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N° 3106

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ASSEMBLÉE NATIONALE

CONSTITUTION DU 4 OCTOBRE 1958

ONZIÈME LÉGISLATURE

Enregistré à la Présidence de l'Assemblée nationale le 5 juin 2001.

RAPPORT D'INFORMATION

DÉPOSÉ

en application de l'article 145 du Règlement

PAR LA COMMISSION DE LA DÉFENSE NATIONALE ET DES FORCES ARMÉES (1),
sur le colloque international
« pour défendre la paix, réformer l'ONU »
tenu à Paris les 31 janvier et 1er février 2001

et présenté par

M. Paul QUILÈS

Député.

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(1) La composition de cette commission figure au verso de la présente page.

Défense.

La commission de la défense nationale et des forces armées est composée de :

M. Paul Quilès, président ; M. Didier Boulaud, M. Jean-Claude Sandrier, M. Michel Voisin, vice-présidents ; M. Robert Gaïa, M. Pierre Lellouche, Mme Martine Lignières-Cassou, secrétaires ; M. Jean-Marc Ayrault, M. Jacques Baumel, M. Jean-Louis Bernard, M. André Berthol, M. Jean-Yves Besselat, M. Bernard Birsinger, M. Jacques Blanc, M. Loïc Bouvard, M. Jean-Pierre Braine, M. Philippe Briand, M. Jean Briane, M. Marcel Cabiddu, M. Antoine Carré, M. Bernard Cazeneuve, M. Guy-Michel Chauveau, M. Alain Clary, M. François Cornut-Gentille, M. Charles Cova, M. Michel Dasseux, M. Jean-Louis Debré, M. François Deluga, M. Claude Desbons, M. Philippe Douste-Blazy, M. Jean-Pierre Dupont, M. Christian Franqueville, M. Pierre Frogier, M. Yves Fromion, M. Yann Galut, M. René Galy-Dejean, M. Roland Garrigues, M. Henri de Gastines, M. Bernard Grasset, M. Jacques Heuclin, M. Élie Hoarau, M. François Hollande, M. Jean-Noël Kerdraon, M. François Lamy, M. Claude Lanfranca, M. Jean-Yves Le Drian, M. Georges Lemoine, M. François Liberti, M. Jean-Pierre Marché, M. Franck Marlin, M. Jean Marsaudon, M. Christian Martin, M. Guy Menut, M. Gilbert Meyer, M. Michel Meylan, M. Jean Michel, M. Charles Miossec, M. Alain Moyne-Bressand, M. Arthur Paecht, M. Jean-Claude Perez, M. Robert Poujade, Mme Michèle Rivasi, M. Michel Sainte-Marie, M. Bernard Seux, M. Guy Teissier, M. André Vauchez, M. Émile Vernaudon, M. Jean-Claude Viollet, M. Aloyse Warhouver, M. Pierre-André Wiltzer.

INTRODUCTION 5

PREMIERE TABLE RONDE : Les nouveaux visages de la guerre
(Mercredi 31 janvier 2001)
7

M. Raymond Forni, Président de l'Assemblée Nationale 7

M. Paul Quilès, Président de la Commission de la Défense nationale et des Forces armées 11

M. Yves Lacoste, géographe 14

M. Jean-Marie Guéhenno, Secrétaire général adjoint des Nations Unies 15

M. Jakob Kellenberger, Président du Comité international de la Croix-Rouge 19

M. Bernard Kouchner, ancien Représentant spécial du Secrétaire général des Nations Unies 21

M. David Malone, Président de l'International Peace Academy 25

M. Koïchiro Matsuura, Directeur général de l'Organisation des Nations Unies pour l'éducation, la science et la culture - UNESCO 28

Débat 31

M. Alain Richard, Ministre de la Défense 35

Débat 38

DEUXIEME TABLE RONDE : La communauté internationale face aux crises (Mercredi 31 janvier 2001) 55

M. Dominique Bromberger, éditorialiste 55

M. Boutros Boutros-Ghali, Secrétaire général de l'Organisation internationale de la francophonie 56

M. Carl Bildt, envoyé spécial du Secrétaire général des Nations Unies pour les Balkans 59

M. Martti Ahtisaari, ancien Président de la République de Finlande 62

Débat 66

M. Hubert Védrine, Ministre des Affaires étrangères 66

M. Zbigniew Brzezinski, Conseiller du Center for Strategic International Studies 72

M. Jasjit Singh, Directeur de l'Institute for Defence Studies and Analyses 76

M. Evgeny Primakov, ancien Premier ministre de la Fédération de Russie 79

Débat 82

TROISIEME TABLE RONDE : Quelles réformes pour l'ONU ?
(Jeudi 1er février 2001)
91

M. François Loncle, Président de la Commission des Affaires étrangères 91

M. Pierre-Luc Séguillon, éditorialiste 93

M. Jacques Delors, ancien Président de la Commission européenne 93

M. Lakhdar Brahimi, Président du groupe d'étude des Nations Unies sur les opérations de paix 96

M. Mikhaïl Gorbatchev, ancien Président de l'URSS 99

M. Bernard Miyet, ancien Secrétaire général adjoint des Nations Unies 102

M. Ahmedou Ould-Abdallah, Secrétaire exécutif de la coalition mondiale pour l'Afrique 107

M. Salim Ahmed Salim, Secrétaire général de l'Organisation de l'unité africaine 110

M. Victor Tchernomyrdine, ancien Premier ministre de la Fédération de Russie 113

Débat 115

M. Paul Quilès, Président de la Commission de la Défense nationale et des Forces armées 119

M. Jean-Marie Guéhenno, Secrétaire général adjoint des Nations Unies 123

Mesdames, Messieurs,

Le présent colloque organisé par la Commission de la Défense nationale et des Forces armées et la Commission des Affaires étrangères sous le haut patronage de M. Raymond Forni, Président de l'Assemblée nationale, s'est tenu à Paris les 31 janvier et 1er février 2001.

Il s'inscrit dans le prolongement d'une réflexion entreprise par la Commission de la Défense sur les crises et conflits. Cette réflexion est apparue indispensable à la Commission étant donné le poids désormais prédominant de la gestion des crises et du maintien de la paix dans les missions des forces.

La Commission de la Défense s'est ainsi penchée, avec la Commission des Affaires étrangères, sur la tragédie rwandaise. Elle a également porté une grande attention au développement de la crise du Kosovo, depuis les violences de 1998 jusqu'aux frappes alliées et au déploiement des présences internationales, civile et militaire, dans la province.

Dans ces deux cas, elle a pris la mesure des insuffisances des mécanismes internationaux de prévention et de règlement des conflits. Elle a aussi constaté les difficultés de tous ordres que provoquaient les lenteurs, l'inefficacité, voire l'impuissance de l'ONU.

Dans le cas du Rwanda, la carence du Conseil de sécurité, due au refus d'agir de certaines grandes puissances, a laissé le champ libre aux assassins. Dans le cas du Kosovo, en raison de la menace du veto d'autres puissances, il n'a été possible de venir au secours des victimes qu'en s'affranchissant de l'obligation juridique d'un accord exprès du Conseil de sécurité. Ce n'est qu'ultérieurement que l'adoption de la résolution 1244 a marqué le retour à une situation de complète légalité internationale.

Comment mettre le droit international en adéquation avec les nouvelles exigences du maintien de la paix ? Quelles règles, quelles méthodes nouvelles proposer à l'ensemble de la communauté internationale pour combattre, partout où elles se produisent, les violations graves et massives des droits de l'homme ?

Le présent colloque a eu pour but d'apporter quelques éléments de réponses à ces questions fondamentales.

Il a comporté trois séances, respectivement consacrées à l'analyse des conflits, aux réactions de la communauté internationale face aux crises et à la réforme de l'ONU.

Vingt personnalités sont intervenues au cours des débats :

- des titulaires anciens et actuels de hautes fonctions au secrétariat de l'ONU : MM. Boutros Boutros-Ghali, ancien Secrétaire général, Jean-Marie Guéhenno, Secrétaire général adjoint, en charge du Département des opérations de maintien de la paix, Bernard Miyet, son prédécesseur immédiat et Lakhdar Brahimi, Président du Groupe d'étude sur les opérations de paix ;

- des représentants d'autres organisations internationales : MM. Jakob Kellenberger, Président du Comité international de la Croix-Rouge, Koïchiro Matsuura, Directeur général de l'UNESCO, Salim Ahmed Salim, Secrétaire général de l'Organisation de l'Unité africaine ;

- des personnalités ayant exercé des responsabilités de premier plan dans la vie internationale : MM. Jacques Delors, ancien Président de la Commission européenne, et Mikhaïl Gorbatchev, ancien Président de l'URSS ;

- d'autres personnalités ayant apporté une contribution éminente à la paix : MM. Martti Ahtisaari, ancien Président de Finlande, Evgeny Primakov et Viktor Tchernomyrdine, anciens Premiers ministres de Russie, Carl Bildt, envoyé spécial du Secrétaire général des Nations Unies pour les Balkans et Bernard Kouchner, qui a dirigé la mission des Nations Unies au Kosovo ;

- des auteurs de travaux de référence dans le domaine des relations internationales ou animateurs d'organismes de recherche et de débat sur la paix : MM. David Malone, Zbigniew Brzezinski, Jasjit Singh et Ahmedou Ould-Abdallah ;

- les ministres français des Affaires étrangères et de la Défense.

*

* *

La Commission de la Défense a décidé, au cours de sa réunion du 22 mai 2001, de publier les actes du présent colloque sous forme de rapport d'information, en application de l'article 145 du Règlement.

PREMIERE TABLE RONDE

Mercredi 31 janvier 2001

Les nouveaux visages de la guerre

M. Raymond Forni, Président de l'Assemblée Nationale : Messieurs les Présidents, Messieurs les Ministres, Monsieur le Directeur général de l'Unesco, Monsieur le Secrétaire général de l'Organisation internationale de la francophonie, Mesdames et Messieurs les Parlementaires, Mesdames et Messieurs les Ambassadeurs, Mesdames et Messieurs, chers amis, c'est pour moi un grand plaisir de m'adresser à vous aujourd'hui. Je vous souhaite à toutes et à tous, au nom de l'Assemblée Nationale, la plus chaleureuse bienvenue au Centre de conférences internationales.

Je me félicite, évidemment, de l'initiative conjointe des présidents Quilès et Loncle d'organiser un colloque consacré à la nécessaire réforme de l'Organisation des Nations Unies pour mieux préserver la paix dans le monde.

Je remercie M. le Ministre des Affaires étrangères d'avoir bien voulu accueillir nos débats, signe de complémentarité de notre Assemblée et du quai d'Orsay, de la diplomatie d'Etat et de la diplomatie parlementaire au service de la politique étrangère de la France.

Mesdames et Messieurs, s'adressant à l'Assemblée générale des Nations Unies, le 28 septembre 1983, le Président François Mitterrand déclarait :

« Depuis son origine - et je n'oublie pas que la France fut, à San Francisco, l'un de ses membres fondateurs - l'Organisation des Nations Unies a rempli un rôle essentiel. Quels qu'aient été les résultats de son action elle est restée ce lieu unique où, malgré les déconvenues et l'éternelle tentation de la force, les solutions pacifiques ont été inlassablement recherchées. Par le seul témoignage de cette aspiration et de cette persévérance, elle symbolise ce qu'il y a de meilleur dans la communauté internationale ».

Cet hommage du Président Mitterrand à l'action et au rôle de l'ONU est, en ce début de XXIe siècle, plus que jamais d'actualité. Nous devons en être tous convaincus : l'ONU est irremplaçable. Elle est une construction unique. Elle est universelle, elle a plus d'un demi-siècle, elle est enracinée dans la société internationale.

L'influence qu'exerce l'Organisation des Nations Unies dans le monde n'est pas la conséquence du pouvoir qu'elle détient mais des valeurs qu'elle incarne, du rôle qu'elle joue au service du rapprochement entre les peuples.

Après le désastre de la Seconde guerre mondiale, l'objectif premier des pères fondateurs de l'ONU était de « préserver les générations futures du fléau de la guerre ». La création de l'ONU constitue d'abord et avant tout un projet politique, né d'idéaux élevés et de nobles aspirations.

Cet objectif, reconnaissons-le, n'a été que partiellement rempli. En partie paralysée par des décennies de guerre froide, l'ONU n'a retrouvé une certaine efficacité que depuis une dizaine d'années. A côté d'indéniables succès au Cambodge, au Salvador ou encore au Mozambique, les Nations Unies ont connu des échecs qui ont pour noms Somalie, Rwanda ou Srebrenica.

En ce début de siècle, nous sommes donc confrontés à un paradoxe. D'une part, les Nations Unies sont la seule organisation ayant une légitimité suffisante pour relever avec succès les défis du maintien de la paix dans le monde. Elles incarnent les espoirs et les aspirations de millions de personnes. D'autre part, les citoyens du monde s'impatientent devant les difficultés de 1'ONU à remplir sa mission première de maintien de la paix. On lui reproche de ne pas agir assez vite, de faire trop peu, de négliger certaines régions du monde.

Que peut-on faire, que doit-on faire pour permettre à l'ONU d'exercer pleinement sa responsabilité principale de maintien de la paix et de la sécurité internationales que lui confère la Charte ?

Pour répondre à ces questions essentielles que vous allez examiner au cours de ces deux journées, permettez-moi de proposer brièvement quatre orientations qui me paraissent particulièrement importantes.

Premièrement, l'ONU doit tirer toutes les conséquences des changements intervenus dans la nature des conflits qui sont désormais, pour la plupart, internes aux Etats.

Ces conflits ont, je le rappelle, au cours des dix dernières années, fait plus de cinq millions de morts et ont chassé des dizaines de millions de personnes de chez elles. Les modes et les domaines d'intervention du Conseil de sécurité en sont transformés, de la prévention des conflits à la consolidation de la paix.

Pour prévenir ces conflits internes aux Etats, l'ONU doit d'abord agir sur leurs causes : le sous-développement économique et social, l'absence ou l'insuffisance de démocratie, d'Etat de droit, de respect des droits de l'homme. Par ses diverses institutions spécialisées, l'ONU dispose des outils pertinents à cette fin. Il serait souhaitable de renforcer leurs moyens et de leur fixer des objectifs plus précis. Cette tâche déborde du cadre strict des compétences du Conseil de sécurité, mais celui-ci doit être plus vigilant, intervenir plus tôt, avant qu'une situation de tension ne dégénère.

L'ONU doit, ensuite, s'attaquer à tout ce qui finance et alimente les conflits : l'exploitation illégale des ressources naturelles, le trafic de drogues, l'accumulation et le trafic des armes légères et de petit calibre. Ces armes sont, pour des régions comme l'Afrique, un véritable fléau. Il est urgent d'élaborer un dispositif normatif international pour maîtriser la circulation des armes légères.

La communauté internationale - et les Etats qui la composent - doivent aussi confirmer leur assentiment et leur appui aux missions des tribunaux internationaux chargés de juger les responsables de crimes de guerre et de crimes contre l'humanité. Je sais que cette « ingérence judiciaire » est encore mal acceptée par certains, mais la Déclaration Universelle des Droits de l'Homme a consacré un devoir d'ingérence vis-à-vis de ceux, de tous ceux, qui croient pouvoir opprimer leurs peuples à l'abri de leurs frontières. Les principes fondamentaux de souveraineté nationale et de non-ingérence dans les affaires intérieures des Etats perdent de leur sens quand un dictateur ou un chef de guerre s'est mis de lui-même hors de sa propre Nation.

L'entrée en vigueur, je l'espère dès cette année, du statut de la Cour pénale internationale viendra consacrer en droit international ce devoir d'ingérence.

L'ONU doit, enfin, être attentive à la consolidation durable de la paix. L'action du Conseil de sécurité doit, notamment, être complétée par des mesures de réintégration des combattants démobilisés dans la vie économique pour éviter une résurgence des violences. Il faut donc veiller à l'élaboration de stratégies cohérentes de reconstruction de l'Etat et de l'économie, mises en _uvre par les institutions multilatérales.

Deuxièmement, les Etats membres doivent améliorer les moyens d'action dont dispose le Conseil de sécurité pour la préservation de la paix.

Au cours des années 1990, le Conseil de sécurité a eu recours aux sanctions comme jamais auparavant. L'expérience ainsi accumulée permet d'en faire à l'avenir un meilleur usage : il faut désormais mieux définir les objectifs poursuivis et limiter l'exercice de sanctions à certaines situations exceptionnelles. Ces sanctions doivent avoir une durée limitée, même si elles peuvent être renouvelables. Elles doivent s'efforcer d'affecter surtout les dirigeants et non les populations civiles ou les pays tiers. Leur application doit être plus rigoureuse, sans que cela entraîne pour autant une vague de sanctions secondaires.

Au cours de cette même décennie, la nature et les fonctions des opérations de maintien de la paix se sont considérablement diversifiées. La plupart ont été marquées par de nombreuses difficultés. On peut en tirer trois leçons.

D'abord, les préoccupations budgétaires ne doivent jamais être une contrainte a priori. La paix n'a pas de prix. La situation financière de l'ONU doit être durablement assainie. J'espère que la réforme des deux barèmes, celui du budget ordinaire et celui des opérations de maintien de la paix, adoptée à la fin du mois de décembre par l'Assemblée générale, incitera tous les Etats à régler leurs arriérés.

Ensuite, le Conseil de sécurité doit veiller à une bonne adéquation entre les objectifs poursuivis, le mandat de l'opération et les moyens qui y sont consacrés. Les états-majors désignés pour chaque mission doivent se voir fixer des objectifs précis, et jouir d'une latitude suffisante dans l'utilisation des moyens pour que leurs troupes ne soient pas contraintes à l'impuissance et réduites à la honte devant des destructions massives, des exterminations ou des pillages, comme ce fut trop souvent le cas en Croatie et en Bosnie.

Enfin, les Etats doivent mettre à la disposition des Nations Unies le personnel et le matériel nécessaires en quantité et en qualité. Lorsque ce sont des pays en développement qui fournissent la majorité des troupes, ils doivent bénéficier d'un appui réel et significatif des pays développés, en formation et en équipement.

Pour conclure, sur ce point essentiel, je voudrais rendre hommage au groupe d'experts sur les opérations de maintien de la paix présidé par M. Lakhdar Brahimi, dont je salue la présence parmi nous. Je souhaite vivement que le rapport remis au Secrétaire général de l'ONU, M. Kofi Annan, le 21 août dernier, soit mis en _uvre dans ses principales recommandations afin de permettre à l'Organisation de mieux répondre aux menaces actuelles et à venir. Je félicite le Secrétaire général des premières suites qu'il a déjà données à ce rapport. Mais il faudra sans doute aller plus loin.

Troisièmement, le Conseil de sécurité doit renforcer son partenariat avec les organisations régionales.

Certains progrès ont été faits en ce sens. En témoigne la coopération entre les Nations Unies et l'Alliance Atlantique dans les Balkans ou la CEDEAO en Afrique de l'Ouest. Mais des améliorations sont nécessaires. Une concertation plus étroite et plus précoce est indispensable quand est envisagée, dans un règlement de paix, une opération des Nations Unies ou quand une opération des Nations Unies doit prendre le relais d'une opération multinationale.

Enfin, quatrième et dernière orientation, il faut - c'est indispensable - réformer le Conseil de sécurité.

Pour conserver toute son autorité, le Conseil de sécurité doit mieux refléter tout simplement la réalité du monde. En l963, date de son précédent élargissement, les Nations Unies comptaient 110 membres. Il y en a maintenant 189. De nouvelles puissances sont apparues. C'est pourquoi le gouvernement français, soutenu par la Représentation nationale, est favorable à un élargissement du Conseil dans les deux catégories de membres, permanents et non permanents, ainsi qu'à une meilleure représentation des pays du Sud.

Tels sont, Mesdames et Messieurs, brièvement évoqués les sujets dont vous allez débattre au cours de ce colloque. Il y en aura sans doute d'autres, mais vous comprendrez que je n'aie pas été exhaustif.

Il y a dans la vie des institutions comme dans celle des hommes des moments clés où tout semble possible. En cette symbolique année 2001, l'ONU me paraît être dans une de ces périodes clés.

Au cours de plus d'un demi-siècle d'existence, l'ONU a mis au point une méthode de fonctionnement unique en son genre et développé sa propre culture administrative, qui, malheureusement, n'a pas été, jusqu'à présent, aussi efficace, reconnaissons-le, que celle des meilleures administrations nationales. Or, cette efficacité est de plus en plus indispensable compte tenu de tous les défis qu'elle doit relever.

Il est essentiel que les Etats membres se rendent compte que l'avenir de l'ONU est entre leurs mains. C'est à eux et eux seuls qu'il appartient de donner un sens aux premiers mots de la Charte « Nous, peuples des Nations Unies ».

Mesdames et messieurs, ce que mes collègues députés et moi-même attendons de ce colloque, ce qu'en attendent le Président Loncle et le Président Quilès, c'est qu'il contribue à apporter des réponses à toutes ces questions essentielles sur l'avenir de l'ONU au service de la paix dans le monde. Dans la poursuite de cet objectif indispensable, réformer l'ONU pour mieux préserver la paix, nous ne pouvons pas nous permettre d'être hésitants ni de prendre du retard.

Je vous remercie de votre attention et je vous souhaite à tous et à toutes un bon travail.

(Applaudissements)

M. Paul Quilès, Président de la Commission de la Défense nationale et des Forces armées : Après les paroles d'accueil et d'encouragement que vient de nous adresser le Président Raymond Forni, je suis heureux et honoré de vous présenter la raison d'être et les modalités de fonctionnement de notre colloque.

Je remercie vivement les personnalités qui ont accepté de participer aux trois tables rondes ou d'en être les modérateurs. Mes remerciements vont également à tous ceux qui ont choisi d'assister nombreux au colloque et d'enrichir ses débats par leurs remarques et leurs questions.

L'idée de cette rencontre est née d'un constat qui domine nos travaux parlementaires à la Commission de la Défense comme à la Commission des Affaires étrangères de l'Assemblée Nationale. Le désordre du monde, la triste répétition des conflits armés dans les zones de crise s'étalent sous nos yeux. Mais, quelle que soit la puissance ou la richesse de nos pays, lorsque les conflits ne touchent pas directement nos intérêts nationaux immédiats, nous n'avons encore trouvé ni la force ni la volonté politique d'y porter remède.

Ce constat, l'Assemblée Nationale l'a fait, il y a deux ans, lorsque nous nous sommes penchés sur les enchaînements qui ont débouché sur la tragédie rwandaise. Lorsque le génocide de 1994 a commencé, la communauté internationale n'a pas su assumer ses responsabilités. Le dispositif de maintien de la paix, établi sous l'égide des Nations Unies, s'est révélé impuissant. Le Conseil de sécurité a été paralysé dans les premières semaines. Faute d'autorisation de l'ONU, la France avec d'autres pays, n'a pu intervenir que trop tardivement.

Lorsque nous avons suivi le déroulement de la crise, puis de la guerre du Kosovo, nous avons tout aussi fortement pris conscience des lourdeurs, des lenteurs et de l'inefficacité des procédures légales et légitimes de règlement des conflits.

Une solution conforme au droit a finalement pu être dégagée selon des modalités que le Président Ahtissaari analysera peut-être au cours du colloque.

L'ONU travaille aujourd'hui dans des conditions difficiles, dont pourra témoigner Bernard Kouchner, à reconstruire au Kosovo une société tolérante et des institutions équitables. Mais des obstacles politiques considérables ont dû être surmontés. Une guerre aérienne intensive s'est prolongée pendant de longues semaines et il n'est pas possible aujourd'hui de fixer d'échéance pour le départ de la présence internationale qui s'est installée dans la province.

Ces situations nous sont apparues inacceptables.

Pourtant, de manière paradoxale, les activités des Nations Unies n'ont cessé de se développer au cours des dix dernières années. Les opérations de paix de l'ONU sont de plus en plus nombreuses. Les résolutions du Conseil de sécurité se multiplient.

Cette intensification des efforts diplomatiques et cet appel quasi permanent à l'ONU ne peuvent toutefois masquer 1es faiblesses de l'organisation, qui restent fondamentalement les mêmes que celles qu'a diagnostiquées M. Boutros Boutros-Ghali dans l'Agenda pour la paix de 1992 et son supplément de 1995 : manque de volonté politique de certaines grandes puissances, notamment parmi les membres permanents du Conseil de sécurité, faiblesse des moyens militaires au service des Nations Unies, difficultés des missions de consolidation de la paix.

Nous avons été plusieurs, intellectuels, journalistes, responsables d'ONG, et responsables politiques français de diverses tendances, à proposer, voilà près d'un an, dans une lettre ouverte au Secrétaire général des Nations Unies, M. Kofi Annan, des réformes qui puissent donner à l'ONU les moyens nécessaires à sa crédibilité et à son efficacité.

Des préoccupations similaires ont été exprimées dans de nombreux autres pays. Elles ont reçu une première réponse sous la forme du rapport approfondi, rigoureux et lucide du groupe d'étude présidé par M. Lakhdar Brahimi sur les opérations de paix de l'ONU.

Il reste à mettre en pratique les conclusions de ce rapport. Les gouvernements ont pris des engagements en ce sens. Le Conseil de sécurité a adopté des résolutions qui reprennent de manière très partielle certaines des conclusions du rapport : M. Lakhdar Brahimi nous en dira sans doute plus à ce sujet.

En tout état de cause, il importe aujourd'hui de poursuivre dans la voie tracée par son rapport, alors même que le bilan de l'ONU dans le maintien de la paix apparaît pour le moins mitigé comme le soulignait le Président Raymond Forni. Des revers inquiétants, par exemple, en Sierra Leone et en République démocratique du Congo contrastent avec des succès, comme la résolution de la crise du Timor oriental ou l'apaisement des tensions entre l'Ethiopie et l'Erythrée.

Je forme le v_u que notre colloque contribue à la clarification du débat qui s'ouvre ainsi aujourd'hui sur le maintien de la paix et de la sécurité internationales, dans le respect du rôle principal qui incombe à l'ONU en ce domaine.

C'est donc un pari que nous faisons sur les résultats de notre réflexion et de nos discussions communes et sur notre capacité à être entendus des gouvernements.

Je m'empresse d'ajouter que c'est un pari réaliste, eu égard au nombre, à la compétence et à l'expérience des très nombreuses personnalités qui interviendront et qui participeront à notre colloque. Pourtant, plusieurs personnes invitées aux trois tables rondes n'ont pu se joindre à nous. Je pense par exemple à Mme Mary Robinson, Haut Commissaire des Nations Unies pour les Droits de l'Homme, à Mme Madeleine Albright, ou à Mme Carla del Ponte. Je le regrette non seulement parce qu'elles auraient apporté leur compétence à nos débats mais aussi parce que la composition des tables rondes aurait été moins exclusivement masculine.

Je regrette aussi l'absence de M. Hans Dietrich Genscher qui a dû se rendre aux obsèques d'un ami décédé, et celle, probable, de M. Kofi Annan, en raison - M. Guéhenno vient de me le confirmer - d'un périple complexe qui l'a mené de Davos, en Chine, puis à Stockholm, pour le conduire dans les prochaines heures à New-York. Je veux, en tout cas, le remercier pour les encouragements qu'il m'a prodigués au cours de la préparation de ce colloque.

Parmi les vingt personnalités qui interviendront et qui connaissent dans leur complexité toutes les questions liées aux interventions de l'ONU en faveur de la sécurité internationale, nous entendrons : M. Boutros Boutros-Ghali, ancien Secrétaire général ; M. Lakhdar Brahimi, Président du groupe d'étude sur les opérations de paix de l'ONU ; M. Bernard Miyet qui a occupé le poste de Secrétaire général adjoint, responsable du Département des opérations de maintien de la paix et M. Jean-Marie Guéhenno qui vient de lui succéder.

Nous entendrons également les propositions de Jacques Delors, ancien Président de la Commission européenne, et de Mikhaïl Gorbatchev, ancien Président de l'URSS, sur1'avenir de l'ONU.

Certains intervenants comme Jakob Kellenberger, Président du Comité international de la Croix-Rouge, Koïchiro Matsuura, Directeur général de l'UNESCO, Salim Ahmed Salim, Secrétaire général de l'Organisation de l'Unité africaine, représentent des organisations internationales dont le rôle est essentiel pour le maintien de la paix et l'aide aux populations frappées par la guerre.

D'autres, comme Martti Ahtisaari, ancien Président de Finlande, Evgeny Primakov et Viktor Tchernomyrdine, anciens Premiers Ministres de la Fédération de Russie, Carl Bildt, envoyé spécial du Secrétaire général des Nations Unies pour les Balkans et Bernard Kouchner ont joué un rôle de premier plan dans la résolution des conflits, en particulier pour mettre fin aux tragédies des Balkans.

D'autres encore comme David Malone, Zbigniew Brzezinski, Jasjit Singh, Ahmedou Ould-Abdallah ont su, par leurs travaux et leurs recherches, établir des cadres de référence intellectuelle indispensables à la compréhension des conflits contemporains.

Les ministres français des Affaires étrangères et de la Défense ont bien voulu également éclairer nos travaux en nous faisant part des enseignements qu'ils tirent de leur action présente en faveur de la sécurité internationale.

Encore une fois, je remercie les vingt intervenants d'avoir accepté de participer à notre rencontre.

Je conclurai mon propos en présentant brièvement les modalités de déroulement du colloque. Les débats s'articuleront autour de trois tables rondes : la première fera l'analyse des conflits contemporains, la seconde sera consacrée aux attitudes et aux actions de la communauté internationale face aux crises et aux violences, en particulier lorsqu'elles entraînent des violations massives des droits de l'homme. Enfin, la troisième table ronde ouvrira des pistes de réflexion sur les réformes qui seraient de nature à donner à l'ONU les moyens de remplir efficacement sa mission fondamentale de préservation de la paix et de la sécurité internationales.

Les travaux de chacune des tables rondes débuteront par un exposé liminaire de 10 à 15 minutes des différents participants. Ces exposés seront suivis d'un échange de questions et de réponses avec la salle. Les modérateurs auront la lourde tâche d'organiser cet échange de manière à ce que les différents thèmes de la table ronde soient abordés avec la clarté et la cohérence nécessaires.

Ayant assez parlé, je laisse maintenant la parole au modérateur de la première table ronde, M. Yves Lacoste, en souhaitant un plein succès aux travaux qui vont maintenant s'engager.

(Applaudissements)

M. Yves Lacoste, géographe : Mesdames et Messieurs, je suis très honoré de me trouver au centre de cette table ronde pour organiser, puisque c'est la fonction du modérateur, les débats de ce matin.

Avant d'aborder les questions d'organisation pratique, permettez au géographe spécialiste de géopolitique que je suis de faire brièvement quelques remarques sur ces nouveaux visages de la guerre auxquels nous nous intéressons ce matin.

Certes, la guerre a pris de nouveaux visages, mais il ne faut pas oublier qu'elle se présente aussi sous la forme tout à fait classique d'affrontements d'Etats : je rappellerai simplement, sans remonter très loin, la guerre que l'Erythrée et l'Ethiopie se sont livrée récemment et qui avait tous les aspects d'une guerre classique avec, par exemple, un front et des tranchées.

Il en existe encore potentiellement d'autres entre différentes grandes puissances que l'on qualifie de « régionales » et que je ne nommerai pas pour ne pas gêner leurs représentants.

Cependant, si nous sommes réunis ici ce matin, c'est pour examiner ces nouveaux visages de la guerre qui ont, en quelque sorte, pris au dépourvu les organisations qui ont été amenées à tenter de les tempérer ou de les résoudre.

En tant que géographe, je dirai que l'un des aspects les plus complexes et les plus délicats de ces nouveaux conflits c'est que, très souvent, ils affectent des populations qui brusquement se sentent relever de nations différentes alors qu'elles se trouvent enchevêtrées sur le territoire d'un même Etat.

Cet enchevêtrement géographique de populations devenues rivales constitue une difficulté considérable. Je pense, par exemple, au cas de la Bosnie où les Serbes, les Croates et les Bosniaques musulmans étaient étroitement enchevêtrés au c_ur des montagnes, des vallées et des villes de ce pays.

Il est une deuxième caractéristique de ces conflits, que je voudrais signaler et qui constitue l'un de leurs éléments peut-être les plus graves. Ainsi que le Président Raymond Forni y a fait allusion tout à l'heure, il est impossible de comprendre les moyens dont disposent les différents combattants sans tenir compte du trafic de la drogue.

Le trafic de drogue représente aujourd'hui le moyen pour des groupes limités en nombre de bénéficier, grâce aux sommes considérables qu'il engendre, d'armements et de connivences.

Il me semble que nous devons garder ces deux composantes présentes à l'esprit.

Je n'irai pas plus loin dans ce propos liminaire et je me bornerai maintenant à préciser, que, par commodité, interviendront à la tribune par ordre alphabétique : M. Jean-Marie Guéhenno, Secrétaire général adjoint des Nations Unies, spécialement chargé des opérations de maintien de la paix ; M. Jakob Kellenberger, Président du Comité international de la Croix-Rouge ; M. Bernard Kouchner qui était encore récemment Représentant spécial du Secrétaire général des Nations Unies au Kosovo ; M. David Malone, Président de l'International Peace Academy de New-York ; M. Koïchiro Matsuura, Directeur général de l'Unesco.

J'ajoute que nous serons rejoints, en fin de matinée, par M. Alain Richard, Ministre de la Défense.

Mon rôle maintenant consiste à organiser, non pas l'espace, comme le ferait un géographe, mais le temps. C'est pourquoi je demande instamment aux différents intervenants de bien vouloir respecter la règle du jeu, c'est-à-dire de parler chacun une dizaine de minutes.

Pourquoi ce souci de limiter les propos des différents orateurs ? Pour permettre à un débat de s'instaurer dans la seconde partie de cette matinée : chacun d'entre vous pourra, s'il le désire, dans l'heure précédant la fin des interventions à la tribune, poser une question écrite qui sera remise aux différents intervenants de façon à ce qu'ils puissent y répondre.

La parole est maintenant à M. Jean-Marie Guéhenno qui va nous parler des différents visages de la guerre dans le contexte de la globalisation.

M. Jean-Marie Guéhenno, Secrétaire général adjoint des Nations Unies : Je vous remercie de me confier le soin d'ouvrir cette première table ronde. Avec un patronyme commençant par la lettre G, on a très rarement la redoutable responsabilité de le faire. Je profiterai donc de l'occasion qui m'est offerte pour citer Raymond Aron - dont le nom commence au moins par la lettre A - qui disait que « quiconque réfléchit aujourd'hui sur les guerres et sur la stratégie élève une barrière entre son intelligence et son humanité ».

Cette phrase définit bien la difficulté de notre réflexion et aussi de notre action, parce que dans un monde qui se prétend gouverné par l'information et la rationalité, la guerre est toujours d'une certaine manière comme un reflet des ambivalences de nos sociétés. Les opérations de maintien de la paix dont j'ai aujourd'hui la charge sont, à cet égard, un bon indicateur de la variété tragique des types de conflits auxquels nous sommes confrontés.

Il y a quelques instants, Yves Lacoste a évoqué le conflit qui a opposé l'Ethiopie à l'Erythrée, conflit classique qui se termine, grâce à l'action efficace de l'OUA, des Nations Unies, de l'Algérie, de l'Union européenne, des Etats-Unis, d'un certain nombre de pays qui se sont engagés à fond pour lui trouver une issue. On assiste maintenant au déploiement d'une force de maintien de la paix permettant aux deux armées qui étaient engagées face à face, parfois à moins de cent mètres l'une de l'autre, de desserrer leur étreinte et d'aller vers un règlement définitif du conflit.

A côté de ces conflits dits « classiques », des conflits intra-étatiques ont déchiré la Yougoslavie ces dernières années. Il s'agit de conflits nés de la fin de la guerre froide, comme si cette dernière, à la façon d'un gros aimant avait, en polarisant le monde, donné une raison d'être, en quelque sorte extérieure, à un certain nombre d'Etats qui, s'en voyant privés, devaient se chercher une nouvelle identité sans pouvoir toujours la trouver.

Il y a également des conflits que l'on pourrait qualifier de « trans-étatiques », tant le premier attribut d'un Etat qui est de contrôler ses frontières, d'être maître de son territoire, semble parfois disparaître. On voit ainsi dans un certain nombre de situations, notamment en Afrique, comment un conflit interne survenant dans un Etat déborde ses frontières, comment la situation du pays voisin est directement menacée par les événements de l'Etat en guerre, comment la frontière entre armées régulières, mouvements de rebelles, mouvements de réfugiés se brouille. C'en est au point que l'on trouve, dans les camps de réfugiés, des combattants qu'il faut pouvoir séparer, que la frontière entre victimes et bourreaux est de plus en plus délicate à établir, les populations civiles devenant l'enjeu des conflits, parfois même leur enjeu principal et, en tout cas, toujours leurs victimes.

En conséquence, le maintien de la paix, devient lui aussi une tâche beaucoup plus difficile, surtout depuis la fragmentation du monde, ce dernier n'étant plus stratégiquement unifié par le conflit Est-Ouest qui l'organisait, et en référence auquel les Etats non alignés eux-mêmes se définissaient. Actuellement, un certain nombre de conflits laissent stratégiquement indifférents les pays qui en sont éloignés, alors qu'en même temps, on voit émerger une communauté internationale et un début d'unification du monde, au moins sur le plan éthique : des principes universels s'affirment qui sont consacrés dans des traités - le Président Raymond Forni a évoqué la Cour pénale internationale - bien que l'engagement à défendre ces principes demeure insuffisant.

La globalisation cohabite souvent avec un certain provincialisme, voire une indifférence au malheur d'autrui que, cependant, nous n'avons plus le loisir d'ignorer.

Compte tenu des fonctions qui sont aujourd'hui les miennes, je voudrais, dans cette courte présentation, insister sur les conclusions opérationnelles que l'on peut tirer de cette situation nouvelle.

La première, qui concerne tous les appareils de défense nationaux, c'est qu'en réfléchissant à la conception de la défense qui prévaut dans chacun des Etats de la planète, il est important de penser les armées de demain en fonction de l'éventail de ces conflits et je le dis également du point de vue que je soutiens aujourd'hui à New-York.

Les Nations Unies ne disposent pas, comme vous le savez, de forces qui leur appartiennent mais dépendent des forces que les Etats membres veulent bien leur apporter.

Le maintien de la paix suppose d'avoir des forces qualifiées, formées, adaptées et je relève parfois avec inquiétude - je l'avoue très franchement - une importance, à mon avis excessive, donnée par les pays développés à la haute technologie : la paix ne se fait pas à 30 000 pieds au-dessus des êtres humains, mais en entrant en contact avec eux, en leur parlant, en forçant leur respect, ce qui suppose des forces militaires hautement entraînées.

On voit bien que, dans une situation difficile, être capable de retenir le feu, de faire face à une foule hostile avec des moyens militaires, nécessite un entraînement beaucoup plus rigoureux que certaines opérations de guerre classique.

La deuxième conclusion opérationnelle que je voudrais dégager, c'est que, face à ces conflits d'un monde fragmenté, il est indispensable d'avoir une réaction qui préserve l'universalisme, qui préserve une volonté commune, qui préserve l'idée d'une solidarité.

Cela suppose une répartition équilibrée de l'effort pour faire face au défi du maintien de la paix.

On voit aujourd'hui que, dans les opérations qui relèvent des Nations Unies, dont beaucoup sont des opérations de maintien de la paix comme celles menées au Kosovo avec les forces militaires qui dépendent de l'OTAN, parmi les dix premiers contributeurs de troupes, seuls deux pays font partie du monde développé : l'Australie et la Pologne.

C'est une situation qui soulève un problème politique à moyen, voire à court terme.

A mon sens, cette situation signifie également qu'il est très important que les pays contributeurs de troupes soient impliqués dans l'action de maintien de la paix. Bien sûr, c'est le Conseil de sécurité qui décide et définit nos mandats, mais ses décisions ne seront appliquées que s'il y a, pour les mettre en _uvre, des moyens qui, eux, dépendent des pays contributeurs de troupes.

Si ces derniers ne se sentent pas profondément engagés dans le processus de maintien de la paix, ils n'enverront pas de troupes et, par conséquent, il est essentiel que tous ceux qui prennent part à une opération de maintien de la paix, qui s'engagent pour réagir face à ces conflits nouveaux et difficiles, soient également pris en compte.

La troisième conclusion que je voudrais tirer, c'est que, face à ces situations nouvelles, il est nécessaire, comme l'a souligné le rapport établi par le groupe d'étude que présidait M. Brahimi, d'avoir des stratégies globales.

Déployer des troupes pour permettre de consolider la base de la sécurité dans un pays est évidemment un préalable indispensable, mais ce n'est qu'un préalable. On voit aujourd'hui que les conflits résultent souvent plus d'une implosion que d'une explosion, d'un déficit de puissance, de la fragilité des Etats dans lesquels ils surviennent plus que de la confrontation d'Etats qui se consolident et s'affirment comme c'était le cas au XIXe siècle.

Aujourd'hui, les conflits venant souvent du vide de puissance, leur résolution à long terme suppose la consolidation des Etats, ce qui nécessite beaucoup plus que la force militaire, une action concertée de développement et de soutien à la consolidation des Etats concernés.

A cette fin, il convient que l'ONU conduise une action cohérente où les aspects de sécurité soient indissociables des aspects de construction économique et politique.

J'en arrive à une dernière conclusion : l'ONU ne sera jamais que ce que les Etats membres voudront qu'elle soit. Les problèmes auxquels nous sommes confrontés aujourd'hui sont des problèmes extraordinairement difficiles qu'il convient d'approcher avec humilité, mais nous ne les résoudrons que si, conjointement, les Etats en conflit prennent une part des responsabilités. Nous voyons bien, par exemple, dans certaines situations de conflit en Afrique, que l'ONU ne peut pas se substituer aux parties en présence. Quand intervient un accord de cessez-le-feu et que ce dernier est continuellement violé, il serait criminel d'exposer des troupes courageusement fournies par des Etats désireux de sauver la paix. Si les Nations Unies peuvent consolider la paix, elles ne peuvent pas l'imposer par une force de maintien de la paix.

Par ailleurs, il faut parvenir à une responsabilité conjointe des Nations Unies et des Etats dans les moyens. L'importance du rôle des Nations Unies sera proportionnelle à celle des moyens que les Etats voudront bien leur accorder.

Le rapport de M. Brahimi a souligné le décalage qui existe souvent entre les ambitions affichées dans les mandats du Conseil de sécurité et les moyens effectifs mis à la disposition de l'Organisation. Mieux vaut se dispenser de susciter des espoirs si les moyens manquent pour les concrétiser.

Aujourd'hui, l'essentiel est de créer les conditions d'un travail accompli dans la confiance entre le Secrétariat des Nations Unies, le Conseil de sécurité et tous les Etats - je dis bien tous les Etats - qui sont prêts à apporter à l'ONU les moyens dont elle a besoin pour réagir efficacement aux situations de conflits auxquelles nous sommes confrontés aujourd'hui.

(Applaudissements)

M. Yves Lacoste : Je me permets de remercier en votre nom M. Jean-Marie Guéhenno de ce remarquable exposé dont l'un des éléments les plus intéressants concerne sans doute ce souci de l'ONU de contribuer au renforcement des Etats en conflit.

J'ai, en outre, été très frappé d'entendre M. Guéhenno souligner que les solutions ne venaient pas de la mise en _uvre de moyens technologiques ultra sophistiqués à 30 000 pieds d'altitude, mais de l'envoi de gens formés à l'approche des populations.

La parole est à M. Jakob Kellenberger qui va aborder le sujet sous l'angle de la protection des populations.

M. Jakob Kellenberger, Président du Comité international de la Croix-Rouge : Monsieur le Président, Mesdames et Messieurs, vous savez que j'appartiens à une organisation qui est physiquement présente dans pratiquement tous les conflits armés pour protéger et assister le mieux possible ceux et celles qui en sont victimes, comme d'ailleurs d'autres organisations humanitaires.

Je ne vais pas, dans ce contexte, compte tenu du nombre de spécialistes réunis dans cette enceinte, essayer de faire des analyses géopolitiques des conflits. Je voudrais néanmoins dire deux ou trois choses sur ce que l'on appelle « les nouveaux visages de la guerre » et les conflits nouveaux, et cela sur la base des quelques expériences que j'ai pu vivre sur le terrain depuis ma récente entrée en fonction, notamment lors de visites en Afghanistan, en Angola, en Colombie et j'en passe.

Je pense que lorsque l'on réfléchit aux nouveaux conflits, il est très utile de bien combiner une analyse du contexte concret et quelques tendances plus générales. Je vous mettrai donc fortement en garde contre des lectures totalisantes pour analyser les conflits modernes, étant entendu que la combinaison : crise économique et sociale, plus crise de l'Etat, plus menaces réelles ou imaginaires d'un groupe de personnes, s'avère extrêmement dangereuse.

Il a été dit et répété que ce qui caractérise les conflits majeurs d'aujourd'hui c'est qu'ils sont en bonne partie - vingt sur vingt-cinq - internes.

Qu'est-il important de noter dans un tel contexte ?

D'abord, la banalisation des conflits : quand on parle de « conflit interne », cela signifie que les parties non étatiques au conflit jouent un rôle très important.

Ensuite, un fait qui, dans sa dimension actuelle, est vraiment nouveau : la population devient de plus en plus la cible explicite des parties au conflit ; vous en connaissez comme moi beaucoup d'exemples.

C'est pour ces raisons que j'aimerais m'arrêter un instant sur la question de la protection de la population civile.

Rendre plus efficace la protection de la population civile dans les contextes de conflits armés ou de violences internes est et restera un défi majeur et je dois dire que, même sur la base du peu que j'ai vu, je discerne bien les limites d'une activité de protection de la population civile telle qu'elle est exercée par une organisation comme le Comité International de la Croix-Rouge - CICR.

Même sans sous-estimer le « harcèlement » humanitaire qui consiste à intervenir à chaque violation du droit international humanitaire dans un conflit armé et qui demande une grande ténacité et beaucoup de courage, la grande question que je me pose est la suivante : que peut-on faire de plus pour mieux protéger les populations civiles ?

Vous n'ignorez pas que les Conventions de Genève et les protocoles additionnels comportent de nombreuses dispositions sur ce sujet. Elles comportent même de nombreuses dispositions sur la protection des femmes et des enfants. Surtout, l'article premier de ces conventions stipule que les parties contractantes, non seulement doivent appliquer le droit humanitaire, mais aussi faire le nécessaire pour qu'il soit respecté par les autres.

En conséquence, l'un des défis majeurs est sans doute de faire en sorte que les Etats soient plus responsabilisés et que la pression maximale soit exercée afin que la population civile soit mieux protégée.

Toute une gamme d'actions est envisageable à cette fin, mais s'il est un fait qui m'a impressionné depuis un an que j'exerce mes fonctions, c'est la différence significative qui est enregistrée quand des Etats font comprendre, dans certains contextes, qu'ils sont attachés au respect du droit humanitaire.

J'aimerais ajouter deux ou trois remarques pour ne pas me voir reprocher, si je n'entrais pas davantage dans le détail, de ne pas accomplir ma mission.

En ce qui concerne le droit international humanitaire dont le CICR est considéré comme le gardien, deux questions se posent : premièrement, celle de son développement ; deuxièmement, celle de l'amélioration de son application.

A ce propos, j'aimerais simplement dire la chose suivante : je vois bien qu'il y a une nécessité de développer le droit humanitaire, notamment pour le mettre plus en accord avec le développement technologique de certaines armes. Pour autant, quand j'observe la situation humanitaire dans les conflits actuels au regard des dispositions d'ores et déjà existantes, j'ai conscience que l'accent doit vraiment être mis sur toutes les mesures susceptibles d'assurer une meilleure application du droit existant.

Il est, en effet, impressionnant de voir le nombre de situations humanitaires difficiles au regard du développement actuel des règles applicables. Dans la majorité des cas, des règles existent, mais le grand problème reste de prendre des mesures pour mieux les faire appliquer, c'est-à-dire pour davantage responsabiliser les différents acteurs.

Ma dernière remarque sera pour souligner que, dans l'environnement moderne, beaucoup plus d'acteurs interviennent dans les conflits armés que par le passé. Plus ils sont nombreux et plus les médias leur portent attention, ce qui explique que certains conflits impliquant peu d'acteurs se poursuivent dans l'indifférence générale.

En conclusion, je dirai que, dans les contextes de conflits à plusieurs acteurs, certaines mesures simples me paraissent importantes. Il convient notamment de bien définir les responsabilités de chacun. L'humanitaire, par exemple, définira les siennes en mettant l'accent sur l'indépendance de son action. Une fois ces responsabilités définies, une fois les identités affirmées, il sera alors essentiel de travailler sur les complémentarités.

(Applaudissements)

M. Yves Lacoste : Je remercie M. Jakob Kellenberger d'avoir scrupuleusement respecté le temps de parole qui lui était imparti et je dois dire que ses remarques prononcées sur un ton aussi simple que chaleureux sont très enrichissantes pour notre réflexion.

Je retiens notamment son premier conseil qui est d'analyser le contexte concret des situations conflictuelles et surtout d'éviter toute lecture totalisante des choses.

Je donne maintenant la parole à Bernard Kouchner qui va nous parler de son expérience au Kosovo où il a rempli de façon magnifique une mission extrêmement difficile.

M. Bernard Kouchner, ancien Représentant spécial du Secrétaire général des Nations Unies : Le temps me manquerait pour parler de mon expérience au Kosovo, aussi je voudrais m'en tenir au sujet qui nous intéresse ce matin, en remerciant les organisateurs parce que je trouve qu'avoir entendu les formules « droit d'ingérence », puis « devoir d'ingérence », dans cet établissement et à cette prestigieuse tribune, prouve combien les choses progressent.

Je note un progrès, même s'il n'est pas suffisant, dans la prévention des conflits. Oui, des progrès ont été accomplis en dépit des difficultés et j'apprécie les propositions que le Président du CICR vient de nous soumettre.

D'abord, puisque c'est le sujet qui nous préoccupe, je voudrais dire, après une expérience d'un an et demi au Kosovo, avec des difficultés, avec, c'est vrai, quelques conflits bureaucratiques, que l'ONU est une organisation extraordinaire. En l'accusant, on s'accuse soi-même.

Les Nations Unies ne sont rien sans les nations, et en général, si les Nations Unies ont peu de moyens, c'est parce que les nations ne leur en procurent pas.

En général, ce sont d'ailleurs les nations qui n'envoient pas de policiers qui exigent la sécurité et réclament le plus fort ce que l'on appelle le law and order, c'est-à-dire le changement complet d'un comportement qui perdure depuis des siècles.

S'il faut réformer l'Organisation des Nations Unies - et je remercie M. Paul Quilès d'avoir, avec M. François Loncle, lancé cette requête qui avancera peut-être grâce à notre travail commun - il n'en demeure pas moins que cette organisation constitue un outil indispensable dont je dirai, après un an et demi de fréquentation assidue de jour comme de nuit, et même si cela peut vous étonner, qu'il ne fonctionne pas si mal que cela.

Sur les guerres, j'entends toujours avancer des explications économiques. Pour les avoir suivies de près, pendant trente ou trente-cinq ans, je puis dire qu'elles sont, certes, très diverses, mais j'apprécie que M. Kellenberger ait dit que certaines sont oubliées et que, faute d'être médiatiques, il en est qui se prolongent depuis trente ans sans que l'on y prenne garde.

La guerre entre l'Erythrée et l'Ethiopie dont a parlé Jean-Marie Guéhenno a duré trente ans avant que l'on n'y prête vraiment attention. On porte attention à certaines guerres médiatiques sous l'effet non seulement de CNN, mais aussi de toutes les chaînes françaises, mais il y a toujours entre trente-cinq et quarante-cinq conflits qui se prolongent dans le monde et que l'on évoque très peu.

Quelque chose manque dans les explications que l'on donne des conflits et vous me pardonnerez de ne pas avoir le temps de m'y attarder, mais il faut également dire qu'il y a un appétit de la guerre. La guerre n'a pas que des explications économiques. Il faut aussi prendre en compte le rôle des religions, le rôle de la haine, le fait que l'on y prend goût. Il est d'ailleurs une manière de la faire, bien supérieure aux autres, qui consiste à faire la guerre à la guerre. C'est une activité que je vous recommande.

Cela signifie que les organisations internationales, et en particulier celles qui ont cet acharnement humanitaire que vous avez décrit, Monsieur le Président, participent aussi, d'une certaine façon, à tout cela dans un fonctionnement un peu pervers : je regrette de devoir le dire si brutalement, mais il faut en tenir compte.

Il y a, certes, un spectacle de la guerre, mais il y a aussi une participation et une professionnalisation de cette participation.

Il est un point qu'il convient absolument de souligner : la guerre est faite aux populations civiles. Elle n'est plus faite aux militaires. Elle est souvent faite aux populations civiles par des militaires, par des milices, ou par des organisations révolutionnaires. La première guerre mondiale a fait 90 % de victimes parmi les militaires, alors que les conflits récents ont fait 90 %, voire 95 %, de victimes parmi la population civile, ce qui constitue une énorme différence.

Cela m'amène, bien sûr, à parler des Conventions de Genève qui sont de moins en moins appliquées. Il faut le savoir pour imposer leur application aux Etats et veiller également à la protection des volontaires et notamment des volontaires civils venus apporter leur secours aux populations souffrantes.

J'ajouterai un mot sur le droit international humanitaire qui était jusqu'à présent isolé du reste du droit international.

Ce qui est nouveau, Monsieur le Président de la Croix-Rouge internationale, et qui est un sujet de réjouissance, c'est que, maintenant, enfin, grâce aux organisations non gouvernementales et aux pressions qu'elles exercent, grâce à la société civile internationale qui se manifeste encore ces jours-ci, le droit qui en était le plus éloigné, je veux parler du droit fondé sur les droits de l'homme, fait son apparition dans le champ du droit international. Ce droit qui était une espèce de discipline respectée ou non par les Etats, mais qui n'était pas considéré comme l'une des bases du droit international voit son statut changer avec ce que l'on appelle « l'internationalisation des droits de l'homme », ce qui marque un progrès énorme.

En effet, cela signifie que les normes juridiques applicables ne tiennent pas seulement compte de la souveraineté des Etats mais aussi des souffrances des hommes.

C'est là un fait nouveau et c'est l'une des évolutions que l'on doit évidemment aux ONG, évidemment à la Croix-Rouge, mais aussi à l'Organisation des Nations Unies.

J'en arrive maintenant à la question des interventions. Actuellement, elles se font au nom de la communauté internationale, concept un peu flou mais souvent efficace. Pourtant, elles se produisent toujours trop tard - et c'est pourquoi en référence au droit d'ingérence, j'aimerais que les choses soient précisées.

On sait qu'entre les systèmes de prévention et d'alerte immédiate, qui nous annoncent les guerres, et l'action, beaucoup de temps peut s'écouler : tout le monde savait très bien en 1990, 1991, ou 1992, que le Kosovo serait la prochaine étape de l'intervention nécessaire pour la paix dans les Balkans, mais rien n'a été fait.

Aussi longtemps que nous aurons ces difficultés politiques à agir préventivement, on interviendra toujours trop tard pour les victimes et beaucoup plus difficilement en termes militaires. L'idéal du devoir d'ingérence, devenu un jour droit, sera de prévenir et de ne pas avoir à intervenir militairement.

A ce propos, le Tribunal pénal international qui marque encore un grand progrès, constitue un vrai succès, mais encore tardif, dans la mesure où c'est après les faits que les auteurs de crimes ou d'irrégularités sont traduits en justice et que la communauté internationale se charge de leur demander des comptes.

Un jour cependant, tout cela sera présent dans l'esprit des « dictateurs » - autre terme, comme celui « d'idéologie », que nous n'avons pas employé pour expliquer les guerres - comme aussi dans l'esprit des dirigeants de ce monde, alors peut-être la prévention existera-t-elle.

L'histoire de l'intervention humanitaire se décompose en trois étapes.

Premièrement, celle de la Croix-Rouge internationale d'Henry Dunant au siècle dernier, pour qui il fallait l'autorisation des Etats - c'est encore le cas, ce que je comprends très bien - pour envoyer des gens capables de pouvoir apporter leur secours aux victimes.

La Croix-Rouge demande l'autorisation et si les responsables, le Gouvernement, le dictateur acceptent qu'elle intervienne, elle le fait. Telle était la règle de la première génération humanitaire qui était très importante et qui doit continuer à intervenir. Cela étant, il ne faut plus faire comme si les bourreaux et les victimes étaient au même plan.

Deuxième étape, celle des french doctors qui ont continué à demander la permission mais sans considérer que les victimes appartenaient aux Etats, à ceux qui croient représenter les victimes, aux gouvernements ou aux dictatures. Ils pouvaient donc demander à un dictateur s'ils pouvaient aller soigner ses blessés. Si le dictateur répondait par la négative, la situation était gênante, mais ils y allaient quand même. La chose est devenue naturelle et les victimes appartiennent de moins en moins aux gouvernements qui les cachent ou qui les engendrent.

Il y aura une troisième étape où tout le monde se retrouvera : ce sera la phase de la prévention, lorsque les gens comprendront, dictateurs ou gouvernements, qu'ils n'ont pas le droit de persécuter leurs minorités. On saura alors que la communauté internationale - sans même avoir besoin de recourir aux armées - ne laissera pas massacrer des minorités sous prétexte de souveraineté et de frontières.

Ce sera là, je crois, le grand progrès.

Tout cela, naturellement, n'est pas encore au point. Bien sûr, il y a, sans même parler du rapport de M. Lakhdar Brahimi, des juristes, des diplomates et beaucoup d'autres gens qui parcourent les couloirs de l'ONU et qui se préoccupent des conditions dans lesquelles on pourrait intervenir autrement que trop tard. La chose n'est pas encore acquise, mais une étape très importante a été franchie depuis le Kosovo et l'opération au Timor oriental.

Il était inimaginable, Mesdames et Messieurs, Messieurs les Ambassadeurs, que l'on puisse, en 1990, seulement évoquer une intervention au Kosovo. Il y a eu finalement l'intervention en Bosnie, puis l'intervention, opérée très tardivement au Kosovo, que tout le monde, aujourd'hui, trouve naturelle.

Oui, il fallait intervenir, car on n'avait plus le droit, sans provoquer de très vives réactions de la communauté internationale, de massacrer des minorités à l'intérieur des frontières d'un Etat.

Cela ne veut pas dire que la souveraineté des Etats soit remise en cause. Au contraire, cela veut dire qu'elle s'accompagnera d'un plus grand respect des droits de l'homme : c'est là un point tout à fait essentiel.

Vous me permettrez d'aborder très brièvement la question des risques. J'ai considéré que la guerre change, encore qu'elle ne change d'ailleurs pas tant que cela du point de vue des victimes, mais certaines façons d'envisager la guerre me posent quelques problèmes.

On veut des guerres sans morts, auquel cas mieux vaut ne pas faire de guerre car, en général, les guerres comportent quelques risques. Il se trouve que l'on ne veut pas les assumer et je comprends très bien, comme l'a dit Jean-Marie Guéhenno, qu'il serait assez fou d'envoyer dans une situation extraordinairement dangereuse les forces qui ont été prêtées, confiées pour accompagner des opérations de maintien de l'ordre. Il arrivera cependant un moment où il faudra quand même se poser des questions, sachant que nous assistons à une dérive très particulière. Pourra-t-on supprimer le risque ? Il me paraît un peu enfantin de le penser, d'autant que ce raisonnement s'accompagne de solutions techniques d'engagement aérien à 30 000 pieds et autres qui ne tiennent compte, ni des conditions de vie objectives, ni de la réalité, ni des exigences véritables de la protection des hommes et des femmes.

En outre, j'ai été extrêmement frappé par ce que l'on a appelé « le syndrome des Balkans » ou même « le syndrome de la guerre du Golfe ».

Non seulement, il ne faut pas de risques en termes militaires, mais il ne faut pas, non plus, de risques collatéraux. On provoque, avec des opérations militaires réussies avec zéro mort, une espèce de dérive ou, pour le moins, des réactions très irrationnelles concernant l'environnement. Que je sache, on se moquait pourtant éperdument de l'environnement que les populations elles-mêmes affrontaient sur place depuis des années.

Il y a donc là quelque chose d'un peu curieux.

On protégera les minorités, c'est le grand acquis de la fin du siècle dernier et du début de ce siècle. On le fera, le cas échéant, militairement sans grands dommages pour les armées, pourquoi pas ? Mais il sera impossible de le faire sans aucun risque car cela entraînerait des dérives et des raisonnements techniques qui s'éloigneraient beaucoup trop des réalités sur le terrain.

Pour respecter le temps qui m'est imparti, je ne parlerai pas du Kosovo qui est un exemple formidable, me réservant de répondre aux questions que vous voudrez bien me poser, si ce n'est pour dire qu'il y a de nouvelles, de très nouvelles perspectives qui y ont été tracées pour le maintien de la paix, comme d'ailleurs au Timor oriental où l'on doit, à partir de rien, reconstruire aussi une administration.

Ces missions ne font peut-être pas appel aux mêmes personnels et n'ont pas les mêmes implications. Je crois vraiment qu'il faut les considérer sous d'autres angles que les précédentes opérations de maintien de la paix.

Pour conclure, concernant la multiplicité des acteurs, je dirai que vous avez raison, Monsieur le Président du CICR, de dire qu'elle donne lieu à chaque fois à une petite guerre interne et qu'il faudra parler de la coordination : rien qu'au Kosovo, avant de prendre la moindre décision, il fallait consulter, bien sûr, M. Jean-Marie Guéhenno, bien sûr, M. Kofi Annan, bien sûr l'ONU, mais aussi le groupe de contact, le G8, le Conseil de l'Europe, l'Union européenne, l'OSCE et j'en passe.

(Applaudissements)

M. Yves Lacoste : Je remercie en votre nom M. Bernard Kouchner qui ne nous a pas parlé directement du Kosovo mais qui en a tiré toutes les leçons.

La parole est maintenant à M. David Malone qui va évoquer le thème de la prévention des conflits.

M. David Malone, Président de l'International Peace Academy : Plutôt que de vous imposer un long laïus, je crois qu'il serait plus utile de soulever quelques points qui ont déjà été mentionnés en filigrane, mais que j'aimerais mettre davantage en lumière dans notre discussion.

Tout d'abord, j'appartiens à une organisation non gouvernementale de recherche et de réflexion. Nous étudions les Nations Unies et nous voyons donc ces questions avec un peu plus de recul que certains des acteurs que nous venons d'entendre.

Plusieurs points de leurs interventions m'ont frappé, notamment, l'écart existant entre les intentions affichées par les grandes puissances et les autres et les moyens offerts par ces mêmes puissances aux Nations Unies pour les réaliser : la Sierra Leone nous en offre actuellement un exemple percutant.

La crédibilité du Conseil de sécurité a, en fait, pas mal pâti ces dernières années de la multiplication des déclarations présidentielles et des résolutions qui sont restées sans effet. La cohésion du Conseil de sécurité souffre également puisque, ces dernières années, la concertation a achoppé sur le dossier de l'Irak dans une certaine mesure, ainsi que sur le dossier du Kosovo. Nous avons parmi nous deux personnalités qui ont « sauvé les meubles » pour la communauté internationale, MM. Ahtisaari et Tchernomyrdine, mais ce n'est finalement pas grâce à la machine onusienne, ni aux débats entre Etats membres aux Nations Unies que nous avons réussi à élaborer une action politique convaincante de cette organisation.

Concernant la diminution apparente des moyens, les Américains ont peut-être raison en nous rappelant constamment qu'il est important d'utiliser efficacement ceux qui sont déjà à notre disposition pour intervenir. D'ailleurs, comme c'est le cas dans de nombreux pays, les moyens militaires et les moyens du programme d'aide de mon pays, le Canada, sont, en baisse depuis plusieurs années, ce qui l'empêche de contribuer aux Nations Unies autant qu'il souhaiterait le faire.

Pour autant cette baisse de moyens est peut-être plus apparente que réelle. En 1960, les Etats membres des Nations Unies ont pu déployer en quelques semaines 3 000 hommes au Congo.

Aujourd'hui, lorsque M. Jean-Marie Guéhenno se tourne vers les Etats membres pour leur demander quels déploiements seront possibles et dans quels délais, ils envisagent des délais de plusieurs mois et des effectifs très réduits.

Nous sommes donc confrontés à un problème de volonté d'utilisation de nos moyens.

Comme le soulignait M. Bernard Kouchner, un autre discours américain est peut-être moins heureux, d'autant que c'est un discours contagieux : celui des intérêts nationaux.

Les pays en voie de développement constatent que si les pays occidentaux déploient des forces internationales pour les Nations Unies et l'OTAN là où ils ont des intérêts - au Kosovo, en Bosnie, au Timor oriental - ils le font de moins en moins ailleurs, dans le Tiers-Monde.

Nous sommes allergiques au risque et, là aussi, il y a peut-être un phénomène typiquement américain qui joue, je veux parler de la sanctification de la vie militaire qui se trouve dotée d'une importance bien supérieure à celle de la vie civile. L'idée d'un décès militaire prend aujourd'hui des proportions tout à fait dangereuses dans la psychologie de la nation américaine, phénomène d'autant plus inquiétant que, comme je vous l'ai dit, il est contagieux : je vois qu'il commence à jouer dans mon propre pays et je pense qu'il a aussi gagné l'Europe.

Les militaires, comme le soulignait Bernard Kouchner, s'engagent pour prendre des risques, évidemment calculés, et si nous ne sommes plus, dans nos pays occidentaux, prêts à déployer des militaires pour prendre ces risques, autant faire beaucoup d'économies dans ce secteur.

Sur ce point, M. Jean-Marie Guéhenno a fait état d'un certain malaise qui règne aux Nations Unies entre les pays en voie de développement et les pays industrialisés et ce malaise, nous l'avons vu se manifester dans le débat qui a suivi la publication du rapport de M. Brahimi qui est aujourd'hui parmi nous.

Les pays en voie de développement qui jouent un grand rôle à l'Assemblée générale, même s'ils n'ont pas de droit de veto au Conseil de sécurité, ont manifesté une réelle impatience par rapport aux attitudes occidentales. La réticence des pays occidentaux à déployer des contingents au service des Nations Unies pour des missions risquées, mandatées par le Conseil de sécurité où ils sont très bien représentés, devient de plus en plus insoutenable. Nous le voyons en Sierra Leone, mais nous l'avons également observé dans d'autres cas.

Ce manque de solidarité des pays occidentaux pour des missions qu'ils ont contribué à créer est néfaste à double titre : d'abord pour des raisons opérationnelles car de nombreuses tâches ne peuvent pas être menées à bien sans la participation d'unités militaires occidentales, ensuite pour des raisons éthiques, pour des raisons de solidarité envers les Nations Unies. Je pense que nous sommes insuffisamment conscients en Occident de cette situation comme de la façon dont nous sommes vus par le Tiers-Monde. Nous sommes trop peu critiques envers nous-mêmes et peut-être trop critiques envers les autres, ce dont le Conseil de sécurité doit être plus conscient dans ses futures décisions.

Je me demande, par ailleurs, si, aux Nations Unies, nous ne sommes pas obnubilés par le nombre de troupes participant aux opérations du maintien de la paix. Il est utile de rappeler que plusieurs des opérations des Nations Unies qui ont le mieux réussi étaient finalement de petites opérations où les belligérants étaient décidés à régler leurs conflits.

Aujourd'hui, nous intervenons souvent avec beaucoup de moyens dans des conflits où les belligérants ne sont nullement convaincus de leur propre discours de pacification. Au Moyen-Orient, par exemple, nous pouvons constater que la plus petite opération des Nations Unies sur le Golan donne de bons résultats parce que la Syrie et Israël tiennent à ce qu'il en soit ainsi, mais que l'opération conduite au Sud Liban n'a jamais vraiment bien fonctionné, alors qu'elle est pourtant numériquement nettement plus importante.

Par conséquent, cette quasi-obsession de New-York et de la presse concernant le nombre de troupes déployées par les Nations Unies est peut-être un leurre dont il conviendrait, à l'avenir, de nous méfier.

A ce propos, je me réjouis de constater que le Conseil de sécurité devient plus sceptique quant aux propos des belligérants ainsi que l'a prouvé l'épisode récent du Congo. Un accord était intervenu sans que l'on constate parmi les nombreux pays et les nombreux groupes impliqués dans le conflit la moindre volonté réelle de le régler. Le Conseil de sécurité a alors tiré les conclusions de cette situation en ne déployant pas les contingents nombreux qui auraient pu être envisagés.

Je terminerai en revenant sur deux points. Au début de nos travaux, le Président Raymond Forni et M. Bernard Kouchner ont fait allusion au devoir d'ingérence. Peut-être y a-t-il un droit, voire un devoir d'ingérence, mais le grand problème c'est qu'il n'y a pas de volonté d'intervention, en particulier dans les pays occidentaux qui tiennent un discours sans manifester la moindre intention de le mettre en pratique.

Par conséquent, la question du droit ou du devoir d'ingérence restera finalement caduque et parfaitement académique aussi longtemps que dans nos différentes capitales, que dans nos différents groupes de citoyens, nous ne nous donnerons pas les moyens de nos intentions.

Pour conclure, Monsieur le Président, je préciserai que je ne veux pas viser particulièrement la France. D'abord, parce que cette dernière a un programme d'aide important qui, de plus, n'a pas diminué dans une période où la communauté internationale joue de moins en moins son rôle d'appui au développement. Ensuite, parce qu'elle soutient de façon concrète les Nations Unies, par l'implication de personnalités comme M. Jean-Marie Guéhenno et son prédécesseur, M. Bernard Miyet comme par l'excellence de sa représentation que ce soit à New-York ou à Genève. Nous avons avec nous aujourd'hui M. Jean-David Levitte qui, en sa qualité de représentant permanent de la France à l'ONU, accomplit, avec ses collègues, un travail considérable au service de l'Organisation.

Les problèmes auxquels nous sommes cependant confrontés sont beaucoup trop importants pour être réglés dans une capitale. Ils doivent être nourris d'une réflexion et d'un souci partagés qui font précisément défaut aujourd'hui.

Nous parlons de réformer les Nations unies, mais c'est plutôt dans nos capitales respectives qu'il faut engager la réflexion sur l'action de nos pays au sein de l'Organisation.

(Applaudissements)

M. Yves Lacoste : Je donne maintenant la parole à M. Koïchiro Matsuura.

M. Koïchiro Matsuura, Directeur général de l'Organisation des Nations Unies pour l'éducation, la science et la culture - UNESCO : Monsieur le Président de l'Assemblée Nationale, Messieurs les Présidents des Commissions, Mesdames et Messieurs les Députés, Excellences, Mesdames et Messieurs, l'intitulé sous lequel est placé ce colloque, « Pour défendre la paix, réformer l'ONU » est pour moi, vous vous en doutez, source de grande satisfaction.

Après un an passé à la tête de l'UNESCO, je mesure combien le travail que nous menons dans nos domaines de compétence que sont l'éducation, les sciences, la culture et la communication, est indispensable à l'instauration d'une paix véritable et enracinée dans l'esprit des hommes comme le suggère l'acte constitutif de l'organisation.

Comme l'ont dit les intervenants qui m'ont précédé, tenter de circonscrire les nouveaux visages de la guerre et d'en comprendre les causes requiert un effort parallèle de réflexion sur les nouveaux visages de la paix. Il est clair que la fin de la guerre froide a été synonyme, pour les États qui y étaient impliqués, d'une nouvelle ère en matière de sécurité. Un nombre impressionnant de conflits, dans leur grande majorité de caractère civil, et dont certains sont allés jusqu'au génocide, ont néanmoins continué, et continuent, à se perpétrer à l'intérieur des États, les frappant au c_ur de leur cohésion et hypothéquant bien souvent leur avenir pour de nombreuses années.

Mais la paix, elle aussi, cherche à se construire à travers des accords, des processus de réconciliation nationale ou la recherche, souvent ardue, de la vérité et de la justice.

L'UNESCO tente de mieux cerner les obstacles et les fossés qui n'ont pu être surmontés à travers la coopération internationale.

Son action s'inscrit sur le moyen et le long terme. Bien sûr, elle cherche à soulager, dans la mesure de ses moyens, les populations victimes quand le pire n'a pas pu être évité, à travers des activités de reconstruction et de consolidation de la paix là où elle est encore fragile.

Mais il est clair que son action principale et essentielle se situe dans le registre de la prévention. Son principal effort vise à nourrir par l'éducation, la science, la culture et la communication, la promotion du respect des droits humains, et partant, les racines profondes de la paix.

Je crois que l'ignorance et la pauvreté sont des maux qui affectent toutes les latitudes et portent toujours en elles les germes de violences meurtrières.

L'essor du commerce et la croissance économique bénéficient essentiellement aux plus riches et le fossé des inégalités qui les sépare des plus pauvres se creuse chaque jour davantage.

Il ne s'agit pas, ici, simplement d'inégalités de revenus mais aussi d'inégalités d'accès au savoir et au marché, aggravées, dans de très nombreux pays, par des dettes insoutenables et par une extrême pauvreté.

La dégradation de l'environnement, le fossé numérique, les fractures sociales et les discriminations, notamment envers les femmes, ou les effets dévastateurs de pandémies comme le SIDA, frappent de plein fouet les populations les plus vulnérables et risquent d'avoir à court, à moyen et à long terme des coûts sociaux et économiques énormes. Leur impact conjugué sur les populations les plus vulnérables est immense. Les Etats sont trop souvent démunis face à l'ampleur des besoins. C'est là que la communauté internationale doit intervenir pour exercer sa fonction préventive, réduire la pauvreté, offrir à chacun des 848 millions d'adultes analphabètes de par le monde et aux 110 millions d'enfants qui n'ont pas accès au système scolaire une éducation de base de qualité qui leur permette d'acquérir le minimum de connaissances et de compétences nécessaire.

Voilà à quoi l'UNESCO s'emploie chaque jour. Les engagements pris à Dakar sont, à cet égard, encourageants, mais il faut reconnaître qu'un véritable sursaut politique est nécessaire.

Nous ne pouvons pas tout attendre du secteur privé, même s'il a un grand rôle à jouer. L'aide publique au développement, qui ne cesse de diminuer, doit être substantiellement augmentée.

J'étais, il y a deux jours, à Davos où j'étais invité à intervenir dans le cadre de la task force, créée par le G8 qui s'emploie à proposer des solutions pour combler le fossé numérique. Les mêmes questions reviennent sans cesse, qu'il s'agisse de l'accès de tous à l'information ou du respect de la diversité culturelle.

Les interdépendances économiques et financières créeront-elles des liens solides entre les peuples ? Encourageront-elles le dialogue des cultures et des civilisations ? Renforceront-elles le partage du savoir ?

Il est désormais évident que si nous ne redoublons pas d'efforts, nous risquons d'assister à une fragmentation encore plus grave et d'entériner à court terme la rupture des liens les plus profonds de la cohésion sociale.

L'ampleur du défi est immense et seule la communauté internationale dans son ensemble - je veux, bien sûr, parler des organisations internationales, des Etats, mais aussi de la société civile au sens large, des individus qui la composent, des organisations qui la représentent et du secteur privé - peut le relever.

Action internationale, action nationale et action individuelle ne sauraient donc être dissociées. Il faut agir pour mieux faire comprendre aux citoyens le rôle du pays auquel ils appartiennent et le sens profond de son action à l'échelle régionale et internationale. Il faut créer la conscience des responsabilités individuelles et collectives. L'éducation - en particulier l'enseignement de l'histoire et des droits de l'homme ainsi que l'éducation civique - est au c_ur de cette prise de conscience. C'est ce à quoi l'UNESCO se consacre sans relâche.

La réflexion récemment développée par l'UNESCO, en collaboration avec onze Etats d'Europe du Sud-Ouest, sur l'imbrication des cultures et la lutte contre les stéréotypes dans les manuels d'histoire diffusés dans ces régions ainsi que le projet d'éducation à la citoyenneté qu'elle vient d'élaborer avec le gouvernement français sont des exemples de cet effort de construction d'une conscience citoyenne.

Après avoir été le chef de file de la célébration de l'année internationale de la culture de la paix, en l'an 2000, l'UNESCO se voit confier une autre responsabilité importante : la conduite de la décennie internationale de culture de paix et de non-violence pour les enfants du monde, qui s'ouvre en 2001.

Les coïncidences du calendrier font que l'année 2001 a également été proclamée « année des Nations Unies pour le dialogue entre les civilisations ». C'est en effet une conviction profonde partagée par les Nations Unies dans leur ensemble que la défense de la paix se construit dans l'esprit des hommes.

L'UNESCO ne ménagera aucun effort pour poursuivre sa mission préventive qui compte parmi les plus vastes, mais aussi les plus ingrates, tant sont encore nombreuses les preuves de son insuffisance.

L'esprit des hommes est au premier chef le siège de la liberté et de la conscience. Il nous appartient à tous, collectivement, de lui donner ses chances.

(Applaudissements)

M. Yves Lacoste : Je vous remercie, Monsieur le Directeur général de l'UNESCO, de nous avoir rappelé l'importance de l'effort d'éducation à la paix et à la citoyenneté.

En attendant l'arrivée de M. Alain Richard, j'invite ceux d'entre vous qui le souhaitent à poser des questions.

Un invité : Ma question, qui s'adresse à M. Bernard Kouchner, est la suivante : comment coordonner sur le terrain et au niveau du siège les efforts de toutes les organisations internationales concernées par les différentes dimensions d'un conflit ?

M. Bernard Kouchner : La vraie réponse, dans la mesure où les droits de l'homme s'imposent dans le champ international, est la prévention.

Bien que cela nous éloigne un peu de votre question, on pourrait aussi parler de responsabilités en matière de prévention sur les différents continents et de la coordination de ces responsabilités.

Pour répondre très précisément à votre question, je crois que l'idéal en matière d'opérations de paix, qu'il s'agisse de maintien ou d'imposition de la paix, serait une solution régionale.

Nous n'en sommes pas là. Il y a eu de bons exemples en Afrique, quelques exemples en Asie et des progrès ont été accomplis en Amérique latine. Les réponses - et M. Jean-Marie Guéhenno pourrait le dire mieux que moi - trop tardives, sont organisées, centralisées et coordonnées par les Nations Unies. J'insiste sur le rôle essentiel et nécessaire des Nations Unies même si, au Kosovo, les actions se sont déroulées dans le cadre de l'OTAN, puis avec les Nations Unies.

Dans ces conditions, les Nations Unies vont avoir, de plus en plus, à travailler, à envisager et même à préparer les interventions avec d'autres partenaires dont j'ai cité quelques-uns et qui, au Kosovo étaient extrêmement nombreux.

Leur culture, leurs traditions, leur manière de travailler, y compris leur direction opposent souvent ces organisations et il convient de dépasser toutes ces différences. C'est une difficulté supplémentaire mais nécessaire et si nous relisons bien le rapport Brahimi, nous pouvons mesurer combien la préparation, même pour ces opérations tardives, est essentielle.

Je vais vous en donner un exemple : il y avait, dans la police du Kosovo, souvent cinquante trois nations, parfois cinquante et une, parfois cinquante cinq. Envisager de maintenir le début d'un ordre public, dans une période qui était, non pas la fin du conflit, mais son prolongement par d'autres moyens, s'avérait extrêmement difficile. Il faut bien comprendre que coordonner l'action de cinquante trois nations qui ne se sont jamais rencontrées, qui ont des cultures et des traditions légales différentes, y compris en matière d'intervention de la police, est redoutablement compliqué. Pour cela, il faut fonctionner comme le font les militaires. La culture des militaires a d'ailleurs également changé et je me réjouis des opérations internationales qu'ils ont menées comme je me réjouis de cette culture véritablement nouvelle qui prévaut dans les armées.

Je crois qu'il faut faire de même avec les forces de police. Il faut que ces forces de police - comme on commence à l'envisager enfin en Europe - se rencontrent, qu'elles s'entraînent ensemble, qu'elles aient une culture commune. C'est une évolution qui se fera selon des modalités qui doivent être discutées et qui exigera un travail qui peut porter sur plusieurs années.

Cette remarque se vérifie également dans le système judiciaire.

Nous avons, avec M. Brahimi et nos amis des Nations Unies, tenu un séminaire près de New-York pour tirer des leçons des opérations conduites au Kosovo et à Timor. Nous sommes arrivés à des notions encore très imprécises, mais, venus dans un pays pour rétablir la paix et confrontés à des désordres civils, à des crimes, à des assassinats, à des actes mafieux et autres, nous avons réalisé qu'il fallait un dispositif établi au préalable avec nos partenaires.

Sans un tel dispositif nous ne réussirons jamais.

J'ajouterai que, d'une certaine manière, il faudrait des espèces de « kits de justice et d'ordre » prévus d'avance, répondant à des consignes très précises et pour une période très limitée.

Cette démarche - pardonnez-moi de le dire, M. Malone - témoigne des progrès du droit d'ingérence qui n'est pas, loin s'en faut, un concept creux.

Non seulement les choses progressent, mais elles continueront de progresser et nous saurons d'avance, pour une période très précise, comment nous agirons avec nos partenaires de la communauté internationale pour tenter d'établir un semblant ou un début d'ordre.

S'il n'y a pas de préparation et qu'entre l'OSCE, le Conseil de l'Europe, les juges envoyés par les nations, il n'y a pas de formation commune et de définition juridique préalable très claire des tâches et des conditions dans lesquelles elles sont exercées, la mission s'en trouvera compliquée.

M. Yves Lacoste : La parole est à M. Kellenberger qui veut ajouter quelques mots.

M. Jakob Kellenberger : Je voulais simplement dire que l'exigence de coordination est tout-à-fait essentielle, mais que, pour qu'une coordination soit efficace, il faut que chaque acteur ait le courage de bien définir sa responsabilité clé, sa compétence clé, non pas sur la base de ses ambitions, mais sur la base de ses expériences concrètes, de manière à faire apparaître les zones grises sur lesquelles il convient de concentrer les efforts.

M. Yves Lacoste : Une question écrite a été posée à M. David Malone qui va nous la résumer avant d'y répondre.

M. David Malone : La question a été posée par M. Pierre Hériaud, député de Loire-Atlantique, qui fait valoir que la volonté est d'ordre politique, mais que la capacité relève de l'ordre des moyens. Il demande quel serait l'avenir de l'ONU si l'une et l'autre venaient à lui manquer.

C'est une bonne question parce qu'il est vrai que, dans une certaine mesure, la volonté et les moyens font défaut à l'Organisation.

Evidemment, l'ONU est le reflet de ce que nous sommes, le miroir de nos différentes capitales comme je l'ai dit précédemment.

En ce moment, nous avons un Secrétaire général tout à fait remarquable en la personne de M. Kofi Annan qui s'efforce en permanence de susciter l'action humanitaire, de promouvoir le respect des droits de la personne tandis que d'autres acteurs, dont M. Kouchner, sur le terrain, avec des moyens finalement souvent limités, parviennent à mener à bien une action internationale. Pour autant, il n'existe pas de concept clair de l'action future des Nations Unies.

Une certaine idée américaine prévaudra peut-être, celle du partage des responsabilités. Elle voudrait que les Etats-Unis se tiennent en réserve pour les très grandes interventions nécessaires pour le bien de la communauté internationale, les autres interventions relevant, quant à elles, de la responsabilité d'autres puissances : dans l'esprit américain les puissances européennes, le Canada ou l'Australie notamment.

La nouvelle administration américaine est si récente que nous ne savons pas encore comment évoluera sa réflexion, mais il n'en demeure pas moins certain que les progrès de la construction européenne dans le domaine de la sécurité, qui semblent s'accélérer aujourd'hui, sont porteurs d'espoir pour les Nations Unies.

En effet, ces progrès laissent entrevoir une capacité d'intervention avec des moyens importants qui ne sera pas contrecarrée par un désir américain de se tenir à l'écart : non que les Etats-Unis cherchent à empêcher l'intervention internationale dans tel ou tel conflit, mais, tout simplement, ils ne veulent pas y participer eux-mêmes.

En conséquence, cette construction européenne pourrait soutenir très fortement les Nations Unies dans l'avenir. J'espère que les gouvernements européens et les autres gouvernements qui y sont impliqués continueront à y associer des pays comme le Canada, la Norvège, l'Australie qui ont toujours soutenu l'action internationale. Ces pays pourront ainsi, eux aussi, de concert avec les Européens, et en partenariat avec des pays en développement tels que l'Inde, le Pakistan, la Jordanie et d'autres qui apportent aujourd'hui l'essentiel des troupes, agir sur le terrain.

M. Yves Lacoste : Nous en arrivons à une question qui a été posée à M. Jean-Marie Guéhenno.

M. Jean-Marie Guéhenno : C'est une question de M. André Vauchez, Député du Jura, qui a trait à la contribution que peut apporter l'Europe de la défense aux Nations Unies.

Il s'agit évidemment d'une contribution qui pourra être essentielle. Je crois que la possibilité d'avoir des troupes soutenues de façon très efficace sur le plan logistique, et donc susceptibles d'être rapidement déployées, est très importante pour la réussite des opérations de maintien de la paix. En effet, plus long est le déploiement et plus il est difficile de réussir. En matière de prévention, notamment quand la tension monte, la rapidité du déploiement est un facteur essentiel.

J'ajouterai que la question de la police est au moins aussi importante. M. Bernard Kouchner a souligné la difficulté qu'il pouvait y avoir à déployer des polices avec des fonctions exécutives, comme cela a été le cas au Kosovo ou à Timor, quand elles sont composées de policiers venus d'un très grand nombre d'Etats membres avec des traditions différentes et sans aucune cohésion.

Une force de police de quelques milliers d'hommes, cohérente et entraînée conjointement par les Etats européens serait évidemment une contribution majeure.

Je crois aussi que l'idée, pour les Européens, d'apporter une contribution au maintien de la paix est un projet susceptible de les rassembler.

Nos pays d'Europe ont des traditions politiques différentes. Les uns appartiennent à l'OTAN, les autres non : le maintien de la paix est un élément fédérateur qui peut susciter une volonté politique - et c'est le dernier point sur lequel je voudrais insister et dont M. David Malone vient de parler. C'est, en fin de compte, ce qui sera décisif car si nous disposons de moyens magnifiques sans un soutien politique à l'échelle européenne pour les déployer, il n'y aura pas de contribution.

Ma réponse à la question de la contribution de l'Europe de la défense est donc la suivante : oui, elle peut être une contribution essentielle à condition qu'elle aide à développer en Europe une volonté politique d'engagement et de solidarité en vue du maintien de la paix, cette solidarité qui, parfois, fait défaut, ainsi que le soulignait M. David Malone.

M. Yves Lacoste : La parole est à M. Matsuura.

M. Koïchiro Matsuura : La question qui m'a été adressée est la suivante : l'ONU et l'UNESCO doivent-elles créer une agence en vue de préserver et de reconstruire l'administration des pays en crise comme, par exemple, l'Afghanistan ?

Je répondrai qu'il existe déjà de nombreuses agences dans le système des Nations Unies, la question majeure étant de savoir comment leur donner les moyens d'intervenir de manière efficace.

En ce qui la concerne, l'UNESCO ne peut pas être utile dans les pays en crise ou en conflit. En revanche, elle est très utile pour prévenir les conflits. Elle pourrait aussi jouer un rôle dans la période suivant la résolution du conflit.

Par exemple, au Timor oriental, l'ONU a créé, pour gouverner le pays à titre provisoire, un système auquel participent l'ensemble de ses agences, et en particulier l'UNESCO dans les domaines qui relèvent de sa compétence. Si l'ONU créait un système comparable pour l'Afghanistan, il ne fait pas de doute que l'UNESCO y participerait, notamment dans le domaine de la préservation du patrimoine culturel.

M. Yves Lacoste : Je vous propose d'entendre maintenant M. Alain Richard.

M. Alain Richard, Ministre de la Défense : Mesdames et Messieurs, je voudrais d'abord rendre hommage aux organisateurs de ce colloque pour avoir retenu cette proposition de débat à un moment très judicieux puisque c'est celui où les Etats membres de l'Organisation des Nations Unies ont pris conscience de l'urgence et de la nécessité de réformer les modalités du maintien de la paix - M. l'Ambassadeur Brahimi est juste devant moi pour personnifier cette intention - et où la réalisation des capacités opérationnelles de l'Union européenne nous permet d'envisager un partenariat renforcé avec une Organisation des Nations Unies réorganisée.

Ces deux moments clés se situent dans une période de bouleversements assez profonds de l'environnement international et des types de conflits que nous connaissons. Si l'on fait le bilan de la décennie passée, la communauté internationale, et d'abord sa représentation légitime qui est l'ONU, a dû gérer une grande diversité de crises et de conflits.

Ces conflits s'accompagnent d'une multiplicité de formes de violence et d'oppression, qui en sont quand même, à la fois du point de vue politique et éthique, et du point de vue de la perception qu'en ont nos opinions publiques, le noyau. Les crises dans lesquelles personne n'est tué ont forcément une dimension très différente de celles qui se traduisent par un déferlement de violence sur des populations innocentes.

Ces crises traduisent aussi d'autres phénomènes d'atteintes aux droits individuels, de criminalisation du politique. Ces actions d'atteintes armées sont parfois menées avec des moyens sophistiqués, mais bien plus souvent avec des armes rudimentaires et face à des conflits intra-étatiques aux causes multiples, les réponses à apporter ont dû logiquement et nécessairement évoluer dans leur nature.

Il a fallu apporter des solutions forcément multiples à des crises complexes, c'est-à-dire des solutions allant au-delà de la maîtrise militaire.

Sur ce point, je voudrais faire une réserve car il faut éviter de basculer d'une vérité simpliste à une autre : lorsque, dans une crise, émane, d'un côté ou de plusieurs côtés, une volonté de dominer et de conquérir par les armes, la capacité de maîtrise militaire mise en _uvre par la communauté internationale doit, elle-même, être incontestable. Si, au nom du caractère multiforme des crises, on décide, dès le départ, de fragiliser et de décrédibiliser la réponse militaire, loin d'améliorer la capacité réelle de réponse aux crises, on la réduit.

C'est donc vers une prise en compte globale des crises qu'il faut tendre ainsi que vers la mise en _uvre de solutions spécifiques, adaptées aux situations de terrain. Cela signifie, en particulier, qu'il faut prendre soin d'assurer la continuité de la gestion de crise, comprenant la prévention des conflits, le règlement pacifique des différends, le rétablissement et le maintien de la paix, toute une phase de consolidation de la paix et la reconstruction après les conflits.

Une telle démarche, que je résume évidemment de façon très simplificatrice, n'a malheureusement pas toujours été accompagnée des moyens adaptés - nous le constatons en faisant le bilan des dernières années - et cela, bien sûr, a fragilisé les résultats. L'action de l'ONU a été couronnée de succès lorsqu'il s'est agi de démanteler l'apartheid en Afrique du Sud, de mettre fin aux guerres civiles au Mozambique et en Amérique centrale, de mettre fin à la guerre entre l'Iran et l'Irak et d'aider à la reconstruction au Cambodge.

Le bilan de l'ONU est également positif pour ce qui concerne la mise sur pied d'une administration civile au Timor oriental et au Kosovo. Mais l'action de l'ONU a été semée d'obstacles et de contradictions, en particulier dans le règlement de guerres civiles aux déterminants identitaires, ethniques et religieux comme celles de l'ex-Yougoslavie, de Somalie, du Liberia, de la Sierra Leone, de l'Afrique des Grands Lacs.

Nous pouvons également constater que l'ONU a été plus efficace quand elle a réussi à coordonner, dans un projet de résolution d'un conflit, d'autres acteurs régionaux ou non gouvernementaux et à user au mieux de son pouvoir de médiation.

C'est ce qui me fait souligner l'apport important, que représente l'action des organisations régionales aux côtés de l'ONU.

Notre pays a été, vous le savez, dès l'origine, de ceux qui jugeaient primordiale l'action des Nations Unies dans le monde, face aux crises. Nous reconnaissons le rôle essentiel de l'ONU et logiquement nous soutenons son processus de réforme visant à accroître son efficacité.

Nous avons défendu, dès qu'il a été élaboré, le rapport Brahimi et ses recommandations dont la mise en _uvre permettra, à notre avis, une plus grande responsabilisation des Etats contributeurs et une meilleure maîtrise des situations par l'organisation internationale.

Cette réforme, nous souhaitons qu'elle s'étende aux méthodes de préparation des décisions du Conseil de sécurité, en particulier pour ce qui concerne l'élaboration des mandats qui sont le socle, le point d'appui juridique qui permet ensuite la conduite d'une action. Je crois qu'il faut se réjouir des démarches conduisant à un meilleur échange de vues entre les membres du Conseil de sécurité et les pays contributeurs de forces armées.

Les mandats adoptés doivent permettre de choisir, sur le terrain, le bon niveau d'utilisation de la force pour accomplir la mission prescrite tout en veillant à la sécurité des unités qui, elle-même, comme beaucoup le savent ici, est un élément clé de la détermination ultérieure des nations à contribuer en forces.

A mon sens, il faut donc privilégier l'emploi du chapitre VII pour tout engagement de forces face à un ou des belligérants dans un conflit armé. C'est à cette condition que sera empêché tout détournement des forces de la paix.

L'engagement de la France est très substantiel en faveur du maintien de la paix, au sens large.

En effet, elle a près de 9 000 hommes engagés dans des opérations de l'ONU ou sous mandat de l'ONU. La France est présente aujourd'hui, et cela a été le cas, quasiment pendant toutes les dernières années dans plus de dix opérations de paix différentes. Elle a également une capacité d'action rapide structurée qu'elle peut aisément mettre à la disposition de l'ONU. Elle l'a déjà fait, en Bosnie, il y a quelques années.

Les Etats membres de l'Union européenne qui sont engagés dans un projet de politique commune de défense, souhaitent pouvoir aider l'ONU à se réformer. La France appuie pleinement dans cette perspective le travail entrepris par nos amis de la présidence suédoise de l'Union sur la coopération de l'Union européenne avec l'ONU.

Nous avons les moyens d'apporter des réponses communes aux questions du rapport Brahimi, par exemple, dans le domaine de la formation et de la planification.

Mais, bien plus, les Etats membres de l'Union européenne souhaitent aider effectivement l'ONU à maintenir la paix, car le développement de la politique européenne commune de sécurité et de défense ne concerne pas uniquement le continent européen.

Si l'Union européenne s'intéresse d'abord à la sécurité de son continent et à la stabilité des régions qui lui sont voisines, elle pourra mettre ses capacités au service de la communauté internationale et cela figure, vous le savez, dans la description des missions communes européennes adoptées à Petersberg, il y a quelques années et qui constituent la charte de notre projet sur la défense européenne.

Le Premier ministre, Lionel Jospin, indiquait, le 22 septembre dernier, devant l'IHEDN que : « La sécurité internationale gagnerait à ce que l'Union européenne puisse s'impliquer hors d'Europe, en soutien d'actions engagées sous l'autorité de l'ONU. Les Quinze pourraient à cette fin contribuer au renforcement des capacités de l'ONU en matière de planification, de mise en place et de conduite des opérations de maintien de la paix ».

Nous avions organisé - certains d'entre vous y assistaient - un séminaire de travail entre les principaux représentants ministériels de nos quinze pays, dans cette même salle au tout début de la présidence française, le 1er ou le 2 juillet 2000, et j'avais été personnellement frappé de la grande convergence d'opinion des représentants de tous les gouvernements sur la responsabilité particulière que pouvait avoir l'Union, dans ce nouveau contexte, avec ses nouvelles capacités, pour améliorer les moyens mis au service de l'ONU.

Je considère donc qu'il s'agit d'un projet d'avenir.

L'Union européenne pourra fournir des instruments de gestion des crises hors d'Europe, capables de prendre en compte la globalité politique de toute opération. Elle pourra aider l'ONU à préparer et à mener certaines opérations dans les régions du monde où nous considérerons ensemble qu'il est nécessaire d'intervenir.

Je citerai, pour exemple, le fait qu'il y a un an et demi, alors que nous étions, les uns et les autres, très engagés dans la mise en _uvre de la résolution 1244 au Kosovo, sept pays européens ont choisi de participer à l'opération du Timor oriental, pays évidemment très éloigné, et où ils n'avaient pas d'intérêts stratégiques directs, afin de démontrer que leur engagement en faveur de l'ONU n'était pas simplement régional.

La priorité pour l'ONU, Mesdames et Messieurs, doit être aujourd'hui de réformer sa pratique du maintien de la paix pour la rendre mieux adaptée aux conditions du terrain et à la nature exigeante des conflits à résoudre.

La coopération entre l'Union européenne et l'ONU permettra d'améliorer encore le dispositif de gestion de crise qui ne doit, bien entendu, exclure ni l'OSCE, ni l'Alliance atlantique, ni les organisations régionales non européennes. La période actuelle permet, selon nous, un engagement des Européens dont nous pensons qu'il sera utile aux Nations Unies et également à la conscience qu'auront les citoyens européens des nouvelles générations de leurs responsabilités.

(Applaudissements)

M. Yves Lacoste : Je vais me permettre de reprendre une question, et de la poser à M. Alain Richard qui, je pense, est le mieux à même d'y répondre.

Premièrement, n'est-on pas en train d'oublier qu'il faudra, dans certains cas rétablir la paix ?

Deuxièmement, est-il possible ou acceptable d'éliminer des modes d'action militaire à hautes technologies lors d'intervention en faveur de la paix ?

M. Alain Richard : Concernant le premier volet de la question, mon intervention indique bien quel est notre état d'esprit. C'est un risque sérieux sur le plan politique, notamment pour les pays du Nord, de détourner notre attention et notre volonté des situations de crise les plus violentes.

Nous avons des opinions publiques exigeantes, nous avons un cercle de débats, d'abord naturellement parlementaire, ensuite médiatique, qui nous conduit à prendre en compte un grand nombre d'observations, et d'observations souvent critiques, à l'égard de l'emploi de la force avec tout ce qu'il comporte de violence dans les opérations de rétablissement de la paix.

Lorsque nous avons à l'esprit un certain nombre de controverses qui se sont élevées, au cours des toutes dernières années dans nos démocraties, à propos des actions menées au Rwanda, en Somalie, en Bosnie-Herzégovine, le minimum d'honnêteté intellectuelle oblige à se poser la question de l'avantage que présente, pour toute autorité démocratique, le choix de l'inaction.

Les pays dont les gouvernements ont choisi de ne contribuer en aucune façon à ces opérations difficiles ont, quand on raisonne pragmatiquement et froidement, échappé à toute controverse nationale.

En conséquence, tout décideur politique qui vit en démocratie, qui vit avec le droit de critique et le droit d'interpellation naturel de tous ceux qui participent au débat public, a cette pondération à l'esprit et il se dit que, si l'engagement est décidé dans une situation de crise difficile, il doit en assumer le risque et cela, non seulement pour la durée du feu de l'action, mais pour le reste de sa vie politique.

Il faut donc que, dans des cercles comme celui-ci, nous menions une réflexion froide sur le sujet. Le moins que nous devions faire, comme je m'y efforce à l'instant, est de démontrer qu'en se plaçant sur le plan éthique, il y a une différence qualitative entre ceux qui « y vont » dans le respect d'un engagement international, avec la volonté de faire prévaloir un minimum de légitimité et d'équité dans les rapports internationaux en assumant tous les risques, et ceux qui « n'y vont pas ».

La ligne politique que j'ai suivie depuis que j'exerce mes fonctions suppose de veiller en permanence à ne pas laisser la liberté de critique à l'encontre des pompiers devenir la suprématie intellectuelle absolue des pyromanes.

(Applaudissements)

La réponse au second volet de la question s'inscrit un peu dans la même logique. Naturellement, on doit choisir les modes d'action proportionnés et adaptés au conflit. Ceux qui emploient la force au nom de la communauté internationale sont, naturellement, tenus par l'ensemble des règles internationales qui s'appliquent à l'usage de la force, par l'ensemble des conventions sur les lois de la guerre.

Nous savons d'avance que dans huit cas sur dix, certains des belligérants qui se trouveront en face, qu'il s'agisse de forces nationales, ce qui est le cas le moins fréquent, ou de forces d'une autre nature, ne se jugeront pas tenus par ces lois.

C'est en ayant cette réalité à l'esprit qu'il faut, y compris du point de vue de l'efficacité de l'action internationale, juger le développement récent des capacités juridictionnelles de la communauté internationale.

Au moins, lorsqu'il existe un tribunal international et que les Etats parties l'ont jugé compétent, les auteurs des plus graves attaques dites « asymétriques », c'est-à-dire des plus graves violations du droit de la guerre, courent un risque et un risque de responsabilité personnelle.

Il est vrai - et c'est un débat que nous avons eu à plusieurs reprises entre responsables de la défense de différents pays - que l'irruption, au cours même d'une crise, d'une menace d'inculpation d'un dirigeant adverse par un tribunal international peut nous priver d'un moyen de négociation, mais cette possibilité commence à exercer un effet de dissuasion sur les passages à la violence extrême et fera, je crois, réfléchir un certain nombre de chefs de bandes et de dirigeants politiques accoutumés à l'agression armée.

Pour en revenir à la question de l'emploi des armes, nous devons, bien sûr, respecter la légalité internationale et nous en tenir là, ce qui revient à dire qu'une arme qui n'est pas prohibée par la loi internationale est une arme d'usage licite.

Si nous commençons, au gré de certains épisodes, à chercher à établir des prohibitions instantanées et impressionnistes d'armes appartenant à la panoplie existante, ce n'est nullement une démarche humaniste : cela signifie simplement que nous donnons momentanément, selon les situations, une prééminence à d'autres armes.

Si on décide de se priver d'une arme antichar - puisque j'imagine que la question avait quelque relation avec ce type d'armement - cela signifie, soit que l'on donne des moyens d'efficacité accrus aux autres armes antichars, soit que l'on donne une capacité opérationnelle accrue aux chars et à ceux qui les dirigent.

Tels sont les termes dans lesquels j'estime qu'il faut maîtriser ce débat. Ils traduisent simplement le fait que l'exercice d'une responsabilité internationale dans une situation de crise suppose d'être déterminé à résister à un certain nombre de controverses momentanées dont on peut vérifier, en les étudiant avec un ou deux ans, parfois même un mois, de recul, qu'une partie de leur fondement était fragile.

M. Yves Lacoste : La parole est à M. le Président Quilès, pour répondre à la question qui vient de lui être transmise.

M. Paul Quilès : Il s'agit d'une question d'ordre organisationnel, mais il était normal qu'elle soit posée. Son auteur demande pourquoi il n'y a pas de responsables des pays en voie de développement invités à ce colloque.

L'organisation d'un tel colloque n'est pas une chose simple. Des invitations sont lancées ; certains y répondent positivement, d'autres ne le font pas. Nous avions invité M. Solana, le Président Mandela : tout le monde n'a pas pu répondre, mais je vous signale que ce sont environ 650 personnes qui, au cours de ces deux journées, participeront à nos débats et que, parmi elles, on compte une soixantaine d'ambassadeurs en poste à Paris, dont de nombreux ambassadeurs de pays en voie de développement.

Comme vous avez pu le constater, nous avons souhaité que les interventions, ainsi que l'a rappelé M. Lacoste, soient réduites dans le temps pour permettre un plus large échange avec la salle. Par conséquent, les représentants de pays en voie de développement qui sont nombreux dans cette salle peuvent évidemment intervenir.

Si au nombre des pays en voie de développement, on pense à l'Afrique, par exemple, je tiens à vous souligner que vont également intervenir M. Ould-Abdallah, M. Ahmed Salim, M. Brahimi, M. Boutros-Ghali.

Bref, l'Afrique en tant que continent n'a pas été oubliée et, au-delà des personnes, je crois que la problématique que peuvent poser les pays en voie de développement sur cette question de la guerre et de la paix n'a pas été et ne sera pas oubliée au cours des tables rondes restantes. Je pense, notamment à la grave question, qui va venir en discussion, de la souveraineté qui peut être considérée comme un frein à l'évolution de l'ONU.

On pense, quand on parle de souveraineté, aux grands pays, aux cinq pays qui disposent du droit de veto, mais il convient aussi de ne pas oublier tous les pays en voie de développement qui, peut-être encore plus que les grands pays, sont attachés à leur souveraineté. Là où le problème prend toute son acuité, c'est que c'est, en général, dans ces pays-là que naissent les plus graves conflits.

On m'a posé une question, je vous en renvoie une autre.

M. Yves Lacoste : Deux questions ont été transmises à M. Jakob Kellenberger. Je vais lui demander de bien vouloir y répondre après en avoir rappelé brièvement la teneur.

M. Jakob Kellenberger : La première question porte sur l'élaboration de codes de conduite pour mieux réglementer l'exportation des armes légères.

Ce point appelle de ma part un petit commentaire : il est très facile aujourd'hui d'accéder aux armes légères de petit calibre mais aussi aux autres armes et il s'agit là d'un des facteurs majeurs d'entretien des conflits armés.

Je pense que ce serait une bonne mesure de diplomatie et d'action préventive que de mieux réglementer l'exportation des armes légères, notamment dans les zones de conflit. Je dois d'ailleurs dire que, lorsque j'ai accédé à la présidence du CICR, l'une de mes premières actions a été, pour progresser sur ce sujet, de prendre contact avec la présidence de l'OSCE dont certains des pays membres figurent parmi les plus gros exportateurs.

Aujourd'hui, je ne suis pas en mesure de dire quand pourra être adopté un code de conduite des Nations Unies dont il faut reconnaître qu'il serait contraignant à moyen terme. Il reste encore du chemin à parcourir avant d'en arriver là, mais je pense que l'on peut dire, et c'est un point positif, que la conscience des milieux politiques, qui est un facteur majeur pour l'amélioration du contrôle des exportations, s'est nettement développée et j'en veux pour preuve les premiers résultats de l'action que nous avons conduite auprès de l'OSCE, l'année dernière.

J'aimerais ajouter que rendre plus difficile l'accès aux armes légères ne passe pas seulement par la réglementation. Il y a en effet, aujourd'hui, d'énormes surplus d'armes et il appartient aux politiques de savoir comment et sous quels délais procéder à leur élimination.

La seconde question porte sur l'interprétation de la Charte des Nations Unies compte tenu des Conventions de Genève. Elle est libellée de la façon suivante : « l'obligation de respecter et de faire respecter les Conventions de Genève peut-elle justifier l'utilisation de la force armée, notamment par l'ONU ? »

Avant de répondre à la question, vous me permettrez de relire l'article premier des quatre Conventions de Genève que j'ai cité précédemment : « Les hautes parties contractantes s'engagent à respecter et à faire respecter la présente Convention en toutes circonstances ».

Le fond de la question consiste à savoir si l'intervention armée est admise parmi les mesures destinées à faire respecter la Convention.

Là, je dois dire qu'il est très clair que le droit humanitaire ne se prononce pas sur les mesures qui sont, ou ne sont pas admises pour faire respecter les conventions en toutes circonstances.

C'est un aspect qui est réglé par la Charte des Nations Unies dans ses chapitres VII et VIII.

De toute façon, je pense qu'il y existe, pour assurer un meilleur respect du droit humanitaire, bien d'autres modes d'intervention à la disposition des Etats que l'intervention militaire, mais je ne pense pas, non plus, qu'on puisse l'exclure dans des cas graves et extrêmes.

M. Yves Lacoste : Trois questions s'adressent plus spécifiquement à M. Jean-Marie Guéhenno, à qui je donne la parole.

M. Jean-Marie Guéhenno : La première question vient de M. Denis Vienot, Président de Caritas. Il me demande pendant combien de temps les sanctions de l'ONU contre l'Irak, qui ont les effets d'une guerre sur la population civile, vont encore être appliquées.

Je ne suis pas vraiment à même de répondre à cette question. Ce que je peux dire, c'est qu'une réflexion est menée actuellement sur l'efficacité des sanctions, notamment parmi ceux qui en décident, c'est-à-dire les membres du Conseil de sécurité. Cette réflexion conduira, je crois, à des évolutions. Cela étant, les décisions relèvent du Conseil de sécurité auquel je ne peux pas me substituer pour répondre.

La deuxième question porte sur le droit d'usage de la force et la légitime défense dans les opérations de maintien de la paix.

Le sujet des interventions dans le cadre du chapitre VII de la Charte des Nations Unies a déjà été évoqué sous un autre angle par le Ministre de la Défense et M. Bernard Kouchner et je ne vais pas répondre à cette partie de la question.

Je crois qu'au-delà du problème de politique générale, se pose le problème opérationnel du respect que doit inspirer une opération de maintien de la paix pour être efficace.

Il fut un temps où il suffisait de porter un casque bleu pour être à l'abri de toute menace. Aujourd'hui, il est clair, et les expériences tragiques que nous avons vécues en Yougoslavie d'abord et en d'autres situations ensuite l'illustrent, que le symbole du casque bleu se révèle insuffisant en maintes situations.

Par conséquent, le maintien de la paix doit se faire respecter, y compris sur le plan purement militaire, ce qui ne veut pas dire que les troupes chargées du maintien de la paix doivent se transformer en troupes de combat livrant des opérations de guerre : il s'agit de tout autre chose. Le Conseil de sécurité peut autoriser une opération de guerre comme il l'a fait dans certaines circonstances, mais sans que cela concerne les troupes de maintien de la paix.

En revanche, dans une opération de maintien de la paix, il est indispensable d'avoir ce que l'on appelle « des règles d'engagement » robustes, autrement dit des règles qui permettent aux soldats chargés du maintien de la paix déployés dans des conditions difficiles, d'avoir les moyens de se défendre, de réagir avant de se trouver dans une situation impossible où ils risqueraient d'être pris en otages, sachant qu'à travers eux c'est l'Organisation des Nations Unies qui serait ainsi humiliée.

Aujourd'hui, au Secrétariat des Nations Unies, avec notamment le Conseiller militaire et ses collaborateurs, nous regardons de très près les règles d'engagement qui sont décidées, opération par opération, de façon à ce que les soldats des Nations Unies ne soient pas exposés à des dangers inutiles.

Tout à l'heure, nous avons évoqué la question du risque et je ne voudrais pas être mal compris sur ce point : je crois, bien entendu, qu'il faut trouver un équilibre délicat entre la nécessaire protection des soldats et une inévitable prise de risques. C'est un équilibre difficile à trouver.

Les règles d'engagement sont un des éléments qui limitent le risque et permettent aux soldats déployés dans des zones de crise de se défendre, d'agir de façon efficace. Nous voyons aujourd'hui, au Timor oriental par exemple, que les forces de maintien de la paix, confrontées à des situations difficiles, face à des milices agissant sur un terrain aussi complexe que la jungle, agissent efficacement et sont pratiquement parvenues à assurer une sécurité immédiate grâce à une présence solide et énergique.

Une troisième question porte sur la participation des pays en voie de développement aux opérations de maintien de la paix.

A vrai dire, aujourd'hui les pays en voie de développement se taillent la part du lion en la matière. Il suffit pour s'en convaincre de penser à la contribution de pays comme le Bangladesh, l'Inde, la Jordanie, le Nigeria, le Pakistan ou d'autres encore.

Comme je le disais tout à l'heure, huit des dix premiers contributeurs de troupes sont des pays en développement. S'il y a quelque chose à augmenter, c'est la participation des pays industrialisés d'une part et d'autre part, la collaboration entre les pays industrialisés qui disposent d'armées très bien équipées, à l'entraînement sophistiqué, et les pays en développement de façon à ce que les premiers fournissent des équipements et qu'ils s'entraînent ensemble pour aboutir à un véritable partenariat.

Les Nations Unies accueillent très favorablement tous les projets qui se développent actuellement avec un certain nombre de pays industrialisés, notamment la France, la Grande-Bretagne et les Etats-Unis, et qui tendent à entraîner et éventuellement à équiper des troupes de pays en développement. Nous avons reçu, par exemple, des équipements venus de l'Ukraine pour permettre à des troupes africaines de se déployer efficacement. Ce genre de partenariats doit être encouragé sachant que, parallèlement, il faut faire plus et qu'une solidarité sur le terrain est indispensable pour qu'au-delà de l'entraînement, dans la fraternité d'une opération de maintien de la paix, des liens se tissent entre les pays qui y participent.

M. Yves Lacoste : La parole est à M. Bernard Kouchner pour répondre aux multiples questions qui lui ont été posées.

M. Bernard Kouchner : On m'a demandé si l'implication des militaires dans les actions civilo-militaires de reconstruction des conflits ne va pas à l'encontre de leur fonction première.

Pour être très rapide, et sans doute trop sommaire, je répondrai par la négative. Il va de soi que la fonction première d'un militaire est d'assurer la sécurité, celle des populations et la sienne. Pour autant, je ne vois pas là de contradiction, n'étant pas de ceux qui pensent que les humanitaires doivent faire de l'humanitaire et que les militaires doivent se réserver le rôle des méchants qui font la guerre.

Je crois que l'évolution des missions des militaires, que j'ai saluée plusieurs fois, va dans un autre sens ; je vais vous en fournir des exemples précis. Ils accomplissent, mal ou très bien je l'ignore, des besognes de police qui ne sont absolument pas de leur ressort et heureusement qu'ils sont là pour s'en charger. Il faudrait même les entraîner pour cela, faute d'entraîner les polices. Il faudrait aussi que les polices se rencontrent ou se parlent comme les armées l'ont fait.

Dans le cas d'un énorme feu de forêt, dois-je attendre que l'on forme des pompiers ou dois-je m'adresser aux militaires ? Heureusement, encore une fois, que les militaires sont là. Lorsqu'il faut construire des camps de réfugiés comme cela a été le cas lors de cette fuite éperdue des Kosovars vers la Macédoine, l'Albanie et le Monténégro, dont vous vous souvenez certainement, dois-je me passer de leur collaboration ? Heureusement que les militaires étaient là pour agir, avant que les humanitaires ne reprennent en main la situation. Heureusement qu'ils étaient là encore, pour la sécurité routière, car nous n'avions pas de dispositifs adaptés alors que le Kosovo avait le triste record de détenir le plus grand nombre d'accidents mortels. Ce sont autant d'opérations où les actions civilo-militaires ont fait la preuve, non seulement de leur efficacité, mais également de leur inventivité.

Tout le monde peut donc travailler ensemble et nous l'avons fait. Au début, ce n'est pas toujours possible en raison des prérogatives de certains professionnels de la charité ou autres : je connais cela, mais je prétends que ce qui compte, ce sont les victimes et qu'il leur appartient de décider. Je ne connais pas de cas de victimes refusant d'être sauvées par des militaires.

Telle est donc ma réponse. Vous m'excuserez d'être un peu brutal, mais je n'ai pas assez de temps pour nuancer mon propos.

On me demande par ailleurs s'il n'y a pas une contradiction entre la notion de souveraineté nationale et la capacité d'intervention de l'ONU.

C'est naturellement un immense problème que je n'aurai pas la prétention de résoudre maintenant.

Pourtant, la codification du droit d'ingérence peut éviter les interventions discriminatoires, même si le principe du double standard, qui permet d'intervenir dans certains endroits et pas dans d'autres, existe toujours. Il est, hélas, encore vrai que nous ne pouvons pas intervenir dans certains pays pour mettre un terme aux exactions, ce qu'ici nous déplorons tous, tout en étant assurés qu'il n'en sera pas toujours ainsi. C'est pourquoi, il faut améliorer la prévention. A un moment donné, il deviendra plus difficile de massacrer des minorités et un Etat qui se respectera et qui sera respecté par les autres, dans ses relations diplomatiques et commerciales, sera un Etat qui ne massacrera plus ses minorités.

En attendant, il est vrai que nous intervenons plus facilement dans certains endroits du monde que dans d'autres : je le regrette, mais, pour autant, serait-il préférable de ne pas intervenir là où nous avons la possibilité de le faire ? C'est un long chemin que celui du progrès et il était inimaginable d'intervenir au Kosovo lorsque j'en avais évoqué l'idée dans les années 1991-1992. Il a fallu attendre huit ou neuf ans pour que ce soit possible, mais les échéances se rapprochent et c'est une évolution qu'il faut prendre en compte même si vous avez raison de souligner qu'il y a encore, en matière d'intervention, deux poids et deux mesures selon qu'il s'agit d'un pays ou d'un autre.

La souveraineté nationale et l'intervention de l'ONU : c'est là un sujet sur lequel travaillent les juristes, les diplomates, un certain nombre d'hommes politiques à travers le monde, mais encore une fois, la notion de souveraineté nationale évolue.

Elle évolue dans un sens positif, non pas pour être bafouée, mais, tout au contraire, pour être davantage respectée. Cette démarche est positive et elle émane des victimes qui la réclament.

Il ne s'agit pas d'une espèce de bris de clôture ou d'activités de pillards. Le droit international est fondé sur la souveraineté nationale et il le demeurera, mais cette notion de souveraineté conçue comme une barrière, comme une sorte de mur à l'abri duquel tout peut se passer n'a plus cours en raison de l'évolution de la société civile vers l'humanitaire, de l'évolution des armées et de l'évolution politique elle-même.

C'est là le progrès considérable que certains attendaient depuis trente ou quarante ans et qui n'est pas fini. Il faudra sans doute encore un siècle pour le laisser pleinement s'accomplir, mais les choses s'accélèrent.

J'ai conscience d'avoir choqué en faisant allusion au rôle des religions. Il est évident que les religions, et les églises surtout, peuvent s'attacher également à la recherche de la paix. Bien sûr et heureusement.

Cependant, négliger l'aspect religieux d'un certain nombre de conflits ne me paraît pas intellectuellement possible parce qu'on est confronté à la réalité sanglante des affrontements liés aux religions. Il va de soi que les hommes de paix se comptent autant dans les églises qu'à côté des églises et que les responsables religieux sont toujours ceux qui appellent à la paix mais vous me permettrez de vous raconter, à ce propos, une petite anecdote survenue à Sarajevo, avant que se déclenche la guerre de Bosnie.

En tant que Ministre de la France, j'avais réuni les représentants des cinq religions, dans le merveilleux théâtre qui a été détruit depuis. Tous ont affirmé qu'ils recherchaient la paix. Or, après le déclenchement des conflits, je les ai de nouveau rencontrés en leur rappelant leurs propos, mais chacun avait regagné son camp et confortait ses adeptes.

Il n'en demeure pas moins que j'ai rencontré plus d'hommes de paix parmi les responsables religieux que chez certains civils. La démarche de paix a été entamée du côté serbe au Kosovo, par un merveilleux représentant de l'église orthodoxe, l'Evêque Artemije, qui a été extrêmement courageux de se détacher de sa communauté et de prendre de l'avance sur elle en acceptant de coopérer avec les organisations internationales et avec l'ONU. Il n'en a d'ailleurs guère été récompensé, puisque, aujourd'hui, tout le monde a oublié sa prise de position.

Concernant le rôle des sociétés pétrolières dans les conflits africains, je me contenterai de dire qu'il s'agit d'un grand rôle. (Sourires).

J'en arrive à la question qui émane du représentant des Verts qui propose d'instaurer demain un impôt sur l'industrie d'armement au service de la prévention. Puisque je pense, en effet, qu'il faut s'attacher à la prévention des conflits, je ne suis pas hostile à cette idée qui ne me paraît pas mauvaise.

Je voulais d'ailleurs souligner à propos de la facilité que vous nous avez rappelée, Monsieur le Président, de se fournir en armes légères et lourdes, qu'il y a aussi des gens qui les fabriquent et qu'il convient de ne pas l'oublier. Il existe toute une industrie de l'armement qui est soumise à une concurrence féroce et celui qui, dans un pays ou un autre, se verra pénalisé des 2 % ou 5 % souhaités par l'auteur de la question, se trouvera dans une situation défavorable par rapport à la loi du marché.

Quoi qu'il en soit, il y a des gens qui fabriquent et vendent les armes de façon peut-être un peu rapide, de sorte que toute démarche de nature à améliorer la réglementation du commerce des armes légères marquerait un progrès considérable qu'il nous faut absolument accomplir.

La dernière question est la suivante : les armes à uranium appauvri doivent-elles être interdites dans le cadre du traité sur l'interdiction des armes chimiques ?

Cette question appelle deux observations.

On peut bien, selon moi, interdire toutes les armes, on en trouvera d'autres.

J'ignore si l'interdiction doit intervenir dans le cadre du traité sur les armes chimiques, mais je suis, en tout cas, certain que tout le monde gagnera, y compris le monde des armées, à ce que la transparence s'installe. Je crois, à partir de mon expérience au Kosovo, que sur les armes, en particulier celles à uranium appauvri, mais pas seulement, trois observations s'imposent.

Premièrement, il faut d'abord écouter les victimes et porter attention aux malades. Même si ces derniers semblent sujets à quelques dérapages psychologiques, il faut écouter les malades et tenter d'établir des liens entre les événements.

Deuxièmement, je crois qu'il faut également être absolument transparent et permettre à des personnes responsables de diligenter un certain nombre d'enquêtes.

Sur l'uranium appauvri, je suis en train de lire un livre qui vient de paraître sous la signature de trois auteurs : il est très intéressant, et si je ne suis pas convaincu pour le moment, je ne demande qu'à l'être, si c'est nécessaire.

En tout cas, au Kosovo, s'est déclarée brutalement, avec une grande part d'irrationalité comme pour toutes les crises de santé publique, cette alarme sur l'uranium appauvri. Une enquête de l'UNEP - United Nations Environnement Programme - avait été diligentée sur place par M. Jean-Marie Guéhenno et j'ai demandé à l'OMS, qui a envoyé des spécialistes, de redoubler d'efforts. Nous avons constaté - encore une fois, je ne tire aucune conclusion et je parle dans un souci de transparence à partir de nombreuses recherches, puisqu'il n'existe pas plus au Kosovo de recensement des cas de cancer que de possibilité de traiter cette maladie - que le nombre des leucémies avait diminué au cours des deux dernières années.

Les chiffres sont sans doute discutables, mais on peut dire qu'il n'y a pas eu de flambée de l'affection dans la population civile.

Nous avons pu également constater que la façon dont les militaires eux-mêmes cherchaient s'il y avait des rayonnements alpha ou de la radioactivité dans le périmètre des 111 zones que nous connaissions était très sérieuse.

Dans ces conditions, il nous était donc possible d'inviter les associations écologistes à venir constater avec nous qu'apparemment il n'y avait pas de danger.

Cette approche est insuffisante et imparfaite et, partisan à la fois de la transparence et du plus grand sérieux dans ces affaires, je considère que ce que l'on a appelé « le syndrome des Balkans » ou « le syndrome du Golfe » mérite certainement une très grande attention en termes de santé publique.

M. Yves Lacoste : La parole est à M. Jakob Kellenberger qui souhaite ajouter quelques réflexions sur le rôle des militaires dans les opérations civiles.

M. Jakob Kellenberger : Je crois que, dans mon intervention déjà, j'ai fortement souligné qu'aujourd'hui, les différents acteurs doivent adopter des attitudes ouvertes de coopération et faire le meilleur usage possible des complémentarités.

Je dois aussi dire, au vu de l'expérience de notre organisation dans les Balkans, que ce soit en Bosnie-Herzégovine ou au Kosovo, que nous avons enregistré de bons résultats au niveau de la coopération civilo-militaire.

Cela étant, je crois qu'il est quand même très important de bien distinguer les activités militaires et civiles, dans la mesure où leurs objectifs fondamentaux restent différents.

Je suis d'accord pour reconnaître avec M. Bernard Kouchner qui le dit mieux que moi, qu'il est sans doute vrai que, dans certains contextes, l'action militaire, en assurant la sécurité et en fournissant même un appui logistique à des organisations humanitaires, a elle-même une dimension humanitaire, mais je distinguerai de cette action l'exécution des tâches humanitaires qui, à mon sens, relève purement des acteurs humanitaires. Pourquoi ? Parce que - et il ne faut pas penser seulement aux Balkans, mais à d'autres conflits que vous connaissez comme celui de Sierra Leone - si l'acteur humanitaire mène une politique qui lui permet d'être vraiment perçu comme indépendant, impartial et neutre, il aura plus de chances d'être accepté comme tel et d'avoir accès à toutes les victimes.

C'est un point qui me paraît très important.

Enfin, je considère qu'il convient aussi d'établir une distinction entre l'activité humanitaire des militaires dans le contexte des catastrophes naturelles et leur activité humanitaire dans le contexte des conflits armés où les difficultés sont beaucoup plus nombreuses.

M. Yves Lacoste : La question suivante est adressée à M. Malone.

M. David Malone : Merci. Cette question m'est posée par le Directeur du bureau du Haut commissaire aux minorités de l'OSCE, ce qui me donne l'occasion de rendre hommage à ce bureau qui a accompli un travail remarquable.

L'auteur de cette question, qui évoque de nouveau le fossé qui existe entre la volonté politique et les moyens dont dispose l'ONU, demande comment il serait possible de le réduire.

En réfléchissant à ce problème qui est évidemment délicat, il m'a semblé qu'un premier progrès consisterait à éviter les solutions factices et faciles. Or, là, malheureusement, nous tombons souvent dans le panneau et j'en veux pour illustration deux exemples précis.

Le premier exemple est celui de l'imposition récente de sanctions supplémentaires contre le régime taliban en Afghanistan.

Il va de soi que je ne soutiens pas ce régime, mais ces mesures nouvelles n'atteindront probablement pas leur objectif - les talibans se sentent très gênés en raison de l'affaire Ben Laden - alors qu'elles ont terriblement compliqué le travail humanitaire, travail auquel nous tenons sans doute tous dans cette salle.

Une certaine coïncidence d'intérêts entre la Russie et les Etats-Unis sur cette question a conduit le Conseil de sécurité à prendre une décision de sanction, mais à mon sens ce n'était pas une très bonne solution.

Le deuxième exemple est le suivant. Quand nous parlons d'opérations de maintien de la paix en Afrique, par exemple, les puissances occidentales nous répondent parfois qu'il faut former les militaires des pays en développement pour remplir ce rôle.

La formation militaire est très importante, mais elle nécessite de très nombreuses années, voire plusieurs générations. Par conséquent, lorsqu'on a besoin de déployer rapidement une opération de maintien de la paix, la formation militaire d'unités africaines, ou autres d'ailleurs, n'est certainement pas la solution.

Nous avons souvent une réflexion qui n'est pas très claire sur ces problèmes.

Ce qui me frappe c'est qu'en fait, entre les groupes de grandes puissances, il existe peu de concertation. La Russie, notamment, est peu impliquée dans la réflexion occidentale à ce sujet et je pense que, dans les années à venir, il serait bon de l'associer plus étroitement au dialogue qui peut s'instaurer entre l'Union européenne et les Etats-Unis.

J'en viens donc à évoquer les Etats-Unis dont nous avons très peu parlé ce matin, alors que beaucoup de choses dépendent de la position que prendra la nouvelle administration. Il faudra donner à ce pays un peu de temps, mais engager ensuite un dialogue sérieux avec lui sur la façon dont nous comptons nous atteler au traitement des crises futures car il ne fait pas de doute que de nouveaux conflits vont éclater, en Afrique comme ailleurs.

En Afrique, nous assistons finalement à un effritement des frontières, selon un processus qui engendrera de nouveaux et nombreux conflits à l'avenir.

Cette concertation entre les grands groupes d'intérêt, qui inclut certaines puissances en développement comme l'Inde ou la Chine, va présenter une grande importance pour la résolution des conflits. Elle fait défaut en ce moment et je pense qu'il conviendrait de la développer.

M. Yves Lacoste : La question suivante s'adresse à M. Jean-Marie Guéhenno.

M. Jean-Marie Guéhenno : L'auteur de cette question demande si réformer l'ONU ne suppose pas de rétablir aussi son autorité sur le FMI et la Banque mondiale.

C'est un vaste problème institutionnel. Aujourd'hui, on voit bien que chacune de ces organisations est fondée sur des traités dont la renégociation prendrait des années.

La priorité, selon moi, serait de rapprocher pragmatiquement, notamment sur le terrain, les différentes organisations concernées. Le débat qui s'est tenu récemment au Conseil de sécurité sur le Timor oriental a fourni une rare occasion de réunir à la fois un représentant de la Banque mondiale et un représentant du FMI pour examiner leurs projets respectifs. Sur le terrain, on constate maintenant que la Banque mondiale et le FMI travaillent en étroite concertation avec le représentant spécial du Secrétaire général qui dirige l'opération de maintien de la paix.

Je pense qu'il y a encore beaucoup à faire pour que, systématiquement, entre les différentes organisations qui _uvrent pour le bien-être économique d'un pays, un véritable échange s'instaure. Je pense que ce n'est pas suffisamment le cas, mais que c'est en donnant le signal en haut et en travaillant à la base, que l'on fera avancer les choses.

M. Yves Lacoste : Une question a été posée, d'ailleurs de façon assez sibylline, à M. Alain Richard.

M. Alain Richard : Oui, et je vais m'efforcer de répondre de même.

(Applaudissements)

L'auteur de la question, qui est journaliste, me demande comment j'interprète la « criminalisation de la politique » et me suggère d'en donner des exemples, ce qui lui serait certainement plus facile à lui, journaliste, qu'à moi, membre d'un gouvernement.

Le domaine dans lequel je voudrais illustrer en quelques mots cette réalité touche à tout ce qui concerne le pillage et l'extorsion.

Il arrive - ce n'est pas une nouveauté, mais cela attire plus aujourd'hui notre réflexion et notre action - dans un certain nombre de zones de crise, que des chefs, des dirigeants de communautés, de forces armées, de forces politiques, emploient une position de pouvoir, des compétences légales pour procurer à un groupe, naturellement solidaire avec eux, des avantages économiques indus. Il y a des situations, dont je n'ai toujours aucun exemple en tête, dans lesquelles cette activité de prédation de ressources, organisée pendant des années et des années, devient le moyen de faire vivre - et parfois de façon très lucrative - un certain nombre de structures de pouvoir et de collaborateurs armés et d'entretenir un conflit dans la durée.

Je crois donc que cette forme de « criminalisation » - c'est un exemple, mais on pourrait en trouver d'autres, comme « l'industrialisation » des prises d'otages dans certaines régions - oblige la communauté internationale à affiner et à étendre la gamme de ses compétences, de ses moyens de rétorsion pour que, finalement, comme nous le disons dans nos débats intérieurs, « force reste à la loi ».

Nous en sommes encore loin et c'est pourquoi je fais personnellement attention à ne pas considérer la compétence judiciaire comme extérieure à notre démarche politique de meilleure régulation mondiale.

La coopération judiciaire qui permet de faire prévaloir des règles de procédure mettant en cause individuellement les dirigeants coupables de trafics, d'extorsions ou d'utilisation criminelle de la faiblesse des personnes représente un des éléments de la palette d'outils destinée à rétablir une légalité internationale acceptable.

M. Yves Lacoste : La dernière question, qui a trait à la situation des Kurdes, est posée à M. Bernard Kouchner.

M. Bernard Kouchner : L'auteur de la question me demande s'il est possible de trouver une solution au problème kurde en Irak, certains Kurdes ne se trouvant pas protégés par les zones d'exclusion.

Comme la question concerne plus particulièrement l'Irak, je ne vous rappellerai pas que le peuple kurde, qui se compose d'environ 25 millions de personnes, est réparti sur un territoire traversé par cinq frontières. Parmi ces 25 millions de personnes, 8 à 10 millions se trouvent en Irak.

La question posée renvoie d'ailleurs à un exemple d'application du principe d'ingérence puisque la résolution 688 du Conseil de sécurité a autorisé l'intervention des troupes alliées à l'intérieur du territoire irakien, précisément pour protéger les Kurdes qui s'amassaient aux frontières sans pouvoir pénétrer en territoire turc. Vous devez en conserver en mémoire les images.

Une intervention militaire a donc été autorisée à l'intérieur d'un pays souverain pour protéger une population. C'est un progrès immense et nous avons organisé avec la communauté internationale - et, en particulier avec le HCR qui, pour une fois, allait, non pas accueillir dans des camps installés de l'autre côté des frontières, mais, au contraire, raccompagner chez elles, des populations vulnérables - ce qui s'est appelé « les relais verts » auxquels ont également participé un certain nombre de militaires.

Au dessus de ce territoire, a également été créée une zone d'exclusion aérienne pour protéger de haut les populations. Si ces Kurdes ne se sentent pas protégés par cette zone d'exclusion, c'est un problème majeur pour eux par rapport aux autorités irakiennes.

Je ne suis pas un partisan de M. Saddam Hussein, ni de son régime et je ne suis pas, non plus, un partisan de sa façon d'exterminer les Kurdes : je me souviens encore avec horreur du bombardement à l'arme chimique de la ville d'Halabja.

Le mieux que je puisse souhaiter à ce pays est de changer de gouvernement et d'avoir un gouvernement démocratique. Peut-on l'imposer ? Apparemment c'est difficile. De plus, comme on l'a dit tout à l'heure, depuis que les sanctions sont en place, la population pauvre en pâtit davantage que le gouvernement irakien lui-même. Il y a là une terrible contradiction.

Je vous rappelle cependant que les denrées humanitaires n'ont jamais, au contraire, été interdites à l'importation en Irak, mais que leur distribution est mal surveillée. Je dois aussi ajouter, à propos des Kurdes, que la manière dont se sont affrontés les deux chefs kurdes, M. Barzani et M. Talabani, par peshmergas interposés est horrible et insoutenable.

Je me souviens aussi d'avoir participé avec Mme Danièle Mitterrand, sur le territoire irakien, à la première réunion du Parlement kurde légalement élu dans la zone d'exclusion. Nous avons salué le premier gouvernement kurde autonome qui ne demandait d'ailleurs pas l'indépendance. Aussi avons-nous été fort déçus par l'affrontement des deux chefs de guerre.

Je pense qu'il faut tenter de faire respecter par le gouvernement irakien la zone d'exclusion et continuer, car on l'oublie souvent - encore un de ces conflits oubliés dont parlait M. Kellenberger - de soutenir dans tous les sens du terme les populations kurdes, en particulier dans le domaine de l'éducation démocratique. Je pense que cette zone deviendra ainsi, un jour, très intéressante pour l'avenir d'un Irak démocratique.

M. Yves Lacoste : Puisque, grâce à la discipline des intervenants, nous avons respecté les horaires, je voudrais souligner qu'à plusieurs reprises, vous avez parlé d'observations sur le terrain et de la nécessité de tenir compte des situations concrètes.

Le géographe que je suis pense qu'il faut également tenir compte de ce problème très difficile, héritage de l'histoire, qu'est l'enchevêtrement territorial de populations et de peuples qui, à tort ou à raison, ne s'aiment plus, ne supportent plus de vivre ensemble et qui se livrent à des actions extrêmement douloureuses.

On ne peut pas analyser une situation sans prendre en considération les données de la géographie et de la géopolitique.

Par ailleurs - je crois qu'il faut en parler et il y a été fait allusion précédemment - il faut dénoncer le rôle toujours croissant des trafics de drogue dans l'aggravation des problèmes au plan intra-étatique. Ces trafics donnent à des groupes, parfois même à des groupuscules, les moyens de constituer des milices et de les entretenir dans ce goût de la guerre auquel a fait allusion M. Bernard Kouchner.

Je vais maintenant céder la parole au Président Paul Quilès pour conclure cette première matinée.

M. Paul Quilès : Je voudrais, en votre nom, remercier M. Yves Lacoste, qui a assumé la tâche difficile de modérer un débat vif et intéressant.

Je remercie également M. Jean-Marie Guéhenno, M. Jakob Kellenberger, M. Bernard Kouchner, M. David Malone, M. Koïchiro Matsuura et M. Alain Richard de nous avoir permis cette réflexion ce matin sur les nouveaux conflits, qui sont peut-être ceux du XXIème siècle commençant.

Merci à tous pour ce débat.

(Applaudissements)

DEUXIEME TABLE RONDE
Mercredi 31 janvier 2001
La communauté internationale face aux crises

M. Dominique Bromberger, éditorialiste : Cette deuxième table ronde intitulée la « communauté internationale face aux crises » nous conduit à nous demander s'il existe véritablement une communauté internationale. La formule, il y a trente ans, prêtait plutôt à sourire et n'intéressait guère qu'un nombre restreint de spécialistes du droit international.

La communauté internationale ne se manifestait que lorsqu'elle avait décidé qu'un conflit avait trop duré ou qu'il risquait de déraper, ce qui donnait lieu, occasionnellement, à des résolutions du Conseil de sécurité, telle la résolution 242.

La sortie du monde bipolaire s'est accompagnée d'une grande illusion, qui a peu duré, celle d'une communauté internationale qui serait authentiquement une communauté des Etats, capables de s'entendre pour faire régner une sorte de police civilisée sur la planète, chacun intervenant dans le même sens mais parfois avec des moyens différents : moyens militaires du chapitre VII dans certains cas, moyens de persuasion diplomatique dans d'autres.

Le cas de la guerre du Golfe est intéressant. C'est là, en effet, que les choses ont commencé à s'embrouiller, à partir du moment où ont été décrétées des zones d'interdiction aérienne, où l'on en a déplacé les limites, et où nos amis américains et britanniques ont continué d'affirmer qu'ils agissaient au nom de la communauté internationale, alors même que cette dernière était pour le moins restreinte.

De même a été imposé en force l'embargo contre l'Irak qui, juridiquement, est un acte de la communauté internationale, mais dont nous savons bien aujourd'hui qu'il n'est pas appuyé par la majorité des Etats qui la constituent.

La communauté internationale qui était un assemblage d'Etats est devenue beaucoup plus complexe. En effet, y interviennent directement les opinions publiques, qui sont elles-mêmes alertées par les médias, eux-mêmes souvent interpellés par les organisations non gouvernementales. De la sorte, la communauté internationale devient une communauté au sein de laquelle les Etats ne sont plus tout à fait souverains, ce qui peut provoquer l'irritation de certains diplomates ou de certains chefs de diplomatie. Nous en avons des exemples en France.

La société civile s'est donc introduite dans la société internationale.

C'est précisément sur les composantes de cette communauté internationale et sur sa façon de réagir face aux crises que nous allons nous pencher cet après-midi en compagnie d'un nombre d'intervenants extrêmement distingués : M. Boutros Boutros-Ghali, actuel Secrétaire général de l'Organisation internationale de la francophonie ; M. Carl Bildt, envoyé spécial du Secrétaire général des Nations Unies pour les Balkans ; M. Martti Ahtisaari, ancien Président de la République de Finlande ; M. Zbigniew Brzezinski, Conseiller du Center for strategic international studies de Washington ; M. Jasjit Singh, Directeur de l'Institute for defence studies and analyses de New Delhi ; M. Evgeny Primakov, ancien président de la Fédération de Russie et le Ministre des Affaires étrangères, M. Hubert Védrine, qui viendra nous rejoindre dans le courant de la discussion.

Pour commencer, je vais donner la parole à M. Boutros Boutros-Ghali qui, vous le savez tous, a été Secrétaire général des Nations Unies dans une période où, justement, cette notion de communauté internationale était particulièrement mouvante. Il pourra donc nous faire part de son expérience, d'autant qu'il a été aussi l'un des acteurs majeurs des accords de Camp David, dans leur première mouture qui a été couronnée de succès.

Monsieur Boutros-Ghali, vous avez la parole.

M. Boutros Boutros-Ghali, Secrétaire général de l'Organisation internationale de la francophonie : Vous avez choisi comme thème de cette table ronde : « La Communauté internationale face aux crises ».

La Communauté internationale comprend aujourd'hui les Etats, mais aussi, plus largement, les organisations régionales et les acteurs non étatiques : je pense aux ONG, aux institutions financières, aux entreprises multinationales, aux parlementaires, aux maires des grandes villes. J'ai souhaité, pour ma part, centrer ma réflexion sur la prise en charge des crises internationales par la diplomatie multilatérale et plus particulièrement sur le glissement que l'on voit, en ce domaine, s'opérer de l'universel vers le régional.

On assiste, en effet, ces dernières années à un phénomène brutal, dont on peut se demander s'il n'est pas appelé à perdurer, qui témoigne de l'essoufflement des opérations de maintien de la paix.

II est clair que l'ONU, je veux dire le Conseil de Sécurité, n'a plus la volonté politique de mettre en _uvre des opérations de maintien de la paix aussi importantes que celles qui ont été instituées pour le Cambodge, la Somalie ou l'ex-Yougoslavie.

Mais il est clair, dans le même temps, que le Conseil de sécurité et les grandes puissances, face à des opinions publiques de plus en plus exigeantes dans leur volonté de paix et de respect des droits de l'homme, ne peuvent rester inertes.

C'est la raison pour laquelle il se dégage une triple tendance qu'exprime le désengagement du Conseil de sécurité : une tendance à l'intervention unilatérale de la part des Etats, une tendance à la « juridictionnalisation » des conflits et une tendance à la régionalisation de leur règlement.

La première tendance n'est pas l'objet de mon propos, mais on l'a vu clairement s'exprimer lors de l'opération Turquoise menée par la France au Rwanda, au cours de l'intervention militaire de la Grande-Bretagne en Sierra Leone ainsi qu'à l'occasion des bombardements américains et britanniques en Irak que vous venez de mentionner, Monsieur Bromberger.

La seconde tendance s'exprime par le nombre important de recours à la Cour internationale de justice de la Haye, par l'institution du Tribunal ad hoc sur l'ex-Yougoslavie et du Tribunal ad hoc pour le Rwanda, par l'adoption à Rome, en juillet 1998, du statut de la Cour criminelle internationale, et je dirai même par le projet, actuellement à l'étude, d'un Tribunal pour les crimes perpétrés au Cambodge.

Je voudrais m'attarder sur la troisième tendance qui est une tendance à la régionalisation.

Certes, la Charte des Nations Unies, dans son chapitre VIII, propose une solution juridique pour régler les rapports entre l'organisation mondiale et l'organisation régionale, mais il s'avère que dans les faits, ce glissement de l'universel vers le régional se fait de manière plus empirique. C'est ainsi qu'apparaissent, au cas par cas, des solutions originales qui nous révèlent ce même phénomène de décharge, mais aussi l'improvisation dans laquelle ce phénomène se développe.

Les conclusions que j'avançais, dans le supplément à l'Agenda pour la Paix, en 1995, sont restées d'une totale actualité. Etant donné la variété des capacités des organisations régionales, qu'elles soient institutionnelles ou créées ad hoc, étant donné leurs différences de structures, de mandats et de processus décisionnels, étant donné aussi les formes de leur coopération avec l'ONU, il est clair qu'on ne peut élaborer un schéma universel de relation entre l'ONU et les organisations régionales. En effet, qu'y a-t-il de commun aujourd'hui entre le rôle de l'OTAN au Kosovo et celui de I'ECOMOG qui a dû se déployer à la frontière entre la Guinée et la Sierra Leone ?

Il s'agit bien dans les deux cas d'une prise en charge régionale d'un conflit, mais dans des contextes, avec des modalités et des pouvoirs si différents, que l'on peut se demander s'il s'agit bien du même phénomène.

Il n'en demeure pas moins qu'il est nécessaire de dégager un certain nombre de principes clairs pour la coopération entre les organisations régionales et l'ONU.

Premier principe : c'est l'article 24 de la Charte qui confère au Conseil de sécurité la responsabilité principale du maintien de la paix et il doit en demeurer ainsi.

L'action des organisations régionales ou des organisations ad hoc doit être menée à la fois avec l'autorisation, sous le contrôle et par délégation du Conseil de sécurité. Il est inadmissible que le Conseil de sécurité se dessaisisse de la responsabilité principale qui lui revient dans ce domaine. Pour ne prendre qu'un exemple, je dirai que l'intervention de l'OTAN au Kosovo sans l'accord du Conseil de sécurité est illégale, et qu'elle affaiblit certainement les Nations Unies.

Deuxième principe : les modalités de la coopération entre l'ONU et les organisations régionales doivent porter tout autant sur la coopération politique que sur la coopération opérationnelle et financière.

Troisième principe : la division du travail doit être clairement définie et arrêtée d'un commun accord afin d'éviter les chevauchements d'activités et les rivalités qui peuvent exister entre les Nations Unies et l'organisation régionale. Il importe surtout de ne pas multiplier les médiateurs et je tiens à vous dire, à ce propos, qu'il est très fréquent de voir se déclarer, à côté du conflit entre les deux protagonistes, un autre conflit entre les médiateurs.

Naturellement, la coopération entre l'ONU et les ententes régionales peut revêtir la forme d'une consultation régulière ou d'un appui technique comme c'est le cas de l'OSCE pour les questions constitutionnelles relatives à l'Abkhazie. Elle peut également revêter la forme d'un appui opérationnel tel que l'appui aérien de l'OTAN à la FORPRONU en ex-Yougoslavie, ou d'un co-déploiement de troupes - je pense à l'expérience de coopération entre l'ONU et l'ECOMOG au Liberia ou entre l'ONU et la Communauté associant la Russie et d'anciens Etats de l'Union soviétique en Géorgie - il peut également s'agir d'une opération en deux temps avec l'intervention de la force multinationale d'abord, et celle de l'ONU ensuite, selon une formule lancée en Somalie et reprise à Haïti. Quelle que soit la forme retenue, la division du travail est essentielle.

La consolidation de la paix ou la construction de la paix, une fois le conflit réglé, est aussi importante que le règlement pacifique du conflit. Ce concept repose sur l'idée qu'il faut impérativement, une fois le conflit réglé, gérer « l'après-conflit », si l'on veut éviter une récidive ou, pour employer une métaphore médicale, une rechute.

Le bon déroulement de la convalescence est aussi important, en la matière, que l'opération à chaud. Désarmement, démobilisation, réinsertion des combattants dans la vie sociale, reconstruction des infrastructures, retour des réfugiés font partie intégrante de cette étape sur la voie de la totale guérison, tout comme la mise en place d'institutions vouées à instaurer et à entretenir un dialogue permanent et une coopération entre les différents protagonistes du conflit. Il s'agit alors d'institutionnaliser la paix, de créer des institutions qui ne s'occupent que de la paix.

Là encore, l'organisation régionale peut jouer un rôle que les Nations Unies ne veulent pas, ne peuvent pas financer conformément à leur statut : l'achat des armes, l'achat de terres devant servir à des programmes de distribution, le financement des mouvements de guérilla pour qu'ils deviennent des partis politiques...

L'un des succès de l'opération au Mozambique a été d'obtenir des fonds d'un certain nombre d'Etats pour aider les mouvements de guérilla de l'opposition à se transformer en partis politiques. On leur a apporté des moyens financiers, ce qu'interdit le système des Nations Unies.

Toutes ces opérations se font plus facilement à l'échelle des organisations régionales ou à l'échelle des organisations non gouvernementales.

Le monde ne peut vivre sans espoir, pas plus qu'il ne peut vivre sans idéal et sans rêve, sous peine de se condamner à la barbarie. Il nous faut donc, à l'aube de ce nouveau millénaire, repenser les Nations Unies, si nous voulons rendre cette institution plus crédible, plus dynamique, plus opérationnelle et inscrire enfin son action dans le long terme, bien loin de la tyrannie de l'urgence qui continue d'imposer ses diktats dans la gestion des conflits.

Il peut arriver qu'envers et contre tout, les peuples se mobilisent pour un grand dessein.

Un concept peut devenir alors le ferment d'une prodigieuse avancée. C'est à ce moment-là que l'histoire bascule et que progresse la civilisation.

(Applaudissements)

M. Dominique Bromberger : Merci, Monsieur le Secrétaire général, d'avoir ainsi mêlé un certain nombre de pistes d'action pratique à la part d'espoir qui est la vôtre et qui est la raison d'être de ce colloque.

Je vais maintenant donner la parole à M. Carl Bildt, envoyé spécial du Secrétaire général des Nations Unies pour les Balkans. Après avoir été Premier ministre de Suède, il a été envoyé, à différents titres, par l'Union européenne ou par les Nations Unies en ex-Yougoslavie où il s'est très directement impliqué dans les différents épisodes qui ont abouti à la situation actuelle.

M. Carl Bildt, envoyé spécial du Secrétaire général des Nations Unies pour les Balkans : Si vous regardez la Charte des Nations Unies, l'objectif essentiel de la création de cette organisation a été de prévenir les guerres. C'est le rôle essentiel de l'Organisation des Nations Unies et c'est à l'aulne de ce critère que nous devrons apprécier son action.

Nous pouvons noter que les Nations Unies, depuis leur création, n'ont pas toujours atteint cet objectif : les guerres ont continué, les conflits n'ont, pas plus que leurs sources, disparu du monde. Certes, quelques succès ont été enregistrés, des guerres ont pu être évitées : peut-être l'action préventive des Nations Unies y a-t-elle été pour quelque chose, mais les échecs sont généralement retentissants alors que les succès passent inaperçus.

Je crois donc qu'il conviendrait de voir quels sont ces échecs, quelles en sont les raisons et quels sont les remèdes à y apporter.

Nous avons déjà, au cours des années passées, longuement discuté des dilemmes, des insuffisances, des défis auxquels se trouvent confrontées les Nations Unies.

Dans le cadre du maintien de la paix, on peut citer un certain nombre d'opérations qui sont loin d'avoir été couronnées de succès. On peut trouver à ces échecs deux raisons fondamentales qui rendront toujours difficiles de telles opérations et continueront d'expliquer leurs mauvais résultats dans l'avenir.

La première raison essentielle que l'on oublie un peu, c'est que les décisions de l'ONU sont prises au niveau du Conseil de sécurité et que seuls cinq membres permanents du Conseil décident des interventions. Or, il faut savoir que toute opération a une dimension diplomatique, que l'on recherche la gloire, que chacun s'efforce de régler à son niveau les situations simples, et que ce n'est que pour les missions complexes, celles qui comportent le plus de risques, que l'on a recours aux Nations Unies.

C'est en effet quand les choses se compliquent que l'on s'adresse à l'ONU et ce n'est finalement que les missions désespérées qui lui sont confiées sur décision du Conseil de sécurité, ce qui explique le nombre d'échecs enregistrés.

Par ailleurs, il est une seconde raison, un peu plus pratique, qui a déjà fait l'objet de débats, je veux parler du manque de moyens en personnels et de l'insuffisance des moyens financiers.

Si la première raison est incontournable, on peut pallier la seconde.

L'ambassadeur Brahimi, ici présent, a été désigné pour cerner les problèmes et faire des propositions. Un rapport a été donc établi pour proposer des solutions. Il a été très bien accueilli par le Conseil de sécurité comme par l'Assemblée générale et on peut dire que les propositions qu'il contient ont reçu un avis favorable pratiquement unanime.

A New-York, il est prévu d'augmenter les effectifs du Département des opérations de maintien de la paix de 400 personnes. Actuellement, cependant, le personnel est insuffisant lorsqu'il s'agit d'accomplir des missions sur le terrain à travers le monde et on ne peut guère espérer d'amélioration, sachant que, sur les 400 personnes annoncées, seule une centaine sera peut-être recrutée, dont une bonne partie se verra affectée au Secrétariat.

L'une des recommandations importantes du rapport est de créer, au sein du Secrétariat, une unité ou une capacité susceptible de rassembler toutes les informations pour être en mesure de réagir plus rapidement et de prévenir à temps le Conseil de sécurité pour qu'il soit plus vite opérationnel.

Cette mesure est, pour le moment, bloquée par des Etats qui y voient un instrument pouvant être employé à des fins d'ingérence dans leurs affaires intérieures. Dans une certaine mesure, ces craintes sont justifiées car les conflits possibles que les Nations Unies auront à traiter sont le résultat d'échecs au sein des Etats eux-mêmes. Il y a donc des arguments pour et des arguments contre cette méthode de fonctionnement dont je ne suis pas sûr qu'elle soit un jour appliquée.

Lorsque l'on veut prévoir le règlement d'une crise, il est important de bien distinguer quelles sont les trois phases d'un conflit.

Avant le conflit, on peut déceler des causes de tensions. C'est à ce stade que la télévision intervient en diffusant des images de situations particulières.

Il est facile de détecter un conflit une fois qu'il existe mais il est beaucoup plus difficile de le prévenir en aval, comme il est plus difficile de rétablir la paix une fois que le conflit a éclaté, c'est pourquoi j'estime essentiel de prévenir les conflits, et de faire porter nos efforts sur les phases antérieures et postérieures au conflit.

Pour y parvenir, il faut trouver des moyens pratiques. Comme le Président l'a mentionné, je me suis trouvé, il y a quelque temps, dans le « bourbier des Balkans » pour essayer d'appliquer ces théories brillantes, alors que la pratique était beaucoup plus difficile.

C'est un endroit où l'on se livre, en quelque sorte, à des essais : les excès, les succès, les échecs seront pris en compte pour définir les mesures futures, mais il n'y a pas un endroit au monde où les Nations Unies ont entrepris plus d'opérations de maintien de la paix. C'est vraiment aux Balkans que les Nations Unies ont le plus agi en ce domaine. Aujourd'hui, elles y conduisent encore trois opérations de paix qui viennent s'ajouter à tout ce qu'elles font par ailleurs.

J'en viens à évoquer la période d'après-conflit. Je n'ai pas pu assister ce matin à l'intervention de M. Bernard Kouchner qui a décrit les défis auxquels il faut faire face. Pour les Nations Unies, la gestion de l'après-conflit a été l'une des entreprises les plus difficiles, non pas du point de vue du manque de ressources ou de moyens puisque les financements existent. Les crédits pour la Bosnie-Herzégovine, par exemple, sont cinq à six fois supérieurs à ceux qui ont été dépensés après la deuxième guerre mondiale, en Europe, dans le cadre du plan Marshall : on peut même dire que trop d'argent a été dépensé en Bosnie-Herzégovine. Si je prends le cas du Kosovo, les dépenses y ont encore été quatre, cinq ou six fois supérieures à celles de Bosnie-Herzégovine, donc l'argent existe et n'est pas un obstacle.

Le problème essentiel au Kosovo, c'est que nous ignorons où nous allons. Les conflits sont souvent le résultat d'incertitudes concernant les structures politiques, les structures internes ou les frontières. C'est souvent l'absence ou la fragilité des structures étatiques qui sont au c_ur du conflit. Cette situation fait que nous travaillons au quotidien dans l'incertitude.

Voilà quels sont, selon moi, les obstacles à la consolidation de la paix dans les Balkans. Il y a eu, je le répète, quelques succès en Macédoine et nous ignorons quel aurait été le déroulement des événements si nous n'avions rien fait, alors que, par exemple, beaucoup savaient que les violences allaient se déchaîner à Srebrenica et que l'affrontement n'était plus qu'une question de temps.

Pour l'instant, si l'on ne réussit pas, sur place, à éviter le conflit, il faut mobiliser toutes les ressources pour y parvenir, sachant que la diplomatie ne suffit pas à produire des résultats. C'est une problématique qui ramène à la question des structures politiques.

Vous aurez relevé que j'ai beaucoup insisté sur le fait que la paix est un concept politique et non pas militaire. En conséquence, il convient peut-être de moins se focaliser sur les moyens nécessaires pour gérer les conflits mais prêter davantage d'attention à leur prévention et, ensuite, à la reconstruction de la paix. Or, on ne peut pas accomplir ces tâches sans une vision politique, sans savoir où l'on va et vers quoi on s'oriente, et cela quelle que soit la partie du monde où l'on doit intervenir.

Cette vision, cette volonté politique de mobiliser les ressources et les moyens nécessaires est indispensable, préalablement à toute initiative. Je crois que nous remporterons plus de succès à l'avenir si nous en appelons à chaque fois à cette volonté politique des différents membres du Conseil de sécurité, de l'Union européenne ou d'autres organisations. Il faut qu'il y ait cette volonté de formuler la vision indispensable pour agir efficacement et établir vraiment la paix.

(Applaudissements)

M. Dominique Bromberger : Merci à M. Carl Bildt pour avoir mis vraiment l'accent sur les problèmes structurels de la paix et sur la nécessité de susciter une volonté car, après tout, les Nations Unies ne sont jamais que l'addition des volontés des Etats qui en font partie.

La parole est maintenant à M. Martti Ahtisaari, ancien Président de la République de Finlande, qui dirige également l'International crises group - organisation basée à Bruxelles qui prend une importance chaque année plus considérable. M. Martti Ahtisaari s'est rendu célèbre au cours de deux de ses missions : d'abord en Namibie, ensuite, ce qui nous ramène aux Balkans, pour mettre fin à la guerre du Kosovo.

M. Martti Ahtisaari, ancien Président de la République de Finlande : En écoutant mon vieil ami M. Carl Bildt, je me suis souvenu du bon vieux temps. On peut peut-être rappeler que les Nations Unies ont parfois engagé des missions qui réunissaient les meilleures personnalités du secrétariat et tous les financements nécessaires. Nous avons même pu économiser sur le budget après l'opération en Namibie, tout en jouissant du soutien, non seulement des membres permanents du Conseil de sécurité, de l'ensemble du Conseil, de l'Organisation de l'unité africaine - Salim Ahmed Salim, ici présent, peut en témoigner - de l'Union soviétique, puis de la Russie, mais aussi de celui de Cuba.

C'était une alliance qui, sans être une Sainte alliance était, en tout cas, un groupe de soutien extrêmement performant pour ce type d'opération. Il se trouve que j'étais alors le sous-secrétaire pour l'administration et la gestion, si bien que j'ai pu contrôler personnellement le budget sous l'égide du Secrétariat général, ce qui n'a pas été inutile.

Je voudrais en venir au thème même de notre réunion sur la base de notre expérience yougoslave.

Les événements en ex-Yougoslavie, et notamment les événements au Kosovo, ont soulevé beaucoup de questions ayant trait aux droits de l'homme en général, et à leur importance dans les relations internationales en particulier.

La communauté des nations a réagi à la crise du Kosovo en exprimant un large assentiment mais également des critiques. Aussi est-il nécessaire d'analyser les enjeux dans leur ensemble et d'essayer d'en déduire des conclusions de portée universelle avant la prochaine crise, qui surviendra inéluctablement.

Aux Nations Unies, nous avons pour habitude de nous désigner comme « les représentants de la communauté internationale » et les membres de l'ONU, aujourd'hui, représentent le monde entier.

En conséquence, théoriquement, quand l'Assemblée générale ou le Conseil de sécurité s'expriment, à l'unanimité, ce que nous entendons, c'est la voix de la communauté internationale. C'est là la situation idéale : la Charte des Nations Unies incarne des objectifs et des principes universels acceptés par tous et applicables dans toutes les régions du monde. La communauté internationale doit faire tout ce qu'elle peut pour les mettre en _uvre. La Charte définit le bien commun universel réclamé par les philosophes depuis des siècles. Le Conseil de sécurité a un rôle essentiel puisqu'il est le premier interprète de ce code commun.

Ce qui est fondamental, c'est la défense des droits de l'homme et des libertés fondamentales pour tous, sans exception : aucun gouvernement n'a le droit de refuser ces droits et ces libertés à son peuple quelles qu'en soient les raisons. Lorsqu'un gouvernement enfreint cette loi et viole les droits de l'homme, sans même parler de crimes contre l'humanité, il échoue dans son devoir premier qui est d'assurer la sécurité et le bien-être à tous ses citoyens, quelle que soit leur appartenance à telle ou telle communauté.

En présence d'une telle situation, et lorsque l'ONU ne parvient pas à agir comme elle devrait, d'autres organisations internationales doivent alors assumer la responsabilité d'y porter remède. Cette obligation est inscrite dans l'Acte final de la Conférence sur la coopération et la sécurité en Europe qui reconnaît le respect des droits de l'homme comme l'un des grands principes régissant les relations entre les Etats participants, y compris la Yougoslavie.

Dans le cas du Kosovo, l'OSCE n'avait aucun moyen d'action et seule l'OTAN avait les capacités requises. L'Union européenne et le G8 ont également agi. Ces Etats représentaient la voix et la détermination de la communauté internationale.

On peut dire que la décision prise était représentative de la position généralement partagée puisque, hormis la Yougoslavie, nul n'approuvait les atrocités infligées par les soldats et les policiers serbes aux Albanais du Kosovo.

L'opinion publique mondiale était effarée par ce qu'elle avait vu sur le Kosovo à la télévision et dans les médias et a demandé une action déterminée de la part des gouvernements.

Mais, comme nous le savons, les actes de l'OTAN n'ont pas reçu l'adhésion de tous les gouvernements. Lorsque les Etats sont des Etats de droit, il y a peu de risques que les circonstances engendrent une situation rendant nécessaire une intervention. Les règles de droit permettent de remédier aux éventuels manquements, et les citoyens des sociétés et des Etats de droit peuvent, dans l'ensemble, vivre sans crainte d'être poursuivis.

Le système des Nations Unies est fondé sur le droit souverain des Etats membres. La Charte n'approuve pas l'ingérence dans les affaires intérieures des Etats. Traditionnellement, lorsque l'ONU décidait de recourir à la force, elle agissait toujours afin de rétablir la paix et la sécurité internationales, notamment en restaurant la souveraineté d'un Etat.

On n'a pas utilisé d'argument humanitaire dans ces actions. Dans un passé récent, la nécessité d'accorder une plus grande importance aux droits de l'homme a été cependant reconnue. Plusieurs traités portant sur leurs plus graves violations ont été approuvés : en juillet 1998, le traité instituant la Cour pénale internationale a ainsi été adopté.

La Cour pénale internationale prolongera l'action du Tribunal pénal international pour l'ex-Yougoslavie et du Tribunal pénal international pour le Rwanda. Elle sera saisie des crimes les plus graves : crimes de guerre, génocides, crimes contre l'humanité et crimes d'agression.

Les crimes commis en Bosnie-Herzégovine et au Kosovo par les belligérants relèveraient de la compétence de cette cour. Il est évident qu'ils ont menacé la sécurité, la paix et le bien-être des populations. Ils ne doivent pas rester impunis et il faut donc améliorer la coopération internationale pour poursuivre efficacement leurs auteurs.

Fondamentalement, un gouvernement coupable de violations gravissimes des droits de l'homme, viols généralisés, exterminations et autres, se met au ban de la communauté internationale.

Le pouvoir relève de la volonté du peuple dans tous les pays et un gouvernement qui agit contre la volonté du peuple ne devrait pas pouvoir le faire en toute impunité.

De même, on peut dire que les normes de bon comportement universellement reconnues ont la même valeur dans tous les pays et que la communauté internationale doit intervenir en cas de violations graves des droits de l'homme lorsque ces violations sont le fait de majorités contre des minorités.

Au Kosovo, les autorités serbes ont, dès 1998, utilisé tous les moyens pour chasser la population albanaise du pays et nous savons très bien ce qu'il est advenu des réfugiés et quelles étaient leurs conditions de vie. Les dirigeants yougoslaves demeuraient sourds aux exhortations des uns et des autres pour arrêter les violences et autoriser le retour des réfugiés. Personne ne s'est interrogé sur la nécessité d'intervenir contre la Yougoslavie, car personne ne l'a mise en doute.

Nous étions bien conscients que la Chine et la Russie ne souscriraient pas à une résolution du Conseil de sécurité autorisant le recours aux moyens militaires. Par conséquent, la question se posait dans les termes suivants : devions-nous accepter le fait accompli ou agir ?

Ce qui est intéressant, c'est que le premier terme de l'alternative avait ses partisans, l'argument étant que seul le Conseil de sécurité avait le pouvoir de prononcer une action militaire contre l'ex-Yougoslavie.

A mon sens, c'était là une approche cynique puisque nous savions que les pays qui défendaient cette thèse n'attendaient du Conseil de sécurité, comme cela a souvent été le cas dans le passé, qu'un alibi pour ne rien faire.

Monsieur le Président, vous savez que, début mai, les gouvernements russe et américain m'ont contacté et que j'ai accepté de leur prêter main-forte pour essayer de trouver une solution. Je crois qu'il apparaissait alors clairement qu'il convenait d'ajouter l'ingrédient de la diplomatie dans l'équation d'ensemble. J'avais également compris que les Etats-Unis et la Russie ne pouvaient pas être les seuls à « faire le travail » et qu'il fallait leur associer un troisième partenaire, à savoir l'Union européenne.

Après quelques mois de travail intensif, M. Tchernomyrdine et moi avons pu présenter un plan à M. Milosevic avec les résultats que vous connaissez. Je crois qu'il était essentiel de pouvoir préserver une position unanime dans la présentation de ce plan et, en dépit de discussions sur le point de savoir s'il n'était pas préférable d'aller à Belgrade avec deux projets, nous avons finalement conclu que ce n'était pas là la meilleure formule pour emporter la conviction.

Monsieur le Président, je terminerai mon propos par une question : la communauté internationale peut-elle faire quelque chose pour empêcher un nouveau Kosovo ? Peut-être pas, mais elle doit créer les conditions qui rendront les violations massives des droits de l'homme très difficiles, voire impossibles.

Je voudrais ici soumettre une proposition que j'ai déjà formulée à plusieurs reprises. Le Secrétaire général des Nations Unies devrait être habilité à consulter, à titre indépendant, la Cour internationale de justice dans des situations susceptibles de mener à des violations massives des droits de l'homme comme on en a connu au Kosovo. Un tel avis de la Cour faciliterait la tâche du Conseil de sécurité.

Le Conseil de sécurité peut, bien sûr, conformément à la Charte, saisir la Cour internationale de justice, mais, dans des situations comme celle du Kosovo, cette possibilité n'a pas été utilisée et, en tout cas, le Secrétaire général n'a pas été autorisé à consulter la Cour.

Je souhaite donc qu'on utilise et qu'on mette à la disposition du Secrétaire général cet instrument très intéressant de la consultation de la Cour.

Il existe, quel que soit le pays, une zone grise entre l'usage excessif de la force et le maintien de l'ordre. Lorsqu'elles sont responsables de violations massives des droits de l'homme, les autorités prétendent toujours que les victimes sont des terroristes désireux d'empêcher toute vie normale dans le pays et qu'il s'agit d'une affaire interne dans laquelle nul n'a le droit de s'ingérer.

Le traitement des situations de violation massive des droits de l'homme soulève des questions fondamentalement légitimes auxquelles la communauté internationale, dans le cadre du Conseil de sécurité ou d'autres instances comme on l'a vu dans le cas du Kosovo, doit apporter des réponses claires.

Il peut être utile de consulter la Cour de la Haye qui est à même de fournir sur ce point un avis éclairé.

(Applaudissements)

M. Dominique Bromberger : Je remercie vivement le Président Martti Ahtisaari de son intervention.

Nous nous trouvons dans une situation un peu particulière dans la mesure où l'intervention du Président Ahtisaari qui a mené une mission commune avec M. Tchernomyrdine semble avoir donné lieu à une certaine contestation.

Nous n'en sommes pas venus au débat, mais comme il s'agit d'un point précis, j'aimerais que l'on donne un micro à M. Tchernomyrdine afin qu'il puisse faire connaître son point de vue.

M. Viktor Tchernomyrdine, ancien Premier ministre de la Fédération de Russie : Monsieur le Président, il est prévu au programme de ce colloque que j'intervienne demain à propos de la réforme des Nations Unies. Toutefois, puisque l'on vient de parler du Kosovo, je tiens à dire qu'il y a un point sur lequel je suis en désaccord, à savoir que la Russie ne serait pas parvenue à présenter des solutions pour régler ce problème.

La Russie n'était pas partie au conflit et a été invitée à se joindre aux autres pays en tant qu'intermédiaire pour tenter de le résoudre. On s'est adressé à moi, lorsque, dans le cours des événements, il a fallu reconnaître que le processus se situait en dehors du droit, qu'il n'était pas maîtrisé et qu'il était à nouveau nécessaire d'avoir recours à un intermédiaire et à un émissaire. C'est à notre demande qu'il a été fait appel aux Nations Unies. C'est seulement à ce moment-là que le Président de la Finlande s'est penché sur la question et que nous avons essayé de trouver une solution.

M. Dominique Bromberger : Si M. Ahtisaari souhaite répondre à cette observation de M. Tchernomyrdine, je lui demanderai de bien vouloir le faire brièvement.

M. Martti Ahtisaari : Je ne pense pas qu'il y ait entre M. Tchernomyrdine et moi une divergence profonde : nous avons parlé de cette question à maintes reprises, et je crois qu'il y avait malgré tout un souhait général d'obtenir une participation des Nations Unies au processus. Mon mandat n'émanait pas des Nations Unies mais notre action avait, sans aucun doute, reçu le soutien du Secrétaire général.

Personnellement, je représentais l'Union européenne.

M. Dominique Bromberger : Le Ministre des Affaires étrangères de la République française, M. Hubert Védrine, vient de nous rejoindre. Certains d'entre vous savent qu'il a des obligations qui le contraindront à nous quitter rapidement.

Je cède donc immédiatement la parole à M. Hubert Védrine afin de ne pas risquer de contrarier son programme.

M. Hubert Védrine, Ministre des Affaires étrangères : Je voudrais m'excuser vis-à-vis des nombreuses personnalités présentes de faire une apparition aussi fugace, mais l'heure à laquelle je dois, avec le Premier ministre, partir pour Strasbourg, où nous avons un dîner important avec le Chancelier Schröder et M. Fischer a été avancée, ce qui m'oblige à comprimer toutes mes activités de l'après-midi.

Je ne serai donc parmi vous que le temps d'une brève intervention. J'espère qu'elle vous intéressera. Je vous prie de ne me tenir rigueur, ni de sa brièveté, ni de mon départ prématuré que je regrette vivement.

Je voudrais d'abord féliciter les Présidents de l'Assemblée Nationale, de la Commission de la Défense nationale et des Forces armées et de la Commission des Affaires étrangères pour l'organisation de ce colloque consacré au rôle et aux moyens de la communauté internationale face aux crises.

Vous avez analysé, ce matin, les nouveaux visages de la guerre, vous traiterez demain des réformes de l'ONU avant d'entendre les conclusions du Secrétaire général des Nations Unies par la voix de M. Jean-Marie Guéhenno.

Pour défendre la paix, suffit-il, comme le suggère le titre de ce colloque, de renforcer l'ONU et si oui de quelle manière ?

Certes, la mission première des Nations Unies ainsi que l'énonce l'article premier de la Charte consiste à : « maintenir la paix et la sécurité internationales ». C'est donc ce que l'ONU doit faire, est censée faire, avec ses prérogatives et sa légitimité qui sont uniques.

Mais chacun connaît, pour autant, les limites, les obstacles, parfois les échecs rencontrés par l'organisation, dans l'accomplissement de cet objectif.

Je voudrais vous livrer quelques réflexions sur le rôle de l'ONU, en partant d'une conviction simple : l'ONU doit demeurer l'enceinte centrale de la gestion des crises internationales.

Comment l'ONU peut-elle agir ?

Responsable du maintien de la paix et de la sécurité internationales, l'ONU a en principe vocation et capacité à fonder des principes de règlement, à prendre des décisions et à assumer des missions de maintien, voire d'imposition de la paix.

A travers le Conseil de sécurité, l'ONU est la seule organisation internationale habilitée à prendre, en matière de gestion des crises, des décisions dont le respect s'impose à l'ensemble de la communauté internationale. C'est l'article 25 de la Charte.

L'ONU peut ainsi définir les paramètres du règlement d'un différend ou d'un conflit.

Dans le cas du conflit israélo-arabe, et plus particulièrement de la question palestinienne, la résolution 242, adoptée par le Conseil de sécurité, au lendemain de la guerre des Six jours, demeure encore aujourd'hui le cadre général des efforts entrepris pour parvenir à un règlement de paix.

En refusant le fait accompli et en rejetant l'annexion de Timor est, en 1976, le Conseil de sécurité a jeté les fondements de l'autodétermination timoraise à laquelle les Nations Unies apportent aujourd'hui encore une contribution décisive.

Au Kosovo, c'est la résolution 1244 qui a défini le cadre intérimaire dans lequel le territoire pourra bénéficier d'une autonomie substantielle.

Les Nations Unies peuvent également prendre des mesures plus contraignantes.

Les « sanctions » s'inscrivent dans cette catégorie. L'ONU n'est certes pas la seule à pouvoir édicter de telles mesures. D'autres institutions, l'Union européenne, par exemple, ou même les Etats à titre individuel, peuvent avoir recours à cet instrument dès lors que cet usage est conforme au droit international. Mais seule l'ONU peut prendre des décisions s'imposant à tous les Etats.

Enfin, toujours au titre de sa compétence normative, le Conseil de sécurité est seul habilité à autoriser le recours à la force en dehors des cas de légitime défense. Les chapitres VII et VIII de la Charte sont clairs sur ce point : aucune action coercitive ne peut être entreprise ou poursuivie par des Etats individuellement ou par des organisations régionales sans son accord.

C'est ainsi que le Conseil a autorisé le recours à la force contre l'Irak pour faire cesser l'agression contre le Koweït - résolution 678.

Dans le cas du Kosovo, les membres de l'OTAN ont eu de bonnes raisons, y compris juridiques compte tenu des résolutions adoptées par le Conseil de sécurité, d'intervenir. Certes, il eût été encore préférable de disposer d'une autorisation expresse du Conseil de sécurité, mais il aurait été encore pire, et impensable de ne pas intervenir dans la situation où nous étions parvenus alors. Cette exception n'a fait, me semble-t-il, que renforcer l'importance du principe.

L'ONU a, enfin, vocation à assurer des missions de maintien de la paix.

Les unes sont « classiques ». Une opération de maintien de la paix se réalise normalement par le déploiement de casques bleus entre belligérants, avec leur consentement, dans un contexte stabilisé (cessez-le-feu ou accord de paix préalable) pour exercer des tâches circonscrites - généralement observation et liaison entre les parties.

L'objectif dans ce type d'opérations est de veiller au maintien de la stabilité pour permettre ou conforter un règlement de paix. Des succès ont été enregistrés, à cet égard, à Chypre et sur le Golan.

Plus récemment, l'ONU a apporté une contribution décisive au retrait israélien du Liban sud, grâce à son impartialité et à son expérience qui la désignaient pour jouer le rôle de « tiers facilitateur », dès lors que les parties partageaient une même volonté d'apaisement.

D'autres opérations de maintien de la paix qui se sont développées depuis une décennie sont plus complexes dans leurs objectifs et dans leur mise en _uvre.

Il s'agit d'intégrer dans un même mandat, outre le maintien de la paix classique, un volet civil étendu et multidimensionnel : droits de l'homme, assistance humanitaire, police et justice, institutions, reconstruction, etc.

De telles opérations intégrées requièrent la mobilisation de nombreux acteurs : l'ONU, ses divers organismes et agences, des Etats, des organisations régionales comme l'Union européenne, l'OSCE, les banques régionales, etc.

Citons là aussi des succès : l'APRONUC au Cambodge, l'ONUMOZ au Mozambique, l'ATNUTO au Timor oriental, la MINUK au Kosovo.

La vocation universelle de l'ONU, l'étendue et la diversité de ses instruments lui confèrent presque naturellement le rôle de chef de file de telles opérations. Qui d'autre pourrait le faire à sa place ?

Cependant, la difficulté à assumer des missions d'imposition de la paix marque les limites du rôle de l'ONU.

Bien souvent l'ONU n'est manifestement pas, à elle seule, capable de promouvoir ou de rétablir la paix.

Elle n'est pas en état de s'imposer comme le responsable exclusif ou même principal de la gestion d'une crise. Il y a d'ailleurs des crises que personne ne gère. Aussi ne faut-il pas raisonner uniquement en termes de gestion de crise en cas de guerres sauvages et de désagrégation complète d'Etats.

Au Proche-Orient, depuis des décennies et alors que les bases juridiques d'un règlement existent sous la forme des résolutions de l'ONU que j'ai rappelées, on voit que l'ONU ne suffit pas pour trouver et imposer une solution.

En matière d'imposition de la paix, l'ONU est souvent paralysée par l'absence de capacités propres, l'insuffisance des moyens humains et militaires mis à sa disposition et le caractère inadapté des mandats : absence d'armée, expertise militaire limitée, capacité politique insuffisante pour conduire de telles opérations.

C'est particulièrement net dans les situations intermédiaires de « ni paix, ni guerre ouverte » où les forces de l'ONU sont exposées à des risques élevés et où la crédibilité de l'organisation est directement atteinte. On l'a vu avec la MINUSIL en Sierra Leone et avec la MONUC en République démocratique du Congo.

Enfin, l'instrument des sanctions pêche par inefficacité. Ces dernières sont trop souvent - je dis bien « souvent » car ce n'est pas toujours le cas - banalisées, indûment prolongées, inadaptées, voire contre-productives.

Comment aider l'ONU à mieux exercer son rôle ?

En premier lieu - et là je pense rejoindre un sentiment général - en s'abstenant de confier à l'ONU des missions excessives d'imposition de la paix et de l'engager dans des contextes de conflits ouverts, sauf à prendre le risque d'échecs dramatiques qu'ont illustré l'ONUSOM en Somalie et la FORPRONU en Bosnie.

Il ne faut plus accepter d'opérations de maintien de la paix qui sont des opérations alibi manifestement vouées à l'échec. Ce n'est pas la peine d'intervenir, de donner l'impression d'avoir apporté une réponse politique pour aller ensuite déplorer hypocritement la prétendue impuissance des Nations Unies. Il faut, dans certains cas, avoir le courage de dire que quelques situations, à certains moments, ne sont pas, ou pas encore maîtrisables.

L'ONU ne peut jamais se substituer à une volonté défaillante des parties. Il ne sert à rien de parler de maintien de la paix, si les parties ne pensent qu'à se faire la guerre.

En toutes circonstances, l'implication de l'ONU sur le terrain doit donc s'accompagner d'un mandat adapté et de moyens suffisants pour l'accomplir : la référence au chapitre VII, des règles d'engagement qui soient « robustes », mais également assorties des moyens correspondants et de perspectives crédibles de règlement politique.

Il faut, en outre, rechercher le partage des rôles le plus efficace entre l'ONU et d'autres partenaires.

La délégation à une autre organisation ou à plusieurs Etats est parfaitement légitime - elle est prévue par la Charte - et souhaitable quand l'alternative consiste à ne rien faire.

L'ONU n'ayant pas la responsabilité exclusive de la gestion des crises, elle délègue alors sa légitimité.

Ce partage passe par la délégation de l'exécution de l'action d'imposition de la paix à d'autres acteurs plus qualifiés, Etats ou coalitions d'Etats - INTERFET à Timor est - ou à des organisations régionales de sécurité comme l'ECOMOG ou la CDAO en Afrique et l'Union européenne demain puisque l'Union européenne s'est dotée, ces derniers temps, de cette capacité.

L'ONU doit conserver un rôle d'impulsion. Le Conseil de sécurité reste seul compétent pour l'autorisation et la conclusion par des résolutions de « fin de conflit » comme en Bosnie-Herzégovine, comme au Timor oriental, comme après la guerre du Golfe ou comme, enfin, au Kosovo.

Je crois qu'il faut aussi mieux adapter l'arme des sanctions à leurs objectifs.

Pour ne pas être banalisées, les sanctions ne devraient, conformément à la Charte, être envisagées qu'en réponse à une menace contre la paix et la sécurité internationales et pour la faire cesser.

Pour ne pas être indûment prolongées, elles devraient être levées dès que le comportement qui les avait justifiées a cessé. Il faut, à cet égard, que le Conseil de sécurité définisse précisément ses attentes et que la fixation d'une durée limitée lui permette d'évaluer régulièrement la situation et de lever, alléger, ou, au contraire, proroger par une décision délibérée les sanctions. En d'autres termes, elles ne doivent pas obéir à une mécanique aveugle.

Enfin, pour être adaptées à leur objectif, elles devraient être proportionnées et mieux ciblées, c'est-à-dire peser au premier chef sur les responsables de la situation que l'on entend faire cesser, en limitant autant que possible les contraintes ou les souffrances des populations.

La diplomatie française a su convaincre au cours de l'année écoulée ses partenaires du Conseil de sécurité d'adopter un principe de sanctions limitées dans le temps, impliquant donc un réexamen périodique de leur pertinence comme cela a déjà été le cas dans le conflit Ethiopie-Erythrée ou pour l'Afghanistan. Cela ne veut pas dire qu'il ne faut pas, dans certains cas, reconduire les sanctions mais il faut que, si on le fait, ce soit délibérément, en connaissance de cause après une évaluation politique.

Enfin, l'ONU doit disposer des moyens nécessaires à l'exercice de ses responsabilités en matière de maintien de la paix.

Telle a été l'analyse lucide du très important rapport Brahimi, rendu public le 23 août dernier, sur le maintien de la paix, qui fait le point avec une parfaite clarté sur toutes ces questions et qui préconise à la fois des mandats adaptés à la mission dévolue aux forces et une augmentation des moyens militaires et humains mis à la disposition de l'Organisation.

C'est dans cette perspective qu'une coopération pourra être bâtie entre l'ONU et l'Union européenne dans ce domaine, au fur et à mesure que l'Union développera ses capacités propres de projection des forces. Les premiers jalons de cette coordination ont été posés au cours de la présidence française de l'Union européenne.

Avec M. Solana, nous nous en étions entretenus avec le Secrétaire général en septembre dernier, et celui-ci s'était même déplacé à Bruxelles pour en discuter.

Il faut aussi conforter la légitimité et l'efficacité du Conseil de sécurité.

Face à des situations de violations graves du droit international humanitaire qui mettent en danger la paix et la sécurité internationales, le Conseil de sécurité est fondé à agir et à utiliser tous les moyens, y compris le recours à la force, conformément au chapitre VII de la Charte.

Il n'est plus admissible que l'invocation du caractère intérieur du conflit, protégé par une conception dépassée de la souveraineté nationale, condamne le Conseil à l'inaction. Cependant, comme je pense que la souveraineté nationale reste l'un des principes d'organisation des relations internationales et que des actions de ce type ne doivent pas avoir lieu sans légitimité, j'estime qu'il faut perfectionner la façon dont le Conseil de sécurité peut s'en saisir. Il convient donc de perfectionner sa capacité plutôt que de le contourner.

C'est en ayant à l'esprit de telles situations et de telles réflexions, que j'ai proposé que les cinq membres permanents entament une réflexion sur la façon de définir un usage responsable du droit de veto.

La réforme des méthodes de travail du Conseil dans le sens de l'ouverture s'impose aussi à l'évidence.

Je pense en particulier au développement de la participation des Etats non-membres aux réunions du Conseil, déjà engagé, mais qu'il reste à poursuivre, et à l'établissement d'une concertation étroite avec les pays contributeurs de troupes, comme le souligne le rapport Brahimi, dans le respect des prérogatives du Conseil et de ses membres.

Enfin, la France soutient l'idée d'un élargissement du Conseil à de nouveaux membres permanents et non permanents afin de mieux refléter l'universalité de l'Organisation et le monde tel qu'il est aujourd'hui, selon des modalités qui préserveront la capacité d'agir du Conseil.

En conclusion, je suis convaincu à la fois du rôle irremplaçable des Nations Unies pour garantir le maintien de la paix et de la nécessité de mettre les Nations Unies en état d'exercer au mieux cette mission première.

Cela passe à mon sens avant tout par un effort collectif de ses membres pour ajuster la politique mise en _uvre et les actions confiées à l'ONU à la réalité des crises, et en particulier par la définition d'objectifs clairs ; par la mise en _uvre des recommandations concrètes du rapport Brahimi ; par la mise à disposition de l'ONU des moyens et des capacités nécessaires - je rappelle à nouveau que l'Union européenne s'est engagée, sous présidence française, à agir en ce sens - ; enfin, par une adaptation des méthodes de travail du Conseil de sécurité.

Telles sont, Mesdames et Messieurs, les quelques réflexions que je voulais faire et qui, en complément de ce qu'a déjà dit, je crois, le Ministre de la Défense, devant vous, vous donnent une indication sur la façon dont le gouvernement français entend participer à ce travail collectif d'amélioration qui doit engager tous les partenaires des relations internationales, dont les gouvernements dans leurs responsabilités propres.

Nous espérons parvenir un jour à une situation où, la paix étant maintenue, nous n'aurons plus besoin d'avoir recours à ces mécanismes, ni d'engager ces longues discussions pour savoir comment l'imposer là où elle n'existe pas encore.

(Applaudissements)

M. Dominique Bromberger : Merci à M. Hubert Védrine pour son intervention qui me facilite d'ailleurs un peu les choses puisqu'en évoquant les missions qui pouvaient être confiées aux Nations Unies et les situations dans lesquelles une intervention internationale pouvait s'opérer, il a abordé l'un des thèmes que va traiter dans un instant M. Zbigniew Brzezinski. M. Brzezinski est actuellement Conseiller du Center for strategic and international studies à Washington. C'est aussi l'auteur que vous connaissez bien, spécialiste des sujets que nous abordons aujourd'hui. Il a également été le Conseiller pour les affaires de sécurité nationale du Président Carter.

M. Zbigniew Brzezinski, Conseiller du Center for Strategic International Studies : Monsieur le Président, Mesdames et Messieurs, je pense que j'aurais pu faire un geste envers la fierté linguistique de nos hôtes en m'exprimant en français, mais il me semble préférable de le faire en anglais.

Je développerai quatre arguments.

Premièrement, nous traversons une phase difficile de passage du système traditionnel d'Etats nations souverains issu du traité de Westphalie à un système authentiquement international, mais ce processus de mutation est difficile. Il comporte beaucoup de pièges et de méandres. Il donne lieu à des désaccords internationaux sur le fond et sur la forme.

Les conflits idéologiques du passé ont par ailleurs fait place à un sentiment accru d'interdépendance, que l'on essaye souvent de décrire par le terme commode de « mondialisation ».

Ces deux évolutions peuvent nous emplir d'espoir.

En m'asseyant ici à côté d'Evgeny Primakov, un souvenir personnel m'est revenu en mémoire. Pourquoi ? Parce qu'il n'y a pas si longtemps, nous étions d'authentiques adversaires idéologiques : je n'étais pas un individu jouissant d'une très grande popularité en Union soviétique et son institut publiait beaucoup de textes pour démasquer mes innombrables activités subversives. Il y a quelques années, il m'a accueilli à Moscou, alors qu'il dirigeait le service de sécurité russe qui n'est pas vraiment l'organisation qui a ma faveur là-bas et aujourd'hui, voilà que nous nous retrouvons côte à côte pour parler de la réforme de l'ONU et de la défense de la paix.

Tout cela nous ramène à une proposition élémentaire, à savoir que nous entrons dans une ère où les grandes guerres entre Etats développés sont devenues, sinon impossibles, du moins de plus en plus improbables.

En revanche, nous sommes toujours plus fréquemment en présence d'une kyrielle de petits conflits, de rébellions, de bains de sang d'origine ethnique, d'affrontements à teneur religieuse. Si cette situation est loin d'être parfaite, il n'en demeure pas moins qu'elle marque un progrès. Pourquoi ? Parce que nous arrivons à un stade où une guerre générale est un luxe que ne peuvent s'offrir que les pays pauvres : les pays riches de la planète ont compris qu'une guerre généralisée était synonyme de destruction généralisée et c'est là un obstacle significatif à l'effondrement du système international dans son ensemble.

En deuxième lieu, je vais vous soumettre un argument qui prend la forme d'un paradoxe.

Le pays qui manifeste le plus grand scepticisme à l'égard des rythmes de cette transition vers un système post-westphalien dépassant, en quelque sorte, l'ère des Etats-nations souverains - je veux parler des Etats-Unis - est aussi celui qui contribue de la manière la plus substantielle à empêcher le retour à une époque de guerre généralisée entre Etats riches et puissants.

Cet argument est très facile à prouver puisque, à ce jour, les Etats-Unis déploient quelque 230 000 hommes en dehors de leur territoire - 100 000 soldats américains en Europe, 100 000 soldats américains en Extrême-Orient et environ 30 000 autour du Golfe persique. Imaginez les conséquences possibles d'un retrait soudain de ces forces dans ces différentes régions.

La probabilité d'un conflit sur la péninsule Coréenne augmenterait de façon exponentielle. En fait, un conflit surviendrait sans doute en Corée, avec des conséquences très graves pour les relations sino-japonaises. Si les forces américaines étaient retirées du Golfe persique, l'économie mondiale pourrait être gravement secouée par l'instabilité qui en découlerait pour la péninsule arabique.

L'expérience des toutes dernières années, sans même parler de décennies, semble bien indiquer également que la situation en Europe ne serait pas plus stable si les Américains retiraient soudain leurs forces du continent européen.

Paradoxalement, c'est donc le pays qui manifeste le plus grand scepticisme quant au rythme de la transition vers le nouvel ordre international qui rend de moins en moins probable le type de guerres que nous avons connues jusqu'alors.

C'est dans ce double contexte que je voudrais situer mon troisième argument.

Sachant que les guerres classiques sont moins probables, mais que nous sommes confrontés à une série indéfinie de foyers de crise de petite dimension qui peuvent, néanmoins, avoir un potentiel de destruction significatif, comment la communauté internationale peut-elle décider quand et comment intervenir ? Il n'y a pas de règles simples, mais un certain nombre de principes de bon sens que l'on peut invoquer.

La première étape consiste à évaluer la situation qui pourrait rendre nécessaire une réponse internationale concertée.

Il s'agit là de former un jugement d'abord sur la dimension morale de la situation à laquelle on se trouve confronté, ensuite sur le risque international qu'elle fait peser, les deux aspects pouvant d'ailleurs être liés si l'on a affaire à un grand nombre d'assassinats, à une épuration ethnique moralement condamnable et si la situation renferme les germes d'un conflit international. Si ces facteurs rendent la situation moralement condamnable, mais aussi internationalement dangereuse, alors, il faut, à l'évidence, envisager une intervention. Dans un tel contexte, il convient de se demander si la situation à laquelle on se trouve confronté est simplement regrettable, si elle est déplorable ou si elle est intolérable.

C'est un jugement qui doit être porté par des Etats responsables.

Si la situation est considérée comme moralement inacceptable ou politiquement dangereuse, si on pense, en conséquence, qu'elle deviendra intolérable si on ne fait rien, il y a une autre décision à prendre, qui suppose de bien mesurer les conséquences d'une éventuelle intervention.

Ces conséquences seront-elles minimes, donc admissibles ? - on pourrait dire que c'était assez largement le cas en Bosnie-Herzégovine, un peu moins au Kosovo mais, dans l'ensemble, les conséquences de l'intervention y ont été jugées acceptables - ou bien le coût de l'intervention apparaîtra-t-il au contraire prohibitif ?

Je vais illustrer mon propos par un exemple. Vous n'ignorez pas que j'ai une position très critique à l'égard de ce qui se passe en Tchétchénie, mais il faut se demander quelles seraient les conséquences d'une intervention internationale dans ce conflit. Elles pourraient être tout à fait excessives.

Il y a donc des appréciations de l'ordre du réalisme politique qui doivent être portées en toutes circonstances, même lorsqu'on estime qu'une situation est moralement inacceptable, internationalement dangereuse et, par conséquent, intolérable.

Si ces jugements conduisent à la conclusion qu'une intervention est nécessaire, il faut aussi considérer que l'intervention s'inscrit dans un processus continu auquel M. Boutros-Ghali et M. Bildt ont fait allusion.

Ce processus doit englober, au delà de la réaction diplomatique et du recours à la force, une opération de réinsertion et de réhabilitation politique durable et responsable. Il n'est, en effet, pas suffisant d'intervenir et de tourner les talons.

J'ai à l'esprit un certain nombre de cas au cours des dernières années où les Etats-Unis sont intervenus et repartis ensuite : il faut que l'intervention fasse partie d'un ensemble de mesures dont l'objectif ultime est de susciter une conscience civique et d'instaurer un gouvernement responsable devant la société civile. Dans certains cas, le recours à la coercition militaire peut conduire à ce résultat et s'avérer positif.

Je citerai, pour exemple, ce qui s'est passé après la deuxième guerre mondiale dans les nations de l'axe qui avaient perdu la guerre aussi bien en Europe qu'en Extrême-Orient : des administrations militaires ont été mises en place pour créer sur plusieurs années les conditions préalables à la mise en place de gouvernements démocratiques qui, dans les cinquante années suivantes, ont parfaitement résisté à l'épreuve du temps.

Il faut garder ces notions en tête lorsque nous songeons au Kosovo ou à la Bosnie-Herzégovine et nous devons les avoir encore plus présentes à l'esprit si nous pensons à certains des échecs dramatiques des dernières années, comme au Rwanda, en Afghanistan ou en Tchétchénie.

Enfin, mon quatrième et dernier argument sera le suivant : le traitement de ces questions demandera du temps, et dans certains cas, nous devrons nous accommoder d'échecs pour les raisons que j'ai déjà indiquées, si le coût de l'intervention l'emporte sur son bénéfice.

Dans une optique américaine, l'efficacité sera au rendez-vous, si, chaque fois que c'est possible, l'intervention se déroule dans le cadre d'une coopération régionale. En effet, ce sont les réponses régionales qui seront toujours les plus efficaces.

Là encore, le cas du Kosovo est exemplaire, par contraste avec celui du Rwanda : dans la crise Kosovo, nous avons eu un consensus européen régional sur la nécessité d'intervenir. La Russie n'était pas d'accord, mais elle a néanmoins décidé de prendre part à la phase d'après-intervention ce qui a élargi l'ampleur de la coopération régionale.

Je crois que c'est une telle approche qui a le plus de chances de bénéficier de l'adhésion américaine, compte tenu des autres responsabilités qui incombent aux Etats-Unis. Une telle approche aura également davantage de chances de faciliter une réforme de l'ONU.

Le titre de ce colloque étant « Pour défendre la paix, réformer l'ONU », je dirai que, pour que l'ONU soit réformée, il faut que la paix ait été consolidée par la coopération régionale. Ce n'est, en effet, qu'à ce moment-là que nous pourrons nous attaquer à la réforme de l'ONU, de façon réelle et concrète, sans nous limiter à des ajustements qui ne reflètent pas la réalité des rapports de forces politiques dans le monde actuel.

Si l'on créait l'ONU aujourd'hui, on n'accorderait pas le droit de veto à cinq pays : le système serait autre. A supposer qu'un droit de veto existe encore, certains pays devraient y renoncer ou bien l'agréger à un veto régional et d'autres pays qui n'ont pas de droit de veto aujourd'hui devraient en bénéficier. C'est un processus qui ne va pas se produire du jour au lendemain, mais peut-être, après un assez long processus d'établissement de la paix à travers la coopération régionale, parviendrons-nous à ce résultat.

(Applaudissements)

M. Dominique Bromberger : Je remercie le docteur Brzezinski dont la conclusion visait sans doute des pays d'Europe qui auraient à se réunir pour exercer une présence permanente au sein du Conseil de sécurité, mais aussi de grands pays du Tiers-Monde qui pourraient s'y trouver à titre régional. C'est, par exemple, le cas de l'Inde ce qui me permet de donner la parole à M. Jasjit Singh, Directeur de l'Institute for defence studies and analyses à Delhi.

M. Jasjit Singh, Directeur de l'Institute for Defence Studies and Analyses (New Delhi) : Je vous remercie, Monsieur Brzezinski, des propos que vous avez tenus. Je vous sais gré d'avoir approfondi le sujet en parlant du système westphalien auquel il fallait mettre un terme, des obstacles à la paix et du fait que beaucoup de pays, qui se trouvent en dehors de l'OCDE, essayent de créer leur nation, leur Etat, ce qui pose des problèmes de paix, de sécurité, de droits de l'homme.

Tous ces problèmes se posent en effet aux nouveaux pays qui tentent de s'affirmer en tant qu'Etats.

Il n'existe pas encore de modèle au delà du modèle westphalien et, sans chercher à justifier ce modèle traditionnel, je voudrais seulement rappeler qu'il faut, pour le dépasser, renforcer d'abord le processus de création des Etats, faute de quoi des nations mal formées, pérenniseront les problèmes et les nécessités d'intervention.

Il faut commencer par dire que, lorsque l'ONU a été créée, l'objectif principal était de lutter contre le fléau de la guerre et que l'une des raisons de son échec réside dans notre incapacité à l'adapter au changement, de manière à pouvoir régler les conflits de l'avenir. Nous nous tournons toujours vers le passé et les conflits anciens et nous ne sommes pas prêts à réagir aux conflits futurs et à lutter contre.

Le monde a évolué, apportant de nouveaux problèmes : les sociétés actuelles, y compris les sociétés démocratiques, créent, avec les principes du marché libre, des processus de concurrence. Nous nous trouvons, en réalité, confrontés à un système de sécurité compétitive entre les Etats.

L'idéologie favorise ces processus de compétitivité.

Comment peut-on passer de ce modèle compétitif à un modèle de coopération ? Tel est le principal défi que la communauté mondiale doit relever, dans les circonstances que l'on connaît, avec la révolution de l'information dont il faut tenir compte dans toutes ses dimensions, notamment sa dimension politique et sociale. Elle a fait naître de plus grandes attentes qu'il y a trente ou quarante ans, en particulier dans les pays en développement où il est aujourd'hui possible par écran de télévision interposé, de compenser les lacunes de l'éducation. Simultanément, elle suscite aussi une impatience chez les jeunes qui, lorsqu'ils ressentent trop de manques, versent dans la corruption et la rébellion.

Par ailleurs, pendant plus de deux siècles, la société civile a été prise pour cible dans les conflits. Je ne veux pas m'attarder sur le sujet et je n'en donnerai donc que deux exemples : le bombardement des villes et les moyens qui existent - sans qu'il y ait à mon sens une volonté d'y avoir recours - en armes nucléaires et de destruction massive.

Nous avons besoin Mesdames et Messieurs, d'une paix établie sur une base de coopération résultant d'un effort collectif et non pas de relations internationales fondées sur la concurrence.

La logique de l'Etat souverain, si elle n'est pas essentielle pour les Etats européens qui parviennent à s'entendre au sein d'une Union européenne répondant à leur choix de se regrouper au sein d'une entité plus large, est néanmoins nécessaire. A l'échelle du monde en effet, les problèmes sont différents. Il faut donc, d'une certaine manière, défendre la souveraineté des Etats tout en assurant, parallèlement, une certaine coopération.

Cette position peut paraître idéaliste, mais elle est indispensable. C'est dans cette direction qu'il faut aller ; ce qui signifie qu'il faut également déplacer nos efforts de la gestion des crises vers leur prévention. Il est en effet impossible d'espérer la paix sans un effort de prévention des conflits dans de nombreux domaines. Je citerai notamment le renforcement des principes démocratiques au moment où la mondialisation accroît l'interdépendance entre les Etats car c'est l'application de ces principes qui répondra le mieux aux aspirations des différents peuples.

Cela étant, on ne peut pas défendre les principes démocratiques au niveau d'une communauté nationale sans le faire au niveau international. C'est pourquoi on peut envisager une réforme de l'ONU, mais à condition de ne pas oublier d'appliquer ces principes démocratiques au sein même de l'organisation, faute de quoi elle ne disposera pas d'une légitimité suffisante.

Par ailleurs, je crois me rappeler que le Secrétaire général des Nations Unies a eu l'occasion de dire que le maintien de la paix avait été créé, inventé par les Nations Unies : est-ce toujours une invention ou une mission reconnue et réelle ? Cette mission n'est en effet pas prévue dans la Charte : si on consulte son chapitre VI, on n'y trouve aucun paragraphe y faisant allusion. Chaque intervention pose un problème spécifique et les termes anglais employés à ce propos ne sont pas très clairs. On parle « d'intervention humanitaire », ce qui paraît une contradiction dans les termes puisqu'une intervention est par définition militaire, même si elle peut être décidée à des fins humanitaires.

Il y a parfois des contradictions dans les formulations, et il nous faut essayer de réexaminer les défis du maintien de la paix et de la sécurité internationales, non dans une vision passéiste, mais dans une optique nouvelle susceptible de répondre aux besoins tels qu'ils existent aujourd'hui et tels qu'ils se présenteront demain. Essayons donc de trouver des solutions, sans perdre de vue que, dans l'intervalle, beaucoup de travail reste à accomplir par ailleurs.

Monsieur le Président, la conduite d'opérations de paix restera toujours nécessaire et la question fondamentale est la suivante : si on consacre davantage d'efforts à la prévention des conflits, la nécessité des interventions qui porteront alors sur des cas isolés et concrets, sera-t-elle moindre ?

Quel sera, par ailleurs, le rôle des pays en développement dans la gestion des crises et dans la participation à la conduite des opérations de maintien de la paix ?

Les réponses à ces questions sont loin d'être claires et nettes et demeurent trop ambiguës. Les pays en développement font depuis longtemps confiance aux Nations Unies, mais une question se pose à eux : au niveau de la prise de décision, comment leur point de vue sera-t-il pris en compte, notamment pour ce qui concerne les opérations de maintien de la paix ? Cette crise de confiance à l'égard des opérations de paix remet la légitimité des Nations Unies en question.

Je voudrais également souligner la question de la large utilisation des armes. Ce phénomène est lié non seulement aux exportations de matériel de guerre, mais également à la perte par l'Etat de son monopole sur les armements. Les instruments de violence que sont les armes se trouvent maintenant partout, se banalisent au point que ce sont 75 millions d'armes qui circulent au sein des sociétés sans être contrôlées. Aussi longtemps que ce sera le cas, aucune paix ne sera possible.

J'ajoute que mon pays qui, depuis 1950, a été toujours été prêt à participer activement aux opérations de paix se trouve maintenant dans une situation un peu hésitante ; d'une part, parce que la légitimité de l'Organisation des Nations Unies est mise en question ; d'autre part, parce qu'il conviendrait d'évaluer ses échecs - nous avons évoqué notamment le désastre enregistré en Somalie à Mogadiscio.

(Applaudissements)

M. Dominique Bromberger : Merci au professeur Singh.

La parole est maintenant au dernier intervenant - last but not least comme l'on dit toujours - M. Primakov, ancien Premier ministre de la Fédération de Russie, qui a sur tous les autres intervenants l'avantage d'avoir vu différentes phases de l'histoire récente avec des yeux et des lunettes multiples puisqu'il a été à la fois journaliste, diplomate, responsable des services secrets de son pays et également Premier ministre. Cela fait beaucoup de façons de voir les choses pour quelqu'un qui appartient à un pays où l'unité de vue est considérée comme un facteur essentiel.

M. Evgeny Primakov, ancien Premier ministre de la Fédération de Russie : Aujourd'hui, j'interviens en tant qu'ancien Premier ministre et ancien Ministre des Affaires étrangères.

Si je n'avais pas été ancien dans une quelconque fonction, je crois que, comme M. Védrine, j'aurais dû quitter rapidement la salle. Donc, j'ai cet avantage d'être un ancien Premier ministre, un ancien Ministre, ce qui me vaut, au lieu de devoir vous quitter pour rencontrer Joschka Fischer, le privilège de pouvoir écouter tranquillement tout le monde. C'est pour moi, non seulement un très grand plaisir, mais aussi l'occasion d'avoir accès à toute une série de pensées nouvelles. Parmi les idées exprimées, beaucoup étaient inattendues et vont me permettre d'enrichir et de nourrir mes réflexions. Je constate que ces colloques sont très utiles, j'ai l'intention de continuer à y participer et je vous remercie de votre invitation.

Nous avons entendu diverses évaluations des conflits existants. Pour ma part, je m'arrêterai sur deux de leurs caractéristiques principales.

La première a été relevée par MM. Guéhenno et Lacoste. Je souscris entièrement à leur point de vue lorsqu'ils estiment que les conflits, aujourd'hui, se développent essentiellement, non pas entre Etats, mais à l'intérieur des Etats.

En second lieu, alors qu'il y avait toujours pendant la guerre froide, en dépit de tous ses aspects négatifs et des risques de guerre mondiale qu'elle faisait peser, une certaine maîtrise des événements, on constate aujourd'hui que les conflits se développent de manière chaotique et incontrôlée.

Ces deux caractéristiques influencent les approches que nous pouvons avoir de ces situations conflictuelles.

Je voudrais remplacer l'éternelle question russe consistant à se demander « que faire ? » par une interrogation sur ce qu'il ne faut pas faire, qui appelle, selon moi, une réponse en cinq points.

En premier lieu, on ne peut pas ignorer que le soutien à certains belligérants - je ne vais pas expliquer les motifs pour lesquels on peut être conduit à l'accorder - favorise des mouvements séparatistes. On ne peut pas fermer les yeux sur cette réalité. La raison pour laquelle il faut en tenir compte est que 2500 groupes ethniques vivent dans 150 Etats aux ethnies et aux nationalités différentes.

Si, maintenant, on se met à soutenir telle ou telle ethnie et si on suit la lettre des dispositions de la Charte qui prévoient que toutes les ethnies ont le droit à l'autodétermination jusqu'à la séparation, jusqu'à l'indépendance et à la sortie de l'Etat dans lequel elles se trouvent, on va aboutir à un chaos total dont nous ne pourrons plus nous dépêtrer.

Par conséquent, il semblerait nécessaire actuellement de déplacer le problème et de créer les conditions permettant à toutes ces minorités d'exercer leurs droits, d'assurer leur autonomie culturelle et politique, mais au sein des Etats existants.

On ne peut pas, on ne doit pas soutenir le phénomène du séparatisme et si l'on veut mesurer les conséquences de ses actions sur la situation du monde, il faut suivre cette ligne de conduite aussi bien pour la Tchétchénie que pour le Kosovo ou les régions en conflit à l'intérieur d'un Etat.

Essayez de voir ce qui s'est passé au Kosovo : on s'est opposé au génocide - même si je ne suis pas en total accord avec mon bon ami Ahtisaari pour parler d'un génocide unilatéral puisque le même phénomène a été observé de l'autre côté - et il y a eu beaucoup plus de réfugiés fuyant le Kosovo après le début des bombardements sur la Yougoslavie qu'avant. C'est un élément important dont il n'est pas tenu suffisamment compte.

Au début, certains en Allemagne se sont réjouis de l'intervention mais ils pensaient que les Albanais qui sont aujourd'hui en Allemagne allaient partir, alors qu'ils n'en ont pas l'intention et qu'ils vont rester.

De plus, nous ne pourrons pas maîtriser certaines tendances qui se développent au Kosovo. Je ne vois, par exemple, aucune possibilité de freiner la montée du séparatisme, de l'indépendantisme tels qu'ils s'expriment dans l'Armée de libération du Kosovo, qui s'oppose également aux forces de maintien de la paix. Outre leur volonté de créer une grande Albanie, les Kosovars albanophones entendent se retirer de la Yougoslavie et tout cela risque d'entraîner un conflit majeur et de grande intensité dans les Balkans. Voilà ce à quoi le séparatisme risque de conduire.

En deuxième lieu, on associe fréquemment l'Islam et l'intégrisme. Il ne faut pas tout mélanger. M. Bernard Kouchner a dit que la religion était l'une des raisons des conflits. Je comprends ce qu'il veut dire par là, mais je voudrais apporter une précision en soulignant que des conflits se développent effectivement lorsqu'un Etat ou des groupes tentent, par la force, d'imposer à d'autres une vision politique et économique du monde de type islamiste, mais cela n'a rien à voir avec l'Islam. Si l'on n'établit pas cette distinction, on risque d'avoir un monde coupé en deux avec l'Islam d'un côté. Or, on n'a pas besoin de cette confrontation.

En troisième lieu, il ne faut pas monopoliser les bons offices et le rôle de médiateur comme les Américains l'ont fait au Moyen-Orient en jouant seuls ce rôle.

L'Europe n'a pas pu participer aux missions de bons offices au Moyen-Orient car les Etats-Unis ont voulu concentrer dans leurs mains les initiatives internationales concernant la région. Pourtant la position russe a toujours été de demander que les missions de médiation soient conduites au Moyen-Orient par les Etats-Unis, l'Union européenne, l'Egypte, qui représente le monde arabe, et la Russie. Je crois que, si cela avait été le cas, une telle mission aurait donné de meilleurs résultats que le rôle d'intermédiaire qu'ont monopolisé les Etats-Unis en imposant leur volonté et leur manière de voir.

Les Etats-Unis ont en particulier fait entrer en ligne de compte des intérêts de politique intérieure liés au fait, soit que des élections allaient avoir lieu, soit qu'une administration allait quitter le pouvoir, etc.

En quatrième lieu, on ne peut pas, sans réfléchir, utiliser les sanctions économiques. Elles doivent être bien pesées et bien réfléchies.

Dans le cas de l'Irak, il est clair qu'il y a eu deux tactiques.

Je pense que toute la communauté mondiale est d'accord pour reconnaître que l'Irak doit appliquer effectivement les résolutions des Nations Unies et détruire son armement de destruction massive - ce point ne donne pas lieu à contestation - mais la Russie avait sa façon de voir les choses pour atteindre cet objectif.

Nous estimions qu'il fallait, au fur et à mesure des progrès constatés, fermer les quatre dossiers de désarmement de manière à contrôler le processus. Il convenait donc de régler successivement le dossier nucléaire, le dossier des missiles et, celui des armements chimiques et biologiques.

Un certain nombre d'autres pays ont estimé, à l'inverse, qu'il fallait attendre que toutes les dispositions aient été appliquées avant de lever les sanctions. Il n'y a, dans ces conditions, aucune lumière au bout du tunnel. Il n'y aura jamais pour l'Irak d'encouragement à la coopération.

En procédant de la sorte, nous avons laissé agir des politiques comme M. Richard Butler, par exemple, qui a dirigé la Commission spéciale de l'ONU et nous nous sommes privés de la possibilité d'une progression normale vers l'objectif global que nous nous sommes fixé.

Qu'avons-nous obtenu à la suite de ces sanctions économiques qui ne sont pas en passe d'être levées, ni allégées, mais qui sont reconduites sans être limitées dans leur durée ? L'Irak n'est pas isolé du monde arabe, l'aéroport de Bagdad a été ouvert et, aujourd'hui, certains pays ne souhaitent plus poursuivre les patrouilles aériennes, effectuées d'ailleurs sans autorisation des Nations Unies, dans les zones Sud et Nord. Il est d'ailleurs illicite d'utiliser la force en contournant les Nations Unies.

Dans son intervention, M. Hubert Védrine a parlé du partage des fonctions entre les Nations Unies et les autres structures, ce qui pourrait se comprendre de la façon suivante : l'ONU doit s'en tenir à des directives politiques, les mesures militaires étant, quant à elles, à la charge des structures régionales. Il a peut-être, sans le dire, fait allusion à l'OTAN.

Dans ces conditions, pourquoi la nouvelle doctrine de l'OTAN prévoit-elle l'utilisation de la force, au-delà du territoire des Etats de l'Alliance, sans décision du Conseil de sécurité, alors que leur sécurité n'est pas menacée ?

Après la fin de la guerre froide, l'OTAN a élaboré un nouveau concept stratégique qui lui permet de décider seule de tout. Ce n'est pas admissible.

La force doit être utilisée lorsque c'est indispensable et qu'il n'y a pas d'autre possibilité, mais sur décision du Conseil de sécurité des Nations Unies qui est incontournable.

En cinquième lieu, M. Brzezinski, qui est également un bon ami, a souligné que les Etats-Unis, en déployant de nombreuses troupes à l'extérieur contribuent à la stabilité de la situation mondiale.

Je ne vais pas m'opposer à lui sur ce point, mais il ne faut pas avoir deux poids et deux mesures. Personnellement, je dirige une Commission d'Etat pour régler le conflit de Transdniestrie, région où nous avons déployé 2 500 soldats que nous souhaiterions retirer. Or, le très fort volume d'armement stocké sur place, dont 1,5 million de mines, rend impossible un retrait rapide.

Il faut régler cette question. Nous maintenons ces 2 500 personnes dans une région qui n'est pas devenue pour autant une tête de pont dirigée contre l'Europe, mais si nous la quittons, nous allons retrouver ces énormes quantités de mines antipersonnelles auxquelles je faisais allusion éparpillées un peu partout dans le monde. Pourtant lors de la réunion de l'OSCE à Istanbul, on a tenté de faire pression sur nous pour nous contraindre au retrait en nous présentant un calendrier.

(Applaudissements)

M. Dominique Bromberger : Nous en arrivons aux questions dont la première sera posée par M. Paul Quilès.

M. Paul Quilès : Il s'agit d'une question qui pourrait peut-être être posée demain matin, mais, puisque nous avons la chance d'avoir M. Brzezinski à cette table ronde, je voudrais lui demander ce qu'il pense de l'attitude de son pays par rapport aux Nations Unies, notamment sur le plan financier.

Ainsi que beaucoup le savent sans doute, les Etats-Unis ont à l'égard des Nations Unies une dette assez importante dont un étalement a été négocié sous certaines conditions, au nombre desquelles figure ce que l'on appelle « le budget zéro », ce qui signifie que le budget des Nations Unies ne doit pas augmenter et que la contribution des Etats-Unis doit diminuer en pourcentage. Je sais qu'au Sénat américain, le sénateur Helms notamment, a une attitude particulièrement méfiante à l'égard des Nations Unies.

Je voudrais donc savoir comment un pays qui est puissant, qui est le plus puissant du monde, qui a la plus grande force militaire, qui dit vouloir un développement du rôle de l'ONU et un renforcement de sa crédibilité, peut concilier ces deux attitudes : j'avoue, personnellement, ne pas encore détenir la réponse et j'espère que M. Brzezinski va pouvoir nous apporter quelques lumières à ce sujet.

M. Zbigniew Brzezinski : Je ne vais pas essayer de concilier ces deux positions parce que certains, dans cette salle, savent encore ce qu'est la dialectique et que nous sommes en présence d'une situation à l'évidence dialectique.

Aux Etats-Unis, beaucoup de soupçons pèsent sur les Nations Unies. C'est une réalité politique, mais beaucoup défendent aussi des positions différentes : le débat au Sénat a été très vif et très animé sur cette question, les républicains étant plus critiques à l'égard de l'ONU, les démocrates plus favorables.

Au cours des derniers mois, des efforts concertés ont été entrepris aussi bien par Mme Albright que par le sénateur Helms, avec le concours de M. Richard Holbrooke pour essayer de parvenir à une formule conduisant à certaines réformes dans la bureaucratie des Nations Unies, de manière à permettre aux Etats-Unis d'assumer plus facilement leurs responsabilités financières, moyennant, néanmoins, une diminution du volume global de leur contribution qui a été, il faut le reconnaître, très élevée durant de longues années.

C'est un problème politique aux Etats-Unis. Les Etats-Unis sont une démocratie et nous ne pouvons pas dicter leur conduite aux Américains ou au Congrès américain. Nous ne pouvons que débattre de la question.

Le débat se poursuit et dans mes propres prises de position, j'ai tenté d'expliquer combien je souhaitais qu'à terme, des ententes régionales permettent de renforcer la volonté du peuple américain de confier une partie de sa souveraineté à différentes formes de coopération internationale.

M. Dominique Bromberger : « Vous avez dit que l'intervention de l'OTAN au Kosovo était illégale, du moins avant la résolution 1244, pensez-vous qu'elle était illégitime ? » Cette question était adressée à l'origine à M. Boutros-Ghali, mais je pense que M. Primakov pourra tenter d'y répondre comme éventuellement d'autres intervenants, dont M. Ahtisaari.

M. Evgeny Primakov : A l'évidence, il s'agissait d'une intervention qui n'était pas légitime puisqu'il n'y avait pas de décision du Conseil de sécurité des Nations Unies.

M. Dominique Bromberger : Vous voulez dire, Monsieur le Premier ministre, qu'elle n'était pas légale, mais, sur le plan moral, était-elle illégitime ?

M. Evgeny Primakov : Je ne saisis pas très bien le sens de la question.

Si j'ai bien compris, vous voulez savoir si les bombardements de la Yougoslavie ont été effectués conformément au droit. Sur ce point, je répondrai par la négative : ces bombardements n'avaient pas de base légale car ils ne pouvaient intervenir qu'après décision du Conseil de sécurité des Nations Unies. Il n'y a pas eu de décision du Conseil de sécurité en ce sens, mais je crois que M. Boutros-Ghali aurait pu l'expliquer mieux que moi.

M. Martti Ahtisaari : Si vous me le permettez, je voudrais saisir cette occasion pour répondre aux observations de M. Primakov.

Il faut, je crois, être très attentif à ne pas simplifier à l'excès une situation très complexe comme celle du Kosovo.

Il est patent qu'une répression s'est exercée pendant longtemps contre les Albanais du Kosovo et qu'elle n'a pas commencé en 1998. Il s'agit d'une répression ancienne qui n'a pas débuté avec les bombardements.

Pour répondre à la question de savoir si cette opération était illégale mais légitime, je souhaiterais évoquer quelques conclusions que je tire d'un débat auquel j'ai récemment participé à Bruxelles.

Quand bien même l'opération n'aurait pas été légale, je dirais, quant à moi, qu'elle était légitime. A la lumière de ce que j'ai dit tout à l'heure et compte tenu des violations des droits de l'homme commises, on peut considérer que l'opération était légitime. Si tel n'était pas le cas, nous serions dans une impasse.

Je crois que nous voulons tous que les comportements du Conseil de sécurité soient beaucoup plus cohérents. Nous en sommes loin aujourd'hui.

Cependant lorsque, pour la première fois, j'ai proposé d'autoriser le Secrétaire général de l'ONU à demander un avis indépendant à la Cour de la Haye, je n'ai pas reçu un accueil très enthousiaste.

M. Dominique Bromberger : J'ai reçu la question suivante : « On a parlé de crises et d'opérations de maintien de la paix dans les Balkans et pas de la crise israélo-palestinienne qui est plus ancienne. Dans le cas du conflit israélo-palestinien, l'ONU est tenue en échec. Cela ne met-il pas en évidence l'idée qu'il y aurait, d'un côté, des crises ou des conflits de riches, et de l'autre, des crises ou des conflits de pauvres ? »

M. Evgeny Primakov : Je pense que cette question comporte une part de vérité, car l'ONU, en effet, pendant toutes les années qu'a duré la crise du Moyen-Orient, n'a pratiquement pas réussi à trouver un arrangement susceptible d'y mettre un terme.

Pour autant, cela ne signifie pas que l'ONU n'a rien fait. En tant qu'organisation, elle a réagi par le passé et elle a déjà obtenu, grâce à ses résolutions, certains progrès : à Madrid, par exemple, une formule a vu le jour, mais la résolution 242 avait déjà été adoptée très peu de temps après la guerre des Six jours.

Les résolutions des Nations Unies ont créé un climat, un cadre qui ont permis de maintenir la question à l'ordre du jour et d'entretenir la réflexion. La réflexion a eu lieu et l'on peut donc dire que les Nations Unies ont contribué à faire en sorte que le problème soit examiné.

M. Zbigniew Brzezinski : J'ai passé treize jours à Camp David, il y a vingt ans, et la négociation, qui était alors animée par le Président américain, a produit le premier traité de paix que l'on ait jamais connu entre un pays arabe et Israël. C'était là une contribution notable à la stabilisation de la situation dans la mesure où l'accord ainsi conclu a réduit sensiblement le risque de conflits entre Israël d'un côté, et une coalition d'états arabes de l'autre.

Je crois que les Etats-Unis se sont impliqués pour faire progresser le processus de paix.

Si M. Clinton n'est pas arrivé à ses fins au cours des deux ou trois derniers mois, il a, néanmoins, apporté une contribution significative au processus de paix : il a réussi à mettre explicitement sur la table les grands traits d'un accord final. Jusqu'alors, il n'y avait jamais eu de discussions explicites sur un accord final effectif supposant notamment l'acceptation d'une présence arabe à Jérusalem, en plus de la présence israélienne. C'est un progrès considérable que de parvenir à l'idée d'une certaine division de la vieille ville sans séparation totale, et de certains échanges de territoires, permettant aux colonies de peuplement à proximité de Jérusalem de faire partie d'Israël, avec parallèlement des transferts de territoires israéliens au profit des palestiniens.

Ces propositions n'ont pas débouché sur un accord, mais, au moins, ont-elles jeté les bases sur lesquelles reposera un accord futur.

Désormais, même pour un Sharon, il sera très difficile d'essayer d'obtenir un accord qui prive les Palestiniens de certaines de ces dispositions implicites.

En conséquence, je peux affirmer qu'il y a bien eu un effort américain.

Ma réponse s'adresse également à Evgeny qui a estimé que certains pays n'avaient pas suffisamment participé aux négociations. J'en conviens, mais, au stade des négociations sérieuses, il reste que les Israéliens et les Palestiniens préfèrent une présence américaine avec une certaine participation égyptienne : c'est une réalité dont il faut prendre acte si l'on veut les pays participant au processus de paix ne forment pas une société de rhétorique, mais qu'ils conduisent une véritable négociation.

M. Evgeny Primakov : Je voudrais simplement dire que la Russie avait proposé de participer, comme d'autres, aux rencontres de Charm El Cheikh et que, si cette proposition avait été retenue, les négociations auraient probablement remporté plus de succès.

En outre, lorsque notre proposition a été refusée, les Arabes se sont adressés à nous pour nous dire qu'ils n'y étaient pour rien, qu'ils avaient insisté pour la faire aboutir, tandis qu'Israël nous faisait savoir que les Américains s'y étaient opposés, ces derniers prétendant que c'était Israël.

M. Carl Bildt : Sans doute disaient-ils la vérité les uns et les autres, mais si les Américains font des concessions, il y a beaucoup plus de chances qu'ils les fassent à cause de notre insistance qu'à cause de l'insistance russe.

On peut effectivement constater une réelle présence des Nations Unies au Moyen-Orient, même si ce n'est peut-être pas dans les phases les plus critiques des négociations : je veux citer l'affaire du Sud Liban qui n'a pas été facile, celle du plateau du Golan, l'affaire de 1948, l'UNRWA pour les réfugiés et d'autres missions conduites sur place.

Le problème n'est pas tant de savoir si les Nations Unies sont présentes ou non au Moyen-Orient, que de se souvenir des principes directeurs que M. Brzezinski a développés pour décider ou non d'une intervention.

Naturellement, nous n'allons pas intervenir en Tchétchénie parce que nous risquerions des représailles ou de créer une situation ingérable et il en va de même pour une crise en Chine : il y a des cas où il est clair qu'une intervention n'est pas envisageable, quand bien même elle se justifierait d'un point de vue moral. Il est d'autres cas où il faudrait intervenir, mais où la confusion est telle que nous ne savons pas quoi faire.

Nous n'avons pas parlé de génocide pour le Kosovo, mais tout le monde utiliserait le terme pour le Rwanda et pourtant il n'y a eu, au Rwanda, ni intervention, ni volonté d'intervenir, même s'il a été question d'envoyer quelques soldats dans les camps de réfugiés, ce qui aurait sans doute évité bien des difficultés dans la région.

Il y a donc des interventions dans certains domaines, dans certaines situations où nous pensons pouvoir gérer la crise. On verra quel sera, à terme, le résultat au Kosovo, mais que ce soit plus en amont ou plus en aval, il y a effectivement des cas, comme en Afrique, par exemple, où nous restons en retrait.

M. Dominique Bromberger : Une nouvelle question s'adresse à M. Brzezinski et intéresse également M. Singh.

Un invité : Nous avons entendu M. Brzezinski souhaiter un élargissement du Conseil de sécurité afin qu'il soit plus représentatif de l'état du monde actuel. Je lui demande donc quels sont les Etats qu'il envisage d'inviter à participer au Conseil.

En outre, pensant notamment à l'Inde, je voudrais savoir si, avant d'entrer au Conseil de sécurité, il ne faut pas administrer la preuve de sa contribution à la paix en réglant ses conflits frontaliers, en ratifiant le traité de non-prolifération, ce que n'a pas fait l'Inde qui a relancé une course aux armements. En d'autres termes, M. Brzezinski pense-t-il qu'un pays comme l'Inde répond aux critères qui permettraient d'entrer au Conseil de sécurité ?

M. Zbigniew Brzezinski : Je répondrai à la question puisqu'elle m'est posée, mais je présume que M. Singh voudra certainement réagir.

Si l'on créait les Nations Unies aujourd'hui en cherchant à établir une architecture de sécurité où les grandes puissances auraient un droit de veto, je crois qu'il y aurait un consensus pour dire que les Etats-Unis en disposeraient d'un : je ne crois pas me montrer trop patriote en disant cela.

On dirait la même chose pour la Russie, non pas en raison de sa puissance économique, mais à cause de son potentiel nucléaire. On estimerait sans doute aussi que la Chine devrait avoir un droit de veto. La capacité nucléaire a une importance à cet égard mais si le droit de veto devait être accordé en raison de la détention d'un armement nucléaire, à ce moment-là, le Pakistan devrait également en bénéficier.

On pourrait dire, ce qui se défendrait, que l'Europe devrait avoir un veto : belle mission pour M. Solana que d'émettre le veto de l'Europe.

Le veto du Japon se justifierait également compte tenu du rôle de ce pays dans les affaires internationales. De même, on pourrait défendre le droit de veto de l'Inde en raison des dimensions du pays et de sa crédibilité démocratique. On pourrait considérer aussi que le Brésil devrait avoir un droit de veto.

Nous aurions donc au Conseil de sécurité un groupe de membres permanents très différent de celui d'aujourd'hui.

Ce n'est pas ce que je recommande car ce serait tout à fait irréaliste. Je maintiens qu'il ne faut pas nous bercer d'illusions en pensant que nous pourrions réformer l'ONU. Nous n'allons pas réformer l'ONU : nous allons mettre en place certaines réformes qui ne refléteront pas les réalités des rapports de force et de pouvoir.

C'est pourquoi, pour arriver à de vraies réformes, il faut promouvoir la coopération régionale de manière à créer de nouveaux rapports de pouvoir qui pourront se répercuter sur les Nations Unies, sachant que cela ne se fera pas du jour au lendemain.

M. Jasjit Singh : Je trouve absolument fascinant que, lorsque l'on parle de l'Inde, on commence à inventer de nouveaux critères. Si on applique ces mêmes critères, la Chine pourrait perdre son statut de membre permanent car il y a dans ce pays des problèmes beaucoup plus significatifs. De deux choses l'une : soit la Chine part, soit l'Inde entre. La Grande-Bretagne devrait-elle quitter le Conseil à cause du problème irlandais ? Je crois qu'il faut avoir ici, certes, une approche réaliste mais également regarder les réalités de l'équilibre géopolitique dans le monde.

Je voudrais notamment rappeler aux plus jeunes parmi vous que l'Inde était l'un des seuls pays à avoir une délégation nombreuse au moment de la création des Nations Unies à cause du rôle qu'elle a joué pendant la guerre et que les Nations Unies reflètent cette structure de l'époque, même si d'autres événements sont intervenus depuis.

Peu importe pour moi que l'Inde soit ou non membre permanent du Conseil de sécurité parce qu'on ne peut pas ignorer l'Inde que ce soit à cause de ses capacités ou de ses problèmes. La question ne se pose pas en termes de contribution à la paix internationale. Si vous commencez à recourir à ce critère, vous allez ouvrir une boite de Pandore car il est arrivé que des pays interviennent militairement dans le monde entier, comme en témoignent les livres d'histoire. On irait au devant de graves difficultés en voulant appliquer un tel critère pour déterminer qui a, plus que les autres, contribué à la paix.

M. Dominique Bromberger : La dernière question est posée par M. François Solstic, membre de la Commission transnationale des Verts.

M. François Solstic : J'aimerais savoir où M. Brzezinski place la Tchétchénie dans sa classification et je demanderai à son collègue M. Evgeny Primakov ce qui est fait pour la Tchétchénie.

M. Zbigniew Brzezinski : A ce stade de notre discussion, je ne souhaite pas m'engager dans un débat, qui dépasserait le cadre de ce colloque, sur les torts ou les raisons de la Russie dans son action en Tchétchénie. Mais, compte tenu du thème qui nous réunit, je dois dire que la forme et le caractère de cette intervention russe, même si on admet qu'elle est justifiée, posent de très sérieux problèmes moraux et politiques.

Nous avons parlé de différentes interventions en Bosnie-Herzégovine, au Kosovo, au Timor oriental. Ces interventions ont imposé le recours à la force dans certains cas, mais, dans l'ensemble, les pertes en vies humaines ont été minimes, à l'exception peut-être du conflit du Kosovo, encore qu'elles aient été, là aussi, relativement limitées.

Le conflit de Tchétchénie, outre sa dimension de politique internationale, a des conséquences considérables sur le plan humanitaire : une ville a été rasée - elle ressemble à Stalingrad après la Seconde guerre mondiale - il y a sur place des gens qui n'ont plus rien et qui, d'après Médecins sans frontières et Amnesty international, souffriraient de sévices graves et d'épidémies, comme le confirment les organisations d'aide humanitaire. En outre, nous avons les preuves de tortures et de massacres de prisonniers.

Que l'intervention soit ou non justifiée, sa forme pose de sérieux problèmes, non seulement politiques, mais également moraux et je crois que cette situation empoisonne la vie politique en Russie et affecte également les relations Est-Ouest. Je le dis d'autant plus facilement ici que c'est à Paris qu'a été posé le problème, lors de la visite de M. Poutine.

M. Evgeny Primakov : Vous avez posé une question très difficile. Que faire ? Je ne vais pas chercher à justifier des actions qui ont conduit à des pertes importantes, y compris du côté des forces fédérales, puisqu'elles sont comparables à celles qui ont été enregistrées par les Etats-Unis pendant la guerre du Viêtnam.

Évidemment, les négociations sont indispensables et l'on ne peut pas se passer de pourparlers : jongler avec les mots serait injuste et inutile. Ces négociations sont indispensables et je pense que les actuels dirigeants de la Russie s'y préparent.

Des négociations sont en préparation, mais elles ne pourront pas se concrétiser si on retire les forces fédérales.

Après le premier conflit de Tchétchénie, nous avons déjà retiré nos forces et nous nous sommes retrouvés à la case départ. Même si cela peut sembler paradoxal à certains, c'est la population elle-même qui nous demande de ne pas retirer nos troupes. Pourquoi ? Parce qu'elle a peur que certains ne se livrent à des représailles. Les négociations, je le répète, sont indispensables et elles auront lieu. Elles viseront, je crois, à accorder un statut particulier à la Tchétchénie, mais au sein de l'Etat russe.

J'ajoute que la Tchétchénie n'est pas un phénomène isolé. Personne ne peut nier la présence de mercenaires dans ce conflit. Ce sont des mercenaires grassement payés pour agir avec des armes fournies de l'extérieur, principalement par les Talibans : on peut même parler d'un triangle extrémiste dont les trois sommets seraient la Tchétchénie, l'Afghanistan et le Kosovo. Les Talibans d'Afghanistan menacent également d'autres républiques d'Asie centrale à qui ils essayent d'imposer un certain modèle d'Etat, de comportement, de morale et de culture. L'Ouzbékistan, par exemple, subit de fortes pressions de la part de l'Afghanistan. On ne peut donc pas dire que le conflit de Tchétchénie soit un phénomène isolé. On ne peut pas accuser simplement la Russie. Il faut replacer ce problème dans son contexte, en relation avec d'autres situations dans la région.

M. Dominique Bromberger : Il est à présent temps de mettre un terme à cette séance. J'en laisse le soin au Président Paul Quilès.

M. Paul Quilès : Je tiens à remercier tous ceux qui, au cours de cette table ronde, ont animé les échanges de vues et les discussions : M. Boutros-Ghali, M. Bildt, M. Ahtisaari, M. Brzezinski, M. Singh, M. Primakov et M. Védrine, ainsi que M. Bromberger pour la façon magistrale dont il a conduit les débats.

(Applaudissements)

TROISIEME TABLE RONDE
Jeudi 1er février 2001
Quelles réformes pour l'ONU ?

M. François Loncle, Président de la Commission des Affaires étrangères : Comme l'ont déjà souligné les éminents intervenants des précédentes tables rondes, le thème de notre colloque « Pour défendre la paix, réformer l'ONU » a pour objet de définir les moyens adéquats pour atteindre un certain nombre d'objectifs. Autrement dit, il s'agit de rechercher l'efficacité au service du droit et d'une éthique universelle.

Les mutations intervenues depuis une décennie, tant dans le domaine du droit international que dans celui des pratiques diplomatiques et militaires, ont profondément altéré les notions autrefois intangibles de l'impunité et de la souveraineté. Il suffit pour s'en convaincre d'évoquer pêle-mêle la guerre du Golfe, le Kosovo, le code de bonne conduite sur les ventes d'armes, le Tribunal pénal international, Pinochet, Lockerbie - nous parlions de ces deux événements hier -, la Cour pénale internationale. Les relations internationales ne sont plus uniquement des rapports entre les monstres froids que sont supposés être les Etats. Le siècle qui vient de s'achever, qui a connu des horreurs - deux guerres mondiales, Auschwitz, Hiroshima, le Goulag, le Cambodge, le Rwanda -, a de plus en plus intégré la dimension humaine dans les relations internationales.

Il ne s'agit pas d'ailleurs d'une simple coïncidence, puisqu'il existe une relation étroite entre les effroyables tueries du XXème siècle et la prise de conscience des intérêts vitaux et des valeurs fondamentales de l'homme. Après la Shoah et la bombe atomique, l'homme a en effet réalisé qu'il était mortel en tant qu'espèce ; il a compris qu'il était son principal prédateur, et a commencé à s'imposer des contraintes. Les législations protégeant et garantissant les droits de l'homme deviennent une composante de la diplomatie. D'ailleurs, un droit humanitaire international s'est développé et influence les interventions de la communauté internationale - quand il n'en est pas directement à l'origine.

L'ONU a joué un rôle déterminant en contribuant d'une manière active à l'élaboration et à la mise en _uvre d'une politique humanitaire fondée sur le droit des peuples et des hommes. Par des actions concrètes sur le terrain, on l'a dit hier, les Nations Unies ont, tant bien que mal, élaboré et appliqué un droit d'intervention. Cette généralisation d'une approche juridique et éthique des affaires internationales survient dans le cadre du mouvement de mondialisation. Il est clair que la mondialisation a tendance à universaliser certaines normes politiques, telles que l'autodétermination des peuples ou le droit des minorités. On en arrive presque à l'application du principe qui recommande que chacun agisse de telle sorte que la maxime de sa volonté puisse être érigée en loi universelle.

Tout comme l'ancien Premier ministre Pierre Mauroy, je souhaite une nouvelle fois lier la globalisation économique à une exigence de développement, de justice, de respect des droits de la personne humaine et de démocratie. La mondialisation est un fait, elle ne sera acceptable que si elle tend à l'humanisation du monde. Et, comme Pierre Mauroy, je citerai à cet égard quatre objectifs : que cesse la violence contre les femmes ; que l'abolition de la peine de mort soit étendue à l'ensemble du monde ; que la lutte contre la pauvreté en Afrique soit la priorité des nations développées ; que la dette des pays les plus pauvres de la planète soit annulée.

Toutefois, le principe humanitaire n'est pas encore devenu une constante dans les relations internationales. Par ailleurs, la morale peut engendrer un nouveau cynisme quand elle devient sélective, quand elle opère des distinctions, quand elle hiérarchise le degré d'indignation, quand elle s'exerce contre les faibles et épargne les puissants. La communauté internationale sait très bien apprécier les situations et les rapports de force ; elle possède le sens des réalités. Il n'empêche que les relations internationales peuvent devenir plus morales, ou à la rigueur moins immorales, par des actions concrètes. Dans cette perspective, l'ONU a évidemment un rôle déterminant à jouer.

Mais les récentes interventions de rétablissement ou de maintien de la paix ont souligné que l'ONU ne dispose pas encore des instruments adaptés à la politique humanitaire qu'elle a progressivement développée depuis la fin de la guerre froide. Il s'agit notamment de mettre en place un dispositif international de protection des groupes humains. L'ONU doit se doter des outils de la paix, afin de pouvoir mettre en _uvre, rapidement et effectivement, des actions de rétablissement de l'ordre et restaurer les conditions de la réconciliation.

Pour y parvenir, il me semble nécessaire de développer une structure souple, capable d'apporter des réponses adaptées à des situations variées et mouvantes, tant d'un point de vue préventif que sur un plan constructif. Cette équipe internationale de gardiens de la paix devrait remplir des missions multiples, ayant pour finalité de construire ou de rétablir un Etat de droit, et notamment de redonner confiance dans les organes policiers et judiciaires. Je ne détaillerai pas l'ensemble des mesures qui pourraient être prises dans cette proposition d'un corps varié, multiple, de vrais gardiens de la paix. Nous entendrons d'autres propositions de réforme au cours de la matinée.

Mesdames et Messieurs, pour paraphraser Raymond Aron, je dirai qu'aujourd'hui il faut de plus en plus penser la paix. C'est la mission de l'ONU et c'est le thème des interventions de cette dernière table ronde - animée par Pierre-Luc Séguillon - que je vous invite à écouter, en vous remerciant les uns et les autres, avec mon collègue et ami Paul Quilès, de votre présence et de vos contributions.

(Applaudissements)

M. Pierre-Luc Séguillon, éditorialiste : Mesdames, Messieurs, l'objet de cette table ronde n'est pas de faire le procès de l'ONU, les carences qu'elle peut présenter ayant déjà été largement identifiées et vérifiées sur le terrain des crises - blocages politiques, institutionnels, incapacité d'intervenir dans des conflits intra-étatiques. Il ne s'agit pas non plus de se demander s'il convient de réformer les Nations Unies, c'est aujourd'hui une évidence, mais de s'interroger sur la nature et l'ampleur des réformes qu'il convient de réaliser.

Que faire pour améliorer la prise de décision et sa mise en _uvre ? Comment faire en sorte que le Conseil de sécurité soit représentatif de la communauté internationale sans risquer la paralysie ? Comment mieux articuler l'action du Conseil de sécurité et de l'Assemblée générale ? Quelles réformes entreprendre pour donner à l'ONU cette force d'intervention militaire qui ne serait pas que d'interposition, mais qui pourrait être aussi de prévention ? En d'autres termes, comment faire pour que l'ONU puisse exercer sa mission de paix, éviter les conflits ou du moins éviter leur développement ?

Toutes les personnalités qui se trouvent autour de cette table, de par leur fonction présente ou passée, sont particulièrement à même d'apporter leur éclairage sur les réformes qu'il conviendrait de réaliser. Je vous les présente très rapidement : M. Mikhaïl Gorbatchev, qui a présidé aux destinées de l'URSS entre 1985 et 1991 et qui a obtenu le prix Nobel de la paix en 1990 - il préside aujourd'hui la Fondation internationale pour les études politiques et socio-économiques ; M. Victor Tchernomyrdine, ancien Premier ministre de la Fédération de Russie ; M. Jacques Delors, ancien Président de la Commission européenne entre 1985 et 1995, décennie qui a été particulièrement marquée par la relance de la construction européenne ; M. Bernard Miyet, ancien Secrétaire général adjoint des Nations Unies et responsable du département des opérations de maintien de la paix ; le docteur Salim Ahmed Salim, Secrétaire général de l'Organisation de l'Unité Africaine depuis 1989 ; M. Ahmedou Ould-Abdallah, qui a représenté son pays, la Mauritanie, à plusieurs reprises dans différentes capitales et qui est aujourd'hui Secrétaire exécutif de la Coalition mondiale pour l'Afrique - forum intergouvernemental spécialisé dans les questions politiques et économiques ; M. Lakhdar Brahimi, Président du groupe d'étude des Nations Unies sur les opérations de paix, qui a également été ambassadeur, avant d'être Ministre des Affaires étrangères d'Algérie de 1991 à 1993.

Je cède à présent la parole à Jacques Delors, qui pourrait aborder la question sous un aspect économique.

M. Jacques Delors, ancien Président de la Commission européenne : Mesdames, Messieurs, il m'a été demandé de traiter de la dimension économique de la réforme du système des Nations Unies. Non pas que j'aie la faiblesse de penser qu'il s'agit de l'aspect le plus important de cette réforme, d'autres viendront après moi pour répondre aux autres questions entrant dans le cadre de ce colloque. Cependant la dimension économique mérite d'être prise en considération en raison de deux constats.

Tout d'abord, la sécurité économique a des liens évidents avec la sécurité politique. Les effroyables tueries dont parlait François Loncle ont bien entendu des causes classiques : les querelles de pouvoir, les oppositions ethniques. Mais très souvent, elles ont aussi pour raison la pauvreté, le sous-développement, les différences visibles de niveaux de vie dans la même région. On comprend d'ailleurs facilement que des pauvres gens qui n'ont rien à perdre se laissent bercer d'illusions par ceux qui déclenchent ces conflits, en leur promettant une vie meilleure.

Ensuite, la globalisation bouleverse les données de l'action des organisations internationales et implique, pour ces organisations, de nouvelles règles et de nouveaux modes d'intervention. C'est donc l'architecture mise en place après la dernière guerre mondiale - ses auteurs peuvent en être fiers, car elle a bien fonctionné pendant longtemps - qui doit évoluer, non seulement l'ONU mais également d'autres institutions internationales et notamment financières.

Nous devons prendre conscience de l'interdépendance croissante que révèle la domination des marchés financiers mondiaux. Exemples : le défaut de règles communes aux banques du monde entier, qui est l'une des causes de la crise de l'Asie du sud-est, les menaces sur l'environnement, qui ne connaissent pas de frontière, et la mutation radicale opérée par la société de l'information - certains prétendent qu'elle bouleverse nos relations économiques, nos facteurs de productivité et risque dans le même temps de créer une fracture technologique entre une partie du monde et l'autre. J'observe également que depuis dix ou quinze ans, malgré le développement du commerce mondial et de la croissance, l'écart s'est creusé, dans un contexte plus diversifié, et la pauvreté s'est accrue - il faut bien entendu faire une distinction entre les pays qui n'ont pas décollé du sous-développement, les pays en transition et les pays qui ont décollé. On ne peut pas réduire la discussion à une opposition entre les pays riches et les 77, c'est beaucoup plus complexe aujourd'hui.

Pourtant, l'ONU a tiré la sonnette d'alarme en organisant des conférences bien préparées auxquelles ont participé des chefs d'Etat et de gouvernement : conférences de Rio sur l'environnement, du Caire sur la population et le développement, de Copenhague sur le développement social et de Pékin sur les droits de la femme. Mais prenons l'exemple des questions sociales. A l'issue de la conférence de Copenhague, un certain nombre de participants ont demandé que soit assuré un suivi de ses conclusions. Or un seul pays a dégagé les ressources humaines et financières nécessaires pour assurer ce suivi : le Danemark. Et lorsqu'il a voulu réunir d'autres partenaires, personne n'a répondu présent, pas même les pays qui avaient le plus critiqué l'évolution du monde. En outre, l'année dernière, une réunion de suivi des conclusions de la conférence de Copenhague s'est tenue à Genève, dans la plus grande indifférence. Voilà un exemple qui démontre la nécessité de renforcer le système des Nations Unies.

Bien entendu, il y a le G7 - que l'on a transformé en G8 -, mais il ne peut se substituer aux Nations Unies. Il réunit 1 200 à 1 500 journalistes, débite des conclusions de vingt, trente ou quarante pages, mais son impact est faible, que ce soit sur la diminution de la dette, la stabilité monétaire ou sur les conséquences d'un accident tel que celui de Tchernobyl.

Dans ces conditions, comment progresser ? Une réflexion a été engagée par le Fonds monétaire international et la Banque mondiale, notamment pour éviter une concurrence qui n'est pas à l'avantage des pays bénéficiaires. L'Organisation mondiale du commerce est, dit-on, une nouvelle forme d'organisation qui épouse le futur. Mais une jurisprudence des conflits commerciaux suffira-t-elle à concilier la liberté croissante du commerce avec le respect d'une compétition loyale ? Personne ne le sait. Par conséquent, j'ai été amené, il y a six ans, à proposer la création d'un « Conseil de sécurité économique ». Le Président des Etats-Unis s'y est intéressé, mais les membres européens du Conseil de sécurité y ont vu une menace pour la place qu'ils occupent depuis la fin de la guerre. Nous n'avons donc jamais pu en débattre de manière sereine.

Avant de vous en parler plus en détail, je voudrais souligner un autre facteur qui pourrait apporter une solution : le développement des organisations régionales, le NAFTA, le MERCOSUR, l'Union européenne et sans doute demain, plus structurée, l'ASEAN. Il me semble qu'à l'intérieur de chacune des zones concernées, on s'efforce de développer le libre échange, la coopération et l'on établit le minimum de règles permettant de bâtir un nouveau compromis entre leur respect et le marché.

L'Union européenne, en s'étendant à vingt-sept pays et 500 millions d'habitants, va constituer une sorte de laboratoire de la mondialisation, notamment si, en même temps, elle noue des partenariats très serrés avec les pays d'Europe orientale et de la zone méditerranéenne. D'aucuns pensent que le développement des organisations régionales va se traduire par un féodalisme mondial qui entravera l'action des organisations internationales. Personnellement, je ne le crois pas. L'expérimentation est absolument nécessaire, et regrouper dans des ensembles régionaux un tel nombre de pays, parmi lesquels figurent même les plus riches, participe à l'apprentissage du monde nouveau.

Cependant, il nous manque une instance où nous aurions une vue globale des problèmes liés entre eux, où l'on rechercherait une cohérence entre les actions des différentes organisations, où l'on mènerait une réflexion commune à l'échelle mondiale et, sans se précipiter, une expérimentation des mesures permettant d'améliorer les choses. Dans cet esprit, le Conseil de sécurité économique, qui ne serait pas un organisme de décision, réunirait non seulement les Etats membres du G8, mais également l'Inde et la Chine, et les organisations régionales. Il se réunirait au niveau des Chefs d'Etat et de gouvernement autant que nécessaire, au niveau des représentants personnels et des ministres à d'autres occasions. Il travaillerait en liaison avec les grandes organisations internationales - Fonds monétaire international, Banque mondiale, OMC, Bureau international du travail, etc. Cette expertise en commun serait, me semble-t-il, facteur de progrès. Elle permettrait de mieux comprendre les difficultés présentes, et surtout de donner la parole à tous, ce qui n'est pas le cas au sein du G8.

Donner la parole à tous, y compris à ceux qui revendiquent, notamment lors des réunions annuelles du Fonds monétaire international et de la Banque mondiale, et leur donner un sentiment de responsabilité. En effet, tout ne dépend pas de la générosité des pays riches. Les progrès économiques dépendent aussi de la manière dont les pays concernés appliquent la rigueur financière nécessaire, la stabilité, essaient de trouver la voie d'une croissance durable, font participer davantage les femmes au développement, notamment en Afrique. Les programmes destinés à réduire la pauvreté et l'engagement des pays concernés dans une coopération régionale permettant de rationaliser les investissements jouent également un rôle essentiel à cet égard. Il s'agit donc d'une école de la responsabilité partagée : moyen le plus pragmatique, le moins sujet à conflit pour essayer d'appréhender les aspects strictement économiques d'un monde en mutation. Je vous remercie.

(Applaudissements)

M. Pierre-Luc Séguillon : Jacques Delors, merci.

La parole est à M. Brahimi, Président du groupe d'étude des Nations Unies sur les opérations de paix.

M. Lakhdar Brahimi, Président du groupe d'étude des Nations Unies sur les opérations de paix : Je suppose que l'on attend de moi que je parle du rapport que le groupe de travail, formé par le Secrétaire général l'an dernier et que j'ai eu le grand honneur de présider, a établi. Je le ferai en style télégraphique, en signalant les quelques points qui me semblent dignes d'intérêt dans le cadre de cette table ronde et de notre colloque. Je vous dirai, tout d'abord, combien je suis honoré d'être parmi vous, et surtout impressionné par le travail qui a été réalisé par le Parlement français.

Le discours prononcé par le Président de l'Assemblée nationale et ceux des deux Présidents des commissions de la Défense et des Affaires étrangères démontrent que le Parlement porte un intérêt encourageant aux Nations Unies et aux personnes qui croient en elles. J'espère que cet intérêt va non seulement persister, mais également s'élargir ; d'abord au sein de l'Union européenne et, ensuite, au sein de tous les parlements du monde : un soutien des représentations nationales à l'ONU est à l'heure actuelle indispensable.

En ce qui concerne le rapport que nous avons établi, je dirai d'abord qu'il a été réalisé par un groupe de personnes indépendantes. Nous avons travaillé en toute liberté, mais à partir d'un préjugé commun favorable aux Nations Unies. Il s'agit de donner aux Nations Unies - le Secrétaire général et tous ceux qui travaillent avec lui sont conscients des faiblesses du système et souhaitent le réformer - une base pour une éventuelle réforme. Ce rapport contient donc un certain nombre de recommandations qui ont été bien accueillies lors du Sommet du Millénaire, par le Conseil de sécurité. Le Conseil a en effet immédiatement discuté des recommandations concernant la transformation de ses méthodes de travail et a déjà adopté une résolution à cet effet. Cette attitude est très encourageante, même si toutes les recommandations que nous avions faites n'ont pas été adoptées.

A l'Assemblée générale, les discussions ont été et sont plus laborieuses. Carl Bildt a observé hier qu'il existait des réticences à l'égard de certaines recommandations que nous considérons comme importantes et essentielles. Mais la partie n'est pas perdue. Un premier pas a déjà été franchi, puisque les pays membres ont accordé une partie des ressources urgentes qui étaient réclamées. Cet effort financier reste cependant très nettement insuffisant. Je vous citerai deux exemples. Premièrement, les Nations Unies ont, à l'heure actuelle, quelque 40 000 soldats dans le monde entier. Or, pour concevoir les missions, les préparer, les diriger à partir de New York, le Secrétaire général ne dispose que de 32 officiers. Ce n'est pas sérieux. Deuxièmement, la police. Nous disposons de 7 000 ou 8 000 policiers répartis à travers le monde, venant d'une cinquantaine de pays, avec des formations différentes, des traditions et des cultures de police différentes mais le Secrétaire général ne dispose que de 9 personnes pour les diriger. Il est vrai que l'on nous a donné 6 policiers supplémentaires, ce qui nous amène à 15 personnes, mais ce n'est pas encore suffisant. Je dirais même que lorsqu'on nous donnera toutes les ressources nécessaires - humaines et matérielles - tout ce que le Secrétaire général pourra faire, sera de mieux préparer les missions. Quand il s'agira d'aller sur le terrain, ce dont il dispose à New York sera insuffisant. Nous avons besoin de l'apport de chacun des pays et des groupes de pays. Les personnes qui se trouvent à New York dirigent, conçoivent, orientent, mais c'est à ceux qui se trouvent sur le terrain qu'il revient de faire face aux problèmes complexes et divers qui se posent quotidiennement lors d'une mission de maintien de la paix.

Vous trouverez donc dans notre rapport des recommandations précises à l'intention des pays participant aux opérations de paix : ils doivent disposer de troupes, de policiers préparés pour servir dans le cadre de ces missions de paix. Ces troupes doivent être équipées et capables de travailler ensemble - il convient pour cela qu'elles puissent s'entraîner ensemble et qu'elles se réfèrent aux mêmes textes. Il ne s'agit pas d'organiser des man_uvres militaires coûteuses et laborieuses. Il existe des méthodes de coopération reposant sur l'envoi d'observateurs et la constitution de groupes de travail pour préparer les missions. Si nous appliquons ces méthodes, la coopération entre les pays participant aux opérations de paix sera bien meilleure dans un certain nombre d'années.

Carl Bildt a fait remarquer hier que nous connaissions des difficultés liées à certaines réticences. Je voudrais dire ici que les réticences de certains pays du Tiers-Monde ne doivent pas être ignorées. L'Inde est un pays qui a participé à pratiquement toutes les missions de maintien de la paix et a développé des idées extrêmement sérieuses sur ce sujet - tout comme le Pakistan ou le Bangladesh. On ne peut donc ignorer leurs critiques et leurs réserves, car elles sont très largement justifiées. Si nous arrivons à surmonter des divergences de vues qui n'ont rien à voir avec le maintien de la paix mais qui retentissent sur les travaux de l'ONU, nous créerons des conditions de coopération nettement meilleures.

Sur quoi les réserves que je viens de mentionner s'appuient-elles ? Il existe une suspicion, un déficit de communication qui s'aggrave entre les pays du Nord et les pays du Sud, malgré la fin de la guerre froide. Il convient d'accorder à cette situation toute l'attention qu'elle mérite pour rétablir le dialogue et la confiance. Il est vraiment surprenant que des pays importants, conduisant une politique étrangère sérieuse voient dans le rapport de notre groupe de travail l'expression d'intentions sinistres et dans ses conclusions autant de guets-apens qui permettraient de les gêner, de les attaquer, de réduire leur indépendance et leur souveraineté ou de grignoter leurs droits. Cette réaction résulte d'une situation qui n'est pas normale et à laquelle on doit porter une attention particulière.

Du fait de cette suspicion, de cette atmosphère malsaine, certains pays résistent, mais sur des bases beaucoup moins sérieuses ; c'est ce que j'appelle des tireurs d'élite - des personnes embusquées qui tirent sur tout ce qui passe. La dernière réunion concernant notre rapport a duré jusqu'à 3 heures du matin, simplement parce que nous devions aborder des questions qui déplaisaient. Mais ces attitudes reflètent un déficit réel de communication.

Si nous réussissons à obtenir pour les Nations Unies les moyens dont elles devraient disposer, il conviendra de réfléchir à la façon de mobiliser, à chaque fois, la volonté politique indispensable pour qu'une mission de paix soit un succès.

Nous avons parlé hier de la définition de la communauté internationale. Je pense pour ma part, que la communauté internationale est quelque chose de différent pour chacun, lorsqu'on parle de crise. La communauté internationale, c'est un ensemble de pays qui ont des intérêts et des influences. En Afghanistan, la communauté internationale, c'est le Pakistan et l'Iran beaucoup plus que les trois quarts du reste de l'humanité. Et pour chaque crise, il convient de trouver le moyen de mobiliser la volonté politique de cette communauté internationale. Si le Pakistan et l'Iran travaillent ensemble demain, le problème de l'Afghanistan sera résolu dans quinze jours - car il n'y a pas de crise interne en Afghanistan. Et je pense que dans chaque pays concerné, cela peut se passer ainsi.

Autre observation : on dit aujourd'hui que les conflits sont locaux, mais il convient de savoir qu'il est très rare, voire impossible, qu'il n'y ait pas de prolongement extérieur de ces conflits. Le conflit du Liberia, par exemple, a infecté toute la région, parce qu'on n'a pas su le régler. Salim vous dira que le conflit de Sierra Leone se propage au delà des frontières de ce pays - cette contagion menace actuellement la Guinée - car lorsqu'un conflit gangrène un pays, il déborde sur les pays voisins. Il faut s'attacher à combattre ces phénomènes, et nous avons besoin, pour cela, d'une mobilisation populaire de la qualité de celle que les responsables du Parlement français essaient de susciter.

L'ONU est une organisation importante qui, actuellement, ne remplit pas bien sa tâche. Elle serait pourtant capable de mieux y parvenir si on l'aidait et l'équipait pour ses missions. L'ONU est victime d'un déficit de crédibilité sérieux et notre travail consiste à lui restituer la crédibilité qui lui manque aujourd'hui. Je vous remercie.

(Applaudissements)

M. Pierre-Luc Séguillon : La parole est à M. Gorbatchev qui, pour avoir dirigé un grand Etat, a évidemment beaucoup réfléchi sur le rôle des Nations Unies.

M. Mikhaïl Gorbatchev, ancien Président de l'URSS : Je suis très heureux de cette initiative du Parlement français - le moment et les thèmes sont bien choisis -, c'est la voix de l'Europe que l'on commence à entendre. Cette voix doit se renforcer dans le monde - j'y reviendrai plus tard.

J'ai beaucoup apprécié la discussion, mais certains propos m'ont peiné. La quasi-totalité des orateurs ont parlé du passé, non pas pour en tirer des leçons, faire des analyses ou des propositions, mais pour essayer de justifier les erreurs commises. Ce n'est pas productif. On essaie de caractériser les conflits, on analyse les difficultés pour tenter de les résoudre. Essayons également de déterminer ce que nous devons faire à l'avenir concernant l'activité des différentes structures internationales. Et il me semble que l'on oublie un point important dans l'analyse : nous avons oublié de mentionner les raisons des conflits. Seul M. Delors a commencé à parler des raisons pour lesquelles surgissent toutes ces difficultés, tous ces conflits.

Les conflits ont toujours existé, et il y en aura toujours. A l'automne, l'un des représentants de la défense russe, à son retour des Etats-Unis, m'a fait part de ses réflexions. Il m'a dit qu'il s'était bien entendu avec les Américains qui avaient constaté que les tensions dans le monde augmentaient, qu'elles entraînaient une demande croissante en armement - et donc du travail pour tout le monde. Voilà ce qui a été constaté : les conflits ne cesseront pas d'exister, l'ONU aura toujours des missions à exercer, quelle que soit sa structure.

Je ne pense pas que l'on puisse réduire le débat à cette vision des choses. Il convient, bien évidemment, d'améliorer le fonctionnement de l'ONU, mais le nouvel ordre international à établir, ses principes et ses finalités sont également des questions importantes.

La communauté internationale doit réfléchir à son avenir, non seulement pour déterminer les méthodes de règlement des conflits applicables dans les différentes régions du monde, mais également pour s'attaquer au fond des problèmes. Il n'y a pas si longtemps, nous vivions dans un monde de rapports de force. Nous nous fondions sur un passé, une histoire, des acquis, de nombreux sacrifices. Nous savons à quoi cela a conduit, quel a été le rôle des organisations internationales, notamment des Nations Unies dans ce contexte. Aujourd'hui, nous sommes dans un monde différent, de relations d'interdépendance : nous parlons de la mondialisation, de la crise écologique mondiale, nous constatons un appauvrissement général, la montée du terrorisme, l'accroissement de la consommation des drogues, le développement des armes de destruction massive. Il apparaît aujourd'hui qu'il y a des problèmes globaux, qui concernent l'humanité dans son ensemble. Bien entendu, chaque Etat conservera toujours le contrôle de ses intérêts nationaux, mais il convient maintenant de changer nos priorités politiques.

A première vue, les choses semblent simples, un peu trop simples. Le monde a, en fait, du mal à s'adapter aux nouvelles évolutions, aux nouvelles priorités. Essayons de voir ce qui s'est passé au cours des dix dernières années : l'ère de la guerre froide a pris fin et la communauté internationale est devenue une réalité agissante. Le désarmement nucléaire a été engagé. On a décidé de détruire les armes bactériologiques et chimiques.

A la fin de l'automne 1991, le processus de paix au Moyen-Orient a commencé. Lorsque le caractère des relations internationales change, lorsqu'il y a une interaction, une coopération entre dirigeants, des résultats sont obtenus. Je me souviens qu'il existait une compétition dans les interventions de politique internationale : c'était à qui allait proposer la meilleure version du nouvel ordre mondial. J'ai fait moi-même une déclaration devant l'Assemblée générale des Nations Unies pour proposer la création d'un nouvel ordre mondial, en précisant que l'ordre ancien ne convenait plus, qu'une nouvelle approche était nécessaire.

Il me semblait alors que la communauté des nations européennes allait s'engager dans cette voie de la coopération mondiale. L'Union soviétique a disparu. Un processus de changement s'est engagé. La Charte de Paris - je ne sais pas ce qu'elle est devenue - a été adoptée en novembre 1990 - dans ce bâtiment justement.

Dix ans après, il faut que nous sachions ce que nous voulons faire exactement en Europe : quel ordre voulons-nous établir, quelle sécurité voulons-nous instaurer ? Il me semblait en 1990 que l'Europe avait gagné, que les valeurs libérales l'avaient emporté.

Une autre question est également posée aujourd'hui : comment ne plus revenir à l'empire soviétique. D'aucuns craignent que toute tentative d'intégration régionale liant la Russie à ses voisins n'entraîne le rétablissement de l'empire soviétique. Avec une telle approche des relations internationales, comment voulez-vous que les organisations internationales fonctionnent correctement ? C'est une illusion, une utopie. J'y vois là la racine des difficultés actuelles et une source de conflits.

La pauvreté s'est développée au cours des dix dernières années, l'écart s'est creusé entre les pauvres et les riches. Voilà le résultat de la mondialisation : nous avons perdu le contrôle des événements. Nous avons quitté le système des blocs - la confrontation Est-Ouest - en recherchant une nouvelle coopération. Mais aujourd'hui, nous avons perdu beaucoup d'acquis, ce qui va nous coûter très cher. Nous nous sommes aujourd'hui rendu compte que nous avons pris une mauvaise voie. Lorsque je me suis rendu à une invitation du magazine Time avec de nombreuses personnalités, je suis intervenu avant le président Clinton. Sa déclaration m'a fortement impressionné. Il a dit « le XXIème siècle sera le grand siècle de l'Amérique, avec l'aide de Dieu ».

Passons donc à la prospective et essayons de deviner ce qui va se passer. La France, la Russie ont-elles encore une place ? L'Inde et la Chine, avec leurs nombreuses populations, quel sera leur rôle ? S'agit-il vraiment d'un ordre mondial ? Dieu merci, ce monde unipolaire n'est pas universellement accepté, et Dieu merci, aux Etats-Unis, aujourd'hui, une partie de l'opinion rejette cette volonté de suprématie.

Au sommet d'Istanbul, la Charte de Paris a été rappelée à trois reprises, les intervenants se demandant ce qu'elle était devenue. Il a également été dit que la mondialisation n'avait pas que des effets positifs, qu'elle présentait des déficiences et que seuls les pays développés avaient à y gagner. Nous devons à présent nous efforcer de changer l'ordre mondial, en rejetant la perspective d'un monde unipolaire ou simplement dirigé par quelques pays. Au sein de la communauté internationale, chacun doit jouer son rôle, prendre ses responsabilités et respecter ses obligations. Il y a beaucoup de choses à revoir à cet égard, notamment dans l'action de l'ONU et des autres organisations internationales. Il existe trop d'inégalités qui datent de la guerre froide. Les règles sont anciennes. Comment peut-on créer un monde nouveau à partir de règles périmées ?

Si nous ne commençons pas par répondre à ces questions, nous aurons toujours des difficultés, nous chercherons toujours un bouc émissaire, comme au moment de la crise du Kosovo. Les Nations Unies ont été alors mises en cause. On s'est moqué du droit international, c'était le chaos. Il convient au contraire de gérer en commun les affaires du monde, de se faire confiance, de coopérer, de tirer des régions entières de leur pauvreté. L'action internationale sera paralysée si l'on continue à appliquer les principes anciens.

J'avais besoin de vous dire cela, car je suis mécontent d'un certain nombre d'évolutions : si nous continuons sur la voie du passé, les conflits se développeront.

Passons aux propositions concrètes que je souhaitais formuler.

Il convient de changer les choses dans les relations internationales, de coopérer. Mais nous ne devons pas forcément aller trop vite dans la réforme et tout changer. Il convient d'être réaliste : la protection des droits de l'homme et des minorités reste un principe fondamental mais il convient de préciser comment il s'articule avec un autre principe de base des Nations Unies, à savoir la souveraineté des Etats, qui doit être également protégée. La protection des personnes, la souveraineté des Etats, l'autodétermination des peuples sont autant de principes sur lesquels l'ONU est fondée et qui doivent être maintenus.

La notion d'intervention humanitaire risque de servir de couverture à certaines ingérences dans les affaires internes des pays : quand, par exemple, sous couvert d'aide humanitaire, on poursuit des objectifs géopolitiques en encourageant des mouvements séparatistes. Des travaux sont en cours pour préciser le principe de non-ingérence dans la souveraineté des Etats et pour établir des critères permettant de définir l'ingérence. Il s'agit d'une question d'actualité importante.

Il convient également de définir des critères concernant les minorités et leur droit à se détacher d'un Etat. Il faut éviter le renouvellement des événements qu'on a connus lors de la dissociation de la Yougoslavie : il existait alors une course de vitesse pour la reconnaissance de la Croatie et de la Slovénie. Ces deux républiques avaient pris des initiatives unilatérales au lieu de négocier avec toutes les parties pour parvenir à une solution commune. Le conflit s'est donc déclaré, avec des interventions militaires multiples et des procès au Tribunal pénal international. Si nous persistons dans cette façon de penser, il nous sera difficile de sortir des situations de crise.

Enfin, je voudrais appuyer ce qu'a dit Jacques Delors : il faut renforcer les structures des Nations Unies qui traitent d'économie et d'environnement. L'idée de Jacques Delors - qui était également celle d'Helmut Schmidt - de créer un Conseil de sécurité économique est bonne - même s'il est vrai qu'avec deux conseils de sécurité on pourrait rencontrer des difficultés. Il existe déjà un Conseil économique et social que l'on pourrait renforcer et auquel on pourrait attribuer de nouvelles fonctions - en organisant par exemple, sa coopération avec le Conseil de sécurité. Il existe également une structure compétente pour les questions d'environnement, ainsi qu'un Conseil de tutelle qui n'a plus de raison d'être puisqu'il n'existe plus de territoire sous tutelle. On pourrait le transformer en Conseil de développement chargé des questions d'environnement.

Je voudrais attirer votre attention sur le Conseil de sécurité. J'estime qu'il devrait être plus représentatif, plus démocratique et être en mesure de tenir compte de tous les intérêts en cause dans la nouvelle situation du monde. Il ne faut pas saper l'autorité de cet organe principal, mais le renforcer. Je vous remercie.

(Applaudissements)

M. Pierre-Luc Séguillon : Je vous remercie M. Gorbatchev d'avoir formulé ces propositions et rappelé le cadre international dans lequel devrait ou pourrait se développer l'action des Nations Unies.

Je passe maintenant la parole à Bernard Miyet, ancien Secrétaire général adjoint des Nations Unies en charge du Département des opérations de maintien de la paix.

M. Bernard Miyet, ancien Secrétaire général adjoint des Nations Unies : Je voudrais tout d'abord féliciter le Parlement français d'avoir décidé de lancer des enquêtes à la fois sur le Rwanda et sur Srebrenica pour permettre d'établir toute la transparence à ce sujet. Cet exercice a également été réalisé à New York, à la demande du Secrétaire général, dans une totale transparence qui n'a pas nui à l'Organisation. Au contraire, il lui a redonné de la légitimité et lui a permis, aujourd'hui, de reprendre des activités soutenues, que personne n'envisageait il y a quelques années, dans le domaine du maintien de la paix.

Il me semble ensuite utile de donner un éclairage concret sur la manière dont un Secrétaire général adjoint a perçu à New York les relations qu'il a entretenues, aussi bien avec les membres du Conseil de sécurité, qu'avec les autres organismes du système, les pays contributeurs de troupes, les organisations régionales et les parties engagées dans les négociations de règlement des conflits.

Au quotidien, nous sommes confrontés à nous-mêmes, aux tensions qui existent au sein de la communauté internationale, entre les membres permanents et non permanents du Conseil de sécurité, entre les pays d'une région où se développe une crise ou un conflit et ceux du reste du monde qui lui accordent ou ne lui accordent pas la priorité, l'intérêt voulu. Ces tensions sont permanentes et interfèrent dans chaque débat.

Nous sommes également constamment confrontés aux médias occidentaux - non seulement dans le domaine de la sécurité, mais également dans le domaine économique. J'ai commencé ma carrière à la direction des Nations Unies en m'occupant des problèmes de développement, du dialogue Nord-Sud, de la CNUCED et j'ai pu alors constater combien le poids des opinions publiques occidentales façonne l'ordre du jour ou les priorités de la communauté internationale. S'agissant du domaine économique - évoqué par Jacques Delors -, on s'intéressait, il y a vingt ans, aux causes du sous-développement en essayant de les traiter au fond - le prix des matières premières, le poids de la dette. Aujourd'hui, on s'intéresse davantage aux symptômes - bien réels - des crises, qu'il s'agisse de l'environnement, de l'immigration ou de la désertification. N'ayant pas traité les causes, on traite aujourd'hui les conséquences. Conséquences qui préoccupent essentiellement les opinions des pays occidentaux, du fait de la puissance des organisations non gouvernementales et de la presse de ces pays. Mais la perception que l'on a de ces difficultés diffère profondément de la réalité des conditions dans lesquelles les pays concernés y font face, puisqu'ils en sont encore, notamment en Afrique, à essayer de trouver le moyen de satisfaire leurs besoins économiques et sociaux fondamentaux.

Au sein du Conseil de sécurité, lorsque sont abordées les questions politiques et de sécurité, il est clair que « l'effet CNN » et le fait que l'ensemble des ambassadeurs lisent chaque jour le New York Times ou le Washington Post avant même leurs propres journaux ont une influence sur la psychologie, sur la perception des priorités du moment. Il s'agit d'un élément qu'il convient d'avoir constamment en tête pour bien comprendre le fonctionnement du Conseil.

Il est clair aussi que la situation politique intérieure des Etats-Unis - lorsqu'il y a un conflit entre le Congrès et l'administration et que l'ONU est l'otage de ce débat - a des conséquences au quotidien sur l'ensemble des activités du système. Les récentes décisions relatives au barème des contributions et le succès de l'ambassadeur Holbrooke en ce domaine en sont des exemples.

Autre facteur toujours présent aux Nations Unies : la logique du « deux poids, deux mesures ». Il est évident que l'on s'en rend compte à tous les instants. Cette logique à l'_uvre dans la politique de bonne conscience, notamment des grands pays s'est traduite de manière très claire par une profusion de décisions relatives aux sanctions et aux embargos. C'était la meilleure façon de donner l'apparence d'une décision sans y mettre les moyens. L'Afrique - Angola, Sierra Leone, Congo - est aujourd'hui la victime de cette situation. Sous l'impulsion de l'ancien ambassadeur du Canada, il existe une pression pour aller un peu plus loin, mais les moyens sont loin de suivre.

Je voudrais également vous parler de la tentation, au sein du Conseil de sécurité, de donner des mandats irréalistes aux missions de maintien de la paix pour se donner l'illusion de l'action. Il n'y a pas pire situation que d'aller au Conseil de sécurité défendre un projet sur la République démocratique du Congo et de devoir refuser - en tant que personnel du secrétariat - une proposition des membres les plus puissants, visant à confier à l'ONU le mandat de protéger la population civile. Car vous savez que l'accomplissement par l'ONU d'une telle tâche est matériellement et militairement totalement impossible. Certains ambassadeurs, parce qu'ils veulent donner à leur gouvernement ou à leur parlement l'impression d'agir, ont ainsi tendance à fixer des mandats complètement irréalistes.

Autre élément concernant la logique du « deux poids, deux mesures » : on voit très clairement que ce sont les intérêts stratégiques des grands, en général, qui permettent - ou ne permettent pas - que des mesures soient prises. Quand un grand pays est favorable à une opération, elle se développe. Si le Royaume-Uni souhaite que l'on intervienne en Sierra Leone, on va en Sierra Leone - même dans des situations difficiles. Lorsque la France souhaite que l'ONU prenne le relais en République centrafricaine, cela se fait. Lorsque l'OTAN, après bien des hésitations et une certaine confusion sur le plan juridique, décide d'intervenir au Kosovo et souhaite que les Nations Unies prennent le relais, cela se réalise.

A l'inverse, lorsque ces pays ne veulent pas intervenir, rien ne se passe. J'ai appris que vous aviez évoqué la Tchétchénie au cours des précédentes tables rondes. Sachez qu'il s'agit d'un sujet tabou dont personne ne parle au sein du Conseil de sécurité. Il y a en ce domaine une conjuration des grands pour éviter des difficultés. Et cette remarque ne concerne pas que les grands pays : nous avons actuellement des opérations au Cachemire, au Moyen-Orient et à Chypre qui ne font jamais l'objet du moindre débat au sein du Conseil de sécurité. Depuis leur création, il y plus de cinquante ans pour les plus anciennes, à chaque renouvellement du mandat il n'y a jamais le moindre débat.

Le troisième élément, également lié à la logique du « deux poids, deux mesures » - conséquence du syndrome du Rwanda, et sans doute également du confort que la non-intervention procurait sur le plan budgétaire, notamment aux Etats-Unis -, c'est l'abandon de l'Afrique pendant plusieurs années.

Quatrième effet que l'on constate lorsqu'on est à New York : l'effet de mode lié à la logique des médias. A partir du moment où, tous les jours, vous devez faire la première page, la hiérarchie des priorités devient différente. L'information passe très vite, il faut constamment la renouveler, et finalement le rythme des décisions internationales tend à suivre le rythme médiatique.

Lorsque je suis arrivé à l'ONU, j'ai assisté à un grand débat dogmatique, théorique, théologique sur la nature des opérations de maintien de la paix et le domaine d'intervention de l'ONU - le fameux débat sur les chapitres VI et VII de la Charte. A l'époque, le sentiment dominant aux Nations Unies était qu'il ne fallait intervenir que dans le cadre du chapitre VI, et plus du tout du chapitre VII - réservé aux organisations régionales. Quand je suis parti, plus aucun pays du Conseil de sécurité ne nous disait : « vous allez monter une opération de maintien de la paix, il faut qu'elle soit sous chapitre VI ».

Autre évolution très nette que j'ai déjà constatée : l'apparition du mythe du « tout régional ». J'étais le seul à vouloir fixer des limites à cette conception, pensant que le contexte allait changer. Il est clair qu'il s'agissait d'une logique justifiée par la stratégie et les préoccupations propres des pays de l'OTAN. Cherchant, après la chute du Mur de Berlin, une nouvelle justification du rôle de l'OTAN et la trouvant dans le maintien de la paix, les Occidentaux en ont tiré la leçon que ce qui valait pour eux valait pour le reste du monde. Cette conception a fait long feu en Afrique, mais je voudrais dire à nos amis russes - j'ai exercé les fonctions d'ambassadeur auprès de l'OSCE pendant quelque temps - qu'elle aurait fait long feu aussi si elle avait été appliquée dans le cadre de la CEI. Le Conseil de Sécurité ne pourrait plus prendre aujourd'hui une décision concernant la Géorgie comme il y a quelques années - les pays concernés ne sont plus dans cet état d'esprit. Au sein de l'OSCE, pendant plusieurs années, on a discuté des paramètres et des critères pouvant permettre l'intervention d'une force tierce, c'est-à-dire émanant de la CEI. Cette discussion n'a jamais abouti, non en raison d'une opposition de la Russie qui aurait refusé de limiter ses interventions, mais parce que l'ensemble des pays de l'ex-Union soviétique refusait toute idée de légitimation de l'intervention de la CEI et préfère aujourd'hui recourir au système des Nations Unies.

Après ces observations, je voudrais maintenant aborder les solutions.

Tout d'abord, s'agissant de la réforme du Conseil de sécurité, il est clair qu'elle est souhaitable et voulue par beaucoup, mais elle sera difficile. Quand j'y réfléchis, je me heurte toujours au problème de la volonté politique. La réforme du Conseil de sécurité ne demande pas seulement des sacrifices aux grands pays, mais aussi à des pays sur chaque continent : qui va être le représentant de l'Asie, de l'Amérique latine, de l'Afrique - Afrique du Sud, Algérie, Nigeria, Egypte, Argentine, Brésil, Mexique, Inde, Pakistan, Indonésie ? Des débats agitent les divers pays de chaque continent sur ce point. Ils n'ont pas permis jusqu'à présent d'aboutir à un consensus, sauf à étendre la composition du Conseil de sécurité jusqu'à ce qu'il risque de ne plus fonctionner.

Aujourd'hui, tout dépend de la volonté ou du refus d'un certain nombre de pays clés, notamment des pays membres permanents du Conseil de sécurité. Toutes les formes d'intervention qui se sont développées depuis plus de cinquante ans le démontrent : l'ONU ne peut agir que s'il y a volonté politique. Ce n'est donc pas une réforme de structure qui changera cette logique. Le problème du veto est un problème délicat, mais sans la garantie qu'il offre, il est clair que les grands pays refuseront de s'engager ou d'accorder les moyens nécessaires. Le résultat, au bout du compte, sera le même.

Ensuite, s'agissant des moyens de l'ONU, le rapport Brahimi contient des conclusions excellentes. Il est évident que les moyens du secrétariat doivent être renforcés. Et je ne parle pas simplement des moyens militaires. Il existe de grands débats sur l'alerte précoce, mais en ce qui concerne la diplomatie préventive, je voudrais dire que nos amis du Département des affaires politiques, chargés d'avoir une vision globale et de donner des conseils, ne disposent d'aucun moyen. Quand le chef de la CIA américaine est venu me trouver pour me dire que nous devions faire de l'alerte précoce, je lui ai demandé s'il nous offrait gratuitement son réseau de satellites avec accès à toutes les informations. Il a souri. Il n'existe ni service de renseignements, ni réseau diplomatique des Nations Unies dans le monde. Il y a un réseau du PNUD pour les questions de développement, mais pas de réseau politique.

J'en viens maintenant aux moyens militaires, moyens propres ou mis à disposition. Relisez le texte de la Charte : ces questions ont été traitées voici plus de cinquante ans par les articles 26, 43 et 47. Tout était prévu or rien n'a vu le jour, rien n'a fonctionné. La logique des moyens propres n'a pas pu être mise en _uvre et ne le sera jamais. Comment allez-vous évaluer les moyens propres nécessaires à l'ONU ? J'ai été confronté, en moins d'un an et demi, au montage des opérations du Kosovo, du Timor oriental, de la Sierra Leone, du Congo, de l'Ethiopie et de l'Erythrée. Quelle force fallait-il choisir, avec quelle configuration, quels équipements et quels moyens ? Nous ne pouvons pas imaginer une force unique capable de faire face à une multiplicité de conflits très différents.

Par ailleurs, il existe un risque de « mercenarisation » du maintien de la paix, notamment dans l'hypothèse où serait constituée une force propre aux Nations Unies. Cette dérive serait favorisée par des mandats irréalistes, risqués, fixés par certains pays du Conseil de sécurité pour alléger leur conscience.

Autre aspect : la mise à disposition des moyens. Les mécanismes existent, puisque j'ai signé des accords de mise à disposition de forces. Pour l'heure, il s'agit d'un chèque voyage : on nous signe toujours le haut du chèque, mais dès qu'arrive le moment où il faut signer au bas - afin que l'opération se mette en place -, la volonté politique disparaît subitement. Les rares pays ayant une véritable volonté de mettre à disposition des moyens militaires sont en général des pays africains qui ne disposent pas de ces moyens. Il serait donc nécessaire que les pays dotés des ressources correspondantes les mettent à disposition des pays prêts à consentir cet effort.

Dernier point : la coopération avec les organisations régionales : elle doit être développée, mais en application de règles du jeu bien définies. Il convient que l'organisation régionale ou sous-régionale puisse coopérer activement avec l'ONU, si elle estime qu'à un moment donné elle devra intervenir, notamment avec des moyens militaires. Nous ne devons pas nous retrouver dans une situation où, comme pour la République démocratique du Congo ou la Sierra Leone, des accords sont négociés entre les parties - sans que les Nations Unies puissent intervenir au fond - et aboutissent à des textes impossibles à mettre en _uvre.

Par ailleurs, lorsque nous faisons appel à des moyens militaires régionaux, nous devons éviter que des puissances régionales utilisent l'organisation concernée pour promouvoir leurs propres intérêts. Je vous remercie.

(Applaudissements)

M. Pierre-Luc Séguillon : Je vous remercie, Bernard Miyet de ce témoignage très concret, fort de votre expérience.

La parole est à Ahmedou Ould-Abdallah, Secrétaire exécutif de la coalition mondiale pour l'Afrique.

M. Ahmedou Ould-Abdallah, Secrétaire exécutif de la coalition mondiale pour l'Afrique : Monsieur le Président, je suis très heureux que le Parlement français ait organisé ce colloque international, où s'expriment des points de vue proches des populations et des opinions publiques les plus diverses.

La réforme des Nations Unies est un sujet récurrent. J'ai travaillé aux Nations Unies durant huit années pendant lesquelles deux réformes ont eu lieu. De nombreuses réformes ont également été réalisées dans les années soixante. Le Conseil de sécurité est passé de douze à quinze membres. Le Conseil économique et social a aussi été réformé. La réforme est une bonne chose mais elle ne doit pas être un euphémisme qui masque une remise en cause de l'Organisation. Comme on dit à Moscou, « nous voulions faire mieux, mais le résultat est comme d'habitude ».

Il convient avant tout de tenir compte d'un certain nombre d'éléments. Tout d'abord, nous sommes dans un nouveau contexte international, ce qui me paraît important. Lorsque j'étais représentant spécial des Nations Unies sur le terrain, je me rendais compte que les populations avec lesquelles je travaillais étaient instantanément au courant des décisions du Conseil de sécurité. On ne peut plus traiter l'opinion publique internationale ou les belligérants, comme on le faisait il y a encore dix ans. Le monde a changé et les Nations Unies ne sont plus le seul lieu où se prennent des décisions à caractère universel. Elles ne sont pas le seul centre de décision international. La presse, le secteur privé international, les ONG, sont aussi des centres de décision qui permettent à tous les mécontents de faire valoir leur point de vue sans aller aux Nations Unies.

La communauté internationale doit faire face aux défis de la paix et du progrès économique. Or, la paix et le progrès économique sont menacés, en particulier sur le continent africain, par les conflits. Parlons de ces conflits : comment les résoudre et avec quels moyens - civils ou militaires - pour combien de temps ? Se retirer, rester ? A cet égard, je me demande si l'on ne se méprend pas en pensant que le souhait de faire le bien donne automatiquement la capacité d'intervenir. Or il existe une grande différence entre ce que l'on veut et ce que l'on peut faire. Comme la remarque en a déjà été faite, je suis convaincu que tout conflit civil a une dimension extérieure. Un conflit civil n'a pas en lui-même d'origine ethnique, religieuse, ou géographique : il est provoqué par des dirigeants politiques incompétents, corrompus qui prennent en otage la population en poussant à l'extrême les contradictions. Je connais des pays qui ont une cohésion culturelle mais où on crée des clivages géographiques, Nord contre Sud par exemple. Si ces clivages n'existent pas, on crée des oppositions d'ordre religieux ou ethnique.

Pour traiter les conflits, il convient de s'attaquer à leur cause principale, à savoir l'exploitation des faiblesses de la population par des élites politiques qui pratiquent la corruption et l'abus de pouvoir. Ces conflits dont la peur et la haine sont les ressorts entraînent la criminalisation de l'économie, la militarisation des sociétés, la violence et l'impunité des coupables. Et plus ils durent, plus ils deviennent eux-mêmes des activités économiques.

La réponse traditionnelle des Nations Unies est l'envoi de troupes. Or je suis convaincu que, dans un conflit purement civil, l'envoi de troupes est une mesure désastreuse. S'il doit avoir lieu, il ne doit intervenir qu'en dernier ressort. Il est en effet désastreux d'envoyer des troupes sur le terrain sans mandat précis, sans formation, sans renseignement - ce qui n'a rien à voir avec leur courage -, dans un pays où les individus sont convaincus qu'ils luttent pour la survie physique, intellectuelle et religieuse de leur communauté. Pour que l'envoi de troupes soit efficace, elles doivent rester sur place pendant de très nombreuses années, afin d'habituer les populations à vivre ensemble. Un envoi pour une brève période exacerbe les tensions et perpétue les conflits. Par ailleurs, l'inefficacité des troupes - surtout si elles doivent se retirer - met en cause la crédibilité des Nations Unies.

Si malgré tout, on décide l'envoi de troupes, elles doivent être dissuasives, c'est-à-dire bénéficier de l'appui d'une grande puissance, soit sur le terrain, soit à proximité. Prenons l'exemple de la Sierra Leone où se trouve une force internationale de 13 000 hommes. Les habitants de Freetown tiennent à la présence des 200 commandos britanniques qui les protègent. Les Britanniques jouissent d'une crédibilité non seulement sur le terrain, mais également à l'extérieur, puisque les rebelles savent que le Royaume-Uni peut les poursuivre au Ghana, au Liberia, voire à Londres où se trouvent leurs avoirs financiers. Le fait de vouloir agir ne doit pas nous pousser à prendre de mauvaises décisions. D'ailleurs, on constate que de plus en plus, les forces de l'ONU ont, parmi leurs missions, celle de protéger les acteurs humanitaires.

Autre danger de l'envoi massif de troupes, s'il ne se situe pas dans la durée, c'est qu'il s'agit d'une diversion des ressources disponibles pour l'aide au développement. L'aide au développement, en baisse constante, est de plus en plus distribuée en nature. L'envoi de troupes représente une diversion de l'aide au développement au profit de pays instables, au détriment des pays pauvres mais qui bénéficient d'un minimum de stabilité.

Que convient-il de faire ? Agir avec lucidité. Au Congo, pays dont la superficie est égale à celle de toute l'Europe occidentale, on compte 5 000 observateurs. C'est dérisoire. Alors comment agir pour mettre fin aux conflits ? Le Président de l'Assemblée nationale en a parlé, MM. Quilès et Loncle, également : il convient de s'attaquer à leurs causes qui tiennent à la politique des dirigeants - dans la grande majorité des pays - et d'instaurer un minimum de démocratie : une liberté de la presse, une transparence dans la gestion des affaires publiques. Lorsque de l'argent a été volé, il faut tout faire pour le rendre au pays qui en a été victime, comme la Suisse l'a fait pour le Nigeria et les Philippines. On ne peut pas rester sans réagir quand on sait qu'un pays est pillé par ses dirigeants et l'argent recyclé. Il s'agit non d'une ingérence, mais de pressions plus faciles à mettre en _uvre que les sanctions qui visent les diamants ou les armes.

Minimum démocratique donc : transparence dans la gestion des affaires économiques, liberté, saisie des fruits de la corruption, développement économique. Mais ce développement est lui-même lié à un minimum de démocratie. Je ne demande pas pour l'Afrique ou le Tiers-Monde une démocratie scandinave, française, britannique ou américaine, juste un minimum de liberté.

Par ailleurs, une cohérence politique entre les grands pays est nécessaire. Il ne faut pas donner l'impression qu'il existe un malentendu entre les Etats-Unis et l'Europe, en ce qui concerne par exemple l'Afrique. On poursuit Pinochet ou Milosevic - que je ne défends pas - mais combien en existe-t-il d'autres ailleurs ? Et que fait-on contre eux ? Je ne suis pas un activiste ou un gauchiste, je fais partie de l'establishment de mon pays, je suis un conservateur, mais je n'aime pas la guerre. Et si l'on veut lutter pour que toutes les guerres cessent, il faut être cohérent et ne pas avoir une logique de « deux poids, deux mesures » à l'égard des dirigeants.

Nous avons préparé, au sein de mon organisation, avec l'aide de l'ancien Président du Sénégal Abdou Diouf, un projet visant à aider les présidents à quitter pacifiquement le pouvoir. En effet, de nombreux présidents veulent partir mais n'y arrivent pas, soit parce qu'ils ont peur, soit parce qu'ils ne savent pas comment faire. Le Président Abdou Diouf a accepté de présider une réunion à laquelle nous avons invité des anciens présidents ayant quitté le pouvoir pacifiquement au Botswana, au Bénin, au Cap Vert, et au Mali - ainsi que leurs successeurs. Nous nous sommes rendu compte que, si les présidents bénéficiaient d'une amnistie, d'une pension, et pouvaient continuer à jouer un rôle, ils seraient plus disposés à quitter le pouvoir.

Je suis en train de réfléchir avec Kofi Annan au statut des anciens présidents. Nous aurons ainsi nos Gorbatchev, nos Giscard d'Estaing... C'est, nous semble-t-il, une contribution à l'apaisement des relations internationales. Je suis très heureux de l'appui que je reçois de la part de certains pays, tel que le Royaume-Uni pour le Ghana.

Enfin, un mot sur la réforme du Conseil de sécurité. Le débat est ancien, et je partage le point de vue de MM. Gorbatchev et Miyet. Un ancien ambassadeur d'Italie aux Nations Unies avait coutume de dire, avec raison, que si le Conseil de sécurité avait été réformé avant 1990, un candidat idéal pour en faire partie aurait été la Yougoslavie. Mais où est la Yougoslavie aujourd'hui ? Je ne dis pas qu'il faut maintenir le statu quo au Conseil de sécurité, mais j'estime qu'il faut prendre beaucoup de précautions pour que les pays qui y entrent soient des pays démocratiques où la corruption est infime ou tout du moins combattue. Je vous remercie.

(Applaudissements)

M. Pierre-Luc Séguillon : Je vous remercie pour ces mises en garde et cette proposition originale concernant le devenir et la mise en retraite des Chefs d'Etat.

La parole est à M. Salim Ahmed Salim.

M. Salim Ahmed Salim, Secrétaire général de l'Organisation de l'unité africaine : Je commencerai par féliciter les organisateurs de ce colloque et par remercier l'Assemblée nationale française. Mes observations concerneront le maintien de la sécurité en Afrique. Elles porteront sur la contribution que les organisations régionales peuvent apporter à la réalisation des missions des Nations Unies. Mes propos seront tirés de mon expérience africaine, plus précisément à l'OUA - sachant que ce qui relève de l'OUA ne s'applique par forcément aux autres organisations régionales.

Cette table ronde a lieu à une date critique. Les conflits dans le monde, notamment en Afrique, ont tendance à se multiplier et à devenir plus complexes. L'escalade des conflits civils et de la violence a entravé sérieusement le développement de tout le continent africain. Les conflits, les tensions intérieures ont eu des effets dévastateurs sur la vie des hommes et des femmes de notre continent et ont largement compromis tous les efforts de développement et d'intégration économique et sociale.

S'il est vrai qu'il y a eu une diminution du nombre de conflits internationaux, comme le montre l'accord intervenu entre l'Erythrée et l'Ethiopie, on a assisté à un accroissement des tensions et des affrontements civils intérieurs. Cette augmentation du nombre des conflits internes pose des problèmes aux organisations internationales, telles que les Nations Unies ou l'OUA, car les instruments de règlement pacifique sont essentiellement fondés sur une approche de sécurité collective qui ne tient compte que des Etats. Ce qui est encore plus problématique, c'est que les chartes des Nations Unies et de l'OUA interdisent l'ingérence dans les affaires intérieures des pays membres. Cette situation place devant de nouveaux défis les Nations Unies, l'OUA et les autres organisations régionales. Elle nous a amenés à procéder à un nouvel examen de la nature des problèmes de sécurité pour y apporter les réponses institutionnelles adéquates. Essayer de faire face à la nouvelle réalité, essayer de surmonter ces nouvelles difficultés n'ont pas été chose facile. Reste qu'il est encourageant de voir que ce qui était considéré en Afrique comme relevant des affaires internes donne de plus en plus lieu à une approche collective.

S'agissant de leur contribution à l'action des Nations Unies, les organisations régionales peuvent constituer une première ligne de défense pour la résolution des conflits. Elles bénéficient d'une proximité qui leur donne l'avantage d'une bonne connaissance des causes profondes des conflits et de leurs principaux acteurs. La préservation de la sécurité internationale doit être conçue, de manière globale, comme un ensemble comprenant non seulement le traitement des différends, mais également la prévention des conflits, le maintien de la paix, la gestion des crises, et la résolution des conflits. Le partenariat efficace qui doit être établi à cette fin entre les Nations Unies et les organisations régionales, telles que l'OUA, devra s'étendre également aux organisations sous-régionales qui, en Afrique, ont contribué au renforcement des capacités de résolution des conflits. Ces organisations sous-régionales telles que l'Autorité intergouvernementale pour le développement de l'Afrique de l'Est ou la Communauté du développement d'Afrique australe (SADC) pourraient représenter des maillons essentiels dans une approche continentale du règlement des conflits.

Les organisations régionales sont de plus en plus les piliers sur lesquels les Nations Unies doivent asseoir les opérations de paix. Les Nations Unies ont besoin du partenariat des organisations régionales pour pouvoir instaurer la paix et mettre fin aux conflits. C'est la raison pour laquelle il sera nécessaire, pour l'ONU, d'essayer de développer des processus de consultation, de concertation, voire d'harmonisation de son action, au plan interne ainsi qu'en liaison avec les autres organisations internationales. Pour cette raison, au niveau politique et institutionnel, l'ONU doit continuer de recourir aux organisations régionales en tant que partenaires dans son programme de paix.

Je voudrais ici mettre en exergue le rôle de coopération et de coordination joué par l'OUA dans le processus de négociation entre l'Erythrée et l'Ethiopie. Cette coopération exemplaire entre l'OUA, les Nations Unies, l'Union européenne et les Etats-Unis a permis d'arriver à une solution. Elle a également souligné la nécessité d'éviter les doublons face à un seul et même problème. A cet égard, il peut être nécessaire de renforcer les mécanismes permettant à l'ONU de coopérer plus étroitement avec les organisations régionales, en développant les échanges d'informations et de renseignements.

Le moment est également venu pour l'ONU de soutenir le fonctionnement des organisations régionales et de leur offrir un meilleur accès à ses structures et à ses ressources matérielles, humaines et financières lorsque les circonstances l'imposent. Ce soutien est particulièrement nécessaire à des organisations régionales telles que la nôtre, confrontée à quantité de crises et de difficultés. Très souvent, nos performances ont été réduites en raison de l'insuffisance de nos ressources. Il convient donc d'améliorer la liaison, la concertation et les consultations entre les organisations régionales et les Nations Unies en s'inspirant de l'expérience que nous avons acquise dans la gestion des conflits en Afrique. Parfois, la consultation n'a pas été aussi aisée que nous le souhaitions, parfois des limites institutionnelles n'ont pas permis de réagir en temps utile. Tous ces obstacles pourraient être surmontés par des aménagements institutionnels qui offriraient aux organisations régionales un meilleur accès aux ressources générales du système des Nations Unies.

Mais d'une façon générale, et indépendamment des aspects institutionnels et de ressources, se pose la question de la volonté politique des Etats membres, et notamment des membres permanents du Conseil de sécurité : dans quelle mesure sont-ils prêts à soutenir les efforts régionaux ? Je n'ai pas le temps, Monsieur le Président, de vous livrer de nombreux exemples, mais je voudrais néanmoins vous dire que, dans le cas du Rwanda, le Conseil de sécurité n'a pas écouté les appels de l'OUA, et ce, à deux reprises : la première fois au début du génocide - quand nous avons demandé aux Nations Unies de ne pas se retirer -, la seconde fois, quand nous avons demandé un soutien logistique.

A cette époque, j'ai passé beaucoup de temps, avec M. Mandela, à mobiliser les Etats africains pour constituer des forces de paix - et je continue de le faire. A la fin de la cérémonie d'intronisation de Nelson Mandela, une douzaine de pays africains, dont l'Ethiopie et l'Erythrée, étaient prêts à envoyer des troupes immédiatement au Rwanda. Malheureusement, l'insuffisance des capacités logistiques s'y opposait. Ce n'est qu'en octobre 1994 qu'un soutien logistique a pu permettre à des troupes africaines de jouer un rôle efficace au Rwanda.

Autre exemple, celui de la République démocratique du Congo, avant la chute de Mobutu. Nous avons tenu une réunion à Nairobi avec plusieurs personnalités, dont le Premier ministre du Zaïre et des délégations du Congo Brazzaville et d'Afrique du Sud, pour résoudre la question suivante : que faire dans la région de Goma où un million de réfugiés avaient disparu ? Les pays d'Afrique étaient prêts à envoyer des troupes. Nous en avons informé le Conseil de sécurité qui a été très réticent à soutenir la position africaine.

Monsieur le Président, les Nations Unies, avec leur expérience, avec leurs capacités, doivent demeurer le principal forum international pour le maintien de la paix et de la sécurité internationales. L'ONU et les autres organisations internationales doivent renforcer leurs liens pour arriver à de nouvelles méthodes de prévention et de gestion des conflits. Il convient de trouver les moyens de surmonter les difficultés du passé pour aborder de nouvelles questions telles que la démocratisation, la bonne gouvernance et la transition économique. Ces questions doivent être traitées à partir d'une approche globale, dans un programme d'ensemble destiné à jeter les bases d'une stabilité à long terme en Afrique.

Les organisations régionales doivent disposer des moyens d'assumer une responsabilité croissante à l'égard des problèmes régionaux. Mais l'accroissement des responsabilités des Africains dans le règlement de leurs problèmes, ne doit pas justifier l'indifférence des autres membres de la communauté internationale. Il est également nécessaire de développer de nouvelles normes de gouvernance mondiale permettant à chacun de mieux participer, dans le cadre de procédures équitables au système international. Une plus grande participation régionale et internationale serait de nature à encourager la démocratisation. Il convient en particulier de réorienter certaines organisations multilatérales pour arriver à une approche plus intégrée, à une meilleure méthodologie et à davantage de partenariats en vue d'un développement et d'une paix durables.

Le développement de la mondialisation, l'accélération des changements réclament des processus de décision et d'action multilatéraux plus performants et plus rapides sur la base d'un large consensus international.

Pour mieux assurer à l'avenir le maintien de la sécurité, les organisations régionales et les Nations Unies devront devenir des instruments plus performants. C'est ainsi qu'elles contribueront à instaurer la paix et à remédier aux problèmes d'insécurité et d'instabilité qui continuent de menacer l'unité et la cohésion de nombreux pays, notamment en Afrique. Je vous remercie.

(Applaudissements)

M. Pierre-Luc Séguillon : M. Salim, je vous remercie. Dernier orateur de cette table ronde, avant les questions, M. Victor Tchernomyrdine, ancien Premier ministre de la Fédération de Russie.

M. Victor Tchernomyrdine, ancien Premier ministre de la Fédération de Russie : Monsieur le Président, Mesdames, Messieurs, j'interviens le dernier, ce qui est toujours très difficile car beaucoup de choses ont déjà été dites.

Je voudrais tout d'abord remercier les parlementaires français de nous avoir réunis ici aujourd'hui pour ce colloque important et utile. Je suis convaincu que nous quitterons cette salle tout à fait satisfaits des analyses et des propositions qui auront été formulées.

A première vue, l'ordre du jour paraît simple : déterminer les nouveaux visages de la guerre. Mais il est également important d'évoquer les nouveaux visages de la paix. Nous avons parlé de la réforme de l'ONU, qui est indispensable. De nombreuses choses ont été dites, en particulier par M. Gorbatchev - il ne faut pas toujours revenir sur le passé - et M. Miyet. Des propositions intéressantes ont été formulées et il faudrait pouvoir en débattre.

Pour ma part, je vais essayer de vous présenter ma position à l'égard des Nations Unies. De nombreux exemples ont été cités sur leur rôle, leur influence sur les processus et leurs insuffisances Il est d'abord important de noter qu'il n'y aura plus de guerre mondiale parce que l'humanité a mûri. Néanmoins, des conflits de faible et de moyenne intensité, notamment intra-étatiques, existeront toujours, voire augmenteront. Que faire ? Qui peut nous donner la garantie qu'un petit conflit ne va pas se transformer en un conflit de plus grande intensité ?

Cette situation rend l'ONU indispensable. Nous avons besoin d'une organisation internationale édictant des règles claires et réalistes s'appliquant à tous, aussi bien aux grandes puissances qui disposent de capacités considérables sur le plan économique et militaire qu'aux petits Etats. Mais comment établir ces règles ?

Prenons l'exemple de la crise des Balkans. Le conflit était prévisible, tout le monde savait qu'il allait avoir lieu. On a même prévenu les Etats et les dirigeants que si aucune solution n'était trouvée, le conflit serait inévitable. Personne n'a tenu compte de l'alerte que nous avions donnée. J'ai participé au règlement de ce conflit en rencontrant Milosevic à cinq reprises ainsi que les dirigeants des pays de l'OTAN et en particulier des Etats-Unis. Les Etats-Unis dictaient la conduite à tenir et je puis vous assurer que les Nations Unies ne pouvaient pas faire grand-chose.

La Russie n'est pas intervenue immédiatement dans le conflit mais un ou deux mois plus tard, quand il risquait de dégénérer en affrontement de grande intensité. Ce n'est pas Milosevic qui nous a demandé de participer au règlement du conflit - il nous demandait des armes et des avions pour résister aux raids aériens - mais les Etats-Unis, afin d'y mettre un terme.

Nous étions en face d'un processus qui avait quitté le domaine du droit et qu'il fallait donc redresser. Qui pouvait le faire ? Il n'y avait pas de cadre pour le règlement du conflit, tout s'était effondré. On s'est alors adressé aux Nations Unies sans lesquelles, comme cela a été dit au cours de notre colloque, on ne peut rien faire. Mais l'ONU éprouve des difficultés à faire face à sa tâche. Je suis persuadé que, dans la crise du Kosovo, l'OTAN a commencé par bombarder l'ensemble de la Yougoslavie beaucoup trop tôt. Nous aurions pu régler ce problème différemment mais nous n'avons pas voulu. Nous avons décidé de punir. Et qu'avons-nous obtenu ? Les Albanais ont été chassés. Quand ils sont revenus, ce sont les Serbes qui ont été expulsés. Peut-on réellement parler d'ordre ? Les problèmes sociaux et humanitaires demeurent sans qu'aucune solution n'ait été trouvée. L'ONU doit maintenant se débrouiller sur place. M. Kouchner a expliqué hier combien rétablir l'ordre était une mission difficile.

C'est pourquoi je souhaiterais insister sur la nécessité d'une organisation internationale où l'on puisse se réunir, discuter et trouver des solutions et c'est bien l'ONU qui offre ce cadre. Sa réforme est-elle nécessaire ? Bien entendu. Nous venons d'entrer dans un nouveau millénaire et il convient de réorganiser l'ONU. Elle continuera en effet à jouer un rôle, mais dans un contexte tout à fait nouveau. Jusqu'en 1990, M. Gorbatchev l'a dit, la situation internationale était difficile, mais aujourd'hui on constate qu'elle a encore empiré. Que faire ?

Hier, M. David Malone a très justement dit qu'avant de réformer une organisation aussi complexe que l'ONU, il convenait de réformer notre manière de penser, notre mentalité. Tous devront comprendre, les grands comme les petits pays, que l'avenir est entre leurs mains. Il sera alors plus facile de résoudre les conflits, nous n'aurons plus besoin d'envoyer à chaque fois des troupes. Et lorsque l'envoi de militaires sera nécessaire, leur mission sera clairement définie.

Je voudrais maintenant formuler quelques propositions. Tout d'abord, un rôle essentiel revient au Conseil de sécurité de l'ONU. Il ne faut par ailleurs pas se précipiter. Il ne faut pas démolir avant d'avoir posé de nouvelles bases. En ce qui concerne le Conseil de sécurité, les membres permanents devront être plus nombreux. Combien, je ne sais pas, mais pas trop. Il me semble qu'il ne faut pas, en tout cas pas maintenant, supprimer le droit de veto. Nous devons réfléchir aux finalités de notre action au sein de l'ONU, définir nos objectifs pour que le Conseil ait un rôle utile.

Le Secrétaire général, lors de la session du Millénaire de l'Assemblée générale des Nations Unies, a présenté des propositions dans ce sens. Il faut également faire appel à la diplomatie préventive. Nous connaissons les efforts accomplis en ce domaine par M. Carter, l'ancien Président des Etats-Unis ainsi que ceux des médiateurs qui obtiennent aujourd'hui des résultats. Il ne faut pas forcément supprimer tout ce qui existe. Nous devons convaincre, en ayant notamment recours aux idées de personnes expérimentées ayant une vision du futur. Je vous remercie.

(Applaudissements)

M. Pierre-Luc Séguillon : Un certain nombre de questions ont été formulées, je les évoquerai rapidement et demanderai à ceux auxquels elles s'adressent d'apporter des réponses précises et synthétiques.

Une première question est posée à Jacques Delors, concernant la représentation de l'Union européenne au Conseil de sécurité : est-ce envisageable ? Quels sont les gouvernements ou les Etats qui s'y opposent, quels sont ceux qui y sont favorables ?

M. Jacques Delors : Voilà cinq ans que je n'ai pas fait le tour des capitales européennes, aussi mes informations ne sont-elles pas de première main. Il me semble cependant que les Européens ne veulent pas poser la question. Ils s'accommodent pour l'instant du statu quo. D'ailleurs, un pays qui pourrait être candidat au Conseil de sécurité estime qu'il n'a pas besoin de cela pour exercer une influence importante en Europe et dans les relations euro-américaines.

Quant à la proposition de remplacer les membres européens, permanents ou non, du Conseil de sécurité par un seul représentant de l'Union européenne, le bon sens incite les gouvernements à penser que, comme en football, lorsque les autres jouent à onze, il ne faut pas jouer à cinq, ce qui les conduirait à penser que le statu quo est préférable. Mais ce n'est pas un grand sujet de division entre eux.

M. Pierre-Luc Séguillon : La deuxième question s'adresse à Mikhaïl Gorbatchev : quel peut être le rôle de la Russie dans l'établissement d'un nouvel ordre mondial qui permettrait un meilleur fonctionnement des Nations Unies ?

M. Mikhaïl Gorbatchev : Il convient de ne pas oublier, quand on discute d'un nouvel ordre mondial, de la réforme des Nations Unies, qu'il y a au sein de la communauté internationale une crise de confiance à l'égard des Etats-Unis. L'Europe devrait prendre des engagements très sérieux dans le domaine de la sécurité internationale. Il sera alors plus facile pour nous de participer au débat.

Il n'en reste pas moins que, sans les Etats-Unis, on ne pourra pas faire grand-chose. Il n'est donc pas question de les écarter. Ce ne serait pas réaliste. Mais les Etats-Unis doivent comprendre qu'ils doivent coopérer avec l'Europe et la Russie pour construire le nouvel ordre mondial. Nous devons nous entendre sur les principes qui seront à la base de ce nouvel ordre. Pour l'instant, seul le Pape a envisagé clairement l'établissement d'un nouvel ordre international, en demandant qu'il soit plus stable, plus juste et plus humain.

Mais pour établir ce nouvel ordre, nous avons besoin d'un document qui engage l'ensemble des pays. Ce document devra préciser les règles de conduite à respecter par chacun des pays et les limites de son action. Au mois de septembre, une déclaration de principe a été adoptée par l'Assemblée générale des Nations Unies. On pourrait, sur cette base, élaborer le document que je viens d'évoquer puis s'appuyer sur ce document pour créer le nouvel ordre mondial - dans différentes dimensions. Nous devons commencer par un texte contraignant commun à l'ensemble des pays sans chercher à fonder le nouvel ordre sur le principe que le siècle à venir sera russe, américain ou indien. Nous ne voulons pas d'un monde unipolaire.

Nous devons créer un ordre qui tienne compte des intérêts de tous, de toutes les cultures, en respectant tous les Etats. Nous devons reprendre les idées du Pape à cet égard et les mettre en application de façon concrète. La Russie, qui est très attachée à la construction de ce nouvel ordre mondial, sur la base d'une coopération égale, pourra y contribuer.

M. Pierre-Luc Séguillon : La troisième question concerne la composition du Conseil de sécurité. Plusieurs personnes s'interrogent sur la manière de rendre le Conseil plus représentatif, de l'élargir sans bloquer son fonctionnement. Un diplomate, conseiller à l'ambassade de Namibie pose la question suivante : « l'attribution par rotation à des pays appartenant à un même groupe régional de sièges de membres permanents ne permettrait-elle pas au Conseil de sécurité d'accueillir de nouveaux membres sans alourdir son fonctionnement ? ». Cette question est notamment adressée à M. Miyet.

M. Bernard Miyet : Le secrétariat - et Kofi Annan lui-même - a toujours voulu éviter d'interférer dans les discussions qui concernent les Etats membres. Il appartient aux Etats membres de déterminer comment ils souhaitent réorganiser le Conseil et quelles sont les meilleures méthodes pour le faire. En ce domaine, les réflexions sont très diverses : élargissement, jusqu'à combien, certains membres plus égaux que d'autres, rotation, au sein des contingents de chaque continent, de pays qui obtiendraient un siège beaucoup plus fréquemment. Il n'y a pas de recette miracle aujourd'hui. Vous tomberez constamment, pour chaque continent, sur les mêmes problèmes, liés aux tensions qui peuvent exister, aux ambitions, à la représentativité de tel ou tel pays. Il appartiendra aux pays membres de trancher. Je ne suis pas sûr que les formules qui peuvent valoir aujourd'hui pour le continent africain soient les meilleures pour l'Asie ou pour l'Amérique latine.

Il est évident que le Conseil de sécurité, aujourd'hui, ne représente plus le monde tel qu'il est. Nous ne sommes plus en 1945. Par ailleurs, on ne peut pas l'élargir au-delà d'un certain nombre, sinon on en ferait une instance incontrôlable. Jacques Delors proposait tout à l'heure de créer un Conseil de sécurité économique. L'une des raisons pour lesquelles le Conseil économique et social ne fonctionne pas tient au nombre de ses membres. Avec 54 membres, il est clair qu'on ne peut pas constituer une instance capable de prendre des décisions. Sans parler de la question du niveau de représentation, des rivalités entre les organisations des Nations Unies, ou, dans chaque pays, entre les différentes administrations.

S'agissant de la composition du Conseil de sécurité, un élargissement est nécessaire. Il appartiendra à chaque continent de déterminer la meilleure formule, aux pays qui ont besoin d'être représentés de trouver le meilleur moyen de siéger au Conseil par rotation et, pour ceux qui sont les plus influents, de jouer un rôle particulier. Mais je ne possède aucune recette miracle.

M. Jacques Delors : Je voudrais ajouter que le Conseil de sécurité économique que je propose ne serait pas un « meeting de masse ». Si vous ajoutez aux représentants des grands pays ceux des organisations régionales, le nombre total de ses membres se situerait entre 15 et 16. En outre, au début, ce Conseil ne prendrait pas de décision, il expérimenterait. Mais il aurait l'avantage de donner la parole à tout le monde.

S'agissant du réalisme de M. Miyet, que je comprends, qui consiste à dire « comment voulez-vous qu'ils se mettent d'accord à l'intérieur de chaque organisation régionale ?», on peut donner l'Union européenne en exemple : sous la présidence française, le représentant de la France s'est exprimé au nom des Quinze dans de nombreux cas. Si l'on ne veut pas aller vers cette discipline entre Africains, Américains du Sud ou autres, alors il n'y a pas de solution. C'est pourquoi la constitution d'organisations régionales dans le domaine économique est une bonne chose car elle favorise des progrès dans la discipline, la cohérence et la clarté.

M. Mikhaïl Gorbatchev : La question de la composition du Conseil de sécurité est à la fois la plus importante et la plus difficile. Il faut qu'il soit plus représentatif qu'il ne l'est aujourd'hui, puisque nous vivons un monde nouveau. Mais il doit aussi pouvoir fonctionner de manière efficace.

Outre ces deux principes de représentativité et d'efficacité, il en existe un autre : celui du caractère démocratique des modes de décision. Il faut donc changer certaines procédures. Quoi qu'il en soit, il convient avant tout de s'entendre sur les principes. Ensuite, on pourra faire des propositions plus concrètes.

M. Pierre-Luc Séguillon : Je résume maintenant un certain nombre de questions qui portent plus particulièrement sur le rapport du groupe d'étude présidé par M. Lakhdar Brahimi, et qui concernent les formes que peuvent prendre les opérations de paix.

L'auteur d'une de ces questions remarque que le rapport Brahimi n'évoque pas le cas d'imposition de la paix, lorsque le conflit continue de se développer. On lit en effet simplement dans le rapport que l'ONU n'est pas faite pour faire la guerre.

Quels sont les moyens dont dispose l'ONU pour faire en sorte que le droit à la vie soit respecté lorsqu'à l'intérieur d'un Etat se produit et se développe l'oppression de minorités ?

Je mentionnerai par ailleurs une suggestion présentée par M. Gérard Lévy, responsable de la commission pour le désarmement des Verts. M. Lévy évoque l'idée de créer un corps de volontaires civils pour la paix qui suppléerait les militaires et les policiers ? Il demande si des ONG agréées ne pourraient pas agir dans ce cadre au nom des Nations Unies.

Question subsidiaire, Monsieur Brahimi, estimez-vous que les conclusions de votre rapport ont une bonne chance d'être suivies d'effets ? Y a-t-il une réelle volonté politique de les prendre en compte ?

M. Lakhdar Brahimi : En ce qui concerne l'imposition de la paix, notre position est simple : l'ONU, à l'heure actuelle - et dans l'avenir, prévisible - ne peut pas s'en charger. Son Conseil de sécurité, s'il le juge nécessaire, devra délivrer un mandat à une coalition ad hoc pour entreprendre ce type d'opération. Cette proposition ne plaît pas à tous les pays membres - de nombreux Etats du Tiers-Monde craignent des dérives.

En ce qui concerne la répression des minorités, il est dommage que Bernard Kouchner ne soit pas présent pour que je puisse lui chercher querelle. Le problème de l'intervention, tel que je le conçois, se pose en termes totalement différents lorsqu'il s'agit des Nations Unies, de puissances individuelles ou de groupes d'Etats.

S'agissant des Nations Unies, M. Brzezinski a souligné un paradoxe américain. Il a jugé que les Etats-Unis, dans leur situation actuelle d'unique grande puissance étaient attirés à la fois par l'exercice de leur influence dans le monde et par la poursuite de leurs intérêts nationaux.

Il existe aussi un paradoxe de l'intervention humanitaire : les pays du Nord qui savent très bien que l'éventualité d'une intervention chez eux ne les concerne pas, apparaissent, aux pays du Tiers-Monde, comme pouvant se payer le luxe de verser des larmes de crocodiles lorsqu'il y a violation des droits de l'homme. En réalité, dans les faits, quand vous demandez aux pays du Nord de participer à une intervention pour aider les minorités persécutées, ils refusent en général.

Les pays du Sud, qui expriment des craintes très sérieuses à l'égard des interventions, pour des raisons idéologiques et théoriques, sont aussi en général ceux qui réclament l'intervention de l'ONU. C'est pourquoi j'estime que l'ONU n'a pas de difficultés pour intervenir, si ce n'est celles qui tiennent aux moyens et aux capacités que les pays membres ne veulent pas lui donner. Nous avons connu des dérives. Des interventions ont été effectuées par des Etats pour des intérêts qui ne sont pas reconnus au niveau international comme légitimes. Les pays du Tiers-Monde ont beaucoup de craintes et de réticences à ce sujet et il est de la responsabilité de l'ONU d'en tenir compte. Lorsque le Secrétaire général s'exprime sur ce sujet et qu'il est critiqué par plus de 70 pays, c'est qu'il y a une difficulté réelle.

La question de la conciliation de la souveraineté des Etats avec les interventions est à aborder avec précaution pour permettre à l'ONU d'agir quand on a besoin d'elle. Il faut éviter de renforcer le soupçon que l'ONU est en train de devenir un instrument entre les mains d'une toute petite minorité de grandes puissances.

En ce qui concerne la création d'un corps de civils volontaires, il convient d'être prudent - il ne faut pas recruter des mercenaires. Les Etats ne peuvent pas et ne doivent pas se décharger de leurs responsabilités. L'ONU ne peut pas disposer d'une armée, ni même d'un corps de volontaires - je ne parle pas des volontaires des Nations Unies qui font un travail admirable.

Enfin, notre rapport sera-t-il suivi d'effets ? Les premières réactions n'ont pas été trop mauvaises, puisqu'il a été soutenu par le Conseil de sécurité réuni en sommet à l'occasion du nouveau millénaire, qu'une résolution relative à son application a été adoptée et que des ressources ont été accordées au secrétariat. Les discussions continuent. Sincèrement, je crois qu'il a des chances d'être pris en compte. Mais il est important d'écouter les réserves qui ont été exprimées, celles des pays responsables - Inde, Pakistan - et celles des « tireurs d'élite » dont les positions s'expliquent par leurs problèmes dans d'autres domaines. Cuba, qui fait obstruction systématiquement, est un pays qui connaît de nombreux problèmes par ailleurs et qui a de bonnes raisons d'avoir des doutes sur le fonctionnement de la communauté internationale.

A ces conditions, notre rapport, qui en fait n'est qu'une base de réflexion offerte à l'ensemble de la communauté internationale et aux Nations Unies, a des chances de pouvoir conduire l'ONU vers une situation meilleure.

M. Pierre-Luc Séguillon : Avant de donner la parole à Jean-Marie Guéhenno, Secrétaire général adjoint des Nations Unies qui doit nous lire un message de M. Kofi Annan, je vais demander à Paul Quilès d'apporter une conclusion à la fois à cette table ronde et à l'ensemble des travaux de ce colloque.

M. Paul Quilès, Président de la Commission de la Défense nationale et des Forces armées : Je voudrais tout d'abord, à l'issue de nos travaux, remercier les intervenants, les participants et les trois modérateurs, qui ont eu un travail difficile et qui s'en sont acquittés remarquablement.

Pendant ces deux jours, nous avons assisté à un débat riche en propositions et en analyses - analyses des crises et des conflits. Je voudrais très rapidement tirer deux conclusions principales.

Premièrement, la communauté internationale est toujours confrontée à la menace de conflits entre Etats, comme par le passé. Les outils qu'elles a forgés pour combattre cette menace doivent être renforcés, perfectionnés, mais comme l'ont souligné les deux secrétaires généraux des Nations Unies, MM. Boutros Boutros-Ghali et Kofi Annan, une nouvelle menace a pris de l'ampleur : celle qui a été créée par l'effondrement des Etats, généralement, mais pas seulement, dans les régions les plus pauvres et les plus déshéritées du globe. Cette menace est particulièrement complexe à traiter, en raison de ses multiples dimensions, militaires, politiques, ethniques, économiques, sociales et souvent humanitaires et les guerres civiles sont aujourd'hui celles où se commettent les violations les plus graves et les plus massives des droits de l'homme.

Seconde conclusion : la sécurité internationale ne saurait être durablement et légitimement garantie que par l'action collective des Etats. Cette exigence est dictée par la justice, bien sûr, mais aussi par l'efficacité. L'intervention unilatérale d'un Etat ou d'une coalition d'Etats en dehors des mécanismes de concertation internationale prévus par la Charte de l'ONU, sera nécessairement, quels qu'en soient les motifs, ressentie comme injuste et arbitraire par une partie de la communauté internationale. Elle alimentera les ressentiments, entretiendra des réflexes de revanche et rendra plus difficile le règlement définitif de la crise qu'elle prétendait résoudre. La crise du Kosovo de 1999 illustre clairement les limites et les faiblesses de l'action unilatérale, même lorsqu'elle est motivée par le souci de mettre fin à des atteintes intolérables aux droits de l'homme.

Elle démontre, par contraste, qu'il ne peut y avoir de règlement durable d'un conflit de grande ampleur sans une pleine implication de l'ONU. Et pourtant, nous l'avons dit, l'ONU déçoit souvent. La multiplication des opérations de paix de l'ONU est loin d'être allée de pair avec leur succès. Trop souvent les Casques bleus ont assisté impuissants à la reprise des combats, à la violation des accords qu'ils étaient supposés garantir, au déchaînement des violences contre les populations civiles, quand ils n'ont pas été pris eux-mêmes en otage ou quand ils n'ont pas payé de leur vie leur engagement au service de la paix.

Comme le rapport Brahimi le constate sobrement, à moins de changements institutionnels importants, d'un appui financier plus solide et d'un engagement politique renouvelé de la part des Etats membres, l'ONU n'aura pas les moyens d'exécuter les tâches de maintien et de consolidation de la paix qui lui seront confiées.

Les débats de notre colloque ont confirmé à la fois ce constat des faiblesses de l'ONU et cet appel à une réforme de ses moyens et de ses méthodes. Ils nous encouragent à imaginer et à défendre les solutions qui permettraient à l'ONU d'accomplir la promesse contenue dans le préambule de la Charte : « préserver les générations futures du fléau de la guerre ». Je souhaite, comme mon collègue François Loncle, qu'il ne reste pas sans suite. J'ai donc rassemblé dans un manifeste, dont je vais vous donner lecture dans un instant, les quelques principes d'action de nature à donner à l'ONU la légitimité, la crédibilité et l'efficacité qui lui sont nécessaires pour remplir sa mission fondamentale de garantie de la paix et de la sécurité internationales.

Le premier de ces principes, c'est celui de la solidarité des peuples devant les menaces à la paix, qu'elles soient de type traditionnel ou qu'elles émanent de nouvelles formes de conflits liées à la désagrégation de certains Etats fragilisés. Dans notre monde globalisé, aucun pays, même le puissant, n'est capable de garantir seul sa sécurité. Et il serait illusoire d'imaginer que les conflits qui dévastent aujourd'hui certains pays et même certaines régions - comme en Afrique - ne comportent aucun risque pour la sécurité d'autres continents. Le renforcement des capacités de maintien de la paix de l'ONU répond donc aussi à l'intérêt bien compris de tous, et pas seulement en Afrique.

Il est évident que lorsqu'un conflit éclate, ses causes sont multiples et profondes. La solidarité des peuples pour la résolution des conflits par des moyens politiques ou même militaires ne suffit pas. Cette solidarité doit aussi s'affirmer pour combattre les causes sous-jacentes des conflits et en premier lieu leurs causes économiques et sociales. Notre colloque s'est d'abord attaché à la dimension politique et militaire de l'action des Nations Unies. Ne sous-estimons pas pour autant la nécessité impérative d'une organisation plus efficace et plus solide de la communauté internationale dans la lutte contre les inégalités de développement et contre les conséquences néfastes d'une globalisation non maîtrisée.

Deuxième principe : l'ONU ne sera que ce que les Etats et les gouvernements en feront. C'est à eux qu'il incombe, soit de laisser dépérir le projet de sécurité collective qu'incarne la Charte, soit de le traduire en termes pertinents pour le monde contemporain. Le premier gage indispensable du soutien des Etats membres à l'organisation mondiale qu'ils se sont eux-mêmes donnée, c'est évidemment le respect strict des obligations de la Charte, en particulier dans le domaine financier. Pour que l'ONU puisse disposer des ressources nécessaires à sa mission, il faut que ses membres, et notamment les plus riches d'entre eux, paient la contribution dont ils sont redevables.

Troisième principe : la sécurité internationale ne pourra être assurée de manière juste et durable qu'à la condition que les Etats, même les plus puissants, acceptent de se soumettre aux disciplines du règlement collectif des conflits. En cas de menace contre la paix, de rupture de la paix ou d'actes d'agression, aucune initiative ou action unilatérale ne doit donc porter atteinte à la responsabilité principale que la Charte confère au Conseil de sécurité dans ces domaines.

La légitime défense individuelle et collective est naturellement licite, mais les Etats concernés doivent porter immédiatement à la connaissance du Conseil de sécurité les actions qu'ils mènent dans l'exercice de ce droit. Et lorsque la rupture de la paix est manifeste, en cas de violations systématiques et massives des droits de l'homme, comme cela arrive fréquemment dans les nouveaux types de conflits, aucun blocage ou refus de principe ne devrait empêcher le Conseil de sécurité d'agir ; ce qui implique, pour les Etats titulaires d'un siège permanent au Conseil, de s'abstenir de l'usage abusif de leur droit de veto.

Quatrième principe : pour que les organes principaux de l'ONU, en particulier le Conseil de sécurité, puissent exercer leurs fonctions et leurs pouvoirs avec la légitimité et l'efficacité nécessaires, leur rôle respectif et leur composition doivent mieux refléter le monde contemporain qui n'est plus celui de 1945.

Cinquième et dernier principe qui découle des précédents : l'ONU ne saurait être seulement forte en droit, forte sur le papier, elle doit l'être aussi dans les faits, ce qui implique de lui donner les moyens militaires de ses opérations de paix.

Afin de défendre ces principes, dont la mise en _uvre complète et loyale me paraît indispensable pour garantir la paix et la sécurité internationales dans le monde d'aujourd'hui, nous avons décidé de publier et de diffuser aussi largement que possible le manifeste suivant dont je citerai les noms des premiers signataires.

« Nous voulons croire que l'ambition de l'ONU n'est pas morte, qu'elle est seulement en péril. Nous appelons les gouvernements à la traduire en actes, en revivifiant l'Organisation, en la rendant plus forte et plus efficace, en la reconnaissant sans ambiguïté comme l'institution garante, en dernière instance, du maintien de la paix et de la sécurité dans le monde. Dans cette perspective, nous demandons à tous les Etats membres, notamment aux plus puissants, de manifester clairement leur volonté de réformer l'ONU. Cette volonté donnera au Secrétaire général l'appui politique indispensable pour mettre en _uvre les réformes que nous appelons de nos v_ux. Nous demandons aux Etats membres de remplir la totalité de leurs obligations, notamment financières, de manière à garantir à l'ONU les ressources nécessaires à la prévention des conflits, au maintien et à la consolidation de la paix. Nous demandons, pour que le Conseil de sécurité soit en mesure de fonctionner efficacement, que, conformément à la Charte, sa responsabilité principale, en cas de menace contre la paix, de rupture de la paix et d'actes d'agression, soit pleinement reconnue et loyalement respectée par l'ensemble des Etats membres, afin d'empêcher toute entrave et tout retard injustifié à l'action de la communauté internationale, notamment en présence de violations massives des droits de l'homme. Nous demandons que l'utilisation du droit de veto soit limitée aux questions impliquant l'emploi de la force et qu'elle soit motivée. Nous demandons que le Conseil de sécurité devienne plus représentatif du monde actuel grâce à l'augmentation du nombre de ses membres permanents et à l'entrée en son sein de puissances émergentes. Nous affirmons que les Nations Unies doivent disposer de moyens militaires efficaces, et pour cela nous demandons que l'ONU soit dotée d'une capacité militaire de réaction rapide. Des forces devraient être prédésignées pour être affectées à un corps des Nations Unies, avec un préavis de mobilisation de courte durée. Nous demandons que les Casques bleus disposent des moyens nécessaires, notamment d'un mandat clair, pour faire cesser la barbarie à l'encontre des civils ».

Les signataires de ce manifeste s'engagent à lui faire écho à tous les niveaux, institutionnels et médiatiques, auxquels ils pourront intervenir. Parmi les premiers signataires, outre M. François Loncle et moi-même, se trouvent : Mme Marie-Hélène Aubert (députée), Mme Pervenche Béres (députée européenne), M. Jean-Louis Bianco (député), M. Boutros Boutros-Ghali (Secrétaire général de l'Organisation international de la Francophonie), M. Rony Brauman (Médecins sans Frontières), M. Dominique Bromberger (journaliste), M. Bernard Cazeneuve (député), M. Guy-Michel Chauveau (député), Mme Graciela Robert (Médecins du Monde), M. Bernard Kouchner, M. Yves Lacoste (géographe), François Léotard (député), M. David Malone (Président de l'International Peace Academy), M. Jacky Mamou (Médecins du Monde), M. Claude Moncorgé (Médecins du Monde), M. Arthur Paecht (député), M. Jasjit Singh (Directeur de l'Institute for defence studies and analyses). Cette liste n'est qu'une liste de premiers signataires qui seront suivis, j'en suis certain, par beaucoup d'autres.

Nous souhaitons que ce manifeste constitue un point de départ. Évidemment, il ne résume pas, loin s'en faut, toute la richesse de nos échanges au cours de ces deux jours, mais il représente, chacun l'aura compris, un engagement à porter concrètement le débat à tous les niveaux, institutionnels, médiatiques, en France et dans le monde. Nous sommes tous convaincus que pour défendre la paix, il convient de réformer l'ONU. Je vous remercie.

(Applaudissements)

M. Pierre-Luc Séguillon : La parole est à M. Jean-Marie Guéhenno.

M. Jean-Marie Guéhenno, Secrétaire général adjoint des Nations Unies : Comme l'a rappelé le Président Quilès hier, le Secrétaire général a été dans l'obligation de regagner New York. Il aurait souhaité conclure ce colloque, parce qu'il attache la plus grande importance à des réunions comme celle que vient d'organiser l'Assemblée nationale : il sait que la réforme des Nations Unies sera pour une large part affaire de volonté politique. Or une réunion telle que celle qui vient de se tenir est l'un des meilleurs moyens de consolider cette volonté. Il m'a donc demandé de lire de sa part un message sur le maintien de la paix et la prévention des conflits.

« Parmi les différents domaines dont s'occupe l'ONU, aucun ne reçoit autant d'attention et de ressources que celui du maintien de la paix. Il est cependant nécessaire de constater que nos moyens d'action restent trop faibles et que nous sommes bien trop souvent impuissants à maintenir la paix et la sécurité internationales, comme la Charte nous en a donné la responsabilité. Pourquoi en est-il ainsi ? Trois études majeures, publiées en 1999 et 2000 aident à comprendre les besoins et le potentiel des opérations de paix des Nations Unies. Je veux parler des rapports sur les tragédies de Srebrenica et du Rwanda et du rapport Brahimi sur les opérations de paix des Nations Unies.

Les deux premiers rapports ont mis en lumière des erreurs qui avaient été commises et ont fait ressortir certains enseignements clairs qui ont, depuis lors, été confirmés par l'expérience. Il importe que les Etats membres et le secrétariat agissent de concert, tout en respectant leur rôle et leurs responsabilités propres. Il importe de mettre à la disposition des missions, et en particulier des opérations de maintien de la paix, les ressources humaines et financières dont elles ont besoin pour exécuter leurs mandats. Il importe de leur donner une capacité de dissuasion crédible. Enfin, la volonté politique de faire le nécessaire pour assurer le bon fonctionnement des opérations est, elle aussi, déterminante.

Les rapports sur les tragédies du Rwanda et de Srebrenica nous ont aussi aidés à réfléchir à ce que, dans mon rapport du Millénaire, j'ai appelé « le dilemme de l'intervention ». Il est relativement facile, pour la communauté internationale, d'affirmer haut et fort qu'il faut à tout prix éviter que les tragédies du Rwanda et de Srebrenica puissent se reproduire. Pourtant, nous sommes encore bien loin de pouvoir dire ce que nous devons faire lorsque se produisent des violations flagrantes, massives et systématiques des droits de l'homme, qui vont à l'encontre de tous les principes sur lesquels est fondée notre condition d'être humain.

De nombreux Etats ont des réserves sérieuses et légitimes au sujet de l'intervention. Mais je pense qu'il s'agit d'abord d'un problème de responsabilité. En cas de violations massives des droits de l'homme universellement acceptés, le Conseil de sécurité a la responsabilité d'agir. L'évolution de la nature des conflits au cours des dix dernières années et les nouvelles menaces à la sécurité internationale que constituent les déplacements massifs de population, le terrorisme international, le trafic des drogues et des armes, la pandémie du sida ont rendu la tâche de l'ONU de plus en plus compliquée. Nos opérations de paix ont évolué. Elles englobent désormais des activités beaucoup plus vastes et plus complexes que les tâches traditionnelles du maintien de la paix.

Nous nous efforçons également d'adopter une approche beaucoup plus coordonnée à l'égard de toute une gamme de problèmes. Dans de nombreux pays, les programmes et les institutions des Nations Unies ont été regroupés dans une équipe de pays, dirigée par le coordonnateur résident du PNUD. Nous disposons ainsi, sur le terrain, de mécanismes plus adaptés pour faire face à une situation qui évolue rapidement et pour pouvoir réagir lorsqu'une crise éclate.

Il y a un mois, l'Assemblée générale a donné son feu vert à l'application immédiate d'une partie des recommandations qui figurent dans le rapport Brahimi sur les opérations de paix des Nations Unies. Ce rapport sans précédent identifie clairement les réformes nécessaires et contient, entre autres, des propositions pour renforcer notre capacité d'alerte avancée et notre capacité de déploiement sur le terrain dès le tout début d'une crise. Tant sur le plan humain que financier, une culture de prévention est en effet plus avantageuse qu'une culture de réaction. Il est bien moins coûteux de se déployer préventivement que de remettre sur pied un pays dévasté par la guerre. Je sais que les dirigeants politiques ont du mal à convaincre leurs opinions publiques de la nécessité de mener des actions préventives à l'étranger. Les coûts en sont encourus immédiatement alors que les avantages sont beaucoup plus difficiles à expliquer et à faire comprendre. Mais la responsabilité première de la prévention incombe aux Etats membres et l'ONU ne peut aider à prévenir les conflits que si ceux-ci donnent l'impulsion nécessaire à l'action et fournissent les ressources requises. C'est la raison pour laquelle je suis heureux de constater l'attention croissante que les Etats membres portent à la question de la prévention.

Ce fut le cas lors de la dernière Assemblée générale et lors des débats publics que le Conseil de sécurité a organisés sur ce sujet en novembre 1999 et juillet 2000. Le plan d'action adopté par le G8 en juillet dernier est également encourageant. Ce qu'il faut maintenant, c'est traduire ces déclarations en actions concrètes, chaque fois qu'une situation l'exige. Dans cette optique, je présenterai en mai prochain des recommandations au Conseil de sécurité et à l'Assemblée générale, en vue de la mise au point d'une stratégie pratique et globale de prévention des conflits. J'espère sincèrement que les Etats membres, comme ils s'y sont engagés lors du sommet du Millénaire, nous aideront à renforcer nos moyens et nos outils pour que nous puissions ensemble libérer les peuples du fléau de la guerre. Je vous remercie ».

(Applaudissements)

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N° 3106.- Rapport d'information de M. Paul Quilès, au nom de la commission de la défense, sur le colloque international « pour défendre la paix, réformer l'ONU » tenu à Paris les 31 janvier et 1er février 2001.