Armées et qui du fait de leur retour à la vie civile échappaient à notre contrôle, les militaires ayant participé à l'opération Daguet ont bénéficié de la réglementation française sur les pensions militaires d'invalidité. Cette réglementation permet à tout ancien militaire de déposer une demande de pension d'invalidité s'il s'estime victime d'une affection médicale liée au service. Les demandes sont traitées par les directions interdépartementales des Anciens combattants qui font appel à des médecins experts indépendants. Par ailleurs, les hôpitaux des Armées sont ouverts sans restriction aux anciens militaires qui souhaitent s'y faire traiter. Enfin, précisons que tout ancien du Golfe ayant quitté les Armées peut obtenir communication de son dossier médical militaire par l'intermédiaire d'un médecin qu'il désigne à cet effet, conformément à la législation de la santé publique.

A aucun moment, depuis la fin du conflit, le réseau de soins du SSA composé des services médicaux d'unité, des centres d'expertise et des hôpitaux ainsi que les données du système de recueil épidémiologique ne nous ont alertés sur l'existence de pathologies pouvant être assimilées à ce qu'il est convenu d'appeler un « syndrome de la guerre du Golfe ». De même, à aucun moment, le service des pensions du Secrétariat d'Etat aux Anciens combattants ne nous a alertés sur des dossiers pouvant évoquer une telle réalité. Ceci explique que nous n'ayons pas jugé opportun d'engager des enquêtes, aux procédures méthodologiques toujours lourdes, sur un tel thème.

Cette attitude ne signifie pas que nous nous soyons désintéressés du problème. Ainsi, nous avons participé sur ce sujet et sous l'égide de l'Etat-major des Armées, à plusieurs rencontres et missions d'échanges scientifiques avec nos alliés. Dans le même temps, le SSA a réalisé ou fait financer plusieurs études consacrées à la tolérance à l'administration de Pyridostigmine, aux effets de faibles doses de neurotoxiques et à des études complémentaires sur le Modafinil.

Au cours de ces derniers mois, nous avons créé un groupe d'experts du service afin de renforcer l'analyse scientifique et contribuer aux études et enquêtes. Nous avons défini un bilan médical pouvant être proposé, dans nos structures hospitalières, à tout ancien militaire ayant participé aux opérations du Golfe.

Enfin, nous avons procédé à une enquête auprès de 81 médecins militaires toujours en activité et ayant participé aux opérations du Golfe, afin d'améliorer les connaissances sur l'exposition aux facteurs de risques susceptibles d'être retenus comme pouvant rendre compte du « syndrome du Golfe », pour autant que cette notion existe réellement.

Voici, M. le Président, Mme, MM. les députés, les quelques éléments qu'en propos liminaires, je souhaitais présenter.

M. Bernard Cazeneuve, Président : Merci. La première question vous est posée par M. Claude Lanfranca, co-rapporteur.

M. Claude Lanfranca, co-rapporteur : Je voudrais revenir sur le bromure de Pyridostigmine et vous poser trois questions précises auxquelles votre exposé liminaire a déjà donné certains éléments de réponse.

S'agissant de la « dangerosité », une étude a été faite et une posologie prescrite, laquelle correspond à la moitié de la dose actuelle prescrite en médecine civile.

Par ailleurs, j'ai entendu dire que ce n'était pas un antidote valable. Je voudrais donc savoir sur quels critères ce produit antidote a été choisi. Est-ce sur des données expérimentales, scientifiques ou d'autres personnes l'avaient-elles utilisé avant nous ?

Enfin, il est important de le signaler si cela s'avérait exact, il semblerait que certains alliés, notamment les Anglais, ont également utilisé la Pyridostigmine, non pas sous forme de bromure mais sous une autre forme moléculaire qui, elle, présenterait des risques de passage de la barrière physiologique, notamment cérébrale.

Le Médecin général Daniel Gautier : Effectivement, les Anglais utilisent un autre agent, la physostigmine, qui passe la barrière hémato-encéphalique. A cet égard, la Chambre des Communes, en 1994 ou 1995, à la suite d'un débat, a validé la position de prophylaxie du risque chimique par la physostigmine du Service de santé de l'armée britannique.

En ce qui concerne le bromure de Pyridostigmine, il s'agit d'un produit qui ne franchit pas la barrière hémato-encéphalique. Des études ont démontré que les conditions de stress extrêmement contraignantes, auxquelles ont été soumis nos militaires, ne modifiaient pas cette imperméabilité à la Pyridostigmine. Cette dernière substance a donc été choisie car il s'agit d'un carbamate qui est un inhibiteur réversible des cholestérases.

L'étude à laquelle, j'ai fait précédemment allusion a été conduite en 1986 sur des volontaires sains, dans le cadre du département de pharmacologie de l'hôpital de la Pitié Salpétrière et n'a pas démontré la « dangerosité » du produit.

M. Bernard Cazeneuve, Président : La parole est à Mme Michèle Rivasi, co-rapporteure.

Mme Michèle Rivasi, co-rapporteure : Je reviens à vos propos quant aux vaccins, pour quelles raisons seuls quelques militaires ont tout de même été vaccinés contre le charbon ?

Le Médecin général Daniel Gautier : Nous avons découvert ces faits lors de l'enquête que nous avons menée auprès de 81 de nos médecins, parmi lesquels 2 nous ont signalé des cas isolés de militaires français - apparemment des transmetteurs - intégrés aux forces américaines. Il semblerait que, dans le cadre de cette intégration, ces militaires aient suivi la chaîne médicale des Américains. Cela ne concerne que quelques militaires, et je ne peux authentifier formellement ces pratiques. Néanmoins je tenais à les rapporter devant cette mission d'information, afin qu'il ne me soit pas fait grief de dissimulation.

Mme Michèle Rivasi, co-rapporteure : Pourrait-on avoir communication de l'étude de pharmacologie que vous avez conduite sur des volontaires sains par rapport à ce bromure de Pyridostigmine ?

Le Médecin en chef Jacques Brunot : Cette étude fait partie du dossier communiqué à la mission d'information parlementaire et qui comprend environ quatre-vingts documents divers sur l'ensemble des sujets abordés.

Mme Michèle Rivasi, co-rapporteure : S'agissant du Modafinil ou du « Virgyl », si l'on prend l'appellation des militaires...

Le Médecin général Daniel Gautier : ...Produit actuellement commercialisé sous le nom de Modiodal.

Mme Michèle Rivasi, co-rapporteure : ...Vous avez indiqué qu'environ 7 900 pilules n'ont pas été restituées. Combien de doses par personne cela représente-t-il ?

Le Médecin en chef Jacques Brunot : Il y a 8 comprimés par boîte de Modafinil. La prise est de 2 comprimés, répétée éventuellement une fois, puis suivie de quinze heures d'interruption. On peut ensuite reprendre ce produit si le besoin s'en fait servir. Les boîtes entamées correspondent au maximum à un millier de personnes, sachant qu'il s'agit de boîtes non restituées, par conséquent pour lesquelles nous n'avons pas la certitude qu'elles ont toutes été intégralement consommées.

Le Médecin général Daniel Gautier : Les unités qui ont eu recours au « Virgyl » sont relativement limitées. Ce sont essentiellement des unités de commandos, de recherche et de pénétration en profondeur (CRAPS), et des chauffeurs routiers qui devaient faire de longs parcours de nuit et pour lesquels la vigilance était indispensable. Ce produit a également été utilisé par certains états-majors et dans le onzième régiment d'artillerie de la Marine. Une des raisons pour lesquelles ce produit a été très peu utilisé est qu'il devait être donné par les médecins.

Mme Michèle Rivasi, co-rapporteure : Après autorisation du Général Schmitt, comme il l'a lui-même indiqué à la mission, lors de son audition !

Le Médecin général Daniel Gautier : Sur le théâtre des opérations, les médecins ont eu, à tort, le sentiment qu'il s'agissait d'un essai thérapeutique. Par conséquent, un grand nombre de médecins n'ont pas proposé le Modafinil afin de ne pas être accusés de s'être livré à une telle pratique.

Mme Michèle Rivasi, co-rapporteure : Pourquoi ces médecins avaient-ils ce sentiment au sujet d'essais thérapeutiques ?

Le Médecin général Daniel Gautier : Je l'ignore. Peut-être parce que le Modafinil n'était pas encore très connu.

Le Médecin en chef Jacques Brunot : Il ne s'agit pas de dire que 1 000 personnes en ont pris, mais que 1 000 boîtes au maximum n'ont pas été restituées. Cela signifie, peut-être, qu'un certain nombre d'unités, comme les CRAPS qui ont séjourné un certain temps dans des points névralgiques, l'ont peut-être utilisé de manière plus prolongée.

M. Bernard Cazeneuve, Président : Cette question est très importante. Si l'on reprend votre exposé liminaire, vous avez indiqué que sur les 18 000 comprimés distribués, compte tenu du nombre de boîtes et de comprimés restitués, environ 7 900 n'ont pas été réintégrés et auraient donc pu être absorbés. Je voudrais donc compléter la question de Mme Rivasi. Est-il possible de savoir très précisément, à partir, par exemple, de comptes rendus d'opération établis par les officiers auxquels le Général Schmitt a donné l'autorisation d'en distribuer sans en donner l'ordre formel, à quels bataillons ces médicaments ont été distribués ? Par ailleurs, est-il possible de savoir combien de militaires ont absorbé ces 7 900 comprimés non restitués ?

Il est très important pour nous de comprendre la façon dont les ordres sont donnés. S'agissant de la Pyridostigmine, c'est le chef de corps qui a donné l'instruction et non pas le Chef d'Etat-major des Armées. Cela a d'ailleurs été indiqué dans les ordres d'opération, notamment l'ordre n° 1.

Pour ce qui concerne le Modafinil, le Général Schmitt nous a indiqué hier qu'il n'avait pas donné instruction de l'administrer, mais qu'il avait donné la possibilité de le faire si le besoin s'en faisait sentir.

En vous basant sur votre expérience de l'intervention du SSA dans les conflits, la possibilité de donner à tel ou tel officier l'instruction de faire prendre tel médicament et les conditions de son administration peuvent-elles figurer dans un ordre d'opération ?

Le Médecin général Daniel Gautier : Non, car il ne s'agissait pas d'un médicament donné sur ordre. Il n'était imposé à aucun militaire. C'est le médecin qui le mettait à la disposition des personnels qu'il estimait susceptibles d'avoir besoin de ce médicament d'éveil.

Le Médecin en chef Jacques Brunot : Parmi les documents remis à la mission, il y a un rapport concernant l'utilisation du Modafinil pendant les opérations. Pour pondérer vos propos, mon Général, s'il est vrai que le médecin en avait la responsabilité, il revenait néanmoins au commandement de déterminer ponctuellement si le besoin de prendre le médicament existait pour des raisons opérationnelles.

Il fallait, tout d'abord, qu'existe le besoin de rester en éveil, pendant une durée de quatre ou cinq heures dépassant les limites physiologiques habituelles et que, par ailleurs, ce besoin ne puisse être corrigé par une période de sommeil. La prise de ce médicament se faisait donc dans le cadre d'un réel besoin opérationnel.

M. Bernard Cazeneuve, Président : Concrètement, cela signifie que si un officier considérait que, pour des raisons opérationnelles, des soldats placés sous sa responsabilité devaient rester éveillés au-delà d'un certain laps de temps, il pouvait leur donner l'instruction de prendre ce médicament.

Le Médecin en chef Jacques Brunot : Ce sont les officiers qui donnaient cette instruction mais sous la responsabilité de prescription du médecin d'unité. Toutefois, on s'aperçoit que, dans les modes de prise, l'ordre ayant été donné, les intéressés ne l'ont pas pris de la même manière, y compris dans une même unité. Certains bataillons l'ont tous pris, d'autres beaucoup moins et d'autres encore pas du tout, cela pour les raisons qu'exposait le Médecin général. En effet, vraisemblablement par manque d'information, le Modafinil donnait à penser à certains qu'on ne savait pas trop ce dont il s'agissait.

M. Bernard Cazeneuve, Président : Si vous êtes en mesure d'affirmer que certains bataillons n'ont pas pris le Modafinil dans les mêmes conditions que d'autres, cela suppose que vous disposez actuellement de comptes rendus précisant les conditions dans lesquelles ces médicaments ont été pris.

Le Médecin en chef Jacques Brunot : Pas d'une manière exhaustive, mais ce rapport figure aux pièces versées à la mission d'information parlementaire.

M. Bernard Cazeneuve, Président : Nous croiserons ces éléments écrits qui nous ont été communiqués avec les affirmations faites devant la mission. De plus, nous demanderons des éléments d'information complémentaires au ministère de la Défense.

M. Claude Lanfranca, co-rapporteur : Je voudrais apporter une précision. 1 000 doses de Modafinil ne signifient pas que 1 000 soldats ont pris ce médicament. Par exemple, un militaire, qui serait resté longtemps sur le théâtre des opérations, aurait pu prendre du Modafinil à trois ou quatre occasions. Ainsi peut-être 300 soldats ont pu prendre trois fois la dose sur un mois, si l'on considère que la prise se fait sur deux jours, suivie d'un repos de trois jours et ainsi de suite.

M. Bernard Cazeneuve, Président : Combien une dose comprend-elle de comprimés ?

Le Médecin général Daniel Gautier : 2 comprimés.

Le Médecin en chef Jacques Brunot : En fait, la dose correspond à une boîte qui comprend 8 comprimés. Dans les conditions qui prévalaient sur le terrain à l'époque, une boîte ouverte ne devait pas rester à la disposition dans une poche pendant très longtemps.

M. Bernard Cazeneuve, Président : Si l'on considère qu'une boîte comprend 8 comprimés et que 1 000 doses ont été utilisées, cela correspond bien au nombre de comprimés non restitués.

Mme Michèle Rivasi, co-rapporteure : Vous avez indiqué que des études antérieures avaient été menées pour montrer leur innocuité. Ce médicament a-t-il été donné uniquement pendant la guerre du Golfe ou avait-il auparavant été administré ?

Le Médecin général Daniel Gautier : Il n'avait jamais été donné antérieurement. Le département de pharmacologie de la Pitié Salpétrière avait mené sur des volontaires, en 1988, des études sur cette molécule qui était la propriété des laboratoires Lafon. Le Comité d'éthique du Service santé (CESSA) a également autorisé, en 1990, une étude sur des volontaires.

Mme Michèle Rivasi, co-rapporteure : Pourquoi avoir pris cette molécule alors qu'avant, vous utilisiez un autre médicament qui avait les mêmes effets ?

Le Médecin général Daniel Gautier : Il s'agit d'une molécule tout à fait originale qui n'a aucun des effets des amphétaminiques et qui n'interdit pas le sommeil. Elle maintient en éveil, mais l'intéressé peut toutefois dormir s'il se trouve dans des conditions qui le permettent. Cette molécule tout à fait originale apporte quelque chose de révolutionnaire. C'était la première fois que ce médicament était utilisé.

Mme Michèle Rivasi, co-rapporteure : Y a-t-il eu des expérimentations sur des volontaires sains ?

Le Médecin général Daniel Gautier : Tout à fait. Le département de pharmacologie de l'hôpital de la Pitié Salpétrière a mené des études sur des volontaires sains.

M. Bernard Cazeneuve, Président : Nous ne disposons pas de ces pièces car elles ne sont pas au Service santé. Nous en effectuerons la demande.

Le Médecin général Daniel Gautier : Ces études menées au département de pharmacologie de l'hôpital de la Pitié Salpétrière l'ont été sur demande des laboratoires Lafon.

M. Bernard Cazeneuve, Président : Nous demanderons donc au département de pharmacologie de nous les transmettre.

M. Charles Cova, Vice-président : J'aurais deux questions à vous poser. Tout d'abord, quel type de traitement de nature préventive a-t-il été distribué aux militaires ? De quels éléments précis était composé le paquetage médical et contenait-il uniquement de la Pyridostigmine mais éventuellement aussi du « Virgyl » ?

Par ailleurs, y a-t-il eu des effets contradictoires entre les vaccinations reçues par les militaires et les médicaments qui ont été pris à titre préventif ? Savez-vous si des études ont été faites sur ce sujet ?

Le Médecin en chef Jacques Brunot : En ce qui concerne le paquetage médical, il n'y en a pas pour les troupes, hormis la trousse d'urgence que chacun porte avec le pansement compressif et des objets de première urgence. Quant à la trousse NBC, elle comporte la Pyridostigmine, le masque et les seringues tricompartiments, c'est-à-dire les seringues d'autotraitement contenant l'atropine, un antidote, le Contrathion, et le Valium, un produit anti-convulsivant.

Le « Virgyl » n'était pas à la disposition des combattants, mais des médecins qui le remettaient à la demande lorsque celle-ci était faite.

M. Charles Cova, Vice-président : Les boîtes de Pyridostigmine comprenaient donc 30 comprimés. Peut-on considérer, dans les cinq jours où les soldats ont pris ce médicament, que certains l'ont pris en une seule fois ?

Le Médecin général Daniel Gautier : On ne peut rien écarter, car j'ai rappelé les conditions de stress qui peuvent parfois entraîner des conduites irrationnelles. Je ne peux rien vous garantir à ce sujet. La seule chose dont nous puissions faire état est qu'il n'a été fait mention d'accidents consécutifs à la prise de Pyridostigmine dans aucun de nos rapports hebdomadaires.

M. Charles Cova, Vice-président : Les ordres étaient-ils bien donnés avec des instructions pour prendre ces médicaments ?

Le Médecin général Daniel Gautier : Oui, mais il n'y a pas eu de contrôle de connaissance. Entre l'information donnée et la manière dont elle est reçue, on ne peut rien garantir.

Le Médecin en chef Jacques Brunot : Il y a eu des observations, qui ont d'ailleurs été rapportées par les Américains, de prises de l'ensemble de la boîte de 30 comprimés. Dans ce cas, on assiste à des phénomènes cholinergiques, c'est-à-dire des vomissements, des diarrhées, des maux de ventre. Mais dans les observations rapportées de la prise de 30 comprimés à 30 milligrammes, il n'y a eu aucun effet adverse grave, y compris à moyen terme.

M. Charles Cova, Vice-président : Par conséquent, dans les livrets médicaux qui seraient mis à la disposition d'éventuels enquêteurs, on peut imaginer qu'un militaire s'est présenté au rapport du médecin en indiquant souffrir de tels phénomènes cholinergiques et les retrouver en mention sur les livrets. On pourrait ainsi déterminer ceux qui se sont livrés à une prise des trente comprimés en une seule fois.

Le Médecin général Daniel Gautier : Tout à fait. Selon une enquête menée auprès des médecins, nous avons une approche de certains effets secondaires liés à une prise de Pyridostigmine qui sont d'ailleurs parfaitement connus, puisque rapportés dans le dictionnaire Vidal, et qui restent des troubles mineurs. Il s'est toujours agi, dans les faits qui nous ont été rapportés, d'effets indésirables mineurs.

Mme Michèle Rivasi, co-rapporteure : Lesquels ?

Le Médecin général Daniel Gautier : Sudation, fasciculation, nausées et diarrhées. Ce sont des troubles réversibles, car le produit a une durée de demi-vie plasmatique de deux heures et son temps d'inhibition est de quatre heures. Par conséquent, il n'a pas une durée de vie dans l'organisme très prolongée. C'est ce qui fait, à notre sens, son innocuité. Il n'y a pas de phénomènes d'accumulation.

Mme Michèle Rivasi, co-rapporteure : Pourquoi toutes les huit heures ? Si le militaire l'a utilisé en prévention, il a pris la dose recommandée. Selon vos propos, la durée de vie de la molécule est de quatre heures. Supposons que quatre heures après, survienne une attaque de gaz neurotoxiques.

Le Médecin en chef Jacques Brunot : Pour éliminer l'ensemble du produit, il faut sept demi-vies, soit en pratique quatorze heures. En outre, un facteur important est la durée pendant laquelle le taux d'inhibition des cholinestérases reste aux alentours de 20 %. Cela permet de préserver suffisamment de sites pour permettre aux blessés de survivre malgré l'exposition aux gaz neurotoxiques.

En clair, il faut rester aux alentours de 20 % d'inhibition avec la Pyridostigmine si on se trouve exposé aux gaz. Lorsque la Pyridostigmine disparaît, les sites que les cholinestérases occupaient redeviennent libres et permettent ainsi à l'individu de survivre pendant une durée de huit heures, ce qui nécessite donc des prises toutes les huit heures pour maintenir au-delà de ce seuil de 20 %.

Mme Michèle Rivasi, co-rapporteure : Avez-vous étudié l'efficacité, par rapport aux gaz neurotoxiques, autrement que sur les animaux ?

Le Médecin général Daniel Gautier : Les études auxquelles j'ai fait allusion dans mon intervention sont menées chez l'animal depuis 1992. Elles ont porté sur les effets des doses infralétales des gaz neurotoxiques. Ces études démontrent qu'elles n'ont aucun effet à moyen et long terme.

Le Médecin en chef Jacques Brunot : Concernant les interactions entre les vaccinations et les prises de Pyridostigmine, on peut relever que les vaccinations faites avant le départ ou sur le théâtre des opérations l'ont été avant le 15 novembre alors et que les prises de Pyridostigmine ont eu lieu, tout au moins les plus importantes, au cours de l'offensive terrestre. Il y avait donc pratiquement quatre mois d'écart entre les vaccinations et la prise de Pyridostigmine.

En revanche, l'hypothèse selon laquelle il pourrait y avoir une interaction entre les vaccinations ou d'autres facteurs et la prise de Pyridostigmine, est une hypothèse beaucoup plus récente puisqu'elle n'a été soulevée qu'au cours des deux dernières années. En 1990, ces hypothèses n'existaient pas.

M. Charles Cova, Vice-président : Lorsque vous avez entendu parler d'effets possibles de cette interaction, avez-vous interrogé les Américains et les Anglais, et obtenu une coopération de leur part ? Avez-vous recueilli toutes les informations nécessaires pour vous faire votre opinion ?

Le Médecin général Daniel Gautier : Depuis 1994, sous l'égide de l'Etat-major des Armées (EMA), des rencontres régulières se tiennent avec les alliés afin d'échanger des informations.

M. Bernard Cazeneuve, Président : Sur quoi portent ces échanges ?

Le Médecin général Daniel Gautier : Ils portent essentiellement, en ce qui concerne la santé, sur l'analyse du « syndrome de la guerre du Golfe ». Nos alliés sont d'ailleurs toujours très étonnés par le fait que nous n'ayons jamais rapporté de telles pathologies. Ils sont donc très intéressés de comparer ce qui a pu différencier le « support santé » du côté français des moyens mis en _uvre par exemple, du côté américain.

M. Charles Cova, Vice-président : Quelles sont ces conclusions ?

Le Médecin général Daniel Gautier : Elles sont difficiles à établir. Il y a des différences en ce qui concerne les vaccinations puisque nous n'avons pratiqué, hormis les cas isolés que j'ai signalés, aucune vaccination contre le risque B agressif. De plus, il semble, sans que nous puissions être formels, que les conditions d'utilisation de la Pyridostigmine, pour autant qu'elle puisse avoir un rôle pathogène, étaient différentes : dans l'armée américaine, les phases de prise semblent avoir été plus prolongées que chez nous. Par ailleurs, le recours aux insecticides et aux insectifuges semble également avoir été plus important chez les Américains. Les zones dans lesquelles les Américains ont été stationnés et engagés les ont peut-être exposés à plus de risques liés à l'environnement. Le seul facteur commun indiscutable reste le stress, car il a été intense pour tous, quelles que soient les zones de déploiement.

M. Bernard Cazeneuve, Président : Ces échanges avec les Américains et les Anglais font-ils l'objet de comptes rendus ?

Le Médecin général Daniel Gautier : Comme je vous l'indiquais, ces réunions se font sous l'égide de l'Etat-major des Armées qui, je l'imagine, dispose de comptes rendus.

Le Médecin en chef Jacques Brunot : Certaines de ces réunions sont formalisées, d'autres sont des réunions plus informelles, à l'occasion de voyages de médecins américains en France ou vice versa. Peut-être certaines réunions formelles ont-elles donné lieu à l'établissement de comptes rendus, d'autres à d'éventuels échanges de courriers, mais beaucoup sont restées dans un domaine non formalisé.

M. Bernard Cazeneuve, Président : A cet égard, nous adressons un courrier au Ministre de la Défense pour obtenir ces comptes rendus.

M. Jean-Louis Bernard : Mon Général, vous avez indiqué la présence de 227 médecins. A priori cela permet une observation, non seulement immédiate, mais également secondaire, voire prolongée pour ceux qui sont restés dans l'armée.

En temps de guerre, on rencontre deux types de pathologie : une pathologie organique - type blessure ou accident cardiaque, ne serait-ce que par le stress - et une pathologie fonctionnelle. La première est relativement facile à observer par les médecins et les chirurgiens. A cet égard, le Service de santé des Armées pourra nous fournir la liste exhaustive des blessés de la guerre du Golfe.

En revanche, la pathologie fonctionnelle, liée au stress, est beaucoup plus difficile à cerner. Néanmoins, vous avez indiqué que le corps de santé comprenait des psychiatres, des psychologues et des neuropsychiatres, ce qui doit permettre d'avoir une certaine perception, en temps réel, des troubles psychiques qui ont pu être présentés par un certain nombre de militaires, au cours de l'opération Daguet ou quelques jours ou semaines plus tard. Il serait intéressant, pour la mission, d'obtenir un compte rendu des troubles présentés.

Dans le temps, on aura toujours le premier volet, à savoir le suivi d'un militaire blessé par balle ou atteint d'une maladie organique. La surveillance secondaire est beaucoup plus difficile, mais il serait important que vous puissiez nous donner le pourcentage de militaires de l'opération Daguet qui a pu être suivi dans les hôpitaux militaires par leur médecin traitant ou encore leur médecin civil. En effet, Mme Rivasi a mentionné qu'il existait parfois une divergence de diagnostic concernant tel ou tel type de suivi.

Le Médecin général Daniel Gautier : Je suis dans l'incapacité de vous donner, dans l'immédiat, une réponse précise sur ces pourcentages. La seule chose que je peux vous indiquer est qu'en 1998, s'est tenu au Val-de-Grâce, un colloque consacré à la psychiatrie en situation opérationnelle où les pathologies psychiatriques ou fonctionnelles observées pendant la guerre du Golfe, ont fait l'objet de longs développements. Ce colloque a donné lieu à la publication d'une monographie que nous pourrons verser au dossier de votre mission.

M. Jean-Louis Bernard : C'est d'autant plus intéressant qu'il semblerait que ce que l'on appelle, sans doute à tort le « syndrome dit du Golfe » concerne essentiellement une pathologie fonctionnelle plutôt qu'organique.

Le Médecin en chef Jacques Brunot : Dans les documents fournis à la mission d'information, figure le rapport d'un psychiatre qui était sur place et qui fait part de ses observations sur le stress.

Mme Michèle Rivasi, co-rapporteure : Avez-vous eu connaissance des informations selon lesquels, du point de vue de la protection individuelle, certains soldats n'auraient eu qu'une seule tenue NBC et d'autres deux ?

Par ailleurs, s'agissant des gaz toxiques chimiques qui auraient pu être utilisés par les Irakiens, nous avons des informations différentes. D'une part, nous avons des informations selon lesquelles il n'y a pas eu utilisation de gaz irakiens. Or, j'ai ici une revue militaire, « Terre magazine », dont un numéro de 1997 indique que des militaires français décontaminaient des obus irakiens contenant des substances chimiques. Par conséquent, il y a donc bien eu des obus contenant des substances chimiques puisqu'il y a eu des démineurs français _uvrant sur ces munitions. Je voudrais savoir la nature des gaz auxquels ces militaires ont ainsi été confrontés. Sur une photographie, nous pouvons lire en légende : « perçage d'une roquette chimique avec jet toxique ».

Le Médecin général Daniel Gautier : Il ne s'agit pas d'une dérobade de ma part, mais je suis dans l'incapacité de répondre à vos deux questions.

Mme Michèle Rivasi, co-rapporteure : Qui peut y répondre ?

Le Médecin général Daniel Gautier : L'Etat-major des Armées.

Mme Michèle Rivasi, co-rapporteure : Le Général Schmitt ?

Le Médecin général Daniel Gautier : Entre autres. Il m'est difficile d'apporter des réponses à des questions qui ne touchent pas mon domaine de responsabilité et de compétence. Toute réponse de ma part serait par ouï dire et ne reposerait sur aucune donnée objective.

Mme Michèle Rivasi, co-rapporteure : Je reformule donc mes questions. En votre qualité de Directeur central du Service de santé des Armées, quelle protection pouvez-vous assurer aux futurs soldats lors d'un conflit où l'on pourrait retrouver des circonstances semblables si vous n'avez pas d'information sur la nature des gaz utilisés ? Je ne comprends pas que vous n'ayez pas d'éléments de réponse car vous jouez un rôle déterminant dans la remontée de l'information pour prévenir les soldats dans un futur conflit qui comporterait le même type de gaz.

Le Médecin général Daniel Gautier : Je n'ai pas d'éléments de réponse car je n'ai pas eu d'indications sur les gaz qui auraient pu être décelés pendant le conflit du Golfe. Je suis réellement dans l'incapacité de vous répondre sur ces points. En ce qui concerne les recherches, lorsque l'Etat-major des Armées a l'idée d'un risque particulier qui justifie des recherches précises, il alerte la Délégation générale pour l'Armement (DGA) qui a, en grande partie, la responsabilité de piloter ce type de recherches. Nous intervenons comme prestataire de service par le biais de nos centres de recherche. C'est cette démarche qu'il faut concevoir pour comprendre ma réponse.

Mme Michèle Rivasi, co-rapporteure : Il faut donc s'adresser à la DGA pour obtenir des réponses.

M. Bernard Cazeneuve, Président : La question de Mme Rivasi se fonde sur un article de « Terre magazine » qui est une publication du ministère de la Défense. Ce n'est pas donc pas une publication confidentielle qui émanerait d'associations ou d'organisations non gouvernementales.

Il est exact que lorsque Mme Rivasi a demandé au Général Schmitt si les soldats français avaient été confrontés à des armes chimiques, la réponse du général a été la suivante : « Non, à ma connaissance ». Cela ne signifie pas qu'il n'y a pas eu utilisation d'armes chimiques, mais que le Chef d'Etat-major des Armées n'a pas disposé d'informations en ce sens.

Il existerait pourtant - ces photos en témoignent - des éléments d'information dans les archives du ministère de la Défense qui pourraient nous apporter précisément des réponses à ces questions. A cet égard, nous nous transmettrons au Ministre de la Défense une demande d'informations complémentaires. En effet, même si les militaires français ont procédé à la décontamination des obus qu'après l'offensive, cela ne démontre cependant pas que de telles armes ont été utilisées pendant le conflit mais, à tout le moins, qu'elles existaient sur le théâtre des opérations.

Le Médecin général Daniel Gautier : Le seul élément d'information que je suis en mesure de vous donner est que nous n'avons pas eu relation de militaires ayant présenté des symptômes évoquant une exposition à des gaz de combat.

Mme Michèle Rivasi, co-rapporteure : A moins qu'il n'y ait eu différents types de gaz. Dans ce cas de figure, il est peut-être alors plus difficile de constater une exposition à des gaz de combat.

Vous avez indiqué que les Anglais utilisaient la physostigmine qui passe au travers de la barrière hémato-encéphalitique. Pourquoi les Anglais utilisent-ils ce produit alors que les Français utilisent le bromure de Pyridostigmine ?

Le Médecin général Daniel Gautier : Je l'ignore.

Le Médecin en chef Jacques Brunot : Nous ne pouvons répondre que pour le Service de santé des Armées françaises. Le bromure de Pyridostigmine est le produit le mieux connu en France car il est sur le marché depuis 1954. C'est un produit dont on connaît le mode d'utilisation et dont on a la certitude qu'il ne franchit pas la barrière hémato-encéphalitique. Ces raisons suffisent à justifier son utilisation.

Le Médecin général Daniel Gautier : La Chambre des communes, en 1994 ou 1995, a validé l'utilisation par les armées britanniques de ce produit. Je ne peux pas aller au-delà.

Mme Michèle Rivasi, co-rapporteure : En général, lorsque les députés valident un produit, ils s'interrogent également sur les autres produits utilisés ailleurs. A moins que ce produit ne soit fabriqué par un laboratoire anglais...

Le Médecin général Daniel Gautier : Je n'ai pas d'élément de réponse.

Mme Michèle Rivasi, co-rapporteure : S'agissant de la tenue NBC, que pensez-vous des protections des soldats ?

Le Médecin général Daniel Gautier : Je n'ai aucune réponse à vous apporter.

Mme Michèle Rivasi, co-rapporteure : Comment les protégez-vous ?

Le Médecin général Daniel Gautier : Le Service de santé a son champ de responsabilité qui est déjà énorme. Le problème des tenues NBC n'est pas du tout dans son champ de responsabilité.

Mme Michèle Rivasi, co-rapporteure : Qui est en charge des dotations en tenue NBC ?

Le Médecin général Daniel Gautier : Ce sont les économats et le commissariat de l'armée de Terre. C'est vers ces services qu'il faut vous retourner pour obtenir la réponse à votre question. J'ai lu comme vous ces affirmations, mais je ne dispose d'aucun élément d'appréciation.

M. Charles Cova, Vice-président : M. le Directeur, vous n'ignorez pas qu'un journal satirique bien connu a commis deux articles, l'un le 25 octobre, l'autre ce jour, concernant la disparition d'inquiétantes pilules dans des dépendances de votre service.

Le Médecin général Daniel Gautier : Tout d'abord, quel intérêt le Service de santé aurait-il eu à dissimuler des comprimés de Pyridostigmine dès lors qu'il a la certitude de son innocuité ? Par ailleurs, quel intérêt aurait-il eu à détruire des comprimés qui ne sont pas ceux ayant été utilisés pendant la guerre du Golfe, la durée de validité de la Pyridostigmine étant de trois ans ?

Tous les médicaments arrivés au terme de ce délai de validité sont détruits. Si nous avons détruit, il y a quinze jours, des comprimés, cela concernait des stocks constitués à partir de 1996-1997. Il y a eu effectivement des mouvements de boîtes de Pyridostigmine qui procèdent de deux origines. Tout d'abord, le porte-avions Foch a été désarmé et les stocks de Pyridostigmine qui étaient à son bord ont été ramenés à l'Etablissement central de ravitaillement sanitaire des armées (ECRS) de Marseille où ils ont été déconditionnés avant une destruction future. En effet, lorsqu'on n'est pas certain des conditions de conservation des comprimés, on les détruit.

Par ailleurs, d'une manière triviale, un des lieux de stockage de la Pyridostigmine a fait l'objet de travaux de remise en peinture. A l'occasion de ces travaux, les stocks ont été sortis, placés dans une autre pièce puis replacés lorsque les travaux ont été exécutés. C'est de cette opération dont il est question dans l'article. J'ai diligenté une mission d'information, et non pas une enquête de commandement car ce ne sont pas les affirmations d'un journal qui vont m'amener à conduire une telle enquête, pour m'assurer qu'il n'y avait eu aucun mouvement dans les stocks de Pyridostigmine autre que ceux que je viens d'évoquer.

Depuis un an, aucun comprimé de Pyridostigmine n'a encore été détruit à l'ECRS de Marseille. En outre, comme le journal y fait allusion, une opération de destruction de stock de iodure de potassium est effectivement en cours.

M. Bernard Cazeneuve, Président : Pourriez-vous apporter une réponse écrite à la question posée par M. Cova, que nous annexerons au rapport de la mission, comme étant la réponse du Service de santé des Armées ?

Le Médecin général Daniel Gautier : Je peux même vous transmettre copie du rapport du pharmacien général inspecteur qui a été missionné, à ma demande, pour cette enquête.

M. Bernard Cazeneuve, Président : Pouvez-vous accompagner ce rapport d'une lettre citant les conditions dans lesquelles vous avez diligenté une mission d'information et les conclusions de cette mission ?

Le Médecin général Daniel Gautier : Tout à fait.

M. André Vauchez : Combien reste-t-il de soldats engagés dans les opérations du Golfe encore en service dans l'armée et font-ils l'objet d'un suivi médical plus rapproché ? S'agissant de ceux qui ont quitté les armées, ne serait-il pas concevable de créer un dispositif d'information à leur égard, en liaison, le cas échéant, avec le réseau des médecins de ville ?

Le Médecin général Daniel Gautier : Tous les militaires actifs font l'objet d'une visite annuelle. De plus, il y a un suivi par l'intermédiaire du « véhicule » que représente le dossier médical individuel.

M. André Vauchez : Avez-vous détecté des interrogations ?

Le Médecin général Daniel Gautier : Non. C'est pourquoi nous n'avions pas jugé opportun de diligenter d'enquêtes spécifiques.

Mme Michèle Rivasi, co-rapporteure : Qui décide du choix des médicaments contenus dans la trousse NBC, lorsque l'on considère que, sur le marché, il y a tant de médicaments ? Par ailleurs, avez-vous mené des études sur les médicaments choisis ?

Le Médecin général Daniel Gautier : Le Service de santé est le conseiller du Ministre. La plupart des études sont menées sous notre responsabilité, hormis quelques-unes diligentées par la DGA. En fonction du résultat de ces études, notre choix se porte sur tel ou tel moyen de protection, lequel est proposé au Ministre qui, in fine, prend la décision.

M. Bernard Cazeneuve, Président : Comment s'articulent les missions entre le Service de santé et l'Etat-major des Armées, en particulier à travers de circuits d'information spécifiques lorsqu'il s'agit de sujets du type de celui qui nous intéresse ? En effet, j'ai cru comprendre que si le Ministre s'était exprimé de façon aussi affirmative devant la Commission de la Défense, c'était en se fondant sur un certain nombre d'informations émanant de votre service.

Je voudrais comprendre comment et pourquoi cela peut advenir. Nous sommes dans une situation où c'est l'Etat-major des Armées, en charge du commandement et du déroulement des opérations, qui donne instruction aux soldats de prendre telle ou telle substance. J'imagine que pour ce faire, aucun officier en charge des opérations ne donne cette instruction sans s'être assuré au préalable que les substances à administrer ne présenteront de dangers pour la santé des soldats.

De la même manière, il me semble que lorsque cette instruction est donnée de prendre telle ou telle substance, le Chef d'Etat-major des Armées (CEMA), en liaison avec le Service de santé des Armées, définit les conditions dans lesquelles, sur le théâtre des opérations, sera assuré le suivi médical. Par conséquent, je comprends mal comment le Service de santé des Armées peut rester dans l'ignorance des conditions dans lesquelles l'instruction suit la chaîne de commandement. Plus précisément encore, comment le Service de santé des Armées peut-il ignorer que l'instruction d'absorber un certain nombre de substances médicamenteuses soit donnée dans un ordre d'opération ?

Le Médecin général Daniel Gautier : Au départ, les conditions d'utilisation de la Pyridostigmine étaient parfaitement codifiées. Elle devait être prise uniquement sur ordre du commandement, dans des conditions où on avait la quasi certitude d'une exposition à un risque d'agression chimique. Une doctrine d'emploi avait donc été très clairement arrêtée.

M. Bernard Cazeneuve, Président : Vous venez de dire « sur ordre du commandement ». Par conséquent, le Service de santé des Armées, sachant que ces substances ne peuvent être administrées que sur ordre du commandement, peut légitimement considérer que ces instructions figurent dans les ordres d'opération qui déterminent les instructions de commandement. Dans ce cas, pourquoi ne pas avoir recherché dans les ordres de commandement ?

Le Médecin général Daniel Gautier : Je m'explique. J'imagine que l'ordre de commandement a été donné par le Général Janvier, après avis de son conseiller santé. Je ne sais pas dans quelles conditions l'ordre d'opération a été diffusé. Ce n'est pas à moi de le dire car je n'ai aucune indication à ce sujet. Je dois faire un mea culpa : nous avons remonté nos archives sans avoir été en mesure de déterminer à compter de quelle date et dans quelles conditions le Service de santé s'est persuadé que l'ordre n'avait pas été donné. Cette conviction s'est établie sur la base des rapports de fin de mission de nos médecins.

M. Bernard Cazeneuve, Président : Cette réponse ne me convainc absolument pas. Vous nous indiquez que les ordres de prendre des médicaments - paragraphes des ordres opérationnels d'ailleurs élaborés par vos soins - doivent être donnés par le commandement. En fait, c'est dans les ordres d'opération que vous trouverez la réponse à la question que vous a posée le Ministre, mais certainement pas dans vos archives ou les comptes rendus de votre service.

Le Médecin général Daniel Gautier : Pour les deux raisons que j'ai exposées - l'innocuité du médicament et le fait que nous n'avons pas dissimulé que le médicament a été consommé - il ne nous est pas apparu fondamental d'aller vérifier dans les archives d'Etat-major la pertinence d'une information que nous donnions sur la foi de rapports de fin de mission. Mais cela a été une erreur. J'en conviens.

Je reconnais effectivement qu'il y a eu une faute, mais je ne sais pas de quand elle date. Nous la prenons en héritage et je suis prêt à l'assumer jusqu'au bout. Nous n'avons pas eu la curiosité de vérifier dans les archives s'il y avait eu un ordre ou pas. Du fait que nous n'avions rien dissimulé et que le produit n'était pas un produit sensible, il ne nous a pas semblé opportun d'aller nous assurer de la certitude de l'information. A mon grand regret, nous avons fait dire au Ministre, qui était dans la méconnaissance de la situation, des éléments erronés.

M. Jean-Louis Bernard : Vous avez parlé d'un médicament qui ne comporte aucun danger, et se caractériserait donc par une totale innocuité. Dès l'instant où on absorbe un médicament, il existe toujours un danger potentiel, ne serait-ce qu'une réaction allergique. Le principe de précaution n'existe pas en matière médicamenteuse, le problème étant de savoir jusqu'où on peut prendre le risque. Maintenant, il reste à déterminer s'il y a davantage de risques à prendre ou non un médicament, notamment en cas d'alerte.

M. Bernard Cazeneuve, Président : Merci beaucoup.

Audition publique du Médecin général inspecteur Jean BLADÉ (E.R.),
ancien Directeur central du Service de santé des Armées
(du 31 octobre 1990 au 18 septembre 1994)

(extrait du procès-verbal de la séance du mardi 14 novembre 2000)

Présidence de M. Bernard Cazeneuve, Président

M. Bernard Cazeneuve, Président : Mesdames et Messieurs, mes chers collègues, nous accueillons aujourd'hui le Médecin général Jean Bladé, qui a occupé la fonction de Directeur central du Service de santé des Armées entre 1990 et 1994, au terme d'une carrière particulièrement riche, passée essentiellement au sein des services médicaux de la Marine, sur des bâtiments comme en hôpital.

A partir de 1987, vous avez occupé successivement, mon Général, plusieurs responsabilités au sein de la Direction centrale, Sous-directeur à l'action scientifique et technique (« AST »), puis Sous-directeur de l'organisation logistique, puis Directeur adjoint du Service de santé et enfin, à partir de la fin du mois d'octobre 1990, Directeur central.

Vous avez donc eu, dans le cadre de ces fonctions à l'échelon central, à connaître de l'ensemble des opérations et des missions des forces françaises dans le Golfe.

La dernière phase de préparation à ces missions a commencé au début de l'été 1990. Elle a été précédée d'études spécifiques sur l'organisation et le ravitaillement médical et pharmaceutique, sur place, et de décisions essentielles sur les protections individuelles ou collectives, voire préventives, face aux risques chimiques et biologiques qui caractérisaient, à l'époque, la menace irakienne. Vous nous confirmerez sans doute tous ces points en nous apportant quelques précisions que ne manqueront pas de vous demander les différents parlementaires qui sont ici réunis, notamment les rapporteurs.

Votre audition revêt, mon Général, une importance toute particulière. Elle intervient à un moment où nous commençons à entrevoir, audition après audition, comment fonctionnait, pour les opérations militaires qui nous intéressent, la chaîne de commandement.

Sans faire de ce point l'élément central de notre réflexion, nous savons depuis l'audition du Général Roquejeoffre, le 31 octobre dernier, que la Pyridostigmine a fait l'objet d'un ordre de distribution aux troupes à partir du 23 février 1991.

Au-delà de cette donnée importante, les membres de la mission se posent d'autres questions. Elles tiennent à la fois aux conditions de l'engagement opérationnel des forces françaises et à d'éventuelles spécificités qui caractériseraient un certain nombre de choix médicaux, notamment par rapport à ceux de nos alliés américains et anglais dans la coalition.

La semaine dernière, la mission a auditionné l'actuel Directeur central du Service de santé des Armées accompagné d'un de ses plus proches collaborateurs. Cette audition nous a permis de comprendre les difficultés auxquelles est naturellement confronté ce service pour faire face aux besoins de toute opération extérieure d'importance. Elle nous a également amenés à nous interroger sur ce que l'on pourrait appeler la mémoire du Service de santé des Armées, s'agissant de sa propre chaîne de commandement, de son insertion en matière de la prise des ordres opérationnels et aussi des conséquences qui sont tirées de l'expérience des conflits auxquels il participe.

A cet égard, il paraît nécessaire de préciser que notre mission d'information, si elle souhaite examiner l'ensemble des problèmes liés à ce qu'il est convenu d'appeler « le syndrome de la guerre du Golfe », n'a pas une vocation médicale et scientifique, comme il a d'ailleurs été convenu la semaine dernière à l'occasion d'une première réunion de travail avec le Professeur Salamon, président du groupe des experts indépendants désignés par les Ministres de la Défense et de la Santé. La mission entend adopter une démarche de travail empreinte d'une absolue rigueur en se consacrant aux faits d'ordre opérationnel dans leur ensemble.

Elle n'a pas, en revanche, vocation à conclure sur les aspects d'ordre médical ou scientifique, ces aspects impliquant des études épidémiologiques et scientifiques approfondies que le groupe d'experts pourra proposer s'il le souhaite.

Le travail des deux instances, le groupe d'experts et la mission d'information parlementaire, demeure néanmoins fortement complémentaire. En conséquence, la mission a convenu avec le Professeur Salamon du principe d'échanges réguliers d'informations entre les deux structures, de telle sorte que celles-ci puissent avancer dans leurs investigations autant que faire se peut d'une façon conjointe.

Nous venons de recevoir un certain nombre de nouveaux documents qui ont été transmis à la mission d'information après avoir été déclassifiés par le ministère de la Défense. Certaines de ces transmissions sont directement la conséquence des observations que nous avions faites à l'occasion de l'audition du Médecin général Gautier, actuellement en charge du Service de santé.

Nous allons procéder à un examen très détaillé et précis des rapports, comptes rendus, notes et fiches d'information qui ont été émis sous le timbre du Service de santé à partir de 1982 et jusqu'au lendemain de la guerre du Golfe, c'est-à-dire sur une période relativement longue. Ces documents nous sont parvenus hier et ce matin. J'en ai fait faire la transmission, dès ce matin, aux deux co-rapporteurs.

Voilà ce que je voulais dire, en introduction, sur l'état d'avancement de nos travaux et le cadre dans lequel, mon Général, votre audition va se dérouler. Je vous donne immédiatement la parole pour un exposé introductif au terme duquel je vous poserai quelques questions, qui seront suivies par d'autres, posées par les parlementaires membres de notre mission, et notamment les co-rapporteurs.

Le Médecin général inspecteur, Jean Bladé : Merci, Monsieur le Président, Madame et Messieurs les parlementaires.

M. le Président, vous avez fait une introduction très riche après laquelle j'ai beaucoup de réponses à apporter. J'espère pouvoir les développer dans les questions pour ne pas sortir de l'épure que j'ai préparée.

Il est évident que lorsqu'on est médecin et patron du Service de santé des Armées, on ne peut pas dissocier, en ce qui concerne la guerre du Golfe, ce qui est technique et ce qui est opérationnel, car il y a une interaction permanente. J'examinerai donc les deux aspects. On ne peut en effet faire autrement.

J'ai aussi assumé beaucoup de responsabilités d'enseignement. Vous me permettrez donc, de temps en temps, non pas du tout pour donner des leçons mais pour la compréhension générale, de sortir de l'épure de manière à dire qui fait quoi et comment agissent certains produits.

Dans la guerre du Golfe, j'ai été témoin, mais aussi acteur, en tant que patron du Service de santé.

Vous avez, M. le Président, rappelé la partie de ma vie où j'étais médecin de Marine sur plusieurs bâtiments de combat, celle où j'étais dans les hôpitaux comme chef de service hospitalier et, par la suite, celle où j'étais spécialiste en matière de logistique ainsi que les postes de responsabilité que j'ai occupés.

Vous avez signalé qu'à la Direction centrale, où j'ai, comme vous l'avez dit, occupé trois fonctions avant d'être Directeur central, j'avais été Sous-directeur à « l'action scientifique et technique » (AST). Je reprends ce point car, dans l'optique de ce qui nous réunit aujourd'hui, les fonctions de Sous-directeur « AST » ont été particulièrement instructives. En effet, cette Sous-direction réunit la technique, les hôpitaux et la recherche. Je n'avais pas jusqu'alors approché la recherche au cours de ma carrière, et je garde pour ces activités une très profonde estime.

Sur les quatre centres de recherche, je ne parlerai que du Centre de recherche du Service de santé des Armées (CRESSA) de Grenoble, en raison de deux de ses divisions qui nous intéressent tout particulièrement aujourd'hui : l'une concerne le risque chimique, l'autre les risques biologiques. Je dis bien « risques », car c'est bien de la défense de l'homme qu'il s'agit.

C'est dans ce centre que nous avons monté une cellule armée 24 heures sur 24 pendant la guerre du Golfe pour répondre techniquement à de possibles interrogations.

Par ailleurs, le service et cette Sous-direction collaborent en fournissant des spécialistes aux unités de recherche de la Délégation générale pour l'Armement (DGA). Par elle, passe la protection passive, individuelle et collective, dont les chantiers de décontamination ou les antennes chirurgicales qui sont mises en pression positive.

L'affaire, pour ce qui nous concerne, commence le 3 août 1990, quand le Président de la République annonce le départ d'un groupe aéronaval de 3 000 hommes pour les côtes d'Arabie. Par phases successives, nous passons de 6 000 à 10 000 et, enfin, à 12 000 hommes. Dès lors, il faut anticiper et convaincre.

Un Service de santé moderne, c'est 10 % des effectifs engagés. On peut tout calculer sous n'importe quel mode et on retombe toujours sur ce niveau de 10 %. C'est une chose qui, pour moi, était extrêmement importante et que j'ai exposée au Chef d'état-major des Armées, puis au Ministre de la Défense, M. Jean-Pierre Chevènement. Ce dernier m'a donné son accord sur le volume du soutien « santé » que j'avais demandé car celui-ci accroissait l'ensemble des effectifs, sachant que le nombre des effectifs est, bien évidemment, un signal politique.

Ce sujet nécessite une courte mise au point. Il faut éviter de générer des ambiguïtés. Pour cela, il convient de bien préciser qui fait quoi. Le Gouvernement décide et le Chef d'état-major des Armées met en _uvre la mission en définissant les conditions d'emploi des personnels et, surtout, en évalue les pertes prévisibles, parce que nous n'avons aucun moyen de les prévoir avec certitude.

Sur le terrain, il y a un commandant interarmées, un Général de corps d'armée. Il dispose d'un conseiller santé, qui était le Médecin général Videlaine. Il a aussi, dans son état-major, un patron de la chaîne « NBC » : « N » pour « nucléaire », « B » pour « bactériologique » et « C » pour « chimique ». C'est lui qui met en _uvre les fonctions de détection et de renseignement sur la menace : on peut déclencher une alerte chimique, nucléaire ou biologique à différents stades, 1, 2, 3, 4, etc. Il est important de dire qui fait quoi dans cette affaire !

De son côté, la Direction centrale du Service de santé est responsable de la conception globale du soutien « santé » qui déborde le seul cadre du théâtre des opérations. Ce soutien part du régiment de mêlée qui est au contact jusqu'aux hôpitaux d'infrastructure. En effet, on doit avoir une continuité sans faille dans l'exécution des soins. Cela est absolument capital. Autrement dit, tout cet ensemble est une succession de gestes médicaux qui ne supportent absolument aucune rupture. Il s'agit de blessés qui sont à 6 000 kilomètres de la France. Il faut, le cas échéant, les rapatrier en toute sécurité dans les hôpitaux territoriaux.

Pour cela, tous les chaînons doivent être positionnés et relayés avec des moyens adaptés. Ils doivent aussi être ravitaillés. Par exemple, pour nous, la guerre du Golfe a représenté 3 000 mètres cubes de matériel et de médicaments. Les services de santé équipent et complètent en matériel comme en personnel spécialisé, les formations de santé des trois armées, celles-ci ne disposant pas en temps de paix de chirurgiens, ni de réanimateurs.

Les armées, qui commandent l'ensemble et qui en ont la responsabilité globale, fournissent les autres moyens : les hélicoptères, les avions, les transmissions, la sécurité et le ravitaillement des hommes.

La coopération entre ces deux niveaux de responsabilité a été tout à fait remarquable. Le commandement a placé le souci des hommes au premier rang de ses préoccupations, en toutes circonstances. Les choses sont parfaitement claires sur ce point.

Vous m'avez demandé quelles ont été les conséquences de la guerre du Golfe, M. le Président, et je suis prêt à développer ce point. Au cours d'une longue période, nous avons beaucoup réfléchi sur ce qui s'était passé et je vais vous en donner un exemple immédiat. A la suite de cela se sont créés deux régiments médicaux. Ils appartiennent à l'armée de Terre mais c'est nous qui les avons conçus, armés et mis en _uvre. A l'heure où les armées ferment un certain nombre de bases et où on remet aux Invalides un certain nombre de drapeaux, on a créé deux nouveaux régiments médicaux. Ceux-ci sont devenus les passages obligés pour répondre, aujourd'hui, en ce qui nous concerne bien sûr, aux actions humanitaires.

La mise en _uvre de cet ensemble de soutien « santé » est complexe. Elle doit s'adapter en permanence aux risques encourus et répondre à un certain nombre de défis.

Passons, en ce qui concerne la guerre du Golfe, sur les défis de distance, car on pourrait en parler très longtemps. Il est particulièrement difficile d'amener une division légère blindée à 6 000 kilomètres de ses bases et d'assumer la sécurité de pertes prévisibles de 300 blessés par jour en période d'attaque. Par ailleurs, sur le terrain, les portées logistiques étaient très importantes : entre les régiments situés le plus au nord et Ryadh, qui était la base arrière, il y avait 1 500 kilomètres.

Il faut intégrer ces données pour concevoir ce qu'a été la guerre du Golfe. De plus, c'était un terrain désertique et dans un contexte climatique difficile. On avait, par ailleurs, exigé de nous comme des autres forces une autonomie complète, c'est-à-dire qu'on ne devait en aucun cas compter sur les autres, quels qu'ils soient.

Pour en venir au défi majeur, en ambiance classique, nous devions donner au blessé toutes les chances de survie. En effet, pour moi comme pour tout médecin, rien n'est plus insupportable que la mort illégitime d'un jeune soldat. Pour cela, nous avons médicalisé l'avant. Partout, dans chaque régiment de mêlée, nous avions des véhicules de l'avant blindés (VAB), que nous avions transformés en petits SAMU. Comme les troupes, ces VAB partaient à l'assaut. On comptait un VAB médicalisé par unité élémentaire de combat comprenant un médecin. Au total, 27 médecins relevaient de ce dispositif, sur la base de 3 médecins par régiment engagé.

Comme ces véhicules offraient un certain volume, nous avons pu positionner, dans ces VAB, des quantités de liquides. En effet, pour les brûlures, il faut dix litres par jour de sérum hypertonique et la survie d'un brûlé passe par des perfusions immédiates qui doivent se poursuivre jusqu'à son acheminement en France. En médicalisant l'avant, nous pouvions répondre à l'essentiel, c'est-à-dire à la mise en condition immédiate du brûlé ou du blessé.

Nous avions aussi rapproché au contact des forces les 16 hélicoptères « santé » que le commandement avait mis intégralement à notre disposition et qui étaient doublés de deux sections de ramassage. Cela nous permettait d'amener les blessés ou les brûlés très rapidement dans les antennes chirurgicales ou médicales aérotransportables que nous avions renforcées en moyens chirurgicaux. Nous avons eu jusqu'à six à sept antennes qui soutenaient directement les forces au combat. Plus en arrière, deux hôpitaux médicaux chirurgicaux traitaient les premières urgences, les extrêmes urgences ayant été traitées dans les antennes chirurgicales situées au contact.

A côté de ces hôpitaux médicaux chirurgicaux, nous avions obtenu 6 avions Transall sanitaires, plus 6 en réserve, pour les amener soit à Yanbu, soit à Ryadh. Dans ces deux sites, nous avions de véritables hôpitaux tout à fait comparables aux hôpitaux de métropole quant aux moyens techniques et au nombre de spécialistes. C'était la transposition d'un hôpital français soit sur la côte de la Mer Rouge, à Yanbu, la plus grande partie des moyens se trouvant sur deux bateaux de soutien « santé », soit à Ryadh, dans l'aéroport international, en souterrain.

Au total, on comptait 37 chantiers opératoires. Comme je vous l'ai dit, les pertes prévisibles étaient importantes (300 blessés par jour en phase de haute intensité dont 100 brûlés). Mais, fort heureusement, elles ne se sont pas réalisées.

Je dois vous dire que nous avons porté dans le désert les technologies de la médecine d'aujourd'hui et que nous avons bénéficié de possibilités d'évacuation remarquables. Fort heureusement, on les a peu utilisées, mais cela a répondu à notre attente. Je vais vous en donner un seul exemple. Nous sommes le 26 février 1991 ; en pointe, des commandos parachutistes investissent un bastion fortifié, le fort d'As Salman ; l'explosion de deux mines fait 2 morts et 23 blessés. Il est alors très exactement - j'avais fait copie du rapport du commandement - 15 h 30 ; à 15 h 51, le premier blessé arrive à l'antenne chirurgicale.

Si je devais tirer quelque fierté de cette guerre, c'est peut-être cela que je retiendrais. En effet, pour arriver à une telle rapidité, vous vous doutez que, derrière, il faut toute une logistique et une conception qui est pratiquement celle des urgences en ville. Je ne dis pas que l'on aurait pu continuer sur ce rythme avec des afflux massifs ; il aurait peut-être fallu faire des choix mais, dans ce cas, nous avons pu le faire. Voilà nos réponses à un conflit classique.

Entrons maintenant dans le c_ur du sujet et parlons des menaces nouvelles, de celles qui s'inscrivent au-delà des données des guerres conventionnelles.

La première menace concerne le risque biologique. Une menace difficile à cerner mais bien réelle quand on connaît les avancées redoutables du génie génétique aujourd'hui. La menace était protéiforme et masquée. Nous y avons répondu de deux façons.

La première, ce sont les vaccinations. Outre la protection réglementaire étalée dans le temps, tous les militaires en activité reçoivent des vaccinations en fonction de ce que donne l'ordinateur des infirmeries. Ils sont appelés pour des renouvellements quand ils ne sont plus à jour de leurs vaccins contre la diphtérie, le tétanos et la poliomyélite. Nous avons ajouté une injection de gammaglobulines préventives contre l'hépatite A, une vaccination anti-grippale et anti-méningoccique qui porte sur les méningites A et C car les concentrations humaines d'hommes jeunes sont extrêmement propices aux épidémies.

Je précise que j'ai étendu la vaccination anti-méningoccique, après cette expérience, à tous les appelés du contingent car nous avions, à certaines périodes, une dizaine de morts par an. C'est ainsi que de manière très significative on a fait chuter la mortalité parmi les jeunes gens du contingent. C'est par cette prévention qu'on y est arrivé, parce que je pense qu'aucune autre armée au monde fait des vaccinations anti-méningoccique.

Tout ce que je décris là correspond à la routine : celle des départs en campagne, qui obéissent tous à ce même protocole. En tant que médecin de la Jeanne d'Arc et instructeur pour médecins-élèves, j'ai subi exactement la même chose, à l'exception d'une vaccination remplacée par une autre : celle contre le choléra car, au cours d'une campagne, il y avait un risque d'épidémie de choléra. Par conséquent, pour nous, c'est banal. Il y a là des milliers de précédents. Cette démarche vaccinale ne correspond donc à aucune spécificité propre à la guerre du Golfe.

Vous pourrez m'interroger dans le détail si vous le souhaitez, mais les schémas de vaccination sont standardisés. Ils correspondaient à ce que nous donnons lors de tous les départs outre-mer dans des conditions climatiques ou des risques d'épidémie qui correspondent à la menace ou à une situation locale.

Il restait une hypothèque à laquelle les états-majors alliés étaient très sensibilisés, je puis en témoigner. Il s'agit des risques de charbon ou anthrax. Vous me demandiez s'il y avait des différences entre les armées. Je vous réponds oui quant à l'utilisation de ce vaccin spécifique. En effet, la dispersion des spores par explosif est potentiellement redoutable.

En l'absence de disponibilités d'un vaccin spécifique ayant l'agrément de mise sur le marché en France, nous avons prépositionné des stocks de Doxycycline. Il s'agit d'un antibiotique, parce que nous n'avons pas voulu utiliser un vaccin qui, d'une part, n'était pas disponible en France et qui, d'autre part, n'avait pas fait ses preuves. Nous avons donc remplacé cela par des stocks d'antibiotiques, sachant que les spectres d'efficacité de cet antibiotique couvraient à peu près une douzaine d'affections épidémiques transmissibles, dont l'anthrax.

En cas d'attaque biologique, nous aurions distribué immédiatement les doses qui figuraient dans la dotation des véhicules blindés (VAB). Ces doses ont été mises en place partout pour répondre à ce risque.

Nous pouvions aller plus loin. Nous l'avons d'ailleurs fait, en mettant sur pied un laboratoire mobile de détection biologique avec l'un de nos médecins pastoriens. Nous avons mis à sa disposition des tests de détection rapide en préemptant tout ce qui existait sur le marché. Certains de ces tests avaient été étudiés au CRESSA de Lyon dans la division de biologie, ce qui était extrêmement important.

Cette cellule était doublée d'un épidémiologiste qui était d'ailleurs à quelques jours de passer son agrégation. Il avait pour mission de détecter et traiter le départ de toute maladie à caractère épidémique. Le traitement des épidémies est en effet un métier. Nous avons une cellule d'intervention pour les épidémies et je peux dire que lorsque j'étais patron du service, elle est sortie une douzaine de fois. Elle est composée de gens qui étudient la genèse de toute l'épidémie et qui sont chargés de définir les mesures pour y faire face.

Enfin, nos vétérinaires contrôlaient la chaîne alimentaire, l'eau minérale rendue quasiment obligatoire et les rations de combat, et limitaient d'autant certains risques.

Mais la plus importante, la plus redoutable des menaces nouvelles était la menace chimique. Elle n'a pas été prise à la légère. J'ai été plusieurs fois en Arabie Saoudite et il faut avoir connu la tension très perceptible, au cours des alertes, où chacun « capelait » la tenue « NBC » - c'est une expression marine que vous me pardonnerez et qui signifie « mettre en capelle une tenue ». En cas d'alerte, où que ce soit, les gens mettaient les combinaisons et le masque. Je vous assure que même si on parle difficilement à travers un masque, il régnait un silence absolu et on percevait physiquement la tension nerveuse.

Nous avions observé de très près les résultats de la guerre entre l'Irak et l'Iran. Nous avions recueilli toutes les observations publiées, à l'Ouest comme à l'Est, car les blessés chimiques avaient été évacués sur des pays d'accueil. A ce sujet, je tiens à dire que ce dossier contenait des photographaphies de morts. Quand je vous parle de menace chimique, c'est abstrait, du papier et des paroles ; mais quand on a vu la façon dont ces gens sont morts ainsi que la position qu'ils ont conservée, c'est particulièrement angoissant. Le chimique, c'est cela. C'est affreux à observer et la mort - j'essaie de ne pas vous en parler - est très difficile.

Après ces observations, nous nous étions rendu compte qu'il restait à mieux contrôler le risque de l'ypérite. Nous avions donc élargi nos axes de recherche à ce gaz vésicant ancien. C'est vous dire si l'affaire était complexe. En effet, non seulement on craignait les éléments organo-phosphorés, mais nous devions revenir en arrière car nous savions que de l'ypérite pouvait être utilisée. Il fallait faire face à l'ensemble de ces dangers.

Le CRESSA avait développé une réponse adaptée et efficace contre les neuro-toxiques : un auto-injecteur à trois compartiments. Je vais faire un tout petit peu de pharmacologie. Un auto-injecteur se prend à travers la tenue de combat : on perce et on injecte. Il s'agit d'une technologie très pointue, avec des clapets successifs qui sont forcés. Le mélange se fait dans le muscle.

Pourquoi trois compartiments ? Faisons une approche simplifiée mais indispensable. Le neuro-toxique s'attaque à une enzyme, la cholinesterase, qu'il détruit. Cette cholinesterase a toutefois sa raison d'être puisqu'elle contrôle, au niveau des plaques motrices, le médiateur chimique qui prend le relais de l'influx nerveux. Celui-ci est sécrété en permanence. S'il n'est pas contrôlé, il y a une surproduction qui peut être mortelle quand l'intoxication correspond au tableau que j'évoquais et qui est particulièrement dur.

Ce produit qui inonde et qui tue, c'est l'acétylcholine. Or l'acétylcholine a un antagoniste : l'atropine. J'ai été, pendant de longues années, Chef du service de chirurgie spéciale et d'ophtalmologie. J'indique que si l'on met de l'acétylcholine dans l'_il, cela contracte la pupille et si vous voulez vous en libérer, vous mettez une goutte d'atropine et cela la dilate. C'est exactement l'antagoniste qui neutralise.

Après l'atropine, nous trouvons dans le deuxième compartiment un régénérateur de la cholinesterase. Dès lors qu'elle a été détruite, il faut en réactiver pour qu'elle s'attaque à l'acétylcholine. Je passe sur ce point : je ne fais pas un exposé de biochimie.

Enfin, dans le troisième compartiment, il y a un anti-convulsivant qui a un nom compliqué mais qui est en fait du valium. Pourquoi un anti-convulsivant ? Parce que, dans la phase ultime de la mort, on a des convulsions. Si l'on arrive en phase convulsive, l'expérimentation - il y en a eu et je réponds ainsi à cette question que vous avez posée montre qu'on ne récupère pas ! Il en résulte des lésions nerveuses irréversibles à tel point que parfois on est amené à considérer qu'il aurait mieux valu mourir, car les fonctions intellectuelles du cerveau sont très gravement touchées. L'obsession est donc d'éviter cela par l'administration d'un anti-convulsivant.

A côté de cette défense médicale, le combattant avait, bien sûr, toute la tenue réglementaire : des masques à gaz normalisés (ANP), des tenues « NBC » comportant des ponchos, des cagoules, des gants, des chaussettes carbonées et des lunettes. Je vous ai apporté les miennes pour vous montrer que, dans le souci de la défense chimique qui avait été porté très en amont, il faut penser à tout. J'étais sur place. Comme tous les autres, j'ai eu les tenues standards, dont les lunettes que j'ai gardées. Comme vous le voyez, elles sont souples et l'expérimentation très poussée à laquelle je me suis intéressé comme ophtalmologiste montre qu'elles maintiennent malgré les branches, l'étanchéité du masque intacte.

Pour préparer la guerre contre le chimique, il faut respecter une succession de détails quasiment de manière phobique pour qu'il n'y ait pas le moindre défaut dans la logique de cet ensemble.

Dès le 4 août, la pharmacie centrale des Armées, à Orléans, sachant que l'on envoyait des personnels dans une zone à risque, s'est lancée dans la fabrication intensive de ballons d'atropine pour alimenter les seringues et a également fabriqué de la pommade contre les brûlures, la Flamazine. Elle a aussi conditionné des milliers de comprimés de Pyridostigmine à 30 mg.

Dans toute pharmacie, vous trouverez ce médicament sur ordonnance, mais avec un dosage deux fois supérieur, à 60 mg. Quel est donc ce produit qui semble mystérieux et qui est passé sous silence, dit-on, mais qui est pourtant inscrit dans le dictionnaire « Vidal » depuis près de cinquante ans ? Je suis venu de Toulon par le train et je n'ai pas apporté le « Vidal », mais tout le monde le connaît : c'est un livre rouge dont se sert tout médecin pour vérifier la posologie de sa prescription et les interactions médicamenteuses. On y explique en gros comment cela marche.

Depuis 1956, soit 44 ans, la Pyridostigmine est donc un produit vendu en pharmacie. Depuis 1987 - cette date est importante- la Pyridostigmine est associée aux situations d'urgence, aux différents stades d'alerte concernant le risque chimique. Autrement dit, comme sur les bateaux de guerre, il y a un stade d'alerte 1, 2 ou 3. On dit - mais je n'en connais pas le détail exact - : « à partir du stade d'alerte 3, vous mettez le masque et les chaussettes carbonées et vous prenez de la Pyridostigmine ». C'est la même démarche et c'est de même nature. C'est un élément de protection.

Quel est ce médicament ? C'est du bromure de pyridoxine qui, en pharmacie, s'appelle le Mesquinon. Il est prescrit au long cours, sans limite de temps, dans la myasthénie, à des doses qui sont trois fois supérieures à celles qui ont été données dans le Golfe semble-t-il - je dis « semble-t-il » parce que je n'en connais pas le détail -, pendant trois ou quatre jours. Dans ce cas précis, les soldats ont reçu, en effet, des doses répondant par ailleurs à celles prescrites pour les constipations ou atonies intestinales.

Ce matin, quand je suis arrivé, je suis allé voir mon ami le Professeur Daly, pour lequel j'ai un énorme respect, et je lui ai demandé s'il en avait prescrit. Il m'a répondu qu'il l'avait fait en cas de myasthénie de manière systématique et depuis longtemps.

Existe-t-il des contre-indications ? Oui, bien sûr. Il n'y a pas un seul médicament figurant au « Vidal » qui n'ait de contre-indication. En effet, un médicament est utile mais c'est, en même temps, un élément chimique étranger. Il faut voir où et comment il va agir.

Or que dit le « Vidal » au titre des contre-indications à la Pyridostigmine ? Il parle d'asthme, d'allergie au médicament, de la maladie de Parkinson et de l'obstruction mécanique des voies urinaires ou digestives. Il est évident que vous n'allez pas donner un médicament qui contracte les intestins s'il y a une tumeur du grêle ou une lithiase urinaire. Il parle également des insuffisances cardiaques.

J'exclus donc là toute contre-indication concernant des hommes qui avaient tous entre 20 et 30 ans et avaient subi nombre de visites réglementaires avant de partir en opération. C'est du bon sens.

Sa durée d'action est de quatre heures et sa demi-vie est de deux heures. Autrement dit, si vous prenez un comprimé toutes les huit heures, c'est-à-dire trois par jour, cela ne couvre pas la durée nécessaire, mais cela aide. Donc il faut le faire.

La Pyridostigmine est-elle dangereuse ? Je pense qu'un médicament qui est prescrit depuis quarante-quatre ans est relativement banal. Sans quoi, comme on dit à Brest, on en aurait entendu parler dans Landerneau !

Est-il efficace ? Oui. Pourquoi ? C'est très compliqué. En tant qu'ophtalmologiste et à l'époque où j'étais Sous-directeur scientifique et technique, j'avais demandé aux chercheurs pourquoi ils administraient ce produit. Cela ne me paraissait pas évident, tout simplement parce que, en dehors de tout cela, il excite un peu la cholinesterase alors que c'est elle qui est détruite par l'intoxication chimique. Cette excitation est toutefois très légère puisque, aux doses qui sont prescrites, il n'y a aucun effet. En revanche, si on en prend trop, on a un peu de diarrhée et on peut avoir des crampes.

En fait, la Pyridostigmine s'associe, au niveau des plaques motrices, à la cholinesterase. Elle va occuper le site cible de l'organo-phosphoré. Par conséquent, si, pendant la phase d'activité de la Pyridostigmine, il y a une frappe chimique, l'organo-phosphoré va se « crasher » - si vous me passez l'expression -, sur un leurre. Peut-on se passer d'un tel leurre alors que le médicament qui le génère est prescrit dans les constipations ? Je laisse la réponse aux commissions d'experts, puisque vous m'avez dit que là se situait la réponse. Je vous donne cependant l'avis du médecin que je suis resté. Bien évidemment, si nous avions eu le moindre doute, nous l'aurions pris en compte, sachant que nous étions vraiment obsédés par le risque chimique qui existait et était même omniprésent. De toute façon, il faut prendre en compte le stress que générait le risque chimique, qui était beaucoup plus craint que les chars irakiens. Il y avait deux menaces : les mines et le chimique. C'est ce que j'ai vu sur le terrain.

Dès lors que nos chercheurs ont trouvé un médicament qui va servir de protection, au moins partiellement mais sûrement de manière efficace, on ne pouvait que dire que c'était un médicament assez génial pour l'objectif poursuivi. Telle est ma conclusion.

Cependant, je ne voudrais pas passer sous silence d'autres composantes d'un débat auquel j'essaie de participer uniquement avec des éléments objectifs.

Nous n'avons pas évoqué la question du risque nucléaire. Il a, en effet, été écarté. En revanche, nous, médecins, étions très sensibles à un risque d'attentat par explosifs associé à des produits radioactifs. Nous avons fait des protocoles de prise en charge et de traitement, mais cela correspondait à ce qu'on savait faire dans le domaine nucléaire.

Il reste, pour être complet, le Modiodal, c'est-à-dire, pour nous, le Modafinil, qui a été appelé, à un moment, sous le nom de « Virgyl ». C'est une molécule que je connais bien. Elle a longuement été expérimentée par le Centre d'études de recherches de médecine aéronautique, le CERMA. C'est un produit très efficace et sans danger qui vous permet de conserver une vigilance pendant deux jours sans sommeil, à condition ensuite - il n'y a pas de miracle - de récupérer. Cela permet d'exclure les amphétamines, qui sont des stupéfiants et que l'on voulait éviter.

Avant de conclure, M. le Président, je tiens à faire deux observations qui relèvent finalement d'une certaine philosophie.

Chaque militaire, quelle que soit son armée, a son livret médical sur lequel est porté tout ce qui le concerne : visites, hospitalisations, vaccinations, traitements. Les rapports mensuels des unités concernant les pathologies observées font l'objet de rapports de synthèse, certains étant hebdomadaires et d'autres mensuels.

Il en ressort que, lorsque l'ensemble des cas individuels présente des synergies ou des amplitudes anormales, ces données sont analysées par des épidémiologistes dont c'est le métier, à la Direction centrale du Service de santé des Armées.

Je ne crois pas qu'après la guerre du Golfe et dans les quatre années qui ont suivi, c'est-à-dire au long des années où j'étais encore en service et pour lesquelles je peux témoigner de ce que j'ai vu et fait, nous ayons enregistré le moindre signal d'alarme. De même, aucune indication spécifique n'est venue du ministère des Anciens combattants, ministère qui reçoit les demandes de pension.

Notre système a fait ses preuves. A tel point que le Service de santé des Armées a été déclaré « sentinelle pour la grippe et les méningites ». Autrement dit, c'est à nous qu'il revient de signaler au ministère de la Santé les anomalies concernant ces deux maladies, si nous en enregistrons un nombre anormal dans nos statistiques.

Qu'est-ce qu'un syndrome ? C'est une convergence de signes pathologiques répétitifs qui entrent dans une explication organique. S'il existe, il doit se manifester statistiquement. Je peux témoigner que, dans ce cadre, pendant les quatre années où j'étais le patron du service, il n'y a eu aucun signal statistique.

Ma deuxième réflexion porte sur le fait que le Service de santé n'est pas une entité indépendante des Armées. Il en fait partie ; ses personnels sont des militaires. Ils représentaient d'ailleurs 10 % des effectifs engagés dans la guerre du Golfe.

Prendre en charge tous les problèmes de santé est notre raison d'être. Y apporter une réponse, y compris en matière de pensions, est un devoir naturel. Toute attitude restrictive de principe serait une attitude restrictive vis-à-vis de nous-mêmes. C'est évident.

Dans la guerre du Golfe, sur le théâtre même, nous avons eu plus de 1 000 personnes, dont 200 médecins, 2 pharmaciens et une demi-douzaine de professeurs agrégés. Il y avait parmi eux un éminent oncologue, professeur de médecine interne.

Le régime commun les concernait. Ils ont subi toutes les vaccinations et, quand on leur a dit de prendre les comprimés, ils les ont pris. Ce dont je puis témoigner - et je connais leur franc-parler et leur liberté d'esprit -, c'est que, jusqu'en septembre 1994, aucun n'est venu dire qu'il avait eu un problème concernant la guerre du Golfe. Ils ont été satisfaits au contraire, de bénéficier de la prophylaxie et de la prévention qu'on leur donnait.

Je conclus. Le Service de santé des Armées, dans la guerre du Golfe, a fait tout son devoir en s'acharnant à trouver des réponses adaptées à des défis multiformes. Il en a été récompensé puisque, sur les 39 blessés par faits de guerre, aucun n'est décédé.

Plus tard, à Sarajevo, bénéficiant de l'expérience acquise, il inscrira un autre témoignage de son savoir-faire : la première survie mondiale d'une plaie de la veine cave supérieure par balle. Il me reste à vous dire merci parce que vous m'avez permis, six ans après avoir quitté le service, de le retrouver et d'avoir fait revivre en moi la passion du Service de santé des Armées. Maintenant, je suis prêt à répondre à vos questions.

M. Bernard Cazeneuve, Président : Merci beaucoup, Général. Nous arrivons à un stade de nos travaux où nous disposons, après les avoir demandés, au ministère de la Défense, d'un certain nombre de documents déclassifiés qui nous permettent de faire réagir, sur le fondement de ce qu'ils nous ont indiqué, les différentes personnalités scientifiques, militaires, politiques ou associatives que nous auditionnons.

Je voudrais, dans ce cadre, vous poser quatre questions qui sont dictées par les documents qui nous ont été communiqués au cours des derniers jours et, notamment, des dernières heures, par le ministère de la Défense.

La première de ces interrogations concerne un point sur lequel nous nous interrogeons depuis le début des auditions et qui est l'articulation entre le Chef d'état-major des Armées et le Service de santé des Armées dans le cadre de l'organisation des opérations militaires pour lesquelles - vous l'avez indiqué - vous êtes appelés à intervenir conjointement.

Nous avons obtenu du ministère de la Défense la copie d'une instruction sur l'organisation et le fonctionnement du Service de santé des forces terrestres en opération, qui nous est parvenue ce matin. Il s'agit d'une instruction qui date du 17 juillet 1982, qui est donc bien antérieure aux opérations du Golfe et dont le contenu indique que le chef du Service de santé des Armées est appelé à collaborer très étroitement avec les militaires en charge des opérations. Il y a notamment, dans l'article 42-12 (section 2, chapitre 1er) de cette instruction, une phrase que je voudrais vous lire :

« Placé au point de l'antenne logistique, il [c'est-à-dire le chef du Service de santé des Armées ou son représentant direct au sein du Service de santé des Armées] participe à l'élaboration des ordres pour le Service de santé et à l'établissement des comptes rendus ».

Cette phrase m'inspire deux questions.

La première concerne la manière dont l'annexe 5 de l'ordre d'opération n° 1 a été rédigée. Dans cette annexe 5 relative aux mesures « NBC », il est en effet indiqué que les militaires sont amenés à prendre de la Pyridostigmine sans qu'il soit précisé le terme du traitement, les dispositifs de suivi sanitaire qui seront appliqués à ces militaires au terme de la prise de ce médicament, ni le dispositif de contre-indications auquel vous avez fait référence tout à l'heure en indiquant que tout médicament absorbé engendrait des effets secondaires et pouvait par conséquent faire l'objet de contre-indications.

Dès lors que le Service de santé des Armées participe à l'élaboration des ordres pour le Service de santé et à l'établissement des comptes rendus, vous paraît-il normal que l'annexe 5 de l'ordre d'opération n° 1 ait été rédigée de cette façon ?

J'ai une deuxième question. Il semble que le Ministre de la Défense ait été informé par le Service de santé des Armées des conditions dans lesquelles ces comprimés de Pyridostigmine avaient été ou n'avaient pas été pris. On aurait pu comprendre que le Service de santé des Armées n'ait pas disposé de l'information s'il n'avait pas été associé à l'élaboration des ordres d'opération, mais dès lors qu'il est indiqué dans cette instruction que le Service de santé des Armées est bien effectivement associé à l'élaboration des ordres d'opération, comment expliquez-vous que ce service n'ait pas été en mesure d'indiquer très précisément au Ministre de la Défense les conditions dans lesquelles ces médicaments avaient été pris ?

Voilà le premier groupe de questions que je voulais vous poser et qui concerne les instructions.

Le Médecin général inspecteur, Jean Bladé : Si vous le permettez, je vais répondre dès maintenant, car si vous m'en posez quatre, je risque d'être déconnecté. Je préfère travailler en temps réel.

M. Bernard Cazeneuve, Président : A votre convenance.

Le Médecin général inspecteur, Jean Bladé : Merci, M. le Président. Vous avez rappelé la subordination du Directeur central du Service de santé des Armées. En gros, il reçoit ses instructions concernant le soutien des forces du Chef d'état-major des Armées. En revanche, il est responsable directement devant le Ministre de l'organisation et du fonctionnement du service.

Quand il y a un ordre d'opération, vous pensez bien qu'il est secret. Par conséquent, on ne le diffuse pas si cela n'est pas nécessaire. En l'occurrence, l'Irak était un adversaire redoutable.

C'est antérieurement qu'il faut se poser la question et je ne vous ai pas répondu à cette question de manière très claire, mais, depuis 1987, il était prévu que la Pyridostigmine soit utilisée à un certain stade d'alerte chimique. Par conséquent, c'est là que les décisions ont été prises et que la direction centrale a donné son accord, étant entendu que l'innocuité du produit ne posait pas de problème.

Si je vous ai dit qu'il pouvait y avoir des contre-indications, c'est vrai aussi pour l'aspirine : si vous prenez trop d'aspirine, vous avez une hémorragie gastrique et vous pouvez y passer !

En l'occurrence, il n'y en avait aucune, tout simplement parce que les doses sont faibles, et même très faibles et que les contre-indications concernent des pathologies qui ne sont pas celles de militaires envoyés sur un terrain d'opérations. Nous n'avions pas d'asthmatiques ni de tumeurs. Par conséquent, dans l'ordre d'opération, on n'avait pas à demander l'autorisation.

Il semble effectivement que cet ordre ne soit pas remonté, comme je l'ai appris tout récemment dans la presse. Cet ordre d'opération n'est pas remonté au niveau de la direction centrale, mais devait-il en aller ainsi ? Ce n'est pas du tout évident, car il est interne. Si on nous avait interrogés et s'il y avait eu un problème, on aurait pu demander un avis technique mais, depuis 1987, une succession de directives indiquait qu'au stade d'alerte 1, il fallait donner ce produit. Par conséquent, cela présentait un caractère de grande banalité.

M. Bernard Cazeneuve, Président : Ce n'est pas tout à fait l'objet de ma question. Il est dit très clairement dans l'ordre d'opération qu'instruction avait été donnée aux militaires de prendre cette Pyridostigmine dans les jours qui ont précédé la première attaque terrestre. Dès lors qu'il est indiqué dans cette instruction de 1982 que le Service de santé des Armées participe à l'élaboration des ordres d'opération, j'en déduis très logiquement - mais peut-être est-ce un excès de logique parlementaire - que le Service de santé des Armées a été associé à l'élaboration de l'ordre d'opération.

Dès lors le Service de santé des Armées a été associé à l'élaboration de l'ordre d'opération, j'en déduis également qu'il connaît les conditions dans lesquelles ces substances ont été administrées et que, par conséquent, lorsqu'il l'interroge, le Ministre n'a aucune raison de ne pas disposer de ces informations. Je m'étonne par conséquent des raisons pour lesquelles ces informations ne lui ont pas été données.

Cela n'est pas directement lié au problème du « syndrome de la guerre du Golfe » mais à un autre sujet qui intéresse directement les parlementaires dans le cadre des missions de contrôle a posteriori de l'exécutif et qui touche au fonctionnement des administrations placées sous son contrôle.

Le Médecin général inspecteur, Jean Bladé : Je comprends tout à fait vos réserves et vos interrogations. Par qui est signé l'ordre d'opération ? Je ne l'ai jamais vu. Est-il signé au niveau de l'état-major des Armées ?

M. Bernard Cazeneuve, Président : Oui.

Le Médecin général inspecteur, Jean Bladé : Il ne nous a pas informés. Dans tout ordre d'opération, vous avez des destinataires. Il n'y a pas un ordre d'opération, qui ne soit une pièce classifiée, et sur lequel figurent quelque part, ses destinataires.

Au bout de dix ans, je ne vais pas vous dire que je ne me le rappelle pas. Je dis simplement que je n'ai pas vu l'ordre d'opération en question parce que je n'avais pas à le voir. En effet, les décisions étaient prises en amont, sachant que je n'étais pas Directeur central à l'époque. C'est là que cela devait se faire. On entre donc dans une chaîne stéréotypée.

M. Charles Cova, Vice-président : Mon Général, l'ordre d'opération est une chose et l'annexe « NBC » en fait partie, mais cette annexe « NBC » est en place depuis une date antérieure ; elle est jointe à l'ordre d'opération sans que le Service de santé en soit informé. Il n'en ignore cependant pas l'existence parce qu'elle a été rédigée sous l'égide du Service de santé à un moment x, après quoi elle a été jointe à l'ordre d'opération.

Le Médecin général inspecteur, Jean Bladé : Bien sûr. C'est une affaire qui ne peut pas être remise en cause à tous les stades d'exécution. Elle ne peut l'être qu'au stade de la conception mais non pas de l'exécution.

J'ai signé personnellement, pour la première fois dans l'histoire du service, un ordre d'opération parce que j'étais directement responsable de tout ce qui se passait en France. Toutefois, cela s'est fait bien évidemment en collaboration avec tout le monde.

M. Charles Cova, Vice-président : On peut regretter quand même qu'au moment de l'élaboration d'un ordre d'opération dont on sait qu'il va avoir des conséquences importantes en matière de santé, vous n'ayez pas été associé à la rédaction ou à la révision de la notice « NBC ».

Le Médecin général inspecteur, Jean Bladé : Il ne faut pas que ce soit un langage de sourds. Il s'est agi de donner un médicament leurre qui ne pose aucun problème épidémiologique concernant la santé de l'homme. C'est un médicament banal qui a 44 ans d'existence. Nous n'étions pas obsédés par cette affaire.

Nous avons mis le Modafinil sous contrôle médical parce que c'était nouveau. J'ai été informé sur ce médicament mais ce n'est pas moi qui ai donné l'ordre. On a mis un produit à la disposition du commandement en lui disant : « si vous en avez besoin, prenez-en la responsabilité ».

Il a été surtout utilisé par les aviateurs, sachant qu'évidemment, il valait mieux qu'ils utilisent ce produit plutôt que des amphétamines qui seraient totalement incontrôlables et qui sont des stupéfiants. Non seulement j'ai été consulté sur ce point mais toute la chaîne s'est faite là-dessus.

M. Bernard Cazeneuve, Président : J'ai une question à poser sur ce point précis, mais je laisse la parole à Mme Michèle Rivasi, co-rapporteure.

Mme Michèle Rivasi, co-rapporteure : Je pense que vous ne répondez pas à la question qui concerne le Ministre et les déclarations du Médecin en chef Estripeau. J'ai eu plusieurs débats publics avec lui et il nous a dit que ce sont les chefs de corps qui ont donné l'ordre de distribuer ces pilules de bromure de Pyridostigmine. Nous étions surpris que les chefs de corps décident seuls de cela étant donnée la hiérarchie de l'armée.

Or, cette information a été reprise par le Ministre, qui a déclaré qu'il n'a pratiquement pas été distribué de bromure de Pyridostigmine ou que s'il en a été distribué, cela n'a été fait que dans des cas très limités et tout à fait spécifiques.

C'est dans le cadre de l'information que le Médecin en chef Estripeau a donnée au Ministre qu'il y a un problème. Comment se fait-il que votre service ait pu donner une information erronée à un Ministre alors qu'il y avait un ordre concernant le risque « NBC » avec toutes ses subdivisions, dont la prise de bromure de Pyridostigmine ?

Cela veut dire que vous, mon Général, vous n'étiez pas au courant de ce qui était donné aux soldats dans le cadre des attaques correspondant à l'opération Daguet. Du point de vue de la santé, il vous manque donc des éléments d'appréciation sur ce qu'on donne ou non.

J'ai une autre question dans le même registre. Je voudrais savoir, premièrement, si vous confirmez la déclaration du Général Roquejeoffre selon laquelle 9 000 soldats ont pris des comprimés de bromure de Pyridostigmine et, deuxièmement, en ce qui concerne le Modafinil que les militaires appellent le « Virgyl », combien de soldats ont pris ce type de molécules. Avez-vous ces chiffres ?

Le Médecin général inspecteur, Jean Bladé : Je ne peux pas vous les donner car je ne suis plus aux affaires. Tout ce que je vous ai dit, je l'ai rédigé à Toulon et je trouve que c'est déjà un remarquable effort parce que je ne suis plus en charge du service et, surtout, que je ne dispose plus des documents élémentaires de base.

En tout cas, j'avais fait plusieurs conférences (je ne rédige jamais une conférence mais je prends des notes pour ne rien oublier) et il n'y a rien de mieux que quelque chose d'important pour revivre l'action et s'y retrouver. C'est pourquoi je vous en ai remercié.

Je regrette, à la fois pour le service et pour M. le Ministre, qu'il y ait eu une mauvaise information. Elle est évidente telle que vous la présentez, mais quelle en est la raison ? C'est sans doute parce qu'on ne s'est pas adressé au bon interlocuteur. Il fallait regarder l'ordre d'opération et celui qui l'avait signé. En effet, la chaîne « NBC » n'est pas sous le commandement du Service de santé mais sous le commandement hiérarchique des logisticiens. Dès lors qu'ils savent qu'ils doivent utiliser ce médicament comme un leurre et de manière préventive, ils appliquent le tarif, si j'ose dire, sans se préoccuper d'autre chose.

Ensuite, il fallait qu'ils rendent les comprimés. Pourquoi ? Les gens ne le savent pas trop mais je vais vous le dire car c'est tout simple. Si j'avais apporté ici avec moi des gants et une tenue « NBC », vous auriez très bien compris que l'on n'allait pas dire à ces garçons de prendre des médicaments alors qu'ils sont un peu comme dans des armures du Moyen-Age, si je puis dire.

Par ailleurs, il faut éviter de donner des comprimés à des soldats de manière intempestive en leur disant : « vous en avez pour huit jours ». On les donne par petites doses. Quand j'étais Médecin en chef de l'escadre de Méditerranée ou Médecin en chef de la Jeanne d'Arc, on donnait tous les jours un anti-paludéen, la Nivaquine. Il se trouve que si on en prend trop, c'est mortel. A trente comprimés, vous êtes mort par fibrillation cardiaque ! Or, tous les jours, le Service de santé du bord donnait un comprimé à chaque gars.

Par conséquent, cela ne vient pas des colonels qui ont exécuté l'ordre. Si la chaîne « NBC » a dit : « à prendre tel jour, lorsque vous serez au stade d'alerte chimique tant », le Colonel regarde l'instruction et il l'applique. C'est tout.

On nous a rendu des comprimés et il faudra que l'on sache combien, qu'il s'agisse de la Pyridostigmine ou du Modafinil, étant entendu que ce produit est tout à fait remarquable, certains l'auront gardé pour pouvoir partir en vacances et rouler toute la nuit. Cela peut servir, mais peu importe.

Imaginez, Madame, que des médicaments répartis entre 12 000 personnes doivent être recueillis en totalité. Certains sont perdus, d'autres étaient dans la poche...

M. Bernard Cazeneuve, Président : Sur ce point, Général, si vous en êtes d'accord, je vais vous poser deux questions d'un coup, ce qui m'évitera de monopoliser la parole et me permettra ainsi de laisser la parole à mes collègues.

Le Médecin général inspecteur, Jean Bladé : Excusez-moi, mais je parle avec passion...

M. Bernard Cazeneuve, Président : Vous êtes passionnant et sachez que nous vous écoutons avec grand intérêt.

Le Médecin général inspecteur, Jean Bladé : ...parce que ce sont des questions qui me paraissent d'une très grande évidence et que rien n'est plus difficile que de démontrer l'évidence.

M. Bernard Cazeneuve, Président : Je le comprends très bien. Je voudrais donc vous poser deux autres questions précises qui font d'ailleurs écho à celles qui ont été posées par mes collègues et qui concernent la protection « NBC » et le « Virgyl », en me fondant toujours sur des documents qui ont été transmis par le ministère de la Défense.

Pour ce qui concerne la protection « NBC », je me fonde sur un rapport de fin de mission qui émane du Service de santé des Armées et précisément du commandant de l'hôpital médico-chirurgical de transit Air situé en Arabie Saoudite. Ce rapport a été adressé au Médecin général directeur du Service de santé de l'opération Daguet.

Vous avez indiqué dans votre intervention que vous aviez mis beaucoup de soin à préparer tout le dispositif de protection « NBC » et qu'il relevait notamment - et non pas exclusivement - de la responsabilité du Service de santé des Armées de bien veiller à ce que le dispositif de protection soit opérationnel. Vous avez précisé que vous aviez procédé à des investigations très poussées.

Dans ce document d'appréciation d'un médecin militaire de haut rang, qui était placé sous votre autorité, je lis la chose suivante sur laquelle je voudrais recueillir votre sentiment. Il s'agit d'un des documents qui nous ont été transmis par le ministère de la Défense et qui figurera par conséquent en annexe du rapport :

« Quel que soit le type de protection, il ne peut être employé avec efficacité que si chaque homme a été entraîné régulièrement et que si des informations suffisantes relatives à la menace ont été faites.

De nombreuses anomalies ont été constatées dès l'engagement, au mois de janvier 1991 : personnels arrivant sur le territoire avec des masques endommagés, mal adaptés au visage et équipés avec des cartouches de deuxième réserve très suspectes possédant des informations recueillies dans leur unité des plus extravagantes, personnels n'ayant aucune instruction sur l'habillage et le déshabillage.

La protection de type survêtement est incontestablement plus adaptée à ce genre d'opération qu'un vêtement dit à port permanent, qui est moins pratique à revêtir en urgence ».

Voilà ce qu'un médecin militaire écrit dans un rapport adressé au Directeur du Service de santé de l'opération Daguet. Je voudrais avoir votre sentiment là-dessus.

Si vous le voulez bien, je vais également vous poser, à la suite, ma deuxième question qui concerne le « Virgyl », dont vous avez fait état à l'instant.

Dans un autre document qui émane du Ministère de la Défense - c'est vous dire à quel point le Ministère de la Défense nous transmet l'ensemble des documents dont nous avons besoin et contribue ainsi à aider la mission à faire _uvre de transparence -, et sous le timbre de la Direction centrale du Service santé des Armées, en date du 7 mars 1991 et adressée à l'état-major des Armées, il est indiqué ceci :

« Un nouveau médicament permettant le maintien d'un état d'éveil prolongé a été mis pour la première fois à la disposition des forces. Il fait l'objet d'un commentaire particulier car il ne s'agit ni d'une protection, ni d'un traitement au sens habituel donné à ces termes ».

On y fait état plus loin de l'utilisation d'une « substance éveillante » et il est dit : « Le 18 janvier 1991, la DCSSA a procédé à la mise en place, auprès de médecins de l'opération Daguet, de 2 250 boîtes de 8 comprimés de la substance éveillante appelée «Virgyl» ». Par conséquent, nous avons la réponse à la question posée tout à l'heure sur la quantité. « Ce composé avait fait l'objet d'une expérimentation chez l'homme en novembre 1990 dans des conditions se rapprochant de celles rencontrées en opérations. Son efficacité et l'absence d'effets secondaires avaient été démontrées ». Ce paragraphe montre qu'il y a bien eu une expérimentation chez l'homme. Il s'agit là d'un élément d'information important.

J'ai un élément d'information complémentaire à vous demander. Cette expérimentation a-t-elle fait l'objet d'un rapport en possession du Service de santé des Armées de l'époque ; ce rapport a-t-il été porté à la connaissance du Directeur que vous étiez et, si vous nous confirmez qu'il existe, peut-il être demandé au ministère de la Défense ? Si c'est le cas, nous le ferons.

Je lis encore : « Dans l'hypothèse d'opérations de type continu, ce médicament a donc été mis en place, son utilisation ayant été limitée à des situations opérationnelles dont l'évaluation appartenait au commandement, lui seul étant à même d'en ordonner l'emploi », ce qui correspond à ce que vous nous avez indiqué.

« Aucune information précise n'est encore parvenue » (à la date de rédaction de cette note, c'est-à-dire mars 1991) « sur l'utilisation qui a pu être faite du « Virgyl ». Il semble qu'il en ait été distribué lors du déclenchement de l'opération terrestre sur As Salman le 24 février 1991. Un rapport complémentaire sera rédigé lorsque toutes les informations auront été réunies ».

J'ai deux questions. Est-il dans les usages que, plusieurs semaines après une opération, les conditions d'utilisation d'un médicament de ce type n'aient pas été portées à la connaissance de ceux à qui il revient de veiller aux conditions dans lesquelles il a été administré ?

Enfin, il est fait référence à un rapport ultérieur qui aurait dû parvenir au Service de santé des Armées. En avez-vous eu connaissance ?

Le Médecin général inspecteur, Jean Bladé : Très objectivement, sur les centaines de rapports qui arrivaient chaque jour après la guerre du Golfe, je ne peux pas vous affirmer dix ans après que j'ai eu celui-là. C'est une affaire de bon sens.

En revanche, je vais vous apprendre beaucoup de choses sur ce point car j'ai suivi le « Virgyl » pendant pratiquement toute l'époque de sa conception. C'est l'un de mes anciens élèves, un chercheur qui s'en est occupé et je vais vous donner son nom, sachant qu'il y a consacré plusieurs années de sa vie. Sur le papier que vous avez lu et qui est une demande d'explication, il n'y a pas de signature mais s'il y en avait une, ce serait très probablement la mienne, parce que c'est moi qui signais des choses comme cela.

M. Bernard Cazeneuve, Président : Il n'y a pas de signature.

Le Médecin général inspecteur, Jean Bladé : Mais c'est probablement moi. Par conséquent, je ne renie pas ce document dans lequel on indique : « on vous a donné cela, qu'en avez-vous fait et comment cela s'est-il passé ? » En fait, je ne sais pas comment cela s'est passé. En effet, nous avions la responsabilité de l'ensemble, c'est-à-dire de la mise en condition mais, sur le terrain, ils étaient autonomes. Par conséquent, quant au nombre de comprimés qui ont été restitués, cela s'est fait progressivement.

Nous avons eu des rapports dans les six mois qui ont suivi, car l'opération Daguet ne s'est pas arrêtée après trois semaines en disant : « coucou, on rentre à la maison ! » Un colonel a fermé la maison quelques mois après. L'attaque a duré quatre jours, après quoi il y a eu le Koweit, les incendies des puits de pétrole, puis d'autres missions etc.

Si vous voulez des informations sur le « Virgyl », il suffit de les demander au Médecin en chef Lagarde, que je connais bien et qui sert au CERMA. Pour moi, c'est l'homme de ce produit. Il en a suivi toutes les expérimentations et si quelqu'un doit répondre, c'est lui ou son supérieur hiérarchique direct, parce que c'est à ce niveau qu'il faisait l'objet d'études.

Je suis très content du papier que vous avez lu concernant la conscience des médecins quand ils voient arriver des gens qui sont mal équipés. Ce n'est pas du tout de leur ressort ; c'est du ressort du Commissariat et des unités ayant en charge les équipements. L'équipement « NBC » nous intéresse en amont pour savoir s'il est fonctionnel ou efficace, en collaboration avec la Direction de la recherche, des études et des technologies (DRET) qui est une émanation de la Délégation générale pour l'Armement (DGA). Ensuite, nous n'avons pas la responsabilité d'entraîner les gens ou nous ne le faisons que pour les personnels relevant du service, c'est-à-dire que nous veillons à ce que nos chirurgiens sachent décontaminer.

J'ai commandé l'hôpital militaire de Brest et celui de Lorient. A Brest, il y a des sous-marins nucléaires, j'avais ma tenue « NBC » de Médecin chef de l'hôpital et j'ai fait de très nombreux exercices. Donc l'entraînement existe, y compris dans les hôpitaux. Cela dit, ce médecin a raison et il est très bien qu'il ait tiré un signal d'alarme.

Pourquoi cela s'est-il passé ? Il faut voir la réalité. On a envoyé neuf régiments d'active qui disposent d'équipements homogènes et fonctionnels et qui s'entraînent. Ensuite, il arrive des gens en ordre dispersé dans les états-majors et pour les relèves, parce qu'il y a eu des malades ou des indisponibilités. Je pense que, pour le Commissariat, c'est beaucoup plus difficile, parce qu'on les prélève dans telle petite garnison et qu'il faut qu'ils aillent à tel endroit prendre leur équipement. Ce n'est pas de ma responsabilité, mais j'essaie de vous indiquer ce que je crois être, du fait de mon long passé militaire.

Cela s'est donc passé ainsi et il est très bien que le médecin rouspète. Il a raison de le faire.

Ai-je répondu à l'ensemble de vos questions ?

M. Bernard Cazeneuve, Président : Merci beaucoup, mon Général. Ce sont des réponses extrêmement intéressantes qui permettront à la mission de poursuivre ses investigations.

M. Claude Lanfranca, co-rapporteur : Général, vous avez répondu à ma première question, puisque le choix du bromure de Pyridostigmine date de plus de dix voire quinze ans et qu'il a été utilisé dans toutes les armées du monde pour lutter contre les gaz. C'est la seule molécule au monde dont on dispose actuellement.

Ce qui m'intéresse, ce n'est pas de dire si les militaires en ont pris ou non puisque je sais qu'ils en ont pris et que les doses étaient plus faibles que les doses actuelles. Cependant, même s'il s'agit d'un produit anodin, il suffirait que, dans quelques unités, quelques soldats ayant un déficit en enzymes musculaires de cholinesterase aient quelques troubles, pour qu'il y ait une petite complication. Certes, on ne peut pas parler de syndrome mais on ne peut pas exclure que quelques personnes aient pu connaître de telles complications.

Cependant, je voulais vous demander si vous-même ou les médecins militaires français avaient eu des contacts avec les alliés. Il semblerait que nous ayons donné la Pyridostigmine de façon très courte et discontinue alors que les Américains et les Anglais l'ont donnée à très fortes doses sur de plus longues durées. Enfin, on me dit que les Anglais n'ont pas donné du bromure mais de la physostigmine, qui n'a pas tout à fait les mêmes effets, puisqu'elle passe la barrière hémato-encéphalique. Il est possible qu'ils aient pu connaître des cas que nous ne rencontrons pas, nous, avec le bromure. Je vous demande votre avis sur ce point.

Le Médecin général inspecteur, Jean Bladé : Vous me posez, M. le Député, des questions de plus en plus pointues techniquement. Je regrette de ne plus pouvoir prendre le téléphone et de ne plus avoir la cellule de renseignement que nous avions mise en place pendant la guerre du Golfe. Cela m'aurait permis de répondre directement à la question entre le bromure de Pyridostigmine et la physostigmine. Ce ne sont que des variations de solvants, étant entendu que le solvant peut être interactif avec la molécule.

Vous avez besoin de la réponse d'un chercheur mais je vais vous donner le code pour y arriver car c'est ce qui est important. Vous allez vous adresser au Centre de recherche du Service de santé qui se trouve à La Tronche, près de Grenoble, et vous demanderez soit le responsable actuel de la recherche concernant le chimique, - je ne sais pas qui occupe ce poste à présent -, soit le chercheur qui avait en charge ce secteur il y a dix ans. Vous tomberez alors sur des spécialistes et je pense qu'ils vont vous répondre parce que je ne peux pas vous répondre moi-même.

Vous avez posé une autre question.

M. Claude Lanfranca, co-rapporteur : N'avez-vous pas constaté, dans les notes et comptes rendus du service, quelques accidents isolés ?

Le Médecin général inspecteur, Jean Bladé : Comme j'étais Sous-directeur « AST », je peux en parler en toute connaissance de cause parce que toutes les synthèses arrivaient dans mon bureau, chaque semaine et chaque mois. Sur un diagramme, on voit des pics et s'il y en a, on demande pourquoi ? On n'a même pas à se le demander parce que celui qui vient les montrer est un épidémiologiste qui vous en donne toutes les raisons.

Nous avons fait cela pour toutes les affections. C'est ce que j'ai dit mais vous n'avez pas été obligé de prendre tout cela en compte instantanément. Je vous ai dit que, dès qu'il y avait une anomalie statistique ou un pic d'interaction de maladies, il y a prise en compte et nous déclenchons des analyses. C'est si sérieux que, pour la santé publique, c'est nous qui sommes chargés de détecter les premiers cas de grippe. Je ne se sais pas si c'est vrai aujourd'hui mais c'était le cas quand j'étais en responsabilité. C'est donc un système extrêmement fiable.

Dans ce cas, pendant au moins les quatre années où j'ai été le patron du Service de santé des Armées, je peux dire qu'il n'y a eu aucun pic et que rien ne permet de le penser.

Vous m'avez également interrogé sur nos rapports avec les services alliés. Je peux vous en parler personnellement car, lorsque je me suis rendu en Arabie Saoudite, j'ai rencontré les chefs des services de santé d'un certain nombre d'armées. Avec les Américains, j'ai eu des contacts très importants et personnalisés. Après quoi nous avons pu faire des entraînements communs contre le risque chimique. Ils se sont entraînés pour comparer les techniques employées et nous avons vu ce qu'ils faisaient.

Je citerai à cet égard une anecdote. Il est très bien de tout relever par écrit, et je ne suis pas contre, je n'ai rien à cacher...

M. Bernard Cazeneuve, Président : ... c'est indispensable pour nos travaux.

Le Médecin général inspecteur, Jean Bladé : Il est très important qu'il y ait eu une collaboration. J'ai découvert une fois que certains chirurgiens que je connaissais portaient leurs galons et avaient en plus le grade américain. Comme ce n'est pas très réglementaire, je les ai interrogés sur ce point et ils m'ont répondu que cela permettait à nos amis américains de les identifier et de connaître le grade de chacun, ce qui est utile en situation. La collaboration a donc été très fructueuse. Il y a eu des échanges de qualité et j'ai décerné la médaille du Service de santé à un médecin américain parce qu'il avait travaillé avec nous d'une manière extrêmement efficace.

C'est par eux que j'ai pu avoir beaucoup de renseignements concernant l'anthrax et tout ce qu'ils avaient fait sur cette question. Il est vrai qu'ils ont fait beaucoup plus que nous et depuis plus longtemps. Ils ont décidé de procéder à des vaccinations que nous n'avons pas faites. Aujourd'hui, il est facile de ne pas regretter mais imaginez, M. le Président, la situation dans laquelle je me trouverais, s'il s'était produit une attaque biologique et si vous me demandiez : « alors que vous étiez le patron, pourquoi n'avez-vous pas fait la vaccination contre l'anthrax ? » Je préfère être dans la situation présente.

M. Bernard Cazeneuve, Président : Dans une configuration comme celle que vous décrivez, vous ne seriez vraisemblablement pas devant nous...

Le Médecin général inspecteur, Jean Bladé : Je n'étais pas constamment en Arabie Saoudite. J'y suis allé plusieurs fois pour voir comment cela se passait, sans y rester cependant très longtemps. Vous voyez que c'était tout de même utile.

M. Charles Cova, Vice-président : De nombreux rapports et comptes rendus ont fait état d'une série de toxi-infections alimentaires qui seraient intervenues dès le déploiement des forces en octobre 1990 puis au moment du désengagement du gros des forces, en février-mars 1991. Ces faits ont dû vous paraître sérieux puisque je crois que vous avez détaché in situ un vétérinaire biologiste pour faire des vérifications. Plus généralement, ces affections d'ordre alimentaire ont-elles également frappé d'autres armées et d'autres troupes alliées dans des proportions comparables et à des dates voisines ? Comment ces affections ont-elles été traitées et quelles en ont été les causes ? Les militaires concernés ont-ils fait l'objet d'un suivi à leur retour en métropole ?

Le Médecin général inspecteur, Jean Bladé : Dans mon curriculum vitae, je vous ai indiqué que j'avais été médecin de plusieurs bâtiments de combat, dont la Jeanne d'Arc. Les toxi-infections alimentaires devaient faire l'objet d'un rapport immédiat à la direction centrale afin d'en étudier immédiatement les raisons, parce qu'il faut aller vite en ces domaines.

C'est pourquoi je me permets de rappeler que, légalement, on doit garder les aliments de la veille. La chaîne du froid ne doit pas être interrompue pour que l'on puisse aller jusqu'au bout de la démarche. Nous n'avons pas envoyé un seul vétérinaire ; plusieurs vétérinaires ont été dépêchés sur place pendant la guerre du Golfe, même si je ne peux pas vous dire exactement combien il y en avait. En tout cas, ils ont surveillé de très près toute l'alimentation parce qu'on avait peur d'éventuels attentats ou d'épandages de microbes dans l'eau, par exemple. C'est pourquoi on ne consommait que de l'eau minérale.

La presse vous rapporte pratiquement tous les cas des toxi-infections alimentaires collectives. Si c'est au cours d'un mariage, cela passe dans les journaux, mais c'est extrêmement fréquent. On a fait un travail considérable sur le croisement, dans les chaînes alimentaires, entre le propre et le sale de l'alimentation. C'est assez pointu.

M. Charles Cova, Vice-président : Mais il faut que cela se passe à certaines périodes.

Le Médecin général inspecteur, Jean Bladé : Maintenant, je peux vous parler de mon expérience de marin ou même de simple voyageur. Je ne connais pas les gens qui sont dans la salle, mais s'ils ont pris un tour operator pour aller au Maroc ou en Tunisie, ils savent peut-être ce qu'est une « tourista ». Ce n'est rien d'autre qu'une toxi-infection alimentaire, sachant que, dans les pays tropicaux, c'est un risque multiplié par un nombre de probabilités considérable par rapport à la France. On rencontre pratiquement constamment ce type de troubles.

Bien sûr, nous ne pouvons pas contrôler l'alimentation de tout le monde en dehors de l'alimentation fournie par les Armées. C'est-à-dire que si des gens vont manger « en ville », ils peuvent transmettre ces contaminations.

M. Charles Cova, Vice-président : Cela ne devait pas être le cas. Les restaurants devaient être fermés à cette époque.

Le Médecin général inspecteur, Jean Bladé : Pas à Ryadh. En tout cas, je ne me le rappelle pas. De toute façon, vous allez avoir la réponse en demandant les rapports à la direction centrale. Elle va vous dire où et comment cela s'est passé et elle va vous donner les rapports des vétérinaires. Cela n'a rien de mystérieux. On n'aime pas beaucoup que cela arrive étant donné les moyens que l'on met en amont pour que cela ne se produise pas. C'est pourquoi, dès que cela se produit, on veut en connaître les raisons. Par conséquent, on vous apportera sans doute une réponse technique.

M. Charles Cova, Vice-président : Pour avoir été marin comme vous et pendant autant de temps que vous, je sais qu'on lave les légumes au permanganate et que l'on donne des consignes. Par conséquent, a priori, il ne devrait pas y avoir de toxi-infection.

Le Médecin général inspecteur, Jean Bladé : Absolument, mais dans les manières de faire des hommes, il y a toujours des failles.

Mme Michèle Rivasi, co-rapporteure : J'ai un certain nombre de questions à vous poser, mon Général, tout d'abord en ce qui concerne les vaccinations.

Dans son intervention de la semaine dernière, M. Gautier nous a indiqué : « par souci de transparence, il convient d'ajouter qu'ultérieurement, alors qu'ils étaient sur le théâtre (...), quelques militaires français ont pu, sans que nous puissions formellement le certifier, faire l'objet d'une telle vaccination anti-charbonneuse ».

Pour M. Gautier, certains soldats ont donc reçu cette vaccination. Confirmez-vous les déclarations du Général Gautier ?

Le Médecin général inspecteur, Jean Bladé : Je ne peux que vous faire état de mon expérience sur la non-utilisation d'un vaccin concernant l'anthrax. J'ai beaucoup appris des Américains. Je suis rentré et j'ai fait étudier cela par le Sous-directeur scientifique et technique et par les agrégés de biologie. Nous avons conclu que ce n'était pas clair et qu'on ne devait pas le faire. Donc nous ne l'avons pas fait.

Maintenant, lorsque vous êtes médecin et que vous travaillez avec les Américains qui vous disent : « nous sommes tous vaccinés car il y a un risque majeur », qui va jurer aujourd'hui que son camarade chirurgien américain ne lui a pas passé un vaccin parce qu'ils en avaient, eux ? Si, par souci d'honnêteté, le Médecin général Gautier vous a dit cela, je le comprends. Cela ne peut être que totalement marginal. Il faut imaginer qu'un médecin américain ait donné un vaccin à un médecin français. Cela a pu survenir ponctuellement.

Il faut savoir que l'angoisse des gens était très forte dans ce domaine.

Mme Michèle Rivasi, co-rapporteure : Cela serait donc passé par des médecins américains qui auraient donné ce vaccin ?

Le Médecin général inspecteur, Jean Bladé : Je ne dis pas cela. Je me demande simplement comment ils ont pu s'en procurer puisque nous n'avons jamais disposé de cette vaccination ?

Mme Michèle Rivasi, co-rapporteure : Donc, c'est bien ce que je vous dis. Cela se serait passé par les Américains.

Le Médecin général inspecteur, Jean Bladé : Cela s'est peut-être aussi passé par les Anglais.

Mme Michèle Rivasi, co-rapporteure : Ou les Anglais, bien sûr.

Le Médecin général inspecteur, Jean Bladé : Cela ne peut être que ponctuel. Ils n'ont pu se les procurer, je vous le répète, que par une démarche volontariste de leur part auprès de confrères étrangers. Voilà ma réponse.

M. Charles Cova, Vice-président : Je crois savoir, autant que je me souvienne, ma chère collègue, que le Médecin général Gautier avait dit que cela ne pouvait concerner que les seuls personnels détachés auprès des forces américaines qui auraient pu être ainsi vaccinés par les Américains.

Le Médecin général inspecteur, Jean Bladé : La portée de la question est tout à fait différente. Il est vrai que nous avions des gens détachés, bien évidemment.

Mme Michèle Rivasi, co-rapporteure : J'ai repris la déclaration du Médecin général Gautier. Par ailleurs, s'agissant du Modafinil, le docteur Gautier nous a indiqué que c'était une nouvelle molécule qui n'avait pas été utilisée auparavant. Confirmez-vous sa déclaration ?

Le Médecin général inspecteur, Jean Bladé : C'était une molécule originale.

Mme Michèle Rivasi, co-rapporteure : A-t-elle donc été prise pour la première fois pendant la guerre du Golfe ?

Le Médecin général inspecteur, Jean Bladé : Oui. En dehors d'une expérimentation volontaire sur l'homme qui a eu lieu, comme on le dit dans le rapport. Les réponses sur ces points vous seront données sans aucun problème par le Médecin en chef Lagarde.

Mme Michèle Rivasi, co-rapporteure : Pensez-vous avoir suffisamment de recul pour savoir si cette molécule ne peut pas avoir des effets à long terme ? Avez-vous des études permettant d'avoir un suivi auprès des soldats ?

Le Médecin général inspecteur, Jean Bladé : J'ai passé plus de vingt ans de ma vie dans les hôpitaux. Imaginer un effet retardateur d'une molécule quand vous avez pris quatre ou cinq comprimés dans votre vie, c'est exactement comme détecter une goutte d'eau dans un océan. Ce n'est pas possible. Vous me posez la question, Madame, et je vous réponds. Pour moi, ce n'est pas possible.

Mme Michèle Rivasi, co-rapporteure : Autre question. En ce qui concerne les soldats qui auraient pu être dans les hôpitaux militaires, avez-vous une évaluation du nombre de soldats qui ont été malades à la suite de la guerre du Golfe et qui ont fréquenté les hôpitaux militaires pour ce motif depuis neuf ans ?

Le Médecin général inspecteur, Jean Bladé : A l'heure actuelle, bien sûr que non. Je vis à Toulon et je fais de la peinture...

Mme Michèle Rivasi, co-rapporteure : ... c'est une très bonne occupation.

Le Médecin général inspecteur, Jean Bladé : Cela dit, je répondrai à votre question qu'il vous suffit d'interroger la direction centrale. Je ne peux pas vous donner une réponse parce que la question n'est pas de ma compétence actuelle. Maintenant, il y a une question connexe que vous ne posez pas. Y a-t-il eu une morbidité pendant la guerre du Golfe ? Les évacuations sanitaires étaient-elles conformes à nos prévisions ? C'est important. Sur ce point, je peux vous apporter ma réponse.

Mme Michèle Rivasi, co-rapporteure : J'ai eu la réponse du Ministre.

Le Médecin général inspecteur, Jean Bladé : Je ne sais pas ce qu'il vous a répondu mais je peux vous dire que cela a été très faible.

Mme Michèle Rivasi, co-rapporteure : Il y a eu 8 morts. Ce n'est pas la question que je vous pose. Je souhaite savoir si, à plus long terme, vous avez une idée du nombre de soldats qui sont soignés dans les hôpitaux militaires.

Le Médecin général inspecteur, Jean Bladé : Je ne peux pas répondre. Je suis en retraite depuis le 18 septembre 1994.

Mme Michèle Rivasi, co-rapporteure : J'ai une autre question sur le chimique. Nous avons interrogé le Général Schmitt qui nous a indiqué qu'à sa connaissance, il n'y a pas eu d'utilisation de gaz toxiques chimiques par les Irakiens ou même qu'il n'y a pas eu de détection de gaz toxiques chimiques, alors que les Américains ont bombardé des installations chimiques irakiennes.

Avez-vous été au courant que plusieurs détections de gaz toxiques ont été faites soit par les Tchèques, soit même par les Français et qu'elles ont été transmises aux Américains ?

Le Médecin général inspecteur, Jean Bladé : A aucun moment, ni de près, ni de loin, nous n'avons eu connaissance d'une détection réelle de gaz chimiques.

En revanche, les détecteurs qui s'appellent des Détalac sont ultra sensibles. Ils se déclenchent comme les appareils de détection d'effractions dans les immeubles. Quand cela se déclenche, il y a immédiatement une enquête qui n'est pas menée par le Service de santé, bien évidemment, mais par la chaîne « NBC » qui complète ce système et qui a à sa disposition d'autres moyens de détection complémentaires.

Je sais, parce que je me suis beaucoup intéressé à tous ces problèmes, qu'à chaque fois, la détection s'est avérée accidentelle, c'est-à-dire d'origine matérielle. Je suis formel en ce qui concerne mes connaissances. Je ne peux pas aller au-delà.

Mme Michèle Rivasi, co-rapporteure : Pouvez-vous nous expliquer que, dans la revue Terre Magazine, on trouve des illustrations photographiques sur lesquelles on voit des légionnaires français en train d'enlever les parties chimiques d'obus irakiens ? Il est indiqué sur la légende : « Ce spécialiste NBC français neutralise par pompage des substances chimiques contenues dans ces bombes irakiennes stockées sur une base aérienne ». Etes-vous au courant de cela ?

Le Médecin général inspecteur, Jean Bladé : Absolument pas, et je ne lis plus Terre Magazine depuis six ans.

Mme Michèle Rivasi, co-rapporteure : La revue Terre Magazine est pourtant une publication officielle du ministère de la Défense.

Le Médecin général inspecteur, Jean Bladé : Il faut s'adresser à qui de droit. Très objectivement, je ne peux pas répondre à cette question. Je ne sais pas.

Mme Michèle Rivasi, co-rapporteure : Je suis un peu surprise que, suivant votre poste, vous ne soyez pas au courant de ce type d'action des légionnaires parce que, si jamais un problème était survenu, vous auriez été concerné en tant que médecin. Cela ne vous aurait pas intéressé ?

Le Médecin général inspecteur, Jean Bladé : Votre question est un peu tendancieuse, permettez-moi de vous le dire, Mme la députée. Tout m'intéresse concernant la sécurité des hommes. Cela dit, quand vous avez 12 000 hommes sur le terrain, 9 régiments et des détachements qui sont au Koweit, vous imaginez bien qu'il n'est pas possible que le Directeur central soit au courant de tous les déplacements et de tous les risques. Ce n'est d'ailleurs pas son rôle.

Je veux bien que vous me preniez en défaut sur la conception générale du soutien « santé », mais pas sur des actions ponctuelles. Je ne dis pas que cela ne s'est pas produit. Mais cela est hors de ma compétence et de mes responsabilités et d'ailleurs très éloigné sur le plan géographique, des endroits où j'ai exercé une responsabilité directe.

Dans cette guerre, les gens étaient dispersés. Si, en avançant, ils ont vu des obus qu'il fallait désamorcer, c'est normal. C'est cela, la guerre. Il faut demander les rapports du commandement pour savoir dans quelles circonstances ils ont pu procéder à ces opérations.

Maintenant, vous me demandez si cela m'intéresse, ma réponse est oui.

Mme Michèle Rivasi, co-rapporteure : Mais vous n'avez pas eu la moindre remontée d'informations sur ce point ?

Le Médecin général inspecteur, Jean Bladé : Non. Je n'en ai eu aucune.

M. Guy Teissier : Nous avons quand même des éléments de réponse à cette question, M. le Président. Les Généraux Roquejeoffre et Schmitt à qui on a posé cette question ont fait la même réponse en disant qu'à aucun moment ils n'ont été informés, dans le cadre de leurs fonctions au plus haut niveau de la hiérarchie, qu'il ait pu y avoir des alertes « NBC ».

En revanche, la photographie, dont il est question a été prise, à mon avis, non pas en Arabie Saoudite mais au Koweit ou en Irak. Elle représente des stocks d'obus qui n'ont pas été utilisés et qui sont vidés de leurs substances toxiques.

M. Bernard Cazeneuve, Président : Il est très important pour notre mission, lorsqu'elle procède à des auditions, publiques ou à huis clos, de bien apporter la démonstration qu'elle fonctionne avec la plus absolue rigueur, y compris quand elle conduit des investigations pugnaces.

Le Médecin général inspecteur, Jean Bladé : C'est très bien. Je m'en félicite.

M. Bernard Cazeneuve, Président : Vous avez raison, mon Général. Le document dont il est question ici, auquel a fait référence Mme Michèle Rivasi et qui émane effectivement de Terre Magazine, une publication du ministère de la Défense, comporte une photographie dont l'exploitation n'a de sens que dès lors qu'on en donne la légende. Or la légende de ce document est la suivante : « Ce spécialiste NBC français neutralise par pompage les substances chimiques contenues dans ces bombes irakiennes stockées sur une base aérienne ». Cela veut dire que ces bombes n'ont pas été tirées et qu'elles sont stockées sur un dispositif militaire irakien. Il n'est inconnu de personne que les Irakiens disposaient d'armes chimiques. Si on vous avait posé cette question, vous auriez répondu oui.

Le Médecin général inspecteur, Jean Bladé : J'aurais répondu oui, en disant que ce n'était pas de ma compétence.

M. Bernard Cazeneuve, Président : Si des militaires français ont été appelés, à effectuer un désamorçage de telles bombes dans le cadre d'opérations sur le contenu desquelles il est légitime que l'on s'interroge, c'est une chose. Si ces militaires français, dans le cadre de la guerre du Golfe, ont été confrontés à des bombes ayant explosé et ayant pu les intoxiquer, c'est une autre affaire. Cette photographie ne dit pas cela. Je tiens à le préciser pour qu'il n'y ait pas d'ambiguïté.

Le deuxième point que je souhaite relever, c'est que nous ne pouvons employer l'indicatif, c'est-à-dire poser des questions de façon affirmative sur ces sujets, dès lors que, nous-mêmes, nous n'en avons pas la preuve. Je considère, comme je l'ai déjà indiqué la semaine dernière, que les informations qui nous sont communiquées par des associations, dès lors qu'elles ne sont pas prouvées par les investigations de la mission, et les documents qui sont mis à sa disposition doivent faire l'objet d'interrogations formulées au conditionnel.

Mme Michèle Rivasi, co-rapporteure : Je suis amenée à vous poser cette question pour deux raisons.

Tout d'abord, si des légionnaires ont été appelés à exécuter ce type d'opération, il est assez intéressant de chercher à voir de quel type de substances chimiques il s'agit. On nous indique en effet qu'un « jet de toxique s'échappe » lorsque les légionnaires français sont au travail et il est donc intéressant de savoir de quel type chimique il s'agit pour éventuellement pouvoir les en protéger.

Le Médecin général inspecteur, Jean Bladé : Je suppose qu'ils sont en tenues « NBC ».

Mme Michèle Rivasi, co-rapporteure : Oui, ils portent des tenues « NBC » avec masque. Ensuite, du fait que les Irakiens avaient des obus à base de substances chimiques, je suis amenée à me demander si des obus irakiens n'ont pas été tirés à partir du moment où des Détalac ont fonctionné. Nous allons interroger les services pour savoir quel type de gaz ces appareils sont capables de détecter et quels sont leurs seuils de détection.

Ma question était donc de savoir si vous êtes au courant de cela.

Le Médecin général inspecteur, Jean Bladé : Je ne le suis pas. A mon avis, lorsque les Détalac se sont déclenchés, ils l'ont fait comme lorsqu'une alarme de fumée fonctionne, que les pompiers arrivent et qu'ils ne trouvent rien. Simplement, d'après cette photographie, je sais qu'il n'y a que deux régiments en France qui sont capables de faire ce travail. Ce sont vraisemblablement des démineurs.

M. Guy Teissier : Ce ne sont sans doute pas des légionnaires mais, plus vraisemblablement, des gens du 17è Régiment de génie parachutiste.

Le Médecin général inspecteur, Jean Bladé : Pour tout ce qui est difficile sur le plan humain et technique, on fait effectivement appel au 17ème Régiment de génie parachutiste.

M. Bernard Cazeneuve, Président : A ce sujet, nous avons demandé au ministère de la Défense de bien vouloir nous communiquer l'ensemble des comptes rendus d'opération et télégrammes cryptés et diffusés par le système Syracuse, rendant compte au jour le jour de l'ensemble des opérations qui ont pu intervenir. Si, dans ces télégrammes, qui pour un certain nombre d'entre eux auraient été transmis par les militaires sur place à l'état-major des Armées, nous trouvions des éléments concernant le déclenchement du dispositif Détalac, nous regarderons précisément quel jour cela s'est produit et demanderons quels types de gaz sont susceptibles d'être détectés par ce dispositif.

Le Médecin général inspecteur, Jean Bladé : Cela me paraît très logique.

M. Bernard Cazeneuve, Président : Si cela existe, nous le mettrons dans le rapport et nous vous demanderons à ce moment là si vous étiez au courant des événements. Pour l'instant, n'ayant pas la preuve qu'ils aient pu se produire puisque nous n'avons pas procédé à ces investigations, il nous est difficile de vous demander si vous êtes au courant.

Le Médecin général inspecteur, Jean Bladé : J'étais très sensibilisé à ce point. Je suis allé plusieurs fois sur place. J'ai parlé à mes hommes et à beaucoup de monde. Je connais les Détalac et nous en avions, nous aussi, pour les chaînes de décontamination. J'ai passé beaucoup de temps sur ces questions, en tant que Sous-directeur « AST » avec les chercheurs. Une information de cet ordre ne peut pas tomber dans une oreille indifférente et non préparée techniquement à se demander ce que l'on va faire.

Mme Michèle Rivasi, co-rapporteure : J'ai une dernière question. En tant que médecin, vous avez dit ne vous être absolument pas occupé de l'uranium appauvri dans la mesure où vous ne saviez pas que c'était problématique pour les soldats.

Le Médecin général inspecteur, Jean Bladé : Je n'en ai pas parlé, Madame.

Mme Michèle Rivasi, co-rapporteure : Vous l'avez dit tout à l'heure.

Le Médecin général inspecteur, Jean Bladé : Non. J'ai parlé du risque nucléaire.

Mme Michèle Rivasi, co-rapporteure : Je reformule ma question. En tant que médecin, étiez-vous au courant que les Américains utilisaient des armes à base d'uranium appauvri ? Deuxièmement, par rapport à cette utilisation d'armes à base d'uranium appauvri, avez-vous informé vos soldats et avez-vous pris des précautions particulières vis-à-vis des personnels qui pouvaient être amenés à dépolluer les zones qui avaient été bombardées par ces armes ou qui pouvaient s'y rendre ?

Le Médecin général inspecteur, Jean Bladé : Concernant l'armement en uranium appauvri des forces américaines, je ne suis pas un spécialiste des bombes, ni des fusées. Par conséquent, je vous réponds non.

En revanche, j'ai reçu des papiers qui venaient de l'état-major des Armées pour m'indiquer à quels risques je devais faire face. A aucun moment on ne m'a dit qu'il y avait un risque de cet ordre. En fait, en tant que médecin, je dirai que ce n'est pas un risque d'ordre radioactif ou nucléaire mais un risque toxique. En tant que spécialiste des hôpitaux, je ne vois pas cela sous l'angle nucléaire. Je me dis : « va-t-il faire une néphrite ou ses reins vont-ils se boucher?».

La réponse est donc négative. Nous avons eu, pendant toute la durée du conflit, un PC armé aux Invalides qui fonctionnait 24 heures sur 24. Toute information qui arrivait était enregistrée et transmise au spécialiste qui convenait et, matin et soir, je disposais d'une synthèse. Aucune information, ni aucune mise en garde ne m'est arrivée concernant des munitions américaines. C'est clair. Je n'en ai pas parlé et nous ne nous en sommes pas occupés, ni de près, ni de loin, parce que personne ne nous a dit qu'il y avait un danger potentiel.

M. André Vauchez : Ma question sera brève. Vous avez évoqué tout à l'heure, mon Général, une note déclassifiée du ministère relatant une expérimentation chez l'homme qui se serait déroulée et vous avez répondu : « je connais ».

Le Médecin général inspecteur, Jean Bladé : Vous parlez du « Virgyl » ?

M. André Vauchez : Oui. Vous avez répondu : « je connais ». J'avoue que cela ne suffit pas. Est-ce que, tout en connaissant ce sujet, vous ne voulez pas vous exprimer ? Si vous connaissez ce sujet et si vous pouvez nous apporter des précisions intéressantes, ce serait à noter.

J'ai une autre question à vous poser. Malgré toute la prévention méthodique que vous avez prise - je n'y reviens pas et c'est bien -, est-il normal de parler d'expérimentations en cette période un peu exceptionnelle pour les soldats ?

Le Médecin général inspecteur, Jean Bladé : Vous parlez de l'expérimentation concernant le « Virgyl ». Je ne me suis pas arrêté là ; je vous en ai beaucoup dit, dans la mesure où je vous ai donné le nom, ce qui n'est pas si mal après dix ans, de l'expérimentateur qui a mené toute l'affaire, le Médecin en chef Lagarde. Par conséquent, il vous sera facile d'avoir des réponses adaptées, sachant qu'il pourra vous en parler pendant trois heures, d'autant plus qu'il y a des publications là-dessus.

C'est une information ouverte et je suis sûr qu'il rédige des publications sur ce point. Il n'y a rien de caché. Les chercheurs sont obligés de publier. Il y a une documentation « ouverte » que je ne possède pas. Je vous ai donc répondu qu'il y avait eu une expérimentation. On prend des volontaires, on leur donne un comprimé, j'imagine qu'on leur met des électrodes et que l'on regarde quelles sont les phases de sommeil possibles, si les phases de sommeil lent ou rapide arrivent... C'est une expérimentation banale. En tout cas, on vous répondra.

M. André Vauchez : Mais vous étiez au courant ?

Le Médecin général inspecteur, Jean Bladé : Bien sûr. Je m'intéressais aux recherches.

M. Bernard Cazeneuve, Président : Le document du Service de santé des Armées contient un paragraphe indiquant qu'une expérimentation sur l'homme a eu lieu au début des années 1990 et que cette expérimentation, qui était antérieure au déclenchement des opérations, a fait l'objet d'un rapport communiqué au Service de santé des Armées.

Nous allons faire deux choses sur ce sujet. Premièrement, nous allons demander au Service de santé des Armées de sortir ce rapport de ses archives. Deuxièmement, le Médecin général ayant bien voulu nous donner le nom de celui de ses collaborateurs qui a procédé à ces expérimentations, nous allons l'auditionner. Nous aurons ainsi matière à donner l'ensemble des éléments dans le rapport.

Je pense que nous avons pu poser au Médecin général des questions utiles pour nos travaux qui peuvent, au terme des investigations sur lesquelles nous procédons à partir des documents, en appeler d'autres. Nous ne manquerons pas, Général, comme nous l'avons fait pour ceux qui vous ont précédé, de vous rappeler « à la barre » si cela était nécessaire.

En tout cas, merci de votre exposé excellent et de la précision de vos réponses.

Le Médecin général inspecteur, Jean Bladé : Je suis à votre disposition. La guerre du Golfe a été une grande aventure pour nous et une expérience très importante.

Mme Michèle Rivasi, co-rapporteure : J'ai une dernière question parce qu'on ne vous reverra peut-être plus. En 1990, le « Virgyl » bénéficiait-il d'une autorisation de mise sur le marché ?

Le Médecin général inspecteur, Jean Bladé : A l'époque, je ne le sais pas. Aujourd'hui, oui. Je ne peux pas vous le dire pour cette époque. Je ne le sais pas.

M. Bernard Cazeneuve, Président : Merci.

Audition du Docteur Yves COQUIN
Sous-directeur à la direction générale de la Santé

(extrait du procès-verbal de la séance du mardi 21 novembre 2000)

Présidence de M. Bernard Cazeneuve, Président,
puis de M. Claude Lanfranca, co-rapporteur.

M. Bernard Cazeneuve, Président : Nous accueillons aujourd'hui le docteur Yves Coquin, actuellement Sous-directeur au sein de la direction générale de la Santé, qui vient, après les responsables que nous avons auditionnés sur les aspects sanitaires du dossier, nous apporter son témoignage.

Je vous remercie de votre présence, docteur, et vous demanderai de faire un exposé liminaire le plus synthétique possible, de telle sorte que les membres de la mission puissent ensuite vous soumettre toutes les questions qu'ils ont à poser sur le sujet dont nous avons à connaître.

Docteur Yves Coquin : M. le Président, Mesdames et Messieurs les députés, mes propos seront assez brefs, car l'on ne peut pas dire que je sois un spécialiste de la guerre du Golfe. J'appartiens à la direction générale de la Santé depuis janvier 1993, où j'ai exercé les fonctions de Sous-directeur de la veille sanitaire jusqu'au mois d'août 2000. J'ai souhaité être déchargé de ces fonctions et je suis actuellement toujours sous-directeur, mais en attente d'une nomination à un poste de directeur de projet.

C'est dans ce contexte que le directeur général de la Santé m'a demandé d'intégrer la cellule d'appui scientifique. Il m'a chargé, avant mon départ en vacances, de travailler sur ce dossier afin d'en débroussailler les éléments et, surtout, d'en étudier la littérature médicale et les données qu'elle apporte, afin de savoir ce à quoi il fallait particulièrement prêter attention. Par conséquent, je ne me suis pas occupé de la question du « syndrome de la guerre du Golfe », ni dans l'exercice de mes fonctions, ni guidé par un intérêt scientifique particulier, avant l'été 2000.

Lorsque j'ai été chargé de cette mission par le directeur général de la Santé, mon premier mouvement a été de faire appel à la bibliographie scientifique et, en particulier, d'interroger la base de données « MEDLINE ».

J'ai donc pu me rendre compte que la littérature scientifique en la matière était fournie : plusieurs centaines de titres, voire plus d'un millier selon qu'on sélectionne les articles ayant trait plus ou moins directement à la guerre du Golfe. Les équipes qui se sont penchées sur cette question et qui ont publié des travaux sont tout à fait sérieuses ; leur notoriété internationale n'est pas discutable. J'ai sélectionné une trentaine d'articles que j'ai lus attentivement. Sous couvert de l'appellation « syndrome de la guerre du Golfe », ils identifient un nombre élevé de symptômes cliniques qui sont essentiellement de nature fonctionnelle et non lésionnelle ; ces symptômes traduisent plus le ressenti subjectif de troubles variés que l'objectivation d'une anomalie physiologique. Cela ne veut pas dire pour autant qu'il ne faille pas prêter attention à ces symptômes fonctionnels, car ceux-ci peuvent être avant-coureurs de pathologies organiques diverses.

Quand on analyse, dans la littérature, les conditions dans lesquelles ce conflit s'est déroulé et les différents facteurs de risque auxquels les troupes ont pu être soumises, on constate, d'une part, que le conflit a certainement eu pour effet d'exposer les militaires de différents pays à des conditions très stressantes et, d'autre part, que les militaires ont probablement été exposés à des risques chimiques, notamment ceux liés à des retombées éventuelles d'explosions de stocks d'armes chimiques ou conventionnelles détruits par le corps expéditionnaire allié en Irak et dans le voisinage de la frontière de ce pays.

Par ailleurs, des actions ont été entreprises, en particulier les vaccinations, qui ont été effectuées de façon différente selon les corps expéditionnaires. Il semble, à cet égard, que les militaires américains aient subi des vaccinations plus nombreuses sur un temps plus court, et notamment des vaccinations qui n'avaient pas encore reçu une autorisation par la Food and Drugs Administration (FDA). Il y a donc certainement eu des facteurs d'exposition différents pour chaque corps expéditionnaire.

Il ressort également de cette littérature que ces militaires ont pu être exposés à des molécules chimiques utilisées comme insecticides. Là encore, il y a probablement des différences selon l'origine des différents corps expéditionnaires, puisqu'il semble que les Américains ont utilisé des organophosphorés alors que le Service de santé des Armées nous a indiqué que les seules molécules pour lesquelles il avait donné un accord d'utilisation étaient les pyréthrinoïdes de synthèse qui, effectivement, n'ont pas la même toxicité.

Bien entendu, on cite aussi l'exposition à d'autres produits comme des produits de prévention - je pense notamment à la Pyridostigmine, un médicament relativement bien connu - mais aussi à des substances comme l'uranium appauvri, utilisé comme agent de fabrication de certaines munitions, sans que puissent être d'ailleurs définis précisément dans ce cas, les unités ou les individus qui ont pu y être exposés.

Au travers de ces publications qui sont des études à visée épidémiologique, il ressort que l'on n'arrive pas à déterminer de façon certaine que telle ou telle unité aurait été plus particulièrement concernée par certains troubles en fonction des facteurs de risque auxquels elle aurait été particulièrement exposée. Cela n'apparaît pas, du moins dans les articles que j'ai lus.

Le dernier point que je soulignerai est que les différentes études épidémiologiques - en particulier, celles réalisées par une équipe universitaire américaine qui a beaucoup publié et qui est celle du Docteur Haley - faute de pouvoir identifier un syndrome qui serait univoque, démembrent ce syndrome en sous-ensembles pour lesquels des explications physiopathologiques distinctes pourraient être trouvées, sans que celles-ci correspondent plus particulièrement à tel ou tel type de facteur de risque qui y serait associé.

A la suite de cette revue générale, nous avons tenu une réunion avec nos collègues du Service de santé des Armées qui se sont efforcés de nous préciser la position des troupes françaises sur le terrain. Je n'ai pas beaucoup appris à ce sujet parce que la localisation géographique des facteurs de risque préférentiels fait défaut. Nous avons toutefois eu, à cette occasion, des précisions concernant les produits reçus par les militaires. J'ai d'ailleurs regretté que l'audition de personnalités militaires devant votre mission ait permis d'affirmer que les militaires français avaient bien reçu un ordre de prendre de la Pyridostigmine alors que nos collègues du Service de santé des Armées - je crois, en toute bonne foi - nous avaient affirmé qu'il n'y avait pas eu d'ordre du commandement. Mais il est bien évident que, même en l'absence d'un tel ordre, les conditions psychologiques étaient telles qu'il fallait s'attendre à ce que des militaires, à partir du moment où on leur avait pré-distribué les produits, puissent éventuellement être tentés de les prendre de leur propre chef pour se protéger. Il faut comprendre ce genre d'attitudes. Mais enfin, nous avons aujourd'hui la confirmation qu'il y avait eu un ordre du commandement de prendre de la Pyridostigmine.

Le Service de santé des Armées nous a également donné - je dis nous parce que j'étais accompagné du Directeur général de l'Institut de veille sanitaire et du professeur Marcel Goldberg ainsi que du représentant du Haut fonctionnaire de défense du ministère de la Santé, le Général Vilain - quelques indications sur les patients qui ont fondé l'association Avigolfe et sur la manière dont les procédures de reconnaissance des maladies liées à ce type d'opérations se déroulaient.

La commission d'experts mise en place par la Secrétaire d'Etat à la Santé et aux Handicapés et par le Ministre de la Défense a souhaité avoir accès aux dossiers de ces personnes. Il est en effet important de connaître la nature précise des plaintes déposées par les membres de cette association concernés et, au-delà, de l'ensemble des personnes ayant déposé une demande d'indemnisation. Nous ne nous sommes pas encore penchés sur ces dossiers. Avec les quelques exemples qui nous ont été présentés par nos collègues militaires, j'ai cru comprendre qu'il y avait des pathologies comme, par exemple, la tuberculose et des cas de cancers, qu'il va falloir examiner parce qu'elles ne figurent véritablement pas parmi les symptômes déjà décrits dans les différentes études concernant un éventuel « syndrome de la guerre du Golfe ».

Telle est l'analyse à laquelle je me suis livré. Le comité d'experts auquel je participe au nom de la direction générale de la Santé aura deux tâches à remplir : premièrement, se pencher sur les plaintes exprimées en France ; deuxièmement, s'engager dans une analyse beaucoup plus approfondie de la littérature existante - nous allons nous partager le travail - et, en fonction de cela, présenter un certain nombre de préconisations.

C'est tout ce que je peux dire, M. le Président, dans l'état actuel de notre démarche, mais je ne me déroberai pas aux questions.

M. Bernard Cazeneuve, Président : Nous vous remercions de cet exposé introductif.

M. Claude Lanfranca, co-rapporteur : Je ne poserai que deux questions de façon à ne pas trop mobiliser la parole.

Une personne que nous avons auditionnée affirmait qu'il suffisait de demander son dossier médical à un hôpital militaire pour en disposer. Cela me paraît bien simple parce que lorsque j'exerçais dans les hôpitaux civils, il me semble que l'on disait que le dossier était le bien de l'hôpital, même quand la demande arrivait par le biais du médecin traitant. Ce sera l'objet de ma première question : un plaignant peut-il obtenir aussi facilement son dossier médical dans un hôpital militaire, sur simple demande de son médecin traitant ?

Deuxième question, avez-vous eu connaissance de l'existence de plaintes « spontanées », ayant été déposées peu après 1991, ou n'affluent-elles que maintenant ? Pour vous donner un exemple, la presse a fait état de mon appartenance à cette mission et j'ai reçu une demande d'entretien, que j'ai d'ailleurs refusée pour cette raison, d'un militaire, auquel j'ai transmis l'adresse d'Avigolfe. Cette personne m'a dit avoir des problèmes familiaux assez graves, faire une dépression depuis deux ans, c'est-à-dire depuis 1998. On lui aurait dit que son état pouvait être en rapport avec la guerre du Golfe. Nous allons assister à une inflation des demandes. C'est la raison pour laquelle je voulais savoir si vous aviez eu connaissances de nombreuses plaintes déposées avant, dans les deux ans qui ont suivi la guerre du Golfe ?

Docteur Yves Coquin : Non, je n'ai pas eu connaissance de plaintes déposées dans les deux ans qui ont suivi la guerre du Golfe. Lorsqu'on lit la littérature étrangère, on s'aperçoit cependant que les premières plaintes enregistrées au sein du corps expéditionnaire américain sont survenues précocement après la guerre du Golfe. Je n'ai, pour ma part, pas directement eu connaissance de plaintes de militaires français ni des dates auxquelles les gens se seraient plaints. C'est un aspect dont nous prendrons connaissance lorsque nous examinerons les fiches des dossiers des personnes ayant déposé une demande d'indemnisation. Les quelques exemples qui m'ont été fournis montrent à l'évidence que la date à laquelle les maladies se sont déclarées n'est pas compatible avec les délais de reconnaissance fixés par l'autorité militaire comme pouvant donner lieu à une indemnisation à la suite d'une opération militaire. C'est la seule constatation que je peux faire. Je ne me prononce pas sur le lien éventuel de ces pathologies avec la guerre du Golfe.

Votre première question concernait les dossiers médicaux. Je suis à nouveau désolé car je ne peux pas répondre pour l'autorité militaire. Je suis médecin civil et, de plus, j'appartiens au ministère de la Santé. Or le Service de santé des Armées dépend du ministère de la Défense et possède une organisation autonome, y compris dans le domaine de la surveillance épidémiologique. Même si nous avons périodiquement des points de jonction qui nous permettent de prendre connaissance de leurs constatations, les systèmes restent totalement autonomes.

En revanche, j'affirme de façon très claire qu'un patient qui s'y prend bien - il est vrai qu'il y a là une question de présentation - doit pouvoir, en France, obtenir communication de son dossier médical dans quelque établissement que ce soit.

Mme Michèle Rivasi, co-rapporteure : Y compris dans un établissement militaire ?

Docteur Yves Coquin : Ce serait une erreur absolument monstrueuse que les hôpitaux militaires ne permettent pas la communication au médecin traitant des éléments du dossier médical de son patient.

J'ai effectivement appris lors de l'émission télévisée à laquelle je participais avec Mme Rivasi qu'un dossier radiologique aurait été détruit. Ce n'est pas que je sois spécialement sceptique ou incrédule, mais je conçois mal qu'un établissement de santé puisse prendre la responsabilité, extrêmement lourde, de détruire un dossier radiologique. Il est vrai que, périodiquement, lors de la révision des dossiers, les clichés radiographiques étant extrêmement encombrants et lourds, on en jette parfois en ne conservant que les clichés les plus pertinents. Il m'est arrivé de procéder à ce « tri » par le passé quand j'avais un exercice hospitalier, et de le voir faire aujourd'hui encore, puisque j'ai gardé une vacation hospitalière dans un service de réanimation. Mais je n'arrive pas à croire que des dossiers aient pu être détruits. Ils ont par contre pu être perdus.

Dans l'affaire du sang contaminé, par exemple, quand il s'est agi de rechercher certains éléments de preuve, je sais, de façon indirecte, que les experts de la commission d'indemnisation ont parfois été surpris de ne pas retrouver trace de certains dossiers, d'ailleurs de façon géographiquement assez localisée. Mais je le répète, ces cas sont des exceptions. Pour ma part, je n'ai pas d'exemple d'un patient qui n'ait pu avoir connaissance de son dossier médical, au moins dans ses grandes lignes. Mais il est vrai qu'on ne le lui donnera pas directement.

M. Jean-Louis Bernard : Ma première remarque portera sur les publications qui ont été portées à votre connaissance. Je pense que la mission serait très heureuse d'avoir un résumé de ces différentes publications, qu'elles soient anglaises ou américaines. Ce serait une bonne façon d'aborder ce syndrome.

J'ai bien compris que vous insistiez essentiellement sur une pathologie presque exclusivement fonctionnelle et pas très organique. Je m'explique. Vous nous avez parfaitement défini les facteurs de risque, qu'il s'agisse de la vaccination ou des organophosphorés. On connaît, par une revue de la littérature ou par l'expérience que nous en avons, les signes organiques, cliniques ou biologiques que cela implique. J'aimerais savoir s'il ressort de la littérature que vous avez consultée, que des patients ont pu présenter une symptomatologie organique et non fonctionnelle, ou les deux associées ? Et si tel était le cas, quelle que soit la symptomatologie, y a-t-il une prévalence de patients qui auraient été plus ou moins atteints en fonction de leur lieu de combat ou de man_uvre ?

Docteur Yves Coquin : Concernant la nature des études dont j'ai pris connaissance, le premier type d'études sont des études de mortalité, aussi bien au sein du corps expéditionnaire américain qu'au sein du corps expéditionnaire anglais. Ces études montrent effectivement une surmortalité dans la population de ces deux corps expéditionnaires. L'explication avancée par les auteurs me paraît tout à fait logique et en parfaite concordance avec les données épidémiologiques portant sur la population française, qui montrent aussi une surmortalité des sujets jeunes de sexe masculin, particulièrement élevée en France, du fait d'accidents. Sans vouloir grossir le trait, on peut se dire que ces corps expéditionnaires comptent vraisemblablement des gens qui ont une attitude de négation du danger, chez lesquels la perception du risque n'est pas la même que chez un père de famille. Ces études ne m'ont pas paru de nature à mettre particulièrement « la puce à l'oreille », si vous me permettez l'expression.

Le deuxième type d'investigations sont des études de morbidité, assez générales, qui ont analysé le recours aux soins du corps expéditionnaire du Golfe par rapport à d'autres catégories de militaires au cours de la période immédiate de l'après-guerre du Golfe. Elles n'ont pas montré de différence significative s'agissant du recours aux soins.

Le troisième type d'études générales ont été celles qui ont essayé de déterminer s'il y avait eu des conséquences sur la descendance de ces personnes, en particulier en termes de malformations. Ces études n'ont pas montré d'incidence en termes de malformations. Néanmoins, si vous me permettez d'exprimer un avis personnel, je pense que ces études sont un peu incomplètes pour deux raisons. La première est qu'elles se sont attachées à la survenue de malformations pour des enfants nés immédiatement après la guerre du Golfe d'un père ayant été engagé sur le terrain. Or certaines malformations peuvent se révéler de façon différée par rapport à la naissance. La seconde est que ces études ne se sont pas penchées sur les difficultés à concevoir ou sur le nombre de fausses couches qui auraient pu survenir. Ce sont là des remarques, sur le plan de la méthodologie, qui doivent être prises en compte et qui relativisent un peu la portée de ces études. Je pense notamment à une étude parue dans le New England Journal of Medecine.

Pour le reste et en rappelant à nouveau que je n'ai pas tout lu puisque je n'ai pris connaissance que d'une trentaine d'études, il y a parmi les symptômes rapportés des symptômes qui pourraient donner lieu à une interprétation organique comme, par exemple, le fait d'avoir la diarrhée. L'utilisation de Pyridostigmine à fortes doses est susceptible d'entraîner des troubles digestifs. Cependant, ces études ne se livrent pas à une analyse symptomatique précise de ces patients. Il reste difficile d'imaginer que ces cas de diarrhées n'aient pas été explorés, s'il s'agissait de diarrhées persistantes accompagnées de signes biologiques, de perte de poids ou autres qui autorisent à penser qu'il y a un problème chronique. Rien dans ces études, je le répète, ne montre que tel symptôme revient spécialement fréquemment, ou que tel autre pourrait éventuellement être en rapport avec une intoxication par des organophosphorés ou des para-sympathico-mimétiques.

Enfin, et votre remarque rejoint tout à fait une demande de ma part, je n'ai pas lu d'étude qui permette d'affirmer que telle unité a été particulièrement exposée à tel facteur de risque. Il y en a peut-être. Le comité d'experts permettra, par un balayage plus systématique, de le savoir. Aucune de ces études ne montre, par exemple, qu'une unité stationnée immédiatement à proximité de telle installation bombardée et ayant explosé, ait présenté un nombre anormalement élevé de tel symptôme ou groupement symptomatique. Cela n'apparaît pas. Je l'ai recherché dans les publications que j'ai lues mais pas de manière systématique. Il faudra, j'en conviens, que cela soit fait de manière systématique.

Mme Michèle Rivasi, co-rapporteure : Pour en revenir à votre dernier point, je pense aussi qu'il y a eu un problème de méthode car ces études n'ont pas cherché du point de vue des cohortes qui auraient pu être exposées à tel ou tel risque. Elles n'ont pris en compte que des individus clairsemés. C'est la critique que l'on peut faire de ces études, surtout des américaines.

Puisque vous êtes médecin, j'avais quelques questions à vous poser sur plusieurs sujets. Tout d'abord, concernant ce bromure de Pyridostigmine, j'ai lu la littérature qui nous a été confiée par l'armée. D'après vous, quelle est l'efficacité de cette Pyridostigmine vis-à-vis des gaz neurotoxiques ?

Docteur Yves Coquin : Madame, je ne peux pas vous donner un avis d'expert. Je ne suis pas compétent en la matière. Je peux simplement dire qu'elle est assez universellement reconnue comme étant un antidote vis-à-vis d'un certain nombre de risques chimiques. Il n'en existe pas beaucoup. De plus, ce produit chimique est utilisé au long cours chez certains malades, assez peu nombreux, en particulier chez les myasthéniques.

Le Service de santé des Armées nous a dit que le dosage des produits distribués aux militaires était deux fois moindre que celui du produit qui avait l'autorisation de mise sur le marché (AMM). Mais je n'ai pas les moyens de vérifier car je n'ai pas eu le chiffre exact.

Me trouvant devant des parlementaires, je me permets, à cet égard, d'ouvrir une parenthèse. Le ministère de la Santé est très souvent impliqué pour prendre une position vis-à-vis d'un certain nombre de facteurs de risque. Il suffit de regarder l'actualité. L'idée fondamentale que je souhaite exprimer est que l'on ne peut émettre un avis, porter un jugement ou une expertise que sur un élément que l'on est capable de vérifier ou de contrôler. Or, sur une foule de points précis, dans le domaine environnemental, celui de l'agroalimentaire, et y compris celui de l'exposition des travailleurs, nous n'avons pas connaissance de ce qui se passe réellement sur le terrain, de la façon dont les filières techniques sont organisées. Nous n'avons pas non plus les résultats des contrôles, ni leur maîtrise. Cela nous oblige parfois à prendre position sur des éléments que nous n'avons pas pu vérifier, ce qui explique que je m'exprime souvent de façon volontairement très réservée.

Mme Michèle Rivasi, co-rapporteure : J'irai tout à fait dans votre sens, docteur Coquin, car des documents d'experts que nous avons reçus sur la Pyridostigmine, il ressort qu'elle a une efficacité maximale de 8,8 % le premier jour de traitement et de 15,7 % le troisième jour, c'est-à-dire inférieure aux valeurs préconisées comme étant nécessaires à une protection efficace. C'est l'avis des experts. Votre remarque est très judicieuse parce que, si nous nous projetons dans l'avenir, car mon propos n'est pas de faire un procès d'intention, je me dis que si l'on administre un tel produit, il faut ensuite se donner au moins les moyens d'évaluation des effets secondaires susceptibles de se déclarer. Sinon, on va redistribuer ce produit sans en avoir mesuré les conséquences.

Par ailleurs, saviez-vous que l'état-major avait indiqué qu'il ne fallait pas donner de la Pyridostigmine à l'armée de l'Air parce que, d'après ses experts, les personnes en ayant absorbé perdaient la faculté d'accomplir plusieurs tâches simultanément ? Il est à noter, à propos du pré-traitement de l'armée de l'Air par la Pyridostigmine, que « la direction centrale du Service de santé des Armées a l'honneur de faire connaître à l'état-major que seul le pré-traitement par la Pyridostigmine est contre-indiqué au personnel navigant ». Ils disent « personnel navigant », c'est-à-dire les pilotes d'avions, mais, à mon avis, les conducteurs de char étaient tout autant concernés. Saviez-vous cela ?

Docteur Yves Coquin : Je n'avais pas connaissance du fait que les militaires avaient formulé une contre-indication s'agissant de l'utilisation par les personnels navigants. Je sais, en revanche, que les effets de la Pyridostigmine peuvent éventuellement entraîner des modifications de comportement, même aux doses thérapeutiques. De là à dire que ce serait contre-indiqué pour un conducteur d'automobile, ce serait à vérifier sur la monographie du dictionnaire Vidal concernant le Mestinon, nom commercial de la Pyridostigmine. Je ne la connais pas par c_ur, mais je peux vous faire parvenir ce renseignement.

M. Claude Lanfranca, co-rapporteur : Pour parfaire la connaissance de la mission en la matière, j'ai lu la même expertise, fort complète sur le bromure de Pyridostigmine. Ce n'est pas tout à fait comme cela qu'elle doit être interprétée...

Mme Michèle Rivasi, co-rapporteure : J'ai la note ici !

M. Claude Lanfranca, co-rapporteur : Le dossier complet fait 176 pages. Il y est dit que la Pyridostigmine à dose assez élevée, alors que là, on donnait trois fois 30 mg, soit 90 mg, pourrait - le conditionnel est employé -, diminuer la vigilance chez une personne qui a plusieurs opérations à faire et qu'en conséquence, elle n'était pas donnée aux pilotes. C'est tout.

M. Guy Tessier : La raison peut être toute simple, et vous l'avez indiquée, docteur. La Pyridostigmine peut éventuellement déclencher des diarrhées. Pour un pilote de chasse, il est particulièrement désagréable de se trouver dans une telle situation. L'armée de l'Air n'a peut-être pas souhaité que cela se produise.

Mme Michèle Rivasi, co-rapporteure : Vous savez, pour les soldats avec des tenues NBC, cela ne devait pas être « terrible » non plus.

M. Guy Tessier : Oui, mais la tenue NBC - je ne sais pas, chère collègue, si vous avez eu l'occasion de l'enfiler - elle s'enlève, alors qu'aux commandes d'un Jaguar ou d'un Mirage, on a quelques difficultés pour en redescendre !

Mme Michèle Rivasi, co-rapporteure : Dans les chars, c'est pareil.

M. Guy Tessier : Tout à fait. Je pense qu'il y a peut-être tout simplement cet aspect. Je ne suis pas médecin, mais je me souviens très bien que la posologie était d'un comprimé toutes les huit heures, ce qui est tout à fait inférieur à la posologie normale.

Mme Michèle Rivasi, co-rapporteure : Mais l'expérimentation a été faite selon cette même posologie d'un comprimé toutes les huit heures.

Venons-en, docteur, au «Virgyl», le nom que donnent les militaires à cette molécule de l'éveil. Savez-vous si en novembre 1990 le «Virgyl», cette molécule dite encore Modafinil, avait une autorisation de mise sur le marché (AAM) ?

Docteur Yves Coquin : Je ne peux pas répondre à cette question. Vous me posez là une colle mais je peux fort bien vous trouver la date précise de l'autorisation de mise sur le marché.

M. Bernard Cazeneuve, Président : Vous faites une petite investigation auprès de la direction générale de l'Agence française de sécurité sanitaire des produits de santé (AFSSAPS) et vous nous faites un courrier, si vous y avez convenance, nous apportant des éléments de réponse précis à cette question de Mme Rivasi.

Docteur Yves Coquin : Absolument.

Mme Michèle Rivasi, co-rapporteure : Toujours d'après une information que je tiens de l'état-major des Armées, ce composé aurait fait l'objet d'une expérimentation chez l'homme en novembre 1990. Comme l'opération Daguet s'est déroulée en janvier 1991, ils n'avaient pas eu le temps, à mon avis, d'obtenir cette autorisation de mise sur le marché.

C'était une molécule un peu expérimentale puisque c'était la première fois qu'on la donnait. Que pensez-vous de son emploi ? Ils indiquaient lors de sa diffusion qu'il ne fallait en aucun cas dépasser 48 heures pour administrer la posologie. Vu le désordre dans l'information donnée, surtout pour le «Virgyl» ou Modafinil, cela a en fait été laissé à l'appréciation des régiments et des médecins présents à leurs côtés. Que savez-vous de cela ?

Docteur Yves Coquin : Sur le Modafinil, rien. Le Service de santé des Armées nous a dit que la molécule avait été donnée à un nombre extrêmement limité de militaires.

Mme Michèle Rivasi, co-rapporteure : 2 250 boîtes de huit comprimés.

Docteur Yves Coquin : 2 250 boîtes ? Mais je suppose que les militaires en ont récupéré une partie ?

M. Bernard Cazeneuve, Président : Cela fait partie des éléments sur lesquels il faut que nous soyons précis. Les éléments dont nous disposons, qui résultent de la lecture de documents déclassifiés qui nous ont été transmis par le ministère de la Défense, indiquent que 2 250 boîtes de Modafinil comprenant chacune huit comprimés ont été mises à la disposition des états-majors au moment de l'opération.

Cela ne signifie pas que ces 2 250 boîtes de huit comprimés aient été absorbées par les militaires au moment de l'opération. Nous avons adressé des questions supplémentaires au ministère de la Défense afin que nous soient transmis des éléments précis sur les conditions de récupération de ces médicaments. Nous vous en dirons plus dans le rapport, une fois obtenus ces éléments d'information. Aujourd'hui, nous savons seulement que ces médicaments ont été mis à disposition mais nous sommes incapables de dire dans quelles conditions ils ont été pris par les militaires.

M. Claude Lanfranca, co-rapporteur : M. le Président, je voulais vous demander si les dossiers déclassifiés étaient communiqués à tous les membres de la mission ou uniquement aux rapporteurs ?

M. Bernard Cazeneuve, Président : Tous les documents sont à la disposition de l'ensemble des membres de la mission pour que nous puissions faire un travail collégial. Ils sont transmis aux rapporteurs et sont à la disposition des membres de la mission au secrétariat administratif de la Commission de la Défense.

M. Claude Lanfranca, co-rapporteur : Je pose cette question car je signale que nous disposons d'une étude complète sur le «Virgyl» qui a été réalisée par l'armée et dont une conclusion laisse tout de même sous-entendre qu'un complément serait nécessaire. Elle est, chers collègues, à votre disposition si vous souhaitez la consulter.

M. Guy Tessier : Effectivement, des auditions que nous avons faites, il semblerait qu'un tout petit nombre de militaires ait absorbé du «Virgyl». Les informations à ce sujet sont redondantes puisque le Général Roquejeoffre puis le Général Schmitt nous ont tout deux parlé d'environ 600 personnels, essentiellement des membres de commandos infiltrés, qui avaient besoin de rester en éveil pour remplir leur tâche, des pilotes de chasse et des chauffeurs, qui étaient amenés à faire des rotations de nuit.

Le Médecin général Jean Bladé nous a par ailleurs indiqué - cela répond à la question de ma collègue - que ce médicament donne toute satisfaction sur le temps de l'éveil, mais qu'on ne coupe pas à la récupération. Après 48 heures d'effets, il faut se reposer ; le repos est indispensable.

M. Bernard Cazeneuve, Président : Nous savons que ce médicament a fait l'objet d'une étude en novembre 1990 diligentée par le Service de santé des Armées, étude qui nous a été transmise et dont le contenu sera publié dans le rapport. Les documents du ministère de la Défense font état du nombre de boîtes et du nombre de comprimés par boîte mise à la disposition de l'état-major. Il est indiqué dans l'étude du ministère de la Défense, et cela nous a été confirmé oralement par le Médecin général Bladé, que le Service de santé des Armées avait considéré que ce médicament présentait une totale innocuité. Sur la base de ces éléments, nous procédons à des questionnements supplémentaires du ministère de la Défense, comme c'est notre rôle.

Docteur Yves Coquin : J'ajouterai un mot en réponse à la question précédente de Mme Rivasi concernant la date d'AMM. Les indications sur ce médicament sont tellement peu nombreuses qu'il faudra longtemps avant de pouvoir considérer que ce n'est pas un médicament expérimental. En effet, le nombre de sujets sur lesquels il a été expérimenté est forcément extrêmement limité par rapport à la possibilité d'émergence d'un effet indésirable grave et rare. Mais il faut vraiment rester prudents parce que l'on ne pourra pas prétendre bien connaître ce médicament avant longtemps, en particulier quant à sa sécurité d'emploi.

M. Bernard Cazeneuve, Président : Vous soulevez là une question importante car ce médicament fait l'objet d'une autorisation de commercialisation.

Docteur Yves Coquin : Il a, en effet, une autorisation de mise sur le marché.

M. Bernard Cazeneuve, Président : Cela signifie que la direction générale de la Santé autorise aujourd'hui la commercialisation de médicaments dont les effets à long terme sur la santé n'ont pas été évalués ?

Docteur Yves Coquin : Mais tout à fait. Vous pouvez en déduire cela, à une nuance près : ce n'est pas la direction générale de la Santé qui signe les autorisations de mise sur le marché. C'était autrefois la direction de la Pharmacie ; ce fut ensuite l'Agence du médicament ; c'est maintenant l'Agence française de sécurité sanitaire des produits de santé et son Directeur général.

Je voulais bien faire comprendre que, dans la phase pré-AMM, un médicament est expérimenté dans des conditions qui permettent de définir au mieux la qualité de son action, c'est-à-dire sur des patients qui sont sélectionnés et dont les constantes biologiques et physiologiques sont enregistrées de façon à pouvoir définir au mieux l'impact précis du médicament sur ces personnes. Il fait ainsi l'objet d'études méthodologiques qui permettent de faire la part entre un effet placebo et l'effet propre du médicament. Un médicament utilisé dans la pratique l'est forcément avec une dérive, une approximation dans ses indications. Il est forcément utilisé au-delà des indications précises de l'autorisation de mise sur le marché. De ce fait, il est utilisé chez un nombre d'individus considérablement plus élevé que celui des cohortes d'essai. Il ne faut donc pas s'étonner de voir apparaître des effets indésirables qui n'étaient ni soupçonnés, ni même soupçonnables, à partir du dossier présenté pour l'obtention de l'autorisation de mise sur le marché. C'est d'ailleurs tout l'objet de la pharmacovigilance.

M. Bernard Cazeneuve, Président : Dès lors, docteur, que vous dites cela en généralisant le propos, vous êtes conscient que vous faites perdre beaucoup de portée aux critiques spécifiques liées aux conditions dans lesquelles ce médicament a été expérimenté, administré puis commercialisé ?

Docteur Yves Coquin : Oui, j'en suis parfaitement conscient.

M. Bernard Cazeneuve, Président : Bien.

M. Alain Clary : Je suis très intéressé par votre communication, docteur, car, étant profane en la matière mais aussi élu de la ville de Nîmes qui abrite la principale garnison interarmées de province et qui a fourni une participation importante à la division Daguet, je m'étais inquiété de longue date de ce « syndrome du Golfe ». J'avais d'ailleurs interpellé mes collègues qui m'avaient fait part d'un certain nombre de cas. N'étant pas spécialiste, je trouve les questions et vos réponses fort intéressantes mais elles appellent néanmoins notre vigilance. Aussi, mon interrogation est-elle de savoir si ces militaires, de retour en France, ont fait l'objet d'un suivi médical particulier ou systématique. Existe-t-il des études à ce sujet ? Y a-t-il eu un suivi particulier pour les personnes elles-mêmes et pour leur famille, car l'armée appartient aussi à la cité. Il ne s'agit pas de parler en termes de psychose, mais peut-être aurait-il pu y avoir des études voire des sondages à tel ou tel endroit, afin d'étudier aussi comment vivent les familles concernées. J'aimerais savoir si, dans vos lectures, vous avez eu des éléments sur ces points ; mais je comprends très bien la séparation qui existe entre les divers ministères et leur cloisonnement.

Docteur Yves Coquin : Sur le fait de savoir si ces militaires ont fait l'objet d'un suivi particulier après ces opérations, je ne peux que vous répéter ce que le Service de santé des Armées nous a répondu à cette même question que nous lui posions. Cela n'a pas spécialement été fait. La visite de démobilisation est, semble-t-il, une formalité obligatoire. Puis, il y a les visites périodiques que subissent régulièrement les militaires qui restent dans l'institution. C'est ce que nous ont répondu nos collègues militaires. Je ne peux pas aller au-delà.

M. Alain Clary : Je me demande s'il n'y a pas là matière à amélioration. J'ai bien compris ce que vous disiez sur les délais, etc., mais au-delà de la réparation, il faut tout de même étudier la « traçabilité », les conséquences et les effets en aval. Je m'interroge donc sur ce que nous pouvons faire à ce sujet.

Docteur Yves Coquin : Je ne veux pas m'avancer car c'est aussi un des objectifs du comité d'experts, présidé par le professeur Salamon, que de faire des propositions à cet égard. Mais, à titre personnel, je dirais qu'à partir du moment où le problème a été considéré - je ne dis pas forcément mis sur la place publique -, des questions se posent et nécessitent une démarche active.

M. Bernard Cazeneuve, Président : Je ne pensais pas que le professeur Salamon, mais peut-être n'ai-je pas compris ce que vous venez d'indiquer, eu égard aux trois missions qui lui ont été confiées, avait à faire des propositions concernant le suivi médical des militaires ayant été impliqués dans des opérations.

Docteur Yves Coquin : Non, il a trois missions...

M. Bernard Cazeneuve, Président : ...une mission d'étude de la bibliographie, une mission de proposition d'investigations épidémiologiques et enfin une mission d'expertise des dossiers qui ont été déposés. C'est plutôt, à mon sens, à nous de faire des propositions en faveur du suivi médical postérieur au conflit. Nous allons examiner les conditions dans lesquelles des militaires ont pu se trouver exposés, dans le cadre des opérations, à des risques particuliers. Sans être trop extensifs dans l'interprétation de notre mission, nous pouvons certainement considérer qu'il nous appartient de regarder en aval des opérations, et notamment les conditions dans lesquelles ces militaires ont fait l'objet ou non d'un suivi. Il ne serait pas absurde que la Commission de la Défense, via sa mission d'information, interroge le Service de santé des Armées sur cet aspect.

Après l'avoir interrogé et dressé un bilan, il me semblerait normal que nous formulions des propositions concernant un point précis, celui du suivi des militaires ayant été impliqués dans des opérations qui auraient pu les exposer à des risques. C'est donc plutôt à nous de faire de telles propositions, sur un volet militaire, et cela d'autant plus que cette compétence ne figure pas explicitement dans la lettre de mission adressée par les Ministres au professeur Salamon.

Docteur Yves Coquin : Je m'inscris totalement dans la logique de ce que vous dites. Il n'y a pas, de mon point de vue, possibilité d'interférences, mais dès lors que l'on préconiserait des études épidémiologiques ou des recherches particulières, et donc que l'on se pencherait sur les dossiers des personnes ayant déjà déposé des plaintes, je vois mal comment nos recommandations ne concerneraient pas, à un moment donné, le suivi des personnes exposées à ce type de problèmes.

M. Bernard Cazeneuve, Président : C'est plutôt dans le cadre du deuxième volet des compétences du groupe d'experts que pourrait intervenir une recommandation sur des études épidémiologiques. Elle pourrait éventuellement conduire les ministères concernés à rappeler les personnes s'étant trouvées exposées, pour reconstituer des cohortes à partir desquelles on réaliserait des études.

Mme Michèle Rivasi, co-rapporteure : Pour reprendre cette discussion, il y a un aspect important dans les études épidémiologiques. On s'aperçoit qu'il faut cibler l'origine des facteurs de risque. Cela intervient dans la méthode qui consiste à prendre des cohortes et à se renseigner précisément sur les lieux où étaient les unités concernées et ce qu'elles ont subi. Mais il y a aussi un autre aspect qui incombe à notre mission. Je vous lis une phrase écrite dans un document officiel à propos du « Virgyl » : « L'emploi de cette substance n'est justifié qu'en opération. Hors temps de crise, en particulier sur le territoire métropolitain, son emploi n'est plus conforme à la législation française sur les médicaments. » Cela signifie que lorsque le «Virgyl» a été utilisé, c'était à titre expérimental. Je ne formule à cet égard aucun jugement de valeur, mais il ne serait tout de même pas inintéressant de faire des propositions vis-à-vis de l'armée afin que lorsqu'elle utilise une molécule sur laquelle elle n'a pas de retour d'information quant à ses effets secondaires, elle assure un suivi médical à ses soldats qui l'ont utilisée. Cela va dans le sens de l'intervention de notre collègue Clary.

En effet, quand nous avons demandé au Médecin général Bladé combien de soldats sont allés consulter, depuis 1991, les médecins militaires à la suite de leur participation à la guerre du Golfe, il ne nous a donné aucune réponse précise. Il n'y a eu aucune réponse. Cela me fait problème. Cela signifie que l'on ne sait pas combien de soldats ont contacté les différents hôpitaux militaires. Il a dit : « Je n'ai pas ce nombre. Je ne sais pas. »

Permettez-moi d'être surprise d'entendre ensuite dire que des études sérieuses montrent qu'il n'y a pas d'effets ! Je demande des chiffres. Combien d'études ? Combien de personnes ont contacté les hôpitaux militaires ? De quels types de symptômes ont-il fait mention dans les hôpitaux ? Quand on emploie des molécules nouvelles, à mon avis, il n'est pas inintéressant d'assurer le suivi de ceux à qui on les a administrées .

M. Bernard Cazeneuve, Président : Je n'ai pas le document sous les yeux mais je crois me souvenir qu'il y avait une phrase à la fin du paragraphe que Mme Rivasi vient d'indiquer. Elle est intéressante, car en cohérence par rapport à ce que vous avez dit. Elle fait également écho à ce que nous évoquions tout à l'heure concernant les boîtes de médicaments. Il est écrit : « Aussi les boîtes non utilisées sont-elles en cours de rapatriement et elles seront stockées par la pharmacie centrale des Armées ».

Cela signifie, d'une part, que la totalité des boîtes n'a pas été utilisée et, d'autre part, que les boîtes non utilisées n'ont pas été laissées à la libre disposition des militaires. Elles ont été récupérées par le Service de santé des Armées et probablement rapatriées.

Ensuite, concernant le point dont vous parliez quant à l'audition du Médecin général Bladé, ce dont j'ai le souvenir mais, n'ayant pas le compte rendu sous les yeux, je ne veux pas dire de choses approximatives, c'est que le Médecin général Bladé a dit qu'il était incapable d'indiquer le nombre de militaires qui avaient, au terme des opérations, été amenés à fréquenter des hôpitaux au titre de symptômes particuliers qui pourraient être identifiés comme résultant de pathologies induites par la guerre du Golfe. Il a en outre indiqué, comme l'actuel chef du Service de santé des Armées, le Médecin général Gautier, que les militaires impliqués dans des opérations faisaient l'objet d'examens médicaux réguliers de la part du Service de santé des Armées s'ils sont encore en activité. C'est ce que j'en ai compris. Le confirmez-vous ?

M. Guy Tessier : Du souvenir que j'en ai, il nous a dit qu'il y avait eu deux types de contrôles : l'un au retour et l'autre qui est régulièrement celui passé par nos soldats dans les unités. Une fois par an, on fait une visite médicale, comme d'ailleurs dans toute entreprise.

M. Claude Lanfranca, co-rapporteur : La réponse que retient notre collègue Rivasi n'est pas tout à fait celle-là.

Le Médecin général Bladé nous a dit qu'il n'avait pas de moyens d'investigation pour assurer le suivi de la majeure partie des militaires démobilisés ou qui se sont rendus de leur propre chef consulter des médecins civils. Il n'a aucun moyen de savoir si le caporal Untel est allé consulter un service spécialisé dans un hôpital civil, encore plus sûrement s'il n'est plus militaire. Il faut donc replacer les choses dans leur contexte.

Mme Michèle Rivasi, co-rapporteure : Ma source est le ministère de la Défense, plus exactement la direction centrale du Service de santé des Armées. Il s'agit d'une note adressée à l'état-major des Armées.

M. Guy Tessier : On peut donc considérer que c'est un document fiable. Je pense, pour ma part, que dans une situation de guerre totale - il convient de se replacer dans le contexte de l'époque - on ne discutait pas du sexe des anges. On faisait la guerre, on pouvait donc, pour la sécurité de nos hommes, faire prendre un certain nombre de médicaments...

M. Alain Clary : Une guerre propre, en quelque sorte !

M. Guy Tessier : Non, elle n'était pas propre ! C'était une guerre totale. On peut faire prendre des médicaments pour la sauvegarde des personnels sur le théâtre des opérations alors qu'on l'interdira formellement dans le cadre de man_uvres. Cela me paraît être du bon sens. Ce sont des ordres qui me paraissent mêmes responsables.

Mme Michèle Rivasi, co-rapporteure : M. Tessier, notre problématique est de savoir si ces gens sont malades ou pas. S'ils le sont, quelle est la cause de leur maladie ? Je n'émets pas de jugement de valeur sur le fait de donner ou pas tel ou tel médicament. Je dis simplement qu'à partir du moment où l'on choisit de donner une molécule alors qu'elle est encore expérimentale...

M. Claude Lanfranca, co-rapporteur : Non, elle est sur le marché. Elle n'est plus expérimentale.

Mme Michèle Rivasi, co-rapporteure : Non, en novembre 1990, elle n'avait pas encore cette autorisation de mise sur le marché.

M. Bernard Cazeneuve, Président : Mes chers collègues, sans vouloir abuser de mes prérogatives modestes de Président, je ferai deux remarques. Premièrement, un compte rendu sera rédigé de cette audition, qui est le résultat de son enregistrement par la mission. Ce compte rendu nous sera transmis très prochainement, et nous ferons le point sur le sujet.

Deuxièmement, la mission d'information parlementaire n'a pas pour tâche de déterminer l'existence ou non du « syndrome du Golfe ». Les pathologies dont souffrent ceux qui auraient pu être victimes d'expositions particulières relèvent de la mission du Professeur Salamon et de la médecine. Notre rôle est de reconstituer les conditions dans lesquelles les opérations militaires se sont déroulées et de voir si, à l'occasion de ces opérations, il y a eu des expositions à risques. Je ne souhaite pas que nous sortions de ce cadre. Sinon, nous allons faire un travail qui ne sera pas rigoureux tant au plan intellectuel que scientifique.

Vous confirmez, docteur, que des parlementaires, fussent-ils très au courant des dossiers, ne peuvent s'ériger en épidémiologistes capables de trancher en trois ou quatre mois sur des questions que les épidémiologistes mettent des années à traiter. Enfin, concernant le rapport lui-même, c'est du moins ce que je souhaite mais nous en reparlerons, il faut que les choses soient présentées de façon « notariale », c'est-à-dire en fondant notre réflexion sur des documents, des comptes rendus d'auditions, etc.

M. Guy Tessier : L'activité notariale est ma spécialité !

M. Bernard Cazeneuve, Président : Je sais que c'est votre spécialité. Vous ne devriez donc avoir aucune difficulté à accéder à ma demande. Il s'agit de faire en sorte que ce qui apparaît dans les documents, donc des pièces déclassifiées, et lors des auditions, soit reproduit de façon la plus précise.

Ensuite, l'opinion se fera son idée. Les épidémiologistes auront de la sorte matière pour apprécier les conditions dans lesquelles les soldats se sont trouvés exposés. C'est cela notre objectif.

M. Claude Lanfranca, co-rapporteur : Notre rôle, je l'ai déjà dit lors de nos précédentes réunions et j'y insiste, est de dire que tant de soldats ont pris du «Virgyl», tant d'autres de la Pyridostigmine, et tant au total ont été exposés à tels risques. Mais ce n'est pas à nous de dire si le «Virgyl» est bon ou pas. Nous ne sommes pas des spécialistes, même si certains d'entre nous ont pour profession la médecine ou la biologie. Par médecin, en l'occurrence, j'entends pharmacologiste. Un médecin généraliste, ni même un chirurgien, n'est pas pharmacologiste. C'est aux experts de dire si en administrant telle substance et à telle dose, il y avait des risques.

Mme Michèle Rivasi, co-rapporteure : Je reviens sur une question importante, docteur Coquin. Tout à l'heure, vous avez dit qu'en lisant les documents qui émanent des Canadiens, des Américains et d'autres sources, on constate qu'il y aurait eu exposition à des gaz chimiques. J'ai posé plusieurs fois aux Généraux la question de savoir si des détalac ont fonctionné...

Docteur Yves Coquin : De quoi s'agit-il ?

Mme Michèle Rivasi, co-rapporteure : Les Détalac sont des systèmes de détection de pollution pour les gaz. Il faut bien dire, d'après une note que j'ai ici, que « les systèmes de détection d'alerte automatisés existant dans les forces, type détalac, ont semblé nettement insuffisants dans le contexte ». A votre connaissance, les Américains ou les Canadiens, par exemple, ont-ils été soumis à des molécules chimiques, provenant soit d'arsenaux irakiens bombardés par l'aviation américaine, soit d'ailleurs.

Docteur Yves Coquin : Avant de répondre à cette question, j'aurais voulu m'autoriser une petite parenthèse. Votre Président a bien souligné que votre mission ne devait pas se substituer à celle des épidémiologistes. Je le comprends parfaitement. Il m'avait toutefois semblé, dans la manière que Mme Rivasi a de présenter le problème, que la question est, en fait, de savoir si l'on peut réellement organiser un système de pharmacovigilance parmi les troupes engagées sur le terrain.

Mme Michèle Rivasi, co-rapporteure : Tout à fait.

Docteur Yves Coquin : J'avoue que cette question n'est certainement pas simple à résoudre. A titre personnel, je pense que les militaires ont effectivement un devoir d'organiser une pharmacovigilance au bénéfice de leurs troupes, mais qu'il est extraordinairement difficile de pouvoir maîtriser des informations dans le feu de l'action, au sens propre du terme. Et, dans le cadre d'actions de guerre et à distance, il y a des gens qui, de toute bonne foi, peuvent très bien ne pas se rappeler ce qu'ils ont fait ou pris. Par ailleurs, il est assez difficile, à partir du moment où des gens ont quitté l'institution militaire, de continuer d'exercer une action de surveillance qui, théoriquement vient se confondre avec l'action de surveillance à laquelle est théoriquement, soumis l'ensemble de la population. Je ferme cette parenthèse. Elle peut très bien ne pas figurer au procès verbal si vous estimez que je sors de mes attributions.

M. Bernard Cazeneuve, Président : Nous la ferons figurer.

Docteur Yves Coquin : C'est vous qui êtes le seul juge.

M. Bernard Cazeneuve, Président : Non seulement nous la ferons figurer, mais je souhaiterais que l'on puisse poser une question au ministère de la Défense sur ce sujet : quel dispositif de pharmacovigilance s'applique aux militaires engagés dans des opérations, puis postérieurement ? Le Service de santé des Armées peut nous répondre.

Docteur Yves Coquin : Cette question est d'autant plus pertinente qu'à partir du moment où la Pharmacie centrale des Armées est devenue un établissement pharmaceutique - je n'y suis peut-être pas pour rien -, l'on s'engage dans un système qui est un système similaire à celui de l'industrie du médicament. Mme Rivasi me demande si j'ai eu connaissance de molécules chimiques éventuellement toxiques. Non, je n'en ai pas connaissance. Dans ce qui est écrit, on sait que les militaires américains ont été vaccinés avec des valences de vaccins contre le charbon qui sont des valences qui sont expérimentales. C'est clair. Sont également soulignées, sans plus de détails bien que certaines études insistent beaucoup là-dessus, les fumées des incendies de puits de pétrole.

Je n'ai donc pas connaissance de molécules chimiques. Je peux dire - encore que je n'aie pas fait cette guerre mais d'après les photographies et ce que j'imagine de ce qui a dû se passer -, que je n'arrive pas à croire que des militaires n'aient pas été pris dans des nuages qui, par définition, comportaient des molécules toxiques, qu'elles résultent de la combustion de produits pétroliers ou de substances chimiques.

On est absolument incapable de dire quelles sont les molécules en cause, même si l'on identifie des molécules de base dans des arsenaux chimiques ou simplement traditionnels. Une fois que vous avez lancé une bombe et que tout explose et flambe, vous êtes incapable de savoir ce que vous respirez. Vous savez seulement que cela sent mauvais, que vous toussez, et vous vous écartez du danger le plus possible. Ce sont des facteurs de risque. Cela est particulièrement vrai pour certaines particules susceptibles d'absorber un nombre de molécules chimiques qui peuvent, lorsqu'il s'agit de particules fines, se déposer relativement au fond des bronches et dans des macrophages. Par conséquent, pour moi, il ne fait pas de doute qu'il y a eu une exposition à des molécules chimiques.

Mme Michèle Rivasi, co-rapporteure : Très bien.

Docteur Yves Coquin : Mais je ne l'ai pas découvert à l'occasion des articles que j'ai lus.

Mme Michèle Rivasi, co-rapporteure : Si vous étiez directeur du Service de santé des Armées, et que vous ayez su que les Américains et les Anglais utilisaient de l'uranium appauvri, auriez-vous donné des consignes particulières aux soldats qui allaient dépolluer des sites ? Vous voyez le sens de ma question ?

Docteur Yves Coquin : Certes, mais il manque quelque chose dans votre question. Il est vrai que je suis obligé de dire tout d'abord, avec humilité, que l'on ne pense jamais à tout. Ensuite, peut-être, si j'avais été directeur général du Service de santé des Armées et que j'aie eu connaissance de l'utilisation de l'uranium appauvri, et dans la mesure où j'aurais eu également connaissance des tests d'explosion qui permettent de connaître les caractéristiques physico-chimiques des nuages, des poussières, etc., il est probable que je n'aurais pas négligé, du moins je l'espère, cette question. Cela étant, ce n'est pas évident.

J'ai envie de vous répondre que l'uranium appauvri n'est pas forcément beaucoup plus toxique que de l'arsenic, du plomb, du cadmium. J'imagine bien que quand vous détruisez des installations, vous êtes exposé à des inhalations dans lesquelles votre organisme absorbe des métaux lourds. Il n'est pas sûr que j'eusse porté forcément une attention particulière à l'uranium appauvri. Vous me posez cette question aujourd'hui, mais à l'époque... ?

M. Bernard Cazeneuve, Président : Pour reconstituer le niveau d'information disponible à l'époque, il vous fallait savoir que l'uranium appauvri était utilisé. Le responsable des opérations militaires, le Général Roquejeoffre nous a indiqué lors de son audition qu'il ne le savait pas. Le Général Schmitt interrogé quelques jours après a été, dirons-nous, « flou » sur les conditions dans lesquelles ces informations auraient pu être portées à sa connaissance. Les chefs militaires ne le sachant pas, on peut très bien comprendre que le directeur du Service de santé des Armées, qui ne savait pas que la Pyridostigmine avait été administrée alors qu'il relevait de sa compétence de dire les conditions dans lesquelles elle devait l'être, n'ait pas eu d'informations sur les modalités du déroulement opérationnel des opérations. Mais ce n'était pas le sens de la question de Mme Rivasi ; le sens de sa question était plutôt : si vous l'aviez su, qu'auriez-vous fait ?

Mme Michèle Rivasi, co-rapporteure : Oui. Je suis assez d'accord avec les propos du docteur Coquin sur les métaux lourds. Mais, dans le cas qui a retenu notre attention, il n'y avait pas d'explosion. On envoyait des légionnaires et des personnels pour faire en sorte qu'un aéroport soit nettoyé. Des militaires non informés ont visité des chars bombardés par des obus à base d'uranium appauvri. On aurait tout de même pu limiter les inhalations d'uranium relativement facilement : par l'information des troupes.

Qu'un Général me dise qu'il n'était pas au courant alors qu'il y a de très nombreux documents qui faisaient état de l'utilisation de ces armes, que la France les fabriquait, qu'elle en faisait même la publicité, me laisse très sceptique.

M. Bernard Cazeneuve, Président : Je crois, docteur, que vous êtes assez désarmé pour répondre à cette question.

Docteur Yves Coquin : Absolument. J'ai découvert, au travers d'articles de presse, l'existence de l'uranium appauvri en 1999.

M. André Vauchez : Vous avez bien exposé, M. le Président, quelles étaient nos missions respectives. Mais vous-même, docteur, vous êtes parfaitement au fait de savoir quels sont les effets des produits et médicaments qui ont été mis en contact avec les soldats. Nous souhaitons effectivement tout connaître. Nous venons de parler de l'uranium appauvri, nous voudrions savoir ce qui s'est véritablement passé sur ce point. C'est notre travail.

Pouvez-vous nous dire si vous imaginez que le fait de mettre en présence plusieurs produits, et surtout plusieurs médicaments que l'on connaît, peut avoir des effets cumulatifs qui se traduiraient par des conséquences tout à fait différentes sur le plan fonctionnel. En d'autres termes, cet ensemble d'éléments peut-il avoir des effets qui provoquent des dysfonctionnements divers ? Nous sommes confrontés à un problème qui a été posé par la presse, celui du « syndrome du Golfe ». Il s'agit d'une donnée un peu mystérieuse. A quel moment pourra-t-on dire qu'il existe bien un « syndrome du Golfe » ?

(M. Claude Lanfranca remplace M. Bernard Cazeneuve au fauteuil présidentiel.)

M. Alain Clary : A propos des vaccinations, elles ont été très variablement menées selon les pays. Vous nous avez cité l'exemple des Etats-Unis. Y en a-t-il d'autres ? Vous nous avez indiqué qu'elles étaient faites sans autorisation. Y a-t-il eu des préconisations particulières, notamment après l'incubation qui est la seconde phase ?

Docteur Yves Coquin : Je ne comprends pas le sens de « préconisations » ?

M. Alain Clary : Vous avez indiqué qu'après l'analyse de la littérature, vous passeriez aux préconisations.

Docteur Yves Coquin : Nos collègues du Service de santé des Armées nous ont affirmé - et je n'ai aucune raison de mettre en doute leur parole - que les militaires français n'avaient reçu que des produits qui avaient l'autorisation de mise sur le marché, pour ce qui concerne les vaccins ou les immunoglobulines. Je n'ai donc pas de raison de suspecter particulièrement les produits qui ont été utilisés.

En ce qui concerne le comité présidé par le Professeur Salamon, nous nous sommes réunis une première fois. Nous allons nous réunir à nouveau bientôt. Tout dépend des délais fixés pour rendre un rapport. Mais il est vrai que les préconisations suivront l'analyse bibliographique et l'analyse des plaintes. Nous mènerons en effet en parallèle l'analyse bibliographique et l'analyse des dossiers de plaintes de soldats français.

Pour répondre à la question de M. Vauchez, qui est plus complexe, le fait d'être exposé à de multiples molécules chimiques est effectivement un facteur qui favorise les interactions, de la même façon qu'il a toujours été recommandé de prescrire le moins de médicaments possible en même temps parce qu'il vient un moment où l'on ne maîtrise absolument plus les interactions médicamenteuses. Fort heureusement, l'homme est toutefois assez résistant aux interactions médicamenteuses ; mais je ne sais pas si l'on peut extrapoler ce fait à toutes les molécules qui tournoient dans le « bocal où nous vivons », tout au moins dans les compartiments du bocal qui nous intéressent.

De plus, il y a un élément qu'il ne faut pas négliger, c'est celui du stress auquel les gens ont été soumis. Ce stress est certainement à prendre en compte parce qu'il a dû être intense. Il y avait une telle médiatisation du risque chimique que c'est parfois très dur à vivre et à assumer. Je ne peux pas répondre précisément sur la multiplication des molécules chimiques, mais il est certain qu'elle ne peut qu'accroître le risque.

M. Aloyse Warhouver : Docteur, pourriez-vous fournir à la mission des statistiques sur les tranches d'âge des appelés ? Il y avait pas mal de jeunes de dix-huit ans qui découvraient leur premier feu, et il ne serait pas inintéressant d'avoir une répartition par tranche d'âge des populations concernées.

M. Claude Lanfranca, co-rapporteur : Nous la demanderons. Au nom de la mission d'information, je vous remercie, docteur.

Audition de M. Alain FEUGIER, Directeur de l'environnement
à l'Institut français du pétrole (IFP),
accompagné de M. Patrick FLAMENT, Ingénieur.

(Procès-verbal de la séance du mercredi 22 novembre 2000)

Présidence de M. Bernard Cazeneuve, Président.

M. Bernard Cazeneuve, Président : Mes chers collègues, nous accueillons aujourd'hui M. Alain Feugier, Directeur de l'environnement à l'Institut français du pétrole (IFP), qui est accompagné de M. Patrick Flament, ingénieur.

M. Feugier, je vous souhaite la bienvenue. Notre mission a notamment pour objet de définir si nos militaires, compte tenu de l'incendie d'un certain nombre de puits de pétrole au cours de la guerre du Golfe, ont pu être exposés à des risques sanitaires.

Je vous propose de nous présenter un exposé liminaire, puis nous vous poserons un certain nombre de questions.

M. Alain Feugier : M. le Président, Mesdames, Messieurs les députés, le sujet sur lequel vous souhaitez que je vous apporte l'éclairage de ma compétence concerne les incendies qui se sont développés au cours de la guerre du Golfe, où chaque jour des millions de mètres cubes de pétrole sont partis en fumée. Il s'agissait en effet d'incendies très importants.

Je dispose là de quelques documents concernant des campagnes de mesures effectuées à la demande du Ministre de l'Environnement de l'époque, M. Brice Lalonde. Il avait dépêché sur place un camion laboratoire d'Airparif, le réseau de surveillance de la qualité de l'air d'Ile-de-France, pour effectuer cette campagne de mesures entre le 27 mars et le 4 avril 1991, près des lieux de sinistre, à Koweït City et ses environs.

Ces combustions de pétrole brut étaient totalement incontrôlées. Pour qu'il y ait combustion, il faut un combustible et de l'air ; si ce dernier est présent en quantité suffisante, tout le combustible brûlera. Or ce n'était pas le cas dans le type de combustion dont il est question. Une grande quantité d'hydrocarbures n'était pas brûlée et se transformait donc en suie ; c'est ce qui a produit ces fumées très noires que tout le monde a pu observer.

Ces particules de suie ont la propriété de contenir du carbone et d'absorber, sur ces particules de carbone, un certain nombre d'hydrocarbures imbrûlés qui peuvent présenter des caractéristiques cancérigènes. Traceurs d'une combustion imbrûlée, les suies forment donc un ensemble très complexe qui comprend des particules solides sur lesquelles sont absorbés des hydrocarbures poly-aromatiques, dont certains peuvent avoir un caractère cancérigène.

Le second polluant majeur rencontré au cours de ces combustions incontrôlées, était le monoxyde de carbone (CO). Enfin, dans la mesure où l'on trouve du soufre dans le pétrole brut, sa combustion dégageait également des émissions de dioxyde de soufre (SO2).

Les effluents gazeux étant transportées par l'air, les conditions météorologiques sont évidemment essentielles pour apprécier quelle est l'exposition subie par une population. Il faut alors transformer ces milliers de tonnes d'hydrocarbures qui brûlent en milligrammes ou microgrammes par centimètres cubes de polluants présents dans l'air. D'ailleurs, c'est le travail qu'a réalisé le laboratoire d'analyses d'Airparif ; il disposait de sondes de prélèvement et mesurait en différents endroits - proches des lieux d'incendie, puis plus loin - la qualité de l'air et comparait les données relevées à des normes ou des valeurs seuils fixées par l'Organisation mondiale de la santé (OMS).

J'ai redécouvert hier soir, dans nos archives, ce document que je pourrai vous laisser et qui s'intitule : « Campagnes de mesures du laboratoire mobile régional de mesure de la qualité de l'air au Koweït ». Ces campagnes de mesures ont été commandées après l'offensive terrestre, et ont eu lieu du 27 mars au 4 avril 1991 - le bulletin trimestriel d'Airparif à cette époque-là en avait publié les premiers résultats. Vous trouverez, parmi toutes les analyses qui ont été réalisées, une étude qui concerne le site où se trouvait le détachement Daguet présent à Koweït City à ce moment-là. En effet, parmi les points de mesures qui avaient été sélectionnés pour cette campagne, le point 2, dans la New English School, correspondait au cantonnement du détachement Daguet, au sud-est de Koweït City.

Un certain nombre de polluants, considérés comme pouvant avoir un caractère toxique, ont été mesurés. Ils sont toxiques intrinsèquement, mais il convenait de vérifier si la concentration de ces polluants dans l'atmosphère correspondait à des seuils de toxicité.

Les résultats des analyses du laboratoire mobile d'Airparif sont plutôt encourageants, les teneurs n'étant pas, au moins à Koweït City, très importantes. Mais je vous suggère d'en consulter la synthèse, n'ayant moi-même pas eu le temps matériel de la parcourir dans son intégralité, ces informations ont une valeur sûre et reconnue.

M. Bernard Cazeneuve, Président : M. Feugier, je vous remercie de nous laisser ce document ; nous le ferons expertiser si nécessaire.

En fait, nous souhaiterions savoir si les militaires français ont été exposés à des risques particuliers. Or, apparemment, ce document indique la localisation d'un certain nombre de troupes françaises. Nous sommes donc fort intéressés par ce dernier.

M. Aloyse Warhouver : Comment les militaires pouvaient-ils se protéger contre de telles fumées ? Portaient-ils des masques ? Existe-t-il des protections spéciales ?

M. Alain Feugier : Il conviendrait de vérifier si les militaires - et la population en général - étaient équipés de masques. Pour ce que l'on appelle « les fumées noires », c'est-à-dire les particules de suie, un simple filtre peut les arrêter ; en revanche, ce filtre laisse passer les gaz, sauf s'il possède une cartouche qui les absorbe. Mais les militaires étaient-ils équipés de ces dispositifs ? Je ne sais pas. Il conviendrait de le vérifier.

Mme Michèle Rivasi, co-rapporteure : Les soldats français ont-ils participé à l'extinction des incendies ?

M. Alain Feugier : Je n'en ai aucune idée !

Mme Michèle Rivasi, co-rapporteure : Possédez-vous une documentation sur des études qui auraient été effectuées sur le caractère cancérigène des hydrocarbures, car en fonction de la météo, des soldats peuvent en avoir inhalé ? Par ailleurs, savez-vous combien de puits ont brûlé ?

M. Alain Feugier : Je dirais quelques centaines, mais répartis sur un vaste territoire.

M. Bernard Cazeneuve, Président : L'Institut français du pétrole dispose-t-il d'une carte des puits de pétrole et de plus particulièrement de ceux qui ont été endommagés ?

M. Alain Feugier : Je n'en suis pas certain, mais je peux vérifier.

M. Bernard Cazeneuve, Président : Il serait intéressant que l'on puisse joindre au rapport une carte indiquant la localisation de l'ensemble des puits de pétrole existants dans la zone à l'époque, et de ceux qui ont été endommagés.

M. Alain Feugier : Je vais vérifier si nous détenons ces informations.

M. Claude Lanfranca, co-rapporteur : M. Feugier, je suis président de l'Arcal, homologue régional d'Airparif, et nous possédons le même camion laboratoire. Les contrôles se font sur des durées très courtes - cinq minutes -, car après une rafale de vent, les résultats sont différents. Possédez-vous une étude prolongée sur le même lieu ou simplement des prélèvements instantanés ?

Enfin, de façon théorique, au-delà de notre sujet qui est la guerre du Golfe, l'IFP possède-t-il des études sur les dangers des fumées de pétrole et des cancers qu'elles peuvent entraîner ?

M. Alain Feugier : Aucun membre de l'IFP n'a personnellement participé à ces campagnes de mesures. Mais avec le laboratoire d'hygiène de la ville de Paris, lorsque les particules ont été collectées, nous avons mesuré les hydrocarbures qui avaient été absorbés dans les particules de suie.

En ce qui concerne la manière dont les mesures ont été effectuées, je constate dans ce document qu'il s'agit de moyennes horaires, qui sont comparées aux valeurs de l'OMS.

Enfin, nous ne disposons pas, à l'Institut français du pétrole, d'équipe de toxicologie ; nous prélevons des particules s'échappant des moteurs diesels et des fumées industrielles, puis nous analysons chimiquement leur composition. Nous connaissons les différents composés qui les constituent, mais nous ne faisons pas, ensuite, de toxicologie. C'est plutôt une mission de l'Institut national de l'environnement industriel et des risques (INERIS), organisme sous tutelle du ministère de l'Environnement ; c'est donc vers lui que vous devriez vous tourner pour connaître les détails du caractère toxicologique ou cancérigène de certains hydrocarbures.

M. Claude Lanfranca, co-rapporteur : Je vous posais cette question, car dans le Limousin - où se trouvent des mines d'uranium -, nous avons procédé à des expériences sur des souris : nous nous sommes aperçus que les souris qui fumaient beaucoup dans le milieu uranifère attrapaient un cancer du poumon ; si elles ne fumaient pas, elles ne l'attrapaient pas. Nous avons donc pu conseiller à nos ouvriers de ne pas fumer dans les mines.

Dans le domaine du pétrole, on ne mène pas ce type d'études à des fins préventives ?

M. Alain Feugier : Je ne dis pas que de telles études ne sont pas réalisées ; je dis qu'elles ne sont pas effectuées à l'IFP.

La législation actuelle, concernant par exemple les émissions des véhicules automobiles, porte sur les concentrations et sur la composition des échappements ; le relais est ensuite passé au corps médical pour qu'il entreprenne des études épidémiologiques complexes qui demandent du temps.

Je reconnais que le rapport entre santé et environnement est aujourd'hui au c_ur de l'actualité, mais l'on n'a pas réponse à tout.

Mme Michèle Rivasi, co-rapporteure : Quels conseils donneriez-vous à des hommes qui doivent éteindre un feu d'où s'échappent des hydrocarbures ?

M. Alain Feugier : Il faut empêcher l'air d'alimenter le combustible. Au Koweït, les pompiers soufflaient la flamme. On peut également mettre une vanne qui bloque l'arrivée des hydrocarbures.

Quels conseils donnerais-je aux personnes intervenant lors d'un feu ? Il convient, tout d'abord, de se méfier du rayonnement de la flamme : les personnels doivent porter des tenues qui résistent à la température. Les précautions contre les risques toxiques portent quant à elles sur la protection contre le monoxyde de carbone et les particules de suie qu'il ne faut pas inhaler : il convient donc de porter un masque qui filtre les particules, plus la cartouche qui absorbe les hydrocarbures.

Mme Michèle Rivasi, co-rapporteure : Quel type de masque ?

M. Alain Feugier : Je ne suis pas un spécialiste, mais ces masques existent.

M. Aloyse Warhouver : Les masques de chantier devraient être suffisants.

M. Alain Feugier : Il faut tout de même un système de filtration et une cartouche absorbante. Il faut des pièges dont on connaît les techniques. Les soldats portaient-ils de tels équipements ? C'est une autre question.

Mme Michèle Rivasi, co-rapporteure : Le problème vient du fait que le vent peut très bien disperser les polluants poly-cycliques.

M. Claude Lanfranca, co-rapporteur : Précisément, pour illustrer ce point, je voudrais vous citer un exemple. Nous avions mis des capteurs de pollution au centre-ville de Limoges. Les résultats étaient à peu près corrects, mais le quartier le plus verdoyant, légèrement surélevé à l'ouest, était empesté d'ozone et de dioxyde de soufre : le vent avait tout déplacé. Il est donc très difficile de relever des mesures ; il convient de tenir compte du sens du vent.

M. Alain Feugier : L'ozone est également l'un des polluants qui ont été mesurés dans cet environnement d'incendies, mais il existe naturellement dans ces pays.

M. Bernard Cazeneuve, Président : Pouvez-vous, M. le Directeur, nous dire quelques mots sur les missions de votre institut, notamment dans des circonstances comme celles qui ont conduit un certain nombre de puits à s'enflammer en 1991 ?

M. Alain Feugier : Nous n'avons pas eu de missions particulières demandées dans ces circonstances. L'Institut français du pétrole est un organisme placé sous la tutelle du ministère de l'Industrie, et plus particulièrement de la direction des hydrocarbures ; les deux tiers de son budget proviennent de taxes parafiscales : 1,92 centimes par litre de carburant vendu est octroyé à l'IFP pour un budget total, qui est de l'ordre de 2 milliards de francs.

Nous sommes un centre de recherches : nous contribuons à la sécurité d'approvisionnement en hydrocarbures, pétrole et gaz. Nous avons également une mission d'intérêt général : la chaîne de l'activité pétrolière doit être propre et non polluante. La protection de l'environnement est donc au c_ur de nos missions.

M. Bernard Cazeneuve, Président : Dans le cadre de votre mission d'intérêt général et de votre mission de recherche, avez-vous été amenés à conduire des études anticipant les conséquences sur le fonctionnement des installations pétrolifères du type de celles que l'on a connues lors de la guerre du Golfe?

M. Alain Feugier : Dans le domaine du forage, nous mettons en _uvre des programmes pour la sécurité des plates-formes avec les acteurs du monde pétrolier. Mais l'IFP n'a pas de projet véritablement centré sur les aspects de sécurité, même s'il s'agit d'un des critères d'appréciation d'un programme de travail.

M. Bernard Cazeneuve, Président : Très concrètement, disposiez-vous d'études permettant de pallier l'impératif d'extinction des feux dans des circonstances comparables à celles qui se sont produites dans le Golfe ?

M. Alain Feugier : Non.

M. Bernard Cazeneuve, Président : Est-ce dans vos missions de mener de telles études, puisque vous avez notamment pour mission de lutter contre la pollution de l'environnement et, par conséquent, contre les risques sanitaires susceptibles d'en résulter ?

M. Alain Feugier : Cela pourrait faire partie de nos missions.

M. Bernard Cazeneuve, Président : Alors pourquoi ne l'avez-vous pas fait ?

M. Alain Feugier : Il aurait fallu tout d'abord prévoir ce cas particulier...

M. Bernard Cazeneuve, Président : Les zones dans lesquelles se trouvent ces puits ne sont pas des zones de très grande stabilité politique ! Le fait qu'une telle catastrophe puisse se produire n'était donc pas totalement improbable.

M. Alain Feugier : Effectivement, c'est arrivé une fois. Mais indépendamment d'un conflit, au moment de l'extraction du pétrole, des incendies peuvent toujours se produire ; et il y en a eu ! C'est la raison pour laquelle, dans les activités de forage, au quotidien, cet aspect de la sécurité est extrêmement important. Mais nous, à l'IFP, nous n'avons pas spécialement travaillé sur ce sujet ; cela fait partie du savoir-faire des compagnies pétrolières.

M. Bernard Cazeneuve, Président : Cela veut donc dire qu'au moment où l'on vous confie une telle mission, vous ne disposez d'aucune étude ni d'aucun document permettant de renseigner les personnes sur place sur les conséquences d'un incendie des puits de pétrole ; vous ne possédez pas non plus de plans d'intervention particuliers ?

M. Alain Feugier : Ces plans d'intervention ne font pas partie de notre mission, mais de celle des opérateurs. Je ne suis pas foreur, mais lorsqu'on met en place un équipement, un cahier des charges est élaboré. A ce titre, un certain nombre de vannes sont placées à différents niveaux afin d'être actionnées en cas de besoin.

M. Bernard Cazeneuve, Président : Je comprends parfaitement que l'IFP n'ait pas à inventorier l'ensemble des vannes de toutes les installations pétrolières qui dépendent directement des compagnies pétrolières. Cependant, dès lors que cet établissement a une mission de recherche et de protection de l'environnement, on peut imaginer qu'il conduise un certain nombre d'études ayant pour objectif de mieux cerner ce que seraient les conséquences pour l'environnement, et éventuellement pour la santé de ceux qui seraient appelés à intervenir sur place, d'un conflit ou d'une déflagration à proximité d'une de ces installations. On peut imaginer que cela relève de vos missions.

M. Alain Feugier : Nous avons apporté notre contribution dans le cadre que vous venez de décrire, notamment en ce qui concerne les pollutions au sol. Nous ne sommes pas, toutefois, intervenus directement. Nous avons donné des conseils pour le traitement des sables contaminés par les hydrocarbures, car nous possédons un véritable savoir-faire à ce sujet.

Dans le domaine plus particulier que vous évoquez, nous avons une connaissance des phénomènes de combustion : nous avons, en effet, mis au point des brûleurs qui, ont un débit avoisinant celui des puits éruptifs du Koweït. Mais notre projet était de mettre au point des brûleurs qui donnaient non pas des flammes de ce type, mais des flammes propres. En effet, au moment du forage, pour apprécier le débit que l'on pourra extraire, on fait « cracher » - si je peux me permettre cette expression - le puits avec un débit relativement important, de l'ordre de 1 000 tonnes par jour.

M. Bernard Cazeneuve, Président : Quel est le résultat de ces expériences ? Des événements particuliers ayant eu lieu à cette époque, qu'avez-vous réalisé depuis en termes d'études et de recherches ?

M. Alain Feugier : Vous voulez que l'on se mette dans la situation où l'on va sur une zone d'incendie incontrôlé...

M. Bernard Cazeneuve, Président : Absolument. Vous n'avez rien fait avant parce que vous ne pouviez pas anticiper. Entendons nous bien, nous ne sommes pas des inquisiteurs : nous essayons seulement de comprendre et de réfléchir ; ne prenez pas mal ce que je vais dire.

On peut comprendre que vous n'avez rien fait, bien que vous convenez avec moi que les zones où se trouvent ces puits ne se situent pas dans des endroits très stables sur le plan politique. Le terrorisme, l'intégrisme font peser une menace envisageable contre des installations pétrolifères. Depuis la guerre du Golfe et les incendies de puits de pétrole koweïtiens, on peut imaginer que vous ayez, sur le fondement de ce que vous avez constaté et par souci de valorisation maximale de votre retour d'expérience, procédé à l'élaboration de documents, à la conduite de programmes de recherche.

Ce ne serait pas absurde que vous l'ayez fait, même s'il ne serait pas condamnable que vous ne l'ayez pas fait ? Qu'avez-vous exactement fait ?

M. Alain Feugier : Si demain ce type d'incendies se renouvelait, on pourrait, par exemple, nous envoyer mesurer la qualité de l'environnement.

Personnellement, j'ai participé, à l'époque des incendies au Koweït, à des groupes de travail interministériels pour apporter un certain nombre d'éléments de réponse sur les conséquences de ces incendies.

Mme Michèle Rivasi, co-rapporteure : Quelles sont ces conséquences ?

M. Alain Feugier : Il nous a paru évident qu'il convenait de se rendre sur place pour mesurer ; on ne pouvait pas, depuis la France, donner un avis sur les risques sanitaires éventuellement encourus.

M. Bernard Cazeneuve, Président : Ce n'est pas tout à fait la question de Mme Rivasi qui parlait non pas des risques sanitaires mais des conséquences sur l'environnement.

Mme Michèle Rivasi, co-rapporteure : Vous nous dites que vous avez participé à des groupes de travail interministériels afin de déterminer les conséquences éventuelles sur l'environnement. Ma question est donc la suivante : quelles conséquences avez-vous pu mettre à jour sous forme d'hypothèses ? Par ailleurs, avez-vous demandé, dans ce cadre et à cette occasion, à vous rendre sur place, afin de procéder à des mesures et de vérifier vos hypothèses ? Car ce qui s'est passé dans le Golfe peut se passer en Afrique ou ailleurs.

M. Alain Feugier : Nous avons montré notre disponibilité pour participer à des campagnes de mesures, notamment ! Nous étions capables d'offrir du personnel pour aller effectuer des mesures sur place.

Mme Michèle Rivasi, co-rapporteure : Mais vous ne l'avez pas fait !

M. Alain Feugier : L'équipe d'Airparif s'est rendue sur place et nous avons participé à l'analyse des résultats.

Mme Michèle Rivasi, co-rapporteure : Mais vous me parlez là de l'air ; or vous avez également d'autres compétences sur le sol, l'eau, etc.

M. Alain Feugier : Mais nous ne pouvons agir que sur demande ! Or dans ce cas particulier, nous n'avons pas été saisis d'une demande précise.

Prenons la pollution du sol, par exemple. Nous sommes actuellement saisis par l'Etat d'une demande d'expertise concernant un pipe-line français qui appartenait autrefois à l'OTAN et qui relie Donges à Metz. Durant ses trente ans de durée de vie, il a fui par endroits. Eh bien l'Etat nous demande aujourd'hui d'effectuer un audit global, c'est-à-dire de contrôler tout le pipe-line pour déterminer les zones polluées.

Mme Michèle Rivasi, co-rapporteure  : Un groupe de travail tel que celui auquel vous avez participé peut anticiper les problèmes en déposant un projet de recherche qui porterait, par exemple, sur les conséquences pour l'environnement d'un incendie de puits de pétrole. Il peut s'autosaisir, non ? Y a-t-il eu des autosaisines sur le problème des incendies de puits de pétrole koweïtiens ?

M. Alain Feugier : Je comprends ce que vous dites, mais il n'y a pas eu d'autosaisine sur ce problème.

M. Claude Lanfranca, co-rapporteur : Si je vous ai bien compris, M. Feugier, vous cherchez à assurer la sécurité dans toutes les étapes de l'extraction du pétrole. Vous pensez donc qu'il est impossible qu'un tel problème arrive accidentellement, lors du forage. Mais cette guerre a existé. Des puits de pétrole ont brûlé et cela peut se reproduire ailleurs. C'est la raison pour laquelle nous sommes surpris d'apprendre - ce n'est pas un reproche - que vous n'avez pas été saisis afin de prévenir de telles catastrophes.

Et lorsque je vous écoute, j'ai l'impression que vous pensez que cela ne peut pas arriver dans un contexte normal, car vous maîtrisez la sécurité lorsque les hommes travaillent. Mais si une autre guerre se déclarait et produisait les mêmes effets, il ne me semble pas que, dix ans après la guerre du Golfe, nous serions en mesure de faire face à ce risque.

M. Alain Feugier : Je tiens à rappeler que c'est aux foreurs qu'il revient de prendre toutes les mesures de sécurité. Nous pouvons être appelés en cas d'incident, mais nous ne faisons pas de prévention ; nous ne sommes pas opérateurs. Je ne veux pas me disculper, mais j'essaie de vous faire comprendre ce que l'on est et ce que sont nos responsabilités.

Mme Michèle Rivasi, co-rapporteure  : Certes, mais nous, parlementaires garants du bon usage des finances publiques, dont l'IFP est un bénéficiaire, nous constatons que vous ne vous saisissez pas d'un problème grave afin d'anticiper les comportements à adopter pour y pallier. Je suis inquiète, car si vous ne le faites pas, qui va le faire ? Ce n'est pas le travail de Institut national de l'environnement industriel et des risques (INERIS).

M. Alain Feugier : Eh bien, dites nous ce qu'il faut faire !

Mme Michèle Rivasi, co-rapporteure  : A votre place, j'aurais demandé au ministère de m'envoyer en mission, en expliquant que ce problème était important pour le futur et qu'une campagne de mesures devait être entreprise sur les sols, l'eau et l'air. Il aurait ainsi été possible de modéliser ce type de problèmes pour en anticiper la survenance en Afrique par exemple, et préserver par là même, l'environnement.

Il aurait fallu profiter de cet événement pour tirer vos propres enseignements. Tout ce que vous faites, concernant les puits, est du domaine industriel ; si vous ne vous préoccupez pas des risques de pollution pour l'environnement - vous qui êtes sous l'autorité de l'Etat et qui avez un certain recul par rapport aux industriels -, qui va le faire ? Je ne vais pas m'adresser à Total ou à Elf : ils sont juges et parties dans cette affaire ! Prenons l'exemple de l'Erika : on s'adresse à des laboratoires qui sont financés par les pétroliers !

M. Alain Feugier : Je comprends votre interrogation, mais je peux vous assurer que si nous n'avons pas été dépêchés par les pouvoirs publics pour aller sur place, nous avons contribué à comprendre ce qui s'est passé. Par ailleurs, nous avons nos propres programmes dans le domaine de la combustion et dans celui de la pollution des sols. Vous ne pouvez pas nous reprocher de ne pas contribuer à comprendre et à faire en sorte que les outils dont on dispose puissent être utilisés pour répondre à un certain nombre de questions.

Mme Michèle Rivasi, co-rapporteure : J'ai justement une question précise à vous poser : quelle est la profondeur de la pollution du sol par les hydrocarbures à 100 mètres d'un puits ?

M. Alain Feugier : En ce qui concerne le rayonnement, nous pouvons déterminer précisément les paramètres de ce risque, puisque nous avons effectué des mesures. Pour connaître la pollution des sols en hydrocarbures, il aurait fallu être mandatés pour cela ! Cependant, nous possédons des modèles qui devraient être capables d'évaluer cette pollution.

M. Aloyse Warhouver : Il faut tout de même se souvenir du contexte dans lequel s'est déroulée la guerre du Golfe : un black-out absolu. Je ne vois pas comment un institut aurait pu aller effectuer des mesures sur place. J'avais moi-même demandé, à l'époque, à faire partie d'une mission ; or c'était hermétiquement fermé.

Il serait donc bon, M. le Président, afin de resituer le contexte, que nous entendions le Ministre de la Défense de l'époque pour connaître les contraintes qui étaient alors imposées.

Je ne pense pas que l'IFP aurait pu s'autosaisir. Et je ne dis pas cependant cela pour en disculper les responsables.

M. Bernard Cazeneuve, Président : L'audition du Ministre de la Défense de l'époque est prévue.

Michèle Rivasi, co-rapporteure : Les incendies de puits de pétrole ont surtout affecté le territoire koweïtien, et pas l'Irak.

M. Jean-Louis Bernard : M. le Directeur, je constate qu'il existe un Institut français du pétrole, avec une direction de l'environnement. Je suis tout à fait profane en matière de pétrole, mais j'ai en mémoire des scénarios de films catastrophes qui révèlent que l'incident le plus probable est tout de même l'incendie d'un puits de pétrole !

Or un tel incident entraîne inévitablement un certain nombre de conséquences pour l'environnement, notamment humain. Je m'étonne donc que l'on n'ait pas mesuré les conséquences de ce qui était bien plus qu'une expérience en laboratoire, à savoir l'incendie de plusieurs centaines de puits de pétrole !

Je m'étonne également que l'Institut français du pétrole, avec une direction de l'environnement, n'ait pas su tirer les conséquences d'une catastrophe qui n'était, comme l'a dit le Président, pas totalement imprévisible compte tenu du contexte international et local.

Puisqu'il ne saurait être écarté que ce type d'incident se reproduise, dans quelques années - quel que soit l'endroit -, il me paraît indispensable qu'un Institut français du pétrole disposant d'une direction de l'environnement soit capable, non seulement d'en prévoir les conséquences, mais surtout de préconiser des mesures préventives susceptibles d'y pallier.

Je suis étonné de ne pas trouver des réponses à ce qui me paraît constituer des interrogations fondamentales.

M. Alain Feugier : Cette préoccupation que vous manifestez, nous l'avons également eue. Une partie des programmes de notre Institut vise des études d'intérêt général.

M. Jean-Louis Bernard : J'ajouterai par ailleurs, et je suis d'accord avec Mme Rivasi, qu'il ne faut pas se retourner vers les compagnies pétrolières qui, pour des intérêts bassement matériels, n'engageront pas les crédits suffisants en matière de prévention. Il appartient à l'Etat, par des organismes publics, de jouer ce rôle de « gendarme », de prendre des mesures préventives qui pourraient éviter un certain nombre de catastrophes.

M. Alain Feugier : J'entends bien ! Mais je le répète, nous avons mis, à l'époque, nos moyens à la disposition des pouvoirs publics. Les principales préoccupations portaient effectivement sur les conséquences de ces incendies, mais également sur leur arrêt. Une de nos filiales - Horwell - a d'ailleurs contribué à l'extinction de quelques feux. Indirectement, nous avons donc participé à la lutte contre cette catastrophe.

S'agissant de la mesure de la qualité de l'air, je vous l'ai dit, j'ai participé à des groupes de travail qui ont conduit à l'envoi du camion d'Airparif et à l'élaboration du cahier des charges visant à ce que les mesures soient les plus pertinentes possibles. Nous avons mesuré le degré de pollution grâce aux analyses effectuées par notre laboratoire.

Cependant si le sol est pollué dans le Golfe, il n'appartient pas à l'IFP de proposer à l'Etat koweïtien de venir dépolluer le sable ! Un certain nombre de sociétés privées ont offert leurs services ; certaines sont venues nous trouver pour nous demander préalablement, au cas où elles devaient se voir confier un chantier là-bas, de les aider techniquement sur tel ou tel point. Nous avons répondu positivement à ces demandes.

Ces incendies de puits de pétrole ont été l'un des éléments qui nous ont amenés à lancer des programmes de recherche de modélisation de dispersion de gaz et de pollution photochimique. Si demain un tel événement devait se reproduire, pour autant que l'on connaisse bien les conditions initiales, nous disposons d'outils capables de vous donner la carte de distribution des polluants dans cet environnement, en fonction des conditions météorologiques qu'il est indispensable de connaître. Ces incendies ont donc tout de même été un élément déclencheur, mais ce n'était pas le seul puisqu'à cette époque on parlait beaucoup de la pollution urbaine.

Je suis tout à fait conscient que je ne réponds pas très bien à vos questions, mais ne pensez pas que ces événements nous sont passés totalement inaperçus. Ils sont extrêmement complexes si l'on veut y apporter des réponses pertinentes. Néanmoins, ils sont à l'origine de programmes de recherche qui, d'ailleurs, continuent : si nous avons mis au point un brûleur sur les plates-formes qui ne délivrent pas des flammes immenses et polluantes, c'est bien parce que nous avons lancé des études dans ce domaine.

Mme Michèle Rivasi, co-rapporteure  : Quel laboratoire est capable de nous renseigner sur la relation qui existe entre les problèmes environnementaux liés à une pollution d'hydrocarbures et la santé de la population ? Je vous pose cette question, car d'après les renseignements que je détiens sur l'IFP, il apparaît que vos compétences sont très techniques.

M. Alain Feugier : C'est vrai.

Mme Michèle Rivasi, co-rapporteure : Vous misez sur la modélisation, ce qui est bien, mais nous, dans notre rôle de politiques, nous aimerions savoir comment protéger la population des pollutions du sol et de l'eau par les hydrocarbures. Il nous faut, pour cela, des données. Qui peut nous les fournir ?

M. Alain Feugier : En effet, nous n'avons pas toute la palette de compétences ! Vous parlez de modèles, mais il ne faut pas oublier que derrière ces modèles, il y a toute une base scientifique et technique importante. Vous faites allusion à la pollution des sols, alors sachez que les modèles que l'on met au point, et qui sont validés sur le terrain, nous donnent la carte de distribution dans le temps et dans l'espace des polluants dans un sol. Ce qu'il faut maintenant, c'est les coupler avec des modèles d'exposition ; or des organismes comme l'INERIS développent ce type de modèles. Leurs modèles d'exposition doivent utiliser comme données d'entrée les résultats de nos propres modèles : nous leur donnons des concentrations qu'ils utilisent pour les transformer en seuils d'exposition et en facteurs de risques.

Dans ce domaine - pour les sols - , c'est avec l'INERIS que nous faisons ce couplage entre nos modèles de migration des polluants et leurs modèles d'exposition, lesquels vous donneront des teneurs dans le sol ou dans l'atmosphère que nous allons comparer à des seuils donnés par l'OMS. C'est donc cet ensemble intégré qui peut répondre à vos questions.

Mme Michèle Rivasi, co-rapporteure : Qui fait la synthèse ?

M. Alain Feugier : Là nous sommes d'accord, la synthèse doit se faire en commun !

M. Bernard Cazeneuve, Président : Avez-vous la possibilité de vous autosaisir ?

M. Alain Feugier : Tout à fait, nous avons cependant des commissions qui valident ensuite nos propositions et qui peuvent faire ou font des commentaires sur telle ou telle demande.

Mme Michèle Rivasi, co-rapporteure : Quelle est la pollution majeure, actuellement, dans le Golfe ?

M. Alain Feugier : Contrairement à ce que l'on pourrait penser, les documents dont on dispose ne sont pas alarmants en ce qui concerne les concentrations mesurées dans l'air. En revanche, nous n'avons aucun élément s'agissant de la pollution du sol...

Mme Michèle Rivasi, co-rapporteure  : On ne sait donc rien sur l'état de la pollution du sol koweïtien !

M. Alain Feugier : C'est à l'Etat koweïtien de mener des actions sur ce sujet.

M. Bernard Cazeneuve, Président : M. le Directeur, je vous remercie.

Audition du Général Jean FLEURY (E.R.),
ancien Chef d'état-major de l'armée de l'Air
(24 avril 1989 - 1er décembre 1991)

(procès-verbal de la séance du 29 novembre 2000)

Présidence de M. Bernard Cazeneuve, Président

M. Bernard Cazeneuve, Président : Nous accueillons aujourd'hui M. le Général Jean Fleury.

Mon Général, vous avez exercé d'éminentes responsabilités au sein de l'état-major des Armées, tout d'abord comme Sous-chef d'état major, puis, de 1987 à 1989, comme Chef d'état-major particulier du Président de la République. Vous étiez donc le conseiller le plus proche du chef de l'Etat en matière de défense, avant d'accéder à la fonction de Chef d'état-major de l'armée de l'Air.

En dehors des opérations aériennes conduites dans le Golfe et sur lesquelles le Ministre de la Défense vient de nous transmettre il y a quelques jours des documents déclassifiés, qui ont été communiqués à nos rapporteurs et mis à la disposition des membres de la mission, l'objet de cette audition est aussi de recueillir des précisions comme des appréciations plus personnelles d'un haut responsable militaire qui a eu à connaître de décisions essentielles pour l'organisation générale des Armées, décisions susceptibles d'avoir eu des incidences opérationnelles directes.

Votre audition intervient après d'autres auditions publiques, celles des Généraux Roquejeoffre, Schmitt et du Médecin général inspecteur Bladé. Nous espérons qu'elle complétera notre connaissance sur la chaîne de commandement de l'époque. Nous souhaitons que vous puissiez nous apporter des éléments d'information complémentaires de ceux qui nous ont été communiqués, notamment dans la perspective de l'audition du Général Bernard Janvier, prévue le 12 décembre prochain.

Je vous rappelle que notre méthode de travail est celle d'une imprégnation progressive des faits et de leur chronologie, sans omettre la connaissance de la répartition des rôles entre ce qui est purement militaire et ce qui relève de compétences techniques - en matière d'armement, par exemple - ou scientifiques, comme c'est le cas pour les vaccinations, l'administration de médicaments, voire les équipements de protection « NBC ». Sur ces points, la mission d'information a déjà recueilli des informations intéressantes. Il lui reste toutefois à mieux comprendre certains mécanismes de fonctionnement des Armées, notamment lorsque celles-ci sont en situation opérationnelle, sur le théâtre des opérations.

J'ajoute, pour les membres de la mission, que je leur ai transmis copie d'une lettre que vient de m'adresser le Médecin général Gautier, actuel directeur du Service de santé des Armées que nous avons déjà entendu, non pas en audition publique mais en audition à huis clos. Cette lettre fournit des précisions et des rectifications aux déclarations qu'il a faites devant la mission. Nous parlerons de cela entre nous, ultérieurement à l'audition du Général Fleury.

Si vous en êtes d'accord, mon Général, je propose que nous procédions comme nous l'avons fait avec ceux qui vous ont précédé. Nous vous entendrons pour un bref exposé, au terme duquel je donnerai la parole aux membres de cette mission. Mon Général, vous avez la parole.

Général Jean Fleury : Je vous remercie, M. le Président, de me recevoir et de me donner la parole.

Comme vous le rappeliez, j'étais Chef d'état-major de l'armée de l'Air lors des opérations « Bouclier du désert » et « Tempête du désert ». J'étais d'autant plus sensible à la question de la guerre chimique que j'avais été responsable, de 1978 à 1981, des programmes de matériels de l'armée de l'Air. A ce titre, j'ai été l'artisan de la mise en condition de cette armée pour le travail en ambiance chimique. J'avais d'ailleurs rencontré quelques oppositions en son sein, à cette époque, certains Généraux craignant en effet qu'un programme de protection chimique ne fasse croire que les forces aériennes pourraient un jour s'engager dans des opérations interdites par la Convention de Genève.

J'étais finalement parvenu à convaincre le Chef d'état-major de l'armée de l'Air, en raison du programme d'armements chimiques de l'URSS et du fait que ces derniers avaient été utilisés en Afghanistan, puis par l'intermédiaire de l'Irak - avec des conseillers russes - contre l'Iran. Le programme s'est ensuite déroulé avec l'entraînement des personnels, programme que j'ai été heureux d'avoir lancé lorsque mes responsabilités ont été celles de Chef d'état-major.

Mon exposé comprendra trois parties. Dans une première partie, je rappellerai les principes de base de la protection chimique de l'armée de l'Air, car c'est important pour comprendre certaines décisions et réactions. Dans une seconde partie, je présenterai les faits tels que je les connais. Je terminerai enfin par évoquer certaines questions, car poser les questions c'est souvent un peu y répondre.

Commençons donc par les principes de base.

Les armes chimiques sont des armes de nature fort différente les unes des autres, dont les effets sont très variés. J'ai apporté pour votre mission un document que j'avais rédigé lorsque j'étais Chef de l'état-major particulier du Président de la République. C'est une information technique sur les armes chimiques. Je l'avais rédigée à l'intention de M. Edgard Pisani, qui représentait à l'époque le Chef de l'Etat dans les négociations sur le désarmement. Ceci m'évitera d'être trop long.

Les armes chimiques ne sont pas des armes nouvelles. Elles ont véritablement vu le jour pendant la « Grande guerre » de 1914-1918, au cours de laquelle furent utilisés des produits comme l'ypérite. Au cours de la seconde guerre mondiale, elles n'ont pas été utilisées. Mais des armes beaucoup plus efficaces, les neurotoxiques, furent alors développées. Puis, après-guerre, les études se sont poursuivies avec des agents V. Je rappelle qu'avec ce type d'agents, une gouttelette de 0,2 mg sur la peau suffit à tuer un homme.

Ces produits chimiques peuvent être soit répandus par avion, soit projetés par l'artillerie ; cependant, du fait du lancement et des caractéristiques de ces armes, bien qu'on les appelle « armes de destruction massive », les zones de traitement s'expriment plus en hectares ou en dizaines d'hectares qu'en centaines de kilomètres carrés, comme c'est le cas pour les armes nucléaires. Ce sont donc des armes parfaitement adaptées à des attaques sur des points géographiques précisément limités : une zone du front, une base aérienne, une base navale.

Les dangers qu'elles représentent, et cela ressort déjà de mes propos, sont de deux types : le danger « liquide » - la gouttelette qui vient vous toucher - et le danger « vapeur » - le produit que vous allez inhaler. Face à ces dangers, il existe des mesures de protection. En cas d'alerte, les personnels se rendent dans des abris équipés de moyens de filtrage de l'air. S'ils sont à l'extérieur et surpris loin des abris, ils doivent disposer de vêtements pour se recouvrir - une sorte de poncho, un masque, des gants, des sur-bottes - et se rendre au plus tôt aux abris pour y subir une décontamination avant d'y pénétrer. En opérations, ils revêtent des vêtements spécifiques de protection contre ces produits, fabriqués essentiellement à base de tissu de charbon actif et, naturellement, un masque. Les véhicules disposent aussi de filtres. Tout cela obéit à des procédures extrêmement rigoureuses et requiert un entraînement indispensable.

La décontamination des hommes s'opère dans des centres analogues à des sas : c'est-à-dire que l'on entre dans un premier local où on se déshabille pour quitter les protections que des liquides auraient pu toucher. Cette opération s'effectue avec l'aide de spécialistes car, sinon, on se contaminerait soi-même. Puis on passe ensuite dans un second local où le danger des vapeurs est éliminé ; on enlève alors son masque. Enfin, on se rend à la douche, où l'on est décontaminé. Les véhicules font également l'objet d'une décontamination.

Pour les exercices d'instruction, il faut utiliser des produits aux caractéristiques hydrauliques identiques à celles de produits chimiques, des simili. C'est ainsi que sont réalisées des opérations au cours desquelles ont été effectuées des simulations de dispersion.

C'était là l'objet du programme que j'avais lancé en 1978. Il avait nécessité la réalisation de vêtements de protection instantanée, celle de vêtements de travail, ou encore de filtres pour les abris, etc. Quand, au bout d'un an, nous avons disposé des prototypes, j'ai décidé de procéder à une expérimentation grandeur nature : des avions ont répandu le simili au Centre d'expérimentation de l'armée de l'Air de Mont-de-Marsan, lors d'un exercice baptisé Ciguë I. Ce fut une catastrophe : le pilote muni de son équipement a été victime d'un évanouissement avant même de monter dans son avion ; avec leur masque, les opérateurs de DCA ne voyaient plus le viseur ; les filtres n'étaient pas adaptés au système de filtration des abris existant et les personnels supposés être contaminés par quelques gouttelettes de ce simili toxique se tassaient les uns contre les autres en se rendant au sas pour être décontaminés et se contaminaient tous mutuellement.

Il a donc fallu recommencer. En 1980, une deuxième tentative, appelée Ciguë II, a eu lieu, toujours à Mont-de-Marsan. Elle nous a donné satisfaction.

Nous avons pu alors lancer les équipements de série. En 1981, nous avons fait un essai sur une base opérationnelle à Nancy, qui a également donné satisfaction. Depuis lors, tous les dix-huit mois, les bases de l'armée de l'Air font un exercice de protection contre les armes chimiques.

Si je rappelle cela, ce n'est pas pour le plaisir de raconter mes campagnes, mais pour vous indiquer que la protection chimique n'est pas si simple. La mise en condition des personnels nécessite l'expérimentation des matériels avant leur construction en série. Il faut une doctrine de travail en ambiance chimique et un centre d'instruction, que l'armée de l'Air a créé à Cazaux. De nombreux exercices, élémentaires bien sûr mais aussi en grandeur nature, sont indispensables pour que les personnels acquièrent de véritables réflexes sur ces problèmes et aient moins peur de ce danger.

Telles sont les mesures qui ont été prises. Elles ont demandé un entraînement réel de l'ensemble des personnels de l'armée de l'Air, dont je tire la satisfaction d'avoir contribué à les mettre en _uvre avant que je ne sois nommé Chef d'état-major de l'armée de l'Air. Venons-en aux faits.

Le 15 septembre 1990, le Président François Mitterrand décide que les Armées françaises participeront à l'opération « Bouclier du désert ». J'arrête le principe, bien entendu, de n'envoyer que des personnels entraînés et préparés au travail en ambiance chimique. Ils emportent donc tous leurs équipements spécialisés.

En janvier 1991, le dispositif de l'armée de l'Air était le suivant : nous avions une base aérienne opérationnelle à Al Ahsa dotée de quarante avions de combat, d'un Transall d'écoute électronique, de deux hélicoptères Puma, d'un radar, de défenses contre les avions ennemis et d'un effectif en personnel de support d'environ mille personnes placées sous les ordres du Colonel Amberg, promu Général depuis lors.

La base de Riyadh assurait le transport et le ravitaillement en vol avec cinq avions ravitailleurs, cinq Transall, deux appareils de liaison et environ quatre cents personnes.

Quatre autres détachements étaient situés à Dhahran, sur la base américaine, où quarante mécaniciens de l'armée de l'Air française mettaient en _uvre les Mirage F1 koweïtiens qui avaient pu s'échapper au moment de l'invasion du Koweït, à Doha où nous avions un escadron de mirages F1 pour la défense aérienne du Qatar, aux Emirats Arabes Unis où nous disposions de missiles sol-air Crotale et de mécaniciens pour les Mirage 2000 des Emirats. Enfin, nous avions quelques personnels auprès de la division Daguet, avec des missiles Crotale et un radar permettant le guidage des avions au-dessus des troupes.

Tous les personnels avaient, bien sûr, leur équipement individuel. Des abris et des sas de décontamination avaient été mis en place par nos soins à Al Ahsa et à Riyadh. Le détachement de Dhahran bénéficiait de ceux de l'armée américaine. A Doha, au Qatar, mes personnels étaient dans un véritable hangar bétonné, bien aménagé avec filtrage de l'air et réalisé par l'armée de l'Air qatarie. Aux Emirats Arabes Unis, je ne me souviens pas de leur installation, mais il ne s'agissait pas forcément de centres bien organisés, car le nombre des personnels n'était pas très élevé.

Pour ce qui est de la division Daguet, le Général Bernard Janvier vous en parlera beaucoup mieux que moi, d'autant que je n'ai pas suivi de près ce qu'il faisait car je ne pouvais avoir qu'une totale confiance en lui. Je le connaissais depuis longtemps.

Mes personnels avaient été vaccinés, sur mon accord, concernant les principales maladies que nous risquions de rencontrer : fièvre jaune, hépatite, méningite, etc. Les médecins du Service de santé des Armées doivent connaître cela mieux que moi.

Les personnels de l'armée de l'Air ont-ils subi des attaques chimiques par épandage ou du fait d'opérations d'artillerie ? A ma connaissance, non. Si cela avait été le cas, comme j'étais informé de tout quotidiennement, je l'aurais certainement su. Il n'y a donc pas eu d'attaque chimique par avions ou par artillerie. Nous avons eu de nombreuses attaques de Scud, non pas sur Al Ahsa malgré de nombreuses alertes, mais sur Riyadh et Dhahran. A ma connaissance, ces Scud étaient équipés de têtes explosives et non de têtes chimiques. S'ils avaient été équipés de têtes chimiques, il est vraisemblable que leur température de rentrée en basse atmosphère, de l'ordre de 600 ou 700 degrés, aurait dissocié les molécules toxiques.

Pour la division Daguet, je préfère ne pas en parler. Je ne sais rien. Le Général Janvier vous dira ce qu'il en était.

En ce qui concerne les pilotes, dès le premier jour, douze de nos avions ont lancé des attaques à basse altitude. Ils étaient équipés de toutes les composantes de leur protection chimique, d'autant qu'ils attaquaient après d'autres avions et que des dépôts de toxiques auraient pu être attaqués. A ma connaissance, aucun produit chimique n'a atteint les avions. Quatre d'entre eux ont été touchés, mais par des munitions classiques.

Les missions suivantes se sont déroulées à haute altitude. Il n'y avait vraiment aucune raison qu'ils rencontrent des menaces ou des vaporisations de produits toxiques. Les avions avaient d'ailleurs toujours leur protection.

En ce qui concerne les médicaments, j'ai eu connaissance, fin décembre ou début janvier, de la mise en place par le Service de santé des Armées d'un médicament de l'éveil. C'est un médicament que je connaissais car il était en expérimentation à Mont-de-Marsan. Il permettait aux combattants de rester actifs pendant 24 ou 36 heures, sans avoir besoin de dormir. Ensuite, il y a un contrecoup, et on doit impérativement récupérer par le sommeil.

J'ai interdit l'utilisation ce produit pour plusieurs raisons. La première est que toutes ses conséquences, à moyen terme et à long terme, notamment sur le personnel navigant, n'étaient pas connues. La seconde est que je pensais que le conflit n'allait pas durer trois jours mais plutôt trente, et qu'il n'y avait donc aucune raison de s'en servir. J'en ai donc interdit l'emploi, sauf autorisation expresse de ma part.

Je vous rappelle que c'est le commandement qui est responsable de la santé de ses hommes. Certes, nous bénéficions de l'aide indispensable des médecins militaires. Ils font un travail remarquable et sont extrêmement compétents, mais c'est le commandement militaire qui décide en dernier recours. J'ai donc donné le feu vert aux vaccinations, car je pensais que c'était une bonne chose, suivant en cela l'avis du Service de santé. Pour le Virgyl, le médicament de l'éveil, j'ai refusé.

J'ai appris au début de ce mois l'existence d'un autre médicament de prévention face aux attaques chimiques. Je dois dire qu'en tant que Chef d'état-major de l'armée de l'Air, je n'en ai pas souvenir. Soit le Service de santé des Armées ne m'en a pas informé, ce que je considérerai comme regrettable, soit il y a eu un dysfonctionnement dans la chaîne opérationnelle de l'état-major des Armées, car il est vrai que nous n'avions pas d'aviateurs dans cette chaîne. C'est un peu le problème au sein de ces structures interarmées : si l'on joue l'économie, on n'a pas le spécialiste qu'il faut au bon moment ; si l'on multiplie par trois - un aviateur, un terrestre et un marin -, cela coûte très cher. Dernière hypothèse, il y aurait eu un raté au sein de l'armée de l'Air.

Si j'en avais eu connaissance, j'aurais demandé les résultats des expérimentations, en m'attachant tout particulièrement à connaître ce qu'il pouvait en être pour le personnel navigant. J'aurais alors probablement décidé de son emploi ou de son non-emploi. Plus vraisemblablement, j'aurais donné des consignes d'emploi extrêmement strictes au nom du principe de précaution. De toutes façons, je pense que tant pour le médicament de l'éveil que pour cet autre fameux médicament, nous devons aujourd'hui, dix ans après, bien connaître les conséquences à long terme.

Je connaissais l'existence d'atropines dans les trousses de protection chimique et j'étais tout à fait favorable à leur emploi puisque c'est une utilisation « après coup » - si l'on est touché, cela ne peut être pire.

M. Bernard Cazeneuve, Président : Ce médicament dont vous avez appris, en début de mois, l'existence et son absorption par le personnel militaire, lequel est-ce ?

Général Jean Fleury : C'est la « protructimine », je ne me souviens plus exactement du nom...

Mme Michèle Rivasi, co-rapporteure : Le bromure de Pyridostigmine.

M. Bernard Cazeneuve, Président : Vous dites ne pas en avoir été informé ?

Général Jean Fleury : Je ne m'en souviens absolument pas.

M. Bernard Cazeneuve, Président : J'ai là une note du Médecin général inspecteur Miné, alors directeur central du Service de santé des Armées, adressée à M. le Général d'armée aérienne, Chef d'état-major de l'armée de l'Air, en date du 19 septembre 1990. Son objet est le suivant : Prétraitement par la Pyridostigmine des personnels navigants de l'armée de l'Air.

Général Jean Fleury : Je ne m'en souviens pas.

M. Bernard Cazeneuve, Président : Vous avez été informé ; cette note le montre. C'est une note du Service de santé des Armées qui vous a été adressée. Par conséquent, il n'y a pas eu de dysfonctionnement puisque cette note existe ; elle vous était directement adressée. Elle émane du Service de santé des Armées et elle indique très clairement le médicament dont il s'agit.

Général Jean Fleury : Je ne m'en souviens absolument pas.

M. Bernard Cazeneuve, Président : Nous mettrons cela sur le compte du nombre et de l'importance des notes qui vous parvenaient à cette période.

Général Jean Fleury : Ce n'est peut-être pas remonté jusqu'à moi ?

M. Bernard Cazeneuve, Président : Vous avez été informé, j'ai ici cette note de septembre 1990. Il s'agit d'un document déclassifié. Elle vous est adressée et émane du Service de santé des Armées et débute ainsi : « Par le message cité en référence, vous rappelez au personnel navigant exposé aux risques chimiques existant actuellement dans la zone du Golfe arabo-persique de ne pas absorber de comprimés de Pyridostigmine. »

Donc, non seulement vous avez été informé, mais vous demandiez que cette molécule ne soit pas absorbée. Vous preniez des décisions.

Général Jean Fleury : Ah ? D'accord.

M. Bernard Cazeneuve, Président : Je vous le signale parce que c'est plutôt bien que vous ayez réagi.

Général Jean Fleury : Tout à fait. Vous voyez, je ne m'en souvenais pas.

Mme Michèle Rivasi, co-rapporteure : Toujours dans le même ordre d'idée, j'ai une note de 1986 pour l'état-major de l'armée de l'Air intitulée « Prétraitement par la Pyridostigmine dans l'armée de l'Air », où il est dit : « La direction centrale du Service de santé des Armées a l'honneur de faire connaître à l'état-major de l'armée de l'Air que seul le prétraitement par la Pyridostigmine est contre-indiqué au personnel naviguant. »

Je m'étonne que vous vous rappeliez du Modafinil et que vous ne vous souveniez plus du bromure de Pyridostigmine.

Général Jean Fleury : Mais je ne suis pas surpris de ma réaction.

M. Bernard Cazeneuve, Président : De quand date cette note ?

Général Jean Fleury : Septembre 1990, apparemment.

M. Bernard Cazeneuve, Président : Au stade de l'exposé du Général Fleury, il était, à mon avis, important de préciser cela de manière à ce qu'il puisse poursuivre son exposé avec des faits rétablis dans leur réalité.

Général Jean Fleury : Tout à fait.

M. Charles Cova, Vice-président : Je rappelle que le document dont fait état Mme Rivasi date, lui, de 1986.

Mme Michèle Rivasi, co-rapporteure : C'était une position de la direction centrale du Service de santé des Armées qui le déconseillait au personnel navigant. Le document que vous avez mentionné date du 22 septembre 1990.

M. Bernard Cazeneuve, Président : S'il vous plaît, rétablissons les choses dans leur cadre, pour la clarté de l'audition, pour les membres de la mission comme pour la presse puisqu'il s'agit d'une audition publique. Le Général Fleury nous a indiqué dans son exposé liminaire qu'il n'a pas été informé de l'existence de la Pyridostigmine. C'est inexact. J'ai ici cette note de 1990 qui vous était adressée, mon Général, puisqu'elle a été envoyée au Chef de l'état-major de l'armée de l'Air, fonction que vous occupiez à l'époque.

Général Jean Fleury : Tout à fait.

M. Bernard Cazeneuve, Président : Cette note dit le contraire. Vous convenez avec nous que vous ne vous en souveniez plus ?

Général Jean Fleury : Absolument.

M. Bernard Cazeneuve, Président : Les choses sont rétablies.

La première note de 1986 est antérieure à votre prise de fonction. Vous pouviez donc très bien ne pas en avoir été informé, mais pas pour ce qui concerne la seconde note.

M. Claude Lanfranca, co-rapporteur : Je souhaitais seulement apporter un renseignement d'ordre médical. Depuis 1985, on savait que le bromure de Pyridostigmine provoquait des myosis, c'est-à-dire un rétrécissement de la pupille provenant d'un trouble de l'innervation de l'iris. Par conséquent, on ne pouvait pas en administrer aux pilotes. Cela, indépendamment de la guerre du Golfe.

M. Bernard Cazeneuve, Président : Mon Général, vous pouvez poursuivre votre exposé.

Général Jean Fleury : Je dirai simplement pour terminer que, pour moi, la santé des personnels de l'armée de l'Air était, d'une façon générale, bonne, et même plutôt meilleure que dans d'autres formations. J'ajouterai, perfidement peut-être, que l'interdiction d'alcool a été, à cet égard, un élément positif.

M. Bernard Cazeneuve, Président : L'interdiction d'alcool, mon Général, est un élément positif pour quiconque doit piloter un engin !

Général Jean Fleury : Oui, je crois que c'est assez bénéfique tant au plan physique que psychique, bien que je ne rejette pas le bon goût du vin...

M. Bernard Cazeneuve, Président : Nous avons d'ailleurs modestement légiféré en la matière. (sourires)

Général Jean Fleury : Comme je vous l'indiquais précédemment, je me suis posé des questions. Je me les pose toujours d'ailleurs, car je m'étonne que le taux des anomalies de santé rencontrées chez les personnels ayant participé aux opérations au Moyen-Orient ait été très différent de celui que l'on rencontre dans la même tranche de population en France. Je m'interroge car si le taux était du même ordre, la question serait réglée. En revanche, s'il est supérieur, je pense qu'il faut examiner cela de plus près, en établissant la comparaison entre les différents détachements, ceux de la division Daguet, de la base d'Al Ahsa ou de ceux stationnés de Riyadh, les autres composantes du corps expéditionnaire étant trop peu nombreuses pour constituer des échantillons significatifs. Il faudra ensuite savoir, bien évidemment, qui a consommé quoi ? Grâce aux trousses médicales, les médecins doivent le savoir.

Il est hors de doute qu'il y ait eu un stress. Cela dit, ce sont les pilotes qui ont combattu pendant quarante-trois jours qui ont connu le stress le plus fort, d'autant qu'ils subissaient régulièrement des alertes de tirs de Scud au cours de la nuit.

Ce stress est également le fruit de conséquences liées aux vaccins - bien que l'on sache cela depuis longtemps et que ce soit donc sans problème - et de conséquences climatiques, encore que le climat le plus difficile était celui de la base d'Al Ahsa située au niveau de la mer, contrairement à Rafha, située à 1200 mètres d'altitude. Il y a eu aussi les problèmes d'alimentation, car nos camarades de l'armée de Terre ne bénéficiaient pas d'installations fixes et ont consommé beaucoup de rations de combat. De plus, les produits frais n'avaient pas, dans ce cadre, les mêmes aptitudes à la conservation que sur la base d'Al Ahsa ou de Riyadh.

Enfin, la division Daguet a-t-elle été exposée à des risques liés à des dépôts de munitions qui auraient pu contenir des substances chimiques ? Je n'en sais rien. Les Américains ont détruit des dépôts. J'ai vu des reportages qui m'ont, du reste, grandement surpris. Manifestement, j'ai eu le sentiment que ces reportages ne correspondaient pas à des unités engagées en ambiance chimique. Indiscutablement, des questions se posent, auxquelles malheureusement je n'ai pas de réponse.

Je vous remercie, M. le Président, de m'avoir permis de vous donner un certain éclairage en rapportant mes souvenirs. Je suis très heureux que cette mission ait été constituée pour nous livrer une analyse impartiale sur ce qui a pu se passer. Il était bon que je vous présente la façon dont l'armée de l'Air était organisée pour faire face à la menace chimique représentée par les unités iraqiennes. Je suis maintenant prêt à répondre aux questions.

M. Claude Lanfranca, co-rapporteur : Comme les autres officiers généraux que nous avons auditionnés, vous dites qu'il y a pas eu d'alerte chimique. Beaucoup disent qu'ils n'ont pas eu de déclenchement des appareils de détection type détalac. Or je lis dans une note officielle que « la fréquence des alertes - cinquante et une en six mois - a largement contribué à la formation, à la condition psychologique du personnel. » Sur quoi était basée ces alertes ?

Général Jean Fleury : Pour moi, c'étaient les alertes concernant les Scud. Les Américains, vous le savez, avaient un dispositif de satellites qui détectaient les départs de tirs par infrarouge ; ce système mesurait l'impact probable et il transmettait l'alerte aux détachements. Il y a donc eu régulièrement des alertes. Les personnels allaient aux abris. Il fallait faire très vite. Les Américains avaient des moyens permettant de donner l'alerte en précisant la zone vraisemblable de retombée. Il n'empêche que rien n'est tombé sur Al Ahsa qui était à quelque cent kilomètres de Riyadh. Mais l'alerte était tout de même lancée.

M. Claude Lanfranca, co-rapporteur : Ainsi, ces alertes n'étaient pas déclenchées à partir des détecteurs de pollution chimique.

M. Aloyse Warhouver : M. le Président, je relève que chaque fois que des responsables des différents états-majors sont auditionnés, le terme de stress est employé. Le stress peut certes laisser des traces psychosomatiques, mais pourquoi ce stress serait-il, dans le Golfe, plus fort qu'ailleurs ? La surmédiatisation de ce conflit a-t-elle joué ? Les militaires engagés réagissaient-ils différemment que ceux qui ont vécu des guerres plus longues, qui en avaient pris tellement l'habitude qu'ils ne prêtaient plus attention aux mêmes phénomènes? Cela peut-il laisser des traces ? Cette surmédiatisation que la population a vécu, a-t-elle frappé l'armée ?

Général Jean Fleury : Il est difficile de répondre. Il y a eu un stress plus élevé dès l'instant qu'il y avait un risque chimique que l'on connaissait mal. Ce n'est tout de même pas très agréable. Il y a eu un stress à cause de ces alertes de Scud qui conduisaient les hommes à courir aux abris régulièrement pendant la nuit. Dire que ce stress était très dommageable ? Pour ma part, je me suis rendu à Riyadh. Il y a eu des attaques de Scud. Je vous avoue que j'ai dormi.

Mme Michèle Rivasi, co-rapporteure : Je reviens sur la question de la Pyridostigmine, car il me semble qu'il y a eu une mauvaise interprétation des choses.

Dans le premier document, qui date de 1986, la direction centrale du Service de santé des Armées indiquait à l'état-major de l'armée de l'Air qu'il valait mieux que les pilotes n'utilisent pas la Pyridostigmine. Les raisons évoquées étaient celles liées à la capacité oculaire dont parlait M. Lanfranca, mais on avait aussi relevé chez les volontaires qui avaient expérimenté ce produit un problème concernant la capacité à effectuer certaines tâches. On s'était en effet rendu compte que plus nombreuses étaient les tâches à effectuer, plus il y avait de handicaps quant à leur exécution.

Mais la note que vous avez reçue, Général Fleury, dit le contraire. Ainsi, en 1986, on vous demandait effectivement de ne pas faire prendre la Pyridostigmine aux pilotes puis on précise, postérieurement, que « cet ensemble de considérations me conduit à lever les restrictions contenues dans mes correspondances des 7 février et 17 avril 1986. »

En fait, nous ne savons pas si, oui ou non, les pilotes ont pris ce médicament parce que, s'il était auparavant déconseillé de le prendre, cette note lève les restrictions. Donc, vous ne savez pas si vous avez demandé à vos militaires de suivre la nouvelle directive - ce qui revenait à leur administrer la Pyridostigmine - ou si, comme pour le Modafinil, vous avez décidé qu'ils n'en prendraient pas ? Vous ne pouvez pas répondre ?

Général Jean Fleury : Je ne sais pas répondre à cette question.

Mme Michèle Rivasi, co-rapporteure : Ma question suivante porte sur les munitions. J'ai eu en main des documents sur l'emploi des armes et j'ai vraiment besoin de vos compétences à ce sujet car je ne suis pas une spécialiste.

M. Bernard Cazeneuve, Président : Madame, juste une précision quant à la question précédente. La note que vous venez de citer, en date du 19 septembre 1990 commence ainsi : « Par le message cité en référence, vous rappelez aux personnels navigants exposés au risque chimique existant actuellement dans la zone du Golfe arabo-persique, de ne pas absorber de comprimés de Pyridostigmine. » Vous avez donc, mon Général, donné à vos soldats la directive de ne pas prendre ce médicament.

Cette note, qui vous parvient le 19 septembre 1990, indique que vous aviez donné instruction à vos soldats de ne pas prendre ce médicament...

Mme Michèle Rivasi, co-rapporteure : Ce n'est pas...

M. Bernard Cazeneuve, Président : ...Non ! Pardonnez-moi, mais je tiens à ce que tout soit clair. Ces documents seront annexés au rapport. Je m'efforce d'être précis : cette note date du 19 septembre 1990. Il s'agit d'une note déclassifiée qui émane du Médecin général inspecteur Jean Miné, directeur central du Service de santé des Armées, adressée au Chef d'état-major de l'armée de l'Air, c'est-à-dire le Général Fleury. Cette note a un objet : Pré-traitement par la Pyridostigmine du personnel navigant de l'armée de l'Air. Elle commence par une phrase, que je cite une seconde fois : « Par le message cité en référence, vous rappelez au personnel navigant exposé au risque chimique existant actuellement dans la zone du Golfe arabo-persique, de ne pas absorber de comprimés de Pyridostigmine. J'ai l'honneur de vous faire connaître les commentaires qu'appellent, de ma part, cette directive. ».

Par conséquent, le Général Fleury, qui est bien à l'époque Chef d'état-major de l'armée de l'Air, a donné l'instruction à ses soldats de ne pas prendre ce médicament. Cette directive donnée, elle fait l'objet d'un commentaire de la direction centrale du Service central de santé des Armées en date du 19 septembre 1990, portant sur les effets de la Pyridostigmine sur les militaires. Ce commentaire contredit la note de 1986 dont Mme Rivasi a donné lecture, et qui indiquait, elle, que ces comprimés de Pyridostigmine pouvaient avoir des effets sur le comportement des militaires.

Pour savoir si ces médicaments ont été absorbés ou pas, il nous faut nous livrer en tant que parlementaires à un travail complémentaire qui consiste à demander au ministère de la Défense et aux niveaux concernés, c'est-à-dire à l'état-major des Armées et au Service de santé des Armées, si ce commentaire a fait, à la suite de la directive que vous avez donnée, l'objet d'une contre-directive. En cas de contre-directive, les médicaments auraient été absorbés. Sans contre-directive, ils ne l'auraient pas été car, dans l'armée, une directive doit venir en contredire une autre, sinon les ordres demeurent inchangés.

Nous devrions être donc en mesure de donner une réponse assez facilement.

Général Jean Fleury : Malheureusement, je ne peux pas vous répondre. Il faudrait que l'on plonge dans tous les dossiers et archives pour obtenir ces renseignements.

M. Bernard Cazeneuve, Président : Nous allons le faire.

Mme Michèle Rivasi, co-rapporteure : Nous allons également recueillir le témoignage des pilotes. Ils vont nous dire s'ils en ont pris ou non.

M. Bernard Cazeneuve, Président : Nous ferons ce travail. Je voulais simplement dire, et notamment à la presse, que ce travail est un travail rigoureux : nous auditionnons des personnalités ; nous avons des documents qui comportent des éléments très précis. Ces éléments apportent des réponses qui peuvent faire l'objet de demandes complémentaires auprès du ministère de la Défense. C'est ainsi que nous travaillons. Nous ne faisons pas du sensationnel ; nous ne sommes pas ici pour faire des gros titres, mais pour rétablir les faits dans leur rigueur.

Mme Michèle Rivasi, co-rapporteure : J'en reviens aux armes. J'ai eu un bilan des missions offensives des avions français. Lorsque je lis « tir des quatre : bingo », que veut dire « bingo » ?

Général Jean Fleury : « Bingo », cela veut dire que le tir a atteint son but. Cela signifie que la munition a touché la cible visée.

Mme Michèle Rivasi, co-rapporteure : Et que veut dire « Bidons largués » ?

Général Jean Fleury : Ce sont les réservoirs supplémentaires de carburant que l'on largue en vol afin que les avions accélèrent à basse altitude. Le premier jour, tous les réservoirs supplémentaires, dits « bidons », ont été largués précédemment à l'attaque.

Mme Michèle Rivasi, co-rapporteure : Qu'y a-t-il dans les bombes à pénétration que vous avez utilisées pour les bunkers et les aéroports ?

Général Jean Fleury : Ces bombes ressemblent un peu à une roquette. C'est donc un projectile qui une fois largué, accélère, commence à s'incurver et à qui un deuxième propulseur donne encore une accélération pour lui faire pénétrer le béton de la piste et exploser sous la piste.

Mme Michèle Rivasi, co-rapporteure : Que contiennent-elles ?

Général Jean Fleury : Des explosifs classiques. Je ne connais pas les formules chimiques.

Mme Michèle Rivasi, co-rapporteure : Vous ne savez pas si elles contiennent de l'uranium ?

Général Jean Fleury : Non. Il n'y a pas d'uranium appauvri dans les munitions françaises, à ma connaissance. Cela a été regardé de près car l'uranium appauvri, par sa masse beaucoup plus élevée que les autres métaux, a un pouvoir de pénétration beaucoup plus efficace. A ma connaissance, il n'y en avait pas dans l'armée de l'Air.

Mme Michèle Rivasi, co-rapporteure : Vous n'en avez donc pas utilisé. Mais saviez-vous que les Américains employaient des obus-flèches ou des bombes à base d'uranium appauvri ?

Général Jean Fleury : Oui, je connaissais l'existence d'obus-flèches à uranium appauvri, mais je ne peux pas garantir qu'ils aient été utilisés. Ces armes entraient toutefois dans la panoplie américaine, je le confirme.

Mme Michèle Rivasi, co-rapporteure : Les Américains ont-ils utilisé les bombes « Durandal » ?

Général Jean Fleury : Je ne peux pas vous répondre. Ils ont effectivement acheté des bombes de type « Durandal », lorsque j'étais Chef d'état-major. Les ont-ils utilisées ou pas ? Je ne peux vous répondre sur ce point.

Mme Michèle Rivasi, co-rapporteure : Concernant les armes utilisées par les alliés, il n'y avait pas communication de l'utilisation faite par les uns et les autres ?

Général Jean Fleury : Il y avait des objectifs à détruire. Par conséquent, les différentes armées de l'Air avaient leurs munitions. Qu'un F15 soit équipé d'une arme ou d'une autre me laissait totalement indifférent. Cela ne laissait cependant pas indifférent le poste de commandement qui organisait l'ensemble des frappes pour avoir un plan cohérent, mais ce n'était pas le problème de chacun des détachements opérationnels.

Mme Michèle Rivasi, co-rapporteure : Quel est le fabricant français qui vend les bombes pour les avions ?

Général Jean Fleury : Les bombes de pénétration étaient fournies par Thomson-Brandt pour la BAP 120 et la BAT 100. Pour ce qui est de la bombe « Durandal », je pense qu'elle était fabriquée par Matra, mais je risque peut-être de me tromper.

Mme Michèle Rivasi, co-rapporteure : Lorsque vous avez bombardé des sites chimiques irakiens, avertissiez-vous les troupes à terre que vous alliez bombarder ces sites ? Existe-t-il une liaison entre l'armée de l'Air et l'armée de Terre ?

Général Jean Fleury : Je pense qu'il faut répondre un peu différemment à votre question.

Premièrement, à ma connaissance, les objectifs que nous attaquions n'étaient pas des dépôts chimiques car les Français ont attaqué des objectifs militaires, c'est-à-dire des dépôts de munitions de type conventionnel.

Deuxièmement, je ne suis pas sûr que les Irakiens, dans leurs dépôts sur l'avant du front, sur des bases comme As Salman, aient mis des munitions chimiques. Cela dit, c'est à vérifier. Je n'ai pas la réponse. Le Général Bernard Janvier saura sans doute vous le dire.

Troisièmement, comme je l'indiquais tout à l'heure, les attaques d'objectifs résultaient d'un plan d'ensemble et d'un plan groupé. Nous avons attaqué un certain nombre de petits hangars où se trouvaient des avions. Nous avons aussi attaqué des dépôts de munitions. Nous avons beaucoup attaqué les chars de la Garde présidentielle irakienne, qui étaient dispersés dans le désert. Je n'ai pas du tout le souvenir d'attaques menées sur des dépôts d'armes chimiques. Je suis donc très réservé sur l'existence de telles attaques.

Votre question porte aussi sur les relations entre les armées de l'Air et de Terre. Il y a eu trois phases très différentes dans la bataille.

La première, au cours des dix premiers jours, était la conquête de la supériorité aérienne. Les objectifs étaient de neutraliser les pistes, pour que les avions irakiens ne puissent pas décoller, et de détruire les radars et les systèmes de communication de la défense aérienne irakienne.

Lors de la deuxième phase, les trente jours suivants, nous avons préparé l'attaque de l'armée de Terre. Il s'agissait de casser tous les flux logistiques qui pouvaient aider l'Irak et de détruire son artillerie. Le Général Janvier vous parlera sûrement des « sacs à feu », sortes d'entonnoirs équipés de pièces d'artillerie pour pulvériser toute division arrivant par les axes de pénétration. Nous avons attaqué ces dispositifs en liaison avec l'armée de Terre, bien sûr, pour savoir ce qu'il valait mieux attaquer, et comment s'y prendre.

Enfin, lors de la troisième phase, c'est-à-dire lorsque l'armée de Terre a été engagée, nous avions une coordination complète. C'est la raison pour laquelle j'avais installé un radar de l'armée de l'Air auprès de la division Daguet.

M. Charles Cova, Vice-président : Mon Général, vous nous avez dit que les avions français, les Jaguar, n'avaient pas attaqué de dépôts de munitions qui auraient pu contenir des armes chimiques. A votre connaissance, les Américains l'ont-ils fait ?

Général Jean Fleury : A ma connaissance, les Américains ne l'ont pas fait non plus. Au terme des debriefings que nous avons eus avec eux, il semble que les stocks chimiques soient restés centralisés et n'aient pas été poussés vers l'avant. Ma réponse résulte de conversations, de debriefings, et je ne peux, là encore, avoir une absolue certitude. Je ne peux pas assurer totalement qu'il n'y ait pas eu de munitions chimiques dans des dépôts ayant fait l'objet d'attaques aériennes.

M. Charles Cova, Vice-président : Dans le même ordre d'idée, vue votre compétence en matière « NBC », pensez-vous que si des dépôts chimiques avaient été bombardés, le dégagement qui en aurait résulté aurait pu contaminer les troupes de la division Daguet engagées au sol ?

Général Jean Fleury : Tout dépend de la date à laquelle de tels faits se seraient produits.

M. Charles Cova, Vice-président : Je pense aux attaques aériennes des 17 janvier et 28 février 1991 ?

Général Jean Fleury : Non. Le 17 janvier, sûrement pas. Le 28 février, il peut y avoir de la substance persistante au sol, qui reste encore un peu, mais pas de danger de vapeurs.

M. Charles Cova, Vice-président : Du persistant dans les poussières ?

Général Jean Fleury : Oui. Mais tout dépend des produits mis en place par les Irakiens, et encore, aurait-il fallu qu'ils en aient mis en place. J'ai quelques doutes à ce sujet, mais, je le répète, aucune certitude.

Ensuite, cela dépend des produits chimiques qu'ils ont utilisés. Par exemple, tous les produits utilisés par l'Irak contre les Iraniens étaient des produits qui, dès le lendemain, voyaient leurs effets terminés. Il existe des produits qui persistent plus longtemps. Mais je ne connais pas le détail de la production irakienne en ce domaine.

M. Claude Lanfranca, co-rapporteur : Mon Général, on a souvent entendu dire ou lu qu'il y avait eu des enfouissements de matériels, et plutôt dans des périodes d'attaque que de retrait. Si vous étiez au courant, quelles en ont été les raisons ?

Général Jean Fleury : Je ne comprends pas.

M. Claude Lanfranca, co-rapporteur : Je parle de l'enfouissement de matériels utilisables par les soldats. On a enterré du matériel sur place dans des moments non pas de départ mais plutôt lors d'attaques. En connaissez-vous la raison ?

Général Jean Fleury : Je ne peux absolument pas répondre à cette question. Je ne peux que faire des suppositions et risquer d'amener votre mission sur des fausses pistes. Il faut poser cette question au Général Janvier.

Mme Michèle Rivasi, co-rapporteure : Nous avons un document comportant une carte sur laquelle figurent toute une série de sites d'usines chimiques irakiennes : Samarra, Al Qaim, Mossoul, Salman Pak, etc. Aviez-vous établi une relation de collaboration suffisante avec les Américains pour savoir ce qu'ils ont bombardé dans ce cadre ?

Général Jean Fleury : Oui et non. L'ensemble des frappes faisait l'objet d'une planification en trois étapes.

La première étape, une semaine précédant l'attaque, fixait les idées générales de ce que nous allions faire.

Ensuite, lors de la deuxième, et après celle de l'air task order, qui était diffusé quarante-huit heures avant l'opération, on précisait à chacun sa mission. Cet ordre d'opération tactique était établi à partir du poste de commandement (PC) allié aérien à Riyadh. Au sein de ce PC, j'avais deux officiers dont le rôle était essentiellement de veiller à ce que les ordres donnés et les missions confiées aux Français s'intègrent parfaitement dans les directives politiques fixées par le Chef de l'Etat et le Gouvernement français.

Il est parfaitement vrai qu'un des objectifs des Américains, dès le début des opérations et en parallèle avec l'obtention de la supériorité aérienne, a été de détruire les capacités chimiques et nucléaires irakiennes pour que, dans l'hypothèse d'un retrait rapide du Koweït, elles soient déjà détruites.

A ma connaissance, ces installations étaient situées assez loin dans le pays et nous ne sommes pas intervenus de ce point de vue. Nos objectifs étaient beaucoup plus proches, plus à la portée des Jaguar, les avions français n'étant pas très gros parce que cela coûte plus cher et que la politique était de ne pas mettre trop d'argent dans le budget de la Défense. Nous ne sommes pas allés très en profondeur en Irak.

Mme Michèle Rivasi, co-rapporteure : Avez-vous établi, dans le cadre de l'armée de l'Air, un circuit donnant à peu près les orientations des avions par rapport à l'Irak ?

Général Jean Fleury : Excusez-moi, je ne comprends pas votre question.

Mme Michèle Rivasi, co-rapporteure : Vous dites que vous n'êtes pas allés au Nord. Quel a été le circuit des avions français ?

Général Jean Fleury : Les huit premiers jours, ce fut le Koweït. Par la suite, nous avons travaillé sur les divisions de la Garde présidentielle, qui étaient situées en arrière du Koweït ; puis, sur l'axe de pénétration de la division Daguet.

Mme Michèle Rivasi, co-rapporteure : Ce sont là les missions offensives du mois de janvier et du mois de février.

M. Bernard Cazeneuve, Président : Si nous pouvions avoir un document concernant l'artillerie lourde, ce serait bien.

Général Jean Fleury : (dépliant une carte de la région) Voici la péninsule de l'Arabie Saoudite et voici l'Irak.

Nous avons, la première semaine, attaqué des objectifs irakiens au Koweït. Ensuite, nous avons attaqué les divisions blindées juste derrière. Enfin, nous avons terminé avec l'axe de pénétration allant de Rafha à As Salman.

Pour vous expliquer d'un mot, la stratégie de Saddam Hussein était la stratégie française de 1939 : établir une ligne Maginot le long de la frontière et s'arrêtant à la frontière belge, c'est-à-dire, dans ce cas précis, à la frontière saoudienne, pour que les assaillants ne passent pas par là ; mais, contrairement à 1939 - et comme l'aurait souhaité le Général de Gaulle - des divisions blindées étaient installées derrière cette ligne pour pouvoir intervenir en cas de percée.

C'est donc essentiellement en arrière de cette ligne que nous avons travaillé. Les Américains ont travaillé plus en profondeur et les Britanniques ont travaillé sur l'ouest de l'Irak. Pour notre part, nous ne sommes pas allés très loin, le maximum étant As Salman, et nous n'avons jamais dépassé l'Euphrate.

M. Bernard Cazeneuve, Président : Vous avez insisté tout à l'heure que sur le fait que vous veilliez, en tant que responsable militaire, à la bonne protection de vos troupes en cas d'attaque. Vous disiez que cela relevait de votre rôle et que c'était aussi le rôle du Service de santé des Armées de veiller à ce que cela soit fait.

Une note qui nous a été communiquée, une note déclassifiée, comporte un paragraphe intitulé : « Protection du personnel navigant ». Cela concernait donc vos troupes. Voici ce qu'on y lit : « Le niveau d'équipement et d'entraînement des pilotes différait selon le type d'avions mais, dans la majorité des cas, la connaissance du matériel n'est pas très bonne, les pilotes arrivant sans formation. Cependant, l'officier NBC de la base, ancien instructeur de l'Ecole des techniciens de la sécurité de l'armée de l'Air (ETSAA), a les connaissances nécessaires à la formation de ce personnel. Les séances ont commencé le 10 janvier. »

Dois-je en déduire que les pilotes qui ont été envoyés sur place disposaient de compétences et d'une préparation nettement insuffisantes, comparées au risque ? Cela s'inscrirait incontestablement en contradiction avec le principe de précaution et de vigilance qui a présidé à votre exposé.

Général Jean Fleury : Je ne suis pas du tout d'accord avec cette note. De quand date-t-elle ?

M. Bernard Cazeneuve, Président : C'est un document de janvier 1991. Il s'agit du compte rendu de la mission effectuée du 8 au 15 janvier 1991 par le pharmacien chimiste en chef Failly, « relative à la défense NBC des éléments air stationnés en Arabie saoudite ». J'ai bien entendu ce que vous avez indiqué tout à l'heure.

Général Jean Fleury : Je conteste, parce que...

M. Bernard Cazeneuve, Président : Vous avez dit qu'un chef militaire doit veiller à ce que tout se passe bien pour ses troupes, qu'elles ne soient pas exposées inutilement. Vous avez dit également que c'est le rôle du Service de santé des Armées d'examiner cela. J'ai là un compte rendu de la mission effectuée par un homme du Service de santé des Armées, compétent sans doute, concernant la protection de vos troupes, qui comporte un paragraphe intitulé « Protection du personnel navigant », dont le contenu est tout de même assez ennuyeux.

Général Jean Fleury : Oui, mais je conteste ce que je viens d'entendre parce que tous les personnels ont suivi des entraînements. Toutes les bases aériennes de l'armée de l'Air faisaient des exercices d'ensemble au moins tous les dix-huit mois ; cela s'appelle des évaluations tactiques, au cours desquelles on réalise un exercice avec épandage.

Je suis allé sur place moi-même. J'ai pu vérifier le dispositif. Je ne peux pas partager cet avis. J'y suis allé deux fois, l'une avant et l'autre pendant les opérations. Je conteste totalement ce point de vue.

M. Bernard Cazeneuve, Président : Quand une opération a lieu, elle se base toujours sur le fondement d'un ordre d'opération. Nous avons d'ailleurs demandé communication de la totalité des ordres d'opération. Une fois qu'elle a eu lieu, elle fait l'objet d'un compte rendu d'opération qui émane, bien entendu, des militaires qui ont été en charge de sa conduite.

Elle peut également faire l'objet de comptes rendus complémentaires émanant du Service de santé des Armées. Ces documents vous sont-ils communiqués, au nom du principe assez classique d'amendement des dispositifs existants ou d'un retour d'expérience ?

Général Jean Fleury : Des rapports ont été faits. Il y a eu de nombreux groupes de travail qui ont travaillé ensuite sur leur exploitation, généralement sous l'autorité de l'état-major des Armées. Beaucoup de choses ont été faites en ce sens, mais je n'en ai pas un souvenir totalement rigoureux.

M. Bernard Cazeneuve, Président : L'ordre d'opération du détachement Daguet à Koweït City, qui date du 27 février 1991, concerne moins votre domaine, mais je relève un point intéressant dans la définition des missions : « Rétablir, en liaison avec les autres forces alliées, la souveraineté de la France au Koweït - il s'agit de notre ambassade - ; assurer la dépollution et la remise en ordre et la sécurité de l'ambassade et de ses enceintes, participer en coordination avec les Alliés à l'aide humanitaire au profit des Koweïtis dans le domaine de la dépollution - dépiégeage, déminage -, de la santé - soins aux blessés et malades, lutte contre les épidémies... » Que recouvre ce concept de dépollution ?

Général Jean Fleury : Pour moi, la dépollution consiste à enlever tous les engins explosifs n'ayant pas explosé. Il s'en trouvait un peu partout, en englobant éventuellement les dispositifs de piégeage.

M. Bernard Cazeneuve, Président : Parmi les armes que vos hommes ont été amenés à enlever et qui n'avaient pas explosé, aurait-il pu se trouver des armes chimiques ou autres ? Avez-vous des éléments à ce sujet ?

Général Jean Fleury : Je n'ai pas d'éléments sur ce point. Je ne pense pas, du moins a priori, que ce soit l'armée de l'Air qui ait été chargée de réaliser cette dépollution. Je serais très surpris qu'il y ait eu là un risque chimique. Cela paraît impossible. Je donne là un avis.

M. Bernard Cazeneuve, Président : Nous avons également un ordre de redéploiement, en date du 11 mars 1991, qui indique que « la menace chimique, dans l'état actuel des choses, peut être considérée comme quasi nulle ». Cela me conduit à me demander quels sont les éléments d'information sur lesquels on se fonde pour faire une déclaration de ce type quand on est militaire et que l'on rédige un ordre d'opération ?

Général Jean Fleury : J'aurais besoin d'une précision : de quand date ce document ?

M. Bernard Cazeneuve, Président : Il date de mars 1991. C'est un ordre de redéploiement, un document émanant du Général Roquejeoffre.

Général Jean Fleury : A cette date, les opérations étaient terminées et l'on considérait qu'il n'y avait eu aucune attaque chimique et donc aucune trace de produits ou de problèmes de cette nature, tout au moins dans la zone concernée.

M. Bernard Cazeneuve, Président : C'est donc un regard rétrospectif ; ce n'est pas un regard sur les risques d'opérations militaires irakiennes pendant le redéploiement ?

Général Jean Fleury : Tout à fait. C'était fini. Il n'y avait plus de risque militaire. C'est comme cela que je l'interprète, et c'est comme cela que je l'aurais écrit.

Mme Michèle Rivasi, co-rapporteure : Avez-vous participé aux opérations effectuées après l'opération Daguet, et appelées opérations « Libage » et « Aconit », au nord de l'Irak ? J'ai le témoignage d'un Colonel qui indique que deux expéditions se sont déroulées dans ce secteur : une expédition humanitaire pour les populations kurdes et une expédition de surveillance du cessez-le-feu.

Général Jean Fleury : Il y a eu effectivement par la suite des opérations avec mise en place d'avions pour vérifier le cessez-le-feu et protéger les populations kurdes.

Je vais essayer de puiser dans mes souvenirs, mais j'ai quitté ma fonction le 1er décembre 1991. Je pense que la mise en place de ces avions a eu lieu pendant que j'étais encore Chef d'état major de l'armée de l'Air. En revanche, concernant la mission humanitaire, je ne pense pas que l'armée de l'Air ait apporté une contribution.

Mme Michèle Rivasi, co-rapporteure : Ce n'est pas la même époque. C'était d'avril à août 1991. Vous étiez donc encore Chef d'état-major. L'armée de l'Air a-t-elle participé à ces opérations ?

Général Jean Fleury : Pas à ma connaissance.

Mme Michèle Rivasi, co-rapporteure : Parce que, pour reprendre ce que disait le Président Cazeneuve, lorsque vous dites que le risque chimique était nul, nous voyons bien là qu'il existait une certaine inquiétude ; les troupes irakiennes remontaient vers le nord et, malgré tout, des éléments laissaient à penser qu'ils avaient pu contaminer l'eau. On n'est jamais à l'abri d'un risque chimique irakien, sachant le nombre de sites chimiques irakiens qui pouvaient exister.

Je vous invite à consulter le numéro de « Sciences et Avenir » paru ce matin même. Un reportage montre des images de contamination de soldats par l'uranium. Nous voyons les gens en tenue NBC qui décontaminent des soldats. Avez-vous été alerté, averti de ces poussières radioactives, qui ont contaminé des gens ?

Général Jean Fleury : Ma réponse est négative. Mais l'uranium appauvri ne doit pas être très radioactif.

Mme Michèle Rivasi, co-rapporteure : Mais il est très toxique à l'inhalation.

Général Jean Fleury : Il est possible qu'il soit toxique, mais il n'est pas radioactif.

Mme Michèle Rivasi, co-rapporteure : Il est radioactif car quand on dit qu'il est radiotoxique, cela signifie que c'est un émetteur alpha. Une fois que l'uranium a pénétré les alvéoles pulmonaires, vous savez, cela peut causer des dommages irréversibles !

M. Bernard Cazeneuve, Président : Sur ce point, qui est important, je n'ai, pour ma part, aucun document, ni aucune photo identifiés. J'ai beaucoup de respect pour la presse, mais sur d'autres dossiers je me suis rendu compte que l'on procédait parfois par amalgame. Par conséquent, je vérifierai ces éléments. S'ils sont vrais, nous l'indiquerons. S'ils ne sont pas exacts, nous le dirons aussi.

Nous avons d'ailleurs posé, avec Mme Rivasi, une question au ministère de la Défense concernant un document qui montrait des photographies légendées dans une de ses publications d'information. Dans le rapport de la mission, nous mentionnerons la réponse apportée par le ministère sur l'origine de ces photos qui sera, je pense, extrêmement éclairant à la fois sur ce qu'elles visent et sur l'utilisation et l'exploitation qui ont pu en être faites par certains.

Aujourd'hui, nous ne savons pas. Nous ne pouvons pas déduire de cette photo que l'uranium appauvri a été utilisé. Il n'y a aucune indication de source pour cette photographie ; je ne connais pas les conditions ni le lieu dans lesquels elle a été prise. Nous devons vérifier. Nous ne pouvons pas - ou alors nous sortons de l'objectif de rigueur scientifique qui est le nôtre - considérer que des documents qui n'ont pas fait l'objet d'un travail de vérification et d'investigation de notre part auprès des administrations concernées, sont exacts. A partir de cette photographie, il semblerait qu'il ait eu de l'uranium appauvri, mais je ne peux l'affirmer. Je n'en sais rien.

Mme Michèle Rivasi, co-rapporteure : Si vous voulez, j'ai une position un peu plus affirmative que celle de notre Président dans la mesure où cette affirmation vient des Américains. Concernant les Français, jusqu'à preuve du contraire, je n'ai pas eu d'informations montrant que l'on a utilisé de l'uranium appauvri. Mais savez-vous si les obus-flèches sont à base d'uranium.

Général Jean Fleury : Il faudrait demander cela à mes homologues de l'armée de Terre. A priori, je vous répondrais que non. Mais demandez-leur. Leur réponse sera plus crédible que la mienne.

Mme Michèle Rivasi, co-rapporteure : Il y a eu, je crois, un rapport du Congrès américain sur l'utilisation de l'uranium appauvri par les Américains. En tant que Chef d'état-major de l'armée de l'Air, vous m'avez dit être informé de cette utilisation ; mais étiez-vous informé des risques ?

Ce qui motive ma question est que vous avez tenu un discours, que j'ai très bien entendu, en disant que vous deviez informer vos pilotes pour assurer une meilleure protection. Si vous étiez au courant de cette utilisation de l'uranium appauvri par les Américains, avez-vous informé vos soldats des risques pour que, s'ils étaient dans une zone contaminée, ils puissent prendre le minimum de précautions nécessaires ?

Général Jean Fleury : Je vous répondrai que le rôle et les missions de l'armée de l'Air sont totalement différents. Pour un pilote, s'il y a un obus incorporant de l'uranium appauvri et s'il respire cette sorte de poussière, c'est vraiment trop tard, et cela est complètement égal ; c'est avant qu'il doit sauver sa peau.

Donc, je peux difficilement répondre à cette question. Les risques pour l'armée de l'Air sont nuls.

Mme Michèle Rivasi, co-rapporteure : Cela ne vous perturbe pas.

Général Jean Fleury : Non, pas dans le cas de l'armée de l'Air. Je serais responsable des personnels à terre, du combat de la mêlée terrestre, cela me préoccuperait. Mais, pour ce qui est de la mêlée aérienne, mon problème est tout autre.

Mme Michèle Rivasi, co-rapporteure : Supposons que vos pilotes fassent un atterrissage forcé dans une zone contaminée. Cela peut arriver. Vos pilotes peuvent, un jour ou l'autre, dans des circonstances de guerre, être au contact. Les pilotes ne sont pas toujours en vol. Ils peuvent aussi être contraints à un atterrissage dans des conditions difficiles, en zone contaminée. C'est pour cela que votre réponse ne me satisfait pas pleinement.

Général Jean Fleury : Malgré tout, son emploi par les Américains me laissait indifférent. Je n'ai jamais pris en compte une guerre contre les Etats-Unis. Cela aurait été différent si les Soviétiques avaient utilisé l'uranium appauvri, mais je n'avais pas d'informations à ce sujet. Cela ne veut pas dire d'ailleurs qu'ils n'en disposaient pas.

M. André Vauchez : Mon Général, vous avez répété à plusieurs reprises qu'il n'y avait pas eu d'attaques chimiques de l'Irak sur nos soldats. Mais vous avez évoqué les différents bombardements de la France, de l'Angleterre et des Etats-Unis. Pensez-vous que des établissements chimiques aient peut-être été touchés.

Général Jean Fleury : C'est très possible.

M. André Vauchez : Après un tir, on dresse donc un bilan de l'opération. Avez-vous eu connaissance, de la part des Américains, de bilans faisant état de pertes de population irakienne en dehors du point d'impact et de souffle, c'est-à-dire à une distance où cette population aurait dû être indemne s'il n'y avait pas eu de produits chimiques ? En d'autres termes, selon vous, des Irakiens sont-ils morts en raison d'émanations de produits chimiques ?

Général Jean Fleury : De tous les debriefings avec les Américains auxquels j'ai participé, je n'en ai jamais entendu parler. Cela ne veut pas dire qu'il n'y en ait pas eu, mais que je n'en ai jamais entendu parler.

M. Charles Cova, Vice-président : Le Général Fleury a répondu à mes interrogations. Comme il le disait à Mme Rivasi, la mêlée aérienne n'a rien à voir avec les tirs d'obus-flèches. L'armée de l'Air les tire éventuellement mais, ensuite, les pilotes rentrent. Effectivement, il peut y avoir un crash et l'éjection d'un pilote qui tombe dans une zone contaminée, mais c'est relativement rare. Il n'empêche que je pense que cela devrait faire partie des directives qui devront être données à l'avenir.

Général Jean Fleury : En effet, cela fait partie de la « culture générale » des militaires appelés à combattre.

Mme Michèle Rivasi, co-rapporteure : En cas de pollution chimique, avez-vous établi, dans votre état-major, des modèles de dispersion ? En cas de bombardement d'un site chimique, en fonction du vent, par exemple, avez-vous réalisé des modèles d'évaluation quant à l'effet de dispersion du nuage ?

Général Jean Fleury : Nous disposons de modèles non pas pour le chimique mais pour le nucléaire. C'est un domaine que nous connaissons bien. Il fait l'objet d'exercices. Il y a toute une doctrine en fonction du vent et en fonction de la nature, parce qu'un incendie de plutonium, c'est d'une autre conséquence que de l'uranium appauvri

Mme Michèle Rivasi, co-rapporteure : Je suis d'accord, mon Général, mais s'il y a une explosion dans un site contenant de l'ypérite, comme c'est indiqué dans les documents parce qu'il existe tout de même toute une liste de gaz super-toxiques, entre le VX, le soman et bien d'autres, je puis vous assurer que vos troupes subiront de très lourdes pertes.

Général Jean Fleury : Je parlais de comparer le plutonium à l'uranium appauvri. Puisque nous n'avons pas d'armes chimiques, nous n'avons pas de modèles de dispersion des produits. Mais nous avons des modèles de dispersion de tous les nuages, précisément pour couvrir le cas de fumées toxiques dues à un incendie, en particulier de plutonium. Nous disposons de ces éléments comprenant toutes les procédures : les systèmes d'alertes, les systèmes de bouclage, les systèmes de calcul des points de retombée en fonction du vent.

Nous avons aussi, bien évidemment, en collaboration avec la protection civile, des procédures en cas d'attaques nucléaires de notre territoire et de problèmes de retombées. Dans ce cas précis, c'est la protection civile qui est directrice des opérations qui se déroulent à partir de stations radar de l'armée de l'Air.

Mme Michèle Rivasi, co-rapporteure : La mission pourrait-elle disposer de documents sur ces modèles de dispersion ?

Général Jean Fleury : Bien sûr. Cela ne pose, à mon avis, aucun problème.

M. Bernard Cazeneuve, Président : Nous les demanderons.

Général Jean Fleury : Se posent ensuite les problèmes en cas d'incendie de ces produits, de leur toxicité, de leur durée de toxicité, etc. Je ne suis pas spécialiste ; il conviendrait d'interroger les pharmaciens-biologistes spécialisés. Tout ce que je peux dire, c'est que l'incendie est un élément plutôt favorable parce qu'il détruit les molécules. Mais il n'y a pas que les situations d'incendie.

M. Bernard Cazeneuve, Président : Nous vous remercions, mon Général, de ces éléments d'information que vous avez apportés à la mission d'information.

Audition de Monsieur Jacques CÉRON,
Ingénieur en chef des études et techniques d'armement
à la Délégation générale pour l'Armement

(extrait du procès-verbal de la séance du mardi 5 décembre 2000)

Présidence de M. Bernard Cazeneuve, Président

M. Bernard Cazeneuve, Président : Mes chers collègues, nous accueillons M. Jacques Céron, Ingénieur en chef des études et techniques d'armement à la Délégation générale pour l'Armement (DGA). M. Céron travaille au sein de cette délégation depuis de nombreuses années sur des questions multiples, notamment celles qui touchent au problème de l'uranium appauvri.

Vous avez, M. l'Ingénieur en chef, notamment la responsabilité du programme ABL (Antiblindés). Bien que n'étant pas en fonction dans ce secteur en 1990 et 1991, c'est-à-dire à l'époque qui nous intéresse plus particulièrement, vous disposez d'une abondante documentation d'origine française et étrangère sur la production et l'utilisation de blindages ou d'armes incorporant de l'uranium appauvri.

Il est clair que vous pouvez nous apporter des éléments de réflexion qui seront crédibles et vérifiés, ce qui pour nous est tout à fait important, compte tenu de la volonté de rigueur qui préside à nos travaux. Nous vous poserons donc des questions concernant l'évolution des techniques et des normes d'emploi de l'uranium appauvri dans les industries de défense, ainsi que d'autres questions relatives aux échanges d'informations sur ce sujet avec un certain nombre de pays comme les Etats-Unis ou la Grande-Bretagne qui, pendant la guerre du Golfe, étaient nos alliés.

Etant en activité à la Délégation générale pour l'Armement, à l'heure actuelle, votre audition s'effectuera conformément aux règles que nous avons conjointement définies, c'est-à-dire à huis clos.

Par ailleurs, je profite de cette séance pour informer les membres de la mission d'information que je n'ai toujours pas reçu de réponse à ma lettre adressée aux représentants de l'association Avigolfe, leur demandant si la date du 19 décembre prochain, ultérieure à leur assemblée générale, convenait pour organiser leur audition. Je vais procéder à une ultime relance. Si, au terme de cette relance, nous ne devions pas avoir de réponse, je proposerai qu'il soit connu du public et de la presse que nous avons multiplié les démarches à destination de cette association, qui a refusé de se rendre devant nous.

M. l'Ingénieur en chef, je vous donne immédiatement la parole pour un exposé introductif, au terme duquel nous vous poserons une série de questions.

(Projection documents)

M. l'Ingénieur en chef Jacques Céron : Je vais essayer de présenter très rapidement l'état de l'art à l'époque qui vous intéresse. Pour cela, je vais remonter à 1986, qui est une « date charnière ».

A cette époque, nous avions eu un certain nombre d'informations concernant le renforcement des protections des véhicules blindés qui étaient notre première menace. Il s'agissait essentiellement des blindés des pays membres du Pacte de Varsovie. En l'occurrence, tous les blindés que nous avions en face de nous possédaient un blindage dit « réactif ». Un blindage « réactif » a tendance à exploser au moment du contact d'une munition et coupe l'effet de la munition.

A l'époque, un certain nombre de réflexions ont été menées sur les adaptations à effectuer sur nos chars de combat. Nos chars de combat étaient des chars AMX 30 B2 et nos munitions explosives - tout à fait classiques - de moyenne performance, étaient des obus à charge creuse destinés à combattre les véhicules blindés, essentiellement à blindages dits homogènes, ainsi que des obus flèche à pénétrateur en tungstène. J'ai apporté une flèche tungstène que je vous montrerai tout à l'heure. C'était à l'époque le plus performant des obus détenus par l'armée française. Il nous permettait de maîtriser la menace que nous avions en face de nous.

Partant de cet examen, le problème était simple : face à des blindages renforcés, nous étions inopérants puisque la munition flèche tungstène ne perforait pas les blindages de cette nouvelle menace. Conformément à notre mission et à la demande des états-majors, nous nous sommes penchés sur le problème pour voir comment répondre rapidement à ce besoin.

La démarche s'est articulée de la façon suivante. En 1986-1987, les recherches étaient axées sur la façon de vaincre cette menace. Sans entrer dans le détail, les charges creuses classiques ne pouvant pas vaincre cette menace, il ne restait alors qu'une seule alternative : la munition avec un pénétrateur en uranium. C'est à ce moment-là que nous avons proposé les études sur les munitions à pénétrateurs en uranium. La DGA a lancé les premiers travaux sur ces études en 1988.

Qu'est-ce qu'une munition flèche ? On projette une partie métallique d'une forme un peu spéciale à très grande vitesse et on profite de l'énergie cinétique de ce produit pour pénétrer les blindages. Il faut savoir qu'une flèche perfore un blindage réactif avant que ce même blindage puisse faire de l'effet sur elle : la flèche va tellement vite que l'explosion de ce blindage n'a lieu que quand une partie de ce projectile est passée.

Voici un pénétrateur en tungstène qui équipe encore l'AMX 30 B2. Cette flèche vole à une assez grande vitesse. Elle a un pouvoir important de perforation des blindages classiques.

M. Aloyse Warhouver : Le tir se fait à quelle distance ?

M. l'Ingénieur en chef Jacques Céron : On tire sur des chars aux alentours de 1 500 mètres. C'est un point d'efficacité sachant que si l'on s'approche davantage on a des chances d'être l'objet d'un tir ennemi en premier.

Quelle est la particularité de la munition flèche ? Vous voyez ici la cartouche, telle qu'elle est introduite dans le char et là, un obus. Le sabot permet de projeter cette flèche hors du tube à très grande vitesse. Le sabot est composé de trois morceaux qui se désolidarisent de la munition et la flèche poursuit sa trajectoire. La forme aérodynamique de la flèche est telle qu'elle ne perd pratiquement pas de vitesse sur toute la trajectoire utile de la munition. Ce sont des munitions qui, perdues dans la nature, vont très loin.

En 1990-1991, période du conflit dans le Golfe, nous avions des munitions explosives classiques, d'utilisation banalisée, à savoir : la munition charge creuse, qui était la munition antiblindés classique, et les flèches à obus tungstène. S'agissant des munitions à perforateur en uranium appauvri, à la fin de l'année 1991, nous ne disposions en France que de maquettes.

Il me faut vous apporter quelques précisions liminaires. Lors d'une étude sur les munitions, nous commençons par regarder deux facteurs : d'une part, la balistique intérieure, qui concerne plus particulièrement la sortie d'un projectile d'une arme afin de ne pas mettre en danger tout ce qui se trouve à l'intérieur du char et les efforts de recul pour ne pas détériorer le char; d'autre part, la balistique terminale, c'est-à-dire l'effet final que l'on veut donner au projectile. A cette époque, nous travaillions sur ces deux éléments et la France ne possédait aucune munition à uranium appauvri opérationnelle.

Voilà ce que je peux dire sur la période qui vous intéresse plus particulièrement.

M. Bernard Cazeneuve, Président : Je vous remercie. Je vais donner la parole à nos collègues parlementaires pour que ces derniers puissent vous poser toutes les questions qu'ils souhaitent vous adresser.

M. Claude Lanfranca, co-rapporteur : J'ai bien cerné le côté technique de l'arme. Je voudrais savoir si, parallèlement aux études sur l'uranium appauvri, vous avez participé à la protection des gens qui manipulent les armements qui en incorporent. Je lis dans les services de radiologie et de santé des armées, ce passage : « La manipulation de l'uranium naturel et appauvri a fait l'objet d'une réglementation appliquée en milieu industriel impliquant l'assurance médicale des travailleurs. Aucune pathologie spécifique liée à ces manipulations n'a été démontrée. » Mais a-t-on étudié les risques de l'uranium appauvri libéré une fois l'obus explosé ?

M. l'Ingénieur en chef Jacques Céron : Les risques ont été étudiés par des services distincts de la DGA, puisque nous avons fait appel au Service de santé des Armées, qui a fait toutes les études. Je ne suis pas un spécialiste des questions de santé et je peux donc difficilement répondre sur ce point. Toutefois, nous avons pris le maximum de précautions, eu égard à quelque chose dont nous ne connaissions pas toutes les implications et que l'on cherche à approfondir.

Mme Michèle Rivasi, co-rapporteure : Pouvez-vous donner le nom de la personne spécialiste de cette question au Service de santé des Armées ?

M. l'Ingénieur en chef Jacques Céron : Non, mais si vous le demandez au ministère, on vous l'indiquera. Je ne peux pas vous dire précisément quelle personne, à l'époque, s'est penchée sur ce problème. Je n'étais pas en service dans ce pôle. Le service recourt toutefois à des médecins et à des pharmaciens.

M. Claude Lanfranca, co-rapporteur : C'est le Service de protection radiologique des Armées.

M. l'Ingénieur en chef Jacques Céron : Oui, c'est le SPRA.

M. Claude Lanfranca, co-rapporteur : Vous nous confirmez donc que des études ont été faites parallèlement à l'usage de ces flèches ?

M. l'Ingénieur en chef Jacques Céron : Pour la protection des personnels.

M. Charles Cova, Vice-président : A quel industriel français la DGA a-t-elle confié, à ce jour, des marchés de réalisation de blindages ou d'armements incorporant de l'uranium appauvri ?

M. l'Ingénieur en chef Jacques Céron : Même si mon mandat pour m'exprimer se limite strictement à la période de la guerre du Golfe, à ma connaissance, il n'y avait aucune étude de blindage incorporant de l'uranium appauvri à cette époque, pas plus qu'aujourd'hui d'ailleurs. Sur le problème des munitions, ce n'est pas secret, la société Giat Industries était maître d'_uvre.

M. Aloyse Warhouver : Qu'appelez-vous des maquettes ?

M. l'Ingénieur en chef Jacques Céron : Nous effectuons des tests compte tenu de la forme et des différents alliages que l'on peut utiliser sur la résistance à la pénétration. Nous cherchons à obtenir un maximum de pénétration avec les projectiles. Ce maquettage est réalisé sur toutes les munitions d'une manière générale.

Nous examinons tout d'abord l'effet terminal : nous simulons un tir à très courte distance d'un produit, qui n'est pas un produit à forme aérodynamique mais qui présente une « tête militaire » dans sa partie finale ; cela nous permet ainsi de valider la pénétration et les résultats pour voir si nous tenons bien les objectifs.

Parallèlement, nous regardons si, au départ du coup de canon, les pressions s'exerçant sur la munition sont correctes. Nous le faisons essentiellement avec quelque chose qui a une masse donnée mais qui n'a pas une tenue sur trajectoire. La tenue sur trajectoire est un autre problème, une autre étape. Ce n'est qu'à partir du moment où nous sommes sûrs de ces deux facteurs que l'on peut regarder le problème d'une trajectoire.

M. Aloyse Warhouver : A-t-on une idée du nombre de flèches que l'on peut tirer ?

M. l'Ingénieur en chef Jacques Céron : Je ne peux pas répondre de façon précise. Je sais que quelques flèches tungstène ont été tirées au cours du conflit du Golfe, sachant que nous ne possédions pas, je le répète, de flèches uranium. Ces tirs avaient surtout valeur de test puisque nous avons peu de champs de tir, en France, qui permettent d'expérimenter de telles flèches.

M. Charles Cova, Vice-président : Est-il exact, comme le précise un article du magazine « Sciences et Avenir » paru la semaine dernière, que la SICN, filiale de la COGEMA, et la société CERCA de Bonneuil-sur-Marne, ont, à la fin des années 80 ou au tout début des années 90, exécuté, pour le ministère de la Défense, des marchés d'armements à l'uranium appauvri ?

M. l'Ingénieur en chef Jacques Céron : Je ne peux pas vous dire si ces sociétés ont travaillé sur ce type de matériaux au début des années 80 car je n'en ai pas connaissance. Je ne sais pas si des études ont été réalisées. Si c'est le cas, elles n'ont pas été pilotées par les services dans lesquels j'ai eu des responsabilités ou dont j'ai pu avoir accès aux informations. En revanche, il est certain que début 1987, SICN, usinant de tels composants y compris pour EDF, a travaillé sur ce matériau.

Mme Michèle Rivasi, co-rapporteure : Vous êtes Ingénieur en chef ; vous êtes donc compétent sur les études et techniques d'armement. Connaissez-vous bien les obus flèche à base de tungstène et d'uranium ? Que connaissez-vous vraiment sur les obus flèches à base d'uranium appauvri ? Comprenez-vous bien que nos questions se font en fonction de vos réponses. Si vous ne pouvez pas nous répondre sur l'uranium appauvri, je m'interroge sur l'utilité de votre audition.

M. l'Ingénieur en chef Jacques Céron : Je suis aujourd'hui mandaté pour répondre sur la période couvrant le conflit du Golfe, et non pour parler de ce que nous faisons aujourd'hui ou de ce que nous avons fait après cette date et qui, aujourd'hui, est frappé du « secret-défense ». J'ai un droit de réserve sur ce que nous faisons depuis 1991. Jusqu'à 1991, période du conflit, je peux vous en parler. Après, c'est un autre domaine.

Mme Michèle Rivasi, co-rapporteure : Nous allons donc essayer de nous limiter à cette période. Vous confirmez que pendant la guerre du Golfe, la France n'a pas utilisé des obus flèche à base d'uranium. En revanche, les Etats-Unis les ont utilisés.

M. l'Ingénieur en chef Jacques Céron : C'est effectivement ce que j'ai lu.

Mme Michèle Rivasi, co-rapporteure : L'article de « Sciences et Avenir » indique que le 3 janvier 1991 - , date non couverte par votre devoir de réserve -, la Nuclear regulatory commission des Etats-Unis a donné son accord pour l'envoi de 75 tonnes d'uranium appauvri, fabriquées par une compagnie américaine, à destination de la société française CERCA de Bonneuil-sur-Marne. Pourquoi la France utilise-t-elle ou a-t-elle utilisé de l'uranium appauvri américain ? Je suis une élue de la Drôme et je sais que des tonnes d'uranium appauvri de la COGEMA sont stockées à Pierrelatte. Pouvez-vous nous donner une explication à cette importation d'uranium appauvri provenant des Etats-Unis ?

M. l'Ingénieur en chef Jacques Céron : Cela dépasse un peu la guerre du Golfe et le mandat qui m'a été assigné. On m'a demandé de parler de la guerre du Golfe et pas nécessairement des études que nous avons menées sur les munitions à uranium appauvri ou autres.

M. Bernard Cazeneuve, Président : Il faut que les règles soient claires. Vous n'êtes pas devant un tribunal et nous ne sommes pas des Procureurs. Par conséquent, vous ne nous direz que ce que vous souhaitez nous dire. En contrepartie, nous vous demanderons ce qui paraît indispensable à la conduite de nos investigations par-delà le mandat qui vous a été donné.

Vous êtes là avec un seul mandat, celui de répondre aux questions de la mission d'information parlementaire, qui a été instituée : pour bénéficier de l'ensemble des éléments dont elle doit disposer pour faire son rapport. Un mandat vous a été donné par la DGA, c'est le problème de la DGA et pas le nôtre.

Notre mandat est d'avoir la vérité. Nous vous posons des questions pour connaître la vérité de façon convenable et la contrepartie est que nous vous demandons de ne pas vous référer constamment à votre mandat tel qu'il vous a été signifié par la DGA car le seul mandat que vous ayez devant cette mission est de répondre à nos questions.

M. l'Ingénieur en chef Jacques Céron : Je ne souhaite aucunement me dérober à vos questions, mais il y en a certaines sur lesquelles je ne pourrai malheureusement pas répondre, notamment s'agissant de tout ce qui a trait aux études.

M. Bernard Cazeneuve, Président : Nous prendrons acte de cette absence de réponse sur ce point précis et nous adresserons au Ministre de la Défense, si ces réponses sont indispensables à la conduite de nos travaux, une demande officielle afin de les obtenir par d'autres biais. Si vous ne voulez pas répondre parce que vous n'êtes pas mandaté, nous le noterons et nous reviendrons vers le Ministre de la Défense afin d'avoir les compléments d'information dont nous avons besoin.

M. l'Ingénieur en chef Jacques Céron : Je vais quand même apporter quelques éléments de réponse à la dernière question qui vient de m'être posée. Les travaux ont porté sur toutes les sources de matières premières. Nous avons examiné plusieurs sources potentielles, eu égard au résultat qu'elles pouvaient apporter au point de vue de l'efficacité terminale. A cette époque, nous avons analysé l'uranium appauvri et les commandes de métal auxquelles vous faites allusion avaient essentiellement pour objet de permettre de faire des études.

Mme Michèle Rivasi, co-rapporteure : Je vais donc reformuler ma question. Nous avons de l'uranium appauvri stocké en France par la COGEMA. Vous nous parlez de matières premières, mais l'uranium appauvri, qu'il soit français ou américain, c'est de l'uranium appauvri ! N'est-ce pas plutôt le fait que les Américains ont un brevet d'alliage contenant de l'uranium appauvri avec d'autres éléments dont ne dispose pas la France et dont vous avez besoin pour la construction d'obus ?

Nous sommes parlementaires et nous souhaitons savoir pourquoi l'on importe de l'uranium appauvri. Si vous me dites que vous n'avez pas connaissance du brevet américain, je le conçois. Mais apportez-nous cette information, puisque a priori la matière première est la même.

M. Bernard Cazeneuve, Président : Je me permets rarement de faire des commentaires, mais il s'agit d'une bonne question.

M. l'Ingénieur en chef Jacques Céron : Je vais répondre à votre question très simplement. Ce n'est pas une question de licence ou de brevet : il n'y a aucun brevet, aucune licence. Chaque pays est autonome pour ce qui concerne ses conceptions industrielles. Nous ne savons pas ce que font les Américains et les autres pays détenteurs d'armes du même type. Cela reste un secret pour les uns comme pour les autres.

Même quand nous sommes amenés à avoir des informations, la plupart du temps ce ne sont pas des informations très réalistes ; elles sont parfois téléguidées pour nous faire partir sur des voies d'études qui ne sont pas nécessairement les meilleures. Nous n'avons donc aucune contrainte vis-à-vis d'aucun pays.

L'uranium appauvri stocké en France se trouve à l'état de poudre ou d'oxyde et non pas à l'état de métal. Or un certain nombre d'opérations sont nécessaires pour le rendre à l'état métallique et, actuellement, la France a arrêté ses installations métallurgiques en ce domaine.

Mme Michèle Rivasi, co-rapporteure : Où étaient ces installations qui transformaient l'oxyde d'uranium en uranium appauvri ?

M. l'Ingénieur en chef Jacques Céron : Je ne sais pas. C'est la COGEMA qui pilote cette filière. Il y a eu plusieurs installations, mais je ne saurais vous dire combien exactement. Je ne suis pas un spécialiste de la métallurgie d'uranium.

M. Bernard Cazeneuve, Président : Pourquoi a-t-on arrêté ces installations ?

M. l'Ingénieur en chef Jacques Céron : Je pense que la France a décidé de stocker l'uranium résiduel sous une forme qui n'était pas nécessairement métallique, mais une forme d'oxyde. Seule la COGEMA pourrait répondre puisque c'est de son ressort. Il en existe sans doute sous la forme métallique, mais très peu.

Mme Michèle Rivasi, co-rapporteure : Etes-vous soumis, comme dans le nucléaire civil, à l'obligation d'indiquer la quantité d'uranium et d'autres produits radioactifs que vous importez ? Il me semble qu'une commission statue là-dessus.

M. l'Ingénieur en chef Jacques Céron : La DGA, par elle-même, n'importe rien. Ce sont soit la COGEMA, soit les industriels qui, pour leurs besoins de fabrication, importent. Il existe certainement des documents et des rentrées en comptabilité de ce type de produits. Si j'en crois les articles parus dans « Sciences et Avenir », il existerait des traces d'un document indiquant un transfert de produits. La SICN, c'est la COGEMA, quoi que l'on en dise. Cependant je ne suis pas au fait de ce sujet de comptabilité.

Mme Michèle Rivasi, co-rapporteure : Nous demanderons à la COGEMA. Pourquoi avoir utilisé de l'uranium appauvri retraité ? Quand vous avez importé de l'uranium, était-ce de l'uranium retraité ?

M. l'Ingénieur en chef Jacques Céron : Toutes les utilisations d'uranium auxquelles nous avons eu recours étaient à base d'uranium naturel appauvri et non pas d'uranium retraité.

Mme Michèle Rivasi, co-rapporteure : Pouvez-vous nous fournir une étude qui indique le rapport isotopique du contenu des bombes utilisées et des obus flèche, ceux-ci pouvant contenir de l'uranium ?

M. l'Ingénieur en chef Jacques Céron : Les bombes, ce n'est pas mon domaine. S'agissant des obus flèche, je ne suis pas habilité à vous indiquer quoi que ce soit. Cela fait partie d'un certain nombre d'éléments très classifiés.

Mme Michèle Rivasi, co-rapporteure : Dans ce cas, vous ne pouvez pas affirmer que l'on utilise que de l'uranium naturel, puisque vous ne pouvez pas m'en apporter la preuve. Je vous demande un document me permettant de vérifier que ces armes ne contiennent que de l'uranium naturel.

M. l'Ingénieur en chef Jacques Céron : Je ne suis pas habilité à répondre à cette question. Adressez vous au Ministre de la Défense pour obtenir le document que vous demandez. Je vous assure que nous utilisons de l'uranium naturel appauvri ; il provient de la chaîne d'appauvrissement.

Mme Michèle Rivasi, co-rapporteure : A chaque fois, il va donc me falloir indiquer que le ministère de la Défense ne répond pas à la question !

M. Bernard Cazeneuve, Président : On ne peut pas dire que le ministère de la Défense ne répond pas à la question ; on peut seulement dire que M. Céron n'a pas été habilité à y répondre. Nous allons poser la question au ministère qui acceptera ou non de déclassifier ces informations.

Je vous propose, chers collègues, de poser vos questions. M. Céron peut ou ne peut pas répondre. S'il ne peut pas répondre, j'adresserai une correspondance au Ministre de la Défense lui demandant de bien vouloir déclassifier les éléments d'information en cause à notre attention.

M. Jean-Louis Bernard : Si je vous ai bien compris, M. l'Ingénieur en chef, les Armées françaises, au moment de la guerre du Golfe, ne disposaient que de flèches en tungstène et n'ont pas du tout utilisé de flèches porteuses d'uranium appauvri. En revanche, il semble bien, d'après ce qu'on lit, que d'autres armées aient utilisé de l'uranium appauvri. Le confirmez-vous ?

M. l'Ingénieur en chef Jacques Céron : Oui, si j'en crois toutes les lectures que j'ai faites.

M. Jean-Louis Bernard : Par ailleurs, y a-t-il un progrès technologique dans la force de pénétration, lorsqu'on utilise des flèches en uranium appauvri plutôt que des flèches en tungstène ? Est-ce que l'uranium appauvri apporte un plus dans la capacité de production de dégâts sur des chars, par rapport aux flèches en tungstène ?

Enfin, quand une flèche en tungstène ou en uranium appauvri pénètre un blindage, on voit bien les dégâts immédiats qui peuvent être constatés à l'intérieur d'un char. Mais il y a également ce que l'on peut appeler des dégâts collatéraux auxquels auraient pu être exposés un certain nombre de militaires, qui seraient passés pas très loin des chars touchés par ce type de munitions. Y a-t-il, à votre connaissance, des différences notables en matière d'éventuelles complications, ne serait-ce qu'en inhalant certains métaux métalloïdes, entre l'uranium appauvri et le tungstène ou tout autre métal ?

M. l'Ingénieur en chef Jacques Céron : Tout d'abord, y a-t-il une amélioration des dégâts causés à l'ennemi par l'utilisation de munitions à uranium appauvri ? Clairement, oui. Aujourd'hui encore, il existe un écart très important entre les caractéristiques du tungstène et celles de l'uranium appauvri. Tout d'abord, les matériaux sont très différents au point de vue de leur comportement lors de la pénétration. Ensuite, du point de vue de l'efficacité, il existe encore aujourd'hui un écart très significatif, tant en ce qui concerne la distance à laquelle on peut tirer une cible qu'en ce qui concerne la pénétration à l'intérieur de cette cible. C'est important.

M. Charles Cova, Vice-président : Et l'explosion qui s'en suit ?

M. l'Ingénieur en chef Jacques Céron : J'arrive au deuxième point. C'est un peu le puriste que je suis qui va corriger le terme « explosion ».

Dans aucun des cas il n'y a explosion parce que dans aucun des cas il n'y a de phénomène explosif, qu'il s'agisse des flèches en tungstène ou des flèches à uranium : il y a pénétration d'un métal dans un autre métal. Il peut y avoir des blindages réactifs qui vont casser la flèche au moment de sa pénétration, c'est un fait ; mais ils se bornent à casser une flèche. C'est donc un métal qui pénètre un autre métal, comme une balle de fusil classique rentre dans un blindage.

M. Charles Cova, Vice-président : Mais quelle est son action à l'intérieur des chars ?

M. l'Ingénieur en chef Jacques Céron : A l'intérieur, se produit un échauffement du métal parce que celui-ci est contraint à changer de forme. Par conséquent, quelles que soient les flèches, il y a incendie à l'intérieur de l'habitacle. Le métal échauffé rencontre toujours à l'intérieur des substances inflammables : par exemple, dans un char, vous avez de l'électronique, des conduites d'huile, et éventuellement des munitions. Ces équipements peuvent conduire à des explosions, mais la flèche par elle-même n'explose pas.

Le dernier point de votre question concerne les produits issus de cette désintégration. Quels que soient les munitions, on a affaire à des matériaux lourds. Un médecin vous dirait mieux que moi que tout matériau lourd présente des degrés de nocivité. Je ne peux cependant pas vous en dire plus sur le degré de nocivité.

M. Bernard Cazeneuve, Président : Je voudrais poser une question complémentaire à celle que vient de poser M. Bernard. Elle nous renvoie à l'intervention faite par le Général Schmitt devant la mission, il y a quelques semaines.

Au cours de son audition, il a indiqué que seuls des obus de 105 mm de chars AMX 30 B2 pouvaient être équipés d'uranium appauvri. Il a également observé que ces obus n'avaient pas été utilisés dans le Golfe par l'armée française. Or, contrairement à ce qu'il nous a dit, il semble que l'armée française ait été équipée de ces chars AMX 30 B2.

M. l'Ingénieur en chef Jacques Céron : Oui, l'armée française a été équipée des chars AMX 30 B2, mais ces munitions n'existaient pas encore.

M. Bernard Cazeneuve, Président : D'après les documents qui nous ont été transmis par le ministère de la Défense, il semble que 800 obus de 105 mm pour AMX 30 B2 ont été transportés sur place. Etes-vous certain que ce n'étaient pas des obus à uranium appauvri ?

M. l'Ingénieur en chef Jacques Céron : Je suis formel. Il est impossible que ce soient des munitions à uranium pour la bonne raison que nous n'en avions aucune. Nous n'avions que des maquettes. Ce n'est que bien après la guerre du Golfe que nous avons pu réaliser des munitions qui ont été tirées réellement dans une arme, dans un cadre simili-opérationnel.

M. Bernard Cazeneuve, Président : Nous n'avions pas d'armes françaises à uranium appauvri, mais nous aurions pu utiliser des armes américaines ou alliées sur nos propres chars, dans le cadre du commandement intégré qui présidait au déroulement des opérations sur le théâtre.

M. l'Ingénieur en chef Jacques Céron : Je ne peux absolument pas répondre. Seuls les responsables opérationnels de l'époque peuvent répondre sur ce sujet. En revanche, je peux vous assurer qu'il y a eu des munitions flèches tungstène sur le théâtre des opérations.

M. Charles Cova, Vice-président : Ont-elles été tirées ?

M. l'Ingénieur en chef Jacques Céron : Oui. Je ne suis pas capable de vous dire le nombre exact, mais je sais que certaines ont été tirées, puisque nous avons eu des remontées de rapports de ces munitions flèches tirées.

M. Bernard Cazeneuve, Président : De ce type-là ?

M. l'Ingénieur en chef Jacques Céron : Oui.

M. Bernard Cazeneuve, Président : J'imagine qu'elles n'ont pas été envoyées sur place sans quantification. On sait combien d'armes de ce type ont été transportées sur le théâtre des opérations ? On sait aussi combien d'armes de ce type sont revenues ?

M. l'Ingénieur en chef Jacques Céron : L'état-major de l'armée de Terre et la Direction centrale du matériel de l'armée de Terre (DCMAT), service de l'état-major compétent, sont capables de répondre sur la quantité de munitions.

M. Bernard Cazeneuve, Président : Nous poserons ces questions.

M. Charles Cova, Vice-président : M. l'Ingénieur en chef, quand on travaille sur des armes, on étudie à la fois leur comportement et les conséquences qu'elles entraînent sur les matériaux sur lesquels elles sont tirées. Les Américains ont commencé à travailler sur l'uranium appauvri, vraisemblablement avant les Français, dès les années 70. L'Académie nationale des sciences américaine a demandé des rapports sur ces armes contenant de l'uranium appauvri. La DGA, qui poursuivait elle-même des études postérieurement à la période 1980-1990, a-t-elle eu connaissance de ces rapports, et donc des conséquences entraînées par l'utilisation ou la mise en service de ces armes ?

M. l'Ingénieur en chef Jacques Céron : Non, les rapports américains n'ont pas été portés à notre connaissance. Les Américains les ont dévoilés bien plus tard. On doit d'ailleurs les retrouver très facilement dans la documentation désormais ouverte. Ces informations américaines ont été divulguées bien après la période de la guerre du Golfe.

M. Charles Cova, Vice-président : Ces rapports ont été soumis au Congrès en 1994.

M. l'Ingénieur en chef Jacques Céron : A l'époque, nous n'avions aucune information américaine sur le sujet.

Mme Michèle Rivasi, co-rapporteure : Disposez-vous d'un manuel de radioprotection à l'attention des gens qui manipulent ces obus flèche à base d'uranium ? Avez-vous un document indiquant les consignes à tenir en cas d'utilisation de ces armes sur le terrain par les soldats ?

M. l'Ingénieur en chef Jacques Céron : Je vais répondre à la deuxième question, car c'est pour moi la plus facile. Sur le terrain, ce n'est pas nous qui nous en occupons, mais le Service de protection radiologique des Armées, qui élabore ces normes au sein du ministère de la Défense. Le concours de la DGA peut être demandé sur un certain nombre de points, mais cela s'arrête strictement à cela.

Dire que nous n'avons rien fait lors des études sur les munitions à uranium appauvri est inexact puisque nous avons produit un certain nombre d'évaluations et de mesures afin de prendre le maximum de précautions vis-à-vis de nos personnels participant aux essais. Il existe des règles qui ne sont pas tout à fait classiques. Ce sont les règles auxquelles on soumet l'ensemble des personnels qui, tous les jours, sont susceptibles de tirer ce type de munitions.

Mme Michèle Rivasi, co-rapporteure : Est-ce que la mission pourrait avoir le type de documents que vous faites passer à votre personnel dans un but de prévention et de précaution dans l'utilisation de ces armes ?

M. l'Ingénieur en chef Jacques Céron : Je ne peux répondre favorablement à votre question. Si vous avez besoin de ce genre d'informations, il faut éventuellement vous adresser au ministère de la Défense.

M. Bernard Cazeneuve, Président : Je prends bonne note de toutes les questions auxquelles il n'a pas été répondu de façon à ce que je puisse adresser une lettre au Ministre de la Défense lui posant l'ensemble des questions auxquelles il n'a pas été répondu.

Mme Michèle Rivasi, co-rapporteure : Je m'adresse à un ingénieur spécialiste de ces armes. Dites-nous, en quelques mots, ce que vous diriez à un employé de la DGA qui les utilise ? Même si vous ne pouvez pas nous communiquer ce document, que lui dites-vous ?

M. l'Ingénieur en chef Jacques Céron : Je lui demande de respecter les consignes données.

Mme Michèle Rivasi, co-rapporteure : Mais quelles sont les consignes données ?

M. l'Ingénieur en chef Jacques Céron : Je ne peux pas vous les donner.

Mme Michèle Rivasi, co-rapporteure : Vous voulez dire que ces consignes sont classifiées « confidentiel-défense ». Je suis très déçue !

M. Bernard Cazeneuve, Président : Je parle sous le contrôle de mes collègues de la Commission de la Défense qui ont eu à connaître des problèmes similaires à celui dont nous avons à traiter.

Le Ministre de la Défense et ses collaborateurs sont soumis à l'obligation absolue, sauf à s'exposer à des poursuites pénales d'une extrême gravité, de respecter les classifications de niveaux « confidentiel-défense » et « secret-défense », qui ne peuvent être levées l'une et l'autre que sur instruction de l'exécutif.

Si nous posons à M. l'Ingénieur en chef des questions dont il sait qu'elles relèvent du « secret-défense » ou du « confidentiel-défense », n'ayant pas reçu instruction du Ministre de la Défense de divulguer ces informations, il ne peut pas les divulguer et nous ne pouvons pas lui reprocher de ne pas les divulguer.

Si effectivement, vous ne répondez pas aux questions parce que ces questions relèvent d'informations aujourd'hui classifiées, nous adresserons une correspondance au Ministre de la Défense lui demandant de déclassifier ces informations de façon à ce qu'elles puissent être portées à notre connaissance. Voilà là règle que je propose d'arrêter et qui est une règle de l'Etat de droit.

Mme Michèle Rivasi, co-rapporteure : M. le Président, dans le cadre de la règle que vous avez émise...

M. Bernard Cazeneuve, Président : Ce n'est pas ma règle, c'est la loi !

Mme Michèle Rivasi, co-rapporteure : ... je pose la question suivante : est-ce que demander la formulation de consignes qu'un ingénieur spécialiste de ces armes peut donner à ses employés relève du secret ? J'avoue que je suis un peu surprise !

M. Bernard Cazeneuve, Président : M. l'Ingénieur en chef, ces informations sont-elles classifiées ?

M. l'Ingénieur en chef Jacques Céron : Certaines de ces informations sont classifiées et c'est la raison pour laquelle je ne peux aller plus loin. Elles sont en effet liées aux types d'essais que nous sommes amenés à faire, lesquels sont classifiés.

M. Bernard Cazeneuve, Président : Si ces essais sont classifiés, nous demanderons au Ministre de la Défense la déclassification de ces informations au terme de votre audition. Il lui appartiendra de nous répondre ou pas. Si le Ministre de la Défense refuse de déclassifier ces informations, nous l'indiquerons dans le rapport. S'il accepte de les déclassifier, nous en tiendrons compte pour nos travaux.

Mme Michèle Rivasi, co-rapporteure : Une question technique : un chercheur indique que lorsque l'obus flèche percute un blindage, en raison du caractère pyrophorique, c'est-à-dire de l'inflammation de l'uranium, un tiers de la masse métallique se disperse en fines particules au moment de l'embrasement de l'obus à l'impact. Confirmez-vous cette déclaration ?

M. l'Ingénieur en chef Jacques Céron : Non.

Mme Michèle Rivasi, co-rapporteure : Quelle est la masse d'uranium appauvri qui se disperse en fines particules ?

M. l'Ingénieur en chef Jacques Céron : Il faut se montrer très prudent quand on donne des chiffres sans les étayer par des éléments concrets et physiques.

Quand la flèche perce un matériau de 10 mm, 99 % du perforateur vont passer de l'autre côté. Si une flèche frappe 800 mm de blindage à l'avant d'un char, il y a 90 chances sur 100 que rien ne sorte de l'autre côté. Cela veut dire que tout le perforateur reste dans le blindage.

Le pourcentage de ce qui reste de l'autre côté est totalement fonction de l'endroit où peut être atteint le véhicule en question et, par conséquent, de l'épaisseur du blindage ainsi que des effets secondaires.

Mme Michèle Rivasi, co-rapporteure : Je reformule ma question. Quelle épaisseur de char faut-il pour que le tiers de la masse de l'obus se disperse en particules radioactives?

M. l'Ingénieur en chef Jacques Céron : Honnêtement, je ne suis pas capable de vous répondre. Je ne le sais pas.

M. Aloyse Warhouver : Quelle température le tungstène communique-t-il à l'habitacle ?

M. l'Ingénieur en chef Jacques Céron : Toute flèche qui traverse un blindage provoque une température d'environ 600 degrés à l'intérieur.

M. Aloyse Warhouver : Cela veut dire que les personnes brûlent en même temps.

M. l'Ingénieur en chef Jacques Céron : Malheureusement oui, et quel que soit le type de projectile qui pénètre dans un habitacle de chars ou d'autres véhicules blindés.

M. Claude Lanfranca, co-rapporteur : Ce ne sont pas les conditions de manipulation de l'obus qui m'intriguent : il semblerait que l'uranium appauvri, tant qu'il est dans la flèche, est moins nocif que l'uranium naturel. En revanche, est-ce qu'un spécialiste du SPRA peut nous exposer les conséquences sur l'environnement et sur les personnels qui sont atteints par cette flèche ? Existe-t-il des études ? Pouvez-vous nous dire si un spécialiste a travaillé en parallèle avec vous afin que nous puissions l'auditionner ?

M. l'Ingénieur en chef Jacques Céron : Depuis 1987, c'est un nombre très important de personnes qui y travaille et non pas une seule personne. Plusieurs services du ministère de la Défense participent à nos côtés à ces travaux.

M. Claude Lanfranca, co-rapporteur : Il doit bien y avoir un médecin chef ou un officier supérieur chargé de la protection de nos soldats après la réception d'une flèche ?

M. l'Ingénieur en chef Jacques Céron : Il doit y avoir, au sein du Service de santé des Armées, des personnes responsables de la rédaction des consignes. Je ne peux cependant pas répondre à leur place.

M. Bernard Cazeneuve, Président : Je pense que les interventions médicales en aval de la réception par un soldat d'une flèche de ce type devaient être assez limitées, du fait de l'état dans lequel, on peut supposer que ce soldat se trouve alors.

M. Claude Lanfranca, co-rapporteur : Je ne parle pas du soldat qui en est victime, mais de l'environnement.

M. Bernard Cazeneuve, Président : Lorsqu'une flèche pénètre un char dans lequel il y a une personne, c'est terminé pour elle.

M. l'Ingénieur en chef Jacques Céron : Il est clair que si un char est touché par une flèche, c'est malheureusement l'issue fatale pour tout son équipage. Les seuls cas de blessés que j'ai pu connaître concernent des tirs fratricides américains, où les soldats ont été touchés par des éclats de flèches à uranium appauvri.

M. Bernard Cazeneuve, Président : Je souhaite vous poser des questions ponctuelles. On nous indique, dans un certain nombre d'articles mis à la disposition de la mission, que les premiers essais de projectiles à uranium appauvri ont été réalisés en France à partir d'obus flèche américains spécialement importés à cet effet. Confirmez-vous cette information ?

M. l'Ingénieur en chef Jacques Céron : Non. On a acheté en France un certain nombre d'obus étrangers, qu'ils soient américains ou autres, afin de les connaître. D'ailleurs, il n'y a pas que les Américains...

M. Bernard Cazeneuve, Président : ... Permettez-moi de reformuler ma question. Est-ce que les premiers essais d'obus flèche à uranium appauvri ont été effectués en France avec des armes importées, d'où qu'elles viennent ?

M. l'Ingénieur en chef Jacques Céron : Non. Nous avons testé des munitions à uranium appauvri qui ont été réalisées avec de l'uranium français et avec des définitions strictement françaises.

M. Bernard Cazeneuve, Président : Et avec des vecteurs français ?

M. l'Ingénieur en chef Jacques Céron : Absolument.

M. Bernard Cazeneuve, Président : L'information dont je viens de faire état n'est donc pas juste ?

M. l'Ingénieur en chef Jacques Céron : Elle est juste car nous avons importé une petite quantité de munitions...

M. Bernard Cazeneuve, Président : Pour que les choses soient bien claires, je reformule la question et je souhaite vraiment obtenir une réponse la plus précise possible. Lorsque pour la première fois, avec des projectiles de ce type, nous avons fait des essais, ces projectiles à l'uranium appauvri étaient-ils étrangers ou français ?

M. l'Ingénieur en chef Jacques Céron : Français.

M. Bernard Cazeneuve, Président : Il est donc faux de dire que les premiers essais ont été effectués avec des armes importées ?

M. l'Ingénieur en chef Jacques Céron : Absolument.

M. Bernard Cazeneuve, Président : Voilà une réponse précise. Autre question : le centre de Gramat, dans le Lot, est-il le seul lieu d'expérimentation de ces armes à uranium appauvri ?

M. l'Ingénieur en chef Jacques Céron : Non.

M. Bernard Cazeneuve, Président : Existe-t-il un autre lieu d'expérimentation de ces armes à uranium appauvri ?

M. l'Ingénieur en chef Jacques Céron : Oui, à Bourges. Nous faisons les tirs de balistique dans ce centre.

M. Bernard Cazeneuve, Président : Avons-nous effectué des tirs de munitions à uranium appauvri à Gramat pour le compte de la Grande-Bretagne ?

M. l'Ingénieur en chef Jacques Céron : Si j'en crois des réponses qui vous ont même été faites, il semble que des essais ont été faits pour la Grande-Bretagne, mais il s'agissait de tirs croisés dans le cadre d'accords franco-anglais.

M. Bernard Cazeneuve, Président : Des tirs croisés ?

M. l'Ingénieur en chef Jacques Céron : Nous avons tiré chez eux des munitions et ils ont tiré chez nous des munitions.

M. Bernard Cazeneuve, Président : Quel est l'intérêt d'aller tirer des munitions chez les autres ?

M. l'Ingénieur en chef Jacques Céron : De vérifier s'il est possible d'avoir, demain, une interopérabilité.

M. Bernard Cazeneuve, Président : Qu'est-ce que l'interopérabilité ?

M. l'Ingénieur en chef Jacques Céron : C'est la capacité de monter sur un véhicule des munitions d'un autre type.

M. Bernard Cazeneuve, Président : S'agit-il de voir si sur nos véhicules, nous pouvons utiliser leurs projectiles et vice et versa ?

M. l'Ingénieur en chef Jacques Céron : Exactement.

M. Bernard Cazeneuve, Président : Je vous remercie.

Mme Michèle Rivasi, co-rapporteure : Peut-on utiliser des obus flèche au niveau des AMX 10 ?

M. l'Ingénieur en chef Jacques Céron : Il y en a.

Mme Michèle Rivasi, co-rapporteure : A base d'uranium appauvri ?

M. l'Ingénieur en chef Jacques Céron : Non, à base de tungstène.

Mme Michèle Rivasi, co-rapporteure : Peut-on utiliser des flèches à base d'uranium sur AMX 10 ?

M. l'Ingénieur en chef Jacques Céron : C'est impossible parce que même les munitions flèches dont nous disposons actuellement vont arriver à obsolescence et nous n'en fabriquerons pas de nouvelles. La tourelle du véhicule AMX 10 ne supporterait pas les pressions de recul dues aux départs de flèches nouvelles.

Les flèches sont des projectiles qui n'ont leur efficacité qu'à condition d'avoir une énergie cinétique très importante. Or, les AMX 10 ont des tourelles dont l'alliage ne permet pas d'avoir des reculs d'armes importants. Je précise qu'il s'agit du recul d'arme avec le tube dans l'alignement du char car si c'est sur le côté c'est catastrophique. Donc, il n'y a pas de flèches à uranium appauvri sur les AMX 10.

Mme Michèle Rivasi, co-rapporteure : Pouvez-vous nous indiquer le coût d'un obus flèche à base de tungstène et celui d'un obus flèche à base d'uranium appauvri ?

M. l'Ingénieur en chef Jacques Céron : Je ne sais pas ce qu'est un coût. Faut-il inclure le coût des études de développement ou s'arrêter seulement au coût de fabrication ? Un coût n'a pas de sens en tant que tel.

M. Bernard Cazeneuve, Président : Pour les parlementaires, il en a un.

M. l'Ingénieur en chef Jacques Céron : J'ai parfaitement compris.

M. Bernard Cazeneuve, Président : Je vais essayer de vous dire comment nous abordons le coût des armements pour lesquels nous votons des budgets dont nous constatons avec beaucoup de désarroi que quels que soient les gouvernements, ils ne sont que très partiellement appliqués et exécutés.

Pour nous, le coût inclut toute la phase de développement et de réalisation, c'est-à-dire les études amont et la réalisation. C'est la raison pour laquelle nous votons des autorisations de programme et des crédits de paiement qui permettent, en correspondance aux autorisation de programme, d'engager des études dans un cadre pluriannuel, puis de réaliser les armes. C'est donc un ensemble de dotations qui retient notre attention.

Le Vice-président Cova indique que cela dépend du nombre d'armes fabriquées, mais je ne pense pas que vous les fabriquiez à l'unité ?

Mme Michèle Rivasi, co-rapporteure : Prenons l'hypothèse du coût de 1 000 munitions, si vous préférez.

M. l'Ingénieur en chef Jacques Céron : Cela touche à de la très haute technologie que peu de pays sont capables de faire, compte tenu de tous les problèmes technologiques induits.

Aujourd'hui, je ne suis pas capable de vous répondre sur les coûts en question parce que, très honnêtement, je ne les ai pas regardés.

M. Bernard Cazeneuve, Président : Pourtant, depuis la séparation de ses compétences industrielles et étatiques, la DGA doit pouvoir poser un regard très rigoureux sur le coût des programmes qu'elle commande aux industriels.

M. l'Ingénieur en chef Jacques Céron : Vous avez raison. Permettez-moi tout de même de vous faire remarquer qu'avant le 31 juillet 1990, le Giat était un compte de commerce indistinct de l'Etat ; toute la partie études réalisée auparavant était ainsi financée par l'Etat à lui-même et non pas à l'actuelle société nationale Giat Industries. Je ne peux pas indiquer un coût exact et j'avoue que je ne l'ai pas regardé.

Je peux cependant vous donner un ordre de grandeur. La munition flèche à uranium est bien plus chère que la munition flèche en tungstène, essentiellement pour les coûts dus aux conditions de tir et aux précautions nécessaires en production. Quand on tire sur un blindage avec une flèche à uranium, le blindage est ensuite découpé et est transmis au SPRA, comme tous les déchets.

M. Bernard Cazeneuve, Président : Est-ce que la flèche que vous avez apportée est vide ?

M. l'Ingénieur en chef Jacques Céron : Non, une flèche est toujours comme celle-là.

M. Bernard Cazeneuve, Président : Qu'y a-t-il à l'intérieur ?

M. l'Ingénieur en chef Jacques Céron : Il s'agit d'une flèche à perforateur en tungstène. A l'intérieur, il y a un certain nombre d'éléments qui empêchent la flèche de ricocher à l'impact d'un blindage.

M. Bernard Cazeneuve, Président : Est-ce de l'électronique ?

M. l'Ingénieur en chef Jacques Céron : Non, c'est du métal tout à fait banalisé. La plupart du temps, c'est du magnésium. On pose un embout mou sur toute les munitions pour les empêcher de ricocher. C'est aujourd'hui du magnésium. Mis à part ce point, le reste n'est pas secret.

Mme Michèle Rivasi, co-rapporteure : Je ne suis pas très satisfaite de cette réponse. N'y avait-il pas un problème d'approvisionnement en tungstène ?

M. l'Ingénieur en chef Jacques Céron : Non.

Mme Michèle Rivasi, co-rapporteure : Quels pays nous fournissent le tungstène ?

M. l'Ingénieur en chef Jacques Céron : Aujourd'hui, peut-on parler de pays ? Les approvisionnements sont multinationaux et ils se font à travers le monde ! Notre approvisionnement en tungstène se faisait par une filiale de Giat Industries. Elle était la seule habilitée à le faire puisqu'il s'agit d'alliages frappés par le « secret-défense ». Ce n'est pas du tungstène pur, mais du carbure de tungstène avec un certain nombre d'autres éléments. C'est une filiale française d'un industriel français qui nous approvisionnait.

Mme Michèle Rivasi, co-rapporteure : Je comprends tout à fait que les alliages soient faits en France, puisqu'ils procèdent d'un secret de fabrication. Mais d'où vient le minerai lui-même ?

M. l'Ingénieur en chef Jacques Céron : Je ne suis pas capable de vous répondre. Je peux vous affirmer que l'approvisionnement est sans conséquence sur le coût relatif d'une munition flèche tungstène par rapport à celui d'une munition uranium, qui lui est supérieur.

Mme Michèle Rivasi, co-rapporteure : J'avais entendu dire que le minerai de tungstène venait du Portugal et qu'il y avait des problèmes d'approvisionnement. L'uranium est plus intéressant dans le cas des armes de destruction des chars.

M. Claude Lanfranca, co-rapporteur : Il en existe une pleine réserve à Bessines.

Mme Michèle Rivasi, co-rapporteure : Pouvez-vous me confirmer que les obus à base d'uranium sont plus chers que les obus à base de tungstène ?

M. l'Ingénieur en chef Jacques Céron : Je vous le confirme.

Mme Michèle Rivasi, co-rapporteure : De quel ordre ? Deux fois ; trois fois ; dix fois ?

M. l'Ingénieur en chef Jacques Céron : Je ne peux pas vous répondre. Tout dépend de ce que l'on incorpore à l'intérieur. Il faut se montrer très prudent sur la notion de coût.

Entre pays, on n'échange jamais d'information sur les coûts parce que cela n'a aucun sens. Cela dépend des séries réalisées. Sans entrer dans des détails que je ne suis pas habilité à donner, sachez qu'il n'y a pratiquement que des munitions tungstène - et heureusement - dans nos chars. On ne déplace pas des à munitions uranium comme cela, il faut que la menace le justifie.

M. Jean-Louis Bernard : Vous nous avez précisé que les flèches en uranium appauvri étaient nettement supérieures en efficacité au tungstène, lequel tungstène paraît obsolète par rapport aux nouvelles technologies. Cela reviendrait à dire que l'on pourrait se diriger vers un armement de type flèche, qui risquerait d'être bientôt à 100 % à base d'uranium appauvri. Existe-t-il des alternatives à l'uranium appauvri ? Existe-t-il d'autres métaux aussi efficaces sans être plus coûteux ?

M. l'Ingénieur en chef Jacques Céron : Une partie du budget de la Défense est réservée aux études dites amont. Aujourd'hui, les études amont portent sur les matériaux destinés aux pénétrateurs.

Nous n'avons jamais privilégié une voie par rapport à d'autres. En effet, il existe toujours au minimum trois à quatre voies prises en compte sur les matériaux. Ces recherches sont très convoitées par les pays, qui décortiquent les budgets et jusqu'aux articles des budgets afin de savoir dans quel sens nous travaillons et où vont les contrats. En effet, indiquer la destination d'un contrat révèle le sens dans lequel le pays travaille et oriente ses efforts.

Pour nous, il est stratégique de regarder tous les matériaux. Nous sommes persuadés que des alliages de tungstène présentent des qualités. Nous savons que d'autres matériaux que l'uranium offrent des caractéristiques identiques à celles du tungstène sans être de l'uranium. L'uranium, aujourd'hui, apporte cette suprématie, mais il n'est pas le seul. De plus, il apporte une suprématie face à une menace qui porte sur un certain type de blindage. Aujourd'hui, j'ai en charge des études de blindages. Demain, il faudra peut-être étudier autre chose.

Il faut privilégier non pas une voie mais plusieurs voies, si nous ne voulons pas tomber dans une impasse et nous trouver incapables de répondre à un événement.

M. Charles Cova, Vice-président : Au Kosovo, les chars français engagés étaient-ils dotés d'obus à uranium appauvri ? Si oui, en ont-ils fait l'utilisation ?

M. l'Ingénieur en chef Jacques Céron : Là vous êtes en train de dépasser largement le cadre de la guerre du Golfe. (sourires)

M. Bernard Cazeneuve, Président : M. l'Ingénieur en chef, je vous rappelle la règle. Que vous ne soyez pas habilité à répondre aux questions que l'on vous pose est une chose ; que cela doive nous contraindre à poser uniquement des questions pour lesquelles vous êtes habilité à nous répondre en est une autre. Nous posons les questions que bon nous semble.

M. l'Ingénieur en chef Jacques Céron : Non, il n'y a eu aucun tir d'obus français à uranium appauvri au Kosovo.

M. Charles Cova, Vice-président : Mais il y avait pourtant ce type d'obus dans ce conflit ?

M. l'Ingénieur en chef Jacques Céron : Je ne peux pas répondre à cette question.

M. Charles Cova, Vice-président : Je comprends parfaitement que M. l'Ingénieur ne soit pas habilité à répondre. Nous avons nous-mêmes une responsabilité extrêmement forte en matière de divulgation des secrets de la défense nationale. Si ces secrets sont classifiés, il n'y a aucune raison que cela puisse se retrouver éventuellement dans le rapport que nous allons rendre.

Je crois qu'il a raison d'exprimer avec force son devoir de réserve. Je dis cela en ma qualité d'ancien officier. Il est soumis à la loi. Nous devons également faire attention à ce que nous mentionnerons dans notre rapport car les espions existent, et ils épluchent tous les rapports.

M. Bernard Cazeneuve, Président : Je me suis exprimé très clairement sur ce sujet et je vais le refaire. Le Parlement, comme le Gouvernement, a sur ces questions de classification, une responsabilité de tout premier plan. Nous ne pouvons publier dans nos rapports parlementaires que des documents et des informations qui ont fait préalablement l'objet d'une déclassification par le ministère de la Défense. De la même manière, les personnalités que nous auditionnons et qui sont soumises à l'obligation de respecter le « confidentiel » ou le « « secret-défense » ne peuvent nous donner des informations que dès lors qu'elles ont été préalablement autorisées à le faire par le Ministre de la Défense.

Je trouve tout à fait normal, M. l'Ingénieur en chef, que vous ne puissiez pas répondre sur tout. En revanche, je ne trouverai pas normal que nous nous contentions d'une non réponse, au prétexte d'une classification. Nous devons demander la déclassification de ces informations. Là, il existe deux solutions : soit ces informations sont déclassifiées et nous pouvons les publier ; soit elles ne le sont pas, et elles ne nous seront donc pas communiquées de sorte que nous ne pourrons pas les publier, mais nous pourrons dire que nous les avons demandées et qu'elles ne nous ont pas été communiquées.

Voilà la règle claire que je propose.

Mme Michèle Rivasi, co-rapporteure : Quand un char a été bombardé par des obus à base d'uranium appauvri, quel est l'état de sa contamination ?

M. l'Ingénieur en chef Jacques Céron : Qu'appelez-vous contamination ?

Mme Michèle Rivasi, co-rapporteure : Une contamination en uranium ; et si c'est de l'uranium retraité, une éventuelle contamination en d'autres radioéléments. Ce point est important pour notre mission.

Dans cette mission, notre rôle est d'étudier les conditions d'engagement des soldats français et de voir s'ils ont pu être exposés à des contaminations. Quand nos soldats sont allés décontaminer certaines zones de combat, ils ont visité des chars bombardés par l'aviation américaine. Nous savons que l'aviation américaine a utilisé des obus à base d'uranium appauvri. Je pose donc la question suivante : avez-vous - et c'est votre travail - fait une évaluation de la contamination, à la fois au niveau de la contamination en surface et de la contamination de l'air présent dans les chars bombardés ?

M. l'Ingénieur en chef Jacques Céron : Je vais répondre simplement et sans biaiser. Je ne suis pas un spécialiste des problèmes de contamination. C'est le Service de santé des Armées et plus précisément le Service de protection radiologique qui peuvent répondre.

M. Claude Lanfranca, co-rapporteur : C'est ce que je voulais savoir tout à l'heure. Je ne parlais pas des personnes qui se trouvaient dans les chars, mais des dégâts éventuellement causés autour. Je pense donc que le SPRA devrait être auditionné.

Mme Michèle Rivasi, co-rapporteure : Je vous pose une question à titre personnel. Prenons le cas d'un char irakien bombardé par l'aviation américaine sur la route de Bassorah : auriez-vous pénétré à l'intérieur de la carcasse endommagée ?

M. l'Ingénieur en chef Jacques Céron : L'occasion ne s'est pas présentée. J'aurais peut-être hésité. Je ne sais pas. Pourquoi pas ? Ce n'est pas l'ingénieur qui répond, mais la personne privée.

M. Bernard Cazeneuve, Président : L'armée française fonctionne de telle manière, que quand un ordre est donné de pénétrer quelque part et que l'on est soldat, on y va de toutes les façons.

M. l'Ingénieur en chef Jacques Céron : Ce n'est pas tout à fait cela. Il se trouve que j'apprécie une certaine région dont je connais les mesures de radioactivité naturelle.

M. Bernard Cazeneuve, Président : Où donc ?

M. l'Ingénieur en chef Jacques Céron : Je connais bien la Corrèze puisque j'en suis originaire. La radioactivité naturelle environnante est élevée.

M. Bernard Cazeneuve, Président : Beaucoup plus qu'à La Hague, où nous avons une usine de retraitement.

M. l'Ingénieur en chef Jacques Céron : A certains endroits, beaucoup plus en effet.

M. Bernard Cazeneuve, Président : Contrairement à ce que l'on peut croire, d'ailleurs.

M. l'Ingénieur en chef Jacques Céron : Je réponds donc à Mme la députée, à titre strictement individuel, que j'aurais effectivement pu entrer dans la carcasse d'un char endommagé.

Mme Michèle Rivasi, co-rapporteure : Est-il vrai que le blindage des chars Leclerc est composé à base d'uranium appauvri ?

M. l'Ingénieur en chef Jacques Céron : Je ne peux pas vous répondre. La question peut sans doute être posée au Ministre de la Défense.

M. Bernard Cazeneuve, Président : Nous vous remercions, M. l'Ingénieur en chef, pour cette séance de travail qui appellera d'autres questions de notre part.

Audition du Général d'armée Bernard JANVIER (2ème section),
ancien commandant de la division Daguet

(Procès-verbal de la séance du mardi 12 décembre 2000)

Présidence de M. Bernard Cazeneuve, Président

M. Bernard Cazeneuve, Président : Mes chers collègues, nous procédons aujourd'hui à l'audition du Général d'armée Bernard Janvier, qui a commandé la division Daguet au cours des opérations de la guerre du Golfe. A ce titre, il a eu sous son commandement direct 14 500 hommes au plus fort de l'engagement français dans les derniers jours du mois de février 1991.

Votre audition, mon Général, intervient après celles de vos deux supérieurs directs de l'époque, les Généraux Schmitt et Roquejeoffre. Nous avons également auditionné, parmi les nombreuses personnalités que nous souhaitions entendre, le Médecin général inspecteur Bladé qui, à cette époque, dirigeait le Service de santé des armées. Cette nouvelle audition devrait nous permettre, je l'espère, d'obtenir des informations complémentaires, voire des confirmations aux éléments d'ordre opérationnel que nous avons mis à jour à partir, non seulement des documents déclassifiés demandés au Ministre de la Défense par la mission, mais également des précédentes auditions publiques ou à huis clos.

Il me paraît utile, avant de débuter cette audition, de faire un bref rappel de la chronologie particulière à l'action de la division Daguet.

Cette opération a été décidée le 15 septembre 1990, par le Président de la République. Avant cette date, deux opérations spéciales impliquaient déjà des troupes françaises dans le Golfe : il s'agissait de l'opération maritime de blocus dite « Salamandre » et de l'opération « Burisis » qui consistait dans l'envoi d'un premier contingent de militaires français à El Hamra, aux Emirats Arabes Unis (E.A.U.).

Il convient de préciser que la division Daguet était initialement placée sous les ordres du Général Mouscardes qui a fait l'objet d'un rapatriement sanitaire le 8 février 1991. C'est à cette date que le Général Janvier a été appelé à le remplacer, soit deux semaines avant le déclenchement de l'offensive terrestre sur l'Irak et le Koweït occupé. Ces opérations ont débuté le 24 février 1991 pour se terminer le 28 de ce même mois. C'est le Général Roquejeoffre qui recueillera à Safwan, le 3 mars 1991, aux côtés des autres commandants alliés, l'acceptation de cessation des hostilités des Irakiens.

Ce rappel fait, je tiens maintenant à vous faire part de mon étonnement pour ce qui concerne le refus de l'association Avigolfe de répondre à notre demande d'audition. Ce refus est d'autant plus surprenant que le Président de cette association avait accepté, après une conversation téléphonique avec le secrétariat administratif de la mission, le principe d'une audition publique, le 16 janvier prochain. En l'état actuel des choses, comme le Président Paul Quilès l'a déjà fait, la mission regrette ce revirement brutal. Pour autant, elle n'entend pas en rester là.

Je rappelle en premier lieu que la mission d'information, en tant qu'émanation d'une commission permanente - en l'occurrence la Commission de la Défense - dispose du pouvoir de convoquer toute personne dont elle jugerait l'audition utile, en vertu de l'article 5 bis de l'ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires. Cette disposition précise qu'une commission « peut convoquer toute personne dont elle estime l'audition nécessaire, réserve faite, d'une part, des sujets à caractère secret et concernant la défense nationale, les affaires étrangères, la sécurité intérieure ou extérieure de l'Etat, d'autre part, le respect du principe de séparation de l'autorité judiciaire et des autres pouvoirs. Le fait de ne pas répondre à la convocation est puni de 50 000 francs d'amende ».

La mission d'information poursuit un objectif précis. Cet objectif correspond d'ailleurs tout à fait aux attributions de la Commission de la Défense dans son contrôle permanent de l'action de l'exécutif. A ce titre, elle agit donc pleinement dans ce cadre lorsqu'elle cherche à établir le plus précisément possible si les conditions d'engagement opérationnel de nos forces pendant les opérations du Golfe auraient pu les exposer à des risques sanitaires spécifiques.

Dans la plus totale transparence, la mission d'information poursuivra ses travaux sur la base des documents déclassifiés qu'elle est la seule à pouvoir obtenir, et des auditions de toute personnalité, civile ou militaire, ou association qu'elle estime indispensable à la bonne fin de son action, dès lors qu'il lui apparaîtra que ces personnalités ou associations disposent d'éléments nécessaires à son information.

En ce sens, le dépôt d'une plainte pénale ne peut entraver, voire interrompre, la poursuite de ses activités qu'elle reste libre d'organiser comme elle l'entend. Dans ces conditions, la mission va, à nouveau, saisir le Président de l'association Avigolfe et, cette fois, par voie d'huissier s'il le faut, pour rappeler les droits imprescriptibles du Parlement et l'amener à venir s'expliquer devant nous, comme je l'avais d'ailleurs déjà fait par simple courrier en date du 22 novembre dernier. Au moment où chacun convient que le contrôle parlementaire reste l'un des piliers de la démocratie, les membres de notre mission ont la ferme intention de faire valoir l'intégralité des droits mis à leur disposition par la Constitution, en respectant les principes de séparation et d'équilibre des pouvoirs.

Je relève d'ailleurs en passant une contradiction entre la volonté d'Avigolfe de demander au Président de l'Assemblée nationale comme au Président du Sénat la création en urgence de commissions d'enquête et de déposer, dans le même temps, une plainte contre X qui aura automatiquement pour effet d'interdire la discussion sur d'éventuelles propositions visant à créer de telles commissions. En effet, dès lors que des poursuites judiciaires sont en cours sur des faits motivant une proposition de commission d'enquête, le principe de séparation des pouvoirs entre le Législatif et le Judiciaire empêche d'aller plus loin. Pour l'Assemblée nationale, c'est l'article 141 de son Règlement, pris en application de l'article 6 de l'ordonnance de 1958 précitée qui traduit ce principe essentiel.

La situation présente nous conforte toutefois dans notre choix initial : celui d'avoir créé une mission d'information et non pas une commission d'enquête. A l'exception du droit d'exiger le serment de la part des personnes auditionnées, une mission d'information dispose de la totalité des moyens susceptibles d'être mis en _uvre par une commission d'enquête et, de plus, elle ne peut être mise en échec par des man_uvres dilatoires ou de procédure.

En tout état de cause, la Commission de la Défense se saisit de cette question, qu'elle examinera au cours de sa séance de demain après-midi. Ses membres détermineront ainsi collectivement les modalités précises de leur réaction.

Cette mise au point étant faite, mon Général, nous vous écoutons pour un court exposé introductif. Puis, je vous poserai les premières questions avant de donner la parole à Mme Michèle Rivasi et M. Pierre-Claude Lanfranca, nos co-rapporteurs, ainsi qu'aux membres de la mission d'information.

Général Bernard Janvier : M. le Président, Mesdames, Messieurs les députés, comme vous l'avez rappelé, M. le Président, mon audition intervient après celles de deux chefs militaires, mes supérieurs, lors de la guerre du Golfe. Mon approche concernant la division Daguet se voudra donc spécifique et plus proche du terrain. Les informations que j'ai pu rassembler, dix ans après, soit à travers mes souvenirs, soit à travers les notes que j'avais prises à l'époque, me conduisent à évoquer deux sujets particuliers : d'une part, l'utilisation de l'antidote à l'intoxication par neurotoxiques, la Pyridostigmine, et, d'autre part, la mise en _uvre de munitions à uranium appauvri par les avions d'appui américains. Je vous apporterai en ces domaines - comme en d'autres domaines que vous souhaiteriez évoquer - les informations qui sont en ma possession.

Auparavant, permettez-moi de situer mes responsabilités de l'époque et de rappeler les conditions générales de l'engagement de nos soldats au sein de la division Daguet que j'ai eu l'honneur de commander au combat au sein d'un vaste dispositif allié.

Tout d'abord, quelles étaient mes responsabilités ? Après avoir servi comme Général adjoint à la 6e Division légère blindée à Nîmes, dont fait partie le 6e Régiment de commandement et de soutien - cette Division constituera d'ailleurs le noyau dur de la division Daguet -, j'assume, au moment de cette crise, les fonctions de chef de la division « Organisation logistique » à l'état-major des Armées.

A ce titre, je me trouve impliqué, dès le premier jour, dans les décisions arrêtées par le Général Schmitt. J'ai en effet la charge, non seulement de l'acheminement des forces sur le théâtre, mais également de leur soutien logistique au sens le plus large. Par ailleurs, en tant que chef de centre opérationnel à l'état-major des Armées, je participe directement à la conduite des opérations, à compter de l'intervention aérienne en Irak, dans la nuit du 16 au 17 janvier 1991. Dans le cadre de mes responsabilités, je me suis rendu en Arabie Saoudite pour une évaluation du dispositif logistique interarmées, en compagnie d'un Médecin général de la direction centrale du Service de santé des Armées, du 29 octobre au 5 novembre 1990.

En dehors des décisions de conduite proposées sur place au Général Roquejeoffre, je présente, à mon retour, des propositions au Général Schmitt. Pour ce qui concerne le Service de santé, en liaison avec son directeur central que vous avez auditionné, le Médecin général inspecteur Bladé, il s'agit d'amplifier l'organisation de l'ensemble de la chaîne santé en l'adaptant à cet engagement, localement ou en France : ramassage, traitement, évacuation des blessés éventuellement contaminés ou intoxiqués par les armes chimiques. Nous sommes en effet, devant une situation très difficile à résoudre. Toute notre attention est tendue vers cette organisation. Dès le début du déploiement de nos forces, je préconise l'envoi d'un médecin psychiatre auprès de nos forces, dans le cadre de l'aide au commandement au plan de l'hygiène mentale.

Je tiens à souligner devant vous l'exceptionnelle efficacité de cette organisation, due à la fois à la qualité des hommes et à l'abondance des moyens judicieusement déployés. Croyez bien que cela avait une importance majeure pour le combattant : un médecin disposant d'un véhicule blindé spécialisé, pressurisé, climatisé, avec des infirmiers par unité de combat de l'échelon d'assaut ; des sections de décontamination chimique pour le traitement des blessés - six au total, dont deux déployées à la division, auprès de l'hôpital de Rafha, et conjointes avec celles des Américains ; une antenne chirurgicale située au sein même de la division - à moins de 20 kilomètres de l'échelon de contact, etc. J'insiste sur cette dimension, car elle est d'un apport essentiel, non seulement pour l'action, mais aussi pour le moral de nos soldats.

A la suite à l'évacuation médicale du Général Mouscardès, le 6 février - il commandait alors la division Daguet depuis son déploiement en Arabie Saoudite -, je suis désigné par le Président de la République pour prendre le commandement de cette division. Je rejoins le théâtre d'engagement le 8 février. Je connais la situation générale en détail, vue de l'état-major des Armées. J'ai une excellente connaissance des formations de la 6e Division légère blindée en place ; l'un de mes fils sert d'ailleurs comme officier au 6e Régiment de commandement et de soutien. Telles sont mes responsabilités avant que ne se déclenche l'offensive.

Je rappellerai la situation de la division. Au moment de mon arrivée, les derniers préparatifs de l'offensive terrestre se mettent en place. Cette offensive verra d'ailleurs sa date modifiée : prévue le 18 février puis le 21, elle aura finalement lieu le 24. Cela pour tenir compte sans doute de mouvements diplomatiques, mais surtout parce que des retards importants sont intervenus dans l'acheminement des renforts, notamment pour le 7e corps d'armée américain. Ainsi, la division va recevoir, six jours avant l'offensive, le renfort d'un bataillon d'artillerie américain de la Garde nationale - c'est-à-dire des réservistes.

Je diffuse l'ordre d'opération numéro 1 du 11 février 1991, que je modifie le 18 février. Ces deux ordres d'opération comportent une annexe traitant de la menace chimique, notamment l'annexe 5 de l'ordre d'opération daté du 18 février.

Depuis le 17 février, la division est déployée à l'ouest du dispositif allié, au nord de la ville de Rafha, à 4 kilomètres en-deçà de la frontière irako-saoudienne, afin de préserver l'effet de surprise. Les unités sont déployées, depuis cette date, en dispositif de combat. Certaines d'entre elles viennent de nous rejoindre, comme le bataillon d'artillerie américain ou les commandos français de recherche et d'action dans la profondeur, qui nous seront particulièrement utiles dans la phase préliminaire.

Je voudrais souligner une réalité qui, aujourd'hui, peut vous échapper et dont il est parfois difficile de mesurer l'exacte dimension en certains lieux de rencontre ou de débat comme celui qui nous réunit ici, dix ans après les faits. Nos soldats sont engagés dans une opération de guerre. Quelques-uns ont déjà été confrontés - à des niveaux moindres - à ce type de situation auparavant. Il ne s'agit pas d'analyser ici une man_uvre, un exercice, un cas tactique d'école, mais d'évoquer des missions de combat au cours desquelles se trouvent bien présentes la souffrance et la mort. Il me paraît opportun de dire, avec conviction, que la guerre n'est pas aussi simple que ce qui peut être imaginé. Nous ne sommes pas dans un film au scénario bien léché, mais dans une succession d'événements souvent impromptus, comportant des menaces, des risques, des contraintes de temps, des obligations qui échappent parfois à une planification aussi rigoureuse soit-elle. Une telle situation exige des ordres de conduite, des changements de posture, etc...

La division comporte plus de 14 000 hommes, le grenadier voltigeur ou le soutier chargé des carburants ne reçoit pas la photocopie des décisions arrêtées par le Général ; il est destinataire par ses supérieurs directs des informations qui lui sont nécessaires pour la conduite de sa mission et la bonne exécution des ordres.

Il est indispensable de rappeler - car cela joue beaucoup pour la suite des événements et dans l'attitude de nos soldats - que plus de 3 500 soldats français de la division sont engagés dans l'opération depuis le 29 septembre 1990. Ils vont assurer une mission essentielle pour le dispositif allié dans le cadre du dispositif « Bouclier du désert » : ils verrouillent, en effet, par leur position, à proximité de Hafar Al Batin, l'accès au c_ur même de l'Arabie Saoudite. Ils sont placés directement derrière les unités syriennes, égyptiennes et saoudiennes. Rappeler leur engagement dans ces circonstances, c'est peut-être comprendre une partie des lourdes contraintes subies par ces soldats.

Leur déploiement s'est opéré dans le désert et le restera, ce qui nous vaudra les plus vifs éloges de la part des Américains et des Saoudiens. Certains soldats ne rencontreront aucune maison depuis leur lieu de débarquement à Yanbu jusqu'à leur lieu d'embarquement, et ne seront confrontés qu'aux visages de leurs camarades de combat ou de leurs chefs - et cela du mois d'octobre au mois de mars.

Au début, la chaleur est extrême, puis c'est le froid - moins 5 degrés aux alentours du 28 janvier. Il y a également les vents de sable, puis de la pluie très violente. Les difficiles conditions d'alimentation du début vont peu à peu s'améliorer, ainsi que les conditions de vie, mais cela restera extrêmement rude. Les entraînements opérationnels intensifs, les préparatifs vigilants ne peuvent effacer l'attente. La menace chimique potentielle est une réalité : de nombreux exercices à caractère tactique ou technique sont exécutés. La vie quotidienne est marquée par les mesures de protection contre la menace des armes chimiques : mise en veille des appareils de détection, vêtements de protection, masques respiratoires, etc.

Cette situation s'amplifie dès lors que les tirs de Scud sont effectués par les Irakiens, avec leur lot d'alertes et d'incertitudes. Les entraînements tactiques et techniques permettent à chacun de bien maîtriser la menace chimique. La tenue de protection S 3 P devient littéralement la « seconde peau » du combattant, d'autant qu'elle protège bien du froid, ce qui n'était pas négligeable en cette période.

Voici un exemple de la vie d'un régiment : le 2 décembre, alerte Scud niveau 2 (port de la tenue complète, des chaussettes carbonées, des gants de protection, du masque à gaz), déplacement sur les zones de desserrement ; 6 et 7 décembre, man_uvre d'ensemble face à la menace chimique ; 12 décembre, démonstration de défense « NBC » devant les Egyptiens, les Syriens et les Saoudiens ; 26 décembre, alerte, déploiement en zone de desserrement ; 28 décembre, idem, niveau 1 (la cagoule n'est pas fermée) ; 12 janvier, port du vêtement de protection de 6 heures à 8 heures, au moment où les risques chimiques sont majeurs ; 17 janvier, 0 h 50, zone de desserrement niveau 2 ; 2 h 10, niveau 1, retour en zone d'implantation ; 4 heures, niveau 2 ; 4 h 10, niveau 1 ; 4 h 25, niveau 2 ; 4 h 40, retour au niveau 1.

Par ailleurs, je dois le préciser, les alertes qui interviennent sont fondées parfois sur le déclenchement des appareils de détection, les Détalac. Il s'agit d'appareils de fine sensibilité - sans doute plus sensibles que ceux des Américains - qui mesurent le taux des organophosphorés dans l'atmosphère. Ces appareils sont donc destinés à la détection des neurotoxiques volatils.

Le déclenchement des Détalac conduit à un processus d'alerte, d'information, de compte rendu, et à un processus de vérification extrêmement long et pointilleux pour permettre de lever l'incertitude quant à la présence ou non de neurotoxiques. Ces processus représentent une contrainte importante pour la conduite des opérations et pour les soldats. La menace chimique, il faut bien le comprendre, est générale. Ce n'est plus le grenadier voltigeur de l'échelon d'assaut qui est menacé, mais les échelons logistiques, notamment par les attaques de persistants. Par ailleurs, la menace chimique intéresse directement le soldat puisqu'il est responsable, en cas d'erreur, de sa propre mort.

Ces alertes et ces entraînements participent donc à la formation technique. Ils font que nos soldats sont bien préparés. Mais je serai franc : certains hommes ne supportent pas de telles contraintes. Nous le comprenons bien. La guerre est faite de stress au combat et de difficultés. Croyez-moi, j'ai une longue expérience des combats et de la gestion de crises, le stress avant et après le combat est bien une réalité - il existe moins au moment du combat, car il y a l'action - et n'est pas sans conséquence sur les hommes qui ne peuvent le surmonter.

Cette situation va s'inverser brutalement dans la nuit du 16 au 17 janvier, vers minuit. Le Général Mouscardès va donner l'ordre aux unités de faire un bond de 300 kilomètres à l'ouest pour rejoindre la zone de Rafha, et en faire une zone de déploiement opérationnel. Les premières unités vont devoir quitter la Cité du Roi Khaled (CRK) en moins de 6 heures, de nuit, dans des contraintes de discrétion totale. Cet ordre a été voulu sans doute par le commandement américain pour préserver l'effet de surprise, mais cela va provoquer un certain nombre de difficultés et les matériels inutiles pour l'engagement au combat seront laissés à CRK. Ils seront détruits ou enterrés, car nous ne devons rien laisser à la surface du sol.

Le déploiement opérationnel offensif s'effectue à partir du 17 janvier et rassemble toutes les énergies des hommes, mais également toutes les craintes. L'on peut d'ailleurs noter une affluence aux offices religieux, comme une forte demande auprès des chefs de corps, officiers d'état civil, pour la rédaction de testaments, ainsi que de mariages. Cela est bien l'expression d'une certaine angoisse.

Les missions dans le cadre de l'assaut vous ont certainement déjà été rapportées, mais je tiens à les préciser. Elles sont capitales pour le 18e corps. Je vous rappelle que la division française s'engage un jour avant les autres unités ; elle opère un mouvement tournant dans le désert et doit livrer As Salman au 18e corps, un aérodrome et un carrefour pivots dans la man_uvre américaine, puisque c'est à partir d'As Salman, 150 kilomètres au nord de la zone de déploiement, que les unités américaines doivent prendre plein est le long de l'Euphrate. Il s'agit ensuite de protéger l'ensemble du dispositif allié vers le nord, nord-ouest, et d'assurer la sécurité de l'axe de ravitaillement principal, « MSR Texas ».

Je voudrais ici souligner la confiance réciproque entre Américains et Français ; 4 800 Américains sont sous mon contrôle opérationnel. Il s'agit de la 2e brigade de la 82e division aéroportée - celle qui a sauté sur Sainte-Mer-L'Eglise en 1944 -, d'un bataillon d'artillerie, d'un bataillon de génie et de la 18e brigade d'artillerie attachée au 18e corps d'armée. Cela nous donne, bien entendu, des moyens considérables qui se conjuguent aux moyens très importants de la division française.

La 101e division aéromobile et la 24e division mécanisée ont établi, avec ma division, des plans d'appui réciproques. Il était essentiel que la 24e division mécanisée puisse apporter ses moyens lourds en cas de difficultés sur As Salman. La 82e division aéroportée - moins la 2e brigade - se trouve derrière la division française, prête à la relayer sur l'objectif principal au centre de « Rochombeau » - avant As Salman - au cas où nous aurions des difficultés pour le conquérir, la mission de la division française étant de s'emparer coûte que coûte du terrain d'As Salman.

Les Américains se détournent de notre dispositif à partir d'As Salman, pour s'orienter plein est ; la division française restant seule, toujours sous le commandement du 18e corps, en mission de couverture jusqu'à l'Euphrate. Elle le restera jusqu'à son retrait, quand elle sera relevée à As Salman par la 11e brigade aéromobile américaine qui appartenait au 7e corps.

Revenons à l'action. Les actions préliminaires ont été décidées et s'engageront avant le D. Day, fixé le 24 février. Il s'agit de l'infiltration de nos commandos en vue de saisir des renseignements dans les premiers kilomètres, et de la conquête d'un escarpement rocheux qui se trouve devant nos unités et qui pourrait poser problème. Cela se déroule le 22 février, sans opposition. Le 23, profitant de cet espace acquis sur la frontière irakienne, je déploie le premier échelon d'assaut en Irak ; mon PC se trouve donc en territoire ennemi le 23 février, dans la nuit. Je donne alors l'ordre d'engagement : s'agissant des Français, cet ordre est décidé pour 5 h 30, heure locale. Cette nuit-là, les conditions météo sont stables et peuvent favoriser des frappes chimiques au lever du jour ; nous redoutons un raid de l'artillerie irakienne le long de l'axe « Texas » ou un épandage chimique de l'aviation à réaction irakienne ou par des avions légers.

La journée du 24 est marquée par la destruction du môle principal. Il s'agit d'une man_uvre de contournement puis d'attaque latérale par le groupement est sur l'axe principal, tandis que le groupement ouest s'infiltre largement avec comme objectif, plus au nord, As Salman. Le 24 au soir, nous sommes sur notre objectif. Je dois arrêter la progression en raison de l'imbrication des unités et surtout parce qu'une forte tempête de sable s'est levée.

A l'aube, l'offensive reprend pour le deuxième temps. Alors que l'échelon central continue son attaque le long de l'axe « Texas », en direction d'As Salman, le groupement ouest aborde l'aérodrome d'As Salman et le carrefour routier, pour s'en emparer vers 17 heures. Je me porte immédiatement avec mon PC avancé, derrière les premiers échelons d'assaut.

Le 25 au soir, nous sommes maîtres de notre objectif. Le 26, nous fouillons le village d'As Salman et complétons notre déploiement dans la zone afin de permettre aux Américains de déboucher vers l'est à partir du village d'As Salman. Le cessez-le-feu intervient le 28 février à 9 heures, ainsi que l'arrêt des opérations, et les premières unités françaises - celles qui sont arrivées au mois de septembre - quittent As Salman le 12 mars.

Retracer le cadre général, M. le Président, m'est apparu nécessaire à une meilleure compréhension, avant d'aborder les questions particulières que j'ai citées en introduction. Tout d'abord, la menace chimique.

J'en ai déjà parlé, la menace chimique est perçue comme une réalité. D'après les notes que j'ai retrouvées, j'observe que le 5 février, à l'état-major des Armées, devant le Ministre de la Défense, M. Pierre Joxe, il est précisé que « le risque chimique sera majeur sur l'axe, après le débouché. Le chimique pourrait être délivré par l'artillerie. Si l'axe « Texas » était pollué avec des persistants, c'est toute la progression du 18e corps qui serait perturbée. Ensuite, lorsque nos forces investiront Rochambeau, le risque chimique devrait diminuer, compte tenu de son implication sur le premier échelon, sachant qu'il peut toujours être appliqué sur l'ensemble du dispositif de la division ».

Ce risque était bien réel car nous savions que les Irakiens possédaient ces armes. Ils les avaient déjà utilisées dans d'autres conflits. Cette crainte était d'ailleurs avérée, puisque l'USCOM, la Commission des Nations Unies chargée du désarmement de l'Irak, mettra plus d'un an à s'assurer de la destruction des stocks d'armes chimiques sous toutes les formes imaginables et susceptibles d'être délivrées sur le champ de bataille : obus d'artillerie, roquettes, bombes, réservoirs etc.

Dans mon ordre d'opération modificatif numéro 1 du 18 février 1991, je précisais l'estimation du danger, le niveau de protection et l'absorption des comprimés de Pyridostigmine - dès G-1 puis toutes les 8 heures jusqu'à ordre contraire -, l'organisation de la décontamination y compris le traitement des blessés contaminés ou intoxiqués, les réseaux d'alerte et les dispositions relatives à la météo.

La prise de l'antidote à l'intoxication par neurotoxiques, selon la posologie prévue, relève de l'application des ordres préparatoires du Général Roquejeoffre et des procédures opérationnelles en cours. Je voudrais souligner combien la protection contre les chimiques était une réalité vécue. Je ne suis pas en mesure d'indiquer précisément à la mission d'information à quel moment j'ai donné l'ordre d'arrêter la prise de la Pyridostigmine, mais la menace étant levée le 28 février au matin, j'ai sans doute donné un ordre oral lors de la réunion des commandants d'unités qui s'est tenue à mon PC, à As Salman, à partir de 9 heures.

Sur cette question de la menace chimique, je souhaiterais apporter d'autres précisions. Tout d'abord, les Américains de la 82e division aéroportée possédaient quelques véhicules de détection qui ont été mis à notre disposition pour l'échelon d'assaut. Ensuite, je voudrais indiquer que les Irakiens n'ont pas fait usage de leurs armes chimiques dans notre zone d'action comme sur l'ensemble du dispositif allié. Enfin, nos soldats avaient été clairement informés sur la nature et sur le marquage des obus chimiques irakiens. D'ailleurs, lorsque nous sommes arrivés à Rochambeau, notre premier souci a été d'interroger les artilleurs irakiens qui nous ont confirmé qu'ils n'avaient pas à leur disposition d'armes chimiques. Cela n'exclut pas, bien entendu, le risque de délivrance de substances chimiques par des roquettes ou par des épandages. Toutefois, aucun projectile n'a été trouvé dans notre zone et aucune mention de destruction n'a été formulée par les Américains dans les comptes rendus ou les réunions de commandement tenues après l'engagement, le 12 mars, et auxquelles j'ai participé.

En ce qui concerne les moyens aériens, je ne traiterai ici que des moyens mis la disposition de la division Daguet pour son appui immédiat. Je ne parlerai donc pas de l'action aérienne stratégique ou tactique conduite par l'US Air Force ou l'aviation française dans la zone irakienne avant l'engagement terrestre. Durant les deux jours d'engagement, la division a bénéficié de 35 % des moyens aériens accordés au 18e corps d'armée américain, sous les ordres duquel nous étions engagés. Ces appuis aériens sont délivrés par des avions A 10 et F 16, avec en complément des avions d'observation et de guidage.

J'ai relevé, au total, 46 missions se décomposant comme suit : 12 le 23 février, 24 le 24 février, et 10 le 25 février. Au-delà des lignes de coordination des feux et en fonction des déplacements des troupes au sol, des zones de destruction réservées aux avions ont été établies par notre cellule de coordination des feux à l'état-major ; ces zones seront ouvertes ou non en fonction de la situation. Par ailleurs, dans ces zones, les avions pouvaient intervenir à leur initiative, puisque c'était en avant de nos forces.

En appui direct de nos forces ces avions pouvaient intervenir sur la demande de l'unité concernée pour l'appuyer par l'intermédiaire de la cellule de coordination des feux de l'état-major de la division où se trouvaient les pilotes américains ; les avions américains étaient guidés par des contrôleurs avancés des forces spéciales américaines au sein de nos unités. Il aurait dû en être ainsi lors de l'attaque de l'aérodrome d'As Salman le 25 février après-midi, mais la météo a empêché tout appui aérien.

Je souhaiterais maintenant vous apporter une précision en ce qui concerne les résultats des attaques stratégiques de l'aviation américaine dans notre zone. Ils m'ont conduit ultérieurement à interdire formellement les déplacements non nécessaires à l'exécution des missions, notamment dans les zones de combat où se trouvaient des sous-munitions délivrées par l'armée américaine et présentant un grave danger. Par ailleurs, des armements irakiens ont été ramenés par nos forces sur ordre du commandement à des fins d'instruction ou comme trophées pour marquer cette opération - ces matériels provenaient du Koweït et n'étaient donc pas endommagés.

En conclusion, je dirai que par ce long mais néanmoins indispensable exposé, je vous ai décrit le vécu de la division Daguet ; en le faisant, je rendais hommage à tous ses soldats. Je vous citerai les mots d'un grand journaliste : « calme, sérénité, confiance des hommes dans leur entraînement et leur puissance ». C'est au nom de ces soldats, de leur sacrifice et de leur dévouement, que je tiens à dénoncer ici, avec force, le caractère scandaleux et calomnieux des déclarations d'une association qui, j'espère, Mesdames et Messieurs les députés, répondra à votre demande d'audition afin de développer ses arguments, à moins qu'elle ne soit conduite à en répondre devant la justice.

M. Bernard Cazeneuve, Président : Mon Général, afin qu'il n'y ait aucune confusion, je voudrais préciser que je ne me suis pas exprimé dans les termes qui sont les vôtres concernant cette association. Je n'ai pas à porter de jugements, ni sur son action, ni sur les propos de ses responsables. J'ai simplement, en tant que Président d'une mission d'information, à faire en sorte que cette mission puisse conduire correctement ses investigations. Ce que j'ai indiqué, s'agissant des démarches que nous allons accomplir, s'appliquera à toutes les personnalités que nous souhaiterons interroger et qui ne répondraient pas à notre demande. Il s'agit d'une position de principe que je devais rappeler, dès lors que l'on souhaite que le Parlement assume ses pouvoirs et ses prérogatives et puisse conduire les investigations qui relèvent de ses compétences.

Avant de céder la parole à mes collègues, je vous poserai, mon Général, quelques questions concernant des sujets qui ont notamment été évoqués par des personnalités qui vous ont précédé devant la mission, je pense notamment aux Généraux Roquejeoffre et Schmitt.

Lorsque nous lui avons posé la question de savoir s'il avait été question, dans les conversations qu'il avait eues avec les alliés, et notamment avec les Américains, de l'utilisation d'armes à l'uranium appauvri, le Général Roquejeoffre nous a indiqué qu'il n'en avait jamais été question. En revanche, le Général Schmitt a été, dirons-nous, plus évasif à ce sujet. En ce qui vous concerne, avez-vous parlé de ce sujet avec vos homologues, et si oui dans quelles circonstances et quelles sont les informations qui, à l'époque, ont été portées à votre connaissance ?

Ma deuxième question concerne également l'utilisation d'un certain type d'armements. A l'occasion de son audition, le 7 novembre dernier, le Général Schmitt a précisé qu'à sa connaissance, seuls des obus de 105 mm du char AMX 30B2 auraient pu contenir, à l'époque de la guerre du Golfe, de l'uranium appauvri. Confirmez-vous cette information ?

Le Général Schmitt a également précisé que, selon lui, ces obus n'avaient pas été utilisés par l'armée française pendant la guerre du Golfe, alors que nous avons appris par ailleurs que des chars AMX 30B2 ont bien participé à l'opération « Tempête du désert » et que 800 obus de 105 mm ont été transportés sur place à l'époque. Je dois même dire que dans les documents qui nous ont été communiqués par le ministère de la Défense, il est indiqué que la production des obus de 105 mm a dû être intensifiée de manière à pouvoir répondre aux besoins opérationnels. Pouvez-vous nous dire ce qu'il en est exactement sur ce point précis ?

Général Bernard Janvier : En ce qui concerne votre première question, nous n'avions, à la division, aucune connaissance d'éventuelles nuisances liées aux obus à uranium appauvri. J'en ai d'ailleurs appris l'existence par les travaux de votre mission. Les spécialistes américains en charge de l'appui aérien, qu'ils soient pilotes ou contrôleurs avancés, en ignoraient manifestement tout, et les troupes américaines placées sous mes ordres étaient dans la même situation d'esprit. Je puis donc vous affirmer qu'aucune indication d'éventuelles nuisances ne fut indiquée au cours des conférences de commandement auxquelles j'ai directement participé - le 19 février, en présence de l'adjoint du Général Schwarzkopf, à Rafha, où l'on présentait le déroulement de l'offensive, puis à la réunion du 12 mars à Hafar Al Batin qui était présidée par le commandant en chef de l'ensemble des forces terrestres.

S'agissant de votre seconde question, je serai clair : il n'y a pas eu d'obus à uranium appauvri dans les forces françaises lors de l'engagement ; nos obus flèches étaient à base de tungstène.

Vous me dites, M. le Président, que le Général Schmitt n'a pas été en mesure de vous indiquer ou non la présence de chars lourds. 44 chars lourds ont bien été mis en place ; ils appartenaient au 4e régiment de Dragons et ont été chargés de l'effort principal sur l'axe « Texas » avec le 3e régiment d'infanterie de Marine. Ils étaient équipés d'obus explosifs de 105 mm et d'obus flèches en tungstène.

M. Bernard Cazeneuve, Président : Mon Général, je vous poserai une dernière question concernant le problème de l'uranium appauvri, puis je laisserai la parole aux rapporteurs. Dans une note datant de février 1991, il est fait référence à l'intervention de militaires américains pour la dépollution de l'aéroport d'As Salman après l'explosion de conteneurs de cluster bombs. Ces bombes incorporaient-elles de l'uranium appauvri ? Par ailleurs, ce document fait état de conditions météorologiques très difficiles, des dispersions auraient-elles donc pu se faire le jour où ce conteneur a explosé, c'est-à-dire le 26 février 1991 ?

On indique dans ce document, comme dans d'autres documents qui ont été mis à notre disposition, qu'un certain nombre de militaires français se trouvaient à proximité du site. Avez-vous des informations selon lesquelles ces militaires français auraient pu être atteints par des poussières d'uranium appauvri ?

Général Bernard Janvier : Au niveau des mes connaissances, je tiens à vous préciser que les cluster bombs ou les grenades antichars utilisées par les Américains ne sont que des projectiles explosifs n'ayant aucune contenance d'uranium appauvri.

Par ailleurs, effectivement le 26 février, alors que nous avions perdu deux hommes et que de nombreux autres soldats étaient blessés sur le fort d'As Salman, une équipe du 27e bataillon de génie américain, en manipulant un conteneur de sous-munitions, a provoqué une explosion, faisant 7 morts et un blessé grave. Bien entendu, des militaires français étaient présents, puisque cette explosion a lieu dans le périmètre du 2e régiment étranger d'infanterie qui a secouru d'ailleurs les soldats américains.

M. Claude Lanfranca, co-rapporteur : Jusqu'à ce jour, mon Général, j'avais entendu dire que les Détalac ne s'étaient pas déclenchés ou qu'il s'agissait de fausses alertes. Lorsque nous posions la question de savoir pourquoi les soldats revêtaient leur tenue de protection, il nous était répondu que l'on ignorait ce que comportaient les têtes des Scud qui étaient tirés. Vous êtes le premier à nous affirmer que les Détalac se sont déclenchés. Je souhaiterais donc savoir s'il y a eu réellement utilisation de gaz neurotoxiques.

Général Bernard Janvier : M. le Rapporteur, les Détalac étaient déclenchés à l'occasion des tirs de Scud. Lorsque des tirs étaient détectés, ils donnaient lieu, face à l'incertitude et au risque que représentait la menace chimique, à des mesures de protection normales.

Le Détalac est un appareil de fine sensibilité. Il est peut-être même plus sensible que les appareils américains. Il analyse la composition de l'atmosphère et détecte les organophosphorés. Il pouvait donc se déclencher simplement parce que des fumées émanant d'un groupe électrogène étaient rabattues vers lui. Et pour être tout à fait franc, si je place un Détalac dans mon champ d'oliviers dans le Midi, il se déclenchera immédiatement. Mais ces causes accidentelles entraînaient immédiatement un compte rendu, un processus de mise en alerte, la protection du personnel et une vérification ; celle-ci était conduite avec des moyens techniques différents dont une trousse de détection pour le chimique. Il fallait réaliser sept vérifications négatives pour rendre compte au commandement qu'il s'agissait d'une fausse alerte.

Pour être complet, et étant donné que j'ai vécu au sein de la division, je peux en effet vous préciser que j'ai entendu parler de ces incidents. J'ai lu dans le Monde du 5 décembre une intervention du porte-parole du Service d'information et de relations publiques des Armées (SIRPA) de l'époque qui indiquait que suite aux bombardements en Irak, des destructions d'armes chimiques auraient pu être produites. Cette affirmation peut expliquer des déclenchements de Détalac, du fait de traces très fugitives de neurotoxiques. Si mes souvenirs sont bons, je situerai ces événements dans une période proche du 21 janvier, quand la division a réalisé cette bascule de Hafar Al Batin vers Rafha. Enfin, les Détalac étaient déclenchés volontairement pour des entraînements, bien évidemment.

Mme Michèle Rivasi, co-rapporteure : Mon Général, le rapport rédigé le 4 mars 1991 par le Médecin en chef des services Puygrenier, Médecin chef de l'hôpital médico-chirurgical et de transit-air (HMCTA), indique notamment que « le système de détection d'alerte automatisé existant dans les forces du type Détalac, a semblé nettement insuffisant dans le contexte - détection ciblée sur les organophosphorés, nombreuses fausses alertes, manque d'autonomie, maintenance lourde ». Et d'ajouter « les moyens américains et anglais sont sur ce point beaucoup plus performants ». Peut-être, avez-vous une approche quelque peu différente de celle de ce médecin ?

Puisque les Détalac se sont déclenchés et que vous aviez une trousse pour vérifier s'il y avait ou non des organophosphorés dans l'air, vous devez bien avoir les résultats de ces vérifications ! Des organophosphorés ont-ils déclenché les Détalac ?

Général Bernard Janvier : Je viens d'expliquer à M. Lanfranca les raisons pour lesquelles les Détalac ont pu être déclenchés : les Scud. Les déclenchements volontaires et d'autres déclenchements se sont révélés intempestifs après vérification.

Quant à l'appréciation sur la sensibilité des Détalac, vous citez là l'opinion d'un médecin que je ne connais pas, qui n'a pas servi dans la division. Je vous ai livré mon sentiment sur la sensibilité des Détalac, et elle est différente de celle de ce médecin. Qu'ils soient d'une maintenance lourde, c'est vrai, mais je ne peux pas vous dire si elle est plus ou moins lourde que celle des Américains.

En ce qui concerne la présence de neurotoxiques dans l'air, je ne peux que répéter ce que je viens de dire, me référant à un article récent du Monde, dans lequel le Général Germanos fait état de la présence de neurotoxiques suite à des bombardements en Irak. Et je crois me souvenir que les Détalac ont fonctionné le 21 janvier et que les vérifications réalisées avaient indiqué la présence d'éléments extrêmement ténus de neurotoxiques.

Mme Michèle Rivasi, co-rapporteure : Cela est extrêmement important, car nous avons posé plusieurs fois la question et les réponses n'ont jamais été très claires. Le Général Raymond Germanos du SIRPA aurait, d'après cet article du 5 décembre dernier, signalé que les bombardements alliés contre le potentiel d'armes chimiques en Irak avaient provoqué le dégagement d'un gaz toxique dont les retombées portées par le vent avaient été relevées « un peu partout », selon son expression rapportée par le quotidien Le Monde.

Nous pouvons donc faire l'hypothèse que l'aviation américaine ayant bombardé des sites irakiens contenant des armes chimiques ; les vents de sable ont pu porter jusqu'au niveau des militaires français de fines particules de gaz, et notamment des organophosphorés. Cela expliquerait pourquoi les Détalac se sont déclenchés relativement souvent, même si les vérifications se révélaient souvent négatives.

Général Bernard Janvier : Madame la Députée, les Détalac ont fonctionné bien avant que n'aient lieu les interventions aériennes en Irak - dès le mois de décembre. Je reviens à mon propos : les mesures de protection prises par nos personnels étaient liées au déclenchement des Détalac, que ce déclenchement soit volontaire ou intempestif. Et les vérifications étaient réalisées afin de déterminer la nature des déclenchements.

M. Charles Cova, Vice-président : Mon Général, ma question concerne la Pyridostigmine. Il était précisé que la prise de ce produit fera l'objet d'un ordre donné à la diligence du commandement - vous. L'ordre a été donné. Etant moi-même militaire, je me pose la question du contrordre : à partir de quand avez-vous estimé qu'il convenait d'arrêter le traitement préventif ? Cet ordre a-t-il été donné et sous quelle forme ?

Enfin, pourriez-vous nous parler des tenues de protection « NBC » dont on nous a dit qu'elles n'étaient pas au « top ». Certaines étaient déchirées ; le Service de santé des Armées a-t-il été suffisamment impliqué dans leur conception ?

Général Bernard Janvier : M. le député, s'agissant de votre première question, je ne peux que répéter ce que j'ai dit lors de mon exposé liminaire : je n'ai pas souvenir du moment exact où j'ai ordonné l'arrêt de la prise de la Pyridostigmine. J'ai sans doute dû le faire oralement, le 28 février, puisque la menace chimique ayant disparu dès le cessez-le-feu nous revenions au niveau d'alerte zéro ; la Pyridostigmine était employée au niveau 1 et sur ordre.

En ce qui concerne les tenues S 3 P, je considère qu'il s'agit de vêtements de protection performants. Ces tenues étaient complétées par des chaussettes carbonées, des gants de décontamination, etc. Chaque soldat en avait deux à sa disposition. Pour accroître leur efficacité et éviter l'usure, les surbottes de l'ancienne tenue de protection chimique modèle 63 devaient être portées lors des exercices. Le soldat avait à sa disposition, à portée de main, quand nous étions au niveau zéro, le masque respiratoire, la tenue de protection modèle S 3 P et les gants de décontamination. Lorsque le niveau d'alerte était au niveau 1, les soldats portaient la tenue S 3 P ; au niveau 2, ils fermaient cette tenue S 3 P et la cagoule, et portaient le masque respiratoire.

M. Aloyse Warhouver : Mon Général, j'ai eu l'impression, en écoutant votre exposé, que vos principaux ennemis étaient les tempêtes de sable, la météo. Vous parlez ensuite des zones de destruction massives dues aux Américains, de deux morts et de plusieurs blessés du fait des bombardements américains, puis de sept morts lors de l'explosion d'un conteneur de munitions, d'un blessé grave, etc. Je n'arrive pas à me faire une idée sur la valeur de l'armée irakienne. Je voudrais juste que vous nous qualifiez cette armée du point de vue de la menace militaire qu'elle représentait réellement.

Par ailleurs, pensez-vous que les Américains ont, comme il l'avaient fait au cours de la seconde guerre mondiale, réalisé des expériences balistiques à vocation militaire ? En effet, dans de nombreuses communes de l'est de la France, en 1944, il y a eu plus de morts du fait des bombardements américains que pendant toute la guerre ! Je ne suis pas anti-américain, je salue même l'armée ayant libéré notre territoire, mais j'ai le sentiment de ne pas cerner ce qu'était vraiment l'armée irakienne. Nous étions un certain nombre de députés, après le conflit, à recevoir à l'Assemblée nationale le Vice-premier ministre, M. Tarek Aziz, qui nous a juré qu'aucune arme chimique n'avait été utilisée par l'Irak.

Général Bernard Janvier : M. le député, je me suis sans doute mal exprimé. Je vais donc préciser ma pensée. Je n'ai jamais dit que le principal ennemi était les tempêtes de sable ! J'ai simplement dit que nous avions été gênés le 24 février au soir par une tempête de sable et que j'ai dû prendre des dispositions tactiques en fonction de cette situation.

Par ailleurs, les Américains tués ou blessés ne l'ont pas été par les bombardements américains ; ils ont perdu la vie ou ont été blessés dans le prolongement des actions à caractère stratégique avant l'offensive terrestre. A cette occasion, ils avaient attaqué des objectifs sur As Salman avec des cluster bombs, grenades antichars, etc. ; or une partie de ces munitions n'avait pas explosée. On sait par exemple que l'emploi de lance-roquettes multiples laisse de l'ordre de 4 à 5 % de munitions non explosées sur le terrain.

S'agissant de la valeur de l'armée irakienne, j'aurais tendance à vous répondre qu'on ne connaît la valeur de l'ennemi que postérieurement à l'engagement, lorsqu'on l'a affronté. D'après les analyses réalisées, nous étions face à une division irakienne, la 45e division d'infanterie, qui disposait de trois brigades, dont une en partie déployée sur le dispositif de la 101e division américaine, c'est-à-dire notre « voisine de droite » ; la division irakienne disposait d'une grosse artillerie et de deux bataillons de chars.

Il s'agissait donc d'une armée qui, potentiellement, disposait des moyens de nous infliger de lourdes pertes. Il se trouve qu'elle a été surclassée par notre supériorité colossale : 100 tubes de 155 millimètres ont tiré pendant un quart d'heure sur Rochambeau ! Nous avions 128 postes antichars d'infanterie, 44 canons de chars AMX 30 B2 qui ont tiré après l'artillerie. Dans ces conditions, le soldat ennemi est resté dans son bunker. D'autant que la plupart des officiers supérieurs irakiens et l'état-major - nous l'avons su après, bien entendu - s'étaient repliés et avaient laissé les unités sous le commandement d'un Lieutenant-colonel et de quelques Capitaines. Ces hommes ne pouvaient pas se battre dans les conditions psychologiques et de feu que nous leur imposions.

Mme Michèle Rivasi, co-rapporteure : Mon Général, je voudrais revenir sur la question de l'uranium appauvri, car je n'ai pas très bien compris votre réponse. Saviez-vous que les Américains avaient bombardé As Salman et les chars irakiens avec des avions A 10 larguant des bombes à uranium appauvri ?

Général Bernard Janvier : Nous n'avions aucune connaissance d'éventuelles nuisances liées à l'uranium appauvri et donc aux munitions utilisées par les Américains. Concernant les avions A 10, je n'ai eu connaissance de ces nuisances potentielles qu'au travers des débats que vous conduisez dans le cadre de votre mission.

Mme Michèle Rivasi, co-rapporteure : Je ne vous parle pas des nuisances, c'est-à-dire des effets sanitaires, je vous demande simplement si vous saviez que les Américains utilisaient des bombes incorporant de l'uranium appauvri ?

Général Bernard Janvier : Je savais que l'avion A 10 tirait des obus, mais j'ignorais qu'ils contenaient de l'uranium appauvri.

Mme Michèle Rivasi, co-rapporteure : Le Général Schmitt était au courant, mais vous et le Général Roquejeoffre l'ignoriez ?

Général Bernard Janvier : Je ne le savais pas.

Mme Michèle Rivasi, co-rapporteure : Le Général Roquejeoffre a déclaré s'être rendu à As Salman avec sa tenue « NBC » ; il y avait une forte tempête. Pourquoi avait-il revêtu cette tenue ?

Général Bernard Janvier : Je ne me souviens pas quand le Général Roquejeoffre est venu à As Salman. Je ne peux donc pas vous dire pourquoi il avait pris la décision de porter la S 3 P. Peut-être était-ce à cause du froid. Quoi qu'il en soit, le niveau d'alerte zéro a été décrété le 28 février, lors du cessez-le-feu.

Quand le Général Roquejeoffre est venu à la division, il avait, ce qui est sûr, comme tout le monde, le masque respiratoire à ses côtés et devait avoir la tenue S 3 P dans sa musette. Cela s'est passé à Rafha, avant l'engagement - d'ailleurs des photographies le prouvent -, lorsque nous étions sous une menace chimique. Mais je ne me souviens pas l'avoir vu à As Salman, après notre action, en tenue S 3 P.

M. Claude Lanfranca, co-rapporteur : Mon Général, j'ai lu dans un document que les Américains avaient détecté à Hafar Al Batin, un gaz inconnu. En avez-vous entendu parler ? Les Américains vous ont-ils informé ?

Par ailleurs, même si vous ne saviez pas que les Américains utilisaient des bombes à uranium appauvri, je souhaiterais savoir si les unités françaises étaient proches des lieux de bombardement ?

Général Bernard Janvier : En ce qui concerne votre première question, M. le Rapporteur, j'ignore tout de ce gaz inconnu qui aurait été détecté par les Américains.

S'agissant de l'appui aérien, il existait deux mécanismes : d'une part, une intervention en avant de la ligne de coordination des feux par les appareils A 10, au gré des pilotes, puisqu'on leur ouvrait un espace géographique pour leur intervention. Les troupes étaient forcément en arrière de cette zone d'engagement ; elles étaient situées en-deçà de la ligne de coordination des feux. Je ne peux pas vous indiquer une distance précise, mais elles étaient même assez loin. D'autre part, des avions A 10 ont appuyé des troupes au sol. Ces actions étaient coordonnées par des contrôleurs avancés. Dans ce cas, le périmètre de sécurité était de 400 à 500 mètres environ.

M. Claude Lanfranca, co-rapporteur : Les troupes françaises sont donc passées, après les bombardements américains, au milieu de chars détruits.

Général Bernard Janvier : Bien entendu ! Nos unités ont traversé les zones bombardées, des points d'appui, des chars, des dispositifs d'artillerie traités par des appareils A 10 ou F 16. Le seul endroit où il n'y a pas eu d'appui aérien avant l'assaut c'est à As Salman, le 25 février dans l'après-midi, pour des raisons météorologiques.

M. André Vauchez : La prise de la Pyridostigmine a été ordonné à G-1, mais vous n'avez pas été précis sur la durée du traitement. Quelle a été la quantité de ce médicament fournie aux soldats ? Par ailleurs, démentez-vous les propos parus dans la presse hier, selon lesquels un soldat a déclaré avoir pris ce médicament dès le 17 janvier ? Enfin, vous n'avez pas parlé du Virgyl : pouvez-vous nous parler de ce produit ?

Général Bernard Janvier : En effet, M. le député, l'ordre de prendre de la Pyridostigmine a été donné à la division à G-1. Cependant, les éléments d'assaut qui, le 22, se sont déployés pour saisir les débouchés sur l'escarpement rocheux au nord de notre position, étaient sous Pyridostigmine à partir de 14 heures. Par ailleurs, les soldats avaient chacun une boîte de 30 comprimés, à raison de trois prises par jour ; et j'ai sans aucun doute donné l'ordre oral de cesser la prise de ce médicament le 28 au matin.

Le Virgyl est une substance éveillante qui devait être spécialement prescrite par le commandement. Je suis formel sur ce point. Le soldat qui absorbait ce médicament devait cesser ses activités pour dormir au bout d'un laps de temps équivalent à 24 heures par cachet absorbé. Ce médicament avait donc une résonance tactique immédiate sur le potentiel de la division : un régiment qui prend du Virgyl est contraint de s'arrêter au terme d'une action assez brève, ce qui pose un problème sérieux.

J'ai donc laissé les chefs de corps, lors de la dernière réunion qui a eu lieu à mon PC avant l'engagement, la faculté de décider eux-mêmes de l'emploi de cette substance éveillante en fonction des contraintes tactiques qu'ils rencontreraient et qu'ils étaient seuls à pouvoir mesurer. Ils étaient donc, bien entendu, au courant des conséquences qu'entraînait la prise de cette molécule. Par ailleurs, ils devaient, dès lors que des soldats en prenaient, en rendre immédiatement compte à la division, afin que nous intégrions cette information dans le plan d'emploi des régiments. Il s'agissait donc d'une contrainte majeure qui freinait mon enthousiasme quant à l'utilisation de cette substance.

A ma connaissance, seuls quelques soldats d'un unique régiment l'ont utilisée : le 11e régiment d'artillerie de Marine. Ce régiment se situait sur l'axe ouest en appui des éléments qui devaient monter sur As Salman, à savoir le 1er régiment étranger de cavalerie et le 2e régiment étranger d'infanterie. Il se trouve que cavaliers et fantassins sont plus véloces que les artilleurs dont les véhicules sont chargés de munitions lourdes et qui tractent des pièces d'environ 8 tonnes. Lorsque les unités de tête arrivaient au terme d'une action, elles s'arrêtaient et les soldats pouvaient récupérer, alors que les artilleurs étaient sans cesse obligés de « courir ».

Ce sont les raisons pour lesquelles le chef de corps a donné l'ordre de prendre cette substance éveillante et à une partie seulement de son personnel. Dans les comptes rendus établis postérieurement, à l'attention du commandement et du Service de santé des Armées qui avait envoyé un médecin sur place, il est indiqué que ce produit n'a provoqué aucun effet indésirable. Les utilisateurs disent même qu'ils ont pu récupérer de temps en temps et dormir. En d'autres temps, c'est le Maxiton qui était utilisé, notamment pendant la guerre d'Algérie.

Mme Michèle Rivasi, co-rapporteure : De combien d'hommes était composé le 11e régiment d'infanterie de Marine ?

Général Bernard Janvier : Environ 750 hommes. Mais seuls quelques-uns seulement ont pris du Virgyl.

Mme Michèle Rivasi, co-rapporteure : Il y a donc un compte rendu du chef de corps concernant l'absorption de ce produit ?

Général Bernard Janvier : Oui, tout à fait.

Mme Michèle Rivasi, co-rapporteure : Peut-être, M. le Président, pourrions-nous nous le procurer ?

Mon Général, je souhaiterais maintenant vous poser une question relative à un document publié dans « Terre magazine », une publication officielle. On pouvait y voir des militaires français qui, en tenue « NBC », pompaient des substances chimiques contenues par les bombes irakiennes stockées sur une base aérienne. Où se trouvaient ces bombes sur le sol irakien ?

Général Bernard Janvier : Je suis incapable de vous répondre ! J'étais le commandant d'une division, de 14 000 hommes. Je sais simplement qu'il n'y avait pas de projectiles à chargement chimique dans le dispositif de la 45e division irakienne. Je suis incapable de vous dire où ont été prises ces photos. Peut-être ont-elles été prises par l'UNSCOM qui avait pour mission, après la guerre, de contrôler et de détruire l'armement de l'armée irakienne ?

M. Bernard Cazeneuve, Président : Nous avons demandé au ministère de la Défense de nous indiquer très précisément la provenance de ces photographies et de préciser sa légende. Nous attendons les réponses, et quand elles nous seront parvenues, nous les rendrons publiques.

M. Alain Clary : Mon Général, je vous poserai deux questions. Tout d'abord, quelles sont les précautions que vous préconiseriez aujourd'hui pour une telle guerre ? Ensuite, pensez-vous réellement que seuls les effets du stress sont responsables de certains comportements, ou il y a-t-il plus que cela ?

Général Bernard Janvier : Bien entendu, M. le député, nous avons tiré les leçons de ce combat. En matière de prévention contre les armes chimiques, des améliorations ont été apportées, notamment en ce qui concerne les moyens de détection : le Détalac a été remplacé par un système différent. D'autres modifications sont intervenues en matière d'équipements et de procédures, mais je ne suis pas en mesure de vous en donner tous les détails.

Quelles seraient mes préconisations ? Détecter la menace le plus tôt possible ; d'où l'importance du système de détection et du système de validation de la menace, par des moyens différents.

S'agissant du stress, je vous en parle en connaissance de cause, puisque je suis allé au Liban. J'ai eu des contacts avec l'armée israélienne. J'ai vu des hommes atteints par le stress avant, après et quelquefois pendant le combat. Cela est naturel et compréhensible. C'est la raison pour laquelle je vous disais qu'il convenait d'étudier avec bienveillance le cas des soldats qui sont aujourd'hui en situation de détresse, après avoir éliminé les faux discours et les incohérences.

Nous étions engagés dans une guerre, avec des menaces chimiques, qui concernaient les hommes au plus profond d'eux-mêmes en les rendant responsables de leur vie. Il leur appartenait de gérer convenablement leur protection anti-chimique. Par ailleurs, les contraintes de vie quotidienne pesaient lourdement. Enfin, nous avons été conduits à renforcer des unités par des « individuels », des hommes sous contrat qui servaient dans des unités en France et qui ont été désignés pour assumer des missions de combat. Ces militaires-là étaient sans aucun doute moins bien préparés que le 2e régiment étranger d'infanterie ou le 3e régiment d'infanterie de marine qui avaient déjà largement « bourlingué » dans d'autres conflits. Par ailleurs, ces soldats étaient isolés, avec des chefs qui ne les connaissaient pas, ce qui a pu favoriser des angoisses. Et certains ont pu craquer, longtemps après l'action.

M. Alain Clary : Justement, mon Général, existe-t-il un suivi sur une longue période et avons-nous les moyens de savoir, au-delà des cas individuels, si un grand nombre de militaires ont eu du mal à se remettre de cette guerre ?

Général Bernard Janvier : Je ne peux que répéter ce que je vous ai dit, à savoir qu'il convient d'examiner avec bienveillance le cas de ces hommes qui sont servi la division, qui ont donc servi la France, dans des situations de combat très difficiles.

Mme Michèle Rivasi, co-rapporteure : Je voudrais, mon Général, vous lire un passage d'un document rédigé par un médecin militaire et qui nous a été communiqué par le ministère de la Défense, sur les tenues de protection : « De nombreuses anomalies ont été constatées dès l'engagement au mois de janvier 1991, le personnel arrivant sur le territoire avec des masques endommagés, mal adaptés au visage, et équipés avec des cartouches de deuxième réserve très suspectes, possédant des informations recueillies dans leurs unités des plus extravagantes... Personnel n'ayant eu aucune instruction sur l'habillage et le déshabillage. La protection type survêtement était incontestablement plus adaptée à ce genre d'opération qu'un vêtement dit à port permanent qui est moins pratique à revêtir en urgence. Les chaussettes carbonées ne sont pas adaptées, elles doivent être mises par avance, port souvent mal toléré, usure en quelques jours... Les surchaussures en butyl des anglo-saxons me paraissent plus intéressantes, etc... ».

Je pense aux soldats. Il convient tout de même d'avoir un matériel plus adapté, avec des masques non endommagés, et surtout une formation du personnel qui garantirait mieux leur protection. Qu'en pensez-vous mon Général ?

Général Bernard Janvier : Je laisse à l'auteur de ce document, que je ne connais pas, la responsabilité de ce qu'il dit. Cela étant, il était bien entendu indispensable de tirer des leçons de ce conflit. Que certains matériels, tels que les chaussettes carbonées, aient été difficiles à utiliser, c'est exact. Cependant, ces équipements étaient indispensables. Il est vrai aussi que la tenue de protection entraînait des contraintes : porter la tenue S 3 P par des températures élevées pose de sérieux problèmes, mais cela en pose moins quand il fait moins 5 ou moins 7 degrés C°.

En ce qui concerne les masques, je voudrais indiquer que les nouveaux masques à vision panoramique ont été étudiés pour répondre à certains problèmes, tels que l'absorption de liquides, le port de lunettes, ou encore de la barbe, etc. Ce masque panoramique a été nettement amélioré par rapport au masque ANP 51-53 que l'on portait lors de la guerre du Golfe et qui présentait des inconvénients.

Quant à la formation « NBC », elle fait partie de la formation du combattant : tout soldat, quelle que soit sa fonction dans l'armée de Terre, est formé et préparé à la défense « NBC ». Dans les unités de combat, il y a un spécialiste « NBC » qui suit des stages. Une cellule « NBC » existe au niveau régimentaire et est en mesure de se servir des moyens de décontamination et de détection. Enfin, à niveau plus élevé, on trouve le dispositif de postes de décontamination différés, tels qu'ils ont été mis en _uvre dans la division au cours de ces combats : décontamination du matériel et du personnel et décontamination des blessés avec des spécialistes qui sont des médecins.

Je voudrais insister sur le fait que la tenue de protection est utilisée lors des combats dans lesquels existe un risque chimique. C'est le cas des procédures opérationnelles à travers la pressurisation des véhicules blindés. Elles permettent d'éviter l'entrée de substances chimiques dans l'habitacle.

Mme Michèle Rivasi, co-rapporteure : Ce n'est pas ce qui est rapporté !

Général Bernard Janvier : Madame la Députée, vous citez là un document que je ne connais pas, en en donnant une vue parcellaire. Je vous fais part de mon témoignage de commandant, avec toutes les responsabilités qui s'y attachent.

M. Bernard Cazeneuve, Président : Il s'agit d'un document établi par le Médecin en chef des Services Puygrenier. Je remarque que les documents cités par Mme Rivasi émanent du Service de santé des Armées. Ce qui m'amène à cette question, mon Général : quelles sont les relations qui existent entre ceux qui sont en charge des opérations et le Service de santé des Armées ? En effet, à travers les investigations que nous conduisons depuis quelques semaines, j'ai le sentiment que les informations ne circulent pas toujours très bien entre ces deux structures.

Les comptes rendus des opérations établis par des médecins du Service de santé des Armées portent souvent un regard critique sur les conditions dans lesquelles les opérations se sont déroulées. Est-ce la conséquence d'une relation culturellement tendue ? Est-il d'ailleurs d'usage que le médecin porte des appréciations sévères sur les conditions dans lesquelles les opérations sont organisées ? Enfin, vous parlez-vous pendant les opérations ?

Général Bernard Janvier : Tous les actes de la vie quotidienne d'un régiment, dans sa garnison comme au combat, sont marqués par une relation intime et confiante entre le chef de corps, le Colonel, et le médecin. Cela est indispensable et fait partie de l'exécution du commandement. Par ailleurs, j'ai toujours rencontré auprès du Service de santé des Armées, à tous les grades qui ont été les miens, une intime liaison entre le chef militaire et le médecin. Pendant la guerre du Golfe, le Médecin en chef était mon conseiller santé. Il a participé à toutes les réunions et à toutes les décisions.

Lors des responsabilités que j'ai assumées au niveau de l'état-major des Armées, j'avais également la reponsabilité de l'organisation de la chaîne santé en liaison avec le Médecin général inspecteur Bladé, j'ai rencontré une écoute, une attention, un souci de préserver la vie humaine et d'apporter les soins les plus efficients aux blessés. D'ailleurs, un Médecin en chef du Service de santé des Armées m'a accompagné en Arabie Saoudite dès le 26 octobre, pour évaluer sur place le dispositif logistique interarmées.

M. Bernard Cazeneuve, Président : Je comprends la symbiose qui peut exister entre le chef de corps et le médecin des Armées. Ce que je comprends moins bien, ce sont un certain nombre de dysfonctionnements ou de difficultés que nos travaux ont relevé et qui semblent montrer que les choses sont moins harmonieuses que vous le dites. Je prendrai deux exemples.

Le premier concerne la prise de la Pyridostigmine. Cet ordre a été donné par ceux qui étaient en charge de l'opération sous le contrôle de l'état-major des Armées, et en relation avec le Service de santé des Armées. Comment se fait-il qu'à aucun moment les responsables du Service de santé des Armées, interrogés par le Ministre de la Défense sur la prise ou non par les soldats français de Pyridostigmine, n'aient eu la présence d'esprit d'aller regarder dans les ordres d'opération si un tel ordre avait été donné ?

Le second concerne le Virgyl. Vous nous avez dit que vous n'aviez aucun élément sur l'innocuité ou non de ce médicament et que vous n'aviez à prendre en compte que les conditions opérationnelles. Mais, mon Général, il existe un document sur l'innocuité de ce médicament et il a été élaboré avant les opérations par le Service de santé des Armées. Et si l'imbrication entre l'état-major et le Service de santé est aussi grande que vous le dites, vous auriez dû savoir que cette étude existait !

Général Bernard Janvier : M. le Président, je maintiens mon opinion s'agissant de cette intime liaison qui existe entre le Service de santé et le commandement. Maintenant, si des critiques et des observations sont formulées, peut-être viennent-elles d'un médecin d'une base aérienne qui n'a pas vécu, comme les unités terrestres, toute cette préparation, et qui n'était pas placé dans les mêmes conditions ? Mais je réaffirme les relations étroites, indispensables et nécessaires qui existaient entre le commandement et le Service de santé.

J'avais auprès de moi un Médecin en chef qui a participé à tous les actes de commandement de la division ; il était mon conseiller santé et était responsable de la partie santé dans la chaîne de traitement des blessés.

En ce qui concerne les dysfonctionnements que vous citez, M. le Président, je ne suis pas capable de vous répondre. Les ordres d'opération peuvent être retrouvés, puisqu'ils se trouvent aux archives de l'état-major. Je n'ai pas été sollicité par le Service de santé s'agissant des ordres qui avaient été donnés. Je ne suis pas en mesure de vous expliquer ce dysfonctionnement récent. Mais je peux vous affirmer que, sur place, il existait une intime liaison entre médecins et chefs militaires.

En ce qui concerne le Virgyl, les conséquences qui résultent de la prise de ce médicament m'ont été exposées par le médecin. J'ai pu ainsi en mesurer les contraintes techniques et opérationnelles. Le médecin en chef a tout à fait joué son rôle en m'avertissant des conséquences de la prise de ce médicament ; mais la décision finale était de mon ressort.

Mme Michèle Rivasi, co-rapporteure : Je souhaiterais donner une information d'un tout autre ordre aux membres de la mission. Nous avons souhaité entendre le témoignage d'un militaire du rang, or je suis surprise qu'un Général d'état-major et qu'un Colonel aient appelé ce militaire chez lui pour lui poser toute une série de questions. Nous avons aussi pour mission d'auditionner d'anciens militaires et je ne comprends pas pourquoi l'armée intervient en amont.

M. Bernard Cazeneuve, Président : Je voudrais, sur ce point, apporter quelques précisions à la presse. Il a été effectivement décidé d'auditionner un certain nombre de militaires du rang de manière à obtenir des témoignages les plus divers possibles. J'ai trouvé cette suggestion excellente. J'ai donc immédiatement porté à la connaissance du Ministre de la Défense le nom du militaire que nous souhaitions plus particulièrement auditionner, en précisant qu'il serait entendu en présence d'un certain nombre de ses collègues issus du rang, des sous-officiers et des officiers qui l'ont encadré.

J'ai également demandé que ce militaire soit contacté, ainsi que les officiers, sous-officiers et autres militaires du rang, et quelles que soient les pressions qui pourraient s'exercer sur lui - si toutefois des pressions ont été exercées - il sera auditionné. Je reprendrai contact avec le cabinet du Ministre de la Défense pour lui faire savoir que nous souhaitons que la date de cette audition soit fixée dans les meilleurs délais et qu'elle se déroule dans les conditions que nous aurons décidées.

Nous sommes des parlementaires désireux de conduire une investigation en toute transparence. Nous n'avons à céder à aucune pression, d'où qu'elle vienne, ni d'une administration, ni d'une structure associative, ni d'une quelconque personnalité. Et nous exercerons, pour atteindre notre objectif, l'ensemble de nos prérogatives et de nos pouvoirs.

Mon Général, je vous remercie

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Audition du Docteur Anne FLÜRY-HÉRARD,
Chargée de mission au Cabinet du Haut Commissaire à l'Energie Atomique

(Procès-verbal du mardi 19 décembre 2000)

Présidence de M. Bernard Cazeneuve, Président

M. Bernard Cazeneuve, Président : Madame, vous êtes médecin spécialiste chargée de mission au sein du Cabinet du Haut Commissaire à l'Energie Atomique du CEA.

Je vous propose que nous procédions comme à l'accoutumée, après un court exposé introductif nous vous poserons un ensemble de questions permettant d'avancer dans nos investigations.

Mme la Docteure Flüry-Hérard : J'ai accepté bien volontiers de venir vous présenter l'essentiel des travaux menés au Commissariat à l'Energie Atomique (CEA) et sur lesquels des synthèses scientifiques ont été réalisées avec d'autres organismes internationaux, portant principalement sur les effets de l'uranium, et pas spécifiquement sur l'uranium appauvri.

Il faut retenir, des effets biologiques et de la toxicité de l'uranium naturel, d'une manière générale, que l'uranium est plus un toxique chimique que radiologique. Cela est lié au fait que les périodes radioactives des différents isotopes de l'uranium, à l'exception de deux d'entre eux, sont des périodes relativement longues. Ses d'effets toxiques sur l'homme et les animaux sont donc essentiellement liés à ses propriétés chimiques.

Deuxième point à souligner : l'uranium peut avoir des effets après une exposition humaine, à la fois par inhalation quand il est sous forme de poussière de petite taille, et par ingestion. Dans ce dernier cas, il faut avoir conscience que l'ensemble de la population ingère tous les jours de toutes petites quantités d'uranium. C'est un des composants normal de l'organisme humain. Nous ingérons et excrétons un à deux micro-grammes d'uranium quotidiennement.

La troisième possibilité d'exposition à l'uranium sont des dépôts cutanés. L'uranium peut, dans certaines conditions, pénétrer au travers de l'épiderme notamment par des plaies ou des brûlures.

La meilleure méthode pour détecter une exposition à l'uranium est la mesure de la concentration urinaire car, une fois absorbé, l'uranium passe dans le sang et va se répartir dans l'organisme pour se fixer de préférence dans le rein et le squelette. Il existe une élimination urinaire d'uranium qui peut se mesurer dans les populations humaines chez des sujets ayant pu être exposés.

Le réservoir d'uranium dans le corps humain est le squelette. Le passage secondaire se fait par la circulation sanguine avec une élimination par l'urine, si bien que de l'uranium dans l'urine peut être mesuré plusieurs mois, voire plusieurs années, après une exposition. Quant aux effets pathologiques, nous constatons des lésions essentiellement au niveau du rein, après des intoxications aiguës par de fortes doses d'uranium.

La seconde localisation dans laquelle on a trouvé de l'uranium est l'os. Mais pour ce qui concerne le risque du passage de l'uranium dans le cerveau et dans le système nerveux central, il reste très mal connu.

Nous n'avons pas de données sur l'homme, mais seulement une étude expérimentale récente faite par le Professeur américain T.C. Pellmar et publiée en 1999. Son étude utilisait des pastilles d'uranium appauvries implantées dans des muscles chez des rats. A partir de cette expérience, il a constaté un passage se faisant dans le cerveau. Cette accumulation dans le cerveau a été mesurée sur 18 mois.

Pour ces animaux, les fonctions cognitives n'ont pas été testées en parallèle. Il s'agit donc uniquement de données de métrologie. Nous ne disposons pas de relation entre ces données métrologiques et d'éventuelles conséquences sur le comportement des animaux.

Ces quelques points importants viennent en introduction. Je pense qu'il serait préférable maintenant que vous me posiez vos questions.

M. Jean-Louis Bernard : Cher confrère, le mot syndrome ne paraît pas adapté en raison du manque d'identité nosologique prouvée. Concernant l'inhalation de l'uranium appauvri il faut un temps d'exposition assez long et avoir absorbé des particules. Or, j'ai lu avant de venir à cette audition, que les lésions à l'uranium décelées chez les vétérans étaient liées à des blessures reçues dans leurs chars mais qu'en tout état de cause, elles ne résultaient pas du fait qu'ils aient piétiné le sable. Sachant que vous avez participé à ces recherches, pourriez-vous me confirmer cette notion ?

Mme la Docteure Flüry-Hérard : Pour revenir à l'uranium appauvri, et d'après les principales études faites par les Américains, nous constatons une certaine disparité entre les résultats biologiques et les déclarations des vétérans. Sur le plan clinique et biologique, chez les militaires touchés et pour lesquels nous avons la certitude d'une exposition à l'uranium appauvri par des blessures de petits éclats de taille millimétrique, profondément implantés sous la peau ou dans le tissu musculaire sans avoir pu être retirés chirurgicalement, il a été constaté, sur les 15 ou 20 sujets ayant accepté de se faire suivre, un relargage très progressif de cet uranium appauvri. De ce fait, les concentrations urinaires ont « augmenté » entre les années 1994 et 1997 mais aucune lésion fonctionnelle rénale associée n'a été décelée.

Sur les cinq vétérans les plus exposés, qui présentent donc les taux urinaires les plus élevés, des recherches de troubles neurologiques associés ont été effectuées. Quelques troubles restant difficiles à interpréter sur les fonctions cognitives ont été constatées. En raison du nombre limité de sujets étudiés, il n'est guère possible d'affirmer quoi que ce soit en termes de troubles neuro-endocriniens et sur ce qui relève de l'hypothalamus et de l'hypophyse. L'ensemble des données hormonales est normal à l'exception d'une petite augmentation de la prolactine mais sans troubles associés.

Actuellement, chez ces vétérans, devenus des patients porteurs de concentrations les plus élevées dues à une contamination à l'uranium, le suivi est fait au moyen de tests urinaires. Nous avons deux marqueurs mais nous ne savons pas aujourd'hui s'ils correspondent directement à l'exposition à l'uranium appauvri ou s'ils témoignent d'autres expositions communes aux conditions de la guerre du Golfe.

Ces données concernent les vétérans blessés. Les Américains ont toutefois recensé un certain nombre de troubles dits neurologiques ou neuromusculaires avec des modifications des fonctions cognitives ou du comportement, sur des sujets n'ayant pas été blessés et dont les urines ne contenaient pas d'uranium. Nous ne pouvons pas préciser dans ces cas la notion d'exposition. La difficulté tient au fait que l'uranium n'a pas été recherché dans les urines immédiatement après leur séjour dans le Golfe mais plusieurs années après. En résumé, même avec des tests très sensibles, nous ne pouvons donner des résultats car il faut qu'il y ait eu une exposition et plus particulièrement une inhalation.

Cette dissociation a frappé les Américains : il y a des personnes exposées à l'uranium appauvri de manière certaine, mais également d'autres qui se plaignent de troubles alors qu'elles ont peut-être été exposées à des niveaux divers chez lesquelles il a été constaté des syndromes dont aucun signe n'est spécifique. L'association ne permet donc pas une orientation précise vers quoi que ce soit de particulier actuellement et nous n'avons pas d'indicateurs biologiques.

Mme Michèle Rivasi, co-rapporteure : Connaissez-vous la LAI de l'uranium ?

Mme la Docteure Flüry-Hérard : Non, pas de mémoire.

Mme Michèle Rivasi, co-rapporteure : Pour le calcul des doses, il est intéressant de connaître la limite annuelle d'inhalation. Il existe en fait deux limites : la limite annuelle d'inhalation et celle d'incorporation. La première est constituée par la quantité de becquerels inhalées, cette quantité détermine la dose maximum admissible. Il existe une équivalence entre une quantité de particules que l'on peut inhaler et la dose maximale.

C'est une information intéressante que vous ne donnez pas à la mission. La LAI est très basse car elle est de 3 000 becquerels par an. En résumé, si cette quantité est inhalée annuellement, nous obtenons la dose maximum admissible. Or, à l'époque, elle a été établie sur 5 milli Sievert (mSv). Si nous faisons les calculs, elle est encore plus basse. Selon vous, l'uranium est avant tout un toxique chimique peu radioactif. Je ne partage pas votre avis quant à l'inhalation de ce produit. Il s'avère, d'après des études, que l'uranium inhalé peut provoquer des effets sur l'alvéole pulmonaire et c'est pour cela que la limite annuelle d'inhalation est très basse.

La limite annuelle d'incorporation est une limite très élevée ; tout dépend d'ailleurs du type d'exposition. Par rapport au champ d'investigation de notre mission, le problème est de savoir la quantité respirée par les militaires français, anglais et américains, quand ils étaient sur des terrains contaminés, notamment par des bombes à base d'uranium, ou encore lors d'inspection de chars irakiens, selon des témoignages recueillis auprès de soldats.

Avez-vous réalisé des évaluations ? Avez-vous eu accès aux données de la Délégation Générale de l'Armement (DGA) pour connaître la quantité de poussières radioactives dans un char qui a été traversé par un obus flèche ? Des calculs peuvent être réalisés pour savoir si un soldat a pu dépasser la dose limite ou pas, en fonction de la quantité d'air respiré et en tenant compte du nombre de poussières radioactives, en sachant également que nous sommes dans un milieu confiné. L'uranium 238 et l'uranium 235 ont à peu près la même LAI.

Mme la Docteure Flüry-Hérard : La LAI est commune pour l'uranium 235 et 238 alors qu'ils sont différents. La LAI est un repère, mais elle n'est pas suffisante pour faire une analyse biologique approfondie. Cela reste un simple guide. Au niveau des poumons, la LAI correspond à une quantité d'uranium qui entraîne une toxicité chimique très importante.

Dans la plupart des études réalisées après inhalation, l'uranium n'est pas le seul radionucléide ; il peut être associé à d'autres types d'irradiation. C'est la toxicité radiologique qui est évaluée.

Concernant votre demande sur les quantités de poussières éventuellement relevées, je ne fais ni partie de la DGA, ni du Service de santé des Armées. Il est donc évident que les seules données en ma possession sont celles qui sont publiées. Je n'ai pas d'informations spécifiques relevant d'activités qui ont été des actions de guerre dans le Golfe. Je ne suis jamais allée sur le terrain des opérations.

Au moment de l'impact, le chiffre admis comme celui de la quantité pouvant être plus virulente, car envoyée sous forme de petites particules se mettant à brûler après l'impact, est de l'ordre de 10 milligrammes par m3 et par obus. C'est une concentration très importante se faisant dans un rayon de 4 mètres autour de l'impact. Un phénomène de sédimentation intervient très rapidement après impact, de l'ordre de quelques minutes environ. Tout dépend toutefois du nombre d'obus et de la situation dans laquelle se trouvent chacun des intervenants.

Mme Michèle Rivasi, co-rapporteure : Avez-vous une idée des doses supportées ? Nous sommes confrontés à un problème par rapport à nos soldats. L'information qui nous est donnée est de 10 milligrammes par m3. Pour un obus rentrant dans un char, puisque nous parlons de ce cas précis, il serait intéressant de connaître ces doses, car il existe deux paramètres. Il faut tenir compte du nombre de particules présentes dans l'air et de la dose, après sédimentation, restant dans le char. Qui pourrait nous fournir ces informations ?

Mme la Docteure Flüry-Hérard : A priori, le Service de santé des Armées pourrait éventuellement détenir de telles études. Il pourrait sans doute vous donner ce type d'information sur l'uranium appauvri. Mes données sont publiques et je ne détiens aucune information de cet ordre. Ma présence ici porte sur les aspects biologiques et sur des questions posées, en général, en matière de santé.

M. Claude Lanfranca, co-rapporteur : Ce n'est pas une critique, ni une volonté de polémiquer, nous sommes entre nous mais il faut bien avouer que l'uranium appauvri est dangereux. Si, par exemple, je demande à mon médecin si l'arsenic est dangereux, il me répondra positivement. Le vrai problème n'est pas là mais de savoir si des individus en ont ingéré. Pour l'uranium appauvri, c'est la même chose.

Vos propos sur les LAI - même s'ils éclairent le débat - ne sont pas le problème posé. Il est question de savoir si les soldats ayant inhalé des poussières d'uranium appauvri pendant un temps suffisamment long, peuvent être affectés de ce fait. Sans cela le doute persiste. Je connais un jeune homme qui était dans le Golfe Persique en 1987. Souffrant d'un rhumatisme chronique évolutif, il est, à présent, dans le doute après avoir lu un article dans la presse. Il faut dire la vérité à ces personnes. Il a été dit que les obus flèches à tête d'uranium n'explosent pas et mettent le feu lorsqu'ils sont tirés. En mettant le feu, des particules doivent être projetées. Ces particules peuvent-elles être inhalées ou ingérées et comment peuvent-elles être retrouvées dans l'organisme ?

Mme la Docteure Flüry-Hérard : Par rapport à la documentation la plus récente en ma possession, des tests ont été réalisés sur les conséquences de l'impact qui est la véritable fonction de la flèche, ainsi que sur celles de l'incendie.

Lors de l'impact, on constate une pulvérisation d'une partie de l'uranium appauvri, sous forme de particules dont une bonne partie est de petite taille. Elles peuvent même être respirées et atteindre les poumons. En revanche, dans le cas de l'incendie, même sans impact, là encore, des particules sont libérées, de plus grosse taille, se dirigeant dans les voies aériennes supérieures pour repasser dans le tube digestif et être éliminées par les voies naturelles.

L'impact s'accompagne toutefois d'incendies, et des petites particules mises en suspension s'enflamment, car l'uranium métal est pyrophorique à des températures basses.

M. Jean-Louis Bernard : Avec une flèche en uranium appauvri, le problème n'est pas de savoir si des soldats dans un char atteint par cette arme ont inhalé ou non des particules car je pense qu'ils sont morts immédiatement du fait de l'explosion et de l'incendie. Il est plus intéressant d'étudier les dégâts collatéraux. En raison d'une sédimentation extrêmement rapide, cela reviendrait à dire que le risque est minime au-delà de 4 mètres et, passé un certain temps, il serait encore moins important.

De ce fait, le risque de contamination potentiel n'existerait chez nos soldats qui se seraient exposés en allant voir de trop près les carcasses de chars, que s'ils s'étaient approchés à moins de 4 mètres.

En admettant même qu'ils aient été contaminés par voie respiratoire alvéolaire, ils auraient dû développer plutôt une pathologie du type pulmonaire qu'une pathologie cérébrale, neuropsychologique ou neuropsychique. D'autant que chez les vétérans, vous l'avez dit précédemment, aucun cas d'insuffisance rénale n'est à signaler, alors que nous savons que le rein est potentiellement le site le plus touché car il élimine tout ou partie de l'uranium.

Mme la Docteure Flüry-Hérard : Je ne comprends pas la nature de votre question. Je précise que l'uranium est déposé sous forme de poudre. A ce moment là, il existe deux principales façons d'être exposé. La première c'est évidemment et essentiellement une remise en suspension des particules d'uranium dépendant de la granulométrie. A froid, après les explosions, il a d'ailleurs dû être possible d'avoir une idée plus précise de la granulométrie.

La deuxième possibilité d'exposition, qui ne correspond pas aux conditions d'opération, résulte du passage éventuel de l'uranium dans l'eau ou pourrait être absorbé en boisson. Cela nécessite des temps de transferts qui ne correspondent pas à la situation.

Une autre possibilité serait encore une contamination cutanée par des parois ou des surfaces contaminées par l'uranium appauvri. Compte tenu des conditions, les soldats étant habillés, cela me paraît une hypothèse tout à fait mineure. Il est évident qu'une fois l'aérosol déposé, la seule possibilité est la remise en suspension des particules.

M. Jean-Louis Bernard : D'autant qu'il a été constaté sur un certain nombre de vétérans atteints par des éclats d'uranium, des lésions kystiques, mais pas de véritables pathologies spécifiques. Comment pouvons-nous imaginer une contamination cutanée, par simple pénétration du type pommade, qui donnerait des lésions alors que de l'uranium présent dans l'organisme, bien individualisé, ne semble pas provoquer de pathologie ?

Mme la Docteure Flüry-Hérard : Pour revenir sur les propos de M. Lanfranca, je précise qu'il faut tenir compte des quantités nécessaires pour entraîner une toxicité aiguë car l'uranium, quelle que soit d'ailleurs la période d'exposition, peut avoir des conséquences. Toute la question est de savoir quel est le niveau d'exposition des personnes sur le terrain. Cela tient à la fois de la concentration et du temps. Ensuite, il faut savoir par quelles voies se sont faites les expositions, car cela entraîne des différences de comportements biologiques. Vous évoquiez l'inhalation et la pathologie pulmonaire : il est vrai que la plupart des oxydes inhalés restent dans le poumon car ils sont sous une forme relativement insoluble. Nous savons également qu'une petite fraction passe dans le sang puis dans le rein.

Cela n'a pas été encore confirmé mais une étude expérimentale a été réalisée. Il est évident qu'il faut connaître la porte d'entrée de l'uranium, que ce soient les poumons, le tube digestif ou des plaies.

Mme Michèle Rivasi, co-rapporteure : Je reviendrai sur mon intervention précédente. Quand je parlais des chars, ce n'était pas par rapport aux soldats morts dans des chars bombardés par l'aviation américaine. J'évoquais les risques encourus par les soldats français ayant visité les chars irakiens après qu'ils aient été bombardés. D'où la question que je vous ai posée, docteure, afin de savoir si vous avez connaissance de la quantité de particules radioactives qu'un obus pénétrant dans un char peut dégager. 10 milligrammes par m3 est un chiffre considérable. Ce sont des milliards et des milliards de becquerels qui seraient en cause.

Dans un tel cas, nous pouvons imaginer que si un soldat a pénétré dans un char où toutes ces particules sont en suspension, il a pu dépasser la dose maximum admissible. Cela ne veut pas dire qu'il existe un risque déterminé pour ses poumons, mais bien un risque probabiliste. Plus les personnes reçoivent des doses importantes, plus ce risque existe. C'est comme cela que nous devons faire de la radio protection.

Le deuxième risque est l'exemple du bombardement de l'aéroport d'Al Salman. Si des soldats sont venus sur place sans masque, ils ont pu inhaler ou ingérer des particules radioactives portées par des vents de sable car, d'après le témoignage du Général Roquejeoffre, des vents de sable soufflaient et c'est pour cette raison que les soldats devaient porter des masques.

Enfin, une troisième source de risque est celle de la contamination externe. Sur plusieurs photos nous avons pu voir des militaires sans masque et nous pouvons donc en déduire que des particules ont pu les atteindre. Quels seraient les effets ?

Mme la Docteure Flüry-Hérard : Quand j'ai dit que l'impact d'un obus flèche entraînait, dans un rayon d'environ 4 mètres, une concentration de 10 milligrammes au m3, il s'agissait des instants suivants immédiatement cet impact. Ultérieurement, cela se sédimente très vite. Il est évident que quiconque pénétrant plusieurs heures, jours ou semaines après, dans un char bombardé n'est pas du tout exposé à cet aérosol.

Mme Michèle Rivasi, co-rapporteure : Lors de plusieurs impacts d'obus, les particules peuvent être partout et une personne pénétrant dans le char va les remettre en suspension, d'où l'intérêt de mesures. J'aurais donc aimé qu'il existe des mesures. Je vais d'ailleurs questionner le ministère de la Santé car il me paraît intéressant de savoir si des mesures ont été faites en lieu confiné.

Par ailleurs, pourriez-vous nous parler de l'étude américaine dont vous avez parlé précédemment ?

Et que pensez-vous du rapport du Professeur Durakovic qui a trouvé de l'urine sur des soldats ?

Mme la Docteure Flüry-Hérard : Le Professeur Durakovic a effectivement présenté ses résultats au dernier congrès de médecine nucléaire qui s'est tenu à Paris à la fin du mois d'août et au début de septembre 2000. Il a trouvé de l'uranium 236 dans l'urine de soldats et cela paraît être une donnée objective. En revanche, il n'a pas été en mesure de donner les conditions dans lesquelles s'étaient effectués les prélèvements et quel était exactement la composition de ce qu'il aurait trouvé dans l'urine. Il est évident que ces urines n'étaient pas seulement composées d'uranium 236. Il serait intéressant d'avoir l'ensemble de la mesure globale de la répartition des différents isotopes et des conditions de prélèvement, ce qui permettrait de tracer a posteriori la charge initiale.

Mme Michèle Rivasi, co-rapporteure : Avez-vous eu connaissance d'études françaises sur ce point ? Vous avez dit qu'il n'avait pas été trouvé d'uranium dans les urines. Avez-vous participé à des mesures ? Il aurait été intéressant de savoir si des prélèvements ont été faits sur des soldats. Il serait également intéressant de savoir si nous pouvons recueillir des informations en France notamment par le CEA et qui permettraient d'établir quel type d'uranium a été trouvé. S'il a d'autres isotopes du type de celui de l'uranium retraité, cela voulant dire qu'il existe d'autres radioéléments visibles.

Mme la Docteure Flüry-Hérard : En principe, sur un théâtre d'opération comme celui de la guerre du Golfe, le Service de santé des Armées assure la médecine de surveillance de nos troupes, comme le fait la médecine du travail dans les entreprises.

Le Service de Protection radiologique des Armées (SPRA) assure cette mission de surveillance de terrain.

Récemment, le SPRA a présenté une étude comparative de différentes méthodes sur quelques échantillons, et les résultats obtenus ne mentionnaient pas de trace d'uranium, mais je ne peux pas vous en dire plus.

M. Claude Lanfranca, co-rapporteur : Je vais lire un passage de la déclaration personnelle du Professeur Duracovik : « Ma seule certitude est que de l'uranium 236 est présent dans le corps de mes patients. Je n'ai établi à ce stade aucun lien de cause à effet avec le syndrome de la guerre du Golfe ».

La presse a transformé les propos de ce Professeur en publiant que dans le cas dit du syndrome du Golfe on constatait de graves atteintes à la santé, alors qu'il ne l'a jamais dit. Je tiens à disposition l'extrait complet du passage de son intervention à Paris où il a été scandalisé par ces interprétations. Il ne faut donc pas se servir de ces informations.

Mme Michèle Rivasi, co-rapporteure : Au niveau du CEA, avez-vous un protocole pour faire des mesures à base d'uranium, car il faut une concentration très forte de ces particules ?

Mme la Docteure Flüry-Hérard : Au niveau du CEA, la surveillance est du ressort de la médecine du travail. Nous connaissons, pour l'uranium appauvri, les conditions dans lesquelles les travailleurs peuvent être potentiellement exposés. Ce n'est pas un sujet récent. Les protocoles s'améliorent de décennie en décennie, à la fois sur les méthodes de mesure, leur sensibilité et les modalités de prélèvement des échantillons.

Des méthodes de surveillance de l'uranium urinaire existent depuis des années. Des pharmaciens de laboratoires d'analyses appliquent ces protocoles. En même temps, ils réalisent des études comparatives et participent à des comparaisons internationales pour améliorer leur sensibilité. Cela permet de descendre très bas dans l'investigation. On peut détecter moins de 10 microgrammes (10-6g) par litre, ce qui représente des concentrations très faibles. Concernant le seuil de sensibilité, nous pouvons descendre encore plus, mais le temps de mesure augmente considérablement, ce qui entraîne des incertitudes. La mesure de 10 microgrammes par litre est le seuil retenu par les laboratoires d'analyses médicales concernés par ces études et qui développent des améliorations dans les conditions de mesure de routine*.

M. Aloyse Warhouver : A-t-on des informations, en France ou dans d'autres pays d'Europe, sur les conséquences de l'ensemble des combats sur la population irakienne, que ces conséquences concernent les militaires ou les civils ?

Mme la Docteure Flüry-Hérard : Nous disposons d'informations mais peu révélatrices d'un ensemble potentiel d'exposition. Elles ne sont pas du tout spécifiques de l'uranium, car les mesures n'ont pas été réalisées. Ces informations ne peuvent donc pas témoigner d'une exposition objective.

Il est néanmoins évident que dans certains endroits, la population a pu être soumise à des phénomènes d'aérosols, le plus important étant la présence du sable, donc de la silice. Sans oublier les conditions nutritionnelles souvent évoquées, ou d'autres aérosols de produits chimiques et de produits divers. Aucune de ces informations n'a réellement fait l'objet d'analyses scientifiques suffisamment longues et approfondies pour que des faits soient établis.

M. Bernard Cazeneuve, Président : Je vous remercie pour la qualité de vos réponses et la rigueur scientifique dont vous avez fait preuve. Si des questions supplémentaires se posaient à nous sur ce thème, nous ne manquerions pas de vous les exposer par écrit.

Audition du Médecin général Jean-Yves TRÉGUIER,
Chef du Service de protection radiologique des Armées (SPRA)

(Procès-verbal de la séance du mardi 9 janvier 2001)

Présidence de M. Bernard Cazeneuve, Président

M. Bernard Cazeneuve, Président : Mes chers collègues, nous procédons aujourd'hui à l'audition du Médecin général Jean-Yves Tréguier, dont la carrière de médecin militaire a débuté dans la Marine. M. le Médecin général, vous assumez depuis 1998 la responsabilité de Chef du Service de protection radiologique des Armées (SPRA). L'accès à cette fonction résulte sans doute de la spécialisation que vous avez acquise, notamment à travers la formation dispensée par l'Ecole des applications militaires en énergie atomique de Cherbourg.

Si je me permets, M. le Médecin général, de faire référence au déroulement de votre carrière, c'est que vos affectations successives au sein du Service de santé des Armées, intéressent directement le champ d'investigation de notre mission d'information. Ainsi, au début des années quatre-vingt-dix (c'est-à-dire à l'époque de la guerre du Golfe), vous exerciez les fonctions de Chef du Service « médecine et sécurité » de l'Etablissement technique central de l'armement, puis les fonctions d'adjoint, et enfin de responsable au sein du Service mixte de contrôle biologique de Monthléry. Dans ces conditions, vous comprendrez que certaines de nos questions portent notamment sur les systèmes de protection collective et individuelle contre les risques « NBC », sujet sur lequel notre attention a été appelée et qui a éveillé quelques interrogations au sein de la mission au regard des réponses qui nous ont été apportées au cours de nos auditions.

Par ailleurs, nous vous interrogerons également sur l'uranium appauvri en matière d'armement. Si la France ne semble pas avoir disposé de tels matériels à l'époque des opérations du Golfe, il est aujourd'hui avéré que les Américains et, dans une moindre mesure, les Anglais ont pu utiliser ce type d'armes au sein de la coalition. D'après des sources librement disponibles, y compris sur Internet, les données les moins alarmistes mentionnent que près de 300 tonnes d'uranium appauvri auraient été dispersées sur les zones de théâtre d'Arabie Saoudite, du Koweït et de l'Irak.

M. le Médecin général, nous vous écoutons pour un court exposé introductif, à l'issue duquel les membres de la mission vous poseront des questions.

M. le Médecin général Jean-Yves Tréguier : M. le Président, Madame et Messieurs les députés, je voudrais tout d'abord préciser dans quel cadre se situe l'action du Service de protection radiologique des Armées (SPRA), qui se trouve implanté près de l'hôpital Percy à Clamart.

Il s'agit d'un service technique spécialisé, directement subordonné à la direction centrale du Service de santé des Armées. Il exerce la mission, au sein du ministère de la Défense, de surveillance et d'expertise en radioprotection par le contrôle du suivi médical du personnel exposé aux rayonnements ionisants et la surveillance de leur exposition externe et interne, le contrôle technique de la sécurité radiologique des installations et de la traçabilité des sources et déchets au sein de la défense, l'expertise radiologique des cas de contentieux, la formation du personnel en radioprotection, la permanence 24 h sur 24 pour l'intervention en cas d'urgence radiologique, enfin la veille technique et scientifique en matière de radioprotection.

Le SPRA entretient des relations privilégiées avec tous les organismes extérieurs à la défense qui ont à traiter de radioprotection, en particulier l'Office de Protection contre les Rayonnements Ionisants (OPRI) et la Commission Interministérielle de Radioéléments Artificiels (CIREA), mais aussi l'Institut de Protection et de Sûreté Nucléaire (IPSN), le Commissariat à l'Energie Atomique, Electricité De France (EDF), ou encore l'Agence Nationale de gestion des Déchets Radioactifs (ANDRA), etc.

Définie comme l'ensemble des moyens mis en _uvre pour permettre l'utilisation sans risque pour l'homme des rayonnements ionisants, la radioprotection se situe au carrefour de deux disciplines : la médecine du travail, d'une part ; l'hygiène et la sécurité des conditions de travail, d'autre part. Ses bases juridiques sont le code de santé publique et le code du travail.

Les normes du droit commun en matière de radioprotection sont strictement appliquées au sein de la Défense. Le SPRA participe à l'élaboration de la réglementation qui fixe leur mise en application. Les pratiques soumettant les personnels à des expositions aux rayonnements ionisants sont justifiées et maintenues très en dessous des limites d'exposition réglementaires : en particulier, le principe « ALARA » (as low as reasonably achievable), qui prescrit une exposition aussi basse qu'il est raisonnablement possible -y compris en tenant compte des facteurs sociaux et économiques -, est mis en _uvre au sein de la Défense. Ces principes de justification, d'optimisation et de limitation guident l'action du SPRA et du Service de santé des Armées.

Mon exposé liminaire, M. le Président, Madame et Messieurs les députés, s'articulera en trois parties. La première traitera des données générales d'appréciation du risque de l'uranium ; certaines de ces données ont déjà fait l'objet d'un dossier technique mis à la disposition de la représentation nationale, en juillet dernier. La deuxième traitera des données concernant l'homme et l'environnement, dont nous disposons dans la défense, pour le risque uranium appauvri. Enfin, la troisième partie traitera de la question de l'uranium appauvri et des pathologies post-guerre du Golfe.

Tout d'abord : quelles sont les données générales d'appréciation du risque de l'uranium ?

Premièrement, quelles sont les caractéristiques physiques de l'uranium ?

L'uranium naturel est universellement répandu dans la nature, les sols, les roches, sous forme de minerai ou de traces. Certains produits industriels (engrais, béton ou encore charbon) en contiennent des quantités appréciables. L'uranium naturel se retrouve dans l'air, l'eau de boisson et l'alimentation. Il en existe des traces dans le squelette. On observe une élimination normale, à la fois dans les urines et dans les selles. Cette élimination est proportionnelle à l'apport de cet élément dans l'organisme. C'est la raison pour laquelle, toute évaluation pour un groupe exposé, à partir des quantités excrétées, doit toujours se faire par comparaison à une population témoin.

Produit radioactif de faible activité spécifique, l'uranium naturel est un mélange des trois isotopes 234, 235 et 238, tous émetteurs alpha, bêta et gamma si l'on considère leurs descendants. L'uranium 238 est le composant majeur de l'uranium (99,3 %) et sa période est la plus longue : de l'ordre de grandeur de l'âge de la terre. Il est donc peu radioactif.

L'uranium est dit appauvri lorsque son taux en isotopes 235 est inférieur à la teneur naturelle, c'est-à-dire à moins de 0,7 %. Il est utilisé pour ses caractéristiques métallurgiques. Sa teneur en isotopes fissiles est trop faible pour qu'il soit utilisé comme combustible nucléaire ou dans une arme nucléaire. Du point de vue radioactif, l'uranium appauvri est environ deux fois moins radioactif que l'uranium naturel si l'on considère la radioactivité alpha, la plus préoccupante en contamination interne. Du point de vue chimique, l'uranium appauvri est un métal lourd au même titre que le plomb ou le cadmium. Sa toxicité chimique est identique à celle de l'uranium naturel.

Dans l'uranium appauvri, l'uranium 238 est toujours associé à ses deux descendants à vie courte, le thorium 234 et le protactinium 234, qui sont des émetteurs à la fois bêta et gamma. Les autres descendants présents dans l'uranium naturel n'apparaîtront en filiation que dans plusieurs milliers d'années. Mais là comme ailleurs, la toxicité globale de l'uranium appauvri est liée à la quantité et ses effets radiologiques sur l'organisme dépendent de la dose, de son débit et de la durée de l'exposition.

Quel est le devenir biologique de l'uranium dans l'organisme ?

Les voies de pénétration et le devenir biologique de l'uranium sont bien connues et permettent de faire des modélisations. Le devenir biologique de l'uranium est variable selon la voie de transfert à l'homme, et sa forme chimique (métal, oxyde ou sel). Le rein, le squelette, le poumon (en cas d'inhalation) sont les principaux organes cibles.

Les voies de pénétration possibles chez le travailleur sont le poumon par inhalation ou la peau par blessure. Le poumon serait la voie d'entrée prédominante pour des soldats qui se trouveraient à proximité d'un char au moment de l'impact d'un obus à l'uranium appauvri. Pour le public, la voie d'entrée habituelle est celle de l'ingestion par les aliments ou les eaux de boisson.

La solubilité de l'uranium appauvri dépend de sa forme chimique. Elle est un facteur important, affectant le devenir biologique de cet élément dans l'organisme. S'il est soluble, il est capable de traverser les membranes biologiques. Cette propriété constitue ce que l'on appelle la transférabilité. Ce type d'uranium se retrouve ainsi rapidement dans le milieu intérieur où ses mouvements sont les mêmes que ceux du calcium. S'il est insoluble, il reste au niveau des « portes d'entrée » que constituent par exemple le poumon et la peau. Avec le temps, il se dissout néanmoins plus ou moins selon sa forme chimique ou son mode de production et passe progressivement dans le milieu intérieur de l'organisme.

Les modélisations montrent que quel que soit le mode de contamination, aigu ou chronique, il est techniquement possible de mettre l'uranium en évidence dans les excréta (urines et selles), dix ans après contamination, du niveau de la norme annuelle d'exposition de la population (LAI).

Quel est le risque sanitaire de l'uranium ?

Ce risque se définit comme étant la probabilité de l'existence d'un dommage pour la santé de l'homme. L'étude de la toxicité de l'uranium a fait l'objet de nombreuses publications. Les risques liés à son utilisation sont connus depuis l'origine de l'industrie nucléaire et un grand nombre d'informations sont disponibles sur ses effets chez l'homme.

Il existe plusieurs possibilités de risque de toxicité chimique et/ou radiologique, selon la voie de transfert (inhalation ou ingestion) et la solubilité de l'uranium en cause.

La toxicité chimique, quelle que soit la forme de l'uranium, est comparable à celle des métaux lourds. L'ingestion répétée à forte dose (de l'ordre de la dizaine de milligrammes d'uranium par kilogramme de poids corporel) peut entraîner une atteinte rénale sous forme de néphropathies interstitielles aiguës ou chroniques, en fonction de la concentration sanguine atteinte. Les effets neurologiques restent à confirmer en ce qui concerne l'uranium appauvri. Des effets cutanés sont suspectés. Ces deux derniers effets (neurologiques et cutanés) correspondent à des conditions particulières de contamination et n'ont jamais été mis en évidence chez les travailleurs de l'industrie de l'uranium.

La toxicité radiologique de l'uranium, elle, reste liée à sa composition isotopique et à son activité spécifique. Jusqu'à présent, aucune étude épidémiologique chez les travailleurs de l'uranium n'a impliqué l'uranium dans un processus de cancérogenèse ; c'est du moins ce que conclut la dernière mise au point de septembre 1999 sur l'uranium naturel et appauvri de l'ATSDR (Agency for toxic substances and disease registry), qui relève du ministère de la Santé des Etats-Unis.

En résumé, on peut donc dire que la toxicité chimique de l'uranium appauvri est comparable à celle de l'uranium naturel et à celle des métaux lourds. La toxicité radiologique de l'uranium appauvri est inférieure à celle de l'uranium naturel. Le risque sanitaire potentiel de l'uranium appauvri peut être considéré comme négligeable puisqu'aucun effet patent de radio-toxicité attribuable à l'uranium naturel n'a été mis en évidence. L'exploitation de toutes ces informations montre qu'aucun effet direct sur la santé n'a été observé chez les travailleurs, pourtant exposés à des quantités dépassant nettement les standards admis pour la population.

J'en viens à présent à la deuxième partie de mon exposé. J'y traiterai des données relatives à la surveillance de l'homme et de son environnement, dont nous disposons au sein du ministère de la Défense, face au risque lié à l'uranium appauvri.

La surveillance médicale et environnementale concerne toutes les expositions et contaminations possibles par les isotopes de l'uranium, y compris l'uranium appauvri. La surveillance médicale s'intéresse au travailleur et à son poste de travail. Quant à l'environnement, il relève de la surveillance sanitaire et donc de l'hygiène publique.

Comment est effectuée la surveillance médicale du personnel et de son poste de travail ?

Pour le personnel, la surveillance de l'exposition externe est assurée par des dosimètres. La mesure directe de l'exposition interne est impossible. Il faut donc réaliser la surveillance par les excréta (urines et selles), de façon à mettre en évidence par différentes techniques toute contamination par l'uranium ou l'uranium appauvri. L'efficacité de cette surveillance est vérifiée par de nombreuses données expérimentales.

Au laboratoire de contrôle radio-toxicologique du SPRA, toutes les analyses d'urine sont menées jusqu'à des limites de détection toujours inférieures à celles recommandées par la Commission internationale de protection radiologique (CIPR). Dans ces conditions, tout résultat non significatif assure d'emblée l'absence d'exposition significative. Les analyses effectuées jusqu'à présent chez les travailleurs exposés à l'uranium appauvri, ainsi que chez les personnels contrôlés ayant pu être exposés et ayant participé aux opérations extérieures, se sont situées en dessous de ces limites. Elles n'ont pas fourni de valeurs significatives.

S'agissant du poste de travail, le risque est l'inhalation. La surveillance en continu doit porter sur les concentrations volumiques en uranium de l'air des postes de travail et la vérification par frottis surfaciques.

La protection du personnel à l'égard de l'uranium appauvri préconisée par le SPRA est la même que celle qui est prescrite dans le cadre de la médecine du travail pour prévenir tout risque d'inhalation ou d'ingestion de poussières contenant de l'uranium : port d'un masque anti-poussières, gants, tenue de travail, lunettes de protection, interdiction de manger, de boire, de fumer sur le lieu de travail, etc. Les normes de protection des travailleurs de l'uranium sont appliquées à l'expérimentation des munitions à l'uranium appauvri, à leur manipulation comme à leur stockage.

Comment la surveillance de l'environnement est-elle assurée ?

Pour l'environnement, la surveillance porte principalement sur les eaux, notamment souterraines, car l'ingestion des eaux de boisson représente le risque principal. Cependant, les sols et les végétaux doivent être également surveillés afin d'évaluer l'absence de transferts.

En raison de ses missions, le SPRA a été sollicité pour donner son avis sur les précautions à prendre pour l'expérimentation de munitions contenant de l'uranium appauvri. Le SPRA a alors assuré la surveillance du personnel et de l'environnement au niveau des deux sites d'essais de Bourges et de Gramat. Aucun cas de contamination du personnel ou de pollution de l'environnement n'a été constaté jusqu'à ce jour.

Depuis 1995, dans le cadre de l'intervention en situation radiologique d'urgence, des unités de laboratoire mobile du SPRA peuvent être envoyées sur le terrain, soit pour surveiller le personnel, soit pour expertiser l'environnement immédiat des personnels militaires exposés en vue d'évaluer un risque.

J'en termine à présent, par la troisième partie de mon intervention. Je parlerai de l'uranium appauvri et des pathologies apparues après la guerre du Golfe.

En revenant dans leurs foyers, à l'issue de la guerre du Golfe, un certain nombre de vétérans américains se sont plaints de problèmes de santé qu'ils ont attribués à leur participation à la guerre du Golfe. Mais qu'appelle-t-on un syndrome ? Le syndrome se définit comme une association de symptômes ou de signes d'origines diverses ou inconnues, ce qui le différencie de la maladie, due à une cause spécifique. La question que l'on se pose est de savoir si l'uranium appauvri peut être rendu responsable de symptômes similaires.

Les connaissances acquises sur les effets toxiques de l'uranium naturel ou appauvri résultent, soit d'accidents d'exposition à l'uranium, soit d'enquêtes épidémiologiques de suivi des travailleurs de l'uranium, soit des données expérimentales chez l'animal. La plupart des travaux expérimentaux utilisent des isotopes d'uranium beaucoup plus radioactifs que l'uranium appauvri. Les résultats doivent donc être nuancés et extrapolés.

Plusieurs accidents graves d'exposition à l'uranium ont fait l'objet de trois études entre 1986 et 1990. Ces études, n'ont pas mis en évidence la présence de symptômes tels que ceux qui sont rapportés par les anciens combattants du Golfe. On a noté l'absence de symptômes affectant le système nerveux dans six études épidémiologiques chez les travailleurs (entre 1981 et 1988), ainsi que l'absence de toxicité pulmonaire ou d'augmentation de la mortalité du fait de maladies respiratoires dans six études épidémiologiques (entre 1972 et 1988), et même l'absence de déficiences immunitaires dans cinq études épidémiologiques (entre 1981 et 1988).

Quant aux études expérimentales chez l'animal dont le nombre s'élève à 52  de 1949 à 1973, elles montrent que les différents effets nocifs provenant d'une exposition à l'uranium naturel sont associés à des signes d'altération rénale.

Au total, les études épidémiologiques chez l'homme et les études expérimentales chez l'animal montrent que la toxicité de l'uranium est avant tout chimique et a pour organe cible principal le rein. Il faut souligner qu'aucune pathologie rénale n'a été signalée, à ma connaissance, chez les vétérans du Golfe. C'est l'absence de toxicité rénale qui distingue une intoxication par l'uranium des pathologies post-conflit du Golfe.

Quant aux effets à long terme de type cancérogenèse, l'uranium appauvri ayant une activité spécifique faible, ils ne peuvent apparaître que pour des durées d'exposition longues, supérieures à l'année, aboutissant à des doses élevées.

Il est à noter qu'au moment de la guerre du Golfe, l'armée française ne disposait pas, à ma connaissance, de munitions à l'uranium appauvri. C'est pourquoi, on ne trouve pas de consigne spécifique concernant ce type de munition qui ait été diffusée aux forces présentes sur le terrain. Cependant, il s'agissait là du premier conflit après la fin de la guerre froide. La posture prévue permettait de faire face à une éventuelle menace « NBC » : les soldats français disposaient donc d'un équipement de protection adapté, en particulier de masques respiratoires.

En conclusion, l'étude des effets sanitaires de l'uranium appauvri montre que les risques liés à la manipulation d'uranium naturel sont connus, et que la manipulation de l'uranium naturel ou appauvri fait l'objet d'une réglementation appliquée en milieu industriel qui impose l'exercice d'une surveillance médicale des travailleurs.

Aucune pathologie spécifique liée à cette manipulation n'a été démontrée. A ce jour, les études consécutives à l'emploi de munitions contenant de l'uranium appauvri, notamment au cours du conflit du Golfe, n'ont pas permis de mettre clairement en évidence des pathologies spécifiques à l'uranium appauvri. De plus, les symptômes décrits dans les pathologies post-conflit du Golfe ne correspondent pas aux effets toxiques de l'uranium, du fait notamment de l'absence d'atteinte rénale. Dans le cadre du suivi des pathologies post-conflit du Golfe, outre l'examen clinique, plusieurs examens para-cliniques peuvent être effectués, dont la recherche d'uranium appauvri dans les urines. Le Service de santé des Armées demeure disponible pour mener toute investigation complémentaire qui s'avérerait nécessaire, dans la mesure de ses moyens.

Voilà, M. le Président, Messieurs les députés, ce que je souhaitais vous dire sur l'uranium. Je suis à votre disposition pour répondre à vos questions et vous remercie de l'attention que vous avez prêtée à mes propos.

M. Jean-Louis Bernard : S'agissant d'une éventuelle contamination par inhalation des militaires qui se trouveraient à proximité d'un char ayant été touché par un obus à uranium appauvri, pouvez-vous préciser la distance jusqu'à laquelle ce risque de contamination existe ?

M. le Médecin général Jean-Yves Tréguier : Il faudrait se trouver assez près du char, c'est-à-dire de l'ordre de la dizaine de mètres.

M. Jean-Louis Bernard : Par ailleurs, faites-vous pratiquer des numérations des formules sanguines aux personnels qui manipulent de l'uranium appauvri ?

M. le Médecin général Jean-Yves Tréguier : Dans le cadre de la surveillance spéciale, nous procédons en effet à un bilan sanguin semestriel comportant numération et formule sanguine.

M. Bernard Cazeneuve, Président : Je voudrais vous poser des questions qui résultent des derniers développements médiatiques de ce problème de l'utilisation de l'uranium appauvri dans les conflits. Pensez-vous que le développement de leucémies chez les militaires ayant participé au conflit du Kosovo peut résulter de l'utilisation d'armes à l'uranium appauvri ? Un lien épidémiologique peut-il être établi ?

M. le Médecin général Jean-Yves Tréguier : A première vue, nous constatons en effet un nombre de cas de leucémies relativement élevé parmi les militaires ayant participé aux opérations en ex-Yougoslavie. Une étude rétrospective est en cours et il y aura une étude prospective pour évaluer quelles sont les étiologies possibles de ces leucémies. En l'état actuel, rien ne permet toutefois de dire qu'il existe un lien entre ces leucémies et l'uranium appauvri.

M. Bernard Cazeneuve, Président : Mais ce lien est-il possible ?

M. le Médecin général Jean-Yves Tréguier : Compte tenu de l'activité spécifique de l'uranium appauvri, nous devons, a priori, l'écarter. En effet, les leucémies dont on parle et qui viennent de se produire apparaissent quelques mois après un séjour dans les Balkans ; or en général il s'écoule entre deux et dix ans avant l'apparition de leucémies radio-induites.

M. Bernard Cazeneuve, Président : On ne peut pas à la fois poser le principe que vous avez posé, et qui fait l'objet de travaux scientifiques abondants, à savoir une innocuité de l'uranium appauvri ou une absence totale de dangerosité sanitaire de ce métal sans écarter totalement l'hypothèse d'un lien entre l'utilisation d'armes qui en incorporent et le développement d'un certain nombre de pathologies dans les Balkans !

Soit on est sûr de l'innocuité de l'uranium appauvri, auquel cas l'absence de lien causal avec les pathologies observées est valable pour la guerre du Golfe comme pour les opérations en ex-Yougoslavie ; soit il n'y a pas de certitude, auquel cas la question se pose pour les vétérans des Balkans et il n'y a aucune raison de l'écarter pour ceux du Golfe.

M. le Médecin général Jean-Yves Tréguier : Nous sommes sûrs de l'absence de lien entre les leucémies constatées et l'utilisation de munitions à uranium appauvri d'après les données dont nous disposons ; mais avant d'écarter toute hypothèse, il convient de la vérifier : c'est ce que l'on appelle le « doute scientifique ». Les faits sont têtus : s'il n'existe pas de lien entre l'uranium appauvri et ces leucémies, nous pourrons le démontrer.

M. Bernard Cazeneuve, Président : Et quelles sont les investigations scientifiques auxquelles vous devrez procéder pour faire une démonstration qui soit imparable ?

M. le Médecin général Jean-Yves Tréguier : En l'occurrence, il conviendrait de savoir si l'on retrouve de l'uranium dans les urines des patients et d'évaluer la contamination à laquelle ils auraient été éventuellement exposés par inhalation.

M. Charles Cova, Vice-président : Les tests pratiqués actuellement sur les personnes qui travaillent au contact de l'uranium appauvri ne peuvent-ils pas être améliorés et affinés ? Existe-t-il un test classique d'analyse d'urine pouvant évaluer le dosage ou l'absence d'uranium ? Ne pouvons-nous pas faire en sorte que ces tests soient beaucoup plus approfondis ?

M. le Médecin général Jean-Yves Tréguier : Actuellement, nous recherchons la présence d'uranium appauvri par une méthode de laboratoire, soit dans les urines (diurèse de 24 H), soit dans les selles. Nous effectuons ces recherches au SPRA. Il s'agit d'examens relativement longs et coûteux. A l'heure actuelle, pour satisfaire l'ensemble des besoins, nous devrions arrêter toute activité de laboratoire pour ne nous occuper que de la recherche d'uranium dans les urines ; cela demande du temps et nous ne pourrions donc faire que 150 examens par mois.

M. Charles Cova, Vice-président : Ce serait déjà ça !

M. le Médecin général Jean-Yves Tréguier : Il convient de garder à l'esprit que l'uranium est un toxique chimique, un métal lourd : s'il y a une exposition importante, il y a fatalement une atteinte rénale. Dès qu'il existe le moindre signe d'altération rénale, on doit compléter les examens et aller chercher la présence d'uranium.

Le devenir biologique de l'uranium est un modèle recyclant : en permanence, l'uranium passe dans la circulation sanguine, dans le squelette, et il ne s'élimine que progressivement. On peut donc, dix ans après, retrouver de l'uranium dans les urines si l'exposition a été de l'ordre d'une LAI-population, la limite dose population la plus sévère.

M. Charles Cova, Vice-président : Votre réponse induit une question. Quand les armes françaises à l'uranium appauvri ont été mises en _uvre, de grandes quantités d'uranium appauvri ont été importées des Etats-Unis ; ne pensez-vous pas que cet uranium appauvri aurait pu comporter des traces d'uranium 236 ou 235 ? Savez-vous, par exemple, s'il a été examiné par nos spécialistes ?

M. le Médecin général Jean-Yves Tréguier : Ce que je sais à ce sujet, c'est ce que j'ai lu dans les journaux. Et ce qui m'intéresse, c'est de savoir si la présence éventuelle de cet uranium 236 aurait des conséquences sanitaires. En fait, si cet uranium 236 existe, je pense qu'il ne peut être présent qu'à l'état de traces. Par ailleurs, la radioactivité de cet uranium 236 est très proche de celle de l'uranium 235 : dans le processus d'appauvrissement, on enlève de l'uranium 235, mais s'il reste quelques traces d'uranium 236, cela ne modifie pas réellement l'activité de l'uranium appauvri qui serait alors, au pire, du même ordre que l'activité de l'uranium naturel.

M. Jean-Louis Bernard : M. le Médecin général, lorsqu'on lit les articles de presse, on se pose tout de même un certain nombre de questions ; et ce qui était une interrogation pour les journalistes devient une quasi-certitude. Le fait que nous nous posions des questions donne presque l'impression que nous sommes à contre-courant.

Statistiquement, il doit être à la fois possible de savoir combien de leucémies se sont déclarées chez nos militaires après un conflit pour lequel nous n'avons pas utilisé d'uranium appauvri et le pourcentage de leucémies de tous types dans une population donnée. On pourrait ainsi savoir, en fonction du nombre de militaires malades qui n'étaient d'ailleurs pas tous dans les Balkans, si, nous sommes statistiquement dans une fourchette normale de répartition du facteur leucémique ou s'il y a une différence tout à fait significative qui peut nous entraîner à nous poser des questions.

M. Bernard Cazeneuve, Président : Etant député de la circonscription de La Hague, j'ai eu à connaître ce type de problèmes. Le professeur Viel a mené une enquête mesurant le niveau de leucémies des personnes résidant sur le canton de Beaumont, où est située l'usine de retraitement de La Hague. Nous avons été amenés à nous interroger sur une problématique portant sur le lien existant entre le développement de cette pathologie et l'existence d'une industrie nucléaire.

Nous nous sommes rendu compte, lorsque nous avons voulu apporter une réponse définitive à la question posée par ce scientifique, que la réponse était extraordinairement difficile, et ce pour deux raisons : tout d'abord, il faut, préalablement reconstituer une cohorte et conduire une enquête de cas-témoins, ce qui est relativement compliqué mais nécessaire, ensuite, il faut établir le lien entre l'utilisation de l'uranium appauvri et le développement des pathologies.

Dans le premier cas, il s'agit de regarder si statistiquement il existe plus de cas de leucémies parmi des populations données et ayant été amenées à intervenir dans un contexte particulier, ce qui équivaut à un travail statistique, d'épidémiologistes. Ce travail est difficile à mener et il implique la reconstitution des conditions d'exposition des victimes.

Dans le second cas, il s'agit d'établir un lien entre le développement des pathologies et l'utilisation d'armes à uranium appauvri.

Ce n'est que lorsque ces deux types d'investigation auront été menés, qu'il sera possible de se prononcer. Il faudrait donc des années pour parvenir à un résultat.

M. le Médecin général Jean-Yves Tréguier : Ce qui est effectivement frappant, au prime abord, c'est le nombre de militaires atteints de leucémies qui sont allés dans les Balkans.

M. Bernard Cazeneuve, Président : Le problème n'est plus celui du niveau de leucémies constaté chez les soldats ayant été impliqués dans des opérations dans les Balkans ; le problème est que la presse, elle, ne raisonne pas comme le scientifique que vous êtes. Elle affirme que l'utilisation d'armes à uranium appauvri est à l'origine du développement de ce type de pathologies chez les militaires ayant participé aux opérations en ex-Yougoslavie, alors même que cette démonstration est scientifiquement infaisable en 48 heures !

M. Jean-Louis Bernard : Il doit quand même être possible d'un point de vue statistique de retrouver le nombre de cas de leucémies par rapport à la population qui est allée dans les Balkans.

M. le Médecin général Jean-Yves Tréguier : Il y avait une rotation tous les quatre mois, la cohorte est donc relativement nombreuse.

M. Bernard Cazeneuve, Président : Je souhaiterais que la mission se positionne de façon la plus rigoureuse possible sur cette question. Ce n'est pas parce que nous aurons constaté pour les militaires impliqués dans le conflit des Balkans, un niveau de leucémies supérieur à celui que l'on constate dans une population moyenne d'une tranche d'âge comparable, que nous aurons pour autant pu déterminer comme cause du développement de ces leucémies l'utilisation d'armes à uranium appauvri.

Or il y a une confusion totale aujourd'hui sur ce sujet. Des affirmations définitives sont publiées dans la presse. La démonstration me paraît loin d'être faite et d'ailleurs non susceptible d'être faite en 48 heures. En effet, lorsque vous aurez déterminé le nombre de leucémies par un travail statistique et le lien possible entre ces pathologies et l'uranium appauvri, il faudra reconstituer les doses d'exposition. Il s'agit là d'un travail colossal.

M. le Médecin général Jean-Yves Tréguier : Je suis tout à fait d'accord avec ce que vous venez de dire.

M. Charles Cova, Vice-président : Avez-vous eu connaissance, M. le Médecin général, de débris de chars ou de véhicules blindés qui auraient été ramenés des Balkans et du Golfe arabo-persique ? En outre, des analyses radiologiques ont-elles été effectuées sur ce type de débris et vous ont-elles été communiquées ?

M. le Médecin général Jean-Yves Tréguier : Nous avons réalisé, au niveau du laboratoire, des études, mais nous n'avons pas mis en évidence d'uranium 236 ou de produits de fission mais simplement de l'uranium appauvri.

M. Charles Cova, Vice-président : Et ces analyses ont été effectuées combien de temps après les opérations ?

M. le Médecin général Jean-Yves Tréguier : En décembre 1999, soit cinq ou six mois après la fin du conflit des Balkans.

C'est au moment du déploiement des forces que l'on devait réaliser cette mission, mais comme nous n'avions pas repéré de carcasses de chars dans la zone où les troupes françaises devaient se déployer, les militaires se sont occupés dans un premier temps à déminer le terrain. En parcourant la campagne, ils ont repéré un site où se trouvait la carcasse d'un char. Nous avons donc effectué, en décembre 1999, des mesures.

Nous avons trouvé, à l'intérieur du char, moins de radioactivité qu'à l'extérieur : l'intérieur étant à l'abri du rayonnement cosmique. Nous n'avons pas mis en évidence d'uranium appauvri dans le char. Nous avons simplement relevé des traces d'uranium appauvri au niveau du trou de perforation de ce char.

Nous avons également effectué des prélèvements de terre et d'eau autour de cette carcasse. Initialement, il devait y avoir cinq ou six chars dans cette zone mais ils avaient dû être déménagés par les Serbes. Nous n'avons pas mis en évidence de pollution de l'environnement. Six mois après l'impact de l'obus flèche qui avait touché ce char, nous n'avons pas mis en évidence, à part au niveau du trou de perforation, la présence d'uranium appauvri, soit dans le char, soit dans l'environnement de celui-ci.

M. Charles Cova, Vice-président : Et sur les débris de matériels provenant du Golfe, il n'y a pas eu d'études réalisées ?

M. le Médecin général Jean-Yves Tréguier : Pas à ma connaissance.

M. Charles Cova, Vice-président : Autrement dit, on a commencé à s'interroger sur les effets éventuellement nuisibles de l'uranium appauvri qu'à partir du conflit des Balkans ?

M. le Médecin général Jean-Yves Tréguier : Au SPRA, c'est une question que l'on suivait depuis une dizaine d'années, puisque nous surveillions l'environnement et le personnel des sites de Gramat et de Bourges. Après la guerre du Golfe, cette question a pris de l'importance avec ce que l'on a appelé le « syndrome du Golfe ». Dans mon service, on a écrit sur l'uranium appauvri en 1993, 1994 et 1995. Le risque lié à l'uranium appauvri ne peut être écarté a priori sans être vérifié, même si toute la littérature scientifique affirme pour l'instant le contraire.

Nous avons eu l'idée, au SPRA, d'envoyer des laboratoires mobiles pour aller effectuer des expertises sur le terrain. Nous pouvons donc, à tout moment, s'il y a un incident radiologique, nous rendre sur le terrain pour nous assurer que le personnel n'a pas été contaminé ou pour détecter une zone de contamination.

M. Claude Lanfranca, co-rapporteur : M. le Médecin général, en tant que médecin, je souhaiterais que vous me confirmiez deux ou trois points.

Au moment de l'explosion d'un obus à uranium appauvri, les militaires qui sont à proximité, peuvent inhaler des particules d'uranium. Pouvez-vous me confirmer que l'uranium ne peut être dangereux que si on l'inhale ou que l'on est touché par des éclats d'obus, et non du fait de la seule présence à proximité de munitions non tirées ? Par ailleurs, au moment de l'impact, il semblerait qu'il faille être assez près du char touché, à cinq ou six mètres, sachant que le nuage retombe cinq heures après, pour encourir un risque quelconque. Est-ce bien exact ? Enfin, vos études vous ont-elles permis de savoir si la population civile a été touchée ? Elle est le meilleur témoin des faits, compte tenu de sa présence sur les lieux avant, pendant et après le conflit ?

M. le Médecin général Jean-Yves Tréguier : L'activité de l'uranium appauvri est une activité alpha ; or le papier à cigarette arrête le rayonnement. Pour que l'uranium appauvri ait une action au niveau de l'organisme, il faut qu'il y pénètre. Pour ce faire, il existe plusieurs voies : l'inhalation, l'ingestion et la pénétration sous la peau, à la suite d'accidents comme en ont été victimes une trentaine d'Américains lors de la guerre du Golfe. L'uranium appauvri migre. Je reviens là au modèle recyclant de l'uranium appauvri et une fois dans l'organisme, il s'élimine.

En fonction de sa forme (soluble ou non soluble), l'évolution est différente. S'il est insoluble, il reste aux portes d'entrée ; s'il est soluble, il pénètre dans l'organisme et suit le cycle du calcium. Néanmoins, au bout d'un certain temps, la forme insoluble devient soluble et s'élimine.

M. Claude Lanfranca, co-rapporteur : D'où une déclaration des troubles beaucoup plus tardive ?

M. le Médecin général Jean-Yves Tréguier : Tout à fait. Lors de l'impact entre la munition à uranium appauvri et le blindage des chars, on constate l'émission d'un aérosol d'uranium appauvri : un tiers pénètre dans le char, les deux tiers restent à l'extérieur. L'uranium étant un métal lourd, l'aérosol va se déposer assez rapidement sur le sol, dans un cercle d'une dizaine de mètres autour du char.

En ce qui concerne l'impact au niveau de la population, je n'ai aucun élément à vous fournir.

M. André Vauchez : M. le Médecin général, je suis heureux de vous entendre parler de la méthode expérimentale, car c'est la seule qui apportera un éclairage. Vous confirmez bien que le test-clé pouvant prouver qu'il y a eu une intoxication par l'uranium appauvri est l'analyse des urines ?

M. le Médecin général Jean-Yves Tréguier : Tout à fait.

M. André Vauchez : Pensez-vous que cette analyse sera faite auprès des vétérans du Golfe ?

M. le Médecin général Jean-Yves Tréguier : Nous avons commencé. Mais nous ne pourrons le faire que pour les volontaires.

M. André Vauchez : Vous avez mené en France des expériences, mais est-ce qu'une expérimentation grandeur nature a pu être réalisée dans des conditions similaires à celle du temps de guerre ? Compte tenu de l'environnement, de la température élevée, de la déflagration, du contact avec des métaux ferreux, n'y a-t-il pas production de produits dérivés, et notamment d'oxydes ? Des expériences en grandeur nature ont-elles pu montrer que tous ces produits nés de ce choc ne doivent pas nous inquiéter ? Ces produits ne sont-ils pas de nature à modifier les propriétés de l'uranium appauvri, auquel cas l'état des connaissances relativement rassurant si j'en juge par votre propos, pourrait être remis en question ?

Par ailleurs, existe-t-il des risques liés à l'association de la présence de ces produits avec la prise de médicaments par les soldats ? Ne pensez-vous pas qu'il y a là matière à s'interroger sur des interactions susceptibles de se produire ?

M. Claude Lanfranca, co-rapporteur : Je voudrais, à titre de parenthèse, vous donner une information sur la Pyridostigmine qui a retenu mon attention : de nombreux travaux américains démontrent que ce médicament n'a aucun effet nocif. Par ailleurs, le Président Clinton vient de déclarer qu'en cas de nouveau conflit, il prescrirait de nouveau la Pyridostigmine, car il s'agit du seul antidote connu.

M. le Médecin général Jean-Yves Tréguier : Aucune étude n'a été effectuée, à ma connaissance, pour analyser le cocktail médicaments/uranium appauvri. Toutes les études expérimentales ont été menées avec des isotopes de l'uranium naturel, plus radioactifs que l'uranium appauvri ; par déduction, le risque radiologique dû à l'uranium appauvri est très faible.

M. Bernard Cazeneuve, Président : Avez-vous une idée des pathologies qui ont été développées ultérieurement aux conflits dans lesquels l'armée française s'est trouvée impliquée, tels que la guerre d'Algérie ? Car si l'on retrouve le même type de pathologies, alors que l'on n'avait utilisé ni de substances médicamenteuses, ni d'armes à uranium appauvri, on pourrait alors se poser la question s'il ne s'agit pas plutôt de pathologies nerveuses résultant du stress auquel sont soumis les soldats. Le Service de santé des Armées disposerait-il de ce type d'informations ?

M. le Médecin général Jean-Yves Tréguier : Je ne sais pas exactement ce dont on dispose en matière d'archives sur d'éventuelles manifestations postérieures au conflit d'Algérie. J'ai lu récemment un article indiquant qu'il y aurait un certain nombre de personnes souffrant de stress lié au conflit de l'Algérie.

En revanche, nous avons une expérience avec la grande guerre de 1914-1918 : on a pu constater ce que l'on appelle la « névrose de guerre secondaire » à ce conflit. Les soldats ont éprouvé de sérieuses difficultés à gérer ce qu'ils avaient vécu pendant quatre ans.

M. Charles Cova, Vice-président : En ce qui concerne la guerre d'Algérie, grâce au Service des pensions, on doit pouvoir savoir si des anciens combattants se sont plaints devant des commissions de réforme, par exemple. A partir de ces informations nous pourrions effectuer des statistiques.

M. Claude Lanfranca, co-rapporteur : Je voudrais simplement terminer en disant qu'il convient de comparer ce qui est comparable. Je fais là allusion à la polémique sur le syndrome des Balkans. L'offensive de la guerre du Golfe a duré cinq jours, alors que dans les Balkans, les alliés ont procédé à des bombardements pendant un mois ou même 45 jours ! La comparaison n'est donc pas possible ! L'exposition n'est pas la même. Les facteurs-risque sont différents. Cela n'est donc pas la même chose !

M. le Médecin général Jean-Yves Tréguier : Le problème est, en effet, le dosage ; c'est comme pour tout médicament, à forte dose, il peut tuer.

M. Bernard Cazeneuve, Président : M. le Médecin général, je vous remercie.

Audition de Mme Marie-Claude DUBIN, journaliste

(Procès-verbal de séance du mardi 9 janvier 2001)

Présidence de M. Bernard Cazeneuve, Président

M. Bernard Cazeneuve, Président : Mes chers collègues, nous recevons ce matin Mme Marie-Claude Dubin, journaliste.

Mme Dubin, nous vous accueillons aujourd'hui en raison de votre qualité de journaliste indépendante ayant participé à plusieurs conflits dans lesquels les troupes françaises se trouvaient impliquées, et notamment la guerre du Golfe, même si vous vous êtes également rendue au Rwanda et dans les Balkans. Vous avez dû faire preuve d'une grande témérité sur le théâtre des opérations et d'une certaine pugnacité dans la relation avec nos Armées pour obtenir des informations sur place, dans des conditions qui ont parfois été difficiles.

Nous sommes intéressés par ce que vous auriez pu constater sur les théâtres d'opérations, notamment dans le Golfe, en sachant que vous avez été amenée à suivre des opérations militaires qui, pour un certain nombre d'entre elles, étaient des opérations lourdes. Je pense notamment à la prise d'As Salman, au cours de laquelle vous étiez présente. Nous sommes bien entendu également intéressés aujourd'hui par deux sujets, ce qui n'exclut pas pour autant l'ensemble des autres points que vous souhaiteriez évoquer devant la mission : tout d'abord, vous êtes, depuis un certain nombre de mois, malade. On peut donc se poser la question du lien pouvant exister entre les maux dont vous souffrez et votre présence sur le théâtre des opérations pendant la guerre du Golfe. Ensuite, compte tenu de ces maux dont vous souffrez, vous avez été amenée à être en contact avec un certain nombre de structures médicales, et les choses ont paru, là aussi, assez compliquées. Votre témoignage est donc pour nous précieux.

Je vous propose de nous présenter un exposé introductif, puis nous vous poserons un certain nombre de questions.

Mme Marie-Claude Dubin : M. le Président, Madame et Messieurs les députés, j'ai eu, pendant la guerre du Golfe, la chance ou la malchance de bénéficier d'un petit scoop, puisque je suis partie avec les démineurs de la Légion étrangère du 6e Régiment étranger de génie (REG). Ensemble, nous nous sommes rendus à As Salman, la première base aérienne en territoire irakien, dont la prise était indispensable pour débloquer le verrou irakien. Lorsque nous y sommes arrivés, sept GI de la 82e Airborne venaient de sauter sur des explosifs ; la Légion étrangère a donc été aussitôt chargée de dépolluer cette base.

Je suis donc entrée avec le Colonel de la Légion dans la base. Tous les hangars avaient été percutés par des obus dont près de la moitié n'avait pas explosé. Je me souviens d'ailleurs que le Colonel n'avait pas l'air heureux : il découvrait des choses qui ne semblaient pas correspondre aux éléments d'information qui lui avait été fournis par les services de renseignement américains. Il trouvait notamment que ces derniers s'étaient volontairement montrés, d'une certaine façon, trop pessimistes. Il s'attendait à découvrir un avion sur deux encore rangés dans les hangars, or il n'y en avait plus un seul et il ne s'attendait peut-être pas à voir autant de munitions et de bombes dont la moitié n'avait pas explosé.

Je me souviens de ses paroles : « Que de cochonneries, que de cochonneries ! ». A-t-il vu ce jour-là qu'il s'agissait d'obus à uranium appauvri, je n'en sais rien. Mais il était effectivement étonné devant tant de désinformations de la part des Américains. Je pense qu'il y avait un grand nombre de munitions pas très saines, notamment pour les personnes qui en respiraient les émanations.

Par ailleurs, je me suis rendue dans un autre endroit où j'aurais pu attraper des saloperies. Je suis entrée dans un char irakien, un T54, qui, apparemment, avait été atteint par un obus à uranium appauvri. Le char n'étant pas miné, j'avais libre cours pour exercer mon métier. J'ai donc pénétré dans ce char. J'y suis restée un bon moment, environ trois quarts d'heure. Je cherchais un carnet de bord car je voulais comprendre la guerre du côté des Irakiens, étant donné que nous n'avions pas eu la moindre image de ce côté-là, c'est-à-dire quelque chose qui puisse m'expliquer le déroulement de leur guerre. On me dit aujourd'hui que se trouvaient sûrement dans ce char des particules d'uranium appauvri. Ceci explique peut-être cela.

Sur le moment, je ne me suis pas du tout sentie malade, mais moins d'un mois après mon retour, le médecin du journal pour lequel je travaillais m'a ordonné d'effectuer une prise de sang. Nous nous sommes alors aperçus que le taux de mes plaquettes sanguines avait triplé. Les plaquettes servent à faire coaguler le sang, mais elles peuvent aussi entraîner un caillot mortel dans le cerveau. Pendant dix ans, je me suis donc inquiétée de ces plaquettes, me disant qu'il y avait certainement un rapport avec la guerre du Golfe, mais sans savoir pourquoi ni comment. Ce médecin, qui suivait mon état de santé, a mis des années avant de me montrer une coupure de presse américaine faisant état de la contamination de militaires américains. C'était le début de ce que l'on appelle le « syndrome du Golfe ».

J'ai effectué, pendant près de dix ans, des prises de sang régulières. Cela n'a pas servi à grand-chose : on ne savait pas quoi chercher, ni où chercher, ni même comment le chercher.

Depuis quelques mois, on commence à parler du syndrome du Golfe en France. Je me suis donc décidée, à partir du mois de mai dernier, à retourner dans les hôpitaux pour essayer de déterminer ce dont je souffre. D'habitude, lorsque j'arrivais dans un hôpital et que je parlais de syndrome du Golfe, j'avais droit à un sourire narquois et au mieux on me demandait si je n'avais pas eu un accident au 18e trou du parcours ! Maintenant, quand je parle, les médecins ont l'air de savoir de quoi il s'agit.

Je suis allée voir un hématologue à l'hôpital Necker qui m'a renvoyée sur le service de deux spécialistes français qui, apparemment, menaient des recherches secrètes sur le syndrome du Golfe. Parallèlement, je suis allée dans les hôpitaux militaires, car je souhaitais confronter leurs méthodes de recherche et les résultats dont je disposais. Pendant plus de trois mois, je me suis donc fait examiner à la fois dans les hôpitaux militaires et dans les hôpitaux civils. A la fin, j'ai obtenu des résultats diamétralement opposés, avec des méthodes de recherche sans doute, elles aussi, diamétralement opposées.

Je ne sais pas si j'ai prouvé quelque chose. J'ai simplement prouvé qu'il était très difficile de savoir ce que l'on avait et que l'on vous facilite guère la tâche.

Mme Michèle Rivasi, co-rapporteure : Mme Dubin, je vous remercie d'être venue témoigner devant la mission d'information. Je voudrais revenir sur ce qui s'est passé à As Salman.

Pouvez-vous nous donner des précisions sur le travail des légionnaires ? Comment étaient-ils équipés et comment, vous, étiez-vous équipée ? Par ailleurs, le Général Roquejeoffre nous a indiqué que lorsqu'il s'est rendu sur la base d'As Salman, il était en tenue « » NBC » » et portait un masque. Le Général Janvier nous a indiqué que, lui, ne portait pas de masque.

Enfin, pouvez-vous nous dire de façon plus précise comment se sont déroulées sur place les opérations de dépollution.

Mme Marie-Claude Dubin : En ce qui concerne l'équipement, j'étais effectivement en tenue « NBC », mais la capuche retournée et sans masque. Cette tenue me servait davantage de survêtement que de protection. Je n'étais donc pas équipée en tenue « NBC », le Colonel et les démineurs de la Légion non plus. Personne ne nous a dit de mettre notre équipement.

J'ai entendu certaines personnes dire qu'elles avaient mis leur équipement parce qu'il y avait un vent de sable, or je me souviens d'un grand soleil - j'ai d'ailleurs des photos qui le prouvent. Nous n'avions donc aucune raison de nous équiper contre le vent de sable ou contre un risque chimique. Je pense que c'est en connaissance de cause que la Légion étrangère s'est rendue à As Salman mains et visage nus.

M. Claude Lanfranca, co-rapporteur : Madame, je souhaiterais pour ma part avoir des faits et des dates précis. Combien de temps après sa destruction avez-vous pénétré dans le char irakien dont vous nous avez parlé ?

Mme Marie-Claude Dubin : Je ne peux pas vous dire exactement quand ce char a été détruit. Je puis simplement vous indiquer que nous nous en sommes approchés dès le premier jour de l'attaque terrestre, c'est-à-dire le 24 février.

M. Bernard Cazeneuve, Président : Pourriez-vous nous donner quelques informations sur la manière dont les militaires français communiquaient à destination des journalistes et quelles étaient les informations données, à l'époque, sur les risques chimiques, et éventuellement sur l'utilisation d'armes à uranium appauvri, voire sur les protections qui devaient être mises en _uvre ?

Mme Marie-Claude Dubin : Il n'y a pas eu de briefing particulier juste avant l'offensive terrestre. En revanche, il y a eu un briefing général à Riyadh, destiné à tous les journalistes. A cette occasion, on nous a présenté un Colonel qui était présenté comme le grand spécialiste pour l'armée française de la protection « NBC ». Il nous a donné des conseils en cas d'attaque chimique. Je lui ai demandé si je pouvais, au cas où l'un de mes confrères perdrait son masque à gaz, lui donner le mien. Après un moment de réflexion, il a soupiré et m'a répondu : « C'est très courageux, Madame, vous pouvez bien entendu lui passer ». Quand j'ai raconté cette histoire à d'autres militaires, ils ont éclaté de rire et m'ont dit que dans une telle situation, il y aurait deux morts au lieu d'un ! J'ai donc des doutes sur la formation aux techniques de protection « NBC » qui a été délivrée aux journalistes, mais également sur celle destinée aux soldats !

En effet, en dehors de la formation propre aux journalistes, j'ai également assisté à la formation de soldats. Je me suis rendue un jour dans un centre de décontamination situé dans le désert où l'on demandait à des soldats de faire les premiers gestes indispensables en cas de contamination chimique. Ils devaient tout d'abord se déshabiller ou être déshabillé par d'autres avec beaucoup de précautions afin de ne pas se contaminer mutuellement en enlevant les tenues « NBC ». Ils ont refait l'exercice deux ou trois fois devant des caméras, et à chaque fois il y avait un problème. Je pense que ces soldats auraient été contaminés simplement en se déshabillant.

Par ailleurs, le matériel laissait à désirer. Je suis pour ma part allée m'en procurer directement auprès du fournisseur de l'armée française : j'ai eu successivement trois masques à gaz ; aucun ne correspondait à ma morphologie. Je sentais de l'air passer, ce qui veut dire qu'en cas d'attaque chimique, je n'étais sans doute pas très protégée. Mais après tout, les populations civiles étaient aussi très mal protégées. Les femmes saoudiennes par exemple, ne portaient pas de masque à gaz. Je me disais donc que j'étais comme tout le monde, comme les expatriés et les civils, même si je pouvais être confrontée à l'arme chimique du fait de mes déplacements qui me portaient plus en avant qu'eux.

M. Bernard Cazeneuve, Président : Comment expliquez-vous le décalage entre la dramatisation du risque chimique et l'absence totale de protection lorsque vous vous êtes trouvée avec les légionnaires à As Salman ?

Mme Marie-Claude Dubin : Je ne sais pas si le risque existait réellement. J'ai pu parler avec de nombreux prisonniers irakiens. Ils m'ont dit que l'Irak ne disposait pas d'armes chimiques en première ligne. Je pense que la dramatisation à laquelle nous avons assisté était avant tout de la propagande. Certes, Saddam Hussein disposait de l'arme chimique, mais rien ne prouve qu'il voulait l'utiliser. Je pense que les services secrets savaient que ses forces en premières lignes n'en disposaient pas. Je dirai que c'était « de bonne guerre » de nous en parler ainsi et de nous dire de faire très attention. Cela relevait d'une campagne d'intoxication.

M. Charles Cova, Vice-président : Mme Dubin, je vous remercie tout d'abord d'avoir accepté notre invitation. Vous êtes-vous forgé la conviction que les hauts responsables militaires français ne pouvaient ignorer - comme certains d'entre eux l'affirment - que des armes à uranium appauvri allaient être utilisées par les alliés au moment du conflit ?

Mme Marie-Claude Dubin : Il est certain que sur le moment, personne ne nous a parlé d'uranium appauvri, le mot même n'a jamais été prononcé. On ne parlait que de danger chimique irakien. Maintenant, quand j'entends le Général Schmitt dire « oui je le savais » et le Général Roquejeoffre - qui était, lui, dans le désert - dire « je ne le savais pas », j'ai dû mal à les croire ! Ou alors la communication ne passait absolument pas entre l'Etat-major des Armées et les hommes de terrain ! Mais je ne le crois pas. Je pense qu'il y avait plus de personnes au courant qu'on ne le dit.

M. Bernard Cazeneuve, Président : Vous dites que vous ne les croyez pas, mais il y en a bien un des deux qui dit la vérité ! Lequel croyez-vous ? Il n'est pas possible qu'ils mentent tous les deux.

Mme Marie-Claude Dubin : Ce n'est pas impossible ! En tout cas, il n'est pas possible qu'ils disent la vérité tous les deux. Je pense seulement que le Général Roquejeoffre ne dit pas tout. Il a été le premier à avouer qu'il avait donné l'ordre de prendre des cachets de Pyridostigmine, alors que tout le monde disait le contraire. Je ne sais plus à quel moment ces chefs disent la vérité. Pour ma part, j'ai tendance à croire que le Général Roquejeoffre le savait, tout comme le Général Schmitt. Peut-être n'avaient-ils pas évalué le caractère dangereux des armes en question et ils n'y ont pas prêté attention ?

En revanche, l'Etat-major américain devait savoir que l'utilisation d'obus à uranium appauvri était dangereuse, puisqu'il a été alerté du danger par ses propres arsenaux ; non pas une fois, mais à trois reprises ! La dernière de ces mises en garde date du lendemain de l'invasion du Koweït, en attirant l'attention sur la dangerosité de l'uranium appauvri en aérosol. Or ces mises en garde n'ont pas empêché les Américains de passer outre. Ils ont utilisé l'uranium appauvri comme dans une autre affaire on a continué à écouler des lots de sang contaminé. Les stocks d'armes des Américains étaient prêts. Je pense qu'ils ne voulaient pas les revoir à la baisse. Je crois donc qu'ils ont agi délibérément. Ont-ils prévenu les Français du danger réel ? Je n'en sais rien, seuls les Généraux Schmitt et Roquejeoffre pourraient nous le dire. Mais il y a, il est vrai, des contradictions dans leurs déclarations.

M. Charles Cova, Vice-président : Parmi vos confrères français ou étrangers qui ont couvert les opérations, savez-vous si certains d'entre eux souffrent de maux ou d'affections divers ?

Mme Marie-Claude Dubin : Non, je ne le sais pas. Mais j'ai eu beaucoup de mal à contacter des personnes contaminées. C'est seulement quand on a commencé à en parler en France, après un reportage diffusé par Canal Plus, que j'ai pu contacter l'association Avigolfe et voir des soldats qui présentaient des symptômes comparables aux miens. Je n'ai pas rencontré de journalistes, mais certains d'entre eux, notamment des Américains, doivent être contaminés.

M. Bernard Cazeneuve, Président : Vous dites que grâce à l'association Avigolfe, vous avez rencontré des soldats atteints du même problème sanguin que le vôtre ?

Mme Marie-Claude Dubin : Tout à fait. J'ai découvert par Avigolfe que le point commun des victimes était As Salman ; elles étaient presque toutes passées par cette base irakienne d'As Salman. Mais de là à dire que c'était le lieu où il y avait le plus de danger, je n'en sais rien.

M. Charles Cova, Vice-président : Ce n'est donc pas le char !

Mme Marie-Claude Dubin : Ce n'est pas incompatible ! On peut avoir été contaminé à As Salman puis, ensuite, dans un char, à la guerre du Golfe voire dans les Balkans !

Mme Michèle Rivasi, co-rapporteure : Vous nous dites, Mme Dubin, que les soldats français n'ont pas été informés de la présence d'armes à base d'uranium appauvri. Mais il y avait des Américains avec vous.

Mme Marie-Claude Dubin : Le jour où je suis entrée à As Salman, il n'y avait pas d'Américains. Toutefois, nous en avons côtoyé régulièrement pendant la guerre. Il est faux de dire que les Français n'étaient pas avec les Américains. La Légion étrangère a travaillé à un moment main dans la main avec la 82e Airborne. En fonction des opérations, des Américains étaient avec les Français.

Mme Michèle Rivasi, co-rapporteure : Et d'après les discussions que vous avez eues avec eux, pensez-vous qu'ils connaissaient l'existence des armes à uranium appauvri ? Leur avez-vous posé la question ?

Mme Marie-Claude Dubin : Je ne pouvais pas leur poser la question, puisque ces mots n'avaient jamais été prononcés et que je n'avais jamais entendu parler d'armes à uranium appauvri !

Mme Michèle Rivasi, co-rapporteure : Vous avez subi des examens à la fois dans les hôpitaux civils et dans les hôpitaux militaires ; est-ce à la demande des militaires que vous êtes allée dans leurs hôpitaux ? Par ailleurs, pouvez-vous être plus précise lorsque vous parlez de méthodes diamétralement opposées. Quels examens vous a-t-on fait passer ? Enfin, a-t-on recherché dans ce cadre des traces d'uranium appauvri, comme cela a été fait aux Etats-Unis ?

Mme Marie-Claude Dubin : Je n'ai pas du tout été dans les hôpitaux militaires à la demande des militaires. Je m'y suis rendue de mon plein gré. J'ai d'ailleurs eu l'impression de leur poser un problème dès le début. Quand je leur ai parlé du syndrome du Golfe, la première fois, un médecin m'a répondu qu'il n'existait pas. J'ai insisté, en leur disant qu'une mission d'information venait d'être créée à l'Assemblée nationale sur ce thème. Ils m'ont reçue et mon parcours m'a amenée dans tous les hôpitaux militaires de la région parisienne. L'autre médecin en chef qui m'a reçue en consultation avait été affecté à la frontière irakienne pendant la guerre du Golfe. Il m'a affirmé qu'il n'avait jamais entendu parler d'uranium appauvri à cette époque. Je le crois. Je voulais confronter leurs méthodes de travail et les résultats des examens avec ceux des hôpitaux civils, mais j'avais peur de faire deux fois les mêmes examens. A part une prise de sang et une radio pulmonaire, ils n'ont pas du tout procédé aux mêmes investigations !

Les médecins militaires se sont contentés, en fait, d'effectuer des prises de sang et des prélèvements classiques. J'ai dû insister pour qu'ils recherchent des traces d'uranium. J'ai eu l'impression de leur poser un réel problème, mais ils ont accepté. Quand j'ai obtenu les résultats, après deux mois environ, ils étaient incomplets. Les médecins militaires m'ont dit que je n'avais pas d'uranium 238 et 235, mais quand je leur ai demandé s'ils avaient trouvé des traces d'uranium 236, ils m'ont répondu qu'ils n'avaient pas encore les résultats. En outre, ils ont été incapables de me dire sur la base de quel protocole ces recherches avaient été effectuées !

Sachant qu'il est très difficile, dix ans après, de retrouver de l'uranium appauvri dans un corps, je me suis tournée vers le professeur Durakovic, aux Etats-Unis. Malheureusement, cela s'est révélé très compliqué. Je devais envoyer mes prélèvements au Canada, en passant par Londres. Finalement, j'ai renoncé. Mais je ne suis pas sûre que l'armée française ait réellement effectué ces recherches avec un bon protocole. Cependant, je ne cherchais pas à prouver absolument que mes maux avaient pour origine l'uranium appauvri. Je voulais tout simplement savoir de quoi je souffrais. Aujourd'hui, je suis peut-être prête à envoyer des prélèvements urinaires au Canada, car au moins je serais fixée. J'attends en effet toujours les résultats des hôpitaux militaires.

Outre les résultats concernant la présence ou non d'uranium dans mon corps, je dispose des résultats préliminaires des hôpitaux civils et militaires sur mon état de santé. Je les ai d'ailleurs obtenus à 24 heures d'intervalle. Un médecin en chef du Service de santé des Armées m'a tout d'abord reçue pour dire que l'on ne m'avait rien trouvé. J'étais donc ravie de ne rien avoir. Ensuite, le lendemain, je me suis rendue à l'Hôpital Henri Mondor de Créteil, où j'avais été hospitalisée une semaine pour toutes sortes de prélèvements, biopsies, etc. Le patron du service m'a alors annoncé : « Ma pauvre Mademoiselle Dubin, on vous a trouvé des tas de choses ! » J'ai simplement mis en évidence les contradictions des médecins qui valent certainement les contradictions révélées par les déclarations des Généraux.

M. Bernard Cazeneuve, Président : Vous nous avez indiqué, tout à l'heure, que le risque chimique procédait, selon vous, d'une propagande conduite par ceux qui conduisaient la guerre. Il n'y aurait donc pas eu d'intoxication possible à partir de ce type d'armes. Par ailleurs, avez-vous pris de la Pyridostigmine ?

Mme Marie-Claude Dubin : Je n'ai pas pris de médicament contre le risque chimique, pour la simple raison qu'on ne m'en a jamais donné la consigne. Or j'étais intégrée à une unité de première ligne, la Légion étrangère, et apparemment, d'après le Général Roquejeoffre, ces militaires ont pris de la Pyridostigmine. Je ne comprends pas pourquoi, s'il y existait une réelle menace chimique, on ne m'a pas donné l'ordre de prendre ces cachets.

M. Bernard Cazeneuve, Président : Si effectivement, comme l'affirment un certain nombre de personnes, notamment dans les milieux associatifs, il y a un danger à prendre ce médicament, l'armée française aurait poussé très loin la perversité en obligeant les militaires à prendre des médicaments pour un risque nul relevant d'une opération d'intoxication sur les intentions de l'ennemi !

Mme Marie-Claude Dubin : Je ne pense pas que le risque chimique était nul. D'abord, Saddam Hussein détenait l'arme chimique. Il faudrait lui demander pourquoi il ne l'a pas utilisée. Ensuite, il existait une autre modalité de ce risque chimique qui m'a été confirmée par les pilotes français de l'armée de l'Air. Les alliés ont bombardé de nombreux sites chimiques. C'est exactement comme la marée noire ; les Jaguar français ont touché ce qu'ils croyaient être des bateaux de guerre et qui se sont révélés être des pétroliers, ce qui a provoqué la fameuse marée noire dite de Saddam Hussein. Il en va de même pour les conséquences des frappes sur des abris ou entrepôts contenant des stocks d'armes chimiques.

M. Bernard Cazeneuve, Président : Vous n'avez donc pas pris la Pyridostigmine. Vous n'avez pas été exposée à un autre risque chimique que celui que vous venez d'évoquer. Les analyses auxquelles vous vous êtes soumise sur la base de protocoles différents, n'ont pas réussi à prouver que vous étiez victime d'une intoxication à l'uranium appauvri. Par conséquent, quels sont les éléments concrets sur lesquels vous vous fondez pour établir un lien entre votre présence dans le Golfe et les maux dont vous souffrez ?

Mme Marie-Claude Dubin : Vous pouvez le demander au médecin du journal pour lequel je travaillais - un grand quotidien du soir pour ne pas le nommer -, le docteur Kahn. Il a décelé tout de suite que le taux de mes plaquettes de sang avait triplé, moins d'un mois après mon retour du Golfe. Il y a donc forcément quelque chose que j'ai respiré ou avalé là-bas qui a fait tripler mes plaquettes ! Nous avons donc pensé, dès le début, qu'il y avait bien un rapport. Ensuite, ma santé s'est dégradée. J'ai perdu 12 kilos et il m'est arrivé des tas de choses. Mais s'il n'y avait pas eu cette prise de sang un mois après mon retour, je n'aurais peut-être pas fait un rapprochement avec la guerre du Golfe.

M. Bernard Cazeneuve, Président : Et aviez-vous fait une prise de sang avant votre départ ?

Mme Marie-Claude Dubin : Je n'avais pas fait de prise de sang parce que je partais dans le Golfe, mais j'en ai fait simplement parce que je suis une femme, et qu'une femme, notamment si elle prend la pilule contraceptive, doit régulièrement faire des prises de sang. Je peux donc vous affirmer que mes plaquettes étaient normales avant mon départ dans le Golfe.

M. Jean-Louis Bernard : Si mes informations sont bonnes, Mme Dubin, vous avez présenté une hyperplaquettose qui ne touchait que la lignée des plaquettes et non pas celles des globules rouges et des globules blancs, alors que traditionnellement, un certain nombre d'intoxications touchent les trois lignées.

Par ailleurs, vous avez affirmé qu'il y avait d'autres personnes qui étaient présentes dans le Golfe lors du conflit et qui souffrent également d'hyperplaquettose. C'est la première fois, à ma connaissance, qu'en France, en Grande-Bretagne ou aux Etats-Unis, il est fait état de cette manifestation d'hyperplaquettose qui est un signe tout à fait tangible, mesurable. En effet, à travers toute la bibliographie qui a été mise à notre disposition et que nous avons, à ce jour, consultée, jamais il n'a été fait mention de cas d'hyperplaquettose. On relevait essentiellement des crampes musculaires, des troubles du comportement, des fatigues, etc.

Etant donné l'importance de cette déclaration, je souhaiterais que vous la réitériez et que vous nous confirmiez qu'il existe d'autres personnes qui, comme vous, ont une hyperplaquettose qui a été isolée à la suite d'un séjour dans le Golfe.

Mme Marie-Claude Dubin : J'ai lu le magasine Viva qui est le premier organe de presse à parler sous la plume de Mme Christine Abdelkrim-Delanne, dès son premier article, d'hyperplaquettose. On doit donc pouvoir retrouver parmi les membres de l'association Avigolfe des personnes présentant une hyperplaquettose. Mais personnellement, je n'ai pas parlé avec elles.

M. Bernard Cazeneuve, Président : Nous recevrons les responsables de l'association Avigolfe la semaine prochaine. Puisque vous nous avez indiqué que dans le cadre des contacts que vous avez eus avec cette association vous avez pu constater que des anciens combattants du Golfe souffraient des mêmes maux que vous, nous allons leur demander le nombre exact de soldats relevant de cette pathologie parmi les cas dont ils déclarent avoir connaissance.

Mme Marie-Claude Dubin : En ce qui me concerne, l'hyperplaquettose a été pour moi un signal d'alarme. Je ne dis pas qu'il s'agit de l'essentiel de mes maux. Cela m'a cependant inquiétée parce que je n'avais pas envie de faire un caillot dans le cerveau, mais je vivais peut-être très bien avec cette affection.

M. Jean-Louis Bernard : Un certain nombre d'experts nous ont expliqué qu'après l'impact d'un obus sur un char, il y a une sorte d'aérosol qui, très rapidement, retombe dans un rayon d'une dizaine de mètres. D'autres nous ont précisé qu'en cas de vent de sable, l'aérosol pouvait être projeté plus loin, et éventuellement contaminer quelques personnes. Si j'ai bien compris vos propos, le jour où vous avez pénétré dans le char, il n'y avait pas du tout de vent de sable, vous avez même parlé d'un soleil éclatant. Pouvez-vous confirmer cela ?

Mme Marie-Claude Dubin : Il faisait soleil. Il est vrai que, parfois, on peut ne pas voir le vent de sable, quand il est très faible, mais je n'appelle pas cela un vrai vent de sable. Un vrai vent de sable, c'est quand les hélicoptères sont obligés de se poser, cela nous est arrivé. Or ce n'était pas le cas lors de l'offensive terrestre. D'ailleurs, je ne pense pas que la coalition aurait déclenché son offensive si un fort vent de sable avait soufflé.

M. Claude Lanfranca, co-rapporteur : Madame, il serait intéressant, si vous le souhaitiez, que vous fassiez une recherche d'uranium dans vos urines, car une hyperplaquettose n'est pas une maladie, mais un symptôme que l'on trouve notamment dans les insuffisances respiratoires chroniques. A elle seule, une hyperplaquettose ne prouve rien. En revanche, cela aura un sens si l'on arrive à trouver d'autres personnes ayant une hyperplaquettose et un marqueur, à savoir de l'uranium. Il est certain que si l'on trouvait de l'uranium 236 dans vos urines, il n'y aurait plus de discussion possible.

Mme Marie-Claude Dubin : Mais les médecins hospitaliers ont mis en évidence d'autres troubles, tels que des lésions musculaires. Le mieux serait que vous rencontriez mes médecins de l'Hôpital Henri Mondor, qui sont deux grands spécialistes.

M. Claude Lanfranca, co-rapporteur : Je voudrais vous rassurer, l'hyperplaquettose ne peut pas entraîner de caillots, au contraire, cela fait saigner.

M. André Vauchez : Madame, vous nous dites que personne ne vous avait parlé de l'uranium appauvri, mais ne pensez-vous pas que lorsqu'on s'approche d'un char qui a été percuté par un projectile contenant de l'uranium appauvri, les techniciens sont capables de le déceler ?

Par ailleurs, je voulais vous dire que nous avons reçu ce matin un médecin spécialiste qui nous a affirmé que l'on pouvait détecter, dix ans après, la présence d'uranium appauvri dans les urines.

Mme Marie-Claude Dubin : J'attends toujours les résultats complets de mes analyses d'urine effectuées par les médecins militaires, mais je souhaiterais surtout que le professeur Durakovic procède, lui aussi, à une analyse de mes urines. En France, c'est un vrai parcours du combattant. Aucun laboratoire privé n'est équipé du fameux spectromètre de masse qui aurait pu m'aider. J'ai cherché pendant trois mois, c'était trop dur. J'ai donc abandonné. Mais si les laboratoires canadiens veulent bien procéder à une analyse de mes urines, je suis maintenant prête à leur envoyer un échantillon.

En ce qui concerne votre première question, personne ne m'a rien dit lorsque nous sommes arrivés près du char. Je ne suis toutefois pas sûre que l'on était réellement entouré de techniciens. Par ailleurs, je ne sais pas si, dans un tel contexte, on procède à un examen du char permettant de savoir comment il a été détruit. A ce moment, les militaires qui m'accompagnaient ont simplement recherché des mines. Il est vrai qu'un char atteint par un obus à uranium appauvri est plus endommagé que lorsqu'il est percuté par une arme traditionnelle, mais ceux avec qui je me trouvais, n'étaient peut être pas aptes à faire une telle distinction. Tout le monde pense que les guerres sont hyper spécialisées, alors qu'à certains moments cela n'est plus du tout vrai.

Mme Michèle Rivasi, co-rapporteure : D'après nos informations, la contamination peut avoir lieu à l'intérieur comme à l'extérieur du char ; or lorsque vous demeurez trois quarts d'heure dans un char, vous remettez en suspension des poussières et inhalez des particules radioactives.

Il serait intéressant que tous les pays ayant participé aux différents conflits dans le Golfe comme dans les Balkans se mettent d'accord sur un protocole précis, puis qu'ils procèdent à des prélèvements d'urine afin de les faire analyser par un laboratoire indépendant en vue de détecter la présence éventuelle d'uranium 236 et/ou 238, l'uranium 236 étant un uranium de retraitement. J'irai même plus loin, en proposant d'effectuer des prélèvements sur les personnes décédées afin de rechercher la présence d'uranium dans les os.

Je souhaiterais maintenant vous poser une question concernant le risque chimique. Avez-vous subi les mêmes vaccins que ceux qui ont été administrés aux militaires ? Par ailleurs, avez-vous assisté au déclenchement des appareils Detalac ?

Mme Marie-Claude Dubin : Je me suis fait faire les vaccins de « Monsieur Tout-le-monde », dont les vaccins contre les hépatites A et B. Je n'ai pas été vaccinée contre le charbon afin de me prémunir contre la guerre bactériologique, comme les Américains.

S'agissant des Detalac, je les ai vus fonctionner à la base d'As Ahsa, base aérienne française en Arabie Saoudite à partir de laquelle partaient nos Jaguar.

Mme Michèle Rivasi, co-rapporteure : Et vous mettiez votre masque ?

Mme Marie-Claude Dubin : Oui, au début. Puis, nous avons compris qu'il n'y avait pas forcément de danger chimique irakien et nous ne mettions donc plus systématiquement nos masques. D'autant que nous étions entourés de gens du Service d'Information et de Relations Publiques des Armées (SIRPA), et notamment d'un de ses Colonels ; et eux ne mettaient pas leurs masques.

Mme Michèle Rivasi, co-co-rapporteure : D'après vous, à quoi servaient les Detalac ?

Mme Marie-Claude Dubin : Ils étaient censés déclencher une alerte dans le cas d'attaques susceptibles d'avoir une nature chimique. Mais je ne me souviens plus exactement comment ils fonctionnaient. Je ne sais plus s'ils se déclenchaient à l'arrivée d'un Scud ou s'ils analysaient ce que pourrait lâcher un Scud.

Je me souviens cependant qu'en pleine nuit, un Scud est tombé juste au pied de notre hôtel, à Riyadh. Nous sommes tous descendus voir. Il se dégageait une énorme fumée noire, mais personne ne portait de masque - pas même le Colonel du SIRPA. Ce qui veut dire qu'alors nous ne craignions plus le risque chimique irakien.

Mme Michèle Rivasi, co-rapporteure : Pouvez-vous nous confirmer que vous avez vu un jour un nuage au loin qui a pu se rapprocher de l'endroit où vous vous trouviez ?

Mme Marie-Claude Dubin : Le premier jour de l'attaque terrestre, nous avons effectivement vu au loin, un nuage qui devait provenir d'une explosion, mais je ne peux pas vous dire de quelle explosion il s'agissait. D'autres fois, les démineurs de la Légion étrangère ont fait sauter un certain nombre de choses qui, elles aussi, dégageaient de la fumée.

M. Claude Lanfranca, co-rapporteur : Je voudrais revenir sur la question des analyses d'urine. Je n'arrive pas à croire qu'en France, on ne puisse pas faire ce type d'analyses. Il y a déjà de nombreuses années on surveillait l'état de santé des ouvriers des mines d'uranium de ma région et l'on procédait à des analyses uranifères. J'étais alors médecin biologiste. On envoyait les urines au Commissariat de l'Energie Atomique (CEA) et nous avions les résultats. Je pense donc que vous pouvez faire de telles analyses en France, sans devoir recourir à des laboratoires canadiens. Par ailleurs, le Médecin général que nous venons d'auditionner nous a indiqué que ces analyses pouvaient être effectuées sur un rythme de 150 soldats volontaires par mois.

Mme Marie-Claude Dubin : Peut-être pourrais-je avoir le protocole de recherche, car les médecins militaires ont été incapables de me le fournir. Je sais qu'aux Etats-Unis la recherche d'uranium dans les urines relève d'un processus complexe. Cela ne se fait pas en appuyant sur un bouton. Il serait bon qu'en France, l'armée nous indique quel protocole elle utilise pour réaliser ses analyses. Mais si elle ne sait pas le faire, que l'on s'adresse à ceux qui eux le savent.

M. Bernard Cazeneuve, Président : Nous allons demander au Service de santé des Armées de nous communiquer le protocole qu'il met en oeuvre.

Mme Marie-Claude Dubin : Et je souhaiterais que les médecins indépendants vous disent ce qu'ils en pensent, car je suis tout à fait incapable de juger de la valeur de ce protocole.

M. Bernard Cazeneuve, Président : Les deux médecins de l'Hôpital Henri Mondor qui vous traitent seront auditionnés par la mission.

Mme Marie-Claude Dubin : Les examens qu'ils ont pratiqués n'ont pas porté sur la recherche d'uranium.

M. Bernard Cazeneuve, Président : Certes, mais nous avons la possibilité de demander à un certain nombre de médecins civils qui semblent bien informés l'appréciation qu'ils portent sur le protocole qui nous sera communiqué.

Mme Michèle Rivasi, co-rapporteure : Nous pourrions également demander le protocole mis en pratique par le Professeur Durakovic.

M. Claude Lanfranca, co-rapporteur : Le protocole du Professeur Durakovic n'est pas admis par la France, car il n'a aucun fondement scientifique. A l'occasion d'un congrès, M. Asaph Durakovic a été reçu à l'hôpital Saint-Antoine. Il n'a fourni aucune donnée chiffrée et a terminé son exposé en disant : « La seule conclusion est que de l'uranium 236, d'origine artificielle, est présente dans l'organisme. On ne sait rien de plus. »

Mme Michèle Rivasi, co-rapporteure : Dans une autre communication, le Professeur Durakovic a fourni ses chiffres.

M. Bernard Cazeneuve, Président : Je propose que le document que vient de montrer notre collègue Lanfranca soit distribué aux journalistes présents.

Mme Dubin, je vous poserai une dernière question. Vous avez indiqué tout à l'heure que vous n'aviez pas été amenée à poser de question sur les risques de l'uranium appauvri, tout simplement parce que cette question ne se posait pas. En même temps, vous nous indiquiez dans votre propos introductif que, selon vous, soit le Général Roquejeoffre, soit le Général Schmitt, mentait. Dois-je en conclure que seuls quelques officiers de très haut rang qui commandaient les opérations pouvaient être informés de l'utilisation de ces armes et qu'ils avaient laissé dans l'ignorance la totalité du reste des troupes ?

Mme Marie-Claude Dubin : C'est ce qu'il semble ressortir de leurs déclarations, ce n'est pas moi qui le dis ! Si le Général Schmitt était au courant, contrairement au Général Roquejeoffre, c'est que l'information n'est pas arrivée jusqu'en bas ! Je suis certaine que les médecins en chef qui étaient les principaux intéressés, notamment s'ils étaient chargés de récupérer les blessés à la frontière, n'étaient pas au courant.

M. Bernard Cazeneuve, Président : Cette déclaration est extrêmement importante. En effet, si ces armes à uranium appauvri ont des conséquences sanitaires sérieuses et que les médecins militaires, les officiers intermédiaires et les soldats du rang en ont été sciemment tenus dans l'ignorance, c'est extrêmement grave.

Mme Marie-Claude Dubin : A la décharge de l'Etat-major français, on peut imaginer qu'il était peut-être au courant de l'utilisation de ces armes mais pas du degré de danger qu'elles représentaient. Les arsenaux américains avaient prévenu l'Etat-major américain mais peut-être pas l'Etat-major français.

Mme Michèle Rivasi, co-rapporteure : Etiez-vous au courant, lorsque vous étiez en Bosnie-Herzégovine, que les armes utilisées contenaient également de l'uranium appauvri ?

Mme Marie-Claude Dubin : Non, encore moins. Les premiers qui en ont parlé, ce sont les Américains. Les Français n'en ont jamais parlé. En Bosnie-Herzégovine, nous, journalistes, n'étions pas intégrés dans une armée en guerre, contrairement à ce qui s'est passé pendant la guerre du Golfe. Par ailleurs, en France, il y eu très peu de répercussions des aveux américains sur l'uranium appauvri.

Mme Michèle Rivasi, co-rapporteure : Pourtant, la France fabriquait des armes à uranium appauvri, mais l'information n'existait pas.

Mme Marie-Claude Dubin : On en fabrique, mais il paraît que l'on s'en est jamais servi. D'ailleurs je me demande toujours pourquoi nous fabriquons des armes dont on ne se sert pas.

M. Charles Cova, Vice-président : Ce sont des armes qui ont été fabriquées pour le char Leclerc, mais ce blindé lourd n'a pas été engagé dans le conflit en Bosnie-Herzégovine.

Mme Marie-Claude Dubin : Pendant l'ultimatum adressé aux Serbes pour qu'ils arrêtent de bombarder Sarajevo, je me trouvais sur le porte-avions Foch. J'ai vu de nombreuses munitions destinées à être larguées sur Sarajevo, mais je suis incapable de reconnaître un obus à l'uranium appauvri d'un autre obus !

M. Bernard Cazeneuve, Président : Mme Dubin, je vous remercie infiniment de votre témoignage.

Audition de MM. Gilles FERNANDEZ,
Directeur du Centre d'études du Bouchet,
Jean-Pierre LHOTE, Directeur des opérations « NBC »
à la Délégation générale pour l'Armement (DGA),
Daniel MORONVALLE, Chargé du développement et de l'acquisition du matériel de protection et de décontamination au Service des Programmes Nucléaires (SPNuc)

(Extrait du procès-verbal de la séance du mardi 16 janvier 2001)

Présidence de M. Bernard Cazeneuve, Président

M. Bernard Cazeneuve, Président : Mes chers collègues, nous accueillons ce matin trois responsables de la Délégation générale pour l'Armement (DGA), M. Jean-Pierre L'Hôte, du département « vulnérabilité des systèmes et des hommes » (VHS), M. Daniel Moronvalle, spécialiste de la protection-décontamination « NBC » et M. Gilles Fernandez, directeur du Centre d'essais et d'expertise du Bouchet, en région parisienne.

Si la mission a estimé nécessaire de procéder à l'audition de ces techniciens, c'est qu'il lui est apparu, au cours des différentes auditions, que certaines questions relevant de cette sphère de compétence méritaient d'être précisées. Notre attention s'est plus spécialement portée sur les systèmes d'alerte et de détection des toxiques et les moyens de protection collective et individuelle face aux menaces de type « NBC ».

Au long de nos travaux, nous avons été confrontés à un certain nombre d'interrogations sur ces sujets essentiels pour la protection et la santé de nos soldats. Il nous importe en effet d'en savoir plus sur la conception, la nature et l'évolution des matériels dans ces domaines. Sur ces sujets, nous avons bien l'intention de répondre à ces deux questions : qui fait quoi et qui est responsable de quoi ?

La mission d'information souhaite également savoir s'il existe un véritable suivi technologique des matériels une fois qu'ils ont été mis à la disposition des unités. Autrement dit, leur adaptation aux besoins et leurs conditions d'emploi opérationnel font-elles l'objet d'analyses et d'appréciations précises ? Les remarques des Chefs de corps et des Etats-majors sont-elles prises en compte, notamment à l'expérience d'opérations extérieures comme celles du Golfe et des Balkans ?

Je vous demande donc, Messieurs, avec l'ensemble des autres membres de la mission, de bien vouloir présenter vos responsabilités respectives et de faire un bref rappel de votre carrière au sein de la DGA en insistant plus particulièrement, le cas échéant, sur la continuité de votre expérience dans l'un des domaines intéressant notre réflexion. Puis, comme nous le faisons à chacune de nos séances, nous vous interrogerons de la façon la plus large et précise possible afin de pouvoir compléter notre information dans la perspective de la rédaction de notre rapport.

M. Gilles Fernandez, directeur du Centre d'études du Bouchet : Merci, M. le Président. Madame et MM. les députés, je commencerai par me présenter. Je dirige depuis septembre 1998 le Centre du Bouchet, qui est le centre expert de la DGA pour la défense nucléaire, biologique et chimique. Auparavant, j'ai eu, dans ma carrière, des responsabilités de natures assez différentes. De par ma formation initiale, je suis architecte naval et formé par la recherche en hydrodynamique, ce qui n'a pas grand-chose à voir avec le sujet d'aujourd'hui, mais j'ai été amené à aborder des sujets assez différents au cours de ma carrière, qui relevaient notamment de la discrétion acoustique ou encore des investissements. J'ai commencé à m'occuper d'affaires nucléaires, biologiques et chimiques au moment de la réforme de la DGA réalisée en 1997, en étant responsable des questions touchant à la prolifération et aux risques nucléaire, biologique et chimique dans la Sous-direction des affaires nucléaires, biologiques et chimiques.

On peut dire que, par comparaison avec mes collègues, je suis relativement nouveau dans le domaine nucléaire, biologique et chimique. Cela dit, cela fait un peu plus de deux ans que j'assure la direction du Centre d'études du Bouchet.

M. Jean-Pierre L'Hôte, directeur des opérations « NBC » : Je suis ingénieur civil à la DGA. Suite à la réorganisation intervenue dans les services de programmes en début d'année, j'ai été nommé directeur des opérations « NBC ». Ce travail consiste à piloter les développements et les acquisitions du matériel de défense « NBC ». J'effectue en fait ce travail depuis l'année 1997 au titre d'adjoint au Chef du département « vulnérabilité « NBC » des systèmes et des hommes », dans le cadre du Service des Programmes Nucléaires (SPNuc).

Je travaille à la DGA depuis 1974. Au début, je me suis occupé d'essais et de réalisations de matériels de défense nucléaire, puis j'ai été chargé de piloter les expertises, les développements et les acquisitions de matériels de défense nucléaire. Je participe également à des groupes de l'OTAN traitant de « NBC ».

M. Daniel Moronvalle, chargé du développement et des acquisitions des matériels de protection au Service des programmes nucléaires (SPN) : Je suis ingénieur divisionnaire d'études et de fabrication à la DGA, où je travaille depuis 1972. Je suis actuellement chargé du développement et de l'acquisition du matériel de protection et de décontamination à la fois collectif et individuel au département « vulnérabilité » du Service des Programmes Nucléaires et je l'étais auparavant au Centre d'études du Bouchet.

En parallèle, je participe aux réunions de l'OTAN sur la décontamination des matériels.

Auparavant, j'ai contribué à la conception des matériels de détection « NBC » en travaillant au bureau d'études du même service, puis j'ai été responsable des essais du matériel étudié.

M. Bernard Cazeneuve, Président : Très bien. Maintenant que les présentations sont faites, je vais vous demander de reprendre la parole sur le fond.

M. Gilles Fernandez : Je vais dire quelques mots d'introduction, afin de dresser la toile de fond du sujet en reprenant quelques idées qui me paraissent importantes dans ce domaine. Je le ferai assez brièvement, quitte à y revenir plus tard.

Le premier point que je souhaite indiquer, c'est que les équipements de défense, qu'il s'agisse de détection ou de protection - nous entrerons dans les détails tout à l'heure grâce à un exposé que M. Moronvalle a préparé -, doivent être considérés comme un élément d'un tout. La défense « NBC » comporte, en plus de ces équipements, des éléments très importants comme la préparation d'une mission ou de l'état des forces par l'utilisation des informations disponibles sur les menaces et par l'entraînement des forces. Elle comporte aussi, une fois en opération, la gestion tactique des événements. Les équipements s'insèrent donc dans ce tout. Ils ne sont pas définis dans l'absolu mais par rapport à des situations opérationnelles que l'Etat-major souhaite pouvoir gérer.

La deuxième idée que je souhaite aborder rapidement relève de la question que vous posiez tout à l'heure, M. le Président : il s'agit du rôle de la DGA dans cette affaire. La DGA est chargée de réaliser l'acquisition, c'est-à-dire la mise à disposition des forces, des équipements de défense ; à un petit détail près toutefois, puisque dans le cas des vêtements proprement dits, ce sont les commissariats, qui sont des services spécialisés des Armées, qui ont pour rôle d'effectuer l'achat. Les commissariats se chargent en particulier de l'achat des tenues « NBC » même si la définition en faite par la DGA. Cependant, on peut dire que, globalement, c'est la DGA qui se charge de l'acquisition.

A ce propos, je vous signale que la DGA a réformé sa façon de fonctionner, comme vous le savez déjà, en mettant en place, en 1997, une nouvelle organisation qui formalise la façon dont nous travaillons, en séparant davantage qu'auparavant les rôles d'experts, de spécialistes chargés de l'acquisition et les responsabilités confiées aux industriels pour le développement et la réalisation des équipements.

Cela m'amène à mon troisième point : les procédures utilisées pour définir ces équipements et les mettre à la disposition des forces. Il est prévu toute une chaîne bien formalisée d'opérations liées les unes aux autres. Cela commence par des études en amont. On les appelle en d'autres lieux des « recherches », mais nous parlons « d'études amont » parce qu'il s'agit de l'amont à quelque chose d'appliqué qui intervient ultérieurement. Ces études conduisent à ce qu'on appelait dans le passé des « développements exploratoires » et davantage maintenant des « démonstrateurs ».

Ces démonstrateurs une fois testés vont donner lieu à des développements conduisant à un ou plusieurs prototypes qui permettent de procéder à des évaluations afin de déterminer si on est dans la bonne direction et d'apporter éventuellement les aménagements s'ils sont nécessaires.

A partir de là, nous pouvons fabriquer ou faire fabriquer des préséries à l'issue desquelles doit être prononcée une qualification par la DGA, après avoir vérifié que l'on est, là aussi, dans la bonne direction à ce stade. Les Armées interviennent à ce moment pour procéder à des essais opérationnels. Nous pouvons les aider à le faire si elles en ont besoin. A l'issue de ces essais opérationnels par les Armées, celles-ci prononcent ce que nous appelons « l'adoption du matériel ». C'est seulement après l'adoption du matériel par les Armées que la production des équipements puis la mise en service vont être effectuées. Tout cela pour préciser qu'une procédure extrêmement rigoureuse est respectée pour la mise au point, la définition et la mise en service des équipements.

Je dirai maintenant un mot sur les fonctions qui sont attendues des équipements. Je définirai, pour simplifier, quatre grandes fonctions.

La première vise à permettre aux forces de savoir quand il faut se protéger. C'est ce que nous appelons, dans notre jargon, « la détection d'alerte ». Si un risque apparaît, il faut savoir qu'il apparaît pour pouvoir se protéger.

La deuxième grande fonction est de savoir où est le danger, quelle est sa nature et, surtout, quand il disparaît. En effet, vous verrez tout à l'heure, en examinant les quelques équipements que nous avons apportés, que la protection contre les dangers « NBC » engendre une perte de confort et d'ergonomie. Il est donc important de pouvoir enlever les protections quand cela s'avère nécessaire. Pour ce faire, il convient d'assurer ce que nous appelons « la détection de contrôle ».

La troisième grande fonction consiste à faire en sorte que les forces puissent courir un risque minimal lorsqu'elles se trouvent en présence du danger - même si tout le monde sait que, dans tous les domaines, le risque zéro n'existe pas. C'est ce qu'on appelle « la fonction de protection ».

En quatrième lieu, lorsque des unités ont rencontré des agents « NBC », il faut les éliminer des matériels que les forces emploient. C'est ce qu'on appelle la « décontamination ».

Si vous le souhaitez, M. Moronvalle va maintenant vous présenter quelques photographies et quelques équipements.

En préalable de cette présentation, j'attire votre attention, d'une part, sur la grande variété des équipements de toutes sortes qui peuvent être employés et, d'autre part, sur le fait que l'année 1990, disons à l'époque de la guerre du Golfe pour simplifier, a correspondu à une période charnière dans l'évolution des équipements. En effet, certains équipements mis en service au moment de la guerre du Golfe dataient d'avant 1990, mais un peu dans l'urgence, certains matériels de nouvelle génération ont pu être mis à disposition des forces dès le début du conflit.

L'une des grandes idées que je voudrais souligner aussi, c'est que la protection vis-à-vis des agents de guerre chimiques ou biologiques est quelque chose de défini et qui n'évolue, au fond, qu'assez peu. Ce qui évolue surtout, ce sont les autres caractéristiques des matériels de protection, notamment le confort, c'est une donnée sur laquelle nous faisons porter nos efforts ainsi que sur la détection.

Je citerai une autre idée en tant que source d'évolution des matériels : la prise en compte et l'élimination de risques secondaires potentiels. A titre d'exemple, on peut citer le cas de l'amiante. Antérieurement à 1986, certains filtres comportaient une feuille de papier dans laquelle il y avait un peu d'amiante. Un laboratoire indépendant, c'est-à-dire non rattaché au ministère de la Défense, a démontré qu'il n'y avait pas de risques liés à cette présence d'amiante dans ces filtres. Néanmoins, à titre de précaution, les Armées ont pris l'initiative de retirer tous ces filtres du service et de les remplacer par d'autres en assurant la protection d'une autre façon. C'est un signe de la préoccupation d'évolution et d'amélioration que nous manifestons.

Enfin, d'autres évolutions sont motivées par l'expression du besoin des Armées qui vise à prendre en compte de nouveaux risques. Les équipements de défense visent, en principe, à se défendre contre des agents de guerre et non pas contre autre chose. C'est ainsi que les Armées se sont récemment rendues compte qu'en opération, sur le terrain, elles pouvaient être mises en présence de toxiques industriels libérés dans les combats pour diverses raisons. Elles ont donc demandé que leurs matériels « NBC » puissent évoluer dans ce sens.

C'est une amorce de réponse à une question que vous avez posée tout à l'heure : nous sommes en dialogue constant avec les Armées pour faire évoluer les équipements en fonction des besoins qu'elles expriment.

Pour conclure, je dois ajouter une chose dont j'ai oublié de parler tout à l'heure. Vous avez ici la représentation de deux services différents au sein de la DGA : M. L'Hôte et M. Moronvalle appartiennent au département « vulnérabilité des systèmes et des hommes » qui est, au sein de notre organisation, le département chargé de l'acquisition des matériels. Il est mon client principal. En tant que directeur d'un centre d'expertise, je suis là pour leur fournir des prestations « d'études » et d'évaluation. Je travaille donc beaucoup sur des contrats car toute notre activité est maintenant contractualisée. Ces contrats sont établis avec le service représenté par mes deux collègues.

M. Daniel Moronvalle : J'ai préparé une liste qui n'est pas exhaustive mais qui va couvrir l'essentiel des matériels de protection individuels. Je n'ai amené que du matériel individuel et non pas de matériel collectif.

(La suite de l'exposé effectué à partir de projections d'images.)

Je vous présente un combattant ayant revêtu une tenue « NBC » datant d'avant 1990. J'ai pris comme période charnière l'année 1990. En effet, vous verrez, avec les dates d'adoption, que - c'est un hasard - la plupart des matériels ont évolué à partir de cette année-là. Vous voyez qu'il a un ancien masque et une tenue qui n'est pas très confortable.

Voici la liste des matériels en service avant 1990 : tout d'abord le détecteur nucléaire DOM DOR 309 qui a été adopté en 1988, et le stylo dosimètre. En matière chimique, l'alerte était donnée par le Detalac. Nous avons amené ces matériels avec nous.

La deuxième phase, celle du contrôle et de l'identification, était assurée par le papier détecteur, les détecteurs individuels de neurotoxiques et la trousse de détection qui permettait de contrôler et d'identifier le danger et de lever l'alerte.

En cas de contamination, le matériel en service à cette époque était le gant poudreur. Je vous signale que ce matériel est toujours en service et que nous prévoyons qu'il le reste dans les années à venir car il remplit parfaitement son rôle.

J'en arrive à la tenue S3P. Elle a été mise au point avant la guerre du Golfe, si bien que les forces impliquées dans cette opération avaient cette tenue. Elle était déjà plus confortable que la précédente. La tenue « NBC » outre-mer-TOM a été adoptée en octobre 1990. On en a envoyé et distribué un certain nombre au Golfe, mais tous les personnels du Golfe n'en ont toutefois pas disposé. Cette même tenue avait été déclinée dans une autre couleur, avec un bariolage destinée aux opérations en « Centre Europe ».

Actuellement, nous avons en service l'appareil normal de protection à visière panoramique qui a été adopté le 6 août 1990 - on retrouve donc toujours l'année 1990 -, que tous les personnels de l'armée de l'Air possédaient lors de la guerre du Golfe et qui a été distribué à 6 000 exemplaires pour les personnels de l'armée de Terre.

En ce qui concerne la cartouche filtrante, nous disposions de la 61/63 à l'époque de la guerre du Golfe ; vous l'avez vue dans le précédent transparent qui vous a été projeté. Depuis 1993 et 1995, nous disposons de nouvelles cartouches, plus légères avec des pertes de charges plus faibles. Enfin, depuis 1999, nous avons pris en compte, en plus du risque « NBC », le risque industriel avec des cartouches qui arrêtent des choses comme l'ammoniaque ou d'autres types de gaz que l'on peut rencontrer sur le champ de bataille.

S'agissant des autres équipements, on citera les gants en cuir avec les sous-gants carbonés, les chaussettes carbonées et les tenues carbonées que vous avez vues précédemment (la S3P en version TOM ou TTE).

En matière de détection nucléaire, le détecteur DOM DOR 309 et le stylo dosimètre JER sont toujours en service. En revanche, nous avons connu une évolution notable pour le matériel d'alerte et de contrôle chimique avec l'AP2C qui est maintenant diffusé dans les Armées et qui a été adopté à la fin du mois de décembre 1990. Nous en avons distribué un certain nombre dans le Golfe. Une grande partie de ce matériel a été attribuée au Service de santé des Armées pour le tri des malades.

Mme Michèle Rivasi, co-rapporteure :  Je voudrais vous interrompre, si c'est possible et si cela ne vous dérange pas. En effet, comme j'ai des questions techniques à vous poser, autant le faire tout de suite.

Les soldats n'ont pas disposé de ce type d'appareils, d'après ce que vous dites, puisqu'il n'a concerné que le Service de santé des Armées ; que détectent-ils du point de vue chimique ?

M. Daniel Moronvalle : Ils comportent deux voies : une voie qui détecte le phosphore et l'autre qui détecte le soufre, ce qui couvre la quasi-totalité des toxiques de combat actuellement recensés.

Mme Michèle Rivasi, co-rapporteure :  Ils les détectent en temps réel ?

M. Daniel Moronvalle : Oui. Le temps de réponse est d'une ou deux secondes.

Mme Michèle Rivasi, co-rapporteure :  Quel est le seuil de détection ?

M. Daniel Moronvalle : Je vais vous le dire après avoir consulté mes fiches pour ne pas vous dire de bêtises.

M. Gilles Fernandez : Je me permets d'intervenir pendant que M. Moronvalle recherche les informations techniques, pour préciser le terme « détection ». En effet, j'ai cité tout à l'heure les différentes fonctions d'alerte et de contrôle et il faut que vous sachiez que, les quelques exemplaires de ce type d'appareils qui ont été livrés dans le Golfe, remplissaient une fonction de contrôle et non pas d'alerte. Ils devaient servir à vérifier, après une alerte, s'il y avait ou non contamination. Il convenait de préciser ce point.

L'AP2C est un appareil destiné, dans la version de base, à faire du contrôle. Ensuite, il a connu des évolutions qui lui ont permis de fonctionner en mode alerte. J'en ai un exemplaire dans mon sac. Je pourrai vous le montrer si vous le souhaitez. Je tenais à faire cette précision parce que ce n'est pas comme le Detalac qui, par vocation, est un appareil d'alerte.

M. Claude Lanfranca, co-rapporteur : Puisqu'on parle du Detalac, je voudrais avoir quelques précisions. Le Detalac se déclenche lorsqu'il est au contact du gaz recherché ou de l'alerte ; or un général nous a dit ici : « Nous déclenchions, nous, les Detalac lorsque nous savions que des Scuds allaient être envoyés ». Par ailleurs, on nous a dit : « il y avait des fausses alertes ; ils se déclenchaient tout seuls ». Je voudrais donc savoir si cela est possible.

Mme Michèle Rivasi, co-rapporteure :  Pouvez-vous nous montrer un Detalac ? En avez-vous un avec vous ?

M. L'Hôte sort un appareil Detalac d'un sac et l'installe sur une table.

M. Gilles Fernandez : Cet appareil est comme n'importe quel appareil que l'on met en route à un moment donné. Quand je dit « on », je veux parler des Armées et des éléments opérationnels qui sont sur le terrain. Lorsque ces personnels estiment qu'ils sont dans une situation où ils vont peut-être rencontrer un risque, ils vont l'allumer pour être prévenus si le risque se concrétise ; ensuite, cet appareil réagit à une concentration de produits qui se présentent et qui pénètrent dans l'appareil, par une partie qui est une sorte d'aspirateur.

L'air ambiant rentre dans l'appareil, passe dans une flamme et les produits qui se trouvent à l'intérieur, soumis à la flamme, réagissent en émettant une lumière. Un système optique permet de détecter cette lumière dont les caractéristiques signalent le produit détecté.

Il faut réaliser, avec ces appareils, qu'à technologie donnée on ne peut pas avoir en même temps une grande sensibilité de détection afin d'être bien protégé et une probabilité de fausse alarme très faible. Autrement dit, si on choisit de détecter à coup sûr tout ce qui se présente, on règle la sensibilité très bas et on va attraper tous les agents qui se présentent comme des interférents ou des parasites, si bien que l'on pourra avoir une vraie alerte mais, souvent, une fausse alarme.

Par conséquent, quand on dit : « cela se déclenchait tout seul », il faut savoir qu'en fait, cela réagissait, comme on le souhaitait, à tout ce qui passait, si je puis dire, pour pouvoir adopter une protection, parce qu'il vaut mieux se protéger pour rien que d'être atteint par une chose que l'on n'a pas vue. Evidemment, on peut régler l'appareil sur une sensibilité plus forte afin de moins détecter les interférents mais, du coup, il sera peut-être un peu moins fiable. Il est évident qu'il vaut mieux régler l'appareil afin qu'il soit plus sensible et être prévenu pour rien que de ne pas être prévenu en cas de problème. D'où des alarmes jugées parfois intempestives.

Mme Michèle Rivasi, co-rapporteure :  Que détecte le Detalac ?

M. Daniel Moronvalle : Tous les organophosphorés.

M. Gilles Fernandez : Car il détecte le phosphore (uniquement le phosphore).

M. Claude Lanfranca, co-rapporteur : Si vous me permettez d'intervenir, je souhaiterais que ce soit bien clair, car c'est important pour moi afin de poursuivre. Quand un général nous dit : « on déclenchait », cela veut dire que l'on activait l'appareil et que l'on pouvait avoir de fausses alertes parce qu'on avait détecté un parasite ?

M. Daniel Moronvalle : Une allumette, par exemple : c'est du phosphore !

M. Claude Lanfranca, co-rapporteur : D'accord ! Donc il est possible de dire qu'il y a eu des alertes qui n'étaient pas des vraies alarmes ?

M. Gilles Fernandez : C'est tout à fait possible. C'est même voulu. C'est un prix à payer, à technologie donnée. En revanche, dans l'évolution des matériels, il est évident que nous essayons de diminuer ce prix à payer grâce à des améliorations, mais c'est là le progrès de la science et de la technique.

Mme Michèle Rivasi, co-rapporteure :  Quel est le seuil de détection ?

M. Daniel Moronvalle : Pour un organo-phosphoré non persistant, si pendant deux secondes vous avez une concentration de 2 mg/m³, l'appareil se déclenche.

Mme Michèle Rivasi, co-rapporteure :  2 mg/m³, c'est un seuil assez élevé !

M. Daniel Moronvalle : J'ajoute que, pour un non-persistant, vous avez aussi un déclenchement à 0,1 mg/m³, mais sur deux minutes.

Mme Michèle Rivasi, co-rapporteure :  Votre seuil n'est pas très faible, contrairement à ce qui est dit, parce que 2 mg/m³, c'est énorme !

Je me pose une question par rapport à votre pratique, puisque vous dites que vous faites une « remédiation » en fonction de ce qui s'est passé sur le terrain. Nous avons des témoignages selon lesquels plusieurs Detalac ont fonctionné et je voudrais donc savoir comment vous procédez quand le Detalac fonctionne. Vous avez indiqué tout à l'heure que vous aviez une trousse qui permet d'affiner les choses. Y a-t-il une membrane que vous prélevez et qui vous permet ensuite de connaître la nature du gaz, ce qui correspond uniquement à un rôle d'alerte mais non pas de détection sur la nature des gaz, et comment faites-vous pour arrêter une alerte ? C'est ma première question.

Ma deuxième question est la suivante : en fonction du nombre de Detalac qui ont fonctionné, pouvez-vous dire si, oui ou non, des gaz neurotoxiques ont été détectés par les appareils ?

M. Daniel Moronvalle : Effectivement, Mme la Députée, il y a une membrane dans la trousse qu'on appelle la TDCC - la trousse de détection de contrôle chimique. Vous avez une membrane et vous pompez pour avoir un volume d'air suffisant et, surtout, constant. Sur cette membrane, vous mettez des réactifs colorés et, en fonction de la couleur, vous pouvez dire s'il y avait quelque chose et identifier cet élément. Vous pouvez à la fois contrôler qu'il y avait effectivement quelque chose et identifier le produit en cause.

Mme Michèle Rivasi, co-rapporteure :  Sur la membrane que vous prélevez sur le Detalac ?

M. Daniel Moronvalle : ...Non, cela n'a rien à voir. Sur le Detalac, il n'y a pas de membrane. Il n'y a qu'une flamme.

Mme Michèle Rivasi, co-rapporteure :  Ce ne sont pas les mêmes protocoles. Sur le Detalac, on a un préleveur d'air qui va aspirer. En fait, tous les appareils fonctionnent un peu de la même façon : il faut aspirer de l'air. A la suite de cette aspiration, je présume que des poussières se mettent sur votre membrane...

M. Gilles Fernandez : Non ! Cela passe dans une flamme qui fait réagir les protocoles.

M. Daniel Moronvalle : La flamme change de couleur.

Mme Michèle Rivasi, co-rapporteure :  D'accord. Imaginons qu'il y a une alerte et que vous avez votre trousse.

M. Gilles Fernandez : Nous ne l'avons pas car nous n'y sommes pas.

Mme Michèle Rivasi, co-rapporteure :  Je parle d'un point de vue opérationnel.

M. Gilles Fernandez : La première chose, c'est que, lorsqu'il y a une alerte, on se couvre, parce que les temps nécessaires entre l'alerte et le contrôle ne sont pas les mêmes. La première réaction, c'est donc de dire : il y a une alerte et les forces doivent se protéger, sachant qu'une fois qu'elles sont protégées, elles ont le temps de réagir. Après quoi on procède à la détection de contrôle.

Il faut savoir qu'à l'époque où il n'y avait pas l'AP2C, qui permet d'avoir une détection de contrôle plus commode parce que sa technologie est plus récente, il y avait cette trousse qu'on vous présente ici, ainsi que des détecteurs individuels. J'ai aussi ces détecteurs que je peux vous montrer.

Mme Michèle Rivasi, co-rapporteure :  C'est ce qui était en service avait pendant la guerre du Golfe ?

M. Gilles Fernandez : Oui. C'est un système qui est tout simplement une pompe et qui permet d'absorber de l'air et de faire un contrôle.

Mme Michèle Rivasi, co-rapporteure :  Il prend la même quantité que le Detalac ?

M. Daniel Moronvalle : Non, parce qu'il n'est pas au même endroit. En fait, sous le vent, on installe le Detalac à 300 mètres de distance de manière à avoir en plus un temps de réaction.

M. Claude Lanfranca, co-rapporteur : La flamme est-elle visible à 300 mètres ?

M. Daniel Moronvalle : Non bien sûr. En fait, on a un fil et ce cadran est reporté à 300 mètres. Cela permet à la fois une alerte sonore et lumineuse.

M. Bernard Cazeneuve, Président : Mme Rivasi a dit à l'instant qu'une sensibilité de l'appareil calibré à 2 mg/m³, c'est énorme ! Vous avez réagi par une moue un peu dubitative. Quel est votre avis là-dessus ? Pouvez-vous nous donner, sur ce sujet, qui est important, des éléments précis d'appréciation ?

M. Gilles Fernandez : Je dirai deux choses, et ce n'est pas une façon d'éviter de répondre...

M. Bernard Cazeneuve, Président : Je vous pose la question pour que vous puissiez y répondre.

M. Gilles Fernandez : Premièrement, je pourrais dire que les spécifications des Armées étaient faites comme cela, ce qui est vrai.

Au-delà de cet argument, on considère habituellement que, dans les pires conditions de concentration, à partir du moment où il y a une détection, on dispose de deux minutes et demi ou trois minutes pour se protéger quand on est en présence de ces concentrations, c'est-à-dire pour que le risque ne devienne pas un danger. Revêtir le masque, prend quelques secondes, d'où l'importance de ce que je disais tout à l'heure. En effet, l'équipement est l'élément d'un tout et l'entraînement des forces est très important parce que, en cas d'alerte, il faut effectivement que, dans les quelques secondes qui suivent, les soldats mettent leur masque, ce qui suppose que la tenue soit déjà prête. Il ne leur reste plus alors qu'à mettre le masque et la capuche, ce qui prend quelques secondes.

Cela est compatible, même s'il ne faut pas s'endormir, avec les procédures d'équipement et de protection.

M. Bernard Cazeneuve, Président : Je comprenais la question de Mme Rivasi de la façon suivante : 2 mg/m³, c'est énorme, ce qui veut dire que cet appareil pourrait ne pas détecter des produits chimiques en dessous de ce dosage alors que, au-dessus, la présence de toxiques chimiques est possible. S'agit-il de cela ?. Est-ce bien la réalité ? Est-ce que, au-dessous de ce dosage, qui est considéré par Mme la co-rapporteure comme étant important, cet appareil ne détecte pas des produits chimiques, auquel cas les militaires ne seraient pas amenés à se protéger ?

M. Gilles Fernandez : Quand on parle de seuil, c'est bien ce que cela veut dire. Mais cela signifie aussi que le risque tel qu'il a pu être évalué par un ensemble d'arguments - que je ne connais pas en détail parce que je n'étais pas là au moment où cela a été fait, mais dont je connais l'esprit -, a fait intervenir plusieurs acteurs du ministère de la Défense, du Service de santé des Armées, des Etats-majors, etc. Les Etats-majors, à partir de tous les éléments qu'ils peuvent avoir, notamment sur le plan technique et sur les possibilités de la technologie, émettent un besoin qui détermine la conception de cet appareil qui vaut mieux que ne rien avoir.

Mme Michèle Rivasi, co-rapporteure :  Je suis tout à fait d'accord.

M. Gilles Fernandez : Le choix consiste à avoir le meilleur de la technologie disponible ou ne rien avoir.

M. Bernard Cazeneuve, Président : Je souhaite, sur ce point qui ne me paraît pas neutre, que nous puissions avoir des éléments précis, quitte à vous poser des questions plus pointues auxquelles nous vous demanderons de répondre par écrit.

Mme Rivasi dit que 2 mg/m³, cela était considérable. Nous n'allons pas écrire cela dans notre rapport si on ne met pas des éléments d'appréciation et de comparaison. D'après ce que dit Mme Rivasi - et c'est très important -, en deçà de ce seuil qui est considéré par elle comme étant important - ce que je ne suis pas en mesure d'apprécier -, l'appareil ne détecte rien alors qu'il peut y avoir des produits chimiques en deçà de ce seuil qui, n'étant pas détectés par l'appareil, peuvent atteindre les soldats non prévenus et qui, par conséquent, ne sont pas protégés.

Je voudrais que vous apportiez une réponse précise à cette question : peut-il y avoir des neurotoxiques en deçà de ce seuil considéré par la co-rapporteure comme étant considérable ? Si oui, pourquoi ne l'a-t-on pas pris en compte ? Quel impact cela peut-il avoir sur les soldats ? Comment se protègent-ils dès lors qu'ils ne sont pas prévenus ?

M. Jean-Pierre L'Hôte : L'appareil résulte d'un compromis sur ce qu'il est possible de faire techniquement dans des conditions de terrain pour une sensibilité donnée. Ce seuil correspond en fait à l'apparition de risques graves pour le soldat. On a dit tout à l'heure que l'appareil était déporté d'environ 400 mètres par rapport au lieu où se trouvent les troupes. Le but de l'appareil est de fournir une alerte pour que les troupes puissent mettre le masque, sachant qu'une fois qu'elles l'ont mis, elles sont protégées.

M. Bernard Cazeneuve, Président : Il y a deux données à distinguer. Vous pourriez vous trouver face à l'impossibilité technique, dans des conditions opérationnelles, de détecter une alerte chimique en deçà du seuil de 2 mg/m³. C'est une réponse. Cela veut dire que, techniquement, vous n'êtes pas en mesure de le faire. Mais ce n'est pas parce que, techniquement, vous n'êtes pas en mesure de le faire que cela est inoffensif d'un point du vue sanitaire. Ce sont donc deux problèmes différents.

Si la réponse que nous donne la DGA sur ce sujet est : « on ne peut pas descendre en deçà de 2 mg/m³ parce que toutes les expérimentations techniques auxquelles nous avons procédé montrent qu'en situation opérationnelle, il n'est pas techniquement possible, de déceler en deça du seuil de 2 mg/m3 », je prendrais acte du fait que le Detalac détecte dans un cadre techniquement défini par les Armées compte tenu de ce que sont les conditions opérationnelles. C'est une première réponse.

La deuxième question qui nous intéresse directement, compte tenu de ce qu'est notre mission, est la suivante : ce seuil est-il sanitairement acceptable pour les soldats ? Nous attendons cette réponse.

M. Gilles Fernandez : Je comprends très bien la distinction que vous faites, M. le Président. J'ai deux compléments à vous apporter.

Tout d'abord, quand on dit qu'on ne peut pas détecter en dessous de ce seuil, il faut employer le passé parce que, depuis dix ans, nous avons évolué, en particulier sur le sujet.

M. Bernard Cazeneuve, Président : C'est vrai, mais nous nous intéressons à ce qui se passait il y a dix ans.

M. Gilles Fernandez : Je le précise simplement pour être complet.

Deuxièmement, si on parle d'effet sur le combattant, il me semble que les médecins seraient mieux placés que nous pour y répondre. Nous entrons dans un domaine qui est vraiment celui de l'effet sur l'individu. Le seuil n'est pas celui que nous définissons nous-mêmes : c'est un seuil qui est spécifié par l'Etat-major en fonction d'un certain nombre d'arguments et d'éléments différents qu'il prend en compte : certains de ces éléments étant médicaux, d'autres techniques. Le meilleur compromis qui lui paraît devoir être recherché, compte tenu des différents aspects pris en compte, qui vont de l'ergonomie à la facilité d'emploi et à la fiabilité, aboutit à une spécification de l'Etat-major.

M. Bernard Cazeneuve, Président : Je comprends votre réponse. En même temps, il nous importe de savoir si, lorsque la DGA conçoit des protocoles techniquement éprouvés, elle discute avec les autorités sanitaires pour savoir si tout cela a un sens. Ces appareils sont quand même faits pour détecter des risques qui, s'ils étaient avérés, pourraient avoir des conséquences sanitaires assez tragiques.

M. Gilles Fernandez : C'est à peu près cela. Bien sûr, nous connaissons nos correspondants du Service de santé des Armées. En réalité, ce sont les Etats-majors qui discutent avec les services sanitaires et la DGA pour se faire une idée sur la bonne spécification à retenir pour un matériel. Quand je dis « la bonne », il n'y a pas d'idéal en la matière. Cela résulte simplement d'un certain nombre d'itérations.

En fait, je simplifie en parlant des besoins exprimés par l'Etat-major, car il est vrai que, dans la façon dont nous travaillons quotidiennement sur nos équipements, nous voyons très souvent nos homologues de l'Etat-major et du Service de santé des Armées. Toutefois, le responsable de l'expression des besoins étant l'Etat-major, pour présenter les choses sur le plan formel, ce sont les Armées qui discutent avec les services sanitaires d'un côté et avec nous d'un autre côté pour essayer d'arriver au meilleur compromis pour un état donné de la technologie.

M. Bernard Cazeneuve, Président : Je souhaite que nous posions trois questions au ministère de la Défense.

Première question : comment s'élaborent techniquement, au sein de la DGA, les protocoles de mise en _uvre de ce type de matériels ?

Deuxième question : comment se nouent les discussions avec le Service de santé des Armées ?

Troisième question : en deçà de ce seuil de 2 mg/m³, y a-t-il un risque sanitaire ?

Voilà les trois questions que je souhaite que l'on pose clairement, au terme de cette audition, au ministère de la Défense afin que nous puissions aller au-delà de cet échange au demeurant intéressant.

M. Jean-Louis Bernard : Je trouve qu'il y a un certain paradoxe. D'une part, Mme Rivasi laisse entendre que l'étalonnage serait situé à un niveau trop haut et qu'il ne permettrait pas de détecter des concentrations inférieures à 2 mg/m³. C'est ce que j'ai cru comprendre.

D'autre part, on nous dit - cela a été confirmé par les militaires - qu'il y a eu des fausses alertes et qu'une simple flamme contenant du phosphore peut être détectée. A ce moment-là, tout se passe comme si les Detalac étaient peut-être étalonnés un peu trop bas.

Autrement dit, si on effectue une détection infinitésimale qui pourrait correspondre à un taux de phosphore presque naturel, on pourrait mettre en doute, en fin de compte, l'utilité de l'appareil qui se déclencherait n'importe quand et qui « crierait au loup » alors qu'il n'y aurait pas de loup. Voilà ce que je veux dire.

M. Gilles Fernandez, directeur du Centre d'études du Bouchet : M. le député, vous avez parfaitement résumé la problématique. C'est tout à fait cela.

Mme Michèle Rivasi, co-rapporteure :  J'ai d'autres questions à vous poser. Vous venez de dire que vous aviez amélioré le Detalac par un seuil de détection plus faible. Pouvez-vous m'indiquer ce seuil de détection ?

M. Daniel Moronvalle : Il y a deux seuils pour l'AP2C : l'un pour le phosphore et l'autre pour le soufre. Sinon, j'ai les seuils de la trousse que je vous ai présentée et que je vous donnerai ensuite.

Pour le soufre, on en est à 420 microgrammes/m3 et, pour le phosphore, à 12 microgrammes/m3. Il y a eu un bond technologique : ce sont des microgrammes et non plus des milligrammes.

Mme Michèle Rivasi, co-rapporteure :  Vous voyez donc, que si ces seuils étaient justement trop bas, c'est-à-dire s'ils déclenchaient des alertes abusives, en quelque sorte et c'est toujours le problème des gens qui fabriquent des appareils : plus la technologie progresse, plus les seuils de détection sont bas. Du fait des améliorations technologiques, on a maintenant des seuils de détection beaucoup plus bas. Cela veut dire, M. le Président, qu'avec un seuil de détection plus bas, les gens qui fabriquent ces appareils ne peuvent pas dire qu'il pourra tout voir. Il n'empêche qu'il peut y avoir du phosphore et du soufre dans l'air, mais à des niveaux plus faibles.

Maintenant, je voudrais revenir sur votre déclaration, M. Fernandez. Vous dites que lorsque le Detalac fonctionne et qu'il détecte quelque chose, les soldats ont quelques minutes pour mettre le masque. D'après le schéma suivi, comme on place le Detalac à trois ou quatre cents mètres, cela veut-il dire que le temps que ce nuage arrive au niveau des soldats, on a deux à trois minutes pour qu'ils mettent leur masque et que cela ne poserait pas de problèmes sanitaires ?

M. Gilles Fernandez : Dans le pire des cas, en situation opérationnelle, le modèle est celui que vous évoquez. On dit habituellement - mais, là aussi, je pourrai vérifier et le préciser dans une réponse écrite - que l'on dispose de quelques minutes pour finir de revêtir la tenue, puisque vous savez qu'on a un certain nombre de situations d'alerte prédéfinies. En fonction de la situation tactique, les opérationnels se mettent en situation 1, 2, 3 ou 4. À partir du moment où la situation tactique est bien gérée - mais cela relève de l'art du militaire, si je puis dire -, s'il y a une alerte, il ne reste plus qu'à mettre le masque et la capuche. On a quelques minutes pour le faire. Je parle là du pire des cas.

Mme Michèle Rivasi, co-rapporteure :  Dans mon raisonnement, cela veut donc dire, qu'à 2 mg/m³ pour les persistants, puisque le seuil est plus faible pour les non-persistants, cela peut poser des problèmes sanitaires. Nous sommes d'accord ?

M. Daniel Moronvalle : Il faut le demander au Service de santé des Armées.

Mme Michèle Rivasi, co-rapporteure :  Si on a quelques minutes pour mettre le masque, c'est bien parce qu'à ce seuil, cela peut poser des problèmes sanitaires. Sinon, on ne le mettrait pas.

M. Gilles Fernandez, directeur du Centre d'études du Bouchet : Je ne répondrai pas à cette question parce que, encore une fois, c'est une assertion médicale. Je ne suis pas médecin. Je suis ingénieur, comme mes collègues. Nous définissons des équipements du mieux que nous le pouvons en fonction des technologies existantes. Nous travaillons par ailleurs à faire évoluer la technologie. Quant à l'affirmation qui consiste à dire qu'à partir de l'absorption de telle dose, il y a un problème médical, ce n'est pas de ma compétence.

M. Claude Lanfranca, co-rapporteur : Je pense, justement, que notre mission est de savoir à quoi ont été exposés nos soldats et de se rapprocher de la Commission des experts médicaux présidée par le Professeur Salamon pour leur préciser que les soldats auraient pu être exposés à des doses inférieures à 2 mg/m³. Je ne pense pas que ce soit aux techniciens de la DGA de répondre à une question d'ordre médical.

M. Gilles Fernandez, directeur du Centre d'études du Bouchet : Nous ne pourrions pas y répondre.

M. Claude Lanfranca, co-rapporteur : Il s'agit de savoir si les soldats ont été exposés ou non.

M. Bernard Cazeneuve, Président : On peut quand même imaginer que, lorsque le Detalac se met en marche à 300 mètres du lieu où se trouvent les soldats, s'ils ont trois minutes et demi pour mettre un masque, ce n'est pas parce que c'est mardi gras, mais bien parce qu'il existe un risque ! Il faut donc, sur ce sujet, interroger précisément l'Etat-major des Armées.

M. Gilles Fernandez : De mémoire, je peux dire que l'éventail des différentes situations opérationnelles considérées conduit à admettre que le délai ouvert pour se protéger à partir de l'alerte varie entre deux à trois minutes et une heure.

M. Bernard Cazeneuve, Président : Mme Rivasi pose une question sur laquelle vous dites que vous n'êtes pas compétent.

M. Gilles Fernandez : Sur l'effet médical, je ne suis pas compétent.

M. Bernard Cazeneuve, Président : C'est l'Etat-major des Armées qui assure le lien entre les soldats placés en situation opérationnelle et le Service de santé des Armées. L'Etat-major définit les protocoles d'utilisation des matériels sur le théâtre des opérations. Donc nous interrogerons précisément l'Etat-major des Armées sur ce point.

Mme Michèle Rivasi, co-rapporteure : Je souhaite vous reposer une question sur le Detalac car vous ne m'avez pas répondu. D'après les témoignages, plus de cinquante Detalac se sont déclenchés pendant la guerre du Golfe. Pouvez-vous nous dire si des documents existants permettent de savoir si, en fonction de l'alerte, une détection a été faite par des appareils un peu plus précis et si, il y a eu oui ou non des traces de neurotoxiques dans l'air ?

M. Gilles Fernandez : Je suis désolé de ne pas pouvoir répondre. Nous nous efforçons sincèrement de vous apporter les éléments que nous sommes en mesure de vous fournir mais nous ne détenons pas les enregistrements opérationnels. En tant que concepteurs ou acheteurs de matériels, nous n'avons pas ces documents opérationnels.

Après la guerre du Golfe, nous avons obtenu des Armées, un certain nombre de « retours d'expérience » - comme on dit dans notre vocabulaire - qui se sont faits de manière presque diffuse et continue. Le plus grand nombre de ces retours d'expérience a porté sur les conditions d'utilisation des équipements de protection et de défense en climat chaud. Cela nous a conduits à prendre en compte un certain nombre d'améliorations pour que leur ergonomie soit meilleure dans des situations de ce type.

Quant à l'amélioration des équipements en eux-mêmes, de leurs seuils de détection comme du fonctionnement, les évolutions avaient déjà été identifiées avant la guerre du Golfe. Les progrès à faire étaient déjà connus. Vous posez une bonne question mais elle avait déjà été examinée avant la guerre du Golfe et c'est le hasard qui a fait cela. La guerre du Golfe est arrivée juste au moment où l'on commençait à sortir les préséries et les prototypes l'AP2C. Ce besoin d'évolution était donc identifié avant les opérations du Golfe qui n'ont donc pas déclenché la modernisation de l'appareil.

Mme Michèle Rivasi, co-rapporteure :  Ce n'est pas vraiment la question que je vous pose. J'ai compris tout ce que vous avez dit sur le besoin d'avoir un appareil plus performant. Vous avez d'ailleurs précisé qu'il était sorti au mois de décembre 1990.

M. Gilles Fernandez : Il a été adopté à ce moment-là.

Mme Michèle Rivasi, co-rapporteure :  Si j'étais vendeur ou constructeur, je me demanderais s'il y a eu un retour d'expérience sur le fait que des Detalac ont fonctionné. Nous avons la preuve. Et, surtout, si cette trousse de détection a été utilisée, quels gaz neurotoxiques ont été détectés. Le fait que vous ne puissiez pas répondre à cette question me gêne.

M. Gilles Fernandez : J'y ai répondu par avance tout à l'heure en disant que le fait que ces appareils donnaient des fausses alarmes était accepté avant même qu'ils soient en service. C'est dans le principe même de l'utilisation de ces équipements. On sait que le prix à payer pour que ces appareils nous offrent une possibilité de se protéger, c'est qu'ils peuvent donner des fausses alarmes. On préfère cela au fait de ne pas se protéger.

Nous avons eu indirectement des retours d'expérience là-dessus mais, au fond, cela ne nous a rien appris puisque c'était voulu.

Mme Michèle Rivasi, co-rapporteure :  Cela veut-il dire que toutes les alertes qui ont été faites par le Detalac étaient des fausses alertes ?

M. Gilles Fernandez : Je n'en sais rien. Mais il n'est pas anormal qu'il y ait eu de fausses alertes.

Mme Michèle Rivasi, co-rapporteure :  Qui peut nous donner ce renseignement ?

M. Bernard Cazeneuve, Président : Vous avez indiqué tout à l'heure dans votre réponse à Mme Rivasi que vous ne disposiez pas des enregistrements opérationnels. Ces appareils comportent-ils des sortes de « boîtes noires » ou d'autres dispositifs mécaniques d'enregistrement ?

M. Gilles Fernandez : Non. Les enregistrements sont simplement des notes et des comptes-rendus de l'Etat-major.

M. Bernard Cazeneuve, Président : Des comptes-rendus opérationnels ?

M. Gilles Fernandez : Je ne suis pas familiarisé avec ces pratiques.

M. Daniel Moronvalle : S'il y a une alerte, cela donne lieu à un message « NBC ».

M. Charles Cova, Vice-Président : Y en a-t-il eu ?

M. Daniel Moronvalle: Il faut le demander à l'Etat-major.

M. Bernard Cazeneuve, Président : De la même manière que nous avons demandé les comptes-rendus quotidiens d'opérations, il faut demander au ministère de la Défense de nous transmettre l'intégralité de ces documents. En effet, c'est à partir de leur examen que nous pourrons conclure sur les conditions dans lesquelles les Detalac ont fonctionné. Je souhaite donc que nous puissions demander au ministère de la Défense, communication de la totalité des messages « NBC » émis.

M. Charles Cova, Vice-Président : M. Fernandez, vous êtes concepteur de l'appareil. Ne vous est-il pas venu à l'idée, à un moment ou un autre, après la guerre du Golfe, d'interroger l'Etat-major pour tenter justement de faire encore évoluer le matériel à la lumière du retour d'expérience de la guerre du Golfe ? C'est tout de même surprenant !

M. Gilles Fernandez : C'est un processus continu. Nous travaillons de façon quotidienne avec nos homologues de l'Etat-major. Le Service des Programmes Nucléaires, le département « vulnérabilité des systèmes et des hommes », qui est chargé de l'acquisition, serait mieux placé que moi pour en parler. Les Armées et nous ne relevons pas de deux mondes séparés. Nous discutons assez régulièrement des évolutions et améliorations nécessaires en fonction des situations rencontrées. M. L'Hôte peut vous dire un mot là-dessus.

M. Charles Cova, Vice-Président : Je poserai ma question autrement. A la lumière de ces échanges et dialogues permanents et diffus, comme vous l'avez dit vous-même, avez-vous été amenés à trouver quelque chose qui n'aurait pas « collé » et que vous pensiez pouvoir améliorer ?

M. Jean-Pierre L'Hôte : Je prendrai l'exemple de l'AP2C. En 1990, il était destiné au contrôle de contamination notamment pour vérifier qu'un véhicule n'est pas contaminé par des toxiques chimiques. En fait, nous avons profité de la bonne sensibilité de l'AP2C pour lui adjoindre un boîtier - celui que M. Fernandez tient dans la main - qui permet de faire l'alerte et de remplacer le Detalac. L'AP2C plus ce boîtier remplace le Detalac avec la sensibilité de l'AP2C.

M. Gilles Fernandez : C'est un résultat concret. Au départ, cet appareil n'était conçu que pour le contrôle. Grâce à ce qu'on appelle des « pipes », c'est-à-dire ces buses qui se trouvent devant, et à un système qui contient une logique électronique, les fonctions ont été étendues pour améliorer la technologie et parer aux défauts des Detalac.

M. Claude Lanfranca, co-rapporteur : Je voudrais relayer ma collègue Michèle Rivasi. Pour parler des fausses alertes. Je suppose que des tests ont été faits et qu'ils prouvent qu'il n'y avait rien. N'avez-vous pas eu communication de ces tests ?

M. Daniel Moronvalle : Les seuils sont très faibles. Avec cette trousse, on en est au microgramme/m3.

M. Gilles Fernandez : On peut dire que les équipements qui étaient mis à la disposition des forces permettaient, avec cet appareil ou les détecteurs individuels qui sont plus facilement portables, de faire des vérifications. Donc les équipements existaient. Maintenant, je ne peux pas vous rendre compte de l'emploi qui en a été fait sur le terrain.

M. Bernard Cazeneuve, Président : Je constate que cet équipement fonctionne et qu'il ne se déclenche pas ici, ce qui prouve que l'air, dans la salle de la Commission de la Défense, est à peu près sain...

M. Jean-Louis Bernard : Vous avez dû avoir des renseignements sur les systèmes de détection d'autres Armées, notamment des Américains, qui devaient utiliser un matériel différent, peut-être plus ou moins sensible. Y a-t-il eu également des fausses alertes, ou est-ce que vous ignorez tout de ce point ? Les matériels étaient-ils fondamentalement différents ?

M. Gilles Fernandez : Je vais laisser mes collègues experts de l'OTAN répondre.

M. Jean-Pierre L'Hôte : Les Américains, au moment de la guerre du Golfe, disposaient du matériel anglais, qui utilise un autre principe de détection, non pas à spectrométrie de flamme mais à mobilité ionique. En ce qui concerne les fausses alarmes, nous n'avons pas eu beaucoup de retours d'information mais on sait que ce matériel est également sensible à des interférents.

Mme Michèle Rivasi, co-rapporteure :  Ce que vous dites n'est pas précis. Pouvez-vous nous dire quelles sont les spécifications de cet appareil par rapport au Detalac ? Est-ce qu'il se déclenche aussi à 2 mg/m³ pour les persistants ? Essayez d'être plus précis par rapport à la question que pose notre collègue.

M. Jean-Pierre L'Hôte : Le matériel anglais, à l'époque, avait la sensibilité de l'AP2C.

Mme Michèle Rivasi, co-rapporteure :  Donc ils avaient un matériel beaucoup performant que le nôtre.

M. Daniel Moronvalle : Il y avait quand même douze AP2C comme celui-là pendant la guerre du Golfe.

Mme Michèle Rivasi, co-rapporteure :  Vous avez dit qu'ils ne concernaient que les services médicaux et non pas la détection au sein des troupes de terrain.

M. Gilles Fernandez : La détection et le contrôle. Quand les CAM anglais sont-ils sortis ? Je suppose que vous le savez, M. Moronvalle.

M. Daniel Moronvalle : On peut dire qu'ils sont donc sortis que peu de temps avant.

M. Gilles Fernandez : Ils ne sont donc sortis qu'un peu avant.

M. Bernard Cazeneuve, Président : Sur ce sujet, nous ne pouvons pas non plus nous contenter d'approximations. Nous demanderons donc la liste des matériels de ce type qui ont été utilisés pendant la guerre, où ils étaient situés et par qui ils étaient utilisés, etc.

M. Daniel Moronvalle : Le CAM de chez Graseby a strictement la même forme que celui-là et il est à mobilité ionique.

M. Charles Cova, Vice-Président : Je souhaite revenir sur une question qui a été posée : le matériel américain ou anglais était-il plus performant que le nôtre ?

M. Daniel Moronvalle : Le CAM a un seuil de sensibilité équivalent à l'AP2C.

M. Bernard Cazeneuve, Président : Je parle de connaître l'utilisation des matériels que vous nous présentez, de ces AP2C, puisque vous dites qu'il y en avait pendant la guerre du Golfe.

M. Gilles Fernandez : Douze ont été livrés, en effet...

M. Daniel Moronvalle : Dont six ou sept au Service de santé des Armées.

M. Bernard Cazeneuve, Président : Nous allons nous le faire préciser. Pourrez-vous nous remettre les fiches que vous avez entre les mains ?

M. Daniel Moronvalle : Oui, ce sont des fiches commerciales. De toute façon, la plupart de ces appareils sont obsolètes.

M. Aloyse Warhouver : La DGA a-t-elle eu beaucoup de commandes, depuis la guerre du Golfe, pour ce type de matériels ?

M. Daniel Moronvalle : Ce n'est pas nous qui les vendons mais les industriels. Cependant, je sais que l'AP2C a été plutôt bien exporté.

M. Gilles Fernandez : Je n'ai pas en tête la liste des exportations qui ont été faites parce que, comme l'a dit mon collègue, ce sont les industriels qui exportent. Je sais simplement, pour l'avoir vu récemment, qu'Israël l'a adopté en lui faisant d'ailleurs subir un certain nombre de tests. Les Israéliens ne l'ont pas pris au hasard. En fait, le CAM et cet appareil étaient en concurrence. Israël a testé les deux. Ce pays a finalement choisi l'AP2C. Les Anglais étaient un peu en avance car, au départ, ils ont choisi une technologie différente de la nôtre. Néanmoins, au final, il semble que nous soyons mieux placés. Ensuite, c'est l'histoire des technologies...

M. Aloyse Warhouver : ...Il faut le faire savoir, quand même.

M. Charles Cova, Vice-Président : Vous dites que, depuis la guerre du Golfe, les industriels ont été saisis de demandes accrues par rapport à la période précédente. Si le développement du matériel a pu inciter les Etats-majors à s'en doter, ils ont pu également décider de le faire à la lumière des incidents qui se sont passés dans le Golfe. Quelle est la bonne version, à votre avis ?

M. Daniel Moronvalle : C'est ce qui était prévu avant. Le Detalac arrivait au bout de ses possibilités. Il y a eu un changement de technologie. Tous nos matériels évoluent régulièrement. Au fur et à mesure que les technologies progressent nous réalisons soit une nouvelle version - c'est pourquoi vous avez souvent un matériel « F1 », « F2 », « 63 », « 67 » -, soit un nouveau matériel. C'est en permanence que nous faisons évoluer nos matériels. Les Etats-majors retiennent, en principe, la dernière version lorsqu'elle a été adoptée et a fait ses preuves.

Mme Michèle Rivasi, co-rapporteure :  Je vais sortir un peu du sujet du Detalac, puisqu'on ne sait pas s'il y a eu des alertes caractérisées.

M. Daniel Moronvalle : Elles ont à chaque fois fait l'objet d'un contrôle postérieur.

Mme Michèle Rivasi, co-rapporteure :  Oui, mais combien y a-t-il eu d'alertes et de contrôles positifs ou négatifs ? C'est la question qui nous intéresse.

J'en viens au radiamètre, votre appareil sur la radioactivité. Quel est son seuil de détection ? Quelle est sa spécification ? A-t-il été utilisé pendant la guerre du Golfe ? Vous allez me dire aussi que vous n'avez pas eu les messages mais savez-vous s'il y a eu des détections de radioactivité pendant la guerre du Golfe ?

M. Jean-Pierre L'Hôte : Le seuil du radiamètre est de 10 microgray par heure. Là aussi, nous n'avons pas de retour sur les détections en ce qui concerne la guerre du Golfe. C'est un radiamètre qui a été développé pour détecter le rayonnement gamma et là il vous faudra également poser la question à l'Etat-major.

M. Moronvalle présente le radiamètre aux membres de la mission.

Mme Michèle Rivasi, co-rapporteure :  Nous poserons donc la question à l'Etat-major, M. le Président.

Vous avez eu vent de la polémique qui a surgi dans les médias au sujet de l'utilisation d'armes à base d'uranium appauvri pendant la guerre du Golfe. Différentes organisations ont détecté une certaine contamination de l'environnement. Il est donc assez intéressant, vis-à-vis des retours d'information dont nous disposons, de voir si ce type d'appareils est capable de détecter quelque chose, sachant que l'uranium est un émetteur gamma faible.

Par conséquent, pouvez-vous nous dire en tant qu'experts si cet appareil est capable de déceler quelque chose par rapport à un obus à base d'uranium appauvri ?

M. Jean-Pierre L'Hôte : Je ne peux pas vous le dire en ce qui concerne l'appareil tel qu'il est. Nous avons actuellement des sondes annexes à l'appareil qui ont été développées dans le cadre des risques technologiques. Il n'y a pas que l'uranium qui est concerné ; c'est aussi le cas d'un certain nombre de sources ponctuelles qui peuvent se trouver sur le terrain. Nous avons donc développé des sondes alpha, des sondes bêta et des sondes de grande sensibilité qui permettent de détecter pratiquement tous les radioéléments pouvant exister sur le terrain.

Mme Michèle Rivasi, co-rapporteure :  Mais pouvez-vous répondre à ma question sur cet appareil qui était utilisé pendant la guerre du Golfe ?

M. Jean-Pierre L'Hôte : Nous n'avons jamais eu l'occasion de tester cet appareil vis-à-vis de l'uranium appauvri. En fait, nous n'avons jamais été confronté à cette question.

Mme Michèle Rivasi, co-rapporteure :  Et vous n'avez jamais eu la curiosité de vous poser vous-même la question ?

M. Jean-Pierre L'Hôte : On ne peut pas revenir en arrière !

M. Bernard Cazeneuve, Président : Il faut replacer les choses dans leur contexte. On ne peut pas vous reprocher de ne pas avoir enregistré l'impact de l'uranium appauvri avec cet appareil puisque personne ne savait qu'on l'utilisait. On ne peut pas inventer la machine à remonter le temps. Vous ne pouvez pas retourner en 1991 et mesurer l'impact en radioactivité du bombardement d'un char à l'uranium appauvri.

M. Gilles Fernandez : La question qui se pose aujourd'hui n'était pas posée à l'époque, en tout cas pas à nous.

M. Jean-Pierre L'Hôte : La question globale des risques radiologiques au niveau de l'OTAN, parce qu'il n'y a pas que le problème de l'uranium, s'est posée, en fait, à partir de l'année 1995.

Mme Michèle Rivasi, co-rapporteure :  En 1994 et 1995.

M. Jean-Pierre L'Hôte : On a alors développé des sondes. Je peux vous dire qu'une sonde, en particulier, permet de détecter l'uranium sur sa raie gamma à 150 keV. C'est un problème qui n'existait pas en 1990.

Mme Michèle Rivasi, co-rapporteure :  Je vais formuler différemment ma question. Les militaires qui sont au Kosovo ou qui étaient en Bosnie en 1994-1995 avaient-ils des détecteurs plus sophistiqués que celui-là, notamment avec des sondes bêta ?

M. Jean-Pierre L'Hôte : A l'époque, il existait une sonde bêta. Il existe une sonde bêta avec cet appareil qui arrive à détecter les rayonnements bêta. Je n'ai pas d'informations mais on pourrait faire éventuellement des essais pour le constater.

M. Bernard Cazeneuve, Président : Je suppose que l'Etat-major est en mesure de répondre à cette question. Vous nous dites qu'au moment du conflit des Balkans, ce matériel existait. Il nous appartient de demander s'il a été utilisé et si nos forces en étaient dotées.

M. Daniel Moronvalle : La sonde est sortie en 1988. Vous aviez aussi un boîtier dans lequel il y avait une canne pour mettre la sonde au bout.

M. Bernard Cazeneuve, Président : Si ce matériel est sorti en 1988, cela veut dire que cette sonde aurait très bien pu être utilisée dans le cadre du conflit du Golfe.

M. Daniel Moronvalle : Elle était adoptée et elle existait. Maintenant, je ne sais pas si elle a été utilisée.

M. Bernard Cazeneuve, Président : Il y a donc deux questions à poser. La DGA nous indique que la sonde existait en 1988. A-t-elle été utilisée pendant le conflit du Golfe et, dans la négative, pourquoi ? Par ailleurs, a-t-elle été utilisée dans le cadre du conflit des Balkans ?

M. André Vauchez : J'ai une question technique à poser. Maintenant que nous en savons beaucoup plus sur les conséquences d'un tir avec une flèche à l'uranium appauvri, connaissez-vous des expériences qui ont été faites, après ces tirs, à l'intérieur de carcasses de chars ou d'autres choses ? Y a-t-il eu une détection, à ce moment-là, de rayonnements de type gamma, par exemple ?

M. Jean-Pierre L'Hôte : Il faut poser la question aux personnes qui s'occupent de mener ce genre d'analyses.

M. André Vauchez : Je parle d'expériences ; je ne parle pas du terrain.

M. Jean-Pierre L'Hôte : Nous ne traitons pas des munitions à l'uranium appauvri. Ce n'est pas notre domaine.

M. André Vauchez : Donc cela n'a pas été fait et on ne le sait pas ?

M. Jean-Pierre L'Hôte : Je pense quand même que ceux qui traitent de l'uranium appauvri doivent le savoir.

M. Charles Cova, Vice-Président : C'est quand même bien vous qui déterminez ce matériel ?

M. Jean-Pierre L'Hôte : On le détermine à la demande des Armées. A ma connaissance, nous n'avons jamais eu de demande spécifique sur l'uranium appauvri.

M. Charles Cova, Vice-Président : C'est-à-dire sur les rayonnements gamma et bêta ?

M. Jean-Pierre L'Hôte : L'uranium est un élément des risques radiologiques. On ne peut pas pointer, pour un radioélément particulier, l'utilisation d'un appareil.

En fait, il est prévu de doter les Armées d'un système d'identification sur le terrain qui permettrait au moins d'avoir une connaissance des radioéléments, en particulier en cas de source ponctuelle.

Mme Michèle Rivasi, co-rapporteure :  J'en viens au troisième chapitre de vos compétences : le problème de la décontamination.

M. Daniel Moronvalle : La décontamination individuelle est assurée pour le moment par le gant poudreur. Cela dit, il est prévu tout un système de décontamination pour le matériel avec un pulvérisateur de solutions décontaminantes modèle F1. Il s'agit de diéthylène triamide avec de la soude et du glycol. Selon les autres produits, on peut avoir de la soude ou de l'hypochlorite. Toutefois ces moyens valent non pour l'homme mais pour les matériels.

Pour la décontamination, on garde le gant poudreur, mais nous sommes en train d'évoluer et de faire des décontaminants doux, que nous appelons « non agressifs » parce que ces produits décontaminants décontaminaient le matériel mais l'attaquaient dans le même temps. Ils pouvaient le dégrader, notamment en abîmant les peintures. Nous avons lancé un programme de décontaminants doux qui aboutit actuellement.

Mme Michèle Rivasi, co-rapporteure :  Avez-vous été au courant que, pendant la guerre du Golfe, on a utilisé des décontaminants ?

M. Daniel Moronvalle : Personnellement, j'ai été au courant qu'on n'en a pas utilisé. Toutefois, je n'ai peut-être pas une connaissance suffisamment complète sur ce sujet. D'après les gens que j'ai fréquentés, personne n'a utilisé de décontaminants.

M. Bernard Cazeneuve, Président : Vous dites, Mme Rivasi, qu'il y a eu utilisation de décontaminants. Avez-vous des éléments à ce sujet ?

Mme Michèle Rivasi, co-rapporteure :  Je pose la question, c'est tout. Je veux simplement savoir s'il y a eu utilisation.

M. Daniel Moronvalle : Il faut savoir que, dans chaque sac de masque à gaz, tout combattant avait deux gants poudreurs. Je peux vous en montrer l'utilisation mais je risque de mettre un peu de poussière.

Mme Michèle Rivasi, co-rapporteure :  Je suppose que c'est le principe de l'absorption ?

M. Daniel Moronvalle : Exactement. Vous mettez de la poudre sur vous qui va absorber le toxique liquide, après quoi vous vous secouez et la poudre tombe.

M. Bernard Cazeneuve, Président : C'est le principe de la poudre de Sommières.

M. Daniel Moronvalle : C'est de la terre de Sommières qui, en réalité, vient de Mauritanie.

Mme Michèle Rivasi, co-rapporteure :  C'est un peu archaïque, mais cela fonctionne.

M. Charles Cova, Vice-Président : Je suppose qu'on passe aussi les soldats sous l'eau à titre individuel ?

M. Daniel Moronvalle : Après le déshabillage, il y a tout le système des douches de campagne. La personne qui aurait été contaminée doit se déshabiller. Normalement, sous le vêtement et sous le masque, on n'a rien. C'est une chose qui est prévue pour quelqu'un qui aurait été contaminé parce qu'il n'était pas en tenue ou qui serait blessé, par exemple.

Mme Michèle Rivasi, co-rapporteure :  Qui assure la formation ? Est-ce que vous intervenez à ce sujet ?

M. Daniel Moronvalle : Elle relève de l'Etat-major. A la base, c'est l'Ecole de défense « NBC » qui était à Caen et qui est maintenant à Draguignan qu'en est chargée. Elle a d'ailleurs publié un livre que je peux vous faire passer et qui vous sera envoyé officiellement. Ce livre comprend la totalité des matériels « NBC », la manière de s'en servir et leurs performances. C'est le livre officiel de l'armée de Terre, sachant que l'armée de l'Air a quasiment les mêmes matériels. Je peux vous le communiquer mais il vous sera envoyé officiellement. Vous allez y retrouver l'intégralité des matériels présentés.

M. Charles Cova, Vice-Président : A votre connaissance, y a-t-il des séances régulières d'instruction concernant l'utilisation de ce matériel ou est-ce selon l'humeur du commandement ?

M. Daniel Moronvalle : Normalement, il y a des instructions, mais si je ne sais pas si elles sont suivies. Les personnels formés à l'Ecole de défense « NBC » vont dans les unités et font de la formation. Maintenant, je ne peux pas vous dire comment celle-ci est donnée.

M. Charles Cova, Vice-Président : Je vous le demande parce que j'ai posé une question écrite sur ce sujet et que je n'ai toujours pas de réponse. C'est pourquoi je m'en inquiète.

M. Bernard Cazeneuve, Président : Merci beaucoup, Messieurs, pour vos explications. N'oubliez pas de reprendre vos matériels.

Audition de MM. Hervé DESPLAT, Président de l'association Avigolfe,
et Norbert SIMÉON, membre du Conseil d'Administration
de cette association

(extrait du procès-verbal de la séance du mardi 16 janvier 2001)

Présidence de M. Bernard Cazeneuve, Président

M. Bernard Cazeneuve, Président : Mes chers collègues, nous allons auditionner en séance publique et donc de façon transparente MM. Desplat et Siméon, de l'association Avigolfe. Nous les avons invités, comme nous le faisons pour d'autres personnalités associatives, civiles ou encore militaires, à venir devant notre mission qui conduit des investigations concernant les conditions dans lesquelles un certain nombre de militaires français se seraient trouvés exposés à des risques sanitaires spécifiques dans le Golfe.

Depuis la réunion de la Commission de la Défense de mercredi dernier, le champ de compétences de notre mission d'information parlementaire s'est trouvé étendu aux Balkans.

Nous sommes satisfaits de vous avoir à nos côtés. Notre objectif est de vous poser l'ensemble des questions qui nous permettront, sur les sujets qui relèvent du champ d'investigation de la mission, de poursuivre nos investigations. Je suis heureux que vous ayez accepté de vous rendre devant nous et je vais vous indiquer aussi précisément que possible les conditions dans lesquelles nous travaillons et la méthode qui inspire nos démarches.

Nos recherches et investigations portent en effet sur les conditions dans lesquelles nos forces ont été engagées dans une opération - en l'occurrence celle du Golfe - conduite en coalition.

S'agissant d'un conflit armé, notre devoir est d'abord de nous assurer de la sécurité collective et individuelle de nos soldats. Notre détermination à comprendre et à expliquer l'ensemble des conditions opérationnelles ayant présidé à l'engagement des troupes est, bien entendu, un élément très important de nos travaux.

Nous examinons pièce par pièce les documents déclassifiés dont nous avons demandé la communication au Ministre de la Défense. Tous les ordres opérationnels, tous les télégrammes échangés au travers du réseau de télécommunication Syracuse, nous ont été communiqués.

Cet ensemble déjà très volumineux ne constitue d'ailleurs qu'une partie du total des documents dont nous avons exigé la transmission intégrale. Nous sommes en tant que parlementaires, les seuls à pouvoir obtenir ce type d'informations. Nous confrontons ces pièces officielles aux déclarations faites devant nous au cours des auditions. Le cas échéant, nous n'hésitons pas à demander des éléments d'information complémentaires lorsque nous estimons qu'il y a contradiction entre les documents qui nous ont été communiqués et les auditions auxquelles nous procédons ou lorsque nous constatons que les documents qui nous ont été communiqués comportent des sources insuffisantes.

Bien entendu, nous ne nous contentons pas de ces seuls éléments d'information : nous travaillons également sur des données ouvertes, y compris celles relatées par la presse ou encore disponibles sur Internet comme au travers d'autres sources qui paraissent devoir être exploitées par la mission.

Nous nous rendrons également à l'étranger pour procéder à des investigations que nous ne pouvons pas conduire ici, en France.

Cette démarche se veut donc très rigoureuse. Elle permettra de répondre aux questions qui concernent le champ d'investigation de la mission pour ce qui concerne le Golfe et nous appliquerons évidemment cette méthode aux Balkans.

Pour ce qui concerne les sources ouvertes, nous n'avons bien entendu pas négligé de lire l'ouvrage qui a été publié par la Secrétaire générale de votre association et dont nous avons apprécié qu'il relève le travail effectué par la mission en soulignant que c'est devant cette dernière qu'un certain nombre de généraux ont été amenés à faire des révélations qui contrastaient avec ce qui avait pu être dit de façon officielle au cours de ces derniers mois. Je veux voir dans la relation entre cet ouvrage et nos auditions, une forme de reconnaissance, d'ailleurs juste, du travail effectué par notre mission. J'apprécie donc la modération du ton employé.

Je voudrais profiter de cette audition pour faire une mise au point sur un article paru dans Le Parisien la semaine dernière au terme de l'audition de Mme Marie-Claude Dubin, article dont les auteurs sont peut-être ici présents et que vous avez pu découvrir dans la presse.

Mme Marie-Claude Dubin a déclaré dans cet article que notre mission, je cite : « chercherait à cacher la vérité, ne serait-ce qu'en raison de sa composition, qui compterait de nombreux officiers qui ont tendance à protéger l'armée. »

Je voudrais que l'on me donne le nom d'un officier intervenant ès qualités au sein de cette mission, qui n'est composée que de parlementaires et qui ne compte pas un militaire. Je voudrais également prendre à témoin la presse du fait que notre mission auditionne non seulement des personnalités militaires mais également des personnalités associatives - en témoigne ici la présence des responsables d'Avigolfe -, des médecins, des ingénieurs de la Délégation générale pour l'Armement (DGA) et des responsables politiques. Par le spectre très large des personnalités qu'elle entend, notre mission d'information montre, s'il en était besoin, que son intention n'est pas de se cantonner à la parole des militaires dont elle n'a pas manqué, au cours des dernières semaines, de relever, lorsque cela était avéré, les contradictions du discours en demandant au Ministre de la Défense des éléments complémentaires d'information.

Nous n'avons pas compris pourquoi une telle déclaration avait été faite au terme de l'audition de la semaine dernière et, si elle a été faite en voulant dire autre chose, que voulait-elle dire exactement ? Je pense que les journalistes qui sont ici et qui font bien leur travail constateront qu'il n'y a pas un militaire dans notre mission et que nous auditionnons l'ensemble de ceux qui peuvent nous apporter des éléments d'information intéressants.

M. Desplat, nous allons procéder avec vous comme nous procédons avec l'ensemble de ceux que nous auditionnons qui, il est vrai, se sont, pour la totalité d'entre eux, présentés devant notre mission d'information parlementaire beaucoup plus facilement que vous ne l'avez fait. Cela dit, j'ai cru comprendre, dans les déclarations que vous avez pu faire, que vous êtes assoiffé de vérité et de transparence. Par conséquent, je suis convaincu que vous répondrez très volontiers à l'ensemble de nos questions posées avec le souci de la transparence et de la rigueur que nous partageons au sein de la mission d'information.

Je vous laisse maintenant le soin, comme c'est le cas pour la plupart des autres interlocuteurs qui viennent devant nous, de nous faire un exposé introductif au terme duquel nous vous poserons les questions de notre choix.

M. Hervé Desplat, Président de l'association Avigolfe : Tout d'abord, je passerai la parole à Norbert Siméon, membre du conseil d'administration, qui aimerait réagir par rapport à une dépêche du ministère de la Défense.

M. Norbert Siméon : Le ministère de la Défense a annoncé, le 15 janvier 2001, que les six militaires français hospitalisés dans ses services n'ont pas été affectés par l'uranium appauvri. Faut-il rappeler que l'uranium appauvri dégage des toxicités chimiques ? On ne peut donc conclure aussi rapidement.

Aujourd'hui, comment avoir confiance dans le Service de santé des Armées après de telles déclarations ? Il nous paraît nécessaire que ce type d'examens soient effectués dans des hôpitaux civils.

M. Hervé Desplat : Madame et Messieurs les députés, tout d'abord, je voudrais excuser l'absence de notre Secrétaire générale, Mme Christine Abdelkrim-Delanne qui, ayant été tardivement informée officiellement de cette audition, avait déjà accepté une invitation au Parlement européen, ce même jour, de la part du groupe de la Gauche unie européenne.

L'association Avigolfe a été créée en juin 2000 à l'initiative de Mme Abdelkrim-Delanne et de moi-même, en toute indépendance. Son but est de faire la vérité sur la guerre du Golfe et ses effets et de faire reconnaître le droit à réparation et aux soins des personnes concernées.

Depuis sa création, Avigolfe a, à plusieurs reprises, exprimé des demandes qui n'ont pas été entendues, à savoir :

- un recensement de la population présente dans le Golfe afin d'obtenir un bilan précis ;

- la mise en place d'une cellule « Golfe » au sein du ministère de la Santé, considérant qu'il s'agit aujourd'hui d'un problème de santé publique : cette cellule étant chargée de centraliser les demandes et d'assurer la gestion médicale et administrative ;

- la mise en place par l'Assemblée nationale d'une commission d'enquête qui aurait été, à l'occasion d'un débat des députés, dûment informée au préalable ;

- la mise en place d'un groupe d'experts totalement indépendants ;

- la mise en place d'un dispositif d'examens approfondis et de dépistage, notamment des cancers, dans le cadre hospitalier public, avec une prise en charge gratuite.

Pourquoi dans le cadre hospitalier public ? Il est un fait que les personnes concernées n'ont plus aucune confiance dans les autorités militaires, quelles qu'elles soient. De nombreux témoignages auprès d'Avigolfe ou dans la presse ont montré les difficultés qu'elles rencontrent dans les hôpitaux militaires.

D'autre part, parmi elles, on compte de nombreux civils détachés auprès de l'armée - notamment par la compagnie Thomson - et des ex-militaires. Il faut savoir qu'il n'en reste plus que 3 000 au sein de l'armée parmi les 26 000 qui étaient présents dans le Golfe. Nous soulignons que seules trente personnes ont répondu à l'invitation du ministère de la Défense de se faire connaître auprès du Service de santé des Armées, ce qui confirme la méfiance dont nous faisons état.

Enfin, nous demandons la reconnaissance du statut de guerre de cette opération multinationale, la plus importante depuis la seconde guerre mondiale.

Sept mois plus tard, où en sommes-nous ?

Alors que, sans Avigolfe, ce problème grave serait encore tenu secret, aucune de nos demandes n'a été prise en considération.

Une mission d'information aux pouvoirs limités a été nommée dans la précipitation, avant même la rentrée parlementaire, privant ainsi l'ensemble de nos élus des éléments leur permettant de se déterminer. Une mission d'information s'informe, une commission d'enquête enquête.

La façon dont se déroulent les auditions, des généraux notamment, révèle des contradictions dans les déclarations, des non-dits et des mensonges par omission que les membres de la mission eux-mêmes, à en croire la presse, ont soulignés : par exemple, toute la confusion autour de la Pyridostigmine, des alertes chimiques et des pilules Virgyl ou les affirmations non fondées à propos de l'uranium appauvri et de ses dangers, dont tout montre aujourd'hui que les autorités militaires ne pouvaient les ignorer.

Soutenue par l'opinion publique, Avigolfe, dont le nombre d'adhérents malades ou de familles de décédés ne cesse de croître, se félicite de la décision du groupe parlementaire communiste de demander à nouveau une commission d'enquête qui s'impose plus que jamais.

Si l'on s'en tient aux déclarations du Ministre de la Défense et du Président de la Commission de la Défense de l'Assemblée nationale, ancien Ministre de la Défense lui-même, le groupe d'experts scientifiques a été réuni à l'initiative des militaires et n'est pas indépendant. Malgré tout le respect que nous éprouvons pour le Professeur Salamon, il est important de dire que quatre de ses huit membres ont été nommés par les autorités militaires.

Dans le même temps, nous avons appris que le Service de santé des Armées a, depuis juin dernier, formé son propre groupe d'experts scientifiques militaires. Pourquoi ?

Avigolfe avait décidé, lors de son assemblée générale du 9 décembre 2000, de ne pas collaborer à la mission d'information. Nous sommes ici, aujourd'hui, uniquement parce que M. Bernard Cazeneuve, Président de la mission d'information, nous a menacés publiquement d'une amende de 50 000 F, à cette même place, alors qu'il auditionnait le Général Janvier et que, par ailleurs, nous n'avions jamais reçu la moindre convocation écrite, ce qui reflète un profond mépris pour notre petite association qui, en huit mois, a fait plus que les autorités avec des moyens très limités.

En revanche, nous collaborerons totalement avec une commission d'enquête. Nous remarquons que, concernant l'affaire des Balkans, tous les Etats européens concernés ont mis en place des commissions d'enquête. Depuis sept mois, nous avons subi des pressions incessantes des autorités. On nous a demandé avec insistance, sinon autoritairement, de transmettre la liste et les dossiers de nos adhérents, ce que nous avons refusé. Etant une association loi 1901, cela serait tout à fait illégal. En outre, le questionnaire que nous avons élaboré est confidentiel.

C'est pour cette raison que nous avions demandé et que nous continuons de demander une cellule « Golfe » au sein du ministère de la Santé.

Avigolfe, qui compte aujourd'hui plus de 180 adhérents, dont des cas pathologiques très lourds en quantité significative, avait déjà publié deux rapports dont vous avez certainement pris connaissance. Ces rapports, modestes et non professionnels, avaient pour but de mettre en évidence la gravité et l'urgence de la situation. Le premier de ces rapports donnait en outre des éléments d'information issus de l'enquête journalistique de Mme Abdelkrim-Delanne et du témoignage des adhérents.

Il est clair qu'aujourd'hui, des personnes civiles et militaires en grande souffrance, des veuves, des invalides et des familles, sont obligées de se battre pour faire reconnaître leurs droits. Depuis la Révolution française, l'Etat a un devoir de prise en charge, de reconnaissance et de réparation à l'égard de ses combattants. Ces civils et militaires étaient dans le Golfe dans le cadre d'une mission sous le drapeau français. Ils ont aujourd'hui le sentiment d'avoir été considérés, pendant ces dix années, avec un total mépris et cela continue.

Par ailleurs, nous avons appris que, dans certaines unités de l'armée, il a été fortement déconseillé aux anciens du Golfe et des Balkans de prendre contact avec l'association Avigolfe ou les journalistes. Nous dénonçons violemment ces tentatives d'intimidation.

Enfin, depuis qu'a éclaté l'affaire des Balkans, Avigolfe a reçu plusieurs témoignages de cas de leucémies, lymphomes et autres pathologies. Nous considérons que le syndrome du Golfe et celui des Balkans - et sans doute, plus tard, celui du Kosovo - sont une seule et même affaire.

Avigolfe, qui a écrit au Président de la République, Chef suprême des Armées, estime que cela suffit ! Nous appelons l'ensemble des députés à prendre leurs responsabilités en exigeant une commission d'enquête pour faire toute la lumière, déterminer les responsabilités et fixer les réparations. Nous leur demandons également de soutenir notre demande de mise en place d'un dispositif cohérent et efficace. L'association ne peut se substituer aux autorités françaises qui doivent faire leur devoir face à la gravité de cette situation, que ce soit pour ce qui concerne le Golfe ou les Balkans.

Nous considérons qu'annoncer de façon encore une fois tout à fait précipitée, sans consultation des députés, que le champ d'investigation de la mission d'information sur les conditions d'engagement des militaires français ayant pu les exposer au cours de la guerre du Golfe à des risques sanitaires spécifiques sera élargi aux opérations conduites ultérieurement dans les Balkans, tout comme celui du groupe d'experts, n'est qu'une façon de gagner du temps.

Il faut maintenant des décisions politiques sérieuses et courageuses qui aillent dans le sens d'une reconnaissance de ce que l'on appelle communément « syndrome du Golfe » et « syndrome des Balkans », d'une reconnaissance également des effets de ces guerres sur les populations locales qui ont droit, elles aussi, à réparation. Je pense particulièrement à la population irakienne, qui souffre depuis dix ans des effets cumulés de la « sale guerre propre » et de l'embargo total.

Je remets à la mission d'information le livre « Guerre du Golfe, la sale guerre propre », dans lequel Mme Abdelkrim-Delanne a réuni un certain nombre de preuves, d'études et de témoignages qui brisent le silence et la désinformation imposés depuis la guerre du Golfe. Je remets également le rapport de synthèse de l'enquête Avigolfe sur 140 dossiers.

Avec ces éléments, la mission d'information devrait pouvoir conclure très rapidement ses travaux.

Nous n'avons rien d'autre à ajouter et nous vous remercions de votre attention.

M. Bernard Cazeneuve, Président : M. Desplat, je vais vous demander de rester pour répondre à nos questions.

M. Hervé Desplat : Je n'ai strictement rien d'autre à ajouter.

M. Bernard Cazeneuve, Président : Moi, j'ai des choses à ajouter et vous pouvez rester ici ou partir, mais je profiterai de la présence de la presse pour ajouter quelques éléments après cette déclaration. Nous ne sommes pas des gens qui agissons par la coercition et la force.

Ce qui vient de se passer est extrêmement intéressant. Nous allons laisser les responsables d'Avigolfe sortir et, au terme de leur sortie - ils peuvent rester en spectateurs s'ils le souhaitent car nous travaillons en toute transparence -, je vais procéder à une mise au point après ce qui vient de se passer et qui est très éloquent concernant la manière dont travaille cette association.

Le Président Desplat peut donc rester s'il a envie de m'entendre.

M. Hervé Desplat : J'ai déclaré tout ce que je souhaitais dire.

M. Bernard Cazeneuve, Président : Vous pouvez partir si vous le souhaitez. Je vais donc profiter de cette séance extrêmement intéressante pour faire une mise au point très sereinement.

MM. Desplat et Siméon quittent la salle.

M. Bernard Cazeneuve, Président : Nous travaillons en toute rigueur et en totale transparence et, bien entendu, avec une permanente préoccupation de dignité au regard du sujet. Par conséquent, vous comprendrez que je réponde à ce qui vient de se passer avec à la fois le sens de mes responsabilités et en étant soucieux de ce qu'accomplit la Représentation nationale dans le cadre des investigations et des travaux qu'elle conduit.

Je pense que M. Desplat a bien fait de quitter cette salle. En effet, si je lui avais posé la question de savoir quelle est la différence entre une commission d'enquête et une mission d'information parlementaires dès lors qu'il s'agit de conduire des investigations approfondies sur un sujet aussi complexe que celui dont nous avons à connaître, il aurait été vraisemblablement en difficulté pour me répondre, car il a lu une déclaration qui, visiblement, n'avait pas été rédigée par lui.

Je voudrais donc, sur ce sujet, apporter des précisions de la façon la plus nette.

Tout d'abord, une mission d'information parlementaire et une commission d'enquête parlementaire disposent exactement des mêmes pouvoirs d'investigation. Nous avons donc la possibilité de demander à quiconque de venir devant nous. Bien entendu, la personne qui défère à notre convocation doit avoir le désir de s'expliquer et de répondre à nos questions. Je dois noter que tous les militaires, tous les responsables politiques ou associatifs et tous les médecins convoqués ont accepté sans difficulté de venir devant nous pour nous répondre de façon d'ailleurs plus ou moins satisfaisante. Avigolfe est la première association contactée par nous qui refuse de répondre à nos interrogations. Je dis bien la première !

Si j'ai effectivement envoyé un courrier, avec le Président Quilès, au Président de cette association pour lui indiquer que s'il ne se présentait pas devant nous, son association encourait la sanction d'une amende de 50 000 F, c'était avant tout pour lui démontrer qu'une mission d'information parlementaire dispose bien des mêmes pouvoirs qu'une commission d'enquête et notamment de contraindre ceux qu'elle veut entendre de se présenter devant elle.

Compte tenu du caractère indigne et presque inquisitorial du propos qui vient d'être tenu, j'évoquerai dès cet après-midi avec le Président Quilès et, éventuellement, le Président Forni, la suite que nous pouvons donner à cette affaire, compte tenu de ce qu'est le Règlement de l'Assemblée nationale et de ce que sont les pouvoirs d'une commission d'enquête ou d'une mission d'information parlementaire.

Je constate, encore, que c'est la première fois qu'une association refuse de répondre aux questions des parlementaires alors qu'elle dit vouloir la transparence, détenir des éléments à communiquer et être en mesure de diffuser des informations permettant d'accéder à la vérité. Je vous laisse en déduire ce que bon vous semble.

Le deuxième point sur lequel il me paraît très important d'insister, est que non seulement nous disposons des mêmes moyens qu'une commission d'enquête pour conduire nos investigations - à l'exception du fait qu'on ne prête pas serment devant nous -, mais que nous avons les mêmes pouvoirs de contrôle sur pièce et sur place, les mêmes capacités d'interroger, d'écouter et d'entendre, et, de surcroît, la possibilité de conduire nos investigations au-delà d'une durée de six mois.

Sur des sujets aussi compliqués que ceux dont nous avons à connaître, il n'est pas sûr que six mois soient suffisants. En effet, il peut s'avérer nécessaire, que nous soyons dans l'obligation d'aller au-delà de cette durée pour pouvoir aller au fond des choses. Comme nous ne voulons rien occulter de la vérité, comme nous voulons jouer la carte de la transparence de la façon la plus nette, nous voulons pousser les administrations dans leurs retranchements, nous voulons contraindre nos interlocuteurs à nous dire tout ce dont nous avons besoin pour aller au bout de nos investigations. Nous n'avons aucune raison de nous enfermer dans des délais trop stricts qui nous forceraient à conduire dans l'urgence un certain nombre d'investigations qui peuvent demander du temps.

Le dernier point sur lequel je voudrais insister concerne l'extension des travaux de la mission d'information aux opérations conduites dans les Balkans. Il a été dit qu'aucun débat n'avait eu lieu au sein de l'Assemblée nationale concernant l'extension de ces travaux et que tout cela aurait été fait dans la précipitation.

Je rappelle que le Parlement fonctionne selon des règles qui tiennent compte -comme cela est normal en démocratie - du rôle joué par chacun des groupes à l'intérieur de l'Assemblée nationale et du rôle dévolu aux Commissions permanentes de cette même Assemblée qui, sous l'impulsion de leurs Présidents respectifs, s'emploient à faire en sorte que, sur des sujets délicats, la vérité puisse prévaloir et, surtout, que le contrôle de l'Exécutif par le Parlement puisse s'exercer. C'est bien de cela qu'il s'agit : nous sommes une mission de contrôle a posteriori de l'action de l'Exécutif.

La Commission de la Défense, dont la mission d'information parlementaire est l'émanation, a eu à débattre très longuement en son sein, la semaine dernière, sur la proposition de son Président, Paul Quilès, de l'opportunité ou non d'étendre le champ d'investigation de la mission au problème des Balkans et de la méthodologie qui nous permettra d'accéder à notre objectif.

Je ne pense pas que ce soit avec de véritables réquisitoires dictés par ceux qui n'ont pas voulu venir ou qui n'ont pas eu le courage de venir alors qu'ils prétendent indiquer des choses sur lesquelles nous sommes prêts à les entendre, que la vérité fera des progrès.

Ce qui vient de se passer à l'instant est indigne et fera l'objet, dans la soirée, de discussions au terme desquelles nous envisagerons la suite à donner à cet incident qui n'est rien d'autre qu'une péripétie.

Mme Michèle Rivasi, co-rapporteure : M. le Président, je souhaite ajouter certaines choses au sujet de cet incident.

En ce qui concerne l'origine d'Avigolfe, je suis directement concernée. En effet, j'avais auditionné le Président d'Avigolfe, Hervé Desplat, dans le cadre d'un rapport sur la responsabilité civile des produits défectueux qui avait pour but de voir quel était l'équilibre à tenir entre les victimes et les industriels en cette matière. Avigolfe s'est créée dans les locaux de l'Assemblée nationale avec des journalistes ici présents. Je le dis pour montrer qu'il y a des députés, des politiques qui sont conscients des problèmes et qui ont voulu faire toute la vérité en ce qui concerne la guerre du Golfe.

Il est bon de faire cet historique et de montrer que cela a été fait à l'initiative de députés et que la suite qui y a été donnée a été la création de la mission d'information.

M. Bernard Cazeneuve, Président : Pardonnez-moi, Mme Rivasi, mais je voudrais ajouter un point. Il n'y a pas « des » députés qui veulent savoir la vérité ; il n'y a « que » des députés, dans cette mission, qui veulent savoir la vérité. Je tiens à le préciser.

Tous les parlementaires qui sont ici, dans cette salle, par leur assiduité aux séances de la mission d'information et les investigations qu'ils conduisent, ont un même objectif. Il n'y a pas « certains » députés ; il n'y a que « des » députés qui veulent atteindre cet objectif de vérité. Je ne souhaite pas que des collègues qui, ici, représentent des formations politiques qui se sont investies dans le travail de la mission, qui découvrent des documents et qui les analysent, puissent être soupçonnés par un de leurs collègues ou par une formule peut-être malencontreuse de ne pas vouloir conduire les investigations avec autant de rigueur que d'autres.

Mme Michèle Rivasi, co-rapporteure : Je suis tout à fait d'accord.

Sur le plan de l'extension des travaux, je voudrais aussi appuyer ce que disait M. Cazeneuve sur le fait qu'il y a eu une discussion au sein de la Commission de la Défense où tous les groupes politiques étaient présents.

J'ajoute que, moi-même, j'ai précisé dans un communiqué à la presse précédant la décision d'extension des compétences de la mission qu'il serait intéressant d'élargir l'objet de ses investigations du fait des nombreux points communs entre ce qui s'est passé dans le Golfe, en Bosnie-Herzégovine puis au Kosovo. La discussion au sein de la Commission de la Défense a abouti à l'extension du champ des travaux de notre mission.

En dernier lieu, je voudrais m'adresser aux ex-militaires ou aux civils qui ont participé à la guerre du Golfe, ou ont été envoyés en Bosnie et au Kosovo, pour leur dire que si cette mission a été mise en place, c'est bien pour répondre aux interrogations qu'ils se posent. Vous voyez que cela a complètement dépassé les frontières de la France : aux Etats-Unis, au Canada et en Europe, beaucoup de questions se posent à l'heure actuelle. Nous sommes là pour répondre à ces questions.

Si cette mission a été mise en place - et je parle à titre personnel -, c'est pour qu'il y ait un véritable suivi sanitaire des soldats, que des voies d'indemnisation soient ouvertes et que l'on pense à l'avenir. S'il y a à mieux protéger les soldats, à mieux les informer et à mettre en exergue un certain nombre de responsabilités quant aux conflits passés, la mission le fera.

Plutôt que de se lancer des invectives, de trouver des boucs émissaires ou de dénigrer certaines initiatives, je m'adresse au plus grand nombre pour dire que, si nous sommes là, c'est justement pour connaître la vérité.

M. Claude Lanfranca, co-rapporteur : M. le Président, vous me permettrez, en tant que co-rapporteur, d'exprimer ma déception. En effet, jusqu'à ce jour, nous avons suivi de très près ces affaires et nous avons lu des centaines ou même des milliers de pages. J'avais tout à fait envie d'écouter l'association Avigolfe puisque beaucoup de ce que je lisais de façon scientifique allait à l'encontre de ce que l'on disait et de ce que l'on écrivait ailleurs. Je voulais donc pouvoir comparer de telles affirmations sur le Virgyl, par exemple, avec d'autres éléments. Je voulais savoir d'où cette association tenait toutes les vérités révélées et pouvoir les confronter à différentes sources. Je ne trouve en aucune façon responsable ce que je viens de voir aujourd'hui.

M. Jean-Louis Bernard : M. le Président, je suis à la fois déçu mais également stupéfait, car je trouve que certains semblent tout à fait ignorer que notre République doit fonctionner selon des règles démocratiques clairement acceptées par toutes et tous.

J'avais déjà lu un certain nombre de déclarations de la part de responsables d'Avigolfe vis-à-vis des membres de notre mission d'information. Leurs déclarations laissaient éventuellement suggérer ou suspecter une absence de rigueur ou de désir de vérité. Je voudrais ici, en tant que représentant du groupe de l'UDF, témoigner que, parmi les membres de la mission, j'ai toujours trouvé des collègues faisant preuve d'une parfaite honnêteté et rigueur intellectuelles et qui essaient d'y voir clair dans un dossier difficile.

Je vous renouvelle ici, M. le Président, puisque j'ai travaillé avec vous également dans l'enquête sur le Rwanda, mon entière confiance pour mener à bout cette délicate mission. J'espère qu'un signal fort pourra être délivré vis-à-vis d'Avigolfe, car je crois que nous avons dépassé ce qui est tolérable en démocratie.

M. Bernard Cazeneuve, Président : Rassurez-vous, mon cher collègue, je ne me sens pas du tout mis en cause dans mon rôle de Président par cet incident, bien au contraire.

Je pense que, dès lors que l'on veut, sur un certain nombre de sujets, aller au fond des choses avec une méthode qui soit, par sa rigueur, quasi-scientifique, incontestable, on s'attaque au fonds de commerce de tous ceux qui, de façon péremptoire et définitive, affirment des approximations. Je comprends que cela suscite à la fois leur colère et leur refus de s'expliquer dans le cadre d'un débat transparent. En effet, il est incontestable que beaucoup d'affirmations définitives mais approximatives ne résistent pas à quelques questions précises sur des sujets qui posent problème.

C'est parce que certains ont voulu échapper à cet exercice, qui aurait été une véritable épreuve de vérité, que nous avons assisté à cet incident qui n'est rien d'autre, je le répète, qu'un incident tout à fait mineur et, en même temps, une démonstration, pour tous ceux qui sont ici, parlementaires et journalistes, extrêmement intéressante. Voilà ce que je peux dire sur le fond.

Maintenant, il reste nos prérogatives de parlementaires. Les pouvoirs respectifs d'une commission d'enquête et d'une mission d'information parlementaires sont identiques. Certains à qui nous avons pourtant communiqué le Règlement de l'Assemblée nationale, semblent avoir du mal à comprendre à la fois ces dispositions et leur esprit. Nous allons regarder quels sont les moyens pédagogiques qui nous permettraient, de façon définitive, de leur faire comprendre ces textes. Je m'y emploierai dès cet après-midi avec le Président Quilès.

M. Charles Cova, Vice-Président : M. le Président, je crois que tout a été dit. On peut tout de même s'étonner de l'absence de Mme Abdelkrim-Delanne, qui est l'auteur de ce livre. Je la remercie d'ailleurs de nous en avoir offert un exemplaire, mais la mission avait déjà fait l'acquisition pour chaque membre de la mission parce que, justement, tout ce qu'elle dit et écrit nous intéresse au plus haut degré.

M. Bernard Cazeneuve, Président : C'est bien la démonstration que notre mission dispose de quelques moyens d'investigation... Y compris pour acheter ces ouvrages en librairie.

M. Charles Cova, Vice-Président : On ne peut que déplorer l'attitude d'Avigolfe. Au nom du groupe RPR, que je représente ici, je suis scandalisé. Cette mission a été mise en _uvre par l'Assemblée nationale et c'est un déni de l'action parlementaire que ces gens ont manifesté. C'est pour cette raison que, personnellement, je me sens particulièrement visé, en tant que parlementaire de ce pays, par le peu de considération que cette association a manifesté à notre égard.

M. Bernard Cazeneuve, Président : La presse a-t-elle des questions à poser ? Nous répondrons bien volontiers à toutes les questions concernant la manière dont nous travaillons. M. Desplat a proféré certaines accusations et si vous souhaitez, par des questions complémentaires, que l'on vous apporte des éclaircissements sur la manière dont nous travaillons, c'est bien volontiers que nous le ferons. Les choses sont pour nous parfaitement claires.

M. Bernard Estrade, correspondant de l'AFP : Au cours du débat qui a eu lieu au sein de la Commission de la Défense sur l'extension des compétences de la mission et sur lequel nous avons reçu le compte rendu, il y a eu un échange de points de vue sur l'opportunité d'un déplacment en Irak. Avez-vous abouti à une décision en ce qui concerne ce déplacement ?

M. Bernard Cazeneuve, Président : Lorsque la mission d'information parlementaire a été créée, elle a décidé d'organiser un certain nombre de déplacements, dont le premier aura lieu au tout début du mois de février en Grande-Bretagne puis d'autres suivront notamment aux Etats-Unis et, effectivement, la question se pose de savoir si nous devons nous rendre en Irak.

La question n'a pas été tranchée définitivement par la Commission de la Défense et il n'est donc pas exclu que nous puissions nous rendre dans ce pays. La seule réserve que nous avons unanimement formulée, c'est qu'il faut que nous puissions le faire dans des conditions dans lesquelles nous pourrons procéder de façon convenable aux investigations que nous souhaitons mener en raison des objectifs que nous poursuivons. Il ne sert à rien de se rendre dans un pays en cherchant à répondre à des questions importantes si, sur place, les conditions ne sont pas réunies pour que nous puissions accéder librement à un cadre de recherche ouvert.

C'est ce que nous évaluerons en opportunité, le moment venu. Il ne faut donc pas exclure a priori cette hypothèse. La mission d'information veut faire un vrai travail approfondi partout où des réponses à ses questions peuvent être obtenues et si cela peut être le cas en Irak, nous nous y rendrons. Mais nous ne le ferons qu'après avoir vérifié, notamment par le biais nos services diplomatiques, qu'il sera possible d'agir de la sorte.

En effet, nous ne sommes pas naïfs et nous savons que le gouvernement irakien n'est pas un modèle de démocratie et de transparence, même s'il semble, au regard de la déclaration que je viens d'entendre, qu'il puisse éventuellement servir pour certains de modèle à la démocratie bien imparfaite dont nous sommes ici que les modestes représentants.

Il n'y a pas d'autres questions ? Non ? Très bien. Je vous remercie et vous donne donc rendez-vous à l'occasion de notre prochaine audition publique.

Audition de M. Laurent ATTAR-BAYROU,
Président de la Fédération Nationale des Anciens des Missions Extérieures (F.N.A.M.E.),
accompagné de MM. Christophe FREDERITZI et Valéry DESCHAMPS,
Membres de cette association

(extrait du procès-verbal de la séance du mardi 6 février 2001)

Présidence de M. Bernard Cazeneuve, Président,
puis de M. Charles Cova, Vice-président

M. Bernard Cazeneuve, Président : Nous accueillons M. Laurent Attar-Bayrou, Président de la Fédération Nationale des Anciens des Missions Extérieures (F.N.A.M.E.). Cette organisation, dont le siège est à Lyon, regroupe 6 000 adhérents. Elle a été créée au milieu des années 1980.

La vocation de votre association, Monsieur le Président, est de rassembler des anciens militaires ayant participé à des opérations extérieures, c'est pourquoi on trouve notamment parmi ses membres fondateurs des anciens casques bleus français au Liban.

Vous êtes accompagné de MM. Christophe Frederitzi et Valéry Deschamps, qui sont deux membres du Conseil d'Administration de votre association.

Vous allez nous indiquer ce qui caractérise les positions de votre organisation par rapport à celles d'autres associations d'Anciens combattants.

Plus précisément, pour les membres de la mission d'information, il importe de savoir comment votre organisation accueille et recense les éventuelles difficultés de santé ou les problèmes à caractère social que rencontrent un certain nombre de vos membres ayant été engagés dans le conflit du Golfe, mais également dans les conflits des Balkans, puisque désormais notre mission a étendu son champ d'investigation à ces opérations.

Dans l'hypothèse où votre organisation aurait noué des relations avec des homologues étrangers, il nous paraîtrait utile que vous puissiez, M. le Président, nous présenter les éventuelles conclusions que vous auriez pu tirer au terme de ces contacts internationaux.

Je vous propose de procéder comme à l'accoutumée, c'est-à-dire que nous vous donnions la parole pour un exposé introductif, au terme duquel les membres de la mission et les co-rapporteurs vous poseront les questions utiles à l'élaboration de notre rapport.

M. Laurent Attar-Bayrou : M. le Président, Madame et Messieurs les députés, c'est avec une joie non dissimulée que nous intervenons auprès de vous, non seulement parce que vous êtes des représentants élus de la France, mais aussi parce que vous nous avez envoyés en missions extérieures. Le Golfe, certes, est une opération lointaine, mais nous avons encore des éléments français au Kosovo, des éléments en Afrique et peut-être qu'à la suite d'autres conflits à naître, nous aurons d'autres militaires français engagés sur des théâtres extérieurs.

Je vous ai apporté un petit dossier sur notre Fédération. Notre intervention y figure, puisque dans le cadre d'un Conseil d'Administration qui s'est tenu le 3 février dernier, nous avons redéfini la position de notre association.

Notre Conseil d'Administration est composé de 15 membres depuis 1985. Notre principal but est la défense des intérêts des militaires français engagés en opérations extérieures et des anciens militaires.

M. le Président, Madame et Messieurs les députés, je le répète, c'est avec joie que nous répondons à votre demande concernant cette audition sur le problème qu'ont rencontré, ou que rencontrent, les militaires français envoyés en missions extérieures dans le cadre des engagements internationaux de la France.

En effet, les 250 000 personnels français qui ont servi les nobles principes de la paix et de la démocratie, qui sont les fondements de notre nation, ces hommes et femmes, ont été des ambassadeurs. Ils ont répondu « présent » à l'appel de la France et de ses responsables politiques.

Notre Fédération est apolitique. Elle est régie par la loi de 1901 et regroupe en son sein, depuis 1985, les militaires français, appelés ou engagés, ayant effectué des missions extérieures. Si le Golfe et la Yougoslavie mobilisent une partie importante de nos effectifs, n'oublions pas pour autant ceux qui ont accompli leur mission au Liban, au Cambodge et au Tchad, par exemple.

La Fédération Nationale des Anciens des Missions Extérieures, qui compte 6 000 adhérents, est représentative du monde militaire avec 40 % d'hommes du rang, 45 % de sous-officiers et 15 % d'officiers, dont de nombreux officiers Généraux.

La Fédération est animée par un groupe de 50 cadres répartis sur tout le territoire. Elle a pour but de permettre aux personnes ayant effectué des missions en opérations extérieures (OPEX) de :

- se regrouper pour faire connaître leurs missions, qui sont souvent mal connues dans le public ;

- venir en aide à nos camarades blessés, puisque nous avons des problèmes de reconnaissance pour nos blessures et nos maladies ;

- faciliter la réinsertion de nos compagnons en matière d'emploi, de logement, mais également au plan moral ;

- contribuer à des actions humanitaires et de paix, puisque nous avons été sensibilisés à ces causes lors de nos missions ;

- établir des relations avec nos compagnons restés en mission et leur assurer un soutien moral, ce qui est important car ils ne peuvent accomplir leur mission correctement sans avoir des sentiments humains pour les soutenir et les accompagner ;

- promouvoir l'esprit civique et les valeurs morales des Armées ;

- réfléchir dans les domaines de la défense, de la diplomatie et de la stratégie ;

- nouer des liens avec d'autres associations d'Anciens combattants au niveau national comme international ;

- établir des échanges entre une armée de professionnels, les réserves et les associations patriotiques.

En 1993, nous avons obtenu la création de l'article 253 ter du Code des pensions militaires d'invalidité qui octroie la qualité de combattant à tous les anciens des missions extérieures. Jusqu'alors, nous n'avions aucune existence reconnue après nos missions. Cette réforme nous a octroyé quelques droits compte tenu des sacrifices que nous avons consentis pour la nation.

Notre combat est placé sous le signe de voir aboutir les demandes et les souhaits de nos adhérents sur le plan législatif, en l'occurrence pour les blessures et les pensions, l'attribution d'un fonds de solidarité pour les chômeurs des anciens des missions extérieures et le rappel de solde de 1978 à 1983.

Je rappelle en effet qu'entre 1978 et 1983, les militaires ont été privés de la moitié de leur solde dans un dédain complet. On a violé la Constitution puisqu'on a divisé arbitrairement ces soldes de moitié. Actuellement, on nous oppose la prescription quadriennale. Ainsi 4 milliards de francs n'ont pas été versés aux militaires français qui ont été engagés en missions extérieures.

Nos autres revendications sont :

- l'attribution de la carte du combattant pour tous les anciens des missions extérieures ;

- la suppression de la notion d'action de feu, puisque l'on nous impose les mêmes règles que pour la guerre d'Algérie, alors que la nature des conflits auxquels nous avons participé n'est pas la même ;

- l'attribution du Titre de reconnaissance de la Nation pour Djibouti et Beyrouth, qui constituent bien pour nous des missions extérieures ;

- l'attribution de la médaille libanaise « Wissam Al Salam » dont je pourrai vous parler mais ce n'est pas l'un des points les plus importants ;

- la publication de la liste des unités combattantes ;

- l'ouverture des écoles professionnelles de l'Office national des Anciens combattants (ONAC) aux jeunes combattants et la reconnaissance d'une priorité à l'embauche car ces jeunes anciens combattants ont parfois envie de se reconvertir ; il faut leur donner les moyens de pouvoir le faire.

La Fédération est d'ailleurs présente dans 13 Conseils d'Administration des structures de l'ONAC, qui est un organisme paritaire, dirigé par les associations et par l'administration. Nous pouvons ainsi aider à défendre les intérêts et les droits de la 4ème génération du feu. Nous sommes aussi très impliqués dans la défense des droits des victimes et le souvenir de ceux qui sont tombés au champ d'honneur. Actuellement, 500 militaires français sont morts en mission et nous comptons des milliers de blessés ou malades.

Si nous prenons le Liban, nous avons essayé d'établir un comparatif statistique par rapport au nombre d'hommes engagés et la durée de leur présence sur le terrain. Nous sommes à même de constater que ce conflit a été plus meurtrier que la bataille de Monte Cassino, haut fait d'armes de la Deuxième guerre mondiale qui a marqué les mémoires. Ce ne sont que des statistiques et nous ne tenons pas à rapprocher la nature de nos engagements, ni la férocité des combats, mais les chiffres sont là.

Concernant le sujet pour lequel vous désirez nous entendre, notre Fédération conformément à ses buts et à ses devoirs a décidé au sein de son Conseil d'Administration de défendre les intérêts moraux et médicaux des personnels qui ont été envoyés par la France en missions extérieures sans se poser la question de la nature et de l'intensité de leur engagement.

Ils ont servi, jusqu'au sacrifice suprême pour certains, sans compter leur peine et en ayant en tête uniquement le rayonnement de nos idéaux ainsi que le souci de remplir à bien leur mission qui leur a été confiée par la France.

Notre Fédération, qui compte un très grand nombre d'Anciens combattants du Golfe et des Balkans, en cours de réinsertion dans la vie civile, se pose des questions sur leur devenir et sur les effets sur la santé de leur descendance. La Fédération demande notamment :

- que tous les militaires français soient rappelés pour des examens sanguins et des bilans médicaux afin qu'une étude épidémiologique soit sérieusement conduite ;

- qu'une commission d'enquête soit créée où pourraient siéger les associations représentatives des intéressés ;

- qu'ils soient indemnisés dans le cadre du code des pensions militaires d'invalidité - car il ne s'est rien inventé de nouveau à partir de ce qui existe, depuis 1815 : le guide barème des invalidités vous donne les pourcentages d'invalidité -, voire par une législation spécifique pour les personnels souffrant de maladies qui seraient les séquelles des missions effectuées ;

- que les procédures de constitution de dossiers soient accélérées. Pour une première instance, il faut deux ans avant de toucher une pension. Je rappelle que, si vous êtes invalide à 85 %, vous touchez 3 500 F c'est-à-dire moins que le RMI, tout en ayant accompli votre devoir et en ayant des problèmes de réinsertion. Il est préférable d'être accidenté du travail pour toucher largement plus ;

- que les névroses ou les syndromes traumatiques de guerre soient étendus aux missions extérieures, plus particulièrement au Golfe ou aux Balkans, en complétant le décret du 10 janvier 1992 déterminant les règles et les barèmes de classification ainsi que l'évaluation des troubles psychiatriques de guerre ;

- que soit prévue la tenue d'une Conférence internationale sur les aspects médicaux des « syndromes du Golfe et des Balkans » ;

- qu'une relation d'imputabilité au service pour les troubles dits « syndromes du Golfe et des Balkans » soit reconnue ;

- qu'il soit adopté un véritable principe de précaution ;

- qu'une réponse soit apportée aux intéressés afin d'apaiser leur légitime inquiétude.

Voici, M. le Président, Madame et Messieurs les députés, la déclaration que je souhaitais faire au nom de notre Fédération afin de traduire notre position. Nous sommes tout à fait prêts à répondre à vos questions sans détour, en toute franchise, puisque nous sommes dans le cadre d'une des plus hautes institutions de la République, que nous sommes Français et fiers de servir notre pays.

M. Bernard Cazeneuve, Président : Je vous remercie beaucoup, M. le Président, pour votre déclaration liminaire et pour le respect que vous portez au Parlement, auquel nous sommes particulièrement sensibles. Cela est d'autant plus vrai que notre mission a le souhait de conduire ses investigations en posant à tous les interlocuteurs qui sont censés lui apporter des informations les questions les plus précises possibles.

Il est tout à fait normal lorsque l'on veut accéder à la vérité et à l'amélioration des dispositifs en vigueur que l'on puisse s'exprimer librement devant la Représentation nationale et répondre aux questions que se posent les parlementaires. Nous sommes donc sensibles à votre propos et heureux de vous accueillir.

Je vais donner la parole à mes collègues pour de premières questions.

Mme Michèle Rivasi, co-rapporteure : La question que se pose la mission est la suivante : quel est l'état des lieux ? Avez-vous eu des courriers, des rencontres avec des Anciens combattants qui ont relaté des problèmes liés à la guerre du Golfe puis ensuite aux opérations des Balkans ?

M. Laurent Attar-Bayrou : Nous avons eu des cas. Nous recensons toujours les personnes qui sont allées dans le Golfe. Depuis 1985, depuis la guerre du Golfe, nous nous sommes mobilisés. Dès les premiers jours de la guerre et la mise en place du dispositif, nous avions demandé en son temps à M. Jean Kahn, qui était chargé de mission auprès du Président de la République, quel était le sort juridique de ceux-ci.

Jusqu'à présent, la situation des anciens militaires qui ont servi en opérations extérieures est régie par la loi du 6 août 1955. Cette loi a été votée pour une durée précise ; elle est renouvelée au bon vouloir des décisions du Parlement et des propositions du Gouvernement.

Nous sommes toujours en phase de recherche, mais en sachant que nous avons un problème car plus de 40 000 militaires français sont passés en opérations extérieures, au moins dans ces deux conflits. Jusqu'à présent, on ne peut pas tirer réellement de conclusions sur le nombre de militaires malades ou meurtris. Il faudrait étendre sur le grand nombre, déjà pour apaiser les craintes des intéressés et que l'on puisse établir réellement les causes et les effets entre ce qui est dit ou écrit et ce dont ils souffrent.

Nous avons établi un questionnaire et journellement nous avons des contacts avec certains de nos camarades qui sont allés dans le Golfe comme dans les Balkans. Nous avons même des contacts avec les militaires français qui sont en cours de mission. C'est notre travail de fond depuis des années, puisque l'aspect psychologique et la reconversion sont très importants.

Mme Michèle Rivasi, co-rapporteure : Vous n'avez pas vraiment répondu à ma question. Par rapport aux personnes qui vous ont interpellé, pouvez-vous nous donner un chiffre ?

L'association Avigolfe a envoyé un questionnaire qui lui est revenu. Ils ont identifié un certain nombre de cas. Avez-vous la même démarche ? Avez-vous effectué des recensements de personnes malades et vous ont-elles relaté des problèmes sanitaires ?

Savez-vous combien de personnes ont saisi les commissions de réforme ? Je poserai d'ailleurs des questions plus tard sur ces commissions.

En fait, disposez-vous d'un bilan dans le cadre de votre association sur les personnes susceptibles d'être malades dans le cadre des opérations du Golfe et des Balkans ?

M. Laurent Attar-Bayrou : Nous comptons environ 1 000 membres qui ont participé à ces conflits : environ 200 personnes souffrent de syndromes post traumatiques, de problèmes gastriques ou ont d'autres problèmes qui peuvent être rattachés à ce que l'on appelle « le syndrome du Golfe ».

On ne peut pas tirer de statistiques comparatives à partir de cas ou d'études puisqu'il n'y en a pas eus, par exemple, sur le Liban, comme pour d'autres conflits. On se voit mal, au sein de notre petite association, même si nous sommes très représentatifs, commencer à faire un travail qui n'est pas le nôtre. Notre travail consiste à aider les gens, et donc à demander à la Représentation nationale que tous soient rappelés, puisque c'est à elle qu'incombe le droit de rappeler tous les militaires, ce qui est une chose très facile, de leur faire subir des examens médicaux puis d'en tirer les conclusions.

Avec mes deux camarades ici présents - l'un a été en Yougoslavie et l'autre a participé aux opérations du Golfe -, nous pouvons aussi répondre à une large gamme de questions.

M. Bernard Cazeneuve, Président : Pour compléter la question de Mme Rivasi sur la manière dont vous travaillez et dont vous obtenez les éléments d'information de la part des soldats qui ont été engagés dans ces conflits, quelles relations avez-vous nouées avec l'association Avigolfe ? D'ailleurs, travaillez-vous en commun afin de promouvoir les causes qui vous réuniraient ?

M. Laurent Attar-Bayrou : Mme Rivasi connaît bien notre association, puisque le 13 octobre j'ai eu l'occasion, dans son bureau, pendant une heure et demie, de lui présenter notre travail. L'association Avigolfe n'a pas réellement daigné suivre notre travail.

M. Bernard Cazeneuve, Président : Cela ne nous a pas échappé.

M. Laurent Attar-Bayrou : Peut-être lui apparaît-il possible de nous faire faire une déclaration de soutien ? Mais ce n'est pas ainsi que l'on travaille.

M. Bernard Cazeneuve, Président : Une déclaration de soutien à qui ?

M. Laurent Attar-Bayrou : A l'association Avigolfe.

On ne voulait pas se prêter au jeu de la représentativité et de l'antériorité, mais toute association se doit de présenter ses statuts, sa ligne directrice.

Il était intéressant pour Avigolfe que nous les soutenions pour présenter plus d'anciens du Golfe ou des Balkans à la télévision. C'est ce que les journalistes cherchent actuellement. Ils ne cherchent pas une déclaration ni réellement l'intérêt des soldats concernés, et on l'a vu dans la presse. Le débat s'est déplacé et on parle plutôt dorénavant de l'uranium appauvri. Il n'est pas de notre ressort de condamner ou de juger, puisque nous avons des autorités pour le faire.

Le Président de l'association Avigolfe, M. Hervé Desplat a participé à la guerre du Golfe. Je l'ai eu au téléphone, ainsi que Mme Christine Abelkrim-Delanne, Secrétaire générale d'Avigolfe par e-mail : ils ne souhaitent pas réellement travailler avec nous. Je réaffirme notre apolitisme total, puisque notre association représente toutes les tendances de la société française. Nos administrateurs ont d'ailleurs signé un document mentionnant qu'ils n'appartenaient pas à des partis politiques extrêmistes pour éviter certains amalgames.

M. Bernard Cazeneuve, Président : Vos relations avec Avigolfe se sont donc limitées à une demande d'Avigolfe de vous voir soutenir ses thèses ?

M. Laurent Attar-Bayrou : Tout à fait.

M. Bernard Cazeneuve, Président : Aucun travail de collaboration n'a été sollicité pour faire avancer les dossiers et la connaissance sur ce sujet de la part d'Avigolfe ?

M. Laurent Attar-Bayrou : Aucun.

On a même senti mais ce n'est qu'un sentiment, que l'on était écartés du système médiatique, puisque dans l'émission de France 3, « Pièces à Convictions », le journaliste qui a fait le reportage, nous a filmés pendant deux jours au siège de l'association. Nous avons vu la mention de la Fédération en fin d'émission : « nous remercions la F.N.A.M.E. », mais aucune image n'ait passée !

Depuis 1985, nous sommes pourtant concernés par ces problèmes et par tous les problèmes des anciens militaires et des Anciens combattants. Notre combat ne s'arrêtera pas là.

M. Bernard Cazeneuve, Président : Vous avez été filmés pendant deux jours et il n'y a pas eu d'images ?

M. Laurent Attar-Bayrou : Il n'y a pas eu la moindre image.

M. Bernard Cazeneuve, Président : Comment interprétez-vous cela ?

M. Laurent Attar-Bayrou : Nous étions peut-être trop « politiquement corrects » ou nous ne formulions pas le message que certains voulaient entendre.

Je vais être franc là-dessus. Dans cette affaire, des lobbies poussent et on se sert des militaires. S'il y a un problème, il doit être réglé. Les intéressés doivent être indemnisés et pris en charge, parce que c'est leur santé, leur vie et leur descendance qui sont en jeu. Mais, servir de faire-valoir est autre chose. Lorsque l'on est invité gratuitement pendant trois jours en Espagne pour une campagne en faveur de la levée des sanctions en Irak - on a les documents qui peuvent le prouver -, il y a un lobby qui est derrière.

S'agissant de l'uranium appauvri le dossier se focalise sur une interdiction. On n'est pas forcément contre, mais il y a des instances pour cela. Vous avez la Conférence sur le désarmement des Nations Unies qui peut très bien le faire. A chacun sa place et à chacun son combat. Tel est notre position de principe.

M. Bernard Cazeneuve, Président : Je vous remercie pour ces éléments d'information qui engagent votre association.

M. Laurent Attar-Bayrou : Tout à fait.

M. Claude Lanfranca, co-rapporteur : M. le Président et MM. les Administrateurs, je voudrais tout d'abord vous faire part de ma satisfaction de voir la transparence de votre Fédération, le sens des responsabilités et l'apolitisme dont vous faites preuve.

Je suis un profane en matière de pensions militaires. Vous avez parlé de troubles psychiatriques. Sont-ils reconnus ou non, et à quel moment ? Personnellement, j'ai vu des militaires stressés qui ont été marqués par leur participation à des combats. Actuellement, où en est-on ? Que souhaitent les associations ?

Dans les recommandations, la mission d'information pourrait s'engager, du moins je le pense, à faire des propositions très fermes.

M. Laurent Attar-Bayrou : Je vous remercie de la question. C'est un problème de fond qui nous intéresse depuis longtemps. Nous essayons de pousser certaines revendications pour que nos camarades soient soignés dans les meilleures conditions.

La pension est un aspect, mais lorsque vous avez une affection psychiatrique, voire une autre affectation contractée pendant le service ou une guerre, vous pouvez vous faire soigner toute votre vie gratuitement pour ces maux. C'est important.

Si les intéressés n'avaient pas une prise en charge, ils se verraient contraints à la fin de leur service de payer des soins médicaux pour l'affection qu'ils ont contractée.

Vous avez les références du texte publié au Journal Officiel du 12 janvier 1992. Ce fut une refonte qui fixe les règles de détermination et de barème pour la classification et l'évolution des troubles psychiatriques de guerre. Après, se pose le problème suivant : étions-nous en guerre ou pas ?

Je vous rappelle que la guerre du Golfe est qualifiée d'opération de police internationale.

J'ai été blessé au Liban et je suis invalide à 95 %. Je perçois, à ce titre, 3 800 F par mois. Je dois travailler, car avec ce montant, je ne peux pas rester les bras croisés et je dois faire manger ma famille. De plus, nous sommes des pensionnés post-guerre, comme pour nos camarades qui ont fait le Golfe et les Balkans. Nous subissons donc 1 500 F de différence sur les pensions à cause de la non reconnaissance du caractère de guerre.

Pour répondre à votre question, les troubles psychiatriques sont reconnus pour les Anciens d'Afrique du Nord (AFN), mais cela n'a pas été étendu aux missions extérieures.

M. Bernard Cazeneuve, Président : Merci beaucoup pour cette précision intéressante, qui nourrit une réflexion que nous prolongerons ce soir, puisque nous auditionnerons le Secrétaire d'Etat à la Défense chargé des Anciens combattants.

M. Charles Cova, Vice-président : Au cours de votre exposé, vous avez fait état de la suppression de la moitié de la solde pendant les années 1978-1983. Parlez-vous de la solde ou des avantages qui étaient attachés aux opérations extérieures, dont j'ai moi-même bénéficié à Madagascar et à Dakar, à une autre époque.

S'agit-il de la « Lamine N'Diaye » dont vous avez sûrement entendu parler pendant votre activité ?

Par ailleurs, avez-vous des relations avec l'Union Nationale des Combattants (UNC) ? Avez-vous des correspondants au ministère de la Défense ? Y êtes-vous reçus ? Votre association est-elle reconnue par le ministère de la Défense ?

J'_uvre beaucoup dans le milieu des Anciens combattants, et je suis heureux de rencontrer aujourd'hui votre association. Personnellement, je ne la connaissais pas.

Plus généralement, dans le cadre des relations Armées/nation, ne pensez-vous pas que votre organisation pourrait participer à des structures de concertation qui resteraient à créer ? Je suis en train d'essayer d'en fonder une.

Enfin, ne pensez-vous que votre association, dont vous venez de nous donner les buts, devrait s'unir aux autres pour se faire mieux entendre ?

M. Bernard Cazeneuve, Président : Le Vice-président Cova est, au sein de la Représentation nationale, l'un des parlementaires les plus spécialisés sur ces questions. Il est donc un interlocuteur de choix si vous voulez faire passer des messages.

M. Charles Cova, Vice-président : Cela n'entre pas dans le cadre de la mission d'information, mais cela est en relation avec le travail que je conduis.

M. Laurent Attar-Bayrou : Je vous remercie de la perche que vous me tendez.

Nous connaissons l'UNC comme les 173 associations nationales du monde combattant.

Pourquoi nous sommes-nous regroupés en tant que 4ème génération du feu ? Toujours le même conflit : le conflit entre générations. Le combat des uns n'est pas forcément le combat des autres. On avait des problèmes spécifiques à soulever, notamment notre population faisait aussi partie des trois millions de chômeurs. On avait des troubles spécifiques au retour de nos opérations.

Nos troubles ne sont pas forcément identiques à ceux des anciens d'AFN, puisque nous avons été une génération plus choyée, élevée dans le cocon familial. On a eu comme souci en France, lorsque l'on était appelés ou des jeunes hommes, à vivre notre vie, nos week-ends pleinement. On était presque tous volontaires et d'un seul coup on s'est retrouvé en Bosnie, au Liban et dans le Golfe où les fondements de la vie n'étaient plus les mêmes. Le retour sur soi-même est tout à fait évident. Après quatre et six mois, on rentrait chez nous. Cela a créé certains troubles ou laissé des traces plus ou moins profondes.

Au niveau du monde combattant, M. Masseret, le Secrétaire d'Etat, est la personne compétente pour ce sujet, puisqu'il est en charge des Anciens combattants, du droit de réparation, donc de l'appareillage et de la mémoire. Nous faisons moins d'actions de mémoire, car c'est récent et nous rencontrons peu de problèmes, mais nous en aurons plus dans dix ans.

Il est évident que nous nous inscrivons pleinement dans le lien Armées/nation. Nous sommes des fils de France et fiers de notre pays et de sa représentativité dans le monde. Plus nous pourrons servir notre pays, plus nous le ferons dans le cadre des institutions. Plus, nous ferons avancer l'armée de notre pays, plus nous serons heureux.

Dans le cadre des pensions - et j'ai bien connu M. Proveux, député, puisqu'en 1992 lorsque l'article 253 ter du Code des pensions nous a octroyé la carte du combattant et le titre de reconnaissance de la nation, nous avons vu une centaine de députés et le 29 décembre 1992 a été voté, en première lecture à l'Assemblée Nationale, ce texte essentiel ; je peux vous donner la composition : le Groupe Communiste a voté pour, le Groupe Socialiste aussi, le Groupe UDF s'est abstenu et le Groupe RPR aussi, sans arrières pensées politiques nullement de ma part, ce sont les faits -, on a joué notre rôle de lobby et on continue à le faire, puisque l'on réclame certains droits qui sont octroyés aux générations précédentes, et que l'on ne bénéficie pas notamment du statut « grand mutilé ».

Les Généraux ne seront peut-être pas très heureux, mais il faut rappeler qu'un homme du rang blessé à 85 % touche la pension d'un général blessé à 10 %. C'est l'une des difficultés du droit français.

Cette loi est bien particulière. Si vous mettez bout à bout mes suffixes et ma pension, je suis pensionné à 150 %, mais indemnisé à 95 %. C'est une toute autre chose !

Dans le cadre des problèmes psychologiques et psychiatriques, la frontière est difficilement décelable. Vous avez beaucoup d'hôpitaux militaires qui ont commencé à créer une consultation pour la douleur. Bon nombre d'Anciens combattants viennent consulter pour des maux de dos ou des maux de tête. En fin de compte, on s'aperçoit que c'est parce qu'ils sont allés au Tchad : ils ont fait un coup de feu et ils ont mal vécu leur mission.

Nous sommes prêts à servir, à continuer la réflexion sur le monde combattant, à contribuer à la réflexion sur l'armée, sur le moral des troupes, sur la professionnalisation ou encore sur le plan « réserve 2000 ». Sur toutes les questions de défense qui sont de notre compétence, nous pouvons apporter quelque chose.

M. Bernard Cazeneuve, Président : Je vous remercie pour la grande précision de vos réponses et surtout pour les éléments que vous portez à notre connaissance et qui sont de nature à nous permettre d'avancer dans la phase des propositions que nous ne manquerons pas de présenter au terme de notre rapport.

M. Laurent Attar-Bayrou : J'ai oublié de répondre à la question la plus fondamentale sur le rappel de solde de 1978 à 1983.

Il fera peut-être un cas d'école dans quelques années. Les militaires sont des fonctionnaires : comme tous fonctionnaires, ils sont payés selon une grille salariale. Le premier décret date de 1950 ; le deuxième décret, de 1968, a été aligné pour ceux qui étaient en opérations extérieures sur le régime des Affaires étrangères.

En 1978, les militaires, qui étaient au Liban, ont vu leur solde diminuer de moitié jusqu'en 1983. Il a fallu que des officiers aillent devant le Conseil d'Etat qui a rendu un arrêt. Un de nos Administrateurs à la F.N.A.M.E., connaît particulièrement bien le sujet.

En 1983, le Ministre de la Défense, M. Charles Hernu, suite aux différents recours formulés, est revenu sur le décret de 1950, ce qui était tout à fait anticonstitutionnel, puisqu'on le cassait sans l'avis du Parlement.

M. Bernard Cazeneuve, Président : Juste un point de droit, puisque vous évoquez la Constitution, l'autorisation du Parlement n'est pas nécessaire pour casser un décret qui relève du domaine réglementaire, c'est-à-dire de l'article 37 de la Constitution. Les matières dont nous avons à traiter relèvent de l'article 34. C'est peut être difficilement convenable, mais en tout cas pas anticonstitutionnel.

M. Laurent Attar-Bayrou : En 1983, le Ministre de la Défense est revenu sur le décret de 1950. C'est un fait !

Ainsi, jusqu'en 1997, les militaires ont été payés normalement comme leurs camarades du ministère des Affaires Etrangères. La loi de Finances 1997 a décidé - et il n'y a aucune voie de recours - que les militaires, au lieu d'être payés 2,5 fois leur solde de base, seraient payés 1,5 fois celle-ci seulement.

Le problème du rappel de solde entre 1978 et 1983 a été réglé, sachant que les militaires n'ont jamais pu avoir les bénéfices des 4 milliards de francs de reliquat, puisqu'on nous a imposé. J'avais vu le Ministre de la Défense de l'époque,  M. Jean-Pierre Chevènement, qui nous a dit qu'il y avait une prescription quadriennale, et dans ce cadre on ne sait pas sur quel décret régler : celui de 1950 ou de 1968 ? On est partis ainsi annoncer à nos adhérents et à ceux qui avaient servi la France que l'on ne savait pas comment rembourser l'argent qu'on leur devait.

M. Jean-Louis Bernard : Vous souhaiteriez que tous les militaires qui avaient été en opérations extérieures soient rappelés pour subir des examens, notamment des examens sanguins. Quels types d'examens sanguins suggérez-vous ?

Vous avez fait l'erreur classique entre commission d'enquête et mission d'information. Il me paraît très difficile de vous associer à une commission d'enquête d'origine parlementaire. Là on a probablement un problème pédagogique et didactique à expliquer aux gens, notamment aux associations, l'intérêt d'une mission d'information, plutôt qu'une commission d'enquête dont la durée est limitée à six mois et dont le travail peut être rendu totalement impossible dès lors qu'il y a une éventuelle plainte pénale de l'une ou l'autre partie.

Je ne vais pas m'engager avec vous sur le débat et la querelle des pensions. Il ne faut pas que vous mélangiez ce qui ressort du droit commun, de l'accident de travail, de la mutualité sociale agricole ou du code des pensions militaires.

Les pensions militaires, et c'est un exemple unique au monde, parviennent à définir des taux d'incapacité supérieurs à 100 %. Or, par définition, 100 % c'est la mort. Un tétraplégique en droit commun, c'est 95 %, et on observe parfois, selon le guide des barèmes d'invalidité, des taux de 150 ou 200 %.

Est-il bien logique qu'il y ait une différence entre les différents régimes des pensions ? Ne faudrait-il pas mieux uniformiser tout cela ? Cela me paraîtrait plus logique que d'essayer de modifier encore, barème après barème, une jurisprudence qui a mis un certain temps à se produire.

Je vous signale que les névroses post-traumatiques ou tous les troubles psychiques sont prévus par le guide des barèmes d'invalidité. Il faut deux éléments : que l'invalidité soit supérieure à 10 % pour être indemnisable et qu'elle soit imputable au service.

Apprécier la difficulté - lorsque vous avez des gens qui ont des antécédents psychiatriques, neurologiques ou psychologiques, et qui se trouvent incorporés ou qui ont décompensé quelques années après : était-ce le service ou un événement interférent de la vie professionnelle ou familiale ? -, là est probablement la difficulté.

Enfin, deux dernières questions : qu'entendez-vous par respect du principe de précaution, notamment en matière de guerre ou de conflit armé ?

Vous avez parlé d'une invitation en Espagne, peut-être de la part de certains pour telle ou telle association, invitation que vous auriez vous-même refusée. Pourriez-vous nous en dire un peu plus, car ma curiosité a été un peu éveillée ?

M. Bernard Cazeneuve, Président : Vous pouvez peut-être commencer par la dernière question qui est la plus facile.

M. Laurent Attar-Bayrou : C'est le CASA, Comité pour la levée des sanctions contre l'Irak, dans la traduction espagnole, qui nous a invités.

M. Bernard Cazeneuve, Président : On ne voyait pas en effet la cohérence du sigle.

M. Laurent Attar-Bayrou : On a pris connaissance de tout ce qui existait au sujet des vétérans américains. Je tiens à préciser que, dans les années 1997, des représentants du Congrès des Etats-Unis sont venus nous auditionner. Le Congrès a mandaté une ONG pour nous écouter sur ce sujet. On parle depuis dix ans de la guerre du Golfe et de ses problèmes.

Nous avons été invités en Espagne, et nous n'avons pas souhaité nous y rendre, puisque la clarté n'était pas faite sur les buts de la réunion. La levée des sanctions sur l'Irak n'est pas notre problème, mais celui des Nations Unies et des quelques 185 Etats qui y sont représentés. De plus, il n'y avait pas assez de lisibilité sur ce que l'on allait y faire, c'est pourquoi nous n'avons pas réellement donné suite.

Lorsque la mariée est trop belle.... Nous voulons bien visiter l'Espagne mais lorsqu'on vous paie le séjour plus l'avion sans vous indiquer réellement le but, on se méfie. Ce n'est pas forcément parce que l'on a été des militaires que nous sommes prudents. En citoyens avertis, nous protégeons avant tout les intérêts de nos camarades, de nos compagnons.

Le problème des pensions est un long problème. On nous a imposé, à nous, nouvelle génération du feu, un guide barème des invalidités. Je rappelle que le guide barème d'invalidité de la COTOREP a été établi grâce aux Anciens combattants, qui ont servi de modèle ; donc le travail était bon. Par contre, après il y a eu des dérives sur les pourcentages.

Je suis pensionné à 95 % - je prends mon cas car c'est facile et contrôlable -, mais si je l'avais été à 45 % à titre civil, j'aurais sûrement beaucoup plus d'argent ; je vivrais peut-être un peu mieux et je n'aurais peut-être pas besoin de travailler. Je pourrais vivre pleinement ma deuxième vie avec mon handicap car il faut vivre avec.

Lorsque vous rentrez de mission et qu'au bout d'un an et demi, vous êtes au chômage et, pour illustrer les choses, que l'on vous a mis « un grand coup de rangers dans les fesses » en 1983, en vous disant : « allez dans le civil puisque vous étiez appelé », vous vous trouvez confronté à de grandes difficultés. Je suis horticulteur de métier, mais les patrons n'embauchent pas les personnes qui ont été blessées.

Maintenant, je suis employé municipal, donc fonctionnaire territorial. J'ai trouvé une reconversion dans la fonction publique territoriale avec mon métier. Il a fallu que j'attende deux ans pour toucher une pension. Je n'avais rien, uniquement les 40 F des ASSEDIC, comme tous mes camarades, comme ceux qui sont rentrés d'AFN, d'Indochine ; donc l'histoire se répète.

On a pris ce que l'on nous a donné. J'ai été présenté invalide à 75 %. J'ai fait un état de ce que je devais toucher, soit 100 % et 5 degrés. Cela veut tout et rien dire à la fois. Notre Secrétaire général est invalide à 100 % et 77 degrés : il est aveugle et bi-manchot. Peut-il retravailler ?

Comment font les grands invalides pour subvenir à leurs besoins ? Comment sont-ils assistés ou surveillés tous les jours ? Comment peuvent-ils recruter leurs aides-soignantes et les tierces personnes qui ne sont pas forcément habilitées ou formées pour le faire ?

C'est le quotidien. L'harmonisation des barèmes du guide des barèmes d'invalidité est plus le problème de l'Assemblée nationale, donc de la Représentation nationale, que le nôtre.

Je reprends mon cas et je sais très bien que je resterai à un taux d'invalidité de 95 %, car la loi de Balthazar est tellement bien faite que ma pension est gelée. Je ne pourrai pas passer au-dessus. Ce sont des incohérences, mais on vit avec cela comme avec notre handicap.

Mme Michèle Rivasi, co-rapporteure : Je voulais revenir sur l'objet de votre lutte, en revenant à la guerre du Golfe. Pouvez-vous nous confirmer, lorsque l'on fait la guerre - et le Ministre a annoncé que c'était une guerre, peut-être n'est-ce pas passé dans les textes, mais il parle de la « guerre du Golfe » -, s'il vous arrive un problème, vous avez trois mois pour dire que ce problème est imputable au conflit ; au-delà de trois mois il faut le prouver ?

On est vraiment dans le sujet, car les « syndromes » liés de la guerre du Golfe recouvrent des pathologies de types neuro-musculaires, gastriques, psychologiques, ainsi que des lymphomes et des leucémies.

Avez-vous des propositions à faire, puisque l'on auditionne le Secrétaire d'Etat à la Défense, chargé des Anciens combattants cet après-midi, sur le délai d'imputabilité ? Lorsque l'on a des risques ou que l'on souffre de maladies comme la leucémie ou le cancer, n'y aurait-il pas des propositions à faire ? N'y a-t-il pas d'autres propositions à faire sur la présomption d'imputabilité au service ?

Tout votre problème et je me bats sur ce point - c'est d'ailleurs pourquoi vous étiez venu voir à ma permanence bien avant la création de la mission d'information -, c'est comment faire évoluer cela pour que ces militaires, en dehors du problème des pensions que l'on regardera de près, puissent bénéficier d'une présomption d'imputabilité au service ? Il faut défendre ces personnes. Actuellement, quel est votre sentiment sur leur situation ?

M. Laurent Attar-Bayrou : Vous avez touché le fond du problème : l'imputabilité au service, ce n'est pas trois mois après. C'est comme la prescription quadriennale pour le rappel des soldes, c'est un terme juridique. Une maladie ne se déclare pas juste trois mois après.

De plus, lorsque les intéressés rentrent de mission, ils ont plus envie d'aller voir leur famille, de reprendre des liens familiaux ou dans la société française.

On a un problème avec la Commission consultative médicale (CCM), vous faites votre demande de pension en première ou en deuxième instance, la Commission de réforme au niveau régional ou départemental accepte votre dossier qui monte à la Commission consultative médicale : il est « sabré sur pièce ». Donc, cela revient. Puis, on invoque généralement quelques artifices juridiques sur lesquels vous ne pouvez plus revenir puisqu'il y a présomption. Ensuite, vous allez devant le tribunal des pensions et tout dépend comment il juge. Déjà, 50 % des personnes vont devant le tribunal des pensions. Après c'est le Conseil d'Etat. Les militaires ne sont pas prêts à le faire car ce ne sont pas des procéduriers.

Il serait souhaitable que le Secrétaire d'Etat et la Représentation nationale disent qu'il y a une imputabilité sur tant d'années, et que les pensions soient traitées plus rapidement, que cette Commission médicale consultative soit dissoute - car tout le monde le demande - et que d'autres règles soient définies dans le cadre de l'ONAC. Puisqu'il y a une instance consultative pour le monde combattant, avec l'Union française des associations ou les grosses associations, qu'il y ait une concertation ; que l'on n'ait plus des blocs opposés de chaque côté politique.

M. Bernard Cazeneuve, Président : Pour compléter la question de fond que vient de poser Mme Rivasi, et qui résulte de cette règle de la prescription quadriennale, cela pose une difficulté majeure. Si on lève le principe de la prescription quadriennale, cela signifie que l'on accepte que les militaires - et ce serait d'ailleurs assez juste et légitime - formulent à destination des commissions spécialisées des demandes reconventionnelles aussi longtemps que les troubles peuvent apparaître.

Plus il y a de temps entre le moment où la mission extérieure se déroule et le moment où le trouble apparaît, plus il y a de difficultés à établir le lien entre la mission militaire et le trouble révélé. Comment pourrait-on régler ce problème ?

Autant nous nous battons collectivement et nous formulerons des propositions dans le rapport pour améliorer le dispositif, en conformité d'ailleurs avec les demandes légitimes que vous formulez devant nous, autant nous devons le faire d'une façon qui soit législativement opérationnelle et correcte.

A partir du moment où on lève la prescription quadriennale, et sans doute faut-il le faire, on ouvre la porte à des demandes reconventionnelles longtemps après que le conflit se soit déroulé, et de ce fait on perd la possibilité d'établir le lien entre le conflit et la pathologie déclarée. Comment règler ce problème ? Y avez-vous réfléchi ? Pour une blessure c'est facile, mais pour un trouble psychologique c'est plus compliqué.

M. Laurent Attar-Bayrou : Le registre des constatations, qui est bien fait dans l'institution militaire, peut servir de preuve. Il porte sur tout ce qui est blessure ou accident.

M. Bernard Cazeneuve, Président : Cela ne pose donc aucun problème ?

M. Laurent Attar-Bayrou : Pour les problèmes psychologiques, on est obligé d'attendre, puisqu'il n'y a pas de débriefing dans les Armées françaises.

Prenons l'exemple du Rwanda. Je peux vous en parler puisque j'y étais dans le cadre d'une opération humaine, puisque la Fédération a aidé la « Bio Force Militaire » où l'on a d'ailleurs dépêché un psychiatre pour interroger les militaires sur place.

Le travail réalisé par les militaires français consistait à déblayer les corps : 170 corps à droite et 170 sur l'autre côté, plus les fosses. Une fosse, ce n'est pas difficile, on creuse la terre, la largeur du godet ; on met les corps dedans ; un coup de chaux ; on remet des corps. Psychologiquement, là c'était palpable.

Il y a eu pourtant peu de demandes de pensions sur l'opération Turquoise. Les participants ont été auditionnés par des psychiatres, mais après on les a lâchés dans la nature ». Ceux qui rentrent de mission sont ainsi lâchés dans la nature. En ce qui concerne ceux qui sont encore sous les drapeaux ou qui vont terminer leur contrat, car les contrats courts - donc les hommes du rang - ne font que neuf ans, on les libère au bout de cette période sans leur avoir réellement donné une formation, alors que ce sont les premières personnes qui ont connu ces problèmes dans la vie civile.

Je ne dis pas que les officiers ou les sous-officiers n'ont pas ces problèmes, mais ils restent plus longtemps dans l'institution militaire, et celle-ci a au moins l'avantage d'avoir un esprit de camaraderie et de corps qui aide les personnes à surmonter d'éventuelles difficultés psychologiques de cet ordre.

On doit étendre ce principe de précaution pour les problèmes psychologiques, puisqu'on a mis dix ans avant de se pencher sur les opérations du Golfe.

M. Bernard Cazeneuve, Président : Ce dispositif qui est tout à fait légitime et dont on peut souhaiter la réforme, implique, en corollaire, un suivi avant l'engagement des opérations et un suivi postérieur aux opérations, car vous risquez de vous trouver dans une situation où des militaires engagés souffriront déjà antérieurement de troubles psychologiques - que ces opérations ont pu aggraver, compte tenu de la dureté d'un certain nombre d'entre elles -, sans pour autant que le lien puisse être établi entre les opérations et le trouble psychologique.

M. Charles Cova, Vice-président : On passe quand même des tests avant de s'engager dans l'armée.

M. Laurent Attar-Bayrou : Il y a toujours le facteur génétique et un facteur lié au vécu familial. Ce n'est pas une généralité.

M. André Vauchez : Je voudrais revenir sur un autre aspect des choses, votre association existe depuis le Liban. Il y a eu effectivement beaucoup d'autres opérations extérieures, dont la nature était très différente, selon les formes d'engagements.

Après chaque conflit, vous avez parlé de séquelles, en particulier d'ordre psychique et peut-être d'autres origines. Avec le Golfe, avez-vous vu apparaître d'autres séquelles qui pourrait relever spécifiquement d'un « syndrome du Golfe » ? Y a-t-il quelque chose de nouveau qui est apparu ?

D'autre part, vous êtes accompagné de deux collègues, dont l'un a servi au Golfe. Peut-il nous dire, lui qui était sur le terrain, dans le cadre des conditions d'engagement qu'il a connues, s'il a détecté des situations critiques, susceptibles éventuellement d'engendrer des séquelles quant à des risques liés à l'utilisation de l'uranium appauvri ou à la présence d'éventuels nuages chargés en toxiques ?

(M. Charles Cova, Vice-président, succède à M. Bernard Cazeneuve, à la Présidence)

M. Charles Cova, Vice-président : Indiquez-nous quelles fonctions vous occupiez à l'époque, le régiment dans lequel vous serviez, et si vous avez participé à toute l'opération, y compris les quatre jours de conflit.

M. Christophe Frederitzi : J'ai participé à l'intégralité des opérations du Golfe, puisqu'à ce moment-là j'étais sous-officier au 1er régiment de Spahis de Valence. Du mois de septembre 1990 jusqu'au terme de l'opération, j'ai participé à la mission dans son intégralité et dans les conditions que l'on connaît pour ce régiment.

Il s'agissait de conditions de vie très dures. Mais nous avions l'avantage, pour la plupart, d'être aguerris, car nous avions tous participé au moins à une, deux, voire un peu plus grand nombre de missions extérieures, que ce soit au Tchad, en Centrafrique, à des stages « jungles » au Gabon ou d'autres opérations.

En ce qui me concerne, dans l'unité où j'étais, il n'y avait quasiment pas de « jeunes », même les militaires du rang avaient au moins une ou deux expériences antérieures à celle-là, donc psychologiquement c'était moins difficile. Néanmoins, en considérant les conditions de vie et le rythme qui a été donné l'opération du Golfe - en parlant du rythme il s'agit de la montée en puissance qu'il y a eue -, nous étions en « vase clos ». Nous n'avions pas cette pression médiatique que les Français ont pu connaître, ici en France, à l'époque. Nous nous en sommes rendus compte par la suite.

Par contre, la mise en place et la montée en puissance ont été très longues. Psychologiquement, on avait souvent à régler des petits problèmes, parce qu'on vivait les uns sur les autres pendant des mois, dans des conditions précaires. Mais tout ancien militaire l'a connu lors d'autres conflits.

Pour resituer les choses par rapport aux événements, quand a démarré l'offensive aérienne, c'était dans une période très difficile sur le plan climatique, puisque nous étions soumis quasi journellement à des tempêtes de sable très violentes. J'ai le souvenir de n'avoir pas pu m'alimenter normalement pendant 24 heures voire plus, car dès que vous portiez quelque chose à votre bouche, systématiquement c'était ensablé. Nous avons donc rencontrés des conditions de vie assez pénibles.

Dès que l'offensive aérienne a démarré et que nous avons changé de position, que nous nous sommes rapprochés de la frontière irakienne, au nord-est de Rafha, nous avons rencontré des conditions climatiques très dures. A l'époque, certains moyens de détection qui étaient mis à notre disposition, qu'ils soient chimiques ou nucléaires, ont réagi. Des comptes rendus ont été faits.

En ce qui me concerne, j'étais sous-officier adjoint, chargé, au sein d'un sous-groupement « renseignement » de la division, d'effectuer des reconnaissances sur les pénétrantes possibles en territoire irakien et sur les axes que l'on pouvait utiliser. Pendant toute la phase aérienne, on a vu effectivement les moyens de détection réagir. Ce n'était pas énorme, mais ils réagissaient quand même. Comme nous étions des troupes entraînées, en ce qui nous concerne, nous prenions toujours les mesures de protection maximale. Nous avons toujours réagi immédiatement, quel que soit le niveau de l'alerte.

A l'époque, nous étions très surpris lorsque des gens venant « de l'arrière », que ce soit des personnels qui étaient chargés de la logistique ou autres, n'appliquaient pas ces règles. A mon sens, cela tenait au fait qu'ils n'étaient pas encadrés. Ils étaient indépendants dans leurs types de missions et ils n'étaient pas prêts à les accomplir, du moins dans ce cadre.

Souvent, on a remis dans le droit chemin des individus que l'on voyait arriver que ce soit pour des questions logistiques (courriers ou autres), dont certains n'avaient même pas de tenue de protection. Ils étaient partis les mains dans les poches et arrivaient en short et en chemisette, c'est-à-dire dans des conditions aberrantes par rapport à la situation du moment.

Pour revenir aux troubles psychologiques, où se trouve la barrière ? On n'en sait rien. Chaque individu réagit différemment ! On a pu voir des gens réagir très mal à des stages « jungles » au Gabon, et même des semaines après leur retour, parce qu'on les a poussés dans leurs retranchements.

Au retour du Golfe, tout le monde a eu à peu près les mêmes réactions, mais c'était dû au mode de vie. On a vécu pendant près de huit mois dans le désert, dans des conditions assez dures. Des exemples très simples : bon nombre d'entre nous ne pouvaient pas dormir dans un lit à leur retour. Les premières semaines, j'ai dormi par terre. J'étais incapable de dormir dans une pièce close, il fallait que les volets, les fenêtres et les portes soient ouvertes. J'étais incapable de me mélanger à la foule, que ce soit dans un lieu public ou ailleurs. Nous avions besoin d'espace et cela a duré pendant des semaines, sans que personne ne s'en soucie et sans que personne ne pense même à en parler, sauf entre nous. Mais on estimait qu'il s'agissait des suites logiques de ces conditions de vie.

Pour revenir à la question posée sur l'uranium appauvri, n'ayant jamais été informé sur les dangers potentiels de ce qu'utilisaient les Américains, la question ne s'est même jamais posée.

Notre seul souci à l'époque, et l'accent a été mis là-dessus, portait sur le danger chimique. Lors de l'offensive terrestre, le problème majeur était constitué par toutes les sous-munitions restantes (mines et autres) qui étaient la suite logique des bombardements. En dehors de cela, on ne s'est jamais posés de questions. Il est vrai que, dans les premières heures du conflit, le niveau de protection maximal avait été pris.

Au bout du deuxième jour, on nous a autorisés à alléger les dispositions prises. En ce qui me concerne, avec les gens que j'avais sous mes ordres, on a gardé les dispositions maximales jusqu'à la fin.

M. Charles Cova, Vice-président : Avec les prises de médicaments prévues ?

M. Christophe Frederitzi : Avec tout ce qui était prévu. Toutefois, pour l'unité à laquelle j'appartenais, tout était très contrôlé et très encadré. Ainsi pour les fameuses pilules, c'était l'encadrement qui faisait la distribution et de façon rigoureuse.

On n'a jamais laissé les gens avec leur tablette complète en leur possession, car on s'est aperçus, dès les premiers jours, que certains faisaient des prises « préventives », en croyant bien faire. Lorsqu'on s'en est aperçus, on a tout de suite centralisé la question et on a agi à chaque fois très précisément en fonction des ordres donnés.

M. Claude Lanfranca, co-rapporteur : Je voudrais revenir sur les troubles psychiatriques, car cela m'intéresse pour l'avenir dans le cadre d'éventuelles recommandations. Beaucoup de jeunes reviennent traumatisés, ils n'osent pas à en parler, ils dorment les portes ouvertes, etc.

Ils essaient de tenir la tête hors de l'eau. Au bout de deux ans, un événement grave survient dans leur vie (décès d'un membre de la famille, un divorce, etc.) : ces gens alors décompensent. Souvent le tribunal des pensions ne prend en considération que cela. Il estime que la déprime est due à la perte d'un membre de la famille, et c'est difficile de le prouver ! C'est le médecin qui vous parle.

Autant, somatiquement vous prenez un obus, on voit que cela s'infecte, on vous suit. Mais, là comment trouver un seuil permettant de faire des propositions ?

M. Christophe Frederitzi : Il y a une grande difficulté, que ce soit pour nous ou même pour les institutions qui sont en place et qui cherchent à comprendre. Une forme de pudeur voulant que les gens n'en parlent pas ou alors en petit comité, et avec des gens qui ont été eux-mêmes concernés par le problème.

Je peux vous assurer en ce qui me concerne que c'est le genre d'événements dont je n'ai jamais parlé, même en famille. J'évite complètement ce genre de sujets. J'ai une fille de 7 ans et une autre de 3 ans ; je ne leur en ai jamais parlé et ma femme ne connaît rien de tout cela. Dans la famille, ce sont des choses que l'on n'évoque même pas. J'en parle entre amis ou avec des gens avec lesquels j'ai vécu cette expérience. Où fixer la limite ? On ne la connaît pas nous-mêmes, chacun est en mesure de réagir différemment.

Il y a eu des cas concrets. Au retour, certaines personnes, dans l'euphorie d'avoir eu l'impression d'échapper à quelque chose de grave, en ont profité et ont pris des risques considérables, que ce soit en voiture, en moto, dans leur mode de vie. Ce sont des gens qui ont essayé de pousser l'extrême en ayant pensé avoir échappé à quelque chose de tellement grave, et cela s'explique facilement pour des psychiatres.

Mme Michèle Rivasi, co-rapporteure : Vous a-t-on demandé de prendre du « Virgyl » ?

M. Christophe Frederitzi : Honnêtement, je ne me souviens plus. La Pyridostigmine, elle, a été distribuée.

M. Charles Cova, Vice-président : Il n'y avait pas de « CRAPS » ?

M. Christophe Frederitzi : Toutes les missions étaient communes. A l'époque, on travaillait avec les gens du 13ème RDP.

Mme Michèle Rivasi, co-rapporteure : Il nous faudra peut-être résoudre la question les délais comme l'ont fait les Américains, et augmenter les trois mois de présomption d'imputabilité.

Le raisonnement des Américains a consisté à dire : puisqu'il y a des symptômes - je ne parle pas des troubles psychiatriques mais des symptômes de type neuro-musculaires, des problèmes cognitifs - relativement bien isolés, si les militaires entrent dans le cadre de ces symptômes, on assure un suivi sanitaire, voire des indemnités en fonction du dommage. Cela pourrait toucher les gens du Golfe, mais comme notre mission va élargir son champ d'investigation à la Bosnie et au Kosovo, on verra là aussi s'il y a des troubles particuliers. Ce type de démarche vous conviendrait-il ?

M. Laurent Attar-Bayrou : Cette démarche ne peut que nous convenir puisqu'elle va dans le sens des intéressés, et satisfait l'un des buts de la Fédération qui, en 1985, s'est créée pour la défense des blessés et des malades. On ne peut que vous épauler dans ce sens.

Mme Michèle Rivasi, co-rapporteure : Au niveau de la Commission de réforme et du tribunal de pension, faut-il encore maintenir des structures spécifiques à l'armée ou se placer purement dans un cadre de droit commun ? Si l'on garde la Commission de réforme et le tribunal des pensions avec l'intervention éventuelle du Conseil d'Etat, auriez-vous des propositions à faire pour que l'on améliore ce fonctionnement ?

M. Laurent Attar-Bayrou : En l'état de votre question, nous tenons à garder les institutions militaires au niveau du droit à réparation, dans le cadre du Code des pensions militaires d'invalidité, puisque cela fonctionne. Il y a quelques difficultés, mais on ne peut pas remettre en cause les « deux bibles ». Je ne sais pas si tout cela existe d'ailleurs au niveau civil.

Rentrer dans le droit commun ou dans le droit sécurité sociale est une toute autre chose !

Mme Michèle Rivasi, co-rapporteure : Sur la Commission de réforme et le tribunal des pensions, avez-vous des remarques à faire ?

M. Laurent Attar-Bayrou : Oui, il faut éviter que les intéressés soient systématiquement obligés d'aller devant le tribunal des pensions, qu'il y ait plus d'avocats formés au Code des pensions. Il y a peut-être 13 ou 14 avocats compétents sur ces questions en France. Puisqu'il n'y a plus beaucoup de professionnels intéressés, généralement ce sont des avocats commis d'office, qui sont en début de carrière et vous êtes obligés de leur monter leur dossier. On sera des centaines à vous dire cela.

La Commission de réforme doit donc être améliorée. Dans les départements, cette commission est uniquement une chambre d'enregistrement. Ce propos n'appartient qu'à moi, mais la Fédération peut me suivre là-dessus.

Comment cela se passe-t-il ? Vous avez votre première instance à partir de votre « modèle 15 ». Vous faites une demande d'aggravation qui est étayée par un certificat médical de votre médecin. Vous remplissez un imprimé. Le ministère de la Défense, mais ce sont les services des Anciens combattants qui sont en charge de ce problème, vous expertise. Parfois, il s'agit de cinq minutes où l'on reprend votre dossier.

Mme Michèle Rivasi, co-rapporteure : Qui fait l'expertise ?

M. Laurent Attar-Bayrou : Des médecins qui sont désignés.

Mme Michèle Rivasi, co-rapporteure : Ce sont des médecins militaires ?

M. Laurent Attar-Bayrou : Ce ne sont pas uniquement des médecins militaires, mais aussi des médecins qui exercent dans le civil et qui sont mandatés par les services des Anciens combattants pour nous expertiser. Soit cela se fait dans les directions interdépartementales, au sein du Secrétariat d'Etat, soit cela se fait dans les cabinets des intéressés.

Ce médecin remet son rapport. On vous donne alors un « modèle 10 », qui est la proposition de la pension que l'on va vous attribuer. Après, vous avez tout loisir d'assister à la Commission de réforme ou bien d'accepter votre taux.

Une fois que la Commission de réforme est passée, vous avez deux mois pour déposer un recours devant le tribunal des pensions. Vous avez un juge professionnel au tribunal assisté de deux assesseurs issus du monde combattant. Chaque association présente des intéressés et ceux-ci sont tirés au sort.

Lorsque votre dossier est examiné, il peut, avant la Commission de réforme, monter à la Commission consultative médicale (CCM) ; tout dépend de la gravité. Très peu de personnes connaissent exactement qui siège à la CCM et qui y décide du devenir de l'invalide. Cela se fait sur dossier. Moi-même, j'ai essayé de venir plaider ma cause, on ne peut pas. On ne peut même pas connaître le nom du Président de cette instance.

Tous les Anciens combattants demandent la suppression de la CCM ou, au moins, une transparence, afin que les médecins des intéressés soient représentés. Un trouble psychologique ne se mentionne pas uniquement sur le papier. Celui qui est dans une chaise roulante, cela se voit, mais à côté de sa chaise roulante, il a peut-être d'autres pathologies, et la CCM peut passer à côté.

Après, vous avez les grandes voies de recours. Il faut prendre un avocat pour aller devant le Conseil d'Etat.

Mme Michèle Rivasi, co-rapporteure : C'est très important !

M. Laurent Attar-Bayrou : C'est difficile pour des hommes qui ont servi avec dévouement les intérêts de la France à l'étranger.

M. Charles Cova, Vice-président : Merci beaucoup, M. le Président et Messieurs.

Audition de M. Jean-Pierre MASSERET,
Secrétaire d'Etat auprès de M. le Ministre de la Défense,
chargé des Anciens combattants,
accompagné du Commissaire général Xavier ROUBY,
Directeur des Statuts et des Pensions
et du Médecin en Chef Philippe LOUDÈS,
Conseiller au cabinet militaire du Ministre de la Défense
(responsable de la cellule « Humanitaire-Santé »)

(extrait du procès-verbal de la séance du mardi 6 février 2001)

Présidence de M. Bernard Cazeneuve, Président

M. Bernard Cazeneuve, Président : Nous entendons aujourd'hui M. Jean-Pierre Masseret, Secrétaire d'Etat auprès du Ministre de la Défense, chargé des Anciens combattants. Nous vous remercions d'avoir bien voulu répondre à notre invitation. Je précise, dès à présent, que nous entendrons le Ministre de la Défense ainsi que ses prédécesseurs, et notamment MM. Chevènement et Joxe, avant de publier notre premier rapport, qui concernera la guerre du Golfe, vraisemblablement à la fin du mois d'avril.

Vous nous avez adressé, en réponse à notre demande, deux notes techniques qui font un point précis, d'une part, sur la procédure médico-légale des pensions militaires d'invalidité et, d'autre part, sur le rôle et les bases juridiques dans lesquelles opèrent les commissions de réforme.

Nos interrogations portent également sur les travaux qui ont déjà pu être réalisés à l'étranger, plus particulièrement aux Etats-Unis et au Royaume-Uni, à l'égard des anciens militaires du Golfe, voire des Balkans, et sur les éventuelles consignes que vous auriez pu donner à vos services ou à l'Office national des Anciens combattants et des victimes de guerre (ONAC), établissement public placé sous votre tutelle, concernant l'accueil médical, voire social, des Anciens combattants se plaignant d'affections ou de troubles qu'ils considéreraient comme étant consécutifs à leur présence dans ces régions.

Nous avons quelques interrogations sur le rôle du Service de santé des Armées, s'agissant du suivi personnalisé des militaires ayant participé à des opérations extérieures, ainsi que sur l'éventuelle implication d'anciens médecins militaires dans les commissions consultatives, voire au niveau des missions d'expertise.

Enfin, nous aimerions savoir s'il existe des différences de procédure mais également d'appréciation quant aux situations respectives des militaires de carrière et des appelés ou des engagés sur contrats courts. Les investigations que nous conduisons nous amènent aussi à nous interroger sur l'évolution souhaitable de notre système de prévention, de soins et de pensions au regard de la professionnalisation des armées.

Nous avons souhaité, depuis le début de nos travaux, aborder ces points dans la plus grande transparence, ce qui explique que la plupart de nos auditions soient ouvertes à la presse, mais aussi avec le maximum de rigueur scientifique et de méthode, ce qui parfois est difficile à atteindre compte tenu du caractère passionnel du sujet qui nous occupe.

M. le Ministre, je propose de vous donner la parole pour un exposé introductif qui vous permettra de développer quelques-uns des sujets qui vous paraissent importants et devoir être portés à notre connaissance. Au terme de cet exposé, les membres de la mission pourront vous interroger de telle sorte que nous puissions avancer, le plus précisément possible, dans nos investigations et dans la préparation de notre rapport.

M. Jean-Pierre Masseret, Secrétaire d'Etat : M. le Président, Madame et Messieurs les députés, j'aborde cette audition avec pour préoccupation première : l'idée que nous devons à nos soldats, qu'ils soient d'active ou appelés, et demain professionnels de la défense, les meilleures garanties possibles. Le service à la Nation étant indispensable, il est capital que celles et ceux qui s'engagent au service de la France soient informés du système de protection dont ils ou elles peuvent bénéficier à ce titre.

Dans le cadre même de la professionnalisation, la nature de vos travaux revêt une grande importance pour la suite, car il nous faudra recruter, fidéliser, protéger et reconvertir. Aujourd'hui, nous sommes dans le cadre du statut de protection que peuvent attendre un homme ou une femme engagés au service de la France, dans des théâtres d'opérations divers.

Je rappellerai, tout d'abord, que nous disposons d'un instrument juridique qui est le code des pensions militaires d'invalidité. Ce code, protecteur des intérêts de nos soldats, existe depuis longtemps. Il donne plutôt satisfaction. Grâce à une grande souplesse, il a intégré, au travers des différents conflits, diverses évolutions, toujours au bénéfice d'une meilleure protection par la prise en compte d'un certain nombre de pathologies, maladies ou de leurs conséquences. C'est ainsi qu'aujourd'hui les conséquences éventuelles afférentes aux conditions d'engagement des militaires français au cours de la guerre du Golfe et des Balkans peuvent être prises en considération.

Deux conditions doivent être remplies afin que le code des pensions militaires d'invalidité puisse jouer : un fait générateur, c'est-à-dire un événement qui provoque le cas échéant une maladie ou un handicap - j'élimine la blessure car elle est constatable sur le terrain et ne pose pas de difficulté juridique pour le blessé -, et un lien de cause à effet. Quand un homme ou une femme, dans un métier militaire, est engagé dans une opération au service de la France, quelque part dans le monde, si une maladie se révèle, il convient d'établir le lien de cause à effet entre cette maladie et le fait qui peut être à l'origine de cette maladie. Toute la problématique que vous avez abordé se trouve là, à mon avis.

Le code des pensions militaires d'invalidité ne mentionne pas les infirmités ou les maladies susceptibles d'être indemnisées. C'est le guide-barèmes des invalidités qui fait état de listes d'affections indemnisables, à titre indicatif. Dans ce document, actualisé autant que de besoin, sont pris en compte les cancers depuis 1990, voire même le Sida : s'il s'avère qu'un militaire blessé a été contaminé par le Sida à la suite d'une transfusion sanguine, cela est pris en compte au titre du code des pensions militaires d'invalidité ! C'est un instrument extraordinairement large et complètement ouvert. Il s'agit simplement de prouver le lien de cause à effet entre le fait d'être engagé à tel endroit et la maladie qui survient.

En temps de paix, la charge de la preuve incombe au demandeur. En temps de guerre, une présomption d'imputabilité, soumise à des délais, dispense de faire la preuve. Pour cela, il faut que la maladie se soit révélée plus de quatre-vingt-dix jours après le début de l'opération militaire dans laquelle la personne est engagée et moins de trente jours après le moment où elle en est sortie. Ceci est le cadre général, mais on constate des prises en compte de délais bien plus longs.

Ce délai de trente jours découle d'une époque où les maladies qui se révélaient étaient des maladies à déclenchement rapide. Mais selon les évolutions de la connaissance médicale, le dispositif du code des pensions militaires a subi diverses modifications ou adaptations et, d'ores et déjà, le délai de présomption peut être plus long. Par exemple, s'agissant de la tuberculose pulmonaire, le délai, dans certaines conditions, est de dix ans. S'agissant des affections gastro-intestinales, il est de huit ans ; en ce qui concerne les colites, il est de dix ans ; s'agissant enfin des ulcères gastriques du duodénum, des affections rhumatismales, des spondylarthrites ankylosantes et polyarthrites chroniques évolutives, il est de quatre ans.

Dans ce propos liminaire, je souhaite faire la démonstration qu'il n'est pas nécessaire, de modifier le code des pensions militaires d'invalidité pour permettre la reconnaissance de ce que l'on appelle les « syndromes du Golfe et des Balkans » et faciliter l'indemnisation de la personne concernée, selon des procédures plus ou moins longues.

Cependant c'est la science qui déterminera, par exemple, si un environnement, impliquant tels symptômes et tels engagements autour d'uranium appauvri ou de benzène, peut provoquer dans le futur une maladie dont le délai de déclenchement peut être de quatre, cinq ou dix ans. Il conviendra d'en tenir compte pour apprécier si la personne malade relève du code des pensions militaires d'invalidité et, par conséquent, si elle a droit à l'indemnisation.

Le maintien du code des pensions militaires d'invalidité est souhaitable, notamment dans le cadre de la professionnalisation de la défense, car ces maladies et ces handicaps ne relèvent ni de la Sécurité sociale ni du code du Travail, le service accompli pour la France étant d'une autre essence.

Cet exposé a principalement pour objet de vous démontrer que nous disposons d'un instrument juridique, en vigueur depuis la Première guerre mondiale, qui permet de prendre en compte le progrès scientifique et médical. S'il demeure un certain nombre de cadres et de délais sur lesquels on peut s'interroger, les données que peuvent nous apporter les scientifiques et les médecins, en matière de risques, sont déterminantes pour démontrer qu'une action militaire, conduite dans telles conditions, peut demain être le déclencheur de telle maladie sous tel délai d'incubation ou de survenance.

Toutefois, nous sommes dans l'obligation de cadrer les délais. Une association a suggéré que la notion d'imputabilité soit de toute éternité. Je dis « attention » ! Dans le code des pensions militaires d'invalidité, le seul cas prévu dans lequel toute maladie ou difficulté révélée imputable est indemnisée, est celui des personnes ayant été internées en camp de concentration. Si une personne a été détenue en camp de concentration, qu'une maladie quelconque se révèle au fil du temps, cette maladie est considérée comme étant liée à la présence en système concentrationnaire.

Faire bénéficier de cette disposition tous les militaires impliquerait que toute opération extérieure serait assimilable à un temps de détention dans un camp de concentration ! Pour ma part, j'estime qu'il s'agirait d'une faute et d'un non-sens historique majeurs. Je vous donne là mon sentiment, que je vous expose très librement.

Quant à la procédure, elle reste effectivement longue et difficile. Si on considère le dépôt de la première demande de pension, l'instruction administrative et médicale, les avis consultatifs, la décision éventuelle de la commission de réforme, les interventions de la commission consultative médicale, des experts et contre-experts, du tribunal départemental, l'appel et la cassation, un délai d'un an paraît être le minimum de temps nécessaire au traitement des dossiers, pour un système qui reste néanmoins protecteur.

S'agissant de la composition des commissions, certains des responsables sont des médecins militaires, mais a priori il n'y a aucune raison de suspecter la déontologie des médecins militaires par rapport à celle des médecins privés.

M. Claude Lanfranca, co-rapporteur : Je remercie M. le Ministre de ce propos liminaire qui a apporté un début d'éclaircissement à nos interrogations. Ce matin, il m'a semblé comprendre, selon les dires du Président de la Fédération nationale des Anciens des Missions extérieures (FNAME), que les troubles psychiatriques ou névrotiques n'étaient pas pris en compte lors des opérations extérieures comme ils l'étaient pendant une guerre. A cet égard, je vous fais lecture d'une de leurs revendications : « (...) que les névroses et symptômes traumatiques soient étendus aux missions extérieures. »

M. Jean-Pierre Masseret, Secrétaire d'Etat : Je vais vous donner une première réponse que M. Xavier Rouby, directeur des Statuts et des Pensions, pourra éventuellement compléter.

A ma connaissance, les névroses dues à un traumatisme de guerre peuvent être indemnisées sans que soit fait de distinction selon les événements qui ont eu lieu en Algérie, en Corée, en Indochine ou durant la Deuxième guerre mondiale. Il me semble même qu'aujourd'hui on évolue vers une meilleure prise en compte des psycho-traumatismes.

J'ai personnellement modifié, il y a un an, en accord avec le monde combattant, la circulaire d'application du décret du 10 janvier 1992, car elle était plus restrictive que les intentions du législateur et des pouvoirs publics. Ce texte dorénavant en vigueur a reçu l'aval du monde combattant et des médecins spécialistes. Il permet ainsi de mieux prendre en compte les psycho-traumatismes de guerre.

M. Claude Lanfranca, co-rapporteur : S'agissant du caractère d'imputabilité et de cause à effet, un militaire peut rentrer d'une opération extérieure et présenter un syndrome post-traumatique, tout en réussissant plus ou moins à conserver son équilibre. Survient un facteur déclenchant tel que la perte d'un proche ou un accident qui le fait tomber dans la dépression. On considère que l'incident est un facteur déclenchant, mais non pas la cause. Sur le total des dossiers déposés, est-il exact qu'il y ait moins de dix pensionnés pour troubles traumatiques dans le syndrome du Golfe ?

M. Jean-Pierre Masseret, Secrétaire d'Etat : Vos chiffres sont exacts. Sur les opérations du Golfe, les services ont reçu deux cents demandes qui ont été transmises au Professeur Salamon. Au 15 janvier 2001, quatre-vingt-trois demandes ont été rejetées et cent dix-sept pensions accordées à des militaires, dont voici le détail : 101 pensions pour séquelles de blessure et 16 pensions pour maladie. Les taux d'invalidité s'échelonnent entre 10 et 100 %.

Parmi les maladies, on relève une tuberculose, des amibiases, des névroses, des hépatites C, des bouffées délirantes, des ulcères, des symptomatologies anxieuses et des décompensations anxieuses, du diabète. Les névroses traumatiques et les psycho-syndromes de guerre, qui sont considérés comme des blessures, sont au nombre de dix, soit environ 10 % de psycho-traumatisés sur l'ensemble des dossiers retenus.

M. Bernard Cazeneuve, Président : Environ 25 000 soldats ont été engagés dans les opérations de la guerre du Golfe, ce qui a donné lieu au dépôt de quelque 200 dossiers. Comment expliquez-vous ce faible nombre de dossiers, alors que l'on évoque un « syndrome » susceptible de toucher un nombre très significatif de soldats ?

Par ailleurs, comment expliquez-vous qu'un certain nombre d'associations, que nous avons reçues, comptent plus de membres malades qu'il n'y a de dossiers déposés auprès de vos services ?

Enfin, il a été évoqué, à l'occasion d'articles de presse et d'émissions télévisées, des pathologies infiniment plus lourdes que celles que vous venez de citer, comme ayant fait l'objet de dépôt de dossiers de pension. Pourquoi ces pathologies, du type leucémie, cancer, etc., ne font-elles pas l'objet de dépôt de dossiers auprès de vos services ? Est-ce un phénomène usuel que vous avez déjà constaté lors d'autres conflits ?

M. Jean-Pierre Masseret, Secrétaire d'Etat : En ce qui concerne les psycho-traumatismes, les Anglo-Saxons ont une approche différente de la nôtre pour tous les problèmes ayant trait au mental et au comportement. Culturellement, cela leur pose moins de difficultés. En revanche, en France, si vous avancez l'idée d'une difficulté d'ordre mental, la situation est plus difficile à assumer. Cette différence d'approche culturelle peut être un début d'explication.

Quant au nombre de dossiers déposés, je n'ai malheureusement aucune explication à fournir, car les militaires ont toujours le droit d'en déposer un. S'ils ne l'ont pas fait, c'est peut-être parce que le besoin ne s'en est pas fait sentir car ils sont bien portants. Au point de vue statistique, l'armée française compterait moins de malades que d'autres armées. Ont été évoqués, pour les soldats américains, des vaccins, des insecticides, des conditions d'engagement dans des situations géographiques différentes, etc...

J'observe que nos soldats sont parfaitement informés de leurs droits. Les personnels engagés dans la guerre du Golfe ont bénéficié d'un suivi médical avant, pendant et au retour. M. Alain Richard, Ministre de la Défense, s'est d'ailleurs exprimé sur ce sujet auprès du Service de santé des Armées afin qu'il accepte aujourd'hui toute demande.

Au regard de la médiatisation de cette question depuis un certain temps déjà, nous aurions dû recevoir quantité de dossiers. Or, à ma connaissance, il n'y a pas eu une avalanche de dossiers. J'en déduis donc que les militaires n'éprouvent pas le besoin de se voir reconnaître une maladie dont ils ne souffrent pas.

M. Bernard Cazeneuve, Président : Mais alors comment expliquer que les associations comptent plus de membres qui se déclarent malades que vous n'avez enregistré de dépôts de demande de pension ?

Mme Michèle Rivasi, co-rapporteure : J'aurais quelques éléments de réponse par rapport à la question posée par notre Président. S'agissant de la dimension culturelle de cette question, à en croire les explications de militaires, les soldats estiment que s'ils ont un problème psychologique, voire une leucémie, jamais ils ne parviendront à le faire reconnaître, d'où le nombre peu significatif de dépôts de dossiers auprès des commissions de réforme. D'un point de vue culturel, rencontrer des problèmes psychologiques n'est déjà pas très valorisant. De plus, les intéressés s'interrogent, s'ils saisissent les commissions de réforme, sur la façon de rendre imputable leur maladie à la guerre du Golfe. En raison de ces éléments, nombre de militaires ne se sont pas adressés aux commissions de réforme. Selon d'autres témoignages, les soldats ont saisi directement le Service de santé des Armées, sans passer par les commissions de réforme. Par conséquent, toute une partie des militaires concernés n'ont pas suivi ce circuit.

J'en viens à présent à la question que je souhaiterais poser à M. le Secrétaire d'Etat. Une remise en question du code des pensions militaires d'invalidité n'a pas été demandée par les associations qui restent globalement favorables à ce dispositif. Toutefois on pourrait en améliorer certaines dispositions telles que ce délai des trois mois : si un militaire tombe malade hors de ce délai de trois mois après un conflit, sa maladie n'est plus imputable à la guerre. Dans le cas d'une blessure, c'est facilement prouvable. Mais lorsqu'il s'agit de problèmes gastriques, neuro-musculaires, de lymphomes, de cancers ou de leucémies qui se déclenchent après trois mois, comment résoudre cette limite de délai ?

Je conçois que vous ne puissiez rallonger les délais à l'infini. Seriez-vous néanmoins favorable à une méthode « au cas par cas » telle que celle mise en _uvre par les Américains. Ces derniers ont établi la liste de chacun des symptômes des militaires. Lorsqu'un militaire souffre d'une maladie correspondant à l'un de ces symptômes, il bénéficie d'un suivi, voire d'une indemnité selon la gravité de sa maladie. Pour ma part, j'aurais préféré qu'un tel système soit mis en place et géré par une cellule du ministère de la Santé à laquelle les militaires pourraient s'adresser.

M. Jean-Pierre Masseret, Secrétaire d'Etat : S'agissant des psycho-traumatismes, on peut s'accorder sur le fait qu'en France, ils ne font pas l'objet d'une démarche culturellement favorable. Quant aux autres maladies, de type leucémies et cancers, mon sentiment est plus réservé. C'est pourquoi dès lors qu'il y a maladie, on essaie de la faire imputer au code des pensions militaires d'invalidité qui est plus protecteur. Les interrogations du militaire ne portent pas sur l'acceptation ou non de son dossier, mais sur la possibilité de faire reconnaître sa maladie comme étant imputable au service.

M. le Médecin en Chef Philippe Loudès : Concernant les professionnels, c'est-à-dire les militaires d'active, s'ils sont atteints d'une maladie grave, un dossier d'étude de droits à la pension, y compris pour toutes les leucémies et maladies néoplasiques, est systématiquement déposé. Le problème se pose après avoir quitté l'armée car cela relève alors d'une démarche personnelle qu'ils doivent effectuer auprès des structures départementales relevant des services compétents en matière de pensions.

M. Jean-Pierre Masseret, Secrétaire d'Etat : S'agissant du délai, la maladie doit se déclarer quatre-vingt-dix jours après le début de l'intervention militaire et se faire reconnaître dans les trente jours qui suivent la fin de l'opération militaire. Si la maladie survient après ces délais, elle n'est alors pas réputée imputable à l'activité militaire.

J'ai cité tout à l'heure, selon notre barème, diverses maladies dont l'imputabilité n'est pas limitée à trente jours, certaines allant jusqu'à huit voire dix ans. Sur ce point, je vous fais part de mon opinion toute personnelle. Si des scientifiques et des médecins déterminent qu'à une exposition donnée - uranium appauvri, benzène, etc... - peuvent y être associées des maladies et que ce type de maladies peut se développer en dix ou douze ans, cela s'inscrit parfaitement dans le code des pensions militaires. En revanche, on peut indiquer dans le guide des barèmes des invalidités que tel concours de situations peut révéler telle maladie dont le délai de déclenchement est de tant. C'est pourquoi je dis que le code des pensions militaires d'invalidité est très souple car les blessures, les handicaps et les maladies sont présentés en termes génériques et très larges, sans jamais être décrits.

Nous disposons d'un guide des barèmes des invalidités, sous forme de listes, avec des taux d'invalidité correspondants. Les médecins experts l'utilisent à titre de guide indicatif, mais le code lui-même ne décrit aucune maladie. Ainsi, tout problème peut être rattaché au code des pensions militaires d'invalidité, dès lors qu'on lie le fait et le lien de cause à effet.

M. le Commissaire général Xavier Rouby : Je serai moins manichéen que la plupart des interprétations sur l'imputabilité. Lorsqu'il est dit que la maladie doit être reconnue dans les quatre-vingt-dix jours du début du conflit ou dans les trente jours suivant la fin du conflit, cela signifie que si la maladie se déclenche pendant ce délai, elle est automatiquement présumée imputable. Néanmoins cela ne signifie pas que si ce délai des trente jours est dépassé, il n'y a aucune possibilité d'indemnisation. Dans ce cas, l'intéressé lui-même doit prouver l'imputabilité de sa maladie au service, alors que dans l'autre cas de figure, c'est à l'administration de prouver le contraire.

M. Charles Cova, Vice-président : C'est quand même là que réside la difficulté majeure, à savoir apporter la preuve d'être tombé malade dans les quatre-vingt-dix jours qui ont suivi le début du conflit.

M. Jean-Pierre Masseret, Secrétaire d'Etat : Ne peut-on quand même pas faire confiance aux médecins dans ce cas-là ?

M. Jean-Louis Bernard : Le tribunal dispose d'une procédure d'expertise dans laquelle un expert civil, totalement indépendant, est nommé et donne ses conclusions. Il appartient ensuite au militaire, personnellement ou par le biais de son avocat, de faire valoir ses droits. Je crois que tout est prévu.

Monsieur le Ministre, je ne partage cependant pas votre enthousiasme quant au guide des barèmes et invalidités que je trouve totalement obsolète. Le chiffrage des différents taux d'amputation de tous les segments de membres est d'une tristesse à pleurer, à la fois pour les amputés et pour l'expert.

Par ailleurs, le véritable problème se situe au niveau de la divergence avec les différents barèmes de la Sécurité sociale. On peut concevoir que les points de pension et d'indemnisation soient différents et que la société soit plus généreuse à l'égard de ses soldats qu'à l'égard d'autres catégories de personnes. Toutefois, il est difficile de comprendre, notamment lorsqu'on est expert, que la même réduction de capacité fonctionnelle soit diversement appréciée, en fonction des circonstances de l'accident dont la personne a été victime. Ce taux peut varier de 15 % à 85 %. Il me semble qu'il faudrait concevoir un barème quasi-unique, avec des divergences compte tenu du fait que les blessures militaires peuvent être différentes et bénéficier d'un point d'indemnisation différent.

M. Jean-Pierre Masseret, Secrétaire d'Etat : Il faut bien y réfléchir avant de demander une réforme du code des pensions militaires d'invalidité. Ce code existe depuis 1918. Il appartient à la culture de ce pays. Intellectuellement, de façon cartésienne, votre propos est cohérent, mais extrêmement difficile à mettre en _uvre. Certes la valeur différente du point permettrait de traiter différemment l'accident du travail de l'accident subi par un soldat engagé au service de la France. Mais faire adopter un tel changement par le monde combattant demanderait du temps, car c'est un sujet extrêmement délicat d'interprétation.

Pour ma part, j'ai simplement voulu souligner que ce code était suffisamment souple, dans sa conception initiale, pour permettre toutes les évolutions qui suivent chaque conflit ou qui découlent du progrès de la connaissance scientifique. Ces évolutions apportent généralement un plus, mais parfois un moins. Par exemple, si autrefois les médecins considéraient que telle maladie était liée à telle situation et qu'il s'avère que ce n'est plus le cas, on sort du dispositif. Il n'est pas inutile, au moment de la professionnalisation de l'armée, de disposer d'un instrument qui « sécurise » au maximum celles et ceux qui s'engagent au service de la France.

M. Charles Cova, Vice-président : M. le Ministre, vous nous dites que le militaire doit attendre un an avant l'examen de ses droits à pension. Or ce matin, l'un des participants nous a indiqué qu'il faut parfois deux ans. Quand un soldat a été blessé et qu'il est retourné à la vie civile après quatre ou huit ans de service, il se retrouve sans rien pendant un an, ce qui est encore concevable, mais inadmissible dans le cas de deux ans. Peut-être conviendrait-il que vous organisiez différemment les services et les commissions qui étudient les cas afin d'accélérer les procédures. Un délai entre six mois et un an serait acceptable, mais pas au-delà. Envisagez-vous donc d'accélérer la procédure, au moins pour ceux qui n'ont droit qu'à la pension d'invalidité ?

Les pensions sont indexées au taux du grade. Pourquoi un homme, atteint de la même blessure, serait-il traité différemment selon qu'il est officier ou non officier ? Vous savez également que les marins sont mieux traités en matière d'indemnisation que les militaires de l'armée de Terre. Cela vient de l'époque où il y avait différents ministères : Guerre, Marine, armée de l'Air, armée de Terre. Aujourd'hui, au moment où l'armée devient professionnelle, une telle situation n'est plus d'actualité. Pourquoi ne pas introduire une harmonisation entre les pensions des différentes armées, sans pénaliser ceux qui les perçoivent déjà ? C'est pour l'avenir que je parle de cela.

M. Jean-Pierre Masseret, Secrétaire d'Etat : C'est le Général de Gaulle qui a institué, en 1962, le système sur le taux du grade. Lorsque mon prédécesseur, M. Pasquini, a tenté d'évoquer cette question, il s'est « cassé les dents ». Toute évolution ne pourrait qu'amener le soldat vers la situation du Général et non le contraire. Je vous accorde que ce système n'est pas juste, mais votre mission peut tout à fait pointer ce problème.

S'agissant des délais, très honnêtement, dans le cadre de la mission qui m'a été confiée de gérer ce département ministériel, je n'aurais pas ouvert ce dossier. Un certain nombre d'Anciens combattants que je rencontre se plaignent effectivement de la longueur des procédures. Si les travaux de votre mission permettent de poser ce problème, cela peut aider les pouvoirs publics. Mais il existe déjà différentes procédures d'ordre judiciaire. Aucune avance n'est accordée dès lors qu'il y a demande d'une pension. Néanmoins il existe des possibilités de versements anticipés avant que toutes les procédures soient terminées. (S'adressant à M. le Commissaire général Xavier Rouby) Dans quel cas se mettent-elles en place ?

M. le Commissaire général Xavier Rouby : Aucune avance n'est versée dans le cadre de la procédure d'instruction normale. La pension une fois accordée est ensuite versée à titre rétroactif depuis la date de la demande. Si l'instruction du dossier a duré un an, cela donne donc lieu à un rappel d'un an.

En revanche, si un individu qui n'a pas obtenu satisfaction dans le cadre d'une demande de pension, a porté son dossier au contentieux au plan départemental, et que le tribunal des pensions lui a donné satisfaction, il a la possibilité de demander une allocation provisoire d'attente si l'administration va en appel. S'il est débouté lors de cet appel, il devra la rembourser.

M. Charles Cova, Vice-président : Ce matin, nous avons auditionné un Président d'association qui nous a avoué percevoir une pension d'invalidité de 3 500 francs, soit à peine un RMI, alors qu'il est à un taux d'invalidité de 95 %. Estimez-vous qu'une telle somme lui permet effectivement de vivre ?

M. Jean-Pierre Masseret, Secrétaire d'Etat : Les pensions ne sont pas des substitutions de revenu, mais un élément de réparation.

Si une personne a subi un préjudice tel qu'elle est tétraplégique, sa pension sera très élevée car elle est totalement dépendante sur le plan financier. Mais si elle est encore en état de travailler, la pension ne sera pas un revenu de substitution, mais une compensation à un handicap.

M. Jean-Louis Bernard : C'est là que réside le problème ; cette personne, pensionnée à 95 % exerce, par ailleurs, des fonctions dans une collectivité territoriale avec, semble-t-il, une efficacité qui doit être supérieure à 5 %, sinon la collectivité territoriale ne l'aurait pas gardée pendant toutes ces années.

M. Claude Lanfranca, co-rapporteur : Pensez-vous possible de pouvoir rappeler l'ensemble des militaires qui ont été sur le théâtre des opérations du Golfe et les faire examiner par un médecin traitant, un médecin militaire ou un médecin du travail ?

M. Jean-Pierre Masseret, Secrétaire d'Etat : Cette démarche me paraît souhaitable. Lors d'une de mes visites à un régiment, cette question a été évoquée avec le chef de corps et des journalistes. Ce régiment a principalement été appelé sur le théâtre des Balkans, car la guerre du Golfe date déjà de dix ans. Ce chef de corps indiquait qu'il lui était possible de connaître tous les soldats ayant séjourné dans les Balkans, durant ces cinq dernières années, et de les rappeler. Ce régiment dispose d'un médecin de garnison et peut aussi faire appel à des médecins réservistes.

Cela n'est donc pas inaccessible. Sur le plan psychologique, il me paraît même souhaitable d'aller le plus loin possible dans le rappel de ces hommes ou de ces femmes, de façon à leur offrir la possibilité d'un examen médical plus ou moins poussé. Si j'étais ancien militaire du Golfe, je me ferai immédiatement établir un bilan médical au cas où il y aurait une évolution de ma santé ou une évolution du droit et de la prise en compte de différentes pathologies. Cela me paraît normal : me l'appliquant à moi-même, je vois mal comment je pourrais le refuser aux autres.

Certes cette opération n'est pas simple, car quelque 25 000 soldats ont été impliqués dans le Golfe, mais ce n'est rien au regard des 93 000 militaires successivement passés dans les Balkans. Depuis, un certain nombre d'entre eux ont rejoint la vie civile, d'où une marge de déperdition. Mais pour celles et ceux qui seraient intéressés, lancer un tel appel me paraît souhaitable.

M. Aloyse Warhouver : Lors d'une réunion à laquelle M. le Ministre et moi-même avons assisté, des experts médicaux ont prouvé qu'établir un bilan de santé complet à 25 000 personnes présenterait un coût économique très important.

Je voudrais m'écarter du sujet du syndrome du Golfe pour revenir sur le Sida, maladie que vous avez évoquée. Malheureusement, de plus en plus de soldats contaminés par le Sida reviennent des théâtres extérieurs.

M. Jean-Pierre Masseret, Secrétaire d'Etat : Je parlais des possibles contaminations par transfusion sanguine.

M. Aloyse Warhouver : Absolument. Deux cas ont été rejetés au niveau du département de la Moselle, mais je les ai renvoyés au niveau national. Une mère âgée a vu son fils mourir du Sida. Comment peut-elle apporter la preuve que cela vient ou pas d'une transfusion ou d'une contamination ? Vu l'augmentation du nombre de cas de Sida chez les militaires opérant sur les théâtres extérieurs, il conviendra sans doute de les sensibiliser au maximum sur les risques encourus. Par ailleurs, il faudra déterminer comment apporter la preuve qu'il n'y a pas eu transfusion à un moment donné et que la contamination a pu se faire par un autre biais que celui de rapports sexuels.

M. Jean-Pierre Masseret, Secrétaire d'Etat : Il y a transfusion sanguine lorsqu'un événement le justifie, notamment sur un théâtre militaire. Il est ensuite possible d'établir le lien de cause à effet par le biais de cette transfusion. Dans le cas que vous avez cité, si la transfusion a été faite lorsque la personne était militaire, elle doit être notée dans son dossier médical. Le Sida, maladie sexuellement transmissible, peut aussi relever de l'activité, mais détachable du service. En ce cas, ce n'est pas prévu dans le code des pensions militaires d'invalidité.

M. Bernard Cazeneuve, Président : D'autant qu'il n'est pas indispensable d'être en service pour avoir des activités détachables du service !

M. André Vauchez : La science évolue. Elle fait des découvertes sur la connaissance véritable de certaines maladies plus fréquentes aujourd'hui qu'autrefois. On connaît ainsi l'évolution lente de certaines maladies. A titre comparatif, on explique aux gros fumeurs que lorsqu'ils ont arrêté de fumer, après dix ans ils ne risquent plus de développer le cancer du fumeur. Cela devrait être vérifié car chaque cigarette apporte un effet cumulatif.

Pour ce qui est des maladies comme les lymphomes, les scientifiques peuvent-ils dire aujourd'hui, s'agissant de l'effet déclencheur et l'effet cumulatif, s'il faut remonter à cinq ou dix ans en arrière ? Ces indications des scientifiques vous permettraient de modifier certaines dispositions du code au niveau de ces maladies spécifiques. On n'a plus affaire à des maladies microbiennes classiques que l'on connaît bien, grâce à Pasteur, qui était jurassien, comme vous le savez.

M. Jean-Pierre Masseret, Secrétaire d'Etat: A cette question, je n'ai pas une réponse précise. Les pouvoirs publics attendent des médecins et des scientifiques qu'ils leur indiquent par rapport à un syndrome - qui n'est pas une maladie mais un faisceau de situations qui peut amener à une maladie - et à un théâtre extérieur - tel que le Golfe ou les Balkans -, si dans un environnement donné, des éléments de cet ensemble peuvent, sur une certaine durée, provoquer une maladie chez nos militaires. Dès lors que les scientifiques nous diront que cela peut exister, nous le prendrons en compte. Nous y avons tout intérêt dans le cadre de la professionnalisation de la défense.

De plus, très honnêtement, ces situations portant sur quelques dizaines de cas, cela ne devrait pas ruiner le budget de la France. Si nous voulons que des gens s'engagent pour nous, il faut leur donner des assurances sur leur sécurité et leur protection. Si les scientifiques considèrent que tel faisceau de situations peut provoquer telle maladie, nous devons le prendre en compte. C'est un acte normal vis-à-vis de ceux qui s'engagent.

Mme Michèle Rivasi, co-rapporteure : Je suis tout à fait d'accord avec votre façon d'aborder les choses. Je souhaiterais avoir quelques chiffres. Au niveau de la guerre du Golfe, on a parlé de vingt-cinq mille soldats. Or vingt-deux mille d'entre eux auraient apparemment quitté l'armée. Vos services sont-ils en mesure de les retrouver en tant qu'Anciens combattants ? Par ailleurs, s'agissant des Balkans, combien de personnes sont-elles concernées ?

Ce matin, lors de l'audition d'Anciens combattants, ils nous ont indiqué que souvent le tribunal des pensions demande l'examen d'un dossier par la commission consultative médicale (CCM). Le reproche qu'ils font est la non-transparence de cette commission car ils ne savent pas qui y siège.

M. Jean-Pierre Masseret, Secrétaire d'Etat : Ce n'est pas une commission, mais un service.

Mme Michèle Rivasi, co-rapporteure : Peut-être serait-il bien, dans le cadre d'une politique de transparence, d'indiquer qui compose ce service.

Par ailleurs, s'agissant des militaires qui se posent des questions légitimes sur leur santé, il conviendrait de se mettre d'accord sur les protocoles car l'expertise médicale, telle qu'elle est pratiquée par l'armée, reste très superficielle. Si je prends le cas de Mme Dubin que nous avons auditionnée, c'est au moyen d'une analyse de sang que son augmentation de plaquettes a été détectée. C'est en pratiquant des diagnostics plus poussés qu'on met à jour un problème. Avec des diagnostics globaux, on ne détecte rien.

M. Jean-Pierre Masseret, Secrétaire d'Etat : S'agissant de la contribution de mes services pour identifier une fraction des vingt-quatre mille soldats ayant séjourné au Golfe, nous connaissons ceux qui sont titulaires de la carte du combattant ou du titre de reconnaissance de la Nation (TRN). Ainsi nous pouvons les identifier comme ayant été sur le théâtre du Golfe ou des Balkans. Pour obtenir la carte de combattant, le soldat doit avoir combattu quatre-vingt-dix jours au front, mais elle est aussi attribuée en cas de citation ou de blessure reconnue « blessure du fait de guerre ».

Dans le cadre de la guerre du Golfe, seule la Marine a transmis la liste de ses unités combattantes. En revanche, les services historiques de l'armée de l'Air et de l'armée de Terre n'ont pas encore fait connaître à nos services les unités dites combattantes.

M. le Commissaire général Xavier Rouby : Au total, il a été attribué 14 136 cartes du combattant ...

Mme Michèle Rivasi, co-rapporteure : Ce sont donc des personnes que l'on peut facilement retrouver.

M. Jean-Louis Bernard : Cela inclut-il des cartes qui auraient été attribuées, de manière rétrospective, à des Anciens combattants d'Afrique du Nord ?

M. Jean-Pierre Masseret, Secrétaire d'Etat : Non, ce chiffre concerne uniquement le Golfe.

M. le Commissaire général Xavier Rouby : ... et 64 000 titres de reconnaissance de la Nation.

M. Bernard Cazeneuve, Président : Je ne comprends pas la signification de ce chiffre de 64 000 titres de reconnaissance de la Nation.

M. le Commissaire général Xavier Rouby : Il concerne l'ensemble des opérations extérieures.

M. Jean-Pierre Masseret, Secrétaire d'Etat : A l'intérieur des opérations extérieures, nous pouvons identifier s'il s'agit d'opérations au Tchad, au Liban, dans le Golfe, au Kosovo ou en Bosnie-Herzégovine.

En ce qui concerne la commission consultative médicale, elle n'est pas une commission. Elle ne se réunit pas. Il s'agit d'un service administratif dont une partie est installée au Val-de-Fontenay, en région parisienne, et l'autre à La Rochelle, auprès du Service des pensions des Armées. Le président de la commission est le Médecin chef Laborde, et le vice-président, le docteur Pujol, médecin militaire lui aussi qui est à La Rochelle. Le Médecin chef travaille avec douze ou quinze médecins militaires répartis sur les deux sites.

Lorsque les dossiers lui parviennent pour avis, le Médecin chef les attribue à des médecins qui les examinent. Aucun délai ne leur est imposé, mais on pourrait néanmoins leur demander s'il est possible d'améliorer ce temps d'examen des dossiers. En principe, ils travaillent plutôt rapidement.

M. le Commissaire général Xavier Rouby : Les dossiers restent au maximum un mois à la CCM.

Mme Michèle Rivasi, co-rapporteure : Mais la décision se prend sur dossier. Il n'y a donc pas de recours possible.

M. Jean-Pierre Masseret, Secrétaire d'Etat : Ce service s'insère dans une procédure plus générale dans laquelle se retrouvent toutes les possibilités de recours, d'expertises et de contre-expertises. Un dépôt de dossier fait l'objet d'une instruction administrative. La personne concernée doit généralement se faire aider par l'administration car, dans certains cas, il lui faut retrouver des lieux d'affectation, des conditions d'engagement et d'autres détails. Au cours de l'expertise médicale, des médecins privés, assermentés et mandatés dans cette affaire, interviennent. Ensuite vient l'avis de la commission de réforme qui n'est pas saisie obligatoirement à ce stade.

Une première proposition est adressée à la personne qui a déposé le dossier. Si cette proposition ne lui convient pas, la commission de réforme, dont tous les membres sont des militaires - un médecin, un commissaire, un officier du corps de troupe et un médecin du Service de santé -, statue. Les membres de cette commission étant tous désignés par les autorités territoriales militaires, je n'ai aucun lien avec elle : elle m'échappe totalement.

La décision est proposée par le canal du directeur régional des Anciens combattants qui peut, s'il souhaite des avis complémentaires, saisir la commission médicale consultative, laquelle peut le cas échéant désigner de nouveau des experts. Lorsque mon directeur régional fait la proposition à l'Ancien combattant concerné, cela débouche soit sur la concession, soit sur le rejet, et on ouvre alors toutes les procédures, soit sur l'envoi du dossier à La Rochelle s'il s'agit d'un militaire professionnel. Au bout du compte, le dossier aboutit toujours au Service des pensions du ministère des Finances qui peut encore demander un réexamen par cette commission consultative médicale.

M. Charles Cova, Vice-président : Le ministère des Finances demande-t-il souvent un rééxamen du dossier ?

M. le Commissaire général Xavier Rouby : Sur 9 000 concessions de pensions dans l'année, on compte environ une quinzaine de blocages de ce type au niveau du ministère des Finances.

M. Charles Cova, Vice-président : Pouvez-vous nous donner le nombre de dossiers concernant les Balkans ?

M. Jean-Pierre Masseret, Secrétaire d'Etat : Nous avons actuellement 317 pensions accordées à des militaires ayant participé aux différentes opérations des Balkans : 296 pensions pour séquelles de blessures et 21 pour maladies.

Mme Michèle Rivasi, co-rapporteure : Pouvez-vous nous donner le détail de ces séquelles de blessures ?

M. le Commissaire général Xavier Rouby : Ce sont des renseignements nominatifs couverts par le secret médical. Nous ne sommes donc pas en mesure de vous les fournir.

M. Jean-Pierre Masseret, Secrétaire d'Etat : Je peux néanmoins vous indiquer la nature des séquelles. Sur les 296 pensions accordées pour blessures, 221 pensions ont été concédées, pour un taux de 10 % à 30 %, pour acouphènes, c'est-à-dire des sifflements ou des bourdonnements durables d'oreilles, plaies, entorses, fractures mineures. Trente-deux pensions ont été concédées, pour un taux supérieur à 60 %, pour névroses, psycho-syndromes traumatiques, amputations, cataractes et cécités, infirmités multiples dont une pour tétraplégie.

M. le Commissaire général Xavier Rouby : La tétraplégie concerne une personne qui a reçu une balle dans la nuque.

M. Jean-Pierre Masseret, Secrétaire d'Etat : Sur les 21 pensions accordées pour maladies, 15 pensions ont été concédées, pour un taux de 10 à 30 %, pour hypertensions artérielles, états dépressifs et un cas de sarcoïdose médiastinopulmonaire et musculaire.

M. Jean-Louis Bernard : Cette maladie induit des lésions quelque peu semblables à la tuberculose, mais ce n'est pas tuberculeux.

M. Jean-Pierre Masseret, Secrétaire d'Etat : Cinq pensions ont été accordées, pour un taux supérieur 50 %, pour infections neurologiques multiples, insuffisances rénales, un méningiome parasagital et une tumeur en C7-D1.

Mme Michèle Rivasi, co-rapporteure : Et aucune leucémie !

M. Jean-Pierre Masseret, Secrétaire d'Etat : Pas encore.

Mme Michèle Rivasi, co-rapporteure : Les malades ont été vus dans les hôpitaux militaires, mais aucun n'a déposé de demande de pension. C'est l'exemple type de ce dont nous parlions tout à l'heure.

M. le Commissaire général Xavier Rouby : Pour qu'une pension soit accordée, la maladie doit être stabilisée.

Mme Michèle Rivasi, co-rapporteure : Stabilisée, cela veut-il dire identifiée ? Qu'est-ce que cela signifie exactement ?

M. le Commissaire général Xavier Rouby : On indemnise les séquelles d'une maladie. Mais tant que la maladie est évolutive, c'est le problème de la consolidation.

M. Jean-Pierre Masseret, Secrétaire d'Etat : (s'adressant à M. le Commissaire général Xavier Rouby) Prenons le cas d'un cancer, maladie à évolution plus ou moins lente, à quel moment peut-on considérer qu'il est consolidé, s'il apparaît qu'il y a un lien de cause à effet entre le cancer et l'engagement d'un militaire ?

M. Claude Lanfranca, co-rapporteur : On considère - je parle sous le contrôle de mes confrères médecins ici présents - qu'une maladie est consolidée lorsque le traitement que l'on peut faire pour cette maladie a atteint son maximum. Au-delà c'est fini.

Par ailleurs, par confraternité, je voudrais souligner qu'en tant que médecin civil, j'ai beaucoup d'admiration pour les médecins militaires car ils accomplissent un travail très précis et aussi valable que celui des autres médecins.

M. Bernard Cazeneuve, Président : S'agissant de la consolidation de la maladie, cela pose un problème de fond pour des pathologies qui seraient éventuellement induites par un contact avec l'uranium appauvri. Ce sont les pathologies les plus identifiées notamment médiatiquement, à savoir les leucémies, les cancers, etc. Le militaire, qui se trouve malade au terme de son engagement dans le conflit, ne pourrait bénéficier d'une pension que dès lors que la maladie a été considérée comme ayant été consolidée.

M. le Commissaire général Xavier Rouby : Non, c'est le taux d'invalidité qui est déterminé, mais il peut en faire la demande à n'importe quel moment.

M. Jean-Pierre Masseret, Secrétaire d'Etat : (s'adressant à M. le Commissaire général Xavier Rouby) La question que pose le Président est : à quel moment le militaire malade touche-t-il sa pension ?

M. Bernard Cazeneuve, Président : Lorsque nous allons publier notre rapport qui comportera un certain nombre de propositions, nous ne pourrons pas nous en tenir à l'explication formulée par le ministère que vous représentez. Celle-ci consiste à dire, pour ceux qui sont atteints de leucémies ou de cancers, à la fois sur le principe de la pension et sur le taux qui sera appliqué, qu'il faut attendre la consolidation de la maladie pour le déterminer.

Au regard de la rapidité d'évolution de la maladie et de la longueur des délais d'examen des pensions, des militaires ne pourront jamais percevoir ces pensions ! Si ces pensions peuvent cependant faire l'objet de réversion à la veuve, cela pose néanmoins un problème de fond, car si le militaire décède avant la fin de l'examen de son dossier, la pension n'aura pas été versée, d'où l'impossibilité d'une réversion.

M. le Commissaire général Xavier Rouby : Il faut toujours tenir compte de la date initiale de la demande de pension. Imaginons le cas d'une personne qui dépose une demande de pension et qui, durant l'instruction du dossier, développe une maladie grave et décède : s'il est admis par expertise que la maladie est imputable au service une pension sera versée à cette personne entre le moment du dépôt de sa demande de pension et la date de son décès ; ensuite sa veuve percevra la réversion.

M. Bernard Cazeneuve, Président : Nous sommes plus particulièrement intéressés aujourd'hui, notamment en ce qui concerne les Balkans, par le développement d'un certain nombre de pathologies cancéreuses ou de leucémies qui pourraient être induites par le contact de nos soldats avec diverses substances présentes sur le théâtre des opérations. Nous serons en mesure, compte tenu des investigations que nous conduisons, aussi bien sur le Golfe que sur les Balkans, de déterminer à quel moment nos troupes ont été en contact avec de l'uranium appauvri, des nuages neurotoxiques, etc.

En revanche, nous ne serons pas en mesure d'établir le lien scientifique entre le développement de ces pathologies et la mise en contact de nos soldats avec un certain nombre de substances. C'est pourquoi des études épidémiologiques très poussées devront être effectuées, d'où l'importance des travaux conduits par le groupe des experts présidé par le Professeur Salamon.

Selon les spécialistes, ces études épidémiologiques seront nécessairement très longues. Il conviendra en effet de reconstituer des cohortes, d'effectuer des enquêtes de type « cas-témoins », d'observer l'évolution des affections sur une longue période. Par conséquent, le lien de causalité ne pourra pas être établi avant plusieurs mois, voire plusieurs années. Or l'imputabilité ne peut être établie que dès lors que le lien de causalité l'est aussi.

M. Jean-Pierre Masseret, Secrétaire d'Etat : Tout à fait !

M. Bernard Cazeneuve, Président : C'est un problème concret auquel nous allons être confrontés. Nous sommes aujourd'hui dans une situation où, au travers des médias, des témoignages et de l'action de diverses associations, des cas de leucémies sont pointés en France et en Europe chez des soldats, pour beaucoup d'entre eux jeunes, ayant été impliqués sur le théâtre des opérations. L'imputabilité ne pourra être établie qu'au terme de ces études. Des veuves, pendant des mois ou des années, ne percevront pas de pension sous prétexte que l'imputabilité n'aura pas pu être établie puisque les études épidémiologiques n'auront pas été conclusives. Cela pose un réel problème.

M. Jean-Pierre Masseret, Secrétaire d'Etat : Si le dossier n'a jamais été déposé, la veuve ne percevra effectivement aucune pension.

M. le Commissaire général Xavier Rouby : Par définition, s'il n'y a pas eu de demande, il n'y a pas de pension possible, ni de reversion.

M. Bernard Cazeneuve, Président : Sans être devin, je peux imaginer les situations auxquelles nous allons être confrontés dans un certain nombre de mois : des veuves de militaires décédés, qui n'ont pas déposé de dossiers, feront des demandes reconventionnelles en expliquant à votre ministère que leurs époux sont décédés en raison de leur implication dans le conflit.

M. Jean-Pierre Masseret, Secrétaire d'Etat : Mais les médecins auront démontré la causalité.

M. Bernard Cazeneuve, Président : La causalité ne sera établie que très a posteriori, au terme des longs travaux épidémiologiques notamment amorcés par le Professeur Salamon. Les pouvoirs publics, les Ministres, les institutions administratives seront confrontés à une situation très difficile face à des demandes reconventionnelles.

M. Claude Lanfranca, co-rapporteur : Cela pourrait rejoindre l'affaire du sang contaminé.

M. Bernard Cazeneuve, Président : Tout à fait. Dans le cadre de la mission qui nous est confiée, nous souhaitons, en tant que parlementaires, ayant anticipé ces problèmes, formuler des propositions qui soient suffisamment responsables pour pouvoir embrasser l'ensemble des cas pratiques et, en même temps, suffisamment précises pour pouvoir traiter ces cas dès lors que leur réalité aura été établie.

Si nous ne formulons pas ces propositions au terme de nos travaux, nous n'aurons pas, d'une part, rempli notre mission ni, d'autre part, contribué à faire ce qui nous incombe dans notre rôle de contrôle a posteriori de l'action de l'Exécutif, à savoir formuler des recommandations qui permettent de l'aider à remplir ses missions. J'aimerais que vous puissiez nous dire comment vous avez anticipé cette situation et éventuellement envisagé les choses, sur le plan méthodologique.

M. Jean-Pierre Masseret, Secrétaire d'Etat: Il est clair que nous n'avons pas anticipé notre action possible sur cette question que nous découvrons ensemble. C'est le problème de la consolidation qui nous a amenés à cette réflexion. Le problème posé est : comment congeler des droits virtuels, en quelque sorte ? On bloquerait un droit de tirage dont une « personne » pourrait bénéficier au bout d'un certain laps de temps, y compris après son décès. Je ne suis pas en mesure de développer une réponse construite sur ce sujet. J'intègre néanmoins cette question dans ma réflexion. Peut-être M. Rouby peut-il déjà vous fournir des éléments de réponse, au moins d'un point de vue strictement administratif.

M. le Commissaire général Xavier Rouby : Dans le code des pensions militaires d'invalidité, la veuve peut à tous moments, si son mari est décédé depuis plusieurs années, déposer une demande de pension de veuve. L'imputabilité se fait alors sur le dossier médical de l'intéressé. Dans l'hypothèse où, dans cinq ans, il serait démontré que le benzène a une responsabilité dans le développement de leucémies, les veuves pourront demander une pension. En revanche, je ne saurais vous répondre sur le délai ; il n'y a pas rétroactivité.

M. Claude Lanfranca, co-rapporteur : Comment, dans l'intervalle, ces personnes vivent-elles quand elles doivent attendre trois ou quatre ans ?

M. le Médecin en Chef Philippe Loudès : S'agissant des militaires de carrière qui sont toujours dans les armées, après la déclaration de la maladie et avant l'attribution de la pension, ils sont placés en congé de longue durée. Dans ce cadre, ils sont payés malgré leur inactivité. Ce congé de trois ans, qui peut aller jusqu'à cinq ans dans les cas de cancers, concerne l'ensemble des maladies cancéreuses et les troubles psychosomatiques.

M. Jean-Pierre Masseret, Secrétaire d'Etat : Qu'en est-il des appelés et des engagés sur contrats courts qui ont quitté l'armée ?

M. le Médecin en Chef Philippe Loudès : Pour ceux de ces personnels malades qui sont encore en activité, leur contrat est prorogé le temps d'épuiser leurs droits à congés longue durée. Cela permet normalement de couvrir le délai nécessaire à l'aboutissement de leur dossier de pension.

M. Bernard Cazeneuve, Président : L'imputabilité est le c_ur de l'affaire. Imaginons qu'au terme des travaux du Professeur Salamon, il soit démontré - on est loin de l'avoir fait et il faudra du temps - que l'uranium appauvri peut être à l'origine d'un certain nombre de leucémies. Aujourd'hui, pour pouvoir démontrer cela il faut procéder à des analyses d'urine au terme desquelles on parvient à prouver que l'uranium est à l'origine de la maladie. Il est évident que si le patient est décédé, il sera impossible d'effectuer des analyses d'urine.

Au-delà de la réponse administrative et politique, il y a peut-être aussi une réponse préventive. L'une des possibilités, pour faire en sorte que les dossiers médicaux soient prêts pour le cas où des demandes reconventionnelles viendraient à être présentées, est de systématiser un certain nombre d'examens. Ainsi les dossiers des militaires professionnels ou non contiendraient un certain nombre d'éléments qui permettraient, au terme d'éventuelles demandes de pensions, de se prononcer médicalement, y compris si le patient est décédé, sur les droits du patient ou de ses ayants droit. Or la systématisation de l'examen médical n'est aujourd'hui pas établie ?

M. le Médecin en Chef Philippe Loudès : Il est proposé de recevoir et d'effectuer des examens sur l'ensemble des personnels d'active et des personnels engagés dans le Golfe ou les Balkans, qui sont maintenant réservistes ou retournés dans le civil et ont été localisés par l'intermédiaire des services des pensions. Toutefois on ne peut pas pratiquer systématiquement l'ensemble des examens cliniques du domaine de connaissance des leucémies. Il serait irréaliste d'envisager de faire à tout le monde des cariotypes par exemple.

En revanche, tous ceux qui se présenteront dans les hôpitaux militaires, auprès du Service de santé des Armées, qu'ils soient civils ou militaires, subiront un ensemble d'examens cliniques et paracliniques qui pourront aller progressivement en fonction du besoin vers des examens complexes, IRM par exemple, afin de cibler le dossier des intéressés de manière aussi précise que possible. Mais dans l'état actuel des choses, aucun examen ne permet de diagnostiquer, par anticipation, la possibilité d'une éventuelle hématopathie maligne future.

M. Jean-Pierre Masseret, Secrétaire d'Etat : Lorsque le militaire quitte le service, il subit automatiquement un examen médical complet.

M. Claude Lanfranca, co-rapporteur : Oui, mais une ponction externale ou un prélèvement d'os, qui sont des examens traumatisants, ne sont effectués que lorsqu'il y a de très fortes suspicions.

M. Jean-Louis Bernard : Peut-être aurons-nous la réponse, dans quelques années, sous forme statistique. De deux choses l'une, soit nous aurons un certain nombre de leucémies, d'hémopathies, de lymphomes dans une proportion qui ne sera pas, statistiquement, différente de la population normale, comparativement à la population du Golfe ou des Balkans et alors, il sera pratiquement impossible de démontrer le rôle du service ; en revanche, s'il s'avérait qu'il y ait dix, quinze, voire vingt fois plus de cas de leucémies dans cette population de nos soldats, il y aurait alors une interpellation extraordinaire.

M. Jean-Pierre Masseret, Secrétaire d'Etat : Ce n'est pas le cas actuellement. Selon nos informations, il y aurait plutôt moins de leucémies dans la communauté militaire qu'il y en a dans la population civile, à structures d'âge comparables. Pour le moment, nous ne relevons aucun élément de distorsion.

M. Bernard Cazeneuve, Président : Nous vous remercions, M. le Ministre, de toutes ces indications et ainsi pour votre aide dans l'accomplissement de nos travaux.

Audition de M. Bernard VANDOMME
Ancien brigadier-chef au 6ème Régiment
de Commandement et de Soutien (6ème RCS)

(extrait du procès-verbal de la séance du mardi 20 mars 2001)

Présidence de M. Bernard Cazeneuve, Président

M. Bernard Cazeneuve, Président : Monsieur, nous vous remercions pour votre présence, aujourd'hui, devant la mission d'information. Etant donné votre qualité d'ancien brigadier-chef du 6ème Régiment de Commandement et de Soutien, une unité aujourd'hui dissoute, il nous importe de recueillir aujourd'hui votre témoignage. Votre état de santé s'est détérioré après que vous ayez quitté l'armée. Sur ce point et sans révéler ce qui paraîtrait relever du secret médical, nous souhaiterions connaître les raisons qui, selon vous, auraient pu mettre votre intégrité physique en danger au cours des opérations du Golfe.

Actif auprès de vos camarades, il nous paraît également nécessaire de connaître le sentiment de ces anciens militaires à l'égard de leur hiérarchie de l'époque ou, plus généralement, des pouvoirs publics, alors qu'ils ont servi et représenté la Nation.

S'agissant de votre parcours médical, quel accueil avez-vous reçu auprès du Service de santé des Armées et dans les hôpitaux civils et militaires ? Considérez-vous qu'aujourd'hui le corps médical s'interroge réellement, en France, sur l'origine des pathologies ou troubles développés postérieurement aux opérations conduites en 1990 et 1991 ? Enfin nous aimerions connaître vos impressions sur l'action de certaines associations dont la représentativité aux yeux du monde combattant peut paraître suspecte, voire non désintéressée.

Pourriez-vous en premier lieu, nous rappeler brièvement votre carrière militaire et, s'agissant du Golfe, les principaux faits qui ont marqué votre souvenir ? Puis, les co-rapporteurs et les membres de la mission vous poseront une série de questions.

Nous vous remercions par avance des efforts que vous consentirez pour nous présenter, de la façon la plus concrète et la plus directe possible, les événements que vous avez vécus au cours des opérations du Golfe. Je vous donne à présent la parole pour un exposé introductif.

M. Bernard Vandomme : M. le Président, Madame et Messieurs les députés, j'ai intégré le 6ème RCS dès sa création, en 1984, puis j'ai quitté l'armée le 1er octobre 1998. Au moment du déclenchement de la phase préparatoire de la guerre du Golfe, j'étais déjà en mission, en individuel, en République Centrafricaine : j'ai été stationné à Bouar, du 18 juin au 7 octobre 1990. J'ai été rappelé par mon Capitaine depuis la métropole, lequel avait reçu un message me concernant suite à la mise en place des troupes consécutivement aux événements en Irak. J'ai attendu qu'un Transall vienne nous ravitailler à Bouar pour pouvoir me rendre à Bangui, la capitale centrafricaine, où je suis resté une journée. Comme le seul avion disponible était malheureusement en panne, j'ai encore dû attendre deux jours avant de pouvoir rejoindre Paris puis mon régiment à Nîmes.

Arrivé à Nîmes, j'ai constaté que mon ancien Capitaine avait fini son commandement et quand je me suis présenté au nouveau Commandant d'unité, celui-ci a été très surpris de ma présence car il n'avait reçu aucune consigne me concernant. Je suis resté en attente à Nîmes pendant trois mois, du 7 octobre 1990 au 13 janvier 1991, au terme desquels j'ai été envoyé sur Paris pour rejoindre Rueil-Malmaison, mais sans ordre de mission.

Arrivé à Rueil-Malmaison, je me suis retrouvé au centre d'une sorte de cohue car les gens arrivaient de partout et devaient se faire enregistrer. Le lendemain, nous avons été conduits en car à Roissy où nous avons fait la pesée des sacs. C'est à ce moment-là que j'ai été surpris car on demandait à chacun son ordre de mission pour connaître sa destination. Or, n'ayant aucun ordre de mission, je ne savais pas quelle destination indiquer. J'ai donc demandé Ryadh, capitale de l'Arabie Saoudite, où je suis arrivé de nuit, sur une base dont je ne pourrais vous dire le nom.

Un officier est monté à bord de l'appareil pour nous rappeler de vérifier la destination indiquée sur l'ordre de mission et nous expliquer qu'une fois descendus de l'appareil nous devions nous placer derrière des lignes de couleurs différentes, avant d'être embarqués dans des minibus pour nous conduire manger. J'étais, alors, toujours en civil.

J'ai donc rejoint le bus. Nous avons pris la route, puis nous sommes arrivés sur une autre base que je ne saurais situer. Lorsque nous sommes descendus, j'ai vu arriver des hommes en tenue « NBC » et portant le masque à gaz. Ils ont annoncé qu'il y avait une alerte chimique. Je me suis rapidement changé et équipé d'un masque à gaz. Nous sommes ensuite montés dans des véhicules qui ont déposé les personnels, au fur et à mesure, à leur destination. Comme je ne savais pas quelle était la mienne, je suis allé jusqu'au terminus, qui était une caserne. J'ai appris par la suite qu'il s'agissait du camp de la Cité du Roi Khaled. J'ai monté des marches qui menaient à une pièce principale où des personnes étaient allongées sous perfusion. Comme j'avais besoin de me reposer, j'ai pris un matelas et je me suis couché.

Le lendemain, j'ai repris l'avion pour Ryadh. Après avoir récupéré mon sac dans l'aéroport principal, je me suis rendu à l'État-major qui comprenait et des Français et des Américains. Les gens couraient dans tous les sens. J'ai demandé à quelqu'un s'il y avait un endroit pour se laver. Au moment de me raser, un adjudant-chef est arrivé en m'ordonnant de rejoindre le bunker car il y avait une alerte chimique. J'ai pris mon masque à gaz et je me suis rendu, avec les Français et les Américains, dans ce bunker où nous avons attendu la fin de l'alerte. J'ai ensuite rejoint mon État-major. J'ai, auparavant, terminé ma toilette de manière à être présentable.

Comme j'attendais sans trop savoir quoi faire, j'ai vu, à un moment donné, passer un militaire portant un sac de La Poste. Comme je lui expliquais que je devais rejoindre la division blindée qui était stationnée dans le désert, il m'a indiqué qu'il devait y passer dans le cours de sa tournée. Je l'ai alors aidé à charger son camion, puis je suis monté derrière. C'est ainsi que j'ai rejoint mon régiment.

Sur place, on a été étonné de me voir arriver car on ne m'attendait pas. Il s'agissait d'un détachement cosmopolite car il était composé d'éléments de la Légion, du 6ème Régiment Etranger du Génie, un adjudant-chef d'Orléans, un sergent d'Allemagne, etc. Les personnels venaient d'un peu partout pour former une cellule complète au niveau du soutien.

Au niveau des équipements, on m'avait indiqué que je trouverai tout le nécessaire sur place, c'est-à-dire un porte-chargeurs, un Famas, etc. Mais j'ai été surpris car, en fait, il n'y avait rien. Avec un collègue que je connaissais de longue date et que j'ai retrouvé sur place, lors d'une tournée dans le désert, nous avons rencontré notre adjudant-chef qui disposait bien de matériels, mais en mauvais état. Il avait des porte-chargeurs qui devaient repartir sur la France pour réparation. J'en ai pris un que j'ai moi-même réparé.

Au niveau de la tenue « sable », j'ai attendu un bon mois avant d'en obtenir une. Je n'ai jamais eu de couvre-casque « sable ». Quant à une baïonnette, je n'en ai jamais été doté car il n'y en avait plus. J'ai reçu mon armement, c'est-à-dire celui de la personne que je remplaçais et qui avait été rapatriée sanitaire, au bout d'une semaine. En effet, elle avait craqué et entamé une grève de la faim pour quitter l'endroit, tant l'ambiance était exécrable. D'ailleurs le sous-brigadier-chef, que j'avais rencontré peu de temps avant, m'avait exposé la situation. J'ai donc récupéré son Famas qui était démonté et conservé dans un seau. Après l'avoir nettoyé, je l'ai remonté.

Nous n'avions ni toile de tente, ni eau pour nous laver. Je dormais dans un trou. Je me lavais quand j'avais la chance d'avoir une bouteille d'eau. C'était le système D ! Comme nous étions avec des Américains, nous échangions de la nourriture contre des habits. A un moment donné, mon uniforme était moitié français, moitié américain.

Au cours du conflit, au fur et à mesure de notre avance, nous n'avions aucune information sur la situation. Quant aux alertes chimiques, elles étaient très fréquentes. A cet égard, il y avait des Détalacs, mais comme ils étaient en nombre insuffisant, il y en avait uniquement au niveau du commandement. Dès le déclenchement du Détalac, les ordres devaient être transmis par radio aux différentes unités afin de les informer de l'état d'alerte. Ensuite l'alerte se diffusait à coup de Klaxon par le biais des camions. C'était souvent la pagaille, car personne ne savait s'il s'agissait du début ou de la fin de l'alerte. Un jour, je n'ai su que nous nous trouvions en alerte chimique que parce que je me suis trouvé face au sergent de mon unité, celui qui venait d'Allemagne, en tenue « NBC » avec son masque à gaz ; c'est lui qui m'a informé que nous étions en pleine alerte !

Quand nous sommes partis pour l'Irak, nous avons connu le même type de situation. Arrivés à destination en pleine nuit, le commandement nous a ordonné de ne pas nous déployer. Nous sommes restés là sans recevoir aucun ordre ni savoir ce qui se passait, jusqu'au jour où le commandement nous a annoncé la fin du conflit. Nous avons alors fait demi-tour vers l'Arabie Saoudite.

Je suis arrivé au mois de janvier. L'offensive aérienne des Américains a été déclenchée de nuit. Nous avions reçu ordre de ne pas bouger. Selon certains sur place, la raison en était que le Président de la République de l'époque, M. François Mitterrand, n'avait pas encore donné son autorisation de nous allier aux Américains.

Quand nous avons reçu les ordres, il nous a fallu prendre le peu de matériel que nous avions, le démonter et partir, le tout sans allumer les feux de véhicules ni connaître notre destination. Nous étions tous sur les nerfs. Les cadres qui nous commandaient nous ont ordonné de nous arrêter, de nous allonger à même le sol et d'attendre, ce que nous avons fait. Au petit matin, notre bivouac ressemblait à un champ de bataille napoléonien. Des toiles de tente, des matériels traînaient dans le camp, mais il n'y avait plus personne.

C'est à ce moment-là que j'ai entendu un bruit de moteur. Il s'agissait d'un bulldozer du Génie qui arrivait à grande vitesse. J'ai alors été très surpris de le voir rassembler, dans des trous, tous les matériels abandonnés, les groupes électrogènes en bon état, les toiles de tente, les treillis neufs. Les soldats du Génie ont mis le feu, puis ont procédé à l'enfouissement. J'ai protesté auprès du conducteur de l'engin, mais il m'a dit qu'il exécutait les ordres. C'était incompréhensible car nous étions en Arabie Saoudite. Aucun coup de feu n'avait été tiré. Nous n'étions pas encore en guerre car il était seulement question de nous diriger vers la frontière irakienne. Après la destruction des matériels, nous avons pris la route tracée par les Américains dans le désert.

Tout au long de cette route, on voyait beaucoup de matériels abandonnés tels que des remorques, des obus. On aurait dit que les gens s'étaient allégés, mais pour quelle raison ? Mystère ! De ce fait, quand nous sommes arrivés à la frontière entre l'Irak et l'Arabie Saoudite, nous n'avions plus grand chose à notre disposition. Il fallait se débrouiller pour subvenir à ses besoins.

S'agissant de ma santé, j'ai ressenti mes premières douleurs avant mon départ sur l'Irak. J'ai eu des douleurs musculaires, notamment au niveau des jambes, et articulaires au niveau des genoux. Pendant une huitaine de jours, nuit et jour, je souffrais et j'avais des difficultés pour marcher.

Je situe cet épisode avant le mois de février. Quant à en préciser les dates, c'est assez difficile car en état de guerre, on n'y prête vraiment pas attention. Ces douleurs ont disparu au bout de huit jours. A la fin du conflit, je suis revenu en France et, j'ai bénéficié de permissions.

Deux ans après, ces douleurs se sont manifestées de nouveau. J'étais pourtant quelqu'un de sportif et je sentais que ma jambe gauche ne fonctionnait plus normalement. Je pensais à des crampes, je me massais avec des pommades en pensant que cela passerait.

Comme j'étais encore célibataire, je vivais au régiment. Un matin, au moment de me lever, je ne pouvais plus marcher. Mon genou était enflé. J'étais obligé de m'asseoir car je ne pouvais plus rester debout. Comme j'allais passer mes permissions de fin de l'année dans le nord de la France, dont je suis originaire, j'en ai profité pour aller consulter un camarade qui est médecin généraliste. Celui-ci m'a fait savoir que ma jambe était totalement désaxée et que je devrais me faire opérer, au niveau du tibia, afin de la redresser et de sauver le genou.

Pour ce faire, il m'a recommandé un chirurgien qui m'a indiqué que je n'avais pas le choix. Selon lui, les cachets contre la douleur ne feraient plus d'effet à un moment donné et si j'attendais trop, il devrait me poser une prothèse au genou. En tant que militaire de carrière, cela me posait un réel problème.

Une fois tous les examens en main, je suis rentré à mon régiment et je suis allé à l'infirmerie qui m'a obtenu un rendez-vous à l'hôpital militaire Laveran à Marseille. Les médecins de cet hôpital m'ont dit que je devais me faire opérer, dans l'hôpital de mon choix, mais que l'armée se dégageait de toute responsabilité et considérait que cette opération ne lui était pas imputable.

De retour à mon régiment, j'ai préparé les formalités administratives nécessaires à l'infirmerie pour pouvoir quitter réglementairement le régiment et me faire opérer. Je suis resté absent quatre mois. J'ai décidé de reprendre le travail, malgré l'avis contraire des médecins.

Par la suite, mon état ne s'est pas amélioré. Dans les années qui ont suivi, j'ai eu des problèmes d'acidité dans les yeux. Ma vue avait légèrement baissé. Seules les larmes artificielles arrivaient à me soulager. Je supposais que cela pouvait venir du sable, mais on m'a expliqué que le sable irrite sur le coup et qu'ensuite, normalement, cela passe.

Par la suite, pendant au moins un an, j'ai eu des douleurs musculaires terribles au niveau du dos ; elles m'empêchaient même de conduire. J'ai eu des douleurs au niveau de la langue qui me gênaient pour m'exprimer correctement. A la suite de cela, j'ai vécu de très forts maux de tête qui me torturaient nuit et jour. Les cachets ne me faisaient aucun effet, même après être allé consulter plusieurs médecins généralistes.

Un jour, j'ai même dû être hospitalisé en urgence au CHU de Nîmes car, en me levant le matin, j'ai commencé à m'étouffer : je n'arrivais plus à respirer. J'ai cru que c'était la fin. J'ai appelé le médecin qui est venu en urgence. Il m'a ausculté, mais sans pouvoir déterminer d'où venait le problème. Des urgences du CHU de Nîmes, les médecins m'ont transféré sur l'hôpital Carémeau, toujours à Nîmes, au service neurologique.

Dans ce service, même si les médecins m'ont prescrit quelques examens et cachets, ils m'ont principalement interrogé sur les événements de la guerre du Golfe. Un jour, plusieurs médecins sont venus me voir, puis sont sortis discuter dans le couloir, en fermant la porte derrière eux. Je n'ai donc pas pu entendre leur échange. Peu après, un médecin est revenu et m'a demandé si j'avais été gazé. Je lui ai répondu que je n'en savais rien, mais que le « risque zéro » n'existe pas. Comme la guerre en Irak était une guerre où le risque chimique était réel, il est fort possible que certains en soient revenus intoxiqués.

Au retour du Golfe, le régiment n'a fait l'objet d'aucune visite ni soutien médical. Je ne veux pas mettre en cause l'infirmerie de l'armée car si le Capitaine n'avait pas d'ordres ou de renseignements sur les événements dans le Golfe, il ne pouvait prendre l'initiative de faire examiner les soldats. De toute façon, il ne disposait pas du matériel nécessaire dans son infirmerie pour procéder à des examens concrets.

M. Jean-Louis Bernard : Vous nous avez décrit un certain nombre de symptômes, levant par là même un éventuel secret médical. Je me permettrais donc de vous poser quelques questions précises, auxquelles vous êtes libre de ne pas répondre.

En ce qui concerne votre opération de la jambe gauche, vous avez dû avoir un compte rendu opératoire. Dans ce compte rendu, était-il question d'ostéotomie, de valgisation, etc ?

M. Bernard Vandomme : Tout à fait.

M. Jean-Louis Bernard : Je m'en doutais. Par ailleurs, vous avez parlé d'acidité dans les yeux. Avez-vous consulté un ou plusieurs ophtalmologistes à l'époque ?

M. Bernard Vandomme : Oui ; ce sont eux qui m'ont prescrit les larmes artificielles.

M. Jean-Louis Bernard : Ensuite intervient un épisode plus sérieux puisqu'il conduit à une hospitalisation en urgence au CHU de Nîmes, avec, si j'ai bien compris, une sensation d'étouffement. Il n'est pas fait, semble-t-il, état d'une hospitalisation en réanimation ou dans un service de pneumologie, mais plutôt en neurologie. Y a-t-il eu ventilation artificielle, intubation pulmonaire ?

M. Bernard Vandomme : Non.

M. Jean-Louis Bernard : Lorsque vous vous êtes rendu au CHU de Nîmes, vous avez été directement hospitalisé au service neurologique alors que vos troubles sont essentiellement respiratoires. Comment expliquez-vous cela ?

M. Bernard Vandomme : J'avais beaucoup de mal à respirer ; mes membres tremblaient. Aux urgences, les médecins, après avoir réalisé quelques prises de sang, ont décidé de me transférer au service neurologique de l'hôpital Carémeau à Nîmes, où je suis resté une semaine. J'étais très affaibli ; je ne pouvais plus dormir ; j'avais du mal à respirer et à parler. Les médecins m'ont principalement interrogé sur mes attributions et sur les événements de la guerre du Golfe.

M. Jean-Louis Bernard : Ont-ils prononcé le terme de « dépression » ?

M. Bernard Vandomme : Non, pas du tout.

M. Jean-Louis Bernard : Etes-vous sorti de l'hôpital avec un traitement médical à suivre ?

M. Bernard Vandomme : Non ; j'ai suivi un traitement avec de l'Isoptine, mais il n'a pas eu d'effet.

Mme Michèle Rivasi, co-rapporteure : J'aimerais revenir sur les conditions de vie que vous avez connues dans le Golfe. Par rapport aux facteurs de risques énoncés, avez-vous pris des médicaments, de la Pyridostigmine par exemple ?

M. Bernard Vandomme : Oui ; juste avant notre départ pour l'Irak, des plaquettes nous ont été distribuées. J'en ai moi-même reçu une plaquette de la main à la main, dont il me semble avoir pris, sur ordre, trois cachets, avant de partir sur l'Irak.

Mme Michèle Rivasi, co-rapporteure : En avez-vous pris également après ?

M. Bernard Vandomme : Non.

Mme Michèle Rivasi, co-rapporteure : Vous avez évoqué des alertes chimiques. Pouvez-vous en donner les dates ? Par ailleurs, vous souvenez-vous de votre localisation le 21 janvier ?

M. Bernard Vandomme : En janvier, nous étions en Arabie Saoudite, aux alentours de Ryadh, mais je ne saurais pas vous dire où exactement. L'État-major ne nous montrait pas notre position sur la carte.

Mme Michèle Rivasi, co-rapporteure : Etes-vous monté à bord de chars irakiens détruits ?

M. Bernard Vandomme : Non ; j'ai un peu d'expérience en ce domaine et je suis, de plus, issu d'une famille de militaires. Je l'avais fortement déconseillé à un jeune, qui était dans mon unité, car il me semblait que ces chars étaient certainement piégés. Je lui ai dit : « Tu regardes de loin. Si tu veux une photo, tu la prends à distance, mais tu restes avec moi et tu n'y vas pas. Visiter ces chars serait le meilleur moyen de sauter sur une mine. Leur piégeage est tout ce qu'il y a de plus logique ».

Mme Michèle Rivasi, co-rapporteure : Saviez-vous que les Américains utilisaient des obus à base d'uranium appauvri ?

M. Bernard Vandomme : Non ; nous n'étions au courant de rien. De mon trou, le soir, j'entendais les moteurs d'avion et ensuite je voyais de loin les éclairs et les bombardements, mais sans savoir quel type d'obus ils utilisaient. Nous n'avions aucune information à ce sujet.

M. Claude Lanfranca, co-rapporteur : Je vous remercie d'avoir répondu le plus précisément possible aux questions. Monsieur, vous dites avoir des douleurs.

M. Bernard Vandomme : Oui, malheureusement.

M. Claude Lanfranca, co-rapporteur : Mais Monsieur, ce sont des douleurs que l'on ne voit pas ! En tant que médecin, je ne parviens pas à faire la corrélation entre votre état de santé et les opérations menées dans le cadre de la guerre du Golfe. Je m'interroge et je cherche.

Par exemple, vous dites avoir pris trois cachets de Pyridostigmine : chacun sait qu'un tel traitement ne comporte aucun risque et ne peut être à l'origine de vos douleurs musculaires et articulaires. Les troubles que vous évoquez sont ce que les médecins qualifient de troubles « fonctionnels » ou « cognitifs » et, au niveau médical, ne peuvent être observés. Même si la personne les ressent réellement, on ne sait pas en expliquer la cause directe. D'autre part, ces douleurs ne peuvent pas venir de l'uranium appauvri car s'il peut provoquer des troubles sanguins ou autres, il ne peut pas entraîner des troubles fonctionnels.

Auriez-vous une suggestion qui nous permette de relier votre état de santé à un événement ayant eu lieu pendant la guerre du Golfe ? Pour ma part, le stress semblerait en fait être l'élément direct.

M. Bernard Vandomme : Je n'ai pas vraiment d'idée sur ce point. Quant au stress, je ne pense pas que c'est cela : j'ai eu l'habitude de voyager et de me débrouiller ; ce n'est pas ce qui me faisait peur.

Les seuls éléments concrets dont je peux vous faire état sont que j'étais un homme en bonne santé et très sportif avant de partir. Mes premières douleurs sont apparues sur place et ensuite, la situation n'a fait que se dégrader. Je ne sais pas d'où viennent ces problèmes et je ne pourrais pas affirmer que la raison réside dans les cachets de Pyridostigmine, les médicaments, etc. Je ne sais pas !

M. Claude Lanfranca, co-rapporteur : Assurément, les cachets de Pyridostigmine ne sont pas la cause de votre incident à la jambe. Peut-être votre problème de tibia est-il dû à un accident pendant votre service, car il est certain que ni un comprimé ni un gaz ne peuvent désaxer une jambe. Une ostéotomie, terme qui apparaît sur votre compte rendu opératoire, signifie que le chirurgien a prélevé un bout d'os et rectifié l'axe de la jambe.

M. Charles Cova, Vice-président : Tout d'abord, merci de nous avoir apporté votre témoignage. Avez-vous un souvenir de véritables alertes chimiques auxquelles vous auriez pu être confronté ? A l'occasion de ces alertes chimiques, pensez-vous avoir inhalé un produit ?

M. Bernard Vandomme : Je ne sais pas, car les alertes se déclenchaient régulièrement, sans que l'on sache s'il s'agissait de vraies alertes ou d'alertes d'entraînement. Néanmoins, les seules douleurs que j'ai ressenties pendant la guerre du Golfe, je les ai ressenties avant mon départ sur l'Irak. Pendant une semaine, j'ai eu beaucoup de difficultés pour marcher.

M. Charles Cova, Vice-président : Dans un régiment de commandement et de soutien, vous deviez avoir des contacts avec les troupes étrangères, notamment américaines. Estimez-vous que ces troupes étaient mieux protégées et organisées que les troupes françaises ?

M. Bernard Vandomme : Les troupes américaines disposaient de tout le matériel nécessaire. Elles avaient des douches, et même des salles de sport en Arabie Saoudite.

Parfois, nous utilisions les voitures que les officiers laissaient en réparation dans notre atelier, pour visiter les autres zones, afin de nous changer les idées et de décompresser, car nous ne supportions plus de rester sans ordres. Nous allions voir les soldats américains pour chercher du matériel, échanger des rations contre un T-shirt, etc.

M. Charles Cova, Vice-président : Cette situation devait être propre au 6ème Régiment de Commandement et de Soutien car les autres régiments dans le Golfe n'étaient pas aussi désorganisés que vous le laissez entendre.

M. Bernard Vandomme : Je ne connais pas la situation des autres régiments.

M. Charles Cova, Vice-président : Selon vos explications, nous avons le sentiment que chacun, dans cette armée française, faisait ce que bon lui semblait.

M. Bernard Vandomme : Nous manquions de matériels, ce qui n'était pas de la faute des Colonels. Un chef de corps, c'est un gérant. S'il ne reçoit que 20 camions sur les 30 qui lui sont nécessaires pour travailler, il devra néanmoins accomplir sa tâche avec les véhicules disponibles. Idem pour les effectifs. Si 300 personnes sont nécessaires pour que son régiment tourne correctement et qu'il n'en reçoit que 100, il devra néanmoins s'en accommoder. Tout vient du haut niveau.

M. Charles Cova, Vice-président : Ma dernière question est plus personnelle. Vous êtes maintenant marié. Avez-vous des enfants ?

M. Bernard Vandomme : Nous avons rencontré des problèmes à ce sujet. Ma femme a été enceinte une première fois, puis elle a fait une fausse-couche spontanée. La seconde fois, enceinte de deux mois, lors d'une visite de contrôle, le médecin l'a informée que l'enfant était mort, d'où l'obligation de subir un curetage. Actuellement nous avons fait une demande d'adoption.

M. André Vauchez : Vous avez abondamment évoqué, au début de votre propos, les différentes phases qui se sont déroulées en Afrique, puis en France, avant votre envoi en Arabie Saoudite. Je ne fais pas bien le lien avec la mission que vous deviez accomplir dans le Golfe. Avez-vous le sentiment d'avoir été utile pendant ces longs mois passés en Afrique puis dans le Golfe avant de rentrer en France ?

M. Bernard Vandomme : Honnêtement non. Je suis mécanicien. Quand j'ai été rappelé de la République Centrafricaine, mon Commandant d'unité, qui était en France, n'en avait même pas été informé. Lorsque je suis arrivé dans le Golfe, je me suis vraiment demandé pourquoi j'avais été rappelé. Je n'apportais aucun savoir-faire particulier. Je pense même avoir plutôt été une charge pour les militaires du détachement car ils n'avaient déjà pas suffisamment de matériel pour eux-mêmes !

M. André Vauchez : Comment ressentez-vous cela maintenant ?

M. Bernard Vandomme : Avec le recul, il me semble qu'à l'époque, il y avait un problème majeur de matériel, c'est-à-dire un problème d'origine financière. Tant que nous faisions des man_uvres en temps de paix, ce problème restait invisible ; mais il est réellement apparu au moment de la guerre du Golfe.

A l'époque, en tant que Force d'Action Rapide (FAR), notre rôle était d'intervenir à différents endroits dans le monde. Je trouve anormal que des régiments faisant partie de la FAR, au moment où ils devaient intervenir, se soient retrouvés sans moyens. Cela laisse supposer que les fonds nécessaires soit n'avaient pas été débloqués pour équiper les régiments, soit avaient été débloqués mais utilisés à d'autres fins.

Tous les collègues qui m'ont précédé dans le Golfe, alors que j'étais encore en République Centrafricaine, n'avaient aucun équipement, ni même de lit pour dormir. Un Colonel m'a même avoué dernièrement qu'il avait manqué beaucoup de matériels. Ce sont les navires civils, qui font la navette entre Toulon et la Corse, qui ont dû venir nous rechercher. Peut-être trouvez-vous cela normal, moi non ! Une armée, qui possède ses propres navires, doit pouvoir conduire et venir rechercher ses hommes. J'estime que le Gouvernement de l'époque n'avait pas mis les moyens nécessaires pour équiper cette armée.

Mme Michèle Rivasi, co-rapporteure : Ce manque d'équipements s'applique-t-il aux tenues « NBC », aux appareils de détection, ou au couchage, au toilettage, à la nourriture, aux armes, etc. ?

M. Bernard Vandomme : Mon appréciation porte sur l'ensemble. Il manquait beaucoup de matériels tant pour les douches et le couchage que pour les armes.

Mme Michèle Rivasi, co-rapporteure : Durant votre séjour dans le Golfe, avez-vous suivi des formations par rapport aux cadres qui étaient avec vous ?

M. Bernard Vandomme : Non, pas du tout.

Mme Michèle Rivasi, co-rapporteure : Avant de rentrer en Irak, vous évoquez un épisode, qui s'est déroulé en Arabie Saoudite, au cours duquel des militaires du Génie sont venus enterrer des matériels. L'hypothèse d'alertes chimiques avérées qui auraient donné lieu à une contamination de ces matériels, vous semble-t-elle plausible ?

M. Bernard Vandomme : J'ai toujours pensé qu'un événement avait eu lieu cette nuit-là. On manquait déjà de matériel, alors pourquoi en détruire ! De plus, comme nous partions seulement vers la frontière irakienne, il n'était pas logique de détruire du matériel, notamment des groupes électrogènes en bon état.

Mme Michèle Rivasi, co-rapporteure : Avant d'enterrer le matériel, y a-t-il eu un événement particulier tel qu'un bombardement ou des alertes chimiques ?

M. Bernard Vandomme : Il y a eu l'offensive aérienne lancée par les Américains lors de laquelle nous avons reçu l'ordre de revêtir la tenue «NBC» et le masque à gaz. Vers 3 ou 4 heures du matin, nous avons reçu l'ordre de quitter la zone car nous attendions, soi-disant, l'ordre du Président de la République de l'époque. C'est au petit matin que tout ce matériel a été détruit.

Mme Michèle Rivasi, co-rapporteure : A quelle date a eu lieu cet événement ?

M. Bernard Vandomme : Il s'est déroulé lors de l'offensive aérienne lancée par les Américains en janvier, bien avant l'offensive sur l'Irak. Ensuite les troupes se sont dirigées vers la frontière irakienne où elles sont restées positionnées un mois en attente.

M. Claude Lanfranca, co-rapporteur : Enterrer du matériel contaminé par des produits chimiques suppose un fort degré de contamination, susceptible d'entraîner le décès des personnels se trouvant à son contact. Or il n'y a eu aucune mort d'homme jusqu'à ce jour. Cette hypothèse me paraît donc peu probable.

M. Bernard Vandomme : En conclusion, je voudrais souligner qu'un médecin du CHU de Nîmes, le docteur Gris, m'a indiqué que tous mes symptômes sont équivalents à ceux d'une personne âgée d'au moins 80 ans. Il m'a adressé un courrier dans lequel il mentionnait que ces symptômes correspondaient, selon lui, aux symptômes décrits chez les vétérans américains de la guerre du Golfe. Toutefois, à son niveau, il ne disposait pas de suffisamment d'informations, hormis celles qu'il a pu lire dans les revues médicales.

M. Bernard Cazeneuve, Président : Ce dossier, qui est devant vous, est une compilation de vos échanges. Pourriez-vous nous en remettre une copie ?

M. Bernard Vandomme : Tout à fait. Le voici.

M. Bernard Cazeneuve, Président : Je vous remercie de votre témoignage.

Audition du Colonel Jacques DAMPIERRE (E.R.)
Ancien chef de corps du 6ème Régiment de Commandement et de Soutien (6ème RCS)

(extrait du procès-verbal de la séance du mardi 20 mars 2001)

Présidence de M. Bernard Cazeneuve, Président

M. Bernard Cazeneuve, Président : Nous vous remercions d'abord, mon Colonel, pour votre présence. Nous pensons que vous serez en mesure de nous éclairer, à partir de votre expérience de chef de corps ayant commandé, dans le Golfe, le 6ème Régiment de Commandement et de Soutien, dont les hommes ont joué un rôle important dans le soutien divisionnaire de Daguet. Cette opération vous a amené à être dépêché dans le Golfe, en Arabie Saoudite puis en Irak, de novembre 1990 à mars 1991.

Vos états de services, particulièrement brillants, nous rappellent que vous avez été officier de réserve en situation d'activité (ORSA), puis officier d'active. A votre retour du Golfe, vous avez assuré des fonctions de professeur à l'Ecole supérieure de guerre.

Je note que vous avez été un officier de la Légion étrangère, au 1er Régiment Etranger de Cavalerie et au 3ème Régiment Etranger d'Infanterie. Chacun sait que dans de telles unités la proximité entre les soldats et les officiers n'est pas un vain mot. Ce point est essentiel pour les membres de la mission. La préoccupation de protéger au maximum les subordonnés des risques inutiles comme des menaces sanitaires s'inscrit bien entendu au premier rang des devoirs d'un officier.

Au regard de votre passé, nous n'avons guère de doutes sur ce point, pour ce qui vous concerne. Ce souci de cohésion et de solidarité vous anime d'ailleurs toujours. Vous avez pris une part active à la création et à la vie quotidienne de l'Amicale des anciens de la division Daguet. Cette Amicale commémorera, le 5 mai prochain, à Nîmes, le dixième anniversaire de notre engagement dans le Golfe.

Dans un exposé introductif, je vous invite à nous faire un bref rappel de vos observations et, le cas échéant, de vos conclusions, quant à la présence de votre régiment dans le Golfe, au sein de la division Daguet. Puis les membres de la mission vous poseront des questions auxquelles je vous demande de répondre de la façon la plus concrète possible. Cette audition se veut avant tout une réunion de travail pour laquelle tout formalisme inutile est exclu. Je souhaite que vous puissiez, très spontanément, nous présenter l'ensemble des éléments d'information dont vous savez qu'ils sont de nature à nous aider à conduire nos investigations. Vous pourrez ensuite répondre aux questions des membres de la mission et d'abord de ses deux co-rapporteurs.

Colonel Jacques Dampierre : M. le Président, Madame et Messieurs les députés, je ne reviendrai pas sur ma carrière militaire riche et variée, ainsi que l'a rappelé M. le Président. J'ai été désigné en 1988 pour commander le 6ème Régiment de Commandement et de Soutien à Nîmes, régiment de la 6ème Division légère blindée. C'est au début de la troisième année de mon commandement que ce régiment a mis sur pied un détachement afin de soutenir les éléments de la division qui étaient partis en Arabie Saoudite, fin septembre. Je l'ai personnellement rejoint pour en prendre le commandement, le 11 novembre.

J'ai donc participé aux opérations « Bouclier du désert » sous les ordres du Général Mouscardès, puis « Tempête du désert » sous les ordres du Général Janvier, jusqu'à mon retour, début avril.

Sur place, je commandais la base divisionnaire, c'est-à-dire le maillon central des chaînes logistiques mises en place depuis les unités élémentaires jusqu'au niveau national, en passant - devant moi - par les moyens des régiments et - derrière moi - par le groupement de soutien logistique du Colonel Leguen, directement subordonné au Général Roquejeoffre.

Ma responsabilité consistait à exécuter la man_uvre logistique conçue, avec ma participation, au niveau du Général et à assurer en permanence la vie courante, la sûreté, les déplacements et les déploiements opérationnels sur une vaste zone. Etaient concernées non seulement mes unités organiques mais aussi diverses formations divisionnaires d'appui ou de combat qui m'ont été temporairement rattachées ainsi que des formations qui figuraient dans les effectifs du groupement de soutien logistique et, à partir du mois de janvier, des trains régimentaires, c'est-à-dire des services administratifs des corps de la division. Ces unités et formations regroupaient au total de 1000 à plus de 2000 hommes.

Ce type d'engagement sortant des hypothèses d'emploi correspondant à notre politique de défense de l'époque, nous n'avions pas initialement les systèmes de soutien et les stocks nécessaires de ressources, que ce soit en matière de campement, d'installation, d'alimentation, etc. Afin d'améliorer cette situation, les services ont fait de très vigoureux efforts d'adaptation. Cela étant, la contrainte politique sur le volume global de la force a entraîné un manque permanent de moyens. Ainsi, en matière de vie courante, la situation est restée en dessous du souhaitable en raison du manque de camions.

Mon régiment du temps de paix, le 6ème RCS, était lui aussi inadapté à cette mission pour des raisons tenant à celles que j'ai énoncées plus haut et à d'autres plus conjoncturelles. Le commandement a donc dû mettre en _uvre des palliatifs qui ne valent jamais l'outil prêt à l'emploi et la planification que l'on peut en faire. Des renforts sont arrivés en permanence, tout particulièrement en décembre et janvier, afin de garantir autant que possible la réalisation des capacités opérationnelles voulues.

Cependant, du fait de cette contrainte sur le volume global des effectifs, les fonctions « Commandement », « Administration » et « Soutien de l'homme », à l'intérieur du corps, sont toujours restées handicapées.

Notre vie courante, dans ce milieu hostile, toutes catégories de personnels confondues, était pour le moins spartiate : surcharge permanente de travail ; extrême inconfort dans la chaleur du jour (40 à 45 degrés) et le froid nocturne (-5 à -7 degrés), sans oublier les épouvantables tempêtes de sable dont il est difficile de se protéger.

Nous rencontrions des problèmes de moyens d'usage courant, parfois de cohésion, mais principalement de fatigue et d'inquiétude en raison des harassantes alertes chimiques à répétition.

Toutes ces difficultés conjuguées ont représenté, pour moi, un défi exceptionnel face auquel j'ai trouvé de solides appuis dans la qualité de la très grande majorité des militaires de tous grades et de toutes les spécialités qui m'ont été affectés. Je savais aussi pouvoir compter sur les hommes de mon régiment d'origine, qui formaient l'ossature de cet ensemble disparate. En effet, depuis deux ans qu'ils étaient sous mes ordres, j'avais pu marquer l'effort dans l'instruction et l'entraînement pour faire face à des situations difficiles.

Placée pour l'offensive terrestre sous le contrôle opérationnel du 18ème Corps américain qui l'avait considérablement renforcée, la division s'est remarquablement bien comportée. Toutes les opérations ont été commandées avec la plus grande maîtrise, permettant d'exploiter notre supériorité technologique globale et annihilant toute capacité de réaction de l'ennemi.

Pour nous, logisticiens, cette man_uvre fut délicate, tendue, difficile, mais sans problème notable. Finalement, elle a conduit à une mission accomplie. A l'issue de l'action, j'ai ressenti une très vive émotion, empreinte de soulagement mais aussi de gratitude et d'admiration envers mes subordonnés, car cela n'avait pas été facile. Il n'en reste pas moins que certains d'entre eux ont peut-être été fragilisés par le sentiment d'avoir manqué de la considération des hautes autorités dont ils avaient cru toujours bénéficier. Ils ont sans doute également subi, plus que d'autres, le stress des épreuves vécues. Je ne serais pas étonné d'apprendre que cela ait pu perturber leur santé.

Quant aux autres facteurs de risques répertoriés par les spécialistes, je me reconnais tout à fait incompétent pour échafauder des théories sur des faits précis. En dehors des sérieux problèmes dus à une nourriture malsaine, au début du séjour, jamais mon médecin de régiment ou mes médecins de groupement « santé » ne m'ont signalé de problèmes exceptionnels. Je ne peux là qu'éventuellement vous livrer mon sentiment personnel sur les hypothèses qui retiennent plus particulièrement l'attention, c'est-à-dire l'uranium appauvri, la Pyridostigmine ou le danger chimique.

En ce qui concerne le cas du brigadier-chef Vandomme, ancien mécanicien de l'arme du train, servant sous mes ordres à l'époque, je lui accorde toute ma sympathie. Je ne pense pas qu'il cherche à tromper qui que ce soit et je le crois de bonne foi lorsqu'il affirme être malade. Je n'ai certes qu'une connaissance partielle et indirecte, par le biais du réseau des amicales et de ses deux entretiens donnés à la presse locale, de ses dires et de ses écrits.

Il semblerait qu'à partir de détails véridiques, il échafaude des interprétations erronées. Elles en deviennent irréalistes et absolument incroyables. Je laisse bien sûr tout à fait en dehors de mon propos ses opinions de citoyen sur le Gouvernement et la politique de la France, mais elles apparaissent si clairement dans ce qu'il dit qu'on ne peut les ignorer et qu'on en arrive au constat que, conjuguées avec ses inquiétudes sur le moment et plus vraisemblablement encore, après le conflit, avec les effets de sa maladie, elles l'entraînent à dériver quelque peu à l'écart des réalités.

Je distingue donc radicalement deux considérations : d'une part, il est malade, il souffre de se sentir abandonné à son sort et pense avoir mérité d'être mieux traité. A cet égard, je ne peux que souhaiter, pour lui comme pour d'autres, que des services compétents lui viennent en aide. D'autre part, il tente d'attirer l'attention en racontant des histoires ambiguës et, pour ce que j'en sais, des invraisemblances.

Je me suis présenté, devant cette mission d'information, pour exposer ce que j'ai vécu. Je ne peux garantir que mes souvenirs vieux de dix ans, soient à même d'apporter tous les détails, mais pour l'essentiel, une telle expérience ne s'oublie pas. Je suis donc prêt à répondre à vos questions.

M. Claude Lanfranca, co-rapporteur : Mon Colonel, n'y voyez aucune ironie ou agression vis-à-vis de la personne qui vous a précédé, mais je souhaiterais que vous me rassuriez sur le fait que l'armée française n'était pas en déshérence comme en cours de retraites napoléoniennes, ni obligée de faire des trous pour dormir dans le sable ou du troc avec les Américains pour se nourrir ! Je préfère ne pas m'étendre sur ces points et les mettre sur le compte d'un état de santé défaillant.

En revanche, j'ai relevé un événement qui a été mentionné à plusieurs reprises, au cours de diverses auditions, à savoir l'enfouissement de matériels. Quelle en est la raison ?

Colonel Jacques Dampierre : Je peux en effet vous parler de cette question qui suscite aujourd'hui encore quelques commentaires ; il est vrai qu'il y avait là quelques aspects qui pouvaient choquer un peu.

Dans la nuit du 16 au 17 janvier, nous ne savions pas ce que nous allions faire. Peut-être le Général le savait-il - encore que je n'en sois pas certain - mais il était tenu au secret. Nous attendions que le Président de la République déclare l'engagement des forces françaises aux côtés des alliés. Il y avait donc un peu de nervosité dans l'air. Tout le monde écoutait Radio France International (RFI) pour savoir ce qui allait se passer. Certains s'énervaient en se demandant ce qu'ils faisaient là à rester sur place alors que les hostilités étaient ouvertes et que notre position était repérée depuis des semaines. A cette ambiance tendue, s'ajoutaient les alertes chimiques à répétition.

Dans la journée, nous avions fait des alertes avec desserrement, mais la nuit venue, nous ne pouvions plus desserrer en raison des blindés américains de la 1ère division de cavalerie qui, tous feux éteints, fonçaient à travers nos bivouacs partiellement déployés. Tout mouvement de notre part pouvait s'avérer très dangereux.

A 3 heures du matin, nous avons reçu des ordres. Je me souviens de l'heure car l'officier de liaison américain - un pilote rattaché à la division Daguet - nous a invités à écouter passer au-dessus de nos têtes les missiles de croisière qui fonçaient sur l'Irak. Ces ordres nous ont été donnés très rapidement car nous étions encore en situation d'alerte chimique et qu'il est difficile de communiquer avec un « groin » sur le nez - nous n'avions pas d'équipements spéciaux permettant de bien nous entendre

Comme nous avions reçu une brassée de cartes, je suis rentré à mon PC où j'avais convoqué mes chefs d'éléments. J'ai rapidement préparé mes ordres puis j'ai articulé mes éléments en plusieurs détachements afin d'être fins prêts, le cas échéant, à recevoir des ordres, à être en mesure de s'occuper des blessés, à distribuer des munitions, etc. En effet, nous étions tous persuadés que le contact avec les Irakiens aurait lieu au plus tard dans les 48 heures. Par conséquent, dans notre esprit, les régiments qui partaient allaient au contact et nous partions derrière eux pour les soutenir.

Dans ce départ précipité, les régiments ont laissé leurs bivouacs sans avoir eu le temps d'y mettre bon ordre. Installés depuis des semaines dans des conditions précaires, nous avions accumulé parpaings, tôles, bâches, tentes de bédouins. Beaucoup de ces matériels avaient été maltraités lors des tempêtes de sable et n'étaient donc pas en bon état.

Pour ma part, après avoir donné mes ordres, je suis allé dormir une heure ou deux. Puis on est venu me chercher pour me montrer le « capharnaüm » assez épouvantable que m'avaient laissé les PC à ramasser. En raison d'une urgence opérationnelle, les deux PC de la division avaient été envoyés le long de la frontière. Ils n'avaient pas eu le temps de démonter leurs bivouacs. En allant inspecter de plus près, j'ai d'ailleurs constaté que des soldats avaient fouillé dans les sacs à paquetage qui avaient été abandonnés. J'ai donc fait garder les bivouacs, le temps de rassembler des personnels pour s'en occuper.

L'affaire a été réglée dans la journée. J'ai fait récupérer les conteneurs qui étaient la seule disposition préparatoire que nous avions prise. En effet, nous avions prédisposé des conteneurs de 20 pieds dans les régiments pour qu'ils puissent se débarrasser des affaires qu'ils ne voulaient pas emmener en opération.

Pour ce qui est des PC de la division, j'ai fait remplir les conteneurs qui étaient au nombre de cinq, me semble-t-il, puis brûler les bâches, morceaux de bois et autres qui traînaient et qui ont été enfouis dans le trou qu'avait creusé la division pour mettre à l'abri l'un de ces PC. Pour ramener les conteneurs à la Cité du Roi Khaled, j'ai envoyé l'un de mes adjoints administratifs, le Capitaine Marzolf, chercher une quinzaine de camions chez mon camarade Leguen, du groupement de soutien logistique.

En cours de route, nous avons connu deux incidents mineurs mais que je souhaite raconter pour éluder les diverses interprétations apocalyptiques que l'on a pu entendre à ce sujet. Nous avons doublé un véhicule de transport logistique avec remorque - VTLR - dont le chargement d'obus avait versé. Quelques obus étaient tombés à terre. Le conducteur attendait en queue de colonne les éléments de manutention pour réparer le camion afin de repartir. Puis, à 150 kilomètres de notre point d'arrivée, j'ai donné l'ordre d'abandonner une cuisine roulante d'un ancien modèle qui avait cassé son essieu, et de la pousser dans le fossé car elle ne pouvait plus rouler. Ce sont les seuls incidents auxquels nous avons été confrontés en cours de route.

A mon retour à la division, j'ai rendu compte au Général-adjoint, le Général Lesquer, de l'état des bivouacs que nous avions abandonnés et que, si les conditions le permettaient, il conviendrait de renvoyer des personnels pour y mettre de l'ordre. Comme l'offensive ne s'est pas produite à ce moment-là, des personnels de mon régiment, sous les ordres d'un lieutenant de circulation, sont repartis avec des éléments du Génie. Le Général Lesquer a lui-même survolé le site en hélicoptère pour s'assurer que les choses étaient en ordre. Puis il a rappelé des engins du Génie en complément pour effectuer un merlonnage autour des matériels que nous avions stockés à la Cité du Roi Khaled. Satisfait de ce qu'il avait vu, il est rentré au PC.

C'est ainsi que l'affaire a été réglée. Aucun matériel opérationnel ou équipement en bon état n'a été enfoui. Au contraire, tout a été récupéré. Le seul élément qui aurait pu choquer était l'état déplorable dans lequel les bivouacs avaient été abandonnés, car nous avions toujours inculqué à nos soldats, à l'instruction qu'il convenait de quitter un bivouac en bon ordre. Mais ce sont les circonstances exceptionnelles qui ont fait que ce ne fut pas le cas.

Il a aussi été évoqué l'abandon de groupes électrogènes. En fait, nous avions acheté sur place des groupes électrogènes car, malgré les précautions prises, ils « claquaient » à une vitesse épouvantable à cause des vents de sable. L'entretien de ces groupes, qui était effectué par des petits ateliers comme celui où servait le brigadier-chef Vandomme, était la bête noire des équipes de mécaniciens car cet entretien se faisait entre minuit et 5 heures du matin. Seuls quelques groupes électrogènes étaient alors laissés en fonction de marche pour les PC, les autres étant éteints. Effectuer un tel entretien, la nuit, n'était pas tâche aisée pour les mécaniciens.

Nous disposions de quelques crédits qui nous permettaient d'acheter des groupes électrogènes, notamment japonais, dans le commerce local, afin de compléter nos groupes réglementaires. Le renouvellement du matériel se faisait lentement car il nous fallait attendre que les avions soient disponibles. Quand nous nous débarrassions de ces groupes, certes ils semblaient encore neufs, mais en fait ils ne fonctionnaient plus. Je suis formel sur ce point, nous n'avons abandonné aucun matériel en bon état !

M. Claude Lanfranca, co-rapporteur : Avez-vous enterré des produits toxiques en même temps que les matériels ?

Colonel Jacques Dampierre : Non, il n'y avait aucun produit toxique à ce moment-là. Certes nous avions eu des alertes chimiques, mais nous sommes restés sur ses sites et il n'y a eu aucune contamination. J'y ai moi-même passé la journée et un petit détachement postcurseur y est resté la nuit ; cela sans aucun problème. Néanmoins pour pouvoir prendre des dispositions le cas échéant - car il était isolé -, ce détachement avait gardé avec lui un appareil de détection. Mais, je le répète, il n'y a eu aucun problème.

Mme Michèle Rivasi, co-rapporteure : Vous ne saviez pas ce qu'il fallait faire. A quelle date avez-vous quitté les lieux de bivouac ?

Colonel Jacques Dampierre : Il me semble que c'est au cours de la nuit du 16 au 17 janvier. Si mes souvenirs sont bons, la division Daguet est partie au début du jour, le 17 janvier. Pour ma part, je suis parti le 17 janvier au soir. Mon dernier élément, le Capitaine Marzolf, est parti le 18 janvier au matin. Nous sommes ensuite revenus ultérieurement sur le site, mais je ne peux pas vous donner exactement les dates. Cela a duré cinq ou six jours.

Mme Michèle Rivasi, co-rapporteure : S'agissant des alertes chimiques, les Detalac ont fonctionné et enregistré, certains jours, des détections chimiques, notamment les 20 et 21 janvier. Avez-vous le sentiment, avec l'équipement dont disposaient vos soldats, que certains d'entre eux auraient pu respirer des gaz neuro-toxiques même à faibles doses ?

Colonel Jacques Dampierre : Parmi tous les facteurs de risques, il me semble que c'est le problème qu'il convient de considérer avec le plus de sérieux car des faits objectifs sont à la base de cette interrogation. Par ailleurs, il subsiste, dans l'esprit de nombreux anciens soldats de la division Daguet, un doute quant à ce risque chimique.

La grande majorité des alertes auxquelles nous étions soumis étaient des alertes techniques. Les moyens de surveillance du champ de bataille repéraient un moteur de fusée en train de chauffer : dès identification de la trajectoire, vers Riyadh ou Israël, la fin de l'alerte était annoncée ; puis une nouvelle alerte pouvait être enclenchée pour les mêmes motifs et ainsi de suite. Les alertes se renouvelaient sans cesse. Mais entre la fin janvier et la première semaine de février, nous avons effectivement enregistré des détections positives. Même si cela n'était pas confirmé par les moyens de surveillance considérables du champ de bataille, on ne peut s'empêcher de penser à l'éventualité d'un danger résiduel éventuellement porté par le vent, à partir vraisemblablement de bombardements des dépôts de munitions irakiens lointains.

Dernièrement, une émission de télévision a évoqué une attaque réelle. N'ayant cependant pas eu l'occasion de voir cette émission, je ne sais où et quand cette attaque aurait eu lieu. Mais à l'endroit où j'étais appelé à exercer mes fonctions, je peux me porter garant de la qualification et de la vigilance de mes personnels et affirmer que nous n'avons fait l'objet d'aucune attaque chimique ennemie.

Pour revenir aux détections positives, mon régiment et d'autres unités en ont enregistré un certain nombre. Il faut savoir que le Detalac est un appareil très sensible. Par exemple lorsque je me suis trouvé à « Olive », c'est-à-dire au-dessus de Rhafa, la deuxième position, j'avais pour voisins des artilleurs américains de la 82ème Air Borne : ces artilleurs, qui étaient équipés de véhicules Fox avec des moyens chimiques performants, n'étaient pas en alerte quand nous, nous y étions. Nos appareils étaient donc indéniablement plus sensibles que les leurs. Nous avons également appris, lors des exercices, que les Detalac donnent parfois des alertes erronées, notamment dans l'humidité de l'aube.

Pour ma part, je me suis trouvé près des détecteurs au moment où ils clignotaient. Je suis néanmoins encore là et en bonne santé. Chaque détection fugitive donnait immédiatement lieu à une alerte ; tout le réseau divisionnaire recherchait alors la trace de la détection, puis recommençait les procédures ; jamais ces alertes n'ont été confirmées. Il n'est pas impossible que quelques molécules aient été présentes, mais nous n'avons jamais eu confirmation de détections positives à la deuxième prise de mesures. Pour le reste de la division, je n'ai pas entendu parler de telles confirmations des détections.

Mme Michèle Rivasi, co-rapporteure : Lorsque, en février, il y a eu des détections positives, où vous trouviez-vous alors ?

Colonel Jacques Dampierre : J'étais avec le gros de la division, au nord de Rhafa, à proximité de la frontière irakienne.

Mme Michèle Rivasi, co-rapporteure : Lors de la destruction du dépôt de Khamisiyah en mars 1991, il y a eu un nuage car dans l'un des documents qui nous ont été transmis, il est indiqué : « Les vents dominants dans la région rendent concevable le transport de produits toxiques à plusieurs centaines de kilomètres. »

Colonel Jacques Dampierre : Nous étions alors près d'As Salman, en Irak. Lorsque nous nous sommes repliés en mars, je ne sais plus exactement à quelle date, je n'ai pas eu connaissance de tels problèmes. Un jour, une grosse fumée a provoqué quelques frayeurs, mais il ne s'agissait que d'émanations de vieux bidons d'huile que notre régiment de génie avait fait sauter. En tout cas, ces fumées n'étaient pas toxiques.

Mme Michèle Rivasi, co-rapporteure : Saviez-vous que les Américains utilisaient de l'uranium appauvri ?

Colonel Jacques Dampierre : Nous n'en avions alors aucune idée, pas plus que les soldats américains. Ce sujet n'a jamais été évoqué à ce moment-là.

Mme Michèle Rivasi, co-rapporteure : Lorsque les chars irakiens étaient bombardés avec des obus à uranium appauvri, le choc devait être impressionnant. Ne vous êtes-vous pas demandé comment ces obus pouvaient faire de tels trous dans ces chars irakiens ?

Colonel Jacques Dampierre : Je ne me suis jamais posé cette question. Quel que soit le type de munitions, comme les obus à charge creuse que nous avions sur nos AMX-30, quand un char rempli de carburant et de munitions explose, cela provoque forcément des dégâts ; il est difficile de déterminer le trou par lequel le dégât a commencé à s'introduire dans le char.

J'ai eu l'occasion de voir des chars qui avaient été attaqués par les hélicoptères ou les A10 américains - il y en avait quelques uns dans notre secteur -, mais je n'ai jamais pensé à l'uranium appauvri. Personnellement - sans doute ma culture technologique n'était-elle pas suffisamment actualisée -, je supposais que les flèches étaient en titane. J'ai appris par la suite qu'elles étaient en uranium appauvri. A l'époque, nous n'avions aucune information à ce sujet.

M. Jean-Louis Bernard : En parlant de vos hommes, au début de votre propos, vous employez les termes suivants : « fatigue », « inquiétude du fait des alertes chimiques à répétition » et « stress ». A la suite de ces alertes, certains de vos hommes ont-ils consulté des médecins ou même nécessité une hospitalisation pour des troubles psychiques ou psychologiques ?

Colonel Jacques Dampierre : Certains hommes dans la division ont en effet eu recours aux services des médecins, mais pour ma part, je ne me souviens pas avoir rencontré de tels problèmes dans mon environnement immédiat. Curieusement, le régiment a bien tenu le choc à cet égard.

Dans le corps expéditionnaire, si certains militaires de tous grades ont eu une réaction immédiate et ont dû passer huit jours à l'hôpital sous perfusion pour s'en remettre, d'autres ont dû avoir une réaction plus différée. Néanmoins, dans le régiment, nous n'avons rencontré aucun problème majeur de ce type. Notre instruction ayant beaucoup porté sur ce point, cela nous a peut-être permis d'améliorer la situation.

Dans la Force d'action rapide (FAR), on ne croyait pas beaucoup au danger chimique car ce n'était pas dans les perspectives d'engagement de ce type de troupes. Néanmoins, le fait d'avoir porté un effort, au cours des années précédentes, sur ce point, notamment dans mon régiment où le sujet a fréquemment été évoqué, a certainement aidé à mieux supporter le stress. Toutefois ceux qui sont arrivés en janvier ont été « cueillis à froid » et peut-être ont-ils été plus marqués que les autres. Cependant aucun des personnels sous mon autorité n'a craqué, n'a subi de crise de nerfs, ni même paniqué.

M. Charles Cova, Vice-président : Mon Colonel, votre régiment comportait un certain nombre de personnes qui venaient d'un peu partout en France, sans avoir suivi cette instruction. Ne serait-ce pas plutôt cette population qui aurait rencontré le plus de difficultés ?

Colonel Jacques Dampierre : Avec mon régiment composé d'environ 83 formations différentes, je n'ai très sincèrement rencontré aucun problème de commandement. Cela s'est remarquablement bien passé. J'ai été rempli d'admiration pour la qualité des troupes qui m'ont été affectées. Elles venaient de divers corps : hussards, dragons, cuirassiers, parachutistes, coloniaux, etc.

Toutefois, même si cela fonctionnait bien, il est évident que pour certains la situation n'était pas idéale. Je pense, notamment, au brigadier-chef Vandomme qui était employé dans un petit atelier comportant des effectifs très insuffisants, soit trois sous-officiers et quatre hommes.

Lorsque le Général Mouscardès a estimé que des renforts étaient nécessaires, il a obtenu quatorze personnes, soit quatre sous-officiers et dix mécaniciens parmi lesquels le brigadier-chef Vandomme. Il est arrivé dans les derniers et s'est alors retrouvé dans un milieu totalement inconnu, coupés de ses camarades stationnés à deux ou trois kilomètres dans la zone des ravitaillements. Il n'était certes pas le seul dans ce cas, mais cette situation est toujours préjudiciable. Un environnement familier dans les épreuves - chef et camarades - favorise l'équilibre, la solidité et l'épanouissement.

Malheureusement, nous ne pouvions pas toujours tenir compte de ce souci du facteur humain dans notre organisation, tout en sachant que nos mécaniciens, conducteurs et autres servants, n'avaient pas forcément la trempe des commandos appartenant aux forces spéciales.

M. Charles Cova, Vice-président : Savez-vous pourquoi le Général Mouscardès a été rapatrié sanitaire ?

Colonel Jacques Dampierre : Je n'en connais pas les raisons exactes. Il a évoqué une vieille blessure de la guerre d'Algérie, qui lui posait problème. Cela étant, il ne dormait plus ; il avait des rhumes à répétition ; il paraissait épuisé. C'est, peut-être, ce qui a contribué à réveiller ses douleurs.

Mme Michèle Rivasi, co-rapporteure : Que préconiseriez-vous au ministère de la Défense sur le matériel indispensable par rapport à des opérations comme l'opération Daguet ? En effet, nous avons entendu plusieurs témoignages de soldats mentionnant la mauvaise adaptation des tenues ou la vétusté des masques. Par rapport à votre expérience, estimez-vous qu'il faudrait un équipement plus performant ?

Colonel Jacques Dampierre : Nos matériels étaient généralement bons. Certes nous avons connu quelques problèmes notamment avec des ambulances qui ne supportaient pas le sable et que nous avons dû remplacer. Mais pour le reste, nos matériels étaient de très bonne qualité. Les véhicules de transport logistique ont, pour la plupart, très bien roulé.

M. Claude Lanfranca, co-rapporteur : Mon Colonel, qu'en était-il du matériel de protection ?

Colonel Jacques Dampierre : La protection « NBC » n'était pas très confortable car nous n'avions pas de matériel prévu pour temps chaud, même si nous avons reçu, tout à la fin, quelques combinaisons plus adaptées. Cela vient du fait, comme pour d'autres aspects, que la politique de défense de l'époque n'avait pas envisagé l'hypothèse d'une guerre chimique dans le désert. Par conséquent, nos collections, au Commissariat de l'armée de Terre, comportaient très peu de stocks de ces équipements. Mais nous n'avons pas souffert de la qualité des matériels.

Nous avons rencontré des problèmes du fait que nous n'avions jamais un équipement disponible qui corresponde exactement au nombre des effectifs. Comme il y avait un freinage important sur la constitution de la force, au plan des effectifs, nous ne pouvions commander des matériels pour plus d'effectifs que nous n'en avions. Par exemple, s'agissant des gilets pare-éclats, j'en commandais un certain nombre, puis entre-temps les effectifs augmentaient, et je devais en commander de nouveaux. J'étais donc confronté à de petites tracasseries de ce genre.

De même, au niveau des tenues, quand on demande au Commissariat d'équiper 1 000 hommes, il envoie une collection qui comprend des petites, des moyennes et des grandes tailles. Or les stocks avaient été constitués sur la base de statistiques relatives aux appelés, lesquels n'ont pas la même morphologie que les engagés. On manquait donc toujours d'un certain nombre de tailles, alors qu'une partie de la collection n'était d'aucune utilité. Tous ces problèmes ont été constatés sur le terrain car ils n'étaient pas prévisibles.

Quant à formuler des suggestions au ministère de la Défense, je m'en garderai bien car, même après réflexion, il s'avère qu'à chaque fois, les problèmes sont nouveaux. Nous n'avons jamais eu à affronter le problème auquel nous nous étions préparés.

M. Bernard Cazeneuve, Président : Dans les documents qui nous ont été transmis par le ministère de la Défense, il est fait état à plusieurs reprises de matériels insatisfaisants, voire défectueux, en matière de protection « NBC ». Ces appréciations sont portées, non pas par ceux qui étaient en charge du commandement opérationnel des troupes, mais par des membres du Service de santé des Armées.

Cela m'amène à vous poser deux questions sur ce point. Aviez-vous des relations régulières avec le Service de santé des Armées concernant l'efficacité des protections « NBC » dont bénéficiaient les militaires ? Par ailleurs, avez-vous constaté très concrètement, dans l'exercice de vos fonctions, dans le cadre des opérations, qu'un certain nombre de matériels défectueux avaient été mis à disposition des militaires français ?

Colonel Jacques Dampierre : Je ne sais pas ce dont il est question. Je ne me souviens pas avoir été confronté à un tel problème.

Mme Michèle Rivasi, co-rapporteure : En tant que chef de corps, est-ce vous qui avez donné l'instruction de distribuer des plaquettes de Pyridostigmine et quand ?

Colonel Jacques Dampierre : Nous avons distribué ces plaquettes a priori car, dans la logistique, les hommes sont souvent isolés ou par petits détachements. Il était donc hors de question de faire une distribution au dernier moment. Ils avaient sur eux une plaquette de Pyridostigmine avec les consignes : à prendre sur ordre, à renouveler toutes les huit heures, etc.

Quant à la date de cette distribution, je ne m'en souviens pas. En revanche, je me souviens très bien d'une mise au point au cours de laquelle on nous a rappelé qu'il n'était pas nécessaire de prendre de la Pyridostigmine à l'occasion des alertes car c'était un médicament préventif qu'on ne prendrait que sur ordre.

L'ordre en a été donné le 24 février, au moment de partir. C'est très clair.

Il a pu y avoir quelques anomalies. Il est difficile d'en vouloir à un homme isolé, face à un danger supposé, de prendre quelques cachets de sa propre initiative. Si cela s'est produit, cela reste anecdotique, car les plaquettes de Pyridostigmine n'étant pas distribuées comme les bouteilles d'eau, nous aurions constaté une anomalie dans la distribution.

Il me semble que cela peut expliquer les inquiétudes de certains qui en ont pris un peu plus. Dans la mesure où ils sont malades, ils incriminent les comprimés de Pyridostigmine qu'ils ont pris. Mais à mon avis, cet antidote n'était pas de nature à rendre malade.

Mme Michèle Rivasi, co-rapporteure : Avez-vous donné du « Virgyl » ?

Colonel Jacques Dampierre : Nous en avions, mais pour ma part, je n'en ai jamais pris. Je ne sais pas si ce médicament a été beaucoup utilisé, car il était à la disposition des gens « au cas où », pour tenir le coup.

Mme Michèle Rivasi, co-rapporteure : Aucun ordre de prise de cette substance n'était nécessaire ?

Colonel Jacques Dampierre : Non.

M. Bernard Cazeneuve, Président : Le « Virgyl » était à disposition des soldats et administré sans ordre. Cela ne signifie tout de même pas que l'on pouvait aller dans la pharmacie prendre du Modafinil. Quelles étaient les conditions concrètes de prise du Modafinil pour vos soldats ?

Colonel Jacques Dampierre : Quand les soldats étaient épuisés et devant la nécessité absolue de tenir pour terminer un travail, nous leur disions qu'ils pouvaient prendre un cachet.

Mais je pense que cela a été très peu utilisé. En effet, les soldats savent que l'action militaire est une succession de périodes intenses et de périodes d'attente, pour que le dispositif soit réaligné et que les appuis soient en place. Les soldats en profitent alors pour dormir une heure ou deux et ne veulent pas en être empêchés à ce moment-là par la prise d'un médicament. C'est ainsi qu'ils récupèrent sur la durée de l'action.

Je ne sais pas si certains soldats ont pris du « Virgyl ». En ce qui me concerne, ainsi que les hommes sous ma responsabilité, nous n'y avons pas eu recours, quand bien même nous étions mobilisés 24 heures d'affilée.

M. André Vauchez : Mon Colonel, on comprend mieux les explications du brigadier-chef Vandomme sur les conditions de son envoi puis de son arrivée en Arabie Saoudite.

Vous avez dit qu'il avait été rappelé en renfort. Lorsque je lui ai demandé si, aujourd'hui, il estimait que son passage avait été utile, sa réponse a été négative. Certains soldats, dans le régiment que vous avez commandé, pourraient-ils avoir le même sentiment et pourquoi ?

Colonel Jacques Dampierre : Cela peut être le cas pour ceux qui sont arrivés au cours du mois de janvier. Nous avions eu une période d'activité intense au début de notre déploiement avec l'entraînement, la reconnaissance, l'installation, notamment. Puis quand nous nous sommes trouvés sur la nouvelle zone de déploiement près de la frontière où nous étions persuadés que les opérations allaient débuter d'un jour à l'autre, nous avons attendu. Brusquement plus rien ne se passait. Nous, logisticiens, qui n'attendons pas les combats pour travailler car les approvisionnements doivent être faits et les malades transportés, nous sommes restés sur place, pendant un mois, à attendre de jour en jour l'ordre : « en avant » !

Par conséquent, ceux qui n'avaient pas vécu la première période se sont demandés pourquoi on les avait amenés en renfort alors que la division ne bougeait plus. Ensuite la campagne a été intense mais très courte, sans dégâts ni pertes importantes. Je comprends donc très bien que certains aient pu considérer que leur engagement n'était pas absolument nécessaire.

M. Bernard Cazeneuve, Président : Mon Colonel, je vous remercie pour toutes les précisions que vous nous avez apportées.

N°3055 - RAPPORT D'INFORMATION - COMMISSION DE LA DÉFENSE -Engagement des militaires français - Guerre du Golfe - Balkans : risques sanitaires spécifiques -M.Bernard CAZENEUVE, Mme Michèle RIVASI, M.Claude LANFRANCA - AUDITIONS - 2eme Partie