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le 16 février 1999

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N° 1378

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ASSEMBLÉE NATIONALE

CONSTITUTION DU 4 OCTOBRE 1958

ONZIÈME LÉGISLATURE

Enregistré à la Présidence de l'Assemblée nationale le 10 février 1999.

RAPPORT

FAIT

AU NOM DE LA COMMISSION DES LOIS CONSTITUTIONNELLES, DE LA LÉGISLATION ET DE L'ADMINISTRATION GÉNÉRALE DE LA RÉPUBLIQUE (1) SUR LES PROPOSITIONS DE LOI :

1. (n° 1297) DE MME CHRISTIANE TAUBIRA-DELANNON ET PLUSIEURS DE SES COLLÈGUES, tendant à la reconnaissance de la traite et de l'esclavage en tant que crimes contre l'humanité ;

2. (n° 792) DE M. BERNARD BIRSINGER ET PLUSIEURS DE SES COLLÈGUES, relative à la célébration de l'abolition de l'esclavage en France métropolitaine ;

3. (n° 1050) DE M. BERNARD BIRSINGER ET PLUSIEURS DE SES COLLÈGUES, tendant à perpétuer le souvenir du drame de l'esclavage ;

4. (n° 1302) DE MME HUGUETTE BELLO, MM. ELIE HOARAU ET CLAUDE HOARAU, relative à la reconnaissance de la traite et de l'esclavage en tant que crime contre l'humanité ;

PAR MME CHRISTIANE TAUBIRA-DELANNON,

Députée.

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(1) La composition de cette commission figure au verso de la présente page.

Droits de l'homme et libertés publiques.

La commission des Lois constitutionnelles, de la législation et de l'administration générale de la République est composée de : Mme Catherine Tasca, présidente ; MM. Pierre Albertini, Gérard Gouzes, Mme Christine Lazerges, vice-présidents ; MM. Richard Cazenave, André Gerin, Arnaud Montebourg, secrétaires ; MM. Léo Andy, Léon Bertrand, Emile Blessig, Jean-Louis Borloo, Patrick Braouezec, Mme Frédérique Bredin, MM. Jacques Brunhes, Michel Buillard, Dominique Bussereau, Christophe Caresche, Patrice Carvalho, Mme Nicole Catala, MM. Olivier de Chazeaux, Pascal Clément, Jean Codognès, François Colcombet, Michel Crépeau, François Cuillandre, Henri Cuq, Jacky Darne, Camille Darsières, Jean-Claude Decagny, Bernard Derosier, Franck Dhersin, Marc Dolez, Renaud Donnedieu de Vabres, René Dosière, Julien Dray, Jean Espilondo, Mme Nicole Feidt, MM. Jacques Floch, Raymond Forni, Pierre Frogier, Claude Goasguen, Louis Guédon, Guy Hascoët, Philippe Houillon, Michel Hunault, Henry Jean-Baptiste, Jérôme Lambert, Mme Claudine Ledoux, MM. Jean-Antoine Léonetti, Bruno Le Roux, Mme Raymonde Le Texier, MM. Jacques Limouzy, Thierry Mariani, Louis Mermaz, Jean-Pierre Michel, Ernest Moutoussamy, Henri Nallet, Robert Pandraud, Christian Paul, Vincent Peillon, Dominique Perben, Henri Plagnol, Didier Quentin, Bernard Roman, José Rossi, Frantz Taittinger, Mme Christiane Taubira-Delannon, MM. André Thien Ah Koon, Jean Tiberi, Alain Tourret, André Vallini, Alain Vidalies, Jean-Luc Warsmann.

INTRODUCTION 5

1. Par son ampleur et son atrocité, la traite négrière transatlantique se distingue de l'esclavage traditionnel 14

a) L'esclavage, une pratique ancienne qui a pris une dimension nouvelle avec la traite transatlantique 14

b) Les conditions de vie inhumaines des esclaves 15

2. Le chemin vers l'abolition a été long et difficile 17

a) L'abolition de l'esclavage en France 17

b) L'importance des insurrections d'esclaves 19

c) La consécration internationale de l'abolition de l'esclavage 20

3. La reconnaissance officielle des conséquences dramatiques de l'esclavage répond aujourd'hui à un besoin réel. 22

a) Le « devoir de mémoire » français 22

b) Les précédents internationaux 24

4. En faisant de l'esclavage un crime contre l'humanité, les propositions de loi répondent à ce besoin de reconnaissance 25

a) L'esclavage, crime contre l'humanité 25

b) La réparation morale du crime d'esclavage 25

c) La France, élément moteur de la reconnaissance internationale 26

5. La commission a largement repris le dispositif proposé par la proposition de loi n° 1297 27

DISCUSSION GÉNÉRALE 29

EXAMEN DES ARTICLES 35

Article premier : La traite négrière et l'esclavage reconnus comme crime contre l'humanité 35

Article 2 : Développement de l'enseignement et de la recherche sur la traite négrière et l'esclavage 38

Articles 3 et 4 : Reconnaissance internationale de la traite négrière et de l'esclavage comme crime contre l'humanité et instauration d'une journée commémorative 39

Article 5 : Réparation morale de l'esclavage 42

Articles 6 et 7 (art. 24 ter et 48-2-1 [nouveaux] de la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse) : Création d'une nouvelle infraction en cas de contestation du crime d'esclavage. Possibilité pour les associations de défense de la mémoire des esclaves de se constituer partie civile 43

Après l'article 7 45

TEXTE ADOPTÉ PAR LA COMMISSION 47

MESDAMES, MESSIEURS,

Le temps semble scandé par un « tumulte mémoriel ». Chaque année, l'Histoire se fait généreuse pour offrir complaisamment, un lot consistant d'évènements à commémorer. A ce titre, l'année 1998 fut particulièrement prolifique. Des notables souvenirs du passé, quatre évènements majeurs eurent, à juste titre, un retentissement particulier. Parce qu'ils symbolisent l'aboutissement de luttes résolues en faveur des libertés fondamentales. Il en fut ainsi du centenaire du « J'accuse » d'Emile Zola et du cent cinquantenaire des révolutions de 1848. Le cinquantenaire de la deuxième Déclaration Universelle des droits de l'homme a connu un faste remarquable, à la mesure, à la fois, de l'événement survenu cinquante ans plus tôt et des inquiétudes suscitées par l'actualité des violations, en multiples endroits, des droits de l'homme. Et le cent cinquantenaire de la deuxième abolition de l'esclavage en France et dans les colonies françaises a eu un éclat inattendu, par le nombre de membres éminents du gouvernement qui s'y sont impliqués, d'une part, et, d'autre part, par les nombreuses manifestations qui eurent lieu à l'initiative des associations de descendants d'esclaves, d'organismes publics, de collectivités, de personnalités. La marche silencieuse du 23 mai qui a rassemblé à Paris les diasporas d'Outre-mer et d'Afrique, pour saluer la « mémoire de ceux qui sont décédés sans sépulture » (Greg Germain, Comédien), appelait le regard et la réflexion sur une revendication unitaire : que la traite et l'esclavage qui ont saigné l'Afrique et fondé les sociétés d'outre-mer soient reconnus crime contre l'humanité.

Certains ont estimé, en général à voix basse, que c'était assez de bruit, qu'il fallait passer à autre chose, oublier, se tourner vers l'avenir. L'injonction de l'oubli est une vieille recommandation qui date de l'abolition de l'esclavage, puisque déjà Rostoland, gouverneur provisoire de la Martinique intime en 1848 « je recommande à chacun l'oubli du passé ».

L'oubli fut organisé politiquement. Par l'instauration de la citoyenneté : les anciens esclaves deviennent Français. Ils acquièrent donc une nationalité . Le suffrage universel est étendu aux colonies, même si, comme dans la métropole, cet universel sera limité aux hommes. Et le gouverneur précisera « il n'y a plus parmi nous de libres ni d'esclaves, il n'y a que des citoyens ».

L'oubli fut organisé administrativement. Les anciens esclaves vont accéder à l'individualité puisque leur est attribué un nom, indispensable pour l'état-civil. Ils avaient subi la confiscation de leur identité individuelle. En les achetant, le maître leur attribuait un prénom, dans l'indifférence du meurtre symbolique que signifiait cette négation du nom de naissance et d'appartenance à un groupe et à l'histoire d'un lignage. Ils sont désormais recensés dans une catégorie statistique générale. Ils obtiennent un nom en plus de leur prénom. A la rature de leur généalogie d'avant la capture pour la traite, s'ajoute désormais la biffure de leur vie d'avant l'abolition.

L'oubli fut organisé juridiquement. L'amnistie est proclamée à l'intention des esclaves « que l'horreur de la servitude a portés à s'enfuir » et aux marrons qui consentiront à ne plus « occuper les terres qui ne leur appartiennent pas et à ne plus s'isoler d'une société qui ne voit plus dans tous ses membres que des frères égaux ». Manifestement, il n'y avait pas lieu d'amnistier les maîtres qui avaient pratiqué les mutilations et les mises à mort. Ils étaient dans leur droit. Et les abus ne pèsent pas lourd lorsque le droit lui-même, le code noir, institue l'arbitraire, délègue à des personnes une part du monopole régalien de la violence, au seul titre de leur qualité de membre de la classe possédante.

L'oubli fut organisé économiquement. Les anciens maîtres furent indemnisés pour la perte de leurs capitaux constitués par les esclaves, répertoriés à la rubrique cheptel dans la comptabilité des plantations. Des mesures réglementaires furent prises par décret pour assurer la pérennité de la suprématie économique des propriétaires d'habitations.

L'immigration de travailleurs sur-exploités et sous-payés fut organisée en provenance de l'Inde, de Chine, de Madagascar, pour contenir le niveau des salaires.

L'oubli fut organisé moralement. Lorsqu'il ne fut plus possible de tout taire, une version officielle de l'histoire se mit progressivement en place, faisant pleins feux sur les complicités africaines, relativisant voire occultant le rôle des armateurs et rabatteurs européens. Le transfert de culpabilité pouvait alors opérer. Et ajouter le silence à l'oubli.

« L'oubli de l'esclavage a été posé comme un enjeu politique, comme un élément fondateur de la société issue de la servilité » (Myriam Cottias, C.N.R.S.).

Cent cinquante ans s'écoulèrent. Et les rares irruptions du sujet sur la scène publique furent toujours éphémères. La bonne foi et un réel souci de réconciliation et de cohésion sociale ne doivent pas être exclus des mobiles qui ont procédé à l'organisation de l'oubli. Pour autant, les méthodes mises en _uvre, et qui ont consisté à priver les anciens esclaves de tout travail de deuil et à consolider la prééminence économique des anciens maîtres, entachent toutes les mesures d'une suspicion légitime. L'affaire n'est, en effet, pas banale. L'effacement des traces d'une histoire qui a duré si longtemps et marqué si nettement le paysage atlantique français paraît méthodique et cohérent. Sommation d'oublier dans les colonies. Mutisme dans la métropole. « Si la traite et l'esclavage sont absents de la mémoire collective française, c'est parce que l'école qui fabrique la conscience historique d'une nation oblitère totalement cette période, comme en témoignent les manuels scolaires depuis cent cinquante ans : 1685 est présentée uniquement comme étant la date de la révocation de l'édit de Nantes et non pas également celle de la promulgation du Code noir, la première abolition de 1794 décrétée par la Convention n'est jamais mentionnée et 1848 est celle de l'établissement du suffrage universel ». (Lydie Ho-Fong-Choy Choucoutou, Professeur Certifié d'Histoire). L'évacuation de ces siècles d'une histoire partagée dans la sujétion et l'affrontement permettait de gommer également des épisodes significatifs des antagonismes d'intérêts entre le sort des colonies et celui de la France. A ce titre, le Congrès de Vienne est éloquent. Dans l'histoire de la France et la mémoire des Français, ce Congrès est fortement chargé négativement parce qu'il a consacré la défaite de la France et la victoire d'Alexandre 1er Tsar de toutes les Russies et de Metternich. Ce même Congrès condamnait la traite comme « répugnant au principe d'humanité et de morale universelle ». Il illustre de façon éclatante comment les mêmes évènements peuvent nourrir les mémoires en contre-jour.

Cet oubli délibérément aménagé a trouvé un écho extraordinaire dans le silence religieusement observé par sept générations de descendants d'esclaves depuis l'abolition. Vraisemblablement écrasée sous d'inexprimables souvenirs de souffrances et d'humiliations et lacérée par l'irrépressible besoin de se dégager des souvenirs de l'horreur, la première génération a préféré s'engager dans l'illusion d'une renaissance lavée de toutes souillures. Elle choisit de se taire. Et, avec l'aide du temps, d'oublier. Tout. Les razzias, les captures, les suicides, les viols, les trahisons, les lâchetés, les arrangements, les révoltes, les châtiments, le fouet, le pilori, les chaînes, les fers, les entraves, les carcans, les peurs, la bravoure, l'héroïsme, le marronnage, les dieux rescapés, la langue rafistolée, les chants et les danses de Guinée. Tout. « Lorsque le crime est fondateur, les communautés qui en surgissent, constituées des victimes et des bourreaux, des dominés et des dominateurs, des fils de maîtres et fils d'esclaves, sont très embarrassées. » (Patrick Chamoiseau, Ecrivain). Fidèles à ce renoncement sacré, les générations suivantes ont scrupuleusement respecté ce silence et réussi l'exploit inconcevable de s'enraciner dans le seul présent, condamnant sans cesse leurs descendants à repenser le monde, à peine éclairés par les messages contenus dans les dolos et les contes. Or, « nous n'existons que dans le temps. Le temps renvoie au collectif, comme l'instant renvoie à l'individu. Une existence enfermée dans sa seule dimension individuelle ne peut pas s'élaborer ; hors la dimension collective de la mémoire et de l'histoire, elle ne peut guère se structurer ». (Georges Bensoussan, Professeur d'Histoire)

Cette convergence d'objectifs a permis à la politique de l'oubli et à la stratégie du silence de se féconder mutuellement. Fanon, Césaire, Memmi ont expliqué comme ces pratiques du silence, du refoulé peuvent être socialement et individuellement pathogènes. Cette part d'Histoire, fort méconnue, appartient pourtant à l'humanité entière. En ce qu'elle est issue du choc de trois continents, de l'assassinat de civilisations, de la construction de marqueurs de civilisations nouvelles. En ce qu'elle contient l'inventaire magique d'inqualifiables horreurs, de cyniques justifications, de glorieuses résistances, d'une créativité de défi, d'imaginatives feintes, de joyeuses démissions, de tragiques renoncements, d'astuces et d'audaces féminines, d'insolites et de sublimes solidarités d'un bord à l'autre. En ce qu'elle dit bien que l'unité de la condition humaine se love autant dans l'aptitude au pire que dans la capacité au meilleur.

Le devoir de mémoire devient, dès lors, une quête solidaire pour la connaissance de cette histoire conflictuelle longtemps croisée, parfois lorsque les mêmes croyances et aspirations rassemblaient contre l'invasion anglaise en 1794, contre le meurtre à Sarajevo en 1914, contre le monstre nazi en 1939, commune dans les tentatives de construction institutionnelle pour une citoyenneté partagée.

Si la sortie du silence est enfin possible, même si elle s'exprime encore avec une émotivité à vif, perdue dans le désordre des cris, des larmes, des invectives, des chants de geste hurlés à tue-tête comme pour ressusciter les héros anonymes, si le dialogue est tellement désiré, même s'il s'accompagne de cet appel à la reconnaissance, c'est parce que les générations actuelles sont bien calées dans leur métissage, ont conquis des certitudes sur leurs identités, ont accédé à l'apaisement, sont mues par une volonté d'emprise sur l'avenir, sont instruites de ce que nulle digue ne peut contenir les élans de fraternité quand ils se nourrissent d'une éthique commune et d'une mémoire lucide et sereine.

Elles savent que « cette précipitation de l'homme hors humanité, cette expulsion de chez les êtres humains et cette réclusion dans le monde des animaux, des outils, des choses... » (Luis Sala-Molins, Professeur de philosophie politique) n'étaient pas dues à une nature bestiale ni à une malédiction contre la descendance de Cham, mais à une injustice essentielle dictée par la cupidité et justifiée par une morale sur mesure. Elles savent que, tout le long de la tragédie, il s'est trouvé des Justes, illustres ou anonymes, pour faire écho aux résistances des esclaves, pour rompre le pacte de race au nom de l'humanité commune. Elles sont prêtes à tout savoir, à tout regarder en face. A considérer toutes les dimensions du drame. A affronter toutes les vérités. Elles savent que des complicités africaines ont participé aux rapts et au commerce. Elles savent que ces complices ignoraient l'abomination de la traversée et la rigueur implacable du régime de servitude, qu'ils étaient déjà coutumiers d'incursions punitives et que l'asservissement des vaincus leur était familier. Mais ce qui explique ne justifie ni n'excuse. Quand les fautifs se sont enlisés dans des compétitions infernales pour des motifs indéfendables. Et qu'ils ont probablement refusé de savoir, quand il devenait possible d'apprendre, quand il convenait d'entendre ceux qui, sur les trois continents, s'arc boutaient d'effroi et d'écoeurement, avec pugnacité, contre l'infamie. Ces responsabilités ne doivent pas être occultées. Elles heurtent les valeurs qui refusent l'ignominie. Elles n'appellent nulle complaisance. Pour autant, la responsabilité majeure revient à ceux qui ont organisé le crime, à titre privé ou à titre public, au nom d'intérêts particuliers ou de la raison d'Etat. Le système qui lui servait de cadre s'appuyait sur des exploitations domaniales et des plantations du clergé, sur un dispositif d'incitations fiscales en faveur des armateurs, sur les taxes prélevées dans les ports atlantiques, sur les recettes de la taxe sur l'affranchissement, sur les interdits édictés sur les denrées coloniales lorsqu'elles entraient en concurrence avec les productions du royaume, puis de l'empire, sur un code noir qui réglementait, au nom de l'Etat, les sévices à infliger aux esclaves qui manifestaient leur humanité dans la fuite.

Les générations actuelles ont pu sortir du silence thérapeutique parce qu'elles se sentent en mesure de faire la part du légitime ressentiment, de la douloureuse amertume, de la vanité des haines enfouies. Elles peuvent s'affranchir de la dépendance à cette histoire gommée parce que le temps est venu de formuler, de décrire, de guérir. Les sociétés d'outre-mer assimilent leur histoire, fût-ce par bribes. La Martinique et la Guadeloupe identifient les sources de leur économie monoproductive et se tournent sans tourment et avec gourmandise vers une Caraïbe diverse et semblable, en quête d'elle-même et parée pour toutes les hardiesses et toutes les originalités régionales. La Réunion bataille en sachant que « les anciennes colonies portent durablement les stigmates de cette histoire fondée sur la violence » (Huguette Bello, Claude et Elie Hoarau proposition de loi n° 1302) et dans une solidarité de principe et de proximité avec Madagascar, au nom d'une souffrance et d'un territoire longuement partagés, forgent une intégration régionale plus vaste, compatible avec leur « citoyenneté française » (ibid.). La Guyane sait ce que l'esprit rebelle de ses enfants doit à cette part de son histoire, parce « qu'elle fut une terre de prédilection pour les Marrons, sa topographie s'y prêtant avec ses grands fleuves, ses immenses forêts... » (Roland Delannon). Mais elle sait aussi comme sont précieuses les cultures amérindiennes parcourues d'une grande vitalité, combien d'enseignements sont encore contenus dans les rituels bushinenge, quels témoignages irréfutables les créoles apportent de la rencontre magnifique des races et des cultures. Elle peut y prendre appui pour s'ouvrir en éventail vers le reste du continent, délestée des pesanteurs de l'économie de plantation qui n'a survécu ni au marronnage, ni aux rushs aurifères.

Ces générations prêtes au dialogue, sans inutiles concessions, savent que ce « déplacement de population le plus massif de l'histoire, la traite négrière transatlantique, a également constitué un choc de cultures qui a transformé l'immense aire géoculturelle des Amériques et des Caraïbes en un théâtre vivant où se joue le pluralisme culturel » (Doudou Diègne, Directeur de la division des projets interculturels à l'Unesco). Elles savent ce que les luttes de libération doivent aux penseurs des Lumières, dont les « misères » (Sala-Molins) n'ont pas suffi, fort heureusement, à assombrir l'éclat de principes que les opprimés avaient déjà accaparés, parce qu'ils résonnaient avec des lois non écrites ensevelies dans leur mémoire ancestrale.

Peut-être est-il temps que les enfants sachent que Napoléon a rétabli l'esclavage, que Colbert est l'auteur du Code noir, que Choiseul organisa l'expédition de Kourou, que Collot d'Herbois fut déporté au bagne. Cela n'enlèvera rien aux mérites de personne mais replacera chacun dans la plénitude de ses actes. Que ces enfants découvrent le panthéon marron. Que les noms de Toussaint Louverture, Delgrès, Solitude, Ignace, Siméon, Adôme, Jérôme, Gabriel, Boni, Mafungo, Koromantin, leur deviennent compagnons.

Le temps est mûr pour tout savoir.

Il existe très peu de définitions de l'esclavage, comme si la nature et le contenu de l'acte d'asservir étaient entendus, nous étaient familiers, appartenaient à une sorte de savoir diffus, de connaissance intuitive. Le décret d'abolition du 27 avril 1848 « considère que l'esclavage est un attentat contre la dignité humaine... ». Il n'est plus défini nulle part ailleurs en droit interne. Sur le plan international, les seules définitions de l'esclavage et de la traite sont contenues dans la convention internationale du 25 septembre 1926, selon laquelle « l'esclavage est l'état ou la condition d'un individu sur lequel s'exercent les attributs du droit de propriété ou certains d'entre eux » et « la traite, tout acte de capture, d'acquisition d'un esclave en vue de le vendre ou de l'échanger... ». L'esclavage fait l'objet d'une condamnation dans tous les grands textes internationaux relatifs aux droits de l'homme, adoptés après la deuxième guerre mondiale. C'est le cas de la Déclaration Universelle des droits de l'homme de 1948 (article 4), de la Convention de l'O.N.U. pour l'abolition de la traite de 1949, de la Convention européenne pour la sauvegarde des libertés fondamentales de 1950 (article 4), du Pacte international sur les droits civils et politiques de 1966 (article 8), de la Convention américaine pour les droits de l'homme de 1969 (article 6), de la Charte Africaine pour les droits de l'homme et les droits des peuples de 1981 (article 5), de la Convention de Montego Bay sur le droit de la mer de 1982 (article 99), de la Conférence plénipotentiaire de l'O.N.U. de juillet 1998 à Rome créant la Cour Pénale Internationale. Ces textes condamnent l'esclavage sans le qualifier.

L'esclavage ne fait l'objet d'une qualification que dans le nouveau code pénal français qui, en son article 212-1, le classe parmi les autres crimes contre l'humanité, après l'article consacré au génocide. Mais alors, il s'agit d'une qualification générale, d'un générique, l'esclavage, non daté, non localisé. La traite et l'esclavage lancés par les premières razzias sur le Rio de Ouro en 1441, rapidement autorisés par le pape Nicolas V qui, par sa bulle Romanus Pontifex du 8 janvier 1454, légalise cette pratique en faveur du royaume portugais d'Alphonse V, ne font pas l'objet, à ce jour d'une qualification comme crime contre l'humanité.

La question ayant envahi la réflexion de juristes et d'autres penseurs, M. Pierre Truche, alors procureur général de la Cour de cassation, affirme que « la réduction en esclavage de populations africaines pour travailler dans les colonies d'Amérique , réglementée par le pouvoir dans un Code noir, était un crime contre l'humanité ». Il est certain que du strict point de vue juridique, le concept de « crime contre l'humanité » est né après la seconde guerre mondiale, et fut consigné pour la première fois à l'article 6 du statut du Tribunal Militaire de Nuremberg. C'est la même définition qui est reprise dans la résolution du 13 février 1946 de l'Assemblée Générale des Nations Unies. La réduction en esclavage y est mentionnée à côté de l'extermination, mais ces actes sont signalés liés à la guerre. La qualification de crime contre l'humanité pour des actes sans rapport avec la seconde guerre mondiale fait l'objet de travaux extrêmement élaborés, dont ceux de Mireille Delmas-Marty, Professeur de droit qui explique que « ...ce qui, par-delà l'atteinte à la vie, caractériserait le crime contre l'humanité, c'est le fait qu'il s'agit d'actes qui frappent tout un groupe national, ethnique, racial ou religieux. D'autres pratiques, comme la déportation ou la réduction en esclavage, sont crimes contre l'humanité quand elles sont inspirées par des motifs politiques, philosophiques, raciaux ou religieux, et quand elles sont organisées à l'encontre d'un groupe de la population civile ». Le nombre de victimes ne paraît pas déterminant à certains auteurs. Dans le cas de la traite négrière transatlantique et de l'esclavage, que Jean-Michel Deveau, Historien, a qualifié de « plus grande tragédie de l'histoire humaine par sa durée et son ampleur » les chiffres estimés sont loin d'être dérisoires. Les hypothèses varient de douze millions (Catherine Coquery-Vidrovitch) à plus de dix-huit millions dont plus de deux millions de morts en cours de route (Olivier Pétré-Grenouilleau). Et Yves Benot, Journaliste, historien et essayiste, en prolonge les conséquences « On tend à s'accorder sur un chiffre oscillant entre 12 et 15 millions. Mais l'Afrique a perdu bien davantage, d'abord parce que cette saignée d'hommes et de femmes en âge d'avoir des enfants a nécessairement réduit la croissance démographique... A quoi s'ajoutent tous ceux et celles qui sont morts au cours des trajets de l'intérieur vers la côte, sans oublier le coût humain des guerres et des razzias destinées à capturer les esclaves ». Pourtant, les chiffres ne constitueront pas le critère principal. C'est en fait la nature de l'acte qui préside à sa qualification. Ce que Pierre Truche expose en précisant que « ... ce qui est en cause, ce ne sont ni le nombre des victimes, ni l'intensité de leur souffrance, mais la part d'homme éternel qui est en chacun des membres d'un groupe déterminé... ». Or, et c'est le Professeur de droit, Emmanuel Jos qui le résume, « l'esclave se voit refuser un attribut essentiel de la personne, à savoir la libre disposition de soi ». Capturé comme une bête, mis aux fers, vendu, marqué au fer, asservi, classé bien meuble par le code noir, évalué en cheptel, l'esclave africain ou bossale est bien réduit à une marchandise et à un bien sur lequel s'exercent les attributs de propriété. Et « il y a crime contre l'humanité quand l'humanité de la victime est niée, en clair et sans appel » conclurait André Frossard.

La présente démarche est motivée par le fait que « la qualification de la traite des nègres et de l'esclavage afro-américain de crimes contre l'humanité... est même la seule qualification qui, aujourd'hui, puisse permettre de rendre compte pleinement de ce que furent ces atrocités de l'histoire » (E. Jos).

Le crime contre l'humanité est imprescriptible. Dans une démocratie, un jugement ne peut concerner que des personnes physiques vivantes. En l'espèce, ceux qui se sont rendus coupables du crime ont disparu. La culpabilité n'est pas héréditaire. Et quoiqu'il se soit agi d'un système réglementé et codifié par la puissance publique, la culpabilité de ceux qui ont agi, à titre privé ou à titre public, ne saurait être reportée sur l'Etat, dans une abstraction et une continuité sans limite. Aussi, sur la foi d'une extrême rigueur juridique, il pourrait être objecté qu'il n'y a pas lieu de légiférer, puisque la reconnaissance de ce crime n'entraînera pas de conséquences pénales.

C'est ainsi. La vie, l'Histoire, le parcours des sociétés, l'évolution des rapports humains ne se conforment pas toujours absolument aux schémas judiciaires prévus pour les situations courantes. En l'occurrence, qualifier la traite négrière transatlantique et l'esclavage de crime contre l'humanité relève de l'acte politique, de l'acte de justice universelle, de l'affirmation des valeurs qui dictent le respect de la personne humaine au point d'énoncer des droits de l'homme qui transcendent les législations nationales. Il s'agit de donner nom et statut à ces méfaits historiques, de les sortir de l'énoncé imprécis du code pénal.

L'interrogation est ancienne. Elle habitait déjà le célèbre médecin de Lambaréné qui se demandait « que signifie à lui seul ce fait que là où des Européens, parés du nom de Jésus sont parvenus, un si grand nombre de peuples ont déjà disparu ? ...Une dette pèse sur nous. Le bien que nous leur faisons est un acte non de charité mais de réparation. Et quand nous aurons fait tout ce qui est en notre pouvoir, nous n'aurons réparé qu'une petite partie des fautes commises ». Dr Albert Schweitzer cité par Ibrahima Baba Kaké, Agrégé d'Histoire.

Reconnaître le crime, prendre la mesure du traumatisme infligé au continent africain, du morcellement du territoire amérindien et de l'enracinement des inégalités qui perdurent outre-mer, conduit à en attaquer les séquelles et leurs causes. La persistance des préjugés de race, dont l'endroit et l'envers sont le racisme et l'aliénation, la prédominance de structures familiales instables, la fragilité de la cohésion sociale, les entorses à une responsabilité ingrate, le rejet d'une citoyenneté mystérieuse, les crispations identitaires défensives, sont les signes hurlants d'une incrustation encore vive de la propagande construite aux fins de justifier le système esclavagiste. De même, le sens aigu de la tolérance, la vigueur de la créativité culturelle, le sens de l'hospitalité, le tonus de l'imagination, le génie du syncrétisme, la force des solidarités sont les marques des morales inventées sur place dans des fraternités imprévues.

La reconnaissance du crime, l'incitation à la Recherche, la diffusion des connaissances, l'accès égal aux savoirs, la réhabilitation de lieux de mémoire, l'encouragement aux rencontres et à la coopération, le respect et la valorisation des langues et cultures, la correction des inégalités dans la répartition des terres, l'accès équitable aux moyens, la rationalisation des économies, sont quelques unes des réparations principales.

1. Par son ampleur et son atrocité, la traite négrière transatlantique se distingue de l'esclavage traditionnel

a) L'esclavage, une pratique ancienne qui a pris une dimension nouvelle avec la traite transatlantique

L'esclavage est une pratique ancienne, aussi vieille que les civilisations : au plus fort de la domination romaine, on comptait en moyenne vingt esclaves pour un citoyen. Les rivalités entre chrétiens et musulmans ont contribué au cours des siècles qui ont suivi l'effondrement de l'empire romain à maintenir ce phénomène sur le pourtour méditerranéen, les galères se fournissant en prisonniers barbaresques et les musulmans vendant comme esclaves leurs prisonniers chrétiens. Au XVIIème siècle, les ports d'Afrique du nord comptaient des centaines de milliers de chrétiens tenus en esclavage.

L'esclavage a également existé très tôt au sein même du continent africain : la captivité était en effet, avec l'amende, une des formes de punition en cas de transgression des règles ; en outre, les guerres étaient l'occasion d'accroître la main d'_uvre de la tribu victorieuse, les prisonniers devenant des esclaves. Par ailleurs, le monde musulman avait mis en place dès le Moyen âge des réseaux lui permettant de se fournir en esclaves jusqu'au c_ur du continent noir.

Le choc de civilisations entre l'ancien et le nouveau monde, qui a eu lieu en 1492, a donné à ce phénomène une nouvelle ampleur. Pour financer leurs voyages, certains navigateurs embarquaient des esclaves noirs qu'ils revendaient sur place : ainsi, dès son deuxième voyage aux Amériques, Christophe Colomb a emmené dans son navire des esclaves africains.

Par ailleurs, le développement des cultures de plantation dans les colonies, notamment du sucre, ou encore l'exploitation des mines d'or en Guyane nécessitaient l'emploi d'une main d'_uvre nombreuse que ces territoires n'étaient pas en mesure de fournir. Les amérindiens, premiers habitants aux Amériques et dans les Caraïbes ayant migré d'Asie par le détroit de Behring, avaient été exterminés par les conquérants ou décimés par les maladies transmises par ces conquérants et marchands européens. Or, l'Afrique représentait, pour leur convoitise, un réservoir d'une main d'_uvre facilement accessible, meilleur marché que les engagés blancs et plus résistante au climat des colonies. Par ailleurs, l'esclavage y était socialement toléré et l'éclatement des pouvoirs en une multitude d'entités rivales rendait la tâche des marchands d'esclaves plus aisée.

A la suite de l'Espagne, toutes les grandes puissances coloniales occidentales se sont lancées dans la traite des esclaves africains. Au XVIème siècle, plus de 300.000 esclaves sont partis d'Afrique ; au XVIIème, ils étaient sans doute plus d'un million. Mais c'est au XVIIIème siècle que les plantations coloniales ont atteint leur apogée, provoquant une véritable saignée humaine en Afrique : on estime ainsi à plusieurs millions le nombre d'africains ayant traversé l'Atlantique durant cette période.

En France, les premiers navires négriers partirent de Bordeaux en 1672, de Nantes et de Saint-Malo en 1688. En janvier 1716, tous les négociants du royaume furent autorisés à faire « commerce des Nègres, de la poudre d'or, et de toutes les autres marchandises qu'ils pourront tirer des côtes d'Afrique ». Ce commerce avec ses colonies fit de la France la première nation exportatrice de sucre et la troisième nation importatrice d'esclaves, après l'Angleterre et le Portugal. Le « bois d'ébène » était recherché essentiellement entre le sud du Sénégal actuel et le Loango, sur la côte ouest de l'Afrique : l'île de Gorée, au large de Dakar, au Sénégal, était l'un des plus grands comptoirs français. D'importantes fortunes se construisirent à partir de ce commerce fructueux, comme celle de la famille de Chateaubriand.

b) Les conditions de vie inhumaines des esclaves

Avant l'embarquement, les esclaves qui avaient survécu à la longue route vers la côte étaient marqués au fer rouge sur l'épaule, le sein, la fesse ou le flanc. Les navires, étudiés pour transporter le maximum d'esclaves dans le minimum d'espace, ne leur permettaient pas de bouger, sauf pour les repas servis sur le pont : les esclaves disposaient en général de « couchettes » de 1,75 mètre de long sur 45 centimètres de large. L'aération, déjà très insuffisante, était interrompue en cas de mauvais temps. De nombreux esclaves mouraient ainsi asphyxiés, les membres brisés contre les parois. Les maladies dues aux mauvaises conditions d'hygiène et de nourriture, comme la dysenterie et le scorbut, achevaient les survivants. Le taux de mortalité sur les navires négriers était d'environ 15 %, chez les esclaves.

Une fois débarqués, les esclaves étaient rendus présentables par les opérations de « blanchissement » : maquillage des plaies purulentes par du goudron, coupe de cheveux, application d'huile de palme. Ils étaient ensuite séparés en lots et mis en vente, sans qu'il soit tenu compte des liens familiaux.

Dans les colonies françaises, la vie des esclaves était réglée par le code noir, promulgué par Louis XIV en 1685 pour les Antilles et étendu en 1724 à la Louisiane. Ce code faisait des esclaves des biens marchands, au même titre que les terres de l'exploitation : l'article 44 déclarait ainsi « les esclaves être meubles, et comme tels entrer dans la communauté, n'avoir point de suite par hypothèque, se partager également entre les cohéritiers ».

Bien que le code noir exigeât « seulement » l'accord des maîtres, les mariages entre esclaves étaient rares, les femmes étant largement minoritaires, puisque c'était avant tout la force de travail des esclaves qui était recherchée et donc les esclaves masculins ; le mariage entre esclave et libre était interdit et cette interdiction s'étendait même au concubinage avec un affranchi. Le code noir prohibait néanmoins la vente séparée des membres d'une même famille. Les enfants nés d'unions serviles appartenant aux maîtres des femmes esclaves et ces dernières, retenues par leur travail dans les plantations, ne pouvant s'en occuper, le taux de natalité était faible et ne compensait ni la forte mortalité infantile, ni les nombreux décès enregistrés chez les nouveaux arrivants durant la première année passée dans les îles (fatigue du voyage, maladies dues aux difficultés d'acclimatation, nourriture insuffisante). L'interdiction de la traite changea fondamentalement ces données démographiques : la pénurie de main d'_uvre incita les propriétaires à faciliter les naissances, l'esclave devenant reproducteur pour le compte de son maître.

Condamnés à travailler douze heures par jour sur les plantations, souvent sept jours sur sept, les esclaves étaient durement sanctionnés au moindre écart. Théoriquement, le code noir interdisait la mise à mort d'un esclave ; en pratique, le gouverneur de Saint-Domingue fut obligé de rappeler dans une ordonnance de 1784 qu'il était interdit de tuer les esclaves, de les mutiler ou de leur donner plus de cinquante coups de fouet. Pour les petits « délits », la punition allait de la privation de repas à l'enchaînement sur une barre de justice ou dans un carcan, sans oublier naturellement le fouet. En cas de fuite (marronnage), le châtiment était terrible : le code noir prévoyait ainsi, outre le marquage d'une fleur de lys, une oreille coupée pour une fuite d'un mois au plus, le jarret coupé en cas de récidive et la mort par pendaison à la troisième tentative. Enfin, les voies de fait sur le maître ou sa famille étaient punies de mort selon différents modes, roue, bûcher, écartèlement, pendaison ; le mort pouvait même être privé de sépulture.

2. Le chemin vers l'abolition a été long et difficile

a) L'abolition de l'esclavage en France

A la fin du XVIIIème siècle, un mouvement exigeant l'abolition de l'esclavage se développa en Angleterre et en France, notamment à travers les écrits des philosophes des Lumières.

Dès 1748, Montesquieu dénonça dans L'esprit des Lois l'incompatibilité de l'esclavage avec la doctrine de fraternité du christianisme : « De petits esprits exagèrent trop l'injustice que l'on fait aux africains. Car, si elle était telle qu'ils le disent, ne serait-il pas venu dans la tête des princes d'Europe, qui font entre eux tant de conventions inutiles, d'en faire une générale en faveur de la miséricorde et de la pitié ». Avec son Essai sur les m_urs et l'esprit des nations et surtout Candide (« c'est à ce prix que vous mangez du sucre en Europe »), Voltaire s'engagea à son tour dans la dénonciation de l'esclavage, avec Rousseau, Diderot et l'abbé Reynal. Les physiocrates (Adam Smith, Turgot, Mirabeau...) s'opposèrent également à l'esclavage au nom de la rationalité économique, démontrant la médiocre efficacité du travail servile, et proposèrent sa suppression graduelle.

En 1781, Condorcet publia sous un pseudonyme une thèse abolitionniste intitulée « Réflexions sur l'esclavage des Nègres » qui eut un fort retentissement. Quelques années plus tard, le journaliste Brissot, en liaison avec le comité de Londres, fonda la Société des amis des noirs, bientôt rejoint par des membres prestigieux comme Mirabeau, La Fayette, Condorcet ou Lavoisier ; à partir de 1789, l'abbé Grégoire en devint l'un des principaux animateurs.

Le mouvement abolitionniste français s'appuya sur ses homologues anglais et nord-américain, précurseurs en la matière. En Angleterre, Wilberforce et Clarkson prirent la tête des abolitionnistes qui obtinrent la suppression de la traite dès 1807 et l'abolition de l'esclavage le 1er janvier 1838, soit dix ans avant la France. Aux États-Unis, se mit en place dès 1815, notamment sous l'impulsion d'Harriet Tubman, « l'Underground Railway », un « chemin de fer » d'itinéraires et d'étapes destiné à faciliter l'évasion des esclaves du sud vers le nord. Les sociétés anti-esclavagistes, parmi lesquelles figurèrent bon nombre des ligues féminines, se fédérèrent en 1833 sous le nom d' « American anti-slavery Society » ; en 1850, les mouvements abolitionnistes regroupaient plus de deux cent milles adhérents ; John Brown, Harriet Beecher Stowe, auteur de La case de l'oncle Tom, Frederick Douglass firent partie des grandes figures nord-américaines qui se distinguèrent dans la lutte contre l'esclavage.

En France, à l'exception - notable - du village de Champagney, dont les habitants ne pouvaient « penser aux maux que souffrent les nègres dans les colonies, sans avoir le c_ur pénétré de la plus vive douleur », la question de l'esclavage fut absente des cahiers de doléances rédigés avant la réunion des États Généraux. Il fallut en effet attendre les années 1790 pour que cette question passât de la discussion intellectuelle au débat politique.

Le 21 janvier 1790, la Société des amis des Noirs diffusa une adresse demandant la suppression de la traite des esclaves. Pour empêcher toute décision en ce sens, les grands propriétaires se regroupèrent dans un club dont les réunions se tenaient à l'hôtel de Massiac. L'agitation soulevée à Saint-Domingue par ce débat conduisit les administrateurs coloniaux à proclamer en août 1793 l'abolition de l'esclavage sur cette île. Le 4 février 1994, l'abbé Grégoire obtint de la Convention, avec le soutien de Danton, la suppression de l'esclavage dans toutes les colonies.

La victoire fût de courte durée, puisque, dès 1802, Bonaparte, influencé, dit-on, par son épouse Joséphine de Beauharnais et le parti des grands propriétaires terriens, rétablît l'esclavage.

Pendant que les intellectuels français continuaient leur combat en sensibilisant l'opinion publique aux atrocités de l'esclavage (Victor Hugo et son roman Bug Jargal publié en 1820, Prosper Mérimée avec le récit d'une révolte à bord d'un navire négrier dans Tamango, Lamartine et son Toussaint Louverture...), le mouvement abolitionniste tentait d'obtenir l'interdiction de la traite au niveau européen. L'acte final du Congrès de Vienne lui donna satisfaction.

Malgré la loi d'avril 1818 interdisant aux citoyens français de pratiquer la traite des Noirs, conformément aux résolutions du Congrès de Vienne, les grands ports négriers de France continuèrent à prospérer : on estime ainsi à près de 125.000 le nombre d'esclaves introduits dans les Caraïbes par les négriers français entre 1814 et 1831. L'avènement de Louis-Philippe et des libéraux permît au mouvement abolitionniste de prendre un nouvel essor, sous la direction de Victor Sch_lcher. En 1834, ce dernier créa avec le duc de Broglie la Société française pour l'abolition de l'esclavage, dont la déclaration de principe rappelait que « tant que la métropole, qui a le pouvoir de délivrer les Nègres, ne l'aura pas fait, tous les français auront une part de responsabilité dans les cruautés et dans les injustices propres à cette institution, tous, nous serons complices de la barbarie du maître et des souffrances des esclaves ».

La révolution de 1848 porta au pouvoir un gouvernement provisoire au sein duquel Victor Sch_lcher obtint le portefeuille de sous-secrétaire d'Etat aux colonies ; à la demande d'Arago, ministre de la marine et des colonies, il fut chargé de rédiger le décret d'abolition signé le 4 mars 1848 par le gouvernement provisoire ; le décret d'application, paru le 27 avril 1848, détailla les modalités pratiques de cette abolition, précisant notamment les conditions d'indemnisation des propriétaires.

L'application de l'abolition fut parfois difficile, notamment à la Réunion, et n'entraîna pas de modifications fondamentales dans les conditions de travail des nouveaux affranchis, dont l'intégration à la vie économique et sociale ne fut jamais totale.

b) L'importance des insurrections d'esclaves

L'abolition de l'esclavage ne fut pas due à la seule intervention des intellectuels et des militants anti-esclavagistes, si illustres qu'ils furent. Les insurrections d'esclaves ont en effet largement contribué à l'anéantissement de ce système odieux.

La première révolte mentionnée dans les annales est celle de Caroline du Sud, en 1526. Au Brésil, des musulmans noirs se révoltèrent à Bahia et mirent plusieurs fois la ville à feu et à sang entre 1807 et 1837.

Aux Antilles, les premières révoltes furent recensées dès 1657. Par la suite, elles n'ont cessé de se produire de manière plus ou moins régulière, notamment après la révolution, avec un bilan de plus en plus lourd du côté des insurgés : parmi les très nombreuses révoltes d'esclaves, on peut notamment citer celles d'août 1789 à la Martinique, d'août 1791 à Saint-Domingue, de 1795-1796 à Grenade et à Saint-Vincent, ou encore de 1811 en Louisiane.

En novembre 1802, le colonel Louis Delgrès souleva Basse-Terre, en Guadeloupe, placardant sur les murs « la résistance à l'oppression est un droit naturel ». Le mouvement échoua et des centaines d'insurgés furent torturés, fusillés ou pendus.

A La Réunion, la tragique affaire de Sainte-Rose en 1799 s'acheva par la condamnation à mort de onze inculpés, « exposés à la volée de canon ». En novembre 1811, la révolte de Saint-Leu provoqua de nombreux morts.

En Guyane, l'étendue du territoire et « la complicité » de la forêt amazonienne favorisèrent le développement du marronnage. Des communautés de Marrons, Bushinenges ou Noirs Boni, se formèrent très tôt sur les rives du Maroni. Certaines d'entre elles résistèrent plus de trente ans et laissèrent des traces marquantes, notamment la communauté mixte d'amérindiens et de Boni conduite par Gabriel et les groupes conduits par Pompéi, Adôme et Jérôme. « La guerre des Boni », commencée en 1776, fut l'une des plus grandes insurrections d'esclaves du pays.

Enfin, ce tableau rapide serait incomplet sans l'évocation du cas de Saint-Domingue, dont l'insurrection commencée en 1791 aboutit, grâce à Toussaint Louverture, à la création le 1er janvier 1804 de la République indépendante d'Haïti.

Cette « chaîne des insurrections », selon l'expression d'Yves Benot, fut l'une des composantes majeures du processus qui finit par imposer l'abolition de l'esclavage.

c) La consécration internationale de l'abolition de l'esclavage

Si la traite des esclaves fut relativement rapidement déclarée illégale au niveau international, il fallut attendre le début de XXème siècle pour que l'esclavage fût officiellement condamné.

Le traité de Paris signé entre la France et l'Angleterre le 30 mai 1814, par lequel ces deux puissances s'étaient engagées à unir leurs efforts pour obtenir du Congrès de Vienne l'abolition de la traite, fut le premier pas dans la prohibition de l'esclavage au niveau international. Le 8 février, le Congrès de Vienne déclara « le commerce connu sous le nom de traite des nègres d'Afrique [...] comme répugnant aux principes d'humanité et de morale universelle ». L'Espagne, le Portugal et la France ratifièrent l'interdiction en 1817, les Pays-Bas en 1818 et le Brésil en 1826. Malgré le rappel de cette interdiction aux congrès d'Aix-la-Chapelle en 1818 et de Vérone en 1822, l'abolition de la traite fut, en pratique, loin d'être acquise.

La preuve en fut donnée lors de la conférence de Berlin du 20 février 1885 relative à la liberté du commerce dans les bassins du Niger et du Congo, au cours de laquelle les puissances européennes et les États-Unis s'engagèrent à « concourir à la suppression de l'esclavage et surtout de la traite des Noirs », reconnaissant ainsi implicitement la pérennité de cette pratique. En vue de préciser ces décisions, une conférence à laquelle participèrent dix-sept États, dont la France, se tint à Bruxelles en juillet 1890.

Les conférences de Berlin et de Bruxelles furent remplacées le 10 septembre 1919 par la convention de Saint-Germain-en-Laye, par laquelle les parties contractantes s'engagèrent à assurer la suppression complète de l'esclavage sous toute ses formes et de la traite des Noirs sur terre et sur mer.

Le 25 septembre 1926, la société des Nations élabora une convention relative à l'esclavage, dont les dispositions ne furent pas, comme celles de 1919, limitées au continent africain, mais visèrent les formes multiples de l'esclavage et de la traite, ainsi que le travail obligatoire.

Après la seconde guerre mondiale, la déclaration universelle des droits de l'homme, rédigée par l'ONU en décembre 1948, précisa dans son article 4 : « nul ne sera tenu en esclavage ni en servitude ; l'esclavage et la traite des esclaves sont interdits dans toutes leurs formes ». Cette déclaration étant dépourvue de force obligatoire, les Nations Unies estimèrent nécessaire de compléter la convention de 1926 par la convention supplémentaire de Genève relative à l'abolition de l'esclavage, de la traite des esclaves et des institutions et pratiques analogues à l'esclavage en date du 4 septembre 1956.

Ces deux conventions constituent actuellement la charte universelle de l'abolition de l'esclavage ; elles ont été complétées par certaines dispositions de la convention du 29 avril 1958 sur la haute mer, qui prohibent le transport d'esclaves sur les navires arborant le pavillon des États parties et autorise l'arraisonnement en haute mer des navires suspects. Rappelons, en outre, que l'article 4 de la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales, signée le 4 novembre 1950 par les États membres du Conseil de l'Europe, dispose que « nul ne peut être tenu en esclavage ou servitude ».

La condamnation de l'esclavage au début du siècle par la communauté internationale n'a pas empêché certains États d'abolir très tardivement l'esclavage. Ainsi, la Mauritanie n'a officiellement interdit l'esclavage sur son territoire qu'en 1979. Il existe, par ailleurs, aujourd'hui, de nombreux esclaves à travers le monde, notamment au Soudan, dont les conditions de vie n'ont rien à envier aux victimes de la traite transatlantique et dont la presse ne se fait malheureusement que sporadiquement l'écho.

Ce tableau extrêmement sommaire du regard porté par la communauté internationale sur l'esclavage ne serait pas complet sans l'évocation des différentes formes contemporaines de contraintes. Après l'abolition de l'esclavage, la colonisation a instauré le travail forcé et le statut de l'indigénat qui perdurèrent jusqu'au milieu du XIXème siècle en Algérie, en Afrique sub-saharienne, à Madagascar et en Nouvelle-Calédonie. Ainsi, aujourd'hui, la servitude pour dettes, qui oblige des ouvriers à travailler à vie pour leurs employeurs, toucherait environ 20 millions de personnes dans le monde. Que dire également du travail forcé, qui concerne, selon les statistiques du Bureau international du travail de 1995, 73 millions d'enfants de 10 à 14 ans, soit 13,2 % de cette classe d'âge !

3. La reconnaissance officielle des conséquences dramatiques de l'esclavage répond aujourd'hui à un besoin réel.

a) Le « devoir de mémoire » français

A la suite de l'abolition de l'esclavage, la France pratiqua une politique d'assimilation destinée à assurer l'égalité des citoyens, sans distinction de couleur ni de race, qui s'opposait au discours ségrégationniste des colons. Cette politique était d'ailleurs soutenue par les élites de ses anciennes colonies qui y voyaient le moyen d'accéder à l'égalité des droits avec la France.

La transformation des quatre vielles colonies en département français le 19 mars 1946, près d'un siècle après l'abolition de l'esclavage, fut l'aboutissement de cette politique d'assimilation. Le rapporteur de la loi, le député Aimé Césaire, estimait ainsi que « les Antilles et La Réunion ont besoin de l'assimilation pour sortir du chaos politique et administratif dans lequel elles se trouvent plongées [...] La raison en est que presque aucun effort n'a été fait pour assurer au travailleur antillais ou réunionnais un statut économique et social en harmonie avec le statut politique dont il jouit depuis un siècle ». La politique d'assimilation était alors perçue comme une mesure de réparation vis à vis des anciennes colonies.

Cette politique a eu pour effet d'occulter pendant des décennies le crime de l'esclavage : le discours politique, l'enseignement, tout concourait à exclure de la mémoire collective l'histoire des colonies, et donc celle de l'esclavage, au profit de l'histoire de France ; l'esclavage était à l'époque perçu comme une période trouble que personne ne voulait évoquer. Si l'abolition de 1848 était parfois célébrée, pour mettre en valeur la France, patrie des droits de l'homme, les siècles esclavagistes étaient passés sous silence.

Pourtant, cette période a eu des conséquences fondamentales sur l'histoire de ces régions, l'esclavage contribuant en effet largement à enraciner des préjugés raciaux et à conforter le pouvoir social dominant des descendants des colons.

Depuis la fin des années cinquante, parallèlement à la montée des mouvements nationalistes, est apparu un mouvement réclamant la reconnaissance du fait esclavagiste. La reconstruction identitaire de ces sociétés suppose en effet l'intégration de l'esclavage dans leur histoire, la mémoire de leur origine africaine ayant autant d'importance, sinon plus, que les apports culturels venus d'Europe.

Cette revendication a été lentement et timidement prise en compte par les pouvoirs publics. Ce n'est que durant la première guerre mondiale que le gouverneur de la Guadeloupe de l'époque, Merwart, fit du 21 juillet, jour anniversaire de la naissance de Victor Sch_lcher, un jour de fête. En France, il fallut attendre l'avènement des socialistes pour qu'un geste significatif soit fait en faveur de cette reconnaissance : dès son élection, le président François Mitterrand alla s'incliner sur les cendres du père de l'abolition au Panthéon. Dans la prolongation de ce geste, une loi fut votée en 1983 instaurant dans les départements d'outre-mer et à Mayotte un jour férié destiné à commémorer l'abolition de l'esclavage.

L'année dernière, la France a célébré le cent cinquantième anniversaire de l'abolition de l'esclavage : de nombreuses manifestations ont été organisées sur tout le territoire national, l'Assemblée nationale apportant sa contribution à cet événement par une exposition où l'on pouvait voir le décret de la première abolition de l'esclavage ou le règlement de la société des amis des Noirs.

Cette reconnaissance timide et limitée n'est cependant pas suffisante pour répondre aux attentes réelles des populations d'outre-mer. La France, l'une des premières puissances esclavagistes avant de devenir abolitionniste, se doit, en tant que patrie des droits de l'homme, de donner à la reconnaissance de l'esclavage un éclat particulier en le déclarant crime contre l'humanité. Victor Sch_lcher ne déclarait-il pas en 1842 « nous plaidons au nom des droits imprescriptibles de l'homme ; nous poursuivons l'esclavage en dehors de toute considération, parce qu'il offense l'humanité. »

L'Assemblée nationale dispose d'un précédent en la matière puisque, au printemps dernier, elle a adopté une proposition de loi, qui n'a malheureusement toujours pas été inscrite à l'ordre du jour du Sénat, dont l'article unique dispose que la France reconnaît publiquement le génocide arménien de 1915.

b) Les précédents internationaux

Défini par le statut de tribunal militaire international de Nüremberg, le crime contre l'humanité était à l'origine limité aux actes inhumains commis contre les populations civiles avant ou pendant la seconde guerre mondiale.

La convention pour la prévention et la répression du crime de génocide approuvée par l'assemblée générale des Nations Unies le 9 décembre 1948 donne une définition plus large du génocide, en visant les actes commis dans l'intention de détruire en tout ou partie un groupe national, ethnique, racial ou religieux, en temps de guerre comme en temps de paix, sans se référer à une période historique quelconque ; parmi ces actes, la convention cite notamment le meurtre, l'atteinte grave à l'intégrité physique ou mentale, la soumission intentionnelle du groupe à des conditions d'existence devant entraîner sa destruction physique totale ou partielle, les mesures visant à entraver les naissances au sein d'un groupe.

La convention internationale du 30 novembre 1973 sur l'élimination et la répression du crime d'apartheid déclare dans son article premier que « l'apartheid est un crime contre l'humanité et que les actes inhumains résultant des politiques et pratiques d'apartheid [...] sont des crimes qui vont à l'encontre des normes du droit international ». Notons toutefois que cette convention est restée ignorée par la quasi-totalité des États occidentaux.

Le projet de résolution adopté en avril dernier par la commission des droits de l'homme de l'O.N.U., à l'initiative de Cuba, d'Israël et du Sénégal - au nom du groupe africain - va encore plus loin, puisqu'il vise à faire reconnaître l'esclavage et la traite des esclaves comme crime contre l'humanité.

Ce projet rappelle les incidences socio-économiques, culturelles et politiques de l'esclavage, soulignant que « la traite transatlantique des esclaves a largement contribué au fléau du racisme et a renforcé et enraciné les préjugés raciaux et les autres formes d'intolérance qui continuent encore aujourd'hui à hanter la communauté internationale ». Il reconnaît que si « l'esclavage a toujours existé au cours de l'histoire dans les diverses régions du monde, la traite transatlantique des esclaves a été particulièrement atroce et que son ampleur, sa nature commerciale à grande échelle et ses conséquences sur les peuples africains ont été particulièrement flagrantes ». Il demande à l'U.N.E.S.C.O. d'étudier, dans le cadre de son projet « La route des esclaves », la question de l'esclavage et de la traite des esclaves, en accordant une place toute particulière à leurs conséquences à long terme pour les peuples africains ainsi qu'à l'ampleur des préjudices causés aux victimes de l'esclavage.

Ce projet de résolution doit être soumis prochainement à l'assemblée générale de l'O.N.U. En anticipant sur les décisions de cette assemblée, la France pourrait s'enorgueillir d'avoir été le premier État à faire de la traite négrière et de l'esclavage un crime contre l'humanité.

4. En faisant de l'esclavage un crime contre l'humanité, les propositions de loi répondent à ce besoin de reconnaissance

a) L'esclavage, crime contre l'humanité

L'article premier de la proposition de loi n° 1297 et l'article unique de la proposition de loi n° 1302 font de la traite et de l'esclavage perpétrés contre les populations africaines déportées en Europe, aux Amériques et dans l'océan indien un crime contre l'humanité. Notons cependant que la proposition n° 1302 vise également les populations malgaches et indiennes.

Afin d'éviter toute remise en cause de cette reconnaissance par la France de son passé négrier, les articles 6 et 7 de la proposition de loi n° 1297 étendent, en les adaptant, les dispositions de la loi « Gayssot » à l'esclavage : toute contestation, par voie de la presse ou tout autre moyen de publication, du crime contre l'humanité que constituent la traite et l'esclavage sera puni d'un an d'emprisonnement et de 300.000 F d'amende ; par ailleurs, les associations déclarées depuis au moins deux ans à la date des faits, qui se proposent, par leurs statuts, de défendre les intérêts moraux, la mémoire des esclaves et l'honneur de leurs descendants pourront exercer les droits reconnus à la partie civile en cas de contestation du crime d'esclavage.

b) La réparation morale du crime d'esclavage

Complétant cette affirmation de principe, la proposition de loi n° 1297 propose des mesures concrètes afin d'éviter que cette période, essentielle pour comprendre les interrogations actuelles des sociétés d'outre-mer, ne soit passée sous silence.

L'article 2 met ainsi l'accent sur la place que doit occuper l'histoire de l'esclavage dans les manuels scolaires et les programmes de recherche en histoire et en sciences humaines ; dans ce but, il incite le Gouvernement à favoriser le rapprochement entre les archives écrites disponibles en Europe et les sources orales et archéologiques d'Afrique, d'Amérique et des Caraïbes.

L'article 4, qui fait du 8 février un jour anniversaire destiné à commémorer l'abolition de la traite négrière transatlantique par le Congrès de Vienne, participe du même esprit, dans la logique d'un événement symbolique d'initiatives européennes contre la traite.

L'article unique de la proposition de loi n° 792 a un objet très proche, quoique plus restreint, puisqu'il prévoit une date de commémoration annuelle de l'esclavage en France métropolitaine fixée par le gouvernement après une large consultation, les collectivités d'outre-mer conservant leur date de commémoration prévue par le décret de 1983.

Enfin, l'article 5 de la proposition n° 1297 instaure un comité de personnalités qualifiées chargées d'examiner les modalités de réparation, d'ordre purement moral, due au titre de ce crime. Bien que ses compétences et missions soient renvoyées à un décret en Conseil d'Etat, ce comité pourra notamment proposer l'aménagement de lieux de mémoire destinés à assurer la transmission de l'histoire de l'esclavage à travers les générations.

Les trois articles de la proposition de loi n° 1050 vont dans le même sens en prévoyant l'érection d'un mémorial rappelant la tragédie de l'esclavage, réalisé par des artistes d'outre-mer, d'Afrique et de France métropolitaine, et la création à proximité d'un musée évoquant toutes les dimensions de l'esclavage en France.

c) La France, élément moteur de la reconnaissance internationale

La reconnaissance par la France du crime contre l'humanité que constituent la traite négrière et l'esclavage est une étape, certes essentielle, mais insuffisante, puisque la France n'est pas la seule nation à avoir été impliquée dans ce commerce odieux. C'est pourquoi il est nécessaire d'obtenir une reconnaissance internationale de ce crime.

En tant que patrie des droits de l'homme, la France se doit de jouer un rôle particulier dans cette reconnaissance internationale.

Les articles 3 et 4 de la proposition de loi n° 1297 consacrent ce rôle moteur de la France en prévoyant qu'elle engagera une requête en reconnaissance de la traite négrière et de l'esclavage comme crime contre l'humanité auprès de l'Union européenne, des organisations internationales et de l'O.N.U. et qu'elle fera les démarches nécessaires pour que la date du 8 février soit adoptée comme date de commémoration internationale.

5. La commission a largement repris le dispositif
proposé par la proposition de loi n° 1297

Si la Commission a choisi de présenter un rapport conjoint sur les propositions de loi n° 792, 1050, 1297 et 1302, on doit rappeler cependant que c'est la proposition n° 1297 dont le président du groupe socialiste a demandé l'inscription à l'ordre du jour, dans le cadre de la séance réservée à un ordre du jour fixé par l'Assemblée, en application de l'article 48, alinéa 3 de la Constitution.

C'est donc à partir des dispositions de ce texte que le rapport est construit. Il faut ajouter que la Commission n'a modifié qu'à la marge son dispositif.

Outre quelques améliorations rédactionnelles, elle a souhaité que la date de la journée commémorative ne soit pas fixée a priori par la France, mais fasse l'objet d'une décision consensuelle au niveau international.

Elle a précisé le rôle du comité de personnalités qualifiées, chargé de proposer des lieux et des actions de mémoire, afin de garantir la pérennité de souvenir de l'esclavage à travers les générations.

Enfin, la Commission a supprimé les dispositions relatives à l'extension de la « loi Gayssot », les estimant susceptibles d'être contraires à la Constitution. Elle a revanche adopté un article ouvrant la possibilité aux associations défendant la mémoire des esclaves de se constituer partie civile en cas d'incitation à la haine et à la discrimination raciales, de diffamation et d'injure : ces infractions permettent en effet de sanctionner la plupart des éventuels propos remettant en cause les atrocités de l'esclavage.

*

* *

Après l'exposé du rapporteur, plusieurs commissaires sont intervenus.

Après s'être étonné que cette proposition de loi d'esprit libéral rende ainsi hommage au tsar Alexandre 1er et à Metternich, M. Robert Pandraud a indiqué, en préambule, qu'il voterait contre ce texte, s'interrogeant, par ailleurs, sur ses conséquences à l'encontre de chefs africains ayant tiré profit de la traite négrière dans le passé. Evoquant l'attitude de l'église, il a ensuite dénoncé une tendance des institutions à se repentir et considéré qu'il appartenait à chaque individu de se déterminer selon sa propre conscience. Il a conclu en soulignant qu'il convenait de ne légiférer que pour le présent, les appréciations portées sur le passé devant revenir aux historiens et aux lecteurs.

Tout en déclarant respecter profondément la démarche qui avait inspiré les auteurs de la proposition de loi et en indiquant que son groupe politique ne s'y opposerait pas, M. Richard Cazenave s'est interrogé sur la portée de ce texte, compte tenu de la proscription de l'esclavage par des instruments internationaux depuis 1926. Il a par ailleurs exprimé la crainte qu'en se focalisant sur des périodes historiques données et sur des aspects géographiques de l'esclavage, le législateur ne détourne son regard de la réalité contemporaine dans certaines régions du monde. Il a ajouté que la République elle-même n'avait pas toujours été respectueuse des droits de l'homme, puis s'est inquiété des conséquences pratiques de telles dispositions en termes de réparation.

Après avoir salué l'exposé des motifs brillant de la proposition de loi de Mme Christiane Taubira-Delannon et estimé qu'il constituerait un bon sujet d'étude pour des étudiants, M. Louis Mermaz a fait observer que cela n'était pas un hasard si les propositions de loi soumises à la Commission avaient été signées par les présidents de trois groupes parlementaires et par nombre d'élus d'outre-mer. Rappelant que paradoxalement, la démocratie athénienne pratiquait sans complexe l'esclavage et que celui-ci ne posait pas de cas de conscience à Saint Paul après sa conversion, il a relevé que l'église avait été très longtemps silencieuse sur ce sujet, certains théologiens se contentant de soutenir que la mort libérait l'esclave de son état en le faisant accéder à Dieu. Soulignant que les serfs de l'ancien régime n'étaient pas au courant de la traite des noirs, il a fait observer que les véritables responsables de cette pratique étaient en réalité les marchands européens, qui attisaient les rivalités en Afrique. Après avoir fait valoir que l'esclavage avait commencé avec le précapitalisme, que la Mauritanie ne l'avait aboli qu'en 1979 et que celui-ci perdurait au Soudan, M. Louis Mermaz a insisté sur la nécessité de remémorer le passé pour des raisons historiques mais également pédagogiques, notamment au regard des formes modernes de l'esclavage.

Constatant que la discussion de cette proposition de loi revêtait une portée symbolique importante, M. Jean-Luc Warsmann a jugé qu'il était à l'honneur de la France de dénoncer le crime contre l'humanité qu'a constitué l'esclavage et souligné que la démarche entreprise par les auteurs des propositions de loi soumises à la Commission ne pouvait que susciter le respect. Il a remarqué que, l'article 212-1 du code pénal faisant déjà de l'esclavage un crime contre l'humanité, on pouvait, en conséquence, s'interroger sur l'intérêt de voter en la matière un nouveau texte, portant sur une période et une aire géographique circonscrites. Il a jugé néanmoins que le législateur pouvait parfaitement entreprendre cette démarche, dont la portée symbolique et pédagogique est indéniable, mais s'est montré plus circonspect sur le dispositif juridique introduit par la proposition de loi. Il a ainsi estimé que prévoir dans la loi une requête en reconnaissance de la traite négrière comme crime contre l'humanité, auprès de l'Union européenne constituait un empiétement du pouvoir législatif sur les prérogatives du pouvoir exécutif. Il a jugé préférable que le Gouvernement s'engage, lors de l'examen en séance, à entreprendre la démarche proposée auprès de l'Union européenne, des organisations internationales et de l'O.N.U. et que la disposition en cause soit alors retirée de la proposition de loi par le rapporteur, précisant qu'il considérait que le vote de textes qui n'ont pas une véritable portée législative n'était pas souhaitable. Il s'est ensuite interrogé sur la mise en _uvre des conditions de réparation évoquées par la proposition, exprimant la crainte que la proposition de loi ne suscite en la matière de faux espoirs. Il a noté aussi que prévoir la constitution d'une commission spécialisée en ce domaine ressortissait plutôt au pouvoir du ministre. Néanmoins, il a considéré qu'il était normal que le débat soit ouvert et indiqué que, pour sa part, il n'avait pas encore arrêté sa position. Il a souhaité, enfin, que l'on laisse les historiens accomplir leur travail, soulignant que, dans cinquante ans, d'autres responsabilités seraient peut-être mises à jour en ce qui concerne l'organisation de la traite négrière.

Intervenant en application de l'article 38, alinéa 1 du Règlement, M. Bernard Birsinger a estimé qu'il était nécessaire d'accomplir ce devoir de mémoire. Il a considéré qu'il était également l'occasion d'engager une réflexion sur la société actuelle, observant que le racisme, véritable poison de notre société, trouvait notamment ses racines dans quatre siècles d'esclavage. Reprenant l'observation faite par M. Louis Mermaz au sujet du caractère précapitalistique de la traite négrière, il s'est interrogé sur les raisons qui expliquent que la France ait procédé à cette déportation. Il s'est demandé également comment l'Afrique, continent à la dérive, pouvait gérer le poids de ce passé, mettant en exergue le devoir de solidarité que nos pays devrait respecter à l'égard de l'Afrique. Il a également invité ses collègues à réfléchir au processus qui avait conduit à l'abolition de l'esclavage en soulignant que, si 1848 était une étape fondamentale, il ne fallait pas oublier les luttes que les esclaves avaient eux-mêmes menées auparavant. Il a indiqué qu'il partageait les préoccupations exprimées par le texte soumis à la commission des Lois, mis en discussion commune avec deux propositions communistes sur le même sujet. En conclusion, il a considéré qu'il était opportun de prévoir dans la proposition une date de commémoration.

M. Claude Hoarau, s'exprimant également en application de l'article 38, alinéa 1, du Règlement, a tout d'abord insisté sur la présence encore très prégnante dans la société réunionnaise, ainsi que dans les autres départements d'outre-mer, du souvenir de l'esclavage. Il a indiqué que ces sociétés n'existaient que parce qu'il y avait eu la traite négrière et qu'elles avaient été organisées autour de ce phénomène. Il a rappelé le sort qu'avaient connu des dizaines de millions de personnes, insistant particulièrement sur celui réservé aux femmes. Evoquant également le souvenir de ces esclaves qui avaient refusé le destin qu'on leur réservait en se réfugiant dans les montagnes et en luttant pour leur liberté, il a souligné que les habitants de La Réunion étaient aussi des descendants de ces combattants. Il a jugé qu'il n'y avait pas eu de période plus sombre dans l'humanité et pas de crime plus grand que la traite négrière. Il a noté en effet qu'elle avait touché des millions d'hommes, qu'elle avait permis la construction de fortunes considérables qui existent encore et qu'elle avait marqué la mentalité de sociétés entières, comme c'est le cas à La Réunion. Il a ajouté que la pratique esclavagiste n'était pas seulement communément acceptée, mais aussi organisée et rendue légale dans le code noir, évoquant, à cet égard, les condamnations que les juges infligeaient aux esclaves en fuite et les chasses aux « marrons », à l'occasion desquelles on coupait la main des malheureux qui étaient repris. Rappelant qu'à l'époque, les esclaves n'étaient pas considérés comme des hommes, mais bien comme des sous-hommes, il a insisté sur le fait que les sociétés nées de cette pratique avaient besoin de la reconnaissance par la France de l'esclavage comme crime contre l'humanité. Il a également considéré qu'il appartiendrait à la France d'aller défendre ce point de vue auprès des organismes internationaux, non seulement pour faire _uvre de mémoire, mais aussi pour que cette démarche constitue le levier qui interdira que ne se reproduisent de tels actes. Il a appelé de ses v_ux une jurisprudence internationale pour mieux combattre un esclavage qui existe encore aujourd'hui. Enfin, il a fait savoir que, le 20 décembre dernier, une grande manifestation avait été organisée à La Réunion pour soutenir l'ensemble de cette démarche, cette date étant l'anniversaire de l'abolition de l'esclavage dans cette île en 1848.

M. Claude Goasguen a considéré que la proposition de loi soumise à la Commission illustrait une nouvelle fois les questions juridiques que pose désormais la procédure des séances réservées à l'initiative des groupes. Il a fait valoir que la proposition de loi de Mme Christiane Taubira-Delannon était en réalité un manifeste, et s'est déclaré prêt à s'y associer pour faire de la condamnation de la traite négrière un acte fort de la législature. Mais il a souligné que la forme de la proposition de loi présentait de sérieux inconvénients juridiques, le premier étant que le contenu de l'article premier figure déjà à l'article 212-1 du code pénal, d'ailleurs récemment voté par le Parlement. En deuxième lieu, il a estimé que la proposition de loi, qui comporte de nombreuses dispositions de nature réglementaire relevant de la compétence du Gouvernement, engageait un processus peu conforme à nos traditions juridiques. S'agissant de l'article 2 relatif aux manuels scolaires, il l'a jugé directement contraire à l'article 8 de la loi du 11 juillet 1975 relative à l'éducation, repris dans la loi du 10 juillet 1989, qui régit l'organisation et le contenu des formations, en prévoyant la mise en _uvre, soit par décret, soit par arrêté, du principe d'autonomie des établissements dans le domaine pédagogique. Or, il a considéré que ce texte était une bonne loi, conciliant responsabilité et liberté de l'autorité investie du pouvoir réglementaire, les rares exceptions ne portant jamais sur le fond des programmes scolaires, mais sur des aspects particuliers, comme le respect des langues et cultures régionales. Il a également souligné que l'article 5 de la proposition de loi relatif au comité de réparation relevait de la compétence de l'exécutif, au même titre que les règles relatives aux commissions de réparation des juifs déportés durant la Deuxième Guerre Mondiale. Il a fait valoir enfin que l'article 3 prévoyant une saisine du Conseil de l'Europe et de l'Organisation des Nations unies représentait une injonction au Gouvernement.

Après avoir exprimé son accord avec M. Robert Pandraud pour dire qu'un acte de repentance n'était pas de mise, M. Jacques Floch a insisté pour que la France, pays majeur et cultivé, sache assumer son histoire, qui fait partie de notre vie politique. Il a considéré nécessaire de la faire connaître dans tous ses aspects, notamment pour faire pièce à ceux qui la nient ou préfèrent l'oublier. Elu de la région nantaise, dont le capitalisme est né de la traite qui a fondé sa prospérité, il a indiqué que l'esclavage avait représenté pour cette région un flux d'activité économique équivalant à celui d'une entreprise de 20.000 personnes actuellement. Après avoir regretté le silence fait sur cette question durant deux siècles, il a salué la présente proposition de loi, correspondant à un devoir de mémoire, qui conduit aussi à condamner les survivances actuelles de l'esclavage. Il a estimé que c'était faire injure aux descendants d'esclaves que de comprendre la proposition comme une demande d'indemnisation financière. Faisant référence aux commémorations du bicentenaire de la Révolution française, il a rappelé que deux siècles avaient été nécessaires pour pouvoir parler sans passion et de façon approfondie des guerres de Vendée et de l'ouest de la France.

En réponse aux intervenants, le rapporteur a apporté les précisions suivantes :

-  Le 8 février 1815 est la date à laquelle le congrès de Vienne s'est prononcé en faveur de l'abolition de la traite négrière ; cette date a été choisie parce qu'il s'agit de la première référence en la matière, commune aux pays européens. Les réactions qu'elle suscite sont significatives des différences dans l'enseignement de l'histoire outre-mer et en France métropolitaine ; elles montrent la nécessité de faire une plus grande place à l'esclavage dans la recherche et l'enseignement.

-  La reconnaissance de l'esclavage comme crime contre l'humanité est réclamée par l'ensemble de la communauté outre-mer ; près de 20.000 personnes ont ainsi défilé, le 23 mai dernier, dans les rues de Paris pour demander cette reconnaissance.

-  L'O.N.U. doit examiner prochainement un projet de résolution de sa commission des droits de l'homme faisant de la traite négrière et de l'esclavage un crime contre l'humanité.

-  Ce n'est pas la première fois que des dispositions réglementaires figurent dans un texte de loi ; celles de la proposition de loi n° 1297 ont une justification politique et morale extrêmement forte.

EXAMEN DES ARTICLES

Article premier

La traite négrière et l'esclavage reconnus
comme crime contre l'humanité

Cet article fait de la traite négrière transatlantique et de l'esclavage, perpétrés à partir du XVème siècle par les puissances européennes contre les populations africaines déportées en Europe, aux Amériques et dans l'océan Indien un crime contre l'humanité.

-  La définition des crimes contre l'humanité

A l'origine, l'expression « crime contre l'humanité » est née du besoin de trouver un terme générique pour regrouper sous une qualification juridique unique les actes monstrueux commis par les nazis et qui ne pouvaient être considérés ni comme des crimes de guerre, ni comme des violations du droit international au sens strict.

Aux termes « politique d'atrocités et de persécutions contre les populations civiles » proposés par le gouvernement français, la Conférence de Londres préféra l'expression de « crimes contre l'humanité » suggérée pour les Etats-Unis par le juge Jackson.

L'article 6 c) du statut du tribunal militaire international (T.M.I.) de Nuremberg annexé à l'accord de Londres du 8 août 1945 définit les crimes contre l'humanité comme :

« l'assassinat, l'extermination, la réduction en esclavage, la déportation, et tout autre acte inhumain commis contre toutes populations civiles avant ou pendant la guerre, ou bien les persécutions pour des motifs politiques, raciaux ou religieux lorsque ces actes ou persécutions, qu'ils aient constitués ou non une violation du droit interne du pays où ils ont été perpétrés, ont été commis à la suite de tout crime rentrant dans la compétence du tribunal, ou en liaison avec ce crime ».

La communauté internationale a cherché sans succès à élargir cette définition des crimes contre l'humanité, très restrictive puisque directement liée à la seconde guerre mondiale. On a vu ainsi que la convention sur la répression du crime d'apartheid, dont l'article premier déclare l'apartheid crime contre l'humanité, n'a pas été signée par la majeure partie des pays occidentaux. En revanche, le crime de génocide, catégorie particulière des crimes contre l'humanité, a fait l'objet d'une définition consensuelle qui figure dans la convention pour la prévention et la répression du crime de génocide du 9 décembre 1948.

Cela n'a pas empêché la France, avec le nouveau code pénal entré en vigueur en 1994, de donner une définition large des crimes contre l'humanité.

Le livre II du code pénal consacré aux crimes et délits contre les personnes s'ouvre sur un titre premier relatif aux crimes contre l'humanité. Une place particulière est faite au génocide (article 211-1), qui est défini comme le fait de commettre un certain nombre d'actes (atteintes volontaires à la vie, soumission à des conditions d'existence de nature à entraîner la destruction du groupe..) en exécution d'un plan concerté tendant à la destruction d'un groupe.

L'article 212-1 définit les autres crimes contre l'humanité comme « la déportation, la réduction en esclavage ou la pratique massive et systématique d'exécutions sommaires, d'enlèvements de personnes suivis de leur disparition, de la torture ou d'actes inhumains, inspirés par des motifs politiques, philosophiques, raciaux ou religieux et organisés en exécution d'un plan concerté à l'encontre d'un groupe de population civile ».

La reconnaissance par la République française de la traite négrière transatlantique et de l'esclavage comme crime contre l'humanité, proposée par l'article premier, s'inscrit dans le droit fil de cette nouvelle définition, plus complète que celle donnée par le statut du T.M.I. de Nuremberg.

Ce commerce odieux d'hommes pratiqué pendant des siècles répond parfaitement à la conception du crime contre l'humanité du Président Pierre Truche, pour qui « le crime contre l'humanité est la négation de l'humanité chez des membres d'un groupe d'hommes en application d'une doctrine. Ce n'est pas un crime commis d'homme à homme, mais la mise à exécution d'un plan concerté pour écarter des hommes de la communauté des hommes ».

Rappelons en outre que cette reconnaissance ne fait qu'anticiper le débat qui aura lieu prochainement aux Nations Unies lors de l'examen du projet de résolution de la commission des droits de l'homme tendant à faire reconnaître l'esclavage et la traite transatlantique des esclaves comme crime contre l'humanité.

-  Les faits visés par la qualification de crime contre l'humanité

La qualification de crime contre l'humanité est très ciblée, à la fois dans l'espace et dans le temps. L'article premier vise la traite négrière transatlantique et l'esclavage perpétrés à partir du XVème siècle par les puissances européennes contre les populations africaines déportées en Europe, aux Amériques et dans l'océan indien.

La proposition n° 1302 est, elle, à la fois plus restrictive et plus large : elle ne fait commencer la traite qu'au XVIème siècle, mais ne se limite pas aux populations africaines, englobant également les populations malgaches et indiennes.

Or la traite des noirs a commencé dès la fin du XVème siècle, avec la découverte du nouveau monde et l'installation des premiers colons. En revanche, il est vrai que si les populations indiennes ont été relativement peu touchées par ce phénomène, les habitants de Madagascar ont fait l'objet d'une traite importante, principalement en direction de La Réunion.

A partir de 1848, soit après l'abolition officielle de l'esclavage, ces populations ont, en outre, été le vivier des « engagés », c'est à dire de personnes ayant souscrit librement un contrat d'engagement, d'une durée variant de un à cinq ans, pour aller travailler dans les colonies et remplacer ainsi la main d'_uvre gratuite qui venait de disparaître.

De 1849 à 1859, le recrutement concerna essentiellement les populations africaines et malgaches : à partir de 1859, les Indes furent principalement concernées. La Réunion fut la première destination de cette nouvelle main d'_uvre : d'après les statistiques officielles, cette île a ainsi accueilli près de 118.000 indiens provenant notamment des comptoirs français.

Si un certain nombre d'indiens regagnèrent leurs pays à l'issue de leurs contrats, la plupart s'établirent durablement dans les colonies françaises, notamment à La Réunion.

Il est certain qu'à considérer les conditions de surexploitation infligées à ces « engagés », leur mode de recrutement et de travail faisait peser des contraintes extrêmement lourdes sur ces travailleurs asservis.

La Commission a adopté un amendement du rapporteur supprimant la référence aux puissances européennes. M. Claude Hoarau a souhaité que soit introduite dans l'article premier la mention de la déportation des populations indiennes et malgaches. Après avoir considéré qu'il n'était pas nécessaire de citer les nations impliquées dans la traite, M. Louis Mermaz a souligné que le problème de l'esclavage des Indiens était très différent de celui de la traite négrière. Rappelant l'existence du comptoir de Zanzibar, M. Claude Goasguen a évoqué la dimension arabe de la traite. Tout en se déclarant favorable à l'article premier, M. Richard Cazenave a estimé que l'on devait s'en tenir là et ne pas adopter les autres articles de la proposition de loi, rappelant que le texte reconnaissant le génocide arménien ne comportait qu'un seul article.

La Commission a adopté l'article premier ainsi rédigé.

Article 2

Développement de l'enseignement et de la recherche
sur la traite négrière et l'esclavage

Si l'on excepte les manifestations organisées à l'occasion du cent cinquantième anniversaire de l'abolition, la traite et l'esclavage sont très peu enseignés à l'école et font l'objet d'un nombre insuffisant de publications scientifiques.

L'article 2 du décret du 23 novembre 1983, pris en application de la loi du 30 juin 1983 relatif à la commémoration dans les départements d'outre-mer et la collectivité territoriale de Mayotte de l'abolition de l'esclavage, dispose que le 27 avril de chaque année, ou, à défaut, le jour le plus proche, une heure devra être consacrée dans toutes les écoles primaires, les collèges et les lycées à une réflexion sur l'abolition de l'esclavage.

Cette « heure de réflexion » paraît bien courte pour étudier une période de l'histoire qui s'étale sur plusieurs siècles et a impliqué des millions d'hommes, avec des conséquences économiques et sociales qu'il est bien difficile, aujourd'hui encore, de mesurer.

Selon Serge Mam Lam Fouck dans son ouvrage « L'esclavage en Guyane », « un habitant de la Guyane peut parfaitement accomplir une scolarité normale jusqu'à la classe de terminale, sans avoir eu connaissance, de manière significative, de son environnement social, et ainsi n'avoir jamais entendu parler, en classe, de l'esclavage en Guyane ».

Afin de remédier à la pauvreté de l'enseignement dans cette matière, l'article 2 dispose que les manuels scolaires et les programmes de recherche en histoire devront accorder à la traite négrière et à l'esclavage l'importance que ces sujets méritent.

Il invite également à renforcer la coopération afin de confronter les archives écrites disponibles en Europe et les sources orales et les connaissances archéologiques accumulées en Afrique, aux Amériques, aux Caraïbes et dans tous les autres territoires ayant connu l'esclavage.

Certains ne manqueront pas de faire remarquer que ces dispositions ne relèvent pas du domaine de la loi. Il est arrivé, en d'autres circonstances, que le législateur adopte des dispositions d'ordre réglementaire. On observera, en l'occurrence, que l'importance du sujet et son lien étroit avec la philosophie qui sous-tend l'article premier justifient leur inscription dans un texte de loi.

Après que son auteur eut indiqué à M. Bernard Birsinger que le terme de déportation figurait déjà à l'article premier, la Commission a adopté un amendement rédactionnel du rapporteur supprimant précisément dans cet article une nouvelle référence à la déportation des esclaves.

Un débat s'est ensuite engagé sur l'amendement de M. André Gerin précisant que les manuels scolaires et les programmes de recherche devront mettre en lumière la place occupée par la France dans le système esclavagiste. M. Louis Mermaz a fait valoir que l'ensemble des pays européens avaient été impliqués dans la traite négrière, la France se lançant dans ce commerce après l'Espagne, le Portugal et l'Angleterre. M. Jean-Luc Warsmann s'est opposé à cet amendement, estimant que, s'il était choquant que l'histoire de l'esclavage soit si peu présente des manuels scolaires, il ne fallait pas pour autant refaire l'histoire par l'intermédiaire d'un texte de loi. M. Robert Pandraud a jugé qu'il ne fallait pas déformer l'histoire, la France esclavagiste n'étant pas celle d'aujourd'hui. Répondant à une question de M. Jean-Luc Warsmann, le rapporteur a indiqué qu'elle était prête à retirer l'article 2 de la proposition de loi, si le Gouvernement s'engageait clairement sur la place accordée à l'histoire de l'esclavage dans l'enseignement. La Commission a alors rejeté l'amendement de M. André Gerin.

Elle a adopté l'article 2 ainsi rédigé.

Articles 3 et 4

Reconnaissance internationale de la traite négrière
et de l'esclavage comme crime contre l'humanité
et instauration d'une journée commémorative

L'article 3 prévoit l'introduction auprès de l'Union européenne, des organisations internationales et de l'organisation des Nations Unies d'une requête en reconnaissance de la traite négrière transatlantique et de l'esclavage comme crime contre l'humanité.

En effet, si, comme on l'a vu, la commission des droits de l'homme de l'O.N.U. a adopté un projet de résolution déclarant l'esclavage et la traite des esclaves crime contre l'humanité, ce projet n'est pas encore inscrit à l'ordre du jour de l'assemblée générale de cette organisation. En outre, l'Europe ne s'est jamais prononcée sur ce sujet.

La France a donc un rôle particulier à jouer dans cette reconnaissance internationale, comme le lui propose l'article 3, en raison à la fois de son passé esclavagiste et de sa qualité de patrie des droits de l'homme.

La Commission a adopté l'article 3 dans le texte de la proposition n° 1297.

L'article 4 participe du même esprit, puisque qu'il fixe une date de commémoration de l'esclavage et incite le gouvernement français à la faire adopter par l'ensemble de la communauté internationale.

La date proposée est le 8 février, par référence au 8 février 1815, date à laquelle le Congrès de Vienne condamna la traite négrière transatlantique, qualifiée de « répugnant au principe d'humanité et de morale universelle ». Il s'agit en effet, comme on l'a vu, de la première condamnation internationale de système esclavagiste.

Il semble malgré tout délicat de choisir en amont une date susceptible d'être acceptée par l'ensemble de la communauté internationale. Les difficultés auxquelles ont donné lieu les tentatives de choix d'une date de commémoration de l'abolition de l'esclavage dans les départements d'outre-mer en témoignent.

Cette date est en effet différente pour chacune des collectivités concernées, afin de tenir compte des spécificités de leur histoire : la Guadeloupe commémore cet événement le 27 mai, la Guyane le 10 juin, la Martinique le 22 mai, la Réunion le 20 décembre et Mayotte le 27 avril.

D'ailleurs, la proposition n° 792 se contente de poser le principe d'une commémoration annuelle en France métropolitaine, sans avancer de date précise.

C'est pourquoi il semble préférable de laisser à la communauté internationale le soin de fixer cette date de manière consensuelle.

L'U.N.E.S.C.O., dans une résolution du 12 novembre 1997, a proclamé le 23 août « journée internationale du souvenir de la traite négrière et de son abolition », invitant « les États membres à donner toute l'ampleur voulue à cette journée et à mobiliser l'ensemble des communautés éducatives, scientifiques, artistiques, culturelles, la jeunesse et, d'une manière générale, la société civile » (résolution 29C/40).

La première journée de commémoration, le 23 août dernier, n'a pas eu le retentissement souhaité ni en France, ni dans d'autres pays européens au moins aussi largement concernés, tels que l'Angleterre ou l'Espagne. La date, supposée commémorer la nuit du 22 au 23 août 1791 au cours de laquelle a commencé, dans l'île de Saint-Domingue, l'insurrection qui devait jouer un rôle déterminant dans l'abolition de la traite négrière, et annoncer l'indépendance d'Haïti, pose des difficultés pratiques dans la mesure où elle se situe au plus fort des vacances scolaires.

C'est pourquoi il paraît souhaitable de poursuivre la réflexion sur ce sujet, afin de trouver une date symbolique acceptée par l'ensemble de la communauté internationale et qui puisse donner lieu à des manifestations commémoratives à la hauteur de l'événement.

La Commission a adopté un amendement du rapporteur prévoyant que la France saisisse, non l'Union européenne, mais le Conseil de l'Europe, en vue de la reconnaissance de l'esclavage comme crime contre l'humanité.

Un débat s'est engagé sur un amendement du rapporteur précisant que la requête en reconnaissance aura également pour objet la recherche d'une date commune pour commémorer l'abolition de la traite négrière et de l'esclavage. M. Bernard Birsinger a estimé qu'il serait souhaitable de prévoir d'abord une date de commémoration nationale, comme le propose l'amendement de M. André Gerin à l'article 4. M. Louis Mermaz a fait valoir que l'objectif de l'amendement du rapporteur était différent, puisqu'il s'agissait d'obtenir une date commune au niveau international ; il a ajouté que cette commémoration internationale pourrait avoir un effet pédagogique sur les pays qui tolèrent aujourd'hui encore l'esclavage. Le rapporteur a indiqué que le 27 avril de chaque année, une heure devait être consacrée dans les écoles à une réflexion sur l'esclavage. Elle a par ailleurs rappelé que l'UNESCO avait proposé le 23 août comme date de commémoration internationale, ce qui risque de poser quelques difficultés pratiques. Elle a néanmoins reconnu l'utilité d'une éventuelle date de commémoration nationale et suggéré que cette possibilité soit examinée lors de la réunion que la Commission tiendra au titre de l'article 88 du Règlement. La Commission a alors adopté son amendement.

Elle a ensuite adopté un amendement du rapporteur supprimant, par coordination, l'article 4. L'amendement de M. André Gerin proposant une nouvelle rédaction de l'article 4 afin de prévoir la fixation d'une date de commémoration nationale de l'abolition de l'esclavage est ainsi devenu sans objet.

Article 5

Réparation morale de l'esclavage

Outre une modification des programmes d'enseignement et de recherche et l'instauration d'une date commune de commémoration, la reconnaissance par la France de son passé négrier passe par l'érection de lieux de mémoire permettant aux actuels descendants des victimes de la traite négrière d'intégrer le passé pour mieux construire l'avenir.

Quelques démarches ponctuelles ont déjà été entreprises : ainsi, la ville de La Rochelle a ouvert un musée consacré au Nouveau Monde ; Nantes, capitale française de la traite, a érigé un monument à la mémoire de victimes de l'esclavage, malheureusement régulièrement l'objet d'actes de vandalisme. L'Afrique et les Caraïbes participent également à cette entreprise de mémoire collective à travers le projet « la route de l'esclave » piloté par l'U.N.E.S.C.O. Par ailleurs, beaucoup de sites de traite sur les côtes africaines sont devenus des monuments de la mémoire : la Maison des esclaves de Gorée fut suivie par les réalisations de Ouidah, l'un des comptoirs les plus florissants de la traite négrière.

Tel est le sens de l'article 5, qui prévoit l'instauration d'un comité de personnalités qualifiées chargées de déterminer le préjudice subi et d'examiner les conditions de la réparation du crime d'esclavage : il ne s'agit en aucun cas d'envisager des indemnisations financières, mais simplement de poursuivre et d'amplifier ce mouvement de développement des lieux de mémoire, permettant ainsi aux descendants des victimes de la traite négrière d'affronter plus sereinement leur passé.

C'est pourquoi le rapporteur a proposé à la Commission, qui l'a adopté, un amendement précisant que le rôle du comité de personnalités qualifiées est de proposer des lieux et des actions de mémoire afin de garantir le souvenir de l'esclavage à travers les générations.

La proposition de loi n° 1050, qui demande la création d'un mémorial de l'esclavage, réalisé par des artistes d'outre-mer, d'Afrique et de France métropolitaine afin de symboliser les pays concernés par cette histoire, et prévoit un musée de l'esclavage, s'inscrit parfaitement dans cette quête des lieux de mémoire.

La Commission a été saisie d'un amendement de M. André Gerin prévoyant la présence de représentants d'associations se battant pour la mémoire des esclaves dans le comité des personnalités qualifiées. M. Jean-Luc Warsmann a estimé suffisant d'interroger le Gouvernement sur la composition de ce comité, considérant que cette composition, comme d'ailleurs l'existence même de ce comité, relevait du pouvoir réglementaire. M. Louis Mermaz a fait valoir que, même en l'absence de dispositions expresses en ce sens, le Gouvernement nommerait au sein de ce comité des représentants de ce type d'associations. MM. Claude Hoarau et Bernard Birsinger ont insisté sur l'importance de la représentation de ces associations au sein de ce comité. Après que le rapporteur eut suggéré que cette proposition soit reprise sous forme d'amendement au texte adopté par la Commission, l'amendement a été retiré.

La Commission a adopté l'article 5 ainsi rédigé.

Articles 6 et 7

(art. 24 ter et 48-2-1 [nouveaux] de la loi du 29 juillet 1881
sur la liberté de la presse)

Création d'une nouvelle infraction en cas de contestation du crime
d'esclavage. Possibilité pour les associations de défense
de la mémoire des esclaves de se constituer partie civile

Partant du constat qu'un certain nombre de propos révisionnistes échappaient à toute sanction pénale, le Parlement a adopté en juillet 1990, à l'initiative de M. Jean-Claude Gayssot, une proposition de loi qui crée une nouvelle infraction, la négation du crime contre l'humanité que constitue la Shoah.

L'article 24 bis de la loi du 29 juillet 1881 relative à la liberté de la presse punit en effet d'un an d'emprisonnement et de 300.000 F. d'amende toute personne ayant contesté l'existence de crimes contre l'humanité définis par l'article 6 du statut du tribunal militaire international annexé à l'accord de Londres du 8 août 1945 et qui ont été commis soit par des membres d'une organisation déclarée criminelle en application de l'article 9 de ce statut, soit par une personne reconnue coupable d'un tel crime par une juridiction française ou internationale.

Par ailleurs, l'article 48-2 de la même loi donne la possibilité à toute association, déclarée depuis au moins cinq ans à la date des faits et dont les statuts prévoient la défense de l'honneur de la Résistance ou des déportés, d'exercer les droits reconnus à la partie civile pour l'apologie des crimes de guerre, des crimes contre l'humanité, des crimes de collaboration ou en cas de révisionnisme.

Les articles 6 et 7 de la proposition de loi prévoient d'étendre ces dispositions à la remise en cause du crime contre l'humanité que constituent la traite et l'esclavage.

L'article 6 insère dans la loi de 1881 un article 24 ter qui punit d'un an d'emprisonnement et de 300.000 F d'amende toute personne contestant l'existence de la traite négrière transatlantique et de l'esclavage ; l'article 7 ouvre la possibilité aux associations de défense des intérêts moraux, de la mémoire des esclaves et de l'honneur de leurs descendants d'exercer les droits reconnus à la partie civile en cas de contestation de l'existence d'un tel crime.

Un examen juridique approfondi des dispositions de la loi « Gayssot » fait apparaître que leur extension n'est pas opportune pour plusieurs raisons.

Probablement du fait, mais aussi parce que les enjeux sont d'une autre nature, tous les protagonistes directs ayant disparu, la négation des atrocités de l'esclavage n'a pas atteint la même ampleur que le révisionnisme nazi. Dès lors, dans le double souci de veiller à ce que les dispositions législatives soient adaptées à la réalité du risque et que soient préservés les espaces nécessaires à la liberté d'expression des chercheurs et des historiens dans les débats que susciteront leurs travaux sur cette période encore relativement mal connue, l'extension de la loi « Gayssot » ne semble pas le meilleur choix.

Les articles 24, 32 et 33 de la loi du 29 juillet 1881, qui répriment respectivement la provocation à la discrimination et à la haine raciales, la diffamation et l'injure, permettent d'ores et déjà de sanctionner la majorité des propos qui pourraient remettre en cause la réalité de l'esclavage.

Par ailleurs, le dispositif proposé pour l'article 24 ter risque de poser des problèmes constitutionnels. En effet, pour éviter toute critique de cet ordre, la loi « Gayssot » prenait bien soin de spécifier qu'il ne pouvait y avoir infraction de révisionnisme que si le crime contesté avait été commis par une organisation déclarée criminelle ou par une personne reconnue coupable de ce crime par une juridiction.

Or l'article 24 ter ne peut faire référence à aucune juridiction et renvoie à la définition du crime d'esclavage donnée par le législateur à l'article premier de la proposition de loi. Il pourrait donc être jugé contraire à la liberté d'expression garantie par les articles 10 de la déclaration des droits de l'homme et du citoyen et de la convention européenne des droits de l'homme.

En revanche, il est peut-être utile de donner la possibilité aux associations se proposant, par leurs statuts, de défendre la mémoire des esclaves, de se constituer partie civile en cas de provocation à la discrimination et à la haine raciales, de diffamation ou d'injure qui concourent à la remise en cause des atrocités de l'esclavage.

La Commission a donc adopté un amendement du rapporteur proposant une nouvelle rédaction de l'article 6 afin de donner la possibilité aux associations de défense de la mémoire des esclaves de se constituer partie civile en cas de provocation à la discrimination et à la haine raciales, de diffamation ou d'injure, ainsi qu'un amendement de conséquence du même auteur supprimant l'article 7.

Après l'article 7

La Commission a rejeté un amendement de M. André Gerin prévoyant la création d'un mémorial et d'un musée de l'esclavage, après que le rapporteur eut souligné que l'article 5 adopté par la Commission permettait de répondre au souci de son auteur.

La Commission a alors adopté le texte de la proposition de loi ainsi rédigé.

*

* *

En conséquence, la commission des Lois constitutionnelles, de la législation et de l'administration générale de la République vous demande d'adopter la proposition de loi dont la teneur suit.

TEXTE ADOPTÉ PAR LA COMMISSION

PROPOSITION DE LOI
TENDANT A LA RECONNAISSANCE DE LA TRAITE ET DE
L'ESCLAVAGE EN TANT QUE CRIME CONTRE L'HUMANITÉ

Article premier

La République française reconnaît que la traite négrière transatlantique et l'esclavage, perpétrés à partir du XVe siècle contre les populations africaines déportées en Europe, aux Amériques et dans l'océan Indien, constituent un crime contre l'humanité.

Article 2

Les manuels scolaires et les programmes de recherche en histoire et en sciences humaines accorderont à la traite négrière et à l'esclavage la place conséquente qu'ils méritent. La coopération qui permettra de mettre en articulation les archives écrites disponibles en Europe avec les sources orales et les connaissances archéologiques accumulées en Afrique, dans les Amériques, aux Caraïbes et dans tous les autres territoires ayant connu l'esclavage sera encouragée et favorisée.

Article 3

Une requête en reconnaissance de la traite négrière transatlantique et de l'esclavage comme crime contre l'humanité sera introduite auprès du Conseil de l'Europe, des organisations internationales et de l'Organisation des Nations unies. Cette requête visera également la recherche d'une date commune au plan international pour commémorer l'abolition de la traite négrière et de l'esclavage.

Article 4

Il est instauré un comité de personnalités qualifiées chargées de proposer, sur l'ensemble du territoire national, des lieux et des actions de mémoire qui garantiront la pérennité de la mémoire de ce crime à travers les générations. Les compétences et les missions de ce comité seront fixées par décret en Conseil d'Etat.

Article 5

A l'article 48-1 de la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse, après les mots : « par ses statuts, de », sont insérés les mots : « défendre la mémoire des esclaves et l'honneur de leurs descendants, ».

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N° 1378.- Rapport de Mme Christiane Taubira-Delannon (au nom de la commission des lois) sur les propositions de loi :
- (n° 1297) de Mme Christiane Taubira-Delannon et plusieurs de ses collègues, tendant à la reconnaissance de la traite et de l'esclavage en tant que crimes contre l'humanité ;
- (n° 792) de M. Bernard Birsinger et plusieurs de ses collègues, relative à la célébration de l'abolition de l'esclavage en France métropolitaine ;
- (n° 1050) de M. Bernard Birsinger et plusieurs de ses collègues, tendant à perpétuer le souvenir du drame de l'esclavage ;
-  (n° 1302) de Mme Huguette Bello, MM. Elie hoarau et Claude Hoarau, relative à la reconnaissance de la traite et de l'esclavage en tant que crime contre l'humanité.


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