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N° 1480

ASSEMBLÉE NATIONALE

CONSTITUTION DU 4 OCTOBRE 1958

DIXIÉME LÉGISLATURE



Rapport remis à M. le Président de l’Assemblée nationale le 5 juillet 1994.

Dépôt publié au Journal Officiel du 6 juillet 1994.

 

RAPPORT

 

DE LA COMMISSION D’ENQUÊTE (1) SUR LE CRÉDIT LYONNAIS

 

Président

M. Philippe SÉGUIN,

 

Rapporteur

M. François d’AUBERT,

 

Députés.

 

AUDITIONS

 

(1) Cette commission est composée de : MM. Philippe Séguin, président, Philippe Auberger, Henri Emmanuelli (*), vice-présidents, Louis Pierna, Jean Royer, secrétaires, François d’Aubert, rapporteur ; MM. Raymond-Max Aubert, Gilles Carrez, Jean-Jacques Descamps, Yves Fréville, Alain Griotteray, Didier Migaud.

(*) M. Henri Emmanuelli a démissionné 22 juin 1994.

Banques et établissements financiers

AVERTISSEMENT AU LECTEUR

Conformément aux dispositions du paragraphe IV de l’article 6 de l’ordonnance no 58-1100 du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires et de l’article 142 du Règlement, la Commission a décidé que les auditions se dérouleraient dans les conditions du secret, tout en se réservant la possibilité de rendre public tout ou partie des déclarations des personnes entendues – ce qu’elle a finalement décidé dans un souci de transparence.

Préalablement à son audition, chaque témoin avait été informé par écrit d’une telle éventualité, qui lui était, de surcroît, rappelée verbalement par le Président de la Commission avant qu’il ne prête serment.

Un certain nombre de témoins ont demandé, au cours de leur audition, que certains de leurs propos ne soient pas publiés. Il a été fait droit à leur demande.

La Commission a ultérieurement recueilli et examiné les observations écrites de chaque témoin, invité à prendre connaissance du compte rendu de son audition et à lui proposer corrections ou coupures.

La Commission a décidé de ne retenir ces propositions que pour les propos interférant avec des procédures judiciaires en cours ou encore, à la lumière des circonstances exceptionnelles de l’espèce, mettant en jeu le secret bancaire d’une manière manifeste et susceptible d’affecter réellement les relations du Crédit lyonnais et de ses clients.

Les propos maintenus secrets sont ainsi signalés : [...]

SOMMAIRE DES AUDITIONS

Les auditions sont présentées dans l’ordre chronologique des séances tenues par la Commission

(La date de l’audition figure ci-dessous entre parenthèses)

Pages

— M. Jean Peyrelevade, Président du Crédit lyonnais (10 mai 1994)   7
M. Jean-Yves Haberer, Président du Crédit lyonnais de 1988 à 1993    
(11 mai 1994)   40
— M. Jean-Claude Trichet, Gouverneur de la Banque de France, Président    
de la Commission bancaire, Directeur du Trésor de 1987 à 1993 (18 mai 1994)   85
M. Jean-Maxime Lévêque, Président de la Banque de l’Union maritime    
et financière, Président du Crédit lyonnais de 1986 à 1988 (18 mai 1994)   135
M. Jean-Yves Haberer, Président du Crédit lyonnais de 1988 à 1993    
(19 mai 1994)   165
— M. Michel Sapin, Membre du Conseil de la politique monétaire, Ministre    
de l’Economie et des Finances d’avril 1992 à mars 1993 (25 mai 1994)   217
— M. Bernard Thiolon, Directeur général du Crédit lyonnais de 1985 à    
1992 (25 mai 1994)   244
— M. Jean Deflassieux, Président du Crédit lyonnais de 1982 à 1986    
(25 mai 1994)   271
— M.Jean-Louis Butsch, Secrétaire général de la Commission bancaire    
(25 mai 1994)   291
— M. Denis Samuel-Lajeunesse, Président de la Société lyonnaise de Banque, membre    
du conseil d’administration du Crédit lyonnais, représentant de l’Etat (direction du Trésor)    
de mars 1989 à juin 1992 (26 mai 1994)   314
— Mme Ariane Obolensky, Chef du service des affaires internationales à la    
Direction du Trésor, Chef du service des affaires monétaires et financières    
d’octobre 1988 à septembre 1992 (26 mai 1994)   332
— M. Jean-Pascal Beaufret, Chef du service des affaires monétaires et    
financières et membre du conseil d’administration du Crédit lyonnais,    
représentant de l’Etat depuis juillet 1992 (26 mai 1994)   353
— M Pierre Joxe, Premier Président de la Cour des Comptes, accompagné    
de MM. Roland Morin, Président de Chambre, et Jean Driol, Président de    
section à la Troisième chambre (31 mai 1994)   384
— M. Edmond Alphandéry, Ministre de l’Economie (1er juin 1994)   416
— M. Albert Pavie, Commissaire aux comptes, et de M. Kevin Pilgrem,    
Responsable technique (2 juin 1994)   456
— M. Marc Ladreit de Lacharrière, Président de Fimalac, membre du    
conseil d’administration du Crédit lyonnais en tant que personnalité    
qualifiée de septembre 1986 à début 1994 (8 juin 1994)   496
— M. Pierre Gisserot, Chef du service de l’Inspection générale des    
Finances, membre du conseil d’administration du Crédit lyonnais,    
représentant de l’Etat depuis septembre 1986 (8 juin 1994)   512
— Mme Denise Gerlat, membre du conseil d’administration du Crédit    
lyonnais, représentant du personnel depuis 1982 (CGT) (8 juin 1994)   532
— M. Jacques Journoud, membre du conseil d’administration du Crédit    
lyonnais, représentant du personnel depuis 1982 (FO) (8 juin 1994)   542
— M. Georges Vigon, en retraite. Président du directoire du CLBN de 1981    
à 1988, Directeur au siège, responsable Europe jusqu’en 1991 (8 juin 1994)   550
— M. Christian Peene, Directeur des Financements et des Services à    
l’Immobilier au Crédit lyonnais (8 juin 1994)   577
— M. François Gille, Directeur général du Crédit lyonnais de décembre    
1992 à avril 1994 (9 juin 1994)   600
— M. Jacques de Larosière, Président de la Banque européenne de    
reconstruction et de développement (BERD), depuis 1993, Gouverneur de la    
Banque de France de 1987 à 1993 (15 juin 1994)   630
— M. Alexis Wolkenstein, Directeur général adjoint, chargé de la direction    
centrale des affaires internationales au Crédit lyonnais, en retraite depuis    
le 31 décembre 1992 (15 juin 1994)   657
— M. Jean-François Hénin, ancien Directeur général d’Altus, actuellement    
Président de Electricité et Eaux de Madagascar (15 juin 1994)   670
— M. Michel Gallot, directeur de la direction centrale des groupes    
d’entreprises et des affaires immobilières jusqu’en 1991, Président de la    
Société de Banque occidentale jusqu’en mai 1994 (15 juin 1994)   691
— M. Jean Peyrelevade, Président du Crédit lyonnais (16 juin 1994)   716
— M. Jean-Yves Haberer, Président du Crédit lyonnais de 1988 à 1993    
(22 juin 1994)   760

Audition de M. Jean PEYRELEVADE

Président du Crédit lyonnais

(Extrait du procès-verbal de la séance du mardi 1 mai 1994)

Présidence de M. Philippe Séguin, Président

M. Jean Peyrelevade est introduit.

M. le Président lui rappelle que les dispositions législatives relatives aux commissions d’enquête lui ont été communiquées. A l’invitation du Président, M. Jean Peyrelevade prête serment.

M. Jean PEYRELEVADE : Monsieur le Président, messieurs les Députés, le Crédit lyonnais a subi une crise majeure qui le laisse exsangue. Sans l’appui de l’Etat et des autres actionnaires, sans l’opération financière à laquelle nous avons procédé en accord avec le ministère des Finances et le Premier ministre, sa survie eût été en cause.

Bien entendu, devant une telle situation, je comprends complètement le souci de la représentation parlementaire de comprendre ce qui s’est passé. Vous me permettrez d’insister sur une ou deux conditions qui me paraissent nécessaires, dans ce travail d’enquête, si l’on ne veut pas que notre responsabilité de redressement du Crédit lyonnais ne soit rendue encore plus difficile à exercer.

Pour des raisons tout à fait légitimes et parce que vous cherchez à comprendre ce qui s’est passé, vous êtes tournés vers le passé. Toute la maison, ses dirigeants, ses cadres, ses personnels, sont maintenant tournés vers l’avenir, ils essaient de reconstruire un fonds de commerce qui a été atteint et n’ont qu’un souci qui est d’oublier cette espèce de période noire, sur laquelle je reviendrai.

Le Crédit lyonnais est dans une situation encore très fragile. Je ne me permettrais pas de soulever les quelques problèmes que je vais évoquer si je n’avais pas une conscience aiguë de la fragilité de la société.

Une banque n’est pas une entreprise exactement comme les autres. Elle fonctionne à partir de la confiance de ses clients, du public et des marchés. Dès lors que cette confiance est atteinte, les enchaînements dramatiques peuvent se dérouler de manière extrêmement rapide.

Prenons l’exemple des marchés. Nous sommes actuellement sous surveillance avec implication négative de la part d’une ou deux agences de « rating ». Chaque fois que l’opinion des marchés se dégrade, chaque fois que notre « rating » (sic) se dégrade, le coût de notre ressource augmente et un certain nombre d’opérations ne sont plus possibles. Chaque fois que notre « rating » se dégrade, une partie de notre fonds de commerce s’en va. C’est déjà le cas aux Etats-Unis. Ce sera demain le cas sur la quasi totalité des places financières si nous n’arrivons pas à mettre fin au processus continu de dégradation de notre « rating », depuis plusieurs mois.

S’agissant de la confiance des clients, je sais que le secret bancaire est souvent considéré par ceux auxquels on l’oppose comme un archaïsme. Je pense qu’aucun d’entre vous n’apprécierait de voir sa situation personnelle étalée dans la presse. C’est pourquoi, pour ma part, je considère, au contraire, que le secret bancaire est un élément constitutif du respect des droits individuels.

Il est très clair que si, sur un seul de nos clients, cette exigence majeure de notre profession — dont la violation est également un délit pénal —, n’est pas respectée, ce sont tous nos clients qui penseront demain que nous n’avons plus la capacité, la force ou la vertu de faire respecter cet élément de base de notre déontologie.

Tels sont les quelques éléments que je voulais rappeler. Je collaborerai pour ma part complètement aux travaux de cette Commission d’enquête. Je lui dirai ce que je sais. Mais je souhaitais rappeler en introduction quel genre d’être nous traitons et à quel point une détérioration de son crédit porterait atteinte non seulement à lui-même, mais également à la place de Paris.

Je sais très bien qu’on peut dire que le fait d’étudier ce qu’a été la vérité et de la révéler permet aussi de l’exorciser et d’éviter que des phénomènes identiques ne se reproduisent. De ce point de vue, je fais totalement confiance à la représentation parlementaire, mais en ce qui concerne nos clients, les marchés, notre environnement externe, la presse financière internationale, plus on parlera du passé du Crédit lyonnais et plus le travail vers l’avenir sera difficile à accomplir.

Après cette introduction, probablement trop longue, je vous livrerai un élément de diagnostic sur ce qui s’est passé. Je suis faillible. Je n’ai qu’une connaissance très partielle du dossier. Je n’ai pas cherché spécifiquement à comprendre ce qui s’est passé, puisque mon travail est de redresser cette maison. Par conséquent, ce que je vous livrerai, c’est une intuition et non pas une certitude. Mais cette intuition est forte et étayée par les dossiers qui sont venus normalement à ma connaissance à l’occasion de mon travail ordinaire de président de ce groupe.

Nous sommes dans un cas où, même de l’intérieur, et quand on n’a pas vécu toute l’histoire, on a beaucoup de mal à comprendre comment les choses ont pu se passer. Je ne suis pas sûr que les gens restés en place durant toute cette période en aient eux-mêmes une vision très claire.

Si je devais résumer, mon premier sentiment c’est que nous sommes en face d’une aventure où, comme cela arrive rarement, mais quelquefois, dans les affaires humaines, l’incroyable est vrai, l’invraisemblable est vrai.

En face de cette situation, que tout esprit rationnel a beaucoup de mal à accepter, on cherche des explications rationnelles. On cherche une interprétation éventuellement romanesque qui pourrait laisser penser que tels ou tels échelons à haut niveau ont été complaisants envers des tentatives de corruption de nature diverse. On peut penser à la pénétration d’une partie de l’état-major par des circuits divers de recyclage d’argent sale. On peut penser à une vaste conspiration politique qui aurait fait du Crédit lyonnais l’instrument d’une volonté particulière.

Je ne crois, pour ma part, à aucune de ces explications. Je n’ai, en tout cas, rien trouvé dans le dossier qui me laisse penser que telle ou telle de ces explications ait un début de commencement de vérité pour expliquer l’ampleur des problèmes auxquels nous sommes désormais confrontés.

Dans un système totalement monarchique, comme beaucoup de sociétés françaises, privées ou publiques, et dont je m’empresse de dire que la responsabilité revient à l’histoire — quand j’étais moi-même au Crédit lyonnais, il y a une vingtaine d’années, le système l’était déjà et je pense qu’il l’a toujours été depuis Henri Germain —, la personnalité du président revêt, bien entendu, une importance considérable.

Je considère, pour ma part — votre commission jugera ensuite sur pièces — que, à l’été 1986, la banque, telle qu’elle fut laissée par M. Jean Deflassieux, était une banque saine, normale.

Je pèse mes mots. Je vais critiquer certains de mes prédécesseurs, mais je crois que l’ampleur de l’événement le justifie. Je le ferai néanmoins avec beaucoup d’humilité, conscient d’être aussi moi-même, dans la fonction que j’occupe, sujet à critique. Président d’entreprise depuis une dizaine d’années, je connais donc les droits et les obligations de ce type de fonction. Je dirai donc ce que je vais dire en pensant que je suis, moi aussi, l’objet éventuel de critiques ou que je peux le devenir.

Je crois qu’à partir de 1986 se sont succédé deux présidents ayant, pour des raisons différentes, une caractéristique commune, qui est un mauvais jugement sur le risque bancaire.

Le premier est un banquier de longue date, qui ne s’est jamais distingué par des jugements très conservateurs en matière de risque. I1 a apporté son tempérament au Crédit lyonnais, système monarchique. Il est resté un peu moins de deux ans.

Le second, selon moi, a conduit cette maison suivant une ligne que je continue à ne pas comprendre. Nous sommes au delà de ce que j’appelais, il y a un instant, un mauvais jugement sur certains risques ; nous sommes dans un système de développement dans lequel je considère que certaines des disciplines élémentaires de notre métier ont été complètement oubliées. Je m’excuse de la sévérité de ce jugement, mais il est très exactement celui que je ressens.

Comment se sont manifestés ces deux tempéraments ?

L’un des paradoxes de la situation du Crédit lyonnais, mais également l’une de ses chances, c’est que tous les métiers traditionnels de la banque — la banque commerciale en France et à l’étranger, la banque de marché — sont exercés avec une productivité certes insuffisante — j’y reviendrai — mais par des équipes de professionnels et à l’intérieur d’un système de valeurs et de prises de décisions qui me paraît raisonnablement adapté à la réalité du métier de banquier.

Les problèmes du Crédit lyonnais proviennent donc d’un petit nombre de dossiers, d’un tout petit nombre de dossiers, si je puis dire, situés aux frontières, et qui ont, pour des raisons diverses, différentes d’un dossier à l’autre, en tout cas apparemment, échappé aux contrôles habituels de la technostructure centrale qui, dans certains cas, a été écartée des dossiers, dans d’autres cas, parlait sans être écoutée, et, dans d’autres cas enfin, a pu purement et simplement se tromper.

Ces dossiers sont au nombre de cinq : toutes les affaires du Crédit lyonnais Hollande, Altus, Pelège, SDBO et International Bankers.

Sans ces cinq dossiers, je pense que le Crédit lyonnais eût été redressable par ses propres efforts, et qu’il aurait eu, comme d’autres banques, à faire face simplement à une crise économique et surtout à une crise immobilière extrêmement profonde. La situation eût été difficile, délicate, mais je ne pense pas qu’on aurait eu besoin de faire appel à des méthodes, à des techniques de redressement peu utilisées jusqu’alors, en tout cas en France et à cette échelle.

Lorsqu’on cherche les éléments communs à ces cinq dossiers, on n’en trouve malheureusement qu’un, qui est la mauvaise gestion. Vous ne trouverez aucun autre point commun d’un dossier à l’autre. Ils ont une caractéristique commune qui est une erreur de jugement profonde sur l’issue des concours accordés, et, ce qui est probablement psychologiquement très important, le refus permanent de reconnaître que l’on a pu se tromper.

Chacun sait que l’acte le plus difficile pour un banquier, c’est de savoir, comme on dit dans notre jargon, se « couper un bras ». Quand on est engagé dans un dossier difficile et qu’on se « coupe un bras », on reconnaît, vis-à-vis de ses collaborateurs et de l’environnement extérieur, que l’on s’est trompé. Sur ces cinq dossiers, le groupe Crédit lyonnais, ses présidents, se sont trompés et ont refusé de le reconnaître. C’est-à-dire qu’au lieu de se « couper un bras », ils sont, à chaque fois, allés jusqu’ au bout de la catastrophe.

A mes yeux, donc, les problèmes du Crédit lyonnais proviennent d’un petit nombre de dossiers, échappant, volontairement ou involontairement, au contrôle central et caractérisés par des critères de gestion peu ordinaires.

J’évoquerai un dernier aspect qu’il ne faut pas négliger, bien qu’on l’ait très peu évoqué. La mauvaise gestion ne s’est pas appliquée seulement au jugement sur les risques. J’insisterai sur trois autres éléments qui font que là aussi, la tâche de redressement sera longue, difficile, qu’elle exigera peut-être encore de l’argent, et que cette grande maison restera pendant au moins deux ou trois ans dans une situation extrêmement fragile.

Le premier est le surinvestissement. En matière d’investissement, de prises de participations commerciales et industrielles, le Crédit lyonnais équivaut à la BNP et à la Société générale réunies. J’ajoute qu’en matière de crédit immobilier, ce qui recoupe une grande partie des difficultés en matière de risques dont j’ai parlé il y a quelques instants, le volume d’encours représente aussi la BNP et la Société générale réunies.

Comme, bien entendu, le Crédit lyonnais n’a pas les fonds propres de la Société générale et de la BNP réunies, cet effort d’investissement considérable réalisé en quatre ou cinq ans a dû être financé par des capitaux d’endettement. La structure du bilan est donc totalement déséquilibrée, ce qui pèse sur la rentabilité du groupe, puisque, les participations ne rapportant que 2 à 3 % par an, c’est-à-dire un bon dividende, et coûtant 7 à 8 % au passif en refinancement, sur 50 milliards de F. de fonds de roulement négatif, nous avons une perte de recettes annuelle de l’ordre de 2 à 2,5 milliards de F., qui nous manquent cruellement aujourd’hui.

Deuxième élément, une dégradation, depuis plusieurs années, de la productivité de la banque, en tout cas en valeur relative, par rapport à ses grands concurrents, résultant d’une progression régulière des frais généraux, alors que les effectifs sont plutôt déclinants, rapportée à une progression des recettes qui, à périmètre constant, est beaucoup moins élevée. Depuis quatre ou cinq ans, la banque était ainsi engagée dans « un effet ciseau négatif », Les recettes augmentant moins vite que les dépenses, cela se traduisait par une dégradation de la productivité et de la rentabilité par tête.

Troisième élément, et cela a été pour moi une surprise pas très agréable, c’est une banque dans laquelle il n’y a pratiquement plus de plus-values latentes. Toutes les plus-values latentes ont été consommées, précisément pour financer l’effort d’investissement dont j’ai parlé.

Sur ces trois points, à nouveau — je le répète, chacun est faillible et j’ai conscience de mon outrecuidance de porter un jugement aussi définitif —, les principes de base de la gestion d’une entreprise n’ont pas été respectés. Et là, nous sommes en dehors des dossiers de crédit, nous sommes sur le fonctionnement général d’une entreprise de grande dimension.

Monsieur le Président, j’en ai terminé avec cette trop longue introduction, par laquelle je voulais appeler l’attention de la commission sur notre situation et les contraintes qu’elle implique et lui faire part de mon sentiment sur ce qui s’est passé.

M. le Président : Je vous remercie, Monsieur le Président.

M. le Rapporteur : Monsieur le Président, après avoir écouté vos explications et vos intuitions avec la plus grande attention, j’entrerai immédiatement dans le vif du sujet.

Ce que vous avez appelé le surinvestissement présente au moins deux aspects.

Le premier est celui de la banque-industrie. Des croisements parfois curieux donnent l’impression que le Crédit lyonnais courait après des fonds propres, sans doute un peu artificiels dans de nombreux cas, mais qui permettaient une croissance et une très forte augmentation des engagements, ce qui rejoignait peut-être la préoccupation des anciens présidents de présenter le bilan le plus important possible et de bénéficier d’une sorte d’effet de puissance.

Le second aspect concerne les réseaux étrangers. Dans l’opération d’assainissement, vous avez souhaité, et on le comprend, les conserver. Nous souhaiterions savoir comment ont été traités ces réseaux étrangers et quels sont leurs résultats financiers.

Le cas du CLBN est un peu particulier. Vous nous avez dit qu’au moment du départ de M. Deflassieux, en 1986, la banque était saine et normale. A l’époque, pourtant, sans pour autant avoir eu affaire aux gens dont la presse a souvent fait état, le CLBN s’était déjà lancé dans des opérations un peu aventureuses, notamment dans le cinéma américain. J’aimerais d’ailleurs savoir quelles sont aujourd’hui les relations avec le CLBN. Quelle est son autonomie en matière d’engagements ? Avez-vous rehaussé les niveaux ou les avez-vous conservés dans leur état antérieur ?

Par ailleurs, quels sont les résultats des banques espagnoles, comme la banque Jover ou le Banco commercial ? Quelle est votre impression ? Est-ce une activité utile ou difficile à supporter ? Comment sont traitées les sur-valeurs — puisque ces banques ont été payées cher — dans les comptes du Crédit lyonnais ? En combien d’années est-il prévu de les amortir, les pratiques bancaires étant différentes d’un pays à l’autre ?

Qu’en est-il de l’Italie avec le Credito Bergamasco, même si je crois qu’il n’y a là guère de problèmes de fond ?

Enfin, l’installation du Crédit lyonnais à Saint-Petersbourg était-elle une bonne affaire ? Combien a-t-elle coûté ? Combien coûte-t-elle aujourd’hui en fonctionnement ? Quel est le volume d’affaires qui en ressort ?

M. Jean PEYRELEVADE : Je répondrai au Rapporteur en faisant une réponse commune. Ce qui est en cause, à mes yeux, la plupart du temps, ce n’est pas l’orientation de la politique, ce sont ses modalités d’exécution.

Le Crédit lyonnais Hollande, à l’époque la banque Slavenburg, a dû être racheté par le Crédit lyonnais à la fin de l’année 1981. C’était une banque dans un état catastrophique et qui, elle, était manifestement pénétrée par un certain nombre de réseaux. Elle fut, je crois, redressée d’une manière normale entre 1982 et 1986.

Le paradoxe de cette situation, c’est que l’homme qui l’a redressée, M. Vigon, qui était considéré comme un grand professionnel, est ensuite devenu le principal responsable de sa rechute dans une situation encore plus grave qu’ auparavant.

Que s’est-il produit ? M. Vigon qui considérait le financement du cinéma comme une activité à très haute marge — ce qui est généralement associé à un risque d’une qualité plus discutable —, avait demandé à poursuivre cette activité qui existait depuis toujours à la banque Slavenburg.

A ma connaissance, je cite de mémoire, lorsque M. Deflassieux a quitté le Crédit lyonnais, les encours dûment autorisés pour le financement du cinéma étaient de l’ordre de 250 millions de dollars. Dès lors qu’on a décidé de financer des producteurs de cinéma, ce chiffre me paraît parfaitement acceptable. Ce chiffre a dû passer à quelque 900 millions de dollars sous la présidence de M. Lévêque et il a dû atteindre quelque 4 milliards de dollars sous la présidence de M. Haberer. La totalité de l’activité cinéma a été rapatriée à Paris par M. Haberer lui même après l’OPA de M. Parretti sur MGM.

Je puis, autant que faire se peut, vous rassurer. Le métier de banquier est toujours plein d’aléas, mais, a priori, le Crédit lyonnais Hollande est devenu une banque tout à fait ordinaire, classique, banale.

S’agissant des réseaux étrangers, là non plus, je crois que la politique n’est pas en cause. Compte tenu de l’intégration européenne et des perspectives éventuelles d’apparition de la monnaie unique, il est parfaitement sain pour un grand banquier commercial de souhaiter une présence dans les différents pays européens.

Cette politique a été menée de manière très contrastée. Il est clair, mais c’est facile à dire a posteriori, que je n’aurais pas acheté certains des actifs aux prix où ils l’ont été. D’autres vont probablement se révéler d’excellentes affaires.

Je pense que, là aussi, on assiste à un certain surinvestissement, mais à partir d’une politique que je crois fondée et qui me paraît, en tout cas, moins critiquable que l’extraordinaire expansion qui a été donnée à la banque-industrie. Je pense que l’affaire BfG, en Allemagne, qui est très importante, devrait bien tourner. C’est certainement un pari, mais elle fait du Crédit lyonnais le seul banquier français à être réellement installé sur le marché allemand.

Globalement le réseau européen gagne de l’argent. Il devrait en gagner plus, mais il en gagne. Le seul point noir est l’Espagne. Je considère que le rachat des deux banques espagnoles a été effectué à des prix élevés et que nous aurons du mal à y trouver une rentabilité convenable. Mais c’est le seul pays en Europe où nous perdons de l’argent. Partout ailleurs, nous en gagnons, et je pense que nous en gagnerons de plus en plus dans les années qui viennent.

L’amortissement des sur-valeurs est tout à fait classique. Je ne puis vous dire s’il est prévu sur vingt ou trente ans, mais il est sur longue durée, conformément aux usages de la banque.

J’ajouterai que les sur-valeurs ne sont pas si élevées que cela. Cela ne signifie pas que les actifs n’ont pas été achetés cher, mais que, suivant une habitude non seulement reconnue par les comptables mais imposée par les commissaires aux comptes, et que j’avais considérée à l’UAP avec un peu de surprise, on déduit des sur-valeurs la valeur des fonds de commerce. Par conséquent, quand on achète de gros fonds de commerce, certains considèrent qu’il est justifié de les payer très cher, ce qui atténue d’autant les sur-valeurs.

Voilà pour le réseau européen. Il a été constitué d’une manière rapide. Certains actifs, notamment ceux de l’Espagne, ont été achetés cher, mais pour l’essentiel, le pari ne me parait pas déraisonnable.

La Russie est aussi un cas caractéristique. I1 était normal que le Crédit lyonnais ouvrît une antenne en Russie. Je ne suis pas sûr qu’il fallait commencer par Saint Petersbourg, pour la raison que le Crédit lyonnais s’était implanté dans cette ville au début du XIXe siècle. Il eût mieux valu commencer par Moscou, ce qui est maintenant chose faite. La distribution de nos forces en Russie est inégale et mal répartie. L’investissement physique à Saint-Petersbourg n’était pas très raisonnable compte tenu de l’activité économique sur place. Une fois de plus, il s’agit davantage d’une question de modalités que d’une question de principe.

M. le Rapporteur : J’aimerais avoir des précisions concernant les relations entre le CLBN et le Crédit lyonnais sous la présidence de M. Haberer. A votre connaissance, la Banque centrale de Hollande avait-elle alerté le Crédit lyonnais France de l’expansion un peu rapide et désordonnée du CLBN ?

Le rapport d’activité fait état des stocks de provisions et des engagements pour le cinéma au 31 décembre 1993, mais ne distingue pas la MGM des autres producteurs américains. On comprend très bien qu’on n’entre pas dans le détail en ce qui concerne la MGM, mais je souhaiterais connaître le montant des provisions et des engagements dans le reste du cinéma américain.

Dernier point de détail, en ce qui concerne la BfG, quel est l’engagement du Crédit lyonnais dans l’affaire Schneider, bien que cela sorte légèrement de notre calendrier ?

M. Jean PEYRELEVADE : Cela en sort d’autant plus que c’est postérieur au 31 décembre 1993. Je vous répondrai néanmoins volontiers. Notre engagement est de 120 à 130 millions de deutschemark, mais avec des hypothèques de premier rang très solides qui font que nous ne prévoyons pas un niveau de provisions supérieur à une dizaine de millions de deutschemark.

De mémoire, le cinéma américain hors MGM représente quelque deux milliards de dollars d’encours, provisionnés, au 31 décembre 1993, à hauteur d’environ 80 %. A mon avis, cela n’est pas fini. Nous devrions avoir encore un à deux milliards de F. à passer en provisions. Autrement dit, la perte est quasiment totale.

Votre question sur la Banque centrale hollandaise est intéressante et confirme mon jugement sur le caractère incroyable de ce qui s’est produit.

Sauf erreur de ma part, la Banque centrale hollandaise a commencé à alerter le Crédit lyonnais Hollande dès la fin de l’année 1987. Elle a manifesté son inquiétude sur l’augmentation continue des encours par des courriers réguliers adressés au Crédit lyonnais Hollande, dont je rappelle qu’il est gouverné par un directoire — cela me paraît important, car cela montre que le caractère incompréhensible des choses se retrouve à tous les niveaux — comprenant une majorité de Hollandais.

La même Banque centrale a écrit à partir de la fin de l’année 1989 au Crédit lyonnais Paris pour lui demander de contre-garantir les engagements de sa filiale hollandaise envers MM. Parretti et Fiorini, car elle n’était pas satisfaite des réponses obtenues de la part du directoire du Crédit lyonnais Hollande. Le président du Crédit lyonnais a donné cette garantie, par écrit, à la Banque centrale hollandaise en janvier ou février 1990.

J’ajoute pour être complet que copies des échanges de lettres entre la Banque centrale de Hollande et le président du Crédit lyonnais ont été adressées par la Banque centrale de Hollande à la Commission de contrôle des banques françaises aux mêmes dates, c’est-à-dire, compte tenu du délai de transmission, en février ou mars 1990.

M. le Président : Monsieur le Président, votre prédécesseur immédiat explique dans la presse que là où certains voient un mauvais jugement sur le risque bancaire, il y avait stratégie délibérée, avec, d’ailleurs, l’assentiment des autorités de tutelle. Votre prédécesseur explique que pendant la période de vaches grasses, les résultats ont été brillants — tel fut bien le cas en 1988, 1989, 1990, 1991 — et qu’il n’était donc pas anormal, dès lors que la crise immobilière et économique survenait, que les désagréments fussent à la hauteur des succès passés. Quelle est votre appréciation sur ces déclarations ?

M. Jean PEYRELEVADE : Monsieur le Président, M. Haberer a partiellement raison de plaider de cette manière. Il est clair que la récession économique et la crise de l’immobilier, notamment en région parisienne, ont frappé beaucoup d’entre nous de manière inattendue et de façon beaucoup plus brutale que nous l’escomptions. Donc, si aveuglement il y a eu, celui-ci fut collectif. Je pourrais dresser une longue liste d’institutions bancaires qui, dans cette période de prospérité, se sont engagées sans le savoir au-delà du raisonnable et ont dû ensuite payer les pots cassés.

J’ajoute que beaucoup d’entre elles ont perdu, en valeur relative, beaucoup plus que le Crédit lyonnais. Je ne citerai pas de noms, ils sont dans l’esprit de tout le monde. Il serait facile de dresser une très longue liste.

Je rappellerai également que pour exactement les mêmes raisons, c’est-à-dire le fait qu’on surfe sur la vague de la prospérité, on oublie qu’il existe des cycles économiques et des phénomènes de bulles spéculatives, cela s’est produit à maintes reprises dans l’histoire de la banque. Récemment encore, la totalité du système bancaire scandinave a quasiment éclaté, ce qui a entraîné, s’agissant de banques privées, une recapitalisation par l’Etat, en Suède et en Norvège, beaucoup plus importante en valeur relative que celle dont le Crédit lyonnais a fait l’objet.

Sur cette partie-là du discours, je suis d’accord. Une fois de plus, je serais malvenu de critiquer un manque de prescience à l’égard de ces événements qu’aucun d’entre nous n’a eue.

En revanche, pour répondre à la dernière question de M. François d’Aubert, lorsqu’un président de banque reçoit une lettre d’une banque centrale, lui disant : « Je suis suffisamment inquiet quant à la qualité de vos risques concernant M. Parretti et M. Fiorini pour vous demander une garantie de la maison mère et pour écrire à votre autorité de contrôle, la Commission de contrôle bancaire en France », je considère que cela appelle une autre réaction que celle dont j’ai trouvé trace.

Je prendrai un autre exemple. Je ne vois pas dans quelle mesure ce qu’il y a autour d’Altus relève de ce type d’explication. Nous ne sommes plus dans de la banque classique. Nous ne sommes plus dans le cas d’un banquier classique se trompant sur la nature du risque et sur la conjoncture économique. S’il n’y avait eu que cela, je le répète, je pense que nous ne serions pas ensemble ici. Mais il y a eu, sur quelques dossiers, un comportement qui me paraît relever d’un fonctionnement professionnellement hors de raison.

M. Henri EMMANUELLI : Monsieur le Président, j’avais l’intention de rester dans les généralités, mais puisqu’on a commencé à parler de certains dossiers, je poserai à mon tour quelques questions un peu plus précises.

Compte tenu de la conjoncture économique et financière, peut-on considérer la situation du Crédit lyonnais comme étant sans précédent, en France et dans les autres pays du G 7 ?

A cet égard, Monsieur le Président de la Commission, il conviendrait, afin que nous puissions étayer notre jugement, que nous disposions d’un tableau sur toutes les banques qui, dans les cinq dernières années, en France, en Scandinavie et aux Etats-Unis, se seraient trouvées soit dans une situation aussi grave soit, comme vous l’a dit M. Peyrelevade, dans une situation beaucoup plus grave en valeur relative. Cela nous est indispensable pour apprécier la situation relative du Crédit lyonnais dans une conjoncture de crise. C’est une chose si le Crédit lyonnais, grande banque, est le seul à être dans cette situation, c’en est une autre si, un peu partout, des banques se sont trouvées dans une situation analogue ou dans des situations plus graves, y compris sur la place de Paris. M. Peyrelevade n’a pas cité de nom, je le comprends, car ce sont des concurrents, mais je pense à la banque Hervet et à quelques autres qui se trouvent dans des situations plus catastrophiques en valeur relative.

Monsieur le Président Peyrelevade, vous avez cité cinq dossiers dont vous nous avez dit qu’ils avaient obligé le Crédit lyonnais à recourir à des procédures exceptionnelles, et notamment à ses actionnaires. S’agit-il de la liste exhaustive des créances douteuses du Crédit lyonnais dépassant les 500 millions de F. ou bien y en a-t-il d’autres ? Si oui, je souhaiterais les connaître.

Par ailleurs, quand MM. Parretti et Fiorini, dont on parle beaucoup, sont-ils devenus, directement ou indirectement, clients du Crédit lyonnais ?

Enfin, pourrez-vous nous fournir, pour ces cinq dossiers et peut-être pour quelques autres représentant une créance supérieure, par exemple, au milliard de F., l’évolution des risques dans le temps, année par année. Nous auditionnerons demain M. Haberer, puis, ultérieurement, M. Lévêque et M. Deflassieux. I1 serait bon que nous l’ayons alors sous les yeux.

S’agissant de l’affaire hollandaise, j’ai été frappé d’apprendre que le montant du risque, qui était de 250 millions de dollars au moment du départ de M. Deflassieux, a été multiplié par quatre en deux ans, puis à nouveau par quatre en cinq ans. L’évolution de ce risque, notamment ses accélérations, m’intrigue à bien des égards.

M. Jean PEYRELEVADE : Oui, il y a eu des précédents, en France et dans le monde, et pour des valeurs relatives plus élevées. Vous n’aurez pas de difficulté à dresser une longue liste.

En ce qui concerne le montant de nos provisions, je suis navré de devoir vous dire que cela relève du secret bancaire. Sauf exception dûment assumée, nous ne faisons jamais connaître le niveau de nos provisions par clients, pour l’excellente raison que nous tenons beaucoup à essayer de récupérer le maximum d’argent. Dès lors qu’on dit à quelle hauteur un dossier est provisionné, on est assuré de ne jamais récupérer plus que le solde après provisionnement.

Je peux vous dire que nous avons aujourd’hui, globalement, 70 milliards de F. de provisions au bilan du Crédit lyonnais.

Les dossiers que j’ai cités sont ceux dont les conséquences sont les plus lourdes. Pour chacun d’entre eux, la perte probable est au minimum de 2 milliards de F.

M. Henri EMMANUELLI : C’est le montant minimum ?

M. Jean PEYRELEVADE : Oui, c’est le montant minimum. Les pertes sont au moins de deux milliards par dossier, et beaucoup plus lourdes pour certains d’entre eux. J’y reviendrai dans quelques instants.

Mais je ne vous donnerai pas une liste des provisions par client.

S’agissant, en revanche, des évolutions historiques et de M. Parretti et de M. Fiorini, je peux parler assez longuement, car j’ai personnellement vécu l’arrivée de M. Parretti dans les affaires cinématographiques, en ayant connaissance, dès le printemps 1988, que M. Parretti et M. Fiorini étaient liés.

Entre 1986 et 1988, j’étais président de la banque Stern et j’avais par ailleurs une activité indépendante de conseil des Wagons-Lits.

Au printemps 1987, nous avons essayé, avec les Wagons-Lits, d’acquérir la chaîne d’hôtels espagnols Melia. Nous avons été battus par quelqu’un qui a offert un prix très élevé. Etant conseil des Wagons-Lits, j’ai été très vexé de cette défaite et j’ai essayé de savoir qui avait acheté. J’ai trouvé la société SASEA, enregistrée à Genève et possédant une filiale à Luxembourg. Elle avait, à l’époque, un capital de 50 millions de dollars. Je n’en avais jamais entendu parler auparavant. J’ai cherché dans la brochure annuelle quels étaient les actionnaires. Je n’en ai pas trouvé trace. En revanche, j’y ai trouvé les noms des dirigeants, dont celui de M. Fiorini. J’ai téléphoné à plusieurs personnes en Italie pour savoir qui était M. Fiorini.

Il se trouve que, dans le même temps, la banque Stern était en train de conduire un raid sur le groupe Rivaud. Pour ce faire, M. Edouard Stern, actionnaire à 100 % de la banque, et moi-même, son président, étions associés à la banque Dumenil Leblé, en la personne de Jacques Letertre.

Ce raid a commencé dès le début de l’année 1987. Environ dix-huit mois après, c’est-à-dire au printemps 1988, nous étions parvenus à obtenir 47 à 49 % de la structure de holding du groupe Rivaud, société belge. Un jour où nous cherchions désespérément les 2 % qui nous manquaient, nous nous sommes aperçus que M. Letertre était en train, de son côté, de vendre en Bourse. J’ai pu vérifier par la suite, mais vous me permettrez de ne pas citer mes sources, que M. Letertre, qui était notre allié et qui avait engagé de l’argent dans l’opération, travaillait en fait pour le compte de M. de Ribes, c’est-à-dire l’homme que nous étions en train d’attaquer.

Bien entendu, cela provoqua une vive réaction de la part d’Edouard Stern et de moi-même à l’encontre de M. Letertre qui, quinze jours ou trois semaines plus tard, probablement pour se sortir de ce guêpier, mais j’ai aujourd’hui tendance à penser que tout cela était parfaitement organisé à l’avance, nous présenta un acheteur. Cela devait avoir lieu en mars ou avril 1988. Vous pourriez vérifier les dates avec Edouard Stern. Cet acheteur proposait de nous racheter pour 1,2 milliard de F. quelque chose dont le prix de revient pour Dumenil Leblé et pour la banque Stern était de l’ordre de 600 millions de F. Autrement dit, nous avions réussi, en quatorze ou quinze mois, à doubler la valeur du titre que nous avions acheté.

Edouard Stern m’a dit alors : « il y a un temps pour la bataille et un temps pour la paix, nous allons traiter à ce prix ». J’ai demandé qui était l’acheteur. On m’a répondu : « M. Parretti ». Le seul souvenir que j’avais de lui, indépendamment de ce que je lisais dans la presse française, c’est ce qui m’était arrivé, un an avant, avec M. Fiorini. J’ai répondu que je ne livrerais pas les titres à M. Parretti sans une caution bancaire.

Edouard Stern, qui avait très envie de boucler cette affaire convainquit M. Letertre qu’il fallait absolument une caution bancaire. Quinze jours plus tard, la caution bancaire est arrivée et l’opération a été bouclée. Je puis dire que nous étions avant juillet 1988, puisque après je n’étais plus chez Stern, ayant été nommé à l’UAP.

Au printemps 1988, le Crédit lyonnais Hollande a proposé de délivrer une caution bancaire de 1,2 milliard de F. en faveur de M. Parretti. J’ai fait quelque chose que fait rarement un bénéficiaire de caution — cela aussi, Edouard Stern pourra vous le confirmer — j’ai décroché mon téléphone pour appeler non pas M. Lévêque, car je ne le connaissais pas, mais un des membres de l’état-major du Crédit lyonnais, à qui j’ai demandé : « Etes-vous sûr de délivrer 1,2 milliard de F. de caution bancaire en faveur de M. Parretti ? » Je le faisais d’autant plus qu’à l’époque, sous réserve d’un résultat électoral aléatoire, l’hypothèse de mon arrivée au Crédit lyonnais était relativement raisonnable. Surpris par ce comportement, et comme j’avais gardé de l’attachement pour cette maison, j’essayais de comprendre. Quarante-huit heures plus tard, la réponse fut : « Oui, nous délivrons la caution ».

Nous avons vendu nos titres Rivaud au printemps 1988 contre caution du Crédit lyonnais.

Ces titres Rivaud, de la structure de tête du groupe et d’un certain nombre de sociétés autour, étaient destinés, dans l’esprit de M. Parretti, à être échangés contre des titres Pathé. C’est pourquoi je pense que le plan était organisé depuis l’origine et que M. Parretti connaissait antérieurement M. de Ribes. C’est cette transaction d’échange de titres Rivaud contre des titres Pathé qui, grâce à l’action d’un certain nombre de gens, fut bloquée par le gouvernement, qui avait changé.

M. Henri EMMANUELLI : Quand sont-ils devenus clients ?

M. Jean PEYRELEVADE : A ma connaissance, au plus tard dans le courant de l’année 1988. Je suis sûr qu’ils étaient déjà clients au printemps 1988. Je pense que le Crédit lyonnais Hollande avait déjà accordé des crédits à M. Parretti et à M. Fiorini depuis le milieu 1987 ou la fin de l’année 1986.

Parmi les dossiers que je n’ai pas cités, parce que la perte probable me parait inférieure au chiffre que j’ai indiqué, figure le dossier Maxwell. Maxwell n’était pas client du Crédit lyonnais à l’époque où M. Deflassieux en était le président. Il est devenu client et un client relativement important à l’époque où M. Lévêque était président. M. Haberer a fait décroître très fortement l’encours de Maxwell.

La SDBO, qui est une filiale du groupe, comporte deux dossiers notables.

Le premier est le dossier Tapie. Il intéresse médiatiquement beaucoup de gens, mais j’en dirai peu de choses, d’autant plus que nous sommes actuellement sous une procédure judiciaire de plus en plus active, puisque M. Michel Gallot a été mis aujourd’hui en examen.

M. le Président : Pouvez-vous nous rappeler qui est M. Gallot ?

M. Jean PEYRELEVADE : M. Gallot est le président de 1a SDBO.

Le second est le dossier immobilier IMMOPAR dont le volume est beaucoup plus important.

Le dossier Tapie est un dossier historique. Il est un très vieux client de la SDBO. Il y avait déjà un encours, de l’ordre de 300 millions de F., à l’époque où M. Deflassieux était président du groupe. Celui-ci est passé entre 400 et 450 millions de F. sous M. Lévêque. I1 a atteint 1,4 milliard de F. sous M. Haberer.

IMMOPAR est intégralement un dossier de la gestion de M. Haberer. C’est un promoteur immobilier sur lequel le Crédit lyonnais doit avoir 2 à 3 milliards de F. d’encours.

Altus est un dossier relevant entièrement de la gestion de M. Haberer.

Pelège est un dossier qui apparaît sous M. Lévêque. C’est à ce moment-là que le Crédit lyonnais resserre ses liens avec M. Pelège, qui n’était pas encore un promoteur immobilier de très grande dimension. A l’époque, les encours sont très faibles, inférieurs à 1 milliard de francs. I1 n’y a rien à en dire de particulier. C’est une relation traditionnelle de banquier avec un client.

Le dérapage commence lors de l’OPA de Pelège sur la SAE, à une époque où le Crédit lyonnais est dirigé par M. Haberer. Le dérapage est très rapide, profond. L’encours doit représenter aujourd’hui 6 à 7 milliards de F., dont une très large part est compromise.

IBSA, enfin, est une des aventures les plus curieuses. International Bankers est une banque luxembourgeoise créée par M. Lévêque en 1982, qui a pour actionnaires d’anciens investisseurs ou d’anciens clients du CCF, notamment d’origine moyen-orientale. C’est une banque qui, bien qu’étant enregistrée au Luxembourg, a une activité essentiellement française et immobilière.

Elle se développe normalement de 1982 à 1989 ou 1990 — j’hésite sur la date. A cette époque, la Banque centrale luxembourgeoise se rend compte que cette Banque luxembourgeoise est en fait une banque française. La Banque de France reconnaît aussi que c’est une banque française. Elles cherchent conjointement un actionnaire de référence français. M. Lévêque en parle à M. Haberer et le Crédit lyonnais entre à 25 % comme actionnaire de référence dans IBSA, en 1990 ou 1991.

Cette banque étant essentiellement investie dans l’immobilier, lorsque la crise immobilière se produit, les autres actionnaires disparaissent et les un peu moins de 5 milliards de F. d’encours du Crédit lyonnais recèlent un pourcentage de créances perdues qui, à mon avis, est de l’ordre de 50 %.

M. Philippe AUBERGER : Monsieur le Président, je suis un peu surpris que dans votre description des dossiers difficiles, vous n’ayez parlé ni des entreprises publiques dans lesquelles le Crédit Lyonnais a pris des participations importantes — Thomson, l’Aérospatiale, Usinor — ni d’un certain nombre de risques souverains qui connaissent, semble-t-il, des difficultés, en particulier la Russie et l’Algérie.

Dans les cinq dossiers que vous avez cités, le fait que le Crédit lyonnais soit une banque publique n’est pas en cause, puisqu’il s’agit d’activités de banque traditionnelle qui auraient pu mal tourner aussi dans une banque privée. En revanche, la prise de participations dans un certain nombre d’entreprises publiques aurait été très difficilement concevable pour une banque privée.

De même, la prise de certains risques souverains très importants par rapport à la dimension du Crédit lyonnais ne peut, semble-t-il, s’expliquer que par les relations directes existant entre une banque publique et ses autorités de tutelle : la direction du Trésor, le ministère de l’économie et, d’une façon générale, le gouvernement.

Pourquoi ces risques ne figurent-ils pas dans votre liste ?

Pendant toute une période, dont le début peut être situé en 1990 ou 1991, il est manifeste que des clignotants se sont allumés. J’ai d’ailleurs le souvenir d’une interview publiée à l’époque dans « Le Monde », dans laquelle M. Haberer expliquait qu’il avait pris des mesures pour endiguer notamment les pertes du Crédit lyonnais Hollande et faisait état du déplacement d’un certain nombre de personnes. Des banquiers connus de la place ont crié casse cou, estimant que le Crédit lyonnais avait opté pour la politique de la fuite en avant.

Le personnel a également commencé à s’émouvoir. En 1992, j’ai reçu une délégation de cadres supérieurs du Crédit lyonnais qui m’ont fait part de leur très vive inquiétude sur l’évolution des comptes de la banque et quant au fait qu’un certain nombre de crédits était manifestement insuffisamment provisionnés.

Je suppose qu’à cette époque, la Commission bancaire a été alertée, puisque vous avez dit vous-même que la Banque centrale des Pays-Bas l’avait alertée.

Un autre signe tangible est que la Caisse des dépôts a été invitée, en 1992, à prendre une participation de 1,5 milliard de F. dans le capital du Crédit lyonnais. Je tiens du directeur général de la Caisse des dépôts de l’époque qu’il avait exigé des instructions écrites pour réaliser cette opération, considérant qu’elle était très risquée et qu’il ne pouvait pas la prendre sous sa propre responsabilité.

Par conséquent, des clignotants se sont allumés. Pourquoi n’ont-ils pas ému le Président du Crédit lyonnais et pourquoi celui-ci n’a-t-il pas été invité à mieux expliquer sa position vis-à-vis des autorités de tutelle et du gouvernement de l’époque ? Les instruments normaux de contrôle des autorités de tutelle sur les entreprises publiques ont-ils fonctionné et si non, pourquoi ?

Enfin, vous avez parlé d’un système monarchique. Une entreprise publique ne peut pas fonctionner comme un système monarchique. En tout cas, c’est une « monarchie » octroyée et qui ne doit pas faire fi d’un certain nombre d’organes délibérants, notamment du conseil d’administration, du conseil de direction et du comité des engagements qui existent toujours dans une banque.

Par exemple, pour une affaire médiatiquement très importante comme l’attribution de concours pour le rachat d’Adidas, les institutions normales — conseil d’administration, conseil de direction, comité des engagements — ont- elles été saisies ? Le soutien décisif qu’a apporté le Crédit lyonnais pour la prise de contrôle d’Adidas a-t-il été apporté sans l’accord de ces organes délibérants et, par voie de conséquence, des autorités de tutelle qui y participaient ?

M. Jean PEYRELEVADE : Tout d’abord, il n’existe absolument aucune relation entre le niveau des risques souverains d’une banque et son statut public ou privé. En effet, si le gouvernement demande à une banque de prendre un risque souverain, celle-ci peut très facilement lui répondre de faire un prêt du Trésor ou d’accorder une garantie COFACE. Le gouvernement ne peut demander à une banque de prendre, pour son compte, un risque souverain, puisqu’ il a des instruments à sa disposition.

La meilleure preuve — elle est un peu perverse mais cela éclairera peut-être mon propos antérieur —, c’est que la banque qui avait, à une certaine époque, le pourcentage de risques souverains, notamment sur l’Amérique latine, le plus élevé en valeur relative de toutes les banques de la place était le CCF, qui était une banque privée.

Les participations dans les entreprises publiques sont un vrai sujet de réflexion. Je l’ai évoqué, peut-être insuffisamment, en parlant du surinvestissement. Cela fait partie du surinvestissement.

J’établirai toutefois une distinction entre les trois entreprises dont il a été question.

En ce qui concerne Thomson, la participation est dans l’autre sens. C’est une participation de Thomson dans le Crédit lyonnais. Le Crédit lyonnais n’a quasiment rien dans Thomson.

Les investissements dans l’Aérospatiale et Usinor-Sacilor ont un aspect commun. Ils ont été faits, dans l’esprit du Crédit lyonnais, pour renforcer ses fonds propres, puisque, dans les deux cas, une partie de l’investissement était faite par apport de titres de l’Etat et une autre partie en numéraire et souscription à une augmentation de capital. Le Crédit lyonnais avait donc l’avantage d’une augmentation de capital au moins partielle pour ces investissements. De ce point de vue, on peut dire qu’ils étaient financés, au moins partiellement, ce qui n’était pas le cas des autres investissements de banque-industrie.

En outre, à moyen terme, ce sont probablement des investissements de bonne qualité. Je pense, en particulier, qu’Usinor-Sacilor sera, dans les dix ans qui viennent, le premier sidérurgiste mondial. Pour quelqu’un qui peut attendre, investir dans Usinor-Sacilor n’est pas nécessairement un mauvais calcul.

Il me semble toutefois que deux erreurs ont été commises à l’époque.

La première, c’est d’avoir investi de manière suffisamment forte, dans les deux cas à hauteur de 20 %, pour que les résultats des deux groupes soient consolidés par équivalence dans les comptes du Crédit lyonnais. Cela me parait contraire aux bonnes moeurs bancaires. J’estime qu’une banque n’a pas à consolider dans ses résultats des profits ou des pertes de groupes industriels. Je trouve donc que l’investissement a été trop élevé.

La seconde, c’est d’avoir investi en haut de cycle, c’est-à-dire à un moment où les deux investissements dégageaient des profits et où la consolidation par équivalence améliorait les résultats du Crédit lyonnais. Comme on était en haut de cycle, il a suffi d’attendre deux ou trois ans pour que la situation s’inverse.

Les deux investissements présentent cependant des caractéristiques très différentes.

En 1993, l’Aérospatiale a dû représenter une contribution négative aux résultats du Crédit lyonnais inférieure à 300 millions de F. Certes, c’est beaucoup d’argent, mais c’est une goutte d’eau dans l’immensité des problèmes du Crédit lyonnais.

En revanche, Usinor-Sacilor est un problème beaucoup plus sérieux. A cause des pertes en bas de cycle, il a dû représenter une contribution négative de près de 2 milliards de F. en 1993. Si nous ne parvenons pas à dé consolider Usinor-Sacilor dans le courant de l’année 1994 — nous sommes actuellement en discussion avec le Trésor —, nous aurons à nouveau, en dépit du redressement progressif d’Usinor-Sacilor, 500 millions de F. de pertes à consolider dans l’exercice 1994.

Donc, une double erreur a été commise : sur le montant de l’investissement et sur le moment où il a été fait. Mais Aérospatiale n’est pas, à mes yeux, un vrai problème économique pour le Crédit lyonnais, alors qu’Usinor- Sacilor en est un. J’ajoute qu’à l’Aérospatiale, nous avons dé consolidé, puisque nous n’avons pas suivi la dernière augmentation de capital faite par l’Etat.

Est-ce que seules des banques ou compagnies d’assurance publiques pouvaient investir dans Usinor-Sacilor et l’Aérospatiale ? Dans les deux cas cités, oui, puisqu’il n’y a pas d’actionnaires privés. Je ne suis pas sûr que la question ait jamais été soulevée auprès de banques privées, Il est clair que le Trésor, le ministère des Finances et le gouvernement avaient le souci de recapitaliser aussi bien Aérospatiale qu’Usinor-Sacilor.

De là, on pourrait passer à l’étape suivante du raisonnement. Il s’agissait d’entreprises publiques auxquelles seules des banques ou des compagnies d’assurance publiques pouvaient participer. Cela arrangeait le ministère des Finances. De là à penser que les banques publiques fonctionnaient sur ordre, il n’y a qu’un pas que je vois assez souvent franchi.

Mon analyse est différente.

Pour Usinor-Sacilor, qui est pour moi le problème le plus grave en termes économiques, je crois pouvoir dire — le Trésor pourra vous le confirmer — qu’il ne s’agit en rien d’une idée du ministère des Finances. Il y a eu une démarche initiale faite par le président d’Usinor-Sacilor et le président du Crédit lyonnais allant proposer, de leur propre initiative, ce montage à leur gouvernement, parce qu’ils y trouvaient, l’un et l’autre, croyaient-ils, leur intérêt.

Pour l’Aérospatiale, qui n’est pas un problème économique, je pense qu’il est possible que le Trésor ait demandé. J’étais alors président de l’UAP et j’ai été l’objet de la même demande à propos de l’Aérospatiale.

Mais c’est là qu’on retrouve la liberté et la responsabilité des chefs d’entreprise. C’était l’époque où le gouvernement avait besoin de recapitaliser un certain nombre d’entreprises. C’était l’époque où il a demandé à la BNP d’entrer dans Air France. La BNP a accepté. A la même époque, il a demandé à l’UAP de bien vouloir considérer un investissement éventuel dans l’Aérospatiale. J’ai dit non et le problème s’est arrêté. I1 n’y a même pas eu de lettres ou de coups de téléphone. Quelqu’un du Trésor a demandé un jour au directeur financier de l’UAP de bien vouloir considérer un investissement dans l’Aérospatiale. Le directeur financier de l’UAP m’en a parlé. J’ai dit non et ça a été terminé.

Des demandes d’intervention de ce type, il est évident qu’il y en a. Le problème, c’est de savoir pourquoi un président répond oui ou répond non.

En tout cas, pour Usinor-Sacilor, je pense que l’initiative, hélas, venait du Crédit lyonnais et non pas du gouvernement.

S’agissant d’Adidas, je suis incapable de vous répondre, car Adidas n’étant pas un de mes soucis aujourd’hui, je n’ai pas regardé le dossier. Mais je crois qu’Adidas va finir par se redresser et je pense que le Crédit lyonnais va retrouver son argent. Je n’ai pas de temps à perdre sur des dossiers qui marchent bien. Je ne sais donc pas dans quelles conditions a été approuvé le financement d’Adidas. Je ne sais pas comment a fonctionné le conseil.

En ce qui concerne le problème général des contrôles, il faut se replacer dans le climat de l’époque. Nous sommes encore dans une période d’expansion, les banques annoncent de très bons résultats. Les résultats du Crédit lyonnais sont superbes en 1989, 1990 et, encore, en 1991.

M. Henri EMMANUELLI : Jusqu’à quand gagne-t-il de l’argent ?

M. Jean PEYRELEVADE : Jusqu’en 1991. Sa première perte se produit en 1992.

Je ne sais plus si c’est 1989 ou 1990, mais l’une des deux années est un record historique absolu de bénéfice du Crédit lyonnais. C’est un climat général.

Nous sommes dans un système monarchique. Le président peut être nommé par le gouvernement ou par n’importe qui d’autre, la culture de la maison est monarchique. Le président est de droit divin, comme le monarque. J’ai vécu dans des entreprises, j’en connais un certain nombre, là aussi je pourrais vous fournir une liste. Dans ces conditions, alors que tout va bien, au moins dans les chiffres, que voulez-vous qu’il se passe ? Rien.

Le premier signal d’une institution de contrôle qui fonctionne, est celui, dont j’ai parlé, de la Banque centrale hollandaise, en février 1990. Il est très important, car c’est avant l’OPA de M. Parretti sur MGM. Il est alors encore temps de se « couper un bras ». Mais c’est le seul. La Commission de contrôle bancaire française commence à se préoccuper au début de l’année 1991.

On peut dire que les contrôles sont trop lents. Certes. On peut dire tout ce qu’on veut. Je suis le premier à penser qu’il aurait fallu que les contrôles fussent plus rapides. Mais ne vous faites aucune illusion. Au début de 1991, pratiquement tous les dégâts sont déjà faits. Au début de 1990, pas encore, parce que l’OPA de Parretti sur MGM n’a pas eu lieu. 1990 est encore une année superbe. Mais à la fin de l’année 1990, où on annonce des résultats superbes, la banque, en fait, est déjà plombée.

Je ne jetterai la pierre à personne. La vraie question, c’est de savoir comment faire pour qu’une institution, au niveau de ses commissaires au comptes, de son conseil d’administration, de son comité des risques, de ses actionnaires, de la tutelle, des organismes de surveillance, soit surveillée dès qu’elle commence à faire des bêtises. Je n’ai pas de réponse. Je connais des cas de faillites dans le monde entier et dans les métiers les plus différents, où les contrôles n’ont pas fonctionné.

Je peux citer des exemples récents et qui mettent en cause aussi, d’une certaine manière, des organismes de contrôle, des conseils d’administration et des commissaires aux comptes : la GMF ; Metallgesellschaft en Allemagne, société privée cotée où les positions spéculatives ont été prises il y a de nombreux mois ; Kiderpibody aux Etats-Unis, filiale de General Electric, où un « trader » (sic) a fabriqué une position fictive qui a duré deux ans, portant sur des centaines de millions de dollars.

Le problème du contrôle est vital dans le fonctionnement des sociétés. Je crois, en mon âme et conscience, qu’il ne relève pas du slogan. C’est une question très difficile, où il est beaucoup plus fréquent de constater des dysfonctionnements ou des insuffisances que de se féliciter des succès.

M. Alain GRIOTTERAY : Monsieur le Président, M. Philippe Auberger a posé les questions que je voulais vous poser et presque dans les termes que je voulais utiliser. Reprenant une partie de votre réponse, je rappellerai qu’historiquement, à côté du monarque, même de droit divin, il y avait un Parlement. Il existait donc néanmoins un contrôle. Et les heurts entre le monarque ou ses collaborateurs et le Parlement étaient fréquents dans l’Histoire de notre pays.

Vous avez rappelé que la Banque centrale néerlandaise avait alerté, à Paris, la Commission de contrôle bancaire. Qu’a fait, ce jour-là, la Commission de contrôle bancaire ?

Des erreurs dans le système privé, nous en connaissons tous, mais je pensais précisément qu’une société nationale était contrôlée beaucoup plus sévèrement, et que, s’il pouvait exister un système monarchique intérieur, avec un président agissant comme un tyran vis-à-vis de ses collaborateurs, il était exclu que l’Etat soit absent. Dès lors qu’un organisme d’Etat chargé du contrôle des banques, comme la Commission de contrôle bancaire, a été alerté par une banque centrale étrangère, je ne comprends pas qu’il soit resté passif.

Concernant Altus et Thomson, effectivement, le Crédit lyonnais a acheté le service financier d’Altus contre une participation à l’intérieur de son propre capital. C’était le résultat d’une négociation intérieure, comme si le capitalisme d’Etat fonctionnait comme le capitalisme privé. Mais aujourd’hui, le président de Thomson n’est peut-être pas heureux de ce coup qu’il croyait excellent à l’origine.

M. Jean PEYRELEVADE : Je ne sais pas ce qui s’est passé après l’envoi de la lettre à la Commission de contrôle.

M. Alain GRIOTTERAY : C’est bien ce que j’ai compris.

M. Jean PEYRELEVADE : Je crois qu’il y a eu une réunion entre la Commission de contrôle et les représentants du Crédit lyonnais, mais je ne sais pas du tout ce qui s’est passé. Je ne suis même pas certain qu’il y ait eu une réunion. C’est un point à vérifier.

Cela étant, il n’existe, sur une société nationale cotée du secteur concurrentiel, comme c’est le cas du Crédit lyonnais, aucun autre contrôle particulier que celui de la Cour des comptes. Tous les autres contrôles sont de droit commun. La Commission de contrôle la totalité des banques, qu’elles soient privées ou publiques. Nos commissaires aux comptes contrôlent une société publique de la même manière qu’une société privée.

Le seul contrôle qui ne soit pas de droit commun est celui de la Cour des comptes. Je le dis avec un léger sourire parce que j’ai été contrôlé un nombre incalculable de fois. J’en suis à ma troisième entreprise nationale, ce qui, pour un non fonctionnaire, n’est tout de même pas mal. Donc, je connais la Cour des comptes. Ses contrôles sont tout à fait remarquables, extrêmement précieux, mais eux, vraiment, ils arrivent très tard, après la bataille.

M. Yves FRÉVILLE : Monsieur le Président, quand vous nous avez expliqué que le système monarchique avait échappé au contrôle de la technostructure centrale, vous avez utilisé trois expressions. Dans certains cas, avez-vous dit, le contrôle a été écarté, dans d’autres, il n’a pas été écouté et dans d’autres encore il s’est trompé. Concernant les différentes affaires que vous avez évoquées, pourriez-vous préciser sur quel point et selon quelle modalité le système monarchique a échappé au contrôle ?

M. Jean PEYRELEVADE : Je peux vous répondre en vous donnant des exemples, pour autant que je comprenne les choses, car je n’y ai pas consacré beaucoup de temps,je puis me tromper et être totalement injuste.

Je considère que le contrôle a été explicitement écarté dans le cas d’Altus et qu’il n’y a donc aucune autre responsabilité dans la gestion d’Altus au sein du Crédit lyonnais que celles du président du Crédit lyonnais et du président d’Altus.

Je considère que le contrôle n’a pas été écouté, en tout cas pas complètement, dans un dossier dont je n’ai pas parlé mais qui, à mon avis, ne va pas se révéler aussi catastrophique que les autres, à savoir celui de Canary Wharf d’Olympia and York.

Je considère aussi que le contrôle n’a été que partiellement écouté — ais peut-être n’a-t-il pas été lui-même assez insistant — dans le cas des affaires de cinéma hollandais.

M. le Président : Vous parlez du contrôle externe ?

M. Jean PEYRELEVADE : Je parle ici du contrôle interne.

M. le Rapporteur : Et l’inspection générale ?

M. Jean PEYRELEVADE : L’inspection générale n’intervient qu’après coup. C’est notre Cour des comptes interne. Là, je parle du contrôle des risques. Il n’y en a pas eu, volontairement, pour Altus. Il a été peu écouté sur Canary Wharf, assez peu écouté sur les problèmes de cinéma hollandais. Je pense qu’il s’est partiellement trompé dans le cas de Pelège, mais là encore, c’était un dossier dont la gestion était extrêmement personnalisée.

M. le Président : Nous pourrions explorer davantage le sujet abordé par M. Fréville en vous demandant ce que vous attendez de la direction centrale des risques, que vous avez créée. J’imagine que vous en attendez davantage que du contrôle général d’antan.

M. Jean PEYRELEVADE : Cela explique d’ailleurs aussi pourquoi, par moments, il était assez facile de court-circuiter le contrôle interne ou de ne pas l’écouter. Quand je suis arrivé, à ma grande surprise, il n’y avait plus de direction centrale des risques — je ne sais pas de quand date cette réforme —, c’est-à-dire que les grands patrons de directions verticales du Crédit lyonnais — la France, l’international — avaient une délégation de pouvoir illimitée, eux-mêmes ayant, bien entendu, une direction des engagements propre. Quand on parle du contrôle interne sur les dossiers cinéma, c’était en fait le contrôle interne des affaires internationales. Quand on parle du contrôle interne sur Pelège ou IMMOPAR, c’est le contrôle interne des affaires françaises.

Par conséquent, quand je suis arrivé, étant moi-même atteint, au moins partiellement, du même mal que certains de mes prédécesseurs, je me suis demandé à quoi servait un président dans un système où les délégations de pouvoir des subordonnés étaient infinies. Cela choquait mon ego et ma réflexion sur la nature des risques bancaires. J’ai immédiatement recréé une direction centrale des risques.

Celle-ci a trois objets.

Premièrement, fabriquer de la doctrine en matière de risques, dire si on doit ou non financer du cinéma, dans quelles conditions on peut financer de l’immobilier, quels sont les chiffres à ne pas dépasser et les ratios à respecter.

Deuxièmement, recentraliser la décision sur tous les dossiers supérieurs à un certain chiffre que l’on pourrait situer aux alentours d’un milliard de francs ce qui, dans le cas du Crédit lyonnais, représente déjà trois à quatre cents dossiers par an.

Troisièmement, afin d’éviter une bureaucratisation évidente et un excès de centralisation, opérer la recentralisation des gros dossiers en fonction de « ratings » (sic) que nous sommes en train de définir sur chacun de nos clients. Pour les clients de la meilleure catégorie, les délégations seront supérieures au chiffre fixé et les dossiers ne seront pas soumis à ce niveau de décision, contrairement à ceux des clients des catégories moins favorables. La dernière tâche de ce comité des risques consistera donc à réexaminer, au moins une fois par an, les « ratings » (sic) des clients afin de déterminer ceux qui doivent éventuellement changer de catégorie.

C’est donc tout de même une recentralisation de l’intellect en matière de risques, lequel était auparavant complètement éclaté. Quand on a une organisation des risques totalement décentralisée, il est assez facile de ne pas écouter son expression ou d’accepter des dossiers parce qu’il n’y a pas d’opposants, parce que personne ne considère que c’est vraiment dans ses attributions de dire non. Cela est arrivé aussi.

M. Jean-Jacques DESCAMPS : Monsieur le Président, vous nous avez dit que les premiers signes d’inquiétude des instances de contrôle avaient été manifestés en février 1990 et en France, début 1991. Avant d’accepter la présidence, vous avez fait vous-même une analyse de la situation. Avez-vous obtenu de la part des autorités extérieures de contrôle et de la part de l’intérieur une présentation de la situation qui vous a paru fiable ?

Vous parlez d’un système monarchique. J’ai cru comprendre que vous appliquiez ce terme essentiellement au Crédit lyonnais. Est-il valable pour d’autres sociétés publiques ? S’il n’était valable que pour le Crédit lyonnais, comment expliquer néanmoins qu’aucune relation ou information n’ait permis au système de contrôle externe et au système de contrôle interne de dialoguer au-delà des présidents ? Vous n’avez pas tout à fait répondu à la question de notre collègue Auberger sur les systèmes d’alerte purement factuels de l’encadrement interne.

Enfin, quel est votre jugement sur le fonctionnement des contrôles externes, non pas bancaires mais purement administratifs ? Autrement dit, au-delà des contrôles systématiques de la profession bancaire, y a-t-il eu faiblesse dans le contrôle des directions administratives du ministère des Finances ?

M. le Président : Monsieur le Président, je complèterai la première question en vous demandant ce que vous répondez à ceux qui vous reprochent, pour justifier leurs propres positions, le montant excessif, disent-ils, de la garantie de l’Etat qui a été accordée sur les encours de l’immobilier et de l’opération de recapitalisation de l’Etat ?

M. Jean PEYRELEVADE : Par définition, dans un système monarchique, personne, à l’exception, éventuellement, du monarque, ne connaît l’ensemble de la situation. Sous prétexte de décentralisation, la structure est totalement divisée, ce qui permet au président d’être en relation bilatérale directe avec chacun des barons. C’est une structure monarchique féodale classique.

C’est un modèle qu’on retrouve dans la plupart de nos sociétés, privées ou publiques — j’y reviendrai dans quelques instants pour me permettre de suggérer au législateur de s’en préoccuper.

Comment ai-je acquis une connaissance approximative de l’existant ? J’ai été contacté par la presse, début septembre, et officiellement au lendemain des informations publiées par la presse. Pendant pratiquement un mois et demi, je n’ai cessé de dire que je n’accepterais pas le poste avant d’avoir eu accès aux dossiers. Avoir accès aux dossiers, cela signifiait uniquement pour moi d’avoir la capacité de discuter avec le Trésor et la Commission de contrôle des banques de ce qu’ils savaient et de ce que je savais, à partir des éléments d’information propres qui étaient les miens. Financier depuis longtemps, j’ai quelques amis qui m’ont parlé. D’autres personnes, de l’intérieur, m’ont parlé aussi. J’avais le sentiment d’avoir en face de moi les pièces d’un puzzle qu’il était très difficile de reconstruire.

J’ai pu avoir accès aux dossiers à partir’du 15 octobre. Avoir accès aux dossiers, cela signifiait uniquement discuter avec la Commission de contrôle des banques et avec le Trésor. I1 n’y a pas eu d’audit, contrairement à ce qu’a dit la presse. J’ai eu deux ou trois réunions orales avec mes interlocuteurs du Trésor et de la Commission de contrôle. C’est à la suite de ces réunions qui recoupaient plus ou moins mes propres informations que j’ai fait, en prenant quelques risques, le diagnostic de la situation.

La seule chose que je peux dire, de manière mesurée, c’est que, quand j’ai vu la Commission de contrôle, dans la deuxième quinzaine d’octobre, elle avait déjà une très bonne idée du périmètre et de l’ampleur des dégâts, à quelques milliards de F. près, bien entendu. S’il n’y avait eu que la Commission de contrôle, je pense que nos discussions eussent été rapides. Le Trésor était manifestement plus éloigné de la vérité. Je me contente de donner cette indication comme étant, à mes yeux, factuelle.

Quant au reproche d’avoir « chargé la barque », d’en avoir fait trop, d’avoir affiché trop de pertes, ...

M. le Président : Vous l’avez entendu vous-même.

M. Jean PEYRELEVADE : Je l’ai entendu. Je m’y attendais, d’ailleurs.

Sur ce point, ma réponse est double.

Premièrement, ce qui a été mis en place après quatre ou cinq mois de discussion est très exactement conforme, à un ou deux milliards près, et encore, je suis prudent, au diagnostic que j’avais établi et communiqué au Premier ministre dans une lettre du 2 novembre. Cette lettre ne comportait pas uniquement un diagnostic, elle proposait un dispositif. Ce dispositif est celui qui a été finalement retenu.

Donc, quand on m’accuse de charger la barque, j’ai tendance à répondre avec un brin de méchanceté que, comme on connaissait la barque avant de me nommer, si on ne voulait pas que je la charge, il suffisait de ne pas me nommer. Je n’accepte pas que, m’ayant nommé en sachant ce qu’il y avait dans la barque, on me dise ensuite qu’elle est trop chargée.

La seconde réponse est moins méchante mais plus triste. La meilleure preuve que la barque n’est pas trop chargée, c’est que j’estime qu’il nous faudra affronter au moins trois ans de difficultés avant de remonter la pente. Je pense que nous supporterons encore des pertes en 1994 et que nous ne retrouverons pas un niveau normal de rentabilité avant 1996 au plus tôt. Or généralement, quand on charge une barque, c’est pour rebondir aussitôt. Cela ne sera pas le cas. Nous allons remonter la pente mètre après mètre.

S’agissant du système monarchique et des contrôles, je pense que le législateur ne se rend pas nécessairement compte du fonctionnement d’une grande entreprise française - car cela est propre à la législation commerciale française.

Juridiquement, qu’il ait été désigné par le président de la République ou par un conseil d’administration privé, le président à tous les pouvoirs. Suivant le droit commun des sociétés, il est en même temps directeur général.

Ce qui est encore plus grave, de mon point de vue, c’est qu’il est le confluent de toutes les informations et de tous les contrôles. Le contrôle interne et le contrôle externe ne peuvent pas parler si le président ne veut pas qu’ils parlent. Un membre de conseil d’administration n’a absolument pas l’autorité de s’adresser à qui que ce soit dans l’entreprise sans autorisation du président. Et d’ailleurs, que sait-il ? Ce que lui dit le président !

Croyez-vous qu’il est difficile de cacher des choses à un conseil d’administration ? Rien n’est plus facile. Quels sont les éléments dont dispose le conseil qui puissent l’inquiéter ? Le conseil ne repose que sur deux sources d’informations : le contrôle externe — la Commission de contrôle, qui fait des enquêtes de manière aléatoire et avec une périodicité fluctuante, mais c’est normal, car elle ne peut pas être exhaustive — et les commissaires aux comptes.

M. Alain GRIOTTERAY : Et la presse !

M. Jean PEYRELEVADE : La presse ? Lorsqu’elle veut poser des questions, à qui les pose-t-elle, sinon au président, c’est-à-dire toujours au même ? Si c’est un directeur général qui répond, c’est par délégation du président.

Nous sommes dans un système juridique où la loi française organise la monarchie dans les entreprises. Je vous le dis comme je le pense, d’autant plus que j’essaie de devenir un peu plus collégial à mesure que je vieillis. Je le fais éclairé par l’expérience, parce que mes tendances naturelles vont dans le sens de celles de mes confrères. Qui n’est heureux dans un tel système ?

J’appelle votre attention sur un fait qui me paraît extrêmement intéressant. Le législateur a fait preuve de prescience, puisqu’un article de la loi bancaire française dispose qu’une banque doit être dirigée au moins par deux personnes. Or cet article a été totalement vidé de son sens.

M. Jean-Jacques DESCAMPS : La double signature !

M. Jean PEYRELEVADE : La double signature ou la responsabilité collégiale du management. Pourquoi, en France, n’existe-t-il pas de responsabilité collégiale du management, de la même manière qu’il n’y a pas de responsabilité personnelle des administrateurs représentant l’Etat ? Nous sommes tout de même le seul système au monde où l’on trouve, dans des entreprises de très grande dimension, un management qui, en dehors du président, n’a pas de responsabilité personnelle et des administrateurs qui, en dehors des personnalités qualifiées, n’ont pas non plus de responsabilité personnelle. Un système organisé de telle manière, c’est bien évidemment le champ libre à la monarchie.

M. Gilles CARREZ : Monsieur le Président, je souhaiterais, d’abord, obtenir des précisions sur les engagements immobiliers du Crédit lyonnais. Vous avez indiqué que son volume d’engagements était équivalent à ceux de la BNP et de la Société générale réunies. Vous avez ajouté que, eu égard à cet effet de masse, si on considère les risques d’un point de vue relatif, d’autres banques — vous en avez cité une — sont dans une situation bien plus difficile. Par ailleurs, en examinant les différents dossiers qui posent problème, vous avez mis en évidence des dossiers immobiliers. J’ai relevé Pelège, que vous avez cité parmi les cinq premiers, IMMOPAR, Olympia and York.

Ma première question rejoint les problèmes de contrôle. Est-ce que, dans l’immobilier proprement dit, il ne se serait pas produit le même phénomène que pour l’ensemble des engagements du Crédit lyonnais, à savoir, hormis l’effet de masse, dans une gestion normale d’investissements normaux, comme cela a été fait par l’ensemble des autres banques, une concentration sur quelques dossiers précis mais qui, malheureusement, représentent à eux seuls des enjeux considérables, ce qui laisserait supposer qu’effectivement, des problèmes de contrôle interne se sont posés ?

Ma seconde question est tout à fait différente. Avez-vous le sentiment que pendant cette période, le Crédit lyonnais ait joué son rôle en matière de financement des petites et moyennes entreprises ?

M. Jean PEYRELEVADE : Ma réponse à votre deuxième question est à l’évidence, affirmative. De manière générale, les hommes politiques trouvent que les banquiers n’en font jamais assez de ce point de vue, mais je peux vous dire qu’en voyant la montée de nos provisions courantes d’exploitation, nous nous disons que nous avons fait largement notre devoir.

En ce qui concerne l’immobilier, je ne lui fais pas de sort particulier. Nous avions, au 31 décembre, une centaine de milliards de francs d’engagements au niveau mondial. Quarante-trois sont dans la structure de « defeasance » (sic) et non performants, c’est-à-dire qu’il y a 43 milliards de F. de crédits sur lesquels il ne rentre plus du tout d’intérêts. Sur les soixante restants, une petite dizaine, à l’étranger, sont aussi compromis, mais couverts, d’une manière acceptable, sans plus mais acceptable, par des provisions. Nous pensons, à tort ou à raison, que le reste est sain. Il y a en particulier une vingtaine de milliards de francs d’encours chez BfG, sur lesquels nous avons fait un audit interne qui a donné de bons résultats, mais comme je ne m’en satisfais pas, nous allons également réaliser un audit externe, afin d’être sûrs de n’avoir pas à craindre de mauvaises surprises de ce côté-là.

Ayant décrit la structure,je pense que l’immobilier est un exemple caractéristique de ce qui s’est appliqué partout. Ce qui fait les grosses masses, ce n’est pas tant l’immobilier courant, bien que les provisions y soient plus élevées que les années précédentes, que les dossiers qui, dans ce domaine également, ont échappé au contrôle, à savoir : tous les dossiers immobiliers d’Altus qui ont été traités comme tous les dossiers d’Altus, le dossier Pelège, qui a été traité, à mon sens, de manière très personnalisée, en relation presque bilatérale entre le président et M. Michel Gallot, le dossier International Bankers, dont j’ai rappelé les conditions d’entrée dans le périmètre du Crédit lyonnais, le dossier IMMOPAR, qui est une affaire SDBO, la structure SDBO elle-même ayant été laissée, selon une pratique historique, depuis toujours en dehors des contrôles habituels.

Ce n’est qu’une confirmation de l’analyse. Il y a beaucoup d’immobilier. Ces 43 milliards de F. de créances compromises représentent une perte possible de l’ordre de la moitié, d’où la garantie de 18,4 milliards de F. demandée à l’Etat. Et comme il y a déjà eu des provisions dans les années antérieures, cela signifie que le Crédit lyonnais a perdu énormément d’argent dans l’immobilier.

En ordre de grandeur, le Crédit lyonnais Hollande représente un poids au moins similaire. C’est la conjonction des deux qui rend la chose ingérable. Il y a une vingtaine de milliards de francs de pertes potentielles probables sur l’immobilier, et autant, dans le passé, sur le cinéma hollandais, qui ont été provisionnées, plus une dizaine de milliards sur M. Parretti et M. Fiorini.

M. Didier MIGAUD : Monsieur le Président, vous avez fait état des quelques discussions préalables à votre nomination. Vous avez dit que vous aviez été consulté pour savoir si vous accepteriez de prendre la présidence du Crédit lyonnais et que vous aviez souhaité réaliser un diagnostic. Vous avez évoqué une lettre au Premier ministre.

Cela revient-il à dire que le Premier ministre était au courant de la gravité de la situation du Crédit lyonnais avant même de vous nommer officiellement et avant même de nommer M. Haberer à la tête d’une autre entreprise publique ? Quels étaient vos interlocuteurs avant votre nomination officielle ? Nous confirmez vous avoir alerté les autorités de tutelle avant votre nomination et avant votre acceptation de la présidence de cette grande banque ?

M. Jean PEYRELEVADE : La réponse est simple. Est-ce que le Gouvernement était avisé de la gravité de la situation avant ma propre nomination à la présidence du Crédit lyonnais ? La réponse est oui. Il avait entre les mains un document lui décrivant la situation.

Dans tous mes contacts, à partir du début septembre, je n’ai pas cessé d’appeler l’attention sur ce que je croyais être les difficultés majeures du Crédit lyonnais.[...]

En revanche, je ne crois pas que, lorsque le Gouvernement a prévu les nominations qu’il allait faire, il avait une pleine conscience de la gravité de la situation. Il y a eu, de mon point de vue, une maturation accélérée du dossier entre le début du mois de septembre et la mi-novembre, date à laquelle j’ai été nommé.

M. le Rapporteur : Pour terminer, j’en viendrai à quelques points d’ordre pratique. La Commission et moi-même en tant que Rapporteur avons besoin d’un certain nombre d’informations, dans les limites, bien entendu, de notre mandat.

Sur quelle collaboration pouvons-nous compter du côté du Crédit lyonnais, en particulier en ce qui concerne la communication de documents tels que des procès-verbaux de conseils d’administration, bien qu’il apparaisse, après ce que vous nous avez dit, que cela ne présente pas un très grand intérêt ?

D’autres documents internes peuvent nous intéresser, tels que des procès-verbaux de comités exécutifs, du comité de direction, du comité des engagements — il y a bien dû y en avoir à une certaine époque — ou de commissions des participations.

Quels contacts pouvons-nous avoir avec des directeurs — vous nous avez dit que vous souhaitiez rompre avec la tradition « monarchique » de cette maison ? Nous aimerions voir ce qui a été fait autrefois avec des « féodaux », notamment dans le secteur international, qui me paraît avoir été une féodalité assez forte.

Concernant les provisions, vous nous avez dit qu’elles étaient couvertes par le secret bancaire, ce qui ne me satisfait pas totalement. Je comprendrais que l’argument puisse être avancé si nous étions dans une situation normale, mais là, il s’agit d’une banque qui demande une participation importante à l’Etat, donc aux contribuables. Dans ces conditions, je ne crois pas que le problème des provisions se pose exactement de la même façon.

Je souhaiterais que l’on puisse trouver un modus operandi sur ce problème des participations. Vous nous en avez d’ailleurs vous-même un peu parlé. Des décompositions pourraient être évoquées, notamment entre la structure centrale du Crédit lyonnais et chaque filiale. Certains gros dossiers se sont terminés par des liquidations et des faillites. En l’occurrence, je ne crois pas que les provisions soient couvertes par le secret bancaire. Je pense, par exemple, à Olympia and York.

Ne pourrait-on pas procéder, comme le font la Cour des comptes ou la Cour des comptes européenne, à savoir, sans les citer nommément, parler de l’entreprise A, l’entreprise B, l’entreprise C, et ainsi de suite, afin que nous ayons une idée des ordres de grandeur et que nous puissions classer les grands dossiers ? Certes, des esprits malicieux pourraient essayer de mettre des noms derrière ces lettres, mais ce ne sera pas l’objectif du Rapporteur et de la Commission.

Ma dernière question est anecdotique. M. Philippe Auberger a rapidement évoqué le problème d’Adidas. Lors de la vente d’Adidas, l’année dernière, le Crédit lyonnais a-t-il financé les acquéreurs, c’est-à-dire, notamment, M. Louis-Dreyfus, Mme Beaux, le fonds Coatbridge dépendant d’Euroknights basé aux îles Vierges, et le fonds Omega dépendant de la Citibank ? Pouvez-vous nous dire qui sont les véritables actionnaires d’Euroknights et, donc, de Coatbridge ?

M. Jean PEYRELEVADE : En ce qui concerne Adidas, je le répète, n’étant pas entré dans le détail, je ne suis pas capable de vous répondre de manière précise. Néanmoins, vous me permettrez de rappeler un souvenir. Vous m’aviez agressé à l’époque où j’étais président de l’U.A.P. et vous m’aviez accusé de participer à une entreprise inspirée par des raisons politiques. Je vous avais répondu que nous étions en situation de portage pour le compte du Crédit lyonnais. Cette réalité s’étend, à ma connaissance, à l’ensemble des actionnaires d’Adidas, AGF mis à part. Donc, en fait, c’est le Crédit lyonnais qui était le propriétaire d’Adidas. Il avait racheté Adidas à M. Tapie.

Les détails, je ne les connais pas aujourd’hui, mais comme je pense que nous allons vendre mieux que nous n’avons acheté, cette affaire aura, je l’espère, une heureuse issue.

S’agissant de la contribution du Crédit lyonnais aux travaux de la Commission d’enquête, je crains que nous ne commencions à entrer dans des difficultés. Si vous voulez avoir accès aux collaborateurs du Crédit lyonnais, j’en serai ravi. Convoquez-les devant la Commission. Ils viendront librement. Ils vous diront ce qu’ils savent et ce qu’ils savent mieux que moi, puisque eux étaient là et que moi je n’étais pas là.

Pour la communication de documents, la communication de chiffres sur des dossiers particuliers de clients, je vais avoir besoin d’un avis juridique. Je sais qu’en audition, le secret bancaire est opposable aux questions. Et s’il est opposable, il doit être opposé. Sinon tous les gens du Crédit lyonnais que vous auditionnerez se mettront en situation de délit pénal.

Une différence doit peut-être être faite pour le rapporteur lui-même. Il doit avoir accès aux documents qu’il souhaite voir, mais en prenant intégralement la responsabilité d’une violation éventuelle du secret bancaire. Par conséquent, Monsieur le Rapporteur, nous vous communiquerons tous les documents que vous souhaiterez voir, puisque nous sommes tenus de vous les communiquer.

M. Henri EMMANUELLI : Monsieur le Président du Crédit lyonnais, je vous ai demandé s’il était possible d’avoir une liste un peu plus élargie que les cinq dossiers que vous nous avez cités —qui peuvent d’ailleurs recouvrir eux-mêmes une foule de clients — et vous m’avez opposé le secret bancaire. Monsieur le Président de la Commission, je vois apparaître une difficulté et je souhaiterais qu’on établisse une règle.

Si le Crédit lyonnais pense qu’il va revendre Adidas plus cher qu’il ne l’a payé, cela signifie que ce n’est pas une créance douteuse. Si on doit parler de ce dossier-là, qui n’est pas une créance douteuse, je souhaite qu’on parle de nombreux autres dossiers dont les niveaux d’engagement sont élevés et dont j’aurais tendance à penser qu’ils sont précontentieux mais qui ne le sont pas parce qu’on -ce « on » englobe, aussi, une foule de gens-ajugé convenable de ne pas les considérer comme tels. Or je ne puis admettre qu’un sort réservé aux uns ne soit pas étendu aux autres.

Je souhaiterais que nous saisissions l’occasion de la présence de M. Peyrelevade pour définir la règle du jeu. Cela ne saurait fonctionner unilatéralement pour certains dossiers tandis qu’il serait interdit de parler d’autres.

Par ailleurs, vous avez fourni un certain nombre de précisions. Vous avez parlé de monarchie, de structure éclatée. Je suppose qu’il y a un certain nombre de directions de filiales ou de banques à l’étranger. Avez-vous le sentiment que mis à part le Président, quelqu’un d’autre dans le Crédit lyonnais pouvait savoir ce qui se passait dans ces filiales ?

M. Jean PEYRELEVADE : Sur la deuxième question, je répète qu’avec le type d’organisation qui était en place, je ne vois pas comment quelqu’un pouvait avoir une vue exhaustive de l’ensemble des filiales concernées. Dès lors que le Président du Crédit lyonnais déclare que Altus est une institution qui fait ce que le Crédit lyonnais ne peut pas faire, ne sait pas faire ou ne veut pas faire, cela veut clairement dire que Altus, en tant que filiale, est situé en dehors du périmètre normal de contrôle du Crédit lyonnais. C’est pourquoi je pense qu’à part le Président, personne n’était en mesure d’avoir une vue exhaustive des choses. Bien entendu, des membres de l’équipe dirigeante connaissaient un certain nombre d’éléments. En particulier, un certain nombre de gens, que vous auditionnerez, le cas échéant, ont eu à connaître des problèmes hollandais ou des problèmes immobiliers. Mais je ne pense pas qu’il y ait eu une seule personne qui ait eu une vision globale de la situation.

Sur l’autre question, je ne peux que répéter ce que j’ai déjà dit. Je m’en excuse auprès de la Commission et j’espère qu’elle comprendra mes motifs. Je ne fournirai aucun élément détaillé sur un client quelconque sans y être absolument contraint.

M. le Président : Je suggère que M. le Rapporteur vous fasse tenir une liste des renseignements ou des documents dont il souhaite la transmission et que vous nous fassiez connaître la position que vous adoptez.

L’interprétation que nous retenons, c’est que l’obligation du secret professionnel est destinée à protéger les intérêts matériels et moraux de la personne sur laquelle le professionnel concerné détient une information secrète et non le professionnel lui-même. Par conséquent, tout ce qui concerne le fonctionnement des établissements contrôlés par la Commission d’enquête ne doit pas être couvert par le secret. Il en est de même des relations avec les autorités de tutelle.

Reste le problème de la communication des documents de service, sous la réserve des droits des personnes, en l’occurrence, des clients de la banque. L’alinéa concernant cette documentation ne fait pas référence au secret professionnel. Le refus de communication est sanctionné pénalement.

Nous entendons, pour notre part, faire une interprétation large de la notion de document de service, comme le fait la Cour des comptes pour « les documents de quelque nature que ce soit, relatifs à la gestion des services et organismes soumis à son contrôle », et qu’elle peut se faire communiquer en application de l’article 9 de la loi de 1967. Donc, sous la réserve indiquée, le secret professionnel ne paraît pas devoir s’appliquer à ces documents.

Enfin, le secret professionnel ne dispense pas de répondre aux convocations, de comparaître et de prêter serment. Un témoin ne sait pas par avance quelles questions lui seront posées. De plus, il est préférable que le secret professionnel, s’il est invoqué, soit invoqué sous la garantie du serment.

M. Jean PEYRELEVADE : C’est ce que j’ai fait aujourd’hui, monsieur le Président.

M. le Président : Monsieur le Président, dans le mesure où Monsieur le Rapporteur, moi-même ou notre secrétariat n’allons pas vous solliciter en permanence, pouvez-vous désigner un correspondant à notre Commission ?

M. Jean PEYRELEVADE : Jean-François Verny.

M. le Président : Monsieur le Président, je vous remercie.

Audition de M. Jean-Yves HABERER

Président du Crédit lyonnais de 1988 à 1993

(Procès-verbal de la séance du 11 mai 1994)

Présidence de M. Philippe Séguin, Président

M. Jean-Yves Haberer est introduit.

M. le Président lui rappelle que les dispositions législatives relatives aux commissions d’enquête lui ont été communiquées. A l’invitation du Président, M. Jean-Yves Haberer prête serment.

M. Jean-Yves HABERER : Je vais faire un exposé liminaire sans être tout à fait sûr qu’il corresponde à ce que vous attendez. Je suis obligé, pour ne pas parler trop longtemps, de prendre un peu d’altitude, mais j’ai en effet un certain nombre de choses importantes à dire pour cadrer l’examen des problèmes et des difficultés du Crédit lyonnais, dont j’ai été le Président du 15 septembre 1988 au 12 novembre 1993.

Je voudrais rappeler quelques chiffres, car on ne parle pas d’une grande banque sans prononcer quelques chiffres ;je suis obligé de commencer par évoquer, tout le monde en est conscient, l’énormité du Crédit lyonnais, énormité au moment où je l’ai trouvé et au moment où je l’ai quitté : 77 000 personnes — dont 48.000 en France — travaillant dans 85 pays ; une société mère très grosse, 550 filiales consolidées dans les comptes, 4.200 implantations dans le monde, dont 2.300 ou 2.400 en France ; des fonds propres qui sont de 85 milliards après la perte de 1993, mais qui ont été triplés en 5 ans, c’est-à-dire pendant ma présidence — je suis arrivé dans un Crédit lyonnais extrêmement sous-capitalisé ; enfin, les activités de « banque universelle », qui est la traduction inexacte de « universal banking » (sic) ; en fait la vraie traduction serait la « banque à tout faire ». Universal, pour les Américains, cela veut dire multi-activités, cela ne veut pas du tout dire couvrant l’univers ; dans mes nombreux discours, car un président fait beaucoup de discours et la fonction de représentation prenait le tiers ou le quart de mon emploi du temps, je disais toujours « multi-métiers », « multi-marchés », « multi- produits », « multi-pays » plutôt que banque universelle.

Le bilan est de 2.000 milliards de F., dont la moitié à peu près correspond aux activités bancaires en France. On voit parfois des comparaisons superficielles avec le budget de l’Etat, qui ne sont pas appropriées, car, le budget d’Etat, ce sont des recettes et des dépenses, ce n’est pas du tout la même chose. Mais si on veut tout de même avoir une petite idée de l’envergure, je rappellerai simplement que le bilan de la Banque de France est de l’ordre de 600 milliards, ce qui est pour moi une manière de rappeler que le Crédit lyonnais a une dimension macro-économique et que son attitude à l’égard des agents économiques, particuliers, entreprises, institutions, n’est pas neutre sur l’évolution de l’ensemble de l’économie du pays. Il n’est pas le seul dans cette situation, il y a quelques autres grandes banques, mais c’est la plus grande, puisque les trois qui suivent ont un bilan de 1.500 à 1.600 milliards de F., ce qui veut dire que le Crédit lyonnais assume, qu’il en ait conscience ou non, des responsabilités à l’égard de l’économie française et peut ou doit — on peut en discuter — les assumer dans un esprit de citoyenneté.

Je voudrais développer quatre points de manière très synthétique : quelques mots sur la stratégie, quelques mots sur l’organisation, quelques mots sur les pertes et quelques mots sur les contrôles exercés.

La stratégie, c’est un mot très galvaudé. Selon le Robert, la stratégie est l’art de conduire des opérations de guerre et on emploie le mot stratégie maintenant pour tout ce qui est approche commerciale, « marketing » (sic), définition des produits financiers proposés à la clientèle, etc... Le mot stratégie, en fait, devrait être réservé pour de grands axes de développement qu’on a choisis, prémédités et que l’on suit, du moins si on a le droit de conduire une action à moyen et long terme.

Or, dans le système totalement aberrant de la République Française et de son secteur public, quand on est à la tête d’une entreprise publique, on est — et je l’ai accepté dès le premier jour — démission nable chaque jour ; l’actionnaire majoritaire peut dire : « cher monsieur, je vous demande de démissionner » et sur le champ, on démissionne. Cela ne m’a jamais été demandé et je n’ai démissionné du Crédit lyonnais que le jour où j’ai été élu Président du Crédit national ; cela me paraissait difficile de présider les deux institutions simultanément. Mais quand on est Président, il faut peut-être beaucoup d’illusions ou de foi pour avoir une action à moyen et long terme : j’ai été nommé sur la fin du mandat de M. Lévêque atteint par la limite d’âge ; donc au lieu d’être nommé pour cinq ans, je l’ai été pour la fin de son mandat, et donc renouvelé dès l’année suivante. J’ai calculé que si j’avais eu le bonheur d’avoir un septennat au Crédit lyonnais, ce qui m’aurait permis d’attendre la reprise économique et la remontée du cycle, j’aurais été soumis cinq fois à renouvellement.

Je ne connais pas d’entreprise privée qui agisse ainsi ni même à l’étranger, où il y a quand même des entreprises publiques. Je ne connais nulle part un système aussi aberrant, je le signale au passage. Pour faire de la stratégie quand on est soumis à renouvellement presque chaque année, il faut une grande inconscience ou un grand courage, je vous laisse choisir l’interprétation qui convient.

Je connaissais déjà le Crédit lyonnais, puisque j’en avais été administrateur de 1973 à 1981 ; je connaissais un peu son histoire et les plus anciens de ses dirigeants et cadres supérieurs. Après quelques mois de réflexion, en voyant la situation, la concurrence, la « surbancarisation » généralisée, le rétrécissement des marges auquel le Gouvernement socialiste avait contribué de son mieux — M. Bérégovoy ne cessait de harceler les banques pour diminuer leurs marges sur les clients —, j’ai pensé qu’il y avait cinq axes principaux pour le Crédit lyonnais.

Ma première stratégie a été une stratégie de fonds propres. Il le fallait bien, puisque depuis les années 1986-1987, un comité technocratique, multinational, anonyme, émanant des banques centrales, avait inventé le ratio Cooke, c’est-à-dire une relation arithmétique entre le niveau des fonds propres et les engagements des banques, avec un système compliqué de distinction entre les fonds propres « durs » et les autres fonds propres. Le ratio Cooke n’était pas une mauvaise idée et je dois dire que j’ai souvent dit, dans mes discours improvisés, que j’aimerais pouvoir ériger une statue de M. Cooke dans le hall du Crédit lyonnais, parce que c’est grâce à lui que j’ai obtenu de mon actionnaire de tripler les fonds propres ; sinon je n’aurais jamais obtenu un franc.

Mais le ratio Cooke a été inventé parce que la crise de la dette des pays du Tiers-Monde avait montré que les banques avaient pris trop d’engagements par rapport à leurs fonds propres. C’était donc une très sage mesure, dont il était prévu qu’elle serait applicable dans son intégralité, après une montée en régime, le 1er janvier 1993, c’est-à-dire en pleine crise économique, au moment de la plus grande récession du demi-siècle, pour ne pas dire la seule.

J’étais parfaitement conscient que ces nouvelles disciplines allaient progressivement exiger un renforcement des fonds propres ; quand je suis arrivé au Crédit lyonnais, nous en étions à 2,5 % pour les fonds propres durs, alors qu’il fallait en être à 4 %. Je dois dire que les banques du secteur public étaient toutes plus ou moins sous-capitalisations. La barre a été fixée à un niveau élevé par les Anglais et les Allemands pour coincer les banques françaises qui, à l’époque, étaient en quasi-totalité dans le secteur public et les banques japonaises, qui prenaient beaucoup de risques avec très peu de capital, la Banque centrale du Japon leur permettant de compter comme fonds propres les plus values potentielles sur les titres de la Bourse de Tokyo, ce qui a plongé les banques japonaises dans une grave crise quand la Bourse a baissé.

Donc, la première stratégie est celle du renforcement des fonds propres. Quelques mois après ma nomination, j’ai écrit à mon ministre de tutelle, M. Bérégovoy, pour lui soumettre ce problème et lui suggérer un certain nombre de solutions ; nous étions au surplus dans le système du « ni-ni », c’est-à-dire que l’on m’interdisait d’aller chercher sur le marché les fonds propres dont j’aurais eu besoin. Il fallait donc faire preuve d’imagination ; j’avais élaboré une liste de huit à dix solutions. Quelle n’a pas été ma surprise d’obtenir une formule que je n’avais pas mentionnée, à savoir une contribution de la Caisse des Dépôts à la faveur d’une augmentation de capital. Je l’ai naturellement empochée avec bonheur, mais je ne l’avais pas demandée.

S’agissant de cette stratégie de fonds propres, je suis très satisfait et, j’ose le dire, très fier de ce qui a été fait ; je partage cette fierté avec la Direction du Trésor et avec le Ministère de l’Economie et des Finances, car malgré le carcan du « ni-ni », c’est grâce à toutes sortes de solutions pragmatiques que la France a fait jeu égal dans la compétition internationale et que les banques du secteur public ont pu faire bonne figure en remontant elles aussi le niveau de leurs fonds propres. Le Crédit lyonnais, particulièrement dynamique et imaginatif, a fait progresser ses fonds propres peut-être un peu plus que d’autres : ils ont été pratiquement triplés au cours de ma présidence de cinq ans. Tout a été bon pour cela. Il n’y a pas que l’Etat, il ne faut pas imaginer que seul l’Etat a apporté les fonds propres. Au contraire je me plaisais à dire que le « ni-ni » était pour moi le « tantôt-tantôt » : tantôt je demandais à l’Etat de renforcer mes fonds propres par apport de titres — il souscrivait une augmentation de capital qu’il me donnait en titres, autrement dit, il échangeait pour lui un titre Rhône-Poulenc ou Aérospatiale contre des titres Crédit lyonnais — tantôt, je me tournais à l’extérieur pour avoir des fonds propres. Il m’était interdit d’émettre des actions, mais je captais des minoritaires et je dois dire avec fierté qu’en matière d’ingénierie financière, le Crédit lyonnais a excellé. Nous avons même réussi à prendre le contrôle d’une importante banque allemande sans débourser un franc de fonds propres : la BfG Bank est entrée dans notre groupe par une acquisition à hauteur de 50,01 % ; nous avons donc en quelque sorte capté les minoritaires, qui apportent ainsi des fonds propres, ceux-ci étant naturellement définis de manière consolidée. En Italie, nous avons acheté une banque, par une OPA partielle, nous avons fait en sorte de ne pas payer 100%, nous avons gardé les minoritaires, lesquels étaient d’ailleurs heureux de continuer à l’être. Lorsque je suis arrivé au Crédit lyonnais, l’Etat détenait à peu près 80 % de son capital, le reste étant détenu sous forme de certificats d’investissements cotés en Bourse ; quand je suis parti, la part de l’Etat, ramenée à 54 ou 55 % seulement, s’est donc trouvée diluée.

La première stratégie est donc celle des fonds propres, sans lesquels on ne peut rien faire et sans lesquels l’essentiel du reste n’aurait pas pu être fait. Je suis fier de l’avoir menée à bien avec la Direction du Trésor et le Ministère des Finances, car dans l’histoire du Crédit lyonnais, jamais, en 5 ans, on n’avait réussi à tripler les fonds propres. Je considère que c’est un exploit historique.

Le deuxième axe, c’est celui de la banque commerciale en France. J’ai adopté là une stratégie qui m’était proposée par les professionnels de la banque commerciale du Crédit lyonnais, à savoir la restructuration du réseau, chose qui maintenant parait banale, car les concurrents ont trouvé cela tellement efficace qu’ils l’ont imitée, avec un certain décalage, ce qui nous a permis de gagner des parts de marché. En premier lieu, quand je suis arrivé, il y avait au Crédit lyonnais, deux régions, la région parisienne et la province ; à quelques années du marché unique européen, nous avions, en quelque sorte, deux France dans la banque, avec deux personnels, deux rythmes d’avancement etc... J’ai fusionné cette direction centrale en une seule, la Direction centrale des Agences de France, en 1989.

La stratégie de restructuration a consisté en second lieu, et je tiens à le dire parce que c’est très efficace à l’égard de la clientèle, à segmenter les équipes en fonction des marchés : auparavant, les agences du Crédit lyonnais étaient des agences à tout faire, aussi bien le financement des entreprises que des professions libérales ou des particuliers. On a séparé tout cela parce que ce sont des métiers qui se professionnalisent de plus en plus. Les chefs d’entreprise n’ont aucun plaisir à se retrouver dans une agence avec le particulier qui vient retirer des espèces, ils préfèrent aller dans les banlieues, dans des centres avec des parkings. Nous l’avons fait, mais il faut voir ce que cela veut dire, quand on a 2.400 agences sur le territoire français et que l’on fait partie du paysage urbain ; cela a été naturellement coûteux notamment en investissements immobiliers et informatiques. Cette restructuration a duré plusieurs années, avec d’âpres discussions syndicales, parce qu’il fallait organiser la mobilité des équipes, allouer des primes à ceux qui devaient travailler un kilomètre plus loin, négocier tout cela : ce fut un énorme travail, un énorme chantier, mais extrêmement performant. Nous avons gagné des parts de marché, comme le montrent les statistiques de la Banque de France. Nous avons vu que notre restructuration était gagnante, au point que nous l’avons étendue ensuite dans les villes d’Europe où nous sommes très puissamment installés.

Le troisième axe stratégique est celui des marchés de capitaux ; en ce domaine, j’ai été un continuateur de mon prédécesseur et ami, M. Jean-Maxime Lévêque, qui avait créé une Direction centrale des marchés de capitaux. Le Crédit lyonnais, qui a une tradition de banque commerciale, a inventé au siècle dernier la banque commerciale moderne et a longtemps regardé avec suspicion ce grand phénomène central des années 1970 et 1980 : la régression de l’intermédiation bancaire et la progression de l’intermédiation par les marchés ; les pays industriels entraient dans l’ère des marchés de capitaux, les grands clients allant directement sur le marché ; en outre, toutes sortes d’opérations de plus en plus complexes voyaient le jour du fait de la déréglementation. Le Crédit lyonnais avait pris un retard extraordinaire, il n’était même pas capable, en 1986, de faire des « swaps » (sic), alors que Paribas, qui avait donné l’exemple, avait créé, dès 1982, la Direction centrale de marchés de capitaux ; quatre ans avant les grandes banques, il s’était fait une position dont il vit encore. Le Crédit lyonnais avait donc un retard tragique. M. Jean-Maxime Lévêque a très opportunément créé cette Direction centrale des marchés de capitaux, procédé aux premiers recrutements nécessaires et aux premiers investissements de croissance externe. J’ai continué cette action, parce que si les clients ne sont plus dans les banques et vont sur les marchés, il faut les retrouver sur les marchés, ou alors, il faut fermer boutique. Donc, nous avons développé cette Direction centrale des marchés de capitaux qui, en 1993, a été à l’origine de 2 milliards de F. de résultats. Cela n’a pas été sans problème ; ce sont des chiffres d’affaires qui n’ont rien de récurrent, mais cette stratégie continue nous a amenés à faire un certain nombre d’acquisitions à l’extérieur, de recrutements, de réformes et d’investissements. La plus grande salle des marchés d’Europe est au Crédit lyonnais, boulevard des Italiens ; elle avait été conçue par M. Lévêque et a été inaugurée par moi ; naturellement, je l’ai invité.

J’étais donc, de ce point de vue, continuateur et non innovateur.

J’en viens aux deux derniers axes stratégiques. L’Europe tout d’abord. Je rappelle, tout le monde l’a oublié, que l’élection présidentielle de 1988 s’était faite sur le thème du marché unique européen. Quelle serait la meilleure équipe pour jouer cette partie ? Le marché unique, tout le monde savait qu’il commençait le premier janvier 1993, mais après l’actualité médiatique de 1988, plus personne n’en parlait. Cela dit, les directives de la Commission de Bruxelles « tombaient ». Les décisions du Conseil des Ministres de Bruxelles « tombaient », et, autant pour les biens et les services, l’essentiel avait déjà été fait depuis le début du Marché Commun, autant en matière d’activité financière, banques et assurances, rien n’avait commencé. C’est donc dans les années 1989 à 1991 qu’ont été faits les pas décisifs qui, pour la première fois, ont dé compartimenté et décloisonné le marché bancaire et celui des assurances en Europe par des directives de la Commission, par l’abolition des contrôles des changes, laquelle a donné des frissons aux pays latins qui avaient vécu avec pendant des décennies. Il fallait préparer notre mise en compétition avec toutes les banques européennes puisqu’on n’avait désormais plus besoin des autorisations locales pour s’établir, il suffisait d’être en règle avec les autorités bancaires de son pays pour aller dans les autres pays de la Communauté ; c’est un énorme changement, qui rendait inutiles les réciprocités, négociations, etc... Les prestations de service en matière financière pouvaient être faites d’une manière totalement délocalisée, c’est-à-dire qu’un groupe d’assurance anglais pouvait venir prospecter directement un client français sans avoir de filiales ou de bureaux en France et de la même manière, une banque pouvait prêter au Danemark ou en Espagne sans y être présente.

Cette immense déréglementation, cet immense décloisonnement dans une profession aussi frileuse et conservatrice que celle de banquier, c’était vraiment un séisme. Et puisque je parle sous serment, je dis le fond du sentiment général, car il y a des réunions européennes de banquiers où on parle de cela ; le sentiment général était le suivant : « personne ne bouge, essayons de faire comme si rien ne s’était passé, car si on commence à se battre les uns contre les autres, qu’adviendra-t-il ? ». Cela dit, certains bougèrent néanmoins et le Crédit lyonnais était la banque française probablement la mieux placée pour avoir une stratégie européenne parce que le génial fondateur du Crédit lyonnais, Henri Germain, celui qui a inventé la banque commerciale moderne en Europe, qui a été pendant quarante-deux ans président du Crédit lyonnais, record non égalé depuis, avait dès le XIXème siècle installé le Crédit lyonnais en Europe. En Europe, nous faisions partie du paysage plus que d’autres et donc, nous avons choisi de nous établir comme la grande banque, la première banque française en Europe, mais aussi la première banque européenne en Europe, ce qui pouvait se faire en partie par la croissance interne. On recrute un peu plus de personnes, on fait un effort particulier, mais en fait, quand on regarde le marché bancaire européen, on voit très vite, comme d’ailleurs le marché de tous les biens industriels, à très peu d’exceptions près, que c’est un marché surbancarisé ; il y a trop de banques, les déréglementations ont favorisé la multiplication de toutes sortes de banques, des petites, des moyennes, beaucoup de parasites, et qui vivent des petits morceaux d’opérations que leur sous-traitent les grandes banques. Une concentration fabuleuse aura lieu dans les dix années qui viennent, j’en suis convaincu. Cela veut dire que, si on veut être en mesure d’offrir à la clientèle les services et les produits de la banque dans toute l’Europe, il faut faire de la croissance externe, il faut acheter des parts de marché mais cela ne veut pas dire dépenser des fonds propres. Je vous ai déjà cité les chefs d’oeuvre d’ingénierie financière qu’ont été la plupart de nos investissements en Europe, qui ne nous ont pas coûté en fonds propres, qui même parfois nous en rapportaient, puisqu’on englobait des minoritaires dont on consolidait la participation au capital. Nous avons conduit cette stratégie sur une très bonne base, M. Jean-Maxime Lévêque ayant commencé en achetant une deuxième banque aux Pays-Bas qu’il a fusionnée avec la première, achetée dans les années 1980. Et nous avons continué. Mais naturellement, tous les concurrents ont dit, comme dans une fable de La Fontaine : « les raisins sont trop verts et bons pour des goujats » ; ils ont raconté que nous surpayions nos acquisitions, bref, ils nous ont fait la réputation d’acheter tout ce qui se présentait. Cela a eu l’agréable effet que tout nous a été présenté et que nous avons pu choisir. Il ne s’est pas passé une transaction de banque en Europe pendant quelques années sans qu’on nous la propose. Avec quel amusement j’ai vu la DeutscheBank acheter en Espagne le Banco de Madrid qui nous avait été proposé et que nous avions estimé faiblement profitable et avec des sureffectifs ! Idem pour un certain nombre d’autres banques que nous avons vu nos grands concurrents acheter.

Nous avons en même temps, en raison de l’obsession de la profitabilité qui nous habitait, veillé à nous étendre dans des pays où il y avait des marges, car l’Europe est encore un marché très inégal où certaines places sont très protégées : l’Espagne, l’Italie et l’Allemagne. Cette protection est réalisée en Allemagne par un cartel, en Italie par la protection de la Banque d’Italie, le seul pays sous-bancarisé en Europe, en Espagne, par l’entente entre les grandes banques — même si parfois il y a un violateur d’entente, comme le Banco de Santander. Donc, nous allions dans les pays où nous allions trouver des marges qui, en France, nous étaient de plus en plus refusées. C’est une stratégie qui était très motivante pour le personnel et nous avons peu à peu mis au point notre dispositif en évitant toutes les cartes de visite, en ne croyant pas aux participations croisées et autres figurations qui ne produisent absolument rien sur le plan de l’action commerciale ; nous avons donc créé un système qui est actuellement la première banque européenne, la plus européenne des banques, dans la mesure où la composante européenne représente à peu près le tiers de l’activité. C’est-à-dire que si on regarde le produit net bancaire, le chiffre d’affaires, le résultat brut ou le résultat net quand il est positif, l’Europe, hors de France, en apporte le tiers et nous avons en Europe à peu près 1.000 implantations, correspondant à 70 filiales.

Cela a été fait, et il fallait le commencer à temps car le marché unique, c’était le 1er janvier 1993. Quand on prend le contrôle d’une banque étrangère, il n’y a pas de presse-bouton magique, il faut des années pour que les informatiques s’accordent, pour que les cultures d’entreprise communiquent, pour qu’on sache qui fait quoi et surtout quelle est la qualité des personnes, parce que dans les métiers bancaires comme dans tous les métiers de service, la qualité des personnes est absolument fondamentale. Nous avons commencé dès 1989 et nous avons terminé ce parcours avec la prise de contrôle d’une grande banque allemande qui était en voie de redressement et dont le redressement a continué depuis, la BfG Bank. Cette acquisition a validé l’ensemble du système, car, en Allemagne, aucune banque étrangère n’a réussi à s’installer et je dois dire que le jour où je suis allé dans ce blockhaus gris qui est le siège de la Bundesbank à Francfort, faire ma visite de courtoisie au Président Schlesinger — que je connaissais bien, l’ayant rencontré à Bruxelles au Comité monétaire — il m’a salué en me disant : « You are the first to enter Germany but you are the last » (sic) (« vous êtes le premier à pénétrer en Allemagne mais vous êtes le dernier »).

Cette stratégie européenne, met à la disposition des entreprises françaises des services sans équivalent dans toute l’Europe et pas seulement pour la clientèle française, car notre stratégie européenne n’a rien à voir avec Maastricht, elle a été conçue avant et exécutée largement avant. Sur Maastricht, je dirais d’ailleurs, si j’étais cynique, mais ce n’est pas mon tempérament, que pour les banquiers, une monnaie unique cela fait des commissions en moins, et donc toutes sortes de recettes d’exploitation en moins ; mais, en fin de compte, on y gagne peut-être, car il y a aussi des contreparties positives, on y gagne d’avoir une gestion de trésorerie plus simple etc...

L’Europe se fait actuellement, mais, c’est mon point de vue personnel, ce qui fait l’Europe économique, c’est le comportement des agents économiques. Nous avons une stratégie européenne parce que nos clients ont une stratégie européenne ; il ne s’agit pas seulement des grands groupes, car je ne connais pas de PME qui n’ait pas aujourd’hui la sensibilité du marché européen, parce que c’est sur le marché européen que sont ses fournisseurs, ses clients, ses concurrents, ses partenaires etc... Donc, nous avons préparé l’avenir, préparé l’an 2000, en ayant une position européenne enviée, très regardée. Nous ne sommes pas les seuls en Europe à avoir une stratégie offensive ; Barclays est actuellement en train d’inonder le territoire français avec des agences de couleur turquoise et s’est installé aussi en Espagne, au Portugal, etc... La DeutscheBank nous a imités en cherchant à acheter des banques, ce qu’elle a fait en Italie et en Espagne. Quelques banques seulement se sont préparées à l’avenir européen. Le Crédit lyonnais sera la carte de la France, puisque les confrères, ou bien n’ont pas une stratégie européenne, comme la Société générale, ou bien se sont enferrés dans une voie sans issue, comme la BNP, à savoir un croisement avec un partenaire plus fort qu’eux.

Je tiens à dire que le Crédit lyonnais est fier de cette stratégie et que je suis fier d’avoir été le Président qui l’a conduite ; elle m’a pris beaucoup de temps et d’efforts mais nous avons là un outil absolument splendide.

Le dernier point de cette stratégie est ce que j’ai appelé partenariat banque-industrie. Je ne suis pas fier de cette expression mais, à l’époque, la BNP et l’UAP faisaient régner une sorte de terrorisme sur les journalistes en disant que la banque-assurance était l’avenir ; il n’y avait à l’époque que ce groupe d’assurances, et cette banque qui le disaient, tous les autres ricanaient dans leur coin, moi aussi, et donc j’ai sorti un jour « banque-industrie » et quand j’ai vu que cela faisait des titres, j’ai dit : « pourquoi pas ? on va continuer ». Cela plaisait beaucoup aux clients, cela légitimait tout. En fait, qu’est-ce que cela voulait dire ? Pourquoi cette stratégie là ? D’abord, parce qu’il y a un besoin. Tout le monde le sait ici, le problème principal de l’économie française, c’est le manque de fonds propres : nos entreprises, grandes, moyennes ou petites manquent de fonds propres parce que l’épargne ne va pas grossir les fonds propres des entreprises, elle préfère aller vers toutes sortes d’instruments financiers, notamment quand les taux d’intérêt réels sont aussi absurdes que ceux des dernières années, mais elle ne va pas vers les entreprises qui sont donc fragiles dans leur développement et n’ont pas les fonds propres nécessaires à leur expansion : elles ont trop d’endettement par rapport aux fonds propres, et sont également très vulnérables car, étant faiblement capitalisées, elles peuvent être aisément achetées par les étrangers. Il y a donc là un besoin sans cesse rappelé par les organisations patronales. Dans l’intimité des rencontres avec les équipes des banques, les chefs d’entreprises réclament des fonds propres ; or au même moment le ratio Cooke, s’est imposé aux banques ; naturellement, comme toujours, la Communauté européenne a fait de la surenchère, ce n’est plus le ratio Cooke, c’est le ratio européen de solvabilité, qui est plus exigeant encore, le ratio Cooke c’est pour les autres, car nous, en Europe, nous avons un ratio qui est plus difficile. Le ratio Cooke traite de la même manière un crédit et une participation en capital ; on leur applique le coefficient 20 : pour 100 de crédits, il faut 5 de fonds propres et pour 100 de participations au capital, il faut 5 de fonds propres. Les Français n’y sont pour rien, les Anglais non plus, je crois que ce sont les Allemands et les Japonais qui ont imposé cette équivalence, puisque eux font beaucoup de participations. Cela veut dire qu’il n’est pas plus coûteux en fonds propres de faire une participation au capital que de faire un crédit. Quand on compare les rentabilités, contrairement à ce que je vois écrit par des plumes superficielles et inexpertes, avec la déréglementation et la concurrence, les marges sur les crédits sont tombées à très peu de chose : quand on prête à un grand groupe les marges sont très faibles, de l’ordre de 0,20 à 0,25. Les dividendes, c’est souvent un peu plus et quand on fait un investissement en capital, il y aussi la valorisation et donc la réalisation d’une plus-value quand on revend au moment où le prix de l’action a monté. Il s’y ajoute aussi, pour être complet, des flux d’affaires ; le chef d’entreprise ne voit pas du même regard, ce qui est naturel, la banque qui prend une partie, même faible, même symbolique de risque d’entreprise à ses côtés et la banque qui n’en prend pas. Cela ne veut pas dire qu’elle va engraisser la banque actionnaire en lui confiant ses mandats, ses affaires et en lui surpayant des prestations, mais, à prix égal, la banque actionnaire obtient une plus grande part dans le barème, elle fait travailler ses équipes sur d’autres sujets. La démonstration en a été faite depuis longtemps en Allemagne ; en France, elle a été vérifiée dans ce que nous avons fait ; les problèmes du Crédit lyonnais ne sont pas venus de là.

Ceci répond donc à la question : la banque-industrie c’est la rencontre d’un besoin des entreprises qui est un besoin de fonds propres et d’un besoin de la banque de gagner de l’argent. J’en arrive au comment. Je n’ai jamais dit qu’il fallait faire ce que les banques allemandes ont fait en plusieurs générations. J’ai toujours entendu dire « banque allemande à la française », ce qui était une manière de dire qu’il s’agit quand même de quelque chose de différent. D’ailleurs, ce n’est pas non plus la manière de Paribas ; telle que je l’ai connue, telle que je l’avais trouvée, et telle que je l’ai continuée, Paribas cultivait surtout les participations de contrôle et n’était minoritaire qu’en attendant de grossir et de prendre le contrôle. Pour une grande banque commerciale comme le Crédit lyonnais, il ne pouvait en être question. Il y a toujours quelques exceptions qui tiennent souvent à des contentieux, les gages ont été réalisés, les actions ont été saisies, on se retrouve donc en possession d’une entreprise qu’on n’a pas souhaité acheter. C’est ainsi que la Salle Pleyel appartient au Crédit lyonnais, par le jeu d’une hypothèque de 1930. C’est ainsi également que le Crédit foncier est propriétaire de vignobles dans le Bordelais, toujours à cause d’hypothèques de 1930.

L’idée était d’être minoritaire car il y a un effet catalyseur qu’il ne faut pas oublier, plus pour une PME que pour un grand groupe. Une grande banque renommée qui prend 5 % du capital d’une entreprise a un effet catalyseur car les autres actionnaires qui n’ont pas à leur disposition les services d’ingénierie économique et financière, d’évaluation, les services d’études, l’équipe d’ingénieurs conseil qui évaluent les entreprises et l’opportunité, l’avenir des entreprises, l’avenir des secteurs où elles se trouvent, se disent que si cette grande banque vient dans le capital elle a tous les moyens d’y venir à bon escient, donc, ils y viennent aussi. Dans les PME, nous avons vécu beaucoup de cas de ce genre, cela aide à convaincre ceux qui ont des capitaux à placer : « le Crédit lyonnais est là, je peux y aller ». Il y a donc un effet catalyseur très important, un effet de levier : ce que nous apportons en fonds propres permet d’en mobiliser d’autres avec un effet macro-économique important.

Mes comparaisons ne sont pas très bonnes peut-être, car 1991 et 1992 n’étaient pas des années où le marché financier de Paris était merveilleusement actif ; mes services d’études m’avaient fait une comparaison qui vaut ce qu’elle vaut. On avait comparé l’argent frais apporté par les augmentations de capital des entreprises françaises souscrites en Bourse auxquelles on ajoutait l’exercice d’options, avec l’argent frais apporté par le Crédit lyonnais à la faveur d’augmentations de capital. Pour ces deux années, le Crédit lyonnais a apporté autour de 40 % du total. Là, il y a vraiment un effet macro-économique ; si les autres grandes banques avaient agi de 1a même manière, le problème de la sous-capitalisation des entreprises françaises aurait quand même beaucoup évolué en quelques années.

Pour prendre ces participations, il y avait naturellement un certain nombre de sociétés d’investissements spécialisées. Il y en avait une pour les grandes entreprises : Clinvest, dont les comptes ont toujours été bons, y compris en 1993. Il y en avait de plus spécialisées pour les PME. Je crois beaucoup à l’expérimentation financière, et j’ai fait une expérience qui a plutôt bien marché, dans une région qui s’y prêtait peut-être mieux, la deuxième région économique du pays, Rhône-Alpes, où le Crédit lyonnais a des devoirs peut-être un peu plus grands qu’ailleurs. Nous y avons créé une compagnie financière d’investissements pour nos participations dans le capital des entreprises dont le siège est dans cette région. Cela a été un très grand succès ; le besoin était très grand et la région particulièrement créative. Au total, nous avions, en 1993, 1.500 lignes de participations dans les entreprises. Sur les 1.500, disons qu’il y a 1.200 PME.

Voilà donc quels étaient les cinq axes principaux. Naturellement, il y a autour de cela des quantités d’autres stratégies. Je ne vais pas les passer en revue. Je les appellerai mini-stratégies, car ce sont des actions plus spécialisées. Le Crédit lyonnais a eu une politique, par exemple, en matière de services informatiques aux entreprises : le groupe Sligos, coté en Bourse, est un très grand succès qui a magnifiquement réussi et traversé la crise actuelle des sociétés de services informatiques.

En matière d’assurances, nous avions déjà quelques éléments, mais nous avons utilisé notre réseau pour distribuer des produits d’assurance, notamment d’assurance vie ; notre société d’assurance, l’Union des Assurances Fédérales-pour la petite histoire, j’ai choisi ce nom pour être dans l’ordre alphabétique avant UAP —, l’UAF a tellement réussi qu’on l’a introduite en Bourse. Ce magnifique succès nous a apporté des fonds propres, une tirelire pour les jours difficiles.

En matière para bancaire — « leasing », « factoring » (sic) —, nous avions une stratégie non seulement en France, mais en Europe, parce qu’il faut pouvoir proposer aux clients l’ensemble des services. En matière de financements de projets, le Crédit lyonnais est le premier au monde. Je n’entrerai pas davantage dans le détail des mini-stratégies.

J’ajouterai simplement que le Crédit lyonnais avait une très mauvaise réputation en matière syndicale. La grève sauvage de 1974, à l’origine d’une perte qui a coûté 15 % des fonds propres, avait laissé un effet durable et certains de mes prédécesseurs étaient terrorisés par les syndicats. J’ai pu établir une trêve avec eux en avançant l’idée que nous allions dynamiser le Crédit lyonnais et éviter de faire des licenciements dans une profession dont il faut savoir qu’elle a environ 15 à 20 % d’effectifs en trop en France. Naturellement, j’ai continué à décélérer les effectifs ; il y avait, avant mon arrivée, un consensus avec les syndicats sur le fait de ne pas renouveler les départs et de diminuer les effectifs d’ l% par an. J’ai porté ce chiffre à 2 %, doucement, sans trop le dire, en encourageant les départs et en freinant un peu le recrutement. Je n’ai pas eu de conflits sociaux très importants pour une entreprise de services. Chaque fois qu’il y a eu des grèves dans la profession, le taux de grévistes était, au Lyonnais, la moitié ou le tiers de ce qu’on observait à la BNP ou à la Générale, et je dois dire que le Comité central d’entreprise dont on doit prendre l’avis sur tout ce que l’on fait en matière stratégique, m’a toujours donné des avis favorables. Il y a donc eu une sorte de trêve, un micro-climat social, pas de licenciements, mais une politique dynamique, y compris la restructuration du réseau, qui leur a créé beaucoup de problèmes.

Je souligne que sur les cinq grands axes de la stratégie, j’ai eu naturellement l’accord de l’actionnaire public. Je ne suis pas de ceux qui annoncent une stratégie par voie de presse et qui attendent de savoir si un coup de téléphone arrive de la Rue de Rivoli — aujourd’hui, de Bercy.

J’ai clairement expliqué ces axes, qui à vrai dire indifféraient l’actionnaire public. La restructuration du réseau, c’était vraiment la responsabilité de l’établissement, avec tout ce que cela impliquait en matière d’investissements immobiliers, informatiques pour les centres d’affaires, les entreprises etc... Les marchés de capitaux indifféraient également les Pouvoirs publics. En revanche, pour les fonds propres, il fallait naturellement leur accord et tout a été fait conjointement avec eux. La stratégie européenne a été approuvée implicitement mais avec un pragmatisme que je trouve tout à fait sain et légitime, d’autant plus que je pensais que nous avions, nous, la bonne formule. Le même actionnaire public, approuvait, en même temps, que la BNP et la Dresdner croisent leurs participations ; c’était une autre stratégie européenne. Le partenariat banque-industrie recevait une approbation chaleureuse car M. Bérégovoy entendait tout le temps les groupes et les PME dire qu’ils manquaient de fonds propres.

Je dirai enfin, pour terminer sur ce point, que les pertes du Crédit lyonnais n’ont pas été créées par cette stratégie. Je ne vois pas de relations entre les pertes et les cinq points que je viens d’évoquer. Je fais une petite exception qui est le cas très spécial d’Usinor qui est un sujet ambigu. La prise de participation dans Usinor Sacilor était une opération d’ingénierie financière qui nous a apporté des fonds propres, et nous a donc permis de travailler. En même temps, on peut dire que c’était de la banque-industrie, nous l’avons dit d’ailleurs, ne serait-ce que pour que Bruxelles en prenne bonne note et que le dossier ne soit pas bloqué ; mais enfin, c’est un cas très spécial.

J’ai été très long en ce qui concerne la stratégie et je vais aller un peu plus vite en ce qui concerne l’organisation.

Le Crédit lyonnais est une maison extraordinairement hiérarchique, comme une armée avec des galons etc... Quand je suis arrivé, il y avait un système très hiérarchisé de lettres et d’indices qui pouvait être comparé à celui de la fonction publique. Je l’ai d’ailleurs beaucoup simplifié en réduisant le nombre des niveaux à hauteur des deux tiers. L’homme puissant est le directeur général parce qu’il est permanent ; je rappelle que, depuis 1961, aucun président du Crédit lyonnais n’a terminé à terme son mandat en cours. Toute la hiérarchie est construite sur le directeur général ; M. Jacques Roche a été le directeur général de cinq présidents, M. Bernard Thiolon qui a été mon directeur général l’essentiel du temps, l’a été de trois présidents. Sous le directeur général, il y a ce qu’on appelle les directions centrales, que l’on confie souvent à des directeurs généraux adjoints, qui sont des centres de profit par famille de métiers. Il y en a quatre pour la banque commerciale, à savoir les grands groupes d’entreprises, les agences de France, les affaires internationales, enfin le financement et le marketing spécialisés. Il y a une Direction centrale pour les marchés de capitaux et puis il y en a une qui n’est pas vraiment centrée sur les profits, qui est la Direction centrale de l’informatique et des traitements d’opérations, c’est-à-dire la logistique.

A cela j’ai ajouté, parce que j’avais le souci d’avoir une « tour de contrôle » que je n’avais pas trouvée en arrivant, une Direction centrale, donc de même niveau hiérarchique que les autres Directions centrales, de la gestion financière du groupe, où j’ai logé tout ce qui concernait le contrôle de gestion, le budget, les comptes, etc...Vous aurez des organigrammes si vous en souhaitez.

Voilà quelle est l’organisation de la société mère, les directions centrales étant les autorités de tutelle des filiales de l’organigramme, la Direction centrale des agences de France pour le para-bancaire, les affaires internationales pour les filiales étrangères, la Direction des marchés de capitaux pour les différentes sociétés financières. Les filiales opérationnelles ont naturellement une liberté commerciale complète ; ce ne sont pas les Français qui font de la banque à l’étranger, ce sont des étrangers qui font de la banque à l’étranger. Ils ont obligation de rendre compte à un conseil d’administration, à des autorités internes de contrôle, parfois à des corps d’inspection locaux, mais leur autorité de tutelle est une direction centrale. Au surplus, des lois locales compliquent beaucoup ces choses-là. Aux Etats-Unis, où la FED considère que l’agence n’est pas une filiale, les agences sont comme des filiales avec une responsabilité et des organisations managériales de banque à part entière. Dans des pays comme la Belgique ou les Pays-Bas, qui sont des petits pays, donc voués à être « colonisés » par les grandes banques d’un pays riverain, il y a toujours des législations spéciales, des lois bancaires spéciales qui obligent les centres de décisions à être situés dans ces pays là ; par exemple en Belgique, la désignation du responsable exécutif principal n’est pas effectuée par Paris mais par le comité de direction local. Ces lois protectrices, nous les avons nous mêmes connues lorsque nous réglementions un peu mieux les investissements étrangers. A l’époque où j’étais le collaborateur de M. Debré, c’était vers moi que venaient les dossiers d’investissements étrangers ; M. Debré demandait toujours, par exemple, que les centres de décisions des entreprises étrangères restent en France, de même que les centres de recherches.

Autre particularité du Crédit lyonnais : les machines à traitement de texte et l’informatique ont augmenté la paperasse dans des proportions, à mon avis, un peu exagérées et, de ce fait, tout est écrit. En province, on a un stock énorme d’archives, on a tout gardé depuis l’origine ou presque, tout est écrit, et c’est bien, d’ailleurs, on ne cesse de nous imiter ; par exemple, les crédits sont toujours décidés dans les comités, réunis autour d’une table ronde construite par l’illustre fondateur et placée au même endroit depuis 1882 ; c’est le cas pour le comité de crédit du siège, mais il y a des procès-verbaux à beaucoup d’autres endroits et par conséquent on sait toujours ce qui a été décidé. Je dis ceci parce que parfois avec amusement ou consternation, je lis dans la presse, que sur un coup de téléphone à Shangaï, on a traitée un engagement d’un milliard ! J’ai même lu un jour dans l’Express que j’avais consenti un énorme crédit à un client et que je lui avais dit au téléphone : « A propos, vous m’avez demandé combien ? » C’est inimaginable ! Cela fait partie de ce que j’appelle le lynchage médiatique.

Tous les crédits sont consentis dans des comités et j’ajouterai, pour être précis, que je n’en présidais pratiquement aucun, parce que les présidents n’ont pas le temps de présider des comités de crédits. Dans une organisation comme celle du Crédit lyonnais, c’est en général, le directeur général ou un directeur général adjoint pour le siège ; j’y suis d’ailleurs allé pendant quelque temps, au début, pour voir comment tournait la machine, suivant en cela le conseil de M. Lévêque.

Pour les participations en capital, c’est la même chose. S’il s’agit de participations en capital de la société mère, même d’un franc, elles sont décidées par le conseil d’administration. Pour surveiller les filiales spécialisées, il y a des comités de participation qui donnent lieu à des procès-verbaux.

Le problème, dans un ensemble aussi imposant, est de trouver un équilibre entre le risque bureaucratique et la liberté commerciale. Je ne cache pas que ce point d’équilibre est mobile, fluctuant, que l’on tâtonne, qu’il n’est pas situé au même endroit dans la société mère et dans telle ou telle filiale. Je dirai en outre, et tout le monde peut le deviner que les meilleures organisations — et l’organisation du Crédit lyonnais est excellente — ne valent que par les hommes qui les habitent et qui les font vivre.

De ce point de vue là, il y a néanmoins deux handicaps au Crédit lyonnais, un qui lui est particulier et un autre qui ne l’est pas. Le handicap particulier est le suivant : après la grève sauvage de 1974, les syndicats étaient dans une telle position de force qu’ils ont exigé et obtenu de la Direction générale que le Crédit lyonnais ne recrute plus de personnes ayant fait des études supérieures. Au moment où les métiers bancaires devenaient plus complexes, où la déréglementation aboutissait à ce résultat que les produits financiers demandaient des polytechniciens, le Crédit lyonnais a cessé de recruter des gens ayant poursuivi des études après le baccalauréat ! Cela a duré de 1975 à 1984 et c’est M. Jean Deflassieux qui a courageusement mis fin à cela en 1984. Nous avons donc dans notre pyramide d’âges des cadres une zone complètement creuse. C’était l’idée venue du XIXème siècle, que l’on trouve d’ailleurs dans les écrits d’Henri Germain, selon laquelle tout peut s’apprendre à la banque. C’est vrai que la formation du Crédit lyonnais, qui représente 7 % de la masse salariale dans le budget annuel, a fait des miracles. Certains ont connu M. Maurice Schlogel, entré à 14 ans au Crédit lyonnais comme grouillot, et qui est devenu directeur général. Il y a eu beaucoup de miracles comme celui-là ; longtemps les métiers bancaires ont été assez simples et limités au cadre français et cela pouvait suffire ; notons cependant que, pendant la même période qui s’étend de 1975 à 1984, les banques japonaises ne recrutaient plus au-dessous de « Bac plus quatre ». Nous avons donc toute une couche démographique qu’on a cherché à repeupler depuis 1984, mais c’est encore un énorme handicap pour le Crédit lyonnais.

Le deuxième handicap, ce sont les baronnies ; dans toute organisation, elles sont plus que proportionnelles aux effectifs. Un baron, que c’est ? C’est une personne dans laquelle se réunissent un certain nombre de caractéristiques, un parcours professionnel déjà long et remarqué, beaucoup de succès, des états de service impressionnants, un caractère peu partageux, si l’on peut dire, un état d’émulation, de rivalité de carrière avec d’autres, et qui s’installe dans une sorte de « demi-autogestion », parfois totale, parfois dans une mesure moindre, mais dans une espèce de sphère qui est respectée par les autres ; les baronnies se respectent les unes les autres. Je dois dire que la manière dont le Gouvernement pourvoit à la présidence du Crédit lyonnais est extrêmement contre-performante, parce que la rotation des présidents est telle qu’on ne peut savoir qui sont les barons, à défaut d’avoir vécu dans l’entreprise. On découvre au bout de quelques années que M. Untel directeur de tel service, ne parle plus depuis 20 ans avec un autre directeur pour une histoire de femme, ou que depuis 25 ans M. X et M. Y ont toujours été promus le même jour au grade supérieur et que chacun attend le moment d’en découdre lors de l’avancement au grade supérieur et que, par conséquent, ils ne se parlent plus non plus. Le Président ne peut pas le savoir d’emblée.

Ces baronnies ne sont pas un phénomène propre au Crédit lyonnais ; tous ceux qui ont vécu dans les entreprises même industrielles le connaissent, mais dans les entreprises de services plus encore, parce que les hommes y comptent plus que dans des entreprises industrielles.

Il y avait des baronnies, c’est clair, il y en a au siège, il y en a toujours. L’arrivée d’un nouveau président est un mauvais moment pour les baronnies ; on se demande comment cela va se passer, s’il va les repérer, s’il va les détruire. A Paribas, il m’a fallu deux ans pour les repérer, j’en ai détruit un certain nombre, ce qui ne m’a évidemment pas rendu très populaire. Au Crédit lyonnais, si j’en ai identifié certaines peu à peu de façon pragmatique, il est certain que beaucoup m’ont échappé.

Le troisième point que je voulais évoquer, ce sont les pertes. Je parle des pertes, car l’objet de la Commission d’enquête comprend les pertes. J’aurais préféré parler des bénéfices ; je tiens à rappeler que pendant ma présidence, même si je fais toutes réserves sur les résultats 1993, auxquels je n’ai pas été associé — ce ne sont donc pas les miens —, il y a eu, même si on prend en considération ce chiffre là, plus de bénéfices que de pertes. Mais ne parlons pas des bénéfices, ne parlons pas des années où la crise n’avait pas encore produit ses effets, parlons des pertes, celles de 1992, qui s’élèvent à 765 millions de F. en résultat consolidé, et à 1.848 millions de F. en part du groupe. Au passage, je voudrais signaler que la presse prend toujours le chiffre de la part du groupe, et qu’aucun journaliste en France n’a assez de professionnalisme pour comprendre qu’on ne compare des chiffres consolidés qu’avec d’autres chiffres consolidés. Les comptes de la société mère, on ne les regarde presque plus, la COB ne les exige même plus ; le bilan est consolidé, le produit net bancaire est consolidé, le revenu brut d’exploitation est consolidé et le revenu net est consolidé. Dans ces chiffres, il y a la part des actionnaires de la société mère et la part des minoritaires du groupe, c’est vrai, il ne faut pas l’oublier, mais la part du groupe c’est un concept purement boursier, car la part des minoritaires vient augmenter les fonds propres gérés par l’autorité centrale de la société mère. Donc, n’oublions pas de raisonner dans un cadre consolidé.

Je tiens à rappeler ce phénomène, qui révèle la dérive des esprits dans la France d’aujourd’hui devenue totalement boursière. Les journalistes parlent comme des analystes financiers, c’est-à-dire qu’ils ne regardent plus que la part du groupe, qui caractérise la réalité boursière. De ce point de vue, je tiens à vous dire que je suis sans complexe, puisqu’entre le jour de ma nomination et le jour de mon départ, le titre du Crédit lyonnais coté en Bourse a augmenté de 50 % : il était à 480 quand je suis arrivé et à 730 quand je suis parti, tandis que le nombre des titres a été multiplié par trois. Comme chef d’entreprise, sur ce plan, le « suffrage universel » de la Bourse me donne entière satisfaction, surtout quand je me compare à des concurrents comme Paribas ou Suez qui, sept ans après leur privatisation, en sont toujours à leur prix d’offre publique de vente, pourtant considéré comme très généreux au moment de la privatisation.

Quant aux chiffres de 1993, moins 6,4 milliards en global consolidé, moins 6,9 milliards pour la part du groupe ; je suis sous serment, je peux donc vous dire ce que j’en pense.

A l’extérieur, je n’ai rien fait pour gêner mon successeur, et donc je n’ai rien dit, non sans mérite, puisque j’ai été victime d’un lynchage médiatique odieux ; c’est pourquoi j’ai demandé cette Commission d’enquête, car je souhaitais pouvoir m’expliquer. Ces chiffres m’ont surpris, je me suis borné à dire que j’avais éprouvé quelques surprises. Pourquoi ai-je été surpris ? D’abord, c’est hélas devenu une espèce d’habitude, surtout dans le secteur public, de charger les comptes du prédécesseur pour faciliter ensuite l’apparence du redressement ultérieur. Si l’on regarde les changements, on constate qu’il y en a qui se passent bien et d’autres qui se font d’une manière spectaculaire. J’ai mis mon point d’honneur, quand je suis arrivé à Paribas en 1982, les comptes de l’exercice 1981 n’étant pas clos, d’arrêter les comptes de mon prédécesseur, sans en changer un franc et j’ai fait la même chose en 1988 au Crédit lyonnais ; je suis arrivé en septembre, l’exercice était pratiquement terminé, j’ai publié les chiffres sortis des machines. Quand je suis parti du Crédit lyonnais, qu’est-ce que je savais ? La Commission bancaire était venue en octobre 1992 à la société mère, étant déjà allée dans les filiales auparavant. M. Garnier, le chef de mission, est venu en octobre, a rédigé son rapport en mai, lequel m’a été remis juste avant les vacances. C’était le pré-rapport, comme en matière de vérification fiscale, on envoie le premier jet pour observations avant de faire le rapport définitif ; ce pré-rapport constatait un retard de provisions de 7 milliards, y compris une évaluation contestée sur des risques japonais que la Commission bancaire reconnaissait avoir mal évalués, par conséquent ce chiffre pouvait être réduit mais enfin, prenons 7 milliards. Le Gouverneur de la Banque de France a écrit le 4 août 1993, à M. Edmond Alphandéry, à mon insu, une lettre où il évoquait les conclusions du rapport Garnier et demandait que l’actionnaire augmente le capital de manière à ne pas prendre de retard sur les provisions.

Cette lettre, je n’en ai appris l’existence qu’en octobre. J’imagine que la Commission d’enquête en dispose, ou l’obtiendra car elle est très importante. Comme le rapport Garnier, elle mentionne le chiffre de 7 milliards. M. Jean-Claude Trichet, dans le dernier entretien que j’ai eu avec lui, déjà nommé Gouverneur de la Banque de France, m’a dit qu’en réalité il estimait, après avoir beaucoup réfléchi, que le besoin d’augmentation de capital n’était pas de 7, mais de 5 milliards de F.

Le 24 mars 1994, le Conseil d’administration du Crédit lyonnais dont vous pourrez obtenir le procès-verbal sans difficulté indique qu’en effet la Commission bancaire estime, sur la base du rapport Garnier, à 7 milliards le besoin de recapitalisation. Les travaux postérieurs de la Commission bancaire réalisés en octobre-novembre ont ajouté entre 1 et 1,5 milliard, pas davantage. Mais le Conseil d’administration a ajouté non pas 1 ou 1,5 mais 5 milliards, c’est-à- dire a rajouté 3,5 milliards. Ce qui veut dire que la perte de 6,4, sans cet ajout différent de la proposition de la Commission bancaire serait ramené à 3.

Comment cela s’est-il passé ? I1 s’agit d’un dysfonctionnement évident ; l’ancien directeur du Trésor que je suis en parle au même titre que l’ancien président d’entreprise publique. Les comptes sont toujours arrêtés en accord avec les autorités bancaires d’un côté, l’actionnaire de l’autre, ou plutôt l’actionnaire majoritaire. A ma connaissance, le montant de la perte et celui du transfert d’actifs immobiliers à la société foncière OIG, tels qu’ils ont été évalués par la direction du Trésor, doivent être réduits de moitié. Une lettre de M. Edmond Alphandéry au Premier Ministre formule ces chiffres ; je n’ai pas cette lettre, mais vous pouvez l’avoir facilement ; mais ce que je n’ai jamais vu, ce sont les comptes d’une entreprise publique arrêtés à Matignon !

Le procès-verbal du Conseil d’administration ne reflète pas cet incident de séance, mais lors de sa réunion, les chiffres présentés n’étant pas ceux de la Direction du Trésor et du Ministre de l’Economie, les administrateurs représentant l’Etat ont demandé une suspension de séance ; le Président leur affirmait qu’il avait l’accord de Matignon en brandissant un fax qui était la photocopie d’une note de Mme Anne Le Lorier à M. Nicolas Bazire pour le Premier Ministre, revenue avec une annotation de M. Nicolas Bazire : « Vu, d’accord » ; les administrateurs représentant l’Etat ont estimé que ce n’était pas tout à fait suffisant pour les convaincre et ont demandé une suspension de séance pour vérifier par téléphone qu’on avait oublié de les informer.

Voilà un dysfonctionnement intéressant, me semble-t-il. Les comptes de l’exercice 1993, finalement, ne sont pas ceux arrêtés par la Commission bancaire, ni ceux arrêtés par le Ministère de l’Economie, ce sont des comptes arrêtés par M. Edouard Balladur. Pour celui qui a été victime, en conséquence, d’un lynchage médiatique éhonté, j’estime que la Commission, puisque je parle sous serment, doit avoir connaissance de ces faits.

Je ne dis pas que le Crédit lyonnais n’était pas en perte, je dis simplement que la perte et, par conséquent, l’effort demandé à l’Etat, pouvaient se discuter, et qu’il y avait une fourchette dont, pour des raisons que je ne connais pas, le haut a été choisi alors que le bas pouvait suffire.

Mais, venons-en quand même au fait. Je ne veux pas éviter ce sujet, qui n’est pas agréable pour un chef d’entreprise ; une perte, c’est toujours un événement très désagréable, mais on n’accepte pas d’être chef d’entreprise si on ne sait pas qu’il existe des risques. Les raisons des pertes du Crédit lyonnais, j’en vois quatre, je ne peux guère les pondérer. La première, la plus importante, c’est tout de même la crise économique. Tout le monde connaît les chiffres, c’est la plus grave du demi-siècle. Notre PNB et notre PIB ont diminué, plus qu’après le premier choc pétrolier ; et encore, l’INSEE corrige ces chiffres en reconnaissant que la situation n’avait pas été bien mesurée sur le moment. Pour une banque, la crise économique, ce sont les clients qui sont en crise, donc celle-ci affecte la banque elle-même, toutes ses créances sur des clients en difficulté se trouvent réduites à un taux infime et appellent des provisions prélevées sur le résultat brut ; de ce point de vue là, toutes les banques en ont souffert.

Elles en ont souffert plus ou moins selon qu’elles étaient engagées dans des secteurs plus sensibles que d’autres. Par exemple pour la sidérurgie, il a fallu consolider dans les comptes du Crédit lyonnais, une fraction de la perte d’Usinor Sacilor. [...]

La crise a été également sensible dans l’immobilier que j’aurais dû citer en premier, car notre crise immobilière est beaucoup plus grave que la crise économique générale, plus exactement la reflète, car c’est de l’immobilier d’entreprise. Le Crédit lyonnais avait dans ses encours 56% de logements des particuliers et 44 % de bureaux, mais il était la plus grande banque, et donc le plus grand prêteur immobilier ; la crise lui a naturellement fait mal, même si les actifs de l’immobilier ne représentaient que 3,5 % du bilan. Par conséquent, le Crédit lyonnais n’était pas dans la situation de ceux qui avait 40 ou 50 % de leur actif dans l’immobilier.

J’ai vu venir la récession, j’ai vu avant la guerre du Golfe les signaux, les indicateurs américains qui plongeaient, ce dont on a pris conscience après la guerre du Golfe. Je savais déjà que l’Europe allait plonger aussi. L’Angleterre avait plongé en même temps que les Etats-Unis. Donc, on le savait, mais, je l’avoue — je suis d’ailleurs en bonne compagnie, je ne suis pas honteux —, je n’ai pas prévu que l’on aurait la crise la plus grave du demi-siècle et je dois dire très sincèrement que je n’avais pas prévu que, dans la crise, la France choisirait la politique monétaire qu’elle a eue.

La confidentialité me permet de parler librement car, publiquement, je ne peux pas douter de la politique monétaire. Je n’ai pas compris que nous soyons restés accrochés au mark alors que le mark faisait l’objet d’une politique absolument divergente, créée par l’unification allemande. Lorsque j’étais directeur du Trésor, on avait mis au point le système monétaire européen, en 1978, sous l’autorité de M. Valéry Giscard d’Estaing et j’avais donc en mémoire ce qui avait été prévu. Quand un pays sait que pendant plusieurs années, il va diverger des autres, soit il demande une marge élargie et s’y installe, soit il se met en congé pendant les quelques années de sa divergence. L’Allemagne ayant choisi de financer son unification par l’emprunt et non par l’impôt, allait avoir une politique monétaire totalement divergente pendant cinq ou six ans. Elle aurait donc dû se mettre en congé.

Le reste du système aurait tenu bon car les pays étaient à peu près en phase, les Allemands n’ont pas demandé leur mise en congé et le plus surprenant, est que leurs partenaires ne le leur ont pas demandé ou plus exactement, j’ai quand même fait ma petite enquête, les Allemands ont proposé, au cours d’un Conseil des Ministres, non pas d’être en congé ou de flotter avec une marge plus ample, mais de réévaluer et les Français s’y sont opposés.

Je n’ai pas caché à M. Bérégovoy mon sentiment sur cette politique monétaire, ce qui n’a pas été très bien perçu. Je suis allé m’en expliquer avec le Gouverneur de la Banque de France et je lui ai dit : « attention, les agrégats M1 et M2, c’est-à-dire les moyens de paiement dans l’économie, se contractent, ils se sont contractés de 10 % en trois ans », il me répondait : « ne regardons plus M1 et M2, regardons M3 ». Cela a été vrai, mais on ne regarde plus M3, vous le savez, car M3 aussi s’est contracté et on a inventé un nouvel agrégat qui pour l’instant ne se contracte pas encore. Donc, j’ai exprimé, par devoir civique et par intérêt de chef d’entreprise, mes doutes sur cette politique monétaire. J’avais encore un espoir, je me suis dit que l’alternance politique allait permettre de dénouer ce drame, mais hélas, elle n’a pas dénoué ce drame. Il faut le savoir et je me permets de formuler un pronostic : la crise va être en France plus sévère et plus durable qu’ailleurs et le nombre d’entreprises ou de PME qui vont disparaître et qui ne ressusciteront pas est quelque chose de catastrophique, non seulement pour la banque en particulier, mais surtout pour le pays.

La première grande raison des pertes du Crédit lyonnais, c’est sans aucun doute la crise et à l’intérieur de la crise, la politique monétaire.

La deuxième cause est bien connue, c’est l’escroquerie internationale dont notre filiale néerlandaise CLBN a été victime et qui a coûté en brut, 10 milliards de F, d’après le dernier chiffre que j’ai connu, puisque nous avions provisionné à 100 % au 31 décembre 1992 et que cela nous a mis en rouge en 1992. En face de ces 10 milliards, que peut-on mettre ? La vente de MGM qui bénéficie aujourd’hui d’une grande rareté parce que c’est le dernier major, certes un petit major, mais c’est un major illustre qui n’est pas compris dans un grand groupe de communication. Il y a l’espoir de le vendre à bon prix ; par ailleurs, il y a le procès contre M. Kerkorian qui vient d’être porté en appel ; M. Kerkorian est l’homme qui a fait fortune en vendant trois fois la même entreprise, chaque fois en la surévaluant — nous avons des moyens de preuve très importants — il a escroqué lui-même un escroc en faisant surpayer le prix d’acquisition à M. Parretti, mais il n’avait pas prévu que par le jeu des garanties, une institution internationale se retrouverait propriétaire de MGM et donc en état de lui faire un procès, ce que jamais M. Parretti n’aurait osé faire. Et puis, KPMG, qui a audité les comptes de SASEA en Suisse, sans observation, jusqu’au dernier jour, a fait l’objet d’une demande d’indemnisation d’environ un milliard de francs pour préjudice subi. Ce sont les principaux éléments à mettre en face des 10 milliards de F.

La troisième raison expliquant la situation du Crédit lyonnais, je ne sais pas comment la formuler : c’est l’attitude générale d’une grande banque consciente de ses responsabilités à l’égard de la croissance et de l’emploi. Sous cette rubrique, il est évident qu’il y a beaucoup à dire. Qui est intervenu auprès du Crédit lyonnais pour lui recommander d’avoir à l’égard des entreprises une attitude constructive et souple ? Je dirai d’abord : tout le monde. Je ne reprocherai pas aux élus locaux, aux maires, aux présidents de conseils généraux, aux présidents de régions, aux députés, aux sénateurs, qui voient dans leur ressort, dans leur circonscription, une entreprise qui n’a rien à se reprocher, qui est gérée tant bien que mal et qui doit procéder à 150 licenciements dans une commune de 3.000 habitants, de nous écrire pour nous demander si nous ne pouvons pas faire quelque chose. Ce courrier très dense est adressé à plusieurs niveaux, il en arrive au Président, aux directeurs généraux adjoints, aux directeurs régionaux, etc... il en vient de partout, il en est tenu compte, pas toujours, car il y a des cas pendables et des cas irrattrapables et une banque ne peut pas faire tout toute seule. En général, il y en a plusieurs et le Crédit lyonnais a souvent pris comme attitude de dire oui, mais à condition que les autres en fassent autant, mais les autres n’en font pas autant.

En second lieu, je citerai les affaires très spéciales du Comité interministériel de restructuration industrielle. Ce sont des entreprises en déroute qui sont traitées au niveau national. On demande des efforts à l’entreprise, à ses créanciers, bancaires, non bancaires, ses actionnaires, ses fournisseurs, bref à tout le monde. I1 arrive parfois que des banques refusent, des banques privées, et certaines banques récemment privatisées sont toujours plus dures que les autres ; le Ministère des Finances s’adresse d’abord aux banques du secteur public pour qu’elles donnent l’exemple. Il y a aussi des interventions par téléphone, parfois véhémentes, parfois du Ministre lui-même : « J’apprends que sur tel dossier soumis au CIRI, il y a une banque qui bloque tout, et c’est vous »... C’est arrivé très rarement que cela se passe à ce niveau, mais enfin, il y a ces cas-là.

Je tiens à dire, malgré tout ce qui peut être raconté dans la presse internationale qui adore raconter cela, et hélas dans la presse française, où n’importe quel ragot circule et finit par s’imprimer, que jamais un ministre ne m’a demandé d’intervenir ou de ne pas intervenir, CIRI mis à part, sur une entreprise donnée. On ne m’a jamais dit : il faut financer x, y ou z et pour parler clairement et aller au devant des questions, je n’ai jamais eu un coup de téléphone du Ministre des Finances me demandant de financer Maxwell ou Tapie. Je rappelle à nouveau, je m’en suis expliqué avec M. Jean-Maxime Lévêque, que M. Tapie était entré en clientèle avant même sa présidence ; cela montre bien que cela ne s’est pas passé comme on le prétend ; il n’y a jamais eu d’intervention ministérielle en sa faveur. En revanche, comme tout ministre des Finances et peut-être plus encore, compte tenu de sa carrure d’homme d’Etat, de son charisme, de son autorité morale et de son courage, M. Bérégovoy n’a cessé d’exhorter les banques à avoir conscience de leurs responsabilités économiques et sociales.

Je ne vais pas trouver ni vous produire une encyclique de M. Bérégovoy en ce sens, mais il le disait à toutes les banques, y compris aux banques privées. J’ai souvenir de l’avoir entendu dire cela dans toutes les occasions où il parlait à la profession. Lors de la réception du jour de l’an dans les salons du ministère des Finances, en présence de tous les financiers de la place, il le disait. Peut-être le retrouverez-vous si cela a été enregistré. Il nous a « persécutés » sur les tarifs bancaires et les taux de base. Un jour, chez le Gouverneur de la Banque du Maroc, je suis appelé au téléphone par M. Bérégovoy qui m’apostrophe dans ces termes : « Comment, j’apprends que vous n’avez pas encore baissé le taux de base de 10 centimes alors que, depuis trois jours, les taux ont baissé de 15, c’est scandaleux, je compte sur vous etc... » Je lui ai dit que j’étais en réunion pour lui expliquer que je ne répondais pas, ce qui m’a donné le temps de la réflexion prudente, conforme à mon tempérament.

Sur les conditions de banque également, il a tout fait pour nous limiter, c’est clair. Toutes les déréglementations de sa première période aux finances, avec la création des certificats de dépôt et des billets de trésorerie, étaient faites pour que les entreprises nous paient une marge plus faible ; les fonds de commerce ont été en partie ruinés par cela, mais je ne conteste pas que c’était son rôle. Je partageais sa philosophie, je considère qu’une grande entreprise, une grande banque a des responsabilités macro-économiques, qu’elle soit privée ou publique. J’ai dans ma serviette, la première page du « Financial Times » où M. Kohl adjure les banques allemandes de traiter correctement l’affaire immobilière créée par l’escroquerie du groupe immobilier Schneider.

M. Bérégovoy nous a toujours dit qu’il dépendait du comportement de quatre ou cinq grandes banques qu’une crise atteigne le pire ou ne l’atteigne pas ; dès lors que l’actionnaire principal en est d’accord, une banque publique doit donner l’exemple.

Donc, comme pour tous les gros dossiers, nous agissons à plusieurs, c’est vrai, mais j’assume ce qui a été fait. Le Crédit lyonnais a été la banque motrice d’un certain nombre de restructurations, dont certaines sont célèbres : Hachette, Matra, et d’autres moins. Après le drame de La Cinq, j’ai été l’élément moteur de cette restructuration ; quand un groupe français s’effondrait, je pourrai citer beaucoup d’autres cas, nous avons eu constamment un comportement constructif, puisque nous devions donner l’exemple.

Nous avons pris plus de risques sans aucun doute, et je suis obligé de le mentionner comme une des raisons des pertes constatées. Mais cela ne suffit pas. Au moment de la crise d’ailleurs, je dois dire que les recommandations très générales de M. Bérégovoy sont devenues plus pressantes, surtout à partir de 1991, quand il était Premier ministre plus encore que lorsqu’il était ministre. Il me revenait, pas devant moi — à moi, il me disait des paroles amicales —, qu’il disait tantôt : « il n’y a qu’un vrai banquier en France, c’est Haberer » , ce qui m’a « coulé » auprès des confrères et comme il était homme de gauche, cela m’a « coulé » auprès de la droite, et tantôt, dans des versions moins aimables : « tous ces banquiers français sont catastrophiques, il y en a un qui l’est un peu moins que les autres » et c’était moi. Mais, j’assume puisque je partageais cette politique et j’estime en effet qu’en temps de crise, une grande banque surtout si elle appartient à l’Etat ne doit pas, pour reprendre son expression, « ajouter de la crise à la crise ».

Le quatrième facteur qui explique les pertes, je suis obligé de le dire parce que nous n’avons aucun journaliste suffisamment qualifié pour se lancer sur ce sujet, cela demanderait un peu plus de professionnalisme qu’ils n’en ont, c’est le changement des règles prudentielles. Il y a deux choses principales que je veux dire. Nous avions en France et en Europe en général, une gestion prudentielle des provisions sur les risques très traditionnelle qui est désormais contaminée par une pratique anglo-saxonne qui est une pratique de marchés. Cela veut dire que les actifs sont évalués « marked to market » (sic), c’est-à-dire au prix « à la casse » sur le marché au jour de l’arrêt des comptes, sans aucune vue à moyen terme. Nous sommes passés à cette règle pour les actions — à l’exception des TSDI, qui sont des titres considérés comme détenus de manière stable. Donc, c’est le cours de la Bourse au 30 juin ou au 30 décembre sur lequel on fonde les provisions, et non sur la moyenne du dernier mois ou du dernier trimestre. Nous ne sommes pas encore complètement détruits par cette règle comme les banques américaines l’ont été parce que pour celles-ci, c’est tous les 3 mois, alors que pour nous, c’est tous les 6 mois ; nous y sommes venus pour des valeurs mobilières et, plus récemment, pour l’immobilier, l’automne dernier. Jusqu’au 30 juin dernier, les comptes étant arrêtés sous mon autorité en septembre dernier, la règle pour l’évaluation des risques immobiliers, consistait à prendre en considération, au-delà de l’opération de crédit, la surface du débiteur, pas seulement ses actifs immobiliers, mais ses activités, ses sources de revenus, l’actif immobilier lui-même était évalué dans une perspective à moyen terme. C’était un peu approximatif, c’est vrai, mais c’était la règle du temps de Jacques de Larosière qui avait été très marqué lorsqu’il était Directeur général du Fonds monétaire par les problèmes de la dette ; il avait eu à l’égard des risques, des risques souverains, une attitude pragmatique en relativisant les retards de provisions ; de toute façon, que vaudra la signature du Brésil dans un an ou dans trois ans ? Personne ne le sait exactement, soyons prudents, provisionnons peu à peu ; il y avait un système de moyenne qui progressait en reflétant la moyenne de ce que les meilleurs de la place avaient fait, etc... En revanche, pour l’immobilier, avec le nouveau Gouverneur, on est passé d’un coup au système « marked to market » (sic), ce qui veut dire qu’on ne regarde plus si le débiteur a d’autres sources de revenus, si sa société a un patrimoine autre qu’immobilier mais on regarde l’immeuble de bureaux et on dit : aujourd’hui, au prix de vente sur le marché, cela vaut tant ; or, il n’y a pas de transactions, comme vous le savez, ou très peu...

C’est ce qui explique — car cela ne vaut pas que pour le Crédit lyonnais — que le Président de l’UAP avait cru « nettoyer » la Banque Worms, sa filiale, qui avait perdu,je le rappelle, plusieurs fois ses fonds propres ; il avait déjà dépensé 4,5 milliards et son récent successeur a dû rajouter 1,5 milliard car entre temps, les règles prudentielles ont changé. Au total : 6 milliards, c’est-à-dire trois fois les fonds propres. C’est « abyssal » pour parler comme les journalistes... Et pourtant, personne ne l’a dit pour cette banque là, alors qu’on l’a dit pour le Crédit lyonnais, où la perte est de 7 % des fonds propres.

Pourquoi la privatisation de la Banque Hervet a-t-elle sombré ? Parce qu’on prévoyait, en fonction des critères du premier semestre une perte de 300 à 400 millions, alors que l’application de nouvelles règles aboutit à une perte d’1 milliard, soit 100 % de ses fonds propres !

Ce qui me frappe, comme pour le ratio « Cooke », c’est le pouvoir de cette commission de technocrates de banques centrales, anonyme, sauf son président. Le Parlement ne s’est jamais penché sur ce problème, cela s’est passé comme cela, un jour c’est devenu obligatoire ; le changement de jurisprudence sur les provisions a eu, au surplus, un effet rétroactif, car les crédits avaient été faits avant. Si on avait appliqué la nouvelle règle aux seuls nouveaux crédits, on aurait pu vivre avec. Mais quand on met en vigueur la règle « marked to market » (sic) pour des crédits consentis il y a 5 ans, et qu’on le fait en pleine crise, au moment le plus aigu de la crise, alors, on introduit un risque de déstabilisation dans le système bancaire français. Je me permets d’attirer votre attention sur ce point car l’on n’a pas assez dit que les règles ont changé et que cela explique la mise en oeuvre d’une société de « defeasance » (sic) pour des créances du Crédit lyonnais et son ampleur, ainsi que l’augmentation considérable des risques immobiliers du Crédit lyonnais entre le mois de septembre où j’ai arrêté les comptes du premier semestre et le mois de mars où mon successeur a arrêté ceux du second semestre.

Déjà, pour le ratio Cooke, l’Europe a fait une bêtise en surenchérissant sur certains points, de même que la Commission bancaire chargée de donner son interprétation de certaines opérations, en effectuant un classement en fonds propres « durs » ou non, est toujours plus restrictive que ce qu’on fait en Angleterre, car la Banque d’Angleterre est plus accommodante. D’ailleurs, on a tenté de nous « faire le coup » et de nous dire : 8, c’est le ratio théorique mais, pour être bien, le ratio doit être porté à 9, soit un point de plus ! Cela signifie, pour les banques publiques, des recapitalisations de plusieurs milliards. Puisque l’on a pu en décider ainsi, je pose une question : cela doit-il se décider en auto-gestion ? Moi, la Banque centrale indépendante, j’étais franchement contre. Pourquoi ? Parce que cela fait vingt ans que j’observe le système monétaire international : tous les dysfonctionnements sont venus des deux banques centrales indépendantes, la Fed, qui en fait une brillante démonstration depuis quelques mois avec la hausse des taux d’intérêts aux Etats-Unis, qui va nous plonger dans un nouveau cycle de crise, et la Bundesbank. Les deux banques indépendantes ont créé tout le désordre depuis vingt ans. En revanche, jamais les désordres n’ont été créés par la Banque d’Angleterre, la Banque du Japon, la Banque de France, parce que des vues politiques se mêlaient à leurs décisions et que, selon moi, le gouvernement d’un pays ne se divise pas en deux. On peut concevoir, à la limite, une Banque centrale indépendante pour la politique des taux d’intérêt, mais pas comme autorité de tutelle des banques car cela a des conséquences sur le fonctionnement de toute l’économie française.

Je dois dire clairement que, tout en étant extrêmement consterné par les pertes du Crédit lyonnais, je revendique hautement le droit à la perte. On n’est pas chef d’entreprise si on ne sait pas qu’il y a le risque d’avoir des pertes, c’est d’ailleurs comme cela que se passe aux Etats-Unis, en Angleterre, en Allemagne et même en France. Paribas a été en rouge, il y a deux ans, M. Lévy-Lang n’a pas été mis en cause, Suez a été en rouge l’année dernière, M. Worms n’a pas été mis en cause. Mes collègues américains, qui ont tous été en rouge pendant deux ans, ont survécu, de même que mon ami et concurrent, le Président de la Citibank, car son conseil d’administration, totalement privé, lui a laissé traverser le gué. Le droit à la perte doit exister, je tiens à le dire solennellement.

Je réclame également le droit aux proportions. J’ai été victime d’un lynchage médiatique absolument éhonté du fait que les journalistes ont tout additionné, les pertes comptables constatées, une garantie dont on ne saura que dans cinq ans ce qu’elle aura coûté au contribuable. Si elle coûte au contribuable dans cinq ans, je me permettrai de dire que la France est perdue parce que notre marché immobilier sera resté dans l’état où il est aujourd’hui, et il y aura eu par conséquent dans ce pays des spasmes considérables. On ne peut pas calculer dès à présent le coût de cette garantie. J’ai fait, quand j’étais Directeur du Trésor, une statistique intéressante : entre 1948, date de la loi qui a permis les garanties d’Etat, et 1978, il y a eu deux cents garanties données par l’Etat, à un moment où on les donnait pour des projets industriels risqués, comme celui de la Caravelle. Pas une de ces garanties n’a coûté un franc. Simplement, la garantie permet de rendre possibles des choses qui, à défaut, ne pourraient pas l’être ; cela ne veut pas dire qu’elle sera nécessairement coûteuse, c’est après coup qu’on le sait. En tant que banquier, quand un client a une perte, je regarde le montant de cette perte par rapport à ses fonds propres pour en mesurer la gravité. Pas un journaliste économique et financier en France n’a comparé les pertes du Crédit lyonnais à ses fonds propres, ce qui en dit long sur leur professionnalisme. C’est moi qui l’ai fait, après que la foudre me soit tombée dessus, car j’ai trouvé que j’avais un droit à la légitime défense.

Michelin, le 15 juin dernier, a fait apparaître une perte de 4 milliards de F., soit 25 % de ses fonds propres, applaudissements de la presse, belle entreprise française, très bien...

Je réclame en plus autre chose : le droit pour une entreprise publique à l’augmentation de capital en cas de difficultés. Votre Commission est constituée, parce qu’il va être demandé à l’actionnaire public d’apporter 3,5 milliards à une augmentation de capital. Le Crédit lyonnais a été nationalisé par le Général de Gaulle, le 2 décembre 1945, voici 49 ans. Combien de fois l’Etat actionnaire a-t-il versé une augmentation de capital en espèces à sa banque ? Pas une fois. Combien, dans l’intervalle, le Crédit lyonnais a-t-il versé en dividendes et impôts ? Nous sommes un des plus gros contribuables de France : même une année de perte, vous regarderez les comptes de 1993, le Crédit lyonnais paie plus d’un milliard d’impôts. Je ne sais pas comment ni pourquoi d’ailleurs.

En pensant aux contribuables, aux malheurs du contribuable, je rappelle que le Crédit lyonnais est un contribuable, qu’il paie ses impôts, qu’il verse des dividendes et que le soutien qu’il apporte aux entreprises a permis à celles-ci de payer aussi des impôts.

Je ne trouve pas anormal qu’en un demi-siècle, l’Etat apporte une fois quelque chose à une entreprise qui est un des fleurons de son patrimoine, une de ses meilleures armes dans la compétition internationale et qui se trouve temporairement en difficulté.

J’en viens à la dernière partie de mon exposé, relative aux contrôles exercés.

Dans une première approche, je ne crois pas qu’il y ait beaucoup à rechercher de ce côté là. Les contrôles exercés sont bien organisés et fonctionnent. J’ai d’ailleurs le témoignage d’un tiers, quand c’est possible ; ainsi, en 1989 ou 1990, mon Directeur général ne se le rappelle pas exactement, la Commission bancaire a fait une enquête auprès des banques sur les procédures de contrôle, enquête de place dont elle a tiré des conclusions puisque c’est à la suite de cette enquête qu’a été instituée l’obligation nouvelle de présenter chaque année au Conseil d’administration un rapport sur l’organisation du contrôle interne. Au moment de cette enquête, non seulement le système de contrôle du Crédit lyonnais a été validé par la Commission bancaire mais son organisation a été considérée comme exemplaire. Depuis deux ans, d’ailleurs, conformément à la nouvelle obligation du rapport annuel sur le contrôle interne, on le présente au Conseil d’administration et on l’adresse à la Commission bancaire pour qu’elle puisse l’évaluer. Or, celle-ci n’a pas formulé d’observation.

Comment se passent les contrôles ? Je vais en quelques mots parler du contrôle des engagements, du contrôle des comptes, du rôle du Conseil d’administration, enfin des vérifications.

S’agissant des engagements, le problème de toutes les grandes banques est le suivant : doit-on avoir un contrôle centralisé ou décentralisé ? Et, en gros, c’est un peu comme les cravates larges et les cravates étroites, les souliers à bouts ronds et les souliers à bouts pointus, tous les dix ans, on change. Jusqu’en 1979, le contrôle des engagements au Crédit lyonnais était entièrement centralisé : il y avait une énorme machine qui s’est complètement engluée et paralysée et qui était tellement lente que le Crédit lyonnais perdait des clients ; une énorme bureaucratie s’était construite. En 1979, M. Claude Pierre-Brossolette a décidé, après des études, avis, consultations de firmes extérieures de l’éclater en instances logées dans les grands centres de profits dont j’ai parlé tout à l’heure, c’est-à-dire les directions centrales.

Dès 1990-1991, je n’étais pas totalement satisfait de ce système car, dans une banque en expansion, je me demandais s’il n’y avait pas des « trous noirs » quelque part, des choses non pas qui passeraient au travers, mais des passerelles de communication qui ne fonctionneraient pas. Et donc, après enquêtes, réflexions, nous avons créé au début de 1992, un contrôle général qui se superposait aux contrôles existants ; j’ai préféré créer un contrôle en plus plutôt que de le remplacer. J’ai créé un contrôle général pour les risques consolidés, c’est-à-dire pour les 200 principaux groupes puisque j’ai pris comme seuil 100 millions de dollars d’encours de crédit. Cela ne veut pas dire qu’on n’avait pas connaissance des risques consolidés avant, naturellement non. Quand je recevais un client, j’avais un dossier. De même, quand j’allais à l’étranger, dans les comités de crédit, il y avait toujours les encours de différentes sources, mais pour être sûr que c’était bien fait et qu’il y aurait un suivi, j’ai créé ce contrôle général.

J’aborderai en second lieu les comptes du Crédit lyonnais. En ce qui concerne les entreprises industrielles, et surtout un certain nombre d’entre elles, je ne manque jamais le conseil qui arrête les comptes, donc je connais leur marge de liberté. S’il y a une profession surveillée, mais à juste titre puisque les flux financiers du public entrent et sortent, c’est la profession bancaire. Ce qui est laissé au Président, c’est bien peu de chose ; comme les journalistes s’amusaient à arrondir vers le haut ou vers le bas, je me suis amusé une fois pour le résultat semestriel, à choisir une date qui était l’anniversaire de la mort d’Henri IV, 1610, dans l’étroite marge laissée à mon initiative entre 1600 et 1610 ; comme la BNP voulait toujours faire mieux que nous, et qu’elle sortait ses comptes après, j’ai vu avec délices que la BNP sortait ses comptes une semaine après et affichait 1611...

Pourquoi n’avons-nous aucune liberté ? D’abord parce que les commissaires aux comptes qui travaillent pour le Crédit lyonnais sont particulièrement réputés et figurent parmi les meilleurs commissaires ; ils ont eu accès à tout ce qu’ils ont voulu à tout moment. Deuxièmement, la Commission bancaire est sur notre dos tout le temps et en particulier au moment des comptes. Les comptes ne sont pas arrêtés sans un examen préalable de la Commission bancaire ; elle discute avec nous des lignes de provisions ; elle connaît bien les points sensibles car elle est bien placée, les crédits sont consentis en « pool » (sic), donc elle sait que tel dossier ne va pas être bon ni à la BNP, ni à la Générale ni au Crédit lyonnais ni au CCF, donc elle dit la même chose aux quatre banques ; elle a en plus une source d’informations fantastique car elle bénéficie de toutes les informations et données sur les entreprises qui sont centralisées par la Banque de France. Donc la Commission bancaire discute. Elle traite le même risque de la même façon dans les différentes banques.

Troisièmement, le Trésor intervient naturellement. Les comptes ne sont pas arrêtés sans l’accord de la Direction du Trésor. Je reconnais que les autres actionnaires n’ont accès qu’à l’Assemblée générale ; les minoritaires, bien que devenus importants avec 49 %, car j’étais arrivé à ramener la part de l’Etat jusqu’à 51 %, n’étaient pas représentés au Conseil. Donc cela se traitait avec l’Etat et avec la Direction du Trésor ; mais j’ai eu la chance d’avoir des administrateurs de qualité tout à fait exceptionnelle, à savoir successivement MM. Philippe Jaffré, Denis Samuel-Lajeunesse et Jean-Pascal Beaufret, fonctionnaires d’élite, particulièrement curieux, posant des questions pas toujours commodes, etc... plus des tête à tête. Je dis tout de suite que ce n’est pas le Président qui dialogue avec ces différentes instances de contrôle, c’est naturellement le grand prêtre des comptes, M. François Gille, qui était le responsable de la Direction centrale de la gestion financière du groupe ; c’est donc lui qui dialoguait avec le Trésor et la Commission bancaire. Cependant, j’ai vu parfois le Gouverneur et le Directeur du Trésor dans les années de crise, en 1991, 1992 et 1993, peut-être pas à chaque semestre.

Puisque vous vous intéressez au fonctionnement de ces procédures, je dirai que les deux optiques sont totalement antinomiques. La Commission bancaire ne pense qu’à faire grossir les provisions puisqu’elle veille à la sécurité des établissements, tandis que le Trésor ne cherche qu’à nous faire payer des dividendes. J’ai été Directeur du Trésor à une époque peut-être plus pacifique, où il n’y avait pas de ratio Cooke, donc les banques du secteur public n’avaient qu’une façon d’avoir des quasi-fonds propres, c’était de faire des sur provisions ; à mon époque, c’était affreux, on voyait le revenu brut d’exploitation diminué par ces provisions, il n’en restait pratiquement rien pour les dividendes, alors que la Direction du Trésor harcelée en sous main par la Direction du Budget, fixait le montant auquel étaient « taxées » les banques publiques. La Direction du Trésor a donc une optique inverse de celle de la Commission bancaire : « il y encore des provisions sur le Mexique, reprenez les provisions puisque, maintenant, c’est un pays prospère ».

La même personne au Crédit lyonnais assistait à ces conversations au titre des deux procédures je ne suis pas sûr que le triangle fonctionne bien ; je ne sais pas comment cela se passe, ce n’est pas à moi de le savoir, mais je peux simplement dire car, c’est un fait historique, qu’autrefois, il ne se passait rien : on ne se parlait pas entre le Trésor et la Banque de France ; je soupçonne qu’ils ne se parlent pas beaucoup plus.

S’agissant du conseil d’administration, je rappelle qu’il n’est pas en droit français un organe exécutif, pas plus dans les banques du secteur public, pour des raisons de composition de leurs conseils, et ce d’autant plus que certains syndicats refusent toute participation aux responsabilités, et s’abstiennent à tous les votes ; il n’y a pas beaucoup de votes mais quand il y en a un, les représentants de Force Ouvrière s’abstiennent parce que leur doctrine confédérale est qu’ils ne gèrent pas.

De quoi le Conseil avait-il connaissance ? D’abord des exposés stratégiques, des exposés sectoriels ; dans une machine aussi énorme, on est obligé de faire du découpage : Crédit lyonnais-PME, Crédit lyonnais-Immobilier, Crédit lyonnais-Amérique Latine, etc... Il y avait aussi des exposés sur les filiales mais comme il y a 550 filiales, on se limitait aux plus grandes, qui étaient Altus, Clinvest, SDBO, Union des Assurances Fédérales. A l’occasion, il y en a eu d’autres plus petites, mais celles-ci sont venues plusieurs fois.

Par ailleurs, les opérations elles-mêmes, les opérations en capital de la société mère, au franc près, passent en Conseil, mais il y en a très peu. Les crédits, il est possible de les regarder dans une petite banque mais dans une grande, c’est totalement impossible ; il y a un comité du Conseil, comme la loi sur les sociétés le permet, qui est composé à la proportionnelle : deux administrateurs représentant l’Etat, deux représentant les personnalités des milieux économiques et deux représentant les élus du personnel. Dans un comité mensuel, qui avait lieu avant le conseil d’administration et qui rendait compte au conseil d’administration, on examinait tous les crédits ou augmentations de crédits égaux ou supérieurs à un montant dont je vous indique pour simplifier qu’il était de 150 millions de F. ou 25 millions de dollars.

J’aborde le dernier point, les vérifications. D’abord, il y a des vérifications internes. Il y a l’Inspection du Crédit lyonnais qui emploie 60, 80 ou 100 personnes. Il y aussi des corps d’inspection dans certaines filiales, mais il y a les inspections propres au Crédit lyonnais que j’ai d’ailleurs rénovées car je m’intéresse par atavisme à ce métier que j’ai d’ailleurs confié à un inspecteur général des finances qui a fait quantités d’interventions et d’inspections. Les dirigeants du Crédit lyonnais, les membres du Comité exécutif ne faisaient pas de voyage en province ou à l’étranger sans que l’inspection ne leur glisse dans leur bagage son dernier rapport pour qu’ils puissent en faire état. En outre, le Directeur général était chargé d’une commission des rapports et il y passait beaucoup de temps.

Ce sont les vérifications internes. Les vérifications externes, il y en a deux. Tout d’abord celle de la Commission bancaire, qui jouit d’un droit de communication de tout ce qu’elle veut à tout moment, ce qui n’exclut pas que les commissions bancaires des pays étrangers, 85 pays où nous travaillons, en fassent autant à l’égard des agents de nos filiales. En plus, il y a les interventions lourdes donnant lieu à des rapports d’ensemble ; la Commission bancaire nous entreprend tous les trois ou quatre ans. En 1991, elle a commencé par des grosses filiales, puis elle est venue à la société mère en octobre 1992 : c’est la mission de M. Garnier, qui a donné lieu à un rapport, le seul que j’ai eu, en juillet 1993.

Ensuite, il y a la Cour des Comptes, qui a un rythme quadriennal ou quinquennal. Elle n’est venue qu’en 1993. Il y a un vieux problème que je croyais réglé mais qui ne se règle jamais, parce qu’il faut voir que les personnes qui sont les interlocuteurs de la Commission bancaire ou de la Cour des Comptes sont les mêmes, ce sont les services de gestion financière du groupe, les services comptables, ce sont les mêmes qui font les comptes ; donc, si on ne veut pas provoquer des dépressions par surmenage, il faut quand même qu’il y ait une coordination. Or, cette coordination, c’est la maison qui la fait. Ainsi, la Cour des Comptes m’a très galamment prévenu qu’elle allait bientôt intervenir, comme par hasard au moment de l’alternance politique : on m’a prévenu en janvier qu’on allait venir en avril. J’ai signalé que la Commission bancaire était encore dans la maison et le Président de Chambre m’a dit qu’il allait décaler sa visite d’un mois. Le problème de la communication, éventuellement réciproque des rapports entre ces différentes instances, n’est pas mon problème mais je vous le signale tout de même.

J’en arrive à ma conclusion. Je remercie très sincèrement les membres de la Commission de m’avoir écouté avec autant d’attention et j’espère ne pas avoir été ennuyeux ; je n’ai pas parlé la langue de bois, de manière à être écouté. Je peux simplement dire qu’il y avait une situation au départ et une autre à l’arrivée ; je l’ai dit pour le titre : 480 F. à mon arrivée, 730 F. à mon départ, soit une augmentation de plus de 50 %, et le capital a été multiplié par trois. Normalement, cela m’aurait valu la gloire, les décorations, les félicitations, si je me compare aux autres et notamment aux privatisées de 1987. A mon arrivée, je tiens à le dire confidentiellement, je me suis senti l’héritier de M. Lévêque, car il avait apporté à la Belle au bois dormant un commencement de réveil, et je dirai, pour être juste, que le réveil a commencé avec M. Deflassieux en 1984 ; je l’ai vu comme concurrent, j’étais à Paribas. Le Crédit lyonnais, jusqu’en 1984, on ne le rencontrait nulle part ; à partir de 1984, il a commencé à être ardent dans la concurrence et M. Lévêque a donné un coup d’accélérateur parce qu’il préparait la privatisation et a développé les relations publiques et je me suis senti de ce point de vue là son continuateur. Cela dit, il n’avait pas pu tout régler par miracle ; à l’époque où le ratio Cooke ne s’appliquait pas encore, j’en conviens, le Crédit lyonnais avait un ratio de fonds propres de 2,5 à peu près et je l’ai laissé à 4,5 en ce qui concerne les fonds propres « durs ».

Les investissements physiques et immobiliers nécessaires à la productivité, ce sont les plans informatiques ; tous les quatre ou cinq ans, les ingénieurs viennent me trouver en disant qu’il y a une nouvelle génération informatique. J’ai eu cela à mon arrivée, je suis allé dans une agence pilote, dotée de robots. Mais pour généraliser cela, le coût se chiffrait en milliards. Dans les deux ans qui ont précédé mon arrivée, les investissements destinés à créer de la productivité supplémentaire avaient été de 700 millions ; en 1989-1990, au cours des deux années suivantes, nous avons dépensé quatre milliards de F. ; c’est de l’investissement qui a produit du résultat.

Quand je suis arrivé, le problème de la dette était encore très aigu, il a beaucoup disparu depuis ; les risques souverains non couverts représentaient 101 %. des fonds propres. Quatre ans après, on a fait beaucoup de provisions et on a augmenté les fonds propres, la proportion était ramenée à 12 %.

J’ai dit et je sais que cela chagrine M. Lévêque, nous en avons parlé récemment, que si j’avais employé la méthode de mon successeur en arrivant au Crédit lyonnais, c’est-à-dire un audit, un provisionnement au-delà de ce que la Commission bancaire demandait, à l’évidence, il aurait fallu recapitaliser le Crédit lyonnais en 1988 ! Je n’ai pas agi ainsi, mais j’ai dit au début de 1989, après avoir arrêté convenablement les comptes de 1988, en accord avec le Trésor et la Commission bancaire, qu’il me fallait des fonds propres et l’actionnaire a fait son devoir.

De ces cinq ans et deux mois passés au Crédit lyonnais, je garde beaucoup de fierté, vous l’avez compris. Ont été construites des choses qui, avec la reprise économique, se révéleront extraordinairement efficaces, feront du Crédit lyonnais un atout et je dirai un instrument d’identité de la France en Europe, parce qu’aujourd’hui les frontières se traversent et tout devient communautaire ; notre identité nationale est faite de grands groupes, industriels ou de services. La France a la première banque européenne et la seule actuellement sur le territoire européen en mesure de servir une clientèle partout, sur tous les produits et services. Je suis très fier de cela et de ce que j’ai fait ; je considère comme une malchance l’escroquerie internationale dont le Crédit lyonnais a été sans aucun doute victime. Mais vous voyez aussi la Deutsche Bank victime d’une escroquerie immobilière nationale, normalement plus facile à détecter et de même ampleur ! Toutes les banques peuvent être victimes de petites comme de grandes escroqueries, simplement les grandes sont médiatisées et surtout quand elles relèvent du secteur de la communication, car les communicateurs se passionnent pour leur secteur. Et puis ma deuxième malchance, mais je la partage avec beaucoup de gens y compris les gouvernements au pouvoir en temps de crise, c’est la grande crise économique dans laquelle nous sommes et dans laquelle j’espère que nous saurons prendre des mesures nécessaires pour en sortir pas plus tard que les autres. Merci, Monsieur le Président, merci à tous.

M. le Président : Je vous remercie Monsieur le Président. Mes chers collègues, nous allons poser un premier train de questions, mais, comme nous en sommes convenus, nous aurons une autre occasion au moins de vous entendre.

Vous avez fait une sorte de parallèle implicite entre la situation de novembre 1993 et celle de votre arrivée à la tête du Crédit lyonnais. Pour bien comprendre, je voudrais vous demander ce qui se serait passé, ce que vous auriez fait si vous aviez été en mesure de rester à la tête du Crédit lyonnais. Pourquoi, selon vous, ne vous a-t-on pas laissé en place ?

M. Jean-Yves HABERER : Etant sous serment, je vous dois toute la vérité. J’ai eu conscience, à l’automne, que les raisons de faire évacuer l’UAP par M. Peyrelevade pour y nommer M. Friedmann l’emportaient sur toutes autres considérations tenant au pilotage à long terme d’une entreprise en difficulté ; mais je l’ai découvert à l’automne avec étonnement. Car, dans un premier temps, on m’avait dit l’inverse. Au printemps, après l’alternance politique, il m’a été dit qu’il ne fallait pas changer l’attelage au milieu du gué et que normalement je devais terminer mon mandat de président, pas seulement le mandat d’administrateur qui s’achève en juin 1994, mais celui de président qui devait courir jusqu’en juin 1995. Je n’en demandais pas plus : que l’Etat honore lui-même le mandat dont il avait défini le terme ! Et comme je suis un incurable optimiste, je me disais que la crise économique serait peut-être terminée à ce moment et que les bienfaits de la situation se reflèteraient dans les comptes du Crédit lyonnais.

Cela m’a été dit à l’automne. Mais entre temps, des problèmes de personnes se sont présentés ; celui qui avait été prévu pour construire le grand Havas a été finalement choisi pour faire la privatisation de l’UAP ; les conséquences que vous savez, comme pour des chaises musicales, se sont produites. C’est en ceci que je crois profondément à l’infirmité du secteur public. Je compare mon sort avec celui de mes collègues français qui ont été en rouge. Ils sont dans le secteur privé, c’est leur chance. Pour mes concurrents étrangers, c’est la même chose, ils n’auront pas d’ennui malgré telle ou telle difficulté. Dans le secteur public, les considérations d’entreprise ne sont pas assez prises en compte, me semble-t-il. Mais naturellement j’ai l’air de plaider pour ma paroisse. Si j’étais resté, naturellement, j’aurais serré tous les boulons. L’évolution des frais généraux depuis quatre ans était extraordinairement exemplaire de ce point de vue là. Evidemment, j’avais préparé des tirelires. J’ai fait allusion à l’une d’elles, tout à l’heure, qui est la mise en bourse d’une fraction importante du capital de l’Union des Assurances Fédérales. J’en avais d’autres, qui ne sont d’ailleurs pas utilisées à ce jour, et qui consistaient à ouvrir le capital d’un certain nombre de grandes filiales. Notre filiale de service informatique, beaucoup d’étrangers, s’y intéressait énormément de même que France Telecom et Cap Gemini Sogeti avant ses difficultés présentes.

J’avais rassemblé nos participations bancaires en Europe dans une holding dénommée Crédit lyonnais Europe. En plus, cette appellation, reprenant le nom de la société mère, était agréable aux étrangers, ils pouvaient dire que leur banque italienne, espagnole ou portugaise avait comme actionnaire, le Crédit lyonnais. Le Crédit lyonnais détient 100 % du capital, mais on pouvait s’ouvrir à des investisseurs car les banques européennes du groupe étaient profitables, à une seule exception près, qui est une petite banque de Catalogne. Je sais que certains investisseurs internationaux étaient prêts et avaient manifesté un certain intérêt.

J’avais prévu également que Clinvest, qui est une filiale à 100 % du Crédit lyonnais, et qui a un portefeuille de participations dans les entreprises pouvait aussi être ouvert à des investisseurs, les performances de Clinvest le permettaient et j’avais clairement indiqué, à l’automne de 1993, que l’on pouvait redresser la situation du Crédit lyonnais sans augmentation de capital à souscrire par l’Etat. S’il n’y avait pas eu le changement des règles prudentielles sur l’immobilier, je considérais en effet que nous pouvions traverser le gué sans recourir à une recapitalisation par l’Etat. Je l’ai dit à l’époque.

M. le Président : Il y a tout de même un moment que je cherche à déterminer et où tout bascule. La presse et les médias se font l’écho d’affaires — vous en avez évoqué certaines, notamment l’escroquerie internationale — dans lesquelles est impliqué le Crédit lyonnais ; mais il y a un moment où on décide que vous ne serez plus le Président du Crédit lyonnais : que se passe-t-il à ce moment ?

M. Jean-Yves HABERER : Je me suis moi-même beaucoup posé la question mais mon interprétation, c’est que c’est le changement de personnes qui crée le problème...

M. le Président : C’est le changement de personnes ou le choix qu’implique le changement de personnes ?

M. Jean-Yves HABERER : Je n’osais pas le dire mais j’allais le dire à ma manière. Je ne suis pas un champion médiatique, j’en fais la confession, je n’ai jamais su faire et, dans ces dernières années, j’ai eu toute la presse contre moi, tout le temps, pour une raison parfaitement identifiée qui est l’hostilité des concurrents. Le Crédit lyonnais avait des stratégies actives alors que le métier de banquier est un métier de conservatisme et d’immobilisme ; avec ces deux caractéristiques, j’aurais pu vivre tranquille, mais ce n’est pas mon genre, je n’ai pas accepté cette responsabilité pour m’endormir. Donc, si j’étais resté tranquille dans mon coin, comme tel ou tel autre, tout serait allé très bien, mais j’ai bougé, j’ai agi et j’ai, en plus, innové.

Je ne l’ai pas dit tout à l’heure, mais cette stratégie que j’ai évoquée longuement devant vous était une innovation ; il n’est pas habituel, dans les métiers bancaires, d’afficher une stratégie, on se vante de ne pas en avoir, on se dit opportuniste, les affaires viennent. Dans l’industrie, on a une stratégie, car il faut travailler sur le long terme ; entre le moment où Renault décide de se lancer dans le haut de gamme et le moment où la voiture est mise en service, s’écoulent des années. Donc, c’est vraiment une stratégie, on l’affiche. Dans les services, on ne l’affiche pas. Pourquoi l’ai-je affichée ? Parce que je voulais changer l’image du Crédit lyonnais qui était depuis la guerre une banque qui dort, un géant endormi. J’ai voulu changer cela à l’intérieur, j’ai voulu dynamiser les équipes. On ne peut pas séparer la communication interne de la communication externe. Le comité central d’entreprise a marché avec nous, les équipes ont cru à la stratégie, y ont adhéré, parce que je l’avais affichée à l’extérieur.

Cesla a dérangé d’autant plus que sur le terrain, le comportement des gens du Crédit lyonnais a changé, beaucoup de témoignages en ont été donnés y compris dans des petites villes de province. Mais lorsque le directeur local commence à dire : « nous sommes la première banque, ce n’est plus la BNP », il s’attire aussitôt la haine de toute l’équipe de la BNP. En changeant le rythme d’évolution du Crédit lyonnais, je me suis mis à dos les confrères. C’était au point que M. Bérégovoy leur disait : « arrêtez de parler du Crédit lyonnais ! ». J’ai des amis journalistes, quelques-uns tout de même, qui ne voyaient pas tel ou tel président de grande banque sans que le centre de la conversation soit le Crédit lyonnais. C’est très simple, les journalistes ne connaissent pas les métiers bancaires et c’est pour cela que j’ai complètement échoué sur le plan médiatique. Quand il y a une perte, ils ne pensent même pas à la rapprocher des fonds propres. Ils sont paresseux et se contentent d’écouter les augures de la profession ; ils font leurs articles en disant : j’ai quand même beaucoup de chance de ne pas me tromper puisque tout le monde me dit que la stratégie européenne est très aléatoire ; mais si cela marche, ils écriront que, finalement, c’était génial.

Je réponds à votre question. Mon successeur est un champion médiatique, ses états de service sont extraordinaires, il y consacre d’ailleurs une grande partie de son temps, dit-on. Le changement est là. Il avait un intérêt, dont je ne dis pas qu’il était contraire à celui de l’entreprise, à provoquer un choc pour mobiliser les esprits dans la maison et obtenir de l’Etat des concours ; il a exploité cette occasion de son mieux et je n’ai rien fait pour le gêner ; je n’ai fait aucune déclaration publique bien que j’en sois, à l’évidence, victime.

Voilà mon explication ; mais la continuité du pouvoir dans l’entreprise aurait permis d’éviter cette crise du Crédit lyonnais, je le dis comme je le pense et je le dis parce que je le pense.

M. le Président : Dernière question pour ce qui me concerne, ou plutôt deux ou trois questions convergentes : prévoyez-vous que la stratégie de votre successeur sera radicalement différente de la vôtre ? Vous avez parlé de l’attitude générale d’une grande banque consciente de ses responsabilités vis-à-vis de l’économie et de l’emploi. Cette stratégie était-elle liée et inséparable du fait que vous étiez une banque publique ? La perspective de la privatisation a-t-elle pesé sur les événements d’une façon ou d’une autre ?

M. Jean-Yves HABERER : Sur les cinq stratégies évoquées, l’une est terminée, c’est la restructuration du réseau français de banque commerciale. Une autre a acquis le périmètre d’implantation et d’équipes nécessaires, elle n’est donc plus en croissance mais en résultat ; la direction centrale de marchés de capitaux a d’ailleurs réalisé de belles performances en 1993. Sur les fonds propres, je dirais que son style est différent mais, pour en obtenir, je trouve que mon successeur ne se débrouille pas si mal, puisque non seulement il en demande à l’Etat — ce que je n’aurais pas fait — mais il en obtient et, en outre, semble-t-il, de la Caisse des Dépôts et de Thomson, qui est vraiment l’actionnaire dormant et doit avoir l’impression de vivre un cauchemar. C’est la même stratégie poursuivie par d’autres moyens, selon moi.

Quant à la stratégie européenne, il a déjà dit publiquement qu’il la continuait. D’ailleurs, comment ferait-il autrement ? Le Premier Ministre, lorsqu’il m’a reçu le 30 octobre 1993, pour me demander amicalement de prendre en charge le Crédit national, m’a d’ailleurs dit : « je veillerai personnellement à ce qu’il n’y ait pas de démantèlement du Crédit lyonnais, ce que vous avez construit en Europe est superbe ». Donc de ce point de vue là, c’est la continuation.

En revanche, le partenariat banque-industrie, dont le Premier Ministre avait également dit le plus grand bien, je le crois très menacé, et par maladresse. A celui qui a été l’apôtre de la banque-assurance et contre lequel avait été lancé le concept de banque-industrie, le mot fait horreur, et plus personne n’ose en parler ; je crois que, philosophiquement, il n’est pas hostile à la chose, j’en ai parlé avec lui, mais les concurrents trouvent tout à fait scandaleux que le Crédit lyonnais obtienne des aides publiques de cette ampleur. Ils ont dit qu’il y a des sacrifices à faire et donc j’ai compris, de l’extérieur, l’option qui a été retenue : faire des sacrifices, c’est-à-dire licencier un peu de personnel et vendre des participations. Simplement, moi aussi j’ai cherché à vendre des participations et j’ai fait des plus-values et utilisé certaines tirelires pour améliorer les comptes, mais je ne l’ai jamais annoncé par voie de presse, parce que je ne suis pas un champion médiatique. Donc, ce n’est pas ma méthode, mais surtout, je me mets à la place du client. Quand on annonce la vente de vingt milliards de participations en ajoutant qu’on a trop de Bouygues, trop de Lyonnaise, etc..., on tue le chiffre d’affaires ; donc, de ce point de vue, je ne crois pas, même s’il est en effet nécessaire de réaliser des cessions, qu’il faille s’y prendre de cette manière. Encore faut-il qu’elles se traduisent par des plus-values et, en temps de crise, ce n’est pas très facile.

Sur le rôle de soutien, mot que je n’aime pas employer et vous ne l’avez pas employé non plus, car ce n’est pas le terme approprié ; d’ailleurs le soutien vu par les tribunaux devient vite abusif et les banquiers s’en méfient comme de la peste. Mais la conscience des responsabilités macro-économiques, c’est un sujet qui m’est cher, parce j’ai eu la chance d’être à la tête d’un établissement qui avait cette dimension macro-économique dans laquelle l’ancien Directeur du Trésor que je suis se trouvait à l’aise. J’y retrouvais de ce point de vue là des responsabilités voisines. Mon opinion est ferme, que la banque soit privée ou publique, c’est la même chose, c’est comme cela que je vois agir les grandes banques. Il y a toujours quelques banques qui sont plus grandes que les autres. C’est ainsi que Barclays agit en Angleterre. C’est ce qui m’a valu des coups de téléphone du Gouverneur de la Banque d’Angleterre à deux reprises, au moment de la crise ; il m’a dit la chose suivante : « Un grand groupe en Angleterre est au bord du dépôt de bilan, Barclays prend en charge le problème, vous êtes en « pool » (sic), toutes les banques anglaises marchent et j’apprends avec stupeur que le Crédit lyonnais United Kingdom n’est pas conscient de la gravité du problème et n’interviendrait pas ; or, il faut l’accord de tout le monde et nous vous demandons de bien vouloir suivre » ; nous avons suivi et, dans l’un des deux cas, le dépôt de bilan a eu lieu trois mois après, ce qui nous a fait perdre 50 millions de F.

Aux Etats-Unis, la Citibank a tout à fait conscience de son rôle et l’a montré notamment lors d’une négociation de dettes sur les pays sud-américains conduite par M. John Reed autant que par le Fonds monétaire international. Tous les comités de négociation des problèmes de la dette étaient présidés par Citibank et nous étions ensuite relancés par celle-ci par l’intermédiaire de M. de Larosière, qui appelait la BNP, ou l’un de nous et nous disait : « c’est tant pour vous, vous n’avez pas le choix ». La DeutscheBank à l’évidence, a également ce comportement. Je ne vois pas comment une banque privée aurait un comportement différent, ce n’est pas contraire à son intérêt. Le climat macro-économique du pays dans lequel on travaille, c’est aussi le chiffre d’affaires ; en aidant à lutter contre la crise, j’évitais la mort des clients du Crédit lyonnais, donc j’évitais une situation qui m’aurait amené à licencier du personnel ou à renoncer à telle action. Je ne vais pas établir une comparaison avec les médecins qui ont intérêt à ce que les malades ne meurent pas, mais c’est un peu cela aussi. Il y a un intérêt de la banque à la santé du client. S’il n’existe pas à ce degré pour l’instant dans les banques privées françaises, c’est parce qu’elles sortent depuis peu du secteur public, elles ont l’enthousiasme des néophytes pour les joies du capitalisme pur et dur, mais cela leur viendra.

Votre troisième question porte sur les perspectives de la privatisation. C’est un sujet très complexe parce que j’avais, d’un certain point de vue — moi qui avais trouvé l’Etat à 80 % du capital et qui l’avait abaissé à 54 %, et même à une époque à 51 % — déjà fait une partie du chemin. Ce que je ne sais pas et je ne suis pas bien placé pour le savoir, car cela s’est passé après mon départ, c’est si dans l’arrêté politique des comptes du Crédit lyonnais par Matignon, il y a eu l’idée de faire la même chose que lors des privatisations de 1986-1987, qui se sont accompagnées, pour certaines, de beaux cadeaux, par exemple le CCF a reçu deux milliards de F. à défaut desquels il ne tenait pas la route. Tout le monde sait que la privatisation de la BNP s’est accompagnée aussi d’un geste de plusieurs milliards. Alors s’est-on dit qu’il valait mieux faire ce geste maintenant pour ne pas avoir à le refaire dans quelques années ? Je ne commente pas. Ou s’est-on dit que cela rendait plus crédible la perspective de la privatisation ? Je n’en sais rien. Je ne peux pas répondre à votre question sur le chiffrage des comptes.

M. le Rapporteur : Vous nous avez parlé de façon très intéressante des changements de règles du jeu financières et comptables inspirées et commandées par les organismes internationaux. La question que je me pose est la suivante : dès lors que le Crédit lyonnais s’internationalisait au maximum, avait la vocation d’être une grande banque européenne et une des plus grandes banques mondiales, cela ne faisait-il pas partie du risque politique de se voir imposer, par une autorité monétaire quelconque, des règles nouvelles conduisant à remettre en cause un certain nombre de pratiques, notamment en matière de provisions ? C’est surtout à celles-ci que je pense plus qu’aux ratios.

D’autre part, en ce qui concerne les provisions elles-mêmes, notamment sur l’immobilier, il y avait une sorte d’adossement à des grandes entreprises, à des grands groupes, ce qui incitait sans doute à minimiser le risque. Prenons l’exemple de la Banque Phénix, supposons que vous ayez eu avec elle des affaires immobilières qui aient mal tourné, ne pouviez-vous considérer, la Compagnie générale des eaux étant derrière la banque Phénix, que ce n’était peut-être pas la peine de provisionner puisque, si la banque Phénix fait faillite, la Générale des eaux sera derrière. Mais celle-ci, par exemple, dans une affaire de cette nature, avait-elle effectivement donné son accord pour être toujours là en cas de crise grave de l’une des filiales ?

Ma deuxième question porte sur les filiales elles-mêmes. Il y en a trois qui constituent une source de difficultés : Altus, la SDBO et le CLBN. Quelles étaient les relations institutionnelles du Crédit lyonnais, au-delà de sa participation financière, avec Altus, en particulier, entre le Président d’Altus, M. Hénin, et le Président du Crédit lyonnais ? Par exemple, lorsqu’Altus prenait une participation, cette opération était-elle examinée par le comité exécutif ou le comité des participations à l’intérieur du Crédit lyonnais ?

En ce qui concerne les risques immobiliers de la SDBO, et sans doute aussi, les risques immobiliers d’Altus, les responsables se sont-ils toujours adressés à des professionnels ? Nous avons un rapport de la Cour des Comptes montrant que l’une des grandes faiblesses de toute cette politique immobilière était de ne pas exiger de fonds propres de la part des promoteurs et de financer les opérations immobilières beaucoup trop par le crédit.

D’autre part, en ce qui concerne M. Tapie, la SDBO et l’affaire Adidas, je voudrais juste savoir si, en février 1993, lorsqu’Adidas a été vendu, le Crédit lyonnais a aidé, par des crédits, ou d’une autre manière, les repreneurs, en particulier M. Louis-Dreyfus, mais aussi les deux fonds un peu exotiques qui sont intervenus dans cette affaire.

Enfin, en ce qui concerne le CLBN dont je crois que vous avez été membre de l’un des organes délibérants, pourrait-on avoir une vision d’ensemble du risque Parretti-Fiorini ? Car en juillet 1991, le Crédit lyonnais a publié le montant des engagements, à savoir 888 millions de dollars à l’égard de la constellation Parretti. Or par la suite, les provisionnements ont été bien supérieurs à ce montant. Faut-il en déduire qu’on n’arrivera pas à avoir une vue d’ensemble sur ce risque Parretti-Fiorini ?

A-t-on perçu la mauvaise qualité de ces personnages sur le plan éthique ?

M. Jean-Yves HABERER : L’internationalisation du Crédit lyonnais n’a pas commencé avec moi, il était déjà présent dans 70 pays ; les nouveaux pays où nous sommes allés ne sont pas de ceux où le ratio Cooke est applicable, c’est-à-dire les pays d’Europe de l’Est et d’Extrême-Orient ; nous étions déjà dans tous les pays d’Europe. Je suis un fidèle partisan du ratio Cooke. Ce que je conteste, c’est qu’une fois que la machine a été lancée — après un long préavis, de six à sept ans, on a su qu’il allait être appliqué au 31 décembre 1992 — plus personne n’a bougé. On a conçu le ratio Cooke dans les années d’expansion et on a fait comme s’il allait s’appliquer dans des années d’expansion, or, il s’est trouvé qu’il s’est appliqué dans les années de crise. C’est lui qui a beaucoup aggravé la crise américaine par le fameux « crédit crunch » (sic), car les banques ont dû réduire leur bilan faute de fonds propres. C’est un sujet sur lequel personne n’ose s’exprimer publiquement pour ne pas peiner les banques centrales ; j’en ai parlé moi-même à M. de Larosière, à M. Bérégovoy, tout le monde a dit qu’il faudrait changer le ratio en Europe maintenant qu’il est défini, mais comme les Anglais et les Allemands ne sont pas d’accord, on n’y arrivera pas. On est entré droit dans la crise avec un ratio Cooke dont personnellement j’estime qu’il aurait dû être reporté, assoupli ; on aurait pu dire dès 1991, qu’il il s’appliquerait dans son intégralité deux ans plus tard et non au plus fort de la crise, mais cela n’a pas été fait. Cependant, le ratio Cooke a l’énorme avantage d’égaliser les chances dans la concurrence, car, auparavant, on se lançait dans les métiers bancaires, en France mais aussi à l’étranger, avec peu de surface, et même les très grandes banques, les banques japonaises avaient une base de capital relativement étroite ; c’était très agaçant pour les autres de les voir, il y a quelques années, faire tant d’opérations financières en Europe. L’avantage du ratio Cooke a été l’uniformisation ; au surplus, il y a une passerelle entre le ratio Cooke et les provisions, c’est-à-dire que les fonds de réserve générale, les fonds bancaires de réserve générale, autrement dit les provisions non affectées à des risques identifiés sont considérées comme des fonds propres ; c’est un autre aspect de l’uniformisation qui s’est produit. Cette uniformisation n’est toutefois pas complète : dans l’organisation bancaire européenne dont je fais partie, on avait comparé l’application du ratio Cooke dans les différents pays ; vous savez qu’il est de 8 % en gros pour l’ensemble, mais en réalité de 6 à 10 % selon les pays, selon les classifications par les Commissions bancaires de tel ou tel élément de passif. De ce point de vue là, nous avons une Banque de France "intégriste", si on peut employer un mot religieux pour les banques centrales, une Banque de France qui est toujours le bon élève ; chez nous, le ratio Cooke est à 8, mais c’est de justesse que nous avons empêché qu’il soit fixé à 9 % en pleine crise, pendant que toutes les banques françaises souffraient !

S’agissant de l’immobilier relevant d’un groupe, vous avez raison ; je n’ai pas négocié les provisions sur l’immobilier au Crédit lyonnais au 31 décembre, mais en tout cas, le 30 juin, les immeubles de bureau qui avaient la garantie de Bouygues ne donnaient pas lieu à provision. On considérait que le patrimoine du groupe Bouygues et sa situation bénéficiaire florissante ne rendaient pas nécessaires les provisions sur l’actif immobilier garanti par Bouygues. Je pressens un peu, à travers votre question, la manière dont la Commission bancaire a appliqué la règle « marked to market » (sic) ; désormais, tous les immeubles de bureaux, quel que soit leur propriétaire, du moment qu’ils ne sont pas solvables actuellement, seront pris en compte à leur prix de vente sur le marché, et c’est peut-être cela, parmi quelques autres modifications prudentielles, qui a fait faire le plongeon aux comptes des banques immobilières. Je rappelle que, contrairement à la quasi totalité des banques grandes et moyennes, le Crédit lyonnais a choisi de ne pas avoir de société de promotion, alors que la BNP, Paribas, Suez, et d’autres ont des sociétés de promotion. Craignant le risque, le Crédit lyonnais n’a jamais eu de société de promotion, il a des participations minoritaires dans les sociétés des autres.

Sur les filiales, vous m’avez posé toute une gerbe de questions. Commençons par Altus Finances, dont nous avons hérité dans le cadre d’une très brillante opération de fonds propres, laquelle nous a au surplus fait connaitre une culture d’entreprise très spéciale, du fait qu’Altus a été créée et organisée à son usage par un homme particulièrement talentueux, M. Jean-François Hénin, dont on nous avait dit qu’il était le « Mozart de la finance », ce à quoi j’avais répondu : « ne dites pas cela, Mozart est mort jeune, j’aimerais mieux un Verdi de la Finance, mort octogénaire ». Donc, on m’avait dit : « c’est un homme absolument génial, mais il ne faut pas lui imposer des carcans sinon vous allez perdre de l’argent, il faut lui laisser une certaine marge de liberté, on ne peut pas le traiter selon les procédures habituelles ». D’ailleurs, ses activités n’étaient pas, à peu d’exceptions près, des activités de banque commerciale ; par conséquent, dès l’entrée d’Altus Finances dans le groupe, un problème de culture d’entreprise s’est posé.

Comme beaucoup de grandes banques, mais peut-être plus que d’autres, parce qu’il a été construit autrefois comme monolithique, le Crédit lyonnais n’aime pas les filiales, il faut le savoir. Il en a 550, mais il n’aime pas ses filiales. La société mère soupçonne toujours les filiales d’être exotiques, aventureuses, d’avoir d’autres cultures d’entreprise, d’autres moeurs, d’autres clients. J’ai tout fait au contraire pour créer une culture de groupe. Mais dès que l’on dit au Crédit lyonnais qu’il est très beau, très sain, mais que des filiales périphériques sont à l’origine de ses malheurs, on a un succès assuré et qui fait dire aux syndicats : si les malheurs sont dans la périphérie, pourquoi en supporterait-on les conséquences par des compressions d’effectifs ? D’où le changement de dialectique qui s’est produit depuis un mois à l’intérieur du Crédit lyonnais.

Altus Finances est donc une entité très spéciale. Je voyais M. Hénin, en effet, pour parler de stratégie. Il me faisait part de ses intentions et de ses interrogations sur des projets ; j’en suivais certains, je lui demandais d’approfondir certaines questions ; je n’ai pas la liste des opérations que je lui ai demandé de ne pas accomplir, mais elle est longue.

Nous avions une grande intimité avec Thomson : le conseil d’administration d’Altus Finances est un conseil mixte Crédit lyonnais-Thomson et les équipes de M. Hénin avaient été recrutées à l’époque où Altus était dans le groupe Thomson. M. Hénin, à mon avis, a gagné plus d’argent qu’il n’en a perdu, dans sa période d’appartenance au Crédit lyonnais ; au surplus, l’arrivée d’Altus Finances nous a apporté 15 milliards de fonds propres, le plus gros « ticket » de fonds propres qu’on ait jamais eu et cela n’a pas coûté un centime au contribuable. Cette acquisition nous a permis de conduire une partie de notre stratégie européenne.

M. Hénin a une particularité de manager dont il était fier, mais qui est à mon avis l’origine d’un certain nombre de dossiers mal gérés ; il s’était fixé l’objectif de ne pas recruter une personne de plus, quel que soit son volume d’affaires. J’avoue avoir un trou de mémoire, est-ce que c’était 170 ou 270 personnes ? Mais pendant huit ans, avant nous et avec nous, il n’y a pas eu une personne de plus, alors que ses affaires avaient été multipliées par dix. En France, recruter, c’est facile, mais licencier l’est moins. M. Hénin a été amené, pour respecter son principe de « manager » (sic), à faire appel à des sous-traitants à qui il confiait ses dossiers, moyennant commission ou intéressement ; en cela, il a commis, à mon avis, des erreurs. Toutes ses erreurs sont des erreurs de personnes. Il a fait appel à des gens parfois peu recommandables ou qui n’étaient pas des professionnels, donc les dossiers ont été très mal gérés à cause de cela.

Pour d’autres dossiers bien gérés avec l’aide du Crédit lyonnais, il a parfois fait appel à des équipes remarquables. La célèbre affaire des « junk bonds » (sic), achetées à une compagnie d’assurance en déroute en Californie, a été une des gloires du groupe ; j’ai reçu, fin 1992, la médaille d’or de la Chambre de commerce internationale de New-York, en tant qu’entreprise étrangère ayant agi de la manière la plus efficace aux Etats-Unis ; je suis le seul banquier européen à l’avoir jamais reçue.

Voilà pour Altus Les dysfonctionnements, il y en a eu, mais pour moi, ils se situent au niveau managérial.

Je connais très mal les affaires de la SDBO, parce que je n’avais pas beaucoup à les connaître. C’est une banque dont le Crédit lyonnais n’a pas 100 % du capital ; il y a quelques intérêts minoritaires du fait de la fusion qui a donné naissance à cette banque. Elle avait des affaires dans l’immobilier, elle a donc souffert à proportion, ni plus ni moins que d’autres, de ses activités dans le secteur. Elle avait d’ailleurs pris au Crédit lyonnais son directeur des affaires immobilières, donc je ne crois pas que cela soit au niveau managérial que le problème se soit posé. Je n’ai pas géré les dossiers de M. Tapie. Le président de la SDBO peut vous en parler plus longuement. La SDBO, d’ailleurs, n’est connue du public que parce qu’elle est la banque de cet illustre client. Pour moi, le problème n’a jamais existé, car, de mon temps, il n’y avait pas de raisons d’avoir des provisions sur le groupe Tapie. Je n’en dirai pas plus, car on toucherait au secret d’un client ; je dirai simplement qu’il n’y avait pas de problème.

La question suivante sur le repreneur d’Adidas, je ne suis pas sûr de pouvoir y répondre ici. Je dirai simplement, car cela ne nuira à personne que M. Tapie est un prodigieux acheteur et qu’il il a fait un coup splendide en achetant Adidas au prix auquel il l’a acquis. Vu par les professionnels, c’est aussi un extraordinaire vendeur ; mais lorsqu’on est dans les affaires, il ne faut pas être dans la politique, car si on est dans la politique, on s’expose à toutes les manoeuvres médiatiques des partenaires, surtout le jour où on veut vendre Adidas, car les gens se disent que si le prix baisse, c’est ce que cherche naturellement l’acheteur. Vu par les créanciers d’Adidas, Robert Louis-Dreyfus est un « manager » (sic) et d’ailleurs les effets de cet excellent « management » (sic) se sont manifestés aussitôt : il a si bien pris les rênes de cette entreprise que, vous le savez comme moi, Mme Gilberte Beaux, investisseur privé, a déjà réalisé sa plus-value et que les autres, à leur tour, la réaliseront.

Contrairement à ce que j’ai parfois lu, je n’ai jamais siégé au conseil d’administration de la banque CLBN, mais c’est un fait que j’y avais été nommé, comme on nomme les présidents des grands groupes dans un certain nombre de conseils, étant entendu qu’ils n’iront pas y siéger. Dans le conseil d’administration du CLBN, il y a des anciens ministres, en général des Finances et donc, il m’avait été demandé d’y être. Je n’ai jamais siégé, j’ai dû rester dans les listes pendant un an.

Pour les autres questions relatives à MM. Parretti et Fiorini, je crois, ayant bien lu le rapport qui a présidé à l’installation de cette Commission, qu’il y a des affaires judiciaires en cours je n’ai rien à cacher là-dessus, le Crédit lyonnais est malheureusement le principal créancier de SASEA.

Je rappelle qu’en règle générale les consolidations ne peuvent être faites que s’il y a des relations de capital qui l’imposent. Le Crédit lyonnais consolide 550 sociétés parce qu’il en a le contrôle majoritaire. Il n’y a jamais eu de consolidation à faire entre ces deux aventuriers d’origines différentes, d’affinités politiques différentes et de destins d’ailleurs différents puisque l’un est en prison en Suisse, alors que l’autre est parfaitement libre.

M. Philippe AUBERGER : Je vais poser trois questions très brèves. Il y a un peu plus de 20 ans, je ne me souviens plus exactement de la date, vous aviez eu l’occasion de dire qu’il y avait un classement immuable en France : BNP, Crédit lyonnais, Société générale et qu’il ne faudrait jamais le remettre en cause car la banque qui le ferait risquerait des accidents. N’avez-vous pas pensé que le fait que le Crédit lyonnais dépasse la BNP entraînerait les risques de perturbation dont vous avez parlé, notamment une exacerbation de la jalousie de vos confrères ?

Ma deuxième question concerne le dossier Adidas, mais elle aurait pu concerner d’autres dossiers. Lorsque Bernard Tapie a pris la majorité dans Adidas, le dossier est venu sur la place publique et le Crédit lyonnais a joué un rôle moteur, en tout cas au regard de l’opinion publique, pour permettre à Bernard Tapie d’acquérir cette participation majoritaire. Comment s’est passée formellement cette prise de majorité ? Le conseil de direction du Crédit lyonnais a-t-il été consulté ? Les procédures habituelles ont-t-elles été respectées ? L’ensemble des cadres dirigeants du Crédit lyonnais étaient-ils d’accord avec cette opération, avec le risque qu’elle comportait ?

La troisième question est relative à Usinor Sacilor. Vous y avez fait allusion. Les pouvoirs publics vous ont-ils demandé cette intervention ou est-ce vous-même qui l’avez décidée avec vos dirigeants alors qu’elle se révèle difficile à absorber pour les résultats du Crédit lyonnais ?

Enfin, vous est-il arrivé de recruter un cadre ou un cadre supérieur à la demande d’un ministre pour gérer tel ou tel type de dossier et, si oui, quelle personne ?

M. Jean-Yves HABERER : Je suis assez étonné que vous citiez un propos de moi de cette nature. Je ne vois pas, je n’ai pas le souvenir d’avoir prononcé cela. Pourriez-vous me donner votre source ?

M. Philippe AUBERGER : C’était lors d’un séminaire qui avait eu lieu sur les banques, à la Bibliothèque de l’Inspection des finances, en 1972.

M. Jean-Yves HABERER : Je regrette de ne pas me souvenir des propos tenus il y a 22 ans, mais je considère qu’ils n’engagent pas le Président que j’ai été 22 ans plus tard. Sur ce point, vous mettez le doigt sur un sujet sensible que j’ai vécu de près et non sans amertume ; je tiens à dire, et je l’ai dit cent fois, au Crédit lyonnais et en dehors, que nous n’avons pas eu de politique de croissance à tout-va ni de politique de dimension de taille pour être le premier. Ce serait totalement absurde, car si, en effet, le client mesure la confiance à l’importance du bilan, et de ce point de vue là, croyez-moi, à l’étranger, on est considéré, quelles que soient les pertes, parce qu’on a la confiance des clients ; au surplus, le bilan n’est pas la seule source de revenus, à notre époque, le hors bilan produit autant, et pour certaines banques, plus de revenus que le bilan ; les comparaisons des banques par leur bilan ne sont donc pas éclairantes.

Le Crédit lyonnais souffrait d’un profond malaise depuis 1966, à l’époque où M. Debré, sur le conseil d’un de ses jeunes conseillers techniques, avait fusionné le numéro trois et le numéro quatre de la profession, à savoir la BNCI et le Comptoir national d’Escompte de Paris pour faire la BNP, dont ce même conseiller avait même choisi le nom. Le total des deux faisait un peu plus que le Crédit lyonnais. Donc, celui-ci, qui avait conquis la première place à la force du poignet, et l’avait gardée pendant des générations, étant de loin la première banque en France, se retrouvait brutalement à la seconde place. J’entends encore M. Schlogel me dire : « Dans un an, nous aurons effacé la différence ». Non, ils ne l’ont pas effacée et la banque en subissait l’humiliation. Je le savais un peu, mais pas à ce degré.

La politique de construction de notre groupe en Europe s’est faite, je l’ai dit, pour des raisons qui tiennent simplement à la sur bancarisation, par voie de croissance externe, donc en prenant le contrôle de banques ; nous avons ainsi ajouté à notre dimension. Nous n’avons pas eu une progression des crédits en France beaucoup plus rapide que la BNP ou la Générale ; on peut regarder les chiffres, mais nous avons grandi et j’ai alors découvert que la seule stratégie de la BNP était d’être les premiers. Je l’ai découvert, parce que, à peine arrivé au Crédit lyonnais, c’est une anecdote mais cela donne l’ambiance — je suis appelé au téléphone par M. Thomas qui me dit : « Comme on a dû te le dire, nous entendons sur les bilans, je suis le premier, tu es le second et on se met d’accord avant l’arrêté des comptes. Où en es-tu pour le 31 décembre ? » — nous étions alors en novembre. Je consulte et on me dit que l’augmentation du bilan sera de 12 %. Je le rappelle et je lui indique ce chiffre. Il me répond qu’il prévoit, pour la BNP, une augmentation de 10 % ; il me demande donc de programmer le même chiffre. Avec quelque naïveté, je donne l’instruction de ne pas dépasser le chiffre de 10 %. Mais au moment de la publication des chiffres, la BNP annonce que son bilan augmente de 15 %... J’ai aussitôt donné instruction à mes collaborateurs : nous ne parlons plus de bilan avec la BNP, chacun fait son bilan comme il l’entend, sous sa responsabilité.

D’ailleurs, à l’époque du ratio Cooke, c’est futile ; nous avons donc dépassé la BNP et aussi d’ailleurs le Crédit agricole, non seulement parce que nous avons grandi mais parce que le Crédit agricole est progressivement obligé de mettre fin à ses impostures comptables. Quand on consolide un groupe, la société mère consolide ce qui est contrôlé par elle. Au Crédit agricole, c’est l’inverse, si l’on peut dire : la société mère, la Caisse nationale est contrôlée par ses filiales, les Caisses régionales ; or, les commissaires aux comptes du Crédit agricole additionnent les caisses régionales sans annuler les lignes de crédit inter-bancaires entre les caisses, d’où, depuis, cette position totalement fausse de première banque, qu’ils ont tenue longtemps. Pour des raisons d’informatique et de gestion, elle est obligée de fusionner des caisses régionales. Périodiquement, on en fusionne deux ou trois, on détruit ainsi les lignes inter-bancaires, donc, le soufflé est en train de retomber. La dimension du Crédit agricole est à mi-chemin du CCF et de la Générale.

Ce point a été une des croix que j’ai portée : nous avons dépassé la BNP sans l’avoir voulu, et la BNP en a conçu une amertume énorme. Il faut savoir que ce n’est pas neutre sur le plan du chiffre d’affaires, car beaucoup de grands groupes multinationaux se disent, non sans raison — de même que beaucoup de groupes multinationaux français le disent pour leur filiale à l’étranger — dans les pays où vous avez un compte, vous l’avez dans la première banque du pays ; donc la BNP avait les comptes des filiales à l’étranger parce qu’elle était la première en France. Elle craignait de les perdre ; c’est aussi simple que cela. Derrière cette bataille d’apparence, il y avait donc aussi une bataille de chiffre d’affaires. Dans les erreurs que j’ai commises, je place celle-là : j’ai sous-estimé la réaction des concurrents à la croissance du Crédit lyonnais.

Pour la question sur Adidas, j’invoque le secret bancaire, il s’agit d’un client dénommé.

M. le Rapporteur : La question ne concerne plus le Crédit lyonnais à ce moment-là, mais l’identité des acheteurs qui étaient couverts par les deux sociétés Omega et Euroknights.

M. Jean-Yves HABERER : A supposer que je le sache, ce qui n’est pas le cas, j’invoque le secret bancaire, il s’agit de clients dénommés.

M. Philippe AUBERGER : La question portait sur le processus de décision au sein du Crédit lyonnais à propos de ce dossier, comme exemple d’un processus de décisions sur un dossier délicat et qui a été, en l’occurrence, fortement médiatisé.

M. Jean-Yves HABERER : Je dirai simplement qu’il n’y a pas eu, à ma connaissance, de décision solitaire sur ce point, mais, comme toujours, une décision très concertée, d’autant plus que dans toutes ces affaires là, les partenaires en cause ne se limitaient pas au client que vous dites et à la banque que vous dites, il y avait d’autres personnes impliquées mais dont je ne veux pas dire les noms car cela relève du secret bancaire. [...]

S’agissant du recrutement de personnes, si je stockais le courrier de demandes reçu de ministres, de députés, de sénateurs et de maires, d’élus locaux, à une époque où le chômage sévit en France, j’aurais des mètres cubes. C’est un des indicateurs pour moi les plus significatifs de la crise. Quand je suis arrivé au Crédit lyonnais, pour chaque emploi offert, nous avions 35 demandes, quand je suis parti, nous en avions plus de 200. Si vous avez un cas particulier en tête, il vaut mieux que vous me le disiez.

M. Philippe AUBERGER : Oui, il y a un des conseillers techniques de M. Bérégovoy qui est allé directement au Crédit lyonnais, à un niveau d’ailleurs qui a surpris tout le monde, puisqu’il a été nommé d’emblée directeur central.

M. Jean-Yves HABERER : Confirmez-vous que cette question rentre bien dans le cadre de l’enquête de la Commission ?

M. le Président : Si vous souhaitez y répondre.

M. Jean-Yves HABERER : M. Claude Rubinowicz, que vous avez visiblement dans le collimateur, est un ancien du Crédit lyonnais, il y a été pendant plusieurs années avant de faire l’ENA, il y avait encore beaucoup d’amis et avait gardé à l’égard de cette banque une relation fidèle. Il a été recruté en fonction de ses mérites, de son intelligence exceptionnelle, de sa compétence exceptionnelle et il a apporté au Crédit lyonnais une valeur ajoutée que je considère comme très significative, au point que, l’ayant recruté comme directeur central, je l’ai promu directeur général adjoint.

M. Henri EMMANUELLI : Je voudrais juste dire que deux commissaires présents ici n’apprécient pas cette question et puisque nous constatons simplement que des noms de clients particuliers sont nommés, alors que nous étions convenus de ne pas les évoquer, nous serons obligés d’en évoquer d’autres ; dès lors que nous n’en sommes plus aux clients particuliers mais aux personnes physiques, nous serons aussi dans l’obligation d’en évoquer d’autres.

M. le Président : Je vais vous remercier pour cette première audition. Nous aurons l’occasion, nous en sommes convenus, de nous revoir. Je ne sais si nous pourrons attendre la date que nous avions initialement fixée. Il serait peut-être souhaitable d’avoir une audition intermédiaire, avant l’audition ultime que nous avons prévue.

M. Jean-Yves HABERER : Je me tiens à votre disposition, je suis sans emploi, donc un peu plus libre qu’avant, mais j’ai prévu, ne serait-ce que pour me changer les idées, puisque je quitte aujourd’hui le Crédit national, de faire un voyage à l’étranger que j’organiserai en fonction des dates que vous m’indiquerez.

M. le Président : Je vous en remercie par avance.

Audition de M. Jean-Claude TRICHET,

Gouverneur de la Banque de France,

Président de la Commission bancaire,

Directeur du Trésor de 1987 à 1993,

accompagné de M. Guy Pontet,

Directeur de cabinet du Gouverneur de la Banque de France

Extrait du procès-verbal de la première séance du 18 mai 1994)

Présidence de M. Philippe Séguin, Président

MM. Jean-Claude Trichet et Guy Pontet sont introduits.

M. le Président : La Commission a souhaité vous entendre aujourd’hui à double titre. Vous avez en effet été Directeur du Trésor à partir de 1987 jusqu’en octobre 1993, date à laquelle vous avez été nommé Gouverneur de la Banque de France. En tant que Directeur du Trésor, vous étiez donc amené à exercer la tutelle de l’entreprise qui nous concerne et à être représenté au sein de son Conseil d’administration. Vous étiez d’autre part membre de la Commission bancaire, et en tant que Gouverneur de la Banque de France, vous avez par deux fois au cours de ces derniers mois appelé l’attention du Gouvernement sur la nécessité d’une recapitalisation de l’entreprise. Vous avez souhaité être accompagné par M. Guy Pontet, qui est votre Directeur de cabinet à la Banque, à qui nous allons donc demander de prêter serment également.

M. le Président rappelle à MM. Jean-Claude Trichet et Guy Pontet que les dispositions législatives relatives aux commissions d’enquête leur ont été communiquées. A l’invitation du Président, MM. Jean-Claude Trichet et Guy Pontet prêtent serment.

M. le Président : Je vous remercie, la Commission va procéder maintenant à votre audition qui fait l’objet d’un enregistrement. Nous étions convenus que vous feriez une déclaration liminaire, vous avez la parole.

M. Jean-Claude TRICHET : Merci Monsieur le Président. Monsieur le Président, Monsieur le Rapporteur, Mesdames, Messieurs, le Président de la Commission a souhaité que je puisse en un quart d’heure faire quelques observations liminaires pour vous faire part d’un certain nombre d’observations.

Je vais donc m’exprimer, si vous le permettez, comme vous l’avez souligné vous-même, à la fois comme ancien Directeur du Trésor et comme Gouverneur de la Banque de France et je voudrais insister plus particulièrement sur plusieurs points.

D’abord, sur le secteur public français. Nous avons clairement une singularité en France en ce moment, dans l’Europe et dans le monde, qui est que nous avons un très important secteur public concurrentiel composé d’un nombre très important de multinationales qui ont des activités dans le monde entier, investissent dans le monde entier et prennent des positions industrielles, commerciales et financières dans le monde entier. C’est une singularité, car il n’y a pas en ce moment d’autres grands Etats industriels ou même de petits Etats industriels qui, pour des raisons historiques, sont conduits à gérer et dans l’ensemble, j’y reviendrai, à bien gérer, un secteur public nationalisé. Cette situation a conduit les gouvernements français successifs à afficher une doctrine simple et forte : les chefs d’entreprises publiques françaises sont autonomes et sont jugés à leurs résultats. De la sorte, aucun Etat étranger, aucune économie étrangère n’a à redouter que des « nationalisations françaises » soient réalisées sur leur sol.

Dans la doctrine constamment affichée, les chefs d’entreprises publiques françaises nommés par le Gouvernement, je vous rappelle qu’ils sont nommés dans les mêmes conditions que le sont les directeurs d’administration centrale, c’est-à-dire qu’ils ont, en bas de leur nom, la signature du Président de la République, du Premier Ministre et du Ministre responsable, sont jugés à leurs résultats.

Je ne crois pas, personnellement, dans le monde tel qu’il est, sauf naturellement à ce que l’Europe, le monde industrialisé, c’est-à-dire l’OCDE, si je puis dire, et même maintenant la totalité de la communauté internationale changent de doctrine, que l’on puisse avoir une autre doctrine que celle-là et je crois qu’il faut naturellement l’appliquer loyalement, sans faire en France des choses différentes de ce que nous affichons à l’égard de Bruxelles ou à l’égard de l’ensemble de nos partenaires internationaux. En même temps, je ressens la complexité de cette situation.

Il y a un autre aspect sur lequel je n’insiste pas, mais j’ai déjà eu le privilège d’être interrogé par une Commission parlementaire composée différemment, conformément au choix démocratique de notre pays et qui s’interrogeait sur la pertinence des privatisations ; en tant que Directeur du Trésor, j’avais été conduit à dire que je pensais et, vous m’accorderez que ce n’était pas si facile de dire cela à mes interlocuteurs, en tout cas à la majorité de mes interlocuteurs, que l’État démocratique moderne ne pouvait plus être au contact direct des affaires, parce que le soupçon était alors permanent que ces affaires étaient politisées et par conséquent, je pensais que les privatisations, dans le secteur concurrentiel, étaient probablement nécessaires pour des raisons d’évolution de l’État démocratique et pas simplement d’évolution de la doctrine européenne et internationale.

Après cette première observation, j’en viens à mon second point, qui est tout simplement l’importance du Crédit lyonnais. Le Crédit lyonnais représente sur la place de Paris, au moment où je parle et au moment où les problèmes ont commencé à apparaître, la première banque par l’importance de son bilan, si je mets à part l’ensemble décentralisé que constitue le Crédit Agricole. En bilan consolidé, le Crédit Agricole est très gros, mais le Crédit lyonnais, avec près de 2.000 milliards de F. de bilan est une énorme affaire. Je le rappelle au passage, première banque centralisée à Paris, premier réseau européen, probablement deuxième réseau du monde ex aequo. L’importance systémique du Crédit lyonnais, dont le bilan représente plus du quart du produit intérieur brut français est considérable. Et donc, pour comprendre ce dossier, il faut savoir que mon prédécesseur, Jacques de Larosière, pour ce qui le concerne, les ministres successifs qui donnent leurs instructions au Directeur du Trésor, pour ce qui les concerne, le Directeur du Trésor pour ce qui le concerne étaient en présence d’un dossier susceptible d’avoir un pouvoir dévastateur considérable s’il avait été mal traité. Songez que les grandes crises internationales sont souvent parties de petites affaires bancaires. Nous ne sommes pas en présence d’une petite affaire bancaire, nous sommes en présence d’une affaire qui est « systémique » au niveau français et au niveau européen. Le Crédit lyonnais est une des toutes premières banques du monde.

Dans ces affaires, l’expérience constante que nous avons, c’est qu’il faut présenter la solution en même temps que le problème et que tant qu’on n’a pas fait le tour du problème et donc que l’on n’a pas la solution, il faut être très prudent. Ceci peut apparaître comme étant contradictoire avec la volonté de faire les choses le plus vite possible. Fort heureusement, il n’y a eu, dans le cas du Crédit lyonnais, ni en France, ni en Europe, ni dans le monde aucune espèce de panique d’aucune sorte, aucune difficulté d’aucune sorte à ma connaissance. L’acceptation internationale de ce que la solution adoptée était adaptée au problème a été claire. Et donc, nous avons, de ce point de vue, réussi l’opération. Mais on ne pouvait le faire qu’en étant sûrs d’avoir été jusqu’au bout du dossier, de l’avoir exploré totalement. En employant un langage imagé, je dirais, d’avoir passé la paille de fer partout, de n’avoir plus de mauvaises surprises à redouter et après avoir fait le diagnostic, d’apporter immédiatement la solution afin d’avoir à la fois le feu et l’extincteur au même moment. Nous avons toujours opéré de la sorte et je crois pouvoir vous dire que lorsqu’on n’opère pas de la sorte, on connaît des difficultés énormes qui parfois sont incontrôlables.

Une troisième remarque liminaire sur la méthode, pour précisément faire le point complet du problème.

L’une des difficultés que l’on a dans un cas de ce genre, et on la rencontre dans tous les cas de ce genre, c’est que, naturellement, le patron de l’entreprise et sa technostructure ayant été complètement associés à tout ce qui s’est fait dans le passé, n’ont pas tendance eux-mêmes, et c’est humain, c’est ce que j’ai toujours observé dans tous les cas, à prendre nécessairement la mesure exacte du problème. Et tous ceux qui passent naturellement par l’intermédiaire du patron et des dirigeants de l’entreprise, sont dépendants de ce qui leur est dit. J’en ai fait moi-même d’ailleurs l’expérience de manière très concrète puisque, à un moment, j’ai interrogé le Président du Crédit lyonnais pour lui demander s’il finançait M. Parretti. La réponse qu’il m’a apportée était clairement non. J’ai moi-même indiqué au Ministre « la réponse est non selon M. Haberer ». Il s’est avéré ensuite que M. Haberer lui-même estimait avoir été mal informé et mal obéi de ses collaborateurs et il l’a dit à la fois au Ministre et publiquement. Ce qui fait que la seule méthode possible dans un cas de ce genre, c’est celle de l’audit externe non dépendant du dirigeant de l’entreprise. Un audit externe non dépendant du dirigeant de l’entreprise est une marque de défiance sans précédent. Dans un cas normal, cela revient à dire : nous n’avons plus confiance en vous et donc, nous pensons que nous devons finalement vous court-circuiter et aller voir nous-mêmes à l’intérieur de l’entreprise ce qu’il en est. C’est d’une certaine manière provoquer la déstabilisation de l’entreprise, puisque cela revient à dire : nous n’avons plus confiance.

Dans le cas précis du Crédit lyonnais , et dans le cas de toutes les banques, qu’elles soient publiques ou privées, il y a un audit externe indépendant, de droit commun, qui est la Commission bancaire. Là aussi, c’est une remarque liminaire, pour comprendre le dossier du Crédit lyonnais Il faut voir que nous sommes appuyés sur l’audit externe, quand je dis nous, je veux dire à la fois le Gouverneur de la Banque de France et l’Etat. Cet audit externe est celui, incontestable et indépendant, de la Commission bancaire. Je vous rappelle que la Commission bancaire a mis dix personnes sur le dossier du Crédit lyonnais pendant un long moment à compter de la mi-1991, d’abord pour les filiales et ensuite au niveau du Crédit lyonnais lui-même.

Les expériences internationales que nous avons nous montrent que nous n’avons pas instruit le dossier lentement. Il est rare de trouver dans le monde un équivalent de la Commission bancaire française, c’est-à-dire un instrument qui rentre autant à l’intérieur des banques et qui a une aussi bonne réputation internationale. Je vous rappelle que dans le cas de la BCCI, il n’y avait que deux commissions bancaires dans le monde qui s’étaient montrées précoces et pertinentes sur le dossier, l’une à Macao, et l’autre à Paris.

Le dossier du Crédit lyonnais a mûri. Je vous rappelle que le bilan cette banque représente plus du quart du produit intérieur brut français, qu’elle est la première banque française, qu’elle détient le premier réseau européen et le deuxième réseau mondial et je reviendrai naturellement, si vous le souhaitez, sur le cheminement de la Commission bancaire, de cet énorme groupe d’investigation qui a été mis sur le Crédit lyonnais. Il a cheminé, il a vu d’abord les filiales et puis ensuite, il est allé au niveau du Crédit lyonnais lui-même et il est parvenu progressivement à des conclusions conformes à ce principe que j’évoquais : être sûr d’avoir fait le tour du problème, être sûr du diagnostic, poser le diagnostic et donner la solution en même temps.

Quatrième remarque liminaire : le problème de fond qu’est le parti stratégique adopté par le Crédit lyonnais.

M. Haberer n’est pas arrivé immédiatement au Crédit lyonnais en disant : voilà quelle est ma stratégie. Au bout d’un certain temps, seulement, et c’est parfaitement légitime et naturel, il a dit : je me donne un parti stratégique ambitieux, je souhaite redevenir, car c’était le cas auparavant, la première banque française par le bilan, par les encours, et je dirai aussi par l’influence. Le Lyonnais, dans le temps, avant que la BNP ne monte en puissance était naturellement le chef de tous les « pools » (sic) à Paris. Le Lyonnais était dans la position, à Paris, dans laquelle se trouve la Deutsche Bank en Allemagne, à Francfort, c’est-à-dire le numéro 1 incontesté. Clairement, Jean-Yves Haberer a souhaité reconquérir cette position en France. Il était d’ailleurs dans la continuité du parti stratégique du Crédit lyonnais depuis probablement longtemps, c’est-à-dire que ses prédécesseurs avaient aussi cette ligne là, qui correspondait à la « culture d’entreprise » du Crédit lyonnais : retrouver une position prééminente à Paris.

Il y a ajouté, et c’est un des importants actifs de sa gestion, la construction d’un réseau européen qui est, aujourd’hui, le premier avec ses chances et ses risques. On ne monte pas une opération aussi ambitieuse que celle qui consiste à créer le premier réseau d’Europe, en fait le premier réseau d’Europe nationalisé français avec la remarque d’autonomie de gestion que je disais tout à l’heure, sans prendre quelques risques. Par exemple, en reprenant la banque des syndicats allemands, le Crédit lyonnais prenait un risque, puisque c’était une banque qui n’était à vendre que parce qu’elle avait eu des difficultés. Nous reviendrons sur ce point, mais chacun se souvient que si le Crédit lyonnais a pris le contrôle de Slavenburg, qui est la première banque étrangère aux Pays-Bas, et qui permet aujourd’hui au Crédit lyonnais d’avoir dans le Benelux une position absolument magnifique, à la fois en Belgique et aux Pays-Bas, c’est parce que Slavenburg avait vécu des problèmes épouvantables et que les Néerlandais étaient très heureux de pouvoir la vendre à une grande banque étrangère.

On ne construit pas un réseau de ce genre sans prendre de risques et parfois de très grands risques qui sont d’ailleurs immédiats et à venir. Le fait est que l’ambition non dissimulée était de consolider une position de numéro 2 dans le monde. Ceci demanderait à être regardé de beaucoup plus près mais je crois qu’en effet, enfin cela dépend des critères, on peut dire que le réseau mondial du Crédit lyonnais est probablement l’un des tout premiers du monde. Citicorp est sûrement au-dessus mais on est en présence d’une énorme affaire mondiale avec d’ailleurs de grands succès. Ainsi, le Crédit lyonnais New-York sur la première place du monde, est une très belle affaire.

Ce parti ambitieux était-il extrêmement audacieux et eût-il fallu dès le départ dire non, ce n’est pas possible, vous ne pouvez pas faire tout cela ? Là aussi, on rejoint, si vous le permettez, Monsieur le Président, la singularité française. Il faut se mettre à la place d’un être particulier qui s’appelle le propriétaire, ou « the owner » comme disent les anglo-saxons, et qui a devant lui, dans le seul domaine des services financiers, six énormes entreprises : les AGF, l’UAP, le GAN dans le secteur des assurances, la BNP, le Crédit lyonnais , le CIC dans le secteur de la banque.

Sur ces six, il y en a cinq qui sont des multinationales mondiales avec l’ambition d’être parmi les premiers du monde si possible. Il n’y a pas une seule autre entité au monde qui peut se poser ce genre de problème qui est celui de la gestion optimale d’un ensemble diversifié qui comprendrait à la fois American Express, Citicorp, First Chicago, etc... Cela n’existe pas.

Je suis Gouverneur de la Banque de France ce qui, grâce à la volonté du législateur, est une fonction importante, et à certains égards, pour ce qui concerne la définition de la politique monétaire indépendante. J’ai été aussi Directeur du Trésor, c’est-à-dire le chef d’une administration qui prend ses instructions du Gouvernement, qui ne nomme pas, naturellement, M. Haberer pas plus qu’elle ne nomme les administrateurs des entreprises publiques, qui sont nommés par le Gouvernement et donc par l’autorité politique, et je tiens à le dire, car je lis parfois dans les journaux beaucoup de choses qui ne correspondent pas à la réalité. L’autorité politique a le pouvoir, et le devoir de l’administration est de la conseiller du mieux qu’elle peut et de lui obéir ensuite du mieux qu’elle peut mais, il ne faut pas à mon avis, mélanger les genres et le mélange des genres serait évidemment désastreux. Je crois que le gouvernement, l’Etat actionnaire, n’était pas infondé à se dire : sur mes six multinationales dans les services financiers, il y en a une qui est gérée de manière ambitieuse — un peu à la japonaise —, et disons cinq de manière prudente, ou bien, sur les cinq multinationales mondiales ayant réellement l’ambition de devenir parmi les premières du monde et Dieu sait, d’ailleurs, qu’elles ont bien réussi, aussi bien la BNP que l’UAP et que les AGF sont des succès de stratégie et de résultats dans l’ensemble, est-ce que l’une sur ces cinq-là ne pourrait pas avoir un parti ambitieux ? Cela ne parait pas déraisonnable, cela n’est pas apparu comme étant déraisonnable au Gouvernement, aux Ministres successifs, à ceux qui ont nommé M. Haberer. Je dois dire que c’est apparu ambitieux, audacieux aux confrères qui eux-mêmes disaient, cela peut réussir, et cela peut rater, si cela rate, ce sera un échec, si cela réussit, le Crédit lyonnais deviendra effectivement la DeutscheBank à Paris. C’était cela le raisonnement des uns et des autres et on en retrouve la trace, je dois dire, à la fois dans les documents internes, diverses notes, dans les articles de journaux, dans les propos de M. Haberer, dans les propos de ses confrères et dans le jugement d’ensemble que nous pouvions porter.

Il ne m’appartient pas de faire état ici de propos, d’échanges mais la coloration des échanges que je pouvais avoir avec l’ensemble de mes collaborateurs et avec les ministres reflétait cela, ce sentiment que nous avions dans le cas du Crédit lyonnais, autonomie de gestion sur la base d’un parti stratégique ambitieux.

C’était ostensible, c’était notoire, c’était su de tous.

C’était su de M. Haberer qui disait d’ailleurs lui-même : j’ai besoin de la croissance c’est-à-dire qu’il était clair que pour lui l’hypothèse fondamentale qu’il faisait était que la croissance des années 1988-90-91 devait se poursuivre. Il se trouve qu’elle ne s’est pas poursuivie ni dans le monde en 1991 — la croissance mondiale a été nulle — ni comme chacun le sait en Europe où la croissance a été négative en 1993 et ceci a eu des conséquences très adverses sur la stratégie ambitieuse et donc, on s’est retrouvé dans le cas de la non réussite, en ce qui concerne en tout cas les résultats, de la stratégie de montée en puissance et d’ambition. Mais, ce parti stratégique, qui était une exception au sein de la gestion d’ensemble du secteur public français n’était pas considéré au départ comme aberrant. J’ajoute qu’au sein même de l’entreprise, je ne crois pas que cela ait été le cas, ni au niveau de la technostructure de l’entreprise, ni au niveau du conseil d’administration de l’entreprise. Et je me permets de rappeler au passage un nom, je préférerais que cela ne figure pas au procès-verbal mais je suis entre vos mains. Il s’agit de M. Levy qui est le meilleur gestionnaire public que nous ayons, qui a géré la Régie Renault, mieux, de loin, que n’ont été gérées la totalité des affaires privées européennes, je crois bien qu’une seule affaire européenne a fait mieux en orientation stratégique et en résultats au cours de toute la longue période qui vient de s’écouler dans la ligne de M. Besse et poursuivie par M. Schweitzer, tout cela est remarquable. Il n’y avait pas a priori, le sentiment que cette ambition là, connue et sue de tous, était déraisonnable, c’était un risque à la japonaise assumé.

Comme je le disais, la conjoncture n’a malheureusement pas été au rendez-vous. Mais si un certain nombre de pertes viennent en effet de l’audace stratégique assumée, du fait de la médiocre conjoncture des années 91-93, d’autres viennent d’autres éléments qui sont d’une autre nature, et qui sont des dysfonctionnements au sein même de l’entreprise, dont le chef de l’entreprise lui-même a parlé publiquement. Je crois qu’il faut bien faire la différence entre les deux phénomènes.

Autre remarque liminaire : le secteur public concurrentiel français représente, je l’ai déjà dit, une singularité dans le monde d’aujourd’hui mais cette singularité ne veut pas dire qu’il soit mal géré. Je suis prêt à vous démontrer que le secteur public français dans son ensemble a été bien géré. L’Etat français sait gérer le secteur public. Je pourrais parler de la Régie Renault, de Rhône-Poulenc, de Pechiney, de la BNP, de l’UAP, des AGF, etc... pour ne citer que des exemples dans le secteur concurrentiel. Il y a de nombreux succès qui se comparent très avantageusement avec ce qui est observé dans le secteur privé. Les raisons qui me font penser que les privatisations sont nécessaires dans le secteur concurrentiel ne sont pas liées à la conviction que j’aurais que l’Etat républicain français ne saurait pas bien gérer les entreprises publiques, je suis convaincu du contraire. Ces raisons sont dues, d’une part, au fonctionnement de l’Etat démocratique qui ne doit pas être soupçonné d’être dans les « affaires privées » et dues, d’autre part, à la doctrine européenne et mondiale dont j’ai déjà parlé.

Pierre Bérégovoy connaissait mon sentiment sur ce point et j’avais eu d’ailleurs l’occasion de donner ce sentiment à la Commission parlementaire qui s’est penchée sur les conditions dans lesquelles les privatisations avaient été réalisées entre 1986 et 1988. Je lui serai toujours reconnaissant d’avoir simplement respecté ma liberté de pensée même lorsque celle-ci ne correspondait pas nécessairement à son propre sentiment.

Dès lors qu’il n’était pas question de privatiser et s’agissant des fonds propres supplémentaires nécessaires aux entreprises publiques, j’avais indiqué avec mes collaborateurs que le mieux était de recourir au marché en descendant jusqu’à une participation de l’Etat de 67 % ou de 51 % selon le niveau que le gouvernement estimerait le plus approprié.

Dans la mesure où des augmentations de capital de cette nature apparaissaient inopportunes au gouvernement, les chefs d’entreprises avaient la possibilité de suggérer des participations croisées dès lors que ces opérations en capital étaient justifiées sur le plan des synergies commerciales, industrielles et financières et menées comme l’auraient été des opérations privées de même nature.

Autre brève remarque, je crois savoir qu’avec M. Haberer, je dis je crois savoir car je l’ai vu dans les interviews, parfois, nous avions un différend amical mais un vrai différend sur la politique monétaire, je le mentionne simplement. Il était convaincu qu’il fallait faire autrement, il l’a toujours dit et il l’a dit au ministre des Finances de l’époque qui sur ce point là, ne l’a pas suivi.

Mon avant-dernière observation liminaire concerne la Direction du Trésor : c’est une administration de l’Etat républicain. Tous les ministres des Finances successifs à ma connaissance et dans la mémoire de la Direction lui ont accordé un double privilège, celui de lui dire ce qu’elle pensait et donc, la liberté de plume est grande, ensuite, après avoir dit ce qu’elle croyait penser, on peut le faire plus ou moins bien, mais la liberté de penser est totale à l’intérieur de la Direction du Trésor, après il y a une instruction, et l’instruction est appliquée aussi loyalement et droitement qu’on le peut. J’ai repris un peu les dossiers avant de venir devant vous, et je dois dire que j’ai vu fonctionner l’Etat républicain, les notes montent, les instructions descendent, les instructions descendent et les notes montent, il y a des problèmes, il y a des difficultés parfois terribles, sur l’affaire Parretti, par exemple, il y a des protestations du vice-Président de la Commission qui estime que nous ne respectons pas le droit européen, tout cela est analysé, cela monte et cela descend et c’est le fonctionnement de l’Etat Républicain. A l’intérieur de la Direction du Trésor, il y a toutes les sensibilités, et je suis moi-même un représentant de ces sensibilités et je dis solennellement que toutes ces sensibilités sont, avec une totale liberté de penser, au service de l’Etat républicain. Les instructions sont appliquées avec une parfaite rigueur et nous sommes là dans la ligne de la tradition de l’Etat républicain : neutralité de l’administration, l’administration n’est pas politisée, elle ne doit pas être politisée, selon le droit républicain. Je vois parfois les journalistes accréditer l’idée que nous sommes dans un « spoil system » (sic) en France, ce n’est pas le cas, peut-être est-ce le cas dans certains cas particuliers extraordinaires, et je le déplore parce que je crois qu’on détruit une administration quand on accepte le « spoil system ». L’administration républicaine française est neutre, chacune peut avoir sa sensibilité, mais ces sensibilités, le cas échéant, s’effacent totalement devant le service de l’Etat, j’insiste beaucoup là-dessus, j’ai eu l’occasion de le redire au ministre des Finances, et je voulais vous dire solennellement que mes collaborateurs anciens à la direction du Trésor ont tous été absolument exemplaires quelle que soit leur sensibilité « présumée », et je peux dire naturellement la même chose de la maison dont je suis actuellement le Gouverneur.

Enfin une dernière observation sur le Crédit lyonnais lui-même, actif et passif de la gestion du Crédit lyonnais pendant la période qui s’écoule de 1988 à 1993.

A l’actif : le réseau européen, c’est le premier réseau européen, il y avait un embryon de réseau européen avant la gestion Jean-Yves Haberer. Il y a le premier réseau d’Europe aujourd’hui et le Crédit lyonnais est propriétaire aujourd’hui du premier réseau d’Europe. La consolidation du réseau mondial est à mettre également à l’actif, me semble-t-il, de cette gestion. La mobilisation des énergies au sein de l’entreprise est à mettre aussi à l’actif de cette gestion, on l’oublie un peu mais Jean-Yves Haberer, dans la ligne de ses prédécesseurs a été un patron charismatique, mobilisant les troupes pour qu’elles passent à l’offensive. Enfin, dans la mise en oeuvre du concept de banque-industrie, il y a naturellement des échecs mais aussi des succès qu’on oublie, car souvent on ne voit que les échecs et on oublie les succès.

Je ne vais pas mentionner tel ou tel dossier mais enfin, j’ai une liste de dossiers en tête qui sont des succès d’un épaulement par la banque d’un groupe industriel et qui a pu prendre ensuite des positions industrielles et commerciales mieux assurées.

Dans le domaine des difficultés : la non maîtrise satisfaisante de l’immobilier, alors même que l’offensive stratégique dans l’immobilier avait été importante, difficulté qui d’ailleurs est apparue pour la première fois sur le Crédit lyonnais et qui ensuite s’est avérée pour plusieurs filiales, une difficulté pour maîtriser les filiales, qu’il s’agisse du Crédit lyonnais BankNederland, de SDBO ou d’Altus, le problème du contrôle commande d’un ensemble en croissance rapide représentant 2.000 milliards de F. de bilan, effectivement a posé un problème de dimensionnement de la tête par rapport au corps et ceci, en fait, nous est apparu grâce à l’audit interne que j’évoquais tout à l’heure.

En résumé, je dirai que la moitié des problèmes semble être venue d’une absence de contrôle commande satisfaisant à l’intérieur de l’entreprise, essentiellement sur les filiales. Car le Crédit lyonnais lui-même, en dehors du domaine immobilier, la banque elle-même et notamment le réseau français ont été gérés très, très convenablement.

Les 50 % restants tiennent au fait que la conjoncture européenne, française et mondiale ne s’est pas trouvée au rendez-vous du parti stratégique.

En conclusion, je voudrais dire une chose : ce n’est pas la Direction du Trésor, ce n’est pas la Banque de France qui portent jugement sur la gestion du président de l’entreprise, c’est l’Etat actionnaire. Je le rappelle, c’est le Gouvernement qui nomme à ces emplois par décret en Conseil des ministres, qui révoque, qui renomme, qui révoque, je rappelle que Jean-Yves Haberer a été nommé Président de Paribas, il n’a pas été renouvelé comme Président de Paribas en 1986, il a été nommé Président du Lyonnais, renommé président du Lyonnais et n’est pas renouvelé actuellement et nommé Président du Crédit national. Dans tous les cas, ce sont les gouvernements républicains qui prennent leur décision, ce n’est pas naturellement le Gouverneur de la Banque de France ni la Direction du Trésor.

J’ai observé un certain nombre de cas dans le monde : en fait le propriétaire, privé en l’occurrence, fait ce qu’il veut, il est absolument souverain. Il y a des cas dans lesquels on révoque, et il y a des cas - parfois plus graves que celui du Crédit lyonnais - dans lesquels on ne révoque pas, c’est une question de confiance de l’actionnaire dans son président. Je voulais simplement mentionner cela, au passage, j’ai une liste, j’ai voulu voir ce qui s’était passé dans le monde, aux Etats-Unis, en Angleterre, et un peu partout. Il faut savoir naturellement que des problèmes de même ampleur que ceux du Lyonnais, un grand nombre de banques américaines en ont connu à New-York, que certaines banques anglaises en ont connu de même ampleur, que certaines banques australiennes en ont connu également, voire d’ampleur supérieure. Bref, malheureusement, le métier de banquier qui consiste à trier en permanence des risques, est un métier extrêmement risqué et il suffit effectivement de commettre quelques erreurs dans le tri des grands risques pour se retrouver dans des situations difficiles lorsque les risques industriels ou les risques commerciaux ou les risques souverains se transforment en sinistres.

Je ne peux pas inférer de l’examen de ce que fait le secteur privé mondial de raisons particulières de dire autre chose que le propriétaire, qui est en l’occurrence l’Etat, c’est-à-dire le Gouvernement prend ses responsabilité propres.

M. le Président : Je vais poser les premières questions et rebondir sur votre conclusion qui était d’ailleurs annoncée par le début de votre propos.

Vous nous avez expliqué au début de votre propos la particularité que constituait le secteur public français, vous avez rappelé que les dirigeants des entreprises publiques étaient jugés à leur résultat, que c’était l’Etat actionnaire qui jugeait. Dans votre conclusion, vous estimiez qu’il s’agissait là de pratiques qui n’étaient pas en contradiction et qui pouvaient se constater dans le reste du monde, cela dit, Monsieur le Gouverneur, si M. Haberer n’avait pas été renouvelé à la tête du Crédit lyonnais, si M. Haberer avait été simplement prié de quitter la présidence du Crédit lyonnais, on serait resté dans le cadre de cette règle, de cette normalité que vous évoquiez. Il y aurait eu probablement un problème du Crédit lyonnais, il n’y aurait pas eu une affaire du Crédit lyonnais, mais M. Haberer a quitté le Crédit lyonnais pour prendre la tête du Crédit national, il a été révoqué du Crédit national pour des raisons qui visiblement n’avaient rien à voir avec la gestion du Crédit national, cette révocation par rapport aux autres révocations habituelles, normales qui font partie du jeu que vous évoquiez, elle a quelque chose qui se situe entre le péjoratif et l’infamant.

Ma première question sera simple, brutale, je ne suis pas sûr que vous l’aimerez pour reprendre votre expression, est-ce que selon vous, M. Haberer a commis des fautes et s’il a commis des fautes, lesquelles ?

M. Jean-Claude TRICHET : Sur le plan de la gestion, il y a eu des erreurs. Mais, encore une fois, l’Etat était à même légalement, juridiquement et au regard de la jurisprudence privée internationale de porter le jugement qu’il voulait, de garder ou de ne pas garder comme président M. Haberer. Si je peux reprendre un instant votre question, il me semble qu’implicitement vous remarquez qu’il y a un déroulement dans cette affaire et vous demandez quelle était la situation au moment du changement de président, au moment où Jean Peyrelevade a remplacé Jean-Yves Haberer et quelle était la situation au moment de la publication de ce que j’appelais à la fois le problème et sa solution ?

Il ne m’appartient pas de répondre pour le compte du Gouvernement, il me semble que vous aurez l’occasion probablement d’interroger M. Alphandéry à ce sujet. A ce moment, je n’étais pas Directeur du Trésor, j’étais Gouverneur de la Banque de France. Or c’est à l’Etat de dire ce qu’il a fait et pourquoi il l’a fait.

Ce que je peux simplement dire, c’est que j’ai vécu moi-même à l’intérieur de la Banque de France le cheminement depuis un document que vous avez, c’est-à-dire la lettre de mon prédécesseur en date du 4 août 1993. C’est une lettre importante car pour la première fois elle dit : « mon sentiment est que le problème du Lyonnais est d’une telle ampleur que l’actionnaire va être obligé lui-même de se mobiliser, on ne peut pas imaginer maintenant compte tenu de l’état des informations du Secrétariat général de la Commission bancaire que le Crédit lyonnais puisse régler ses problèmes tout seu1, compte tenu de l’importance des provisions que nous voyons apparaître et de son niveau de ratio de solvabilité, c’est-à-dire du fait qu’il prendra le risque de se retrouver dans une situation illégale au regard de la doctrine prudentielle internationale. » Donc, l’état de l’information qu’avait l’actionnaire venant de cet audit...

M. le Président : Cet état de l’information, était-il à titre principal le produit de l’avancement progressif de l’audit ou le produit d’une évolution économique qui se radicalisait ?

M. Jean-Claude TRICHET : Evidemment les deux, c’est un double cheminement, merci beaucoup de me poser cette question. C’est évidemment un processus dynamique : dix personnes cheminent dans un immense labyrinthe, mettent à jour les dossiers, découvrent que M. Untel disait ceci ou cela mais qu’ensuite, ce n’était pas répercuté sur l’échelon opérationnel, que les comptes-rendus étaient mal faits, etc... Tout cela chemine à l’intérieur du Crédit lyonnais, c’est un processus d’élucidation qui se répète partout dans le monde, dans les cas de ce genre : dans le cas du Banesto, la Banque d’Espagne, sur une affaire qui doit être six fois plus petite a mis un an et demi pour arriver au bout du problème.

Mais vous avez mille fois raison de dire qu’il y a aussi le processus de la stagnation et de la récession et que les dépôts de bilan sont un processus stochastique : cela tombe à un moment comme à Gravelotte de manière absolument inopinée. Naturellement, chaque fois qu’il y a un dépôt de bilan ou chaque fois qu’il y a dépôt de bilan dans un secteur avec ses répercussions en cercles concentriques, cela conduit à se dire, mais dans le fond, cet ensemble de risques que nous avions considéré comme convenables, en réalité, ils ne sont pas convenables, il faut maintenant les provisionner à 30 %, 50 %, 60 %, etc... Et donc, de fait, j’ai vécu moi-même, après la lettre de mon prédécesseur la poursuite de ces investigations et le double cheminement du processus de l’audit interne et du processus de la crise. La crise, je vous le rappelle, s’est déroulée jusqu’en novembre-décembre dernier, ce n’est qu’en novembre-décembre dernier, que l’on voit remonter un certain nombre d’indicateurs, donc, c’est un processus continu. Le 4 août, il était clair qu’il fallait que l’Etat se mobilise, et le 4 août, nous ne savions pas encore quelle était l’étendue exacte du problème et donc la solution exacte qu’il fallait lui apporter. Il est possible, mais je ne vais pas répondre à la place du Gouvernement, que le déroulement de ce processus ait joué un rôle dans la séquence d’interprétation de ce qui s’était passé par le « propriétaire ».

M. le Président : M. Haberer a indiqué à la Commission et on rejoint vos colonnes actif et passif, que selon lui, les raisons de la défaite du Lyonnais étaient au nombre de quatre : donc, la crise économique que l’on retrouve dans votre diagnostic, l’escroquerie internationale que constituait l’affaire CLBN, le rôle macro-économique de la banque que vous avez évoqué et alors quatrième élément auquel il paraissait prêter une grande importance : le durcissement des règles prudentielles.

Est-ce que vous partagez cette analyse ?

M. Jean-Claude TRICHET : Oui très largement sur les trois premiers points. Je ne peux pas la partager sur le quatrième point parce que M. Haberer fait allusion là effectivement à une modification intervenue sur le plan mondial et européen à la suite d’une méditation de l’ensemble des banquiers centraux d’une part et des régulateurs prudentiels d’autre part sur la vulnérabilité des banques, elle-même consécutive aux crises terribles que le système mondial a connues à la suite de la crise des risques souverains qui a failli, à partir de 1982, démolir complètement le système financier international et les grandes banques commerciales internationales. Le durcissement des règles prudentielles, du ratio « Cooke », a été décidé aussi précisément pour renforcer les fonds propres des banques compte tenu notamment des risques pris par toutes les banques publiques et privées comme par le Lyonnais à Paris car je n’ai mentionné, je vous prie de me le pardonner que des banques privées américaines, anglaises etc.. J’ai beaucoup d’exemples de banques privées françaises qui ont connu des problèmes d’une ampleur égale ou supérieure en proportion à celle du Crédit lyonnais, notamment toutes celles qui étaient spécialisées dans l’immobilier et qui ont eu des pertes en proportion de bilan évidemment beaucoup plus considérables, pour des raisons compréhensibles.

L’ensemble des régulateurs mondiaux se sont penchés sur ce problème, ont pris la mesure de la fragilité anormale du système financier international, et mon sentiment est que nous sommes toujours sur le plan mondial dans un état de grande fragilité [...]. Il a donc été décidé, au niveau mondial, de faire monter en puissance ce qu’on appelle le ratio de solvabilité, et d’obliger l’ensemble des grandes banques et des petites banques nationales et internationales à augmenter leurs fonds propres et à se mettre à plus de 8 % pour le ratio de solvabilité. Je sais que Jean-Yves Haberer a eu tendance à faire une critique assez sévère de cette décision. Mais je dois vous dire que j’ai de la peine à comprendre cette critique s’agissant du Crédit lyonnais puisque ces règles s’adressent à toutes les banques commerciales du monde, au nom d’un principe de sécurité générale du système bancaire et financier international. Le Crédit lyonnais n’était pas placé dans une situation différente de celle de la totalité de ses collègues. Peut-être certains d’entre eux ont-ils maugréé mais c’est la loi du genre, c’est la règle, et elle n’était pas inéquitable du point de vue de la concurrence mondiale.

Evidemment, la thèse qui a été soutenue par lui-même et qui a été relayée dans le monde universitaire a été de dire : il est inopportun de rendre plus dures les règles prudentielles sur le plan mondial, à un moment où l’économie ralentit, tout cela coïncide peu ou prou avec la récession anglo-saxonne. Certains ont dit qu’elle était en partie liée à ce durcissement des règles prudentielles internationales. On peut toujours plaider cette thèse mais l’ensemble des banques ayant été placé dans la même situation que le Crédit lyonnais et que son groupe, il n’y a de ce point de vue, qu’une réflexion d’ensemble sur le système d’ensemble mondial et son évolution, mais il ne peut pas y avoir d’explication propre aux difficultés du Crédit lyonnais à cause de cela, je ne le sens pas.

M. le Président : Troisième et dernière question en ce qui me concerne, M. Haberer nous a donné à entendre que si on lui avait donné la possibilité de rester à la tête du Crédit lyonnais, il pense que le redressement de l’entreprise aurait été possible sans augmentation de capital au niveau auquel il a été procédé. Il nous a clairement donné à entendre que selon lui on avait vraiment chargé la barque et il nous a même donné à entendre que selon lui, la Direction du Trésor, dans sa diversité, n’était pas loin de partager son point de vue s’il en croyait les échos qui lui étaient parvenus sur la manière dont les comptes du Crédit lyonnais avaient été arrêtés.

M. Jean-Claude TRICHET : Je n’étais pas à la Direction du Trésor au moment où les comptes ont été arrêtés, mais la Direction du Trésor de par, non seulement la tradition républicaine que j’évoquais, mais ayant à défendre les intérêts de l’Etat a tendance en permanence à demander plus de dividendes que moins de dividendes, à donner moins de capital qu’il ne lui en est demandé, et donc, je ne doute pas une seconde qu’il y ait eu, je n’y ai pas participé, mais qu’il y ait eu une négociation probablement très âpre pour essayer de donner le moins possible.

M. le Président : Il semble même que c’était le fait accompli plutôt qu’une négociation.

M. Jean-Claude TRICHET : Je n’ai pas de sentiment sur ce point mais connaissant la Direction du Trésor comme je la connais, j’imagine qu’elle a essayé en effet de passer à la critique et au doute systématique tout ce qu’on lui disait être les besoins, l’ampleur des besoins.

Je comprends que M. Haberer ait pu dire cela lui-même, ne serait-ce qu’à cause de la nature humaine que j’évoquais tout à l’heure. Ayant lui-même géré avec ses collaborateurs tout cela, il ne peut qu’être probablement du sentiment très profond que ceci aurait pu être fait autrement.

Mon sentiment vu de mon point de vue, qui est le seul que je peux avoir sur cet aspect du dossier qui est celui du Secrétariat Général de la Commission Bancaire, et de la Banque de France — je vous ai transmis les lettres que j’avais adressées à M. Alphandéry — est que si le Crédit lyonnais n’avait pas été la première banque de France, avec ce pouvoir de déflagration systémique énorme que nous savons, peut-être l’actionnaire aurait-il pu avoir une autre attitude mais il me semble qu’il était absolument nécessaire d’aller jusqu’au bout de ce dossier pour être sûr qu’il n’y avait plus rien à redouter d’une signature qui en fait est cruciale pour la place de Paris et pour notre pays et donc, la Commission bancaire, très légitimement avec, je dois dire un plein soutien de la présidence et de la direction générale de l’entreprise a fait un examen total. Je crois qu’il fallait le faire, je ne crois pas que le Secrétariat général de la Commission bancaire ait le moins du monde « chargé la barque » lui-même. Chacun sait que lorsqu’un nouveau président...

M. le Président : Vous maintenez ce « lui-même » qui est très important .

M.Jean-Claude TRICHET : Oui. La nature humaine est ainsi faite qu’un nouveau Président a toujours tendance lui-même à être bien sûr qu’il ne se colle pas à l’avance de nouveaux problèmes. Ceci est observé dans tous les cas, c’est normal et c’est légitime. Le nouveau Président arrive, il ne faut pas que l’on puisse abîmer à nouveau la signature. « Passer la paille de fer » est une expression qui est connue et qui dit ce qu’elle veut dire. Je crois qu’il était légitime de passer la paille de fer dans le cas du Crédit lyonnais, pour toutes les raisons complexes qui ont été dites et aussi parce que je crois que c’est l’intention de l’actionnaire que le Crédit lyonnais soit appelé à être privatisé et que pour le privatiser autant faire en sorte qu’il soit aussi net que possible. Le processus qui a été adopté me parait, de ce point de vue, être optimal.

Je comprends la réaction de Jean-Yves Haberer, elle est humaine, je dois pouvoir vous dire que dans des dossiers qui ne donnent pas lieu à commission d’enquête, j’ai toujours vu cette différence de sensibilité entre l’ancien et le nouveau président même quand la passation des pouvoirs se fait dans la sérénité la plus totale. J’ai eu des exemples presque concomitants où clairement, on ne comprenait pas bien pourquoi il y avait un point de vue différent sur le niveau des provisions à passer. Je pense que la bonne foi de Jean-Yves Haberer est totale quand il dit cela, je pense que le nouveau président, s’il est amené à parler de cela, dira lui-même son sentiment avec une sincérité absolue. Je crois que là, le Secrétariat général de la Commission bancaire pour ce qui le concerne ne peut, quand une affaire est passée entre ses mains, que se convaincre qu’il faut absolument qu’elle soit nette et claire et je pense que l’Etat actionnaire avait lui-même intérêt à ce que cette affaire soit bancable, nette, claire, privatisable dans des conditions aussi convenables que possible et, je dirais à certains égards, aussi précoces que possible.

Il faut voir que la sensibilité de la France n’est pas la sensibilité des anglo-saxons. Quand, dans les pays anglo-saxons on passe la « paille de fer », on n’en tient pas nécessairement grief au Président, j’ai des exemples, qui vont dans les deux sens, mais la Bourse ne considère pas nécessairement que c’est une horreur. Il arrive que la Bourse dise : maintenant, c’est clair, c’est net, ils ont fait leur opération de clarification, très bien.

En Australie, on a vu les actions d’une banque remonter fortement après une énorme opération de cette nature et donc, même si le cas est évidemment très particulier, on n’est pas du tout en présence de la même situation. New-York par exemple n’a pas mal accueilli la solution mise en oeuvre au Crédit lyonnais, New-York a considéré que c’était la manière dont il fallait prendre le dossier.

M. le Rapporteur : Toujours pour rester dans cette chronologie récente, dans la lettre qui a été envoyée à M. Alphandéry par la Banque de France, le 4 août 1993, il est question d’une insuffisance de provisionnement après l’inspection de la Commission bancaire, de 7 milliards. Dans une note que vous nous avez également transmise qui date du 15 octobre 1993 qui est du Secrétariat général de la Commission bancaire, l’estimation des montants à transférer dans la structure de cantonnement est de 27 milliards, 19,5 pour l’immobilier et 7,5 pour l’industriel non immobilier.

Enfin, la structure de cantonnement, d’après ce que l’on peut entendre ici et là, serait actuellement fixée autour de plus de 40 milliards avec uniquement des actifs immobiliers, c’est-à-dire sans les dossiers non immobiliers, qui étaient traités dans la note du 15 octobre.

Première question : comment en est-on arrivé à ce passage de 7 à 27, à 40 milliards pour en quelque sorte estimer l’insuffisance de provisions en un laps de temps aussi court ?

Deuxième question qui remonte un peu plus haut dans le passé, elle concerne précisément la politique de provisionnement du Crédit lyonnais. Je me souviens que quand sont parus les comptes de 1991 c’est-à-dire en avril 1992, c’est-à-dire deux mois avant la renomination de M. Haberer, beaucoup d’observateurs avaient constaté que si le dossier Sasea avait été convenablement provisionné, en revanche sur l’immobilier, le Crédit lyonnais était plutôt en retard et n’avait quasiment rien fait par rapport à ses concurrents, il y avait même des gens du Crédit lyonnais qui avaient expliqué publiquement que le Crédit lyonnais n’avait pas plombé ses comptes sur l’immobilier et que cela ne posait pas de problèmes. D’autre part, en 1991, déjà, au sens de beaucoup de gens, une insuffisance de provisionnements, je comprends mal que la Commission bancaire n’ait pas insisté déjà à ce moment-là.

D’autre part, en avril 1993, on a les comptes de 1992, les comptes de 1992 sont eux-mêmes en pertes, la perte n’est pas très importante mais il y a quand même une perte, je ne comprends pas qu’à ce moment-là, on n’ait pas déjà tiré la sonnette d’alarme, et envisagé au moins une recapitalisation.

M. Jean-Claude TRICHET : Il y a plusieurs éléments, je ne reviens pas sur l’évolution dans le temps, le processus : dix personnes à l’intérieur qui cheminent et la crise qui avance, c’est un double processus, très important qui s’est poursuivi jusqu’à la fin, jusqu’entre la lettre de M. de Larosière, les deux lettres qui ont été envoyées par moi-même et la solution définitive, mais on peut dire quand même que ce sont les six derniers mois qui ont été, disons d’août à la fin de l’année, absolument cruciaux, à la fois par le double processus et de la crise et du processus d’analyse.

En ce qui concerne les chiffres, je crois que, sauf erreur de ma part, les chiffres ne sont pas tout à fait identiques, les 7 milliards de F. sont une estimation minimale des provisions supplémentaires nécessaires selon le Secrétariat général de la Commission bancaire tandis que les chiffres totaux du cantonnement, c’est le principal, ce n’est pas la provision à faire dessus. Le cantonnement qui est probablement en effet, dans la solution définitive, de l’ordre de 40 milliards de F. regroupe en totalité des actifs immobiliers. L’Etat, comme je crois m’en souvenir, n’apporte sa garantie là-dessus que sur ce qui est censé être peut-être un montant de pertes à réaliser, je dis bien que c’est une éventualité, j’espère bien que ce ne sera pas le cas, soit sur un montant de l’ordre de 14 milliards. Les ordres de grandeur sont un peu différents de ceux que vous mentionnez mais incontestablement, il y a eu accroissement substantiel. Je dois dire que moi-même peut-être par prudence, je n’ai pas voulu dans ma première lettre citer de chiffres, car j’ai interrogé mes collaborateurs du Secrétariat général de la Commission bancaire qui m’ont dit qu’ils étaient en plein travail. Je leur ai dit dans ce cas-là, il faut que nous mettions que la première estimation était une estimation minimale, mais il faut ne pas nous engager à nouveau sur des chiffres qui apparaitraient comme n’étant pas définitifs, car c’est trop important. Je les ai donc encouragés à travailler activement le plus possible jusqu’à ce qu’on ait les chiffres censés être définitifs, considérés comme étant des chiffres sur lesquels on pouvait définitivement s’engager.

M. le Rapporteur : Dans le cantonnement, il n’y a pas de créances industrielles ou non immobilières... ;

M. Jean-Claude TRICHET : Je crois qu’il n’y a que des créances immobilières.

M. le Rapporteur : Parce que dans le document du 15 octobre, vous envisagiez la possibilité de 4,5 milliards, je peux citer quatre dossiers : VEV, Parretti, Tapie, ou autres risques internationaux

M. Henri EMMANUELLI : Il y en a d’autres.

M. le Rapporteur : Je peux vous les citer, la note est à la disposition des membres de la Commission, les dossiers immobiliers du groupe 19,5 milliards de F. : dont Pelège, COPRA, Nouveaux Constructeurs, IBSA, IMMOPAR lié à la SDBO et Olympia and York et en ce qui concerne les dossiers hors immobilier, ce sont les quatre que je vous ai cités et d’autres pour mémoire : MGM, Ferruzzi, Concept, CCMX.

M. Jean-Claude TRICHET : Ce document qui a été remis au Ministère des Finances par le Secrétaire général de la Commission bancaire permettait de donner un peu de chair à cette idée de cantonnement qui était une idée qui nous était apparue techniquement naturelle, compte tenu du fait qu’elle avait été menée dans le secteur privé, qu’elle avait été appliquée dans le domaine international à plusieurs reprises. Elle était, nous était-il apparu, la bonne solution technique pour le dossier du Crédit lyonnais. Ce n’est pas exhaustif naturellement, et je ne pense pas qu’il faille interpréter les dossiers qui sont là-dedans. M. Emmanuelli est fondé à dire qu’il y a beaucoup de dossiers et malheureusement beaucoup de dossiers perdants. Mais je dois faire cette réserve : chaque banque gagne de l’argent et chaque banque perd de l’argent, il faut bien quand même se souvenir de cela, être banquier, c’est prendre des risques, le mot est un mot technique, on prend des risques qui peuvent se transformer en sinistre ou non ; quand cela se transforme en sinistre, c’est une perte et c’est un vrai problème. Je me permets de le dire devant des hommes politiques mais effectivement, le fait que l’Etat — parce qu’il est actionnaire — puisse être considéré comme étant lui-même dans les affaires privées ne simplifie pas les choses car on peut transformer en affaire politique chaque sinistre par définition alors même que tout le monde, banques privées comme banques publiques, en a, hélas. D’où l’importance de l’autonomie de gestion.

Sur les comptes 1991, effectivement, ils ont été bénéficiaires, je rappelle que le Crédit lyonnais gagnait en 1991 plus de 3 milliards de F., après d’ailleurs avoir gagné plus de 3 milliards de F. en 1990 et plus de 3 milliards de F. en 1989, donc, je pense que Jean-Yves Haberer est fondé à dire : j’ai commencé par gagner 10 milliards de F. sur ma gestion en 1989-1990-1991, avant de connaître des problèmes. Mais les comptes 1991, du sentiment du Secrétariat général de la Commission bancaire et naturellement du sentiment des commissaires aux comptes, étaient sincères pour autant que les dysfonctionnements dont j’ai parlé à l’intérieur même du Crédit lyonnais qui ne pouvaient s’avérer qu’après un examen d’ensemble d’audit externe indépendant n’aient pas été vus, mais dans l’état de l’art, les comptes 1991 sont à mes yeux sincères, de même que les comptes 1992 qui étaient en effet en perte. Je crois pouvoir vous dire que pour le Secrétariat général de la Commission bancaire dans l’état de ses propres investigations qui, à mon avis, étaient les meilleures que l’on pouvait mener, je ne vois pas qui aurait pu faire d’autres investigations, les investigations étant à l’intérieur de l’entreprise, à l’intérieur des filiales depuis octobre 1991, à l’intérieur du Crédit lyonnais depuis octobre 1992, je ne crois pas que l’on puisse parler d’insincérité des comptes 1991 et 1992.

C’est très important ce qu’a dit M. d’Aubert, si je prends un instant le point de vue non plus de la Commission bancaire mais de l’Etat, la grande alarme — conformément à la doctrine on juge les chefs d’entreprise à leurs résultats —, la grande alarme dont j’ai le souvenir personnel très fort, c’est lorsque, indépendamment de l’affaire Parretti sur laquelle il était apparu auparavant qu’il y avait eu un dysfonctionnement entre le Crédit lyonnais Paris et le CLBN, cela a été le moment où le Président du Crédit lyonnais est venu me dire : je perds de l’argent, beaucoup plus que je ne le pensais. Cela je l’ai su mi 1992, 1991 était encore gagnant. Donc il faut bien se remettre mentalement dans une situation où la première banque française gagne 3 milliards de F. et publie qu’elle gagne 3 milliards de F. vers mars-avril 1992 et puis, ensuite, s’écoule un certain temps et je pense que c’est en septembre, je pourrai retrouver le détail de tout cela, que Jean-Yves Haberer vient me dire : c’est beaucoup plus lourd que je ne le pensais, je perds de l’argent au premier semestre 1992, j’ai une énorme provision à faire à laquelle je ne m’attendais pas, supplémentaire sur Sasea. Là je me suis dit, je me souviens m’être dit : nous sommes dans une situation qui clairement ne va plus, on perd de l’argent. Je dois vous dire que j’ai également tendance à considérer que lorsqu’on commence à perdre de l’argent on minimise toujours ses pertes. C’est ce que j’ai toujours observé dans tous les cas où malheureusement les risques se transforment en sinistres. On vous dit que l’on perd 100, en fait, on peut être sûr que c’est au moins trois fois plus, parce que, encore une fois, le chef d’entreprise et la technostructure qui a géré a toujours tendance à minimiser le problème, toujours... Le jour même, j’ai alerté le Ministre et nous avons lancé un processus, le jour même ou le surlendemain, j’ai vérifié que la Commission bancaire allait au Crédit lyonnais lui-même. Il y a eu concomitance des pertes du premier semestre, du renforcement d’un suivi au niveau de l’Etat — avec toutes les remarques que j’ai faites sur l’autonomie de gestion — et de l’audit interne indépendant par la Commission bancaire qui permettait de prendre la mesure du problème.

M. le Rapporteur : Vous avez parlé du système d’épaulement dans les très grandes entreprises françaises, cet épaulement passe souvent par du portage et passe aussi par une technique assez particulière qui a consisté à racheter à des grands groupes des actifs immobiliers pour leur rendre service à un moment donné, cela donne l’immeuble de la CFAO racheté à Pinault à des conditions extrêmement favorables, cela nous donne l’immeuble Hachette racheté par IMMOPAR, client du Crédit lyonnais, dans lequel le Crédit lyonnais était actionnaire minoritaire, racheté probablement dans des conditions assez favorables, cela nous donne l’immeuble Pelège dans la même situation et pour Adidas, M. Haberer nous a dit l’autre jour : l’année dernière, lors du rachat d’Adidas, le Crédit lyonnais a fait du portage. Est-ce que cette technique vous semble saine pour épauler des entreprises même si certaines sont prometteuses ?

M. Gilles CARREZ : Ma question portait sur le degré d’injonction, de coercition des courriers que peut adresser la Commission bancaire ou le Gouverneur de la Banque de France et dans lesquels il met en avant des problèmes de provisionnements en particulier sur l’immobilier parce que ce type d’avertissements parait dès le début 1992 à l’occasion de l’établissement des comptes 1991 et lorsqu’on regarde plus précisément la liste des opérations immobilières en cause, elles sont peu nombreuses, elles sont bien identifiables, elles sont parfaitement connues de la profession parce qu’elles ont en général été apportées par des marchands de biens et non pas des professionnels de l’immobilier et le problème de provisionnement est dès cette époque posé et ce qui parait surprenant c’est que l’ampleur du provisionnement ne se soit dégagée que beaucoup plus tard alors que et la Commission bancaire et la profession étaient conscientes des difficultés liées à ces opérations. Ma question est de savoir si la Commission bancaire ou le Gouverneur de la Banque de France avait une capacité d’injonction dans ces courriers à l’égard des dirigeants des banques.

M. Jean-Claude TRICHET : Il y a deux manières d’approcher le problème, on peut l’approcher en effet en portant une appréciation en opportunité sur la gestion, la qualité de la gestion et puis il y a le problème du provisionnement.

J’ai dit ce qu’était la doctrine publique, je prends le point de vue de l’actionnaire, le chef d’entreprise est autonome, il est jugé à ses résultats, il faut bien voir que si l’Etat ou le gouverneur de la Banque de France entre à l’intérieur de l’entreprise et dit : à mon avis, dans le cas X, il ne faut pas faire ceci, dans Y, il faut plutôt faire cela, dans le cas ceci, dans le cas cela, chacun ayant souvent en France, c’est d’ailleurs probablement un mal français, sa « sensibilité » inscrite sur son front, même quand il est « capitaliste », on voit bien que l’on peut multiplier les aberrations. Je crois que là, il faut dire : il y a un patron, on lui a fait confiance, il est responsable, si M. Vienot ou M. Haberer ou M. Thomas ou M. Levy-Lang estiment qu’il est astucieux de coopérer étroitement avec telle ou telle entreprise, très bien, à lui de voir. Dans les affaires, il y a en effet parfois des opérations qui sont astucieuses d’un point de vue stratégique, ou d’un point de vue d’épaulements. Mais il ne faut pas abuser des biens sociaux et il faut être sous le contrôle permanent des audits. Ensuite, il y a une procédure de droit commun qui passe derrière et qui regarde et je ne crois pas que nous puissions porter un jugement a priori, certainement pas l’Etat à mon avis, et certainement pas le Gouverneur de la Banque de France.

En ce qui concerne le point de savoir si les provisions sont suffisantes, Paris est de ce point de vue beaucoup mieux surveillé que la plupart des autres places. Sur les autres places, on n’entre pas trop à l’intérieur des choses, on regarde simplement si le ratio apparent de solvabilité est convenable. Nous sommes dans un domaine où nous allons assez loin, comme vous le voyez, et où on entre dans le détail, et on dit : sur tel ou tel point, est-ce que vous êtes allés au bout des choses ? Il faut passer des provisions. On a là un bon fonctionnement de notre place financière, me semble-t-il.

Dans le cas de 1991 et 1992, je peux vous redire ce que je vous disais, dans l’état de leurs informations, les experts et techniciens qui se situent eux-mêmes à un niveau de responsabilité important, parce que le Secrétaire général de la Commission bancaire, c’est un monsieur qui préside le Comité de Bruxelles qui suit ces affaires-là. Le numéro 3 du Secrétariat général de la Commission bancaire préside à Bâle le Comité qui suit les règles de prudence. On est en présence d’hommes ou de femmes qui ont un niveau international, et ils estimaient dans l’état de leurs informations que les comptes arrêtés avec le niveau des provisions, étaient acceptables. Ceci dit, s’agissant du niveau des provisions, il faut bien le voir, il n’y a pas de règles on est en présence de politiques plus ou moins prudentes d’appréciation, et c’est là ce qui fait, d’ailleurs, la difficulté de la banque en général, c’est qu’effectivement, on peut provisionner à 20 % ou à 80 %, cela fait une différence de 60 % de pertes supplémentaires ou pas de pertes supplémentaires.

D’une manière générale, le Crédit lyonnais était probablement un peu moins bien provisionné que la moyenne de ses principaux pairs et concurrents, et c’est vrai aussi des risques pays, un peu car il n’était pas loin derrière, mais il était un peu à la traîne et ceci correspondait à son parti d’ambition stratégique que j’évoquais tout à l’heure.

M. le Rapporteur : Je voudrais revenir sur les problèmes de procédure : comment était organisée la tutelle du Trésor sur la banque à l’intérieur de la doctrine que vous avez dite tout à l’heure, en particulier, est-ce que le fait que le représentant du Trésor au Conseil d’administration pendant un certain temps n’était pas la même personne qui était en charge effectivement de la tutelle au sein de la Direction du Trésor n’a pas été une sorte de handicap ? Deuxième question : est-ce que, lorsque le Crédit lyonnais procédait à des acquisitions, que ce soit en matière de réseau à l’étranger ou que ce soit en matière de prises de participations dans des entreprises, est-ce que quand même des instructions étaient données au représentant de l’Etat pour donner un avis favorable ou défavorable ? Je prends des exemples. En matière de promotion immobilière, il y a une chose qui est très frappante dans les opérations immobilières du Crédit lyonnais, c’est que non seulement la banque aidait les opérations de promotion mais bien souvent a pris des participations minoritaires dans le capital, ce qui a d’ailleurs été critiqué par la Cour des Comptes.

Enfin, dans une affaire comme Altus qui a quand même été quelque chose de très important, comment a été évaluée la valeur d’Altus ? Finalement cela revenait à évaluer Altus à peu près au tiers de la valeur du Crédit lyonnais. Est-ce que l’évaluation a été faite en liaison avec le Trésor ? Est-ce que cela a été une évaluation privée ? Et, enfin, est-ce que c’était une de ces opérations croisées sur lesquelles le Trésor a donné un avis favorable, moyennement favorable car c’est quand même une des opérations croisées les plus importantes et en plus dangereuses quand on voit aujourd’hui les difficultés de Thomson qui est actionnaire à 20 % du Crédit lyonnais et qui a du mal à sortir ses comptes à cause des résultats du Crédit lyonnais ?

M. le Président : Pour compléter la question, est-ce que le mot tutelle que nous employons est finalement le bon ? S’agissant du contrôle, est-ce qu’on peut retenir la définition que nous a donnée M. Haberer à savoir le droit commun plus la Cour des Comptes ?

M. Jean-Claude TRICHET : Je prends la première question complétée par vous-même, Monsieur le Président. Le mot tutelle est très mauvais, je le trouve très mauvais personnellement. La tutelle ne peut s’exercer que sur l’ensemble des banquiers, si tant est qu’il y ait tutelle, privés ou publics. Nous sommes dans une situation où le droit est clair. L’Etat est actionnaire, il y a des administrateurs, il y a un président, ils ont exactement les droits et les devoirs que l’on a conformément à la loi des sociétés, sous réserve d’une vérification très attentive. La seule bizarrerie, mais elle est de taille, c’est que le Président ne tire pas sa légitimité du vote des administrateurs, même s’il y a un vote des administrateurs pour respecter la procédure, mais il tire sa légitimité de la signature de l’Exécutif, dans sa formation la plus noble. Les administrateurs eux-mêmes tirent leur légitimité de la nomination par le Gouvernement dans le cas d’un actionnariat uniquement étatique. Lorsqu’il y a d’autres actionnaires, ils interviennent eux-mêmes et ils ont leur propre représentant. C’est une des raisons effectivement pour lesquelles tout cela est un peu subtil, il faut bien voir que chacun tire sa légitimité d’une autre personne qui est en fait celui qui a mis son nom au bas du décret.

J’étais moi-même, pour vous donner un exemple qui n’est pas tiré du Crédit lyonnais, administrateur de la BNP. Il y avait au Conseil de la BNP un administrateur de la Dresdner, compte tenu du lien qu’il y avait entre la BNP et la Dresdner, banque allemande privée. Je vous donne à penser ce qu’eût été notre réputation en Allemagne si on avait vu qu’en réalité, on avait un théâtre d’ombres et qu’il y avait un monsieur qui représentait l’Etat français et qui donnait ses instructions tranquillement aux administrateurs et au Président du Conseil d’administration sous le regard de l’administrateur qui représentait la Dresdner, qui était lui-même numéro 2 de la deuxième banque allemande et qui eut regardé cela médusé, en n’y comprenant plus rien du tout. Donc le Conseil de la BNP fonctionnait naturellement comme un vrai conseil dans le cadre de l’autonomie de gestion du secteur public et du droit des sociétés.

Il y a donc effectivement dans les banques publiques un Conseil d’administration dans lequel il y a des représentants de l’Etat, il n’y a pas d’ailleurs que des représentants du Trésor, mais de l’Etat en général et il y a des personnalités qualifiées et des représentants du personnel.

Le fait que nous ayons un certain moment le chef de service de la Direction du Trésor compétent dans la ligne hiérarchique, à d’autres moments un autre chef de service, haut responsable du Trésor, à mon avis, n’a aucune espèce d’inconvénients. Je dirais, à certains égards, au contraire, compte tenu du fait que ce sont deux fonctions très particulières. Il y a d’un côté l’administrateur, il y a de l’autre celui qui gère dans la ligne hiérarchique, l’Etat actionnaire. J’ai toujours vu fonctionner bien les liens entre les uns et les autres, je n’ai jamais vu de dysfonctionnements.

Encore une fois, il faut bien se remettre dans l’état d’esprit de tous les administrateurs qu’ils soient publics ou privés, du Trésor ou pas du Trésor, patrons d’entreprises concurrentielles privées ou concurrentielles publiques. Ils étaient en face d’un homme qui incarnait un parti stratégique, ce parti stratégique était ostensible et notoire. Ce qu’ils ont assumé totalement, me semble-t-il, clairement, comme l’Etat actionnaire lui-même, c’est la non rencontre de l’ambition stratégique et de la conjoncture elle-même en 1991-92-93. Ce qu’ils n’ont pas vu et que seul, me semble-t-il, on pouvait voir par l’audit à l’intérieur de l’entreprise à condition qu’il soit mené par une autorité extérieure, ce sont les dysfonctionnements internes qui ne pouvaient pas être visibles. Ils n’étaient pas visibles aux yeux du Président lui-même, je me demande comment ils auraient pu être visibles aux yeux des administrateurs.

La valeur d’Altus, il faudrait que je reprenne les dossiers, elle a été évidemment faite selon les procédures de droit commun, du droit des sociétés, on doit avoir des commissaires aux apports, des évaluations bancaires et je pense que l’ensemble du dossier doit pouvoir être mis à votre disposition, je ne l’ai pas présent à l’esprit, je peux le noter.

M. le Rapporteur : Le Trésor a-t-il donné un avis sur l’opération Thomson-Altus ?

M. Jean-Claude TRICHET : L’opération Thomson-Altus, comme l’opération Usinor Sacilor, a été présentée par les deux entreprises. Mon souvenir est que dans le cas d’Usinor Sacilor, mon sentiment avait été très fortement négatif. Dans le cas d’Altus, mon sentiment était positif d’après mes souvenirs, il faudrait que je reprenne les notes, car j’étais inquiet qu’Altus soit géré par une entreprise industrielle alors même qu’il s’agissait d’une banque qui avait pris des proportions considérables, sous la direction d’un homme pratiquement seul. Je dois dire que l’idée a priori qu’Altus rentre dans le giron d’une grande banque commerciale habituée à gérer sur le plan financier apparaissait à l’ensemble des observateurs comme étant plus sûre, plus sûre que de laisser Altus entre les mains de non financiers, non experts, spécialistes d’électronique. La bizarrerie était que Thomson se soit créé une énorme entité financière. Le point de savoir ensuite comment s’est passé le contrôle commande de M. Henin et d’Altus par l’état-major central du Crédit lyonnais est un problème que j’ai déjà abordé. Il faudrait reprendre les notes, peut-être retrouverai-je une annotation en disant que nous n’étions pas très favorables mais mon souvenir était qu’il n’y avait pas a priori d’hésitations stratégiques de notre part.

M. le Rapporteur : Comment est-ce que la Commission bancaire ne s’est pas intéressée à Altus en tant que banque y compris quand elle était chez Thomson ? Altus était-elle contrôlée par la Commission bancaire ?

M. Jean-Claude TRICHET : La Commission bancaire n’est pas « sur le dos »de tout le monde à tout moment. Je dois regarder, peut-être puis-je répondre sur le champ si vous m’y autorisez, mais je peux vous dire certainement si la Commission bancaire a regardé Altus du temps où Altus était au sein de Thomson, ce que je crois. Ce qui est sûr, c’est qu’elle a regardé à partir de mi-1991 les filiales du Crédit lyonnais dont Altus et les dix personnes étaient réparties entre les filiales du Crédit lyonnais dont Altus.

Je me permets de faire une remarque que j’aurais pu faire en liminaire. Si a priori, vous êtes vous-mêmes, Monsieur le Président, Monsieur le Rapporteur, très choqués parce qu’on découvre des choses, et que vous dites : on aurait dû les découvrir avant, c’est terrible parce que vous pourriez inciter, si tel était le cas, à la dissimulation, ceux dont le métier est précisément de faire apparaître les problèmes dans toute leur étendue. Si à chaque fois, ils se disent, il ne faut surtout pas que l’on fasse apparaître un problème parce que si on le fait apparaître, on va nous dire c’est affreux, vous auriez dû l’empêcher bien avant. Le métier du Secrétariat de la Commission bancaire, c’est effectivement de passer la paille de fer ou de passer aux rayons X ces diverses entités et de regarder ce qu’il y a à l’intérieur : ne leur reprochez pas de faire apparaître les problèmes. Je dirai la même chose de l’Etat, il me semble que dans le cas du Crédit lyonnais, le péché mortel aurait été de pratiquer ce que les anglo-saxons appelle le « cover-up », la dissimulation. C’est toujours, dans tous les cas, totalement inadmissible.

Pour le marché, pour le monde entier, le problème et la solution sont apparus clairement. Je vous l’ai dit : vous voyez fonctionner l’Etat républicain, quand vous voyez les notes, cela monte et cela descend. Pour le Secrétariat de la Commission bancaire, c’est la même chose, il n’y a qu’une volonté permanente d’élucidation : le Secrétariat général de la Commission bancaire à Paris est probablement celui qui fait les investigations bancaires les plus approfondies et les plus systématiques par rapport aux autres institutions comparables.

M. Henri EMMANNUELLI : J’ai deux questions techniques et trois politiques.

Je reviens sur la question du Président sur les règles prudentielles, parce que M. Haberer a évidemment fait la critique que vous devez déjà connaître du ratio Cooke, vous y avez fait allusion, vous savez également que M. Haberer critiquait ce surcroît de précautions prises au plan mondial, d’ailleurs, mais il a ajouté et c’est là que nous souhaiterions avoir des précisions, il a ajouté qu’en France, on avait en outre jugé nécessaire d’en rajouter par des règles internes et en particulier en matière d’appréciation des provisions, ce qui doit venir de la Banque de France a priori, et notamment sur le point suivant : d’ordinaire, un risque par exemple immobilier pris dans un grand groupe est apprécié non pas en fonction de l’opération elle-même mais de la surface du groupe ; à l’entendre, on a changé cette règle là et désormais, on trouverait, y compris dans la société de cantonnement des risques immobiliers qui sont jugés en eux-mêmes pris isolément comme douteux, bien qu’ils soient portés par des groupes qui eux, ne le sont pas ; M. Haberer a en particulier lâché le nom de Bouygues. Est-ce exact ? A-t-on resserré les règles prudentielles sur ce terrain là ? Je crois que c’est important parce qu’effectivement à partir de ce moment là on peut s’interroger sur la présence de tel ou tel risque dans la société de cantonnement et peut-être même sur le jugement global sur le montant des provisions apportées sur l’immobilier.

Question annexe : lorsque vous avez dit que peut-être le Crédit lyonnais en matière d’immobilier avait quelques retards, est-ce que le retard pris d’une manière générale sur la place bancaire de Paris à provisionner le risque immobilier, a été un phénomène global et général ou bien est-ce qu’au contraire, la situation du Crédit lyonnais trancherait en ceci, que pendant que les autres prenaient conscience et provisionnaient massivement les risques immobiliers, le Crédit lyonnais ne le faisait pas.

Sur les portages, en général, j’ai le souvenir d’avoir connu des opérations de portage qui étaient à l’époque, il y a 17 ans, considérées comme des opérations normales mais à haut risque mais aussi à haute profitabilité ou bien elles marchaient, on gagnait beaucoup d’argent mais en général, effectivement, si elles ne marchaient pas, cela devenait risqué, est-ce que le Gouverneur de la Banque de France, peut nous dire si ces opérations de portage sont quelque chose de courant, de classique dans la pratique bancaire ou pas.

M. Jean-Claude TRICHET : Sur le premier point, je crois pouvoir vous dire que la réponse est non. Nous n’avons pas durci les règles prudentielles à Paris par rapport à ce que sont les normes mondiales. Ce qui reste vrai et ce qui est assez paradoxal, c’est que le Secrétariat général de la Commission bancaire est plus actif à Paris qu’on ne l’est en général sur la quasi totalité des autres places financières où on est beaucoup plus en retrait, et là, Jean-Yves Haberer a probablement raison, il y a à Paris, une sorte de pression un peu constante, que nous avons pu observer nous-mêmes dans le cas de la BCCI que je citais où à Paris, on avait été plus actifs sur l’affaire que l’on ne l’était dans le reste du monde. Nous étions pratiquement les seuls à avoir dit : il faut les empêcher d’augmenter leur activité à Paris.

Donc, il y a un élément qui me parait être vrai dans ce qui vient d’être dit mais je ne vois pas que nous ayons en dehors de cette activité du Secrétariat général de la Commission bancaire durci le moins du monde les règles prudentielles.

Par ailleurs, sur l’ensemble des remarques que peut faire le Président du Crédit lyonnais que je comprends puisque toutes ces remarques sont à éclairer si vous voulez, en fonction de son parti stratégique, évidemment, s’il n’y avait pas eu la récession en Europe, chez les Anglo-saxons aussi, et en France, à un moment ou à un autre, il n’aurait pas été gêné par le ratio Cooke, il n’aurait pas été gêné par les règles prudentielles, il n’aurait pas eu à provisionner de l’immobilier et donc, on voit bien que la vraie morsure vient du fait que la conjoncture n’a pas été au rendez-vous de l’ambition stratégique.

Encore une fois, je ne porte pas de jugement puisque nous le savions que c’était l’ambition stratégique, il n’a pas nécessairement à dire lui même, à mon avis, les ratios Cooke n’étaient pas bons, les régies prudentielles ont été durcies, etc... pour se disculper, il peut dire tout simplement : j’étais plus ambitieux que mes collègues parce que tel était mon parti stratégique affiché, ostensible et notoire, malheureusement, la gestion française, mais il faudrait y ajouter aussi la gestion européenne et la gestion mondiale, ne m’ont pas donné les fruits que j’en attendais.

M. le Rapporteur : M. Haberer a critiqué implicitement l’autre jour la pratique du ratio de solvabilité telle qu’elle est conçue par la Commission bancaire, normalement, il est à 8, en fait c’est 9 qu’elle demande.

M. Jean-Claude TRICHET : Oui, naturellement, parce que nous sommes sous le regard du monde entier et toutes les grandes banques commerciales internationales sont pratiquement à 9 ou au-dessus de 9 et donc même si le ratio Cooke est 8, c’est vrai que pour le crédit international du Crédit lyonnais, il était très important, d’ailleurs, c’est un de ses succès, j’aurais pu le mentionner au titre de l’actif de Jean-Yves Haberer à la fois par sa gestion et par son entregent actif pour gonfler ses fonds propres, il a augmenté son ratio de solvabilité, et il est parti, sauf erreur de ma part, de quelque chose qui devait ressembler à 6 et quelques pour monter en puissance et se retrouver à 8,2, donc, il est effectivement monté en puissance mais je crois que nous sommes fondés à dire : attention, vous êtes la première banque française, le premier réseau européen, l’une des premières du monde, vous avez absolument besoin d’être comparable aux meilleurs et le fait d’avoir 8 % tout juste ne permet pas nécessairement d’avoir le meilleur statut international [...]

J’aurais pu vous donner la montée en puissance du ratio de solvabilité de la gestion de Jean-Yves Haberer à mettre à son crédit, évidemment, il peut dire : cela m’a demandé beaucoup d’efforts et cela a été très difficile, mais il l’a fait, il fallait le faire et il a bien fait de le faire.

Sur le portage, je rejoins le sentiment que je disais tout à l’heure, c’est une technique particulière, elle n’est pas critiquable en soi et elle est utilisée régulièrement par l’ensemble des banquiers de la place dans des conditions qui ne portent pas du tout à critique. Le problème est de savoir si quand on va au résultat, on gagne ou on perd et dans quelles conditions on gagne ou on perd, mais je ne crois pas que l’on puisse dire qu’aucune des opérations qui ont été faites était a priori techniquement critiquable. Il faut bien voir le parti stratégique banque-industrie, j’épaule les industriels, je les renforce avec des succès dont on ne parle pas mais qui sont très importants. On peut citer le cas de LVMH, l’épaulement de ce groupe qui est le premier groupe mondial du luxe est effectivement, me semble-t-il, sous réserve d’une vérification plus attentive, un des éléments sur lequel on peut dire que même si son rôle n’a pas été exclusif, le Lyonnais a soutenu l’entreprise et je pense que sur la place, vous trouverez facilement une quinzaine d’industriels qui pourraient vous dire, sans lui, cela capotait à un moment, je devais carguer les voiles et éventuellement déposer mon bilan et finalement, je m’en tire bien j’ai créé des emplois et l’entreprise gagne de l’argent. Il faut effectivement bien voir la difficulté de la ligne jaune à ne pas traverser. La posture des banquiers commerciaux accusés de ne songer qu’à eux et d’être en permanence trop timides par rapport à leur concurrent, c’est une critique traditionnelle. Le Lyonnais, on lui reproche de ne pas avoir été assez timide, d’avoir été trop audacieux.

M. Henri EMMANUELLI : M. Haberer a été relativement précis, il a parlé du ratio Cooke mais aussi de l’évaluation des actifs qui a changé, on est passé à un système anglo-saxon où on évalue les actifs au cours de la Bourse au 31 décembre, ce qui n’était pas le cas avant, lorsqu’on avait une vision dynamique et de même pour l’immobilier, il nous a dit on évalue indépendamment de la surface du groupe, c’est important. Si vous me dites, non il n’y a pas de règles prudentielles particulières, cela veut dire donc qu’on ne doit trouver dans les créances douteuses du Crédit lyonnais aucun actif immobilier qui soit porté par un groupe dont par ailleurs la santé ne crée pas d’inquiétudes, est-ce que vous pensez donc qu’il y a de tels actifs dans les actifs douteux du Crédit lyonnais aujourd’hui provisionnés ou dans la structure de cantonnement ? Votre réponse consiste indirectement à nous dire qu’il ne peut pas y avoir d’actifs immobiliers qui soient portés par des groupes qui ne soulèvent pas d’inquiétudes par ailleurs.

M. Jean-Claude TRICHET : Je ne dirai pas cela. Je dirai que les règles qui ont été appliquées au Lyonnais sont les règles qui sont appliquées à toutes les banques françaises publiques ou privées, encore une fois le Secrétariat général de la Commission bancaire ne fait pas la différence entre le public et le privé [...] le problème que nous avons est que dans cette structure de cantonnement, il y a une évaluation qui est faite à un moment donné des provisions qui apparaissent comme étant nécessaires mais j’espère bien que l’Etat n’aura pas à assumer le risque qu’il prend, je l’espère bien et si Jean-Yves Haberer vous dit qu’il est absolument et intimement convaincu que naturellement on n’ira pas jusqu’aux 14 milliards, si je prends la partie garantie sur le principal, moi, je suis prêt à l’accompagner non seulement dans ce sens mais dans cette intime conviction que l’économie repartant, nous avons là cantonné des risques, ce ne sont pas encore des sinistres, et mon sentiment, c’est un point très important, mon sentiment personnel est que nous avons d’un côté 6,9 milliards de F. de pertes 1993 et de l’autre côté une opération de cantonnement d’actifs comme il y en a eu à New-York, à Londres, à Paris, dans plusieurs domaines, risques souverains, immobiliers ou éventuellement autres risques. Ces opérations de cantonnement, ce ne sont pas des pertes supplémentaires à ajouter mécaniquement, c’est une opération qui consiste à mettre à l’écart. D’un certain point de vue, Jean-Yves Haberer, je ne sais pas s’il a fait l’arithmétique devant vous, mais il pourrait dire : j’ai gagné plus de 3 milliards en 1989, plus de 3 milliards en 1990, plus de 3 milliards en 1991, j’ai perdu 1,9 en 1992 et j’ai perdu 6,9 en 1993, c’est un peu la parabole du talent, on m’a donné un talent, je le rends, effectivement, je ne l’ai pas fait fructifier donc, l’actionnaire peut dire : ce n’était pas pour le mettre dans un champ que l’on vous avait donné ce talent mais en même temps, il le rend, il ne l’a pas fait évaporer. Je ne sais pas s’il pourrait reprendre ce raisonnement, mais on pourrait présenter les choses comme cela.

Cela n’enlève pas à l’Etat le droit de dire : il fallait le faire fructifier plus.

Simplement deux ou trois mots pour avoir des ordres de grandeur car ce n’est peut-être pas tout à fait inutile. Lorsque je vois des sorties d’actifs immobiliers du bilan d’établissements de crédit français, j’ai un certain nombre d’exemples pour montrer qu’on n’a pas inventé pour le Crédit lyonnais une opération de cantonnement, on a cela sur la banque privée française X, on a cela sur la banque privée française Y, pour des montants qui en proportion du bilan sont plus importants que dans le Crédit lyonnais. Sur le niveau des pertes en proportion du bilan, en gros le bilan du Crédit lyonnais est de 2 000 milliards, si l’on prend les pertes, cela représente 0,35 % du bilan consolidé du Crédit lyonnais et je crois que ce serait la bonne présentation pour prendre la mesure du problème par rapport à la taille du bilan. La Lloyds avait perdu 0,7%, en 1989, Citicorp : 0,8 %, Morgan : 1,5 %, Bankerstrust : 1,8 %, Continental Bank Corporation : 2 %, Security Pacific Corporation : 1,4%. Si, — à mon avis il ne faut pas le faire —, mais si on ajoute la totalité du cantonnement en se disant, il ne va pas y avoir d’évolution favorable du tout, c’est-à-dire que l’on va au maximum du risque maximum assumé qui n’est pas à mon avis de même nature, même si on fait cela, le ratio du Lyonnais reste en dessus de celui de quatre des banques précédentes et un peu au-dessus de deux d’entre elles. Ceci pour donner des ordres de grandeur et pour montrer qu’on observe des problèmes de ce genre, des problèmes de cette taille ou d’une taille supérieure dans le monde. Je le note. Ce n’est pas pour dire que ce n’est rien que d’avoir le problème du Crédit lyonnais, c’est pour dire simplement que cela arrive à des banques commerciales internationales privée et pour des montants qui sont parfois plus importants. Encore une fois, je crois que la conjoncture va jouer aussi, vous connaissez mon sentiment, ce n’est pas le lieu de l’élaborer, mais ma conviction est que nous avons une bonne situation de compétitivité, que nos taux d’intérêt sont bas par rapport à une norme mondiale et la reprise de l’Europe continentale est en route, elle est sous nos yeux, donc, je suis personnellement relativement confiant.

M. Henri EMMANUELLI : Vous avez répondu par anticipation à ce qu’allait être ma première question politique, parce qu’en vous écoutant avec attention, vous nous dites finalement et vous venez d’en faire la démonstration chiffrée que la perte n’est pas exceptionnelle, le montant des pertes par rapport au bilan est tout à fait relatif, vous indiquez par ailleurs, et je crois qu’il faudra qu’on ait le chiffre, ce qu’a rapporté la gestion du Crédit lyonnais sur plusieurs années car il y a toute une théorie qui s’est développée en France qui est purement politique selon laquelle les contribuables vont payer, ce qui est dangereux, or, si je comprends bien, le Crédit lyonnais, ne serait-ce que sur la seule période Haberer a rapporté au contribuable autant qu’il est censé lui coûter, je crois qu’il sera très important que l’on établisse ce qu’ont été les dividendes sous diverses formes versés à l’Etat par le Crédit lyonnais et ce que les contribuables vont réellement mettre car ou bien le contribuable va payer ou bien il ne va pas payer et on ne peut pas rester comme cela.

Je prédirai simplement que le talent n’est pas dans un champ stérile puisque j’ai cru comprendre qu’au passage le talent avait produit le premier réseau européen bancaire ce qui n’est quand même pas une mince fructification. Est-ce que vous estimez justifiée l’existence de cette Commission d’enquête, je précise que nous sommes souverains, le Parlement est souverain, je ne vous demande pas si l’Assemblée nationale a qualité ou pas, elle a toute latitude et tout pouvoir, est-ce qu’en conscience, vous jugez que cette affaire méritait de connaître la publicité et le traitement qu’elle connaît ou bien compte tenu de ce que vous nous avez dit sur les autres contentieux, sur les autres places bancaires, sur les pratiques, y compris sur le comportement des actionnaires qui révoquent, qui ne révoquent pas, par exemple ce qui se passe aujourd’hui sur la Citibank, est-ce que la situation du Crédit lyonnais est à ce point exceptionnelle qu’elle justifiait que l’on en fasse une affaire politique car se saisir de la situation d’une banque à travers une commission d’enquête parlementaire, c’est tout de même une affaire politique, c’est incontestable, donc, est-ce que vous estimez cela justifié ? Enfin, est-ce que vous partagez l’avis du Ministre des Finances qui nous a déclaré au cours d’une des séances de questions d’actualité un mercredi après-midi, publiquement : le Crédit lyonnais est la banque des socialistes, est une banque socialiste, pardon.

Je comprendrai que sur la dernière question vous soyez très réservé...

M. Jean-Claude TRICHET : Sur le point de savoir si le Gouverneur de la Banque de France peut porter un jugement sur l’opportunité ou non d’une Commission parlementaire, je ne peux pas naturellement avoir de jugement autre que celui selon lequel la démocratie républicaine française fonctionne. La question ne m’a pas été posée par un représentant modéré lorsque la Commission d’enquête sur les privatisations m’a fait plancher. Je me suis efforcé à l’époque, comme aujourd’hui, de répondre de la manière la plus juste et pertinent possible aux questions qui étaient posées. Je me garderai donc de porter un jugement sur ce que vous faites. Je suis par ailleurs extrêmement content que cette Commission ait décidé de travailler dans le secret [...]

Je sais que je vous semblerais très inconvenant si je vous disais qu’il eût mieux valu qu’il n’y eût pas de commission d’enquête parlementaire. J’imagine que certains d’entre vous diraient qu’il y a des choses horribles à cacher. Compte tenu de la manière dont les choses se sont passées, peut-être vaut-il mieux que chacun d’entre vous en son âme et conscience se convainque en ayant vu ce qu’est vraiment le Crédit lyonnais et comment il a été géré.

En tout état de cause, je ne peux pas mettre le Gouverneur de la Banque de France dans une position contraire à celle du Parlement, alors même qu’il a des relations intimes avec le Parlement organisées par la loi et que la Commission des Finances peut me demander, à tout moment, toutes explications utiles, ce que je suis toujours heureux de faire...

M. Henri EMMANUELLI : Dans ma question il y avait une sorte de provocation gratuite mais il y avait une question précise qui s’adressait au Gouverneur de la Banque de France, estimez-vous, techniquement parlant, que la situation du Crédit lyonnais telle que nous la découvrons au jour le jour présente aujourd’hui et dans le paysage bancaire français et international, une situation exceptionnelle ?

M. le Président : Je vais compléter la question au passage ou vous la poser sous une autre forme.

A un moment, avant la constitution de la Commission d’enquête, d’un problème on passe à une affaire, quand y-a-t-il eu le dérapage et pourquoi ?

M. Jean-Claude TRICHET : Je vous ai donné des exemples dans le monde qui montrent que l’on trouve des situations de ce genre et donc présenter la situation du Crédit lyonnais comme une situation extraordinaire n’est pas avéré lorsqu’on regarde ce qui s’est passé sur les autres grandes places financières internationales. Nous ne sommes pas dans une situation exceptionnelle. Dire pour autant que tout cela est très bien, non naturellement. Non, parce que c’est un problème important et qu’il y a des dysfonctionnements internes qui ont été ostensibles, et d’ailleurs, il faut le dire, reconnus par le Président du Crédit lyonnais, il y a déjà longtemps, car sauf erreur de ma part, c’était en 1991 qu’il a dit publiquement : je n’ai pas été obéi dans telle instruction que j’ai donnée, — il ne savait pas à l’époque l’ampleur des pertes qui allaient être enregistrées à la suite de ces désobéissances internes —. Il n’y a pas de règles mécaniques qui conduisent à dire : à partir de là, l’Etat, le Gouvernement, l’autorité politique doit faire ceci ou cela, et donc, on aurait pu parfaitement imaginer que l’Etat en tire des conclusions très différentes, je l’ai dit, il est souverain, c’est le Gouvernement qui décide.

Le point de savoir pourquoi il y a une affaire du Crédit lyonnais, vous êtes mieux à même que moi de le dire. Je déplore naturellement qu’il y ait une affaire du Crédit lyonnais, je crois qu’il n’y avait pas lieu de créer une affaire du Crédit lyonnais pas plus qu’il n’y a eu une affaire pour les six banques internationales auxquelles j’ai fait allusion il y a un instant. Je la trouve détestable, je trouve qu’elle pourrait abîmer l’image de cette banque qui est la première sur notre place, la première en Europe et la seconde peut-être par son réseau mondial, je trouve que c’est absolument détestable, je trouve que cela abîme l’image de la France, que cela abîme l’image de l’Etat, que cela nous gêne pour la gestion de l’ensemble de notre secteur public mondial concurrentiel, à tous égards, je trouve cette affaire détestable et il me semble qu’il nous appartient à tous de nous convaincre qu’il faut essayer de gérer l’état de la situation au mieux des intérêts français.

Vous m’avez posé une question encore plus provocatrice à laquelle je ne peux pas répondre.

M. Philippe AUBERGER : Je vais me permettre de revenir sur la période où vous étiez Directeur du Trésor. Si on reprend la chronologie telle qu’elle nous est parvenue, on apprend effectivement que le Crédit lyonnais via sa filiale des Pays-Bas, est dans des affaires cinématographiques un peu nauséabondes, un peu troubles. Notre collègue François d’Aubert qui a suivi plus ces affaires a peut-être davantage d’indications mais nous, c’était l’information que nous avions. C’est d’ailleurs tellement trouble qu’effectivement, fin 1991 ou tout début 1992, M. Haberer juge nécessaire de donner une interview au journal le Monde pour se justifier, expliquer les mesures qu’il a prises pour essayer d’endiguer l’escroquerie internationale dont il est la victime avec sa banque et il explique même qu’il a mis quelqu’un à la retraite et qu’une autre personne a été déplacée à Paris alors qu’elle était aux Pays-Bas. Donc, c’était fin 1991, début 1992, cela ne pouvait naturellement que nous alerter.

Une autre alerte est qu’on apprend que les agences de notation sont en train de réviser la notation du Crédit lyonnais, c’était juin 1992. On a également un certain nombre de cadres du Crédit lyonnais qui commencent à s’inquiéter de la situation, on demande d’ailleurs au Président de la Commission des Finances de l’époque l’audition de M. Haberer, celle-ci nous est refusée.

Donc, la situation à l’été 1992 est déjà extrêmement préoccupante, elle est préoccupante à l’intérieur de la banque et elle est déjà connue de l’extérieur puisqu’elle est connue du Parlement, comment se fait-il que les réactions soient si lentes à venir, qu’on commence par les filiales en attendant de faire la maison mère et qu’il y a déjà le feu dans la maison ? D’ailleurs, vous avez dit vous-même que M. Haberer était venu vous en parler et que finalement, la réaction est très lente à venir.

La question qu’on vient inévitablement à se poser et d’ailleurs l’audition de M. Haberer nous a donné cette impression là, c’est qu’en fait on se demande si M. Haberer ne bénéficiait pas d’une certaine impunité partielle, temporaire, du fait qu’il avait été Directeur du Trésor et qu’il était difficile de critiquer la gestion d’un ancien collègue et de fait, il arrivait facilement à court-circuiter la Direction du Trésor en allant directement voir le Ministre et traiter les affaires avec le Ministre, voire avec le Gouvernement lui-même et qu’en fait la Direction du Trésor était court-circuitée, d’ailleurs, vous l’avez vous-même dit sur l’affaire Usinor, vous étiez contre, vous n’avez pas été suivi, donc en fait, il vivait une certaine impunité.

M. Jean-Claude TRICHET : Je reviens quand même sur le dernier point, le pouvoir, c’est le Gouvernement, ce n’est pas le Trésor. Je ne sais pas ce que le Ministre s’apprête à vous donner mais j’imagine que vous avez écrit au Ministre, Monsieur le Président comme vous m’avez écrit, la tradition récente est d’envoyer les lettres du Directeur au Ministre, vous saurez mieux que moi ce que j’ai écrit et signé mais vous voyez la perversion possible de cela. Si un Directeur dit à son Ministre : « quand la Commission parlementaire regardera ce que vous êtes en train de mijoter, je vais vous faire moi, une de ces notes dont vous allez me dire des nouvelles... » Je vous le dis, parce nous sommes dans un Etat républicain. Dans l’Etat républicain, c’est le Gouvernement qui commande et je tiens solennellement à réaccréditer l’idée selon laquelle ce n’est pas l’administration qui commande, c’est le Gouvernement au nom de l’Etat. Il est très bien que M. Bérégovoy ait dit : « non, M. le Directeur — en dépit de votre avis — Usinor Sacilor cela me va, après avoir vu M. Mer et M Haberer » et il serait absurde que je vous dise moi-même : « c’est un scandale, j’avais dit au Ministre qu’il ne fallait pas le faire et il l’a fait ». Parce que je m’érigerais alors en pouvoir indépendant. Or une administration n’est pas un pouvoir. Nous étions, quand j’y étais, et c’était le cas avant et après ma présence, une administration républicaine, neutre, devant dire ce qu’elle pensait et devant obéir aux instructions. Je dois le dire, je sais bien que ce n’est pas le sentiment le plus répandu aujourd’hui mais c’est à mon avis à tort. Si le Ministre de la République est dans l’embarras parcequ’il décide quelque chose contre l’avis du Directeur du Trésor, voyez bien ce que cela peut induire, c’est complètement contraire à l’idée selon laquelle le directeur dit ce qu’il pense et le Ministre décide. Imagine-t-on un Ministre disant : « un jour où on aura un pépin avec une commission d’enquête, reprenez donc votre note, déchirez-la et faites moi une note un peu plus accommodante ! »

Ce que vous allez voir, c’est le fonctionnement de l’Etat républicain dans lequel les notes sont rédigées techniquement et en toute sincérité [...]

Sur les relations de Jean-Yves Haberer avec l’administration, ce que je peux dire, c’est que ce n’était pas parce qu’il était ancien Directeur du Trésor qu’il était chéri du Trésor. Vous verrez la tonalité des notes, le ton en est toujours direct et sincère, on n’était pas nécessairement assez bien informé, on trouvait ceci, on trouvait cela, il n’y a aucune connivence, mais des relations normales entre l’Etat actionnaire et le Lyonnais. Il y a, à de très nombreuses reprises, des indications selon lesquelles on n’est pas d’accord. [...] ce que vous trouverez évidemment c’est d’abord de l’estime parce qu’il avait lui-même l’estime des membres de son Conseil d’administration qui n’étaient pas des personnes de la Direction du Trésor, et sur la place, il y a beaucoup de gens qui l’estiment. A priori, c’est vrai, l’idée qu’il puisse se tromper tellement tragiquement, qu’il puisse dire quelque chose qui s’avère faux, cela a été un choc, pour moi, presque culturel parce que, ancien directeur du Trésor ou pas, un président d’entreprise publique qui dit quelque chose qui s’avère ensuite erroné, et qui le reconnaît lui-même ! sur l’affaire Parretti par exemple, à la demande de Pierre Bérégovoy, je lui ai demandé s’il finançait Parretti le 20 mars 1990, il m’a dit : non, je ne finance pas Parretti et j’ai signé une note quelques jours après pour dire : M. Jean-Yves Haberer m’a dit : non, je ne finance pas Parretti.

Ensuite, il s’est avéré que c’était beaucoup plus compliqué que cela.

C’est un vrai choc, mais a priori, donc en effet, de l’estime qui me parait aller de soi mais rien à voir avec de la connivence entre anciens fonctionnaires.

Deuxièmement, il fallait et il faut toujours faire attention à ne pas déstabiliser la première banque française, manifester ostensiblement à M. Haberer qu’il n’a pas la confiance de l’Etat, cela veut dire déstabiliser complètement l’entreprise. Une entreprise a un patron. Ou bien on change le patron, on en met un autre qui est le nouveau patron et l’entreprise tient d’aplomb. Mais si le patron est déstabilisé, et cela peut arriver dans le secteur privé comme dans le secteur public, c’est tragique, tout peut ficher le camp à l’intérieur de la maison, on le voit d’ailleurs chaque fois que se pose la question des renouvellements des patrons d’entreprises publiques.

Donc, je rejoins ce que je disais, il faut toujours être sûr d’avoir fait l’analyse du problème avant de prendre des mesures appropriées.

Quant à l’impunité, il n’y a pas eu d’impunité du tout. Chaque fois qu’il nous a semblé qu’il y avait un problème, nous le disions, et vous en trouverez de nombreux exemples y compris celui d’un certain investissement étranger en France. M. Haberer était très mécontent du premier blocage de Max Théret Investissements, il l’a dit, il l’a écrit, il m’a même écrit à moi, c’est moi qui ait signé le blocage sur instruction naturellement du Ministre, nous avions considéré qu’il n’y avait pas eu respect de la procédure d’investissements étrangers et qu’il fallait bloquer, j’ai signé la lettre de blocage, je me suis rendu compte qu’il y avait beaucoup d’émotion à cause de cela et clairement, en effet, le Lyonnais n’était pas content, il l’a dit. En résumé, nos relations étaient d’une clarté absolue.

Je vous ai dit que pour l’Etat la règle était : on juge au résultat et on fait confiance au patron dans le cadre des procédures normales du droit des sociétés. On ne peut pas faire autrement que de faire confiance au patron. C’est vrai pour toutes les raisons internationales que j’ai dites mais je crois que c’est vrai aussi pour la gestion de l’entreprise elle-même, sauf à en organiser la déstabilisation. Lorsqu’il s’est avéré que des pertes étaient là et qu’elles étaient importantes, alors il y a eu une double démarche : une démarche Commission bancaire engageant dix personnes pour faire un audit indépendant à l’intérieur du Crédit lyonnais, et à la périphérie du Lyonnais et puis une démarche auprès du Ministre des Finances en lui disant : voilà la situation, une note pour lui dire : il faut alerter le Président du Lyonnais, sans nécessairement que son Conseil d’administration lui dise : Monsieur le Président, vous êtes en train de perdre la confiance. Le Ministre d’ailleurs m’a suivi immédiatement, a signé une lettre pour demander à M. Haberer d’extirper l’ensemble de ses risques. Mes collaborateurs ont été au contact, on a fait des rapports et moi-même, j’ai été très attentif à me dire : attention, nous ne savons pas nécessairement toute la vérité de l’extérieur et donc, soyons très prudents, il y a les commissaires aux comptes d’un côté, il y a la Commission bancaire de l’autre, et il y a nous-mêmes, Etat actionnaire, nous alertons, le Ministre lui-même a alerté le Président, nous faisons rapport, j’ai fait deux notes pour M. Sapin en lui disant : voilà où on en est à la suite des instructions que vous avez données.

Ce n’était pas facile à gérer, c’est un problème colossal, compte tenu de la taille de l’établissement, compte tenu de l’ensemble de ses implications, et je le répète, on ne pouvait finalement, produire, même après le changement de patron qu’en même temps, le problème et sa solution sinon, on ne respectait pas l’intérêt supérieur de la place de Paris.

M. Philippe AUBERGER : Ma deuxième question porte sur le Crédit lyonnais et l’immobilier. Il est certain que le Crédit lyonnais était très largement engagé, c’est la banque française qui était le plus largement engagée dans l’immobilier, et en particulier dans l’immobilier parisien ou de l’agglomération à la fois sur les bureaux et à la fois sur les opérations de promotions en direction des particuliers. Le Crédit lyonnais a été à une certaine époque un agent inflationniste dans le secteur immobilier compte tenu des sommes qu’il mettait sur la table et des opérations qu’il payait.

Ceci même avant le début des difficultés, la grande époque immobilière du Crédit lyonnais est même antérieure.

Chacun savait que le marché immobilier de Paris s’essoufflait et atteignait des prix qui étaient totalement prohibitifs et qu’il y avait une spéculation qui était dénoncée assez généralement. Comment peut-on expliquer que le Ministre de l’Economie et des Finances de l’époque qui était responsable des équilibres et notamment dans le secteur immobilier, qui voyait bien ce qui se passait, qui dénonçait d’ailleurs à certains moments, la spéculation immobilière, n’ait pas donné des instructions formelles au Crédit lyonnais pour avoir une attitude plus modérée dans ce domaine et pour éviter d’être l’agent inflationniste qu’il a été ?

M. Jean-Claude TRICHET : Il est vrai qu’il y a sur l’immobilier du Crédit lyonnais, un problème particulier, parce qu’au delà même du concept de banque industrie, du concept de montée en puissance stratégique, il y a là une sorte de bulle qui s’est créée. Encore une fois, soyons bien conscient de l’autonomie de gestion, Jean-Yves Haberer est le patron d’une entreprise, il gère l’immobilier et de multiples autres activités qui font 2000 milliards de F. au total, ce sont ses responsabilités de gestion, ce dont nous parlons sur les 2 000 milliards de F., la totalité des engagements immobiliers, Crédit lyonnais central et ensemble de la périphérie, c’est peut-être un ensemble de 100 milliards sur 2 000 milliards.

L’Etat à partir de mi-1992 a dit au Crédit lyonnais : voilà la liste des risques sur lesquels je vous demande d’être tout particulièrement attentif, la Commission bancaire dans des correspondances que vous avez a elle-même mis le doigt là-dessus. De là à dire : « M. Haberer, moi Etat, je considère que dans ce domaine, vous gérez de manière absurde, et voilà vos instructions et voilà le détail de vos instructions, en ce qui concerne votre gestion de l’immobilier », je crois que là nous franchissons une ligne qui est celle de l’autonomie de gestion d’un patron d’entreprise publique et je ne crois pas que l’Etat était plus fondé à dire cela que n’importe lequel des administrateurs du Crédit lyonnais.

Je ne sais pas ce que Jean-Yves Haberer pourrait répondre là-dessus, naturellement il serait très attentif à dire : « j’étais le patron de mon entreprise » et il serait également attentif à dire : « après tout, j’ai pris des risques, mais je pensais que cela allait pouvoir se dérouler très bien. »

Je ne voudrais pas revenir sur un sujet déjà abordé. A New-York la critique de Philippe Auberger peut s’adresser à tous les banquiers sans aucune exception, ils ont tous fait des boulettes dans l’immobilier à cause du retournement spectaculaire du marché.

Ceci dit, c’est clair, dans le domaine de la gestion immobilière, j’avais réservé le cas de l’immobilier pour le Crédit lyonnais central : le Crédit lyonnais central a été bien géré sauf les risques immobiliers, me semble-t-il, qui ont été trop loin. Encore une fois, c’est le jugement à posteriori et non pas a priori que l’on peut porter, comme il est légitime s’agissant du principe général de gestion du secteur public. A partir de là, je crois qu’il faut aussi se faire cette remarque, et c’est vrai que l’idée de faire grossir le bilan, l’idée d’être le premier était une idée qui trouvait à s’appliquer dans plusieurs domaines, « le pouvoir de dire oui », qui est — il faut le souligner — un slogan antérieur à Jean-Yves Haberer, qui permettait de monter en puissance, de gagner des parts de marché, c’est vrai que dans le domaine de l’immobilier il y avait une manière aisée de monter en puissance et c’est vrai que lorsqu’on monte en puissance plus rapidement que les autres, on prend plus facilement de plus mauvais risques que les autres et on l’a observé partout dans tous les domaines qu’ils soient industriels ou financiers, c’est vrai aussi dans le domaine de l’assurance, toujours, quand on monte en puissance plus rapidement, on prend de plus mauvais risques.

M. le Rapporteur : La Commission bancaire établit par la loi une cotation des clients des banques et des dirigeants des entreprises clientes des banques. En ce qui concerne les risques immobiliers, pour des gros crédits, il y avait quand même un certain nombre de clients qui n’étaient pas des professionnels très bien vus sur la place, est-ce que de ce côté là, en dehors même de la procédure particulière d’inspection qui a commencé mi-1991, est-ce qu’il n’y avait pas des clignotants existant du fait du fonctionnement normal de la Commission bancaire ?

M. Jean-Claude TRICHET : La Commission bancaire a commencé ses investigations sur place, le contrôle sur place par opposition au contrôle sur pièces, mi-1991 mais auparavant, il y avait eu d’assez nombreux contacts à partir du printemps 1990, entre le Secrétariat général de la Commission bancaire et le Lyonnais mais qui étaient des contacts qui restaient extérieurs sans entrer à l’intérieur même du Crédit lyonnais, sans aller sur place regarder les dossiers. Et de ce point de vue, le Secrétaire général de la Commission bancaire et les dirigeants du Lyonnais ont été en contact.

Le point de savoir si qui que ce soit, que ce soit l’Etat, que ce soit la Commission bancaire peut se substituer en opportunité à un patron d’entreprise qu’il soit public ou privé, la réponse est non, c’est le patron qui est responsable, on ne peut pas diluer les responsabilités. M. Haberer y était très attentif et c’est à mettre à son crédit, à son honneur. Un patron qui dilue les responsabilités n’est pas un patron, donc, je ne peux pas penser que le Secrétariat de la Commission bancaire puisse dire : vous ne devriez pas faire ceci ou cela, il peut dire quel que soit ce que vous avez fait, vous n’avez pas provisionné assez et donc vous avez eu tort mais il ne peut pas et ne doit pas se substituer au gestionnaire.

M. Philippe AUBERGER : Troisième question : est-ce que également une des causes du malheur du Crédit lyonnais ne vient pas du fait que le Crédit lyonnais plus que les autres banques françaises a confondu les rô1es de banque commerciale et de banque d’investissement, qui dans d’autres pays, sont très nettement séparés ? Et la multiplication des prises de participations, notamment avec un développement très important de Clinvest a entraîné le Crédit lyonnais dans certains cas, à une fuite en avant et pour maintenir son quota de prêts, pour maintenir une certaine influence il a accepté des prises de participations, il a accepté de s’immobiliser de plus en plus alors qu’en fait, il n’en avait pas les moyens et surtout qu’il n’arrivait pas à apprécier correctement ses risques.

M. Jean-Claude TRICHET : Réponse : oui, clairement dans ce domaine là comme dans les autres, l’ambition stratégique, la banque-industrie, l’idée de devenir d’une certaine manière la DeutscheBank à Paris qui se retrouve d’ailleurs au niveau des grandes participations massives dont nous avons des exemples avec de très grands groupes industriels, a connu des succès et des échecs. A posteriori, clairement, la rencontre de la conjoncture et des succès, n’a pas été à la hauteur de l’ambition stratégique et donc, on rejoint ce que l’on a dit tout à l’heure, c’était un parti stratégique, ce n’était pas le parti stratégique du secteur public dans son ensemble, il était audacieux, il était ambitieux, il s’est avéré qu’il allait au-delà de la « ligne jaune » finalement, quand on juge aux résultats. Etre au plus près de la ligne jaune sans la dépasser, n’est pas nécessairement très facile.

M. Louis PIERNA : J’ai bien compris qu’une banque même nationalisée comme une entreprise privée peut enregistrer des pertes, mais vous indiquez ici que plusieurs affaires, le terme même d’escroquerie internationale a été employé, ont conduit à elles seules à une perte de 10 milliards de F., c’est une somme énorme et je ne crois pas que l’on puisse considérer cela comme normal, car ce sont encore une fois des escroqueries.

Est-ce que ce n’est pas la conséquence en définitive d’une stratégie erronée qui a favorisé la recherche d’opérations spéculatives au détriment de l’emploi et au détriment donc, de l’économie nationale ? Je dis cela car si on ne remet pas en cause cette stratégie, on risque de se retrouver demain encore devant de telles situations. Qu’en pensez-vous ?

M. Jean-Claude TRICHET : Dans le cas précis que vous avez dit, il y a effectivement une grave erreur, des dysfonctionnements avoués, rendus publics et le résultat est effectivement ce que vous avez dit, extrêmement mauvais, détestable.

Le point de savoir si l’ambition stratégique explique les dysfonctionnements est un autre problème. Dans le domaine du dysfonctionnement, on peut dire : cela n’aurait pas dû se passer, si les instructions avaient été respectées, cela ne se serait pas passé, c’était une anomalie, une anomalie très grave. Et, puis, il y a l’ambition industrielle et les risques pris à la mesure de l’ambition. Là, je dois vous dire que le Lyonnais a plutôt été dans le sens que vous suggérez implicitement, c’est-à-dire que le Lyonnais a été sauveur d’entreprises et d’emplois, le Lyonnais est allé au secours de telle entreprise alors que le reste des banquiers n’y allaient pas nécessairement volontiers, le Lyonnais a soutenu un grand nombre d’affaires — souvent avec courage — et ce qu’on peut lui reprocher maintenant, c’est là le paradoxe de la situation, c’est qu’en économie de marché, en ayant essayé de soutenir au maximum l’industrie, le commerce, malheureusement aussi l’immobilier, etc... mais toujours en étant applaudi dans l’instant, car dans l’instant, il n’y a rien qui fait plus plaisir qu’un banquier qui prend ses risques, soutient et accompagne les chefs d’entreprises, le résultat ensuite est bon ou mauvais et parfois mauvais, mais ce que vous suggérez implicitement à savoir que les banques soient audacieuses, ambitieuses, travaillent pour l’emploi en France etc... cela a aussi un coût et cela comporte aussi des risques. C’est ce que je disais en parlant de la ligne jaune, il faut être le plus près possible de la ligne jaune sans la dépasser, être le plus audacieux possible, en faisant un bon usage de l’audace mais naturellement sans perdre de l’argent. C’est un art, ce n’est pas une science, la conjoncture, personne n’en est maître, tous les experts mondiaux disaient que la conjoncture de 1991 devait être de 3% de croissance en volume sur le monde entier, la croissance mondiale de 1991 a été de 0% sur le monde entier, tout le monde s’est trompé, en Europe, la croissance européenne pour 1993 prévue par la Commission et tous les gouvernements européens, pratiquement sans exception, mi-1992 était de 2,4%, pour 1993 on aura probablement fait moins 0,4 sur l’ensemble de l’Europe, là aussi une erreur de 3 % entier, tout cela veut dire, au lieu de la prospérité, beaucoup de problèmes, au lieu de profits, des dépôts de bilan et évidemment un contre coup à la fois sur les comptes des banques, et sur l’emploi et des difficultés de toute nature sur le plan économique. Bref, ce n’est pas très facile.

Quant aux graves dysfonctionnements dont on a parlé, encore une fois, seul l’audit interne permettait de les voir.

M. Jean-Jacques DESCAMPS : Je prolonge ce que vous venez de dire sur les dysfonctionnements car je crois que nous sommes au coeur du problème. Dans le cadre de votre doctrine et de l’autonomie de gestion à propos de laquelle vous avez fait ressortir la contradiction qui existait compte tenu du fait que c’était quand même une entreprise nationale dont le Président tenait sa légitimité d’une signature de l’exécutif et pas du système normal du fonctionnement des entreprises, vous dites l’Etat fait son devoir, il a respecté l’autonomie de gestion, et il juge le PDG au résultat, ces résultats proviennent pour une part du risque normal des banquiers, donc, il est dans son rôle et proviennent d’autre part, de dysfonctionnements. On a tourné autour de cette notion de dysfonctionnements sans vraiment les déceler complètement, je n’ai pas le sentiment d’arriver à bien saisir quelle est exactement la nature de ces dysfonctionnements, est-ce que c’est un problème de management interne ? Est-ce que les causes de ces dysfonctionnements sont endogènes au Crédit lyonnais ? Auquel cas, on peut se poser la question de savoir s’ils ont disparu ? Est-ce que le changement de PDG suffit à supprimer ces causes de dysfonctionnements ? Est-ce qu’il y a des mesures à prendre à l’intérieur des entreprises nationales, en général, pas uniquement du Crédit Lyonnais pour faire en sorte qu’elles fonctionnent comme des entreprises normales ce qui ne me semble pas être le cas, et en particulier, je pense qu’il y a peut-être dans ces entreprises une plus grande confusion entre les origines professionnelles des cadres, des managers et les origines administratives qui peuvent peut-être, Philippe Auberger y faisait allusion, être cause de dysfonctionnement ? Est-ce qu’il y a aussi des incompatibilités à mettre en oeuvre dans la nomination des PDG ? Est-ce que finalement quand même malgré votre doctrine de l’autonomie de gestion que je trouve tout à fait claire, est-ce qu’il n’y a pas quand même de la part de l’administration à se préoccuper de leur méthode de management ? On a parlé du rôle de la Commission bancaire, la Commission bancaire a analysé les risques, elle a analysé les fonctionnements financiers, est-ce qu’elle n’a pas fait ressortir ces dysfonctionnements de management et est-ce que l’administration n’a pas eu tort de ne pas alerter plus l’exécutif sur la qualité même du management, quitte à le faire de façon discrète ?

Je me pose la question de savoir ce que nous aurons, nous peut-être, à tirer comme conclusion de notre enquête pour faire en sorte que ces dysfonctionnements disparaissent ou en tout cas soient réduits au minimum et en particulier, quelles sont les suggestions à faire et quel est votre avis à ce sujet en matière de modifications du système de management des entreprises publiques ?

M. Jean-Claude TRICHET : J’ai dans mon propos liminaire insisté en effet sur le fait que gérer des multinationales publiques, en ce moment, en Europe et dans le monde, était extrêmement difficile et j’ajoute gérer des multinationales publiques, singulièrement dans le domaine financier mais aussi probablement dans le domaine industriel, dans la démocratie française moderne d’aujourd’hui est également très difficile. Ma conclusion a moi, en tant que citoyen et non en tant que Gouverneur est que les privatisations dans le secteur concurrentiel sont indispensables, parce que l’Etat au contact des affaires donne lieu à des soupçons politiques permanents. [...]

En ce qui concerne les connivences, vous avez repris ce terme, mais ce n’est pas de ma faute si depuis Philippe Le Bel l’Etat français joue un grand rôle et ce n’est pas non plus de ma faute si l’ENA et Polytechnique sont en France un peu l’équivalent d’Oxford et de Cambridge en Angleterre, ou du MIT et de Harvard aux Etats-Unis, cela va probablement changer, mes fils sont à HEC et à l’ESSEC et donc, je vois bien que la culture change, mais c’est un fait qu’il ne faut pas s’étonner de retrouver dans le secteur privé concurrentiel de nombreux polytechniciens et énarques. Dire, c’est la connivence, les chapelles, non, ceci est lié à l’histoire de France qui a donné à l’Etat et aux écoles d’Etat un rôle très important de même que les nationalisations sont liées à l’histoire de France. Il faut la connaître et la respecter cette histoire, car si on fichait tout en l’air d’un seul coup, je pense qu’on aurait aussi pas mal de déconvenues... En ce qui concerne le problème de savoir s’il y a encore des dysfonctionnements à l’intérieur de l’entreprise, je vous réponds non, je suis sûr que non, compte tenu de ce que j’ai vu se faire sous mes yeux. Je ne suis pas moi-même l’Etat actionnaire et j’ai un point de vue transversal mais c’est ma conviction absolue.

Ma conviction absolue est aussi que le rôle du Secrétariat général de la Commission bancaire est de vérifier que les ratios de solvabilité sont convenables, que les provisions sont convenables, le cas échéant dans des conditions un peu exceptionnelles de s’assurer à l’intérieur même de l’entreprise qu’on y voit clair. Nous ne sommes pas un conseil en management et normalement, c’est un fait, c’est au patron de gérer l’entreprise avec son Conseil d’administration, et je pense que, d’une manière générale, les conseils d’administration sont bien composés, et les membres du secteur privé concurrentiel, public concurrentiel qui sont membres de ces conseils d’administration publics sont des personnalités de très bonne qualité.

Ceci dit, que l’Etat actionnaire doive être vigilant en permanence tant qu’il y a un secteur public concurrentiel, car le fait que les dirigeants tirent leur légitimité non pas du Conseil d’administration mais de l’Etat lui-même peut conduire à des dysfonctionnements, c’est une réflexion. Je ne crois pas qu’on arrivera à résoudre le problème. Je ne vois pas, l’Etat étant actionnaire, qui peut nommer à sa place. Certains avaient l’idée de dire : on fait une commission de sages cela me parait peu praticable car cela conduirait à une dilution plus grande, une absence de clarté, une ambiguïté. Le Gouvernement nomme car personne d’autre ne peut nommer et d’ailleurs chacun sait que la nomination des Présidents est un acte très important pour le Gouvernement.

M. le Président : Avant de passer la parole à M. Fréville, une précision sur la question de M. Descamps, vous avez dit qu’une bonne partie des dysfonctionnements était liée à l’insuffisante maîtrise des filiales, vous avez précisé il y a quelques instants que si les instructions avaient été respectées, il n’y aurait pas eu les problèmes qui ont été constatés. Est-ce qu’il y a une relation entre cette insuffisante maîtrise des filiales et le fait que pendant la période considérée, il y a la mise en place du réseau européen et mondial ?

M. Jean-Claude TRICHET : Oui, je suis convaincu que l’un des problèmes du Crédit Lyonnais a été effectivement à l’échelon central, au niveau du « management » (sic) central de l’entreprise, du cerveau collectif à la tête qui n’a pas accompagné le développement de l’entreprise à la fois dans le domaine de la gestion banque-industrie, dans le domaine de la création d’un puissant réseau, de la prise de contrôle d’Altus et de la montée en puissance de Clinvest, de SDBO. Je crois qu’il n’y a pas eu, cela arrive, c’est classique, assez de renforcement de l’échelon central, pas assez de contrôle, de rapports faits au niveau central dans une période de croissance rapide. Donc clairement à votre question la réponse est oui.

M. le Président : Si M. Haberer dit qu’on ne l’a pas accompagné assez vite, mais a pensé que ce serait venu progressivement, est-ce que c’est crédible ?

M. Jean-Claude TRICHET : Il est fondé à dire cela. C’est le problème de la confiance. On rejoint le point de savoir si l’Etat est fondé ou infondé à lui demander de quitter l’établissement. J’ai déjà abordé ce sujet en évoquant des exemples étrangers. C’est la responsabilité du Gouvernement. Je rappelle que lors des nominations, vous ne trouverez pas de note du Directeur du Trésor disant : « à mon avis, il faut plutôt laisser M. Untel à la tête de son entreprise, M. Untel est très mauvais, il faut l’écarter et le remplacer par M. Untel »...

M. Yves FRÉVILLE : La doctrine de l’autonomie de gestion que vous avez exposée et à laquelle j’adhère, entraîne naturellement en corollaire le jugement sur des résultats et des retards. Le problème consiste à savoir si la vigilance, pour employer le terme que vous venez d’utiliser a été suffisante pour minimiser ce retard. Je voudrais poser deux questions l’une concernant le dysfonctionnement et l’autre concernant la conjoncture.

En ce qui concerne le dysfonctionnement, je voudrais savoir comment la Commission bancaire intervient et je reprendrai l’exemple qui nous avait été donné par le Président actuel du Crédit lyonnais sur l’affaire hollandaise.

Sur l’affaire hollandaise, la Banque centrale hollandaise est intervenue d’abord au niveau de la filiale hollandaise, ensuite, fin 1989, auprès du Crédit lyonnais Paris et les échanges correspondants ont été portés à la connaissance de la Commission bancaire début 1990. Or, vous nous avez dit, il y a quelques instants, que ce n’est finalement qu’en 1991 qu’une enquête sérieuse a été diligenté.

Ma première question est celle-là : comment, à la demande d’une Banque centrale d’un pays étranger, y-a-t-il eu un tel retard, d’un an finalement, sur la prise de conscience de ce premier problème ?

Ma deuxième question porte aussi sur le problème du décalage, mais celui-là, sur le plan conjoncturel. Vous nous avez dit très justement que le retournement conjoncturel a eu lieu en 1991, il avait été mal prévu, mais il y a un fait qui pouvait être parfaitement prévu c’était les conséquences de la hausse des taux d’intérêt, il n’y avait pas besoin de faire des prévisions, elle était évidente et entraînait automatiquement une dévalorisation de tous les actifs immobiliers, alors, ma question est celle-là : comment se fait-il qu’en 1991, début 1992, c’est-à-dire avant les événements de 1992-1993, ne se soit pas déclenché un système préventif des risques alors que l’on savait que le Crédit lyonnais était engagé pour des crédits sensibles à hauteur de 100 milliards, dans l’immobilier ?

M. Jean-Claude TRICHET : On peut dire cela a posteriori, et la remarque que vous faites pourrait être faite naturellement à tous les banquiers de New-York pratiquement sans exception : « vous avez été complètement absurdes, il était évident que l’immobilier ne pouvait pas continuer à voir ses prix monter indéfiniment, une bulle immobilière s’était créée, il était évident que les immeubles que vous continuiez à financer à New-York, Manhattan et dans les grandes villes américaines allaient voir leur prix divisé par quatre ou par cinq ». La dernière fois que je suis allé à New-York, j’ai rencontré une très grande maison de titres me disant : c’est formidable, nous venons d’emménager dans notre nouvel immeuble, nous l’avons payé au quart du prix de la construction. [...] Mais ces exemples montrent que ce qui est aisé à dire a posteriori est plus difficile a priori.

C’est toujours la même chose : les plus malins gagnent de l’argent et il faut être le premier à gagner et ne pas être le premier à perdre, c’est la même chose sur tous les marchés et malheureusement tous les marchés sont régulés ainsi c’est-à-dire par pulsations, dans le monde tel qu’il est aujourd’hui qui n’est d’ailleurs pas du tout conforme à l’esprit français. L’esprit français est un esprit d’ordre, d’harmonie, d’architecture, de jardins à la française, ce n’est pas du tout cet esprit foisonnant, où les activités et les prix montent et descendent fortement, où on perd et on gagne alternativement des sommes considérables. A tort ou à raison, le monde dans lequel nous sommes est largement fondé sur ces accumulations de « sinusoïdes ».

Je reviens sur ce que j’ai dit tout à l’heure : le Lyonnais est monté en puissance dans l’immobilier, au mauvais moment, et cela lui a fait perdre de l’argent.

Je note au passage qu’en pourcentage de son bilan les crédits qui sont apparus comme étant compromis dans une entreprise privée que j’ai sous les yeux, sont de 30 % par rapport à la totalité du bilan , dans une autre, 21 %, dans une autre 31 % dans l’immobilier. Si je prends, je ne vais pas citer de raison sociale parce que ce n’est pas le lieu, mais une entreprise privée, très importante, c’est 5 % de son bilan qui a été sorti. Pour le Lyonnais, le cantonnement représente 2 %, c’est simplement pour qu’on ait des ordres de grandeur. Il y a de grosses erreurs qui ont été commises dans toutes les entreprises à cause de l’évolution de la conjoncture immobilière. Les conséquences à en tirer ont été appréciées en fonction des circonstances.

En ce qui concerne le Secrétariat général de la Commission bancaire, l’équivalent de la Commission bancaire néerlandaise, la Banque centrale des Pays-Bas a fait ses investigations, c’est elle qui est responsable, ce n’est pas la Commission bancaire française qui est responsable du Crédit Lyonnais Bank Nederland, et il n’est pas question d’aller empiéter sur leurs responsabilités chez eux. Toujours selon le même principe, la relation normale d’une Commission bancaire avec l’entreprise est de dialoguer avec l’entreprise, avec ses mandataires sociaux, et pas a priori avec son actionnaire. C’est cela la relation normale, donc la relation normale à Paris consiste à dialoguer avec M. Haberer et avec l’Etat actionnaire ou les actionnaires privés seulement lorsque le dossier apparaît comme requérant la mobilisation de l’actionnaire, c’est la lettre du 4 août. Aux Pays-Bas, cela a été la même chose, la Banque centrale est remontée jusqu’à l’actionnaire, le Crédit lyonnais, à ma connaissance en disant, le problème devient tel au niveau de Crédit Lyonnais Bank Nederland que nous avons besoin d’avoir votre soutien. Le soutien a été donné : la garantie du Crédit lyonnais Paris. A ce moment-là, nous n’étions pas informés et ce que me dit le Secrétaire général de la Commission bancaire, c’est que ce n’est pas la Banque centrale néerlandaise qui a alerté la Banque centrale française, c’est lui qui a appelé en disant : dites-moi exactement où vous en êtes, de son propre chef, parce qu’ils n’avaient pas de raison d’appeler, et eux lui ont dit : nous avons fait ceci et cela, il y a donc eu un échange d’information. Au niveau où se trouvait le Secrétariat général de la Commission bancaire, les calculs ont été faits et ont montré que nous n’avions pas a priori à dire : le Crédit lyonnais n’est plus dans les ratios de solvabilité, nous sommes dans une situation d’irrégularité au regard de la réglementation. Mais naturellement les informations concernant les Pays-Bas ont constitué l’un des éléments qui ont conduit pendant toute l’année 1990, le Secrétariat général de la Commission bancaire à suivre de très près le Crédit lyonnais — appels téléphoniques, questions diverses, entretiens, etc... Quand je vous ai parlé de la mobilisation du Secrétariat général de la Commission bancaire à la rentrée de 1991 cela voulait dire la mobilisation sur place, venant naturellement après une mobilisation sur pièces. Comme à la Cour des Comptes, comme à l’Inspection des Finances, on envoie un groupe de gens, dix personnes en l’occurrence, dans l’entreprise et qui commencent leurs investigations qui regardent les dossiers sur place. Mais, cela ne voulait pas dire qu’en 1990, il n’y avait pas eu des questions, des réponses, des échanges, des réunions de travail avec le Crédit lyonnais par le Secrétariat général de la Commission et le fait est que l’ensemble des informations recueillies ont conduit à cette décision claire de mobiliser dix personnes pendant deux ans sur les filiales du Crédit lyonnais puis sur le Crédit lyonnais qui n’étaient pas mobilisées sur quoi que ce soit d’autre, cela voulait dire qu’effectivement, il y avait le sentiment qu’il fallait y voir clair.

M. Alain GRIOTTERAY : Parlant le dernier ou l’un des derniers, je vais essayer de ne pas reprendre les questions qui ont été posées et que vous avez avec beaucoup de pertinence éliminées.

Je voudrais faire une réflexion dans laquelle on trouve peut-être en partie la réponse à la préoccupation qui a été celle du Président tout à l’heure, de savoir à quel moment le problème était devenu une affaire.

J’appartiens au secteur public, j’ai vécu des années avec de grands bénéfices et puis, tout d’un coup, sans que cela soit très facile à expliquer, tout se ligue contre vous, les pertes arrivent et la mécanique des pertes s’emballe. Je l’ai vécu dans une petite affaire, et je l’ai vécu dans une grande la différence est que dans la première, on meurt et que dans la seconde, on survit et on a le temps d’attendre que la conjoncture se renverse. Je pense d’ailleurs comme vous qu’en ce qui concerne l’immobilier, et on l’a vu un certain nombre de fois, c’est un secteur tellement fou que l’on peut très bien imaginer que beaucoup plus vite qu’on ne pense, ce qu’on a mis dans un garage peut reprendre une valeur et que la perte soit beaucoup moins importante que ne le croient certains et même l’Etat puisque c’est de 14 milliards que vous avez parlé tout à l’heure.

Cela étant, sans vouloir juger a posteriori, comme vous l’avez dit, on peut toujours tout expliquer, il me semble qu’un certain nombre de mauvais paris du Président du Crédit lyonnais ou de la direction du Crédit lyonnais sont apparus très tôt dans la presse et pas tellement dans la nôtre qui a été en vérité très indulgente pour le Lyonnais très longtemps, sans doute parce qu’il était attaqué dans la presse étrangère, mais il est clair que très tôt, on a écrit, on a trouvé dans la presse américaine et dans la presse suisse des jugements extrêmement réservés sur les opérations dans lesquelles s’était engagé le Crédit lyonnais. Je citerai un ministre espagnol, sans le nommer, un ministre socialiste qui m’a dit un jour : « comment peut-on travailler avec Parretti, nous nous savons tous que c’est un escroc et depuis longtemps, depuis l’affaire Melia », je ne connaissais pas l’affaire Melia donc j’ai écouté cela avec intérêt mais sans savoir quelle était la réponse.

A partir du moment où tout le monde parlait d’affaires ou de difficultés, d’aventures du Lyonnais, l’impression générale dans le public, en France était qu’il fallait une explication et finalement, s’il y a une Commission d’enquête, c’est parce que le Parlement est l’expression de l’opinion publique et que l’opinion publique souhaite une explication qui est difficile à donner quand on travaille dans le secret. L’impression c’est qu’il y a eu une passivité du propriétaire, je ne dis pas de la tutelle, très longtemps qui était d’autant plus surprenante que le propriétaire était l’Etat. Quand le privé a des ennuis, il essaie de les dissimuler comme il peut. Je dois dire que j’ai très bien compris et je partage le souci d’éviter qu’une entreprise aussi considérable que le Crédit lyonnais soit déstabilisée mais la déstabilisation ne vient pas de la Commission bancaire, elle vient de tout ce qui a été dit partout, ragots, vérités ou pas, et qu’on n’a jamais interrompu. Je crois qu’à un moment donné, l’Etat, le propriétaire sous quelque forme que ce soit aurait dû parler et y mettre fin, car l’interview de M. Haberer a plutôt amplifié la mauvaise impression qui commençait à exister et qui a été en se développant.

Après cette réflexion générale, je dis au passage à M. Emmanuelli, que pour ma part, je ne prends pas du tout M. Haberer pour un socialiste, je crois que c’est un grand patron et qu’il est dans la période de la grande malchance.

Je me permettrai de vous poser deux questions ponctuelles, comment la Caisse des Dépôts a-t-elle été amenée à faire partie du capital du Crédit lyonnais ? Comment se fait-il que sa présence dans le capital n’ait pas entraîné sa présence dans le conseil d’administration ? C’est une question qui me surprend. La seconde, vous allez me dire que vous y avez déjà répondu, mais je ne veux pas prendre un exemple trop célèbre comme celui de M. Tapie, mais celui de M. Pelège. Finalement les malheurs de M. Pelège, sont venus, ont commencé et se sont développés lorsqu’il a, perdant le sens de la mesure, déclenché une OPA sur SAE. Tout le monde savait déjà à Paris, et là, ce n’est pas a posteriori, tout le monde le savait déjà à Paris, M. Pelège était fragile et il n’a pu lancer cette extraordinaire opération qui pour lui allait être son Waterloo qu’en ayant le soutien de la banque qui lui avait permis d’exister et de se développer.

Personne ne pouvait à ce moment-là mettre en garde et dire attention, dans la liste des clients, dont parlait tout à l’heure un de mes collègues, il y a M. Pelège, vous savez, c’est un homme de talent, très entreprenant, il a eu jusqu’ici beaucoup de chance mais enfin, vouloir prendre la SAE avec l’argent du Crédit lyonnais, est-ce que c’est bien raisonnable ?

Simplement sur ce point là, ne pas s’opposer, poser une question car les relations entre la Commission, le propriétaire et le Crédit lyonnais semblent quand même inexistantes en l’occurrence.

M. Jean-Claude TRICHET : Sur le dernier point, on rejoint toujours le même problème, si on relit la loi sur les sociétés et le cadre juridique qui régit le Président-directeur général de l’entreprise, les membres du conseil d’administration, les actionnaires eux-mêmes, on n’est pas dans un domaine où, a priori, l’un ou l’autre doit pouvoir dire : il faut que je dise au patron que sur M. Pelège il fait une erreur. Normalement, comment cela se passe-t-il ? Il y a une technostructure de l’entreprise, cette technostructure est le « nez au vent », elle va dans les cocktails, elle regarde les choses, elle est informée, tout cela remonte, cela redescend, le conseil d’administration lui-même regarde etc... Le problème que nous avons dans ce cas précis, c’est effectivement le problème que nous avons dans d’autres cas, clairement une ambition poursuivie, une montée en puissance correspondant à une idée, un concept avec prise de risques trop importante et le cas Pelège est une illustration en effet flagrante.

Je ne crois pas pour résumer qu’il faille dire : « ce pauvre chef d’entreprise, il a été bien mal aidé parce que normalement, on aurait dû de l’extérieur, par exemple la Commission bancaire, aurait dû dire : on a bien regardé, à notre avis, vous ne devriez pas aller chez Pelège ». Ce n’est pas du tout ainsi que cela marche, d’ailleurs ce serait un peu étrange que cela marche comme cela car cela donnerait à la Commission bancaire ou à l’Etat le pouvoir de vie et de mort sur les entreprises, d’autant qu’il faudrait pour des raisons déontologiques donner la même information à toutes les banques. En fait le métier de banquier depuis la création des banques c’est précisément de juger et de trier les risques.

Ce cas Pelège est extrêmement malheureux mais il y a d’autres cas qui se sont avérés extrêmement heureux.

J’ai en mémoire une opération que beaucoup ont peut-être présente à l’esprit qui était au moins aussi risquée, dans laquelle aucune autre banque que le Crédit lyonnais ne voulait aller, et qui s’est avérée heureuse. Il faut vraiment me semble-t-il, laisser à chacun ses responsabilités.

En ce qui concerne la Caisse des Dépôts et Consignations, c’est une décision qui a été prise par la Caisse des Dépôts et Consignations. Je crois qu’on ne peut pas l’expliquer si on ne la replace pas dans le contexte de l’après Société générale.

Je n’en dis pas plus, j’ai eu l’honneur d’ailleurs d’expliquer ce dossier, devant une Commission parlementaire du Sénat. La Caisse des Dépôts voulait un peu équilibrer les choses et montrer qu’elle s’intéressait à la banque en général, pas simplement à la Société générale mais aussi au Crédit lyonnais, et le Crédit lyonnais a été l’heureux bénéficiaire de cette conjoncture, me semble-t-il.

M. Philippe AUBERGER : Moi, j’ai le souvenir d’une conversation avec le Directeur général de la Caisse des Dépôts de l’époque qui m’a dit très clairement que c’était contraint et forcé qu’il avait fait cette opération et qu’il avait demandé au ministre une lettre d’instruction.

M. Jean-Claude TRICHET : Il ne m’appartient pas d’entrer dans les relations intimes du Ministre et du Directeur général de la Caisse sur ce dossier et je ne voudrais ni confirmer ni infirmer. C’est une affaire complexe mais il est clair que la Caisse des Dépôts a accepté et que sa Commission de surveillance, a été, sauf erreur de ma part, dûment informée du détail de cette opération ; le point de savoir quelles étaient les relations entre le ministre des Finances et le Directeur général de la Caisse des Dépôts sur ce dossier là, ne me regarde pas.

M. Henri EMMANUELLI : Je voudrais dire que je trouve cela détestable parce qu’un directeur général ou bien en conscience pense qu’il ne doit pas le faire et lettre d’instruction ou pas, il démissionne, ou bien il le fait et ne se couvre pas a posteriori en disant : j’ai eu une lettre d’instruction.

M. le Président : Nous aurons l’occasion d’en parler entre nous.

M. Jean-Claude TRICHET : J’ai un dernier point qui est Parretti, je crois que vous avez la chance d’avoir au sein de votre Commission l’homme qui connaît le mieux ce dossier, je voudrais simplement vous dire la chose suivante.

Ces affaires sont d’une grande complexité, c’est un dossier que j’avais suivi de près, j’ai signé la note qui a bloqué l’investissement Théret, j’ai signé un certain nombre de notes, j’ai transmis, j’ai interrogé M. Haberer, ce que je peux simplement dire, c’est que premièrement, je crois à la sincérité de M. Haberer lorsqu’il m’a dit : je ne finance pas, plus M. Parretti et lorsqu’il a dit : à l’intérieur même de ma maison, il y a eu un dysfonctionnement ; je ne reviens pas là-dessus, ce sont ses propos. je crois à sa sincérité.

Deuxièmement, le ministre de l’Economie et son administration sous ses instructions, n’avaient pas la partie très facile, aussi paradoxal que cela puisse paraître, parce que j’imagine que certains d’entre nous ont une intime conviction mais entre l’intime conviction et le dossier, il y a une marge et nous avons eu la surprise par exemple, de voir le Vice-président de la Commission européenne, M. Bangeman, voler au secours de M. Parretti et envoyer une superbe lettre pour dire : vous vous êtes mis dans l’illégalité, le Trésor a bloqué l’opération, c’est inadmissible.

Ce sont des dossiers difficiles. Moi, j’avais une intime conviction et M. Pierre Bérégovoy a eu une intime conviction qui lui a fait refuser, le premier investissement Théret puis celui de M. Parretti.

Mais, je dois dire que dans le dossier, ce qu’il y avait était mince, c’était vraiment de l’intime conviction. Je crois que le Ministre des Finances a décidé en « intime conviction ». J’avais moi-même une intime conviction très forte et je me l’étais forgée sur la base de plusieurs informations concordantes et alarmantes. [...]

M. Alain GRIOTTERAY : Je voulais ajouter que je n’avais pas tellement posé la question de M. Parretti, effectivement, d’autres que moi, connaissent mieux dans cette enceinte tout ce qui concerne ce personnage.

Ce que j’avais posé comme question, mais elle ne s’adresse pas tellement à vous, c’est votre jugement que je demande, est-ce que l’Etat que ce soit l’ancien ou le nouveau Gouvernement, à un moment donné, n’aurait pas dû couper court à tout ce qui courait comme bruit, d’une façon ou d’une autre, en faisant une Commission d’enquête à lui, de façon à ce que l’opinion sache qu’il n’y avait rien ou qu’il y avait quelque chose, sans cela la rumeur se développe et on en arrive où nous en sommes aujourd’hui.

M. Jean-Claude TRICHET : Je comprends votre question et en même temps je ne vois pas très bien ce que l’on pouvait faire d’autre. [...]

M. Didier MIGAUD : Beaucoup d’hommes politiques quelle que soit leur sensibilité trouvent que dans l’ensemble les banques ont plutôt un comportement frileux par rapport au soutien des entreprises. La France, le monde ont traversé une crise sévère, est-ce que vous pensez que le Crédit lyonnais par rapport au soutien de l’industrie française, d’un certain nombre d’entreprises françaises a eu un comportement positif ou négatif par rapport à cette conjoncture ?

Pensez-vous que la situation exacte du Crédit lyonnais était connue du nouveau gouvernement au moment où M. Haberer a été nommé Président du Crédit national ? tout à l’heure vous avez répondu à une question du Président : pourquoi une affaire ? Et vous avez dit : je la déplore, elle abîme l’image de la France, de l’Etat, c’est détestable. Le terme « affaire » vous parait-il adapté ? En clair, pour vous, est-ce qu’il y a une affaire ?

M. Jean-Claude TRICHET : Le Crédit lyonnais a soutenu plus que les autres banques l’économie, c’est clair. C’est la contrepartie de ce parti ambitieux et audacieux. Il l’a payé mais naturellement, il y a la contrepartie, c’est-à-dire le soutien aux entreprises. Mais évidemment, ce n’est pas la règle du jeu quand on est dans le secteur concurrentiel, mais c’est un fait qu’il y a eu l’équivalent d’un soutien à l’économie qui se traduit finalement quand on va au résultat par un certain nombre de pertes.

Je déplore qu’il y ait une affaire, il y a une affaire puisque c’est la vérité objective, c’est vrai qu’il n’y a pas eu d’affaire Citicorp, d’affaire Lloyds, etc...

Je pense que c’est lié naturellement aux affaires cinéma. S’il n’y avait pas eu les affaires cinéma, on aurait un problème Crédit lyonnais beaucoup plus simple. On n’aurait pas eu d’autres problèmes et accessoirement, on n’aurait pas eu de problème du tout, c’est-à-dire pas besoin de mobiliser l’Etat parce que cela aurait permis de faire les économies nécessaires pour que le Crédit lyonnais assume, il n’y aurait peut-être pas eu de lettre de mon prédécesseur pour dire : il faut vraiment que l’Etat commence à se mobiliser.

Sur la question délicate du processus, le Gouvernement savait que l’Etat allait être mobilisé, qu’on ne pouvait pas échapper à la mobilisation de l’Etat, il avait une première estimation de mon prédécesseur et une indication selon laquelle c’était une estimation minimale, c’est vrai qu’il n’avait pas encore le résultat complet des investigations, processus que le Président soulignait, le déroulement de la crise, les investigations à l’intérieur de l’entreprise, et donc, c’est un fait qu’il y a eu une évolution du dossier, il ne m’appartient pas de me mettre à la place de l’Etat, de sa première ou de sa seconde décision s’agissant de M. Haberer, mon intuition est qu’il n’y aurait pas eu d’affaire, il n’y aurait pas eu de seconde décision.

M. le Président : C’est un point important parce que pour certains c’est la seconde décision qui explique le déclenchement de l’affaire. Parce qu’avant il y a un problème, il y a un problème sulfureux avec les affaires que l’on sait, c’est un point important.

M. Jean-Claude TRICHET : Je ne crois pas être très compétent dans ce domaine, je pense que là aussi il faut que M. Alphandéry explique, je n’ai eu aucune part moi-même à la méditation et je n’avais pas à en avoir en tant que Gouverneur de la Banque de France, pas plus pour une entreprise privée que pour une entreprise publique au jugement porté par l’actionnaire, après la fin de l’ensemble des investigations et la mise au point de la solution.

Je ne peux pas, je ne serai plus dans ma fonction si je me mettais à la place de l’actionnaire.

M. Gilles CARREZ : Deux questions rapides, la première a trait aux fonds propres, s’agissant de l’équilibre de la structure financière du Crédit lyonnais, M. Haberer a notamment justifié, pendant sa présidence, le doublement des engagements par le fait que les fonds propres avaient été multipliés par 4 et il a indiqué, tout à l’heure vous l’avez confirmé, qu’une partie importante d’augmentation des fonds propres vient de l’acquisition des titres et de participations croisées avec des entreprises publiques, ceci compte tenu des contraintes du statut d’entreprise publique du Crédit lyonnais. Or, ces titres présentent une faible liquidité et dès lors que cela porte sur des montants importants, on peut déboucher sur des problèmes de solvabilité. D’autre part, lorsque vous étiez à la Direction du Trésor, vous vous étiez beaucoup interrogé sur ce problème.

Ma question est la suivante : dès lors que ce problème était clairement posé dès 1988, est-ce que cette caractéristique s’agissant des modalités de renforcement des fonds propres n’était pas à prendre en compte dans l’appréciation ou non d’une stratégie audacieuse ?

La deuxième question porte sur les procédures. Vous nous avez indiqué que dès l’année 1991, une équipe d’une dizaine de personnes de la Commission bancaire arrive au Crédit lyonnais. Dès fin 1991, début 1992, un certain nombre de lettres sont adressées par le Président de la Commission bancaire, par le Gouverneur de la Banque de France, je voulais savoir d’une part si ces lettres sont communiquées au conseil d’administration du Crédit lyonnais, deuxièmement sont communiquées à la Direction du Trésor et enfin, si elles ont une valeur d’injonction ou de simple avis ?

M. Jean-Claude TRICHET : Sur le premier point, nous sommes dans le paradoxe du secteur public concurrentiel français, vous connaissez mon sentiment qu’il vaut mieux être dans le secteur privé, compte tenu du fonctionnement des affaires. J’étais aussi du sentiment qu’il fallait avoir recours le plus possible au marché et donc, aux augmentations de capital en belles et bonnes espèces sonnantes et trébuchantes.

Ce n’était pas nécessairement possible, c’est la décision du Gouvernement, c’est lui qui décide.

En ce qui concerne la montée en puissance des fonds propres du Crédit lyonnais, elle a été en effet importante au-delà même dans certains domaines, de ce que l’Etat, et je crois pouvoir associer la Direction du Trésor ou le ministre des Finances, de ce que l’Etat lui-même souhaitait, il y a des dossiers dans lesquels ni le Ministre, ni a fortiori ses services n’avaient souhaité que cela se fasse, mais c’était souhaité par les chefs d’entreprises eux-mêmes qui y voyaient un avantage stratégique et encore une fois, l’autonomie de gestion n’est pas un vain mot. Quand vous avez deux patrons d’entreprises très importantes, qui s’appellent M. Mer et M. Haberer et qui vous disent : c’est une bonne opération, elle est intelligente, elle est astucieuse et M. Mer l’avait d’ailleurs proposée à la BNP. On est en présence de dossiers qui doivent être examinés attentivement.

Ce que vous avez dit sur le parti stratégique et l’audace stratégique, est juste finalement quel que soit le montant des fonds propres, quelle que soit la nature de la recapitalisation, vous avez un certain nombre de contraintes, des ratios de solvabilité, vous dépassez ou vous ne dépassez pas les ratios. Le Secrétariat général de la Commission bancaire n’a jamais estimé qu’on était allé au-delà de la réglementation. [...]

Normalement, les notes ne sont pas communiquées à la Direction du Trésor parce qu’elles sont adressées au chef d’entreprise et on ne déstabilise pas le chef d’entreprise en lui envoyant à la fois une lettre et en disant à son actionnaire : voilà ce qu’on est en train d’envoyer au chef d’entreprise, c’est vrai pour toutes les commissions bancaires et c’est un principe qui est vrai pour le secteur public comme pour le secteur privé, la Direction du Trésor savait que la Commission bancaire était en train de faire des investigations. C’était le fonctionnement normal de la procédure et pour moi, c’était évidemment extrêmement rassérénant, pour moi Directeur du Trésor, comme pour Jacques de Larosière, Gouverneur de la Banque de France, j’imagine, de se dire on regarde à l’intérieur du groupe, il ne restera pas de zones d’ombre. Mais nous n’avions pas normalement à la Direction du Trésor à être destinataire des lettres du Secrétariat général de la Commission bancaire au Président du Lyonnais avant que le jugement ne soit : il va y avoir un problème pour l’actionnaire, qu’il soit public ou privé.

Il faudrait que je revérifie les correspondances qui vous ont été adressées pour vérifier si dans certaines d’entre elles, il était dit : vous devez les communiquer au conseil d’administration, c’est probablement le cas pour certaines d’entre elles, sûrement le cas pour les filiales et pour le Crédit lyonnais lui-même il n’y avait pas besoin de cela puisqu’il y avait la lettre de M. de Larosière sur le groupe Crédit lyonnais du 4 août, c’était l’actionnaire lui-même, pas simplement : parlez-en à votre conseil d’administration.

Au niveau des filiales, j’ai tout lieu de penser que les présidents de ces filiales ont dû dire au conseil d’administration : voilà telle lettre que nous avons reçue du Secrétariat général de la Commission bancaire.

M. le Président : Monsieur le Gouverneur, il me reste à vous remercier, je pense que je serai l’interprète de toute la Commission pour vous remercier d’avoir été très clair, très complet, documenté et franc au cours de cette audition.

Audition de M. Jean-Maxime LÉVÉQUE,

Président de la Banque de l’Union maritime et financière,

Président du Crédit lyonnais de 1986 à 1988

(Procès-verbal de la séance du 18 mai 1994)

Présidence de M. Philippe Auberger, Vice-Président

M. Jean-Maxime Lévêque est introduit.

M. le Président lui rappelle que les dispositions législatives relatives aux commissions d’enquête lui ont été communiquées. A l’invitation du Président, M. Jean-Maxime Lévêque prête serment.

M. Jean-Maxime LÉVÊQUE : Monsieur le Président, je me permettrai de faire un exposé un peu plus long que ce que vous avez annoncé comme devant être un « petit » exposé.

Je vous remettrai, à l’issue de mon propos, un document que j’ai préparé et qui est destiné à vous fournir la version complète d’une intervention que je devrai peut-être écourter.

Je consacrerai cet exposé à deux sujets principaux : d’une part, l’évolution du groupe du Crédit lyonnais sous ma présidence et sa situation au moment de mon départ, et, d’autre part, la prise de participation du Crédit lyonnais dans la compagnie financière IBI, ainsi que les accords qui ont donné lieu à la création de la banque Colbert, dont l’actuel président du Crédit lyonnais a parlé dans des réunions de cadres du Crédit lyonnais.

Je vous remettrai donc une note sur ces deux sujets.

Peut-être vous dirai-je également, pour bien répondre à la lettre de la demande figurant dans la convocation, ce que je pense des contrôles qui s’exerçaient sur le Crédit lyonnais du temps de ma présidence. C’est un des objets de l’enquête menée par la Commission. Je suis prêt à ajouter quelques mots sur ce sujet non repris dans cette note.

J’évoquerai d’abord l’évolution des comptes du Crédit lyonnais sous ma présidence et la situation du groupe au moment de mon départ.

Je rappelle que j’ai été président du Crédit lyonnais de juillet 1986 à septembre 1988.

Je dois vous avouer que je suis quelque peu irrité et blessé en lisant certaines choses dans la presse, en particulier que je n’aurais pas laissé le Crédit lyonnais dans la situation favorable qui avait été indiquée à l’époque.

Je suis très frappé de constater qu’après les déclarations faites à la presse, il y a un ou deux ans, par un collaborateur du Crédit lyonnais recruté après mon départ — ce collaborateur a souligné que beaucoup des dossiers difficiles du Crédit lyonnais avaient pris naissance du temps de ma présidence —, on retrouve aujourd’hui un certain nombre d’articles de presse m’attribuant la paternité des affaires Parretti, Tapie, Maxwell, de celles de la Cinq et de Pelège.

Sur ces points, c’est-à-dire, l’évolution du Crédit lyonnais sous ma présidence et sa situation au moment de mon départ, et les cinq affaires que je viens de citer, parce qu’elles sont reprises par la presse, je voudrais vous donner quelques précisions.

S’agissant de l’évolution du groupe du Crédit lyonnais sous ma présidence et de la situation laissée lors de mon départ, je propose que les membres de la Commission puissent suivre mon exposé à l’aide des deux tableaux que j’ai fait distribuer. J’y ai fait figurer la série des résultats annuels des comptes du Crédit lyonnais avant, pendant et après ma présidence. Ce sont les résultats consolidés, total et part du groupe, après provisions et impôts.

Je soulignerai, pour répondre à certains articles de presse qui ont prétendu le contraire, que si j’avais laissé le Crédit lyonnais en mauvaise situation, on n’aurait évidemment pas mis trois ans pour s’en apercevoir, et mon successeur n’aurait pas été en mesure de publier, en avril 1991, un bénéfice record total de 4.562.000.000 francs, part du groupe, et de 3.707.000.000 francs, en 1990.

Mais peut-être dois-je aller un peu plus loin. J’ai constaté que la presse donnait parfois des précisions sur la situation des crédits accordés aux pays en voie de développement en difficulté, selon lesquelles les comptes du Crédit lyonnais, n’auraient pas été suffisamment provisionnés au moment où je l’ai quitté.

Le second tableau présente l’évolution des provisions sur les risques pris sur les pays en voie de développement en difficulté, figurées en pourcentage du total des risques. Au moment de mon arrivée, en juillet 1986, je n’avais alors à ma disposition que les résultats publiés de 1985. Il est vrai que le taux de provisionnement atteint à la fin de l’année précédente — 21,8 % — était insuffisant, il est aussi vrai qu’il était notablement inférieur à celui de la plupart des banques françaises et, a fortiori, des banques d’autres pays européens qui étaient parfois en avance sur les banques françaises.

Il y avait une explication à cela et je n’ai pas estimé devoir en rendre responsable mon prédécesseur. Elle tenait à l’action que mes trois prédécesseurs, Jacques Chaine, Claude Pierre-Brossolette et Jean Deflassieux, avaient engagée pour redresser le Crédit lyonnais après la crise qu’il avait subie dans le milieu des années 70. J’ai considéré que ce redressement venant de s’achever, mon prédécesseur n’avait pas pu faire des provisions sur les risques pays au même rythme et dans la même proportion que la plupart de ses confrères.

Je me suis donc demandé s’il fallait rattraper le retard accumulé en une seule année — cela aurait fait apparaître des résultats en forte diminution car il s’agissait de sommes très importantes — ou bien adopter une autre attitude.

J’ai commencé par examiner les perspectives de rentabilité du Crédit lyonnais. Aussi bien mon analyse que celles que j’ai fait faire par les services compétents du Crédit lyonnais, m’ont conduit à la conclusion que les perspectives de résultat d’exploitation du groupe étaient, dans l’ensemble, très favorables.

Par conséquent, j’ai jugé convenable vis-à-vis de mon prédécesseur, et conforme à l’intérêt du Crédit lyonnais, de décider que le taux de provisionnement des risques pays serait relevé, en plusieurs étapes annuelles importantes. J’ai fixé à au moins 10 % du montant total des crédits sur les pays en voie de développement en difficulté, le niveau du relèvement des provisions pour risques pays.

Vous constatez que je l’ai fait dès 1986. J’ai continué en 1987. Comme vous le savez, je suis parti en septembre 1988, si bien que ce n’est pas moi qui ai établi les comptes de 1988, même si, pendant huit mois de cet exercice, le Crédit lyonnais avait bien travaillé sous ma présidence.

Ce que je vous fais découvrir là est important. Il faut en effet rappeler que les créances sur les pays en voie de développement étaient importantes. L’effort annuel de provisionnement représentait donc un montant très élevé, qui devait atteindre 2 à 3 milliards de F.

Le fait que, malgré cet effort, les perspectives de résultat du Crédit lyonnais restaient favorables, comme la suite l’a d’ailleurs montré, m’a conduit à prendre très rapidement position sur le problème de la privatisation du Crédit lyonnais. J’ai donc fait savoir au ministre des Finances de l’époque, M. Edouard Balladur, qui était initialement sceptique, que le Crédit lyonnais était prêt à être privatisé.

Pourquoi l’avais-je ainsi estimé dès la fin de 1986 ? Parce que, comme je vous l’ai dit, l’analyse des perspectives de résultat du Crédit lyonnais était très favorable, cela malgré l’effort de provisionnement important sur les risques pays que je lui imposais pour plusieurs années. Il était évident — c’est la prévision que je faisais — qu’à partir du moment où cet effort de rattrapage, qui était tout à fait exceptionnel, aurait été achevé — il devait l’être lorsqu’on aurait atteint 60 à 70 % de provisionnement — les résultats du Crédit lyonnais avaient toutes raisons de devenir extrêmement brillants puisque même avec cet effort-là, ils étaient parmi les meilleurs de la profession.

Donc, j’ai dit, pour cette raison, à M. Edouard Balladur, que le Crédit lyonnais pourrait être privatisé rapidement.

Dans la série de résultats que je vous ai fournie, un élément contredit apparemment la forte progression des résultats dont je viens de parler, puisque ceux de 1988, publiés en 1989, étaient en diminution par rapport à 1987.

J’ignore la façon dont les comptes ont été arrêtés, puisque ce n’est pas moi qui les ai établis, mais je me souviens bien que lorsque j’ai lu le compte rendu de la conférence de presse donnée au moment de la publication des comptes, j’ai eu une petite réaction intérieure que je vais vous expliquer.

Mon successeur — c’était bien évidemment son droit — a décidé d’amortir à 100 % la survaleur, dans les comptes du Crédit lyonnais, liée au rachat que j’avais engagé du groupe anglais, « Alexanders, Laing and Cruickshank », alors que j’avais prévu d’étaler son amortissement sur quelques années, comme cela se fait généralement pour un fonds de commerce. Je ne me souviens pas quelle avait été exactement la décision prise, mais je pense qu’elle devait prévoir un étalement de cinq ans plutôt que de dix ans.

La décision prise était d’autant plus justifiée que le groupe anglais avait un fonds de commerce conséquent, en l’occurrence, une clientèle de gestion de fortune très importante en Grande-Bretagne. C’était un courtier sur le marché de Londres, c’est-à-dire un agent de change dont le chiffre d’affaires était assez élevé. Sans être l’un des premiers acteurs du marché financier de Londres, il était dans la deuxième liste, et c’était une affaire intéressante.

La raison de l’amortissement instantané invoquée par mon successeur venait de ce que cette affaire avait généré des pertes pendant ses deux premières années au sein du Crédit lyonnais. Celles-ci étaient essentiellement dues au fait que le marché londonien avait subi, en 1987, une crise particulièrement grave. La conjoncture était donc très défavorable. Mais, par la suite, les événements ont montré qu’« Alexanders, Laing and Cruiskshank » était, comme je le pensais, une bonne acquisition. Toutes les unités qui la composaient sont devenues rentables. Elles ont donné lieu à un regroupement au sein de deux ou trois sociétés, dont l’une se nomme « Crédit lyonnais Capital Market ». Et surtout, cette acquisition a été un élément fondamental pour le Crédit lyonnais, car elle lui a permis de devenir un opérateur non négligeable sur le marché de Londres — ce qu’il n’était pas auparavant — et une banque de marché exerçant d’autres activités que purement intérieures, ou domestiques, comme on dit en franglais.

Au-delà de ces chiffres, je caractériserai en quelques mots la politique que j’ai menée au Crédit lyonnais. Après deux ou trois mois de réflexion, j’ai arrêté à la fin de 1986 la politique que j’avais l’intention de mener.

En ce qui concerne les hommes, j’ai décidé de m’abstenir de faire des recrutements extérieurs pour travailler avec les équipes en place. En outre, j’ai tenu à ce que les principaux responsables du groupe communiquent davantage les uns avec les autres et avec moi, car je ne voulais pas me retrouver seul pour diriger cette maison.

Ainsi, j’ai institué une réunion rapide d’information et de concertation avec les dirigeants du groupe, tous les jours, en début de matinée, et un comité exécutif hebdomadaire. Les deux réunions n’existaient pas auparavant.

S’agissant des réformes d’organisation de structure, je me suis gardé d’en faire pour le plaisir, en particulier, dans tous les domaines où je sentais que le Crédit lyonnais fonctionnait de façon satisfaisante et où les structures avaient fait leurs preuves. C’était notamment le cas de toutes celles concernant les réseaux, qu’il s’agisse des réseaux bancaires français ou à l’étranger.

En revanche, je me suis attaché, dès mes débuts au Crédit lyonnais, et par la suite, à les redynamiser, à les animer, à les rendre de plus en plus attentifs aux problèmes de parts de marché et de rentabilité. Cette politique a permis — comme l’ont montré les tableaux de bord que j’ai reçus mensuellement pendant les deux ans et deux mois de ma présence au Crédit lyonnais — d’augmenter les parts de marché et d’accroître la rentabilité.

Par contre, j’ai décidé de faire des réformes de structures chaque fois que les structures existantes me paraissaient inadaptées.

Mes trois décisions essentielles à cet égard ont été les suivantes.

Premièrement, j’ai créé une direction financière qui prit en charge non seulement des services existants — comptabilité, contrôle budgétaire, programmation et prévisions à moyen terme —, mais aussi des responsabilités nouvelles, dont l’analyse et la prévision de l’évolution du bilan du groupe, ce qui me paraissait très important.

J’appelle l’attention de la Commission sur le fait qu’un bilan bancaire est nécessairement un des bilans les plus importants de toutes les activités. Il est plus important que dans les affaires industrielles, où il existe des fonds propres et des immobilisations très élevés, et, au-dessous de ce haut de bilan, un endettement généralement inférieur aux fonds propres. Pour une banque, c’est exactement le contraire, puisque les fonds propres représentent 5 à 8 % de l’ensemble du bilan. Les bilans bancaires sont donc, par essence, extrêmement importants, puisqu’ils comportent beaucoup de dépôts et de crédits. Dans ces conditions, le suivi de l’évolution du bilan est une fonction fondamentale. C’est une des responsabilités nouvelles que j’ai donc données à cette direction.

Je lui ai également demandé de veiller à l’évolution des fonds propres et aux relations avec les futurs actionnaires ; il en existait déjà un certain nombre, puisque les certificats d’investissement n’appartenaient pas à l’Etat. Je lui ai demandé d’étudier une politique d’augmentation de capital en argent frais et de préparer la privatisation.

Deuxièmement, j’ai rassemblé sous une nouvelle direction, la direction du marché des capitaux, toutes les activités de marché, à court et à long terme, en France ou à l’étranger, de façon à les développer et à les internationaliser. On retrouve là ce que je disais tout à l’heure à propos d’« Alexanders, Laing and Cruickshank », car je considérais que le Crédit lyonnais avait eu le tort de conserver une structure de banque de marché purement française.

Troisièmement, j’ai décidé de rassembler au sein d’une nouvelle filiale, dénommée Clinvest, l’important portefeuille de participations du Crédit lyonnais dans des sociétés industrielles et commerciales, qui étaient éparses dans de nombreux services et dont la gestion d’une seule ligne était parfois partagé entre plusieurs services. J’ai donné à Clinvest la mission de devenir l’unité « banque d’affaires » du groupe du Crédit lyonnais, à l’instar de ce qu’avait fait avec beaucoup de succès dans le passé la BNP.

J’ajouterai que j’ai fait étudier par une commission ad hoc, interne à la banque, l’adaptation du Crédit lyonnais à la perspective du Marché unique européen. Comme je m’y attendais, cette commission a opté pour une politique de développement du réseau européen. C’était l’orientation qui me paraissait s’imposer, mais je voulais qu’elle soit le fruit d’études faites par les services et les responsables du Crédit lyonnais. J’ai donc été très satisfait de leur conclusion.

Je m’expliquerai sur ce point qui me paraît important pour juger l’action menée ultérieurement.

Le Crédit lyonnais était alors présent, parfois depuis longtemps, dans presque tous les pays de la Communauté économique européenne élargie. Il existait trois solutions possibles pour ce réseau : le statu quo — il ne me paraissait pas souhaitable, car dans de nombreux pays, sa position n’était pas suffisamment forte — ; le retrait — il aurait présenté l’inconvénient d’annuler la valeur de ce qui avait déjà été acquis —, et le développement, qui pouvait permettre une rentabilisation durable des implantations existantes et une présence européenne significative. Dès 1987, j’ai fait mienne la dernière option.

Je tiens toutefois à préciser que je savais bien que la mise en oeuvre de deux grandes orientations, à savoir, d’une part, la création de Clinvest et son essor comme banque d’affaires, et, d’autre part, le développement du réseau européen du Crédit lyonnais, allaient me poser des questions de progressivité. Je considérais qu’on ne pouvait développer le portefeuille de participations industrielles et commerciales du Crédit lyonnais sans tenir compte des moyens en fonds propres du groupe. Je considérais aussi que le développement du réseau européen ne pouvait être réalisé que par l’acquisition de banques moyennes dans les pays autres que la France appartenant à la CEE, que ces acquisitions ne pouvaient se faire qu’à des cours élevés, et, par conséquent, qu’il y faudrait du temps si l’on voulait épargner les fonds propres du Crédit lyonnais.

A cet égard, je vous rappelle que mon programme comportait la privatisation de la banque, prévue pour le mois de février 1988. Malheureusement elle a été décommandée par le ministre des Finances de l’époque, à la suite de la crise boursière d’octobre 1987. Cette privatisation aurait permis une augmentation de capital simultanée et certainement d’autres par la suite.

L’action que j’ai menée et les résultats que j’ai obtenus me permettent d’affirmer, sans aucun complexe et avec l’assurance que donne le sentiment du devoir accompli, que ma présidence a été bénéfique, je dirai même très bénéfique, au Crédit lyonnais. Je suis indigné quand je vois les accusations qui sont parfois proférées dans la presse, depuis quelques semaines ou quelques mois. Je veux parler d’une certaine presse, car je ne les retrouve pas, heureusement, dans tous les journaux.

Dans le même esprit, parce que je commence à considérer que je suis attaqué de façon excessive, je dirai quelques mots sur les cinq dossiers dont on a parfois essayé de m’attribuer la paternité.

Le premier est celui de l’affaire Parretti et du cinéma.

Dès mon arrivée au Crédit lyonnais, j’ai constaté avec surprise que le CLBN, ex-banque Slavenburg, avait un encours de crédits important sur le cinéma américain. J’ai donc prévu très rapidement d’effectuer une visite à Rotterdam, pour voir ce qu’était exactement devenu le CLBN. Peu après mon retour, j’ai demandé à l’inspection du Crédit lyonnais de faire une enquête particulière sur les encours et la qualité des risques du CLBN sur le cinéma. Ces encours étant importants, je devais avoir le coeur net sur leur qualité.

Les conclusions de l’enquête m’ont été fournies dans les temps. J’ai eu l’agréable surprise de constater que l’inspection considérait ces risques comme étant de qualité. Elle soulignait en particulier le fait que tous les crédits accordés à la production de films étaient garantis par des engagements de projection pris par les grands réseaux de salles de cinéma mondiaux et par les grandes chaînes de télévision. Elle mentionnait que ces engagements, pris avant la production, donnaient aux risques assumés une qualité tout à fait satisfaisante.

Malgré ces conclusions, j’ai fait savoir, à plusieurs reprises, à la Direction des affaires internationales du Crédit lyonnais, qu’il me paraissait étrange qu’un collaborateur du CLBN, un certain M. Afman, néerlandais, qui recevait la rémunération d’un cadre supérieur d’une banque moyenne comme l’était le CLBN, donc une rémunération qui n’était pas gigantesque — je suis incapable de vous en dire de mémoire le montant qui n’était pas très important — puisse exercer un rôle de deus ex machina à Hollywood. Car c’était effectivement le deus ex machina de l’époque dans la capitale du cinéma américain.

Par conséquent, j’ai fait savoir à la Direction des affaires internationales que M. Afman n’avait pas sa place parmi les cadres salariés du CLBN.

A une époque que je situe d’ailleurs assez mal, j’ai eu la confirmation que j’avais eu raison d’être attentif. En effet, j’ai appris par certaines rumeurs rapportées par la presse américaine — cela ressortait d’un procès jugé à New York — que l’intéressé recevait des honoraires d’une société de cinéma américaine. Je ne puis me souvenir si ce ou ces articles de presse remontent à la date à laquelle j’ai obtenu le départ de M. Afman ou si celui-ci eut lieu aussitôt après, mais ma demande a bien finalement été exécutée.

Par ailleurs, à une date difficile à situer, j’ai appris qu’un client important du CLBN, la société Cannon, rencontrait des difficultés de trésorerie. J’ai naturellement demandé, à plusieurs reprises, à être informé sur l’évolution de cette société. Chaque fois, les renseignements donnés se sont voulus rassurants.

Peu après, probablement à la fin de 1987, j’ai entendu parler, pour la première fois, d’un certain Parretti, que je n’ai évidemment jamais rencontré, mais dont j’avais lu autrefois le nom dans la presse à propos de la reprise du « Matin ». J’ai demandé à la Direction des affaires internationales qui était ce personnage et ce qu’il avait à voir avec l’affaire Cannon. Il me fut répondu qu’il avait repris cette société et qu’il y faisait un excellent travail de remise à flot. J’en restais là.

J’entendis à nouveau parler de M. Parretti à propos d’une autre affaire venue jusqu’à mon bureau. Elle concernait l’intention de deux banques, la banque Stern et la banque Duménil Leblé, de vendre à ce M. Parretti la participation qu’elles avaient acquise à l’arraché dans le groupe Rivaud. J’ai su qu’elles demandaient au Crédit lyonnais de cautionner la signature de M. Parretti.

Je n’ai pas gardé beaucoup de papiers du Crédit lyonnais, mais j’ai conservé les procès-verbaux du comité exécutif et j’y ai retrouvé, évidemment tardivement, au mois de juillet 1988, une décision que j’ai prise et que je vais vous lire :

« Groupe Rivaud. Stern devrait vendre une partie de ses titres Rivaud à un homme d’affaires italien, M. Parretti, avec lequel nous sommes en relation à travers le CLBN. Le CLBN est sollicité pour donner sa garantie sur une partie de cette transaction. » Suit ma décision : « Cette garantie ne pourra être accordée qu’une fois obtenues des informations très précises sur les activités de M. Parretti. M. Wolkenstein est chargé d’informer M. le Président à ce sujet. »

Je vous laisserai ce procès-verbal. Il montre que j’ai constamment essayé d’en savoir plus sur M. Parretti, que j’ai insuffisamment été informé à son sujet et que j’ai donné une instruction consistant à établir un véritable rapport sur le personnage. Malheureusement, je suis parti deux mois après. Par conséquent, je n’ai pas eu le loisir d’avoir l’information que je souhaitais.

M. Philippe AUBERGER, Président : Permettez-moi de vous interrompre, monsieur le Président. Cette question a déjà été évoquée par un de nos précédents interlocuteurs. Cela signifie qu’à votre connaissance, sous votre présidence, le Crédit lyonnais Bank Nederland n’a pas donné sa caution à M. Parretti ?

M. Jean-Maxime LÉVÊQUE : C’est absolument clair.

M. Philippe AUBERGER, Président : Je me suis permis de vous poser la question pour être sûr que j’avais bien compris.

M. Jean-Maxime LÉVÊQUE : C’est bien ce que j’ai voulu dire.

M. Philippe AUBERGER, Président : Je vous remercie.

M. Jean-Maxime LÉVÊQUE : J’en viens au dossier Bernard Tapie.

Au moment où je suis devenu président du Crédit lyonnais, je me suis entretenu seul à seul, à deux reprises, avec mon prédécesseur. Au cours de ces entretiens, il m’a précisé qu’il avait appris avec surprise, peu de temps avant, par la presse — la presse est parfois extrêmement irritante, mais elle peut être aussi utile — qu’il était en fait, à travers la SDBO, filiale du Crédit lyonnais, banquier de Bernard Tapie, ce qui l’exaspérait. Il m’a dit qu’après avoir appris cela, il avait décidé de demander une enquête au service d’inspection du Crédit lyonnais sur les crédits accordés à Bernard Tapie par la SDBO.

Cette enquête était en cours lorsque je suis devenu président. Après un certain temps, j’ai naturellement demandé que ses conclusions me soient remises. Il en ressortait que les risques de la SDBO sur le groupe Tapie étaient couverts par des actifs suffisamment importants pour qu’il n’y ait pas de risque final. La vente probable de certaines sociétés devait permettre de diminuer les engagements de la SDBO. C’est d’ailleurs ce qui se produisit, de façon tout à fait substantielle, lorsque Bernard Tapie vendit la société Wonder dans laquelle il était associé avec le groupe Bouygues. Je ne me souviens plus quand l’affaire Wonder a été vendue, mais je suis certain que lorsqu’elle l’a été, les risques de la SDBO sur le groupe Bernard Tapie ont considérablement diminué, puisqu’il avait été convenu que les crédits seraient remboursés par les ventes d’activités.

Compte tenu de tout ce que je savais sur certaines des affaires contrôlées par Bernard Tapie, compte tenu également de ce qui était indiqué dans le rapport sur les personnes chargées, au sein du groupe Tapie, de surveiller les affaires du groupe — des personnes ayant une compétence parfois reconnue, même si leur style peut être un peu différent de celui qu’on trouve dans « l’establishment » (sic) —, compte tenu de tout ce qui m’a été dit à cette époque, je n’ai vraiment pas vu de motif, lors de ma présidence, de demander à la SDBO de mettre fin à ses relations avec Bernard Tapie. A ma connaissance, d’ailleurs, les risques pris sur le groupe Tapie, non seulement n’ont pas augmenté sous ma présidence, mais ont diminué.

S’agissant de l’affaire Maxwell, quelques mois après l’acquisition du groupe anglais « Alexanders, Laing and Cruickshank », un de ses responsables, chargé de la section « corporate banking » (sic), c’est-à-dire des services s’occupant d’émission et de placement d’actions, et de la réalisation d’augmentations de capital, qui avait Robert Maxwell dans sa clientèle, m’a demandé de le recevoir.

Au cours de l’entretien, Robert Maxwell, qui envisageait de beaucoup développer ses activités en France, m’a demandé si le Crédit lyonnais qui se trouvait déjà indirectement, par « Alexanders, Laing and Cruickshank », banquier du groupe Maxwell pour les opérations sur titres à Londres, pouvait aussi devenir sa banque sur le marché français. J’ai répondu ce que tout président de banque répond dans ce cas à un client et plus encore lorsqu’il s’agit d’un client aussi haut en couleur que Maxwell, à savoir que nous ne pourrions répondre à sa demande qu’après avoir procédé à une enquête approfondie sur la situation et sur les perspectives de son groupe. Je lui ai donc annoncé la visite d’un collaborateur du Crédit lyonnais chargé de cette enquête.

En accord avec le directeur des grandes entreprises du Crédit lyonnais, j’ai désigné un de ses collaborateurs pour procéder à cette enquête. Au bout de quinze jours à un mois, son rapport a été établi. Il était favorable, plus que je ne l’aurais imaginé moi-même. Les services compétents du Crédit lyonnais optèrent donc pour une entrée en relations avec Robert Maxwell et lui octroyèrent des lignes de crédit. Je n’ai vu aucune raison de m’opposer aux conclusions du rapport.

Je dois ajouter que quelques mois plus tard, l’auteur du rapport, dont je n’ignorais pas que ses ambitions étaient insatisfaites au Crédit lyonnais — c’était un garçon remarquable mais aux ambitions inassouvies — donnait sa démission pour entrer dans le groupe Maxwell. Etant donné sa réputation de rigueur dans l’analyse, son esprit très acéré, j’ai plutôt interprété ce recrutement comme une bonne affaire pour le groupe Maxwell, et, par conséquent, comme de bon augure pour l’évolution future de celui-ci. Certes, il avait effectué un débauchage, mais je savais que le collaborateur concerné nous quitterait un jour ou l’autre.

Je dirai aussi quelques mots de La Cinq, parce que j’ai lu dans les journaux que j’étais rendu responsable des malheurs du Crédit lyonnais avec La Cinq. Cela est rocambolesque, parce que l’entrée, sous ma présidence, de Clinvest dans le capital de La Cinq, acquise par Robert Hersant, n’a pas été malencontreuse.

Le Crédit lyonnais était alors en relation avec Robert Hersant, ce dont la banque se félicitait d’ailleurs, dans la mesure où le Crédit lyonnais avait été très engagé dans « Le Dauphiné libéré » et dans « Le Progrès de Lyon », qui faisaient partie du fonds de commerce de Lyon, très important au Crédit lyonnais. Au cours de la période qui avait précédé la reprise des deux journaux par Robert Hersant, le Crédit lyonnais avait redouté de devoir faire des provisions très importantes sur les crédits qu’il avait sur ces deux clients dont l’évolution était extrêmement mauvaise. Grâce à l’action de redressement entreprise par Robert Hersant, les crédits qui leur avaient été antérieurement accordés ont cessé d’être à haut risque. C’est dans ces conditions que le Crédit lyonnais est entré en relations avec Robert Hersant. Peut-être avait-on avec lui certains petits comptes sur d’autres affaires, mais là était l’essentiel de la relation.

Lors de la privatisation des chaînes de télévision, le Crédit lyonnais a été sollicité par tout le monde : Hachette, Robert Hersant, Bouygues... Vous vous souvenez que certaines dispositions curieuses de la loi de privatisation des télévisions prévoyaient que ceux que l’on appelait les opérateurs des chaînes privatisées n’aient pas plus de 25 % du capital. Par conséquent, ils devaient constituer un tour de table et, naturellement, nous avons été sollicités par tous nos clients qui s’intéressaient à la télévision.

Nous l’avons été par Robert Hersant. Nous avons accepté, dans son cas — comme dans le cas d’Hachette qui a échoué, comme dans le cas de Bouygues qui a emporté TF 1 — de prendre une participation. Mais j’ai veillé à ce que les accords passés avec Robert Hersant, prévoient les conditions de la reprise par des tiers de notre participation que je considérais comme ne devant pas être définitive. Je peux vous dire que la revente de ces titres a finalement eu lieu sans que le Crédit lyonnais perde un sou. Je crois même qu’il a fait un certain bénéfice.

Quant au groupe Pelège, je suis extraordinairement surpris d’avoir lu quelque part que je l’avais amené au Crédit lyonnais et que j’étais responsable des pertes très importantes, faites ou risquant d’être faites à ce titre, par le Crédit lyonnais.

Avant mon arrivée, le groupe Pelège était déjà client du Crédit lyonnais qui disposait d’une participation dans la principale société de son groupe, la SMCI. Je tiens à signaler que le dérapage des crédits accordés par le Crédit lyonnais au groupe Pelège a été postérieur à mon départ.

Il est donc faux d’insinuer, comme cela a été fait par des organes de presse, que j’aurais introduit le groupe Pelège au Crédit lyonnais et que j’aurais décidé de lui accorder des crédits.

Je tenais à vous apporter ces précisions sur ma présidence.

Je poursuivrai mon exposé sur un deuxième point, à savoir la prise de participation du Crédit lyonnais dans la compagnie financière IBI, et les accords passés pour la création de la banque Colbert.

Je tiens d’autant plus à le faire que je me suis senti agressé à ce sujet par l’actuel président du Crédit lyonnais.

Comme tous les anciens collaborateurs du Crédit lyonnais, je reçois un bulletin de communication interne intitulé « Crédit lyonnais actualités » qui a repris le texte de l’intervention de l’actuel président du Crédit lyonnais lors de la journée d’étude et d’information des cadres du groupe, le 5 avril 1994. J’ai eu la surprise désagréable d’y lire le passage suivant :

« Mais nos problèmes majeurs proviennent en fait d’un certain nombre d’aventures périphériques qui ont échappé complètement au contrôle central de la « technostructure » habituelle du groupe. Et si je devais concentrer, je dirais que ses problèmes majeurs relèvent de cinq dossiers : Altus, la SDBO, les problèmes cinématographiques à partir de la Hollande, le dossier Pelège et la banque IBSA. Je vous dirai simplement, c’est une première agression de ma part pour chauffer la salle, que j’ai été un peu étonné, en arrivant fin 93 au Crédit lyonnais, de m’apercevoir que le Crédit lyonnais était de fait propriétaire de l’ancienne banque de l’un de ses anciens présidents, laquelle avait dans ses entrailles un nombre respectable de milliards de pertes. »

Après cette agression, je tiens à retracer devant vous l’historique des négociations relatives à l’entrée du Crédit lyonnais dans le capital du groupe IBI en 1990 et à la création de la banque Colbert, en 1992.

J’évoquerai d’abord l’entrée, en 1990, du Crédit lyonnais dans le capital de la compagnie financière IBI.

A la suite de mon départ du Crédit lyonnais, j’ai été nommé par les conseils d’administration de la banque luxembourgeoise IBI S.A. Luxembourg et de sa société mère IBI Holding Company NV, président de ces deux sociétés. A ce sujet, je rappellerai qu’en 1982, lors de mon départ du Crédit commercial de France, du fait de sa nationalisation, la demande m’avait été faite par certains de mes anciens collaborateurs du Crédit commercial de France de patronner la création par eux d’un groupe bancaire qui est devenu le groupe IBI.

Lorque j’ai quitté le Crédit lyonnais en 1988, j’ai été sollicité pour reprendre la présidence de la holding du groupe. Après l’avoir acceptée, je me suis préoccupé de son avenir. Je considérais qu’il avait une fragilité fondamentale. Sa rentabilité s’annonçait certes favorable, mais son actionnariat était disparate et le groupe n’était jamais parvenu à recueillir une proportion suffisante de dépôts de clientèle stables. Il était, par conséquent, très dépendant du marché pour ses refinancements. Son avenir naturel devait le conduire, à terme, à passer, selon moi, sous le contrôle d’un établissement bancaire plus important.

Lorsque j’ai donc pris la responsabilité de la « holding » (sic) du groupe, à la fin de l’année 1988, la structure comportait, au-dessous de la « holding » (sic), IBI SA Luxembourg, une banque luxembourgeoise, laquelle détenait elle-même une participation de 100 % dans la banque française International Bankers France (IBF), qui avait pour président-directeur général M. Michel de Brem.

Celui-ci avait donné à IBF un développement assez rapide, de sorte que la filiale française était devenue plus importante que sa maison mère luxembourgeoise. Il m’est donc apparu souhaitable d’adapter les structures juridiques du groupe à cette réalité, comme le demandaient d’ailleurs les autorités luxembourgeoises. J’ai fait étudier un projet de restructuration de ce petit groupe pour en transférer le centre de Luxembourg à Paris.

J’ai engagé des pourparlers avec les autorités monétaires luxembourgeoise et française. En France, la Banque de France et le Comité des établissements de crédit m’ont donné leur accord en le subordonnant à une condition : l’entrée dans le capital d’un grand établissement bancaire en qualité d’actionnaire de référence.

Comme l’a dit M. Haberer dans une interview récente, c’est tout naturellement au Crédit lyonnais que je me suis adressé. M. Haberer a, évidemment, décidé qu’un audit du groupe serait réalisé par le Crédit lyonnais et que la prise de participation de celui-ci ne devrait pas peser sur ses fonds propres et sur ses ratios. Pour ce faire, il a proposé en contrepartie que le groupe IBI acquière des participations minoritaires dans les filiales du Crédit lyonnais, de telle sorte que le Crédit lyonnais conserve le contrôle de ses filiales.

L’audit a commencé fin 1989, et a débouché sur les accords de juillet 1990. Le Crédit lyonnais est alors entré à hauteur de 25 % dans le capital de la holding du groupe, transférée à Paris, et appelée Compagnie financière IBI. J’en suis resté le président. Elle contrôlait à 100% la banque française IBSA, dont M. de Brem est demeuré directeur général.

Accessoirement, la banque luxembourgeoise est elle-même devenue filiale de la banque française, et les conseils d’administration de la « holding » (sic) et de la banque française ont accueilli chacun deux administrateurs désignés par le Crédit lyonnais, dont M. François Gille.

J’avais personnellement tenu à ce que ces accords permettent au Crédit lyonnais de faire à tout moment des inspections au sein des différentes banques du groupe IBI.

Quelques mois plus tard, après l’entrée en vigueur des accords, alors que les administrateurs du Crédit lyonnais avaient bien pris connaissance du groupe, nous sommes convenus M. François Gille et moi que l’inspection du Crédit lyonnais viendrait rapidement examiner un secteur qui avait pris une importance considérable à l’intérieur de la banque IBSA, à savoir le secteur des financements des projets immobiliers. L’enquête sur ce point a commencé dans la seconde partie de 1990 et le rapport a été remis en 1991.

Ce rapport comportait un certain nombre de recommandations, qui ont été suivies, mais il concluait dans l’ensemble à la compétence et au professionnalisme des personnes responsables de ces activités et à une bonne maîtrise globale des engagements.

Telles sont les conditions dans lesquelles on se trouvait en 1991.

J’en viens aux événements qui se sont produits en 1992 et qui ont débouché sur la création de la banque Colbert.

Au tout début de janvier 1992, M. François Gille m’a fait savoir que le Crédit lyonnais était préoccupé de ce que M. Jean-François Hénin, directeur général d’Altus, ne s’intéressait pas à la gestion des banques contrôlées par Altus — Bafip, Alter Bank, Saga, etc. — et que le Crédit lyonnais proposait au groupe IBI une fusion avec ces banques. L’idée avancée par M. Gille était de confier à M. de Brem la responsabilité de la gestion de l’ensemble résultant de la fusion. Naturellement, le Crédit lyonnais en deviendrait, ipso facto, soit directement, soit à travers Altus, l’actionnaire majoritaire. Dans l’esprit du Crédit lyonnais, ce projet de concentration devait permettre des économies de gestion profitables à tous les actionnaires.

Après consultation de M. de Brem et information des actionnaires d’IBI, je donnais mon accord à ce projet. Afin de le réaliser, des pourparlers se sont engagés rapidement, à l’initiative même de M. Hénin, qui prit les premiers rendez-vous, et, un peu a ma surprise, en avisa immédiatement la presse.

Ces négociations ont été menées, pour le Crédit lyonnais, par M. François Gille et ses collaborateurs, pour Altus, par M. Jean-François Hénin et ses collaborateurs, et pour IBI, par M. Michel de Brem et son équipe, ainsi que par quatre actionnaires de la Compagnie financière IBI qui avaient souhaité que j’en fusse absent. Je pense qu’ils craignaient que mon ancienne appartenance au Crédit lyonnais ne me permette pas d’être un interlocuteur suffisamment impartial pour les représenter.

Ces négociations se sont déroulées au cours du premier semestre 1992. Elles ont été rendues très compliquées, non seulement par les exigences formulées par les actionnaires autres que le Crédit lyonnais — la société Altus, divers actionnaires de la Compagnie financière IBI — mais aussi et surtout par l’aggravation soudaine de la crise immobilière, qui obligea IBSA et les banques d’Altus à effectuer, au titre de 1992, des provisions qui n’avaient pas été initialement prévues.

L’aggravation de la crise immobilière a entraîné des demandes complexes, d’une part, des négociateurs d’IBI qui souhaitaient qu’Altus garantisse ou reprenne certains des risques incombant aux filiales bancaires appartenant à Altus, et, d’autre part, des négociateurs d’Altus qui, en contrepartie, ajoutaient de nouvelles exigences en matière de garantie des risques immobiliers.

Les accords ont finalement prévu l’absorption de la compagnie financière IBI par IBSA, la fusion des banques dépendant d’Altus pour former la banque Colbert — dont la direction générale fut confiée immédiatement à M. de Brem — un apport partiel d’actifs à la banque Colbert par IBSA — laquelle ne subsistait juridiquement qu’avec pour mission de procéder à la liquidation de ses actifs et des éléments de passifs qui n’étaient pas apportés à Colbert — et la reprise par la banque Colbert du fonds de commerce et du personnel d’IBSA.

Je pense qu’il est aujourd’hui prématuré de tirer un bilan de ces restructurations. Il faudrait, pour ce faire, tenir compte d’éléments encore très difficiles à apprécier. Pour effectuer un véritable bilan, on devrait tenir compte des avantages résultant de la concentration. Elle a permis des économies sur les frais de gestion et surtout une remise en ordre des banques regroupées au sein de la banque Colbert et provenant d’Altus, qui a d’ailleurs été effectuée en grande partie par M. de Brem.

On ne peut pas encore déterminer la valeur que prendra la banque Colbert si, comme il faut l’espérer — mais je me pose la question — le Crédit lyonnais, aujourd’hui majoritaire, lui laisse prendre un certain essor.

En ce qui concerne les crédits immobiliers provenant d’IBSA, ils sont garantis par des actifs immobiliers qui, s’ils devaient être liquidés immédiatement, feraient apparaître des pertes, mais qui, si les projets sont conduits jusqu’à leur terme, pourraient donner lieu ultérieurement à des revalorisations.

A cet égard, il faut souligner que la crise immobilière sans précédent qui a éclaté à Paris en 1992, en raison des sommets atteints par les taux d’intérêt réels, a conduit beaucoup d’établissements de crédit engagés sur le marché immobilier à recourir à des opérations de « defeasance » (sic) du type de celle à laquelle procède actuellement le Crédit lyonnais.

Je considère — en revenant à la déclaration de M. Peyrelevade que je vous ai rapportée — que vouloir attribuer aux crédits provenant d’IBSA un poids déterminant dans l’ensemble des crédits immobiliers entrant dans cette opérations de « defeasance » (sic), alors que celle-ci concerne en grande majorité des crédits accordés à ses propres clients par le Crédit lyonnais, des crédits accordés par la SDBO, et d’autres encore accordés par Altus et les filiales d’Altus, est vraiment tendancieux. A ma connaissance, les actifs transférés à la société O.1 G. par le Crédit lyonnais en provenance d’I.B.S.A. ne représentent environ que 10% du total des actifs transférés à cette société. Et certains de ces actifs seront dans l’avenir porteurs de plus-values.

A ce sujet, je me souviendrai toujours de ce qui est arrivé au Forum des Halles.

Le Forum des Halles a été financé par le Crédit lyonnais, à un moment où M. Claude Pierre-Brossolette en était le président. Par la suite, de nombreuses personnes ont estimé que le Forum des Halles serait, non seulement un trou au sens physique du terme, mais aussi un trou financier extrêmement important.

Or, je crois que c’est de mon temps que le Forum des Halles a été terminé. La commercialisation des magasins a été très rapidement un succès, et un succès beaucoup plus grand qu’on ne l’imaginait. Le Forum des Halles a été finalement une source de profit.

Je souligne que dans les dossiers venant de la banque IBSA, il y a aussi un ensemble foncier qui se traduira par la création d’un centre commercial. Il est certes encore difficile de prévoir quel sera le résultat final de cette opération, mais je pense qu’elle sera gagnante.

Voilà ce que je tenais à dire sur cette question qui a fait l’objet de la déclaration qui m’a blessé très profondément, ainsi que sur les articles de presse qu’elle a inspirés. Dans la note que je vous ai préparée, est retracée très précisément l’histoire de tous les accords qui ont été passés à ce sujet.

Je dirai quelques mots des contrôles de la période où j’ai été président du Crédit lyonnais.

Du fait même de la mission de votre Commission, vous vous posez certainement la question de savoir ce qu’il faut penser des contrôles. Ceux qui m’ont toujours paru les plus importants concernaient le fonctionnement normal du Crédit lyonnais.

Le service des engagements n’était pas centralisé. Il y en avait un pour l’international, un autre pour les agences de Paris et un autre encore pour les agences de province. Ces services étaient composés d’hommes compétents.

A ce sujet, je soulignerai deux points.

En premier lieu, il m’avait été exposé qu’il existait, pour ces différents engagements — ce qui est important compte tenu de l’immensité du Crédit lyonnais — un système de centralisation automatique de tous les risques pays dans les différentes unités du Crédit lyonnais à travers le monde sur un seul et même groupe. Sans cela il eût été facile de développer les risques sur un groupe en en prenant une partie dans une succursale, une autre dans une filiale à l’autre bout du monde et une troisième dans une filiale européenne, voire américaine. Un système reposant sur le traitement informatique des données fournies par chaque unité permettait donc de déceler l’importance des crédits accordés à un seul groupe.

En second lieu, si, en tant que président, je ne voyais passer les dossiers, sauf exception, qu’au moment où les risques étaient déjà pris, je m’astreignais à être présent à la réunion hebdomadaire d’un comité restreint du conseil d’administration que je présidais, appelé comité consultatif, composé des administrateurs qui souhaitaient y participer et auquel assistaient surtout en fait tous les membres du conseil d’administration représentant le personnel. Les mauvaises langues pourraient dire qu’eux avaient le temps d’y aller. C’est sans doute vrai mais, dans leur esprit, cela faisait partie de la fonction normale d’un administrateur soucieux de bien connaître la situation du groupe.

Au cours de ce comité consultatif, on égrenait, avec quelques commentaires, tous les risques importants pris par le Crédit lyonnais, soit au cours des huit derniers jours quand la collecte était faite suffisamment rapidement — c’était le cas pour certaines opérations telles que des prises de participation ou des garanties données à des emprunts émis dans le public —, soit, au cours d’une période plus longue, disons un mois, pour ce qui concerne les crédits eux-mêmes. L’exposé sur les crédits était toujours accompagné d’appréciations sur la solidité des groupes emprunteurs.

En ce qui concerne les autres administrateurs — on ne voulait pas imposer une présence obligatoire aux administrateurs extérieurs — on avait établi un système selon lequel on désignait régulièrement, de six mois en six mois, deux administrateurs qui pouvaient participer au nom des autres. C’était le cas pour les personnes qualifiées, qui sont des administrateurs extérieurs. Je dois dire que, bien souvent, même ceux qui avaient cette obligation, ne venaient pas. L’un d’eux est venu très régulièrement, les autres de façon beaucoup plus épisodique.

Quant aux représentants de l’Etat, il me semble que l’un d’eux venait régulièrement. Il est mort aujourd’hui. Il s’agissait de M. Philippe Henrot qui était membre du service des contrôleurs d’Etat. Il avait été désigné pour être un des administrateurs représentant la direction du Trésor.

Ce comité un peu fastidieux me paraissait important, parce qu’il me permettait de connaître les risques importants.

Par ailleurs, j’ai eu un directeur de la comptabilité qui a joué le rôle que je souhaitais. C’était un homme peu communicatif, assez rigide, qui jouait son rôle de directeur de la comptabilité, sans complaisance et qui avait plutôt plaisir à me dire ce qui n’allait pas que ce qui allait bien.

Les commissaires aux comptes, naturellement, ont rempli leur rôle. Il y en avait deux à mon époque, Nové-Josserand et Pavie. J’avais connu ce dernier, autrefois, au Crédit commercial de France. Il avait alors des liens avec KPMG. Je crois me souvenir qu’il avait été amené à changer de partenaire et à reporter ces liens sur Coopers and Lybrand. Je pense que tous les audits faits par ces commissaires aux comptes ont été sérieux. Je ne pense pas qu’ils aient failli à leur tâche au cours de ma présidence au Crédit lyonnais.

Bien sûr, il y avait le conseil d’administration. Je tenais à l’informer de tous les sujets importants. On y faisait des rapports périodiques sur les différents secteurs de la maison.

Il comprenait plusieurs personnes représentant l’Etat, dont certaines en vertu d’accords passés avec le ministère des Finances, de façon à procurer des postes d’administrateur à certaines personnalités ayant des attributions dans différents services du ministère des Finances, mais toujours avec l’idée qu’il n’était pas mauvais — c’était tout à fait légitime — que ces hommes connaissent ce qui se passe dans une grande banque. C’était, par exemple, le cas du directeur des relations économiques extérieures, dont je n’attendais pas qu’il exerce un contrôle approfondi de ma gestion.

En revanche, il y avait deux personnes qui venaient directement de la direction du Trésor, le directeur-adjoint du Trésor, M. Philippe Jaffré, et l’homme dont je vous ai parlé, M. Philippe Henrot. Tous les deux m’ont paru extrêmement compétents eu égard aux questions qu’ils posaient. M. Jaffré m’a souvent posé des questions très pertinentes, pas toujours particulièrement aimables, parce qu’il aimait bien mettre le doigt sur certaines choses qui, à son avis, étaient sujettes à discussion. J’en ai toujours déduit que les représentants de la Direction du Trésor étaient, en raison de leur qualité même, assez au courant de ce qui se passait.

A cette époque, j’ai aussi eu une surprise. J’en parlerai très librement. Je ne sais pas si le Premier ministre actuel serait très satisfait que je le fasse, mais je le dirai quand même.

Il était, à cette époque, ministre d’Etat, ministre de l’Economie et des finances. Quand j’ai été nommé, ainsi qu’un certain nombre d’autres personnes, président d’une affaire nationalisée privatisable, il nous a tous réunis, les renouvelés et les nouveaux, pour nous dire que nous étions libres de gérer les établissements comme nous l’entendions et qu’il n’interviendrait pas dans la gestion.

Cela a été respecté, sauf sur un point : « Alexanders, Laing and Cruickshank ». Je ne sais pas si c’est encore le cas à l’heure actuelle, mais à l’époque tous les investissements importants d’une banque nationalisée devaient faire l’objet d’un dossier de présentation à la Direction du Trésor et d’une décision de sa part. Or j’ai eu la désagréable surprise, lorsqu’ est venu le moment de recueillir l’accord du ministère des Finances sur « Alexanders, Laing and Cruickshank », de trouver beaucoup d’opposition de la part de la Direction du Trésor, qui y était hostile et qui a fait au ministre un rapport plein de réticences.

Je dois dire, pour être honnête, précis et complet, qu’à l’occasion d’une visite rendue à M. Balladur pour l’entretenir d’autres problèmes, en particulier de la privatisation, qu’à ma grande surprise, il m’a retenu pendant une demi-heure à trois quarts d’heure, à une heure tardive de la matinée — je crois qu’il avait le temps, parce que c’était un samedi — et a appelé mon attention sur les problèmes que posait l’investissement dans « Alexanders, Laing and Cruickshank ». Il a fallu que je fasse tout un plaidoyer pour obtenir son accord définitif. C’est dans ces conditions que cela s’est fait. Je ne regrette pas de l’avoir convaincu de me donner cette autorisation.

Voilà pour les relations avec ce qu’il était convenu d’appeler le ministère de tutelle. Vous constatez qu’un contrôle important s’exerçait sur certaines questions.

Bien sûr, il existait d’autres contrôles. J’en ai eu de 1a Cour des comptes qui étaient assez complets et longs. Ils ont porté sur des sujets dont j’ai été surpris que la Cour des comptes s’y intéressât. Je crois qu’il s’agissait surtout, déjà, des risques de marché. Pourquoi pas ? Il est évident que les opérations de marché comportent des risques très importants. Il m’a semblé finalement assez normal que la Cour des comptes essaie de comprendre un peu mieux ces opérations. Je n’ai pas le souvenir qu’elles aient donné lieu à des critiques significatives.

Au cours de ma présidence, la Commission bancaire est aussi venue contrôler un problème particulier. Si je me souviens bien, il s’agissait de celui des ratios de fonds propres. A cette époque, la Commission bancaire avait gardé pour tradition de ne pas faire des contrôles très vastes et très complets des grands établissements bancaires nationalisés, ceux-ci étant plutôt réservés aux banques moyennes. Mais depuis quelques années, elle faisait évoluer sa politique et allait réaliser des contrôles dans les grands établissements bancaires, y compris dans les banques nationalisées, pour examiner certains problèmes généraux de la profession. Mais la Commission bancaire n’y faisait pas des contrôles aussi complets que dans les banques moyennes.

Voilà ce que je tenais à préciser sur les différents points qui pourraient intéresser la commission d’enquête.

M. Philippe AUBERGER, Président : Monsieur le Président, j’ai cru comprendre que vous ne souhaitiez pas que nous prolongions trop tardivement notre audition. Aussi, je me permettrai de vous demander de répondre aussi brièvement que possible à des questions que je souhaiterais également très brèves.

Je vous en poserai une d’emblée. Vous nous avez dit que vous aviez examiné les risques pris par la filiale des Pays-Bas concernant le cinéma et que vous aviez considéré qu’ils étaient normalement couverts. En tout cas, c’est ce que l’inspection du Crédit lyonnais vous avait indiqué. Néanmoins, étant donné que le Crédit lyonnais était une banque publique et que, même si vous aviez l’espoir d’une privatisation, celle-ci n’était pas encore réalisée, trouviez-vous normal qu’une banque publique française soit l’un des principaux financiers du cinéma américain, via une filiale néerlandaise ? Est-ce que le président d’une banque publique que vous étiez n’était pas interpellé par cette situation ?

M. Jean-Maxime LÉVÊQUE : J’ai dit ce que j’avais à dire à ce sujet. J’ai été surpris, au début et c’est pour cela que j’ai fait faire une enquête. Comme je vous l’ai dit, ses résultats ont été positifs, favorables. Elle indiquait que les risques étaient parfaitement contrôlés.

J’ai estimé — je crois vous l’avoir montré — que c’était un domaine auquel il fallait porter attention et qu’il fallait contrôler. J’ai fait faire cette enquête. J’ai posé des questions quand j’ai constaté qu’une entreprise avait des difficultés financières. J’ai également décidé qu’un homme comme Afman qui avait beaucoup trop de relations avec Hollywood n’avait pas sa place au Crédit lyonnais.

Par ailleurs, dès que j’ai entendu parler de Parretti, j’ai demandé qu’on me dise exactement de qui il s’agissait. J’ai saisi l’occasion de la demande formulée par l’extérieur de garantir la signature de M. Parretti pour dire que je ne voulais pas qu’on fasse quoi que ce soit avec cet homme sans que j’aie davantage de précisions à son sujet.

Je n’ai rien d’autre à vous dire. Vous me posez une question d’appréciation générale Comme vous le voyez, si j’étais resté président du Crédit lyonnais, j’aurais accentué mon effort de connaissance de ce que faisait M. Parretti dans la clientèle du CLBN.

Mais, je me pose une question. Si tout avait fonctionné normalement, si des crédits aussi importants que ceux qui ont été accordés à M. Parretti l’avaient été de mon temps, je pense que le système de centralisation des risques dont je vous ai parlé aurait fonctionné, et je pense que j’en aurais entendu parler dans le comité consultatif dont j’ai fait état tout à l’heure.

Vous me demandez s’il était normal que le CLBN travaille sur le cinéma à Hollywood. C’est une question de mesure. Quand on est à la tête d’un groupe comme le Crédit lyonnais, on se rend compte de la globalisation des affaires bancaires à travers le monde. Les grands groupes travaillent avec des banques appartenant à des pays du monde entier. Une grande banque travaille en dollar, en yen, etc.

Prenons, par exemple, la filiale belge du Crédit lyonnais. Avant mon arrivée, elle brassait des opérations considérables, parce qu’elle centralisait pour le Crédit lyonnais toutes les affaires de placement à court terme des liquidités en dollars provenant des comptes fiduciaires d’un certain nombre de pays. La Suisse, par exemple, a beaucoup de comptes fiduciaires qui sont placés sur le marché. Le Crédit lyonnais centralisait alors le placement de leurs fonds par l’intermédiaire de la salle de marché abritée par le Crédit lyonnais Belgique, ce qui rendait ses bilans extrêmement importants.

Que le CLBN soit devenu, pour sa part, une banque spécialisée, dans une certaine proportion, dans le financement du cinéma, il n’y avait pas 1à, en soi, quelque chose d’anormal. Ce qui est anormal, c’est que l’on ait monté pour M. Parretti le financement d’affaires aussi considérables que le rachat de MGM.

Je n’ai pas d’opinion en ce qui concerne la façon dont cela s’est déroulé.

M. Philippe AUBERGER, Président : Ma deuxième question est liée à la première, mais elle concerne un problème d’organisation. Vous avez semblé — mais peut-être vous ai-je mal compris — éprouver une certaine défiance à l’égard de votre direction des services étrangers. Celle-ci suivait certainement les affaires des Pays-Bas comme celles de la Belgique et comme celles des autres filiales étrangères ; elle envoyait vraisemblablement aussi des administrateurs — si vous n’étiez pas vous-même administrateur — siéger aux conseils d’administration pour suivre régulièrement l’activité de ces filiales. Or vous nous avez dit que, lorsque vous avez eu quelques inquiétudes sur les engagements aux Pays-Bas, vous aviez envoyé une inspection particulière. Vous aviez donc, semble-t-il, une certaine méfiance ou certaines interrogations sur les rapports qui vous étaient faits par votre service étranger.

Est-ce que j’ai bien interprété la situation ? Est-ce que vous n’excluez pas de n’avoir pas été totalement informé de l’évolution des engagements et de la situation de certaines filiales étrangères, dont celle des Pays-Bas ?

M. Jean-Maxime LÉVÉQUE : Je suis resté deux ans et deux mois. Par conséquent, je réfléchissais de temps en temps à ce que je ferais si le Crédit lyonnais était privatisé, et si — c’était dans le domaine des choses possibles — j’étais autorisé par le conseil d’administration de la société privatisée à rester au-delà de 65 ans, peut-être pour trois ans. Je me suis donc souvent posé des questions sur ce qu’il faudrait faire à l’avenir. Et je m’interrogeais sur le problème suivant.

Il est vrai que quelque chose dans l’organisation du contrôle des engagements de cette très grande banque m’a étonné, parce qu’elle n’était pas conforme à l’expérience que j’avais eue au Crédit commercial de France. Mais les dimensions étaient différentes.

Au Crédit commercial de France, nous avions instauré, avec mon prédécesseur, au temps où j’étais directeur général, une direction du crédit qui examinait toutes les opérations de crédit et qui était totalement indépendante des services d’exploitation qui les proposaient. Au Crédit lyonnais, du fait de l’immensité du groupe, l’organisation était différente, puisqu’il y avait une direction des engagements à l’intérieur de chaque grande subdivision. Il y en avait une pour les opérations internationales, une autre pour les agences de Paris et une autre pour les agences de province. Par conséquent le même homme contrôlait l’ensemble d’une région, par exemple, la province, à la fois pour ce qui concerne l’animation, la gestion du réseau et l’examen des risques. Il en allait de même dans la direction des affaires internationales, qui avait la charge d’animer ses réseaux et une direction des engagements.

J’estimais que cela pouvait peut-être être réformé. Je pense, en voyant l’ampleur qu’a pris l’affaire Parretti, puis SASEA, que la question se posait de savoir s’il n’était pas nécessaire d’avoir une direction du crédit totalement indépendante de tous les services chargés de la gestion des réseaux.

Pour autant je ne crois pas que, de mon temps, les risques sur Parretti aient atteint des chiffres importants. En tout cas, je commençais à essayer d’y voir clair.

M. le Rapporteur : Monsieur le président, concernant le CLBN, quel était le plafond des engagements autorisés et au-dessous duquel il pouvait être autonome ?

M. Jean-Maxime LÉVÉQUE : Franchement, je n’en ai pas le souvenir. Je sais qu’il existait un système à l’allemande comportant un conseil de surveillance et un comité de direction. Le conseil de surveillance avait pour tâche de surveiller le développement des risques. Mais il ne comprenait pas uniquement des représentants de la direction des affaires internationales, il comprenait aussi des membres d’autres directions.

M. le Rapporteur : Apparemment, on faisait une grande confiance à Paris à M. Vigon, le président du CLBN de l’époque.

M. Jean-Maxime LÉVÉQUE : Le président du directoire.

M. le Rapporteur : Le président du directoire. Cette confiance vous semblait-elle justifiée ? Pensez-vous que M. Vigon rendait tout de même compte de ce qui se passait à la direction internationale ?

M. Jean-Maxime LÉVÊQUE : M. Vigon était considéré comme un héros, parce que c’est lui qui avait assumé la direction de cette banque en un temps où les autorités néerlandaises avait fait des descentes de police. Vous avez, je crois, monsieur le Rapporteur, raconté cela dans votre livre.

M. Vigon était considéré comme un type merveilleux. Il avait assuré le redressement de cette affaire et il faisait partie des personnages sacrés.

Je dois vous dire que je n’ai pas eu de soupçons à son égard. Une seule chose m’agaçait, c’est que je ne comprenais pas toujours ce qu’il voulait dire, car il s’exprimait souvent d’une façon compliquée. Quand on se trouve devant des personnes qui disent des choses compliquées, on peut se demander si c’est dû à la forme de leur esprit ou si c’est pour mettre un nuage de fumée sur beaucoup de choses. Je ne peux pas vous le dire. Franchement, je ne peux pas aller au-delà de ce que je vous ai déjà dit.

Je dois avouer, pour être franc, que c’est aussi une question que je me suis posée au moment où cet homme est parti. Quand il a quitté Rotterdam, la direction des affaires internationales a choisi de le nommer directeur chargé du réseau européen. C’est une décision contre laquelle je ne me suis pas élevé, mais en y réfléchissant, à partir du moment où l’homme risquait de dissimuler des choses, il est évident qu’on le mettait là dans une position où il pouvait organiser la dissimulation.

M. Henri EMMANUELLI : Quand cette nomination est-elle intervenue ?

M. Jean-Maxime LÉVÊQUE : De mon temps. J’ai accepté la proposition qui a été faite par M. Wolkenstein, tendant à le nommer à Paris, pour des raisons qui tenaient au fait qu’il était depuis longtemps à Rotterdam. J’ai accepté cette nomination. Je remarque que la même chose se reproduit actuellement au Crédit lyonnais, puisque le président du Crédit lyonnais Belgique vient d’être nommé directeur de l’Europe. Ce n’est pas une bonne chose en soi, c’est évident.

M. le Rapporteur : En ce qui concerne M. Parretti, à quand remonte, selon vous, son premier lien commercial avec la banque ? Des documents et des traces tendraient à prouver qu’il était déjà en contact avec le CLBN à la fin de 1986.

M. Jean-Maxime LÉVÊQUE : Je n’en sais absolument rien.

M. le Rapporteur : La version officielle, c’est plutôt mi-1987.

M. Jean-Maxime LÉVÊQUE : Je n’en sais absolument rien. J’ai vaguement entendu parler de ce nom, certainement en 1987 et pas en 1986.

M. Henri EMMANUELLI : Monsieur le Président, jusqu’à présent, à nos demandes sur les dossiers, les personnes auditionnées ont généralement opposé le secret bancaire. Vous en avez évoqué un certain nombre en expliquant qu’ayant été mis en cause dans la presse, vous souhaitiez fournir des explications à la Commission.

Je voulais également vous demander — mais vous venez de répondre — quand ce M. Parretti était devenu client de cette banque hollandaise.

Par ailleurs, est-ce que, lorsque vous étiez président du Crédit lyonnais, vous aviez conservé des relations avec le groupe IBI ?

M. Jean-Maxime LÉVÊQUE : Oui, j’en étais resté administrateur à titre personnel, au niveau de la « holding » (sic) et, peut-être, de la banque luxembourgeoise.

M. Henri EMMANUELLI : M. Peyrelevade a fait, sur la création des liens entre ce groupe et le Crédit lyonnais, un descriptif qui ressemble beaucoup au vôtre. Les autorités monétaires ont souhaité qu’il y ait un actionnaire de référence, et comme les Luxembourgeois estimaient que l’essentiel de l’activité était en France, il fallait que ce soit un actionnaire de référence français. Avant de proposer au Crédit lyonnais de devenir actionnaire, avez-vous contacté des groupes privés ?

M. Jean-Maxime LÉVÉQUE : J’ai rencontré, sur sa proposition, un groupe industriel et financier, le groupe Malard, qui était alors en pleine progression. Mais j’ai rapidement réalisé que ce n’était pas une bonne solution et que c’était avec une banque très importante qu’il fallait passer un accord.

M. Henri EMMANUELLI : Un point est à éclaircir sur l’affaire de la caution liée à la remise des titres à la banque Stern. M. Peyrelevade nous a dit qu’elle avait été accordée en juillet 1988. I1 nous a fait un descriptif assez long de la genèse de l’opération. Il nous a dit avoir entendu parler pour la première fois de M. Parretti à l’occasion de l’affaire Melia, en Espagne. Puis, le retrouvant comme acheteur de sa participation dans le groupe Rivaud — il était alors chez Stern —, il a enquêté et obtenu des renseignements « mitigés », pour ne pas ajouter des épithètes à des épithètes. Et lorsqu’on lui a proposé la caution du Crédit lyonnais, il a, ce qu’il faisait rarement, nous a-t-il dit, téléphoné au Crédit lyonnais pour s’assurer que celui-ci allait bien donner une caution à ce monsieur.

Est-ce que vous confirmez que, lorsque vous étiez président du Crédit lyonnais, cette caution n’a pas été délivrée ? J’ai cru comprendre que oui.

M. Jean-Maxime LÉVÉQUE : Je peux vous dire que, ayant eu connaissance de cette demande, j’ai dit : « Il n’en est pas question avant qu’on m’ait précisé ce qu’est ce personnage Parretti ». Je n’ai jamais eu de réponse. Par conséquent, je considère, après ce que vous venez de dire, soit que cette caution n’a pas été donnée du temps où j’étais président, soit qu’elle a été donnée à mon insu.

M. Henri EMMANUELLI : Vous venez de dire que lorsque vous étiez président, vous aviez senti qu’il pouvait y avoir un problème de contrôle sur les filiales étrangères et que vous vous étiez interrogé, dans cette hypothèse, sur ce qu’il faudrait faire si la banque était privatisée. Estimez-vous qu’une banque privatisée aurait évité ce genre de dérapage ? Si oui, comment expliquez-vous le sinistre de la Citibank ?

M. Jean-Maxime LÉVÉQUE : Excusez-moi, mais vous avez compris la déclaration que j’ai faite à ce sujet d’une façon que je n’imaginais pas. Je n’ai jamais voulu dire qu’une banque privatisée peut éviter d’avoir les difficultés de la nature de celles que nous sommes en train d’évoquer. Je ne fais, à cet égard, aucune différence entre les banques privatisées, les banques privées ou nationalisées. Je pense que dans toutes les grandes banques, il y a des risques de ce genre.

J’ai simplement voulu dire que je n’avais que peu de temps pour agir, j’avais des priorités. Je vous ai indiqué lesquelles. Mais je vous ai expliqué aussi qu’en dehors des événements quotidiens et des réformes immédiates que je menais, je pensais un peu à l’avenir.

Mon avenir n’existait que dans la mesure où le Crédit lyonnais était privatisé. C’est pourquoi je vous ai dit qu’en réfléchissant alors à ce que deviendrait le Crédit lyonnais privatisé, je pensais qu’en matière d’engagements, quelque chose devrait probablement être réformé.

M. Philippe AUBERGER, Président : Peut-être faut-il préciser, pour tous nos collègues, que vous êtes né, d’après votre biographie, le 9 septembre 1923 et que, par conséquent, vous étiez atteint par la limite d’âge en septembre 1988.

M. Jean-Maxime LÉVÉQUE : En réalité, je ne l’étais pas, parce qu’il y a des épisodes qui ont peut-être été oubliés mais que certains d’entre vous ont vécus. Je remercie ceux qui s’en sont préoccupés et qui ont fait le nécessaire pour moi.

J’étais en effet dans une situation singulière. J’avais été nommé président le 24 juillet 1986, pour trois ans, comme tous les présidents. Cela signifiait que je devais en principe quitter le Crédit lyonnais en juillet 1989, s’il restait nationalisé et s’il n’y avait pas eu de limite d’âge, mais que, compte tenu de la limite d’âge, je devais en réalité partir au mois de septembre 1988.

Or les élections — les élections législatives qui ont suivi, mais surtout l’élection présidentielle — ont eu lieu en 1988. Lorsque M. Balladur a décidé, après la crise boursière de 1987, de ne plus privatiser d’établissement et, par conséquent, d’annuler la décision concernant le Crédit lyonnais, j’ai considéré que si la majorité était reconduite, j’allais me retrouver dans une situation complètement idiote : les élections auraient eu lieu, le nouveau gouvernement aurait été mis en place en mai ou juin et on saurait que je partirais au mois de septembre, du fait de la limite d’âge. J’ai alors estimé que, s’il y avait une chance pour que la majorité de l’époque soit élue et que je puisse reprendre le projet de privatisation du Crédit lyonnais, il fallait que je dispose d’un peu plus de temps que celui dont je disposais du fait de cette limite d’âge. J’ai donc souhaité qu’une disposition législative, qui me paraissait tout à fait normale, dispose que, par exception aux règles de limite d’âge, les présidents qui avaient été nommés pour trois ans dans le cadre de la loi de privatisation puissent terminer leur mandat. Cela me donnait un petit peu plus de temps, c’est-à-dire jusqu’en juillet 1989, pour procéder à la privatisation, ce que je n’aurais certainement pas pu faire entre les mois d’avril ou mai et le mois de septembre 1988.

M. Alain GRIOTTERAY : Monsieur le président, vous avez fait un exposé très complet de la période de votre mandat. A la fin, évoquant les contrôles, vous avez précisé que pour de grands investissements, votre décision devait être évoquée en haut lieu, en l’occurrence par le ministre lui-même.

M. Jean-Maxime LÉVÉQUE : Cela a été une surprise.

M. Alain GRIOTTERAY : Elle était donc évoquée par l’Etat actionnaire. Est-ce que c’était la coutume ? Quelles grandes décisions du président ou de la direction du Crédit lyonnais étaient traditionnellement évoquées, durant votre mandat, par le ministre des Finances ou le Trésor ?

M. Jean-Maxime LÉVÊQUE : Je parle sans disposer des textes. Je vous réponds de mémoire. Je pense que les seules grandes décisions soumises à autorisation de la part de la direction du Trésor étaient les investissements. C’était le cas de cette affaire. Je n’ai pas le souvenir que d’autres décisions aient pu être soumises à une autorisation. Je pense que le contrôle qui était exercé par la direction du Trésor se faisait essentiellement à travers sa présence au conseil d’administration.

M. Alain GRIOTTERAY : Le représentant de l’Etat intervenait dans les réunions du conseil d’administration. Est-ce uniquement en conseil d’administration qu’il manifestait en son nom ses critiques ou bien vous rencontrait-il en tête à tête pour vous demander de ne pas faire telle ou telle chose ? Je pose la question parce qu’un certain nombre d’auditions ont laissé entendre que le président était très libre, sinon totalement libre de ses décisions, et qu’il en était en réalité seul responsable.

Vous nous avez dit qu’il avait existé, durant votre présidence, un contrôle, certes assez souple, mais un contrôle tout de même, et que certaines grandes décisions étaient critiquées et, sinon refusées, du moins discutées. Par exemple, si un de vos clients lançait une OPA financée par le Crédit lyonnais, le Trésor intervenait-il ou bien n’intervenait-il pas, même si celle-ci ne pouvait être réalisée que si une banque de l’importance du Crédit lyonnais, nationalisée ou pas, lui en donnait les moyens ?

M. Jean-Maxime LÉVÉQUE : Je crois qu’en matière d’OPA je n’avais absolument pas la nécessité de demander l’autorisation du ministère des Finances. Je le répète, cette autorisation n’était nécessaire que pour des investissements en capital.

M. Gilles CARREZ : Monsieur le Président, lorsque vous avez eu la responsabilité d’IBI, en 1988, la filiale française, IB, était-elle déjà très largement engagée dans l’immobilier ? Ses engagements se sont-ils fortement accrus dans les années suivantes et selon quels critères et quelles méthodes ? Ses principaux interlocuteurs étaient-ils des marchands de biens ou des promoteurs ? Comment était réalisée la sélection des affaires ?

Vous avez indiqué que les actifs immobiliers venant d’IBSA représentaient moins de 10 % du total des actifs transférés à OIG.

M. Jean-Maxime LÉVÊQUE : A peu près 10 %.

M. Gilles CARREZ : Savez-vous quel pourcentage d’actifs immobiliers d’IBSA représentent ces 10 % transférés à OIG ?

M. Jean-Maxime LÉVÊQUE : Il y a deux parties dans OIG. J’ai parlé de ce qui provient d’IBSA, mais il y a aussi des crédits qui, semble-t-il, viennent de la banque Colbert. Il m’est très difficile de faire la distinction.

M. Philippe AUBERGER, Président : Etes-vous toujours administrateur de la banque Colbert ?

M. Jean-Maxime LÉVÊQUE : Je suis administrateur de la banque Colbert.

En ce qui concerne la banque IBSA, ce n’est pas moi qui la gérais ; j’étais président de la « holding » (sic). Pour répondre à la question précise que vous me posez, il est vrai — je l’ai d’ailleurs dit tout à l’heure — que lorsque je suis devenu, en 1988, président de cette « holding » (sic), je me suis aperçu que la banque française avait essentiellement une activité dans le domaine immobilier.

A cette époque, elle paraissait tout à fait profitable. Les résultats de la banque étaient, dans l’ensemble, très brillants. Je soulignerai que les problèmes en matière de crédit immobilier sont apparus en 1992, à un moment où, précisément, la négociation au sujet de la constitution de la banque Colbert était déjà engagée.

M. Jean-Jacques DESCAMPS : M. le Président, lorsque vous avez parlé du contrôle, vous avez semblé donner beaucoup d’importance au rôle qu’a joué, à côté de vous, le directeur de la comptabilité. J’ai bien compris que c’était le directeur financier, c’est-à-dire le responsable d’une des directions que vous avez créées. Selon vos propos, en plus du rôle habituel des directions financières, elle avait un rôle d’analyse et de prévision, de relation avec les actionnaires — je passe sur la préparation de la privatisation — ; ces deux dernières fonctions me paraissent très importantes. Son directeur est-il resté en fonction après votre départ ? Estimez-vous qu’il a continué à jouer ce rôle ?

M. Jean-Maxime LÉVÊQUE : Je veux être très précis. Je vous ferai part de l’expérience d’un homme qui a été président du Crédit commercial de France et président du Crédit lyonnais. Je pense que le directeur de la comptabilité — je vous dirai tout à l’heure de qui il s’agissait — a forcément un rôle très important dans l’organisation d’une banque, parce que c’est lui qui collecte toutes les informations d’ordre comptable et qui est chargé de la préparation du bilan et des comptes de résultat. Par conséquent, c’est lui qui voit arriver toutes les propositions de provisions et c’est lui qui doit juger si les provisions correspondent véritablement à ce qu’elles doivent être.

Il est nécessaire que cet homme ait à la fois une très bonne expérience de la maison et une rigueur personnelle qui lui permette de se rendre pleinement compte de ce qui se passe. Il joue, à cet égard, un rôle très important vis-à-vis du président. C’est un rôle fondamental.

Je vous rappelle que j’avais décidé de créer une direction financière. Celle-ci a eu pour tâche de diriger de loin tous les services déjà en place qui avaient une responsabilité financière, mais que j’en ai ajouté d’autres.

Le directeur financier que j’ai nommé, c’est M. François Gille, mais le directeur de la comptabilité auquel je pensais, c’est M. Gonzales, qui est aujourd’hui président de la filiale d’assurance du Crédit lyonnais, l’Union des assurances fédérales. L’expérience m’avait montré qu’il faisait partie de ces hommes à qui on n’en comptait pas, à la fois lucide, sévère et plutôt pessimiste.

M. Didier MIGAUD : Monsieur le Président, vous étiez à IB avant de devenir président du Crédit lyonnais. Vous avez dit qu’alors que vous étiez président du Crédit lyonnais, vous êtes resté administrateur d’IB. L’étiez-vous à titre personnel ou représentiez-vous le Crédit lyonnais, qui pouvait avoir déjà quelques liens avec IB ?

M. Jean-Maxime LÉVÉQUE : Je réponds tout de suite. C’était à titre purement personnel.

M. Didier MIGAUD : Par ailleurs, vous avez parlé d’un pourcentage de 10 % des actifs transférés d’IBSA sur OIG. Ce sont 10 % par rapport à quoi ?

M. Jean-Maxime LÉVÉQUE : Par rapport au total des actifs transférés à OIG, c’est-à-dire à la société de « defeasance » (sic).

M. Didier MIGAUD : 10 % de 43 milliards ?

M. Jean-Maxime LÉVËQUE : Ou 11 %, ou quelque chose comme ça.

M. Didier MIGAUD : Vous nous avez confirmé que lorsque vous avez pris la présidence du Crédit lyonnais, le Crédit lyonnais Hollande était déjà engagé dans le cinéma. L’engagement du Crédit lyonnais était-il plus important à la fin de votre présidence qu’au moment de votre arrivée ?

M. Jean-Maxime LÉVÉQUE : Je suis incapable de vous le dire, mais je ne le pense pas.

M. Yves FRÉVILLE : Je prolongerai la question de M. Migaud concernant l’affaire CLBN. Il nous a été dit qu’en 1987, la banque centrale de Hollande avertissait déjà la filiale hollandaise et son conseil de surveillance des risques déjà trop élevés qui auraient été pris à l’égard du cinéma. Je crois que c’est seulement plus tard que Paris a été averti. Comment expliquez-vous qu’une mise en garde d’une banque centrale à l’égard d’une filiale ne soit pas connue du siège central ? Comment s’effectuaient les relations entre les filiales et le siège central ?

M. Jean-Maxime LÉVÉQUE : Vous me posez des questions de procédure auxquelles je ne peux pas répondre de façon précise, car je ne sais pas exactement comment était organisé le contrôle de cette filiale néerlandaise par la direction des affaires internationales.

Tout ce que je puis préciser, c’est qu’il m’a toujours été exposé par les intéressés qu’il existait un système de centralisation des risques sur un seul client. Par conséquent, compte tenu de l’existence de ce système de centralisation et sachant qu’il y avait des instances — je pense au comité consultatif — dans lesquelles étaient énumérés tous les crédits importants accordés à des groupes, si l’affaire Parretti avait pris des proportions importantes, de deux choses l’une : ou bien je l’aurais su en assistant à ce comité consultatif, ou bien j’aurais été trompé car on aurait déconnecté, en quelque sorte, le système de centralisation.

M. le Rapporteur : Je reviendrai sur deux points. Premièrement, vous nous avez dit que la personne chargée du dossier Maxwell au Crédit lyonnais était passée chez le client.

M. Jean-Maxime LÉVÊQUE : Cela arrive.

M. le Rapporteur : Pouvez-vous nous citer son nom ? C’est M. Anselmini ?

M. Jean-Maxime LÉVÊQUE : Oui.

M. le Rapporteur : Le problème, c’est qu’on a retrouvé le même cas sur Cannon avec M. Naville, qui était directeur pour l’Europe et qui, après son départ à la retraite, est entré chez son ancien client. Est-ce une pratique assez courante au Crédit lyonnais ou est-ce uniquement le fait de hasards malheureux ?

Deuxièmement, quels étaient les actionnaires d’International Bankers. M. Haberer a eu une phrase un peu sévère dans une interview publiée dans un journal. Il a dit, en substance, mais sous une forme plus châtiée : « quand nous avons repris International Bankers, nous avons fait le ménage dans les actionnaires. Nous en avons renvoyé quelques uns qui n’étaient pas très convenables. » Quels étaient les actionnaires d’origine d’International Bankers ?

M. Jean-Maxime LÉVÊQUE : Je peux répondre très facilement là-dessus. 1982, c’est une époque que nous avons tous vécue, chacun de notre côté. C’était une période difficile pour moi. Mes collaborateurs ont essayé de constituer le capital de ce petit établissement. Ils ont fait appel à certains groupes qui avaient été en relation avec eux et à d’autres qui avaient eu des participations dans le Crédit commercial de France et qui avaient gagné de l’argent avec celles-ci. De plus, certains de ces actionnaires en ont amené d’autres. Un actionnaire a joué un rôle important : Akram Ojjeh. Il a fait venir un jour un personnage que je ne connaissais pas du tout, Trabouisi, qui a aussi apporté de l’argent dans cette affaire. Quand M. Haberer dit qu’on a fait le ménage, au moment de l’entrée du Crédit lyonnais, cela signifie qu’on en a effectivement profité pour faire partir M. Traboulsi.

M. Henri EMMANUELLI : Pas M. Akram Ojjeh ?

M. Jean-Maxime LÉVÊQUE : Pas M. Akram Ojjeh.

M. Philippe AUBERGER, Président : Il n’y a plus d’autres questions ? M. le Président, il me reste à vous remercier pour vos explications.

Audition de M. Jean-Yves HABERER

Président du Crédit lyonnais de 1988 à 1993

(Extrait du procès-verbal de la séance du 19 mai 1994)

Présidence de M. Philippe Séguin, Président

M. Jean-Yves Haberer est introduit.

M. le Président : Bonjour, Monsieur le Président.

Votre audition d’aujourd’hui se situant dans le prolongement de celle du 11 mai dernier, je considère qu’il n’est pas nécessaire de vous faire prêter serment à nouveau et, sauf si vous désirez maintenant présenter quelques observations supplémentaires à la Commission, je vous proposerai de répondre aux questions qui vont vous être posées.

Je me tourne donc vers notre Rapporteur auquel je donne la parole pour commencer.

M. le Rapporteur : Monsieur le Président, je vous prie de m’excuser d’entrer immédiatement dans le vif du sujet en revenant sur des sujets que nous avons déjà évoqués l’autre jour de manière plus générale.

Ma première série de questions concerne ce que j’appellerai la politique d’adossement que le Crédit lyonnais a pratiquée à l’égard d’un certain nombre de grands groupes français, industriels ou autres, notamment en les aidant, lors d’opérations d’extension, à vendre leurs sièges sociaux à des intervenants du secteur immobilier. Je pense à trois cas précis : le premier concerne l’opération de l’immeuble de la CFAO par rapport au groupe Pinault, sujet qui a été évoqué par la Cour des Comptes et la presse ; le deuxième concerne le rachat par Immopar, marchand de biens de la place de Paris, de l’immeuble Hachette du secteur du livre — Immopar ayant été aidé par le Crédit lyonnais pour opérer ce rachat lorsque Hachette connaissait des difficultés avec la Cinq ; le troisième concerne l’immeuble Pelège, lors de la tentative d’OPA du groupe Pelège sur la SAE.

Quel est votre sentiment à ce sujet ? Ne pensez-vous pas qu’au travers de ces affaires, un soutien important a été apporté, qui peut avoir ses justifications, mais qu’en même temps, il apparaît aujourd’hui que certains immeubles ont été payés un peu cher et qu’on les retrouve dans les difficultés immobilières actuelles de la banque ?

M. le Président : La parole est à M. le Président.

M. Jean-Yves HABERER : La question de M. d’Aubert pose le problème de savoir ce qui peut et doit être dit ici, devant cette Commission. M. d’Aubert, sans hésiter, malgré le rapport et le mandat de la Commission, tels que je les ai lus et tels que j’ai d’ailleurs signé en avoir pris connaissance, évoque des cas extrêmement spécifiques, de clients dénommés.

Le secret bancaire s’applique aux opérations des banques et protège l’identité des clients. On peut parler de catégories de clients, de procédures, mais il protège l’identité des clients. Tous les anciens de la Cour des Comptes, ceux du moins qui y ont longtemps travaillé, savent que le secret bancaire s’étend à la Cour des Comptes lorsqu’elle intervient dans les entreprises bancaires du secteur public. Je ne peux répondre à ces questions, et surtout à deux d’entre elles, que si, monsieur le Président, vous me confirmez explicitement que je dois le faire.

Quand je dis deux sur trois, c’est qu’en ce qui concerne Immopar-Hachette, je reconnais là l’article de presse qui m’a stupéfié moi-même et m’a amené à passer un coup de téléphone à quelqu’un au Crédit lyonnais. Je n’avais jamais entendu parler de cela et je dis tout de suite qu’en l’occurrence, la relation n’est pas un cas d’adossement — adossement est d’ailleurs un terme très fort.

Dans les innombrables créanciers d’Immopar, le Crédit lyonnais, m’a-t-on dit, est pour un petit chiffre... petit. Je considère donc que c’est une question qui tombe d’elle-même.

Mais, pour le reste, monsieur le Président, que dois-je faire ? Si l’on commence à parler des clients à base de ce que la presse a pu en dire, le problème sera celui de ma mémoire. Le Crédit lyonnais compte 8 millions de clients. Je ne les connais pas tous. Et surtout, se pose un problème de déontologie, qu’il ne m’appartient pas de trancher.

M. le Président : La portée de l’obligation, nous disent les théoriciens, n’est pas toujours aisée à définir dans la pratique et les commissions d’enquête se trouvent dans une situation d’autant plus délicate que, dans les faits, il revient à chaque témoin entendu d’apprécier lui-même l’étendue de son obligation.

Il est vrai qu’en cas de divergence d’appréciation, c’est au Président de la Commission, et lorsque le rapport a été publié au bureau de l’Assemblée, d’engager devant les tribunaux les poursuites judiciaires pour refus de déposer.

Cela étant, monsieur le Président, vous avez probablement compris le sens de la question de M. d’Aubert, ne vous est-il possible d’y répondre en termes suffisamment généraux, s’agissant des problèmes liés à l’immobilier, pour ne pas paraître vous mettre en contradiction avec le secret bancaire ?

Par ailleurs, c’est à vous d’apprécier dans quelle mesure vous vous en déliez pour faire valoir vos propres droits.

M. Jean-Yves HABERER : J’ai, monsieur le Président, sous les yeux l’analyse juridique du secrétaire général du Crédit 1yonnais, M. Verny, qui est conseiller d’Etat, qui a été envoyée à tous ceux susceptibles d’être interrogés par la Commission d’enquête. Sur ce point, après de savantes études et consultations, il dit : « Les personnes dont la Commission d’enquête demande l’audition sont tenues de déposer et déposent sous serment, mais peuvent et, donc doivent, puisque le secret professionnel est une obligation légale, opposer le secret professionnel, le secret bancaire, pour ce qui concerne des clients dénommés. »

Cela étant, la question mérite naturellement une réponse.

Je dirai, tout d’abord, que le mot « adossement » ne me parait pas du tout approprié parce qu’il ne s’agit pas d’adossement mais de partenariat. Pour un financier, « adossement » signifie « être en partie sous le contrôle de ». Le Crédit lyonnais n’était pas sous le contrôle du groupe Pinault ou de la SAE, et réciproquement. Mais il y avait, en effet, un lien de capital avec le groupe Pinault.

Que fait-on à l’égard des groupes avec lesquels on est en relation de partenariat, c’est-à-dire une relation construite sur du moyen et du long terme ? Ce n’est pas un coup, une opération. On sait que l’on se retrouvera périodiquement pour faire le point de ce qui a été fait, voir ce qui peut encore être fait. De ce point de vue, l’un des axes stratégiques du Crédit lyonnais, dont je suis fier car il a été utile non seulement au Crédit lyonnais mais également à notre pays, a été d’offrir et de pratiquer ce partenariat avec un certain nombre de grands groupes, mais également avec de nombreuses PME que le Crédit lyonnais a aidé à grandir, devenir plus profitables et à accéder au marché.

Dans ces relations complexes, il arrive qu’interviennent des opérations du type de celles que M. d’Aubert évoquait et c’est ce que l’on appelle — pardonnez-moi si j’emploie le jargon professionnel qui n’est pas français mais que je traduirai — le « debt equity swap », c’est-à-dire on échange une créance contre une position de propriétaire. Cela veut dire que l’on restructure, que l’on consolide, que l’on recompose la relation financière avec un groupe. Il arrive donc que, pour diminuer l’endettement d’un groupe, l’on convertisse une créance en droit soit d’actionnaire, soit de propriétaire d’un actif identifié.

Toutes les banques le font. C’est l’ABC du métier bancaire. Cela se pratique beaucoup pour les groupes en expansion qui ont besoin de se refaire une marge pour pouvoir s’endetter. Il faut de temps en temps qu’ils diminuent leur endettement pour pouvoir ensuite l’augmenter et rester dans des ratios à peu près convenables d’endettement. Cela prend un certain nombre de formes.

M. d’Aubert a privilégié le cas des sièges sociaux parce que la presse en parle. Les sièges sociaux ne sont pas un actif immatériel comme une action et, donc, l’on apprend que le siège de tel ou tel groupe est mis en vente. Mais il y a eu beaucoup d’autres opérations, qui n’étaient pas des sièges sociaux.

En ce qui concerne ces sièges sociaux, le problème est celui des dates. Pour ceux qui ont été mentionnés, à la vérité, je ne me souviens plus des dates. Il s’est trouvé que la crise immobilière est arrivée et les sièges se sont révélés avoir moins de valeur. La pratique est tellement générale que, si j’étais un lecteur de presse doué de mémoire, je citerais de nombreux autres sièges sociaux parisiens, y compris d’institutions et d’établissements très connus, qui ont fait l’objet de transactions dans les premières années 1990, et dont le Crédit lyonnais n’était pas l’acheteur. Chacun a des noms en mémoire.

Nous avons eu notre part de marché dans ce type d’opérations financières, qui ne sont pas de complaisance, je m’empresse de le dire. Les intérêts de la banque bien conçus amènent à recomposer les relations financières avec un groupe. Il y a des cas, compréhensibles, où il est préférable pour la banque d’être propriétaire d’un immeuble, même soumis aux aléas du marché — car c’est un actif, c’est du réel, c’est de la pierre, qui vaudra tôt ou tard quelque chose — que de garder des créances qui ne sont, tous comptes faits, que des morceaux de papier.

M. le Rapporteur : Monsieur le Président, je voudrais revenir à un autre cas, qui est tellement public que je ne pense pas qu’il soit couvert par le secret bancaire, qui touche aux débuts de l’affaire Pathé et MGM. C’est à propos d’un communiqué du Crédit lyonnais que vous aviez signé, du 11 juillet 1991, qui était une grande mise au point sur la position du Crédit lyonnais par rapport à M. Parretti et à l’affaire MGM.

Dans ce communiqué, vous disiez : « J’avais au début de 1990 demandé de plafonner, puis de faire maigrir l’encours sur le groupe Parretti alors d’environ 400 millions de F. et plus explicitement, quelques mois plus tard, nous avions demandé au CLBN de ne pas contribuer au financement de l’acquisition de MGM. Néanmoins, en octobre 1990, sur la foi d’assurances extérieures apportées par M. Parretti, le CLBN et notre directeur Europe ont cru pouvoir prendre sur eux de mettre en place 160 millions de dollars à très court terme en relais d’investisseurs. » Je ne crois pas trahir vos paroles ni vos écrits.

A propos de cette déclaration, je voudrais savoir quelles démarches vous avez entreprises à l’intérieur de la banque pour demander de plafonner l’encours sur le groupe Parretti. Y a-t-il une trace écrite ? Cela a-t-il transité par la direction des relations internationales ? Peut-être même par la direction générale ? A la fois au début de 1990 et quand vous dites « plus explicitement, quelques mois plus tard ». C’est la première partie de ma question concernant ce communiqué intéressant du 11 juillet 1991.

M. le Président : Je vais essayer de replacer cette question dans un contexte plus large.

Lors de votre audition, vous nous avez donné quatre raisons, que vous avez développées, pour expliquer les difficultés qu’a pu rencontrer le Crédit lyonnais. Nous avons eu l’occasion d’entendre le Gouverneur de la Banque de France, qui était directeur du Trésor à l’époque concernée — nous aurons l’occasion d’y revenir par la suite. Sur ces quatre raisons, il en retient trois. Il écarte, ce qui ne vous étonnera pas, celle relative au renforcement des règles prudentielles — nous aurons l’occasion de revenir sur ce point. En revanche, il a évoqué une quatrième raison pour ce qui le concernait, qui était l’insuffisante maîtrise des filiales.

S’agissant de cette dernière, lors du premier entretien que nous avons eu avec vous, deux illustrations nous reviennent : Altus et cette affaire CLBN, sur laquelle M. le Directeur du Trésor nous a rappelé que vous aviez reconnu vous-même un dysfonctionnement. Donc, pourriez-vous revenir sur ce point et illustrer ce propos ?

M. Jean-Yves HABERER : Sur les filiales, j’espère avoir une autre occasion d’y revenir parce qu’il y a là un aspect météorologique qui me fait sourire intérieurement.

Nous consolidons dans les comptes du Crédit lyonnais 550 filiales dont quelques unes ont eu des problèmes du fait de la crise économique. Aussi longtemps qu’elles dégageaient des résultats positifs, personne n’a jamais parlé de dysfonctionnement du contrôle des filiales. Naturellement, le jour où la crise les a mises en rouge, tout le monde a fui les responsabilités et a parlé de dysfonctionnement du contrôle des filiales alors qu’il existait des structures chargées de ce contrôle et que c’est à elles d’expliquer pourquoi elles n’ont pas contrôlé.

Dans le cas particulier, malgré votre intervention, Monsieur le Président, pour situer la question de M. d’Aubert, à nouveau, avec mon petit outil de référence, je note que selon un expert « la commission d’enquête ne peut porter sur des faits qui ont donné lieu à des poursuites judiciaires et aussi longtemps que ces poursuites sont en cours ». Il y a actuellement un certain nombre de procès où la question de M. d’Aubert prend place. La preuve en est que la question qu’il vient de me poser est exactement celle — coïncidence — qui m’a été posée par l’avocat de M. Kerkorian lorsque j’ai été interrogé comme témoin.

Or, le procès de M. Kerkorian n’est pas terminé. Un appel a été fait devant une instance fédérale. Nous n’avions jamais mis beaucoup d’espoir dans les instances californiennes et avons fait appel devant les instances fédérales. Le procès avec M. Kerkorian est donc toujours ouvert. Il faut que la Commission sache que, dans ce procès, comme dans d’autres que nous avons gagnés, la thèse des adversaires consiste à dire — ce n’est pas d’ailleurs sans saveur — : « Le CLBN a prêté à son client plus qu’il n’aurait dû, c’est-à-dire plus que son client ne le lui demandait. » C’est ainsi que nous avons été l’objet d’une instance judiciaire reconventionnelle qui a finalement tourné court, où M. Parretti réclamait plusieurs milliards de dommages et intérêts au Crédit lyonnais pour l’avoir endetté contre son gré. Les arguments qu’il emploie sont exactement ceux que M. d’Aubert voudrait me faire prononcer, c’est-à-dire reconnaître qu’il y a eu dysfonctionnement conduisant le Crédit lyonnais à prêter à M. Parretti plus qu’il ne fallait, contre son gré. J’ai donc une hésitation à être précis dans ma réponse pour des raisons que tout le monde comprendra puisqu’il s’agit encore d’enjeux non jugés portant sur des milliards de francs.

J’ai, en effet, en juillet 1991 fait une déclaration. C’est la seule. C’est une prose particulièrement élaborée. Elle n’est pas un premier jet. Nous savions, puisque nous étions déjà dans les instances judiciaires, que cette déclaration serait contemplée, analysée et évaluée. Elle a donc été rédigée après tous les recoupements nécessaires et les lectures préalables nécessaires, y compris celles des avocats. Donc, elle est en béton, selon les informations dont nous disposions ce jour-là. [...]

M. le Rapporteur : Nous allons aborder un autre sujet : celui d’Altus. J’ai lu dans une de vos déclarations qu’Altus — les termes sont peut-être un peu approximatifs — est ce que le Crédit lyonnais ne sait pas faire, ne peut pas faire, ne veut pas faire.

Il me semble que vous étiez Président du conseil d’administration d’Altus.

M. Jean-Yves HABERER : J’ai remplacé M. Gomez qui est devenu vice-président.

M. le Rapporteur : Pourriez-vous nous dire ce que recouvre cette phrase « ne sait pas faire, ne peut pas faire, ne veut pas faire » ?

M. Jean-Yves HABERER : L’acquisition d’Altus s’est faite en plusieurs étapes. C’est une opération qui nous a apporté à peu près 15 milliards de fonds propres durs, selon le ratio Cooke.

Ce qui veut dire qu’en potentiel de développement, l’arrivée de Thomson-CSF Finances, devenu Altus, nous a permis de faire à peu près 350 milliards de crédit. Il faut 4% de fonds propres durs ; multipliez 15 par 25, vous êtes à 375.

Donc une opération superbe, qui nous a permis une partie de notre stratégie européenne.

Altus était un « animal » déjà constitué et considéré comme étrange, puisque né d’une sorte d’externalisation de la gestion de la trésorerie en devises du groupe Thomson ; il avait peu à peu dérivé vers une banque de marché, comme il y en avait beaucoup à cette époque de bulle financière ; avant même d’être dans le groupe Crédit lyonnais, il avait commencé à intervenir comme banque d’affaires, c’est-à-dire sur d’autres actifs que les actifs purement cotés sur les marchés financiers.

Il fallait — c’est le rôle d’un Président — expliquer qu’Altus était quelque chose de très spécial et cette formule a été mise au point par MM. Gomez, Hénin et moi-même. Il faut voir la tradition de banque commerciale du Crédit lyonnais. C’était très bizarre cette institution qui, avec 200 personnes et en quelques années, était devenue aussi grosse que le tiers du Crédit lyonnais, selon les évaluations de la commission d’évaluation des entreprises publiques qui a servi de base aux transactions. Le Crédit lyonnais avait mis 125 ans pour devenir trois fois Altus.

Dans la maison, on se demandait donc ce « qu’allait faire Altus ». Cette formule, c’est de la communication interne, je pense que M 1e Rapporteur comprend ce que cela veut dire. C’est simplificateur naturellement, car Altus faisait aussi des choses que faisait le Crédit lyonnais. La ligne stratégique d’Altus a été de tenter — avec plus ou moins de bonheur — de sortir des coups qui était faits sur les marchés des changes et sur les marchés de « futures » (sic) — c’est comme cela qu’Altus avait fait une grande partie de son développement — et je trouvais cela très risqué.

J’ai donc demandé à Jean-François Hénin de faire apparaître des ressources récurrentes, c’est-à-dire d’avoir des revenus chaque année, quelles que soient les fluctuations du marché.

C’est d’ailleurs dans ce cadre qu’il s’est intéressé aux obligations à haut risque mais à haut rendement américaines, parce que ces obligations étaient très décotées, qu’on pouvait prévoir qu’elles auraient un rendement très élevé, de l’ordre de 20 à 25 % par an, et qu’il ne serait pas mauvais de s’en constituer un portefeuille pour avoir des revenus récurrents.

C’est comme cela qu’a commencé, je dirais, la prospection des « junk bonds » (sic), qui a d’ailleurs été commencée avant l’opération spectaculaire que la presse américaine a salué comme la transaction de l’année, « the deal of the year » (sic).

Voilà ce que l’on peut dire d’Altus.

Je m’empresse de dire aussi — je crois l’avoir déjà dit l’autre jour — que la diabolisation du passé, dans les conditions dans lesquelles a été fait le changement de management au Crédit lyonnais, était absolument inévitable. Elle a commencé un peu avant pour Altus Aussi longtemps qu’Altus rapportait des milliards, personne n’osait piper mot. Tout le monde trouvait Altus génial. C’était quand même bien bon de voir ces 200 personnes gagner plus de milliards que les 25.000 de la direction centrale des agences de France.

Le premier accroc, de ce point de vue là, a été la guerre du Golfe, qui a fait brutalement varier les taux de change et fait faire à Altus une très grosse perte. Il y a eu un semestre de très grosses pertes, effacées le semestre suivant, brillamment. J’ai alors entendu les premiers décibels. Il y avait quand même une guerre pour expliquer la chose.

Ensuite, il y a eu la crise. Or, c’est toujours la même chose : aussi longtemps qu’Altus allait bien, personne n’allait y voir ; le jour où Altus a eu des problèmes, ceux qui auraient dû aller voir constamment ont commencé à y aller.

M. le Rapporteur : Monsieur le Président, en-dehors de l’opération sur les obligations à haut risque et à haut rendement, qui a été saluée comme un grand succès, il y a aussi d’autres opérations qui ont été plus malheureuses.

Le reproche général fait à M. Hénin — nous lui demanderons bien sûr ce qu’il en pense — est que certaines acquisitions étaient faites un peu rapidement, sans les audits nécessaires, apparemment parce que tel ou tel entrepreneur avait fait une impression extrêmement favorable, peut-être un peu superficielle, à M. Hénin.

Il y a eu des incidents avant que n’éclate la crise immobilière, l’alerte dont vous venez de nous parler, en particulier l’affaire de la banque Saga qui est d’ailleurs, je crois, allée en justice ; cette banque a été rachetée dans des conditions très rapides par Altus.

Je voudrais savoir si, d’une manière générale, en-dehors du fait — c’est ce que vous nous avez dit l’autre jour — que M. Hénin faisait souvent appel à des consultants pour le conseiller dans tel ou tel investissement, vous même en tant que Président d’Altus aviez votre mot à dire sur des achats comme la banque Saga, si vous discutiez avec M. Hénin de l’opportunité et si vous pouviez vous rassurer sur la solidité de l’entreprise rachetée ou de l’éthique de certains personnages à la tête de ces entreprises.

Une autre impression ressort de l’actif d’Altus, c’est une espèce de bric à brac ; il y a un peu de tout. On ne voit pas très bien où est la logique industrielle, financière ou économique dans un mélange de golfs, d’entreprises comme Souléiado, de secteurs bancaires. Cela ressemble à un inventaire à la Prévert.

Ma dernière question sur Altus concerne la situation actuelle de M. Hénin. I1 a été soumis à un feu de critiques. Il a, semble-t-il, préféré quitter le giron d’Altus à la fin 1993 et s’installer « à son compte » dans une société qui s’appelle Electricité et Eaux de Madagascar.

Pour que cette société puisse faire des affaires et fonctionner comme une société financière, il a reçu une aide du Crédit lyonnais pour se mettre à son compte. Est-ce que je me trompe dans cette interprétation ? Trouvez-vous normal qu’après que M. Hénin a exercé ses talents à Altus — talents que l’on peut quand même contester —, on lui donne une deuxième chance d’exercer à nouveau ses talents, cette fois au travers d’Electricité et Eaux de Madagascar ?

M. Jean-Yves HABERER : I1 n’est pas toujours facile de répondre aux questions de M. d’Aubert, non seulement parce qu’elles sont pertinentes, mais aussi parce qu’elles fleurissent — si vous me permettez ce mot — en beaucoup de sous-questions, elles-mêmes divisées en sous-sous-questions. J’ai peur d’en perdre au passage, bien que je tende les bras pour tout mettre en mémoire.

Le premier point est que, puisque vous avez l’intention d’entendre M. Hénin, vous aurez de première main, de manière beaucoup plus précise qu’avec moi, des informations sur sa manière de travailler.

Je dirais que conformément aux recommandations que j’avais reçues de M. Gomez, mon prédécesseur, si l’on peut dire, dans cette relation très spéciale qui consiste à encadrer les réflexions stratégiques de M. Hénin, j’ai veillé à ne pas endommager la créativité de M. Hénin par un système de carcan bureaucratique.

M. Gomez avait absolument raison.

Cela coïncidait avec mon expérience de Paribas dont les meilleures têtes travaillent aussi de cette façon-là. Dans une banque, il y a l’infanterie, les gros bataillons, et il faut quelques chevau-légers qui font des incursions loin des frontières, qui ont des idées et qui font des affaires.

De ce point de vue, les choses étaient largement commencées quand nous sommes entrés dans le contrôle d’Altus. Par exemple, vous citiez les golfs. Il y avait déjà, du temps de Thomson CSF, des golfs. Je crois bien que l’opération concernant la banque Saga était déjà commencée à ce moment-là. D’autres actifs bancaires étaient déjà constitués du temps de Thomson, dans ce qui était devenu la SBT, la Société de Banque de Thomson.

Ce que M. Hénin privilégiait, c’était la rapidité.

Je n’étonnerai personne autour de cette table en disant que la plupart des banques fonctionnent — parce qu’il est très difficile d’être banquier, cela consiste toujours à gérer le risque — avec des circuits bureaucratiques qui sont parfois encore plus lents que ceux de l’administration. Il faut le savoir. Dans les interventions que nous recevons parfois des parlementaires, il y a des étonnements légitimes, consistant à dire que l’entreprise machin a son dossier depuis six mois et attend que l’on réponde oui ou non.

On ne fait pas des affaires comme cela et M. Hénin était, à juste titre, convaincu qu’un certain nombre d’affaires ne se font qu’en les faisant vite et j’ajouterai même, en payant comptant.

Nous avons réussi alors qu’il y avait sept concurrents américains car le juge chargé de mettre aux enchères les « junk bonds » (sic) de la compagnie d’assurance qui avait été en dépôt de bilan, a veillé à ce qu’il y ait concurrence. Dans un premier temps, nous étions seuls. Il n’a pas voulu conclure avec nous. Il a tordu les procédures pour susciter un délai. Moyennant quoi, nous avons eu sept concurrents.

Pourquoi avons-nous réussi cette opération ? Parce que nous étions les seuls à payer cash. Tous les autres se proposaient de se payer sur la bête ou de payer d’une manière échelonnée. Le juge voulait que ce dossier soit terminé. Il a donc privilégié, à prix égal, l’offre de payer cash.

L’une des premières opérations que j’ai connue au titre d’Altus qui ne s’appelait d’ailleurs peut-être pas encore Altus, a été Garonor. Axa voulait, comme toujours dans le cas des compagnies d’assurances, pour les écritures du 31 décembre, réaliser une plus-value sur un actif qui était Garonor. I1 y avait plusieurs offres et M. Hénin en a fait une en disant qu’il payait comptant. Ce qui permettait à Axa d’inscrire la plus-value en une fois et non en plusieurs. Il a eu Garonor, qu’il a d’ailleurs revendu deux mois plus tard 20 % plus cher.

C’était très séduisant de voir M. Hénin faire ce que le Crédit lyonnais ne savait pas faire, ne pouvait pas faire. La rapidité avait commencé.

En ce qui concerne les consultants et les affaires bancaires, vous aurez certainement une meilleure information de première main.

Pour ma part, j’ai fait une évaluation globale, à laquelle je reste fidèle. Je ne suis pas de ceux qui diabolisent M. Hénin comme c’est la mode aujourd’hui au Crédit lyonnais parce que le nouveau président a fait porter le chapeau des pertes à quelques filiales, dont Altus et que c’est là-dessus qu’il y a eu ces gonflements de provisions dont je parlais pour obtenir le chiffrage politique décidé à Matignon contre la lettre de M. Alphandéry du 28 février 1994 — je n’avais pas la date précise l’autre jour — que vous vous ferez certainement communiquer, qui fait six ou sept pages.

Certes, M. Hénin n’est pas parfait. Il a commis des erreurs. Mais tout le monde a commis des erreurs. J’ai commis des erreurs. Mais, en gros, il a tout de même fait beaucoup plus de bonnes choses que de mauvaises et le groupe était assez grand pour se permettre d’avoir un homme de ce profil.

M. Hénin est un homme qui a besoin de vivre en confiance. Il vous le dira. I1 a eu cette chance avec M. Gomez. Il l’a eue avec moi. Il y a deux façons de manager des équipes. Cela vaut pour les entreprises comme pour d’autres choses dans la vie : ou l’on fait régner la terreur, moyennant quoi personne ne bouge, tout se ralentit, personne ne prend plus de risques et l’ambiance est un peu désagréable, ou l’on vit en confiance et les talents s’épanouissent. Il faut bien sûr veiller à ce qu’ils ne s’épanouissent pas de manière perverse. Je suis de ceux qui aiment faire vivre en confiance les équipes dont on me donne la responsabilité. Je l’ai toujours fait et, à 61 ans, je commence à arriver à l’âge de la réflexion, je pense avoir eu constamment raison de le faire.

Pour ce qui est de M. Hénin, il vivait en confiance avec M. Gomez, il a vécu en confiance avec moi. Il m’avait toujours dit — lorsqu’à partir de l’offensive de janvier 1993, les groupes de travail des partis de droite et les avocats de M. Kerkorian convergeaient leurs feux pour dire que j’étais fragile, que je n’allais pas passer t’été — qu’il partirait le même jour que moi. Il l’avait d’ailleurs dit par voie de presse. Il avait dit : « Je ne peux travailler qu’en confiance avec un grand président. » — excusez-moi, je suis allé jusqu’au bout de la citation, ce qui sous — entendait « n’imaginez pas que je resterai s’il y a un autre président ». Il est parti le jour de mon départ.

Ce qui me permet de dire à M. d’Aubert que les Eaux de Madagascar, c’est après mon départ.

M. Henri EMMANUELLI : J’aurai deux types de questions à poser d’abord sur quelques points particuliers dont, peut-être, certains appelleront des réponses hors procès-verbal et ensuite des questions d’ordre plus général.

Sur les points particuliers, nous avons parlé en début d’audition de ces opérations non pas « d’adossement », mais de consolidation des créances, de restructuration. On a cité le groupe Pinault. Y a-t-il eu, je me contenterai d’une réponse générale, un élément particulier concernant le rachat de ce siège ou qu’est-ce qui a attiré l’attention de notre Rapporteur sur ce dossier plutôt que sur d’autres ?

M. le Président : Est-ce une question à M. le Président ? Avez-vous une opinion sur ce point, Monsieur le Président ?

M. Jean-Yves HABERER : Ce qui, à mon avis, rend cette affaire particulière, c’est qu’elle a été largement commentée dans la presse, ce qui n’aurait pas dû avoir lieu. Je suis, pour ma part, respectueux du secret bancaire. I1 y a encore des banques qui respectent le secret de leurs clients. Si les clients racontent leurs opérations, c’est leur problème, mais ce n’est pas le rôle des banquiers et nous avons un mal fou à faire comprendre aux journalistes qu’une banque ne donne pas de détails. Combien de fois nous ont-ils interrogés sur cette histoire de sièges ! Le fait que l’on ne réponde pas leur faisait imaginer toutes sortes d’hypothèses, qu’il s’agissait d’un prix de complaisance, ceci ou cela. C’était tout simplement que c’était à M. Pinault de raconter son histoire s’il en avait envie, mais pas à nous. C’est comme cela. Je n’ai pas souvenir qu’il y ait eu quelque chose de particulier.

M. Henri EMMANUELLI : Sur cette malheureuse affaire MGM, à laquelle je suis un peu attaché pour avoir eu — je souhaite que cela figure au procès-verbal — le privilège de recevoir une lettre de Mme Clara Glaser, avocat de M. Kerkorian, me demandant d’aller témoigner dans le procès de M. Kerkorian pour des raisons qui m’échappent totalement. Ce n’était pas grave en soi, mais cela m’a valu ensuite quelques attentions de la presse, que j’ai moins appréciées. Lorsque j’ai demandé ce que je venais faire là-dedans, Mme Clara Glaser m’a dit qu’elle se reportait à des articles de presse parus en Hollande à la suite de déclarations mises dans la bouche de notre rapporteur sur le thème du financement du Parti socialiste par le Crédit lyonnais.

J’ignorais que des émissaires étaient venus en Europe et je commence à comprendre pourquoi mon nom a paru dans un grand quotidien qui, d’ailleurs, s’est excusé le lendemain.

Du coup, je me sens un peu concerné et cette histoire m’intéresse de plus en plus.

Hier nous avons écouté votre prédécesseur M. Lévêque qui, lui, est entré spontanément dans quatre ou cinq dossiers, y compris celui où il est le plus concerné.

D’après les déclarations que nous avons entendues des uns et des autres, il reste des points à éclaircir.

Tout d’abord, je n’ai pas encore réussi à comprendre à quel moment précis M. Parretti était devenu client de la filiale hollandaise.

Ensuite, concernant la caution du Crédit lyonnais destinée à couvrir les titres que détenait la banque Stern au titre de l’OPA qu’elle avait faite sur le groupe Rivaud, votre successeur M. Peyrelevade nous a dit que la caution avait été délivrée en juillet 1988. Votre prédécesseur, M. Lévêque, nous a dit que ce n’était pas le cas, qu’en juillet, il y avait simplement un extrait de procès-verbal du comité exécutif qu’il a d’ailleurs adjoint à un document qu’il nous a amené, disant que lui interdisait que cette caution soit donnée avant que l’on ait plus de renseignements.

Je vous demande donc si vous avez entendu parler dès votre arrivée de la délivrance de cette caution d’un peu plus d’un milliard ou si elle avait été délivrée avant ? Si vous en avez souvenance, pourriez-vous nous dire exactement quand a été délivrée cette caution ?

M. Philippe AUBERGER : Je voudrais juste donner une précision en ce qui concerne M. Parretti, que je ne connais pas. J’ai déjà donné cette précision à la commission des finances en son temps, il y a plusieurs années.

Il est de notoriété publique que la personne qui a été dans les années 88-90 le délégué de M. Parretti à Paris est un certain Jean-René Poillot. Or, il se trouve que je connais cette personne, qui a été mon adversaire aux élections législatives de 1989. Il s’est également présenté dans la principale commune de ma circonscription aux élections municipales de 1989 avec l’étiquette du parti socialiste. C’est un fait. Je tenais à ce que la Commission le sache.

M. Henri EMMANUELLI : Je ne vois pas ce que cela ajoute à ma question.

M. le Président : Je constate un conflit d’intérêts supplémentaire.

M. Jean-Yves HABERER : En ce qui concerne la deuxième question de M. Emmanuelli qui se réfère à une déclaration de M. Lévêque, je ne sais pas du tout. Je n’ai pas entendu parler de cela. Je n’en ai pas le moindre souvenir. Je voudrais tout de même rappeler ceci. Je suis parti du Crédit lyonnais, comme il se doit, les mains dans les poches. Je ne suis pas parti armé de dossiers. Sur des questions factuelles de ce genre, la maison est organisée. Si la curiosité de la commission va jusqu’à ce genre de détails, il faut poser les questions au Crédit lyonnais ou à ceux qui connaissent ce dossier.

Lorsque la MGM s’est révélé avoir des problèmes de trésorerie, au début de 1991, puisque, contrairement à la « solvency opinion » (sic) sur laquelle M. Kerkorian s’était appuyé, il n’y avait pas de trésorerie et la MGM était en rupture de paiement, M. Bernard Thiolon, le directeur général, m’a dit : « C’est un vaste dossier qui semble s’ouvrir. Je ne peux m’en occuper moi-même, je vous propose qu’il soit délégué à deux directeurs généraux adjoints — M. François Gille et M. Alexis Wolkenstein — dont les compétences se croisent parfaitement puisque l’un est chargé des grands contentieux et l’autre des affaires internationales. En outre, tous deux sont depuis des années administrateurs de CLBN ». Ce sont ces deux personnes qui connaissent cette affaire sur le bout du doigt, ne serait-ce que parce qu’ils ont été interrogés dans les procès, qui peuvent dire ce qu’il en est.

Pour ce qui est de M. Parretti, je dirai ce que j’en sais. M. Parretti est entré en clientèle, c’est la formule employée dans les banques, après avoir rencontré M. Vigon au festival de Cannes en mai 1987. CLBN, dont une des spécialités, dont un des gros fonds de commerce, était le financement du cinéma international, et notamment américain parce que le cinéma international est avant tout américain, avait comme client depuis très longtemps — je crois même avant que le contrôle du Crédit lyonnais s’y établisse en 1980 — le groupe Cannon et, il me semble, que la prise de contrôle du groupe Cannon par M. Parretti a fait entrer M. Parretti — pas la personne physique, mais la société qu’il représentait — en relation avec CLBN. C’est donc en 1987 que M. Parretti est devenu client.

J’avais fréquemment des personnes, des journalistes, dans les conférences de presse libres, au cours desquelles, à l’américaine, on répond au tout venant, qui me disaient : « Maxwell, Tapie, Parretti : trois socialistes. Pourquoi les avez-vous financés sur instruction du gouvernement socialiste ? » La réponse — c’était une boutade, je m’en suis maintes fois excusé auprès de M. Lévêque — pour l’effet de séance, consistait à dire que tous les trois étaient entrés en clientèle avant mon arrivée. Ce n’était pas pour faire porter un chapeau quelconque à mes prédécesseurs, mais pour rendre invraisemblable cette idée totalement folle. Je n’imagine pas M. Parretti ayant fait intervenir en 1987 auprès de M. Lévêque.

M. Tapie était le client de la SDBO depuis 1974. I1 en allait de même pour M. Maxwell. C’est du temps de M. Lévêque qu’il était devenu client. Ce n’est donc pas du temps du gouvernement socialiste qu’il nous avait demandé de lui faire crédit.

M. Henri EMMANUELLI : Si je me suis permis de poser cette question, c’est que M. Peyrelevade, lorsqu’il est venu, nous a parlé de cette caution et de la connaissance qu’il avait de M. Parretti dans une vie antérieure à celle du Crédit lyonnais pour lui, lorsqu’il était chez Stern. Il nous a rappelé qu’il s’était déjà trouvé confronté à M. Parretti à propos de l’OPA Melia en Espagne et qu’ensuite la deuxième fois qu’il en avait entendu parler, c’était lorsque le groupe Stern avait lancé une OPA sur le groupe Rivaud...

M. le Président : Vous allez y voir un conflit d’intérêts.

M. Henri EMMANUELLI :... que, dans ce groupe Rivaud, la banque Stern s’était aperçue qu’elle était trahie par le banquier chargé d’acheter des titres, qui les revendait chaque fois que cela devenait tangent, c’est-à-dire chaque fois que l’on approchait des 50 % et que le banquier, pris la main dans le sac, avait proposé à Stern de les racheter. M. Peyrelevade nous dit qu’ayant entendu parler de M. Parretti, il avait refusé de lui confier le moindre titre sans une caution bancaire.

C’est alors que le Crédit lyonnais s’est proposé de fournir cette caution, qui était importante puisqu’elle portait sur 1,2 milliard de francs. Ce n’est pas une petite signature. M. Peyrelevade nous dit cela et M. Lévêque nous dit qu’en juillet 1988, il a donné des instructions à M. Wolkenstein disant qu’il ne souhaitait pas que cette caution soit délivrée sans renseignements plus fouillés sur la personne de M. Parretti.

Donc, pour ce qui me concerne, je ne sais plus quand a été délivrée cette caution. Si vous n’en avez pas souvenir, je n’insiste pas et nous pourrons vérifier sur pièces.

M. le Président : M. Peyrelevade en fait grand cas.

M. le Rapporteur : Si je peux me permettre d’éclairer le débat, je pense que cette opération de la récupération par Parretti et Fiorini des titres Rivaud est une opération qui s’est déroulée entre avril 1988 et septembre 1988. Elle s’est terminée finalement par un chèque qui a été déposé le 15 septembre 1988, mais l’opération de garantie elle-même a peut-être été antérieure. Or, M. Haberer est entré en fonction le 15 septembre.

M. Jean-Yves HABERER : Première remarque : M. Peyrelevade à la banque Stern, a été nommé en juillet à l’UAP et, moi-même, c’est le 15 septembre que j’ai succédé à M. Lévêque ; M. Lévêque au Crédit lyonnais, ce n’est pas contemporain de moi au Crédit lyonnais.

Deuxième remarque : je n’ai pas souvenir de cela.

Troisième remarque : je suis très étonné de l’attention portée à cette caution. A-t-elle fait perdre de l’argent au Crédit lyonnais ? Le mandat de la Commission étant d’examiner l’origine des pertes, y a-t-il eu une perte sur cette caution ?

M. Henri EMMANUELLI : Monsieur le Président, si je me permets d’insister sur ce point, c’est qu’hier soir, M. Lévêque en a fait grand cas aussi. A l’une de mes questions portant sur sa déclaration initiale, il a dit, dans un premier temps, que cela ne s’était pas fait quand il était là. Si ce n’est pas le cas, c’est donc quand vous étiez là.

Ensuite, je dois reconnaître que dans un second temps, un peu plus prudent, il a dit que cela avait dû se faire après son départ ou avant, sans qu’il en ait été informé. C’est la raison pour laquelle je me permettais d’insister.

M. Jean-Yves HABERER : Il est très rare qu’une délivrance de caution monte à un président. Je n’ai pas souvenir pendant mes cinq années passées à la présidence du Crédit lyonnais d’avoir entendu parler d’une autre délivrance de caution. Cela se règle au niveau des directeurs généraux adjoints, qui président les comités de crédit de leur direction centrale. Il y a des banques dans la banque, je l’ai rappelé l’autre jour. Il y a cinq grands centres de profit et lorsqu’ils ont un doute ou besoin d’un conseil ou d’un arbitrage, le directeur général tranche. Cela a donc pu avoir lieu du temps de M. Lévêque ou du mien, à notre insu à tous deux.

Mais je reviens à ma question de savoir si cela a été à l’origine d’une perte. Si j’ai bien compris, la banque Rivaud qui était cautionnée, n’a pas honoré ?

M. Henri EMMANUELLI : Non, c’était une caution en faveur de M. Parretti.

M. le Président : Je vous lis un extrait du procès-verbal du comité exécutif du 19 juillet 1988. C’est une pièce qui nous a été remise hier par M. Lévêque : Destinataires de cet extrait du comité exécutif : MM. le Président, Thiolon, Gallot (absent), Amiel (absent), Wolkenstein, Renault et Souviron.

« Groupe Rivaud.

« Stern devrait vendre une partie de ses titres Rivaud à un homme d’affaires italien M. Parretti avec lequel nous sommes en relation à travers le CLBN. Le CLBN est sollicité pour donner sa garantie sur une partie de cette transaction. Cette garantie ne pourra être accordée qu’une fois obtenues des informations très précises sur les activités de M. Parretti. M. Wolkenstein est chargé d’informer M. le président à ce sujet. »

M. Henri EMMANUELLI : C’est à cause de cette dernière phrase que je vous posais cette question.

M. Jean-Yves HABERER : Si la Commission a l’intention d’auditionner M. Wolkenstein, il vaut mieux lui poser la question.

M. Henri EMMANUELLI : Je passerai maintenant à des questions d’ordre plus général.

Monsieur le Président, vous avez fait allusion à plusieurs reprises, et c’est un sujet qui semble vous tenir particulièrement à coeur, à cette lettre du 28 février 1994, à ce que vous appelez l’arrêté des comptes politiques du Crédit lyonnais pour l’année 1993.

Quels auraient été, selon vous, les comptes du Crédit lyonnais — approximativement bien entendu — si cet arrêté n’avait pas été politique ? Quelle vision aviez-vous des résultats et de la situation au moment de votre départ ?

M. Jean-Yves HABERER : Ma réponse sera un peu longue parce que c’est une grande question que je me suis posé plusieurs fois moi-même.

Que se serait-il passé si j’avais, comme on me l’avait assuré peu de temps avant, continué jusqu’à la fin de mon mandat, c’est-à-dire si le Crédit lyonnais n’avait pas changé d’attelage au milieu du gué ?

Premièrement, en septembre 1993, nous avons arrêté les comptes du premier semestre. Tout le monde sait ici que des comptes semestriels et des comptes annuels ne sont pas tout à fait de la même nature parce qu’il y a un aspect évaluatif, approximatif, dans les comptes semestriels. Les diligences des commissaires aux comptes, les obsessions de la Commission bancaire et les prudences de la direction générale sont sûrement plus rapides pour des comptes semestriels que pour des comptes annuels.

Nous avons donc, en accord avec la Banque de France, la direction du Trésor et les commissaires aux comptes, arrêté des comptes qui faisaient apparaître une perte légèrement en-dessous du milliard, si mes souvenirs sont exacts.

Naturellement, la question classique des conseils d’administration et des analystes financiers est de savoir comment nous voyons le second semestre. Dans des temps de crise économique aussi grave, nous étions excusables de nous être un peu trompés puisque même l’INSEE a récemment retouché ses chiffres du second semestre 1993. Le recul du PIB a été sensiblement supérieur aux premières estimations.

En faisant, d’une part, une hypothèse de conjoncture certainement trop optimiste, et en pensant, d’autre part, qu’après les orages monétaires du mois de juillet et de l’été et l’élargissement dramatique et assez stupéfiant à 15% des marges de fluctuation, nous allions nous en servir et que la politique monétaire allait sortir enfin de son carcan — ce qui n’a pas eu lieu — mes proches chargés de faire ces prévisions m’ont dit que le second semestre serait soit un peu moins négatif soit aussi négatif. Ce qui pouvait faire apparaître une perte pour l’année, en fonction d’hypothèses économiques et monétaires qui ne se sont pas vérifiées et de règles prudentielles sur l’immobilier que l’on pouvait, en septembre imaginer stables, nous arrivions à un résultat annuel compris entre 0 et -2 milliards de F.

Dans les variables que j’incorporais à cette estimation, il en avait une sur laquelle je ne pouvais rien dire : j’avais dès le mois de juillet écrit à M. Alphandéry pour lui dire que les opérations que nous avions faites dans des conditions qui n’étaient pas tout à fait similaires pour les deux cas mais qui avaient été faites toutes deux à la demande de l’actionnaire majoritaire d’Usinor-Sacilor et de l’Aérospatiale, avaient un impact dans nos résultats du fait que nous mettions en équivalence 20 % du résultat de ces deux groupes qui étaient en perte. Je demandais donc par une lettre à laquelle je n’ai jamais eu de réponse, que l’on m’aide à sortir de ce piège. L’Etat nous y avait mis pour nous renforcer — cela nous faisait des fonds propres — cela nous affaiblissait — je lui demandais donc naïvement de nous en sortir. J’évoquais d’ailleurs plusieurs solutions pour le faire, l’une d’entre elles étant que l’Etat nous rachète tout ou partie des actions au prix auquel il nous les avait vendues.

La deuxième était qu’il le fasse pour une partie afin que l’on soit en- dessous de ce 20 % qui nous obligeait à mettre en équivalence.

La troisième était de compenser cette perte que nous étions obligés de prendre dans nos comptes par l’apport de quelque chose qui nous apporterait un revenu compensatoire. A tout hasard, regardant la liste des entreprises publiques et constatant comme vous que les entreprises publiques profitables n’étaient pas légion — or, il nous fallait une entreprise publique structurellement profitable pour pouvoir équilibrer la sidérurgie qui allait rester, malheureusement, quelques années encore dans le rouge — nous avions mentionné France Télécom. Un peu de France Télécom compenserait.

Nous n’avons jamais eu de réponse. [...]

En ce qui concernait France Télécom, la direction du Trésor n’était pas hostile, mais disait qu’il s’agissait d’une décision politique, qui n’a pas été prise.

M. Henri EMMANUELLI : Quel était l’impact ?

M. Jean-Yves HABERER : L’impact complet de la sidérurgie était de l’ordre de 1,5 milliard en septembre. Il fallait ajouter l’Aérospatiale dont l’impact devait être de 200 à 300 millions.

J’estimais que nous pouvions terminer l’année sans faire appel à ce que certains appellent l’argent du contribuable, c’est-à-dire sans dotation en capital par versement budgétaire. L’apport de titres de France Télécom n’est pas pour le contribuable une dépense. Il échange des titres contre d’autres. Il a moins de titres France Télécom et un peu plus de titres Crédit lyonnais. J’aurais mis mon point d’honneur à le faire.

Je dois tout dire et tout doit être dit pour vous aider à rechercher la vérité, mais sans la chaîne des causes et des effets qui s’est développée, voilà ce vers quoi j’aurais cherché à aller.

Cela supposait que la Banque de France, prudente comme elle l’avait été du temps de M. de Larosière, ne change pas ses règles prudentielles sur l’immobilier et accepte, comme elle le faisait depuis déjà deux ans, qu’un certain retard sur l’immobilier subsiste.

Je fonctionnais, je le rappelle, en fonction du rapport de M. Garnier, personne qu’il serait peut-être intéressant d’auditionner, et de la lettre de M. de Larosière du 4 août adressée à M. Alphandéry en fonction du rapport Garnier ; C’est en fonction de ce corps non de doctrine mais de constatations comptables qu’à ma connaissance est écrite la lettre de M. Alphandéry du 28 février 1994. C’était ce retard de provision de 7 milliards.

C’était la ligne qui aurait pu être suivie si l’on n’avait pas changé l’attelage au milieu du gué. Changer d’attelage au milieu du gué a produit, bien évidemment, un résultat extrêmement différent.

Je voudrais rappeler à la Commission comment les choses se sont enchaînées.

Le point de départ de tout, il ne faut pas l’oublier, est le fait que la cohabitation de 1986-1988 et la première vague de privatisations ont créé un usage auquel la deuxième cohabitation se conforme strictement : avant de privatiser une entreprise on nomme à sa tête non pas quelqu’un qui a l’expérience du secteur, mais quelqu’un qui est considéré comme proche du gouvernement.

Ce n’est pas la pratique anglaise. Tout le monde le sait. Mme Thatcher a privatisé des entreprises publiques dont les unes étaient managées par des hommes proches des conservateurs, mais dont d’autres l’étaient par des hommes considérés comme proches des travaillistes. En France, nous avons un usage différent.

Donc à l’automne, il fallait mettre l’UAP en route pour la privatisation. Il y avait une certaine urgence et il fallait y nommer quelqu’un qui n’était pas M. Peyrelevade. Il fallait que cela se passe à l’amiable et dans l’urgence. C’est un peu contradictoire. Cela donne à quelqu’un qui a un tempérament de négociateur une position fantastique.

Il s’est écoulé, je le rappelle, quinze jours seulement entre la nomination de M. Friedmann à la présidence de l’UAP et la publication du décret de privatisation de l’UAP. Les délais étaient donc courts.

M. Peyrelevade se croyait assurer de rester. Cela a été une grande surprise pour lui qu’on lui demande de partir. Il se croyait assuré de rester pour la privatisation de l’UAP en fonction de l’affaire du raid sur la Générale auquel il n’avait pas participé. Il avait donc une position fantastique pour négocier avec l’Etat.

On lui propose le Crédit lyonnais. M. Peyrelevade, président de l’UAP s’était marié par croisement très important avec la BNP dont il était administrateur. Dans le monde des affaires, c’est ainsi, il y a des pôles. Les journalistes de temps en temps jouent aux mécanos avec ces pôles, mais il est vrai qu’il y a des ententes entre groupes. Il y avait l’entente BNP-UAP, avec des liens en capital, que personne n’avait l’intention d’imiter. Puis, il y a d’autres partenariats. Ainsi, nous avions au Crédit lyonnais un partenariat « cordial » — je dis cela par référence à l’Entente Cordiale, Michel Albert et moi — entre AGF et Crédit lyonnais. Nous étions donc, M. Peyrelevade et moi, deux fois concurrents.

Pendant des années, M. Peyrelevade a baigné dans un milieu de culture d’entreprise qui considérait que les AGF étaient des imposteurs et le Crédit lyonnais des fumistes. C’était, en tout cas, ce qui était dit aux journalistes. Aussi quand on lui a parlé du Crédit lyonnais, il avait d’énormes préjugés sur le Crédit lyonnais qui lui avait usurpé sa place de première banque en France, en Europe, etc.

I1 est donc arrivé avec des préjugés contre le Crédit lyonnais et son Président. Je crois pouvoir le dire. J’ai des relations cordiales avec lui, mais il était de l’autre côté de la barrière. Lorsque l’on traite les entreprises comme des préfectures, l’on méconnaît ses facteurs psychologiques qui font que les clients du Crédit lyonnais, les grands clients, ont vu avec terreur arriver quelqu’un venu de l’autre côté. Ils ont tout fait pour que cela n’arrive pas.

Il était en position de négociation parce que, par ailleurs, les cabinets ministériels avaient cultivé, quand ils étaient des groupes de travail de l’opposition, toutes sortes de fausses informations et de désinformations à l’égard du Crédit lyonnais et de moi-même.

M. le Président : Pourquoi ?

M. Jean-Yves HABERER : Je l’ai dit l’autre jour. Nous avons totalement au Crédit lyonnais sous-estimé la source d’information que pouvait être tous les concurrents coalisés contre nous, qui les dérangions. C’est, à mon avis, la principale explication de ces désinformations. Nous ne pouvions pas faire une information quand nous étions seuls à dire une chose et que six autres disaient le contraire. Les journalistes comptaient les voix et concluaient que la stratégie du Crédit lyonnais n’était pas bonne puisque cinq autres disaient qu’elle était mauvaise.

Il y a eu là une position de négociation fantastique. J’ai été élevé autrement, mais je reconnais que mon successeur n’est pas sorti de l’Ecole nationale d’administration. Etre nommé à la tête d’une entreprise publique a toujours été considéré par ceux qui ont été nommés comme un honneur. L’Etat vous propose. On a le droit de refuser. Cela m’est arrivé, mais on refuse sans commentaires. On ne le fait pas savoir par voie de presse. Avant tout, on considère cela comme un honneur. Donc on dit oui et on prend. On le prend tout en sachant qu’il en est d’autres possible. Nul n’est unique au monde pour diriger une entreprise publique. Et l’on a vu une chose que l’on n’avait jamais vue — j’ai d’ailleurs pieusement gardé toutes les coupures de presse pour le jour où j’écrirai mes mémoires — des conditions posées par voie de presse où il est expliqué que « oui, mais... » Le Crédit lyonnais oui, mais il faut le recapitaliser, mais il faut faire une opération-vérité, mais il faut pouvoir nommer à la direction générale qui l’on veut — cela a d’ailleurs commencé depuis — mais il faut des audits sur certaines filiales, etc.

Je voyais à l’époque mon futur successeur. Nous nous sommes rencontrés un certain nombre de fois. Nous étions d’ailleurs tous les deux dans la même tourmente et chacun désireux de rester là où il était. Disons qu’il avait pour lui un plus par rapport à moi, mais aussi un moins.

Un plus : champion médiatique. De ce point de vue, je suis le dernier de la course. Je le confesse. Je n’en suis pas honteux, mais je n’ai jamais réussi à être un champion médiatique. Je l’ai été autrefois — enfin, je n’étais pas un champion, mais c’était normal —, mais au Crédit lyonnais non.

Il avait un moins. Il avait un problème existentiel que je comprends tout à fait. Il était le président de Suez et il en a été débarqué parce qu’il ne pouvait pas, vu par le gouvernement de l’époque, être chargé de la privatisation de Suez.

Il pensait s’être acquis les mérites pour rester à l’UAP. Il l’a cru jusqu’au 15 septembre et on lui a dit alors que ce ne serait pas lui. Il se disait donc qu’on l’envoyait au Crédit lyonnais, mais il se demandait si c’était bien lui, cette troisième fois enfin, qui serait chargé de la privatisation. Il a d’ailleurs, par voie de presse et pas seulement par voie de presse, demandé des engagements d’être chargé le jour venu de la privatisation du Crédit lyonnais. Non sans raison, il se méfait énormément parce que contrairement aux gens du monde des affaires, il n’y a que quelques hommes politiques pour croire que l’UAP est un centre de décision beaucoup plus important que le Lyonnais. Les assureurs sont condamnés à prendre des participations. Ils ont des réserves à employer qu’ils répartissent entre beaucoup d’obligations, un peu d’actions, des immeubles ou d’autres actifs. Ce sont des actionnaires dormants. A part la mise en capital, que d’ailleurs ils achètent en bourse — ce n’est donc pas tellement de l’argent frais qui arrive —, ils ne font pas de crédit.

Le Crédit lyonnais, en revanche, fait du crédit. Lorsque vous regardez un bilan dans les grands groupes industriels français pour x ...— je fais comme si j’étais mathématicien, mais je ne suis pas polytechnicien — pour x de UAP dans le bilan, du côté du passif, vous trouvez 10 x ou 15 x du Crédit lyonnais. Il sait cela, lui, qui a été banquier, puis assureur, puis à nouveau banquier.

Il s’est dit qu’on ne lui tiendrait pas plus parole cette fois que les précédentes. Il fallait donc qu’il ait une légitimité tellement incontournable qu’on ne puisse lui faire une troisième fois le coup. Il fallait donc qu’il apparaisse comme le sauveteur du Crédit lyonnais. C’est la chaîne des effets et des causes, des causes et des effets.

Il lui fallait donc prendre de la marge. Donc l’exercice 1993 a été chargé énormément, ce qui n’a pas échappé aux concurrents et à celui qui avait été président pendant dix mois de l’exercice. Toute la communication a été faite dans ce sens.

Je parle de chiffrage politique, monsieur Emmanuelli, parce que les résultats du Crédit lyonnais en 1993 ont été fixés par un mémorandum du 2 novembre de M. Peyrelevade, dont vous aurez naturellement communication. Les résultats et la « defeasance » (sic), tout a été fixé le 2 novembre, c’est-à-dire avant que les commissaires aux comptes aient pu regarder quoi que ce soit, avant que les autorités de contrôle n’aient regardé. C’était le chiffrage politiquement nécessaire pour provoquer l’image d’une situation tellement catastrophique que le sauveteur était, en quelque sorte, Jeanne d’Arc à Orléans.

Je tiens à dire cela parce que le ministère des finances a fait son métier, M. Alphandéry a fait le sien, en contestant ces chiffrages politiques. Ce que voyant le court-circuit s’est fait et le Crédit lyonnais a traité directement avec M. Bazire qui, de sa plume, a arrêté les chiffres.

Cela s’accompagne du fait que pour mes proches — vous allez certainement en auditionner et vous pourrez le vérifier — quel est le problème ? Ils ont lu dans la presse en septembre que le nouveau venu se gardait le droit de changer toute la direction générale. Ils ont un problème de survie, pour ceux qui n’ont pas déjà été écartés. Ils participent donc au jeu qui est de diaboliser le passé et le grand absent que je suis.

Ensuite, il faut le savoir, l’intérêt de l’entreprise commande tous les comportements. Il a commandé le mien. Je n’ai rien dit... jusqu’à l’arrêté des comptes du Crédit lyonnais, et même quelques jours après. Je ne voulais pas gêner l’entreprise qui obtenait de l’Etat un effort considérable. De ce point de vue, il y a une approbation intime des cadres du Crédit lyonnais puisque l’actionnaire s’est mis en position de faiblesse dans sa manière de négocier les résultats dès le 2 novembre avec quelqu’un qui n’était pas encore en charge de l’entreprise. Il faut en profiter. On va extorquer à l’Etat une augmentation de capital, une garantie de « defeasance », on va exploiter la situation au maximum.

Une fois encore de l’extérieur, je n’ai pas arrêté les comptes du 31 décembre, je ne m’en sens pas solidaire parce que, en outre, des amis du Crédit lyonnais m’ont signalé que pour les provisions, instruction a été donnée par téléphone — vous ne trouverez rien — de les grossir. Telle filiale était taxée de mettre ses provisions à tel niveau. On lui téléphonait en lui disant : « Comment vous êtes à 1,6 milliard. C’est 2,3 milliards que l’on attend de vous ! » Et ils ont agi en conséquence puisque c’est pour le bien-être de l’entreprise.

J’ai vu passer les provisions sur Pelège de 2 à 6 milliards entre le moment où je suis parti et le 31 décembre.

Alors : changement de règles prudentielles, dont on me dit que la Commission bancaire les a d’autant plus changées que le Crédit lyonnais l’a suppliée de les changer.

IB, la chose de M. Lévêque, coûtait au Crédit lyonnais 1 milliard quand je suis parti — voilà l’ordre de grandeur que j’avais en tête — j’apprends que c’est maintenant 4 ou 5 milliards en provisions.

L’encours des actifs immobiliers jugés sensibles par les commissaires aux comptes était, en septembre, de 24 milliards, je découvre qu’il est de 51.

Dans le procès-verbal du conseil d’administration des comptes que je reçois car je suis toujours administrateur du Crédit lyonnais — je signale cela à tout hasard en espérant que vous ne le direz à personne parce que cela pourrait donner des idées. Mon mandat se termine le mois prochain, on me laissera peut-être ces derniers jours. Je ne vais pas au conseil pour ne pas gêner mon successeur, c’est ma manière d’être coopératif avec lui. Mais je reçois les procès-verbaux.

J’ai donc le procès-verbal des comptes et je lis que M. Gille sur une question d’un administrateur précise qu’il a été rajouté, sur les recommandations par rapport aux demandes de la Commission bancaire, 3,5 milliards de provisions supplémentaires, c’est-à-dire exactement ce que l’on demande à l’Etat, au contribuable. Car 3,5 milliards de provisions de plus, c’est 3,5 milliards de résultats de moins.

Dernière chose : je lis dans le même procès-verbal qu’il y aura encore des provisions à constituer parce qu’il faudrait, après avoir fait la reprise sur les risques pays, les reconstituer au niveau des concurrents, qui est de 60 %. C’est vraiment se donner du gras parce qu’entre le moment où le SLF, le ministère des Finances et la Commission bancaire ensemble ont estimé qu’il fallait rendre déductible à l’impôt sur les sociétés à hauteur de 60 % des risques souverains au plus haut de la crise et aujourd’hui, Dieu merci !, l’Amérique Latine va bien, le Mexique est entré dans la zone de libre-échange, l’Argentine a fait sa superbe réforme monétaire. Donc, on peut faire des reprises de provisions. Certes les concurrents se gardent bien de le faire, gardant une poire pour la soif plus tard.

On a fait des reprises de provisions ces dernières années au Crédit lyonnais mais avec l’accord de la Commission bancaire et celui de la Banque de France parce que cela va quand même beaucoup mieux. L’Argentine, le Mexique, le Venezuela et d’autres pays à risque vont bien mieux. Ils sont revenus sur le marché. Dans les pays étrangers, les banques ne font plus de provisions parce que dans ces pays-là, elles étaient fiscalisées. Vouloir remonter à 60 %, je ne dirai pas que c’est du vice, mais c’est de la provision de luxe, un biscuit pour la suite. Cela permettra de faire de magnifiques résultats incontournables dans les années qui viennent.

C’est pourquoi — je voulais me donner l’occasion de le dire. Je viens de me la donner, je l’avoue — j’ai bu la coupe jusqu’à la lie. Je suis de tradition service public et, de plus, fidèle au Crédit lyonnais.

J’ai donc bu la coupe jusqu’à la lie, jusqu’à un certain lundi quand j’ai vu que le Crédit lyonnais non seulement ne réagissait pas à des articles diffamatoires -je vise le numéro du Point : le plus grand scandale bancaire du siècle ; le plus grand scandale journalistique du siècle ! — ne faisait même pas un communiqué pour corriger de grossières erreurs, mais encore que la direction de la communication du Crédit lyonnais était pour quelque chose dans ce tintamarre médiatique qui était fait pour faire de moi le bouc émissaire, que j’ai d’ailleurs été, le gouvernement ne manquant pas de courir dans le sens de la pression médiatique pour ce qui me concerne.

Quand j’ai su cela — j’étais dans ma montagne, des amis m’ont alerté, je suis descendu dans la vallée et lu le numéro du Point — j’ai, tout seul, demandé qu’il y ait une commission d’enquête. Je l’ai demandé pour cela parce que j’ai trouvé que trop, c’était trop.

Je comprends qu’un successeur aménage des comptes pour passer pour un sauveteur — encore que je ne l’ai jamais fait, ni à l’égard de Pierre Moussa à Paribas, ni à l’égard de Jean-Maxime Lévêque — mais trop, c’était trop. J’ai souhaité qu’il y ait une commission d’enquête. Celle-ci me donne pleine satisfaction puisqu’elle travaille dans la confidentialité. Je ne veux pas gêner les clients du Crédit lyonnais, je ne veux pas gêner les procédures judiciaires en cours, mais j’ai besoin que l’on prenne conscience qu’il y avait deux scénarios possibles et que le plus grand dysfonctionnement ces derniers mois pour ce qui est du Crédit lyonnais, c’est le Gouvernement. Je suis un homme libre. Donc, je parle. Je ne le dis pas publiquement, je ne veux pas nuire au Gouvernement, mais le dysfonctionnement manifeste est d’accepter qu’une personne à qui l’on propose une entreprise publique dicte des conditions.

En outre, alors que tous ceux qui devaient faire leur travail l’ont fait et arrivent à des chiffres différents de celui du mémorandum du 2 novembre, la plume d’un directeur de cabinet de Matignon rétablit les chiffres du 2 novembre pour l’établissement des comptes du Crédit lyonnais. Comme dysfonctionnement — j’en ai beaucoup vu, je suis dans la fonction publique depuis 1959, depuis les premiers jours de la Vème République — je n’ai jamais vu cela !

M. le Président : Il y a de nombreuses questions, mais si vous le permettez, je vais en poser une moi-même.

Pourquoi la plume du directeur de cabinet, selon vous, dérape-t-elle pour revenir aux chiffres du mémorandum du 2 novembre ? On peut comprendre la stratégie de M. Peyrelevade, mais, en revanche, qu’est-ce que le Gouvernement a comme devoir vis-à-vis de M. Peyrelevade ? Est-ce que faire fonctionner jusqu’au bout, de façon convenable, le jeu des « chaises musicales » vaut le prix à payer ?

M. Jean-Yves HABERER : Votre question, monsieur le Président, revient à me demander si, si j’étais le Premier ministre, j’aurais agi ainsi. Ma réponse est non, naturellement. Je trouve cela très cher payé. Mais j’avoue ne toujours pas comprendre. C’est la première fois que je vois les comptes d’une entreprise publique arrêtés à Matignon. C’est le rôle du ministre de tutelle. Il y a même un principe de méthode : un Premier ministre ne désavoue pas son ministre sur des affaires comptables où il s’agit de suivre les constatations de ceux qui sont faits pour étudier les comptes — commissaires aux comptes, Commission bancaire, direction du Trésor. Je n’ai jamais vu cela. Je n’ai pas la réponse.

Je dis que si cela avait été laissé à ma décision, je ne l’aurais certainement pas prise, quelles que soient les menaces dont j’aurais été l’objet. La menace consistait à dire : « Si ce n’est pas mon chiffre du 2 novembre, je démissionne. » J’aurais accepté la démission. C’est la raison pour laquelle le Crédit lyonnais ne souhaitait pas la commission d’enquête parce que c’est gros comme une montagne, toute cette série de dysfonctionnements étalée du mois de septembre au mois de mars.

M. Henri EMMANUELLI : Ma question sera moins générale, plus délicate.

Hier, nous avons lu les uns et les autres, un extrait de procès-verbal de conseil d’administration dans un organe satirique qui parait le mercredi matin, Le Canard enchaîné. Je n’ai, pour ma part, pas vu ces procès-verbaux de conseil d’administration, mais est-il exact — je suis prudent parce que tout ce qui est rapporté dans ce genre d’organe n’est pas toujours sûr — que l’on vous ait dit au cabinet du ministre des finances que si vous renonciez à certaines poursuites judiciaires contre un parlementaire de la majorité, il n’y aurait pas de commission d’enquête ?

M. Jean-Yves HABERER : Oui, c’est exact.

Oui, le texte, je n’y suis pour rien, croyez-moi. Ce n’est pas mon style de donner des papiers au Canard. Si je l’avais fait, j’aurais donné la dernière phrase, qui est que la position prise de rejeter ce compromis, la phrase qui suit dans le procès-verbal — vous pourrez en avoir communication facilement — est « le conseil d’administration unanime approuve cette proposition ».

Oui, en juillet j’ai été approché par le cabinet de M. Alphandéry, après que certains grands clients du Crédit lyonnais se soient entremis dans le même sens, qui m’a proposé un cessez-le-feu en me disant : « Il est question d’une commission d’enquête. Tous ces jeunes parlementaires qui viennent d’être élus rêvent de pouvoir s’occuper du Crédit lyonnais. Quelqu’un collecte des signatures. C’est très embêtant pour le Crédit lyonnais. Nous pourrions arrêter tout cela, mais il faut retirer la plainte contre le livre de M. d’Aubert. » C’est vrai, cela m’a été proposé...

M. Henri EMMANUELLI : Par qui ?

M. le Président : Comme vous l’entendez. Cela ne touche pas le secret bancaire.

M. Jean-Yves HABERER : Par M. Pelletier, chargé de mission auprès du ministre.

M. Alain GRIOTTERAY : Vous l’avez retirée ?

M. Jean-Yves HABERER : Non.

M. Pelletier m’en a donc parlé au moins deux fois et je l’ai mis en relation avec le secrétaire général du Crédit lyonnais, qui est un conseiller d’Etat, M. Verny, l’homme de toutes nos procédures judiciaires. Ils ont eu une ou deux réunions à ce sujet. J’étais tout prêt à retirer ma plainte à condition d’obtenir le même résultat, d’une autre manière.

M. le Président : Cela n’a pas été retiré depuis ?

M. Jean-Yves HABERER : Non, mais comme tout le monde le sait, j’imagine, les juges devant des procès en diffamation — c’est un des problèmes de la justice française — font durer le plus longtemps possible, sachant non sans raison qu’un certain nombre des plaintes en diffamation ne sont faites que pour pouvoir être annoncées, mais qu’après avoir eu son affaire médiatique en portant plainte, la suite n’intéresse pas. Il suffit souvent d’attendre et le rôle des instructions se dégarnit tout seul.

De plus, m’a-t-on dit, les juges n’aiment pas donner tort à un parlementaire et attendent le plus longtemps possible pour en venir là. C’est ce qu’ils ont déjà fait une fois pour M. d’Aubert — je m’en excuse, mais c’est arrivé — en espérant qu’il y aurait des loupés de procédures, des retards d’avocat pour pointer un papier, pour renouveler l’intérêt, etc., moyennant quoi, en première instance, ils ont dit que le Crédit lyonnais n’avait pas fait un certain acte de procédure et ils n’ont jamais examiné le fond. Le Crédit lyonnais a donc fait appel. C’est mon successeur qui l’a fait d’ailleurs.

M. Alain GRIOTTERAY : Monsieur le Président, je voulais vous demander si les solutions que vous aviez envisagées pour redresser le Crédit lyonnais avaient été soumises à l’Etat, mais en répondant à la question de M. Emmanuelli, vous avez grandement anticipé sur cette question.

Je dois dire que dans cette réponse, il y a les faits, que l’on ne discute pas, mais également des analyses sur la psychologie des ministres. C’est votre analyse, ce n’est pas fatalement la mienne. Pour ma part, je ne connais pas ce qu’il y a au fond des coeurs des uns et des autres.

En revanche, je me permettrai de traiter avec vous d’un point, qui ne concerne pas directement la Commission, mais la mission sur les privatisations. Je n’ai pas, sur les privatisations anglaises, tout à fait les mêmes informations que les vôtres et cela m’amuserait de voir cela avec vous.

M. le Président : Le sort qui est réservé aux travaillistes...

M. Alain GRIOTTERAY : Mme Thatcher a confié les privatisations à des gens qu’elle avait nommés ou à des gens qui avaient fait parfaitement allégeance et avaient totalement admis la conception qui était la sienne.

M. Alain GRIOTTERAY : Mais cela est en dehors de notre sujet.

Pour y revenir en parlant de M. Hénin et d’Altus, vous avez dit qu’il avait rapporté beaucoup d’argent par le passé, notamment dans les services qu’il dirigeait chez Thomson puis au début, lors de sa reprise par le Crédit lyonnais. Mais l’on note tout d’un coup une dérive et au lieu de gagner de l’argent, on en perd. Il serait intéressant de savoir ce qu’Altus avait rapporté comme bénéfice dans la première période. Je crois qu’en plus-values de l’actif de la valeur commerciale du fonds de commerce du Crédit lyonnais, il l’avait naturellement augmenté.

De la même façon, nous savons que le Crédit lyonnais, sous votre règne a rapporté à peu près chaque année 3 milliards de bénéfice. Qu’a-t-il rapporté à l’Etat avant la dérive que nous connaissons et analysons aujourd’hui ?

Deux ou trois points de détails : les grands investissements que vous avez décidés n’ont-ils pas toujours été soumis et approuvés par les représentants de l’Etat ou par l’Etat actionnaire ?

Nous nous sommes interrogés dans cette Commission pour savoir à quel moment les difficultés du Crédit lyonnais étaient devenues une affaire. Vous avez dit que c’était la méthode utilisée par le Gouvernement.

Il y a un autre aspect et je m’excuse de revenir une fois de plus à ce M. Parretti, que je connais pas. Mais je ne connais rien de cette affaire et même après vos explications, je ne sais pas qui a escroqué qui. Si j’ai bien compris, l’Américain a escroqué Parretti, mais je ne sais pas si Parretti a escroqué le Crédit lyonnais ou s’il a été entraîné. Nous ne pouvons pas parler indéfiniment de cette affaire, mais je remarquais hier que le moment où les problèmes sont devenus une affaire, c’est quand le Crédit lyonnais s’est trouvé mêlé à des gens sulfureux. J’avais dit qu’un ministre espagnol, M. Croisier, qui est maintenant directeur de la COB espagnole, m’avait dit qu’il ne comprenait pas comment en France, on avait pu faire confiance à ce monsieur car ils savaient depuis toujours que c’était un escroc.

J’évite de parler des sulfureux français, s’il y en a, mais Parretti est sûrement le plus sulfureux de tous.

Comment n’y a-t-il pas eu un moment — sauf votre interview dans Le Monde — où l’on a arrêté la montée de cette rumeur, qui n’avait pas commencé dans les journaux français, qui, en réalité, ont été pendant longtemps très discrets sur les difficultés du Crédit lyonnais, mais qui est née aux Etats-Unis et en Suisse ?

M. Jean-Yves HABERER : Premièrement, il n’y a pas eu de comparaison des copies — il n’y a pas eu d’appel d’offres, autrement dit — à l’automne sur la façon d’optimiser la sortie de crise du Crédit lyonnais. Je rappelle que c’est la crise économique qui est la principale origine. Il y avait manifestement un problème, je n’en disconviens pas, mais il n’y a pas eu de comparaison possible.

Avant de partir, non parce que je savais que j’allais partir, dès le printemps, dès que le nouveau gouvernement a été en place, je me suis manifesté pour signaler que j’avais besoin d’aide et qu’il y avait divers moyens dont le premier, à mes yeux, était de neutraliser Usinor-Sacilor parce que je trouvais un peu gros que l’on ait fait cela pour nous renforcer et que, en fin de compte, cela nous affaiblisse. Je trouvais que l’Etat actionnaire avait une certaine responsabilité et qu’il lui appartenait d’en faire la compensation. Il n’y a pas eu ce que l’on appelle à l’inspection des finances une deuxième colonne qui aurait été, par exemple, de me faire lire le mémorandum du 2 novembre. Je l’ai lu, mais pas par voie gouvernementale. On ne m’a pas demandé de deuxième colonne. Si l’on me l’avait demandé en face, j’aurais peut-être évoqué un scénario moins coûteux que ce mémorandum, et, moins traumatisant, en tout cas, pour l’image du Crédit lyonnais.

En ce qui concerne les privatisations de Mme Thatcher, vous en savez plus que moi sur le sujet. Je n’ai pas étudié le dossier. Vous l’avez fait. Vous avez donc certainement raison. Je retire donc cette allusion que je trouvais méritoire dans ma bouche parce que tout en admirant la personne de Mme Thatcher, je n’ai jamais admiré sa politique, notamment à l’égard de l’Europe.

Pour ce qui est de la dérive d’Altus, on ne peut regarder cela comme des réactions de laboratoire. Dans tout ce qui est bancaire et financier, bancaire surtout, nous sommes comme une pyramide de créances et de dettes, nous sommes donc dans les dettes et créances en lecture inverse des agents économiques. Quand il y a une crise économique, la plus grave du demi-siècle, les banques en sont terriblement affectées. Certaines en sortent. Dans des pays où existe un cartel qui assure des marges, ou dans lesquels les autorités de banque centrale font en sorte de renforcer les banques — c’est ce que les Américains ont fait pendant quelques années et qu’en France on n’a jamais fait — il y a enfin des banques qui arrivent par des opérations de marché risquées ou non, civiques ou non, sur les taux de change et le taux d’intérêt, à se faire des profits sur les marchés pour compenser la perte de leurs activités de banque commerciale.

Altus par sa nature a souffert de la crise, clairement.

On peut employer le mot dérive. On peut employer aussi le mot métamorphose parce que l’entreprise créée par M. Hénin de toutes pièces dans le groupe Thomson devenait le mouton à cinq pattes. Il est clair que M. Gomez, bien qu’il m’ait toujours dit le contraire, a été encouragé à « passer le bébé » qui n’était pas vraiment de l’industrie mais un groupe bancaire. Mais vous pourrez l’interroger là-dessus.

Du temps de M. Gomez, l’entreprise de M. Hénin était surtout une entreprise de marchés de « futures » (sic), marché des changes, marché des taux d’intérêt. Elle avait commencé à s’intéresser à des actifs immobiliers, à des opérations de banque d’affaires, mais beaucoup plus une fois qu’elle était dans le groupe Crédit lyonnais. Elle l’a fait beaucoup plus parce que M. Hénin — mais il vous le dira lui-même — a sur l’évolution des marchés des intuitions inquiétantes. Vous pourrez le lui faire dire par vos questions et je ne veux pas parler à sa place, mais, en gros, il considère que les marchés, ceux de « hot money » (sic), ceux des capitaux flottants, sont actuellement arnaqués par une mafia internationale à base de gens d’Extrême-Orient et ce qui lui avait permis de faire tant d’heureux coups n’est plus possible. C’est ainsi qu’il explique d’ailleurs en avoir manqué un certain nombre. Il y a des positions prises qui se révèlent perdantes parce que, d’après lui, les marchés sont manipulés.

Il faut être un homme de salle de marchés pour pouvoir dire cela. Je ne valide pas cette opinion. Je l’enregistre. Il n’est pas le seul à dire cela. Un certain nombre d’hommes de marchés sont convaincus que les marchés des changes d’aujourd’hui sont manipulés par quelques puissants joueurs parce que les marchés attirent les spéculateurs comme le miel attire les mouches. Dès lors que l’on a tout déréglementé partout, que l’on est au marché global, qu’il n’y a plus de contrôle des changes, la grande table de jeux, le grand casino, c’est le marché des changes.

M. le Président : Monsieur le Président, y a-t-il vraiment une différence de nature entre les méthodes de M. Hénin et celles des personnes que vous évoquez ?

M. Jean-Yves HABERER : La différence est grande. Il n’est pas l’un des joueurs qui truquent le jeu. Il est l’un des petits joueurs. Les masses, les grandeurs qu’il mettait en jeu étaient petites à côté des coalitions qui semblent exister...

M. le Président : Il y a une différence d’échelle ! (Sourires)

[...]

M. Jean-Yves HABERER : C’est pour expliquer que, stratégiquement, il a considéré que l’on ne joue plus sur un marché qui devient truqué. Il s’est donc reconverti vers des choses qui lui paraissaient moins risquées, où, en effet, il n’y a peut-être pas de maître du jeu qui truque les choses, mais pour lesquelles il était moins préparé par sa culture personnelle, son parcours professionnel et pour lesquelles il n’avait pas les équipes appropriées. D’où cette infirmité qui l’a amené à employer au fond des mercenaires, c’est-à-dire à faire appel pour telle ou telle opération à des consultants rémunérés à la commission, parfois à l’intéressement sur la plus-value à venir, et qui lui ont fait prendre trop de risques. Il y a eu une dérive dont je suis tout à fait conscient.

Je l’ai souvent mis en garde contre cette dérive et l’ai empêchée également. Je ne veux pas m’en vanter, mais nous avions des conversations stratégiques où il me disait qu’il avait l’intention de s’intéresser à ceci ou cela. Parfois, je lui disais que j’étais d’accord, parfois que, compte tenu de ce que je savais, ce n’était pas la peine. Il me faisait alors confiance.

Comme je l’ai dit l’autre jour, je pense que le président d’une grande banque a le droit à la perte — il suffit de regarder à l’étranger les grandes banques qui ont gardé leurs présidents, Morgan qui a perdu, toutes proportions gardées quatre ou cinq fois plus que le chiffre politique du Crédit lyonnais et où M. Weatherstone est toujours depuis dix ou douze ans le président, et combien d’autres, la Citibank, etc.

Je suis même allé jusqu’à dire l’autre jour qu’il y avait droit — je plaide là pour mon successeur puisqu’il fait appel à l’argent du contribuable — à l’aide du contribuable en cas de grave crise économique et de difficultés d’une entreprise dont la dimension est macro-économique.

Les 3,5 milliards demandés à l’Etat par rapport à ce que demandent les entreprises industrielles, vous conviendrez que ce n’est pas un des méga chiffres de l’époque. J’estime qu’il y a ce droit. Je l’ai légitimé en montrant ce que le Crédit lyonnais a versé à l’Etat comme dividendes, comme impôt — c’est l’un des plus grands contribuables de France — et ce qu’il a rendu possible qu’il soit versé comme impôts à l’Etat par le soutien aux entreprises. On est alors tout à fait à l’aise en conscience pour dire qu’un petit coup de main par l’Etat une fois tous les cinquante ans, ce n’est pas tout à fait anormal.

Ce chiffrage pourrait être fait. Je ne puis le faire, monsieur le Président, parce que je ne suis plus président du Crédit lyonnais et que seul un service d’études possède les archives permettant de voir ce qui a été versé depuis, disons, la précédente perte, c’est-à-dire depuis 1974 et de traduire cela en francs d’aujourd’hui.

M. Alain GRIOTTERAY : C’est pour cela que je m’étais limité à vous demander ce qui s’était passé sous votre règne.

M. Jean-Yves HABERER : Il serait légitime de remonter un peu plus loin parce qu’il n’y a pas eu, en tout cas à mon arrivée, une rupture comme celle que l’on constate aujourd’hui. J’ai été solidaire de mes prédécesseurs.

Vous me demandiez, par ailleurs, si les investissements du Crédit lyonnais étaient soumis à l’Etat. La réponse est absolument non. Les gouvernements sous lesquels je me suis trouvé chef d’entreprise ont toujours proclamé la liberté de gestion des chefs d’entreprises, de ceux du moins qui sont dans le secteur concurrentiel, comme c’est le cas des banques. Donc, je n’ai jamais eu à demander la permission au Trésor, Dieu merci !

Je n’ai jamais demandé si le Crédit lyonnais devait ou pouvait prendre x % de LVMH, de Bouygues, du groupe de la Navigation mixte ou de la Lyonnaise des Eaux. Jamais.

Le dialogue avec le ministère des finances, ou, plus exactement, avec la direction du Trésor n’a eu lieu que sur nos investissements, nos outils.

Investir dans la société d’un client, je ne considère pas que ce soit un outil car souscrire des actions d’un groupe, c’est dans le but de les vendre un jour. Ce n’est pas à perpétuité. Ce n’est pas un outil, c’est un moyen de gagner sa vie et d’assurer, en plus, le flux d’affaires.

En revanche, ce que je considère comme outil, c’est le périmètre consolidé des sociétés qui font de la finance et de la banque. Nous achetons, prenons le contrôle d’une banque et cela implique l’administration au titre de la réglementation des investissements français à l’étranger, et quand cela me coûtait en capital, quand cela coûtait des fonds propres, je devais aller voir mon actionnaire principal pour lui dire, par exemple, que j’allais faire en Italie une OPA partielle, pour ne pas payer trop cher, sur une banque dont nous avions besoin pour développer nos affaires et que cela coûterait tant en fonds propres — pas beaucoup puisque l’on gardait des minoritaires. Il me fallait alors l’accord de la direction du Trésor.

Il faut d’ailleurs dire, à sa louange, que la direction du Trésor, et M. Bérégovoy qui était mon ministre, avaient parfaitement compris la stratégie européenne du Crédit lyonnais.

Nos placements dans une entreprise n’étaient jamais regardés. En revanche, nos opérations à l’étranger ont toujours été regardées dans le dernier détail, mais rapidement parce que cela ne pouvait pas attendre car nous n’avons jamais été le seul acheteur possible. Il y avait un délai à respecter. Certains cas pouvaient parfois attendre.

De ce point de vue, nos acquisitions à l’étranger ont toujours été approuvées par la direction du Trésor ; la plus grosse et la plus complexe qu’est la BfG bank en Allemagne l’a été à tous les titres — actionnaire d’AGF qui nous refinançait, actionnaire du Crédit lyonnais qui empochait cette banque et toutes les opérations en capital qui avaient lieu car nous l’avons financée en partie par des certificats d’investissement souscrits par AGF. On retrouvait l’actionnaire principal à tous les coins du dossier. I1 y avait vingt raisons d’avoir son accord.

Quant à votre dernière question concernant l’image Parretti, il est certain que l’affaire Parretti nous a, sans aucun doute, nui en matière d’image, d’abord pour la chose elle-même.

Je n’ai, pour ma part, jamais rencontré ni M. Parretti ni M. Fiorini qui n’ont d’ailleurs jamais cherché à me voir non plus. Je ne parle d’eux que de deuxième main. Si l’on fait une comparaison entre les deux — il ne faut pas se risquer à ce genre littéraire — je dirais que le Crédit lyonnais a perdu plus d’argent du fait de Fiorini que du fait de Parretti car, dans le cas de ce dernier, il y avait quand même un actif branlant, mais un actif qui était MGM. Une bonne gestion de cet actif depuis, plus la grande rareté — entretemps, la concentration des groupes de communication s’est faite et parmi les majors, un seul n’est pas capté, c’est MGM — vont faire monter les enchères. Dans ce cas, il y avait donc un actif en face des risques.

Dans le cas de M. Fiorini, les certifications de KPMG étaient qu’il y avait toujours des actifs en face de ces engagements. C’était faux. Il n’y avait rien, plus rien. C’est le plus grand mystère et la perte est beaucoup plus cruelle parce qu’elle est beaucoup plus complète.

Il y a donc eu l’affaire en elle-même, aggravée par deux choses : le fait qu’elle a été politisée en France nous a nui, comme nous a nui le fait qu’il s’agissait d’une entreprise de communication.

J’ai appris, un peu tard, mais je n’avais pas eu l’occasion de l’apprendre sur le terrain, que quand il s’agit d’une entreprise qui fabrique des chaussettes, du dentifrice ou même de la tôle ondulée, la presse ne s’y intéresse pas tellement, pas longtemps. Mais dès qu’il s’agit de journaux, de télévision — voir la Cinq, le Crédit lyonnais a été l’objet d’un lynchage médiatique totalement injustifié pendant un mois — de radio, de cinéma, le monde de la communication entre en transes parce qu’il s’agit de son propre monde.

Circonstance aggravante : M. Parretti était italien, considéré comme un héros en Italie. C’était le petit Italien, le garçon de café devenu, pour certains Italiens, le modèle à suivre. C’était le cas dans sa ville natale où il est toujours citoyen libre, alors que la moitié des parlementaires italiens sont en prison ou en procédure judiciaire.

Puis il y avait le côté néerlandais puisque c’était une banque néerlandaise qui avait financé et, en plus, cela se passait aux Etats-Unis, à l’endroit le plus riche en ragots du monde, Hollywood. C’était absolument immaîtrisable sur le plan de l’image.

Si M. Parretti s’était intéressé aux chemises comme tel ou tel grand client du Crédit lyonnais, jamais on n’en aurait parlé pendant des années. On en parlera d’ailleurs bien après que ce soit fini. D’ailleurs, c’est largement fini. Il reste à vendre MGM. M. Parretti a perdu tous ses procès. I1 n’a plus rien. C’est terminé.

J’avoue que si j’étais banquier dans une nouvelle existence, je ne ferais jamais rien dans le monde de la communication !

M. le Rapporteur : Monsieur le Président,je voudrais revenir sur l’opération de cantonnement pour savoir ce que vous pensez du fait qu’une partie du cantonnement soit garantie par l’Etat. Dans votre stratégie alternative, l’aviez-vous prévue et, éventuellement, envisagée avec une garantie de l’Etat à hauteur de x % ?

Par ailleurs, avez-vous eu connaissance d’une note émanant de la Commission bancaire en date du 15 octobre 1993, qui est un projet de création d’une structure de cantonnement et estime les montants à transférer à 19,5 milliards de F. pour l’immobilier, auxquels s’ajoutent 7,5 milliards de F. hors immobilier ?

Vous semble-t-il justifié que les créances de cinéma, compte tenu des engagements vis-à-vis du cinéma américain hors MGM, qui seraient, d’après votre successeur, de 2 milliards de dollars, soient provisionnées à 100 % ?

M. Jean-Yves HABERER : L’OIG est une société foncière, le mot « defeasance » (sic) voulant dire que l’on sort du bilan de la société-mère certains actifs pour lesquels on souhaite une existence indépendante parce que ces actifs sont soumis à une crise du moment et que l’on pense qu’au bout de quelques années, une fois sortis de la crise, on pourra faire les additions et les soustractions.

Cette idée d’une « defeasance », nous l’avons naturellement eue au Crédit lyonnais avant que M. Peyrelevade n’apparaisse à l’horizon. Pas tout de suite, pas en 1991 ni dès 1992, mais déjà fin 1992, nous en avions — quand je dis nous, je ne parle pas seulement du Crédit lyonnais, mais des banques dans leur ensemble — envie, en voyant comment agissaient les compagnies d’assurances qui étaient confrontées, comme nous, au problème d’avoir de vastes actifs immobiliers.

Pour les sortir du bilan, elles montaient entre elles des sociétés foncières dans lesquelles elles étaient minoritaires et auxquelles elles vendaient leurs actifs immobiliers à un prix qui n’était pas celui du marché, de sorte que ces actifs sortaient de leurs comptes. Pour leurs commissaires aux comptes, le bilan n’était plus consolidé globalement et cela minorait l’impact d’une évaluation à la valeur du marché.

Les compagnies d’assurances ont toutes fait cela. Je ne critique pas, je m’empresse de le dire, parce que la France avec l’aide de la Banque de France et d’un homme, M. Rouger, président du tribunal de commerce de Paris, qui est un héros discret mais qui mériterait de nombreuses décorations, a décidé de gérer la crise immobilière à la française, c’est-à-dire de ne pas casser le marché, comme à l’américaine, mais d’essayer de le maîtriser, en navigant au milieu des écueils. La Banque de France a joué son rôle en acceptant des retards de provisions sur l’immobilier et M. Rouger a joué le sien en se refusant à des dépôts de bilan catastrophiques, en cherchant des restructurations et des arrangements à l’amiable.

Les grandes banques enviaient donc les compagnies d’assurances qui jouaient à cela entre elles, et d’ailleurs elles-mêmes y participaient car dans ces sociétés foncières on trouve souvent un peu de banques. Nous rêvions tous de pouvoir apporter nos créances immobilières devenues douteuses à une structure extérieure. Donc, avec un peu de retard, en voyant le succès des uns et des autres, nous avons eu envie de le faire. J’en ai parlé je ne sais plus si c’est avant ou après les vacances de 1993, mais, en tout cas, avant qu’il n’en soit question par mon successeur.

Je juge cette idée bonne. Je n’avais pas pensé qu’il faudrait demander la garantie de l’Etat. J’ai un amour-propre différent, qui fait que quand je suis à la tête d’une entreprise, je souhaite régler mes problèmes tout seul et ne rien demander à l’Etat. Je suis prêt à ce que l’Etat m’apporte des titres et toutes sortes de choses, mais pas à lui demander un effort financier budgétaire, sachant, ancien fonctionnaire du ministère des finances, que ce n’est jamais bienvenu.

De même que j’aurais cherché à ne pas demander à l’Etat une augmentation de capital en cash, j’aurais cherché à ne pas lui demander une garantie. Je ne sais si j’y serais parvenu, je n’ai pas vu le dossier depuis. Mais j’avais prononcé le mot « defeasance » (sic), j’ai même dû le mentionner dans une de mes lettres au ministère des finances en septembre, peut-être au moment des comptes ou lors du conseil d’administration.

La note de la Commission bancaire du 15 octobre, je ne l’ai pas connue. Je n’en étais pas destinataire. C’était cette étrange situation où le Président en place, responsable des comptes selon la loi, était tenu à l’écart de la négociation avec la Commission bancaire, la Banque de France et la direction du Trésor et où son successeur potentiel, qui n’avait pas encore accepté, était tout puissant et programmait qu’il fallait que la Commission bancaire retourne voir Altus parce qu’il n’y avait rien dans son premier rapport et qu’il fallait qu’elle trouve quelque chose. Et elle le faisait. M. Hénin vous racontera sa stupeur de voir apparaître un commando de rattrapage de la Commission bancaire au mois d’octobre 1993, venu revoir tous ses chiffres, alors qu’elle en sortait quelques semaines auparavant.

Cette note, je n’en étais pas destinataire. Je n’en connais pas les chiffres. Je ne sais pas à qui elle était adressée, mon successeur l’a sûrement eue.

J’avoue que durant cette période très spéciale, j’ai considéré que l’Etat avait tous les droits, puisque c’est l’Etat et qu’il était propriétaire du Crédit lyonnais. S’il voulait faire fonctionner ensemble le Président en place et le Président pressenti, c’était son problème. Cela lui aura coûté cher mais, pour ne pas gêner l’opération, j’ai même demandé — tout en espérant que cela garderait des proportions raisonnables, ce en quoi je me suis trompé — à mes deux directeurs généraux d’entrer en contact avec M. Peyrelevade car je voyais dans la presse circuler des chiffres qui me paraissaient fantasques. J’espérais qu’ils y mettraient bon ordre. Cela n’a pas été le cas.

M. le Rapporteur : A combien pensiez-vous limiter le périmètre du cantonnement ?

M. Jean-Yves HABERER : Les études étaient commencées. Je suis trop sérieux pour prononcer un chiffre, qui ne sera qu’un ordre de grandeur — en plus, de mémoire — mais certainement pas de 40, plutôt de l’ordre de celui que M. Alphandéry, me dit-on, avait retenu, soit de 19,5 et que de l’immobilier. Disons de l’ordre de 20.

Avec une structure de « defeasance » (sic), ce n’est que dans cinq ans que l’on saura si nous avons coûté quelque chose. Mais si j’étais directeur du Trésor, le souci que j’aurais... c’est que c’est une machine infernale. On ne donne pas une garantie sans être sûr que tout est fait pour qu’elle ne soit pas exploitée. L’intérêt du Lyonnais est qu’elle joue. Je ne sais pas si les mécanismes ont été mis en place, ce n’est pas mon problème.

J’ai eu à régler des problèmes atypiques lorsque j’étais au ministère des finances. Du temps de M. Barre, j’avais été chargé de restructurer la sidérurgie française en 1978. Le problème résidait dans les dettes obligataires énormes et les charges financières. Nous étions en période d’inflation, les taux avaient monté.

Je me suis inspiré, modestement, de Poincaré qui avait créé pour résorber la dette de la Guerre de 14 une caisse autonome d’amortissement. J’ai créé une caisse d’amortissement pour l’acier, la CAPA, sur laquelle a été transférée toute la dette obligataire de la sidérurgie française. Mais la commission des Finances de l’époque avait regardé cela de très près et nous avions pris toutes les précautions pour que, finalement, cela ne coûte rien à l’Etat. Cela n’a d’ailleurs rien coûté, nous avons fait payer la Caisse des dépôts et le Crédit agricole. C’était mon humour et mon imagination que d’avoir réussi à faire financer l’amortissement de la dette de la sidérurgie par le Crédit agricole, qui était trop riche et qu’il fallait ratisser un peu.

Mais il faut prendre des précautions. Si j’étais directeur du Trésor actuellement, je ne dormirais pas tranquille parce que la structure de la « defeasance » (sic) telle que je sais qu’elle est montée, ne me garantirait pas.

M. Philippe AUBERGER : Cette affaire viendra devant l’Assemblée dans le cadre d’une loi de finances, du moins je l’espère, et nous aurons sans doute à en reparler et à revoir le problème des garanties.

M. Jean-Yves HABERER : Excusez-moi, je dois encore répondre à la troisième question portant sur le cinéma et les 2 milliards.

J’ai toujours su qu’il y avait beaucoup d’autres clients. A une époque, je savais qu’il y avait 220 dossiers de clients cinéma CLBN — en 1990-1991 — et qu’il y avait des provisions sur 30 ou 40 d’entre eux. Cela se réglait dans la direction générale à un niveau inférieur au mien. Nous avons toujours fait les provisions que les commissaires aux comptes étrangers recommandaient de faire, parce que, dans ce cas, ce n’est pas la Commission bancaire française qui est en cause mais les commissaires néerlandais qui sont particulièrement tatillons.

Provisionner tout l’encours à 100 % me stupéfie. J’ignorais ce détail, il me paraît stupéfiant parce que quand l’économie américaine a été en crise, le cinéma américain a été en crise, et cela a plombé nos comptes, c’est sûr. Mais maintenant qu’il y a la reprise aux Etats-Unis, normalement, la reprise devrait se faire pour les entreprises de cinéma puisqu’elles sont presque toutes américaines.

M. Philippe AUBERGER : Je souhaiterais que l’on revienne, monsieur le Président, sur trois points de l’audition de M. le Gouverneur de la Banque de France qui, à l’époque, était directeur du Trésor.

Voici le premier : il a parlé d’une visite que vous lui auriez faite au premier semestre ou au début de second semestre 1992, sa mémoire n’est plus tout à fait fidèle, pour lui dire que vous commenciez à perdre de l’argent. Je voudrais savoir si, à cette occasion, vous aviez fait état ou commenciez à réfléchir à des mesures de redressement possibles, et de quelle nature.

Le deuxième concerne l’immobilier. Il nous a dit qu’il avait le sentiment que le secteur de l’immobilier, comme celui des filiales, était l’un des secteurs les moins contrôlés et où, sans doute, il pouvait y avoir quelques problèmes d’autorité ou d’organisation. Etait-ce votre sentiment ? Comment avez-vous essayé d’y remédier, d’autant plus que le responsable de l’immobilier était en même temps responsable d’une filiale qui posait problème ?

Le troisième point est qu’il nous a dit que l’opération sur la sidérurgie, c’est-à-dire la prise de participation d’Usinor, avait été faite avec l’accord du ministre de l’économie, entre les deux présidents concernés, mais contre l’avis de la direction du Trésor. Dans ces conditions, n’était-il pas hasardeux de revenir à la charge auprès de la direction du Trésor en disant que l’on s’était trompé et qu’il fallait trouver un substitut à cette opération qui se révélait, en tout cas dans l’immédiat, malheureuse ?

M. Jean-Yves HABERER : Je ne veux pas trop servir de deuxième colonne aux déclarations de M. Trichet. Les conversations avec lui ont été si nombreuses que j’ai du mal à retrouver dans ma mémoire celles du premier trimestre 1992. Il est certain que dès qu’en 1992 nous avons senti que l’année ne serait pas bonne, je lui en ai parlé. Nous l’avons senti parce que c’est l’année où le drame de SASEA s’est dénoué, c’est-à-dire que nous avons nous-même découvert que les validations de comptes par KPMG étaient fausses. Etait-ce au premier ou au second trimestre, je ne sais ? mais sûrement avant les vacances de 1992.

En ce qui concerne les mesures de redressement, il y a diverses façons de les présenter dans des entreprises. Ce n’est pas tout à fait comme à l’égard des citoyens. Le charme des entreprises est qu’avec les salariés — certes, ils sont électeurs au comité central de l’entreprise — mais il n’y a pas un pouvoir parlementaire. Le pouvoir n’est pas partagé. Nous avons donc pris les mesures de redressement.

Le freinage des frais généraux avait commencé dès 1991. Il y a des séries qui le montrent. Il avait été extrêmement vigoureux.

Nous avions une grosse bosse de frais généraux parce que la structuration du réseau, la segmentation de marché entre les équipes, notamment les équipes pour les entreprises, avait entraîné beaucoup de frais — bureautique, informatique, immobilier — mais nous avons beaucoup ralenti l’activité de certaines équipes, la créativité d’autres, nous avons fait des séminaires dans ce sens. Nous avons fait tout ce que nous avons pu et cru pouvoir faire. Nous ne sommes pas restés passifs.

Simplement avec un bateau comme le Crédit lyonnais — je vais faire la comparaison classique avec les pétroliers — un virage à angle droit ne se fait pas sur cent mètres. Les tuyaux continuent de fonctionner : on ne veut pas non plus tuer le client. J’ai déjà dit et je répète que, certes, nous avons pris des mesures, mais nous n’avons pas pris celle de couper les vivres de tous nos clients qui étaient tangents.

Pour ce qui est de l’immobilier et des filiales, une fois encore, cette réécriture de l’histoire ex post, y compris par ceux qui y ont participé, m’amuse énormément... Enfin, m’amuse... en tant que sociologue amateur et mémorialiste futur.

Sur l’immobilier, personne ne disait rien aussi longtemps que cela allait bien. Je ne parle pas seulement du Lyonnais. Si l’on prend le groupe UAP dont M. Peyrelevade était président, sa banque a perdu, du fait de l’immobilier, 300 % de ses fonds propres.

Quand j’entends mon successeur faire le procès du Lyonnais et dire « qu’il ne savait pas contrôler ses filiales », je ris intérieurement. Je n’ai pas fait d’interview à ce sujet mais j’aimerais que vous partagiez une partie de mon sourire intérieur.

Tout le monde a rencontré ces problèmes. M. Gérard Worms, président de Suez, a vu ses filiales bancaires immobilières couler, littéralement. Oui, M. Michel Gallot était responsable de l’immobilier et responsable de la SDBO depuis longtemps et la SDBO, qui était dans l’immobilier, a connu des pertes. Oui, mais il y a eu une crise aussi !

Cette réécriture a posteriori me fait sourire d’autant plus que, par exemple dans le cas de la SDBO, j’avais envoyé l’inspection du Crédit lyonnais en 1991, qui a tout examiné avant de dire qu’il n’y avait rien de grave. La Commission bancaire a commencé par la SDBO et Altus quand elle est venue chez nous en 1991. Nous avons eu des rapports particuliers qui n’étaient pas du tout traumatisants. Personne ne disait alors que les filiales ne se soumettaient pas assez au contrôle.

C’est lorsque les résultats se sont dégradés que ceux qui étaient chargés de ce contrôle, c’est-à-dire la direction financière, la direction centrale de la gestion financière du groupe et, à l’intérieur, la direction des services comptables, voyant que l’on pouvait les montrer du doigt en disant qu’elles n’avaient rien vu venir, ont commencé à dire que les filiales ne leur avaient rien montré. Ce qui était naturellement faux.

SDBO et Altus exposaient leur situation et leurs projets chaque année au conseil d’administration. Les administrateurs posaient des questions.

C’est la réécriture. C’est la mode en politique et dans les entreprises quand des changements ont lieu sans continuité, ce qui est une particularité du secteur public, il faut le dire. Cela arrive parfois dans le secteur privé, mais plus rarement.

En ce qui concerne la sidérurgie, il est exact que la direction du Trésor n’était pas très chaude sur cette opération. Mais, si je disais pourquoi, je vous inviterais une fois de plus à partager mon humour intérieur.

Quand je suis allé parler de cette affaire à M. Trichet, sa première réaction, parce que cela nous faisait gagner des fonds propres, a été de dire : « Que va penser la BNP ? Que va penser cette pauvre BNP que déjà vous dépassez de partout ? » Telle a été sa réaction. C’est peut-être la raison pour laquelle, il n’était pas favorable à cette opération.

Quant à savoir si l’on prend le risque de faire quelque chose que la direction du Trésor n’a pas recommandé, je réponds que oui, surtout lorsque l’on est ancien directeur du Trésor et que l’on a subi cela parfois. Ce qui compte, c’est l’autorité légale constituée, c’est le ministre.

Pour ce qui est du ministre, M. Hannoun avait soufflé — je l’ai déjà raconté — « plutôt Bull que la sidérurgie ». Mais M. Francis Mer qui est venu me voir avec l’accord de son ministre de tutelle et celui de M. Rocard, Premier ministre n’est pas venu sans biscuit. Il est venu nous voir en disant que le gouvernement — Premier ministre et ministre de l’industrie — le ministre des Finances étant au courant, souhaitait qu’avant d’ouvrir le capital à des intérêts privés, on l’ouvre à l’intérieur du secteur public.

Il se trouve qu’en la matière, j’ai des dates. J’ai même un document. Ma secrétaire ne savait comment le classer et je l’ai retrouvé il y a quelques jours.

Voilà ma deuxième colonne sur ces points. J’aurais préféré, je l’avoue, faire une deuxième colonne sur la politique monétaire ! Mais j’ai d’autres moyens d’expression maintenant.

M. Louis PIERNA : Monsieur le Président, le rôle de notre Commission est de connaître la vérité. Or, vous nous avez dit que le bilan 1993 du Crédit lyonnais tel qu’il a été présenté ne reflète pas la réalité, que l’on a chargé la barque, que les pertes ont été surévaluées, bref, que ce bilan n’est ni sincère ni véritable. Je ne crois pas déformer votre pensée...

M. Jean-Yves HABERER : Je ne l’ai pas dit en ces termes.

M. le Président : Non, certes ...

M. Louis PIERNA : Justement, je souhaiterais que vous nous le confirmiez parce qu’alors, notre Commission se verrait obligée de revoir le bilan qui nous a été présenté et d’examiner la véritable situation du Crédit lyonnais.

M. Jean-Yves HABERER : Monsieur le Président, je vous ai dit que je ne pratiquerais pas la langue de bois, cela vous aurait ennuyé et ne vous aurait pas aidé, mais vous m’avez dit que je pourrais, au niveau du procès-verbal, regarder si la formulation reflète bien ma pensée. Je le ferai donc avec soin.

Par ailleurs, je dépose sous serment, je suis obligé de dire ce que je sais, ce que je pense et ce que je crois. C’est ce que j’ai fait. Je n’ai pas employé les mots que vous avez employés qui sont des termes juridiques. Je n’ai pas dit qu’il s’agissait de comptes non sincères.

Je dis simplement, avec les moyens tout de même limités dont je dispose, qui sont ma mémoire puisque je n’ai pas de dossiers et que je n’étais pas associé à la confection des comptes, qu’il peut m’échapper des pans de vérité dont j’ai fait la part en disant que les règles prudentielles de provisionnement sur l’immobilier ont changé. Depuis l’autre jour, ayant rencontré un interlocuteur compétent là-dessus, celui-ci m’a dit que ces règles avaient changé d’ailleurs largement à la demande du Crédit lyonnais. Mais d’autres banques en ont été victimes. Le fusil coudé est tombé sur les banques Hervet, Worms et quelques autres.

Les règles prudentielles ont changé. Je ne connais pas exactement les nouvelles, mais j’ai compris que c’est le « marked to market » (sic) formulé autrement.

J’ai également fait la part du fait que, dès lors que l’on assigne comme avenir au Crédit lyonnais, sans date, d’être privatisé, on peut imaginer que l’Etat ait envie de faire une injection de capitaux en pensant que c’est une bonne opération pour pouvoir mieux privatiser ou privatiser plus vite. Cette évaluation globale est votre mission, ce n’est pas la mienne.

Ma part de vérité est de dire que si après son évaluation du 2 novembre, M. Peyrelevade s’était entendu dire : « On ne veut pas de cela, néanmoins vous partez de l’UAP » — serais je resté au Crédit lyonnais ? Je n’en sais rien, j’avais déjà entendu dire le nom du deuxième successeur potentiel — si, par miracle, j’étais resté jusqu’à l’arrêté des comptes, les comptes que je voyais en octobre-novembre se profiler à l’horizon n’étaient pas ceux qui sont apparus en mars.

Si j’avais d’ailleurs eu cette intuition, j’aurais pu, moi aussi, parce que l’on tenait beaucoup à ce que j’évacue à l’amiable le Crédit lyonnais, envoyer un mémorandum — il aurait été amusant de susciter un arbitrage — et dire que je ne quitterais le Crédit lyonnais spontanément qu’à condition que les comptes qui seraient arrêtés au mois de mars ne fassent pas apparaître de perte supérieure à 2 milliards — c’était à peu près mon chiffre — et que la « defeasance » ne dépasse pas 20 milliards.

J’aurais pu envoyer un mémorandum, mais ma conception des relations avec l’Etat n’est pas celle-là. Je n’ai donc pas posé des conditions sur l’arrêté des comptes de l’exercice dont j’ai été responsable à 85 %. Mais les 15 % dont je n’ai pas été responsable sont singulièrement différents des 85 % que j’ai connus.

M. Gilles CARREZ : Monsieur le Président, je voudrais rester sur l’appréciation des difficultés financières du Crédit lyonnais.

Vous contestez la manière dont les comptes 1993 ont été établis. Vous avez souligné la réévaluation considérable des provisions, notamment dans l’immobilier à la fin de l’année 1993. Mais on peut aussi juger des difficultés financières par un autre point, celui de la liquidité de la banque.

Or, M. Peyrelevade nous a indiqué — j’ai d’ailleurs retrouvé les mêmes chiffres à la lecture de la presse — qu’il y avait un fonds de roulement négatif — je ne sais pas trop ce que cette notion veut dire —, un besoin de trésorerie de l’ordre de 50 milliards de F., que, par ailleurs, la banque était structurellement emprunteuse nette sur le marché depuis un certain temps déjà. [...]. Les problèmes de liquidité de la banque se posaient avec une ampleur telle qu’ils auraient pu déboucher sur un défaut de solvabilité. Un des signes de ces difficultés de liquidité était précisément la légère augmentation du coût de refinancement de la banque.

Des critères de ce type qui sont apparus assez tôt, semble-t-il, ne pouvaient-ils alerter sur la réalité de difficultés financières ?

Par ailleurs, question tout à fait ponctuelle, le Crédit lyonnais travaillait-il de façon régulière avec KPMG pour l’audit de comptes ? J’ai cru comprendre hier, lors de l’audition de M. Lévêque, que l’un des commissaires aux comptes avait appartenu à KPMG précédemment.

M. Jean-Yves HABERER : Je commence par la question ponctuelle.

Il existe trois ou quatre « grands » dans les firmes d’audit dans le monde. KPMG en est incontestablement une et une des meilleures. Pour cette raison et le Crédit lyonnais étant une banque très internationale, le tiers de nos filiales à l’étranger sont auditées par KPMG.

Au cours de sa carrière, M. François Gille, directeur général jusqu’à cette semaine, est entré à KPMG lorsqu’il a quitté le ministère des finances pendant quelques années. De là, il est allé au Crédit lyonnais.

Ce en quoi la situation de KPMG est assez confuse se situe à Genève, puisque le président, ou le vice-président, de la filiale suisse de KPMG, était aussi dans le conseil d’administration de SASEA. C’est d’autant plus fâcheux pour KPMG dans le procès où nous lui réclamons une indemnisation.

La liquidité est une question très professionnelle. Je vais essayer de la rendre claire. Actuellement, en France, le seul établissement de nature bancaire qui collecte plus de ressources qu’il ne prête est le Crédit agricole, d’où ses super-bénéfices, grâce à la politique de la Banque de France et aux taux d’intérêt réels élevés des dernières années. Toutes les autres banques ont un problème de fonds de roulement négatif, c’est-à-dire qu’elles collectent moins de dépôts qu’elles ne font de crédits.

Il y a mille raisons à cela et l’AFB mène toutes sortes de batailles simultanées en vain, depuis longtemps, y compris auprès de l’Assemblée : les privilèges du Crédit agricole, qui peut ouvrir le samedi, jour où les gens ne travaillent pas alors que les autres banques ne le peuvent pas, etc, les taux des livrets réglementés qui siphonnent les liquidités vers des instruments d’épargne défiscalisés, etc. ; sans oublier la déréglementation et le fait que les entreprises vont maintenant directement sur le marché et qu’elles placent leurs liquidités sur le marché. Les grands groupes ont tous des trésoriers qui vivent comme des banquiers. Ils émettent des billets de trésorerie et placent leurs liquidités en dehors des banques...

M. Henri EMMANUELLI : Ne peut-on pas dire qu’au lieu de clients, ils sont devenus des prêteurs, des déposants ?

M. Jean-Yves HABERER : C’est vrai pour beaucoup d’entreprises, notamment pour certaines entreprises de presse lorsqu’elles ont beaucoup d’abonnés, parce que l’abonné paie avant la production.

Il y a un problème. Toutes les banques empruntent. Ce n’est pas une infirmité propre au Crédit lyonnais et avoir un fonds de roulement négatif de 50 milliards — c’est l’ordre de grandeur, il a été de 30, de 35 — pour un bilan consolidé de 2.000, ce n’est pas l’épaisseur du trait. C’est peu de chose.

J’ai vécu à Paribas, autre emprunteur structurel, le fonds de roulement était négatif de beaucoup plus, parce que Paribas collecte beaucoup moins de dépôts.

On vit avec cela, et même bien, dans les périodes où les taux d’intérêts baissent. [...]

Le problème était, en effet, que les taux du marché étaient tels que c’était très coûteux. Mais je rejoins dans ce que j’ai dit des causes des pertes le fait que les taux d’intérêts sont restés à un niveau artificiellement élevé par rapport aux besoins de l’économie. Les entreprises en souffraient, à travers nous, parce que nous en avons souffert. Nous avons emprunté des ressources qui sont trop chères, mais tout le monde est structurellement emprunteur : la Générale, la BNP, pour des montants à peu près comparables à ma connaissance, par rapport à la taille du bilan qui est sensiblement moins grande pour eux.

D’ailleurs, ces 50 milliards n’étaient pas forcément empruntés en France. Par exemple, aux Etats-Unis, nous ne collectons pratiquement pas de dépôts. Donc, nous empruntons sur le marché. C’est là que nous avons nos plus beaux bénéfices.

La Commission semble s’intéresser plus aux raisons des pertes qu’à celles des gains, mais j’aurais aimé que l’on me dise avec chaleur que j’étais le Président sous lequel le Crédit lyonnais qui gagnait à peu près 100 à 150 millions par an aux Etats-Unis en a gagné 1,2 milliard en 1993, le Crédit lyonnais étant devenu la dixième banque américaine, profitant du crédit crunch et du fait que les banques américaines évitaient leurs clients.

C’est un problème, mais il a été présenté dans des conditions parfois tellement peu professionnelles que cela fait rire. J’ai vu qu’aujourd’hui au Lyonnais on disait sommairement que les participations en capital, notamment, contraignaient à emprunter sur le marché. On mettait en face le fonds de roulement et les participations en capital, alors que pour le ratio Cooke, participations ou crédit et emprunt sur le marché, c’est la même chose. Tout cela fait partie d’une trésorerie globale dans laquelle il y a le fait que les dépôts des particuliers donnent une marge à la banque, que les dépôts des entreprises n’en donnent déjà pas beaucoup et qu’il y a des ressources de marché plus chères.

Plus les taux baissent — c’est quand même arrivé, un peu — plus cette charge du fonds de roulement diminue, mais je reconnais qu’avoir eu cette charge dans les moments d’un cycle de taux d’intérêt élevés s’est révélé coûteux et préoccupant.

Il y avait une solution : couper les vivres aux entreprises, diminuer les engagements. Nous ne l’avons pas fait.

M. Didier MIGAUD : Monsieur le Président, une précision. Le Gouverneur s’il a reconnu que la Commission bancaire à propos des règles prudentielles était plus active à Paris qu’ailleurs, a nié le fait que celles-ci soient plus sévères à Paris qu’ailleurs. Or, vous avez estimé que cela pouvait être une des origines des difficultés du Crédit lyonnais. Pouvez-vous nous expliquer en quoi vous estimez que ces règles prudentielles étaient plus sévères à Paris qu’ailleurs ?

M. le Président : Je donne tout de suite acte à M. le Président que je n’ai pas le souvenir de le lui avoir jamais entendu dire.

M. Didier MIGAUD : C’est une précision intéressante...

M. Jean-Yves HABERER : J’ai simplement dit que les règles prudentielles sur l’immobilier ont changé entre septembre et mars, c’est-à-dire entre les comptes semestriels et les comptes annuels. Elles ont lourdement changé, pas seulement pour le Crédit lyonnais. La banque Hervet, la banque Worms, Indo-Suez, toutes ont dû remettre des provisions parce que les règles prudentielles avaient changé. Probablement, la BNP et la Générale l’ont-elles fait aussi dans leurs propres stocks immobiliers.

Je n’ai jamais fait de comparaison entre Paris et l’étranger. J’ai, au contraire, opposé la méthode américaine du « marked to market » (sic) à la méthode française qui était de considérer qu’un actif immobilier est un actif long terme et fait l’objet d’une évaluation sur mesure.

M. le Président : L’élément nouveau d’aujourd’hui est que vous avez fait état de rumeurs au terme desquelles la direction actuelle du Crédit lyonnais n’aurait pas été pour rien dans le mouvement.

M. Didier MIGAUD : Merci pour cette précision.

Vous avez dit tout à l’heure que la Banque centrale hollandaise avait commencé d’écrire au CLBN après avoir reçu la visite d’envoyés de sociétés de cinéma français opposées au rachat de Pathé. Pouvez-vous être plus précis sur ce point, notamment sur l’identité de ces émissaires ? Pensez-vous qu’ils défendaient le CLBN, le Crédit lyonnais ou leurs propres intérêts ?

Pouvez-vous nous préciser, si vous en avez la mémoire, quelle était la hauteur des encours de crédit pour le cinéma à votre arrivée au Crédit lyonnais ?

M. Lévêque, votre prédécesseur, nous a précisé en réponse à une question, qu’il était resté administrateur du groupe IB dont il était le fondateur pendant qu’il présidait le Crédit lyonnais. Considérez-vous cela comme une pratique normale ?

Savez-vous si le Crédit lyonnais travaillait avec le groupe IB pendant les années 1986-1988 ?

Est-ce vous qui avez pris la décision de reprendre IB ou vous a-t-elle été suggérée ?

Vous avez été nommé Président du Crédit national. Quelqu’un vous a-t-il proposé cette présidence ? Comment l’avez-vous appris ? Au moment où vous avez été révoqué, avez-vous eu des contacts avec le ministère de l’économie, Matignon ou un représentant autorisé du Gouvernement ?

M. Jean-Yves HABERER : En ce qui concerne la première question, je puis dire que c’est au moment de l’affaire de Pathé Cinéma que je me suis rendu compte que le monde de la communication est un peu spécial. Il y a eu tout un tapage défensif du lobby du cinéma français, dont les émissaires sont nombreux, de toutes natures et trouvent des relais facilement dans la presse. Il m’a été dit — mais il y a longtemps et j’ai un peu oublié la chose qui ne m’a pas paru déterminante — que le « lobby » (sic) avait fait un bon travail de « lobby » (sic) et qu’apprenant que la banque concernée était le CLBN, une banque néerlandaise, des gens salariés de sociétés de production de cinéma étaient allés, payés par leur société, voir la Banque centrale en disant qu’une banque finançait des gens douteux pour acheter Pathé Cinéma qui est un temple du cinéma français. Cela m’a été dit. Mes souvenirs ne sont pas plus précis.

Il y a aussi eu un tapage médiatique en France. Nous avions été tellement étonnés d’une déclaration dans la presse de M. Toscan du Plantier que M. Bernard Thiolon, mon directeur général qui le connaissait bien m’a dit qu’il allait l’inviter à déjeuner pour remettre cela à niveau. C’est ce qu’il a fait. Il y a eu un déjeuner amical et il a reconnu que ses mots avaient dépassé sa pensée.

Voilà ce à quoi je faisais allusion. Dès qu’il s’agit de communication, le tapage est absolument fantastique. Pour un chef d’entreprise qui veut travailler tranquille, il faut s’intéresser à d’autres secteurs.

L’encours de CLBN en 1988, je n’en ai aucun souvenir. Le Crédit lyonnais peut vous donner tout ce que vous voulez à toutes les époques.

Mon souvenir est qu’il y avait beaucoup d’autres clients.

En ce qui concerne IB, vous me posez des questions qui m’embarrassent parce que je ne vois pas au nom de quoi je pourrais vous répondre. Vous m’apprenez quelque chose. Je ne savais pas que M. Lévêque était resté administrateur d’IB pendant qu’il était Président du Crédit lyonnais. Il a pu s’en mettre d’accord avec le ministre de l’économie et des finances du moment, celui qui l’a nommé, s’il s’en est ouvert à lui. C’était M. Balladur. Je ne peux répondre à leur place. Je ne suis absolument pas au courant de cela.

En ce qui concerne la reprise d’IB, j’ai expliqué comment la Banque de France avait inventé — pour ouvrir son parapluie et protéger sa Commission bancaire, qui, comme les carabiniers, arrive toujours après les catastrophes — le concept d’actionnaire de référence pour les banques dont l’actionnariat est étranger. Ce concept est appliqué à bon escient, et parfois à mauvais escient. Elle le réclame parfois pour des groupes étrangers d’excellente cotation. Mais elle ne veut pas avoir l’air de discriminer selon les nationalités.

Il se trouve que l’actionnariat d’IB est un actionnariat très multinational, avec pas mal de gens du Moyen-Orient. Donc, quand M. Lévêque a transféré son siège de Luxembourg à Paris, la Banque de France a voulu un actionnaire de référence et M. Lévêque a tout naturellement posé la question au Crédit lyonnais. Ma direction générale a décidé qu’il était difficile de le lui refuser et après discussions et évaluations conduites par M. François Gille, on m’a fait une proposition disant que nous pouvions le faire. J’ai, naturellement, à ce moment-là, approuvé cette proposition.

Puis la crise immobilière est venue. C’est le truc classique, l’actionnaire de référence a 25 % du résultat quand c’est un bénéfice, mais quand c’est une perte, la Banque de France dit : « Cher ami, vous prenez en charge la banque. » C’est arrivé en 1993. Je ne me souviens plus à quel moment exactement, mais la décision de reprendre IB est largement une décision de la Banque de France. Ce n’est pas un désir spontané du Crédit lyonnais.

Vos questions sur le Crédit national me paraissent sortir du mandat de la Commission.

Je peux répondre à la première partie. C’est M. Alphandéry qui m’a proposé le Crédit national le 28 août 1993, me semble-t-il. Je rentrais de vacances.

Qui m’a convaincu d’accepter ? M. Balladur, le 30 octobre.

M. le Président : Quelle est la partie de la question à laquelle vous ne répondrez pas ?

M. Jean-Yves HABERER : C’est la suite, c’est-à-dire le fait que par un abus de procédure contre lequel j’ai déposé un recours en Conseil d’Etat dont tout le monde me dit que je ne peux que le gagner parce qu’il y a cinq chefs d’annulation, j’ai été destitué du Crédit national pour des faits extérieurs à l’exercice de mon mandat, sans consultation du conseil d’administration qui m’avait élu, sans que l’on ait observé la procédure disciplinaire d’usage pour toute sanction.

M. Didier MIGAUD : J’ai satisfaction...

M. le Président : Partielle...

M. Didier MIGAUD : Partielle, oui.

Cela dit, pouvez-vous nous en dire plus sur cet entretien du 30 octobre ? Que vous a dit M. Balladur à ce moment-là ? Votre gestion du Crédit lyonnais a-t-elle été mise en cause ? Avez-vous évoqué la situation du Crédit lyonnais avec le Premier ministre au 30 octobre 1993 ?

M. Jean-Yves HABERER : Je m’en suis expliqué avec mon conseil d’administration. Je ne pouvais pas dissimuler aux administrateurs qui m’avaient élu que j’allais partir au Crédit national et que le Premier ministre me l’avait demandé. J’ai donc relaté la partie de la conversation qui concernait le Crédit lyonnais. Il y en a eu une autre qui ne concernait pas les comptes du Crédit lyonnais et donc, j’estime qu’elle appartient à M. Balladur autant qu’à moi.

Sur le Crédit lyonnais lui-même, la conversation a commencé à peu près dans ces termes : « Nous n’allons pas parler des provisions du Crédit lyonnais, je ne suis pas armé pour cela et d’ailleurs le problème n’est pas là. C’est tellement subjectif les provisions. J’ai été moi-même dans la vie d’entreprises. C’est le verre à moitié vide ou à moitié plein. Donc, ne parlons pas des comptes du Crédit lyonnais. Il y a que, pour des raisons d’Etat que vous devinez, je souhaite que vous alliez au Crédit national, ce qui permettra de nommer un successeur au Crédit lyonnais ». Voilà ce qui s’est passé. Rien ne m’a été reproché. Je l’ai dit à mon conseil d’administration.

M. le Président : Cela étant, monsieur le Président, je vais insister davantage que M. Migaud pour obtenir une réponse à la dernière partie de sa question parce que nous avons bien compris que la contre-partie de l’autonomie d’une entreprise publique est la capacité pour, dans le cas d’espèce, l’actionnaire principal de tirer les conséquences de l’appréciation qu’il formule sur la gestion de la personne qu’il a placé à sa tête.

Vous auriez été prié de quitter le Crédit lyonnais d’une manière ou d’une autre, j’en prendrais acte. Mais il me semble que si nous nous sommes réunis, c’est notamment parce que l’affaire s’est produite en plusieurs phases.

L’appréciation sur la gestion paraît avoir été formulée implicitement au moment où l’on vous a demandé de quitter le Crédit lyonnais. Ensuite, la révocation du Crédit national apporte un élément nouveau qui est au-delà de l’appréciation sur la gestion. Je crois comprendre que vous le ressentez comme tel. Donc la question de M. Migaud n’est pas tout à fait illégitime, ni notre curiosité.

M. Jean-Yves HABERER : Dans votre version, je comprends un peu mieux la question.

Je ne fuyais pas réellement votre question, mais je ne voulais pas faire perdre du temps à la Commission sur des sujets s’ils lui étaient étrangers.

Clairement, je conçois la responsabilité complète du Président puisqu’il y a liberté de gestion et l’actionnaire majoritaire a, en effet, le droit de demander la démission d’un Président et celui-ci la donne sur le champ. C’est ce que j’aurais fait sur le champ si on me l’avait demandé. Cela n’a jamais été le cas. A aucun moment.

Je suis totalement conscient de cela. Je trouve que la courtoisie — mais c’est le problème de l’Etat — dès lors que l’Etat n’a plus que 54 % du capital et qu’il y a déjà quelques gros actionnaires dont l’un — Thomson a plus de 20 % — Thomson qu’ensuite on cherche à associer aux efforts financiers de l’Etat — aurait été de prendre l’avis des actionnaires minoritaires.

De même, au Crédit national, dont l’Etat ne possède pas une action, la courtoisie et la régularité de l’opération aurait consisté à consulter le conseil. C’est d’ailleurs le sentiment unanime de ce dernier.

Je ne conteste pas. Je répète que s’il m’avait été demandé de démissionner, je l’aurais fait sur le champ. J’aurais trouvé cela cruel, injuste, inattendu compte tenu du fait que l’on m’avait dit le contraire avant l’été. On m’avait dit que je terminerais mon mandat, que l’on verrait à ce moment-là, qu’il ne fallait surtout pas changer l’attelage au milieu du gué.

M. le Président : Par qui ?

M. Jean-Yves HABERER : Cela m’a été dit par une dizaine de personnes. Les bonnes nouvelles — car d’un certain point de vue, c’en était une — arrivent toujours par des canaux multiples, officiels et officieux.

M. Didier MIGAUD : Y a-t-il eu un canal officiel ?

M. Jean-Yves HABERER : Quand j’ai été reçu par M. Alphandéry avant les vacances, j’ai oublié la date exacte, je l’avoue, cela m’a été dit, puisqu’il m’a demandé de redresser la situation. Il ne m’a pas demandé de soutenir l’économie, de tenir compte des entreprises. Il m’a dit qu’il n’y avait qu’un seul but, celui de redresser les comptes et de rendre le Crédit lyonnais bénéficiaire parce que le gouvernement voulait le privatiser.

Je ne remets pas en cause ce droit, mais il n’a pas été exercé et — j’ai déjà dit cela publiquement — le jour où j’ai été nommé, le 10 novembre, président du Crédit national le rapport Garnier existait, la lettre de M. de Larosière existait depuis deux mois, et même le mémorandum de M. Peyrelevade, dont je considère qu’il méritait un certain écrêtement — opinion que M. Alphandéry a partagée quelques mois plus tard — était déjà dans les mains du Premier ministre depuis dix jours. Il n’y a donc pas eu de fait nouveau.

M. Jean-Jacques DESCAMPS : Ma question porte sur la compatibilité entre votre conception, celle que vous avez inventée, de la banque-industrie et le principe-même d’une banque nationalisée.

D’après ce que l’on nous a dit ces jours-ci, dans une banque nationalisée même si l’on accepte le principe de l’autonomie de gestion, la légitimité du PDG en provenance du pouvoir exécutif, donc du pouvoir politique, existe.

Donc, automatiquement, dans votre mise en oeuvre de cette conception de banque-industrie, vous ne pouviez pas ne pas prendre conscience que, dans un certain nombre de dossiers sensibles, il y avait un risque d’interprétation politique de votre action économique.

Sans vouloir focaliser sur un exemple précis, je voudrais savoir si dans votre passage à la présidence du Crédit lyonnais, vous n’avez pas été sensible au fait qu’il pouvait y avoir ce risque. Vous avez donc probablement fait étudier plus spécialement tel ou tel dossier qui pouvait vous paraître dangereux à cet égard.

Je prends simplement l’exemple de M. Tapie. Je vous pose la question très précise de savoir si, dans les liens entre le Crédit lyonnais et M. Tapie, il y a eu de votre part des précautions supplémentaires prises pour qu’il ne puisse pas y avoir de mauvaise interprétation de l’action du Crédit lyonnais, soit à la demande du pouvoir politique, soit de votre propre initiative. Y en a-t-il des traces quelque part ?

M. Jean-Yves HABERER : En ce qui concerne la banque-industrie, je rappelle que dans d’autres pays, les banques prennent des participations dans des entreprises industrielles et commerciales, notamment les banques allemandes ; la force de l’économie allemande est cette relation structurelle entre les entreprises et les banques. Comme ce concept fonctionne depuis un siècle avec un certain succès, on peut considérer qu’il est non pas imitable, mais transposable.

Les banques françaises le font, depuis que M. Debré, en 1966, a permis à ce que l’on appelait à l’époque les banques de dépôts, qui sont aujourd’hui les banques commerciales, de prendre des participations, plus ou moins bien, plus ou moins vite, mais elles l’ont fait.

Je m’excuse de dire cela, mais dans toutes ces considérations sur le Crédit lyonnais, il y a de grands absents, ce sont les clients. Je ne peux parler en leur nom. Les clients du Crédit lyonnais ont été heureux d’être clients du Crédit lyonnais. Nous étions une banque parmi d’autres pour eux, certes plus active, plus dynamique et comprenant mieux les problèmes de l’entreprise, mais une banque parmi d’autres. Le fait que l’on soit une banque nationalisée ne leur venait pas à l’esprit. Pour le client, entre la Générale, maintenant privée, le CCF et le Crédit lyonnais, il n’y a pas de différence de nature.

Il y en a parfois pour les parlementaires et les élus, y compris de droite, qui écrivent des lettres en disant qu’ils ne comprennent pas qu’une banque nationalisée ne fasse pas de crédit à la PME qui fabrique tel ou tel produit dans leurs circonscriptions. J’avoue de nombreux flagrants délits de conflit d’intérêt de leur part.

Mais pour le client, le Crédit lyonnais est une banque comme les autres, mise en concurrence avec les autres, pas seulement avec les privées françaises, mais aussi avec les privées étrangères, qui sont toutes maintenant présentes en France.

Il n’y avait pas la moindre incompatibilité, pas d’études spéciales, et je rappelle que les opérations où nous sommes montés dans le capital des entreprises ont toujours été amicales. C’est l’entreprise qui nous invitait à entrer, ce n’est pas nous qui entrions par effraction dans son capital. Le fait que nous soyons dans le secteur public ne gênait en rien.

On ne retrouve dans les 1500 participations dont 1200 sont des PME, aucune suspicion à l’égard de notre état.

Cette interprétation politique, nous l’avions périodiquement pour quelques cas sensibles. Je ne dirai rien sur un client dénommé, le secret bancaire m’y autorise et, en outre, si vous voulez bien auditionner le président de la SDBO, il pourra vous répondre. Je n’avais pas à connaître le dossier de ce client de la SDBO, vieux de vingt ans, il n’y avait pas de provisions sur lui à ce moment-là.

Il est clair que lorsqu’un chef d’entreprise est en même temps un homme politique, il y a un problème. C’est l’opinion de tous ceux qui sont les financiers d’entreprises dans lesquelles se trouve un élu de la nation. C’est un problème difficile pour lui parce que, je l’ai constaté, il est soumis à tous les chantages médiatiques.

Quant à nous, devions-nous faire un effort spécial de communication pour éviter les mauvaises interprétations politiques ? Je dois dire franchement que c’était bien au-dessus de nos forces. Et s’agissant de la personne que vous avez évoquée, qui en matière médiatique n’est pas un champion comme mon successeur, mais un extra-planétaire, nous ne faisions pas le poids.

M. Yves FREVILLE : Monsieur le Président, vous nous avez dit à plusieurs reprises qu’il y avait eu un chiffrage politique des pertes du Crédit lyonnais, à la suite du mémorandum de M. Peyrelevade. Nous avons posé la question au Gouverneur de la Banque de France de savoir si l’on était obligé de prendre l’hypothèse la plus pessimiste.

Il nous a répondu que si cela n’avait pas été le Crédit lyonnais, première banque de France, on aurait peut-être pu le faire, mais dans le cadre d’une entreprise nationalisée ayant son ampleur — cela rejoint les observations que vous avez faites sur l’importance systémique, macro-économique du Crédit lyonnais — on ne pouvait pas se permettre de faire autrement, c’est-à-dire de prendre les hypothèses les plus pessimistes.

On a été obligé de passer la paille de fer parce qu’il n’était pas possible d’avoir une probabilité d’erreurs et d’avoir à annoncer à l’avenir une seconde perte si les événements n’étaient pas aussi moyennement favorables que vous pouviez le supposer.

Que pensez-vous de cette interprétation ? Est-il possible pour une banque qui était encore nationalisée, d’avoir, après une première annonce de pertes en septembre-octobre, une seconde annonce si les hypothèses non réalistes que vous avez évoquées ne se réalisaient pas ?

M. Jean-Yves HABERER : J’ai employé le terme de chiffrage politique qui est un peu simplificateur parce que pour moi qui n’ai jamais été à Matignon, même dans un cabinet, et qui n’ai été que directeur de cabinet dans trois ministères et directeur du Trésor, les décisions de Matignon sont par nature politiques, notamment quand il s’agit d’arrêter les comptes d’une entreprise publique. C’est tellement hors normes, sans précédent, exorbitant, que je considère que c’est politique. Ce n’est pas forcément péjoratif dans mon esprit. Cela veut simplement dire que ce ne sont pas les procédures normales qui ont fonctionné.

Que le Crédit lyonnais, par sa taille de première banque, et donc dans le collimateur, en toute hypothèse, même s’il n’y avait pas les histoires du type Parretti et Sasea, fasse l’objet de soins particuliers pour l’image donnée du système bancaire français, c’est une considération sérieuse. Je ne sais pas comment la pondérer. Elle est incorporée normalement dans les réflexions du Président. Je l’ai dit à propos du comportement à l’égard des agents économiques.

Mais elle a été également vraie pour l’aspect systémique. Il faut être exemplaire autant que possible, non seulement en étant prudent, mais en donnant des exemples à la profession, c’est-à-dire en n’hésitant pas à innover, à prévoir la concurrence en Europe, à jouer un rôle dans les grandes entreprises.

Peu à peu, je reconstitue le squelette. Je commence à voir ce que M. Trichet a pu dire ici. Je ne sais ce que j’aurais pensé si j’étais Gouverneur de la Banque de France. On m’a offert deux fois de l’être et j’ai décliné l’offre chaque fois. J’ai préféré être président de banque. Pour un gouverneur de banque centrale, le systémique compte plus, c’est normal. Il est tout à fait probable qu’il ait pensé ainsi.

M. le Rapporteur : Ma question porte sur la prise de participation du Crédit lyonnais dans un fonds d’investissement datant de 1989-1990. Il s’agit du fonds AFFINE présidé par Mme Aulagnon. A quelle logique industrielle, financière ou autre cela pouvait-il correspondre ?

M. Jean-Yves HABERER : Je pourrais presque vous dire, si j’avais pour fonction de satisfaire votre immense curiosité, que je vous le dirai hors séance parce que je ne vois pas le rapport avec les résultats du Crédit lyonnais puisqu’il n’y a pas eu de pertes et que, de plus, il s’agit d’un client dénommé du Crédit lyonnais que le secret bancaire devrait couvrir.

Mais il n’y a pas de mystère. Le Crédit lyonnais étant d’importance macro-économique, il est présent dans un certain nombre de groupes financiers et de fonds d’investissement parce qu’en matière d’affaires l’important est de savoir ce qui se fait.

Donc, si l’on n’a pas un ticket qui donne droit à un siège au conseil d’administration dans des organismes qui ne sont pas les concurrents, mais les organismes à actionnariat en étoile, l’on ne sait pas ce qui se fait et l’on n’est pas dans les bons coups pour faire des affaires.

C’est la raison pour laquelle le Crédit lyonnais a mené une politique de présence dans un grand nombre de groupes — Euris, Comipar, AFFINE, Pallas, etc. — où une petite mise permet de participer aux opérations et d’en faire plus en étant bien renseigné. C’est à mon avis le cas du groupe AFFINE remarquablement géré par la personne en cause.

M. le Président : Mes chers collègues, nous allons pouvoir remercier le Président Haberer. N’avez-vous rien d’autre à ajouter, monsieur le Président ?

M. Jean-Yves HABERER : Non, Monsieur le Président.

M. le Président : Nous aurons certainement l’occasion de nous revoir encore avant la fin des travaux de la Commission au cas où nous aurions des compléments à vous demander.

Audition de M. Michel SAPIN,

Membre du Conseil de la politique monétaire,

Ministre de l’Economie et des Finances d’avril 1992 à mars 1993

(Extrait du procès-verbal de la séance du 25 mai 1994)

Présidence de M. Philippe Séguin, Président

M. Michel Sapin est introduit.

M. le Président lui rappelle que les dispositions législatives relatives aux commissions d’enquête lui ont été communiquées. A l’invitation du Président, M. Michel Sapin prête serment.

M. le Président : Si vous voulez bien pouvez-vous nous faire un exposé introductif avant de passer aux questions ?

M. Michel SAPIN : Monsieur le Président, je souhaite avoir le loisir de répondre à toutes les questions que vous désirerez me poser.

Je ferai auparavant quelques remarques liminaires, qui s’articuleront en deux grandes parties.

Une première partie, précise, sur la manière dont j’ai appréhendé le dossier du Crédit lyonnais en tant que ministre des finances — je pense que c’est la partie pour laquelle vous m’avez principalement demandé de venir déposer devant votre Commission — et une seconde partie qui me permettra de vous livrer quelques commentaires généraux sur la manière dont j’apprécie aujourd’hui cette situation et son évolution dans ses divers aspects.

S’agissant des problèmes particuliers, qu’est-ce qu’un ministre des finances nommé en avril 1992 voit et comment apprécie-t-il la situation et son évolution ? Quelles sont les informations dont il dispose et les décisions qu’il peut prendre ?

Au moment où j’ai été nommé, en 1992, le Crédit lyonnais est une banque dont on parle. On en parle parce qu’elle a une stratégie particulière, offensive, présente, publique, connue, commentée, qui consiste à vouloir être la première à la fois en France et en Europe, parfois même plus largement et qui consiste également à vouloir être présente dans les domaines industriels, le domaine de l’entreprise.

On en parle aussi parce qu’à propos de tel ou tel dossier, des commentaires, notamment des commentaires de presse, existent.

Donc, première appréciation : une banque dont on parle.

Puis, deuxième appréciation, en avril 1992, c’est une banque qui, compte tenu des derniers chiffres dont on peut disposer, c’est-à-dire des chiffres de 1991 publiés au début mars 1992, fait des bénéfices.

C’est de cette situation là dont je suis saisi et dont je m’entretiens fin juin avec M. Haberer — la date m’échappe, mais c’est aux alentours du 28 juin.

Deuxième phase : l’été 1992, en particulier la fin du mois d’août et le début du mois de septembre. L’élément nouveau est que le président du Crédit lyonnais, M. Haberer, comme il y est tenu, rencontre le directeur du Trésor, puis, à ma demande, me rencontre, pour faire connaître les chiffres prévisionnels du premier semestre 1992. Ces chiffres du premier semestre 1992 sont en rupture par rapport aux chiffres de 1991, non pas qu’ils fassent apparaître à ce moment-là des pertes, mais une situation proche de zéro ou très faiblement positive.

M. Philippe AUBERGER : Hors provisions ou avec provisions ?

M. Michel SAPIN : Si vous le permettez, Monsieur le Rapporteur général, je cherche à vous montrer quelle est la démarche du ministre qui, à un moment donné, est saisi d’une situation en rupture par rapport aux chiffres de 1991, connus début 1992.

Le directeur du Trésor rencontre alors M. Haberer et me saisit au tout début septembre pour me dire que la situation s’est profondément dégradée au Crédit lyonnais et me faire part de son appréciation sur la situation.

Je demande à rencontrer M. Haberer le 2 septembre dans l’après-midi et, après avoir écouté ses explications sur les causes de cette modification — il m’expose qu’il y a en particulier des problèmes qui demandent d’importantes provisions dans la filiale néerlandaise et que les comptes prévisionnels incorporent donc une provision pour des situations néerlandaises considérées comme « à risque » ; je lui fais savoir que cette situation étant un élément nouveau, elle rendrait nécessaire de la part de l’Etat actionnaire, et en particulier de la mienne, un certain nombre de mesures.

Le mois de septembre s’avance.

Je vous décris à grands traits les conditions politiques du débat : le début du mois est marqué par une importante campagne électorale et une consultation des Français le 20 septembre. A partir du 13 septembre, la situation monétaire, très difficile et tendue, aboutit à ce que pendant la semaine qui précède le référendum et celle qui le suit, c’est-à-dire jusqu’au 23 septembre, la préoccupation principale d’un ministre des finances est essentiellement le front monétaire, avec ses aspects internationaux et ses relations bilatérales avec l’Allemagne.

Le 22 septembre, à la suite de l’entretien que j’avais eu avec M. Haberer, je lui ai envoyé une lettre. Si ma mémoire est bonne, cette lettre a fait l’objet de plusieurs allers et retours entre mon cabinet et moi-même, qui étais alors à Washington pour la réunion du FMI. J’ai donc signé cette lettre depuis Washington le 21 au soir ou le 22 au matin car une réunion du conseil d’administration du Crédit lyonnais devait avoir lieu et je voulais l’avoir signée avant que cette réunion ne commence.

Dans cette lettre, qui doit être à votre disposition parce que je suis persuadé que les services du Trésor vous ont fait parvenir ce type de documents, je prenais donc acte de la situation qui m’était décrite, disais qu’elle ne pouvait laisser insensible l’Etat actionnaire et, qu’en conséquence, je demandais qu’il soit répondu de manière précise à une série de questions qui étaient posées. Je demandais également que l’ensemble des engagements importants du Crédit lyonnais soient portés précisément à la connaissance de l’actionnaire avant la date du 15 octobre.

Le jour même du 15 octobre, M. Haberer me transmet un certain nombre de réponses aux questions posées. Ces réponses m’ont paru nécessiter un travail plus approfondi de la part de la direction du Trésor de manière à en expertiser la qualité ou leur capacité à couvrir l’étendue de la situation du Crédit lyonnais.

C’est la raison pour laquelle, le 23 octobre — mais les documents doivent être en votre possession — j’ai donné instruction au directeur du Trésor de mettre en place une procédure tout à fait particulière, exceptionnelle puisqu’elle n’a existé, dans les temps présents et récents, que pour le Crédit lyonnais. Il s’agit d’une procédure d’examen continu de la situation, d’autorisation préalable de nouveaux engagements et d’approfondissements très concrets et précis avec les services du Crédit lyonnais de la situation poste par poste et dossier par dossier.

Ce travail — c’est la troisième phase — a été mené entre le 23 octobre et le mois de février, mais a continué ensuite sous mon successeur. Il a été suivi par mon cabinet. Je sais que les discussions entre le directeur du Trésor, le chef du service concerné principalement par le sujet et le Crédit lyonnais ont été difficiles. Elles ont eu lieu et ont été multipliées.

J’ai été saisi en février d’une note du directeur du Trésor faisant le point sur la situation tel qu’il pouvait l’appréhender. Je crois me souvenir avoir inscrit de ma main sur cette note, la nécessité « de renforcer encore le suivi des engagements du Crédit lyonnais ».

La Cour des Comptes avait, de son côté, décidé, dans un cadre plus général d’enquête sur tous les engagements immobiliers des banques publiques d’expertiser les différentes situations, en particulier celle du groupe Altus. Elle m’avait fait connaître, comme la loi l’y autorise un certain nombre d’observations et j’ai fait valoir auprès du président du Crédit lyonnais — ce fut une des dernières lettres que j’ai signées en tant que ministre — la nécessité de faire connaître à l’Etat — je ne me faisais aucune illusion sur le fait que le destinataire de sa réponse ne serait pas moi — son appréciation, ses remarques et les décisions qu’il comptait prendre pour remédier aux observations qui me paraissaient justifiées de la Cour des Comptes.

Monsieur le Président, tels sont les éléments de fait qui correspondent à la situation telle que je l’ai trouvée, appréhendée et telle qu’elle m’a paru nécessiter la prise de décisions de la part de l’Etat actionnaire.

Si vous me le permettez, je voudrais maintenant faire quelques remarques générales qui sortiront peut-être du cadre de ma responsabilité propre de ministre, mais certainement pas de ma responsabilité de citoyen et d’acteur politique de l’époque.

Je dirai tout d’abord un mot sur la Commission d’enquête, que vous représentez.

Pour avoir participé à un grand nombre de commissions d’enquête, je ne suis en rien choqué par le fait que des parlementaires, devant une situation telle qu’ils peuvent la connaître au départ, aient envie, non seulement envie mais devoir, d’approfondir cette situation pour connaître le pourquoi et le comment du déroulement d’un dossier et de ses conséquences pour l’Etat et son budget.

Les dispositions que vous avez prises concernant un dossier bancaire, qui sont des dispositions de secret, sont, par ailleurs, bienvenues, mais, sur le principe, je ne trouve rien de choquant.

Je voudrais ensuite dire un mot sur le contexte général de l’époque, qui est un contexte économique mondialement difficile.

Des situations bancaires difficiles, on en a connu aux Etats-Unis. Comme vous le savez l’ensemble du système américain était en situation de quasi-faillite et chacun a en tête le dossier des caisses d’épargne qui, y compris aux Etats-Unis, a coûté à l’Etat et au contribuable des sommes considérables pour essayer de remettre la situation à flot.

Ailleurs aussi, que ce soit en Angleterre ou en Espagne, on a connu des situations de faillites ou de quasi-faillites bancaires, qui sont dues à la fois à des stratégies générales, mais également à une situation économique et financière particulièrement difficile. Il ne faut jamais s’abstraire de ce contexte général lorsque l’on cherche à comprendre ce qui s’est passé au Crédit lyonnais.

Il y a, par ailleurs, une situation particulière au Crédit lyonnais, que je résumerais de la manière suivante.

Il y a premièrement une stratégie conquérante, offensive qui, en elle-même, n’a rien de condamnable. Je dirai même qu’elle est « sympathique » et pour des acteurs politiques préoccupés par l’alimentation du tissu industriel et les problèmes d’emploi, elle va plutôt dans le bon sens par rapport à d’autres banques dont les stratégies, librement choisies, sont plus prudentes. C’est une stratégie offensive et donc, à risques.

Il y a deuxièmement une situation où des erreurs de gestion sur certains dossiers ont été commises, à la périphérie. Par périphérie, j’entends dans certaines filiales. On pense, bien entendu, à la situation néerlandaise qui est une situation où des erreurs précises et graves de gestion et d’engagement ont été commises.

Il y a troisièmement, me semble-t-il, une erreur — j’emploierai un terme qui ne choquera pas les oreilles de M. Toubon — de « direction » de l’entreprise. En effet, l’entreprise avait une grande difficulté à contrôler depuis le centre ce qui se passait à la périphérie. Ainsi, certains faits ou dossiers mal gérés à la périphérie n’ont été connus et appréhendés que tardivement par le centre, ce qui dénote en soi un défaut dans l’organisation même de la direction de cette entreprise.

Ce sont des choses que l’on appréhende par la suite, lorsque l’on regarde et que l’on juge les résultats.

Je dirai enfin pour terminer un mot sur le problème des responsabilités, parce qu’il est parfaitement légitime que des parlementaires et une Commission comme la vôtre — c’est d’ailleurs son travail — se préoccupent d’apprécier les responsabilités. Je ne me substituerai pas à vous, mais je voudrais faire quelques commentaires à ce propos.

Il me semble qu’il y a trois cercles de responsabilités sur lesquels on peut s’interroger.

Le premier est celui de l’entreprise. J’en ai dit un mot. Si l’on s’interroge sur ses responsabilités, cela me pousse à faire un commentaire sur la situation de M. Haberer.

Qu’une personne comme M. Haberer soit, à un moment donné, mis devant ses responsabilités par l’Etat me paraît légitime. Je l’ai fait vis-à-vis de tel ou tel autre responsable de moyenne ou de grande entreprise où l’Etat avait un rôle à jouer. Je pense, par exemple, au Comptoir des Entrepreneurs. J’ai demandé, avant mon départ, au responsable du Comptoir des Entrepreneurs de bien vouloir donner sa démission. Comme il ne la donnait pas, je lui ai dit que l’Etat décidait qu’il n’était plus apte à diriger le Comptoir des Entrepreneurs compte tenu de la situation.

Que l’Etat, à partir du moment où il a la connaissance précise des choses, et non pas en faisant un procès a priori, tire les conséquences et demande à un responsable de s’en aller ne me paraît pas choquant. Je pense d’ailleurs que ceci ne choquerait pas M. Haberer. Je suis plus choqué que quelqu’un qui a été nommé dans une autre entreprise soit ensuite débarqué de cette entreprise au nom de l’entreprise précédente. C’est une appréciation de citoyen, elle ne va pas au-delà.

M. le Président : Pardonnez-moi. Aviez-vous été choqué par l’épisode intermédiaire, c’est-à-dire la nomination dans l’autre entreprise ?

M. Michel SAPIN : A titre personnel, oui.

Autant mettre fin au mandat de M. Haberer ne me paraissait pas choquant et était la suite de ce que j’avais lancé dès lors que l’on avait la connaissance des choses, autant la nouvelle nomination me paraissait répondre à une autre préoccupation qui était celle de faire en sorte que les chaises puissent tourner.

Le deuxième cercle des responsabilités est celui des organes de contrôle. Il en existe plusieurs.

Je sais que vous vous intéressez, à juste titre, à la Commission bancaire. C’est à elle de vous donner les renseignements sur sa manière de travailler. Elle a, à partir d’octobre-novembre, travaillé non pas de concert avec la direction du Trésor car, comme vous le savez, la Commission bancaire a ses propres responsabilités et son autonomie, même si des membres du Trésor siègent en son sein, mais les inspecteurs de la Commission bancaire sont tenus à un devoir de secret vis-à-vis de l’actionnaire, que celui-ci soit privé ou public. Donc, elle travaille selon son propre calendrier et sa propre stratégie.

Mais il n’empêche que la situation avait fait l’objet d’une discussion entre le président de la Commission bancaire de l’époque, le gouverneur de la Banque de France, M. de Larosière et moi-même. Au moment où j’envoyais une lettre au directeur du Trésor, le président de la Commission bancaire me disait qu’elle allait passer de la périphérie à laquelle elle avait déjà commencé à s’intéresser, en particulier me semble-t-il à Altus, vers le centre, c’est-à-dire la maison-mère.

Le Crédit lyonnais est la première banque française, une des premières banques du monde et s’attaquer à ce genre de contrôle, nécessaire à ce moment-là, est un travail tout à fait considérable. Je crois qu’il a été mené à partir de là jusqu’en mai et août suivants.

Le troisième cercle est celui des décisions politiques.

Je dirai quelques mots sur les problèmes de l’Etat et des entreprises publiques et peut-être aussi quelques mots sur les relations entre le ministre et son administration.

En matière de relations entre l’Etat et les entreprises publiques, le rôle de l’Etat n’est pas facile. Ou il est trop présent dans l’entreprise qu’il contrôle et l’on dénonce la bureaucratie tatillonne, ou, s’il y a des pertes, on dit que c’est l’argent du contribuable qui est en cause et on demande ce qu’a fait l’Etat. C’est une situation délicate.

Le principe qui était applicable, qui reste applicable, qui est le seul applicable dans une économie comme celle que nous connaissons, une économie internationale, est celui de l’autonomie, mais c’est aussi celui de la responsabilité.

L’autonomie, cela veut dire que l’Etat n’est pas continuellement présent dans la prise de décisions et qu’il laisse au chef d’entreprise et à son encadrement la responsabilité nécessaire pour développer la stratégie qui est la sienne.

La responsabilité, cela veut dire que l’on juge a posteriori des résultats de l’entreprise. Si ces résultats sont bons, on en tire des conséquences positives ; s’ils sont mauvais, on en tire des conséquences négatives pour la direction de l’entreprise.

S’agissant de la relation entre ministre et administration, je suis toujours très choqué lorsqu’on laisse penser, ou qu’on veuille laisser penser, qu’il pourrait y avoir, sur les grandes orientations stratégiques, une sorte de césure entre l’administration — en particulier l’administration des finances — et le ministre. Je dis bien sur les grandes orientations stratégiques. On ne va pas aller vérifier l’ensemble des travaux. Mais s’agissant de l’appréciation d’une situation comme celle-ci, ce sont des problèmes stratégiques, qui concernent directement l’autorité publique et politique.

Ces décisions, je les ai prises, moi, informé par... Mais moi. A aucun moment, je n’ai eu le sentiment que l’on me cachait quelque chose et, à aucun moment, je n’ai eu le sentiment que l’on ne m’obéissait pas.

Il faut toujours faire très attention à ne pas laisser croire aux Français qu’il existerait un pouvoir politique d’un côté et un pouvoir administratif de l’autre, le pouvoir administratif étant en quelque sorte autonome par rapport au pouvoir politique.

C’est, en tout cas, l’idée que je me fais de la fonction de ministre et lorsque tel ou tel membre de l’administration est attaqué, je suis toujours choqué. Que l’on attaque le ministre de tutelle de l’époque, cela me paraît faire partie du débat politique légitime et normal, mais que l’on mette en cause tel ou tel fonctionnaire me choque toujours, à la fois parce qu’il n’a pas la capacité de se défendre lui-même — la loi ne l’y autorise pas, seul son ministre peut le faire — et parce que cela accrédite l’idée selon laquelle il pourrait se passer comme cela, sur de grandes orientations stratégiques, des choses qui ne seraient pas de la responsabilité du ministre.

C’est la raison pour laquelle j’ai avec beaucoup de plaisir répondu à votre demande de venir devant votre Commission et je suis le bon interlocuteur s’agissant de cette période.

M. le Président : Je vous remercie, M. le Ministre. La parole est à M. le Rapporteur.

M. le Rapporteur : Je voudrais remercier M. le Ministre pour son exposé et revenir au début, lors de sa nomination.

A cette époque, au fond, le Crédit lyonnais va plutôt bien. Il a présenté des résultats convenables pour l’exercice 1991. On a l’impression que c’est en l’espace de cinq à six mois, entre avril et septembre 1992, que la situation s’est dégradée. En même temps, en juin 1992, il y a la renomination de M. Haberer.

Par ailleurs, lorsque l’on reprend les notes qui sont faites par la direction du Trésor au ministre, par une note du 10 avril qui est un peu la note introductive à votre arrivée, le Trésor signale que « le principal problème du secteur bancaire nationalisé est posé par la Société Marseillaise de Crédit. » Il n’est pas question du Crédit lyonnais.

Mais, dans une note légèrement postérieure à la nomination de M. Haberer, du 26 juin 1992, intitulée « Eléments sur le Crédit lyonnais », un jugement beaucoup plus sévère est porté vis-à-vis du Crédit lyonnais. On parle effectivement d’une « stratégie volontariste, ambitieuse, audacieuse », mais il y a tout un paragraphe sur une « stratégie de croissance dont l’Etat n’est pas suffisamment informé » et l’on nous explique que ni sur les opérations de haut de bilan ni sur celles de croissance externe, ni sur les engagements des secteurs en difficulté, la direction du Trésor n’a été correctement informée.

Ma question est double : au cours de cette première période, vous êtes-vous senti suffisamment informé de ce qui s’était passé avant au Crédit lyonnais ? Si vous aviez disposé au mois d’avril-mai des informations qui sont apparues par la suite, M. Haberer aurait-il été renommé à la présidence du Crédit lyonnais ?

M. Michel SAPIN : Dans cette note du 10 avril, le point du vue du Trésor est de dire quelles entreprises ont perdu de l’argent, dont il est avéré qu’elles rencontrent des difficultés financières précises et concrètes. La Société Marseillaise de Crédit, si ma mémoire est bonne, rencontrait des difficultés précises et concrètes dues, en particulier, à une situation du régime de retraite tout à fait particulière et déficitaire, problème qui a été réglé par la suite par celui qui a été nommé en juin 1992 à sa tête.

Je précise cela pour que vous voyiez bien quel est le raisonnement. Il s’agit de voir ce qui est avéré et ce qui ne l’est pas.

C’est le problème qui se pose à un ministre lorsqu’il a à juger de la pertinence, de la capacité à diriger une entreprise ou de la réussite dans cette direction d’un responsable économique. Celui-ci est nommé. Il a des pouvoirs, il a son autonomie comme tout dirigeant d’entreprise, que l’actionnaire soit public ou privé et mène sa stratégie.

Il a également un devoir d’information. Ce devoir d’information a-t-il été complètement respecté ? Je ne le pense pas.

C’est ce que traduit la note du 26 juin. C’est une note qui a été faite, à ma demande, comme préparatoire à l’entretien avec M. Haberer dont je vous ai parlé qui date de fin juin. Ayant cet entretien, je souhaitais disposer de l’ensemble des éléments d’actualité.

Une des choses que j’ai dites à M. Haberer, parmi beaucoup d’autres puisque nous avons aussi parlé de dossiers concrets, c’est que ce devoir d’information existait et qu’il paraissait nécessaire que l’information circule mieux entre le Crédit lyonnais et la direction du Trésor chargée d’être présente au nom de l’Etat au sein du conseil d’administration et d’assurer la « tutelle » — mot qui peut porter à discussion — de cette entreprise.

Je me suis posé la question de la renomination de M. Haberer, comme je me la suis posée sur tous ceux qui devaient être ou non renouvelés. C’est un exercice qui commence à entrer en application maintenant et qui parsème tous les trois ans actuellement, la période qui s’étend du mois de mai au mois d’août. C’est un exercice qui occupe beaucoup la haute administration et la sphère politique que celui de ces nominations et renominations.

Je me suis posé la question sur ce qui était de ma compétence exclusive, c’est-à-dire pour ce qui est des entreprises financières, que ce soient les banques ou les assurances. J’ai vu la plupart de ceux qui étaient sortants et, éventuellement, entrants. Je me suis interrogé sur M. Albert, et j’ai considéré qu’il avait toutes les qualités pour être renommé. Je me suis interrogé sur M. Peyrelevade. J’ai conclu qu’il avait toutes les qualités pour être renommé. Sur M. Haberer, je me suis interrogé aussi, et j’ai conclu, peut-être au bout d’une interrogation un peu plus longue que pour ceux que je viens de citer, que je ne disposais pas, fin mai début juin, d’éléments suffisamment clairs et précis pour pouvoir proposer au premier ministre de ne pas renommer M. Haberer.

Que s’est-il passé entre le début de l’année — le début de l’année d’un point de vue comptable va jusqu’en septembre puisque l’on travaille toujours avec un décalage, préjudiciable, mais c’est le décalage comptable classique — et la fin ?

Il y a que des comptes certifiés par des experts comptables qui à la fin 1991, connus début 1992 étaient bénéficiaires étaient, mi-1992, très légèrement équilibrés. Ils marquaient donc une rupture. Voilà l’élément nouveau pour tous, pour la direction du Trésor et donc pour le ministre, à partir duquel un certain nombre de décisions ont été prises.

M. le Président : Vous nous parlez de devoir d’information, quel est-il ?

Par ailleurs, vous avez fait référence alternativement à la notion du « devoir de l’actionnaire principal » et de la « tutelle de la direction du Trésor », où sommes-nous ?

M. Michel SAPIN : C’est la même chose, je réponds à votre seconde question.

Comme vous le savez, au sein d’un conseil d’administration d’entreprise publique, il y a souvent le représentant de l’Etat actionnaire en tant que tel, qui est souvent la direction du Trésor — c’est le cas, par exemple, à Air France —, et le représentant du ministère de « tutelle » — pour Air France, il s’agit du ministère des transports. S’agissant d’entreprises financières, c’est la même direction qui tient les deux rôles puisqu’elle est l’actionnaire et exerce en même temps la tutelle.

C’est la raison pour laquelle j’ai utilisé alternativement l’une ou l’autre des expressions.

Sur le devoir d’information, je dirai qu’il n’est pas fixé dans la loi. C’est cela qui rend parfois les choses délicates à mener parce que, surtout dans le domaine bancaire, le secret est nécessaire et nécessairement conservé car sinon l’on porte atteinte à la substance même de la banque, qu’elle soit publique ou privée. Donc, dans le domaine bancaire, ce devoir d’information se rétrécit encore par rapport à celui qui peut exister pour d’autres secteurs.

Chacun voit que, dans les périodes difficiles, la difficulté tient au problème de la « réputation » d’une entreprise. Par définition, on n’a pas envie qu’elle coule. On a envie qu’elle reparte. Tout cela le chef de l’entreprise l’a en tête lors de son dialogue avec l’administration — qui est par ailleurs présente à son conseil d’administration — et avec son ministre, ou plutôt « le » Ministre.

Certains chefs d’entreprise doivent régler ce problème en informant de manière précise, d’autres considèrent qu’ils n’ont pas à informer en-deçà d’un certain niveau de gravité ni au-delà de l’information que la loi leur impose de donner. C’était le cas, en particulier, pour les résultats du premier semestre de 1992.

Mais c’est, en effet, un aspect de la question qui est du domaine de la vie quotidienne, compliqué et difficile, surtout dans le domaine bancaire.

M. le Rapporteur : Si vous aviez à caractériser en les différenciant les relations de M. Haberer avec votre prédécesseur, M. Bérégovoy, et les vôtres, qu’en diriez-vous ?

M. Michel SAPIN : Je ne chercherais pas à les différencier. Les circonstances sont différentes. J’ai cherché à vous montrer combien l’été 1992 était un élément de rupture.

Pendant toute la période de septembre à octobre, qui n’était pas si évidente à gérer, je me suis demandé ce qu’il fallait faire vis-à-vis du Crédit lyonnais ; quelque chose n’allait pas, il y avait des mesures à prendre, il fallait mieux connaître sa situation.

J’en ai parlé à Pierre Bérégovoy. Ce sont, par définition, des sujets dont on doit informer un Premier ministre et celui-ci, à plusieurs reprises, notamment au tout début du processus, le 1er ou 2 septembre, m’a fait savoir très clairement qu’il fallait être ferme.

Les circonstances de l’été 1992 étaient des circonstances nouvelles, il y avait des faits avérés, précis, concordants, qui rendaient nécessaire de la part de l’Etat et du ministre la prise de décisions. Pierre Bérégovoy m’a toujours parfaitement conforté dans ma décision d’avoir avec M. Haberer, à partir de ce moment-là, un dialogue que je qualifierai d’un peu plus « musclé ».

La période précédente, pour Pierre Bérégovoy, se résume assez facilement. Pierre Bérégovoy ne ressentait pas de fascination, ou je ne sais quel autre terme extraordinaire employé dans la presse s’agissant des relations entre Pierre Bérégovoy et M. Haberer. Simplement, parmi les banques publiques, les unes ont une stratégie classique, souvent critiquée à l’époque et même encore maintenant comme étant trop frileuse et une banque menait une stratégie différente, plus offensive. Un ministre des finances ne peut que trouver bon pour l’économie française que, parmi ces banques publiques, il en existe une qui propose, de son initiative, une stratégie plus offensive. Si j’avais été à la place de Pierre Bérégovoy, j’aurais eu la même attitude.

Dès lors que l’Etat a dans son portefeuille plusieurs banques, que chacune choisisse des stratégies éventuellement différentes peut paraître un élément appréciable dans l’activité économique et dans l’activation de l’économie française qui connaissait en 1990 et 1991 des difficultés, qui se sont considérablement aggravées au cours de la seconde moitié de 1992 et au début de 1993 et où le problème de l’emploi était, et reste encore, le problème fondamental.

Telle était la relation entre ces deux hommes, intellectuelle, mais très simple. Pas plus. Pas moins, mais pas plus.

M. le Président : La parole est à M. Philippe Auberger.

M. Philippe AUBERGER : J’ai trois brèves questions à poser.

Premièrement, si l’on résume à grands traits les difficultés du Crédit lyonnais, on peut dire qu’elles relèvent essentiellement de l’immobilier et du cinéma. Sans porter atteinte à l’autonomie des responsables, que l’on comprend parfaitement, ne revenait-il pas au ministre de l’économie d’inciter le Crédit lyonnais à plus de prudence dans l’immobilier, notamment en ce qui concerne l’immobilier de bureaux et à abandonner le financement du cinéma d’Hollywood, qui ne me paraît pas une mission essentielle pour une banque publique ?

Deuxièmement, M. Pierre Bérégovoy, très judicieusement, lorsqu’il était ministre des finances, a développé des mesures pour traquer l’argent sale et éviter que nos établissements bancaires ne soient pollués par l’argent sale. Il a constitué la cellule Tracfin à Bercy.

A votre avis, les banques publiques ne doivent-elles pas avoir une attitude exemplaire dans ce domaine ? Ne revenait-il pas au ministre de l’économie de donner des instructions précises à M. Haberer concernant ses relations avec MM. Parretti et Fiorini qui étaient déjà connus à l’époque comme des hommes qui ne sont pas au-dessus de tout soupçon et dont l’argent a des origines assez controversées ?

Troisièmement, M. Haberer estime avoir été pris à contre-pied par la politique monétaire menée en 1992-1993. Il s’attendait à une politique plus laxiste, moins dure, moins proche de la politique allemande — je résume brièvement sa pensée.

Qu’en pensez-vous ? Le Crédit lyonnais peut-il inférer de la politique monétaire qui a été menée en 1992 pour justifier ses mauvais résultats ?

M. Michel SAPIN : Votre première question tourne toujours autour du problème de l’autonomie et du type de relations qui doit exister entre un actionnaire et le chef d’entreprise. Je ne vous donnerai pas plus de précisions parce que c’est tout le problème. La Commission d’enquête devra objectivement, comme je suis sûr qu’elle le fera au cours de son travail, s’interroger sur la relation actionnaire-chef d’entreprise, qu’il s’agisse du public ou du privé parce que je peux vous citer de nombreux exemples d’entreprises privées qui ont perdu beaucoup d’argent et dont l’actionnaire a découvert bien tardivement pourquoi et comment elles avaient perdu de l’argent.

Prenons l’exemple de Paribas et des Ciments Français ; l’actionnaire privé qu’était Paribas n’a découvert que tardivement, de son point de vue, que les Ciments Français avaient été dans une situation mauvaise.

Le problème de la relation actionnaire-entreprise n’est pas un problème spécifique de la relation entre actionnaire public et entreprise privée, même si j’admets bien qu’il y ait là une spécificité du fait qu’au bout du compte, c’est de l’argent du contribuable qu’il s’agit, avec des conséquences pour le budget de l’Etat. C’est ce qui rend légitime la réunion d’une Commission d’enquête.

M. le Président : Si l’on prend comme exemple M. Peyrelevade comme président de l’UAP, était-il plus « causant » que M. Haberer ? (Sourires)

M. Michel SAPIN : Non. (Sourires)

Mais M. Bloch-Lainé à la banque Worms a subi les conséquences d’un accord entre M. Peyrelevade et moi-même. La banque Worms, filiale de l’UAP, mais où l’Etat actionnaire avait à voir, a perdu de l’argent fin 1991 — fait avéré début 1992. Nous en avons tiré les conséquences, même si l’on ne peut le reprocher humainement ou individuellement à M. Bloch-Lainé. Ce n’est pas infamant de tirer les conséquences de ce que l’on considère comme une mauvaise gestion. Cela me paraît légitime et normal, dans le privé comme dans le public.

Le problème de la relation entre l’actionnaire et l’entreprise est au centre de votre débat.

Pourrait-il exister une procédure d’alerte plus précoce qui permette à l’actionnaire, public ou privé, de prendre des décisions, de demander des renseignements ou d’approfondir certains dossiers ? Peut-être. Elle n’existe pas encore aujourd’hui dans la loi, qu’il s’agisse du privé ou du public. Peut-être est-il nécessaire d’avoir un système d’alerte, avec des sonnettes qui puissent retentir un peu plus tôt. Je crains que si l’on s’interroge, on trouve des obstacles, qui sont justement ceux du secret, de l’autonomie. Mais c’est une voie intéressante, qui n’est pas propre au domaine public.

Les dossiers immobilier et cinéma sont effectivement à l’origine de la plupart des risques importants qui entraînent aujourd’hui des provisions.

Le dossier du cinéma ne date pas de M. Haberer. Ce dernier a suivi, au sens bancaire du terme, ce dossier. Peut-être aurait-il dû y mettre fin plus tôt ? Mais il y a une sorte de processus.

Il y a cependant, à un moment donné, mis fin. Il a tiré, semble-t-il, des conséquences au sein de son état-major vis-à-vis de ceux qui suivaient cette affaire et dont il a considéré qu’ils avaient manqué.

En ce qui concerne le dossier de l’immobilier, si le Crédit lyonnais était le seul à avoir pris des engagements « un peu importants » dans ce domaine, la situation de l’immobilier en France, en particulier de l’immobilier de bureaux, ne serait pas ce qu’elle est. C’est un processus qui a touché très largement un très grand nombre d’entreprises financières parce que ce ne sont pas seulement les entreprises du secteur bancaire qui se sont jetées dans cette affaire. Je ne crois pas que ce soit un élément de différenciation fort par rapport à d’autres entreprises.

Vous avez raison de souligner la volonté de Pierre Bérégovoy, à la fois lorsqu’il était ministre des finances puis Premier ministre de lutter contre l’argent sale. Je m’en souviens tout particulièrement puisque lorsqu’il était ministre des finances, la mise en place de Tracfin avait nécessité la saisine de la Commission des lois, que je présidais à l’époque, de manière à en étudier les aspects constitutionnels et juridiques, et, lorsqu’il était Premier ministre, j’ai eu l’honneur, grâce aux publicitaires, de voir la loi de lutte contre la corruption porter mon nom, la loi Sapin.

Cette volonté de lutte contre l’argent sale était très profonde chez Pierre Bérégovoy qui était toujours très choqué de tout cela.

Votre question est de savoir si nous n’aurions pas dû demander plus aux banques publiques qu’aux banques privées. Ma réponse est non. On doit demander autant aux unes qu’aux autres. Dans un domaine comme celui-ci, il faut que toutes se plient aux mêmes règles, de la même manière. La question est de savoir si certaines ne se sont pas pliées moins facilement aux règles. Mais ma réponse là-dessus est claire : il n’y a pas d’exception. Aucun secteur ne doit être plus propre qu’un autre. Tous devaient être propres et respecter la loi. Le Crédit lyonnais était dans le même cas.

S’agissant de M. Parretti, chacun sait combien Pierre Bérégovoy a dû prendre de décisions difficiles pour mettre fin à la tentative par M. Parretti de rachat dans le domaine du cinéma d’une grande entreprise en France, combien il a été obligé d’utiliser des procédures particulièrement critiquées, en particulier par la Commission européenne parce qu’elles apparaissaient comme une forme de protection envers des investissements étrangers en France, par ailleurs libres. Il a même dû utiliser une clause dite « d’ordre public » pour s’opposer au rachat de Pathé, clause qui montre bien ce qu’elle voulait dire. Donc, de ce point de vue, les choses étaient très claires dans l’esprit de Pierre Bérégovoy.

En ce qui concerne l’aspect monétaire, par définition, je ne sais pas si vous avez rencontré M. Haberer et je ne sais donc pas s’il vous a parlé de la politique monétaire comme cause principale de la « déconfiture » de son entreprise. Je ne pense pas qu’il ait présenté les choses ainsi.

Je sais que parmi les conversations difficiles que je pouvais avoir avec M. Haberer, il y avait la conversation monétaire. Autant il me paraissait normal, même si cela pouvait parfois être très conflictuel, d’avoir des discussions en termes politiques et au niveau politique sur la politique monétaire, la monnaie unique, etc., autant il me paraissait anormal qu’un chef d’entreprise publique ait publiquement des jugements sur cette politique et ses conséquences. Sur ce point, j’ai eu des conversations plutôt serrées avec M. Haberer. Il ne m’a jamais dit — et je pense que là n’est pas sa pensée — que là était l’origine de ses difficultés.

M. le Président : La parole est à M. Henri Emmanuelli.

M. Henri EMMANUELLI : Monsieur le Ministre, en vous écoutant, on comprend bien que les choses basculent durant l’été 1992. Je voudrais vous poser une question parce que c’est important pour notre Commission : je viens d’entendre le mot de déconfiture qui me paraît tout de même excessif. Est-ce que dans cette année 1992, on porte à votre connaissance, sur deux plans différents mais qui se rejoignent, les difficultés qui se font jour un peu partout. Avez-vous souvenir des plus grosses de ces difficultés ? Je pense au secteur bancaire et à l’immobilier.

En particulier, lors de cet été 1992, êtes-vous déjà informé du fait que des compagnies d’assurance, très impliquées dans l’immobilier, trouvent une solution beaucoup plus élégante, qui consiste à créer des sociétés immobilières et à se vendre les actifs de façon à pouvoir éventuellement amortir leurs pertes sur de longues années et à éviter à avoir à les passer en provisions sur leurs bilans ? Tout cela était-il dans le climat de l’été 1992 ?

Climat dont, pour ma part, je n’ai pas compris que M. Haberer rendait la politique monétaire responsable. Il a dit que la politique monétaire, dans une période de crise, a peut-être creusé la crise. Il dit surtout qu’il a été surpris de voir cette politique poursuivie en 1993 parce qu’à son sens, elle empêchera de profiter de la reprise.

Donc, en ce qui concerne l’immobilier durant cet été 1992 et jusqu’à votre départ en mars 1993, avez-vous été alerté et quelle a été la réflexion ? Avez-vous eu connaissance de difficultés plus importantes en pourcentage des fonds propres et du bilan sur la place bancaire, qu’il s’agisse d’établissements publics ou privés ?

M. Michel SAPIN : Du point de vue du secteur bancaire, on pourrait dire que l’année 1992 a été l’année du secteur immobilier et l’année 1993, celle des PME. Je résume cela à grands traits et cette simplification pourrait connaître de nombreux cas concrets qui seraient autant d’exceptions.

L’année 1992 est l’année où l’ensemble des institutions financières découvre que la situation de l’immobilier s’est considérablement aggravée et que cela a des conséquences précises pour leur situation financière. C’est au cours de l’été 1992 que les choses se retournent et l’on voit un certain nombre d’entreprises au même moment que M. Haberer, passer des provisions pour faire face à des situations dans le domaine immobilier.

Je me souviens en particulier de deux entreprises qui ont connu des faits avérés au cours de l’année 1992, ou au tout début de 1993 s’agissant de l’ensemble de l’année 1992. La première est la banque Worms que j’ai déjà citée, filiale de l’UAP, qui a connu des difficultés financières importantes qui ont obligé l’actionnaire UAP à faire son devoir, comme l’on dit. Elle avait pris des engagements immobiliers qui se sont avérés coûteux pour elle.

La seconde institution dont j’ai la mémoire précise — toutes ont connu des difficultés à cette époque, mais je parle là d’entreprises ayant connu des difficultés précises et dont les proportions sont devenues très dangereuses pour leur survie — c’est le Comptoir des Entrepreneurs, qui était en fait la première institution financière à connaître sur la place de Paris une situation telle que c’était, comme l’on dit dans le jargon, « une situation de place ». Elle créait un risque systémique, c’est-à-dire que en tombant, elle pouvait en entraîner beaucoup d’autres.

L’article 52 de la loi bancaire prévoit que la Commission bancaire peut contraindre les actionnaires à prendre certaines décisions pour éviter ce phénomène systémique et la mise en cause de l’ensemble du système financier d’un pays comme le nôtre.

Le Comptoir des Entrepreneurs a donc connu des pertes très importantes, qui m’ont obligé d’une part, à prendre des décisions pour faire face aux difficultés — ces décisions concernaient l’Etat directement ou indirectement par le biais du Crédit foncier ou des AGF — et, d’autre part, à demander à M. Piette de bien vouloir quitter ses responsabilités. Ce ne sont jamais des situations faciles. Comme il ne le faisait pas de son plein gré — ce que l’on peut comprendre — j’ai dû, par arrêté ministériel, lui faire quitter son poste et y nommer quelqu’un qui est en train de remettre sur pied cette institution. Ce doit être l’un des derniers documents que j’ai signés.

Je prends pour exemple ces deux entreprises, qui sont de petite taille par rapport au Crédit lyonnais. Mais vous avez raison de dire que l’année 1992, en particulier la mi-1992, a été l’année où ont été prises en compte les situations dans le domaine immobilier et où ces situations ont abouti au provisionnement nécessaire ou, éventuellement, à la mise en place de structures auxquelles vous avez fait allusion, qui se sont beaucoup développées depuis, des structures de... je ne sais comment M. Toubon dirait...

Plusieurs Commissaires : De cantonnement.

M. Michel SAPIN : ...« cantonnement », qui permettent de sortir du bilan un certain nombre de créances difficiles et de les mettre de côté, hors du bilan.

Il est vrai que ces structures ont été, je ne dirai pas inventées, mais remises à la mode à cette époque. Elles ont depuis été utilisées allègrement, et à juste titre d’ailleurs, par de nombreuses entreprises pour surmonter la difficulté immobilière.

La France connaît certes une crise immobilière, mais qui est sans commune mesure avec la crise immobilière anglaise ou américaine parce que justement, des mesures ont été prises pour porter ce risque, pour faire en sorte qu’il soit étalé dans le temps et éviter l’effet cumulatif sur le marché de ventes qui feraient baisser les prix et aggraveraient considérablement la crise.

Ces mesures étaient justifiées et se sont poursuivies au-delà de l’année 1992 pour amoindrir le choc et permettre, d’abord dans le domaine immobilier-logement, puis dans le domaine immobilier de bureaux — ce sera plus long — que ce secteur retrouve une situation à peu près stable.

L’année 1993, quant à elle, est celle où les banques ont pris en compte des risques PME, risques qu’elles mettent toujours en avant aujourd’hui pour expliquer la réticence qu’elles ont à prêter aux PME parce que cela leur a coûté trop cher. C’est là un débat classique entre les banquiers et leurs interlocuteurs.

M. le Président : La parole est à M. François d’Aubert.

M. le Rapporteur : Cette stratégie d’étalement des pertes vous a-t-elle été imposée par la profession, l’administration, ou avez-vous le sentiment que c’est une décision qui a vraiment été prise par l’Etat en connaissance de cause, sans trop subir de pressions extérieures ?

M. Michel SAPIN : Par définition, les pressions n’existent pas. Mais, par définition, les points de vue existent. Donc, de nombreux points de vue ont été exprimés à l’époque. J’ai moi-même pris des mesures dans le domaine immobilier au début de l’été, me semble-t-il, pour permettre de faire face à cette crise qui perçait et aurait pu être d’une brutalité effrayante et mettre en cause la situation financière de nombreux établissements.

Des points de vue ont été exprimés et il y a eu une décision d’Etat qui a consisté à se poser la question de savoir comment nous passerions la crise immobilière. Le choix était simple.

Adoptions-nous la solution anglaise ou une autre solution ? C’est cette dernière que nous avons choisie, qui consistait à étaler dans le temps. Je pense que c’est une solution plus avantageuse pour les institutions elles-mêmes qui, au bout du compte, conservent dans leur portefeuille quelque chose qui peut éventuellement se revaloriser ensuite, dès lors que l’on prend les mesures techniques et financières nécessaires pour passer ce cap.

C’est un problème de politique plus général, mais il est vrai que le Crédit lyonnais se trouvait dans cette ambiance.

M. le Président : La parole est à M. Henri Emmanuelli.

M. Henri EMMANUELLI : Je ne sais si vous pourrez apporter une réponse précise, mais cela me semble un gros enjeu pour notre Commission d’enquête : Quand vous partez en mars 1993, si vous deviez aujourd’hui porter un jugement sur ce qu’a été l’action de M. Haberer, sachant ce dynamisme, cette croissance, première banque française, premier réseau européen, et sachant ce que vous savez aujourd’hui des difficultés du Crédit lyonnais, qu’il faut ramener à leurs justes proportions par rapport aux fonds propres, auriez-vous un jugement positif ou négatif sur la gestion de M. Haberer ?

M. le Président : Ou partagé ?

M. Michel SAPIN : M. Emmanuelli pose la question la plus difficile et comme dit M. le Président, j’aurai une opinion partagée.

Je pense que cela aura été une bonne chose pour l’économie française qu’il y ait une banque, une très grande banque, pour développer cette stratégie de développement européen, externe et tournée vers l’industrie. Si l’on faisait un bilan purement comptable — combien cela a-t-il permis de gagner et combien cela a-t-il fait perdre — sur l’ensemble des années, je pense que celui-ci serait à peu près équilibré, ou légèrement positif. C’est une manière de voir les choses. Sur la longue durée, c’était une bonne chose qu’une entreprise publique ait cette stratégie offensive.

Par ailleurs, dans cette stratégie offensive et sur certains dossiers, parfois engagés avant l’époque de M. Haberer et qu’il a dû très légitimement ensuite porter, des erreurs de gestion précises ont été commises — erreurs de gestion à la périphérie, problèmes de relations entre le centre et la périphérie. Cet aspect des choses me fait porter un jugement plus nuancé sur l’ensemble de la période.

Mais, globalement toutes les banques françaises ne peuvent avoir la même stratégie. Il faut qu’il y ait des stratégies différentes et qu’une banque ait eu cette stratégie différente était une bonne chose pour l’économie française.

M. Le Président : Retenez-vous l’analyse de M Haberer aux termes de laquelle, compte tenu de cette stratégie, l’entreprise était, par définition, la plus exposée de toutes en cas de crise immobilière et de crise économique ?

M. Michel SAPIN : Par définition, compte tenu de sa stratégie, je dirais qu’elle avait pris plus de risques. Donc, elle était beaucoup plus susceptible d’être touchée par des crises et des situations économiques qui lui étaient extérieures. Elle était beaucoup plus vulnérable.

M. le Président : La parole est à M. Jean-Jacques Descamps.

M. Jean-Jacques DESCAMPS : Je voudrais revenir sur les procédures d’alerte.

Vous nous avez dit que vous aviez signé une lettre à Washington au mois de septembre posant un certain nombre de questions et qu’entre le mois de septembre et le 23 octobre, il y a eu une période un peu compliquée où vous n’avez pas obtenu de réponses satisfaisantes aux questions que vous aviez posées malgré plusieurs relances.

S’agissait-il de mauvaise volonté ? Ou était-ce simplement des problèmes techniques — par exemple, d’évaluation de provisions ?

Ces questions concernaient-elles des points particuliers précis ou des filiales précises — par exemple, le CLBN ou la SDBO ?

Question annexe : pour éclaircir ou éviter des confusions entre les affaires et la politique, vous est-il venu à l’esprit qu’il fallait que le dossier de votre collègue Tapie soit particulièrement suivi par l’administration ?

M. Michel SAPIN : En ce qui concerne votre première question, je ne voudrais pas m’être mal fait comprendre. Au tout début septembre, il y a une situation nouvelle due aux comptes sur le premier semestre. Entre le 2 septembre, date de ma rencontre avec M. Haberer, et le 22 septembre, il y a le temps d’apprécier politiquement — je vous ai rappelé le contexte et la situation — ce qu’il faut faire. Je signe ma lettre le 22 septembre car c’était la date du conseil d’administration au cours duquel étaient rendus publics les résultats prévisionnels du premier semestre, que je m’étais fixée comme butoir. Il me paraissait nécessaire que l’actionnaire ait fait connaître avant le conseil d’administration les conséquences qu’il tirait des comptes que l’on allait rendre publics.

Du 2 au 22 septembre, on peut dire que j’ai perdu 20 jours. Je veux bien être comptable de chacune des journées dans votre balance.

Entre le 22 septembre et le 15 octobre, il y a le temps pour M. Haberer de répondre à un certain nombre de questions. J’ai la lettre du 22 septembre sous les yeux. Je vous lis donc quelques paragraphes :

« L’incidence de ces opérations qui ont des effets négatifs sur les résultats du début 1992, ne peut que préoccuper l’Etat actionnaire principal qui a largement accompagné le Crédit lyonnais dans son développement rapide. Dans l’immédiat, elle me conduit à vous demander de me rendre compte de manière détaillée avant le 15 octobre de tous les engagements individuels importants du groupe du Crédit lyonnais » — je n’ai pas dit de tous les engagements individuels, je crains que les réponses eussent été un peu longues ; les deux noms que vous avez prononcés font à l’évidence partie des engagements individuels importants du groupe, mais il y en a beaucoup d’autres — « et de ses filiales en procédant à une estimation de leur degré actuel de provisionnement » — c’était décisif pour connaître la situation — « tant en ce qui concerne les risques de contre partie que les risques de marché.

« Cette analyse que vous mènerez en concertation très étroite avec le directeur du Trésor déterminera l’incidence que pourraient continuer à avoir ces engagements sur les résultats à venir du groupe du Crédit lyonnais et sur son ratio de solvabilité. »

J’ajoutais : « Je souhaite également que plusieurs questions relatives aux engagements provisionnés au cours du premier semestre 1992 » — provisionnements qui créaient cette situation de rupture — « puissent faire l’objet de votre part d’une réponse rapide. »

Le 15 octobre, je recevais une réponse-paquet de M. Haberer et demandais le 23 octobre au directeur du Trésor de mettre en place une procédure qui n’était pas une procédure instantanée, mais continue. Je vous lis ma lettre.

« Je souhaite pouvoir disposer d’une analyse des réponses faites par le Président du Crédit lyonnais.

« Je vous demande par ailleurs de mettre en place une procédure de suivi de l’évolution des engagements importants du Crédit lyonnais en liaison avec la direction générale de cet établissement. »

A mon sens, il n’y a aucun retard entre le 22 septembre et le 15 octobre. Pas plus entre le 15 octobre et la fin février. Un travail énorme est fait Une quantité de réunions ont lieu entre la direction du Trésor, en particulier M. Beaufret et le Crédit lyonnais pour analyser point par point les situations, les engagements et en faire une analyse la plus précise possible.

M. le Président : Sur ce point, monsieur le ministre, la procédure de suivi a-t-elle finalement servi ? Vous nous parliez tout à l’heure de la réflexion possible sur un système d’alerte. L’alarme ne sonnerait-elle pas toujours trop tard ? Ou n’y a-t-il pas forcément un délai tel entre l’alarme et la capacité de réaction après étude, que l’alarme est, en tout état de cause, inopérante ?

M. Michel SAPIN : Il y a forcément un délai entre l’une et l’autre, en particulier pour une entreprise d’une taille aussi considérable que celle du Crédit lyonnais.

La procédure que j’ai mise en place n’était pas une procédure d’alarme. L’alarme avait sonné. Il s’agissait de prendre le poids exact de l’alarme et de ses conséquences sur l’avenir. C’est ce que je dis dans la lettre : « Cela peut avoir des conséquences sur les résultats à venir du Crédit lyonnais. »

Il y a donc eu une procédure de suivi, qui est une procédure exceptionnelle, légitimée, me semble-t-il, par la situation exceptionnelle du Crédit lyonnais. A quoi a-t-elle servi, de même que le travail de la Commission bancaire ? Les deux se sont faits parallèlement, la Commission bancaire ayant beaucoup plus de pouvoirs que l’actionnaire, qu’il soit public ou privé, en particulier celui d’aller sur pièces et sur place pour examiner les choses.

Elle a servi, et c’est une bonne chose pour la République, à éclairer mon successeur...

M. le Président : Sur le tard apparemment.

M. Michel SAPIN : Je ne juge pas du rythme qui a été appliqué.

Mais le 12 février, le directeur du Trésor fait le point sur ce suivi. Il me fait passer une note — j’ai ici la note d’accompagnement, mais le suivi est bien plus important, vous devez l’avoir entre vos mains — sur laquelle j’ai écrit : « Je souhaite que le suivi de ces engagements soit encore renforcé. »

C’était une note d’étape. Il fallait encore, de leur point de vue, approfondir mais ce travail est un travail qui, par définition, a bénéficié à mon successeur de manière à pouvoir prendre les décisions éventuelles qu’il revenait à un ministre de prendre.

Ma préoccupation fondamentale était de connaître, parce que l’actionnaire dans une situation comme celle-là devait connaître pour juger. Je ne voulais pas, pour ma part, juger avant de connaître. Donc des procédures qui permettaient de connaître ont été mises en place et elles devaient pouvoir permettre de juger.

M. le Président : Il s’agissait de connaître, il ne s’agissait pas de contrôle préalable sur les engagements nouveaux ?

M. Michel SAPIN : Oui. C’était également sur les engagements nouveaux.

M. le Président : La parole est à M. Philippe Auberger.

M. Philippe AUBERGER : Je me permets, Monsieur le Président, une petite incidente.

Lorsque l’on a examiné la résolution sur la Commission d’enquête, j’ai fait état d’une lettre manuscrite que M. Haberer avait envoyée à mon domicile personnel à la fin du mois de décembre 1992 — donc en plein déroulement de ces opérations. J’avais dit à la presse qui m’avait posé la question de savoir quand le Crédit lyonnais pourrait être privatisé, qu’il faudrait au moins six mois ou un an pour faire le point de la situation et savoir où l’on en était.

M. Haberer avait repris cette phrase au bond en disant qu’il était inadmissible de la part d’une personne comme moi de proférer de telles affirmations, que la situation était parfaitement claire et connue de tous et que seuls les ragots de la concurrence faisaient penser que les affaires du Crédit lyonnais n’étaient pas tout à fait claires.

Si la Commission le souhaite, je pourrais déposer le manuscrit de cette lettre aux archives de la Commission.

M. Le Président : Vous y êtes condamné !

La parole est à M. Carrez. Pardon, M. Descamps semble ne pas avoir reçu réponse à toutes ses questions.

M. Jean-Jacques DESCAMPS : A la dernière, Monsieur le Président, qui était de savoir s’il y avait eu un traitement spécial pour M. Tapie.

M. Michel SAPIN : Il n’y a pas eu de traitement spécial de M. Tapie, ni dans un sens ni dans l’autre.

M. le Président : Sur ce point, la parole est à M. Emmanuelli.

M. Henri EMMANUELLI : Y a-t-il eu un suivi particulier des dossiers Socpresse et Hersant ?

M. Michel SAPIN : Pas plus ni moins que pour M. Tapie.

M. le Rapporteur : Pour terminer sur le sujet Tapie...

M. le Président : Terminer, terminer...

M. le Rapporteur :... au moment de la revente d’Adidas, l’Etat était en cause au travers des entreprises publiques — Crédit lyonnais, UAP et AGF — et, par ailleurs, M. Peyrelevade nous a signalé qu’il s’était agi d’une opération de portage pur et simple réalisée par le Crédit lyonnais, qui s’était d’ailleurs dénouée de façon plutôt favorable.

A l’époque, le ministère des finances avait fait un communiqué disant qu’aucune décision de nature politique n’avait été prise sur cette affaire et, surtout, que personne au ministère des finances n’avait eu à connaître de l’affaire Adidas. C’est un peu contradictoire avec ce que dit M. Peyrelevade aujourd’hui.

M. Michel SAPIN : Puis-je me permettre de vous demander la date à laquelle l’affaire Adidas s’est dénouée ?

M. le Rapporteur : Au mois de février 1993.

M. Michel SAPIN : C’est le type de dossiers qui a été traité dans le cadre de l’autonomie de l’entreprise et dont je n’ai pas eu, dont mon administration n’a pas eu connaissance particulièrement.

M. le Président : La parole est à M. Gilles Carrez.

M. Gilles CARREZ : Monsieur le Ministre, je voudrais revenir sur le problème de l’immobilier d’entreprise, notamment sur l’immobilier de bureaux, et sur le rôle des pouvoirs publics et, en particulier, du ministère des finances.

Vous avez raison de dire qu’en France, la crise a été beaucoup moins forte que dans d’autres pays. On peut ajouter que depuis vingt ou trente ans, la France avait été préservée de ces crises cycliques qui survenaient régulièrement.

Elle avait été préservée notamment pour une raison qui tenait à l’existence d’une réglementation assez interventionniste en matière d’agrément de bureaux qui, au nom de la politique d’aménagement du territoire, concernait l’Ile-de-France. Or, c’est à la demande du ministère des finances et de la direction du Trésor qu’en janvier 1985, le Premier ministre de l’époque a décidé de supprimer l’agrément en matière de bureaux.

D’autre part, dans les années qui ont suivi, il y a eu un desserrement progressif des contraintes et en 1992, en pleine crise de l’immobilier, l’orientation semble plutôt être d’alléger encore les dernières contraintes qui subsistent pour que tous ces bureaux vides puissent se remplir.

Quand on regarde les choses a posteriori, ce qui est toujours facile, et que l’on constate que quelques centaines de milliards — un bon tiers si ce n’est la moitié, de ses engagements immobiliers sur le bureau — se situent dans le fameux Triangle d’or dont on parlait à l’époque, on a quelques regrets qu’au nom d’un libéralisme qui était de mise à la direction du Trésor, on ait jeté par dessus bord en 1985 et en 1992 un aspect de la politique que peuvent avoir les pouvoirs publics à l’égard de l’immobilier qui avait pourtant fait ses preuves pendant des dizaines d’années.

J’aimerais connaître votre point de vue à ce sujet. Il a dû y avoir des discussions au moins interministérielles sur cet aspect des choses.

M. Michel SAPIN : Les discussions que j’ai pu connaître sont tardives par rapport à la date de 1985 que vous mettez en avant. En 1985, ce n’était pas une situation de crise, c’était une situation de « boom », une situation de pénurie, globalement, pas seulement en région parisienne. Le contexte était donc différent.

L’agrément a été remis en place et en 1992, la décision qui a été prise était non pas de supprimer l’agrément construction, mais de supprimer l’agrément utilisateur puisqu’il y avait un double agrément, celui de savoir si l’on avait le droit de construire des bureaux vides et celui de savoir qui en serait l’occupant. Il m’avait semblé à l’époque, que l’agrément utilisateur risquait d’être un obstacle à un déblocage de la situation, mais que l’agrément constructeur...

M. Gilles CARREZ : Qui avait été supprimé.

M. Michel SAPIN : Oui, mais il y avait un système d’agrément qui restait en place, en particulier le mécanisme du « un pour deux » qui avait été décidé par le gouvernement de Michel Rocard et qui, dans le Triangle d’or, ne permettait pas de construire un mètre carré de bureaux s’il n’y était pas corrélativement construit deux mètres carrés de logement, ce qui a été à l’époque, légitimement, un obstacle à la construction de nouveaux mètres carrés de bureau dans un coin que je connais un peu pour le border politiquement, puisque j’étais à Nanterre, juste en limite du Triangle d’or. Ce système d’agrément a été, à l’évidence, maintenu.

Vous avez dit que nous avions été à l’abri des crises cycliques de l’immobilier. Je dirai même que plus largement, l’économie française était à l’abri des crises cycliques de l’économie mondiale. Quand je dis à l’abri, je veux dire que la France n’en connaissait pas la brutalité et la soudaineté. Je simplifie à outrance et devant un professeur d’économie, je comprends que cela puisse être choquant. Elle est rentrée dans un système mondial et donc les crises cycliques sont connues dans l’économie générale et dans l’économie de l’immobilier. Donc, cette première crise de l’immobilier a été la première crise cyclique dans un cadre mondial en France. Ce n’est pas une particularité. C’est le système qui est maintenant comme cela.

La question qui se posait aux autorités françaises était de savoir quelles mesures prendre pour que cette crise cyclique, importante, brutale, ait le moins de conséquences possibles.

Je vous ai décrit à grands traits les éléments de la décision et les décisions qui ont été prises à l’époque.

M. le Président : La parole est à M. Yves Fréville.

M. Yves FREVILLE : Je voudrais poser trois questions sur les délais d’alerte, l’information de l’actionnaire et la conjoncture. Je les prendrai dans l’ordre chronologique pour faciliter les choses.

La première concerne l’alerte et porte sur une période antérieure à celle où vous étiez ministre, puisqu’elle concerne une lettre de M. Trichet au ministre en date du 30 octobre 1991.

Vous disiez tout à l’heure que le Crédit lyonnais était une affaire dont on parle et M. Trichet écrivait : « Nous avons reçu une information d’une extrême gravité concernant les pertes d’Altus Finances : 2,7 milliards en sus des 1,2 milliard provisionnés. » Il convenait de demander à M. Haberer ses sentiments sur une affaire dont il ne soupçonnait pas l’étendue.

Il y avait donc, un an avant la révélation en septembre-octobre 1992, des prémices dont on alertait le ministère. J’aimerais savoir comment fonctionne le ministère car il ne semble pas que l’on en ait tenu immédiatement compte.

Cette période était antérieure à la vôtre.

Ma deuxième question porte sur juin 1992. Vous avez dit qu’il y avait un rétrécissement du droit d’information dans le cas des banques...

M. Michel SAPIN : Globalement.

M. Yves FREVILLE : Globalement.

Effectivement la direction du Trésor dit qu’il n’est pas normal que le Crédit lyonnais décide d’opérations importantes de prise de participations sans en référer à son actionnaire principal. Il semble qu’à l’époque, ce soit cela le problème fondamental. Vous intervenez d’ailleurs à ce moment-là pour savoir dans quelle mesure le Crédit lyonnais peut entrer dans le capital de la BFG, puisque vous remontez ce pourcentage qui était nul à un tiers. J’aimerais savoir si c’est cela votre conception des relations entre l’actionnaire principal et la banque nationalisée, si elle se limite à un droit d’information sur les prises de participations ?

Ma troisième question concerne la conjoncture.

Vous avez évoqué la question du cycle. Je me demande si vous n’avez pas pensé qu’il y aurait un retournement de conjoncture favorable, si l’on n’aurait pas atteint le fond de la crise plus rapidement. J’ai été frappé de constater qu’en octobre 1992, le Trésor vous indiquait qu’à l’inverse, en cas de reprise, une combinaison positive pourrait se concrétiser par des résultats très élevés de la part du Crédit lyonnais. N’y a-t-il pas eu là un phénomène cumulatif d’erreurs d’appréciation de la conjoncture ?

M. Michel SAPIN : Altus était un sujet de préoccupation pour la direction du Trésor et le ministre. Je n’ai pas les chiffres en tête, mais il serait intéressant de comparer les pertes et les profits d’Altus parce qu’il ne faut pas oublier qu’Altus a eu aussi des profits extrêmement importants...

M. Le Président : Certes.

M. le Rapporteur : Autrefois.

M. Michel SAPIN : Pas seulement autrefois. Je n’ai plus les dates ni les années comptables, mais la vente d’un certain nombre de portefeuilles importants aux Etats-Unis a permis des plus-values considérables. Je ne porte pas de jugement sur le type d’investissements faits à cette époque par Altus, mais en termes de « profitabilité », je ne pense pas que cela n’ait été que négatif.

Je disais que le Crédit lyonnais était une banque dont on parlait à propos de certains dossiers, dont Altus.

Mais si vous situez cela dans un contexte plus général, je peux vous parler de dossiers à la BNP ou à Paribas qui pris individuellement étaient des dossiers qui n’avaient pas porté leurs fruits ou qui ne portaient que des fruits amers ; replacés dans le cadre général des résultats de la stratégie de l’entreprise, ils n’obéraient pas la stratégie globale de l’entreprise. Il y a la vision du dossier et la vision générale ; la vision générale, ce sont 3 milliards et quelques de bénéfices.

Sur l’information de l’actionnaire, je ne voudrais pas qu’il y ait de malentendu sur les termes de devoirs et de droits. La loi oblige à donner à l’actionnaire public ou privé certains éléments d’information. Ceux-ci ont été donnés. Puis, dans la relation entre un chef d’entreprise publique et l’administration et le ministre, il y a ce que j’appelle un devoir d’information, qui est un devoir plus moral et plus global. C’est sur cet aspect que l’on peut considérer que l’information n’a pas été suffisante, à mon sens. C’est ce qui s’est exprimé dans un certain nombre de notes et de conversations que j’ai pu avoir à partir de juin avec M. Haberer.

Sur la conjoncture, quand les choses vont mal, on espère toujours qu’elles aillent mieux. C’est un réflexe humain. Cela ne suffit pas.

Il est certain que du point de vue de la direction du Crédit lyonnais, mais également du point de vue de ses concurrents, la stratégie du Crédit lyonnais était une stratégie risquée dans les deux sens du risque : elle le mettait en position de fragilité si la situation économique était difficile, mais elle en aurait fait indubitablement la première banque française avec un potentiel de bénéfices tout à fait considérable. D’ailleurs, au moment où cette stratégie, qui ne date pas de M. Haberer mais de 1986-1987, a été mise en place, elle aurait pu porter des fruits considérables pour l’entreprise et éventuellement pour l’actionnaire.

M. le Président : Ce qui fait qu’il était promis à l’impopularité dans tous les cas.

M. Michel SAPIN : Quand un banquier fait des bénéfices, il est aussi impopulaire que quand il fait des pertes ! Vous avez raison de le dire, Monsieur le Président.

C’est vrai dans son milieu. Les principaux concurrents de M. Haberer étaient ses principaux critiques. Publiquement, un peu — on n’en fait pas trop parce que ce n’est pas très convenable — mais en cercles privés ou mondains, considérable.

Cela fait aussi partie du jeu de la relation entre chefs d’entreprise concurrents. Il était très critiqué à l’époque, mais parfois de manière inquiète — Et si cela marchait ?

De ce point de vue, ils ont été rassurés, ce qui ne me paraît pas être une bonne chose pour l’entreprise et pour l’Etat.

M. le Président : Nous vous remercions, M. le ministre.

Audition de M. Bernard THIOLON,

Directeur général du Crédit lyonnais de 1985 à 1992

(Extrait du procès-verbal de la première séance du 25 mai 1994)

Présidence de M. Philippe Séguin, Président

M. Bernard Thiolon, est introduit.

M. le Président lui rappelle que les dispositions législatives relatives aux commissions d’enquête lui ont été communiquées. A l’invitation du Président, M. Bernard Thiolon prête serment.

M. le Président : Comme nous en sommes convenus, nous allons vous donner la parole pour un bref exposé liminaire.

M. Bernard THIOLON : Je voudrais tout d’abord situer ma position au sein du Crédit lyonnais, où j’ai fait toute ma carrière.

A l’issue de mes études universitaires, je suis entré très jeune au Crédit lyonnais où j’ai effectué une carrière de 42 ans, dont 34 dans la division internationale, soit en France, soit à l’étranger. En janvier 1985, étant à l’époque en charge de la division internationale après avoir dirigé certains secteurs géographiques et des filiales hors de France, j’ai été appelé à la direction générale du Crédit lyonnais pour prendre la succession de mon prédécesseur, M. Jacques Roche.

J’ai tenu ce poste sous la présidence de M. Jean Deflassieux, aux côtés de M. Jacques Roche durant une période d’un an — quinze mois — à l’issue de laquelle je fus seul directeur général sous la présidence de M. Jean-Maxime Levêque, de 1986 à 1988, puis de M. Jean-Yves Haberer, de 1988 à fin 1992.

Lorsque M. Jean-Yves Haberer est arrivé à la présidence, j’avais 59 ans. La limite d’âge au Crédit lyonnais était de soixante ans, mais il y avait une règle non écrite qui était que le directeur général étant mandataire direct du président, son départ en retraite était fixé d’un commun accord entre les deux. M. Haberer m’a demandé de poursuivre au-delà des soixante ans ma collaboration à ses côtés et nous avions convenu qu’entre soixante et soixante-cinq ans, à la convenance mutuelle, je me retirerais lorsque les successions du Crédit lyonnais rendraient la chose possible. Ce qui fut fait à la fin de l’année 1992 puisque j’ai terminé ma carrière dans cet établissement à cette époque.

Sur les questions précises de la Commission, je pense pouvoir donner quelques éclairages sur la première partie de la question plutôt que sur la seconde, c’est-à-dire sur les causes ou les raisons qui, à mes yeux, ont conduit le Crédit lyonnais à afficher ces résultats en 1993 encore que, je vous le rappelle, je n’ai participé à la clôture des comptes ni de 1992 ni de 1993 puisque j’avais déjà quitté le Crédit lyonnais en 1992 et que la clôture des comptes se fait dans le premier trimestre de l’année suivant les comptes. Donc, je n’ai pas d’opinion ni d’informations sur la clôture des comptes de 1992.

M. le Président : Même indirectement en tant que filiale ?

M. Bernard THIOLON : Je me méfie parce que j’ai vécu comme directeur général entre les bruissements, les rumeurs, qui étaient toujours fausses quand je les entendais par rapport à ce que je savais et par rapport à la vérité ; je fais un partage et essaie de m’en tenir aux choses que je sais ou que je connais. Je n’ai donc pas d’avis fondé et ne peux donner d’affirmation en la matière.

En revanche, pendant toute la période où je fus directeur général et avec les deux présidents que j’ai connus en tant que directeur général, j’ai travaillé à ce qu’il y eût au sein du Crédit lyonnais — chose qui n’existait pas auparavant — une direction financière qui soit capable de maîtriser l’ensemble des situations financières d’un groupe qui a été en très grande expansion dans la décennie 1980-1990.

C’est moi qui en 1985, lorsque je suis arrivé à la direction générale, ai demandé au président de l’époque de créer une direction financière qui n’existait pas auparavant. Il existait alors une direction de la comptabilité générale qui fabriquait le bilan et les résultats. J’estimais que, compte tenu du développement rapide des implantations extérieures, des diversifications de la banque et de sa stratégie ambitieuse sur laquelle je reviendrai, il était souhaitable d’avoir une véritable direction financière du groupe qui maîtrise l’ensemble.

J’ai proposé que cette fonction fût prise en mains par François Gille qui l’a tenue jusqu’à mon départ puisqu’il m’a succédé aux côtés de Michel Renault comme directeur général.

Sur les causes, ou l’opinion que je peux en avoir avec un certain recul, je dirai que le Crédit lyonnais a défini en 1985 et 1986, sous la présidence de Jean-Maxime Levêque, une stratégie ambitieuse de développement qui était basée sur plusieurs concepts.

Le premier concept était celui de banque universelle.

Il y avait à l’époque un grand débat dans la profession bancaire sur la banque spécialisée ou la banque universelle. Nous estimions que nous avions, par culture et par implantation, les moyens et la capacité de développer un concept de banque universelle qui a l’avantage de lisser les cycles économiques par rapport aux cycles de marché. C’est un peu technique, mais les cycles de marché sont plus erratiques que les cycles économiques qui sont plus longs et une banque universelle, quand elle en a les moyens, a une diversification d’activités qui lui permet une plus grande stabilité. C’est une espèce de quille.

Le deuxième concept était, avec l’apparition du marché unique, que l’Europe devenait notre marché national.

C’est un concept que Jean-Yves Haberer a fait passer, mais Jean-Maxime Levêque l’avait déjà déterminé et nous avions eu les premières difficultés dans le club des europartenaires avec la Commerzbank et le Banco Hispano-Americano, qui avaient une conception différente du rôle de l’Europe. La scission a commencé en 1986 lorsque nos europartenaires ne concevaient pas un développement européen du Crédit lyonnais, mais concevaient la coopération comme « chacun chez soi », c’est-à-dire le Crédit lyonnais en France, la Commerzbank en Allemagne, le Banco Hispano-Americano en Espagne et le Banco di Roma en Italie. Nous avions une conception différente, disant qu’il fallait qu’il y ait interpénétration car le métier des services n’est pas un métier industriel. Il doit pénétrer : on doit pouvoir suivre la clientèle sur un grand marché et ne pas se restreindre à son marché national.

Troisième concept : le Crédit lyonnais était en retard sous l’angle des marchés.

Sans faire d’historique trop lointain, le Crédit lyonnais avait subi des difficultés dans la décennie 70, avec une grande grève en 1975 qui lui avait fait subir la première perte de son histoire et l’avait mis en retard vis-à-vis de ses concurrents, tant sur le plan français qu’européen, du point de vue de sa structure financière. Cela avait amené d’ailleurs le gouvernement Barre à accorder au Crédit lyonnais, pour la première fois de son histoire, dans les années 1976-1977 un prêt de 500 millions qui avait été très critiqué et qu’en tant que directeur général, j’ai dû rembourser quelques années plus tard. C’était le seul apport que le gouvernement actionnaire ait jamais fait au Crédit lyonnais depuis sa nationalisation en 1945.

C’est en 1986, sous la présidence de Jean-Maxime Levêque, qu’a été créée une direction centrale des marchés qui était tenue à l’époque par Philippe Souviron et maintenant par Chantal Lanchon, avec une définition de présence sur les grands marchés financiers internationaux, c’est-à-dire les grandes places — New York, Londres, Tokyo essentiellement — et une promotion des activités de marché sur la place de Paris.

Jean-Maxime Levêque est resté deux ans. Le centre de sa préoccupation était à l’époque la privatisation puisque le Crédit lyonnais était sur la liste des privatisables. Cette privatisation n’a pu être réalisée puisqu’à la suite du krach du 19 octobre 1987, une seule des grandes banques a été privatisée, la Société Générale. Le Crédit lyonnais était au second rang pour la privatisation. Les événements politiques ont fait qu’au printemps 1988, Jean-Maxime Levêque a quitté la présidence et Jean-Yves Haberer a pris sa succession.

Jean-Yves Haberer a endossé la plus grande part de la stratégie que le Crédit lyonnais avait définie, c’est-à-dire banque universelle, priorité à l’Europe, développement des marchés. Il a ajouté une autre dimension, celle de banque-industrie.

Je dois à la vérité de dire que Jean-Maxime Levêque avait commencé à initier cela mais très modestement, en identifiant au sein du Crédit lyonnais, par la création d’une filiale qui s’appelait Clinvest, les participations industrielles du Crédit lyonnais qui auparavant n’étaient pas gérées en tant que telles. Il existait auparavant une direction des participations, qui était plus un sommier des participations qu’une direction active de gestion des participations.

Jean-Maxime Levêque avait donc eu l’idée de réunir l’ensemble de ces participations au sein de la société Clinvest, mais n’avait pas eu le temps de l’animer et n’avait pas défini de politique très active en la matière.

Jean-Yves Haberer, avec son dynamisme et sa connaissance du Crédit lyonnais puisqu’il avait siégé au conseil d’administration pendant huit ou neuf ans en tant que représentant de l’Etat au titre de ses fonctions au Trésor, a imprimé à ces quatre grands axes la vitesse et la force qu’on lui connaît.

Dans les marchés d’abord. Il connaissait les marchés. Par son passage à Paribas, qui était une grande banque de marchés, pendant quatre à cinq ans, il avait connu les difficultés et les nécessités d’une présence sur les marchés.

Ensuite, il a fait de l’Europe la priorité des priorités sur le plan international, tout en ne négligeant pas les territoires extérieurs où le Crédit lyonnais était déjà largement implanté.

Enfin, il a donné à Clinvest et à l’aspect relations avec l’entreprise une dimension nouvelle, en introduisant ce concept de banque-industrie.

Tout cela fait un panorama stratégique qui, en démonstration pédagogique vis-à-vis de cadres ou d’universitaires, est merveilleux et bien construit. Le problème est de le réaliser. A mon avis, une des causes essentielles des difficultés du Crédit lyonnais, c’est que cette ambition était trop grande. Une ambition de cette nature demande du temps pour être développée et le cadre à la fois institutionnel, juridique et organisationnel du Crédit lyonnais n’était pas suffisamment adapté à une ambition aussi rapide de développement dans les quatre secteurs que je viens d’indiquer.

Je prends un exemple, si vous le permettez. J’ai vécu au Crédit lyonnais depuis 42 ans. Je ne vais pas vous rappeler le nombre de présidents, mais au cours des douze dernières années, j’ai vécu avec six ou sept présidents. C’est vous dire que lorsqu’un nouveau président arrive, je prépare déjà le dossier pour le suivant et commence à réfléchir sur les éléments qu’un président qui arriverait un matin à l’issue d’un Conseil des ministres — excusez-moi d’être un peu libre — et qui demanderait ce qu’est le Crédit lyonnais, souhaiterait trouver. Je fais préparer des dossiers, ce que j’appelle le « scanner président ».

Cela pour dire que le rythme d’une entreprise comme le Crédit lyonnais, qui a 130 ans d’âge, qui est une figure de la banque, qui a été la première banque du monde et qui a encore, malgré les difficultés actuelles, par son réseau, une présence fantastique dans tous les pays du monde, ne correspond pas du tout aux cycles de vie que les institutions donnent au président, dans la mesure où, selon le droit français, le président est le personnage qui incarne, décide et possède le droit de vie ou de mort sur tout. Le directeur général, je le rappelle, est mandataire du président. Une lettre est présentée à chaque nouveau président lui demandant de reconfirmer le directeur général. Il peut très bien lui demander de partir dans l’heure. En droit français, le président est le président directeur général sans partage, même si dans la vie de tous les jours, un partage s’établit de facto dans les responsabilités, les décisions et la vie.

Or, à mon sens, un mandat de trois ans pour un président est premièrement totalement incompatible avec une stratégie longue.

Deuxièmement, mettre un président avec un mandat court à la tête d’une entreprise comme le Crédit lyonnais dans un moment où les règlements internationaux bancaires, les ratio de Bâle, encadrent plus précisément les activités bancaires avec des respects de ratio de solvabilité — ratio Cooke, etc. — et où, dans le même temps, on dit aux banques qu’il existe un marché unique avec l’ouverture des frontières et qu’elles doivent accepter la concurrence étrangère et aller porter la concurrence à l’étranger, cela me semble être un cocktail d’éléments contradictoires en eux-mêmes et un peu explosif.

Dès lors que vous n’avez pas le temps — je ne veux pas paraphraser des phrases célèbres dans la République —, on prend le temps contre soi au lieu de l’avoir avec soi. En stratégie, il faut prendre le temps avec soi et pas contre soi.

Je m’explique : quand vous faites un développement international, vous devez faire des acquisitions. Quand on sait que vous êtes acquéreur dans un court laps de temps, il est clair que vous ne payez pas le prix le moins cher. C’est le bon sens courant qui le dit.

Quand vous voulez développer une stratégie de banque-industrie — on a parlé d’une stratégie de banque-industrie à l’allemande —, on oublie de dire que la stratégie de banque-industrie à l’allemande s’est faite au fil des décennies et parfois avec des avatars de l’Histoire. La Deutsche Bank s’est retrouvée actionnaire parce qu’à la suite de la dernière guerre, les Allemands devaient sauver des industries en perdition.

L’organisation de notre pouvoir des entreprises publiques et bancaires que je connais n’est pas très compatible avec des stratégies longues de développement.

Je ne parle pas du développement de l’équipement humain, de l’équipement de contrôle interne, qui a du mal à suivre une ambition trop rapidement mise en place.

Tels sont, monsieur le Président, les quelques propos techniques ou philosophiques que je puis me permettre de donner en ouverture.

M. le Rapporteur : Monsieur le Directeur général, je voudrais que l’on entre plus dans le détail, notamment dans les deux secteurs qui créent problème et font que le Crédit lyonnais connaît aujourd’hui des difficultés financières : l’immobilier et le cinéma.

En ce qui concerne l’immobilier, on a coutume de dire que les risques immobiliers sont plutôt localisés dans les filiales : Altus, SDBO, etc. Ce qui tend à prouver que la maison-mère a éprouvé un certain nombre de difficultés pour contrôler ces filiales.

Mais quand on regarde les chiffres sur les risques latents, on s’aperçoit que plus du tiers des engagements immobiliers risqués ont été pris au niveau de l’unité centrale. Je pense au dossier Pelège et à d’autres dossiers regroupés aujourd’hui dans Francim. Je pense au dossier Vaturi, etc.

Comment expliquez-vous ce double dysfonctionnement par rapport aux filiales mais également par rapport au noyau dur du Crédit lyonnais ?

M. Bernard THIOLON : Une grande banque comme le Crédit lyonnais est normalement active dans l’immobilier. C’est une des fonctions d’une banque. L’immobilier est une partie des actifs de la nation. Donc il n’est pas anormal que le Crédit lyonnais soit actif dans l’immobilier.

Les chiffres que j’avais en mémoire en 1992, mais peut-être sont-ils un peu différents maintenant, me faisaient penser que les encours immobiliers du Crédit lyonnais SA en tant que tels étaient raisonnables en matière d’engagements par rapport à ses engagements globaux de bilan...

M. le Rapporteur : Chez Pelège, il y avait quand même 3 milliards...

M. Bernard THIOLON. : Je ne parle pas, monsieur le Rapporteur, de dossiers individuels. Je parle de chiffres macro, de chiffres généraux. Nous avons l’habitude en tant que direction générale de regarder dans les comités des risques la part sur l’agriculture, l’immobilier, la transformation, etc. L’immobilier faisait une part raisonnable...

M. Henri EMMANUELLI : De quel ordre ?

M. Bernard THIOLON : Je n’ai plus les chiffres en mémoire. 8 % à 10 %, peut-être même pas ; 5 à 6 %.

Le maximum au Crédit lyonnais sur un secteur, doit être sur le secteur de la transformation qui doit représenter un pourcentage de l’ordre de 15 à 16 % de ce que l’on appelle « l’orange ».

A l’intérieur de cette part de l’immobilier, vous pouvez me dire qu’il y a une mauvaise distribution entre le logement, le bureau, les opérations particulières de promotion et autres. L’analyse que nous avions faite à l’époque était que nos risques immobiliers sur le Crédit lyonnais SA en France étaient relativement bien répartis entre logement et bureau, entre région parisienne et province. Nous nous étions même interdits d’avoir une filiale de promotion immobilière pour ne pas nous laisser entraîner à financer des programmes que la filiale de promotion aurait voulu mettre sur le marché. Nous avions voulu rester ouverts et flexibles à accueillir et décider, cas par cas, des dossiers qui se présenteraient.

Vous dites à juste titre que certains dossiers au sein du Crédit lyonnais sont devenus des dossiers difficiles. Je le reconnais. Ce sont les dossiers Pelège, que je n’ai pas connus en gestion parce qu’ils étaient suivis directement par Michel Gallot.

Au comité exécutif, depuis que je connais le Crédit lyonnais, au sein de sa direction générale, l’immobilier a toujours été suivi par un membre du comité exécutif, par un directeur général adjoint qui était Michel Gallot. Il suivait à la fois les grandes entreprises, le secteur immobilier et était président de la SDBO.

A ce titre, c’était Michel Gallot qui décidait, surveillait, suivait et pilotait les engagements immobiliers et spécifiquement les engagements immobiliers des clients qui étaient à la fois des clients grandes entreprises et immobilier, à double titre.

Je reconnais que les chiffres dont j’ai entendu parler et dont je n’avais pas connaissance à l’époque sur Pelège, sont tout à fait importants.

M. Henri EMMANUELLI : Y compris pour les opérations un peu complexes, les OPA ? Comme par exemple pour l’OPA sur la SAE ?

M. Bernard THIOLON : Oui, parce que cela, c’était au titre des relations grandes entreprises. Michel Gallot suivait les relations avec les grandes entreprises. SAE était une grande entreprise. Du jour où il était décidé qu’une entreprise était une grande entreprise — le président faisait une revue annuelle et disait que telle entreprise était une grande entreprise — c’est la direction des grandes entreprises qui pilotait et décidait des concours à leur accorder. Il y avait près de 300 groupes en France et sur le plan international qui étaient suivis par cette direction.

Il n’y avait qu’une exception que j’avais fait poser, étant directeur de l’international : pour les concours accordés hors de France à des filiales ou à des membres d’un groupe d’une grande entreprise, l’international avait un droit de veto.

Pourquoi ? Parce que le Crédit lyonnais, qui est grand en France, peut être petit dans un autre pays — en Corée, au Japon, etc. L’international ne voulait pas qu’une direction française lui impose de faire un crédit disproportionné par rapport à sa surface locale, à une filiale locale d’une grande entreprise.

Tout ce qui concernait les opérations, que ce soit crédit, OPA, etc., d’une grande entreprise était logé dans la direction des grandes entreprises dont Michel Gallot était le responsable jusqu’à son départ.

M. le Rapporteur : N’y avait-il pas un système de décision plus collectif ? Par exemple, le dossier SAE était quand même une décision importante ; un grand client du Crédit lyonnais, Pelège décidait d’une OPA sur la SAE. C’était compliqué à faire. M. Gallot a-t-il décidé seul ? Ou ce type de décision était-il vu par vous et éventuellement par le Président ?

Par exemple, je pense aux opérations immobilières liées au groupe Pinault. Le rachat de l’immeuble de la CFAO a donné lieu à une opération assez complexe qui n’était pas uniquement immobilière. Il s’agissait aussi d’une opération de renforcement du groupe Pinault. Le dossier était-il traité uniquement par M. Gallot ou cela remontait-il plus haut ?

M. Bernard THIOLON : Ces opérations étaient traitées par M. Gallot avec le Président.

J’ai dit tout à l’heure un mot de l’organisation de la direction générale. Je peux m’étendre un peu sur cette organisation.

La direction générale est composée du président directeur général et du directeur général. Dans un groupe de l’importance du Crédit lyonnais, une répartition des tâches se fait de facto. Il est exclu que le directeur général suive toujours le président directeur général en portant la valise parce que ce n’est pas la peine d’être deux. De même, je me suis toujours abstenu de voyager avec le Président. D’autres directeurs généraux le font mais, pour ma part, je ne me suis jamais autorisé à montrer l’agence de New York ou de Corée au Président parce que j’estime que quand le Président est en Corée, il faut que je sois à Paris et que quand il est à Paris, je peux être en Chine.

Une répartition s’opère donc de facto. Quelle était-elle ? Le Président, je parle de Jean-Yves Haberer, s’intéressait au concept du développement. Tout ce qui était développement européen, il le suivait directement avec son directeur général adjoint en charge de l’international, qui à l’époque était Alexis Wolkenstein. Il en parlait en comité exécutif, demandait le sentiment des uns et des autres. Lorsqu’il y avait une acquisition à faire, des rapports étaient établis et chacun au comité exécutif donnait son avis. Mais il décidait et c’est lui qui imprimait sa volonté.

En tant que directeur général, je m’occupais de tout le réseau international pour la gestion. C’est déjà lourd puisque nous sommes présents dans 80 pays. Ayant passé 35 ans à l’international, je connaissais tous les problèmes qui pouvaient se poser et il s’en pose pratiquement 24 heures sur 24 au Crédit lyonnais puisque la terre tourne autour du soleil et que nous ne fermons jamais. Je faisais donc toute la gestion hors développement européen.

Le Président me parlait du développement européen et des problèmes qui se posaient. Quand il s’est agi d’acheter la BfG en Allemagne, je suis allé à Francfort, j’ai donné mon opinion, d’autant que je connaissais ce dossier pour l’avoir déjà vu cinq fois avec Jean-Maxime Levêque et que je l’avais refusé quatre fois. Donc, j’étais capable de donner un avis sur ce dossier. Mais c’était son domaine.

Deuxièmement, en ce qui concerne la banque-industrie, qui est à l’évidence très liée aux grandes entreprises, le suivi était assuré directement par le Président et par le directeur général adjoint en charge des grandes entreprises qui fut longtemps Michel Gallot, puis, lorsque ce dernier est parti à la retraite, Jean-Yves Durance, pendant un an ou dix-huit mois et qui est maintenant chef du réseau France.

Comment se passe une OPA ? Lorsqu’il y a eu, par exemple, l’OPA de Paribas sur la Mixte, cela se passa très vite.

Tous les matins se réunissait un comité exécutif, qui n’existait pas auparavant. Cette institution avait été créée à ma demande par Jean-Maxime Levêque. Auparavant, les liaisons étaient totalement linéaires, pyramidales : président, directeur général, puis un râteau énorme. Ce n’était plus possible parce que le râteau était tellement large que l’on n’arrivait plus à le tirer.

J’ai donc dit qu’il fallait un comité exécutif. Celui-ci se réunissait de deux manières. Tous les matins avait lieu un comité exécutif, dont j’avais tenu à ce qu’il se tienne debout. Je connais les bavards et debout l’on parle moins longtemps qu’assis. Donc tous les jours se tenait un comité exécutif debout où toutes les personnes présentes venaient échanger les informations ou les décisions. Le président disait qu’il avait vu M. Untel hier ou qu’il y avait une OPA de Untel à laquelle nous devions résister, ou que nous devions prendre une position vis-à-vis de tel client et qu’il recevrait ce client aujourd’hui avec Michel Gallot. Le lendemain, il disait qu’il avait vu le client et décidé de suivre, etc.

Une fois par semaine, ce comité exécutif se tenait assis, sur des sujets plus spécifiques avec une revue plus précise de sujets à traiter.

M. Didier MIGAUD : Y avait-il des comptes rendus ?

M. Bernard THIOLON : Des comités exécutifs assis, oui. Les comités exécutifs debout étaient des réunions d’information.

M. le Président : En avez-vous terminé avec l’immobilier ?

M. le Rapporteur : Juste un point sur la tutelle de SDBO, d’Altus.

M. Bernard THIOLON : Le Crédit lyonnais était très organisé pour la tutelle de toutes les filiales, notamment des filiales internationales qu’il contrôlait, pour lesquelles la tutelle et le contrôle sont très bien organisés.

Devant le développement de la diversification en France — actionnariat de référence, etc. — j’ai demandé au président, qui a pris des dispositions en ce sens, que toute filiale soit sous tutelle de quelqu’un présent au comité exécutif.

Toutes les filiales commerciales de France étaient sous tutelle du directeur du réseau France. Par exemple, la banque Chalus, la banque Leydernier, etc.

Toutes les filiales internationales étaient sous tutelle « reporting » (sic) du directeur de l’international, Alexis Wolkenstein.

Celles qui n’avaient pas de tutelle naturelle devaient être sous tutelle de « reporting » (sic) de la direction financière ou d’un membre du comité exécutif. C’est ainsi que la SDBO était sous tutelle de Michel Gallot, qui en était le président depuis l’origine, que la direction financière avait en tutelle de « reporting » (sic) Altus et International Bankers dont le Crédit lyonnais était l’actionnaire de référence. Voilà les cas les plus patents. Là, le « reporting » (sic) était à la direction financière.

Depuis que je suis cadre de haut niveau au Crédit lyonnais, j’ai toujours vu l’immobilier sous la direction de Michel Gallot. C’était un secteur qu’il suivait personnellement, totalement.

M. Henri EMMANUELLI : Une baronnie ?

M. Bernard THIOLON : C’est ce que dit la presse. Je ne veux pas...

M. le Président : Cela nous a été dit par d’anciens présidents du Crédit lyonnais et même des actuels.

M. Bernard THIOLON : Oui. Je dois dire qu’effectivement... Pour ma part, comme directeur général, M. Gallot ne m’a jamais parlé de ses opérations. Il en parlait toujours au Président.

M. Didier MIGAUD : En parlait-il lors des comités exécutifs ?

M. Bernard THIOLON : Peu. C’est le Président qui en parlait.

M. Henri EMMANUELLI : Comment était composé le comité exécutif ?

M. Bernard THIOLON : Il a été agrandi. A l’arrivée de Jean-Yves Haberer, le comité exécutif comprenait le Président, le directeur général, les directeurs généraux adjoints : François Gille, Michel Renault en charge du réseau France, Alexis Wolkenstein en charge du réseau international, Philippe Souviron en charge des activités de marché, remplacé après son départ par Chantal Lanchon et Claude Rubinowicz. Ce doit être à peu près tout.

Peu à peu, le comité s’est élargi à de nouvelles fonctions, comme par exemple à celles du directeur du personnel et des ressources humaines, qui me rendait compte directement car, dans la répartition du travail, je faisais pratiquement la gestion de tout le personnel, sauf le haut encadrement. Je dirai en un mot la répartition de charges qui s’établissait de facto entre le président et moi.

Qui d’autre est entré au comité exécutif ? Avec la photo du comité sous les yeux, il serait plus simple de vous répondre.

Grosso modo, les grands métiers étaient représentés au comité exécutif. Michel Renault avait une double casquette puisqu’il suivait le réseau France et le secteur « traitement et informatique ».

M. le Rapporteur : Est-ce lors de ces comités que vous donniez des autorisations pour les engagements ?

M. Bernard THIOLON : En ce qui concerne les autorisations d’engagement, une réforme avait été faite par Claude Pierre-Brossolette avant que je ne sois directeur général, en 1978. Il avait décidé qu’avoir une direction centrale des engagements qui prenne des décisions a priori n’était plus viable pour un groupe comme le Crédit lyonnais. La direction des engagements avait été dissoute et le président avait donné des lettres de délégation aux patrons des grandes directions centrales qui pouvaient être amenés à prendre des engagements.

M. le Rapporteur : Avec des plafonds ?

M. Bernard THIOLON : Non. Sans plafond.

M. Henri EMMANUELLI : Dans toutes les banques, il existe un comité de banque, un comité des engagements ou un comité des crédits.

Existait-il au Crédit lyonnais un endroit où l’on décidait collectivement d’engagements dépassant certains montants ou, à défaut, y avait-il un endroit où l’on pouvait centraliser les risques, permettant à la direction générale d’avoir un regard ?

M. Bernard THIOLON : Premièrement, un comité des opérations se tenait deux fois par semaine, le mardi et le vendredi, présidé par le directeur général, le président ou les deux. Dans les derniers temps, c’était surtout moi qui le présidait, Jean-Yves Haberer n’étant guère disponible pour y venir.

Toutes les opérations définies dans les circulaires fixant la compétence du comité venaient devant ce comité ; elles étaient jugées non par montant mais par nature, c’est-à-dire toutes les opérations qui n’étaient pas des opérations classiques en matière bancaire. Il s’agissait, par exemple, du financement de projets, du financement d’actifs ; par exemple, pendant toute période difficile pour la communauté française au point de vue devises, toutes les opérations de « roll over » ; toutes les opérations comportant un risque pays car nous sortions d’une période traumatisante de risques pays qui avait duré dix ans ; et toute opération dite atypique, sur laquelle le Crédit lyonnais prenait un engagement qu’il n’était pas coutumier de prendre dans un cadre normal.

Ce comité des opérations que j’ai présidé pendant huit ans voyait des dossiers de cette nature deux fois par semaine, le mardi et le vendredi.

M. le Rapporteur : Y avait-il des procès verbaux ?

M. Bernard THIOLON : Oui. De huit ou dix pages, deux fois par semaine, que je revoyais chaque fois.

Deuxièmement, la contrepartie de la délégation aux directeurs des engagements sur leurs clients — clients qu’ils sont supposés connaître et qui ont des « ratings » (sic), des « ratings » (sic) internationaux — est la centralisation des engagements dans une centrale des risques. Jusqu’en 1987, cette centralisation a fait l’objet d’un rapport annuel du comité des risques au conseil d’administration. Un état trimestriel était montré à la direction générale. C’est en 1987 que, sur ma proposition, ce comité des risques a été modifié et abandonné.

En effet, en 1987, je me suis aperçu que ce comité des risques, qui venait de la nuit des temps, s’était affadi. Ne venaient plus à ce comité que les administrateurs représentant les salariés. Les administrateurs personnes qualifiées, qui étaient des gens importants ou représentant l’actionnaire n’y venaient plus parce que cela durait une journée ou deux et que l’on passait des dossiers énormes. C’était une opération pro forma qui ne nous semblait plus présenter d’intérêt.

Donc, sur ma proposition à Jean-Maxime Levêque, il a été décidé de faire un rapport au conseil d’administration en séance sur les grands risques de l’établissement. Puis Jean-Yves Haberer a précisé et raffiné en créant un comité consultatif des risques. En effet, ne venaient au comité des risques que les administrateurs salariés, les autres administrateurs étant trop occupés, car un conseil d’administration du Crédit lyonnais se tient tous les mois. Les personnalités ont déjà du mal à y venir tous les mois. C’est dire ce qu’il en était de ce comité consultatif qui avait lieu tous les jeudis.

Nous l’avons donc remplacé par un comité tous les quinze jours, présidé par le Président — Jean-Yves Haberer y venait régulièrement — auquel assistaient à la fois des administrateurs salariés et des personnalités qualifiées. Vous pouvez demander les pièces à l’appui : il y avait un rapport, des états où étaient examinés les risques du Crédit lyonnais France à partir d’un certain montant, c’est-à-dire les nouvelles relations, les augmentations de crédit, les renouvellements, etc.

Cette centrale des risques, qui dépendait de la direction financière, faisait un état trimestriel des grands risques de la maison. Elle faisait une cartographie de la répartition des risques par secteur économique et géographique et reprenait les grands risques au-dessus d’un certain montant par liste, ainsi que leur évolution par rapport au trimestre précédent.

M. le Rapporteur : Avec les cotations ?

M. Bernard THIOLON : Non...

M. le Président : Mes chers collègues, nous sommes en train de déraper. On ne s’y retrouve plus. De l’immobilier, nous avons dérapé sur les problèmes d’organisation. Nous restons sur les problèmes d’organisation et M. Descamps a la parole.

M. Jean-Jacques DESCAMPS : Sur le plan de l’organisation, un cas a été évoqué devant nous, celui de la fameuse caution de la signature de M. Parretti de 1,2 milliard donnée par la filiale hollandaise.

Certains nous ont dit que cette caution avait été donnée au printemps 1988 par la filiale hollandaise, couverte par un membre de l’état-major parisien. Jean-Maxime Levêque nous a dit qu’il avait refusé de couvrir cette opération en demandant des informations spécifiques sur M. Parretti et qu’ensuite il avait quitté la présidence du Crédit lyonnais...

M. te Président : Vous répondrez à cette question quand nous en viendrons aux problèmes du cinéma. Nous sommes encore sur les problèmes d’organisation.

M. Yves FREVILLE : Comment fonctionnait, sur le plan de l’organisation, l’inspection interne au Crédit lyonnais, en particulier sur les affaires de l’immobilier ? En d’autres termes, qui initiait les principales enquêtes et à qui était-il fait rapport ?

M. Bernard THIOLON : Au Crédit lyonnais, il y a un corps qui s’appelle l’inspection générale, qui dépend de la direction générale et qui initie, à son initiative ou à celle de la direction générale, des programmes d’inspection dans les différents services internes, filiales ou organismes que le Crédit lyonnais contrôle et dans lesquels il a la possibilité de faire des enquêtes.

Cette enquête fait l’objet d’un rapport de mission, avec une lettre de fin de mission qui est un résumé de dix à quinze pages et un corps de texte plus précis sur les résultats de cette mission.

Les missions sont menées suivant des programmes déterminés entre l’inspecteur général en charge de l’inspection générale et la direction générale, ainsi que les grandes directions centrales qui peuvent avoir le souci un jour de faire une inspection dans certains secteurs.

Elle mène aussi des missions ponctuelles presque tous les jours parce que, malheureusement, dans une maison comme le Crédit lyonnais, on découvre souvent une escroquerie. Il faut faire le pompier de service.

Ces rapports sont toujours montrés à la direction générale. J’ai toujours lu les rapports de l’inspection générale. Je pense que suivant les présidents, certains les lisaient, d’autres non. Je ne peux dire s’ils les lisaient tous, parce que c’est lourd. En sept-huit ans, j’ai dû lire environ 500 rapports d’inspection générale au Crédit lyonnais.

Les programmes sont établis de telle sorte qu’une filiale ou un groupe d’agences, en France ou à l’étranger, est à peu près visité tous les quatre ans. Cela est vrai tant pour les services internes qu’extérieurs.

Cette inspection fait aussi à la demande de la direction générale des enquêtes thématiques, des enquêtes transverses : par exemple, l’organisation de la carte bancaire au Crédit lyonnais, ou, pour reprendre un thème cher à M. d’Aubert, l’organisation de nos relations avec Tracfin. Ce type d’enquête ne porte pas sur une unité déterminée, mais sur un sujet.

M. Gilles CARREZ : Monsieur le Directeur, comment était traitée, en termes de procédures et de niveau de décision, l’évaluation des provisions chaque année, tant pour le Crédit lyonnais central que pour ses filiales ?

M. Bernard THIOLON : La procédure de provisions au Crédit lyonnais remonte de la base vers le sommet, c’est-à-dire que les propositions de provisions sont faites par les exploitants, les plus proches du débiteur, par ceux qui en principe, par leur proximité, ont la meilleure connaissance de la qualité de la créance. Cela remonte par strates successives.

M. Henri EMMANUELLI : C’est dangereux.

M. Bernard THIOLON : Vous pourrez me dire qu’il y a une faille dans ce système. Ce n’est pas exact, parce que l’inspection générale ramasse derrière. L’inspection générale vient faire une inspection et dit, par exemple, qu’il manque tant. J’ai demandé à ce que l’inspection générale fasse un suivi d’inspection dans les six mois suivant l’inspection pour ne pas attendre quatre ans. Donc, l’inspection générale revient six mois après, regarde ses conclusions et suggestions, celles de la direction générale, puis vérifie si elles ont été prises en compte. Si le patron de la filiale inspectée ne fait pas assez de provisions, l’inspection générale va s’en rendre compte six mois après et dire qu’il n’a pas corrigé selon les recommandations faites.

La remontée du provisionnement vient de la base vers la direction financière.

M. le Président : Sur les problèmes d’organisation et de procédure, la parole est à M. Emmanuelli.

M. Henri EMMANUELLI : J’ai cru comprendre qu’il y avait délégations au niveau des directions générales de faire du crédit. A l’intérieur de ces grandes directions, y avait-il l’équivalent de ce que l’on pourrait appeler un comité de crédit ou était-ce le patron qui, seul, prenait les décisions ?

M. Bernard THIOLON : C’est très complexe. Je puis vous parler de l’international parce que je l’ai dirigé. L’international avait un comité d’information, de décision et de crédit. Il avait notamment à décider des risques pays. Il se réunissait deux fois par semaine de 9 h à 11 h, avant le comité des opérations qui, lui, se réunissait à la direction générale de 11 h 30 jusqu’à l’heure du déjeuner.

Je sais que la direction générale de Michel Gallot se réunissait aussi avant le comité des opérations, pour savoir les opérations qui n’étaient pas de sa compétence et viendraient au comité des opérations.

Pour le réseau France...

M. Henri EMMANUELLI : Je parle de la direction grandes entreprises et de l’immobilier, en termes de fonctionnement, y avait-il un comité équivalent ou Michel Gallot décidait-il seul ?

M. Bernard THIOLON : Il faut le lui demander.

M. Henri EMMANUELLI : Vous nous expliquez que vous étiez directeur général du Crédit lyonnais, mais que vous ignoriez la façon dont était pris le risque à l’intérieur de cette grande direction.

M. Bernard THIOLON : Je sais qu’à cette direction des grandes entreprises, il y avait des analystes d’engagements. Il y avait des conclusions, les dossiers sont ouverts, vous pouvez les demander et une décision finale était prise par M. Gallot.

Savoir si M. Gallot au sein de son comité parlait du crédit ou demandait l’avis des uns ou des autres, je ne puis vous le dire, car je n’ai jamais participé à ce comité. Je peux parler de ce que j’ai connu en tant que patron de l’international, je ne peux parler de ce que je n’ai pas connu.

M. le Président : N’y a-t-il plus de question sur les problèmes d’organisation et de procédures ?

Personne ne souhaite revenir sur l’immobilier ?

Nous passons au cinéma.

Vous souvenez-vous de la question de M. Descamps ?

M. Bernard THIOLON : Je ne situe pas bien cette question, cette caution d’un milliard...

M. Jean-Jacques DESCAMPS : Elle n’est pas passée dans un comité exécutif quelconque ?

M. Bernard THIOLON : Non.

M. le Rapporteur : La question de M. Descamps est relative à la vente par la banque Stern et ses équipiers de la part minoritaire dans le groupe Rivaud à M. Parretti et pour laquelle la banque Stern — par la voix de M. Peyrelevade — a apparemment demandé à M. Wolkenstein un chèque bancaire dans lequel il avait davantage confiance, au lieu d’un chèque Fiorini. M. Levêque nous a dit que la décision du Crédit lyonnais avait été suspendue le 19 juillet 1988 dans l’attente d’une étude plus précise confiée à M. Wolkenstein.

M. Jean-Jacques DESCAMPS : Alors que l’on nous a dit, de façon contradictoire, qu’elle aurait pu être donnée au printemps 1988 avec l’aval d’un membre de l’état-major de la banque.

M. Bernard THIOLON : Sur ce sujet-là, mes seuls souvenirs sont qu’une opération de cette nature est venue en comité des opérations durant l’été 1988, que je présidais et je n’ai pas donné mon accord parce que je n’avais pas suffisamment d’explications sur les tenants et les aboutissants de l’opération.

M. le Président : C’est la réunion du 19 juillet 1988.

M. Bernard THIOLON : Oui, me semble-t-il, parce qu’en général, je prends mes vacances au début août. Je n’ai pas la mémoire de la date exacte, mais je me souviens d’avoir refusé, mais plutôt en raison de ma méconnaissance, le dossier ne m’étant pas apparu clair à l’exposé.

M. Henri EMMANUELLI : Pourtant cette caution a bien été délivrée fin 1988....

M. le Président : Voici t’extrait du comité exécutif 1988 :

Destinataires : MM. le président, Thiolon, Gallot (absent), Amiel (absent), Wolkenstein, Renault et Souviron.

5°/ Groupe Rivaud.

Stern devrait vendre une partie de ses titres Rivaud à un homme d’affaires italien M. Parretti avec lequel nous sommes en relation à travers le CLBN. Le CLBN est sollicité pour donner sa garantie sur une partie de cette transaction. Cette garantie ne pourra être accordée qu’une fois obtenues des informations très précises sur les activités de M. Parretti. M. Wolkenstein est chargé d’informer M. le président à ce sujet.

M. le Rapporteur : Je voudrais aborder le problème du cinéma par le biais des problèmes d’organisation.

Une note du Trésor nous indique que pour la filiale hollandaise, un « reporting » (sic) mensuel était fait à la direction centrale de l’international — je suppose que cela veut dire à M. Wolkenstein — mais que l’analyse des risques, tout au moins à partir de 1988 quand M. Vigon avait été nommé à la direction Europe, était restée entre ses mains — ce qui expliquerait le dysfonctionnement qui s’est produit à propos du dossier cinéma, notamment du dossier MGM.

Comment cela fonctionnait-il réellement ? En particulier, M. Vigon était-il aussi autonome qu’on le dit ? M. Haberer nous a expliqué que M. Vigon est parti de sa propre initiative, l’avez-vous vu pour lui conseiller de prendre cette initiative ?

Qu’en était-il exactement de l’indépendance supposée de M. Vigon à l’intérieur de l’international et du Crédit lyonnais ?

M. Bernard THIOLON : Lorsque le Crédit lyonnais a racheté la banque Slavenburg — ce qui était une opération difficile qui s’est révélée très hasardeuse — nous avons dû faire face à des problèmes considérables à l’intérieur de la banque, qui sont intervenus de manière répétitive entre le moment de l’achat et les années 1984-1985 : escroqueries, fraudes, descentes de police et autres. La Banque centrale néerlandaise ayant reconnu que nous n’étions pas fautifs nous avait donné des aides pour passer ces moments difficiles.

Nous avons demandé à un de nos cadres les plus brillants de l’international, Georges Vigon, qui avait fait carrière dans de nombreux pays africains, en Espagne, qui avait été patron de New York, de prendre en charge le directoire de cette institution.

Nous avons, pour conforter encore plus le conseil, mis au conseil d’administration de la banque des représentants éminents de la banque puisqu’il comptait le directeur de l’international, M. Wolkenstein, mais également M. Gille et il me semble même que M. le Président Haberer en était membre, encore qu’il n’ait pas eu l’occasion d’y aller, étant trop pris par ses autres activités. Nous pensions donc mettre au chevet de cette institution des éléments importants.

Il est apparu assez rapidement — je m’en souviens parce que j’étais alors patron de l’international — que cette banque serait difficile à redresser. Elle avait un arriéré considérable. Un des secteurs qui semblait assez positif, en matière de rentabilité, et où elle avait une originalité, était celui du financement de l’industrie cinématographique.

Néanmoins, ce secteur était connu pour son côté plus risqué, ne serait-ce que par les marges prises. J’avais moi-même demandé — je ne sais plus si c’était en tant que directeur de l’international ou en tant que directeur général — une étude spécifique, une « monographie » de la direction des études économiques sur le financement du cinéma auprès du CLBN.

J’ai envoyé des ingénieurs pendant plusieurs semaines. Ils m’ont rendu un rapport que je me souviens avoir lu comme tous ceux que j’ai demandés.

Il disait : « C’est une organisation originale, que nous ne connaissions pas dans le domaine bancaire. Quelques banques internationales le font, notamment quelques banques américaines et le CLBN. Il y a des risques importants, qui sont bien rémunérés ». Il passait ensuite en revue les principaux risques en faisant des recommandations de ralentissement global, d’enveloppe globale et de ralentissement sur certains groupes qui paraissaient plus spécifiquement difficiles, notamment un groupe qui s’appelait, je crois, Cannon. Cette monographie a été transmise par la direction générale, en lui demandant de poursuivre sa politique en la matière.

La direction internationale a alors pris la décision, compte tenu de la spécificité de l’opération, de demander à M. Vigon de la suivre personnellement et directement. C’est sans doute une erreur qui nous fût fatale et c’est sans doute l’une des leçons que l’on doit tirer de cette malheureuse aventure. Circonstance peut-être aussi aggravante, lorsqu’il a été nommé à Paris à l’issue de son mandat au CLBN où il avait fait un travail considérable — je me souviens encore de son départ du CLBN. C’était une manifestation en présence de l’ambassadeur qui disait qu’il avait redressé cette banque difficile et assuré la présence française. C’était un personnage hautement loué à l’époque — il a été décidé de lui donner, de Paris, la supervision du CLBN et également de ses financements cinématographiques.

La grande leçon que l’on doit en tirer est qu’en matière sécuritaire, il ne faut jamais accepter d’exception. En matière de contrôle ou de sécurité, cela passe avant tout. Les règles doivent être respectées et l’on ne peut mettre d’intuitu personae en pensant que l’intuitu personae permettra de mieux résoudre les problèmes.

Pour les détails, je n’ai pas grand-chose à ajouter à ce que la Cour des Comptes qui m’a entendu sur le sujet a écrit ou écrira.

Les opérations de toute la période 1989 ont été fortement détaillées. Je n’en ai été en aucun cas l’artisan, ces opérations ayant été rapportées directement par François Gille et Alexis Wolkenstein, tous deux membres du conseil du CLBN, au président Haberer. Les lettres à la Banque centrale des Pays-Bas, je ne les ai vues qu’a posteriori.

Je savais les instructions du Président de diminuer les risques, qui avaient été très claires et je ne suis entré plus activement dans ce dossier que lorsque l’étendue des engagements pris s’est manifestée par le biais d’un des moyens que l’on avait mis en place, le rapport trimestriel.

C’est en janvier 1989 qu’au vu d’un rapport trimestriel sur l’état des grands risques, j’ai constaté que les engagements sur le groupe Parretti — Compar, me semble-t-il — avaient doublé ou triplé, alors que j’avais vu la lettre du Président disant qu’ils devaient diminuer. J’ai donc adressé fin janvier un petit mot au Président lui disant : « Anomalie, que se passe-t-il ? ».

Le Président m’a alors appelé et m’a dit qu’il allait confier aux responsables normaux — François Gille et Alexis Wolkenstein — une mission spécifique d’enquête et de suivi de l’opération.

M. le Rapporteur : En ce qui concerne les dates, le président Haberer nous a dit qu’il avait demandé de faire maigrir les crédits à Parretti début 1990. Or, vous nous parlez de 1989...

M. Bernard THIOLON : Excusez-moi, je me perds un peu dans les dates.

M. le Rapporteur : Les dates données par Jean-Yves Haberer me paraissent plus plausibles parce que janvier 1989, c’était juste au début de l’affaire Pathé...

M. Bernard THIOLON : L’acquisition de MGM était en octobre 1990. Il a demandé de faire maigrir début 1990. Donc, c’est début 1991 que je constate la dérive. Excusez-moi.

M. le Rapporteur : Par ailleurs, en ce qui concerne les grandes opérations, le fait que Parretti ait pris le contrôle de Cannon, la société de M. Globus...

M. Bernard THIOLON : Dont je disais qu’ils étaient plutôt...

M. le Rapporteur : Plutôt moyens.

M. Bernard THIOLON : Plutôt moyens mauvais.

M. le Rapporteur : L’idée de faire récupérer une société en piteux état à Hollywood par un aventurier de la finance que le Crédit lyonnais finançait était quand même assez curieuse. Etait-ce une idée de M. Vigon ou une idée conçue à un niveau plus élevé ?

M. Bernard THIOLON : C’était une idée du CLBN, qui a dit un jour à M. Wolkenstein, qui nous en a informés, qu’il avait une bonne nouvelle parce que M. Menahem Globus qui allait mal voyait tous ses engagements repris par un industriel italien, M. Parretti, que je ne connaissais ni d’Eve ni d’Adam à l’époque — et que je ne connais toujours pas pour ne l’avoir jamais rencontré — il a bien essayé de me rencontrer mais j’ai évité de lui serrer la main, même si je l’ai croisé dans des couloirs. Donc, M. Parretti arrivait et reprenait tous les engagements de M. Menahem Globus. Pourquoi pas ? C’était magnifique.

M. Henri EMMANUELLI : Si je comprends bien, vous nous dites qu’il y avait un mauvais client, Globus, et que l’arrivée de Parretti est apparue comme une aubaine.

M. Bernard THIOLON : Oui, c’est très clair. Globus était l’un des clients identifiés, dans le fameux rapport dont j’ai parlé, comme l’un de ceux auquel il fallait faire attention et dont il fallait faire maigrir les engagements.

Je reviens d’un mot sur l’inspection et le contrôle si vous le permettez, monsieur le Président.

M. le Président : Bien sûr.

M. Bernard THIOLON : En plus de l’inspection générale, la direction générale dispose d’un instrument qui s’appelle la direction des études économiques et financières, à laquelle on peut commander à tout moment des études monographiques sur un client.

Pour reprendre l’exemple souvent cité d’Olympia and York, lorsque les premières difficultés sont survenues, j’ai été assailli à Paris par les frères Reichmann, qui venaient me voir tous les trois mois pour que nous financions — surfinancions — Canary Wharf. J’ai fini par dire à M. Reichmann que je voulais une étude d’ingénieur sur Olympia and York. Nous avons donc envoyé des ingénieurs pendant deux mois à Toronto qui m’ont remis une monographie de 75 ou 100 pages, à l’issue de laquelle j’ai dit à M. Reichmann que je refusais tout nouveau crédit pour les opérations Canary Wharf.

M. le Président : De quand date la première monographie connue sur M. Parretti ?

M. Bernard THIOLON : Je ne pense pas qu’il y en ait une. Il eut été difficile de la faire. Je n’ai pas de connaissance de monographie sur M. Parretti.

M. le Rapporteur : Des études de moralité étaient-elles faites sur les clients ? Parce que l’on constate que les trois clients de base du CLBN de Rotterdam entre 1980 et 1985 étaient M. De Laurentiis, qui avait fait plusieurs fois faillite en Italie dans les années 1970, MM. Golan et Globus qui n’avaient pas très bonne réputation, vous l’avez dit vous-même, et MM. Sarlui et Moshé Diamont liés à Epics Pictures, qui a aujourd’hui une ardoise de 1,5 milliard auprès du Crédit lyonnais.

Comment une banque comme le CLBN pouvait-elle se lancer ainsi, même si c’était rentable à cause des commissions, à la légère, dans des opérations qui, de plus, ne correspondaient pas exactement à ce qui était dit parce que le CLBN prétendait financer des films alors qu’en réalité, à plusieurs occasions, il finançait des sociétés ? C’est probablement là qu’il a perdu de l’argent. Comment un tel dysfonctionnement est-il possible ?

M. Bernard THIOLON : Il faut interroger le CLBN. Dans la supervision des filiales, je n’ai jamais été en charge directe du CLBN.

Je dois avoir participé trois mois au conseil de CLBN, mais j’ai démissionné parce que je trouvais que ce n’était pas ma place, non par soupçon mais parce qu’étant directeur général, je ne pensais pas que je pouvais distraire suffisamment de mon temps pour assister à des conseils.

Le Crédit lyonnais est la dixième banque aux Etats-Unis par ses engagements. Comment voulez-vous que je sache, que le directeur général sache — j’ai beau travailler pendant 12 heures par jour, pendant presque 40 ans, j’ai une bonne mémoire, une tête bien faite —, alors que plusieurs dossiers de cent millions de dollars passent devant vous dans la matinée, si tous les renseignements nécessaires ont été pris ? C’est la base du métier !

Pour un crédit fait à San Francisco, qui a été analysé par l’agence de San Francisco, puis par un comité de crédit, un comité de crédit à New York et encore analysé par des structures d’engagements à l’international et par un comité de crédit de l’international, dois-je demander si l’on a examiné la moralité de M. Untel ? Cela me semble tellement évident que les bras m’en tombent. Ma cuisinière aurait pu le demander !

Le Crédit lyonnais, ce sont 2.000 milliards de francs. Son directeur général a beau être actif, il ne peut tout faire. Il ne peut gérer le personnel — quatre vingt mille personnes — à partir de 8 heures et faire tous les engagements dans la journée.

C’est la raison pour laquelle Claude Pierre-Brossolette — président que j’admirais parce qu’il avait dirigé la banque pendant une période très difficile avec beaucoup de fermeté — avait vu l’impossibilité des décisions. Quand un de vos clients fait une OPA à New York et vous demande dans la journée si vous le suivez ou pas, il faut que tout remonte dans la journée.

M. le Rapporteur : En ce qui concerne le départ de M. Vigon, départ un peu précipité, certains ont eu l’impression qu’il était un peu le lampiste parce que la direction de l’international était quand même concerné. En principe elle était au- dessus de M. Vigon, puisque lui-même était directeur Europe à l’intérieur de l’international.

M. Vigon a été mis en retraite anticipée. On n’a sans doute pas voulu faire apparaître cela comme une sanction disciplinaire. Certaines personnes ont été déplacées, mais il n’y a pas eu de sanctions prises.

Or, on est en face d’un dysfonctionnement grave. Pensez-vous que cela soit un mode de fonctionnement normal dans une grande banque ?

M. Bernard THIOLON : M. Georges Vigon, d’après ce que je sais et ce que j’ai analysé des pièces — je ne peux sonder les reins et les coeurs et au-delà des pièces — a pris la décision « fatale » du 30 octobre au soir de financer l’acquisition, allant à l’encontre des instructions de son Président. Il en avait le pouvoir. C’est lui qui a pris la décision de financer, sans doute manipulé de manière extrêmement habile par Parretti sous la forme d’escomptes, de facturations, de distribution de films, en lui disant que cela reviendrait dans le circuit, ce qui n’a jamais été le cas. [...]

M. le Président : Pensez-vous que sans cette affaire, le dossier du Crédit lyonnais se présenterait différemment ?

M. Bernard THIOLON : Oui. Il y a d’abord un phénomène de médiatisation. Quand vous médiatisez une opération pendant quatre ou cinq ans à coups martelés, vous vulnérabilisez le Crédit lyonnais en le mettant sur un podium de médiatisation, de grill.

Dès lors, n’importe quel journaliste en mal de communiqué réattaque en titrant : « Encore une du Crédit lyonnais ! ».

C’est d’ailleurs si vrai que sur des dossiers tels qu’Olympia and York, que j’ai connu... Nous y sommes entrés avec les dix premières banques du monde. C’était un triple A, c’était du béton. Je n’ai même pas eu à prendre de décision. On m’a dit un jour qu’il fallait signer un crédit à Londres avec M. Reichmann. Je ne savais même pas qui il était. On m’a dit : « C’est l’homme le plus riche du monde. J’ai signé. Il y avait la Chase, la Citibank, la Commerzbank, toutes les grandes banques du monde. A ce moment-là, Olympia and York est devenu un péché mortel du Crédit lyonnais.

Maxwell, dont nous étions un grand banquier — Jean Maxime Levêque a dû vous raconter pourquoi — et pour lequel Jean Haberer a fait maigrir les engagements de moitié, pour les concentrer sur la seule partie viable des actions cotées — me semble-t-il — est devenu aussi un péché.

Il y a ensuite une médiatisation impressionnante, notamment avec l’affaire Sasea, puis l’affaire Fiorini, qui s’en est suivie.

M. le Rapporteur : Lors de l’affaire MGM, quand l’OPA est lancée début mars 1990, ses auteurs, Pathé Communications, en fait M. Parretti, déposent à la SEC un document qui montre que le Crédit lyonnais est impliqué. Dans un montage très complexe, on voit la BAII accorder un crédit, crédit garanti par le CLBN ; il y a un transfert financier assez compliqué à partir de l’Espagne transitant par le Crédit lyonnais Montmartre, etc. Quatre ou cinq points techniques qui montrent assez clairement que le Crédit lyonnais est indirectement, et peut-être même directement, impliqué.

L’affaire fait beaucoup de bruit. Parretti clame sur tous les toits qu’il est en train de racheter la plus grande société de production du monde — ce qu’elle n’était pas. Cela ne passe pas inaperçu. On est alors en mars 1990, pas en octobre 1990, pas au moment de la clôture de l’OPA.

Comment cela a-t-il pu rester entre les mains de M. Vigon et ne pas remonter plus haut ?

M. Bernard THIOLON : Je n’ai pas de souvenir de cela. Franchement.

La revue de presse quotidienne du Crédit lyonnais fait cent pages. Je la lis le matin en arrivant et parfois, il y en a encore cinquante l’après-midi. Certes on la lit, mais quand on voit Parretti tous les jours, on tourne les pages un peu plus rapidement, car d’autres dossiers attendent.

A posteriori, cela paraît... Mais à mon niveau, ne me sentant pas non plus en charge du dossier Parretti, il y avait CLBN, il y avait la direction internationale, il y avait François Gille, administrateur, il y avait le Président pour répondre à la banque centrale et signer des lettres. Dans l’organisation que j’ai évoquée tout à l’heure, où ce n’est pas la peine d’être deux là où un seul suffit, je ne m’attardais pas sur M. Parretti.

Tout comme quand M. Reichmann venait, j’en parlais au Président, mais je ne lui faisais pas part de mes états d’âme. Simplement à la fin, j’ai refusé Reichmann, c’est tout.

M. le Président : Deux questions ponctuelles, monsieur le Directeur général.

En juillet 1990 le Crédit lyonnais a pris 25 % d’International Bankers. Vous attendiez-vous à assumer des pertes aussi importantes ?

M. Bernard THIOLON : Non. C’est une décision du Président.

M. Lévêque est venu voir le Président. Sa banque était à Luxembourg, il allait racheter une petite banque à Paris et souhaitait transférer son siège en France. La Banque de France lui demandait un actionnariat de référence.

J’ai simplement demandé, puisqu’il n’y avait pas de « reporting line » (sic), de ligne hiérarchique spécifique, pour une entreprise de cette nature qu’il y eut des membres du haut état-major de la direction financière au conseil, pour qu’il y eût une surveillance, des engagements. C’est ainsi qu’ont siégé au conseil d’International Bankers François Gille, Claude Rubinowicz.

M. le Président : Nous avons entendu exprimer ça et là des doutes quant à la préservation des intérêts du Crédit lyonnais lors de la négociation qui a abouti à la création de la banque Colbert. Ces bruits ont probablement été alimentés par le fait que l’on retrouve cinq milliards d’actifs émanant de Colbert dans le cantonnement garanti par l’Etat.

M. Bernard THIOLON : Cette opération de « defeasance » (sic) a été entièrement menée par la direction financière. J’en ai été informé en tant que membre du Comité exécutif. Connaissant le négociateur, François Gille, je ne pense pas qu’il soit allé au delà de ce qu’il fallait faire pour que la signature du Crédit lyonnais soit honorée comme le demandait la Banque de France.[...]

Je n’ai donc pas le sentiment que les intérêts du Crédit lyonnais aient été mal défendus. Il faut dire que les engagements de ladite banque étaient particulièrement mauvais.

M. le Président : Vous nous confirmez par ailleurs qu’il n’y a pas eu de consignes, ou du moins une atmosphère générale, visant à alourdir le montant des provisions des différentes filiales au moment de l’arrêté des comptes du Crédit lyonnais pour 1993.

M. Bernard THIOLON : Pour ce que j’en connais, non — ayant quitté les affaires en 1992 — les sentiments des autorités de contrôle ont légèrement évolué à cette période.

Lorsqu’il est apparu, à l’issue des événements du marché immobilier, que les banques françaises avaient entre 400 et 500 milliards d’engagements immobiliers, il y eut un consensus de la place et des autorités pour dire qu’il ne fallait pas faire ce que l’on appelle du « marked to market » (sic), sous peine d’en arriver à fermer toutes les banques. On ne connaît jamais la valeur d’une créance avant de l’avoir encaissée. Ça « roule » au Crédit lyonnais depuis 130 ans, c’est le principe de la banque.

Or, la grande différence du « marked to market » (sic), c’est que votre actif n’est plus un contrat, mais un titre et un titre se négocie sur un marché, ce marché, en fonction des événements, peut très bien être à la hausse ou baisser.

Il avait été convenu que l’on ne considérait pas les provisions immobilières en « marked to market » (sic), pour une raison assez simple : le marché ayant disparu, où était le « marked to market » (sic) ? Un « marked to market » (sic) marche quand il y a une liquidité, une profondeur du marché.

Quand vous avez un bel immeuble place de la Concorde et aucun acheteur, où est le marché ? L’évaluation des provisions est très différente selon que vous demandez à quelqu’un de porter cet actif pendant une certaine période en attendant de retrouver un certain volume de marché qui lui permettra de vendre, ou de liquider tous ses actifs aujourd’hui.

Je n’ai pas vécu l’année 1993, donc je ne peux pas vous le dire, mais j’ai l’impression qu’il y a eu pour le Crédit lyonnais un changement d’attitude ou de consensus entre les autorités de contrôle, de tutelle et les banques sur ce thème.

M. le Président : Un changement dont une part non négligeable semble s’être produite au cours d’un conseil d’administration.

M. Bernard THIOLON : Je ne sais pas.

M. le Président : Vous en avez bien reçu quelques échos, monsieur le Directeur général ?

M. Bernard THIOLON : En 1992 ? Non.

Je n’étais pas présent, je ne peux pas vous le dire. Même sous la foi du serment, je n’en sais rien.

M. le Rapporteur : A propos des provisions, on a l’impression que l’exercice 1991, présenté en avril 1992, était totalement sous-provisionné en matière d’immobilier. Il était bien provisionné sur Sasea, mais globalement, il n’y avait pas grand-chose sur l’immobilier, ce qui avait un peu surpris car on voyait déjà quelques dossiers graves comme celui de Pelège et quelques autres.

Y a-t-il une explication à cela ? Est-ce purement technique ? Cela pouvait-il être éventuellement lié au fait que M. Haberer allait être renommé au mois de juin 1992 et qu’il fallait donner un visage avenant au bilan de la banque ?

De plus, on constate que de nombreux crédits immobiliers ont été considérés comme des crédits « corporate » (sic), ce qui réduisait le périmètre purement immobilier auquel la banque aurait été tenue d’appliquer des provisions.

M. Bernard THIOLON : Lors de l’arrêté de 1991, l’ampleur des problèmes que pourrait poser l’immobilier n’était pas encore totalement révélée. L’année 1991 est la première année où le marché immobilier s’est affaissé, puisque le retournement date à peu près de juillet 1990, juste avant la guerre irako-kowétienne.

La direction générale a demandé des provisions sur l’immobilier. Les réponses faites par les directions — car au Crédit lyonnais, les provisions remontent de la base vers le sommet — ont été relativement modestes, sur le thème : « Nous sommes peu impliqués dans de très grandes opérations. Beaucoup de nos opérations sont disséminées sur le terrain provincial où des promoteurs résistent à peu près au choc ». Il ne nous a donc pas paru anormal que les provisions soient légères. Il n’y a pas eu, à ma connaissance et moi présent, d’instructions particulières du Président sur ce sujet. Il a toujours été partisan de la sincérité des comptes.

Il a souvent discuté, en revanche, pour les provisions sur les risques-pays, dans la mesure où la Commission bancaire appliquait un coefficient forfaitaire de 60 % sur l’ensemble des risques, alors que sur les trente pays provisionnés, certains allaient mieux et d’autres moins bien et que l’on pouvait moduler en fonction de ce mieux ou de ce moins bien les risques sur tel ou tel pays, ce qui nous amenait à faire des reprises ou des compléments de provisions. Ce n’était d’ailleurs pas spécifique au Crédit lyonnais puisque les autres banques de la place ont agi de la sorte.

En ce qui concerne les crédits « corporate » (sic), j’ai cité tout à l’heure un bon cas : celui d’Olympia and York. Quand son grand crédit international a été syndiqué, il l’a été comme un crédit « corporate » (sic). Olympia and York a été le premier promoteur immobilier au Canada et à New York, mais il était aussi le premier actionnaire d’une compagnie de papier ABTB Power, il avait une compagnie de transport de gaz, etc.

Il a dû tout vendre pour payer ses malheurs de l’immobilier. C’est devenu de l’immobilier quand ça allait mal, mais c’était du crédit « corporate » (sic).

Je ne veux pas faire de cas particulier, mais le Crédit lyonnais est proche d’un très grand établissement français, à propos duquel on peut se demander où est le « corporate » (sic) et où est l’immobilier. Il s’agit de Bouygues. Il est l’un des premiers débiteurs du Crédit lyonnais. Il était un très grand promoteur, un très grand du BTP. Il devient de plus en plus un « corporate » (sic) parce qu’il s’est diversifié. Mais nous avons commencé avec Francis Bouygues la truelle à la main.

Certains sont à l’évidence de l’immobilier. Quand vous financez un marchand de biens, un promoteur, c’est évident. Mais quand vous financez des grands groupes comme la Générale des Eaux, comme la SAE, Bouygues, etc., où commence le « corporate » (sic), où finit l’immobilier ? Où commence l’immobilier, où finit le corporate (sic) ?

Si la situation va mal, cela devient de l’immobilier et on vous dit : « Vous l’avez mal classé ».

M. le Président : Mes chers collègues, plus personne ne souhaite intervenir ?

Monsieur le directeur général, nous vous remercions.

Audition de M. Jean DEFLASSIEUX,

Président du Crédit lyonnais de 1982 à 1986

(Extrait du procès-verbal de la première séance du 25 mai 1994)

Présidence de M. Philippe Séguin, Président

M. Jean Deflassieux est introduit.

M. le Président lui rappelle que les dispositions législatives relatives aux commissions d’enquête lui ont été communiquées. A l’invitation du Président, M. Jean Deflassieux prête serment.

M. Jean DEFLASSIEUX : Monsieur le Président, la personne qui m’a convoquée m’a demandé d’évoquer le contrôle du Crédit lyonnais. Je pourrai vous en parler en répondant à vos questions. Si vous le souhaitez, je vous propose auparavant de vous faire un exposé sur mon activité au Crédit lyonnais.

M. le Président : Qu’en pensez-vous, monsieur le Rapporteur ?

M. le Rapporteur : Monsieur Deflassieux, vous avez été le président du Crédit lyonnais. Ce qui nous intéresse, c’est la période durant laquelle vous en avez été le président, l’état dans lequel vous l’avez trouvé et celui dans lequel vous l’avez laissé.

M. Jean DEFLASSIEUX : J’ai trouvé le Crédit lyonnais en bon état, sauf qu’il y avait peu de provisions, ce qui m’a un peu épouvanté.

J’étais membre du comité de direction générale depuis 1972, date à laquelle j’avais été nommé par M. Bloch-Lainé. Mais même à ce titre, je n’avais pas accès aux comptabilités générales. Le jour où j’ai été nommé, le directeur général m’a apporté les comptes. J’ai vu pour la première fois les comptes réels de la maison, c’est-à-dire non seulement le montant des engagements, que je connaissais déjà, notamment ceux de l’international, mais aussi les provisions.

Même après vingt-cinq ans de banque, on éprouve un sentiment de crainte lorsqu’on accède à la tête d’un géant. La banque est un métier. C’est aussi un héritage. J’étais un homme du Crédit lyonnais. J’y suis entré à 23 ans et on m’a appris ce métier par la fréquentation du risque et de la clientèle.

Vous vous trouvez tout seul, il n’y a plus personne. Vous êtes le capitaine du bateau. Le ministre est loin. Chaque jour il faut prendre des décisions.

Tel est le sentiment que j’ai ressenti, le premier jour, lorsqu’on m’a apporté les premiers comptes dans mon bureau. J’ai pris congé de mon ami Pierre. Brossolette qui m’a fait ses recommandations, et j’ai commencé à travailler.

J’étais l’un des directeurs. On m’avait fait la grâce de considérer que j’étais l’un des plus importants, puisque, depuis trois ans, j’avais en charge la moitié du bilan sur l’international et la responsabilité de 15.000 personnes sur 45 à 50.000. J’étais au Crédit lyonnais depuis vingt-cinq ans, après avoir été analyste et économiste dans des agences de Paris. J’avais donc tout fait.

Je me suis mis au travail. J’ai attendu de mieux connaître la situation. J’ai attendu des instructions qui ne sont pas venues. Le gouvernement a réuni une quarantaine de présidents, comme il l’a fait ensuite une ou deux fois par an. Le ministre indiquait quelle était la situation du pays, ce qu’on attendait de nous : favoriser les PME, le commerce extérieur, l’immobilier. Mais c’était des instructions générales. A part celle de ma nomination, fixant mes pouvoirs, ma rémunération et précisant que j’étais dans l’obligation de rembourser les jetons d’administrateur dans les sociétés associées ou affiliées, je n’ai jamais reçu aucune lettre d’instructions.

Quand j’ai commencé à travailler, je connaissais déjà les dossiers, puisque je les avais fréquentés depuis de longues années, et je connaissais tous les directeurs. A l’exception du directeur du personnel, aucun d’entre eux n’a été remplacé dans l’année qui a suivi ma nomination.

M. le Rapporteur : Monsieur le Président, vos successeurs, en particulier M. Haberer, nous ont dit avoir défini une stratégie. Quelle était la stratégie initiale du Crédit lyonnais à partir de votre nomination ? Il se dit beaucoup que le véritable tournant stratégique a été pris en 1985. On a donc l’impression qu’il y a eu mûrissement d’une stratégie qui a pris ensuite une certaine ampleur avec M. Lévêque et M. Haberer.

M. Jean DEFLASSIEUX : Le Crédit lyonnais n’est pas né d’hier. Chacun des présidents n’a apporté que peu de chose par rapport aux fondateurs. Nous sommes tous des héritiers. La masse du Crédit lyonnais existait bien avant moi. Il convient donc de faire preuve d’une certaine humilité et de s’interroger sur les problèmes.

M. Pierre-Brossolette avait laissé la banque en bon état, mais nous avions à faire face à des problèmes sociaux et à des turbulences permanentes. Quand nous parlions avec les représentants syndicaux, nous avions toujours peur qu’une grève n’éclate. A l’époque, tout le monde parlait de changement. J’ai renversé l’argument et j’ai demandé aux syndicats de changer eux-mêmes. Petit à petit, la confiance s’est instaurée. Je n’ai pas eu à subir de mascaret social, ou peu, dès lors qu’ils ont compris qu’on faisait preuve d’énergie. Quand on sait qu’il n’y a ni mépris ni disposition de céder, les choses s’arrangent.

Mais il fallait remettre la maison en ordre. Il y avait des difficultés considérables. Les taux d’intérêt avaient atteint en peu de temps entre 15 et 18 %, à cause de la fameuse main invisible qui était celle de M. Volker.

J’ai été nommé en février 1982, c’est-à-dire avant les autres présidents. En effet, le mandat de M. Pierre-Brossolette était arrivé à son terme en décembre. On l’avait maintenu en fonction dans l’attente d’une opération générale, mais comme certains parlementaires voulaient saisir le Conseil constitutionnel et qu’on ne pouvait pas maintenir au Crédit lyonnais un président longtemps après l’expiration de son mandat, j’ai été nommé le 5 février, alors que les autres l’ont été à la fin février ou en mars. J’ai donc été le premier.

Dès 1982, la situation commençait à être troublée. Cette période n’était pas aussi agréable qu’on le dit. Des entreprises disparaissaient tous les jours. On terminait les opérations concernant les frères Willot et Boussac. On fermait les chantiers navals. C’est l’époque de la fermeture des entreprises Isorel, Isobois, ou de la CNTA. C’était un an avant la grande crise de la sidérurgie. Des milliards de F. fuyaient. On est parvenu au paroxysme avec l’apparition de la crise de la dette internationale et du dépôt de bilan de Creusot-Loire.

Nous étions très inquiets. Il fallait faire passer les pertes en frais généraux dans le compte d’exploitation et constituer des provisions pour faire face au problème de la dette internationale. J’ai trouvé quelque 6 milliards de F. de provisions et 9 à 10 milliards de crédits en eurodollars sur divers pays , dont 3 milliards sur ceux dont on savait qu’ils ne pourraient pas payer s’ils n’étaient pas aidés. Il fallait resserrer les circuits.

Ma première stratégie a donc été de faire face. Le gouvernement avait changé, le pays était troublé. Certains de nos clients avaient peur et nous le disaient. Nous subissions des fuites de capitaux. Dans ces conditions, comment gagner de l’argent ? Comment faire fonctionner la maison ? Comment rassurer les gens ? Au sein de la banque, on était plutôt rassuré, parce que j’étais de la maison. On s’attendait toujours à des parachutages, mais j’étais là.

Mais cela ne s’est pas fait tout de suite, puisque le nouveau gouvernement est arrivé au pouvoir le 20 mai 1981 et que j’ai été nommé en février 1982. Il s’est donc écoulé neuf à dix mois au cours desquels j’ai travaillé avec M. Pierre-Brossolette. Il m’a enseigné un certain nombre de choses. Nous avons vendu et acheté, réalisé les opérations qu’il fallait faire et tout s’est bien passé. Puis, j’ai été tout seul pour continuer.

Ma stratégie c’était subsister. La banque, je le répète, est comme un immense vaisseau voguant sur la mer. Vous êtes le capitaine. Vous êtes tout seul. Qui nommerait capitaine quelqu’un qui n’a pas été second ? C’est une très lourde responsabilité : des milliers d’hommes, des milliers de milliards de francs, des dizaines de pays, des psychologies différentes chez les cadres, chez les Français et chez les étrangers, des clients de toutes sortes.

A l’époque, le Crédit lyonnnais était la cinquième ou la sixième banque du monde, après avoir été la première en 1914. C’était un modèle. Nous en étions fiers. Nous avions été humiliés par la fusion BNP et par la grande grève de 1974 qui avait coûté environ 1,5 milliards de F. d’aujourd’hui — à l’époque, on avait déclaré 150 millions de F. si mes souvenirs sont exacts.

Je parle de mémoire, je n’ai pas beaucoup d’archives. Je suis parti avec mes hardes et effets, quelques dossiers mais surtout les notes que j’avais prises lors de réunions.

Nous nous sommes mis au travail pour conserver, pour organiser et pour améliorer. Il fallait rassurer, essayer de mettre tout le monde dans le coup pour faire une équipe. C’est ce que nous avons fait. Quand je suis parti, les directeurs étaient les mêmes qu’au moment de mon arrivée. J’ai recruté à l’extérieur quatre ou cinq personnes, non pas, comme on l’a dit, chez les socialistes, mais partout, notamment des collaborateurs de M. Barre, que j’ai choisis parce qu’ils étaient bons.

La stratégie, c’était d’abord de durer, de faire face à la tempête. Vous êtes sur un bateau, ça remue. Vous le savez, il y avait des difficultés énormes. On se demandait si les banques mondiales n’allaient pas sauter. A partir d’août 1982, lorsque le Mexique a fait défaut, il y a eu un affolement épouvantable. Les risques se comptaient en dizaines de milliards.

Il fallait gagner de l’argent. Il fallait serrer les boulons, faire des économies. L’argent qu’on gagne est tellement facile à dépenser, surtout dans une maison comme celle là où « le pouvoir lutte contre l’impuissance », comme vous l’avez écrit dans un de vos livres, monsieur le Président. Il faut à tout moment se faire obéir, Il faut parfois crier. Il faut consulter, discuter mais ne jamais céder dans l’exécution. J’ai fait des sottises comme tout le monde. Personne n’est infaillible. Mais une fois qu’une décision est prise, il faut l’appliquer. Tous les rouages ont des idées personnelles. Certains collaborateurs sont d’accord, d’autres pas. C’est valable partout, au Crédit lyonnais comme dans l’administration. Comme vous l’avez écrit, monsieur le Président, sous l’Empire, cela s’est passé comme cela.

M. le Président : Vous avez gardé une grande affection pour le Crédit lyonnais ?

M. Jean DEFLASSIEUX : C’est ma vie, monsieur le Président. Sans le Crédit lyonnais, je serais un pauvre type.

M. le Président : Quels sentiments la situation actuelle vous inspire-t-elle ?

M. Jean DEFLASSIEUX : J’ai de la peine mais aussi de l’espérance. J’ai fait les calculs. Le résultat brut d’exploitation — c’est-à-dire la totalité de ce qui a été gagné moins la totalité de ce qui a été dépensé pour le gagner, amortissements compris mais avant provisions — du Crédit lyonnais est d’environ 13 milliards de F., soit à peu près, en francs constants et à géographie constante, celui dégagé quand j’étais président. Les comptabilités ne sont jamais exactement comparables, elles peuvent varier en fonction de ce qu’on souhaite présenter.

Les pertes sont-elles de 20 milliards de F. ? Je ne sais pas. On a déclaré 7 milliards. Je me suis retiré du Crédit lyonnais. Je n’ai pas à intervenir auprès de mes successeurs. Le premier, n’en parlons pas, le second non plus, quant au troisième, il était un de mes collaborateurs, il est libre. Je ne l’ai vu qu’une fois depuis son départ, c’est lorsqu’il est revenu au Crédit lyonnais.

Par conséquent, je vois les chiffres. On a déclaré 7 milliards de F. de pertes. L’immobilier se rattrapera en grande partie. Si j’étais assis dans le fauteuil du président, je me dirais que cela représente six trimestres de RBE, ce qui n’est pas mortel. Ce qui peut l’être, en revanche, c’est l’atteinte portée à la réputation et au prestige.

Pour moi, c’est la plus belle banque française, avec la BNP. C’est celle qui a la plus grande histoire, la seule qui ait fait l’objet d’une thèse de doctorat en Sorbonne. Il y avait la méthode du Crédit lyonnais. Ceux qui ont suivi une formation à HEC le savent. Le Crédit lyonnais a servi de modèle à pratiquement toutes les banques d’Europe. C’était la première installée en Russie avant 1914 et après 1970.

M. le Président : Après votre départ, l’avez-vous senti changer ?

M. Jean DEFLASSIEUX : Oui. Il est normal que ça change. Je ne sais pas si je suis apte à porter un bon jugement. On a dit que le Crédit lyonnais allait être privatisé. On a distribué des options. On a augmenté les salaires. On a fait ce qu’il fallait pour créer une bonne ambiance. Mais dans sa structure, le Crédit lyonnais a peu changé, même si on a redécoupé certaines directions.

Mon successeur immédiat n’a pas changé beaucoup de choses. Il avait un esprit tout à fait différent du mien. Il parlait constamment de la privatisation. Dans ce genre-là, c’est un homme qui a du charisme. Il est incontestable qu’il inspirait confiance à l’intérieur. Mais le fonctionnement de la maison n’a pas beaucoup changé. C’estun ensemble colossal. Lorsque vous prenez une décision, il faut un an à un an et demi pour la mettre en pratique. Les bénéfices de l’année résultent de la politique décidée il y a deux ans. En revanche, les frais généraux de l’année sont ceux qui sont décidés ou accrus dans l’année.

M. le Président : Certains disent que c’est parce qu’il n’a pas suffisamment changé, compte tenu de la stratégie qu’il s’était fixée, que des difficultés sont apparues.

M. Jean DEFLASSIEUX : M. Pierre-Brossolette avait amorcé un changement de stratégie, une ouverture. Le Crédit lyonnais n’a jamais demandé un franc à l’Etat, sauf une seule fois. Sous la présidence de M. Pierre-Brossolette, le gouvernement de M. Barre lui a prêté 500 millions de F., parce que l’Etat se reconnaissait une part de responsabilité dans la grande grève de 1974, dans la mesure où on nous avait imposé une attitude dure à l’égard du personnel. J’étais alors membre du comité de direction où j’ai entendu donner des instructions dans ce sens. M. Barre a compris qu’il fallait améliorer les fonds propres du Crédit lyonnais.

Avec tristesse et résistance, j’ai rendu ces 500 millions de F. à M. Bérégovoy. J’ai résisté tant que j’ai pu, j’ai obtenu un dédit, j’ai crié comme un perdu car j’estimais que c’était une sottise de me prendre de l’argent, à moi qui le redistribuais. Mais M. Bérégovoy avait décidé de reprendre les avances ou dépôts reçus par les entreprises nationales. Il m’a donc répondu qu’on ne pouvait pas faire d’exception pour moi et que je devais rembourser comme tout le monde. J’ai donc payé, mais on m’a octroyé un dédit pour avoir exigé ce remboursement avant la date prévue. La condition était que nous devions avoir des indices de productivité et de rentabilité au moins égaux à la moyenne des deux autres établissements nationalisés. C’est pourquoi j’ai obtenu l’indemnité qu’on demande à tout client qui demande le remboursement d’un dépôt. C’est M. Jaffré qui avait donné cet argent à M. Pierre-Brossolette et c’est à M. Jaffré que je l’ai rendu. Mais jusqu’à cette date, le Crédit lyonnais n’avait pas coûté un franc à l’Etat, auquel il a versé beaucoup d’argent.

Tout le travail que nous avons fait, notamment à l’étranger — M. Bloch-Lainé m’avait chargé du développement international — a été réalisé en effet sans demander un franc à l’Etat en matière d’investissement. Bien sûr, je demandais des devises, qu’on me refusait et qu’il fallait les emprunter sur le marché pour investir. Ce n’était donc pas facile. Nous n’avions pas d’argent. La France n’avait pas beaucoup de devises. Voilà comment nous avons réalisé cette percée sur le monde. Quand M. Bloch-Lainé a demandé que nous fassions une percée internationale, nous étions dans vingt-cinq ou trente pays ; quand je suis parti, nous étions présents dans soixante-douze pays.

M. Henri EMMANUELLI : Quel était le montant du bilan ?

M. Jean DEFLASSIEUX : Je ne m’en souviens pas. Il est maintenant de 2.000 milliards de F.

J’ai toujours eu le respect des anciens. Je suis allé trouver un de mes lointains prédécesseurs, M. Moreau-Néret, un grand président du Crédit lyonnais qui, à 85 ans, s’était brisé le col du fémur. Quand je lui ai dit que j’avais été son employé et que j’étais maintenant le Président, il a pleuré. Ce sont de grandes maisons ! Je lui ai dit : .Monsieur, le bilan est aujourd’hui vingt fois supérieur au vôtre, en 1962 ». Tel était son niveau en 1982, mais je n’ai plus le chiffre précis en mémoire. Il devait être de quelque 800 ou 900 milliards de F. C’était déjà colossal.

Comme nous ne pouvions pas ouvrir d’agences, nous avions installé des « pseudopodes » dans le monde entier. Avec des représentants, nous nous faisions du leasing, etc.

Nous avions la volonté de nous étendre, de regagner du terrain en France. Nous avons réalisé des offensives considérables en direction de la clientèle. MM. Pinault et Arnault sont devenus des clients lors de ma présidence, lorsqu’ils ont repris le bois, le papier ou le luxe. Nous avons ouvert le compte Hachette, client que nous avons enlevé à M. Haberer, alors à Paribas et qui l’a retrouvé ensuite au Crédit lyonnais. Nous avons fait des opérations assez extraordinaires.

Il fallait grossir, gagner de l’argent, se mettre à l’abri et être au service de la nation. Mais nous n’avons pas reçu beaucoup d’instructions. Je l’ai dit publiquement à l’époque. Les seules instructions étaient : soyez solides, aidez les P.M.I. et les P.M.E., aidez les petites gens à se loger — c’était un grand problème, à l’époque — représentez brillamment notre pays à l’étranger et modernisez.

Nous avons poursuivi l’informatisation qui avait été entreprise par M. Pierre-Brossolette. Elle était presque terminée à mon arrivée, mais il fallait apporter des modifications car certains matériels n’étaient pas compatibles avec d’autres systèmes. Mon travail a donc consisté à rendre notre informatique compatible avec celle des filiales du monde entier afin d’obtenir la consolidation des risques à partir d’un certain chiffre, c’est-à-dire pour les grosses entreprises comme Philips Brothers, General Motors ou Michelin. Nous y sommes parvenus en 1984 ou 1985, mais c’était très coûteux : près d’un milliard par an d’investissement.

M. le Président : Monsieur le Président, sous réserve des tempéraments des uns ou des autres, et Dieu sait s’ils étaient forts, peut-on dire que de M. Pierre- Brossolette à M. Haberer, il y a une certaine continuité dans la stratégie du Crédit lyonnais ?

M. Jean DEFLASSIEUX : Je ne le crois pas. M. Pierre-Brossolette c’est comme moi M. Chaine est mort au Crédit lyonnais. Nous devions partir le lendemain au Brésil. M. Bloch-Lainé a été carrément foutu à la porte, dans des conditions encore pires que les miennes, en 1974, après la grève, lorsqu’un nouveau président de la République a pris le pouvoir. On est resté deux ou trois mois sans président. M. Pierre-Brossolette a été nommé au mois d’août. Le poste était vacant depuis le mois de mai ou de juin.

Je connaissais déjà M. Pierre-Brossolette, pour l’avoir côtoyé dans d’autres activités que nous avions exercées dans notre jeunesse. Quand il était au cabinet de M. Ramadier, j’étais au cabinet de M. Filippi. J’y suis resté quinze mois, au Budget. C’était la première fois que quelqu’un venait d’une banque. Habituellement, c’est plutôt l’inverse, on quitte un cabinet pour entrer dans une banque.

M. Chaine avait voulu remettre de l’ordre. Il y a laissé sa peau, parce qu’il existait une dérive sociale considérable, des embauches énormes. On n’embauchait que « des directeurs généraux ». Il est bien de prendre des gens remarquables, mais il faut ensuite prévoir leurs carrières, organiser la pyramide. Tout à coup, en 1974, des jeunes n’ont plus été satisfaits et une explosion s’est produite. En outre, les syndicats avaient pris une influence jugée trop considérable par certains. Le mouvement social s’est rapidement développé, sous la conduite de Mme Laguiller, dans les services de M. Dautresme et de M. Gallot. Cela nous a coûté ce que je vous ai dit tout à l’heure. Puis, M. Chaine est arrivé, et cela a été très dur.

M. Chaine était un vrai banquier. Il avait été pendant quinze ou vingt ans à la Banque française du commerce extérieur. C’était un homme remarquable, gentil, loyal. Il se méfiait un peu de moi, bien entendu, mais il m’avait connu dans les affaires de commerce extérieur. J’allais régulièrement protester auprès de lui parce qu’il ouvrait des agences dans les pays où j’étais déjà. Toutes les grandes banques étaient actionnaires de la BFCE. Nous avions néanmoins des rapports très agréables. Il a travaillé nuit et jour pendant deux ans. Il a fallu qu’il apprenne le Crédit lyonnais. Peu de temps avant sa mort, il m’a dit : « Au bout de deux ans, je commence à comprendre ce qu’est le Crédit lyonnais ».

Moi qui étais entré en 1948 au Crédit lyonnais, je ne savais pas tout. Je connaissais tous les hommes, ou presque, mais il m’était impossible de connaître chacune des quelque cinq cents sociétés. J’étais donc obligé de déléguer à un moment où le pouvoir était très concentré.

Il faut savoir qu’à l’origine, le pouvoir du président était très faible, au Crédit lyonnais. Quand j’étais petit au Crédit lyonnais, le président était un directeur général retraité. Il connaissait bien la maison. C’était le confesseur. C’était l’homme à qui on allait demander des conseils quand ça n’allait pas. A l’époque, c’était M. Escarra. Il avait été nommé directeur général, je crois vers 1925, l’année de ma naissance. Il savait tout. On n’avait jamais osé lui prendre son bureau de président. C’est M. Bloch-Lainé qui le lui a pris et il en a fait une histoire épouvantable. Le président percevait la moitié du salaire d’un directeur important. C’était le directeur général qui gouvernait, un peu comme dans les Charbonnages de France, à EDF, première mouture, ou à la SNCF, et le président calmait le jeu, expliquait, racontait l’histoire. C’est très important. Il n’y a plus d’histoire maintenant au Crédit lyonnais.

M. le Rapporteur : Il n’y a plus de mémoire. Il n’y a plus que des histoires.

M. Jean DEFLASSIEUX : L’histoire s’est arrêtée, parce que mon ami Roche et moi-même sommes partis et que les autres n’ont pas été assez jeunes au contact des anciens pour pouvoir rapporter tout le passé. Quand j’étais au Crédit lyonnais, je parlais avec M. Wiriath, M. Bloch-Lainé, M. Escarra. Quand j’avais 30 ans, j’étais à l’international, je portais les valises des patrons, et, dans les trains ou dans les avions, on vous parle. On vous raconte pourquoi on a fait cela en 1930, pourquoi on n’est pas allé aux Etats-Unis après la guerre de 1914, pourquoi on a fermé Bombay, etc., et toutes les anecdotes qui font une maison. On savait qui avait fait quoi. Les jeunes pouvaient s’étonner qu’on nomme untel directeur alors qu’il avait perdu un million et demi de francs. On oubliait que pendant vingt-cinq ans, il avait gagné 10 ou 100 millions de F. par an. J’ai compris tout cela avec l’âge. C’est ainsi qu’on se forme.

Le président était un homme sage. Il nous disait ce qu’il fallait faire. M. Escarra avait créé la formation bancaire, l’ITB, où j’ai moi-même enseigné durant des années. Mais il n’exerçait qu’un magistère. M. Moreau-Néret a fait la même chose. Il a nommé M. Wiriath, lequel avait été un exécuteur testamentaire de Maurras, ce qui prouve que la République était bonne fille. Je le lui ai dit, car j’ai toujours été un peu impertinent. Il m’aimait bien. Il racontait ce qu’il avait fait et pourquoi il l’avait fait, ce qui permettait de comprendre, vingt ans après, ce qu’il faut faire et ne pas faire. Il disait pourquoi telle affaire n’avait pas marché, quel escroc l’avait trompé, comment se présentent les escrocs, comment comprendre la personne qui est en face de vous et qui n’a généralement pour seule idée de ne pas vous rembourser. Voilà en quelques mots ce qu’on vous enseigne au début.

C’est M. Bloch-Lainé qui a décidé d’être le chef et qui s’est vu attribuer la même rémunération que le directeur général. Dès lors, il est entré en conflit avec le directeur général, M. Schlogel, comme toute la place le sait, ce qui a affaibli le Crédit lyonnais et a abouti à des difficultés considérables.

A partir de ce moment-là, le président s’est trouvé sacralisé. M. Chaine a dû faire un travail éprouvant pour les cadres. Les syndicats lui résistaient mais il a fait son devoir jusqu’au bout. M. Pierre-Brossolette lui a succédé. Il avait du caractère. Personne ne le discutait. Quand le président avait dit oui, c’était oui, quand il avait dit non, c’était non. Bien entendu, les risques sont pris et les politiques sont définies en comités. Ce n’était jamais un homme qui décidait. Il fallait un accord. Bien entendu, il m’est arrivé d’aller contre l’avis des comités. Le commandement est ainsi fait qu’il arrive un moment où il faut prendre ses responsabilités. Le président est sur un siège éjectable. On le lui fait bien voir.

Il existait des comités de risque, des comités de politique générale, qui permettaient d’obtenir le plus possible d’informations. Quand on est président, on n’a d’autres moyens que les hommes. Il faut bien les choisir et leur faire confiance, car, contrairement à beaucoup de banques où il fallait deux signatures, le Crédit lyonnais n’en imposait qu’une seule pour sortir de l’argent. Or l’argent parti ne revient pas. Comme le disait un de mes patrons, il est comme le dentifrice sorti du tube. Si vous l’avez bien prêté, vous voulez qu’il reste et si vous l’avez mal prêté, on ne vous le rend pas. C’est cela le métier. Vous disposez d’un produit extraordinaire que tout le monde veut sans en avoir l’air et qu’on ne veut pas vous rendre si vous n’avez pas les moyens d’y parvenir. Il y a les crédits, l’investissement et la politique générale mais il existe dans tous ces domaines des organes qui peuvent être mis à contribution.

Les comités sont là pour vous éclairer. En crédit ordinaire, le premier responsable est le petit fondé de pouvoirs que j’ai été. Il propose des crédits. On m’a obligé, une fois, à aller réclamer les 1.000 F. que j’avais prêtés, parce que je m’étais trompé — 1.000 F. c’est 1.000 F. Et puis, cela monte. Chacun a des pouvoirs, des délégations, avec des possibilités de dépassement sur des garanties. Vous passez ainsi au directeur d’agence, puis au directeur de zone, puis au directeur de région, puis au directeur pour la France, au directeur pour l’étranger, etc... Au-dessus de tout cela, les dossiers sont examinés en comité des affaires qui se tient deux fois par semaine. Chacun apporte sa note qui a été vue par la direction des engagements, qui a étudié le client, ses bilans, réalisé des analyses, établi des ratios, s’est informée auprès des voisins, des étrangers, etc... En général, le comité suit. Le président peut toujours s’opposer à un engagement. Souvent, c’est le directeur général qui prend la décision. Le seul et le vrai responsable du crédit est celui qui a dit le oui final. Par conséquent, quand un dossier parvient jusqu’ au comité, c’est le président qui est responsable.

M. le Rapporteur : En ce qui concerne les engagements, vos successeurs nous ont tous dit que M. Pierre-Brossolette avait mis en place un système décentralisé.

M. Jean DEFLASSIEUX : C’est ce que je viens de dire. Il existait des délégations.

M. le Rapporteur : La direction internationale était-elle vraiment autonome ? Les grands engagements décidés par le directeur de l’international étaient-ils également examinés par le directeur général ou le président ?

M. Jean DEFLASSIEUX : Bien entendu. Durant une période on avait réuni tous les engagements dans une seule direction. Mais ils étaient alors examinés par des inspecteurs qui ne connaissaient pas l’Angteterre ou le Brésil. C’est pourquoi on a choisi de créer une direction des engagements internationaux, une autre pour la province et une autre encore pour Paris. Je m’occupais des engagements internationaux. Mon prédécesseur, M. Feuillade de Chauvin, dirigeait alors ce secteur. J’ai été nommé directeur en 1978. Mais à partir d’un certain montant, le dossier remonte jusqu’au comité des affaires dont je parlais tout à l’heure, qui décide sous le regard du président. Toutes ces décisions sont enregistrées par des secrétaires et le procès-verbal est transmis au président.

Quand l’argent est sorti par délégation, vous ne pouvez pas le faire revenir, ce qui explique certaines choses. Mais vous devez faire en sorte d’être informé le plus vite possible pour arrêter le feu. Les grands directeurs ont des délégations de plusieurs millions de dollars, et s’ils font 500.000 dollars de plus, c’est admis. Même dans les crédits documentaires, il est possible de faire 10 % de plus. Il faut une certaine flexibilité. Mais à partir d’un certain chiffre, le dossier remonte toujours au président.

M. Pierre-Brossolette avait mis en place cette organisation. Je l’ai maintenue en accordant un peu plus de liberté à chacune des directions. Mais à partir d’un montant raisonnable, 50 millions de F, peut-être, le dossier était nécessairement soumis au comité dit des affaires.

Pour les investissements, c’était encore plus strict. Pour tout investissement, même d’un franc, il fallait passer par le conseil.

M. le Rapporteur : Monsieur le Président, je ne vous surprendrai pas si je vous parle de l’achat de la banque Slavenburg.

M. Jean DEFLASSIEUX : Vous ne me surprenez pas, en effet.

M. le Rapporteur : Pouvez-vous nous expliquer comment cela s’est passé ?

M. Jean DEFLASSIEUX : Monsieur le Rapporteur, vous avez donné vos explications. Je les ai lues avec intérêt. Cela m’a beaucoup appris.

M. le Rapporteur : Quelques explications complémentaires sont peut-être nécessaires. Par exemple, un audit sur la banque Slavenburg a-t-il été réalisé ?

M. Jean DEFLASSIEUX : On nous a dit qu’on ne pouvait pas faire un véritable audit, parce que c’était une société cotée et que cela aurait posé un problème d’initiés. En Hollande, c’était comme cela.

Je reprendrai par le début, pour essayer d’arranger un peu ce que vous avez écrit.

Nous voulions aller en Hollande depuis des années. Nous étions la première banque étrangère et la quatrième ou cinquième banque de Belgique. Nous étions dans les années 1977 à 1979. Le Marché commun progressait. Nous avions fait quelques essais, mais sans résultat. Après quelques études, nous nous sommes aperçus que la plupart de ceux qui tentaient de s’installer en Hollande devaient vite y renoncer. Quand j’ai voulu le faire, on m’a cité au sujet des Hollandais, le mot de Voltaire : « Canal, canaux, canailles ». Cela n’est guère rassurant quand on veut acheter une banque.

M. le Président : Cela vous parait-il bien trouvé ?

M. Jean DEFLASSIEUX : En tout cas, nous ne sommes pas bien tombés, mais pas comme vous le croyez.

Il nous fallait aller en Hollande parce que nous étions européens, que nous croyions à l’Europe. Nous avions essayé, quelques années plus tôt d’avoir des euro-partenaires. Puis nous nous sommes aperçus que le Crédit lyonnais était assez grand pour avancer seul. Mais les études montraient que c’était difficile.

Une banque avait de grosses difficultés, croyions-nous. Une banque d’occasion, c’est comme une voiture, à la différence près qu’il n’existe pas de garantie. S’il y a un vice caché, il faut le trouver tout seul. Nous avons commencé à parler à Peter Slavenburg, un beau vieillard, mais il ne voulait pas vendre. Nous avons mis deux années à le convaincre. Au bout de deux ans, Peter Slavenburg a laissé entendre à un de mes collègues au Fonds monétaire international qu’il avait des offres. Ce qui était vrai. Des banques anglaises et allemandes voulaient l’acheter.

Nous avons dit que nous voulions voir, que nous n’achetions pas chat en poche. Nous avons demandé à voir les comptes. On pouvait voir certaines choses. Après les premiers chiffres qui ne nous ont pas plu, le président est allé voir M. Zilstra, qui à l’époque était gouverneur après avoir été ministre des Finances de Hollande ou l’inverse. C’était un homme honorable. Il a dit : « Cette banque est mal organisée, mais elle n’est pas mauvaise ». Nous avons continué à travailler. On nous a donné la préférence.

Mais on a d’abord refusé de nous laisser prendre la majorité. J’ai dit à M. Pierre-Brossolette de ne pas l’acheter si nous n’avions pas la majorité. Finalement, ils ne nous ont pas donné la majorité au conseil de surveillance, mais ils nous ont donné la présidence du directoire, fonction à laquelle M. Vigon a été nommé.

Nous sommes allés trouver le Trésor. Il fallait des devises pour acheter à l’étranger. Cela devait coûter un milliard de francs : 500 millions de F. pour les actions et 500 millions de F. pour les réparations. Les responsables de la direction du Trésor ont examiné les documents et nous ont donné leur accord en nous demandant d’être vigilants mais en nous disant que c’était de bonne politique pour la France.

Nous devions dépenser de 1 milliard à 1,1 milliard de F., en vertu du principe qu’on ne sait jamais trop ce qu’on va trouver dans les armoires quand on achète une banque. J’en ai acheté de très bonnes, notamment une en Argentine avec laquelle nous avons fait une affaire fantastique. Celle-là, nous savions qu’elle n’était pas bonne, mais elle était encore moins bonne qu’on ne le croyait.

Comment nous en sommes-nous aperçus ? En 1982, il s’est produit une crise immobilière en Hollande, comme en France, d’ailleurs, et nous avons exigé de la présidence du directoire de pouvoir envoyer des « ratons-laveurs », c’est-à-dire des inspecteurs. Une fois entré, on pouvait tout voir. Nous avons constaté que ce n’était pas très bon, sans être toutefois dramatique. Mais à cause de la crise immobilière, la valeur des immeubles financés avait baissé par rapport aux montants des crédits, si bien qu’il fallait constituer des provisions, exactement comme avec la « defeasance » (sic) aujourd’hui. Bien entendu, personne d’autre ne voulait participer à une augmentation de capital.

A cela s’est ajoutée une escroquerie commise par des employés de la banque qui, un peu comme les frères Hunt, ont spéculé sur l’argent et sur les pommes de terre. A une époque, nous possédions peut-être de quoi nourrir la France pendant un an ou deux. La pomme de terre, comme la poitrine de porc et d’autres « commodities » (sic) se négocie en effet sur le marché à terme.

Cela s’est produit en 1982 et 1983. M. Pierre-Brossolette était parti et je me suis trouvé avec cette opération. Au début, elle avait d’ailleurs bien commencé. Les Français commençaient à arriver. On nous regardait un peu comme on regardait les préfets de Napoléon. Dans ces pays du bord du Rhin et de la mer du Nord, le Français, c’est l’occupant. Mais cela commençait à marcher. Nous avions quelques alliés. Nous avions quelques difficultés avec la langue. Nous envoyions constamment des inspecteurs et nous commençions d’exhumer des cadavres, mais au début, ce n’était pas dramatique. On s’attendait à en trouver pour 500 millions de F.

Puis, à la faveur de la crise, cela s’est aggravé. Nous avons cherché à réaliser des augmentations de capital, mais nous n’y sommes pas parvenus. Puis une opération politico-médiatique, fort bien décrite dans certains ouvrages, a provoqué une sorte de « run » (sic) sur les dépôts de la banque. Je suis allé trouver le Gouverneur, qui est d’ailleurs toujours en place. Je lui ai dit : « Soit je m’en vais et nous perdons un milliard de francs, soit vous nous aidez en nous octroyant des exemptions fiscales, et nous conférons l’immortalité à la banque Slavenburg en lui donnant le nom du Crédit lyonnais ».

Je me permets de vous dire comment cela s’est passé. Il m’a répondu : « Je ne peux pas le décider moi-même, je dois réunir une commission spéciale du Parlement au sein de laquelle tous les partis seront représentés ». Je me suis étonné, car ce sont des choses qu’on ne dit pas et j’ai pensé que tout le monde allait être au courant. Eh bien, cela ne s’est jamais su ! Ils nous ont donné pratiquement 20 % de leur marché monétaire. Ils se sont engagés à ne pas nous taxer pendant sept ou huit ans. Et comme nous n’étions pas tombés de la dernière pluie, nous leur avons demandé de s’engager à ne pas nous empêcher de grossir au moyen d’une réglementation spécifique du type d’un encadrement du crédit. Ils ont été d’une correction totale. Ils ne nous ont pas mal accueillis. Même la collectivité locale était plutôt satisfaite. Ceci dit, résultat : coût final 3 milliards !

M. Henri EMMANUELLI : Donc, Voltaire avait tort.

M. Jean DEFLASSIEUX : Son jugement s’applique peut-être à certains Bataves, mais le gouvernement et les hommes politiques ont été tout à fait corrects.

C’est un choc de savoir que vous devez sortir une telle masse d’argent. A l’époque, un milliard de francs, c’était beaucoup. Je me demandais comment j’allais pouvoir l’expliquer au ministre et ce qu’on allait penser d’une entreprise nationale.

On vit avec sa maison. On m’a réveillé la nuit à Bombay pour m’apprendre qu’un spéculateur avec détourné 100 millions de dollars dans les affaires de pommes de terre ou sur l’argent. C’estlà que vous êtes seul. Il n’y a plus personne. Il n’y a plus que le directeur général et vous. Même le comité de direction générale n’existe plus. Il pense uniquement à arrêter les choses. Il a fallu prendre des dispositions.

Au total, nous avons donc dépensé environ 3 milliards de F. sur deux ou trois exercices, mais nous avons obtenu 92 % du capital, au lieu de 50 %. Par conséquent, le coût supplémentaire par rapport aux prévisions était de l’ordre de 1 milliard de francs, mais pour cette somme, nous avions cent agences, deux mille employés, des affaires que nous avons reprises. C’est ainsi que nous nous sommes installés aux Antilles néerlandaises, à Curaçao. C’est ainsi que nous avons récupéré des banques en Allemagne et en Suisse.

J’ai considéré que nous avions payé un peu cher, mais qu’avec le temps, cinq ou dix ans plus tard, les affaires s’arrangeant — le Crédit lyonnais est capable de bien faire fonctionner une banque, c’est son métier, toutes les banques que nous avons créées marchent bien — mes successeurs pourraient revendre les 30 % en trop et ramener le capital de 92 % à 60 %, ce qui réduirait la perte. Il faudrait y mettre du travail et de la transpiration.

Puisque je me doute que votre question suivante aurait trait au cinéma, j’aborderai directement le sujet.

A l’époque, quand M. Pierre-Brossolette est allé voir M. Zilstra, celui-ci lui a fait observer que la banque était mal organisée et il a cité pour exemple le fait que la banque finançait le cinéma sans que son président le sache. Il lui a indiqué qu’une personne, M. Afman, avait monté dans son agence un système de financement du cinéma. La Banque centrale s’en était aperçue parce que du papier cinéma avec la signature Slavenburg circulait. Elle a prévenu M. Slavenburg en lui disant que c’était un bon business. Et c’était un bon « business » (sic). Nous avons constaté que cela rapportait de l’argent. C’était du « big business » (sic) : du cinéma américain, c’est-à-dire des centaines d’hectares de studios, des laboratoires, des bibliothèques de films. A l’époque, il y avait je crois une dizaine de gros clients.

La banque a fonctionné dans ces conditions jusqu’au moment où, un matin, en me rasant, je me suis avisé qu’on ne me parlait pas du cinéma. Quand on ne vous parle pas de quelque chose, il faut essayer d’en parler vous-même. J’ai donc demandé qu’on se renseigne. N’obtenant aucune information, j’ai envoyé, au début de l’année 1986, une inspection générale qui a relevé, de mémoire, environ 400 millions de dollars d’engagements. Manifestement, quelques personnes — des grands noms — abusaient. J’ai fait faire le nécessaire. Dans les deux mois, celui qui avait utilisé notre argent pour acheter un « compound » (sic) ou un supermarché l’a rendu.

Quatre cent millions de dollars, pour le Crédit lyonnais et pour la banque Slavenburg, sur le cinéma du monde entier, avec le « big business » (sic) américain, ce n’était pas un risque excessif. C’est ce que j’ai laissé lorsque je suis parti Je peux me tromper quelque peu sur le chiffre : c’était peut-être 500 millions, c’était peut-être 350 millions, mais c’était à ce niveau. C’était important, mais sur du vrai « big business » (sic). Ils ont d’ailleurs fait de bonnes affaires par la suite.

Il y avait là, effectivement, l’affaire Cannon. Elle a probablement commencé à avoir des difficultés en 1986. Il devait déjà y avoir quelques dizaines de millions de dollars quand je suis parti. Faites-vous apporter les chiffres, les noms et les dates. Vous verrez comment ils ont évolué et sous quelles présidences. C’est très facile à faire. Je n’ai jamais vu ni Golem ni Golan. Je n’ai jamais rencontré M. Parretti. Je l’ai uniquement aperçu au cours d’une réunion, il y a trois ans.

A l’époque, cela tournait. Quand je suis parti, ce n’était pas encore l’abondance, mais on commençait à gagner de l’argent avec la banque Slavenburg.

M. le Rapporteur : M. Vigon ne donnait pas de signes particuliers de faiblesse, tels que ceux qui ont été décrits par la suite ?

M. Jean DEFLASSIEUX : M. Vigon avait été nommé sous-directeur en Espagne, par mes prédécesseurs. Il a ensuite été nommé aux Etats-Unis où il a fait du très bon travail. En particulier, il a ramené le personnel de l’agence de New York, qui commençait à perdre de l’argent, de 360 à 299 personnes, selon un programme idiot que je lui avais imposé. Pourquoi 299 ? Parce que c’était comme ça. Il y a des moments où vous ne pouvez pas faire autrement. Quand on connait le métier, on sait la résistance de la structure. Les structures ne veulent jamais maigrir. Il a fait son travail. Il a rétabli la situation. Nous avons recommencé à gagner beaucoup d’argent aux Etats-Unis. Il a été récompensé par une nomination à un poste difficile.

C’est un homme qui parlait peu, qui aimait jouer aux échecs. Tant que j’ai été là et même deux ans après, il n’y a pas eu de problème. Le commandement, c’est aussi que les gens sachent qu’on ne les rate pas. Il paraît que je n’étais pas gentil. C’est vrai que je ne suis pas gentil. Mais quand on est responsable de 50 à 60.000 personnes, de centaines de milliards de F. et devant un pays qui a besoin d’un instrument important, on n’est pas forcément gentil. Mais je n’ai jamais eu à me plaindre de lui, sinon que je voulais qu’il apprenne le néerlandais, parce que je trouvais curieux que ses employés puissent parler devant lui sans qu’il les comprenne.

Au moment de mon départ, il a eu comme adjoints M. Griffault et M. Brutschi, qui lui-même était très bon. Si je ne suis pour rien dans la carrière de M. Vigon qui était plus ancien, c’est moi qui ai choisi M. Brutschi pour être sous-directeur à Londres et c’est avec lui que j’ai réalisé la percée en Asie. J’ai réussi à obtenir de mes patrons qu’on me laisse créer Hong-Kong. M. Brutschi a très bien rempli son rôle à Hong-Kong. Par la suite, il est devenu un très bon directeur en Allemagne et un très bon directeur aux Etats-Unis. On l’avait désigné là pour succéder à M. Vigon.

Pour moi, c’est psychologiquement incompréhensible. Hormis des ennuis personnels, familiaux, je ne peux pas comprendre ce qui s’est passé chez ces deux hommes. On ne sait d’ailleurs pas. Personne n’a rien trouvé. Je me suis renseigné. On ne sait pas pourquoi cette affaire est sortie des limites. De toute façon, les risques avaient trop grossi, et il y a sûrement eu une désobéissance à la fin, plus un camouflage en opération « factoring » (sic). Le « factoring » (sic) consiste à racheter la créance d’un client de la banque sur l’acheteur. Le risque est donc pris et enregistré sur cet acheteur et non sur le client de la banque. De grandes entreprises nationales m’ont fait des coups en « factoring » (sic) qui ont coûté beaucoup d’argent au Crédit lyonnais quand j’étais beaucoup plus jeune.

M. le Rapporteur : M. Wolkenstein et quelqu’un d’autre, peut-être M. Thiolon, étaient membres du conseil de surveillance. A quoi cela servait-it ?

M. Jean DEFLASSIEUX : Monsieur le Rapporteur, si vous lisez les textes et vous en lisez beaucoup, et on en lit pour vous, vous verrez qu’en fait, j’ai été membre de ce conseil mais quand je suis devenu président du Crédit lyonnais, je suis parti, car j’estimais que ce n’était pas la place du président du Crédit lyonnais d’être dans une entreprise dont il n’avait pas le commandement. On peut vous faire avaler tout. On vous dit entre deux portes, comme on le fait parfois aussi avec les ministres : « J’ai fait ceci ou cela ». Bien entendu, il a tôt fait d’oublier, mais vous pouvez dire : « Le ministre m’a dit oui ». Tous ceux qui ont été ministres savent qu’on fait des coups comme cela. On m’en a fait comme président. Dès que vous êtes au sommet de la hiérarchie, vous devenez l’homme le plus trompé de la maison. Il faut savoir comment faire pour contrôler. Les boucles de contrôle, ce sont d’abord, les hommes, sur lesquels il ne faut pas se tromper, puis la comptabilité, l’informatique, les engagements, les missions d’inspection générale, le contrôle de gestion et les inspections que j’avais créées à la direction du personnel pour savoir ce que pensent les subordonnés. Le problème, c’est qu’il faut savoir très vite pour pouvoir arrêter l’hémorragie.

Nous sommes donc vraiment entrés en 1981 dans cette banque Slavenburg. Je l’ai quittée en 1982, peu après avoir été nommé président du Crédit lyonnais. J’ai donc été membre de son conseil pendant un an. Quand vous entrez, vous êtes novice et vous ne parlez pas. J’écoutais ce que disaient les Néerlandais. Il fallait les obliger à s’exprimer en anglais. J’apprenais. On découvrait les dossiers. Nous voulions nous débarrasser du frère de M. Slavenburg, qui était un fripon. Nous l’avons fait. M. Slavenburg lui-même était un fripon. Je l’ai mis moi-même à la porte, parce que j’ai découvert que lorsqu’ il est devenu président du conseil, il touchait à la fois sa retraite et son salaire. En l’occurrence, la citation : « Canal, canaux, canailles » était justifiée.

M. Henri EMMANUELLI : Cela devenait voltairien !

M. Jean DEFLASSIEUX : On s’est aperçu par la suite qu’il avait fraudé le fisc, mais il a fait l’objet de non-lieux dans toutes ces affaires et je n’ai pas à juger.

Il est certain qu’il faut être dans ces conseils. Dans le commandement réel, c’est-à-dire le directoire, nous avions deux personnes, dont M. Vigon, qui faisait bien son travail, à l’époque. Et au conseil de surveillance, nous étions deux ou trois, avec M. Wolkenstein — M. Thiolon a dû venir après, quand il a été nommé directeur après mon départ — parce que c’était sa place. C’était la place du directeur géographique, du directeur fonctionnel. C’était la place du capitaine de vaisseau, pas celle de l’amiral. J’ai quitté quand je suis devenu amiral, parce qu’il fallait éviter qu’on puisse dire que je savais tout . D’ailleurs, vous ne savez pas, dans ces cas-là. La recherche est longue et difficile. On y est arrivé, petit à petit. Au moment où ça commençait à marcher, à partir de 1987, eh bien... C’est là que... Maintenant, la date est reconnue. On a cherché, c’est remonté jusqu’à moi, mais on n’a pas trouvé.

Le responsable d’un crédit, c’est celui qui a dit oui. Ou alors, c’est le fondateur du Crédit lyonnais qui est responsable de Slavenburg.

M. Henri EMMANUELLI : Je ne sais plus si c’est M. Trichet ou l’un de vos successeurs, mais quelqu’un nous a dit que dans cette banque, il y avait déjà une circulation d’argent un peu douteux...

M. Jean DEFLASSIEUX : Oui, on a découvert des choses.

M. Henri EMMANUELLI : et que c’était tellement vrai que la Banque centrale hollandaise avait reconnu elle-même une certaine part de responsabilité. Est-ce exact ?

M. Jean DEFLASSIEUX : Quand je suis allé rencontrer le Gouverneur Darendorf, je lui ai dit : « Votre prédécesseur nous a raconté des histoires ». C’est pourquoi ils ont accepté de nous apporter cette aide considérable. Ils ont reconnu qu’ils ne nous avaient pas dit toute la vérité. D’ailleurs, ils ne devaient pas la connaître. Il est très difficile de savoir ce qui se passe dans une banque. Une banque est la seule entreprise qui puisse être en faillite sans que personne le sache. Elle passe son temps à emprunter de l’argent sans qu’on sache ce qu’elle en fait. Quand il y a eu les nationalisations, qui savait qu’il y avait des pertes de plus d’un milliard de francs à la banque Vernes, à la banque Rothschild ou à la banque Worms ? Personne. Ce n’est qu’en épluchant les livres qu’on s’aperçoit que les provisions ne sont pas suffisantes. Encore aujourd’hui, c’est vous qui décidez du montant de la provision. Pourquoi 7 milliards plutôt que 10 ?

M. le Président : C’est un grand sujet de débat.

M. Jean DEFLASSIEUX : Il faut faire confiance aux hommes et ne pas pousser au crime. La prudence est d’en dire le plus possible. Il faut toujours abîmer l’année 0 au profit de l’année 1. L’année 1, on ne la connaît pas, alors que l’année 0, l’année en cours, on la connaît. C’est un principe de gestion. Si cette année, ça va mal, vous allégez un peu l’année suivante. C’est normal. La comptabilité est sollicitée en permanence. Le chef des engagements d’une banque suisse à Londres a raconté dans un livre...

M. Philippe AUBERGER : « Les quatorze manières de frauder la comptabilité d’une banque ».

M. Jean DEFLASSIEUX : ... comment les comptes de la société Polly Peck étaient maniés. Il a d’ailleurs été renvoyé aussitôt après. C’est moi qui, au Crédit lyonnais, ai mis fin au « window dressing » (sic), lequel consistait, en fin d’année, à se gonfler pour se faire plus gros qu’on n’est ou pour éviter qu’une banque concurrente n’apparaisse plus grosse que la vôtre. Ce n’était pas méchant, mais cela montre que la comptabilité peut être interprétée de cent façons. Elle est en partie double mais on peut se faire doubler.

M. le Président : Monsieur le Président, nous allons vous remercier.

M. Jean DEFLASSIEUX : Je n’ai pas répondu sur un point.

M. le Président : Je vous en prie.

M. Jean DEFLASSIEUX : Est-ce qu’il y a eu un changement stratégique ? Il y a eu un changement stratégique, parce que aussi bien mes prédécesseurs que moi même, et peut-être même M. Lévêque, mais il faudrait lui demander, n’avons pas pensé à prendre des participations dans l’industrie.

J’ai été élevé au Crédit lyonnais. Il y a des choses qu’il ne faut pas faire. Par exemple, il ne faut pas prêter d’argent à la presse, car si elle ne veut pas vous le rendre et que vous le lui demandez, elle vous tombe dessus. On ne pouvait le faire qu’à Lyon, avec « Le Progrès de Lyon », parce que c’était le berceau.

M. le Président : Dans le temps !

M. Jean DEFLASSIEUX : Non, nous devons y être encore. Après M. Lignel, M. Hersant est venu. Il s’est d’ailleurs parfaitement bien conduit. M. Hersant est un homme qui a le sens de l’échéance. Je n’ai rien à voir avec ses convictions personnelles, mais je dois dire qu’il ajoué le jeu parfaitement.

On m’a dit aussi que le Crédit lyonnais n’a pas le pied marin et qu’il ne faut jamais aller dans l’armement maritime car on y perd sa chemise. C’est vrai. J’ai créé une banque en Grèce, qui marchait très bien, jusqu’ au jour où ils ont fait de l’armement naval.

On dit aussi qu’il ne faut jamais engager les dépôts des clients dans des investissements. Une banque ne peut perdre que son capital ou ses bénéfices. Après, ce sont les dépôts, et les dépôts, il faut les rendre.

Henri Germain, le fondateur avait fait cela au début, avec le père Enfantin, Dufour et l’honnête Morny. Initialement, le Crédit lyonnais était un projet proudhonien. On voulait aider certains avec les encaisses de tous. Si vous lisiez le premier bulletin du Crédit lyonnais, vous constateriez qu’il ne vendait rien d’autre qu’un service : « Venez chez moi, je tiens vos comptes. Si vous avez besoin d’argent, je vous en prêterai, si vous en avez trop, je le placerai ». C’est comme cela et en s’installant à l’intersection de deux voies principales d’une ville, qu’il est devenu la plus grande banque du monde, ce qu’a redécouvert le cabinet Andersen quand il est venu à grands frais « réorganiser » le Crédit lyonnais, en 1972.

Il a prêté de l’argent et il a manqué faire faillite à la suite de la crise de l’Union générale, dans les années 1880. A partir de cette date, il a décidé de ne plus investir et de ne plus faire que des crédits à court terme. On m’a élevé comme cela. De plus, la loi du 2 décembre 1945 interdisait aux banques de détenir plus d’un certain pourcentage d’une entreprise. C’était la copie de la loi Glass-Steagal de Roosevelt, adoptée après la crise, qui a divisé les banques américaines en banques d’investissement (« investment banks ») (sic) et en banques commerciales (« commercial banks ») (sic). La banque Morgan s’est séparée en deux, etc.

Mais à partir de 1966-1967, M. Debré et son cabinet ont autorisé les banques à investir. Nous avons pris quelques petites participations, mais toujours avec beaucoup de précautions. C’est ainsi que je me suis réveillé avec des crédits sur Trigano, faits à la demande d’un gouvernement, il y a vingt ans, et qu’on n’avait pas pu récupérer. Quand je suis parti, mon plan a été appliqué par M. Lévêque et je crois que ça a coûté, en francs constants et sur 20 ans plus d’un milliard de F. au Crédit lyonnais.

Cela a complètement changé, et le gouvernement a été d’accord. On lisait cela dans tous les journaux. On a voulu utiliser la conjoncture. La conjoncture a mal tourné. Les contrôles étaient mal faits et certains choix étaient un peu curieux. Tout cela était connu. Le blâme est en nous-mêmes. De toute façon, la Banque de France n’a pas les moyens suffisants pour opérer des vérifications partout. Généralement, elle trouve quand les experts ont déjà trouvé. Par exemple, on ne vous a jamais parlé de la BPGF : 2,3 milliards de F. de perte. Cela a disparu parce qu’on en a décidé ainsi.

Un véritable changement est intervenu avec l’apparition de la banque-industrie. J’ai toujours été contre, parce que je voulais faire du Crédit national la banque nationale d’investissement. Parce que je sais que ça ne marche pas avec une banque commerciale. Cela n’a jamais marché, sauf en Allemagne, parce que la Deutsche Bank en faisait déjà avant la guerre. Il n’y a jamais eu de loi Glass-Steagal. De plus, elle a raflé toutes les entreprises allemandes pour un sou lors de la débâcle de 1945. Par conséquent, elle a des masses colossales derrière elle. Pourtant, avec Metallgesellschaft et Schneider, elle vient de perdre presque autant que le Crédit lyonnais, et personne ne dit rien.

Le problème est celui des hommes. Je ne crois pas à la banque-industrie. Je croyais peu à la banque-assurance. j’ai essayé d’en faire avec Mme Chassagne, avec l’UAP on s’est aperçu que les technostructures étaient contre. Alors j’ai développé les Assurances fédérales, qui viennent d’être en partie vendues. C’est tout. La banque est un métier.

M. le Président : Je vous remercie, Monsieur le Président.

Audition de M. Jean-Louis BUTSCH,

Secrétaire général de la Commission bancaire

(Extrait du procès-verbal de la séance du 25 mai 1994)

Présidence de M. Philippe Séguin, Président

M. Jean-Louis Butsch est introduit.

M. le Président lui rappelle que les dispositions législatives relatives aux commissions d’enquête lui ont été communiquées. A l’invitation du Président, M. Jean-Louis Butsch prête serment.

M. le Président : Monsieur le Secrétaire général, vous avez la parole pour un exposé liminaire.

M. Jean-Louis BUTSCH : Monsieur le Président, je souhaite en effet faire une intervention liminaire, car il peut être intéressant pour votre Commission que je lui indique comment la Commission bancaire a suivi le dossier du Crédit lyonnais, au cours des dernières années.

A vrai dire, nous suivons le dossier du Crédit lyonnais depuis assez longtemps. Notre surveillance s’exerce sur celui-ci comme sur toutes les banques.

D’abord, nous examinons les situations comptables et les diverses déclarations réglementaires que le Crédit lyonnais doit, comme toutes les banques, nous présenter.

Ensuite, nous avons constamment, au fil des années, posé des questions aux principaux responsables des services du Crédit lyonnais à propos des évolutions constatées. A titre d’exemple, sur la période la plus récente, entre l’été 1991 et l’été 1993, nous avons eu, avec les dirigeants responsables du Crédit lyonnais, plus de vingt-cinq réunions de travail sur l’évolution du groupe.

Enfin, nous avons procédé dans ce groupe, comme pour toutes les banques, à des contrôles sur place. Dans les dernières années, dans la filiale Clinvest, nous sommes allés faire un contrôle en 1992, chez Altus, quatre contrôles entre 1985 et 1993, à la SDBO, cinq contrôles entre 1985 et 1993, et au Crédit lyonnais lui-même, cinq contrôles entre 1981 et 1993.

A partir des derniers mois de 1989, nous avions des renseignements de diverses sources sur les engagements de la filiale hollandaise vis-à-vis de deux groupes, les groupes Fiorini et Parretti. Nous cherchions à préciser et à compléter nos informations, à la fois en questionnant le Crédit lyonnais et en prenant des contacts avec nos homologues de la Banque centrale des Pays-Bas. A cet égard, je dirai que c’est nous qui avons eu l’initiative de ces contacts.

Mais il convient de souligner deux points.

En premier lieu, nous n’avons aucun droit de regard sur les filiales — non pas sur les succursales — de nos banques à l’étranger. Or en Hollande, c’est toujours une filiale.

En second lieu, nous étions tenus au secret professionnel vis-à-vis de nos homologues étrangers, tel que prévu par l’article 49 de la loi bancaire. Ce secret professionnel a été levé en ce qui concerne nos homologues de l’Union européenne, mais seulement depuis le 1er janvier 1993, donc postérieurement aux contacts dont j’ai parlé et qui ont dû, par conséquent, être discrets.

Si les risques sur ces groupes n’étaient pas comptabilisés dans les livres de Paris, leurs montants, à l’époque, n’apparaissaient pas excessifs par rapport au volume des fonds propres consolidés du groupe. C’est, en effet, surtout à partir du deuxième semestre de 1991 que les engagements sur ces groupes sont apparus importants et en partie compromis.

Mais dès 1990, nous avions, à différentes reprises, demandé aux dirigeants du Crédit lyonnais de constituer les provisions que la rigueur et la prudence semblaient rendre nécessaires.

Au début de l’été 1991, il y a bientôt trois ans, nous continuions à suivre l’évolution des dossiers dont je viens de parler en demandant périodiquement au Crédit lyonnais de venir faire le point dans nos services. Mais nous nous interrogions aussi sur des difficultés pouvant naître de quelques autres gros dossiers qui ont d’ailleurs plus ou moins défrayé la chronique, à l’époque : VEV, Goupil, La Cinq, les dossiers immobiliers.

D’autres considérations nous conduisirent cependant à des études plus poussées, notamment sur les résultats consolidés du groupe pour le premier semestre 1991.

Il faut restituer le contexte économique de l’époque.

L’immobilier commençait à s’essouffler. Il est vrai que le taux de couverture des engagements immobiliers du Crédit lyonnais n’atteignait pas tout à fait 6 %, mais il était comparable à celui des autres grands établissements de la place.

La conjoncture économique donnait quelques signes de stagnation, mais personne ne pouvait prédire alors un retournement aussi profond que celui que nous avons connu en 1992 et encore en 1993, lequel placera toutes les banques dans la nécessité de provisionner beaucoup plus fortement que depuis longtemps leurs engagements sur la clientèle.

Or l’examen des comptes et des dossiers du Crédit lyonnais nous a conduits à déceler des signes de fragilité dans les chiffres du premier semestre 1991. On constatait, en effet, une forte augmentation du total du bilan consolidé. Le bilan du Crédit lyonnais augmentera de 30 % en deux ans, entre 1989 et 1991. J’ai d’ailleurs ici quelques chiffres et des graphiques qui montrent bien cette évolution. Cette augmentation traduisait les premiers signes de la stratégie de croissance externe du groupe, en France et à l’étranger.

Plusieurs clignotants attirèrent alors notre attention : la progression des crédits consolidés, qui avaient augmenté de 35 % en deux ans, et surtout, l’évolution du portefeuille de titres de participations, qui avait enregistré une croissance considérable, la progression étant de près de 200 % en deux ans.

Je dois préciser, à cet égard, qu’il n’existe pas, ni en France ni sur le plan international, de normes comptables en ce qui concerne l’évaluation du portefeuille de titres de participations des banques, comme d’ailleurs des sociétés. Quand les titres ne sont pas cotés sur un marché financier, plusieurs méthodes d’évaluation peuvent être utilisées, les banques étant libres du choix de leur méthode.

Le Crédit lyonnais utilisait plusieurs méthodes selon la nature des titres, mais elle en changeait aussi, d’une année à l’autre, ce qui n’était absolument pas interdit et ne constituait aucune infraction à aucune réglementation. Mais nous avons constaté que c’était toujours la méthode la plus favorable à la banque qui était utilisée, sans coefficient correcteur prudentiel sur le total, comme le font généralement les autres banques.

Enfin, dernier clignotant, il nous semblait que la rentabilité aurait pu devenir insuffisante à court terme si les besoins de provisionnement devaient s’accroître. Nous voyions monter, à ce moment-là, les engagements de quelques gros dossiers difficiles.

Au total, dans le courant de l’été 1991, nous avons pu constater que notre visibilité sur l’évolution du groupe n’était pas suffisante. C’est au vu de ces considérations que nous décidâmes, au début de l’automne 1991, de mettre le groupe du Crédit lyonnais sous une surveillance attentive.

En quoi cette surveillance a-t-elle consisté ?

En premier lieu, il s’est agi de suivre de près, de semestre en semestre, à chaque arrêté des écritures — puisqu’il y a obligation d’arrêter les comptes semestriellement — les conditions dans lesquelles les résultats seraient formés.

Je rappelle que la Commission bancaire n’a pas à intervenir dans l’arrêté des résultats. C’est légalement du ressort du conseil d’administration, sur la proposition du président, qui est le mandataire social, sous le contrôle des commissaires aux comptes, conformément à la loi de 1966 sur les sociétés. La Commission bancaire, quant à elle, examine, a posteriori, que les résultats retracent bien la réalité de l’activité. Elle a même le droit, prévu par la loi bancaire, d’exiger au besoin des publications rectificatives des résultats qui ont été communiqués au public, ce dont, d’ailleurs, nous avons menacé un peu plus tard Altus, au printemps 1992, sur ses résultats de 1991.

La Commission bancaire peut aussi faire part de son appréciation sur la qualité des actifs, et donc sur les provisions qu’il lui paraît utile de constituer au moment où le mandataire social prépare l’arrêté des résultats. En pratique, nous examinons les méthodes suivies par les établissements, mais la décision à prendre ensuite quant à l’arrêté des résultats relève de la responsabilité des organes sociaux.

Je dirai dans quelques instants que nous avons procédé ainsi avec le Crédit lyonnais, de semestre en semestre, de 1991 à 1993.

Dans le même temps, en dehors de ce travail de suivi de près des comptes et des résultats, notre surveillance attentive a consisté également, pour avoir une meilleure visibilité, à procéder à des contrôles sur place, dans le groupe, la décision en étant prise à l’automne 1991.

Vous le savez, la nébuleuse du Crédit lyonnais est multiforme — plusieurs centaines de sociétés — et en constante évolution, ce qui n’a, bien entendu, rien d’anormal dans un groupe de cette taille.

Dans un souci d’efficacité, nous avons décidé de commencer par la périphérie et de ne pénétrer qu’ensuite dans le cœur du réacteur. Donc, nous avons commencé par les filiales.

Nous avons eu raison, car aujourd’hui, on peut dire que plus des deux tiers des pertes finales, évaluées à fin 1993, proviennent des filiales. Chaque filiale a demandé plusieurs mois d’investigation. J’y reviendrai dans quelques instants pour dire que chaque contrôle sur place est un travail de fourmi.

Le programme s’est déroulé comme prévu : Altus, pour commencer, qui faisait déjà parler d’elle, de novembre 1991 à avril 1992 ; International Bankers, de mars à novembre 1992 ; SDBO, de mars à septembre 1992, puis, de nouveau, une visite rapide en mars 1993 ; Clinvest de mai à septembre 1992. Les investigations ont donné lieu à des lettres dites « de suite » qui vous ont été communiquées par le Gouverneur, Monsieur le Président. Nous nous assurons ensuite que ces lettres ont bien été présentées aux conseils d’administration, ce qui a d’ailleurs été le cas.

Pendant ces enquêtes, nous avons continué à suivre de près la situation d’ensemble du groupe, notamment en ce qui concerne les arrêtés de résultats, en particulier pour l’évaluation des risques pays. Nous avons eu d’ailleurs des discussions un peu difficiles avec le Crédit lyonnais sur le provisionnement des risques sur l’ex-URSS, dont quelques lettres que nous vous avons communiquées portent la trace. Nous avons également suivi l’évolution du portefeuille titres — j’ai dit tout à l’heure qu’il avait appelé notre attention —, les risques immobiliers, les gros dossiers sensibles.

Ce travail a porté, par exemple, sur l’arrêté des résultats de 1991 qui ont fait l’objet de discussions parfois assez vives avec les dirigeants du Crédit lyonnais. Vous en trouvez d’ailleurs la trace dans une lettre que nous avons envoyée à Altus, le 9 avril 1992, et que nous vous avons également communiquée.

C’est ainsi que j’ai fait une mise en garde de la part du Gouverneur, verbalement et solennellement, en décembre 1991, aux dirigeants du Crédit lyonnais, sur les conditions dans lesquelles ils avaient arrêté ces résultats. Cette mise en garde a été confirmée par une lettre du Gouverneur, du 9 janvier 1992, au président du Crédit lyonnais, que nous vous avons également communiquée.

De nombreux entretiens ont suivi cette lettre. Ils ont été conclus, le 26 mars 1992, dans le bureau du Gouverneur.

Les résultats de 1991, puisque c’est d’eux qu’il s’agissait, ont fait apparaitre une forte augmentation des provisions par rapport à l’exercice précédent. Avec 9,6 milliards de F. de provisions, nous avons enregistré une progression de 48 % par rapport au montant des provisions constituées à l’exercice précédent.

Les résultats étaient encore largement positifs : plus de 3 milliards de F. de résultats part du groupe consolidé, notamment grâce aux plus-values dégagées par Altus sur les obligations à haut rendement, plus-values sur lesquelles nous n’avons pas de remarque à formuler.

La Commission bancaire n’est pas étrangère à l’augmentation très sensible — 48 % — des provisions en 1991 par rapport à 1990.

La même vigilance a continué tout au long de l’année 1992, notamment en ce qui concerne les résultats du premier semestre. Les provisions du premier semestre de 1992 ont augmenté de 86 % par rapport à celles du premiersemestre de 1991, avec une dotation nette de provisions dépassant 6 milliards de F. pour ce seul semestre. Là encore, la Commission bancaire n’y est pas étrangère.

Après avoir réalisé sur place une analyse approfondie des filiales, nous avons, comme prévu, diligenté un contrôle sur place de la maison mère. Certains journalistes ont cru que c’était à la demande du ministre qu’à l’automne 1992, nous étions allés à la maison mère. Non, c’était, comme je l’ai dit, déjà prévu depuis plusieurs mois.

L’enquête sur place au Crédit lyonnais lui-même s’est déroulée d’octobre 1992 à avril 1993. Compte tenu de la date d’achèvement de cette enquête, en avril 1993, nous n’avons pu tenir compte que d’éléments encore partiels pour faire connaître notre appréciation au président du Crédit lyonnais en ce qui concerne l’arrêté des comptes de 1992. Nous avons cependant obtenu pour l’exercice 1992 une dotation nette de provisions de 14,4 milliards de F. représentant à nouveau une progression de 50 % des provisions par rapport à l’année précédente.

Cet enregistrement a, pour la première fois, conduit le Crédit lyonnais à avouer une perte consolidée part du groupe de 1,9 milliard de francs F. Je laisse le soin à la Commission de deviner la vivacité de nos discussions avec le Crédit lyonnais pour l’obliger à cet aveu.

A ce stade, j’ouvrirai une parenthèse sur le déroulement d’une enquête sur place. J’ai parlé d’un travail de fourmi. Pourquoi ?

En premier lieu, dans un groupe très complexe, dont les dossiers les plus sensibles sont forcément embrouillés et en perpétuel devenir, nos inspecteurs mettent souvent de longs jours pour aller au fond des choses. Ils doivent s’assurer que les faits et les chiffres qu’ils relèvent sont définitifs et incontestables. Je dirai, à cet égard, que l’organisation au sein du Crédit lyonnais s’est révélée un peu défectueuse.

En second lieu, lorsque l’enquête est terminée, le projet de rapport, dont la rédaction prend un certain temps en raison du volume du document, fait l’objet d’une discussion avec les dirigeants de la banque. C’est le stade contradictoire de l’enquête. L’inspecteur est libre et responsable de ses appréciations, donc de ses conclusions, mais les faits et les chiffres de base ne doivent plus être contestés ultérieurement par personne.

Entre-temps, dans les grandes enquêtes — ce fut le cas pour le Crédit lyonnais —, je demande à l’inspecteur de me remettre périodiquement des notes d’étape qui font le point au fur et à mesure de l’avancement de ses travaux. C’est ainsi que les notes d’étape sur le Crédit lyonnais m’ont permis, au fil des mois, de voir monter les demandes de provisions.

A ce moment-là, nous pensions que le Crédit lyonnais ferait face lui-méme à ses problèmes, par ses propres moyens, au prix, certes, de nouvelles provisions importantes mais supportables. Or lorsque l’enquête fut achevée et que nous eûmes les conclusions définitives, en avril-mai 1993, nous comprimes que sur la base des chiffres à fin 1992, après l’arrêté des résultats de cet exercice qui, je le rappelle, a traduit une perte de 1,9 milliard de F., il convenait de prévoir un supplément de provisions d’environ 7 milliards de F. pour la maison mère.

A ce niveau, le Crédit lyonnais ne pouvait pas faire face seul. Il a donc été décidé — décision difficile, lourde de conséquences — de faire jouer les dispositions de l’article 52 de la loi bancaire, qui prévoit que le Gouverneur de la Banque de France peut inviter les actionnaires d’un établissement de crédit à apporter à celui-ci le soutien qui apparaît nécessaire.

Nous avons d’abord informé l’actionnaire au cours d’une réunion avec la direction du Trésor, au début du mois de juin 1993.

A cet égard, je rappellerai que les dirigeants des banques publiques ont la totale autonomie de leur gestion et qu’ils sont uniquement jugés sur leurs résultats. Le contraire serait d’ailleurs dangereux sur le plan international, car leurs grandes contreparties internationales n’auraient plus en face d’elles des banquiers mais des représentants de l’Etat français.

Nous avons donc toujours traité, à la Commission bancaire, les banques publiques comme les banques privées non seulement en ce qui concerne l’application de la réglementation — c’est ainsi qu’elles sont toutes soumises aux dispositions du ratio dit ratio Cooke — mais aussi en ce qui concerne la surveillance de leur situation financière.

Dans cet esprit, la Commission bancaire ne peut dialoguer qu’avec le président. La loi de 1966 sur les sociétés fait de celui-ci le mandataire social, c’est-à-dire le seul représentant de la société. Au demeurant, la loi bancaire consacre cette prééminence pour les banques, puisqu’elle prévoit dans son article 17 que les banques doivent être dotées de deux dirigeants responsables.

Par conséquent, nous n’avons pas de dialogue direct avec les actionnaires des banques. C’est d’ailleurs indispensable pour ne pas déresponsabiliser les dirigeants devant leur actionnariat.

La loi bancaire ne vise explicitement les actionnaires que dans trois dispositions : l’article 15 qui dispose que les actionnaires doivent être honorables — les actionnaires du Crédit lyonnais étaient, bien entendu, honorables — ; l’article 41 qui prévoit que les actionnaires doivent connaître les résultats des contrôles sur place — c’est pour cela que nous demandons dans toutes nos lettres faisant suite à nos enquêtes sur place que celles-ci soient communiquées au conseil d’administration —, et l’article 52, dont je viens de parler, lorsque les choses vont mal.

Le Gouverneur a donc décidé, au début de l’été 1993, d’appliquer cet article 52 à l’actionnaire du Crédit lyonnais. Notre réunion du mois de juin 1993 avec la direction du Trésor, dont j’ai parlé tout à l’heure, avait pour objet de préparer le ministre à recevoir la lettre que le Gouverneur lui a envoyée le 4 aoùt 1993 et que nous vous avons communiquée, Monsieur le Président.

Je veux cependant préciser que des contacts officieux et informels nous avaient permis de tenir au courant la direction du Trésor avant l’été 1993 Nos premiers échanges avaient eu lieu à l’automne 1991.

A l’automne 1993, notre action a été orientée dans deux directions.

Nous avions constaté, au cours de l’été, que les engagements des principales filiales.llevaient être, malheureusement, revus. En effet, les risques s’étaient aggravés depuis la fin de l’année 1992 — nos derniers chiffres connus et sûrs dataient de fin 1992 — en raison, d’une part, de la détérioration de la conjoncture économique qui a entraîné mécaniquement de nouvelles pertes sur les crédits existants et, d’autre part, de la prise de nouveaux risques à la fin de 1992 et au début de 1993, que nous demanderons ensuite de provisionner.

Il convenait donc d’actualiser nos chiffres. Nous avons été obligés de diligenter de nouveaux contrôles sur place, en septembre 1993 chez SDBO, en octobre 1993 chez Altus, et en novembre 1993 au Crédit lyonnais lui-même. Ces nouveaux contrôles nous ont conduits à majorer l’addition finale d’environ un tiers du montant des pertes qui seront définitives en fin d’année.

Outre ces enquêtes sur place, l’automne et le début de l’hiver 1993 ont connu une phase intense de travail entre la Commission bancaire et l’actionnaire — nous étions, dès lors, en dialogue avec l’actionnaire, puisque le Gouverneur avait fait jouer les dispositions de la loi bancaire —, c’est-à-dire avec la direction du Trésor, avec laquelle nous avons tenu une bonne vingtaine de réunions de travail, non seulement pour expliquer en détail notre méthode de chiffrage, mais surtout pour préparer la mise au point du plan de redressement.

Pendant ce temps, il n’était pas question de donner une information sur l’ampleur des pertes. On ne le fait pas, tant que, d’une part, le chiffrage n’est pas définitif et que, d’autre part, la solution n’est pas totalement arrêtée.

Le crédit d’une banque, surtout lorsqu’il s’agit d’une grande banque internationale, est trop fragile pour que l’on ne présente pas en même temps le montant des pertes et le plan de redressement. Procéder autrement pourrait déclencher une crise systémique sur la place bancaire.

Ce sont finalement les chiffres de la Commission bancaire qui ont été retenus par l’actionnaire dans le plan de redressement. Nous avons présenté à l’actionnaire leur arrêté définitif le 22 décembre 1993.

Dans le même temps, les contacts continuaient avec l’actionnaire. Nous lui expliquions qu’il fallait prendre rapidement les décisions financières nécessaires, ce qui est traduit par deux lettres du Gouverneur au ministre, des 21 octobre 1993 et 28 février 1994, que vous avez reçues également, Monsieur le Président.

Pour conclure, après cet historique, je voudrais faire part de quelques réflexions à la Commission.

Les causes de pertes d’une banque sont toujours multiples et complexes. Le catalogue de ces causes n’est jamais complet. Pour simplifier, je dirai qu’elles résultent le plus souvent — c’est ce que nous rencontrons assez généralement — d’erreurs stratégiques des dirigeants, d’une concentration excessive et mal maîtrisée des engagements et de défaillances ou de lacunes dans le contrôle interne.

On retrouve plus ou moins ces trois causes dans le cas présent.

La stratégie depuis fin 1989 et les premiers mois de 1990 a consisté à privilégier la croissance externe par une politique dynamique de crédit et de prises de participations en France et à l’étranger. Mais cette stratégie, et ce n’est qu’a posteriori qu’on peut s’en rendre compte, s’est située à contre-cycle, à un moment où la conjoncture économique s’essoufflait, puis se dégradait. Elle aurait pu réussir si la situation économique ne s’était pas ainsi abîmée.

En ce qui concerne la deuxième cause généralement rencontrée dans les cas de défaillance bancaire, à certains égards, il en fut de même ici. La sélection des emprunteurs n’a pas été totalement judicieuse : ils agissaient dans certains secteurs économiques vulnérables, voire spéculatifs.

En outre, le Crédit lyonnais n’a pas pu ou n’a pas su arrêter à temps certains concours. Nous savons par expérience qu’il est toujours difficile pour un banquier de décider de se couper la main pour éviter de perdre le bras.

De surcroît, le Crédit lyonnais n’a pas pu ou pas su constituer de son plein gré les provisions, pensant sans doute que demain arrangerait aujourd’hui. Et comme je l’ai dit à plusieurs reprises, il a fallu notamment la pression de la Commission bancaire pour qu’au fil des semestres, nous obtenions que soient enregistrées les provisions que nous estimions nécessaires.

Quant à la troisième cause, relative au contrôle interne, nous l’avons également constatée. Dans une stratégie de vive croissance externe, l’intendance n’a pas toujours très bien suivi. Elle n’était pas très bien adaptée. L’organisation du groupe était très décentralisée. A l’inverse, le style de commandement était quelque peu personnalisé. Le pouvoir de décision cultivait parfois le secret. Les instruments de centralisation de l’ensemble des engagements du groupe au niveau central de la maison mère n’étaient pas complets. Je donnerai un exemple : c’est nous, la Commission bancaire, qui avons fourni au Crédit lyonnais, maison mère, en novembre 1993, les engagements complets et détaillés de la filiale Altus.

Toutes ces caractéristiques ont pu, donc, entraîner, sans même que les dirigeants s’en aperçoivent réellement, le développement de moins-values qui n’étaient pas extériorisées.

Cela me conduit d’ailleurs à souligner une cause supplémentaire des événements qui se sont produits : la mauvaise foi, pour ne pas dire plus, de certains emprunteurs. Quand on a en face de soi des emprunteurs qui ne sont pas de bonne foi, il n’est pas toujours facile de régler les problèmes.

Tout cela explique que nous ayons dû passer du temps pour mettre à jour la situation financière réelle du groupe. Compte tenu de son ampleur et de sa complexité, nous n’avons pu la mettre à jour que progressivement. Quand on a affaire à un groupe d’une aussi grande taille, c’est un travail de moine bénédictin qui est assez long.

Cela n’est pas original, Monsieur le Président. Les autorités américaines ont mis cinq ans pour mettre en évidence les pertes de leurs caisses d’épargne qui ont atteint 500 milliards de dollars. La Banque d’Espagne, quant à elle, a mis plus de deux ans pour faire éclater l’affaire du Banesto, banque pourtant six fois plus petite que le Crédit lyonnais et dont le groupe, du point de vue du nombre de filiales, n’est ni aussi complexe ni aussi important que le Crédit lyonnais.

J’ajoute, sur un autre registre, qu’en intervenant à la demande de la Commission bancaire, l’Etat n’a fait que son devoir d’actionnaire. En outre, il a fort judicieusement obligé le Crédit lyonnais à faire également par lui-même un effort interne de redressement que le nouveau président est en train de conduire.

Je pense cependant qu’il faut toujours savoir relativiser les choses. Les pertes totales du Crédit lyonnais ne représentent que 1,1 % du montant total du bilan du groupe. Certes, les chiffres sont élevés, trop élevés en valeur absolue, mais qu’est-ce que 1,1 % au regard du 1,5 % de la banque Morgan, du 1,8 % de Bankers Trust — toutes deux figurent toujours parmi les premières banques mondiales — ou des 8 % de la banque espagnole Banesto dont je parlais il y a quelques instants ?

Dans sa partie classique, de très loin la plus importante, le Crédit lyonnais est une très belle banque, fort compétitive sur le plan international, car la politique audacieuse, voire aventureuse, qui a été suivie aura permis, de surcroît, de créer l’un des plus grands et l’un des plus beaux réseaux bancaires au monde.

M. le Président : Je vous remercie, Monsieur le Secrétaire général, pour cet exposé qui servira de base aux questions que nous allons vous poser, à commencer par M. le Rapporteur.

M. le Rapporteur : Monsieur le Secrétaire général, il a beaucoup été question, dans votre exposé, de la politique de provisions, qui est au centre de nos débats depuis le début des travaux de cette commission.

Que répondez-vous quand M. Haberer dit : il est vrai qu’il y avait un retard de provisionnement au Crédit lyonnais, mais c’était en quelque sorte admis par l’autorité de tutelle ? Il ne nous a pas dit qu’il y avait une connivence, mais nous avons compris que ce retard de provision existait et qu’il avait été apparemment très surpris par le fait que la Commission bancaire, relayée par le Trésor, demande assez soudainement de le rattraper.

Par ailleurs, j’ai bien noté que les provisions de 1991 avaient été beaucoup augmentées, à la demande de la Commission bancaire, par rapport à celles de 1990. Mais quand on examine ce qui se faisait à l’époque, on constate qu’il y a eu provisionnement sur l’affaire SASEA-Parretti — permettez-moi de faire le lien entre les deux, car je comprends assez mal qu’on fasse état de deux groupes différents, puisqu’ils étaient très imbriqués.

M. Jean-Louis BUTSCH : C’est exact.

M. le Rapporteur : ...mais que pour l’immobilier, en revanche, le Crédit lyonnais a adopté une politique extrêmement prudente. Il n’y avait quasiment pas de provisions pour l’immobilier sur l’exercice 1991, tel qu’il a été présenté en avril 1992.

M. Jean-Louis BUTSCH : Sur l’existence éventuelle sinon d’une connivence, du moins d’un accord tacite sur la politique de provisionnement, jusqu’au jour où nous serions brutalement intervenus, vous me permettrez, monsieur le Rapporteur, de ne pas être tout à fait d’accord avec cette présentation.

Sur le plan général, l’évaluation du provisionnement auquel les banques doivent procéder est toujours difficile, parce qu’il y entre toujours une part d’appréciation, pour ne pas dire de subjectivité. Je dis « une part », parce que nous avons tout de même, à la Commission bancaire, des bases de référence. En ce qui concerne les risques immobiliers des banques, par exemple, nous avons des informations suffisamment complètes pour nous rendre compte, sans risque de beaucoup nous tromper, du montant qu’il convient de provisionner sur telle opération ou tel risque immobilier.

Notre appréciation varie aussi en fonction d’autres éléments, notamment la configuration de l’établissement bancaire. Je prendrai un autre exemple relatif à l’immobilier. Lorsque nous avons affaire à une banque spécialisée dans l’immobilier et dont le bilan comporte surtout des actifs sur l’immobilier, nous sommes plus exigeants en matière de provisionnement que pour une banque dans laquelle les engagements immobiliers ne représentent qu’un certain pourcentage par rapport à d’autres actifs qui sont bons.

En outre, notre appréciation varie dans le temps, en fonction de la conjoncture économique.

Donc, un grand nombre d’éléments doivent constituer un faisceau convergent pour représenter ce que nous estimons être le provisionnement correct et ce que nous demandons aux banques.

J’ajouterai que l’expérience montre que chaque fois que nous allons faire des contrôles sur place dans les banques, nous revenons en demandant des provisions complémentaires. Notre appréciation est toujours plus sévère que celle du banquier lui-même.

S’agissant plus précisément du Crédit lyonnais, lorsque nous le suivions comme toutes les banques, nous lui demandions de provisionner raisonnablement et prudemment. Nous n’avions pas de motif pour être plus sévères vis-à-vis de cette banque que vis-à-vis d’autres banques. Ce n’est pas une question de connivence, c’est une question d’équité dans notre appréciation et dans le message que nous délivrons aux banquiers.

En revanche, à partir du moment où nous nous posions des questions sur les comptes et sur les résultats du Crédit lyonnais, la conséquence étant que nous étions nécessairement plus sévères et plus exigeants, je dirais, dans le temps. Dans certains cas, nous acceptons qu’une banque envisage, avec notre accord tacite, voire explicite, d’étaler ses provisions, par exemple, sur deux exercices, parce que, compte tenu de la configuration de la banque, nous savons qu’il n’y a rien de dramatique. Lorsque nous avons des inquiétudes sur la situation financière d’une banque, très généralement, nous n’admettons pas cet étalement et nous exigeons.

Par conséquent, ce qui a pu sembler brutal à M. Haberer venait de ce que nous nous posions des questions. C’était la conséquence.

M. le Rapporteur : Monsieur le Secrétaire général, vous nous avez dit qu’après le contrôle sévère exercé sur le Crédit lyonnais, vous aviez estimé le retard de provisionnement à 7 milliards de F. au 31 décembre 1992. Or dans une note de novembre 1993, on nous explique que le retard de provisionnement constaté au 30 juin 1993 est de 14 milliards de F. Ce doublement surprend un peu. Nous ne sommes pas les seuls à en être surpris. Un argument avancé par M. Haberer consiste à dire que, entre-temps, les règles de provisionnement sur l’immobilier ont été quelque peu modifiées — la règle désormais est la règle d’évaluation au prix du marché « marked to market » (sic), bien plus sévère — et que peut-être, selon une autre interprétation, des crédits immobiliers considérés comme des crédits globaux de groupes « corporate » (sic) auraient été réintroduits comme crédits immobiliers normaux, donc susceptibles de provisionnements plus sévères.

Que pensez-vous de ces appréciations ?

M. Jean-Louis BUTSCH : Monsieur le Rapporteur, je m’inscrirai en faux d’autant plus explicitement que la remarque ne vient pas de vous, mais de M. Haberer et que vous ne faites que me demander ce que j’en pense.

Ce n’est pas du tout comme cela que les choses se sont passées.

Je répondrai d’abord à la deuxième partie de votre question, mais je n’éviterai pas la première partie.

Je sais que cela a été mal interprété par la presse et par des banquiers, mais nos règles de provisionnement sur l’immobilier n’ont pas été modifiées entre le début de la crise immobilière et aujourd’hui. Je n’entrerai pas dans le détail des méthodes que nous utilisons en la matière. Si la Commission le souhaite, je suis tout prêt à le faire, mais ce n’est peut-être pas nécessaire dans l’immédiat.

J’affirme que notre méthode d’appréciation des risques immobiliers du Crédit lyonnais, comme des autres banques, n’a pas été modifiée, en gros depuis trois ans.

J’en viens à l’autre partie de votre question.

Le montant de 7 milliards de F. figure effectivement dans la lettre que le Gouverneur a écrite au ministre, le 4 août 1993. Malheureusement, l’addition finale est beaucoup plus élevée. L’explication est claire. Je reconnais, a posteriori, que la lettre que nous avons proposée à la signature du Gouverneur comportait une ambiguïté dans sa rédaction.

Mais si on la lit bien, mot à mot, on s’aperçoit que les 7 milliards de F. concernent le Crédit lyonnais, comptes sociaux, c’est-à-dire la maison mère, parce que nous avions écrit aux filiales, dans le courant et à la fin de 1992, pour leur dire qu’elles devaient faire des provisions supplémentaires. Donc, cela ne concernait que le Crédit lyonnais maison mère.

De plus, c’était sur la base des chiffres à fin décembre 1992, qui avaient constitué la base de travail de nos inspecteurs. Malheureusement, comme je l’ai dit tout à l’heure, dans le courant de 1993, les chiffres ont augmenté.

7 milliards de F. étaient une indication donnée à l’actionnaire du minimum sur la seule maison mère. Mais nous avons dit, dès ce moment-là, à l’actionnaire, c’est-à-dire à la direction du Trésor, qu’il fallait revoir les chiffres.

Et, je le répète, comme nous avons constaté, au début de 1993, une détérioration de la situation de certains débiteurs, notamment dans les filiales mais également dans le Crédit lyonnais — les chiffres avaient été arrêtés à fin décembre précédent mais ensuite la situation s’était détériorée en raison de l’effet mécanique de la conjoncture économique, le Crédit lyonnais n’y pouvait rien — et, par ailleurs, que de nouveaux risques avaient été pris par les filiales, nous avons décidé, à l’automne 1993, de retourner dans les filiales — SDBO, Altus —, puis au Crédit lyonnais lui-même. Donc, dans le courant de l’automne et au début de l’hiver 1993, nous avons malheureusement été obligés de majorer les chiffres au-delà de ces 7 milliards de F. qui n’étaient qu’une première évaluation provisoire.

M. le Rapporteur : Ces 14 milliards concernent-ils uniquement le Crédit lyonnais maison mère ou le Crédit lyonnais maison mère plus les filiales ?

M. Jean-Louis BUTSCH : Excusez-moi, il n’est pas question de 14 milliards de F.

M. le Rapporteur : Je lis dans une note de la direction du Trésor pour le ministre : « Le 30 juin 1993, le retard de provisionnement est maintenant estimé à 14 milliards de F. par la Commission bancaire, qui l’avait pourtant chiffré dans la lettre du 4 août 1993 du Gouverneur à 7 milliards de F. au 31 décembre 1992. Le Crédit lyonnais, pour sa part, estime ce retard à plus de 17 milliards de F. ».

Ce n’est pas un document émanant de la Commission bancaire, c’est une note de la direction du Trésor pour le ministre mais qui reprend des chiffres.

M. Henri EMMANUELLI : Qui semble reprendre des chiffres !

M. Jean-Louis BUTSCH : Je pense que l’explication vient du fait que c’était un chiffre encore temporaire. Entre les 7 milliards dont on parlait, qui ne concernaient que la maison mère, et le total final pour l’ensemble du groupe, nos chiffres ont augmenté au fur et à mesure que nous avancions dans l’analyse complémentaire. A l’automne, nous avons fait une analyse complémentaire des chiffres. Il est vrai que chaque fois que nous avons rencontré la direction du Trésor, nous lui avons dit : voilà où nous en sommes, mais nous n’avons pas terminé.

Je pense donc que 14 milliards de F. est un sous-total, un chiffrage intermédiaire. Nous avons présenté le chiffrage final le 22 décembre et nous n’avons plus modifié nos chiffres.

M. Henri EMMANUELLI : Il était de combien ?

M. Jean-Louis BUTSCH : 6,2 plus 14,4, soit 20,6 milliards de F.

M. le Rapporteur : Immobilier et non immobilier ?

M. Jean-Louis BUTSCH : En tout. Je dois préciser pour être complet qu’il s’agit de ce que nous appelons les provisions exceptionnelles, qui viennent s’ajouter aux provisions courantes du Crédit lyonnais. Comme toutes les banques classiques et les filiales, partie classique, le Crédit lyonnais provisionne normalement. De mémoire, cela a représenté, 11 milliards de francs, parce que le Crédit lyonnais, comme toutes les banques, a provisionné les PME et divers autres emprunteurs.

M. Yves FRÉVILLE : Dans la lettre envoyée le 28 février par le ministre de l’Economie au Premier ministre, il est fait état d’un montant de provisions exceptionnelles demandé, fin 1993, par le président du Crédit lyonnais, de 22,4 milliards de F. Il y a donc eu une révision entre les 20,6 dont vous nous venez de nous parler et les 22,4 milliards de F. A-t-elle eu lieu ou non avec l’accord de la Commission bancaire ?

M. Jean-Louis BUTSCH : Le Crédit lyonnais a fait son chiffrage de son côté. La direction du Trésor avait fait le sien à partir des éléments que nous lui fournissions. Pour le chiffrage final, j’ai envoyé des collaborateurs au Crédit lyonnais. Il a été réalisé en présence des responsables de la banque et d’un agent de la direction du Trésor, qui assiste en observateur, et donc les trois parties intéressées ont relevé les chiffres. Nous avons dit ensuite quel était, à nos yeux, le montant des provisions à constituer, et j’assume la responsabilité de ces chiffres.

Effectivement, le Crédit lyonnais lui-même est parvenu à un chiffre un peu supérieur et la direction du Trésor, quant à elle, à un chiffre un peu inférieur. Je le comprends d’ailleurs très bien. C’est humain de la part de l’un et de l’autre qui avaient des points de vue un peu différents. Nous avons dit quel était le chiffre de la Commission bancaire. Il se trouve qu’il se situait entre les deux, sans être d’ailleurs dans le juste milieu. C’est grosso modo notre chiffrage qui a été repris dans le plan final.

M. Gilles CARREZ : Monsieur le Secrétaire général, vous avez dit, au début de votre exposé, que d’une façon générale sinon systématiquement, les provisions proposées par la Commission bancaire étaient supérieures à celles que la banque souhaitait elle-même inscrire. Or on a l’impression qu’à cette période-là, l’inverse s’est produit, puisque, paradoxalement, la banque a proposé un montant de provisions supérieur à celui indiqué par la Commission bancaire. Comment cela peut-il s’expliquer ?

M. le Président : Expliquez-nous cette humanité.

M. Jean-Louis BUTSCH : Monsieur le député, chaque fois qu’il y a un changement de dirigeant dans une banque, je constate que le nouveau « fait le ménage ».

M. le Président : Il passe la paille de fer !

M. Jean-Louis BUTSCH : Il passe la paille de fer, en effet, monsieur le Président. Mais c’est humain. Le nouveau mandataire social commence par faire le ménage. Nous le constatons partout. C’est comme cela que ça se passe dans toutes les banques. C’est une démarche qui ne me surprend pas. C’est l’inverse qui me surprendrait. Ce serait exceptionnel.

M. Jean-Jacques DESCAMPS : Dans votre conclusion, parmi les causes des difficultés que vous avez retenues, vous avez insisté sur les défaillances du contrôle interne. Est-il dans les habitudes de la Commission bancaire d’alerter les responsables sur les insuffisances de contrôle interne et les dysfonctionnements internes ? A quel moment avez-vous commencé à le faire ? Avez-vous l’impression que des mesures ont été prises pour y remédier ?

M. Jean-Louis BUTSCH : C’est au fil de nos contrôles que nous avons été conduits à faire cette constatation. Antérieurement, je crois en 1987, nous avions étudié comment fonctionnait le contrôle interne au Crédit lyonnais, comme nous le faisons d’ailleurs dans d’autres banques, et nous avions été amenés à faire quelques remarques. Cela nous arrive souvent. Il est rare que nous ne faisions pas des remarques sur le contrôle interne. Il n’y avait rien de calamiteux.

Pour être très précis, je dirai que je n’ai pas de remarques ou de reproches importants à faire sur le contrôle interne de l’activité classique du Crédit lyonnais, notamment en ce qui concerne la maison mère. Il y a des lourdeurs, des doubles emplois, des lacunes, mais dans une banque de cette taille, ce n’est pas totalement anormal. J’ajouterai qu’il est beaucoup plus facile de faire ce genre de remarque quand on regarde les choses de l’extérieur que lorsqu’on est dedans et qu’on a le nez dessus. En revanche, et je l’ai dit tout à l’heure, l’intendance n’avait pas suivi, était mal adaptée à la politique de croissance externe.

Très précisément, il y a essentiellement faiblesse, voire défaillance à certains égards, d’une part, sur les dossiers que je qualifierai de spéciaux, et, d’autre part, sur le contrôle des filiales. Il existe un certain paradoxe dans cette banque entre l’impression que l’on a de l’extérieur d’une banque un peu personnalisée — j’ai parlé d’un commandement un peu personnalisé — et d’une très grande autonomie des filiales, du moins de certaines. J’ai pris pour exemple le fait qu’à la fin de 1993, c’est nous qui avons fourni au Crédit lyonnais le montant exact et détaillé des engagements de la filiale Altus. Il n’est tout de même pas normal que nous nous soyons trouvés dans cette situation.

Donc, je nuancerai mon propos de tout à l’heure en distinguant entre l’activité classique et la partie banque d’affaires.

M. Henri EMMANUELLI : Monsieur le Secrétaire général, si j’ai bien compris, en 1991, vous obtenez une rectification importante des provisions pour l’année 1990, en 1992 pour 1991. Bref, vous obtenez un meilleur provisionnement. Dans ces années, à la fin 1990, en 1991 et en 1992, est-ce un phénomène général sur la place bancaire de Paris, est-ce que toutes les banques ont tendance à sous-estimer le risque immobilier ou bien est-ce qu’il existait une situation particulière au Crédit lyonnais ?

M. Jean-Louis BUTSCH : Si vous le permettez, monsieur le député, je scinderai la question en deux parties.

J’ai peut-être eu tort de paraître un peu prétentieux : ce n’est pas sous la seule influence de la Commission bancaire que le Crédit lyonnais a augmenté, d’une manière qu’on considère comme à peu près satisfaisante, ses provisions pour 1991 et 1992. C’est notamment sous la pression de la Commission bancaire. Il nous est arrivé d’avoir des discussions très vives avec le Crédit lyonnais, parfois pendant des heures. En 1992, cela s’est terminé dans le bureau du Gouverneur. Je savais que par ailleurs, l’actionnaire exerçait aussi des pressions. Mais je parle de ce que je connais. Je n’assistais pas aux entretiens de l’actionnaire avec le président ou les dirigeants du Crédit lyonnais.

Vous me permettrez donc de nuancer un peu mon propos, qui était peut-être un peu prétentieux, en disant que ce n’est pas seulement grâce à la Commission bancaire, mais je pense que notre intervention a sans doute été assez importante à cet égard.

En revanche, en ce qui concerne l’immobilier, non seulement au Crédit lyonnais mais dans toutes les autres banques, on peut considérer aujourd’hui qu’il y avait insuffisance de provisionnement en 1991. Il est facile de le dire après coup. Dans le courant de 1991, je me rappelle avoir entendu de la bouche de spécialistes du marché immobilier : « vous savez, en France, il se produit tous les quinze ans, un retournement du marché et puis, cela repart de plus belle ». Il se trouve que, cette fois, le retournement a été plus profond. C’est reparti en ce qui concerne l’immobilier d’habitation, mais on ne peut pas dire que ce soit le cas en ce qui concerne l’immobilier de bureau dans la région parisienne. Cela reste plat.

J’ajoute qu’en 1991, les dirigeants des banques n’avaient pas une vue parfaite de la situation de leurs engagements immobiliers. Je l’expliquerai par deux motifs, dont on se rend compte après coup aussi.

Le premier tient à ce que l’immobilier tournait très vite. Lorsqu’une banque finançait des professionnels de l’immobilier, en général, les opérations sortaient en deux ans. Non seulement le banquier retrouvait ce qu’il avait prêté, mais il trouvait son bénéfice. Et comme cela tournait très vite, pour les dirigeants des banques, cela fonctionnait tout seul, si bien qu’ils ne se préoccupaient pas spécialement de ce compartiment de leur activité.

Le second, lié au premier, est que, bien souvent, dans les banques, les responsables des départements immobiliers étaient des spécialistes de l’immobilier et pas forcément des spécialistes de la banque. Assez souvent, le département immobilier était un peu un Etat dans l’Etat. Mais cela n’avait pas d’importance puisque cela tournait tout seul en deux ans et qu’il n’y avait pas de difficulté. Il en résultait une relative autonomie de ceux qui avaient la responsabilité du compartiment immobilier dans les banques.

Ces deux motifs expliquent que les dirigeants des banques n’aient vu venir le problème qu’avec retard. Je me rappelle que lorsque, dès le deuxième semestre de 1991, nous appelions l’attention des dirigeants des banques sur ce problème en leur disant : « Attention, casse-cou, vos provisions ne sont pas suffisantes », ils ne nous croyaient pas. Ils pensaient que la Commission bancaire jouait les Cassandre et qu’on allait voir, au bout de quelques mois, la conjoncture s’inverser. Ce n’est qu’à la mi-1992 que les dirigeants ont commencé à prendre conscience du problème, à considérer que nous avions raison, à nous écouter avec plus d’attention et à provisionner sérieusement. Ils l’ont fait à la mi-1992, à la fin de 1992 et de nouveau en 1993. Aujourd’hui je considère que les banques sont, dans l’ensemble, correctement provisionnées.

A cet égard, la démarche du Crédit lyonnais n’a pas été différente.

M. Henri EMMANUELLI : On peut en conclure que vous ne détectiez pas, à l’époque, un comportement aberrant des dirigeants du Crédit lyonnais à l’égard des provisions sur l’immobilier.

M. Jean-Louis BUTSCH : Sur l’immobilier, non.

Pour être complet sur votre question, je dirai que, toutes proportions gardées, en comparaison avec les autres grandes banques — la BNP, la Société Générale, Paribas —, le Crédit lyonnais était plus chargé en immobilier, mais c’est tout. A mon avis, le comportement du Crédit lyonnais sur l’immobilier en 1991 n’a pas été différent du comportement des autres grandes banques.

M. Henri EMMANUELLI : M. le Rapporteur vous a posé une question qui revient régulièrement depuis le début des travaux de la Commission, concernant les crédits hypothécaires et les crédits globaux d’entreprise (crédits « corporate »), et sur laquelle je n’ai pas saisi votre réponse.

Est-ce que vous considérez, comme on a cru le comprendre à un moment donné sans en avoir la certitude, compte tenu des règles qui sont les vôtres, qu’il est possible qu’on trouve par exemple, des crédits immobiliers Bouygues — je cite le nom de cette société non pas parce qu’elle est pour quoi que ce soit dans cette affaire mais parce que c’est le premier constructeur français — dans la structure de cantonnement des créances douteuses à vos yeux, ou bien est-ce que vous raisonnez en fonction du groupe en disant : certes, l’opération elle-même n’est pas bonne, parce qu’elle concerne des bureaux, mais compte tenu de la surface de la société, pour nous, il n’y a pas de risque. J’aimerais comprendre, car cela peut changer des choses.

M. le Rapporteur : C’est pareil pour la société immobilière Phénix, par exemple.

M. Jean-Louis BUTSCH : Je n’ai malheureusement pas l’ensemble du dossier ici. Je n’ai donc pas les chiffres sous les yeux. Je parlerai de mémoire mais je suis à peu près sûr de ma réponse.

Il n’y a pas d’engagements sur Bouygues dans la structure de cantonnement.

M. Henri EMMANUELLI : Ou de ce type-là. J’ai prononcé le nom de Bouygues. Je le retire.

M. Jean-Louis BUTSCH : De ce type-là, non.

M. Philippe AUBERGER : Monsieur le Secrétaire général, nous ayons entendu finalement très peu de choses sur les risques souverains depuis le début de cette Commission d’enquête. Il en a été question lorsque j’ai interrogé M. Peyrelevade, l’actuel président, sur l’importance des risques souverains au Crédit lyonnais. Je lui ai notamment cité les anciens Etats de l’URSS et l’Algérie, mais il y en a peut-être d’autres comme le Brésil, car je n’ai pas une connaissance exhaustive des risques souverains difficiles, voire compromis du Crédit lyonnais. Ils ont été évoqués une autre fois lorsque M. Lévêque nous a dit qu’après avoir été nommé président, il s’était aperçu que les risques souverains étaient insuffisamment provisionnés au Crédit lyonnais par rapport aux autres banques et qu’il s’est efforcé d’améliorer progressivement la situation.

Quel est votre sentiment sur ce problème ? Estimez-vous que le Crédit lyonnais est lourdement engagé sur un certain nombre d’Etats pour lesquels les risques sont importants ? Considérez-vous que le niveau actuel de provisionnement est convenable par rapport à ce qui est pratiqué par les autres banques et au plan international ?

M. Jean-Louis BUTSCH : Bien sûr, en valeur absolue, le montant des risques pays dans le bilan du Crédit lyonnais, maison mère — il n’y a pas de risques pays chez SDBO ou dans d’autres filiales — est assez élevé. Bien sûr, le Crédit lyonnais est, pour certains pays, la première ou la deuxième banque française prêteuse. Mais c’est à la taille du Crédit lyonnais.

Le Crédit lyonnais est actuellement la première banque française, ou la première ex-aequo. Il n’est donc pas étonnant que l’on trouve des risques pays au Crédit lyonnais et que l’on en trouve à ces niveaux-là. Mais, à nos yeux, le niveau des risques pays du Crédit lyonnais n’est pas excessif, compte tenu de sa taille.

J’ajouterai que ces risques pays sont assez diversifiés et que le Crédit lyonnais est engagé sur la plupart des pays malheureusement considérés comme étant à risques. Depuis que nous avons commencé à faire pression sur les banques françaises pour provisionner les risques pays, c’est-à-dire depuis 1984 — cela fait dix ans que nous suivons cela chaque année —, nous avons demandé au Crédit lyonnais, comme aux autres banques, de provisionner. Et le Crédit lyonnais a suivi, dès le départ, une politique de provisionnement des risques pays conforme à ce que nous souhaitions. Je n’ai aucun jugement défavorable à cet égard.

Nous n’avons eu qu’une seule fois — j’y ai fait allusion — de vives discussions avec le Crédit lyonnais, sur le provisionnement de l’ex-URSS. Le Crédit lyonnais n’avait pas commencé à provisionner l’ex-URSS, de même d’ailleurs que la plupart des banques françaises. Il avait imaginé une opération techniquement assez complexe qui lui permettait de sortir de ces risques sans les provisionner et nous nous y sommes opposés. Monsieur le Président, vous avez dans votre dossier des lettres que nous avons adressées au Crédit lyonnais à ce sujet. Mais le Crédit lyonnais s’est finalement incliné et il a provisionné l’URSS conformément à ce que nous demandions. C’est le seul pays sur lequel nous ayons eu réellement une discussion avec le Crédit lyonnais, qui a toujours suivi ce que nous demandions à toutes les banques.

Aujourd’hui, la situation du Crédit lyonnais est un provisionnement un peu supérieur à 50 %. Compte tenu de l’évolution de ce problème, il est, pour nous, convenable. Je n’ai pas de reproche ou de remarque à faire au Crédit lyonnais à cet égard.

Effectivement, l’année dernière, il a repris des provisions sur risques pays, pour deux raisons qui sont liées.

La première est que conformément aux accords internationaux que nous avons passés à Bâle avec nos homologues, nous avons autorisé les banques françaises à transférer, si elles le souhaitaient, dans le fonds pour risques bancaires généraux, c’est-à-dire dans les fonds propres de la banque, tous les montants de provisions excédant un taux de couverture de 50 %. Il n’y a pas de raison que nous refusions au Crédit lyonnais ce que nous avons autorisé à d’autres.

La seconde est la « bradysation » (sic) des créances sur le Brésil. Un accord, le plan Brady, du nom d’un secrétaire américain au Trésor en poste, il y a quelques années, a été passé entre les grandes banques internationales et le Brésil, au terme duquel la dette brésilienne a été remplacée par des titres garantis par des émissions du Trésor américain. Cela signifie que cette part de dette que portaient les banques étrangères, dont les banques françaises, n’est plus une créance sur le Brésil, mais une créance sur le Trésor américain. Nous avons tout naturellement autorisé les banques à reprendre les provisions constituées, puisque c’était devenu une créance normale.

M. Philippe AUBERGER : Si nous avons bien compris, la structure de cantonnement comprendra 40 milliards de F. de créances douteuses, sur lesquelles la garantie du Trésor se portera à hauteur de quelque 14 milliards de F...

M. Jean-Louis BUTSCH : 14,4 milliards.

M. Philippe AUBERGER : ...plus une somme à titre de rémunération. Certains ont dit : il n’y a aucun risque, de toute façon, le Crédit lyonnais récupérera ces 40 milliards de F. pratiquement en totalité. D’autres, plus incertains, pensent que la garantie du Trésor peut jouer en partie, voire en totalité, voire au-delà du montant garanti.

Dans la mesure où vous connaissez le défaut de qualité du papier qui va être introduit dans cette structure de cantonnement, quelle est votre appréciation sur ces 14,4 milliards de F. de garantie. A votre avis, qu’est-ce qui risque de jouer ?

M. Jean-Louis BUTSCH : Vous avez raison, ce sont 14,4 milliards de F., auxquels il faut ajouter 4 milliards de F. correspondant au coût de portage des deux premières années des actifs en cause. Ces 4 milliards de F. ne sont pas une perte, ils ne sont pas une provision, ils représentent le coût du refinancement de ces actifs.

Ce sont donc 14,4 milliards de F. que nous aurions fait provisionner par le Crédit lyonnais s’ils étaient restés dans les comptes du Crédit lyonnais, que nous n’avons plus à faire provisionner dans la structure de cantonnement, qui, ayant le statut d’établissement de crédit — la structure ad hoc, OIG, est un établissement de crédit —, est placée sous notre contrôle. Il n’y a pas lieu de les faire provisionner, puisqu’ils sont garantis par l’Etat. La garantie de l’Etat étant la meilleure qui puisse exister, nous ne faisons jamais provisionner ce qui est garanti par l’Etat français ou par un Etat de l’Union européenne.

Ces 14,4 milliards de francs sont-ils excessifs, suffisants ou insuffisants ? Vous me permettrez d’être prudent et de vous répondre que je ne suis pas prophète. Je dis qu’aujourd’hui, il y a un risque de pertes de 14,4 milliards de F. sur ces actifs de 40 milliards et que je les aurais fait provisionner par le Crédit lyonnais s’ils y étaient restés.

Mais je ne sais pas comment évoluera le marché immobilier au cours des prochaines années. Le marché immobilier de bureau se remettra, mais quand ? je n’en sais rien. Et je ne sais pas comment chacune de ces opérations à l’intérieur de ce paquet évoluera par rapport aux autres. Même avec un retournement spectaculaire du marché immobilier, il n’est pas impossible qu’une de ces créances soit définitivement perdue, à hauteur de la perte que nous évaluons aujourd’hui.

Donc, je ne peux pas vous dire si ce sera plus ou moins, mais ce que j’affirme, et j’en prends la responsabilité au nom de la Commission bancaire, c’est que 14,4 milliards de F. est le montant qui nous apparaît raisonnable, convenable, compte tenu de ce que nous connaissons aujourd’hui du marché et de ces dossiers pris individuellement.

M. le Rapporteur : Cela ne peut-il pas être interprété aussi comme un plafond fixé par la direction du Trésor et au-dessous duquel il faut caser un certain nombre de risques ? Par exemple, sur Altus ou sur Vaturi, apparemment, c’est tout de même un peu faible.

M. Jean-Louis BUTSCH : Monsieur le Rapporteur, il y a un deuxième élément et vous avez raison de le souligner. L’Etat a voulu plafonner sa garantie. Mais l’Etat a dit : je plafonne ma garantie au montant que la Commission bancaire estime raisonnable et qu’elle aurait fait provisionner par le Crédit lyonnais. Je trouve que l’Etat a eu tout à fait raison. C’est le Crédit lyonnais qui va gérer cette structure, c’est le Crédit lyonnais qui va recouvrer ces créances. L’Etat voulait intéresser le Crédit lyonnais à la bonne gestion de ces actifs. Si bien que le Crédit lyonnais va avoir intérêt à les recouvrer le plus rapidement possible, mais sans brader et sans faire des abandons en se disant qu’après tout, c’est l’Etat qui paie. Je trouve que c’était très judicieux de la part de l’Etat.

J’ajoute que le Crédit lyonnais a une deuxième contrainte. L’actionnaire de cette structure, c’est le Crédit lyonnais. Cette structure est un établissement de crédit. Nous reprendrons donc cette structure dans la consolidation du Crédit lyonnais. Pour le calcul du ratio de solvabilité, le fameux ratio Cooke, celle-ci pèsera sur le ratio du Crédit lyonnais. C’est un autre élément le conduisant à gérer convenablement cette structure.

C’est pourquoi lorsque des confrères concurrents trouvent anormal ce que fait l’Etat pour le Crédit lyonnais, je réponds que cela l’aurait été si le Crédit lyonnais avait été déchargé de tout. Mais le Crédit lyonnais sait que s’il gère mal ou si la conjoncture évolue mal et qu’il y a plus de 14,4 milliards de F. de pertes, c’est lui qui paiera. Le Crédit lyonnais sait aussi que le coût du portage est assuré par l’Etat pour deux ans mais que dès la troisième année, c’est lui qui le paiera. Et le Crédit lyonnais sait que cela pèse sur son ratio de solvabilité. Celui-ci est de 8,3 %. Il n’y a rien à dire, c’est au-dessus des 8 % réglementairement obligatoires, mais quand on sait que toutes les grandes banques internationales présentent actuellement un ratio de l’ordre de 9 %, on comprend qu’il faudra que le Crédit lyonnais fasse en sorte de monter à 9 %.

M. le Président : Monsieur le Secrétaire général, je vous remercie pour votre exposé et pour vos réponses.

Audition de M. Denis SAMUEL-LAJEUNESSE,

Président de la Société lyonnaise de Banque, membre du conseil d’administration
du Crédit lyonnais, représentant de l’Etat
(direction du Trésor) de mars 1989 à juin 1992

(Extrait du procès-verbal de la première séance du 26 mai 1994)

Présidence de M. Philippe Séguin, Président

M. Denis Samuel-Lajeunesse est introduit.

M. le Président lui rappelle que les dispositions législatives relatives aux commissions d’enquête lui ont été communiquées. A l’invitation du Président, M. Denis Samuel-Lajeunesse prête serment.

M. Denis Samuel-Lajeunesse : Président de la Société lyonnaise de banque depuis juin 1992, j’ai passé dix-neuf ans à la Direction du Trésor où j’ai travaillé dans les trois services principaux, même si l’essentiel de ma carrière s’est déroulée, dans les dix dernières années, dans le service des Affaires internationales.

Fils de haut fonctionnaire, j’ai réalisé une carrière de haut fonctionnaire qui m’a donné l’occasion de servir au Trésor mon pays avec passion. Cela m’a donné beaucoup de travail mais aussi beaucoup de satisfactions professionnelles. La défense du rang de la France au plan international, la modernisation de son économie, le renforcement de sa monnaie, tout cela m’a mobilisé pendant ces dix-neuf années.

Toute ma carrière s’est déroulée dans les services. Je n’ai jamais été membre de cabinet ministériel, mais j’ai eu, compte tenu du niveau de mes fonctions, à servir successivement, au cours des dix dernières années, M. Delors, M. Bérégovoy, M. Balladur, à nouveau M. Bérégovoy et M. Sapin.

J’ai été administrateur du Crédit lyonnais de mars 1989 à mon départ de la Direction du Trésor, fin juin 1992. J’avais auparavant eu à représenter l’Etat dans de nombreuses entreprises et banques : Marseillaise de crédit, Crédit commercial de France, Paribas, Pechiney, Erap, BFCE et Crédit lyonnais.

S’agissant du Crédit lyonnais, la tradition était que représentaient l’Etat dans les trois grandes banques nationales et les grandes compagnies d’assurance, le directeur du Trésor ou les chefs de service, qu’ils fussent ou non membres du service de tutelle, à savoir, pour les banques, le service des Affaires monétaires et financières.

Dans la pratique, l’administrateur pouvait exercer un certain rôle dans les banques petites ou moyennes ; dans les plus grandes banques, les présidents traitaient directement avec le directeur du Trésor ou le ministre. Je soulignerai que le terme « représentant de l’Etat » me paraît mieux correspondre à la pratique que celui d’administrateur, même si celui-ci est juridiquement exact.

En tant qu’administrateur du Crédit lyonnais, je représentais un actionnaire unique ou très largement dominant, l’Etat. Et comme dans toutes les entreprises, qu’elles soient publiques ou privées, la relation essentielle est la relation dirigeant-actionnaire, dès lors qu’il y a un actionnaire principal ou dominant. De ce fait, les débats ou les décisions prises devant le conseil d’administration sont largement formels. Les conseils sont des lieux de formalisation et d’information.

Dans les conseils de ce type, le rôle du représentant de l’actionnaire est, en règle générale, d’appuyer le président de l’entreprise. Tant que celui-ci est en fonction, il conserve donc la confiance de l’actionnaire. C’est encore plus vrai dans les conseils d’entreprises publiques, où les représentants du personnel qui sont administrateurs par la loi monopolisent souvent la parole et les débats.

J’ajouterai, pour illustrer ce propos, que je n’étais pas convié aux réunions qui pouvaient avoir lieu sur la stratégie du Crédit lyonnais entre le président de cette entreprise et le directeur du Trésor ou le ministre.

Comme administrateur, j’étais donc essentiellement un porte-parole. La veille de chaque conseil, le chef du bureau compétent ou son adjoint me remettait le dossier comprenant les instructions du ministre pour les affaires qui impliquaient une décision de l’actionnaire, notamment toutes les décisions relatives aux fonds propres. En retour, je transmettais au bureau compétent les notes prises au cours du conseil, de façon à compléter l’information du service de tutelle. C’est à ce service qu’étaient adressées directement les instructions du ministre ou du directeur. En règle générale, je n’en avais pas copie sauf lorsqu’elles concernaient un conseil d’administration, auquel cas elles m’étaient généralement remises la veille ou le matin même.

De même, en tant qu’administrateur, je n’avais pas à viser les notes qui pouvaient remonter au ministre, venant de la direction. Ce n’était pas la pratique.

Pour grave que puisse apparaître aujourd’hui la situation du Crédit lyonnais, avec ma double casquette d’ancien du Trésor et aujourd’hui de banquier, je relèverai que tant en France qu’à l’étranger, nombre de banques ont connu des situations aussi difficiles voire plus difficiles. Quelle que soit l’importance des efforts que l’Etat actionnaire a à faire en ce moment, la pérennité du Crédit lyonnais n’a jamais été mise en cause, alors qu’il n’en est pas forcément de même dans le cas d’autres entreprises bancaires. Je citerai le groupe du Crédit du Nord, sa filiale rhône-alpine, la Banque Rhône-Alpes — 80 % de provisions par rapport au produit net bancaire —, pour le secteur privé, la banque Worms, la banque La Hénin, et bien sûr de nombreuses banques étrangères. La faillite des caisses d’épargne a coûté plus de 100 milliards de dollars à l’Etat américain. De très grandes banques étrangères : Banker Trust, Citicorp, Lloyds, Banesto, BCCI, ont fait quasiment faillite.

S’agissant du Crédit lyonnais, lorsque j’ai quitté le Trésor et mes fonctions d’administrateur, la situation apparaissait saine. Les derniers comptes que j’ai eu à approuver pour ma part, en tant qu’administrateur, étaient ceux de l’exercice 1991. Ils faisaient apparaître un bénéfice net part du groupe supérieur à 3 milliards de F., le bénéfice net total étant supérieur à 4 milliards de F. C’était le troisième exercice successif avec 3 milliards de F. de résultat net positif. Sur les comptes de 1991, ce résultat net était obtenu après une augmentation substantielle des provisions enregistrées par l’établissement, qui étaient passées de 6 milliards de F. en 1990 à 9,6 milliards de F. en 1991, ce qui, pour l’époque, apparaissait déjà comme un effort considérable et tout à fait significatif.

Début 1992, la crise de l’immobilier, qui a été un facteur important dans la crise du Crédit lyonnais, apparaissait à peine. Nul n’imaginait la charge qu’elle pourrait représenter pour le Crédit lyonnais, comme d’ailleurs pour de nombreuses autres banques françaises.

Concernant les crédits et les risques, quel était le rôle d’un administrateur ? Je présume que c’est une question importante pour votre Commission.

La règle était, pour la tutelle comme pour les administrateurs, qu’il ne devait pas y avoir d’ingérence dans les affaires des entreprises publiques. Pour les banques, couvertes par la règle du secret commercial, cette règle était encore plus forte et impliquait que les administrateurs n’avaient pas à suivre les dossiers individuels de risques. Cela a d’ailleurs été précisé par M. Bérégovoy en réponse à une question écrite de M. Josselin de Rohan.

Il y avait au Crédit lyonnais, ce qui est relativement exceptionnel, un comité de crédits comprenant des représentants du conseil d’administration. Compte tenu de mes nombreuses obligations de voyages à l’étranger, puisque je dirigeais le service des Affaires internationales, je n’ai pas fait partie de ce comité. A ma connaissance, l’administrateur qui représentait l’Etat était M. Gisserot.

Ce comité était compétent uniquement pour les dossiers du Crédit lyonnais SA et non pas pour les filiales du groupe qui ont rencontré les difficultés que l’on sait.

Au demeurant et à la lumière de mon expérience actuelle, cette technique de comité de crédits, assez rare dans le secteur public financier, m’apparaît plutôt être un leurre et ne pas permettre un réel contrôle.

Les dossiers complexes — et donc pas les dossiers de crédits ou les dossiers de risques qui n’étaient vus ni au conseil d’administration ni par la tutelle — principalement les prises de participations, étaient bien sûr suivis par la partie tutelle de la direction du Trésor. Ils faisaient l’objet d’information du conseil.

Je citerai les dossiers Alexanders Laing, devenu Crédit lyonnais Capital Market, ou bien sûr le Crédit lyonnais Pays-Bas. Avant que ces entreprises ne reviennent à l’équilibre, ces sujets ont été évoqués à plusieurs reprises au conseil. Ce retour à l’équilibre nous a donné le sentiment que le Crédit lyonnais, s’il pouvait avoir des dossiers difficiles, parvenait aussi à les remettre en ordre.

Les risques pays ont fait l’objet de nombreuses discussions au conseil. Compte tenu de mes fonctions au Trésor, c’était pour moi un sujet important. Je relève que dans les trois ans où j’ai exercé mon mandat, le Crédit lyonnais, en retard en début de période par rapport aux autres grandes banques, les a rapidement rattrapées, portant sa couverture à 60 %.

Il a su également — c’est un point sur lequel j’avais appelé l’attention du conseil — monter le premier une opération de titrisation sur les crédits à l’Union soviétique qui étaient devenus un lourd sujet de préoccupation dont il a, je crois, géré ses risques avec habileté.

A l’été 1991, des inquiétudes sont nées sur certains risques du Crédit lyonnais. J’en ai eu personnellement. Ces risques sont nés principalement à l’occasion des difficultés de la filiale Altus qui souffrait du dossier Concept, qui, d’après ce que l’on disait, avait pu perdre beaucoup d’argent sur les marchés et dont on annonçait qu’elle allait racheter un important portefeuille d’obligations « pourries » d’Executive Life.

Pour la première fois de ma vie en tant qu’administrateur dans diverses entités, cette inquiétude m’a conduit à avoir une concertation spécifique avec les autres administrateurs représentant l’Etat, MM. Babusiaux et Gisserot. Après en avoir discuté avec eux, j’ai pris la décision d’alerter le directeur du Trésor et le cabinet du ministre. J’en avais pris note sur mon agenda de façon à ne pas l’oublier. Je l’ai évidemment fait et j’ai obtenu des réponses de divers ordres.

Quelques semaines plus tard, Jean-Claude Trichet m’a montré les annotations de M. Bérégovoy en marge d’un article du « Nouvel Observateur » de septembre 1991, largement consacré aux risques du Crédit lyonnais. Les discussions que j’ai pu avoir, à plusieurs reprises avec les représentants du cabinet, M. Hannoun ou M. Marc-Antoine Autheman, m’ont confirmé ces indications que je citerai de mémoire. Le Trésor et moi-même en tant qu’administrateur ne devions pas répandre et partager les inquiétudes répandues sur la place de Paris par les concurrents jaloux du Crédit lyonnais. En outre, M. Jean-Claude Trichet, avec qui j’avais évoqué à plusieurs reprises mes interrogations, m’a indiqué qu’il avait alors obtenu l’engagement de François Gille, le directeur financier du Crédit lyonnais, de communiquer régulièrement à Ariane Obolensky, qui dirigeait le service de tutelle compétent, tous les renseignements nécessaires à l’exercice de la tutelle. Cela laissait entendre qu’elle pouvait avoir des difficultés à les obtenir aussi clairement que cela pouvait être nécessaire, y compris sur des dossiers individuels difficiles.

M. Trichet m’a par ailleurs indiqué qu’il avait l’intention de rencontrer régulièrement M. Haberer tous les trois mois.

Par ailleurs, dans mes discussions avec Ariane Obolensky, nous avons évoqué, à plusieurs reprises, bien sûr, à cette époque, le sujet du Crédit lyonnais et la nécessité que la Commission bancaire lance une enquête, puisque c’était pour nous l’organe compétent en cas d’interrogation sur une entreprise du secteur public financier. A ma connaissance, cela a été fait à partir de l’automne 1991, où la Commission bancaire a commencé à examiner les filiales.

Au total, pour ma part, j’ai été amené à considérer, compte tenu des indications manuscrites et orales du cabinet, que le ministre approuvait pleinement la stratégie du Crédit lyonnais. J’ajoute que j’ai été, pour ma part, au printemps 1992, à l’approuvé des comptes 1991, rassuré par ces comptes et l’importance du provisionnement qui avait été opéré — plus de 50 % d’augmentation des provisions — et j’ai considéré que mes inquiétudes étaient sans doute excessives.

J’ajouterai, à titre anecdotique, que sur Altus, l’opération dite « obligations pourries » qui m’avait inquiété, une fois expliquée par les techniciens, apparaissait plutôt comme une opération brillante et profitable, ce qui a d’ailleurs été le cas. J’ai pensé qu’il pouvait y avoir des sujets difficiles au Crédit lyonnais, et le président Haberer ne s’en cachait pas, mais que cela faisait partie de la vie d’une banque et que, dans l’ensemble, ces risques étaient, à l’époque, convenablement provisionnés.

En résumé, la stratégie était connue du ministre, approuvée par celui-ci, stratégie dite de banque-industrie et visant à faire du Crédit lyonnais la banque numéro un en France et en Europe, stratégie présentant un certain risque, mais un risque assumé et dont la réalisation a probablement souffert d’une conjoncture économique difficile.

M. le Président : Est-ce que nous vous avons bien compris si nous retirons de votre exposé l’impression que la définition par l’Etat de sa responsabilité d’actionnaire est assez ambiguë et que l’organisation de l’exercice de cette responsabilité n’est pas pleinement satisfaisante ?

M. Denis Samuel-Lajeunesse : Je ne crois pas, monsieur le Président. Ce que j’ai essayé d’expliquer me paraît s’appliquer aussi bien au secteur public qu’au secteur privé. Dès lors qu’il y a un actionnaire dominant, voire unique, dans le cas du Crédit lyonnais, au début, l’essentiel de la relation a lieu entre le dirigeant et l’actionnaire. C’était encore plus vrai pour une grande entreprise comme le Crédit lyonnais. Le président Haberer traitait généralement directement avec l’actionnaire, en la personne soit du directeur du Trésor, soit du ministre. Je n’ai pas trouvé à y redire. Je n’avais pas à m’imposer face à ces personnages.

M. le Président : Vous nous confirmez que vous n’étiez pas convié aux réunions stratégiques entre le Crédit lyonnais, le ministre et (ou) le directeur du Trésor. Etiez-vous, du moins, informé de leurs conclusions ?

M. Denis Samuel-Lajeunesse : J’étais informé de ce qui était nécessaire à l’exercice de mon rôle de porte-parole de l’actionnaire au conseil.

M. le Président : De ce qui paraissait nécessaire aux participations.

M. Denis Samuel-Lajeunesse : En général, la veille de chaque conseil, l’homme de base du Trésor qui suivait le dossier du Crédit lyonnais venait me présenter les dossiers du conseil avec les commentaires qu’il avait à faire, dans la mesure où on les avait à l’avance. S’agissant de décisions que pouvait avoir à prendre l’actionnaire — prises de participations importantes, constitution du réseau du Crédit lyonnais à l’étranger, opérations en fonds propres — il m’informait des décisions prises par le ministre.

M. le Président : M. Haberer nous a indiqué que, selon ses souvenirs, des exposés stratégiques sur certains secteurs comme l’immobilier ou sur certaines filiales comme Altus ou SDBO étaient présentés au conseil d’administration. En avez-vous le souvenir ?

M. Denis Samuel-Lajeunesse : En ce qui concerne l’immobilier, je n’ai pas le souvenir qu’il y ait eu un exposé de ce genre, mais je n’ai pu revoir tous les procès-verbaux de la période. De plus, comme j’étais souvent en voyage, sans avoir fait la statistique, en trois ans, j’ai dû manquer sept ou huit réunions du conseil sur une vingtaine. Je n’ai pas le souvenir d’exposé sur la crise immobilière.

Je dois dire d’ailleurs que je l’ai découverte en arrivant à la Société lyonnaise de banque, en septembre 1992. A ma connaissance, au premier semestre 1992, si certains experts en immobilier pouvaient en être conscients, en revanche, dans les banques, on n’avait certainement pas réalisé l’ampleur du désastre que cela pouvait représenter.

S’agissant d’Altus, M. Haberer a fait venir M. Jean-François Hénin à un conseil auquel j’assistais. Je pense d’ailleurs que c’est à la suite de cet exposé que j’ai été un peu retourné dans mon sentiment et mes préjugés très négatifs sur l’opération des « obligations pourries ».

Sur la SDBO, je n’en ai pas le souvenir, mais cela a pu se produire à un conseil où j’étais absent.

M. le Président : M. Haberer nous a indiqué également que six membres du conseil d’administration se réunissaient mensuellement au sein d’un comité de crédits chargé d’examiner les demandes supérieures à 150 millions de F. ou 25 millions de dollars. Avez-vous siégé dans ce comité ?

M. Denis Samuel-Lajeunesse : Non. J’y ai fait allusion dans mon exposé, je n’ai pas fait partie de ce comité. Cela m’aurait été impossible compte tenu de mes obligations internationales.

J’ajoute, à la lumière de mon expérience d’administrateur dans différentes banques, dont le Crédit lyonnais, et à celle de mon expérience de président de banque, aujourd’hui, que je ne pense pas que cette technique soit excellente. Lorsqu’on réunit pendant deux ou trois heures, au sein d’un comité, les experts d’une banque et quelques administrateurs, aussi sélectionnés et clairvoyants soient-ils, il faudrait de leur part un don d’extra-lucidité pour ne pas approuver quasi systématiquement les dossiers présentés par la technostructure de la banque. L’interférence d’administrateurs dans la responsabilité de gestion des crédits du président et des dirigeants est un leurre. Je considère que c’est « mouiller » à bon compte des administrateurs qui n’ont pas vraiment les moyens d’exercer un rôle de contrôle. Les vrais contrôles consistent en l’examen des résultats, de la stratégie, des comptes ; ils relèvent des commissaires aux comptes, de la Commission bancaire, pour les entreprises financières, ou de la Commission de contrôle des assurances, pour les assureurs.

M. le Rapporteur : Considériez-vous comme préjudiciable à l’efficacité de la représentation de l’Etat de ne pas être en même temps au Trésor chef du service compétent pour la tutelle ? Vous étiez chef du service de l’international, ce qui vous donnait peut-être un droit de regard sur les opérations internationales du Crédit lyonnais, le développement du réseau et sur les affaires du CLBN. Estimez-vous que le dualisme entre Mme Obolensky et vous était plus efficace que la situation précédente et que la situation ultérieure ?

Par ailleurs, est-ce que vous pensez que du point de vue de M. Haberer, le conseil d’administration servait à quelque chose ? Pensez-vous que du point de vue du directeur du Trésor, le représentant de l’Etat au conseil d’administration était quelqu’un dont l’avis avait une quelconque importance ? Je le dis naturellement en dehors des personnes.

M. Denis Samuel-Lajeunesse : Concernant le premier point, je crois qu’il faut tenir compte de la situation de fait et de l’ampleur du secteur public à l’époque, avant certaines privatisations. Les présidents de très grandes entreprises financières ou d’assurance considéraient qu’ils devaient avoir à leur conseil des fonctionnaires de rang élevé. Par conséquent, il était nécessaire pour le Trésor de mobiliser les trois chefs de service et le directeur du Trésor. De ce fait, cette répartition s’imposait pour des raisons purement pratiques.

Eu égard au nombre de conseils chaque année et à la nécessité que les représentants aient un minimum d’assiduité — je vous ai dit que je n’étais pas parfait de ce point de vue, compte tenu de mes responsabilités — vous ne pouvez pas imaginer que Mme Obolensky, quand elle était chef du service des Affaires monétaires et financières, aurait pu représenter l’Etat au conseil de quatre ou cinq très grandes entreprises du secteur financier.

Il est vrai que d’avoir en même temps le rôle de représentant de l’Etat administrateur et de la tutelle facilite les choses et que, dans le cas du Crédit lyonnais, cette situation a peut-être rendu les choses moins faciles. Mais si cette dichotomie n’avait pas existé au Crédit lyonnais, cela aurait été le cas dans une autre banque.

Je crois qu’il n’y avait pas de meilleur schéma, compte tenu de cette situation de fait.

Quant au rôle du conseil d’administration du point de vue de M. Haberer, il ne m’en a jamais fait part. Il m’est donc difficile d’en parler.

M. le Président : Est-ce que c’était pire que la moyenne ?

M. le Rapporteur : N’était-ce pas une sorte de grand-messe, de rituel sans importance ?

M. Denis Samuel-Lajeunesse : Le président Haberer est quelqu’un pour qui j’ai beaucoup de respect, que j’ai connu longtemps. Il avait une autorité et un prestige qu’il exerçait, bien évidemment, sur le conseil. Les informations fournies au conseil étaient relativement abondantes. Je suppose que la commission peut se faire communiquer toute la documentation fournie au conseil. En tant que lieu d’information sur la vie de l’entreprise, beaucoup de choses s’y disaient.

Je vous ai indiqué que les représentants du personnel qui, par définition, connaissent mieux l’entreprise de l’intérieur, sont plus actifs et mieux à même de poser des questions au président. J’ai été, pour ma part, toujours un peu déçu de la timidité des industriels prestigieux membres du conseil d’administration, dont je pensais qu’ils auraient pu, avec leur expérience, l’animer un peu plus.

M. le Rapporteur : Selon vous, cela tenait-il au fait que certains d’entre eux étaient également clients du Crédit lyonnais ?

M. Denis Samuel-Lajeunesse : Peut-être pour certains d’entre eux, mais pas pour tous. Il y avait notamment M. Lévy, président de Renault. Le Crédit lyonnais était probablement préteur de Renault, mais je ne pense pas que cela ait pu influencer M. Lévy.

Il se disait des choses. Il y avait des débats de fond sur la vie de la société. Mais comme dans tous les conseils d’administration du type de ceux que j’ai décrits, il est évident qu’on ne prenait pas de décisions stratégiques. C’était un lieu d’enregistrement de décisions prises ailleurs.

Quant à l’influence que je pouvais avoir auprès de Jean-Claude Trichet, comme administrateur du Crédit lyonnais, j’avais eu l’occasion de travailler avec lui depuis son retour de l’Elysée au Trésor en 1981. Il est clair que nous étions proches, et lorsque j’avais des sujets de préoccupation ou d’inquiétude, je lui en faisais part très naturellement. Comme je vous l’ai indiqué, c’est ce que j’ai fait à l’été 1991. J’ai obtenu des réponses pour moi satisfaisantes. A partir du moment où le ministre avait été alerté et nous faisait part clairement de sa position, je considérais que mon rôle d’alerte avait été exercé et que Jean-Claude Trichet avait rempli sa fonction en transmettant ces alertes au ministre.

J’ai ajouté par honnêteté intellectuelle que les résultats du Crédit lyonnais pour 1991, connus en mars 1992, m’ont tout de même rassuré. Avec près de 10 milliards de F. de provisions, contre 6 milliards de F. l’année précédente, avec de surcroît une inflexion sensible dans la composition des provisions, puisque le Crédit lyonnais ayant opéré un rattrapage sur les risques souverains, la part des provisions affectées aux risques souverains avait été diminuée en valeur relative et celle consacrée aux risques individuels, du style de ces affaires pénibles, avait été augmentée ; on pouvait considérer que le Crédit lyonnais avait certes des risques, mais ses concurrents aussi et qu’il les gérait, faisait des provisions, essayait de s’en sortir au mieux.

M. le Rapporteur : L’affaire CLBN-SASEA ne vous inquiétait pas particulièrement ? Quand M. Haberer en a-t-il pour la première fois parlé au conseil d’administration ? En a-t-il même parlé ?

M. Denis Samuel-Lajeunesse : En arrivant au Crédit lyonnais comme représentant de l’Etat, je conservais le souvenir des désagréments de cette maison à l’occasion de l’acquisition de la banque Slavenburg. Le sujet a été évoqué à plusieurs reprises. Le souvenir que j’en garde, c’est que le CLBN était progressivement retourné à l’équilibre. Je me souviens que lors d’un des premiers conseils d’administration auquel j’ai assisté — je ne sais plus si c’était en 1990 ou en 1991 — le retour à l’équilibre du CLBN a été annoncé. J’avoue que je n’ai pas creusé ce que recouvrait ce retournement de situation. Je n’en avais d’ailleurs pas les moyens. Je n’avais pas de raison de mettre en doute le fait qu’une meilleure gestion avait permis ce redressement reflété dans des comptes approuvés par les commissaires aux comptes.

S’agissant de SASEA, de mémoire, je n’ai pas le sentiment d’en avoir entendu parler avant fin 1991 ou début 1992. Les indications que ma mémoire conserve sont que le Crédit lyonnais nous a fait part de ce sujet de préoccupation tout en nous indiquant que sa situation juridique était extraordinairement forte. Il nous a indiqué qu’il avait fait le maximum pour redresser SASEA et que lorsqu’il avait considéré que ces efforts étaient vains, il avait pris les mesures juridiques nécessaires pour protéger ses intérêts. Le souvenir que j’ai est que le Crédit lyonnais, à l’époque, considérait sa position juridique vis-à-vis des autres actionnaires comme extraordinairement forte. Il était très sûr de son bon droit. Je n’avais évidemment pas non plus les moyens d’aller fouiller dans ce dossier pour contester ces affirmations.

M. Henri EMMANUELLI : Nous avons longuement entendu M. Trichet. Monsieur le Président, vous nous avez dit avoir eu des inquiétudes. Nous avons cru comprendre que vous les avez manifestées et que tout cela s’était achevé sur des notes manuscrites en marge d’un article du « Nouvel Observateur ». Connaissant un peu le fonctionnement de la maison, je suppose que vous avez fait part de vos inquiétudes à M. Trichet. Or, il ne nous a pas fait part des siennes à un moment donné. Que s’est-il exactement passé à l’intérieur de la direction du Trésor ? Avez-vous rédigé une note à M. Trichet ? Vous a-t-il donné des instructions ?

M. Denis Samuel-Lajeunesse : J’ai fait part de mes inquiétudes à Jean-Claude Trichet au mois d’août 1991. Pendant toute cette période, j’ai eu plusieurs conversations avec Ariane Obolensky. J’ai également alerté le responsable compétent au cabinet, Marc-Antoine Autheman. J’ai considéré que s’il y avait des notes à faire au ministre pour l’alerter sur ces inquiétudes, c’était au service compétent...

M. Henri EMMANUELLI : Non, j’ai dit une note à M. Trichet.

M. Denis Samuel-Lajeunesse : Je n’ai pas fait de note écrite à M. Trichet. Nous nous voyions très régulièrement, plusieurs fois par jour. Nous avions des relations de totale confiance. Je considérais qu’à partir du moment où je l’avais alerté, il ferait le nécessaire. J’ai obtenu, quelques semaines plus tard, des réponses, puisqu’il m’a indiqué que, après avoir parlé avec Jean-Yves Haberer, ils étaient convenus que l’information serait meilleure entre M. Gille et Mlle Obolensky et qu’il rencontrerait lui-même M. Haberer régulièrement tous les trimestres pour parler de la situation. Il m’a également mis sous le nez l’article du « Nouvel Observateur » auquel j’ai fait allusion. Je ne me suis pas interrogé pour savoir si M. Trichet avait parlé à M. Hannoun ou à M. Bérégovoy ou s’il était intervenu par écrit. J’ai considéré que j’avais des réponses et des instructions.

M. Henri EMMANUELLI : Autrement dit, il n’y a pas de note à l’intérieur de la direction du Trésor. Il y a juste des annotations manuscrites de M. Bérégovoy sur un article du « Nouvel observateur » ?

M. Denis Samuel-Lajeunesse : Je n’ai pas la connaissance de toutes les notes qu’il peut y avoir à l’intérieur de la direction du Trésor.

M. le Président : De toute façon, à la mi-1991, à part vos craintes ponctuelles sur « Executive Life » et une impression générale sur Altus, qu’auriez-vous eu d’autre à dire, en l’état de vos informations de l’époque ?

M. Denis Samuel-Lajeunesse : En l’état de mes informations de l’époque, le dossier Altus me préoccupait et on parlait aussi un peu de l’affaire Parretti. Il s’agissait malgré tout, dans les deux cas, de dossiers ponctuels dont je n’imaginais pas qu’ils puissent compromettre gravement l’activité du Crédit lyonnais.

Avec la masse de provisionnement qu’une entreprise de ce genre pouvait supporter, c’étaient des dossiers difficiles mais supportables. J’avais cependant le sentiment qu’ils pouvaient révéler certains dysfonctionnements. C’est pourquoi, dans mes discussions avec Jean-Claude Trichet et Ariane Obolensky, j’ai indiqué qu’il serait bienvenu que la Commission bancaire se penche sur le cas du Crédit lyonnais. J’ai appris à l’automne que la Commission bancaire allait examiner ce qui se passait au Crédit lyonnais. A partir de ce moment-là, je considérais que c’était principalement la Commission bancaire qui, s’agissant de risques individuels et de la gestion détaillée du Crédit lyonnais, devait se pencher sur ce cas-là.

M. Henri EMMANUELLI : Lorsque nous avons auditionné le secrétaire général de la Commission bancaire, il a fait allusion à un nombre assez considérable de réunions qui se seraient d’ailleurs tenues à plusieurs périodes : en 1991 pour rehausser les provisions de 1990, puis 1992 pour rehausser celles de 1991, puis d’autres encore ultérieurement, mais vous n’y étiez plus. Avez-vous participé à ces réunions ou est-ce que le Trésor y participait ? Quelle information lui est venue de la Commission bancaire ?

M. Denis Samuel-Lajeunesse : Je n’ai pas participé à ces réunions. J’ignore quel type de comptes rendus pouvaient être faits par la Commission bancaire au Trésor.

M. Henri EMMANUELLI : Avec qui parlait-elle au Trésor ?

M. Denis Samuel-Lajeunesse : J’imagine que la Commission bancaire devait parler à Mlle Obolensky ou à Jean-Claude Trichet. Je rappelle que les rapports de la Commission bancaire, sur quelque banque que ce soit, sont destinés au président de l’entreprise qui en discute ensuite, s’il le souhaite, avec ses actionnaires. Compte tenu de ces caractéristiques juridiques, je suppose, mais je n’étais pas directement au courant, qu’il devait y avoir des discussions Commission bancaire-Trésor mais qu’elles devaient être largement informelles.

M. Henri EMMANUELLI : Donc, il y a eu des contacts avec tout le monde au Trésor, sauf avec le représentant au conseil d’administration. Trouvez-vous ce fonctionnement normal ?

M. le Président : C’était le propos initial de M. le Président.

M. Henri EMMANUELLI : Il y aurait eu des contacts avec Mlle Obolensky, avec M. Trichet, avec tout le monde, sauf avec la personne qui représentait la direction du Trésor au conseil d’administration ?

M. Denis Samuel-Lajeunesse : C’est tout à fait le cas.

J’ajouterai que le représentant de l’Etat est un porte-parole. Il y a cinq à six conseils d’administration par an auxquels il consacre deux à trois heures chacun. Je mets au défi quiconque, avec trois heures d’exposés de cadres d’une maison et de discussion, de se faire une opinion approfondie. Il existe heureusement pour contrebalancer cela une série de mécanismes de contrôle qui font que l’administrateur, dans le cadre d’une entreprise avec un actionnaire majoritaire, n’a pas un rôle fondamental à jouer. Il a un rôle de porte-parole et d’information. Mon rôle était de retransmettre à la tutelle les informations recueillies au conseil. J’étais conscient de ma responsabilité d’« administrateur ». C’était un rôle d’alerte. Je l’ai joué lorsque j’ai eu quelques inquiétudes.

Pour le reste, je le répète, en 1991 et au premier semestre de 1992, je n’ai pas eu d’inquiétude en tant que représentant de l’Etat. Depuis, dans mes fonctions de président de la Société lyonnaise de banque, où je suis administrateur dans d’autres entreprises, il m’est arrivé d’avoir plus d’anxiété que je n’en avais à l’époque à l’égard du Crédit lyonnais. Trois années avec plus de trois milliards de francs de résultat net positif, des provisions importantes : il n’y avait pas là, a priori, de quoi inquiéter un administrateur, avec toute la conscience qu’il peut mettre dans sa fonction.

S’agissant des relations entre l’entreprise et l’actionnaire, elles me paraissaient mieux exercées de façon directe avec les gens compétents dont c’était la mission de se pencher sur les dossiers des banques à longueur de journée.

M. Henri EMMANUELLI : Pour synthétiser, en 1992, étiez-vous inquiet, aviez-vous le sentiment que le Crédit lyonnais était sur une mauvaise pente, ou étiez-vous rassuré, pensant que le Crédit lyonnais, dans la stratégie dans laquelle il s’inscrivait, était sur la bonne voie ?

M. Denis Samuel-Lajeunesse : En 1991, j’ai été inquiété par deux ou trois dossiers ponctuels, d’où mon souhait que ceux-ci puissent être examinés par la Commission bancaire. Quant à la stratégie générale visant à faire du Crédit lyonnais le numéro un et à la stratégie dite de banque-industrie, je n’avais honnêtement pas le sentiment, en 1991, que cela puisse engendrer des difficultés importantes pour le Crédit lyonnais. C’était, en outre, une stratégie pleinement assumée par le ministre, M. Bérégovoy.

Au début de 1992, je n’avais pas changé de sentiment. Les comptes du Crédit lyonnais, approuvés par les commissaires aux comptes, vus par tout le monde, ne manifestaient pas de détérioration significative. Le Crédit lyonnais avait réussi, malgré l’augmentation de ses risques, donc de ses provisions, à maintenir sa rentabilité au-delà de 3 milliards de francs. Je crois que par rapport aux autres grandes banques, la Société Générale et la B.N.P., il avait encore en 1991 les meilleurs résultats relatifs.

M. Henri EMMANUELLI : Donc, la note manuscrite de M. Bérégovoy n’a pas troublé votre sérénité ?

M. Denis Samuel-Lajeunesse : J’ai considéré que j’avais alerté...

M. Henri EMMANUELLI : Je voulais seulement savoir si vous avez parlé de cette note parce que vous aviez jugé qu’elle s’inscrivait en faux sur ce que vous pensiez ou uniquement pour en faire état.

M. Denis Samuel-Lajeunesse : Les choses sont à la fois plus simples et plus complexes. Le ministre considérant nos inquiétudes excessives et nous l’écrivant, cela m’étant confirmé oralement, à plusieurs reprises, par les membres du cabinet, les résultats étant plutôt bons pour 1991, du moins à en juger par les comptes tels qu’approuvés par les commissaires aux comptes, j’avoue que les inquiétudes passagères que j’avais eues se sont relativement dissipées.

J’ajoute que concernant Altus, qui était un de mes principaux sujets d’inquiétude, j’ai été rassuré par la présentation qui avait été faite au conseil, notamment par la démonstration de l’intelligence de l’ingénierie financière que représentait le dossier des « obligations pourries ». On a commencé par acquérir des milliards de dollars d’obligations sur des entités à signature faible et en creusant, on a trouvé, je crois, une source de plus-value importante. Je me suis dit qu’ils étaient peut-être plus malins que je ne pensais.

M. Henri EMMANUELLI : Vous avez parlé, à deux ou trois reprises des comptes « tels que présentés » par les commissaires aux comptes. Avez-vous un doute sur la façon dont les commissaires aux comptes présentaient les comptes ?

M. Denis Samuel-Lajeunesse : Aucun doute. Je ne vois pas comment j’aurais pu avoir des doutes sur la façon dont les commissaires aux comptes faisaient leur travail.

M. Henri EMMANUELLI : C’était juste une question d’expression.

M. Denis Samuel-Lajeunesse : Certainement. Pardonnez-moi.

M. le Président : A quel moment se tient le conseil d’administration au cours duquel M. Hénin explique la stratégie d’Altus et apporte les apaisements que vous évoquiez ?

M. Denis Samuel-Lajeunesse : Je peux me tromper. De mémoire, je situerais cela à l’automne 1991, mais sans certitude, monsieur le Président.

M. le Président : Nous disposons d’éléments au terme desquels, à l’automne 1991, précisément, M. Trichet est quasiment affolé par la situation d’Altus et s’en ouvre au ministre. Avez-vous eu écho de cette inquiétude de M. Trichet en octobre 1991 ?

M. Denis Samuel-Lajeunesse : Tout à fait. J’avais contribué à la créer à partir du mois d’août.

M. le Président : Etait-ce postérieur ou antérieur à l’audition de M. Hénin ?

M. Denis Samuel-Lajeunesse : Il faudrait relire les procès-verbaux de l’époque. L’intervention de M. Hénin y est sûrement retranscrite. La commission doit donc pouvoir vérifier ce point de calendrier sur lequel je ne peux pas vous éclairer.

M. Philippe AUBERGER : Vous n’avez pas prononcé du tout le mot « cinéma ». Vous avez parlé du CLBN, mais non de son activité la plus inquiétante. Certaines inquiétudes apparaissaient déjà avant votre arrivée au conseil d’administration, mais elles se sont amplifiées au moment où vous étiez administrateur.

En outre, en tant que chef de service, vous avez dû avoir à connaître du dossier d’investissement étranger présenté par M. Parretti et du fait que le directeur du Trésor a refusé la prise de participation dans Pathé.

M. Henri EMMANUELLI : C’est le ministre !

M. Philippe AUBERGER : Non, c’est le directeur du Trésor au nom du ministre, par délégation.

Je suis un peu étonné du fait que vous n’ayez pas du tout parlé de cela, parce que le début des malheurs du Crédit lyonnais sur la place publique date indiscutablement de cette affaire, c’est-à-dire des années 1988 et 1989.

Par ailleurs, en tant que chef du service des Affaires internationales, vous aviez certainement à coeur d’exécuter la volonté de M. Bérégovoy de traquer l’argent sale. Or on peut se poser la question de savoir si de l’argent sale n’était pas utilisé dans le cadre de cette affaire et, plus généralement, de l’origine des fonds manipulés par M. Parretti. On peut se demander si des dirigeants du Crédit lyonnais Bank Nederland ou certains dirigeants français qui suivaient les affaires du CLBN n’auraient pas pu être manipulés par la mafia. C’est une hypothèse que je n’écarte pas. Quelle est votre opinion à ce sujet ?

Parallèlement, quelqu’un nous a dit qu’il avait l’impression que ces personnes étrangères, M. Parretti, peut-être M. Fiorini, sans doute M. Kerkorian, essayaient de manipuler la presse française et donc, en quelque sorte, exerçaient un chantage sur le Crédit lyonnais via la presse française. Cet article du « Nouvel Observateur » en est peut-être le fruit. C’est une hypothèse que l’on peut émettre.

Sur ces deux points, d’une part, l’attitude du Crédit lyonnais face aux affaires de cinéma, les relations avec M. Parretti, et, d’une façon générale, la mafia et l’argent sale, et, d’autre part, les risques d’une manipulation de la presse française, avez-vous une opinion ? Est-ce que cela ne vous a pas conduit à des interrogations sur le Crédit lyonnais et l’éthique ?

M. Denis Samuel-Lajeunesse : J’ai peu parlé des affaires de cinéma dans ma présentation. J’ai compris qu’elle devait être courte. Je crois avoir cité Parretti avec Altus...

M. le Président : C’est exact.

M. Denis Samuel-Lajeunesse : ... lorsque je vous ai fait part des inquiétudes que j’avais pu avoir au mois d’août 1991, donc avant l’article du « Nouvel Observateur ». Comme j’ai pensé que cette question pourrait intéresser la commission, j’ai essayé de rassembler mes souvenirs. Je crois qu’il faut distinguer deux temps.

Dans un premier temps, il y a eu l’affaire Pathé. Elle s’est présentée comme une affaire d’investissement direct en France. En tant que telle, elle était gérée par le service des Investissements et participations. Même si mon service avait la responsabilité de l’élaboration de la réglementation en matière d’investissement direct et de change, la gestion des dossiers était effectuée par l’autre service. Cela dit, compte tenu de l’importance de ce dossier, j’en ai bien sûr entendu parler. Elle a été évoquée à plusieurs reprises en réunion entre les chefs de service et le directeur.

Le Trésor a toujours été très partisan que ce dossier soit refusé. A ma connaissance, il l’a écrit au ministre. Le sujet était difficile, car il s’agissait d’un investissement d’origine communautaire, italienne. Nous avons fait du mieux possible pour que le dossier Pathé soit refusé. Je crois avoir contribué, à l’époque, à la solution en suggérant qu’on pouvait évoquer l’atteinte à l’ordre public, s’agissant d’une affaire sur laquelle nous pouvions légitimement avoir non pas des certitudes mais en tout cas des doutes sur l’origine de l’argent. Ce qui a été fait par M. Bérégovoy.

C’est un sujet auquel je suis, par définition, assez sensible, puisque, après le sommet de Paris, j’ai été chargé par le ministre, de diriger le Groupe d’action financier international — GAFI —, que j’ai présidé les deux premières années. Les quarante recommandations du GAFI sont issues du travail que j’ai mené avec quatorze autres pays de l’OCDE. C’est donc un sujet que j’ignorais avant le sommet de Paris et dans lequel je me suis plongé amplement pour exercer mes fonctions de premier président du GAFI.

En ce qui concerne MGM, j’en ai entendu parler lorsque M. d’Aubert et M. de Rohan ont posé, à de nombreuses reprises, des questions au ministre. Le ministre a toujours souhaité que ces questions soient retransmises au Crédit lyonnais. S’agissant de dossiers de crédits individuels, probablement montés par une filiale étrangère soumise au secret bancaire, il voulait que ce soient les réponses de l’entreprise qui soient données aux parlementaires.

En tant que représentant de l’Etat, sur un sujet de ce genre qui m’inquiétait, je considérais important d’être rassuré. J’ai lu les réponses du Crédit lyonnais, puis les réponses aux questions écrites. J’ai eu connaissance de la réponse qui a été faite par M. Haberer à M. Trichet, selon laquelle le Crédit lyonnais n’avait pas financé l’OPA sur MGM.

Le ministre avait ajouté dans la réponse à la question écrite : « L’autonomie de gestion d’une entreprise publique fait que l’Etat actionnaire n’a pas à connaître les décisions individuelles d’octroi de crédits des banques nationales et encore moins de leurs filiales à l’étranger, juridiquement indépendantes ».

Quelques mois plus tard, Jean-Yves Haberer a indiqué au conseil d’administration du Crédit lyonnais qu’il avait été trompé par les responsables locaux du Crédit lyonnais Pays-Bas, que les sanctions nécessaires avaient été prises et que l’ensemble des dossiers cinéma étaient rapatriés d’Amsterdam à Paris, de façon à ce que leur gestion soit suivie de près. Au sujet de MGM, M. Haberer a ajouté que c’était une entreprise qui avait de la valeur et que, après avoir pris les mesures nécessaires de prise de contrôle de l’entreprise, puis de redressement, le Crédit lyonnais serait à même de la revendre de façon intéressante et de récupérer une large partie de ses crédits. Je ne peux pas vous dire avec précision à quelle date a pu avoir lieu cette intervention au conseil d’administration, mais je la situe fin 1991 ou début 1992.

J’ajoute que les responsables du Crédit lyonnais nous expliquaient aussi que tous ces crédits n’étaient pas des crédits en blanc mais assortis de toutes sortes de sûretés.

Y a-t-il eu manipulation de la presse ? C’est une question que je ne me suis pas posée. Sur l’origine de l’argent de M. Parretti ou de M. Fiorini, j’avais certainement des doutes. A ma connaissance, aucune preuve n’a été apportée jusqu’à présent, mais je considérais que ces doutes pouvaient être suffisants pour que l’Etat français fasse tout pour repousser le dossier Pathé. Ce qui a été fait. Nous avions été très satisfaits de la décision du ministre. Nous sommes tantôt heureux de ses décisions, tantôt moins, mais en tant que fonctionnaires, nous sommes par définition obéissants et loyaux. Nous suivons les décisions du ministre.

M. le Rapporteur : Sur l’affaire Pathé, il a été dit que la COB avait apporté quelques éléments sur M. Parretti. En avez-vous eu connaissance ?

M. Denis Samuel-Lajeunesse : Non.

M. Yves FREVILLE : Je reprends la question du calendrier. Sur Altus, un signal d’alerte est donné, le directeur du Trésor écrit au ministre et, en novembre 1991, la Commission bancaire commence son enquête. Mais la Commission bancaire ne commence qu’en mars 1992 à étudier le cas d’International Bankers et de la SDBO. Des signaux d’alerte concernant ces deux autres dossiers seraient-ils apparus entre novembre 1991 et mars 1992, soit au Trésor, soit au conseil d’administration ?

M. Denis Samuel-Lajeunesse : De mémoire, je n’ai pas eu connaissance de signaux d’alerte particuliers, en cette période, sur ce sujet.

M. Henri EMMANUELLI : L’origine de l’argent de M. Parretti et de M. Fiorini est une question qui revient souvent. J’ai le sentiment que tout le monde a eu des doutes sur la clarté de l’origine de ces fonds. Y a-t-il eu, à votre connaissance, au sein du ministère des Finances, des investigations ? Est-ce que la douane a été chargée d’enquêter ? Est-ce qu’on a fait des démarches auprès du gouvernement italien pour obtenir des renseignements ?

M. Denis Samuel-Lajeunesse : Je l’ignore.

M. le Président : Y a-t-il eu des interventions spontanées du gouvernement italien, sur ce dossier ?

M. Denis Samuel-Lajeunesse : A ma connaissance, mais mes connaissances relèvement probablement, à l’époque, de la lecture de la presse, je pense que M. De Michelis a pu en parler à certains membres du gouvernement français.

M. Jean-Jacques DESCAMPS : Est-ce que les représentants de l’Etat dont vous étiez se sont estimés, à un moment ou à un autre, en responsabilité de porter un jugement sur le management du Crédit lyonnais ? Est-ce que vous avez porté, par note ou oralement, un jugement sur le fonctionnement ou les dysfonctionnements du Crédit lyonnais ?

M. Denis Samuel-Lajeunesse : Je crains de devoir répéter ce que j’ai indiqué. Pour ma part, je considérais que la stratégie du Crédit lyonnais et du président Haberer était une stratégie offensive.

M. Jean-Jacques DESCAMPS : Je ne parle pas de la stratégie mais du fonctionnement, du management, des structures internes.

M. le Président : On parle beaucoup, par exemple, de l’insuffisante maîtrise des filiales. Cela vous apparaissait-il ?

M. Denis Samuel-Lajeunesse : Honnêtement, cela ne m’apparaissait pas clairement à l’époque.

M. le Président : Encore que toutes vos craintes soient venues de certaines filiales.

M. Denis Samuel-Lajeunesse : Cela ne m’apparaissait pas clairement. Toutefois, à partir du moment où il y avait deux ou trois dossiers difficiles, j’ai eu le sentiment que d’une façon générale, il serait opportun que la Commission bancaire examine la situation du Crédit lyonnais, tant celle de ses filiales qu’au plan général. Cela étant, c’était plutôt de ma part une façon de me rassurer, parce que j’avais confiance dans le président Haberer et ses équipes. Je n’imaginais pas que le dysfonctionnement de certaines filiales puisse être aussi généralisé que la lecture de la presse, à l’époque, ou les évènements intervenus après mon départ du conseil d’administration, le laissent à penser aujourd’hui.

C’était une inquiétude née de deux ou trois dossiers avec le sentiment que lorsqu’on a des inquiétudes, il faut les lever. Et la meilleure façon de les lever, c’était que la Commission bancaire aille voir ce qui se passe.

M. le Président : M. Trichet écrivait au ministre qu’il n’avait pas l’impression que M. Haberer ait lui-même, par exemple sur Altus, la pleine conscience de l’ampleur des dégâts.

Il n’y a pas d’autre question ?

Monsieur le Président, nous vous remercions.

Audition de Mme Ariane OBOLENSKY,

Chef du service des affaires internationales à la Direction du Trésor, Chef du
service des affaires monétaires et financières
d’octobre 1988 à juillet 1992

(Extrait du procès-verbal de la première séance du 26 mai 1994)

Présidence de M. Philippe Séguin, Président

Mme Ariane Obolensky est introduite.

M. le Président lui rappelle que les dispositions législatives relatives aux commissions d’enquête lui ont été communiquées. A l’invitation du Président, Mme Ariane Obolensky prête serment.

M. le Président : Madame Obolensky, vous avez la parole pour un exposé liminaire.

Mme Ariane OBOLENSKY : Monsieur le Président, Monsieur le Rapporteur, vous avez bien voulu me demander de traiter deux points : d’une part, les causes des difficultés financières liées aux pertes encourues par le Crédit lyonnais et, d’autre part, les conditions dans lesquelles les contrôles comptables, les contrôles de l’Etat et les contrôles prudentiels ont été exercés.

Permettez-moi, auparavant, de faire une remarque liminaire. J’ai été chef du service des Affaires monétaires et financières à la Direction du Trésor de la fin du mois d’octobre 1988 au début du mois de juillet 1992. Après cette date, je n’ai d’autre connaissance de ce dossier que les informations publiées dans la presse ou les propos relativement généraux que j’ai pu entendre dans les réunions de direction de la Direction du Trésor.

Je n’ai personnellement jamais vu ni les comptes afférents à la période postérieure, ni les notes de la maison, ni les rapports de la Commission bancaire. J’ai choisi délibérément de ne pas en prendre connaissance, de manière à ce que le témoignage que je vous porte soit le reflet de ce que j’ai vécu moi-même et non pas une vision recomposée après ces différentes lectures.

En revanche, j’essaierai de vous donner, au cours de cet exposé, l’image la plus fidèle possible de la manière dont, à cette époque, nous percevions les choses et la situation du Crédit lyonnais.

Pour ce faire, dans la première partie de mon exposé, je vous proposerai un petit aperçu chronologique pour vous dire comment nous avons vécu l’évolution des choses dans le service des affaires monétaires et financières de la Direction du Trésor.

A la fin de l’année 1988, lorsque j’ai pris mes fonctions, l’un des premiers dossiers dont j’ai eu à m’occuper a été celui de la mise en place du ratio Cooke. L’agrément de cette réglementation prudentielle au niveau international nous a conduits à regarder de près la situation des fonds propres des banques françaises, en particulier de celles dont l’Etat était actionnaire. Il apparaissait que ces besoins en fonds propres seraient très importants pour que nos banques soient à niveau à la fin de l’année 1992, échéance prévue de mise en oeuvre de cette réglementation.

Ceci était vrai pour toutes les banques mais de manière inégale ; il apparaissait d’ores et déjà, pour le Crédit lyonnais, un besoin en fonds propres plus important que pour les autres banques.

L’image du Crédit lyonnais qui ressortait alors des dossiers dont j’avais été pourvue était celle d’une très grande banque, très professionnelle, avec de très grandes forces, un réseau très bien implanté sur le plan national et international, d’une grande compétence professionnelle, mais avec également quelques faiblesses : une rentabilité plutôt moins forte que celles des deux autres grandes banques de taille comparable, un effort de provisionnement à réaliser par rapport à celles-ci et une image plutôt conservatrice que dynamique de sa politique commerciale.

Pendant la période 1989-1991, nous avons assisté à un changement de stratégie impulsé de façon nette par le nouveau président, M. Jean-Yves Haberer. Cela s’est traduit dans le plan triennal sur les années 1990-1992, interne au Crédit lyonnais, qui montrait la volonté de cette banque d’avoir une stratégie ambitieuse.

Cette stratégie ambitieuse consistait à conduire, en France, une politique commerciale particulièrement dynamique vis-à-vis des particuliers et des petites et moyennes entreprises. A l’étranger, le Crédit lyonnais visait non pas à devenir une banque de proximité, mais à être capable partout de suivre une clientèle de grandes entreprises, jugée comme étant la clientèle normale d’un établissement comme le Crédit lyonnais. Elle visait enfin à un renforcement dans les métiers financiers.

Dans ces conditions, sur toute cette période, le dialogue, avec l’actionnaire, a porté très largement sur la recherche des fonds propres. Je vous ai dit que le Crédit lyonnais avait un problème de mise à niveau. Il était clair, et cela a été relevé d’emblée par la direction du Trésor, qu’une telle stratégie serait coûteuse en fonds propres et qu’il faudrait chercher à trouver des solutions.

Un certain nombre de solutions ont été à ce moment-là énumérées et ont fait l’objet de discussions. Je pourrai y revenir dans le cadre des questions, si vous le souhaitez.

Nous avions alors en face de nous, dans nos rapports réguliers avec les équipes du Crédit lyonnais, des équipes motivées et des gens plutôt assez sûrs d’eux, avec un moral assez « gonflé », si vous me permettez cette expression un peu triviale.

Nous avons eu quelques soucis évidemment, pendant cette période 1989-1991, plus précisément jusqu’au milieu de 1991, date à laquelle est intervenu un tournant. D’abord, nous avons pensé assez vite que la stratégie de recherche de fonds propres, notamment grâce aux apports de titres, était peut-être un petit peu trop ambitieuse. Ensuite, nous avons su qu’il y avait quelques petits déboires sur un certain nombre de filiales, notamment sur Altus, mais c’était réduit. Il s’agissait d’une affaire dite « Concept » qui était une affaire d’informatique. Enfin et surtout, nous avions eu l’alerte Parretti, qui avait conduit le directeur du Trésor, en mars 1990, à demander au président du Crédit lyonnais si la banque, directement ou par ses filiales, avait financé l’OPA sur MGM. La réponse alors avait été non.

En 1991, nous avons commencé à avoir en face de nous une image un peu différente. L’évolution a été progressive. La conjoncture a changé. Toutes les banques se sont retrouvées dans des situations plus tendues, plus difficiles, avec des efforts de provisionnement plus importants sur leurs risques, avec des crédits qui se distribuaient moins vite et donc des effets de ciseau sur leurs comptes d’exploitation.

Et puis est intervenu pour nous un coup de tonnerre : la reconnaissance par le Crédit lyonnais qu’il y avait bien eu financement de l’OPA sur MGM. C’était vraiment pour nous un coup de tonnerre, car nous n’aurions jamais pu imaginer que la réalité fût différente de ce qui nous avait été dit.

Enfin, nous avons eu beaucoup de soucis sur Altus. Il y avait des rumeurs de place, une multitude de petites affaires que nous commencions à connaître, comme celle de la banque Saga — celle-ci me vient à l’esprit mais il y en avait d’autres — qui laissaient à penser qu’Altus faisait des affaires peut-être dans des circonstances qui n’étaient pas exactement celles que nous aurions souhaitées pour la filiale d’une banque publique.

Il y a eu enfin l’affaire DREXEL, c’est-à-dire la récupération d’une équipe de traders particulièrement doués dans les « Junk bonds » (sic), c’est-à-dire des obligations à très haut risque.

Tout cela nous a beaucoup inquiétés. Nous en avons parlé avec M. Trichet. M. Trichet a appelé M. Haberer qui lui a dit : « Voyez M. Gille, je lui demande de revoir avec vous cette affaire ». Nous avons alors été un peu rassérénés. Nous avons eu le sentiment que le Crédit lyonnais lui-même, en la personne de M. Gille, regardait de plus près ce qui se passait chez Altus.

En octobre nous sont parvenues de l’intérieur des informations plus alarmantes sur Altus. Nous avons interrogé la Commission bancaire qui nous a dit : c’est comme si nous y étions, nous y allons dans quelques jours. J’ai parlé moi-même avec M. Butsch, qui m’a dit : « Après Altus, j’irai vérifier les comptes de SDBO. Après quoi, j’examinerai les risques immobiliers du Crédit lyonnais ». J’ai indiqué à M. Trichet que la Commission bancaire avait un programme de contrôle.

En février, les premiers résultats des enquêtes de la Commission bancaire sur Altus nous sont parvenus. Nous en avons fait part au ministre.

Nous n’avions pas d’éléments plus tangibles que ceux-là. Nous savions qu’il y avait deux audits en cours : cet audit de la Commission bancaire et un audit fait par la Cour des comptes sur les risques immobiliers. Nous savions aussi que les résultats à notre disposition, ceux de 1991, étaient bons, avec les nuances qu’on peut toujours apporter, mais ils étaient bons.

Je ne peux pas vous cacher qu’à cette époque, au début de l’année 1992, nous étions conscients que nous allions aborder une autre phase, car nous voyions un certain nombre de risques s’accumuler. Mais nous attendions à la fois d’avoir les éléments tangibles liés à cet audit et surtout les comptes de 1992 pour penser que nous allions nous trouver en face d’une situation très sensiblement différente de ce que nous avions connu jusqu’alors.

Monsieur le Président, vous m’avez demandé quelles étaient, à mon sens, les causes des pertes et des difficultés financières encourues par le Crédit lyonnais.

Compte tenu du fait que je n’ai pas vu les dossiers sur pièces, que je ne sais pas tout, je vous livrerai donc plutôt mes impressions sur cette période.

En premier lieu, je crois que les structures internes du Crédit lyonnais n’ont pas résisté à une croissance trop rapide, peut-être parce qu’il existait déjà un problème d’articulation très profond au sein de ce groupe entre le centre et la périphérie. C’est un groupe dont les structures étaient un peu complexes notamment dans l’organisation de la centralisation et de la décentralisation et, me semble-t-il, sensiblement différentes de celles de la BNP, par exemple. Je crois que c’est une explication de fond.

Deuxième explication de fond, en matière industrielle, on assiste parfois à des sinistres qui sont liés à des investissements qui peuvent être bons sur le fond mais qui ne sont pas réalisés au bon moment et là je crois qu’il y a eu un vrai problème aussi pour le Crédit lyonnais. M. Haberer a choisi une stratégie qui avait pour incontestable conséquence d’accroître de manière substantielle la volatilité des résultats. Il a connu de cette volatilité des résultats les aspects les plus négatifs car il s’est trouvé dans des circonstances où les fonds propres étaient, pour des raisons diverses et variées, rares et difficiles à trouver, au moment même où se produisait un très profond retournement de conjoncture économique.

Telles sont, à mes yeux, les deux causes profondes de ce que l’on peut aujourd’hui constater.

S’agissant de votre deuxième question, monsieur le Président, c’est-à-dire des conditions dans lesquelles s’exercent les contrôles, j’articulerai mon exposé autour de deux points : premièrement, le respect du principe de l’autonomie de gestion et la spécificité de l’activité bancaire rendent, à mon sens, cruciaux les audits externes qui s’exercent sur les établissements bancaires ; deuxièmement, j’ai le sentiment qu’il n’y a pas eu d’anomalie dans le fonctionnement de ces contrôles, mais il reste un certain nombre de risques que l’on ne peut prévoir ou éviter liés à la nature des activités en cause et à la nature de ces contrôles.

Sur le premier point, bien évidemment, vous savez que l’administration reçoit du Gouvernement, et d’ailleurs c’est conforme à la volonté du législateur, l’instruction de respecter l’autonomie de gestion des présidents d’entreprises publiques. Ceux-ci, nous a-t-on dit — c’était le cadre de nos instructions — doivent être jugés sur leurs résultats et nous n’avons pas à nous immiscer dans leur gestion, au moins tant que ces résultats ne sont pas mauvais. Cela signifie que dans les entreprises publiques en général, les relations s’exercent très largement à travers le conseil d’administration, l’assemblée générale, les commissaires aux comptes, comme c’est le cas dans l’ensemble des sociétés régies par la loi sur les sociétés.

Il existe aussi d’autres règles qui régissent essentiellement le périmètre du secteur public et qui confèrent à l’administration des pouvoirs particuliers.

L’activité bancaire présente, à mes yeux, trois spécificités.

D’abord, l’acte essentiel de l’activité bancaire, c’est l’engagement de crédits. Si on ne contrôle pas l’engagement de crédits, on ne peut pas contrôler l’activité bancaire. Or, et cela fait l’objet d’un très profond consensus, il n’est ni possible ni souhaitable que l’Etat actionnaire contrôle l’engagement de crédits.

Ensuite, une difficulté du contrôle bancaire et du contrôle financier réside dans la valorisation des actifs. Pour ce faire, on a besoin d’une enquête au cas par cas, longue, minutieuse, technique, comparative. Si l’on me donne une liste des engagements de telle ou telle grande banque française, je pourrai dire qu’il y a un très gros montant sur telle ligne, mais je serai bien incapable de dire si c’est dangereux ou pas. Cela me sera impossible.

Enfin, il faut prendre en compte le risque systémique. C’est le problème de la déstabilisation de la signature de l’établissement de crédit, qui rend tout cela encore un peu plus compliqué.

Dans ces conditions, l’audit externe est indispensable. Il est évident qu’en ce qui nous concerne, en particulier eu égard à la spécificité française du conseil d’administration, nous sommes dépendants du contrôle de la Commission bancaire — totalement crucial pour nous — et sur d’autres points du contrôle de la Cour des Comptes, quand il s’exerce.

Quelles réflexions puis-je faire, a posteriori ? Aussi étrange et choquant que cela puisse paraître, car c’est un choc de voir les chiffres afférents à cette affaire, je n’ai pas le sentiment que nous ayons vu des anomalies, des dysfonctionnements perceptibles des contrôles ni au niveau du conseil d’administration, qui se réunissait fréquemment, ni au niveau des commissaires aux comptes, du moins pour la période dont j’ai eu la charge. Peut-être la Commission bancaire pourrait-elle dire autre chose à ce sujet, mais en ce qui me concerne, je n’ai pas d’éléments qui me permettent de le dire.

Je constate que la Commission bancaire et nous-mêmes avons éprouvé au même moment et probablement en ayant les mêmes informations, les mêmes soucis et que la Commission bancaire s’est immédiatement mobilisée.

Quant à la tutelle, je pourrai y revenir dans les questions si vous le souhaitez, monsieur le Président. C’est un art subtil. Le Crédit lyonnais était très ferme sur ses principes. C’était normal. Je le comprends pour un certain nombre de raisons. La relation était assez normale. La dernière période était un tout petit peu plus difficile, parce que nous étions inquiets. Probablement étaient-ils eux-mêmes inquiets, avaient-ils besoin d’attendre de voir arriver les nouveaux chiffres pour se faire un jugement. Dans ces conditions, le rapport était peut-être un tout petit peu plus compliqué.

Il reste les risques difficiles à éviter. C’est le risque des comptes de la société-mère face à un aussi grand groupe, avec des filiales à l’étranger, avec l’absence de connaissance sur ce qui peut s’y produire.

Il reste la lenteur avec laquelle, compte tenu des caractéristiques du secteur financier, on obtient les résultats des audits mis en oeuvre, puis, lorsqu’on les connaît, l’extrême rapidité avec laquelle on doit faire face à la situation ainsi créée.

Il reste, enfin, que ces deux extrêmes difficultés existent, me semble-t-il, sur tous les grands groupes bancaires. C’est un risque particulièrement difficile à assumer quand il s’ensuit des conséquences directes sur le budget de l’Etat.

M. le Rapporteur : Je prendrai comme point de départ une note que vous avez rédigée le 26 juin 1992 à l’attention de M. Sapin, peu de temps après son entrée en fonction. Dans sa deuxième partie, vous indiquiez, à propos du Crédit lyonnais : « Une stratégie de croissance dont l’Etat n’est pas suffisamment informé ». Je lis rapidement pour les membres de la Commission.

« D’une manière générale, le Crédit lyonnais estime qu’il n’a pas à informer préalablement son actionnaire principal des opérations de croissance externe et de haut de bilan qu’il effectue. A titre d’exemple, la direction du Trésor n’a été avertie qu’au dernier moment des opérations de rachat du Banco commercial espagnol et n’a pas été informée au préalable de la prise de participation de Clinvest dans Arnault et associés. Même lorsque les prises de participation sont conditionnées par un apport de titres de l’Etat, le Crédit lyonnais se montre réticent à fournir des informations. Il n’est pas normal que le Crédit lyonnais décide des opérations importantes de prise de participations sans en référer à son actionnaire majoritaire pour ensuite lui réclamer des fonds propres. Mes services éprouvent aussi des difficultés à se faire communiquer des renseignements sur les engagements du Crédit lyonnais dans des secteurs à risques et sur la stratégie qu’il entend mener dans des domaines comme l’immobilier, le cinéma ou l’aéronautique ». Et vous citiez des renseignements très parcellaires obtenus sur Olympia and York, MGM, Parretti et le groupe Maxwell.

Sur les sujets sur lesquels vous n’étiez pas informée, avez-vous d’autres exemples à nous citer que ceux du Banco commercial et de Arnault en remontant un peu plus loin dans le temps ?

Mme Ariane OBOLENSKY : Monsieur le Rapporteur, vous me posez une question dont la réponse nécessite un certain développement.

Une note comme celle que j’ai signée, vous en trouverez dans d’autres cas que le Crédit lyonnais, parce que, comme je vous l’ai dit, l’exercice de la tutelle de l’Etat actionnaire est un art assez difficile. C’est un art d’équilibre. Quand on est l’actionnaire, on éprouve toujours un petit peu de frustration par rapport à un certain nombre de décisions. Autrement dit, il n’est pas facile de distinguer clairement entre les décisions qui doivent faire l’objet non seulement d’une information mais d’un accord préalable de l’Etat de celles qui ne le doivent pas.

En vous entendant lire ma propre note, j’ai pensé, à propos de l’affaire Arnault, que ce n’était pas évident. Après tout, ce n’était pas clair que nous aurions dû être informés que Clinvest, banque d’affaires, prenait une participation dans Arnault. Pour toutes les autres opérations, nous aurions dû l’être, cela va de soi. Je le dis sans l’ombre d’une gêne. Mais pour Arnault, nous avions eu un problème circonstanciel. Le cabinet nous avait interrogés et nous étions totalement tombés des nues.

Pour le reste, je le répète, il y a toujours un équilibre difficile à trouver. Il est clair aussi qu’il existe des cultures d’entreprise différentes. C’est un peu surprenant pour un fonctionnaire qui a l’habitude d’un univers simple, mais on s’aperçoit que les établissements auxquels on a affaire sont des corps sociaux qui réagissent différemment les uns des autres.

Par tradition, et sans que j’y voie d’intention, d’instruction ou de malveillance, le Crédit lyonnais était un établissement assez jaloux de son indépendance. A posteriori, je pense que cela était lié au fait qu’il était lui-même assez décentralisé dans ses structures. Pendant longtemps et avant qu’en 1991, M. Gille ne soit explicitement désigné comme notre interlocuteur, le mien puis celui de Jean-Pascal Beaufret, nous avions un peu de mal à organiser nos relations.

Il reste que sur le premier semestre de 1992, cette difficulté patente et, à mon avis, assez inévitable et dont je ne pense pas qu’il faille l’exagérer, s’est trouvée être vécue plus mal par nous, tout simplement parce que notre inquiétude avait considérablement grandi. Nous entendions des choses. Nous savions qu’il existait des risques sur la place, sur lesquels nous aurions souhaité obtenir des informations rapides et précises. Je ne le cache pas, nous étions nous-mêmes très inquiets, à cette époque.

Face à cela, je peux imaginer qu’au sein du Crédit lyonnais, il se soit passé deux choses.

Premièrement, eux-mêmes étaient inquiets. Donc, mes interlocuteurs et les interlocuteurs de mes adjoints avaient le réflexe de ne pas donner eux-mêmes l’information. C’est assez humain. Quand une information est considérée comme importante par quelqu’un de la moyenne hiérarchie, il a le réflexe de penser qu’il vaut mieux qu’elle soit communiquée par le niveau supérieur.

Deuxièmement, ils attendaient eux-mêmes les comptes de 1991. Je crois qu’ils souhaitaient ne rien dire avant d’avoir pris eux-mêmes conscience de l’ampleur du problème.

Je risque une troisième raison dont j’ignore si elle est fondée ou pas. Peut-être précisément met-on le doigt sur un des problèmes. Le Crédit lyonnais avait besoin de plus de temps qu’un autre établissement pour centraliser lui-même les risques qu’il avait pris.

M. le Rapporteur : Vous n’auriez peut-être pas écrit ce genre de note à propos de la BNP. Vous aviez moins de problèmes d’information avec cette banque.

Mme. Ariane OBOLENSKY : Je ne puis vous le cacher. J’avais moins de problèmes d’information avec la BNP. C’est une maison plus centralisée, avec laquelle nous avions des relations dans un cadre plus établi. Nous avions un interlocuteur. Il y avait aussi beaucoup moins d’opérations. A l’époque, l’activité du Crédit lyonnais était foisonnante.

M. le Rapporteur : L’obsession de l’augmentation des fonds propres résultait non seulement de la volonté de respecter le ratio Cooke, mais aussi de celle de développer l’activité tous azimuts. Dès lors que le Trésor donnait son accord pour une augmentation importante des fonds propres, vous deviez vous douter que, quelques années plus tard, il y aurait le risque d’avoir à supporter des opérations, par suite d’une sélection un peu trop rapide des clients, d’une mauvaise sélection, ou d’engagements dans des secteurs à haut risque comme le cinéma ou même l’immobilier.

Mme Ariane OBOLENSKY : C’est une question difficile. Les bases de la relation sur les fonds propres entre l’Etat et le Crédit lyonnais, exprimées dans un communiqué de M. Bérégovoy, me semble-t-il, au moment de l’entrée de la Caisse des dépôts dans le capital du Crédit lyonnais, étaient les suivantes.

Premièrement, l’Etat est d’accord pour remettre à niveau le Crédit lyonnais afin de lui permettre de respecter ses engagements prudentiels. Je crois que personne n’avait de vraies marges de manoeuvre sur cet aspect des choses.

Deuxièmement, l’Etat est d’accord pour accompagner la croissance du réseau externe du Crédit lyonnais. C’est un choix qu’a fait l’Etat actionnaire. Il a considéré que c’était un bon choix d’acquérir, dans la perspective européenne et d’internationalisation, un grand réseau européen.

Troisièmement, la croissance interne sera financée par le Crédit lyonnais lui-même. On lui disait : « Vous ferez en sorte que votre rentabilité soit suffisante, pour que l’augmentation de l’encours de vos crédits ne corresponde pas à un engagement supplémentaire de financement de l’Etat. »

Telle était la base de la philosophie.

M. le Président : Cela a-t-il été formalisé ?

Mme Ariane OBOLENSKY : Cela a été indiqué, me semble-t-il, dans un communiqué du ministère à l’époque où la Caisse des dépôts est entrée dans le capital du Crédit lyonnais. Je n’ai pas apporté ce document mais c’est très explicite dans ma mémoire.

Il y avait une confiance entre l’actionnaire et le Président. Il y avait un respect important non seulement du Gouvernement mais de l’ensemble de la place financière, des autorités bancaires, de la direction du Trésor vis-à-vis de l’ensemble Crédit lyonnais. Je m’excuse d’insister sur ce point, mais nous avions affaire à des professionnels, des gens qui étaient respectés. S’il y a peut-être, parfois, sur la place, des établissements dont la réputation est discutée, je ne crois pas que nous ayons pu avoir ce recul, a priori, vis-à-vis du Crédit Lyonnais.

M. le Président : Il est venu ensuite.

Mme Ariane OBOLENSKY : Je vais vous répondre sur ce point, monsieur le Président.

Nous n’avions, donc, à l’époque aucune raison de penser que le Crédit lyonnais ne serait pas capable de maîtriser son développement.

M. le Rapporteur : Quel était l’effet de la personnalité de M. Haberer sur des fonctionnaires du Trésor qu’il avait eus, pour la plupart, sous ses ordres ? Cela ne se traduisait-il pas par une sorte de révérence ou par un grand respect ?

Mme Ariane OBOLENSKY : Monsieur le Rapporteur, il est vrai que nous avons l’habitude d’avoir du respect pour nos patrons, qu’il s’agisse de nos directeurs ou de nos ministres. Je crois que c’est un bon principe.

M. le Rapporteur : C’est normal quand ils sont à l’intérieur, mais dès lors qu’ils n’y sont plus ?

Mme Ariane OBOLENSKY : Je n’ai pas de jugement à porter à ce sujet. M. Haberer est mon ancien patron. C’est un homme pour qui j’avais le plus grand respect. Je ne trouve pas cela anormal et je ne pense pas que nous ayons eu le moindre élément permettant d’avoir le sentiment inverse lorsque le Gouvernement a décidé de le charger du Crédit Lyonnais.

M. le Rapporteur : Je crois que vous étiez au cabinet du Premier ministre à la fin de 1988.

Mme Ariane OBOLENSKY : C’est exact.

M. le Président : C’était l’époque du début de l’affaire Parretti. Avez-vous eu connaissance du montage autour de Max Théret Investissements qui avait pour but de « franciser » l’opération de prise de contrôle de Pathé par Parretti ?

Vous avez parlé de véritable coup de tonnerre en apprenant l’OPA sur MGM. Avez-vous eu alors le sentiment d’une rupture de la confiance de la tutelle Trésor à l’égard du Crédit lyonnais ? Avez-vous eu l’impression d’avoir été floués ?

Mme Ariane OBOLENSKY : Je n’ai jamais eu connaissance de cette affaire lorsque j’étais au cabinet de M. Rocard. Je l’ai quitté, je crois, le 15 octobre 1988. En revanche, lorsque j’étais au Trésor, j’en ai entendu parler par mon collègue Jean-François Théodore qui traitait cela au titre des investissements étrangers. Je n’en ai d’ailleurs pas entendu parler dans des termes flatteurs.

S’agissant de l’impact de la prise de conscience que les choses s’étaient passées différemment de ce que nous avions cru, tout ce que je puis vous dire, c’est que j’ai été vraiment stupéfaite.

J’ai posé personnellement la question à M. Haberer. Je ne me souviens plus des circonstances, mais je l’ai rencontré et je lui ai dit en aparté : « Mais Monsieur, comment une pareille chose est-elle possible ? Je n’aurais jamais pu imaginer qu’une pareille chose soit possible ». M. Haberer m’a répondu : « J’ai été trompé. Mes instructions ont été contrevenues. Nous avons appris ce qui s’est passé lorsque M. Gille est allé sur place ». A l’époque, M. Haberer m’a expliqué que, contrairement à ses instructions les plus fermes, la filiale néerlandaise avait pris des engagements, à la fois sous forme d’escomptes et sous forme d’engagement direct par un prêt.

Je ne me souviens plus des montants exacts. Bien entendu, nous avons demandé à M. Gille ce que cela pouvait représenter. Il me semble qu’à l’époque un chiffre de l’ordre de 600 millions de dollars a été cité.

M. Philippe Auberger : Je poserai trois questions ponctuelles à Mme Obolensky.

Mme Obolensky a fait allusion à l’entrée de la Caisse des dépôts et consignations dans le capital du Crédit lyonnais. Ce n’est un secret pour personne, d’ailleurs, le directeur général de la Caisse des dépôts s’en était ouvert à moi peu après, il m’avait dit : « Cette prise de participation m’est restée en travers de la gorge, c’est pourquoi j’ai demandé des instructions précises, écrites à la direction du Trésor ». Pouvez-vous nous dire en quelles circonstances la Caisse des dépôts a été obligée de prendre cette participation considérable de 1,5 milliard de francs, qui intervenait peu après l’affaire de la Société générale ?

Ma deuxième question a trait aux prises de participation du Crédit lyonnais dans le secteur public. Vous avez justement indiqué que celles-ci pouvaient se révéler intéressantes à long terme mais entraînaient des conséquences assez désastreuses sur les résultats du Crédit lyonnais. Je crois savoir que la direction du Trésor était opposée à l’idée d’une prise de participation du Crédit lyonnais dans Usinor-Sacilor. Pourriez-vous nous préciser quels étaient les arguments en présence, pour quelles raisons vous y étiez opposée et comment l’affaire s’est finalement faite ?

Enfin, vous avez dit qu’il existait un problème de contrôle des filiales à l’étranger des grands groupes bancaires. C’est patent dans le cas du Crédit lyonnais Bank Nederland. Nous avons appris au cours de nos investigations que le Crédit lyonnais avait peu d’éléments de contrôle sur ses filiales. Il existait, naturellement, les rapports des commissaires aux comptes, mais ceux-ci sont inégaux d’un pays à l’autre. Les échanges entre la commission bancaire du pays considéré et la Commission bancaire française, nous a-t-on dit, n’étaient pas toujours possibles. Il fallait des accords ou une mise en oeuvre qui n’existaient pas pour tous les pays, si bien que les groupes bancaires n’étaient pas très bien informés de ce qui se passait à l’étranger. D’où le dysfonctionnement magistral en ce qui concerne les Pays-Bas.

Est-ce que cela ne devait pas entraîner des conséquences ? Est-ce que la direction du Trésor n’était pas fondée à demander systématiquement aux banques publiques — à l’époque, la BNP, en particulier, avait beaucoup de filiales à l’étranger — de faire un effort particulier ? Ne pouvait-elle pas demander, le cas échéant, d’envisager des accords internationaux entre les différentes commissions bancaires ou que des audits particuliers externes soient réalisés par les grands cabinets de comptabilité, afin de mieux maîtriser des risques très lourds de conséquences ?

Mme Ariane OBOLENSKY : En ce qui concerne l’affaire de la Caisse des dépôts et consignations, je pense qu’il s’est agi de la collision de deux problèmes. Il est inutile d’en rappeler le contexte douloureux et la prise de conscience dans tout le ministère, en particulier au niveau du cabinet du ministre, que l’intervention de la Caisse des dépôts dans le secteur privé pouvait poser des problèmes d’ordre très varié. Il n’y avait pas seulement l’affaire de la Société générale, il y avait aussi le câble, les Wagons-lits, etc. On percevait bien qu’à chaque fois qu’il y avait une intervention de la Caisse des dépôts, je ne dirai pas il y avait un problème mais en tout cas c’était compliqué. Par conséquent, le cabinet du ministre, car l’impulsion est venue de lui, s’est dit, non sans, me semble-t-il, une certaine logique, qu’il serait peut-être mieux, s’il y a de l’argent disponible, de financer le secteur public. Et le Crédit lyonnais ayant besoin de fonds propres, le rapprochement s’est fait.

Tel était le contexte de l’affaire. Effectivement, M. Lion n’était pas très content. Nous avons appliqué les instructions du ministre. L’affaire s’est déroulée normalement. Elle est assez simple même si — j’ai bien connu son déroulement, à l’époque — elle a soulevé beaucoup d’émotion.

S’agissant des participations dans le secteur public, c’est une affaire compliquée. Nous avions donc besoin de fonds propres. C’était incontournable, mais, en outre, le Crédit lyonnais était assez gourmand, compte tenu de sa stratégie. Dès le début de 1989, nous nous sommes demandés, le Crédit lyonnais et nous, comment nous allions pouvoir financer tout cela.

Une solution simple aurait consisté à financer par émission d’actions. Nous étions conscients que les instructions gouvernementales étaient de maintenir le contrôle de l’Etat à 51 %, mais nous avons compris également, après une tentative que nous avions faite, que l’émission d’actions, même en deça, n’était pas souhaitée par le Gouvernement. C’était le contexte politique et nous avions nécessité d’en tenir compte.

Nous avons examiné quelles étaient les autres solutions. Il existait des possibilités d’émissions de titres divers et variés assez compliqués : TSDI, titres participatifs et bien d’autres formules, qui ont d’ailleurs été utilisées mais qui connaissaient des limites techniques liées au fait que les marchés en voulaient bien un peu mais pas beaucoup. Capitaliser le dividende n’allait pas très loin et posait un certain nombre de problèmes liés, par exemple, aux certificats d’investissement. Nous avons envisagé la cession éventuelle de filiales. Cela a été fait dans quelques cas. Nous avons essayé de regarder toutes les solutions.

Puis, évidemment, et c’était notamment prévu dans le ratio Cooke, il y avait la possibilité, grâce à des apports de titres, d’obtenir le résultat recherché. Nous avons vu immédiatement que c’était une possibilité intéressante. Elle intéressait d’autant plus l’Etat que, comme je le vous le disais, il avait aussi à prendre en compte les besoins en fonds propres des entreprises publiques du secteur non bancaire.

Nous avons aussi vu tout de suite que, comme toutes les solutions-miracle, il fallait en user avec précaution. Nous avons proposé au ministre de réaliser des opérations de ce genre avec un certain nombre de garde-fous.

Il était souhaitable que ces opérations soient contrôlées par l’Etat et en même temps voulues par les entreprises. Avec une certaine surprise, nous avons vu les entreprises être extraordinairement intéressées par ces opérations, notamment le Crédit lyonnais. Nous les avons vues tellement intéressées, malgré les quelques conditions que nous avions mises, que nous avons proposé au ministre de prévoir assez vite une condition supplémentaire qui consistait à leur demander pour deux francs d’apport en titres dans une entreprise, de mettre un franc d’apport en numéraire, ceci pour servir de ticket modérateur et nous assurer que la gratuité du système ne les inciterait pas à une certaine imprudence.

Malgré tout cela, nous avions le sentiment, déjà au cours de l’année 1990, qu’il fallait arrêter le compteur à un certain nombre d’opérations déjà faites ou lancées.

Le Crédit lyonnais est revenu par la suite à la charge sur plusieurs montages, dont celui d’Usinor-Sacilor. Cela n’était pas reconnu comme une priorité ni par mon collègue qui s’occupait des entreprises publiques industrielles ni par nous. Nous n’étions pas très favorables à cette opération que, à ma connaissance, M. Mer et M. Haberer ont proposée conjointement au ministre.

Par la suite, il y a eu une autre opération déjà en pointillés quand j’ai quitté le secteur, à savoir l’opération liée à la prise de contrôle de BFG en Allemagne.

M. le Rapporteur : Pourriez-vous nous fournir quelques informations sur Altus, dont la valorisation à son entrée dans le giron du Crédit lyonnais nous surprend ?

Mme Ariane OBOLENSKY : L’affaire Altus nous est arrivée par deux entreprises qui sont venues nous voir, Thomson et le Crédit lyonnais. Après que les présidents en eurent informé le ministre, les deux directeurs financiers ont été reçus à la direction du Trésor par moi-même et par mon collègue de l’autre service concerné. Ils nous ont expliqué quel était le schéma qu’ils avaient en tête.

Lors de la première opération Altus, en 1989, me semble-t-il, je ne dirai pas que nous avons sauté d’enthousiasme parce que nous avions un tout petit doute sur le fait que ce soit si intéressant pour le Crédit lyonnais, mais dans le monde de la finance et sur la place, Altus avait la réputation d’être extrêmement intéressant. C’était une accumulation de fonds propres extraordinaire — 13 ou 14 milliards de francs —, la réputation d’un homme et de ses équipes qui avaient gagné beaucoup d’argent pour Thomson sur des opérations de contrats à terme, etc., la réputation d’un établissement qui savait faire des opérations extrêmement sophistiquées en matière de taux et de produits dérivés, qui en étaient encore à leurs balbutiements, à l’époque.

En 1989, il n’y avait pas de doute sur le fait qu’Altus était quelque chose d’intéressant en soi : d’énormes fonds propres et une expertise reconnue dans un certain domaine.

M. le Rapporteur : Un audit sur les participations a-t-il été demandé par le Trésor, à l’époque ? Altus avait des participations dont certaines, par la suite, se sont révélées douteuses.

Mme Ariane OBOLENSKY : Sur les participations d’Altus, non. Bien entendu, des évaluations ont été faites comme toujours à l’occasion des opérations de fusions-acquisitions par des commissaires aux apports.

M. le Rapporteur : Ce n’est pas un audit.

Mme Ariane OBOLENSKY : Il n’y a pas eu d’audit spécifique.

A l’époque, je crois que Altus n’était pas encore très lancé dans les opérations de participation. J’ai le sentiment que, comme il arrive souvent, cela s’est produit au moment où Altus a senti que sa manne financière, pour des raisons liées à l’extinction des contrats militaires, allait se résorber assez vite. Ils ont alors essayé de se diversifier d’une manière malencontreuse.

En 1990, en revanche, quand la deuxième tranche Altus a été réalisée, si ma mémoire est bonne, l’évaluation a été révisée en baisse, afin de tenir compte de l’apparition d’un certain nombre de problèmes, notamment le problème Concept, qui existait déjà mais qui a été mis au jour à la fin de 1990.

Il y a eu une troisième opération Altus qui a porté le contrôle à 100 %, mais je ne l’ai pas connue.

En ce qui concerne Usinor-Sacilor, Monsieur le Député, je peux confirmer ce que vous avez dit. Il n’y a pas eu d’impulsion de la direction du Trésor. Nous avions une appétence extrêmement modérée pour cette opération qui n’était pas prioritaire pour nous. Nous avions le souci de ne pas voir proliférer ce genre d’opération.

M. Philippe Auberger : Ma troisième question portait sur le contrôle des filiales étrangères, les mesures générales à prendre pour que les grands groupes bancaires français aient une meilleure connaissance des résultats et de la fiabilité des procédures dans les filiales étrangères et sur les liens avec les commissions bancaires.

Mme Ariane OBOLENSKY : Aussi bizarre que cela puisse paraître aujourd’hui, le contexte dans lequel nous avons vécu allait complètement à rebours de ceci. Nous devions démontrer que les banques françaises, même si elles appartenaient à l’Etat, devaient être considérées comme des banques comme les autres.

En effet, un soupçon existait dans certains pays, exprimé d’une manière feutrée dans certains, exprimé d’une manière ouverte dans d’autres. Ces pays jugeaient insupportable que des établissements, soumis à leur contrôle, dépendent, d’une manière ou d’une autre, des autorités monétaires d’un autre pays. Je rappelle que le principe du contrôle prudentiel, c’est que chaque commission bancaire nationale doit contrôler les établissements installés sur son territoire, quelle que soit la nationalité de leur actionnaire. Les autorités monétaires de certains pays trouvaient cette situation déplaisante.

Il nous était fortement demandé par nos grandes banques, et pas uniquement le Crédit lyonnais, que l’Etat actionnaire soit discret à l’étranger. Sinon, disait-elles, parce que nous sommes une banque publique, nous n’aurons pas la possibilité d’exercer comme les autres. C’est un élément de contexte qu’il convient de connaître.

A cause de cet élément mais surtout compte tenu du principe de la territorialité du contrôle des commissions bancaires, il revient à chaque commission bancaire la possibilité de faire un contrôle sur pièces et sur place. Notre commission bancaire ne peut pas aller en Belgique et demander à voir les comptes de la filiale belge du Crédit lyonnais. En revanche, il existe des relations entre les commissions bancaires. Elles sont largement informelles mais elles existent. Je suppose que M. Butsch a des homologues avec lesquels il peut parler.

Je ne vois pas de solution qui nous permette, de l’extérieur, d’exercer des contrôles sur les filiales étrangères de nos groupes. Je ne sens pas cela dans le contexte naturel de la souveraineté nationale de chaque pays. En revanche, on peut et on doit demander à nos groupes de renforcer, de manière interne, le contrôle qu’eux-mêmes en tant qu’actionnaires peuvent exercer sur leurs filiales.

M. le Rapporteur : L’affaire BCCI avait montré la difficulté. On n’en tire pas la leçon ?

Mme Ariane OBOLENSKY : Monsieur le Rapporteur, je ne vois pas quelle autre leçon on peut en tirer que la nécessité pour l’ensemble des commissions bancaires de coopérer.

M. Henri Emmanuelli : C’est tout de même la commission bancaire française qui l’a détectée.

M. Gilles CARREZ : Madame Obolensky, vous avez répondu en partie à la question que je souhaitais vous poser sur l’évolution des fonds propres du Crédit lyonnais pendant cette période. Mais à partir de votre réponse, j’ai tout de même le sentiment d’une certaine ambiguïté, voire d’un manque de cohérence dans l’attitude de la direction du Trésor vis-à-vis de la banque. D’un côté, vous nous avez dit que dès 1988, le Crédit lyonnais manquait davantage de fonds propres que d’autres banques, et, d’un autre côté, le Crédit lyonnais se lançait dans une politique de développement — développement du réseau européen, prises de participations industrielles — qui allait exiger une forte augmentation des fonds propres.

Face à cette situation, les contraintes politiques ou de toutes natures sont telles que vous imaginez un ensemble de dispositifs que vous nous avez présentés, et on a l’impression que cette course aux fonds propres conduit à des acrobaties, voire à un certain laxisme.

Par exemple, si j’ai bien compris, Altus est racheté pour capter une trésorerie très importante qui vient peut-être pallier le manque de liquidités résultant du fait qu’une partie des fonds propres sont apportés sous forme de titres d’entreprises publiques, de type Usinor, qui n’ont pas de liquidités.

Par ailleurs, vous avez employé l’expression de « volatilité des résultats ». Celle-ci découle tout naturellement d’une politique de fonds propres très variée et qui ne consiste pas, pour l’Etat, principal actionnaire, face à une politique de développement, à apporter du numéraire sous forme de dotations budgétaires, comme l’aurait fait n’importe quel actionnaire.

On nous a dit que dans l’histoire du Crédit lyonnais, en 1975, 500 millions de francs, certes remboursables, avaient été apportés. A la période 1989-1990, le budget de l’Etat avait quelque marge. Est-ce que, à aucun moment, on ne s’est demandé : pourquoi, face à une politique de développement à laquelle on souscrit, ne pas aller jusqu’au bout de la logique et apporter du numéraire là où on en aura besoin ?

Mme Ariane OBOLENSKY : Tout d’abord, je ne crois pas qu’Altus ait été racheté pour des raisons de liquidités. Ce sont les fonds propres qui pouvaient intéresser le Crédit Lyonnais.

Nous étions dans le cadre des instructions qui nous étaient imparties. Nous avons demandé au ministre s’il était possible d’obtenir des dotations budgétaires pour les banques. Le ministre a répondu qu’il n’était pas possible de sortir des contraintes budgétaires hormis pour un certain nombre de choses. Nous avons donc dit au ministre que nous pensions qu’il était possible de réaliser des apports de titres en restant dans des montants qui, très franchement, nous paraissaient compatibles à la fois avec le raisonnable et avec les besoins du Crédit lyonnais.

Nous avons apporté, me semble-t-il, au Crédit lyonnais, pendant la période que j’ai connue, plus de 10 milliards de francs. C’était un peu plus que le chiffre auquel nous avions pensé en 1988, quand nous considérions qu’il fallait apporter des fonds propres au Crédit lyonnais. Je crois donc que nous avons rempli notre « contrat ».

M. Philippe AUBERGER : Madame Obolensky, j’ai été un peu déçu par la réponse à ma troisième question, pour deux raisons.

En premier lieu, dans les précédentes auditions, on nous a parlé d’audits et d’inspections envoyées à l’étranger du temps de M. Lévêque, lesquelles ont ensuite disparu. En outre, la direction du Trésor était amenée à donner son autorisation sur chaque prise de participation, notamment sur chaque rachat de réseau étranger. Vous avez vous-même dit que c’étaient des opérations à risques — en particulier, chacun sait que c’était le cas pour la BFG —. Je suis un peu étonné que la direction du Trésor n’ait pas demandé aux représentants au conseil d’administration des mesures internes de renforcement du service d’inspection et de développement de l’inspection en direction de l’étranger, afin de faire face à l’augmentation des risques liés à des prises de participation. Il y avait l’affaire allemande, l’affaire des Pays-Bas, une banque rachetée cher en Espagne pouvait poser des problèmes, etc. Avec la multiplication des prises de participation et des rachats de réseaux, il aurait été normal de les assortir d’une condition.

En second lieu, étant donné qu’un travail important, même si certains l’ont contesté, même si le président du Crédit lyonnais l’a contesté, a été fait en ce qui concerne l’institution d’un ratio Cooke, et le fait qu’il est maintenant établi que les banques ayant un standing international doivent et même un peu au-delà respecter ce ratio, il était parfaitement concevable de réaliser au niveau de la BRI puisque le ratio Cooke a été élaboré dans le cadre de la BRI le même travail de développement des collaborations entre les différentes commissions bancaires, une certaine uniformisation des méthodes de travail et des échanges d’informations. Comme l’a dit justement le Rapporteur, cela aurait pu éviter l’affaire de la BCCI ou, en tout cas, la répétition d’affaires très dangereuses pour l’ensemble du monde bancaire.

M. le Rapporteur : Dans cet esprit, est-ce que le Trésor a vraiment très nettement préconisé que certaines opérations ne se fassent pas ? Il est très bien d’alerter, mais rien n’a jamais été bloqué.

Mme Ariane OBOLENSKY : En ce qui concerne le travail de collaboration des commissions bancaires, je puis vous dire que tout au long des discussions sur les directives européennes, la France a toujours pris des positions aussi favorables que possible dans toutes les instances où le ministère des Finances était représenté pour renforcer les collaborations et les contrôles.

Quant aux discussions entre les commissions bancaires à Bâle, nous n’y sommes pas représentés. Je pense donc que M. Butsch pourra vous éclairer utilement sur l’état de ces discussions. Je ne puis que vous dire que nous avons toujours considéré que ce sujet était très important et pris des positions tout à fait favorables au renforcement de ces contrôles.

J’ajoute qu’il me semble, mais c’est une impression personnelle, que nos contrôles internes, en France, sont réputés pour être largement au-dessus de la moyenne. C’est pourquoi nous avons intérêt à ce que les autres autorités fassent aussi des efforts sur ces points.

S’agissant du développement du réseau, je n’ai pas personnellement en mémoire de cas sur lequel je puisse me dire que nous avions à nous opposer d’une manière flagrante à une opération. Peut-être en avez-vous vous un en mémoire, mais je n’ai pas le souvenir que nous ayons eu un seul cas qui nous paraissait devoir être refusé d’une manière flagrante.

M. le Rapporteur : Pour la banque Jover, il y a une petite note où l’on explique que c’est très cher. Et M. Trichet a ajouté à la main : « Mais M. Haberer y tient beaucoup ». C’est une position un peu ambiguë.

Mme Ariane OBOLENSKY : Monsieur le Rapporteur, peut-être ressentez-vous une certaine ambiguïté, mais je considère que cela traduit plutôt la difficulté de la relation entre l’Etat et une entreprise. Lorsque j’ai en face de moi des gens du Crédit lyonnais qui, je le répète, sont de bons professionnels, et font valoir tel et tel argument, il faudrait que je sois très cuistre ou que j’ai des éléments très sérieux, — ce que je n’avais pas — pour dire que je suis certaine qu’il ont tort.

M. Henri EMMANUELLI : A la différence de M. Auberger, je ne suis pas déçu. En regardant ce qui se passe sur les places américaine, espagnole et allemande, je n’ai pas le sentiment que l’Etat français exerce mal ses contrôles. En regardant ce qui se passe partout dans le monde, je n’ai pas non plus la démonstration que l’actionnaire privé soit, de ce point de vue, plus efficient que l’actionnaire public. Ce n’est pas une question, mais une notation, car je ne voudrais pas que vous ayez le sentiment que tout le monde est déçu.

Vous avez appelé l’attention sur le groupe Arnault. Pourquoi ? D’autres dossiers ont-ils appelé votre attention ?

Avez-vous eu connaissance de la reprise de la banque IBI par le Crédit lyonnais ? Cela a-t-il posé un problème déontologique, dans la mesure où M. Lévêque, après avoir été président-directeur général du Crédit lyonnais, était resté administrateur de cette banque au Luxembourg qu’il avait créée et dont des actionnaires ont pour noms Akram Ojjeh, dont le nom a été cité par M. Lévêque, et Traboulsi, que nous avons retrouvé dans d’autres aventures. Est-ce que cette reprise de la banque IBI par le Crédit lyonnais a été discutée ou pas ?

Mme Ariane OBOLENSKY : La direction du Trésor a eu connaissance de ce dossier. Il me semble que c’est intervenu assez rapidement, en 1989 ou fin 1988. Ma mémoire est un peu défaillante. Indépendamment de la personne de M. Lévêque, des liens avaient déjà été développés entre le Crédit lyonnais et cette institution. C’est pourquoi cette opération n’a pas fait l’objet d’une manifestation négative de la part de l’Etat. Mais je n’ai plus en tête sous quelle forme cela s’est produit et si cela a été présenté au conseil.

M. le Rapporteur : M. Emmanuelli a abordé les problèmes de déontologie. Le Trésor a-t-il été informé de la prise de participation du Crédit lyonnais dans le tour de table de AFFINE, qui comprenait l’épouse d’un administrateur du Trésor, à la tête de l’entreprise ?

Mme Ariane OBOLENSKY : Je suis désolée, monsieur le Rapporteur, j’ignore ce qu’est AFFINE.

M. le Rapporteur : N’en parlons plus.

M. Yves Fréville : A propos de la prise de participation dans BFG que vous avez évoquée tout à l’heure, il semble qu’il y ait eu une évolution dans la doctrine gouvernementale. Dans un premier temps, M. Bérégovoy, alors ministre des Finances, ne souhaitait pas qu’il y ait de participation en titres d’Etat. Puis, une évolution s’est produite au cours du premier semestre de 1992, puisque, à la fin de cette période, M. Sapin a accepté qu’il y ait une prise de participation en titres d’Etat, à hauteur du tiers. Je crois que le Crédit Lyonnais a par la suite proposé 47 ou 48 %. Pouvez-vous nous éclairer sur cette évolution de la doctrine ?

Par ailleurs, vous avez dit que la valorisation des actifs était particulièrement difficile. Or nous nous trouvons dans une période caractérisée par une hausse générale des taux d’intérêt entraînant nécessairement une dévalorisation. Quelle a été la réaction du Trésor ?

Mme Ariane OBOLENSKY : J’ai le souvenir que M. Bérégovoy ne voulait pas d’un schéma qui aurait consisté à ce qu’une entreprise allemande soit payée avec des titres français. Ce qui inquiétait beaucoup M. Bérégovoy, c’était l’idée qu’on puisse payer l’acquisition de la BFG, une entreprise allemande, avec des titres d’une importante entreprise française.

S’agissant de l’évolution du montage BFG, le dossier était d’une très grande complexité, en raison de la complexité des négociations, d’une part, entre les AGF et leur homologue allemand, et, d’autre part, au sein de la BFG elle-même, en raison de la présence française. C’était donc un dossier ultra compliqué. [...]

On estimait qu’il était extraordinairement important qu’un établissement français puisse pénétrer le marché allemand, que nous considérions comme extrêmement bien protégé. Il existait un consensus sur l’intérêt qu’un établissement français puisse pénétrer le marché allemand.

Concernant l’ensemble des opérations d’actifs et les problèmes de valorisation, il n’y a pas de raisons particulières pour lesquelles l’apport de titres pour gonfler les fonds propres d’une banque conduisent nécessairement à la constitution de provisions. Cela dit, il est clair que cela donne un peu plus de volatilité aux résultats en fonction de la conjoncture économique. Encore faudrait-il savoir par comparaison ce qui aurait pu se passer, ce qui est un exercice assez compliqué.

Ce qui est fondamental, c’est la valorisation sur laquelle on fait, au moment initial, l’opération. A ce moment-là, il est essentiel que la banque ait le réflexe de prendre ses précautions. Il va de soi que de l’autre côté, l’entreprise industrielle a l’intérêt inverse. Et il va de soi que l’Etat a des intérêts compliqués, puisqu’il il a des intérêts partout : dans l’entreprise industrielle et dans l’entreprise bancaire. Je peux vous dire qu’il nous est arrivé, dans un cas précis, de demander à deux entreprises d’accord entre elles de revoir leur évaluation à la baisse, parce que nous considérions que ce n’était pas idéal et qu’on s’exposait à des risques.

M. le Président : Je crois que vous n’avez pas répondu à la question sur le dossier Arnault.

Mme Ariane OBOLENSKY : Je l’ai évoqué parce qu’il y était fait référence dans la note lue par M. le Rapporteur. Notre cabinet a appris par la presse que le groupe Crédit lyonnais, par l’intermédiaire de Clinvest, renforçait très substantiellement sa présence en participations dans le groupe Arnault. Il est toujours assez désagréable d’apprendre ces choses-là par la presse. Nous en avons été offusqués.

Comme je vous l’ai dit tout à l’heure, je reconnais que c’est une vraie question que celle de savoir si une filiale banque d’affaires d’une entreprise publique doit nous faire connaître préalablement, et à partir de quel montant, les participations qu’elle entend prendre dans une autre entreprise.

M. le Président : Il n’y a pas d’autre question ?

Je vous remercie, Madame.

Audition de M. Jean-Pascal BEAUFRET,

Chef du service des affaires monétaires et financières
et membre du conseil d’administration du Crédit lyonnais,
représentant de l’Etat depuis juillet 1992

(Extrait du procès-verbal de la séance du 26 mai 1994)

Présidence de M. Philippe Séguin, Président,
puis de M. Philippe Auberger, Vice-Président

M. Jean-Pascal Beaufret est introduit.

M. le Président lui rappelle que les dispositions législatives relatives aux commissions d’enquête lui ont été communiquées. A l’invitation du Président, M. Jean-Pascal Beaufret prête serment.

M. Jean-Pascal BEAUFRET : Monsieur le Président, j’essaierai, tout d’abord, de dire le plus brièvement possible, car l’affaire est compliquée, ce que je connais de la relation entre l’Etat et le Crédit lyonnais, entre juillet 1992, date à laquelle j’ai été chargé du service des Affaires monétaires et financières à la Direction du Trésor, et l’arrêté des comptes 1993, en mars 1994. Je précise que j’ai été nommé administrateur du Crédit lyonnais, représentant l’Etat, en août 1992. Puis, je vous proposerai une vision un peu personnelle, une analyse possible de l’origine des difficultés du Crédit lyonnais.

S’agissant de la relation entre l’Etat et le Crédit lyonnais, je crois pouvoir dire qu’au cours de cette période, le suivi par l’Etat de la situation du Crédit lyonnais a été exceptionnellement constant, précis et inhabituellement documenté.

Je résumerai cela en quelques chiffres. Sur la période de quinze mois allant d’août 1992 à novembre 1993, j’ai recensé : seize réunions du conseil d’administration du Crédit lyonnais auxquelles je me suis rendu quatorze fois ; trente deux notes pour le ministre nécessitant de très nombreux documents internes préparatoires ; au moins quatre ou cinq entretiens du Président du Crédit lyonnais avec le ministre, M. Haberer, d’une part, MM. Sapin et Alphandéry, d’autre part ; au moins trois réunions en tête-à-tête, mais peut-être plus, entre le Directeur du Trésor et le Président du Crédit lyonnais ; environ quarante réunions des collaborateurs du Crédit lyonnais avec l’une ou l’autre des quatre personnes, qui, à la Direction du Trésor, ont eu à connaître, entre autres activités, de la situation du Crédit lyonnais. J’ai participé, pour ma part, à environ quinze de ces quarante réunions. A ces quinze réunions assistaient sept fois l’un ou l’autre des directeurs généraux du Crédit lyonnais.

Je me suis arrêté à novembre 1993, qui est la date du changement de président, parce qu’est intervenue ensuite l’étude de la restructuration financière et que je ne suis plus capable de compter le nombre de fois où nous avons rencontré des collaborateurs du Crédit lyonnais. Je n’en ai donc pas fait le recensement.

Au cours de cette période, je crois pouvoir distinguer trois phases.

D’abord, entre juillet 1992 et mars 1993, c’est une phase d’analyse très approfondie et inhabituelle. Ensuite, entre mars 1993, date de l’élaboration des comptes de 1992, et octobre 1993, est établi un constat provisoire, et un pari de redressement étalé sur deux ans est fait implicitement ou explicitement par tous les gens qui entourent le Crédit lyonnais — son actionnaire, la Commission bancaire, ses commissaires aux comptes. Enfin, à compter d’octobre 1993, après les comptes du premier semestre 1993, une remise en cause interne et externe absolument totale de tout le constat, de toute l’analyse et de tout ce qu’il faut faire conduit à la restructuration financière.

La première phase, la phase d’analyse approfondie commence le 1er septembre, quand Jean-Yves Haberer rencontre Jean-Claude Trichet en tête-à-tête et lui dit : « SASEA a déposé son bilan, je dois provisionner 1,75 milliard de F. dans les comptes du premier semestre, et ils sont à peu près à zéro ». Le même jour, Jean-Claude Trichet rédige une note pour le ministre dans laquelle il lui dit : « M. Haberer m’a dit cela, SASEA est probablement liée à l’affaire Parretti. Il est extrêmement grave d’avoir des comptes semestriels proches de zéro ».

C’est la première fois que cela arrive. Avant, au cours des trois années précédentes, les résultats cumulés dégagés par le Crédit lyonnais avaient été d’environ 10 milliards de F. sur trois ans — 3 milliards, 3,7 milliards et 3 milliards de F. —, et là, au titre du premier semestre de 1992, ils sont à zéro.

Je crois que le ministre reçoit Jean-Yves Haberer le lendemain, 2 septembre. En pleine crise de change, au moment des événements monétaires, il écrit, le 22 septembre, au président du Crédit lyonnais pour lui demander, d’une part, d’établir une liste des engagements et d’en effectuer le suivi en liaison avec le Trésor, d’autre part, des précisions sur l’affaire SASEA, les raisons pour lesquelles il avait été déclaré, dans des textes précédents, 2 millions de dollars d’engagements sur SASEA, alors qu’on en trouve plusieurs centaines de millions, etc.

Toutes les réponses arrivent du Crédit lyonnais le 15 octobre. Nous commençons alors à faire quelque chose de totalement inhabituel, à la limite de ce que nous avons le droit de faire en matière de secret bancaire : nous essayons d’examiner les engagements avec le Crédit lyonnais. Nous avons une liste de ceux de plus de 100 millions de dollars avec en face des provisions. Notre but n’est pas de regarder si un engagement est bien provisionné ou pas car la Direction du Trésor n’a pas accès aux dossiers, et c’est normal. Notre but est d’essayer d’extrapoler avec les collaborateurs du Crédit lyonnais les conséquences que peuvent avoir ces risques sur les comptes ultérieurs.

Nous avons commencé à le faire. Nous avons posé des questions précises aux collaborateurs du Crédit lyonnais. L’exercice a été assez rapidement interrompu, pour deux raisons.

En premier lieu, le Président du Crédit lyonnais a estimé que ce n’était pas le rôle de la Direction du Trésor de réaliser un audit externe de ce type, puisque nous n’avions pas accès aux dossiers. Il est certain que lorsqu’on sait que tel débiteur a, à l’égard du Crédit lyonnais, une dette de 200 millions de dollars, par exemple, la banque est fondée à nous dire : certes, elle est provisionnée à 40 millions de dollars mais j’ai d’excellentes garanties pour le reste, la situation de ce débiteur va se redresser, etc. On ne va pas très loin avec une liste de chiffres, en tout cas pour ce qui concerne l’actionnaire, pour établir des prévisions sur le ratio de solvabilité et la situation future de l’entreprise. Le Président m’a d’ailleurs dit, en marge d’un conseil d’administration de début novembre 1992 : « Je dirai au ministre que je ne lui donnerai pas plus d’informations à ce sujet. Cet exercice est difficile à faire ».

En second lieu, un contact a eu lieu entre le ministre et le Gouverneur de la Banque de France, qui est, en même temps, le président de la Commission bancaire, afin que la Commission bancaire étende, en novembre 1992, ses investigations au Crédit lyonnais S.A., c’est-à-dire le centre, et non plus seulement les filiales puisqu’elle était allée, à partir de 1991, chez Altus et à la SDBO.

Nous ne désarmons pas pour autant. Le contrôle des engagements est un exercice difficile à faire de l’extérieur, mais nous récoltons ici ou là énormément d’informations. Nous nous fondons sur de simples informations de presse et sur le travail fait par la Cour des comptes, qui avait audité plusieurs filiales du Crédit lyonnais au titre de l’exercice se terminant en 1991. Nous avons eu, à ce titre, des informations sur les risques de la SDBO et d’Altus. Nous avons exploité les rapports de la Cour des comptes.

A compter de décembre 1992, nous avons élaboré une sorte d’analyse qui est jointe à la note pour le ministre du 12 décembre 1992, qui a dû vous être transmise. Nous avons élaboré une analyse très précise des risques du Crédit lyonnais, en essayant nous-mêmes de les estimer.

C’est une analyse stratégique. Si j’avais été dans une société d’analyse financière, qu’aurais-je écrit sur cette participation ? Est-elle affectée par des risques trop importants ? A quelle hauteur ? Quel est son actif net ? Quels sont les risques pour l’Etat actionnaire, compte tenu des ratios de solvabilité ? C’est une analyse de plusieurs pages qui a donné lieu à la rédaction de nombreux documents internes ; j’ai pris seul la responsabilité de la remettre au directeur général du Crédit lyonnais au début du mois de février 1993, afin qu’elle soit contradictoire.

Il est bien de vouloir exprimer un point de vue, mais ce sont des sujets difficiles, très délicats. Dire que l’immobilier pèse tant et coûte tant de provisions étant impossible de l’extérieur, il fallait une analyse contradictoire.

Nous avons analysé ce document avec les collaborateurs du Crédit lyonnais, au cours de plusieurs réunions, à trois desquelles participait le directeur général.

A l’époque, le Crédit lyonnais a fait trois réponses, que nous avons transmises au ministre.

« Premièrement, il y a eu un grave dysfonctionnement avec les engagements du Crédit Lyonnais Bank Nederland, mais une bonne partie est provisionnée dans les comptes 1992. En tout cas, nous espérons que cela ne dérapera pas. »

« Deuxièmement, notre stratégie privilégiant le moyen terme par rapport au court terme, on ne peut pas nous demander de valoriser des actifs « mark to market » (sic). Certains actifs industriels sont des actifs de détention à long terme que la crise frappe aujourd’hui, mais ils retrouveront demain la valeur qui figure dans nos livres. »

« Troisièmement, à l’exception des deux dossiers, Pelège et International Bankers — Pelège est à ce moment là cité par le Crédit lyonnais pour un engagement de 3,4 milliards de F., alors qu’un an après, lors de l’étude de la restructuration, celui-ci atteint près de 7 milliards de F. ; méconnaissance ou extraordinaire progression des encours au cours de l’année 1993 ? Je ne peux répondre — à l’exception des dossiers Pelège et IBSA, le risque immobilier du Crédit lyonnais est fondamentalement sain et pas plus grave que celui de banques concurrentes. »

Des chiffres ont été cités plusieurs fois. Ils ont été repris — c’est très important — dans un conseil d’administration du début janvier 1993 où le point a été fait sur les engagements du Crédit lyonnais dans l’immobilier. Ils ont été repris dans les rapports de gestion de 1992 et même dans les rapports de gestion du premier semestre 1993. 41 milliards de F. de risques, 26 milliards puis, à la fin du premier semestre 1993, 28 milliards de F. de risques compromis, douteux, c’est-à-dire de créances qui théoriquement ne rapportent pas d’intérêt alors qu’elles devraient payer un intérêt. Lors de la restructuration financière, en fin d’année 1993, nous avons appris un chiffre, comparable en assiette, de plus de 100 milliards de F., avec aujourd’hui des chiffres des risques douteux qui s’établissent paraît-il à 42 ou 43 milliards de F.

Nous avons donc cette information là au début de l’année 1993. Cela ne nous a pas empêchés d’avoir un doute profond. Je n’en veux pour preuve que quelques éléments.

Dès l’automne 1992, nous fournissons au ministre une vision explicitement négative de la situation du groupe Crédit lyonnais.

Le 1er octobre 1992, le Directeur du Trésor écrit : « Le Crédit lyonnais pourrait ne pas respecter les ratios de solvabilité à la fin de l’année 1992 et ainsi forcer la main de son actionnaire. Il existe un sérieux problème de compatibilité entre les moyens de l’actionnaire et la stratégie du Crédit lyonnais ».

Puisque, après tout, l’administrateur qui vient de la Direction du Trésor était, à l’évidence, mieux informé que les autres administrateurs, j’ai eu moi-même l’occasion d’exposer ce point de vue pessimiste au cours de trois conseils d’administration : le 22 septembre 1992 — c’est le deuxième conseil auquel j’assistais —, le 3 décembre 1992, lors de l’examen d’un plan triennal du Crédit lyonnais, et le 26 mars 1993, lors de l’exposé des comptes 1992.

Le 22 septembre, la tonalité du conseil est la suivante : bien sûr, les résultats du premier semestre sont mauvais, les beaux résultats du réseau France sont gâchés par les conséquences d’une escroquerie internationale. Je m’interroge néanmoins en conseil sur les conséquences de ces résultats sur les ratios de solvabilité. J’indique que nous voulons apprécier avec le Crédit lyonnais l’incidence des risques sur les comptes de l’année et des exercices ultérieurs. J’indique les interventions risquées sur les marchés de capitaux. Je fais valoir que le produit net bancaire est tout à fait majoré par les écritures comptables sur les « junk bonds » (sic) d’Altus. Je fais remarquer que la stratégie suivie rend les résultats volatiles, particulièrement en phase de crise économique. Je demande selon quel calendrier les plus-values latentes de Clinvest pourraient être matérialisées, plus-values permettant de couvrir plus de provisions, le cas échéant.

Le conseil du 3 décembre est très intéressant, puisque le Crédit lyonnais a fait un plan triennal sur 1993, 1994 et 1995, qu’il nous a envoyé trois jours avant, ce dont les administrateurs salariés sont mécontents. Je leur indique que je ne l’ai pas eu plus tôt qu’eux.

Mais nous avons tout de même eu trois jours pour l’étudier. Nous en avons parlé un peu au Crédit lyonnais. Je note que dans ce plan triennal, il est prévu que le Crédit lyonnais ne fera plus appel à son actionnaire principal. Cela est implicite, cela est dans les chiffres. Il est également prévu une réduction des provisions. L’année 1992 a été une année de fort provisionnement et on prévoit donc une réduction des provisions en 1993, 1994 et 1995. Je dis que la réduction des provisions signifie forcément le freinage de l’activité et donc que le programme repose sur le fait que le Crédit lyonnais estime que son provisionnement des grands risques au 31 décembre — MGM, Parretti, SASEA, immobilier, tels risques industriels — est très satisfaisant au titre de 1992. Je note que la maîtrise des risques paraît à l’actionnaire principal le point essentiel de ce programme.

Pardonnez-moi d’être un peu long, mais il importe de montrer que pour une société anonyme de ce type, le rôle du conseil d’administration est essentiel. Et comme l’Etat est le principal actionnaire, l’administrateur le mieux informé, l’administrateur d’Etat, a un rôle particulier qui est d’informer tout le monde et de dire au président du Crédit lyonnais, fondamentalement mais pas de manière agressive, ce que cet actionnaire pense de sa participation.

Au conseil du 26 mars 1993, les administrateurs ont une réaction extrêmement optimiste. Ils disent : c’est la crise, les taux d’intérêt nous étranglent, nous avons un portefeuille immobilisé dans des valeurs ou des participations qui rapportent peu, les taux d’intérêt sont à 10 %. Sans cela, le Crédit lyonnais n’aurait pas ces pertes. Il y a les effets des affaires internationales, notamment américaines, et de SASEA. Mais en gros, la tonalité reste optimiste.

Je dis expressément — cela figure au procès-verbal : « Je ne peux pas m’associer aux réactions optimistes des administrateurs ». La perte de 1992 est de 1,8 milliard de F., contrairement à la présentation qui en est faite de 0,8 milliard. Pourquoi ? Parce qu’on peut présenter les pertes d’un tel groupe avec la partie intérêts minoritaires ou pas. Les intérêts minoritaires comptent dans les fonds propres consolidés au titre des ratios de solvabilité. Soit on affecte une partie du résultat aux intérêts minoritaires et ceux-là sont positifs et les autres négatifs, soit on prend une perte consolidée du groupe. Il reste que la perte part du groupe, c’est-à-dire pour la partie de capital du Crédit lyonnais, est un indicateur suivi par les marchés.

Je dis donc à Jean-Yves Haberer : « Vous ne pouvez pas présenter la perte à hauteur de 800 millions de F. Elle est de 1,8 milliard parce que les marchés vont vous dire que la part du groupe est de 1,8 milliard. » On ne peut pas dire : avant, c’était 3 milliards et revenir à 800 millions. Je dis aux administrateurs : « Le ralentissement du produit net bancaire en 1993, prévisible à cause de la crise, risque d’empêcher l’absorption des provisions pourtant nécessaire. Le ratio de 8,2 % nous paraît insuffisant. Depuis quelques années, les grandes banques internationales américaines ont des ratios de 12 à 15 %, les banques européennes ou des concurrents français ont couramment des ratios supérieurs à 8 et souvent autour de 9 %. » Je fais remarquer que les frais de personnel par salarié ont dérivé en 1992 sous l’effet de rémunérations variables. Ce n’est pas une bonne indication. Certes, ce ne sont pas des coûts fixes, ce ne sont pas des salaires contractuels, ce sont en fait des commissions. Mais si elles existent, cela signifie qu’on a stimulé l’activité et le Crédit lyonnais n’est vraiment pas dans une situation où l’on peut stimuler son activité.

J’ajoute pour cette phase qu’outre cette analyse de la situation, qui était assez correcte au début de l’année 1993, nous avons travaillé avec le Crédit lyonnais sur deux autres grands types de dossiers.

Nous avons intensément travaillé avec le Crédit lyonnais pour l’acquisition de la BFG, banque allemande qui appartenait à BGAG, le syndicat allemand, et à une grande compagnie d’assurance allemande, AMB. Le Crédit lyonnais l’a achetée pour sa part, c’est-à-dire pour 51 %, 1,4 milliard de Deutsche Mark, soit près de 5 milliards de F.

Dès l’été 1992, c’est un des premiers dossiers sur lesquels j’ai eu à travailler avec le Crédit lyonnais. L’Etat a posé des conditions extrêmement dures pour l’acquisition de cette banque. Il existait une très forte pression de deux entreprises publiques : les AGF qui, par un accord avec AMB, acquéraient la plénitude de leur droit de vote dans AMB et pouvaient même passer au-delà de 33 %, étaient très intéressées par cette transaction, et le Crédit lyonnais qui a fait remarquer que c’était la seule occasion d’acquérir un réseau bancaire en Allemagne, ce qu’aucune banque étrangère n’avait fait jusqu’à présent. Cette banque était en difficulté mais la négociation portait sur l’injection de capitaux de ses actionnaires, préalable à l’acquisition ou, en tout cas, le provisionnement préalable des risques de cette banque.

La négociation a été longue. Elle s’est conclue pour une valeur déterminée, 1,4 milliard de Deutsche Mark. L’Etat a fait respecter le droit du secteur public, c’est-à-dire, pas de cession de titres d’entreprise publique à un tiers dénommé sans accord de synergie, conformément à un décret de mars 1991. Et surtout, il a imposé une contrainte financière au Crédit lyonnais. Ce que nous voulions faire concrètement, ce que le ministre avait donné accord pour faire, c’est que le Crédit lyonnais ait un ticket modérateur extrêmement élevé, afin qu’il puisse juger lui-même de la validité de cette acquisition. Ce ticket modérateur, il l’a eu : il a payé 510 millions de Deutsche Mark de bel et bon « cash » (sic). Et surtout, on a évité que l’apport externe de fonds propres soit plus important qu’environ le tiers de l’opération. L’apport de fonds propres a eu lieu à travers les AGF par souscription de certificats d’investissement du Crédit lyonnais, AMB entrant lui-même dans le capital des AGF pour matérialiser cette meilleure coopération.

Deuxième autre gros dossier : nous avons été en constante liaison avec la Cour des comptes qui a établi, hélas comme toujours avec les délais nécessaires à un audit externe, sur la SDBO et Altus et sur le financement de l’immobilier professionnel par les banques publiques françaises en général, des rapports extrêmement bien informés qui concluaient en gros ceci : il y a peut-être un milliard de F. de retard de provisionnement dans SDBO, il y a peut-être 400 millions de F. de retard de provisionnement dans Altus ; cela ne met pas en danger la solvabilité de ces banques, filiales du Crédit lyonnais, mais il y a de très graves critiques à porter sur la gestion d’Altus.

J’ai eu moi-même l’occasion de m’en entretenir avec le conseiller-maître de la Cour des comptes chargé de cette question, qui m’a dit : « Il n’y a pas de problème de solvabilité, mais il faut véritablement que les procédures internes aux décisions Altus soient beaucoup mieux cadrées. » C’était en fait le sens du rapport, du moins en ce qui concerne Altus.

Quant aux rapports généraux sur l’immobilier, ils montraient la situation de toute la place. Je rappelle que c’est à l’été 1992 qu’on a en réalité découvert l’importance des engagements de crédits de l’ensemble des banques françaises, de l’ordre de 4 à 500 milliards de F., probablement très insuffisamment provisionnés à l’époque. Et c’est en septembre 1992 que la Commission bancaire a édicté une sorte de norme, en disant que l’immobilier peut être considéré comme un engagement à long terme et n’a donc pas nécessairement à être provisionné en « mark to market » (sic).

Au total, il me semble qu’on arrive à l’arrêté des comptes 1992 avec un constat simple : le Crédit lyonnais est fragile, du fait des risques accumulés ; son crédit sur les marchés est délicat, il a des engagements interbancaires assez élevés, il est endetté en interbancaire et il paie parfois un quart de point de plus que les autres, ce qui est beaucoup.

A l’arrêté des comptes, le secrétariat de la Commission bancaire n’a pas terminé son enquête. Elle ne le sera qu’en mai 1993 et donnera lieu à une exploitation avec nous en juin 1993 et à une lettre du Gouverneur du 4 août 1993. Il n’est pas encore arrivé au chiffre de 7 milliards de F. A l’arrêté des comptes, nous sommes rassurés par le fait que celui-ci a été fait en plein accord avec le secrétaire général de la Commission bancaire. L’arrêté des comptes 1992 fait apparaître 1,8 ou 1,9 milliard de F. de pertes.

Il faut bien voir que la schizophrénie du contrôleur bancaire est inhérente à son métier. En effet, il a en face de lui des gens qui peuvent tout à coup manquer de crédibilité, ne plus pouvoir faire face à leurs échéances interbancaires si plus personne ne leur prête. Il a donc absolument besoin de conforter la crédibilité de l’établissement qu’il vérifie. Il a besoin que les ratios de solvabilité affichés aux comptes soient corrects. Il a besoin qu’on ne parle pas des difficultés d’un établissement. Pour toutes les commissions bancaires du monde, l’idée d’afficher 10, 20 ou 30 milliards de pertes dans les comptes d’une banque est nécessairement catastrophique, car on risque au passage de provoquer une crise de liquidité.

D’un côté, le contrôleur bancaire protège le crédit de l’établissement, parce qu’il est aussi responsable des risques systémiques sur la place — avec le Crédit lyonnais, c’est un risque systémique —, et, de l’autre côté, il a le devoir de faire révéler les meilleurs comptes possibles. Or c’est lui qui le fait, au moins autant, sinon plus, que les commissaires aux comptes. Cela dit, je pense que cela a été bien fait, à l’époque. J’estime que l’arrêté des comptes 1992 reflétait véritablement l’attitude qu’on pouvait avoir à l’époque sur les comptes du Crédit lyonnais.

Le pari fait alors, dans cet arrêté de comptes — nous n’y participons pas mais c’est le pari que nous sentons se faire —, c’est que le Crédit lyonnais a dans son ventre d’assez grosses réserves, des plus-values latentes sur actifs industriels, la capacité de céder pas mal de créances avec profit — des créances à taux d’intérêt de 10 % ; les taux d’intérêts ayant baissé, la créance a acquis une plus-value — et que cela couvrira probablement — s’il existe — un léger retard de provisionnement, mais qu’on n’a pas encore chiffré, à l’époque.

On s’est dit, comme on l’avait d’ailleurs déjà écrit depuis plusieurs mois au ministre, qu’une recapitalisation par l’Etat risquait néanmoins d’être indispensable.

Cela dit, il faut voir le contexte dans lequel cela s’est passé.

En 1988 ou 1989, quand M. Haberer est arrivé à la présidence du Crédit lyonnais, les fonds propres de la banque étaient gravement insuffisants. Le Crédit lyonnais a dû être recapitalisé pour faire face aux exigences du ratio Cooke et du ratio européen de solvabilité au 1er janvier 1993.

J’ai comptabilisé, pour la Commission, les recapitalisations effectuées. L’Etat a apporté directement 6,6 milliards de F. de titres au cours de la période et d’autres entreprises du secteur public : la Caisse des dépôts : 1,5 milliard de F., Thomson : 6,3 milliards de F. et les AGF : 1,8 milliard de F. avec l’opération BFG — ont apporté 9,6 milliards de F. Au total, les apports de fonds propres pour la période représentent 16,2 milliards de F, hors intérêts minoritaires.

Par conséquent, quand nous pensons à ce moment là qu’il faut absolument éviter une recapitalisation mais néanmoins qu’il y a un risque, nous ne faisons que nous situer dans la ligne de ce qui s’est fait depuis trois ans. C’est un point très important, puisque si l’Etat n’avait pas pu recapitaliser en titres les deux banques — pour la BNP et le Crédit lyonnais, c’était la même chose —, elles auraient eu le plus grand mal à satisfaire à leur ratio de solvabilité en 1991 et 1993.

L’Etat actionnaire était nécessairement soumis aux régulations auxquelles participait l’Etat régulateur. S’il avait fallu trouver ces dotations en espèces pour l’augmentation de capital, sur le budget de l’Etat, je ne sais pas si on aurait pu y parvenir. Je ne sais pas d’ailleurs si la gestion des groupes concernés aurait été très différente non plus.

J’ajoute que pour la BNP, les dotations en capital ont été presque aussi importantes que pour le Crédit lyonnais et probablement aussi nécessaires. Et elles ont été complétées, puisque, lors de l’opération de privatisation en septembre 1993, la BNP a réalisé une augmentation de capital, en réalité, de 10 milliards de F.

Donc, un retard de provision, à la fin de 1992, étalable sur deux ans et amortissable sur les richesses internes d’un groupe qui présentait pas loin de deux mille milliards de F. de bilan, c’était certes grave, mais pas nécessairement insupportable.

C’est au début de l’année 1993 que commence la deuxième phase. Il y a eu, pour moi, une inflexion forte de la stratégie du Crédit lyonnais qui se caractérise de la façon suivante : arrêt de la croissance externe — cela a été dit au conseil d’administration des comptes, la phrase employée a été : « gérer et digérer l’expansion des dernières années » — ; repositionnement d’Altus, qui se voit privé de ses activités de marché — on fait moins confiance à l’équipe dirigeante d’Altus, on rapatrie ses activités de marché à l’intérieur du Crédit lyonnais — ; ouverture du capital des filiales pour améliorer les fonds propres ; stabilisation des frais généraux par arrêt des recrutements ; séparation d’IBSA qui commençait à être vue comme un problème significatif — au cours de l’année 1993, une partie du portefeuille d’IBSA a été versée à la banque Colbert — ; cession et vente d’actifs.

On a évidemment prévenu immédiatement le nouveau ministre. Je ne résiste pas à l’envie de vous citer ce que j’ai écrit dans une note du 5 avril, qu’on appelle « note sur l’état de l’union » — chaque fois qu’un nouveau ministre arrive, il trouve sur son bureau l’ensemble des états des affaires dont s’occupe la Direction du Trésor — : « Le Crédit lyonnais vient d’annoncer une perte de 1,8 milliard de F. due à d’importants provisionnements de ses risques immobiliers, de ses concours aux entreprises, de ses créances sur la « holding » (sic) suisse SASEA liée à l’affaire Parretti. Les dotations pour provision ont doublé entre 1991 et 1992. Il est probable qu’elles devront être complétées à nouveau au premier semestre 1993 au niveau expertisé par la Commission bancaire ». Mais on ne le sait pas encore, à ce moment-là. « Le ratio de solvabilité minimal, à peine satisfait au 31 décembre 1992, ne sera pas atteint au 30 juin 1993 sans des réductions d’activité ou des cessions d’actifs. La position en liquidités du Crédit lyonnais est fragile. Le prédécesseur du ministre m’a demandé d’exercer un suivi précis des risques et des mesures de redressement prises. Une analyse approfondie en a été effectuée avec les dirigeants du groupe et avec la Commission bancaire. Les premières mesures ont été mises en oeuvre, notamment dans la reprise directe par la maison-mère des différents engagements de la filiale Altus. Au cours des prochains mois, il n’est pas exclu que l’Etat ait à aider le Crédit lyonnais à franchir ce cap difficile, qui résulte certes d’accidents hérités du Crédit Lyonnais Bank Nederland dans les affaires Parretti, mais qui n’est pas non plus étranger à une stratégie très ambitieuse de développement. Cet appui devra permettre d’infléchir la politique d’expansion dont le groupe n’a plus les moyens. » Plusieurs notes suivent. Je passe sur l’état complet du dossier.

Je note tout de même qu’au même moment, le Crédit lyonnais nous demande — je crois que les deux présidents ont vu M. Alphandéry en juillet 1993, à ce sujet — d’absorber 100 % d’Altus. Il n’avait que 67 % d’Altus, car il y avait des intérêts minoritaires de Thomson dans le groupe Crédit lyonnais, et il nous demande de prendre 100 % d’Altus pour sanctifier, en quelque sorte, l’idée que le Crédit lyonnais absorbe Altus et ne laisse plus cette banque bizarre, un peu étonnante, faire ce que le Crédit lyonnais ne veut, ne sait pas faire... Il y a un changement total de point de vue vis-à-vis d’Altus, qui résulte d’ailleurs des constats de la Cour des comptes et de ceux que nous avions faits.

Le Président du Crédit lyonnais nous écrit aussi pour nous demander de racheter la participation dans Usinor-Sacilor. M. Alphandéry lui répond, d’une part, que c’est à l’initiative des présidents de ces maisons que cela s’est fait, en son temps, et, d’autre part, que cela poserait quelques problèmes européens. [...]

Nous sommes avertis en juin 1993 de l’estimation de 7 milliards de F. de la Commission bancaire. A l’époque, Jean-Yves Haberer me dit : « Je ne suis pas d’accord avec cette estimation. Je vois 4,6 milliards de F. de retard de provisions au 31 décembre 1992. 2,5 milliards portent sur des risques au Japon et sur différents autres sur lesquels je ne suis pas d’accord. Au premier semestre 1,6 ou 1,7 milliard de F. de provisions ont été constitués. Il ne reste donc que 3 milliards de retard. C’est à peu près le montant du Fonds de réserve pour risque bancaires généraux (FRBG). Par conséquent, je n’ai pas de problème de retard de provisions ».

C’est la thèse développée en juin-juillet 1993. Puis cette thèse est infirmée par une lettre dont nous ne disposons que le 30 août mais qui a été signée par M. de Larosière le 4 août. Celui-ci indique officiellement le chiffre de 7 milliards de F. et ajoute : « J’appelle l’actionnaire à être très vigilant et probablement à doter le Crédit lyonnais des moyens nécessaires pour satisfaire aux normes de solvabilité ».

Au cours de l’année 1993, on passe ainsi d’une sorte d’estimation informelle de 2 milliards de F. à une estimation formelle, en août, de 7 milliards, avant de passer, à la fin de l’année, à une estimation bien plus élevée, entre 20 et 25 milliards de F.

La troisième phase commence à partir des comptes des résultats du premier semestre 1993. Je vois deux facteurs à son origine.

Le premier est un résultat technique très mauvais. On s’aperçoit, au premier semestre 1993, que le P.N.B. du Crédit lyonnais progresse moins que prévu. On voit en réalité que le Crédit lyonnais ne peut pas, ou très difficilement, absorber les compléments de provisions sur ses résultats bruts d’exploitation ou sur son produit net bancaire, donc qu’on va traîner, pendant plusieurs semestres, un Crédit lyonnais en pertes — légères, mais des pertes quand même —, ce qui n’est pas très bon pour son image sur le marché.

Le second est lié au fait que la vision des auditeurs externes, et peut-être des auditeurs internes au Crédit lyonnais, sur l’immobilier a changé. Entre septembre 1992 et septembre 1993, la crise de l’immobilier s’était manifestement approfondie à Paris. On a vécu un drame avec le Comptoir des entrepreneurs. On sait qu’on est en train d’en vivre un autre avec beaucoup d’autres établissements. On prend conscience qu’il n’est plus possible de tenir avec une évaluation de long terme et qu’il faut provisionner beaucoup plus. C’est une sorte de consensus.

Il existe un autre facteur, d’ordre psychologique. C’est l’époque du démarrage des rumeurs. Selon une première rumeur qui court en septembre ou octobre 1993, le Crédit lyonnais aurait des pertes cachées liées aux risques juridiques SASEA. Le ministre nous demande de faire une expertise juridique. Nous recevons les avocats. [...]

On trouve ensuite des articles de presse faisant état de montants du « trou ». On lit que le « trou » du Crédit lyonnais s’élargit à 15, 20, 30 milliards de F. On trouve des articles étonnants.

Il est certain que le Crédit lyonnais souffre alors beaucoup sur les marchés, dans sa crédibilité, pour des raisons techniques et à cause des articles de presse et des rumeurs.

Vers le 15 octobre, on nous demande d’étudier avec Jean Peyrelevade et la Banque de France quels pourraient être les risques de provisionnement du Crédit lyonnais. Nous avons deux ou trois réunions, dont l’une dans le bureau de Christian Noyer, alors directeur du Trésor, avec Jean Peyrelevade, qui nous donne sa première estimation. On crée, avant même la nomination du Président, un petit groupe de travail : Commission bancaire, Trésor et un ou deux collaborateurs du Crédit lyonnais.

Puis, le nouveau Président est nommé. On tient alors de très nombreuses réunions dont je résumerai les éléments de la manière suivante.

Premièrement : faut-il un audit externe ou pas ? Réponse : un audit externe déstabiliserait probablement le Crédit lyonnais, serait très long et risquerait d’aboutir à des conclusions pas meilleures voire pires pour l’Etat qu’un audit interne, puisqu’on a un auditeur interne en la personne du secrétaire général de la Commission bancaire.

Deuxièmement, si on parle de chiffres aussi élevés que 10 à 15 milliards de F., peut-on afficher véritablement de telles pertes ? C’est exclu, car cela se traduirait par une perte de crédibilité. Il vaut mieux sortir des créances. D’ailleurs, tout le monde l’a fait. Nous aurons un débat jusqu’en janvier-février pour déterminer quelle est la perte affichable du Crédit lyonnais. Plusieurs d’entre nous ont plaidé qu’on avait vu assez fréquemment des pertes d’un milliard de dollars dans le monde, que beaucoup d’autres banques subissaient des pertes de cet ordre de grandeur et qu’il n’y avait pas de raison de ne pas afficher le plus de pertes possible. Cela a évidemment pour conséquence d’obliger de recapitaliser directement ce que l’on affiche en pertes pour satisfaire aux ratios et quand on donne une sorte de garantie à des crédits compromis à l’extérieur, ce que l’on sort du Lyonnais n’est pas comptabilisé dans le bilan de la banque.

La « defeasance » (sic) est une idée qui avait été étudiée auparavant au sein du Crédit lyonnais. Je l’ai su après. Et cette idée est très vite proposée par la Commission bancaire pour des raisons de crédibilité des comptes et des résultats.

Nous aboutissons aussi très vite à l’idée qu’il faut fixer des critères précis. Nous estimons qu’il faut n’y mettre que de l’immobilier, parce que cela débouche sur des immeubles qui auront un jour de la valeur. Il ne faut pas y mettre des participations industrielles ou des créances sur des entreprises qui peuvent subir des aléas comme des dépôts de bilan.

C’est à ce moment-là que nous tenons beaucoup a introduire l’idée de critères d’entrée, ce qui donnera lieu à un débat très animé avec le Crédit lyonnais jusqu’au conseil d’administration des comptes. Il faut que ce soit de l’immobilier des filiales et pas de la maison-mère, à l’exception du dossier Pelège ou d’un ou deux autres dossiers. Il faut qu’il y ait des garanties immobilières, il ne faut pas que ce soient des crédits faits en blanc. Et il faut que ce soient des crédits maîtrisés par le Crédit lyonnais et non pas des bouts de crédits engagés par des « pools » (sic). Sinon, on imposera un traitement déterminé à une créance, alors que les autres banquiers ne la traitent pas pareillement.

On se demande alors comment couvrir des pertes futures incertaines ? Doit-on le faire avec du bel et bon « cash » (sic) ou des bons et beaux titres de l’Etat ? En matière budgétaire, il est légitime qu’une perte future incertaine soit couverte avec une recette future incertaine. Par conséquent, pour couvrir la garantie sur la « defeasance » (sic), il faudra y affecter le futur produit de la privatisation. C’est un mécanisme assez sain. C’est une idée qui vient plutôt de la maison Finances. Enfin, il y a toujours la question du traitement d’Usinor-Sacilor.

De nombreuses réunions ont donc eu lieu avec la Commission bancaire et avec le Trésor. On aboutit très vite à une série de chiffres invraisemblables. On passe de 12 milliards de F., première estimation fournie par un directeur général du Crédit lyonnais, à 15 milliards. Puis le Crédit lyonnais et la Commission bancaire arrêtent le chiffre à 20 milliards : 13 milliards de provisionnement immobilier et 7 milliards de provisionnement industriel, dont 4 milliards sur le cinéma, auxquels s’ajouteront 3 milliards de pertes récurrentes qui n’apparaîtront toutefois qu’en janvier, (3 milliards de pertes courantes au titre de l’exercice 1993) plus 2,5 milliards d’incidence globale de la tenue d’Usinor-Sacilor dans les comptes du Crédit lyonnais, soit environ 25 milliards de F.

Un rendez-vous important a lieu chez le ministre de l’Economie, en janvier 1994, auquel j’ai la chance d’assister. Celui-ci est très surpris par ces chiffres et a l’idée qu’il faut refuser de couvrir un coût de portage au Crédit lyonnais. Véritablement offusqué par l’ampleur du mécanisme, il demande une note à Jean Peyrelevade. Remise le 20 janvier, celle-ci demande à l’Etat 22 à 23 milliards de F., étant entendu que pour couvrir jusqu’à 25 milliards, le Crédit lyonnais a dégagé 1,5 ou 2 milliards de F. de fonds propres internes par la cession de l’UAF et par des reprises de FRBG.

Nous instruisons le dossier, nous faisons des notes pour le ministre. Cela aboutit à une position ferme prise par le ministre de l’Economie, dans une note du 28 février 1994, où le débat ne porte plus sur le montant, car dès lors que celui-ci est plus ou moins paru dans la presse, c’est une question de crédibilité que de reprendre le montant expertisé par la Commission bancaire et annoncé par le Crédit lyonnais.

Ce montant devient une obligation. S’il y a véritablement 20 milliards de F. de provisionnement, plus les milliards relatifs à Usinor-Sacilor et aux pertes 1993, cela signifie qu’il faut le prendre, faute de quoi l’Etat ne serait pas un actionnaire crédible.

Le vrai débat, en janvier-février 1994, c’est que nous avons essayé, dans plusieurs notes et lors de nombreux rendez-vous avec le Crédit lyonnais, de lui dire qu’il pouvait assurer une partie très importante de la couverture de ce besoin de financement définitif sur ses propres ressources internes.

Nous avons cherché ligne à ligne avec le Crédit lyonnais où cela pouvait se trouver : économie sur la masse salariale — pas forcément par des licenciements —, cessions d’actifs plus importantes que prévu, titrisation de créances — quand on a 40 milliards de F. de crédits à l’habitat faits à des taux de 10 à 13 %, on doit pouvoir trouver une plus-value en en vendant une partie. Certes, c’est un handicap pour les produits nets bancaires futurs, mais cela permet de passer des provisions immédiatement, en tout cas au cours de l’année 1994.

La note qui a été élaborée et que le ministre a signée comportait l’idée que le Crédit lyonnais pouvait couvrir assez facilement 5 milliards de F. en deux ans.

M. le Président : 5 milliards ?

M. Jean-Pascal BEAUFRET : Oui, 5 milliards en deux ans. Le produit brut d’exploitation du Crédit lyonnais est de 54 milliards de F. Les frais généraux représentent 42 milliards de F. 5 % des frais généraux représentent 2 milliards de F. D’autres entreprises en difficulté ont économisé 5 % des frais généraux en deux ans.

Monsieur le Président, telle a été la thèse du ministère, du ministre, de ses services et de tous ceux qui ont eu à travailler sur ce sujet.

M. le Rapporteur : Jusqu’à ce que...

M. Jean-Pascal BEAUFRET : Et bien jusqu’aux décisions. Mais je dois reconnaître que ce n’est pas facile, parce que la thèse de M. Peyrelevade est que l’ensemble des sujets que nous avons abordés dans cette restructuration ne couvrent pas l’ensemble des difficultés du Crédit lyonnais. Notamment, il reste premièrement à déterminer la manière dont sera cédée son importante participation dans MGM avant 1997, du fait de la législation américaine. Deuxièmement, les immobilisations fortes du Crédit lyonnais — son fonds de roulement est négatif — le conduisent à assurer un portage considérable non pris en compte. Troisièmement, et la thèse a été discutée en conseil d’administration des comptes 1993, en mars 1994, M. Peyrelavade estime que le Crédit lyonnais n’est pas aussi bien provisionné que certains de ses partenaires en matière de risques pays.

Dans tout cela, j’ai essayé de montrer que l’Etat a joué un rôle d’actionnaire. Je ne suis pas certain qu’une « holding » (sic) privée ayant des participations dans une banque aurait fait mieux que nous. Je pense au contraire, à la lumière de l’expérience de défaillances immobilières, de défaillances de compagnies d’assurance et d’autres établissements de crédit à Paris, que des holdings privées se sont plutôt moins bien débrouillées que nous dans l’analyse du problème et dans la mise en oeuvre, entre janvier 1993 et septembre 1993, de débuts de solutions. Je pense qu’on ne pouvait pas faire mieux.

J’en viens au dernier point : quelles sont les causes des difficultés du Crédit lyonnais ?

Je voudrais auparavant relativiser l’importance de ces difficultés. C’est évidemment très grave. Ce sont des chiffres énormes, mais je crois pouvoir citer au moins six banques dans le monde qui, par rapport à leur activité, ont eu des pertes équivalentes ou supérieures entre 1989 et 1991 : Llyods Bank, Citicorp, Morgan, Bankers Trust, Continental Bank Corporation, Security Pacific. Toutes ces banques ont subi des pertes équivalentes à 1 ou 1,5 % du bilan. Pour le Crédit lyonnais, l’addition de la somme de ce qui lui est évité dans la « defeasance » (sic) et de ses pertes représente le même ordre de grandeur.

Je ne parle pas ici des fraudes, de la BCCI ; je ne parle pas de ce qu’ont fait les Etats-Unis avec la RTC avec 130 milliards de dollars ; je ne parle pas du Banesto qui a consommé tous ses fonds propres. Le Crédit lyonnais n’a consommé qu’une partie de ses fonds propres.

Je note d’ailleurs que pour certaines de ces banques, les entités dirigeantes n’ont pas été modifiées. L’attitude des actionnaires privés a été variable à l’égard de l’équipe dirigeante.

Je note aussi que toute la place a vécu et va continuer à vivre des difficultés intenses dans le domaine immobilier : le groupe Suez, la BIMP, l’UAP-Worms. Nous avons eu, à la Direction du Trésor, plus ou moins à connaître de toutes ces difficultés. Nous avons compris comment les gens faisaient. Au fond, ce que l’actionnaire Etat a fait avec le Crédit lyonnais n’est jamais que ce que les autres actionnaires ont fait avec leurs propres banques : au GAN, (l’UIC-Sofal) à Paribas, au Comptoir des Entrepreneurs. Des « defeasances » (sic) ont été créées un peu partout.

Compte tenu de ma connaissance du dossier, je vois deux causes principales aux difficultés du Crédit lyonnais.

La première est l’accumulation des risques liés au CLBN. Dans le rapport de gestion de 1993, il est indiqué que le montant des provisions au titre de MGM, SASEA et Parretti est de 16,555 milliards de F. au cours des derniers exercices, c’est le stock de provisions. Si le Crédit lyonnais avait pu provisionner le reste de ses engagements immobiliers ou industriels grâce à ces 16,5 milliards de F., je crois que même le problème immobilier aurait peut-être pu être digéré.

Pour moi, la première cause réside donc fondamentalement dans les aventures américaine ou suisse. Je n’ai pas du tout vécu la phase 1989-1990-1991. J’ai découvert après. J’ai reconstitué. J’ai lu « L’argent sale ». Je suis un des rares à la Direction du Trésor à l’avoir fait. Nous nous en sommes servis d’ailleurs dans nos dossiers en 1993. Et puis, j’ai remonté certains des dossiers établis à cette époque.

C’est une cause, un catalyseur, mais la cause initiale est le défaut de suivi des filiales. Le Crédit lyonnais est une des rares banques à ne pas avoir mis en place avant fin 1992 — c’est pourquoi j’ai dit qu’un redressement était intervenu en 1992 et 1993 — un contrôle des risques centralisé. C’est la dernière grande banque qui a mis en place un contrôle de gestion central.

Ce mode de fonctionnement était caractéristique. Les filiales avaient une grande liberté. Altus avait une grande liberté. La SDBO faisait des choses que le Crédit lyonnais ne faisait pas. IBSA avait une très grande liberté. C’est en fait le défaut de « reporting » (sic) au Crédit lyonnais central, le défaut d’implication des équipes du Crédit lyonnais central qui sont un peu à l’origine de cette liberté des filiales et de cette accumulation de risques.

Sur les 20 milliards de F. de retard de provisionnement décelés par la Commission bancaire en décembre 1993, au moins les trois quarts proviennent des filiales.

Dans le passage des 2 à 3, aux 7 puis aux quelque 20 milliards de F., je crois aussi que le changement de président a aidé à la révélation interne et externe. C’est absolument naturel et manifeste, et tant qu’à faire, puisqu’il faut traiter le problème, traitons-le bien.

M. le Rapporteur : Je reviendrai sur le projet d’OIG. Il n’est pas totalement réglé sur le plan juridique. Vous avez dit, à juste titre, que le Trésor avait cherché à introduire des critères précis, en particulier en prenant en compte les risques immobiliers des filiales. Pourtant, selon les informations que nous avons eues, des opérations immobilières menées directement par le Crédit lyonnais — Pelège, le groupe FRANCIM — entreraient également dans le périmètre de l’OIG.

S’agissant des crédits maîtrisés, je voudrais être sûr que des opérations faites avec M. Vaturi entrent bien dans le cadre de l’OIG.

En ce qui concerne la fixation par le Trésor du plafond de 14,4 milliards de F. pour l’engagement éventuel de l’Etat, sur quels points y a-t-il eu des tensions entre la Commission bancaire, le Trésor et le Crédit lyonnais pour faire entrer dans ces 14,4 milliards, des éléments aussi lourds qu’Altus, la SDBO, IBSA, Colbert, etc. ? Autrement dit, pensez-vous qu’il peut y avoir des insuffisances ? Par exemple, sur Altus, on voit sur un projet que sur près de 8 milliards d’encours risqués, les risques latents pris en compte à l’intérieur de ces 14,4 milliards ne représenteraient que 1,6 milliard. Est-ce que ce n’est pas un peu faible ? Même question pour Vaturi.

M. Jean-Pascal BEAUFRET : Sur votre première question, j’ai beaucoup tenu personnellement à ce qu’on définisse des critères d’entrée. Qu’est-ce qu’une créance immobilière ? Il faut des critères. Tout cela est pris en charge par une société en nom collectif dont le risque est certes plafonné, mais c’est tout de même très dangereux pour les finances publiques. Sur notre suggestion, le ministre a demandé à une personnalité de présider une commission pour vérifier que les critères que nous fixions étaient respectés.

A l’arrêté des comptes, nous nous sommes trouvés dans une situation invraisemblable. Si nous n’acceptions pas que certaines créances soient cédées à OIG, le Crédit lyonnais, dans l’arrêté des comptes qu’il présentait au 31 décembre 1993, considérait que ces créances avaient été rétroactivement cédées. Donc, où étaient ces créances si l’Etat ne les admettait pas dans OIG ? Soit c’est OIG qui les possède au 1er janvier 1994, soit c’est le Crédit lyonnais. Et si le Crédit lyonnais les possède, alors ses comptes sont faux.

Face à cette difficulté — notre volonté de définir des critères et notre impossibilité de modifier a posteriori un arrêté des comptes approuvé par le conseil d’administration en mars 1994 — il a donc été décidé de connaître au moins les difficultés sur les critères. Une commission a opéré une sélection. Le ministre est sur le point d’écrire à M. Peyrelevade que certains dossiers sont rejetés, qu’on fait des exceptions à ces critères qui sont nommément désignées mais dont le Crédit lyonnais devra avoir régularisé la situation, par exemple, d’ici l’arrêté des comptes du 31 décembre 1994, c’est-à-dire qu’il devra avoir ressorti, racheté ou mis ces créances en situation de satisfaire aux critères.

Pelège était une exception dès le départ. Pour FRANCIM, on considère que c’est une filiale, un peu comme la SDBO et Altus. Il existe néanmoins des débats sur certains dossiers immobiliers de FRANCIM. Vaturi pose un vrai problème et demande une exception très claire par rapport aux critères posés dans la lettre du ministre.

Sur la question du plafond de 14,4 milliards de F., dans les réunions terminales, en décembre 1993, l’insuffisance de provisionnement sur l’immobilier du Crédit lyonnais est estimée à 13 milliards de F., passée à 15 parce qu’il y avait déjà 2 milliards de provisions et s’il y a des reprises de provision, cela permet de mieux provisionner les engagements industriels.

Le débat est le suivant : comme on ne veut mettre que de l’immobilier dans la « defeasance » (sic), on ne peut pas mettre de l’industrie. Mais comme cela ne suffit pas pour couvrir l’ensemble des pertes, le Crédit lyonnais déprovisionne de l’immobilier chez lui, garde le volume de provisions pour le transférer sur des risques industriels et met donc une créance brute plus importante, générant une perte ultérieure plus importante, à hauteur de 1,4 milliards en plus, puisque vous citiez le chiffre de 14,4 milliards. Le souhait du Crédit lyonnais était d’avoir 15 mais il n’a eu que 14,4 milliards de F.

M. le Rapporteur : A combien estimez-vous le retard de provision sur les risques non immobiliers ? En particulier, en ce qui concerne les risques sur le cinéma, M. Peyrelevade nous a dit que les engagements portaient sur 2 milliards de dollars — nous avons d’ailleurs retrouvé dans la liste des engagements que vous nous avez transmise des clients qui étaient parmi les premiers du CLBN comme EPIC, de Laurentiis, etc... Il est assez incroyable que subsistent des dossiers aussi anciens, et M. Peyrelevade estime ces risques compromis à 80 %, voire à 100 %.

M. Jean-Pascal BEAUFRET : Le grand étonnement réside dans le taux d’engagements compromis. Je n’ai aucune compétence et je ne me sens pas la capacité de dire si ces chiffres sont bons ou pas, ni en plus ni en moins. Ce que j’ai la compétence de faire, c’est d’établir des comparaisons en matière immobilière par rapport à d’autres. Avoir 43 milliards de F. d’engagements professionnels immobiliers compromis sur 55 milliards de F. révélés en France, je ne comprends pas comment ça peut se... enfin c’est en tout cas très, très exceptionnel par rapport à d’autres établissements, très exceptionnel.

M. le Rapporteur : Il est très élevé.

M. Jean-Pascal BEAUFRET : Le taux de pertes — 15 milliards de F. ou 13 milliards de F. selon que l’on prend le brut ou le net —, n’est pas exceptionnel, mais le taux de crédits compromis est exceptionnel. Je suis dans les mains de la Commission bancaire, et je ne conteste absolument pas la révision détaillée faite par la Commission bancaire et l’estimation faite par le Crédit lyonnais.

S’agissant des engagements non-immobiliers, je n’ai plus le détail en mémoire. Je sais qu’en décembre 1993, 7 milliards de F. de crédits non immobiliers étaient considérés comme compromis, à l’intérieur desquels figurait du cinéma non MGM. Or le Crédit lyonnais nous a dit que le cinéma non MGM ne valait rien. J’ai toujours un doute sur ce point, parce que, normalement, la créance d’un banquier ne doit pas valoir rien... mais l’activité cinématographique est peut-être effectivement très étrange : on finance des projets plutôt que des entreprises, on finance des projets qui ne génèrent plus de recettes ultérieures. Je ne sais pas exactement comment cela se passe. Je ne peux pas véritablement répondre à votre question.

M. Didier MIGAUD : Nous avons bien suivi votre raisonnement. Pourriez-vous nous préciser plusieurs points ? Un plan de redressement est annoncé qui ne semble pas reprendre les conclusions auxquelles avait abouti le ministre de l’Economie. Comment est-on passé d’un montant de 20 milliards de F. à un montant de 40 milliards de F. pour la structure de cantonnement ? Au total, combien cette restructuration va-t-elle coûter à l’Etat ? Quelle forme va-t-elle prendre ? Sera-t-il fait appel au budget de l’Etat ?

J’ai cru comprendre que cet appel à l’Etat vous paraissait quelque peu excessif. Pourriez-vous nous apporter des précisions à ce sujet ?

Pourriez-vous également nous préciser le rôle de la Commission bancaire dans l’arrêté des comptes 1993 ? Sur l’arrêté des comptes 1992, vous avez été clair. Sur l’arrêté des comptes 1993, le rôle de la Commission bancaire n’est peut-être pas apparu suffisamment dans votre exposé.

Enfin, le plan de restructuration a-t-il commencé à être mis en oeuvre par le Crédit lyonnais et par l’Etat actionnaire ?

M. le Président : Pour compléter une des questions de M. Migaud, est-ce que la narration de la réunion du conseil d’administration du 24 mars serait susceptible de nous intéresser ?

M. Jean-Pascal BEAUFRET : M. Migaud dit qu’il ne semble pas qu’on ait repris le plan de redressement proposé par le ministre. Non, alors je dois corriger mes propos sur ce point. Il est absolument normal, sur un tel sujet, qu’il y ait un débat très fort entre les services d’un ministère et d’autres personnes. Je suis incapable de dire si c’est suffisant ou si c’est excessif, et je souhaite que le compte rendu le reflète. On peut simplement avoir des idées sur la contribution du Crédit lyonnais. Cela a été notre débat en janvier et février 1994, sur lequel le ministre nous a suivi, me semble-t-il. Puis il a dû y en avoir d’autres entre février 1994 et le conseil d’administration, qui ont conduit à prendre en considération d’autres facteurs. Ces sujets sont suffisamment délicats pour que les positions des uns et des autres soient bien présentées avec toutes leurs nuances.

Comment est-on passé de 20 à 40 milliards de F. ? Si vous faites allusion aux 43 milliards de F. d’engagements immobiliers que le Crédit lyonnais souhaite voir acquérir par OIG, il ne faut pas les comparer à 20 milliards, mais à 26-27 milliards.

La première fois qu’une analyse de « defeasance » (sic) a été faite, c’était dans un document informel du secrétariat général de la Commission bancaire. On y indiquait qu’il faudrait probablement mettre en « defeasance » (sic) 27 milliards de F.

M. le Rapporteur : D’engagements immobiliers ?

M. Jean-Pascal BEAUFRET : Oui, d’immobilier seul. L’immobilier compromis c’était 27. Il est vrai qu’en peu de mois, l’immobilier compromis est passé de 27 à 43 milliards de F. Mais on ne peut pas contester des éléments qui sont ensuite validés par les commissaires aux comptes et par des auditeurs externes comme la Commission bancaire. Il est vrai que nous avons découvert que le problème prenait de l’ampleur au fil des semaines.

En revanche, le chiffre de 20 milliards de F. cité par M. Migaud est exact. C’est celui qui a été prononcé au conseil d’administration de janvier 1993. Là, c’était un chiffre plus proche de 20 milliards, c’étaient 26 milliards de F. de crédits compromis. En janvier 1993, on fait un point sur l’immobilier du Crédit lyonnais et ses responsables font état de 26 milliards de F. de crédits compromis. Et en septembre 1993, pour les comptes du premier semestre 1993, ils actualisent ce chiffre à 28 milliards de F.

Explications du Crédit lyonnais depuis : nous avons eu beaucoup de crédits nouveaux à faire, nous avons dû prendre beaucoup d’engagements, Pelège nous a coûté très cher. Bref, ils ont toutes sortes d’augmentations de concours.

Combien la restructuration va-t-elle coûter à l’Etat ? La question est également délicate, parce que, d’un côté, l’Etat prend un risque et, de l’autre, il dote en capital.

Cela coûtera 3,5 milliards de F. d’augmentation de capital. Le conseil d’administration du Crédit lyonnais en a délibéré hier. J’y étais. L’assemblée générale va être saisie d’un projet d’augmentation de capital de 4,9 milliards de F. souscrits, à hauteur de 3,5 milliards de F. par l’Etat, 1,2 milliard de F. par Thomson et 200 millions de F. par la Caisse des dépôts. Ce sont 3,5 milliards de F. en « cash » (sic) qui ont été réservés en trésorerie, à la fin de l’année 1993, pour la SPBI.

Souscription d’une augmentation de capital pour laquelle l’Etat a demandé à une banque conseil d’intervenir pour lui dire quelle est la valorisation du Crédit lyonnais. Ces 3,5 milliards de F. sont disponibles dans la SPBI qui a été créée à la fin de l’année 1993.

Au-delà, l’Etat donne 14,4 milliards de garantie... paiera jusqu’à 14,4 milliards de F. la perte relative aux actifs transférés à OIG. Il donnera en outre deux fois 2 milliards de F. au titre du coût de portage en 1994 et 1995, soit au total 18,4 milliards de F.

Les 14,4 milliards de F. seront en partie pris en charge, en dernier lieu, par Thomson et par la Caisse des dépôts, en gros, à hauteur pour les deux de 2 milliards de F., autrement dit, ces 14,4 milliards de F. peuvent ne nous coûter, in fine que 12,4 milliards de F. Les 4 milliards de F. de coût de portage sont à la seule charge de l’Etat.

Si tout se déroule mal et si le plafond de risques que l’Etat prend en charge est atteint, l’Etat aura payé 12,4, plus 4, plus 3,5, c’est-à-dire 19,9 milliards de F, soit 20 milliards. Thomson aura payé 1,2 milliard de F. de recapitalisation et environ 1,7 milliard de F. de garantie, soit 2,9 milliards de F., et la Caisse des dépôts : 500 millions de F. : 300 millions de garantie plus 200 millions de recapitalisation.

Dans l’ensemble de ce système, le secteur public prend en charge la totalité des 18,4 et des 4,9 milliards de F., c’est-à-dire 23,3 milliards de F.

Bien entendu on espère, et l’OIG est monté en ce sens, que le Crédit lyonnais est suffisamment intéressé à bien gérer ses créances — il y a des incitations que je ne détaillerai pas car elles sont en cours de négociation et assez compliquées — pour ne pas tirer sur la totalité des 14,4 milliards de F.

Est-ce que je pense que c’est excessif ? Je crois vous avoir répondu. Je ne pense pas que quelqu’un puisse le dire.

M. Didier MIGAUD : Vous apportez des précisions sur la contribution de l’Etat, mais quelle forme prendra-t-elle ? Sera-t-il fait appel au budget de l’Etat ? Est-ce que les contribuables seront sollicités ?

M. Jean-Pascal BEAUFRET : Les 3,5 milliards de F. sont du bel et bon « cash » (sic) tiré du compte d’affectation spéciale et apportés à la SPBI fin 1993. Le reste n’est pas décidé, mais la bonne manière de faire fonctionner le système, estimons-nous, est d’y affecter la future recette de privatisation du Crédit lyonnais. On peut l’affecter juridiquement dès maintenant en apportant les titres que nous détenons dans le Crédit lyonnais à la société qui donne la garantie. Nous ne pourrons payer véritablement cet engagement qu’après avoir vendu ces titres grâce à la privatisation. Ou bien, on peut considérer que cette société vivra en situation nette négative et que l’engagement de l’Etat sera payé grâce à une recette de privatisation, celle du Crédit lyonnais ou une autre. Mais très réellement, c’est la recette de privatisation du Crédit lyonnais qui est grande partie hypothéquée. Pour l’instant, il n’y a pas de « cash » (sic).

En ce qui concerne le rôle de la Commission bancaire dans les comptes 1993, elle est intervenue dans la troisième phase que j’ai exposée. Le secrétariat de la Commission bancaire n’a pas cessé, entre novembre 1993 et mars 1994, d’expertiser les informations du Crédit lyonnais, et les comptes ont été arrêtés en complet accord avec elle.

S’agissant du plan de restructuration associé, il comprenait 3.800 départs par an, plus la cession de 20 milliards de F. d’actifs. Ces mesures viennent en très large partie de la période antérieure. Elles étaient déjà envisagées — pas à ce niveau-là — et initiées au printemps et à l’été 1993, mais il est vrai qu’elles n’ont jamais été affichées comme telles.

Quand on a un résultat brut d’exploitation, un PNB de 55 milliards de F. et des frais généraux de 42 milliards de F., le débattement sur un compte prévisionnel est évidemment de deux à trois milliards. On peut donc trouver assez facilement, soit sur les frais généraux, soit sur des plus-values ou un PNB, deux ou trois milliards de plus ou de moins.

Quant à la narration du conseil d’administration du 24 mars, monsieur le Président, le débat était simple. J’avais reçu des instructions le matin même, avant de partir. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle j’y suis arrivé en retard. J’avais donc une idée très claire de la décision du Gouvernement. C’était notarial. J’avais en main un projet de communiqué du ministre et on m’avait dit ce qui était décidé. Nous avions travaillé très activement la veille.

M. le Président : C’est-à-dire ? Pouvez-vous nous le rappeler ?

M. Jean-Pascal BEAUFRET : Les deux points de divergence avec M. Peyrelevade, au conseil d’administration, étaient les suivants.

En premier lieu, M. Peyrelevade estimait que 4,9 milliards de F. lui avaient été promis par l’Etat et ne pouvaient pas reposer sur l’accord de Thomson et de la Caisse des dépôts pour leur partie. J’ai fait rectifier le procès-verbal d’ailleurs récemment et j’ai dit au conseil d’administration : « non, l’augmentation en capital, l’Etat a décidé d’y souscrire à hauteur de 3,5 milliards de F. et invitera Thomson-C.S.F. et la Caisse des Dépôts à compléter leur part. »

C’est important, car on ne peut pas stipuler pour des groupes ou des conseils d’administration qui n’ont pas pris leur décision. Or à l’époque, ils étaient loin d’avoir pris leur décision. Ils étaient informés.

M. le Rapporteur : Ils n’avaient pas arrêté leurs comptes ?

M. Jean-Pascal BEAUFRET : Ils n’avaient pas pris leur décision. Ils n’ont d’ailleurs toujours pas pris leur décision formellement. On ne pouvait donc pas stipuler que l’Etat se portait fort pour les deux autres.

M. le Président : Et vous avez obtenu gain de cause ?

M. Jean-Pascal BEAUFRET : J’ai obtenu gain de cause. On a suspendu le conseil, téléphoné et obtenu gain de cause.

En second lieu, M. Peyrelevade souhaitait voir figurer dans le communiqué que 42,9 milliards de F. de crédits seraient cédés à OIG. C’était contradictoire avec l’idée qu’une commission de sélection pouvait se réserver de refuser le transfert de certaines créances ne satisfaisant pas aux critères. M. Peyrelevade m’a dit : « non, ce n’est pas vrai, j’ai un accord pour 42,9 milliards de F. ». Je lui ai répondu : « Non, je suis désolé, on mettra dans la structure de « defeasance » (sic) une quarantaine de milliards probablement, mais l’Etat ne donnera pas systématiquement sa garantie si les créances ne correspondent pas aux critères ».

J’ai donc fait supprimer dans le communiqué le chiffre de 42,9. Cela n’a pas empêché M. Peyrelevade de le reprendre après dans sa conférence de presse.

Il reste que la procédure de la commission de sélection s’est déroulée et qu’on est en train de dire que la garantie de l’Etat ne portera pas sur certaines créances qui ne semblent pas pouvoir déboucher sur de l’immobilier et que si elle porte sur d’autres créances, par exception, il faudra que le Crédit lyonnais les gère en 1994, de manière à les faire entrer dans les critères. Par exemple, on ne peut pas garantir des golfs à travers de l’immobilier. Si le retour à bonne fortune des créances dépend d’actifs qui ne sont absolument pas de l’immobilier ou qui ne feront jamais l’objet de droits immobiliers — permis de construire, terrains, etc. —, il est très difficile d’imaginer d’en sortir. C’est pourquoi on a pris la précaution de se raccrocher à ces trois critères. Je les ai d’ailleurs indiqués au conseil du 24 mars et j’ai demandé que les administrateurs les notent explicitement.

M. le Président : Nous avons eu des relations de ce conseil d’administration où il apparaissait que le ou les coups de téléphone avaient été moins favorables à vos thèses.

M. Jean-Pascal BEAUFRET : De toute façon, seule compte la décision de l’actionnaire principal. Elle est traduite dans une lettre de M. Alphandéry à M. Peyrelevade d’avril 1994. Cette lettre rappelle les critères, dit paquet 42,9 milliards. C’est probablement ce à quoi on va arriver, provisoirement. Il faut prendre absolument un gage sur l’idée que ces créances déboucheront un jour sur de l’immobilier. C’est un des points sur lesquels nous avons beaucoup insisté.

M. le Président : Ce coup de téléphone, c’était à Matignon ?

M. Jean-Pascal BEAUFRET : Non, je ne connais que mon ministre, et son directeur de cabinet est l’homme qui me donne ses instructions.

M. le Président : Et à votre connaissance, M. Peyrelevade a téléphoné à Matignon ?

M. Jean-Pascal BEAUFRET : Je ne sais pas, monsieur le Président.

M. le Président : Il n’en a pas fait de compte rendu ?

M. Jean-Pascal BEAUFRET : Non, car nous avons téléphoné dans deux bureaux séparés.

M. Didier MIGAUD : Il semble qu’il y ait eu une note du ministre de l’Economie au Premier ministre. Les comptes du Crédit lyonnais ont été arrêtés à quel niveau ? L’ont-ils été à Matignon ?

M. Jean-Pascal BEAUFRET : Sur le processus de décision final ?

M. Didier MIGAUD : Oui

M. Jean-Pascal BEAUFRET : Je n’ai pas participé au processus de décision final, sauf la veille au soir du conseil d’administration et le matin même de sa tenue. Qui a négocié au plan final ? Je pense que le cabinet du Premier ministre ou le Premier ministre lui-même ont été très fortement associés à cette décision et ont eu des discussions, in fine, avec M. Peyrelevade. Je crois que cela s’est passé comme ça.

M. Didier MIGAUD : Mais vous nous confirmez que la décision finale n’a pas été tout à fait celle proposée par le ministre de l’Economie ?

M. Jean-Pascal BEAUFRET : C’est une décision du Gouvernement.

M. Philippe AUBERGER : Dans cet esprit, je poserai deux questions juridiques précises.

Premièrement, comment peut-on inscrire au compte d’affectation spéciale de l’année 1993 une augmentation de capital de 3,5 milliards de F. qui, en fait, n’a pas encore été réalisée, puisqu’il faut une décision de l’Assemblée générale qui n’a pas encore été prise ?

Deuxièmement, sur quelle base juridique repose cette garantie donnée à l’OIG par l’Etat ? A ma connaissance, l’Etat ou le Trésor ne peut donner une garantie que si un texte le prévoit explicitement. Existe-t-il un texte à ce sujet ?

M. le Président : De quelle nature, monsieur le Rapporteur général ?

M. Philippe AUBERGER : Normalement, c’est un texte législatif, monsieur le Président. Tout le monde l’a compris (Sourires). Or le Parlement n’a pas encore été saisi de ce problème. Selon le témoin, doit-il être saisi et sous quelle forme ?

C’est une analyse juridique. Je ne parle pas du problème politique. Je demande uniquement une appréciation juridique. Puisqu’il a fait un montage, celui-ci doit naturellement reposer sur des fondements juridiques, car il engage l’Etat pour des sommes très importantes.

M. Jean-Pascal BEAUFRET : C’est l’Etat qui a fait le montage. Cela s’est trouvé ainsi parce qu’il était difficile de faire autrement.

Sur l’augmentation de capital : il me semble qu’on n’a pas fait d’augmentation de capital. On a fait une avance d’actionnaire à une société qui était détenue par l’Etat. La création d’une société entre tout à fait dans les pouvoirs de gestion de la holding d’Etat. La SPBI a d’ailleurs été créée par décret. Il était tout à fait dans les pouvoirs du gestionnaire de la « holding » (sic) qu’est le Gouvernement de faire une avance d’actionnaire à cette société.

M. Philippe AUBERGER : Avec le produit des privatisations ?

M. Jean-Pascal BEAUFRET : Il me semble que le compte d’affectation spéciale peut parfaitement être utilisé. En tout cas, je l’ai vu plusieurs fois utilisé pour des avances d’actionnaire. Je vérifierai ce point, car il me semble bien que les 3,5 milliards de F. qui ont été versés au 31 décembre 1993 l’ont été à partir du produit des privatisations. Je n’en suis pas absolument sûr, mais je crois que oui. Et, de toute façon, c’est forcément une avance d’actionnaire.

Théoriquement, cette avance d’actionnaire devrait être placée, puisqu’il s’agit d’une société externe, mais nous avons considéré qu’il n’aurait pas été judicieux de la placer à l’extérieur, puisqu’en la déposant à l’agence comptable centrale du Trésor, elle évitait de la dette pour l’Etat et donc que nous ayons à payer pour notre propre dette.

S’agissant de la garantie, le mot « garantie » devrait être en réalité proscrit de tout cet exercice. Ce n’est pas une garantie. C’est un contrat de prêt. Le Crédit lyonnais vend des actifs à une société « holding » (sic) ; il prête de l’argent à une filiale de l’Etat qui le reprête à la société « holding » (sic) pour financer l’achat d’actifs.

C’est dans le mode de gestion de ces actifs dans la « holding » (sic) qu’on peut, mais à mon avis de manière totalement impropre juridiquement, appeler cela une garantie. Car à chaque fois qu’il y aura cession d’actifs avec décote, celle-ci se reportera, sauf à mettre la « holding » (sic) OIG en déficit permanent, sur sa dette, qui est participative. Par conséquent, cela signifie que la S.P.B.I. abandonnera une partie de sa créance. En revanche, elle continuera, jusqu’à hauteur de 14,4 milliards de F., à se reconnaître endettée à l’égard du Crédit lyonnais.

Il y a là simplement une série de contrats de prêts participatifs qu’on ne peut assimiler en quoi que ce soit à une garantie. Que le montage soit osé est une chose. Qu’il s’agisse d’une garantie, juridiquement, je ne le crois pas.

M. Philippe AUBERGER : On appréciera !

M. Gilles CARREZ : Comment l’Etat va-t-il organiser son droit de regard sur OIG et sur la manière dont les créances vont être gérées dans le temps ? L’Etat peut avoir des moyens d’intervention sur certaines affaires. La bonne fortune de certaines d’entre elles peut dépendre de la réalisation d’équipements publics, de décisions d’urbanisme... De ce point de vue, l’Etat n’est pas dépourvu de moyens.

En revanche, je vois mal comment le Crédit lyonnais peut être incité à ne pas faire jouer tout ou partie de ces 14,4 milliards de F. de garantie. Comment l’Etat compte-t-il s’y prendre pour organiser un suivi ?

(M. Philippe Auberger remplace M. Philippe Séguin à la présidence.)

M. Jean-Pascal BEAUFRET : Au titre de cette question, il convient de rappeler qu’il existe une incitation générale sur les 4 milliards de F. de coût de portage, puisque théoriquement, le Crédit lyonnais, doit nous redonner 1,12 milliards de F. sur les 4 milliards au cas où ses résultats sur les deux années seraient supérieurs à 3 milliards de F. Il faut ajouter cela à l’exposé que j’ai fait tout à l’heure.

Il y a donc une incitation générale sur les comptes du Crédit lyonnais.

Il est prévu que les 4 milliards de F. nous seront redonnés à la fin de la période de deux ans par le Crédit lyonnais à hauteur de 1,12 milliard de F., mais que cela ne jouera que dans une certaine marge de résultats pour le Crédit lyonnais.

Par ailleurs, OIG est conçu avec d’autres incitations. Le vrai problème d’OIG, c’est qu’il contient des créances sur des promoteurs, c’est-à-dire, avec, peut-être, un terrain, des droits à construire, des immeubles à moitié construits et des immeubles totalement construits. Il faudra donc du « new money » (sic). Au-delà des 43 milliards, il faudra probablement que le Crédit lyonnais mette un certain nombre de milliards de « new money » (sic). Les projets de contrats actuels prévoient que le Crédit lyonnais premièrement prenne le « new money » (sic) dans ses propres comptes. Il n’y aura pas de passage par la SPBI. Deuxièmement, ce « new money » (sic) suppose que le Crédit lyonnais définisse une perte prévisionnelle sur l’opération en question. S’il dépasse la perte prévisionnelle, le « new money » (sic) sera décoté. S’il est inférieur à la perte prévisionnelle, le gain sera partagé entre la SPBI et le Crédit lyonnais. C’est une des premières incitations.

On voit donc qu’en réalité, le plafond de 14,4 milliards de F. n’est pas un plafond seul. Il y aura un plafond par opération, de perte à terminaison, à chaque fois qu’il y aura du « new money » (sic).

M. le Rapporteur : C’est par opération, pas par promoteur ?

M. Jean-Pascal BEAUFRET : Non, ce n’est pas par grand dossier. C’est forcément par opération.

Troisième incitation : le Crédit lyonnais n’est pas payé au taux de marché sur le « new money » (sic). Nous sommes en train de définir un accord avec lui. Il sera payé au taux de marché, moins quelque chose. Il faut vraiment l’engager à faire le moins de pertes possible, donc à sortir assez vite des opérations. Mais en même temps, il ne faut pas l’empêcher de faire du « new money » (sic) pour sauver des opérations. Si le « new money » (sic) doit sauver des opérations, il ne faut pas l’en empêcher. C’est là que réside la difficulté.

Quatrième incitation, le Crédit lyonnais ne sera pas payé, au-delà des deux premières années et au-delà du coût de portage de 4 milliards de F., autrement que par les revenus d’OIG, c’est-à-dire qu’il n’aura pas d’intérêts sur le prêt de 42 milliards de F. qu’il aura fait à la SPBI, qui l’aura elle-même reprêté à OIG, sauf les revenus finaux d’OIG.

Voilà au moins quatre éléments — 1,12 milliards de F., pas de taux d’intérêt, perte plafonnée par opération... qui feront que l’Etat devra suivre cela avec une commission ad hoc de gens compétents et avec le Crédit lyonnais. C’est d’ailleurs pourquoi la présence de Thomson et de la Caisse des dépôts a été jugée absolument indispensable. Etant en bout de course de la garantie, n’étant touchés qu’en fin de plafond, ils ont intérêt à ce que le Crédit lyonnais gère vraiment très bien.

M. Gilles CARREZ : En dehors de ces aspects purement financiers, l’Etat dispose d’autres moyens qu’il a utilisés par le passé. Par exemple, pour des opérations d’immobilier de bureau déjà construit ou susceptible d’être lancé, la sortie de l’opération dépend de la question de savoir s’ils vont être occupés ou pas. On a déjà vu l’Etat, ces dernières années, envoyer tel ou tel organisme public louer ou occuper des locaux. Envisagez-vous des actions de ce type ?

M. Jean-Pascal BEAUFRET : Le Crédit lyonnais nous signalera certainement les occasions qui se présenteront à ce moment-là. C’est à lui de le faire et d’utiliser les procédures normales de l’urbanisme.

M. Henri EMMANUELLI : Monsieur Beaufret, je cherche à nouveau à comprendre comment on est passé de 20 ou 25 à 40 milliards de F. Vous nous dites qu’en février 1993, on est à 25-26, dont on estime à l’époque que le Crédit lyonnais pourrait prendre 5, parce qu’il pourrait faire deux fois 2 milliards de F. d’économies en deux ans, et on se retrouve tout de même avec 40 milliards de F. au conseil d’administration. Comment cela s’est-il produit ? Est-ce à la demande du Crédit lyonnais qu’on s’envole vers 40 milliards...

M. le Rapporteur : Sur quels dossiers ?

M. Henri EMMANUELLI : Ou bien est-ce à la demande de Matignon ? Je n’ai pas le sentiment que c’était la position du ministre des Finances ni de la Commission bancaire de demander 40 milliards de F.

M. Jean-Pascal BEAUFRET : Il y a deux chiffres. Vous parlez là, me semble-t-il, de l’assiette des crédits immobiliers compromis.

M. Henri EMMANUELLI : Oui.

M. Jean-Pascal BEAUFRET : Vous avez entièrement raison de dire qu’en septembre 1993, le Crédit lyonnais dit qu’il y a 28 milliards de F. de crédits immobiliers compromis et qu’on va mettre en « defeasance » (sic) 43 milliards.

Il existe, dans le passage entre ces deux chiffres, une séquence difficile à reconstituer mais qu’on peut peut-être attribuer au fait que les encours ont continué à augmenter, que les responsables du Crédit lyonnais avaient probablement une relative méconnaissance des véritables encours de risques d’Altus, de la SDBO et de leurs filiales. En outre, les encours immobiliers souffrent du fait que les intérêts sont souvent capitalisés en encours et que, par conséquent, le temps qui passe aggrave l’encours.

M. Henri EMMANUELLI : Donc, c’est le Crédit lyonnais qui demande ?

Vous me dites : il a pu se passer ceci. Vous répondez comme si vous n’étiez ni administrateur ni membre de la direction du Trésor. Vous devez tout de même avoir une connaissance plus précise de ce qui s’est passé ?

M. Jean-Pascal BEAUFRET : Non, parce qu’en tant qu’actionnaire et en tant qu’administrateur, je suis incapable de dire si c’est 43 ou 26. Je suis capable d’entendre un auditeur externe me le dire, je ne suis pas capable moi-même de le certifier.

Je constate simplement que le chiffre retenu avec l’accord de la Commission bancaire est de 42,9 milliards de F. de créances immobilières brutes considérées comme compromises, sur un encours total de crédits aux professionnels de l’immobilier France, qu’on nous cite comme étant à 55 milliards de F. Notre auditeur externe, la Commission bancaire, nous dit : « c’est vrai ».

Ce chiffre a été présenté en septembre 1993 pour être de 28 milliards de F. Si j’essaie de trouver une explication à la dérive entre 28 et 43 milliards de F., je ne peux trouver que trois causes : une croissance des encours, une méconnaissance des encours des filiales avec une meilleure expertise de la Commission bancaire à la fin de 1993 et une capitalisation d’intérêts non prévue au départ. Mais au 15 octobre, la Commission bancaire elle-même pensait que les crédits compromis étaient beaucoup moins importants que ça.

Par ailleurs, quel est le montant total de provisions évitées ou de pertes acceptées avec recapitalisation qui a été évoqué au cours de la période ? En gros, c’est en terme de fonds propres. Dans le mécanisme qui a été choisi, on évite 14,4 milliards de F. de provisions, [...] et on permet de passer 6,9 milliards de F. de pertes grâce à des dotations de capital de 4,9 milliards de F. En définitive, l’évitement de provisions ou les vrais fonds propres externes qu’on fournit au Crédit lyonnais, c’est la somme de tout cela.

M. Henri EMMANUELLI : Je vous poserai une seconde question qui intéressera sans doute le rapporteur général du budget.

En vous écoutant parler du montage, je finissais par me demander à quoi servait le Parlement. Si je comprends bien, on va procéder à une augmentation de capital de 3,5 milliards de F. sans l’accord du Parlement, parce qu’on l’a baptisée autrement : avance... Et si je comprends bien, on va aussi donner la garantie de l’Etat — ce n’est pas une garantie mais c’est tout de même une garantie — à hauteur de 14,4 plus 3,5 milliards de F., au total 18 milliards sans que le Parlement soit consulté. Est-ce que cela vous paraît normal ? Où va-t-on à ce régime-là ?

M. Jean-Pascal BEAUFRET : Je crois que la loi de finances se prononce sur le compte d’affectation spéciale du produit de privatisations. Je crois aussi que l’Etat actionnaire a besoin d’une marge de manoeuvre pour la gestion du secteur public. Le Parlement ne donne pas son approbation à toute augmentation de capital par l’Etat dans toute société, sinon il faudrait passer très souvent devant le Parlement, il faudrait des lois de finances extrêmement détaillées. En revanche, des comptes rendus très précis sont faits de l’utilisation des sommes du compte d’affectation spéciale à la commission des finances du Sénat et à celle de l’Assemblée nationale.

M. Henri EMMANUELLI : Entre des comptes rendus et les droits du Parlement, il y a une certaine marge.

M. Jean-Pascal BEAUFRET : J’ajoute que les 14,4 milliards de F. ne sont pas certains. Ils sont conçus pour ne pas être dépensés en totalité.

M. Philippe AUBERGER, Vice-Président : Je rappelle aux membres de la Commission que nous recevrons M. Alphandéry. C’est une question qui le concerne plus que les fonctionnaires qui ont eu à traiter du dossier. [...]

M. le Rapporteur : Vous avez dit qu’il pourrait y avoir des problèmes sur le groupe Vaturi. Pourriez-vous nous fournir quelques explications supplémentaires ?

Par ailleurs, pour les 26 milliards de F., était-il prévu une répartition entre les grandes têtes de chapitre comme pour les 41 milliards de F. ou bien s’agissait-il d’un chiffre global ?

M. Jean-Pascal BEAUFRET : Les 26 milliards étaient un chiffre global. Ce qui était décomposé, c’était l’assiette totale des encours immobiliers du Crédit lyonnais à la fin du premier semestre 1993, entre immobilier France Crédit lyonnais S.A., immobilier France filiales et immobilier étranger. En revanche les 26 ou 28 milliards de F. douteux, compromis n’étaient pas décomposés.

M. le Rapporteur : C’est donc encore pire que ce qu’on pensait, car il y avait l’étranger dans les 26 milliards.

M. Jean-Pascal BEAUFRET : Absolument !

M. le Rapporteur : Or dans les 41 milliards, il n’y a plus d’étranger.

M. Jean-Pascal BEAUFRET : Absolument !

M. le Rapporteur : Par conséquent, l’écart est encore plus important.

M. Jean-Pascal BEAUFRET : Absolument ! Enfin, je crois.

Concernant le dossier Vaturi, la difficulté vient de ce que, selon les critères définis, seuls devaient théoriquement être pris en compte les dossiers des filiales, [...]. On pouvait prendre en compte les encours des filiales mais pas ceux du Crédit lyonnais S.A. Or l’analyse, à la fin 1993 ou au début 1994, a montré que les encours de ce groupe étaient partagés entre les filiales et le Crédit lyonnais S.A. Donc, sauf à fausser gravement l’arrêté des comptes approuvé par le conseil d’administration du 24 mars, il faut manifestement faire en partie des exceptions pour les crédits du groupe Vaturi.

Par ailleurs, Vaturi ne satisfait pas totalement à certains critères immobiliers purs, parce qu’il comprend des activités non immobilières.

On entre là dans la mise en oeuvre détaillée du montage, qui continue à prendre un temps assez important aux différents intervenants de cette question : Commission bancaire, Thomson, CDC et nous-mêmes.

M. Philippe AUBERGER, Vice-Président : Nous avons compris que les comptes de l’année 1993 avaient été arrêtés avec une anticipation sur la mise en oeuvre du cantonnement, laquelle n’est pas terminée. On se trouve donc dans une zone d’incertitude sur le plan juridique et financier tant que ce travail ne sera pas terminé.

M. Jean-Pascal BEAUFRET : Il est décidé, c’est-à-dire que rétroactivement les comptes ont été établis. Sauf à mettre en cause l’arrêté des comptes du Crédit lyonnais, ce qui serait en soi un phénomène grave, il est rétroactivement décidé. L’intention des parties est, juridiquement, totalement constituée.

M. Philippe AUBERGER, Vice-Président : Quelqu’un demande-t-il encore la parole ?

M. Jean-Pascal BEAUFRET : Monsieur le Président, j’ai été cité personnellement dans cette affaire, par votre Rapporteur, comme « profitant de la cohabitation et cherchant à m’exonérer d’une responsabilité passée en proposant des solutions inquiétantes et immorales ». Ces assertions n’ont pas beaucoup d’intérêt et sont probablement marginales, mais elles peuvent tout de même nuire un peu à la réputation de quelqu’un. Je ne souhaite pas ouvrir de polémique, je n’ai pas du tout l’intention de me défendre, je souhaite uniquement livrer à la commission une lettre du Gouverneur de la Banque de France au ministre de l’Economie du 31 mars 1994, que le Gouverneur de la Banque de France m’a autorisé à communiquer et que je demande de verser aux travaux de la Commission.

M. Philippe AUBERGER, Vice-Président : Il vous en est donné acte.

M. le Rapporteur : Pour qu’il n’y ait pas de malentendu à ce sujet, je propose à M. Beaufret que cette lettre, dont je n’ai pas pris connaissance, soit versée dans les annexes de notre rapport.

M. Philippe AUBERGER, Vice-Président : Monsieur Beaufret, je vous remercie.

Audition de M. Pierre JOXE,

Premier Président de la Cour des Comptes,
accompagné de MM. Roland MORIN, Président de Chambre, et
Jean DRIOL, Président de section à la Troisième Chambre

(Extrait du procès-verbal de la première séance du 31 mai 1994)

Présidence de M. Philippe Séguin, Président

MM. Pierre Joxe, Roland Morin et Jean Driol sont introduits.

Monsieur le Premier Président, messieurs les présidents, l’audition par une commission d’enquête de magistrats de la Cour des Comptes ès-qualité dans le cadre de leurs fonctions constitue un précédent. En effet, jusqu’à présent, des magistrats de la Cour ont été entendus seulement à l’occasion de fonctions exercées en dehors de celle-ci et, en ce cas, la prestation de serment leur a été demandée. Mais au cas présent, et vous allez nous dire si vous n’y voyez pas d’objection, compte tenu du serment auquel sont tenus tous les membres de la Cour, il n’a pas semblé, à première vue, à la Commission juridiquement nécessaire de vous demander de prêter serment devant elle.

Y voyez-vous un inconvénient ?

M. Pierre JOXE, Premier Président de la Cour des Comptes : Nous sommes tous habitués à prêter serment à plusieurs reprises. J’ai personnellement prêté serment comme auditeur, comme conseiller référendaire puis comme Premier Président. En général, et à un certain niveau de responsabilité, les membres de la Cour ont donc prêté serment au moins trois fois, parfois quatre. Nous sommes donc à votre disposition.

M. le Président : Nous allons créer le précédent et considérer que, dans le cas d’espèce, la prestation de serment est inutile. Voilà un précédent créé dont les générations futures pourront s’inspirer.

Monsieur le Premier Président, nous sommes convenus que vous feriez un exposé introductif ainsi que les présidents qui vous accompagnent. Je vous donne donc la parole.

M. Pierre JOXE : Lorsque nous sommes convenus, il y a quelques mois, d’essayer de développer les relations entre la Cour et l’Assemblée nationale, ce que nous avons fait d’ailleurs, nous n’avions pas programmé cette circonstance particulière mais elle nous permet d’illustrer le désir qui existe, parmi les magistrats de la Cour, de remplir toutes les fonctions prévues par la Constitution et par la loi.

La Constitution donne à la Cour la mission d’assister le Gouvernement et le Parlement dans le contrôle de l’exécution des lois de finances, ce que nous avons commencé à essayer de développer de façon expérimentale avec le Président et le Rapporteur général de la commission des Finances.

Par ailleurs, la loi de 1967, dans son article 10, prévoit que la Cour dépose un rapport sur le projet de loi de règlement qui, cette année, pour la première fois, vous sera remis au moment où la Commission des finances commencera d’examiner le projet de loi de finances pour l’année suivante.

Ce même article 10, dans son paragraphe 2, donne au Premier Président le pouvoir de transmettre aux commissions des finances des deux assemblées parlementaires des observations. C’est ce que j’ai inauguré lorsque vous m’avez interrogé à l’occasion des travaux sur le Crédit lyonnais en vous communiquant trois référés, ce qui constitue aussi un précédent.

Enfin, le paragraphe 3 de l’article 10 de la loi de 1967 prévoit que les commissions des finances peuvent demander des enquêtes à la Cour. D’autres textes donnant aux commissions d’enquête des pouvoirs comparables, on pourrait dire parallèles, provisoires mais identiques à ceux des commissions des finances, la Cour est naturellement prête à réaliser toute enquête que vous pourriez désirer.

Nous sommes donc aujourd’hui à votre disposition, au même titre que chaque personne entendue par la Commission, mais aussi pour organiser toute coopération dans le cadre prévu par la loi et en fonction de vos souhaits.

Il se trouve que le Crédit lyonnais a été l’objet d’une enquête lancée par la Cour des Comptes. Afin que tout soit bien clair, je tiens à expliquer dans quel cadre celle-ci contrôle les entreprises publiques.

Jusqu’en 1976, le contrôle des entreprises publiques n’incombait pas à la Cour des Comptes mais à la Commission de vérification des comptes des entreprises publiques, commission interministérielle et inter-institutions dans laquelle la Cour était fortement représentée. Cette Commission était présidée par un Président de chambre à la Cour des Comptes. J’ai moi-même travaillé pour elle en qualité d’auditeur.

Depuis 1976, c’est la Cour des Comptes — et ses différentes chambres — qui a compétence. La Troisième chambre, que préside M. Morin, est responsable du contrôle d’un certain nombre d’entreprises bancaires, la troisième section de cette Troisième chambre, présidée par M. Driol, étant précisément chargée de ce secteur bancaire et financier.

La répartition du travail se fait de la façon suivante : des contrôles d’entreprises sont effectués à intervalle de trois, quatre ou cinq ans. S’agissant du Crédit lyonnais, qui avait déjà été l’objet d’une telle opération dans le passé, un contrôle a été décidé en 1992 et lancé en 1993. D’autre part, des enquêtes thématiques, passant à travers plusieurs entreprises ou banques sont menées. C’est ainsi, par exemple, que l’affaire invraisemblable mais vraie des crédits d’impôt fictifs avait donné lieu à une enquête horizontale pour laquelle la Cour avait publié une insertion au rapport public. De même, une enquête thématique avait été faite sur la politique immobilière. C’est en fonction des éléments dont la Cour disposait que j’ai pu vous répondre jusqu’à présent.

Ces travaux sont exécutés selon les méthodes de la Cour. Des rapporteurs, parfois une équipe, sont désignés ; dans le cas du Crédit lyonnais, cette équipe a été considérablement renforcée dès que le Gouvernement, le Ministre des Finances, m’a fait savoir qu’il souhaitait une intensification des contrôles de la Cour dans ce domaine. Un rapport d’instruction est ensuite soumis à la contradiction ; l’instruction de la Cour des Comptes a pour caractéristique de se dérouler en phases successives, contradictoires. Généralement, les responsables sont entendus à un certain stade de la procédure. Une délibération est ensuite prise, selon les cas, par la chambre toute entière ou par la section. Puis des observations sont émises et transmises dans les conditions que je vais décrire.

S’agissant du contrôle organique, comme celui effectué sur le Crédit lyonnais pour les exercices 1983 à 1986, lorsque le rapport est établi, il est à la disposition des membres du Parlement désignés pour suivre et apprécier la gestion des entreprises nationales, c’est-à-dire les rapporteurs des commissions spécialisées.

S’agissant des contrôles intégrés dans une enquête thématique, les textes relatifs à la Cour s’appliquent d’une façon plus générale. Ou bien des rapports sont communiqués aux responsables — ce sont de tels rapports que je vous ai adressés sur le Crédit lyonnais, la SDBO et Altus Finance — ou bien des référés, c’est-à-dire une lettre d’observations, sont envoyés par le Premier Président à un ou plusieurs ministres, parfois deux, parfois huit. Je vous ai ainsi fait parvenir copie de trois référés relatifs au Crédit lyonnais, deux qui portaient sur les crédits d’impôt fictifs, un autre sur les fonds propres des entreprises.

Enfin, il y a les insertions au rapport public qui sont totalement publiées. Dans cette série de procédures, celles qui sont en cours, à savoir les contrôles de la Cour, celles qui peuvent être ouvertes à votre demande, c’est-à-dire les enquêtes prévues par une interprétation immédiate du paragraphe 3 de l’article 10 de la loi de 1967, il est utile que le Président Morin vous indique rapidement quel est le paysage pour en arriver au Crédit lyonnais et que M. Driol, président de la section spécialisée, fasse le point sur l’état de ces enquêtes dont certaines ont déjà abouti et d’autres aboutiront dans des délais différents.

M. le Président : La parole est à M. Morin.

M. Roland MORIN, Président de Chambre : Il y a deux séries de contrôles. Les contrôles organiques visent, pour la Cour, à donner son avis sur les comptes et la gestion d’un organisme en tant que tel et se terminent par le rapport particulier mentionné dans les textes.

Les enquêtes horizontales sont thématiques et portent sur un aspect de la politique de l’organisme.

Dans le contrôle des banques, la Troisième Chambre a fait alterner les enquêtes thématiques et les enquêtes organiques. Jusqu’en 1993, elle s’est intéressée à des contrôles thématiques inter-organismes et Jean Driol vous indiquera tout à l’heure ce qui a conduit aux rapports que nous vous avons communiqués. Depuis 1993, elle reprend le rythme des contrôles organiques, c’est-à-dire qu’elle a entamé ceux du Crédit lyonnais et de celles de ses filiales qu’il paraissait important d’examiner. C’est ce deuxième aspect que je vais traiter et Jean Driol vous rappellera quels ont été les contrôles thématiques précédents.

En 1993, la Cour avait donc décidé de contrôler le Crédit lyonnais et deux de ses filiales : la SDBO et la BIGT. Les travaux ont commencé en 1993.

S’agissant du Crédit lyonnais, sont en cours d’examen, par définition les comptes, mais aussi un peu plus particulièrement les systèmes d’information interne, le réseau d’agences métropolitaines, les quelques grosses affaires qui méritaient qu’on s’y arrête : Usinor, Maxwell, Pinault, Ferruzzi, et bien entendu Fiorini et Parretti.

Parallèlement, nous avions lancé le contrôle de la SDBO dont le principal client fait souvent la une de l’actualité, et de la BIGT.

Au début de l’année 1994, il nous est apparu, compte tenu de l’évolution rapide de la conjoncture et d’un certain nombre de demandes du Ministre de l’Economie, qu’il convenait : d’une part, d’actualiser nos travaux, c’est-à-dire d’inclure l’année 1993 — ce qui n’est pas simple car, vous le savez, les approbations sont parfois un peu tardives mais nous avons décidé que tous les contrôles lancés en 1993 incluraient début 1994 l’année 1993 — d’autre part, d’étendre le champ retenu en 1993. Pour le Crédit lyonnais, cela signifiait apprécier à la fois le fonctionnement du réseau des agences métropolitaines et la politique de création de réseaux européens, et surtout — je dis surtout parce que cela prolongera un peu la durée de nos enquêtes — élargir le contrôle des filiales non seulement à la SDBO et à la BIGT mais aussi à Altus Finance qui n’avait été étudié que sous l’angle du financement des professionnels de l’immobilier.

Nous avons procédé à tous ces ajustements au début de l’année 1994 en bouleversant considérablement les travaux de la Troisième Chambre et en affectant la quasi-totalité des magistrats disponibles dans la section de Jean Driol à ces sujets là.

Nous visions un double objectif, que nous souhaitons réaliste sans trop y croire. Nous espérons disposer au mois de juillet, nous aimerions disposer des « bleus » — comme nous disons dans notre jargon — c’est-à-dire des rapports définitifs communicables pour la SDBO et la BIGT. Pourquoi ? Parce que les rapports de constatations provisoires jusqu’en 1992 ont été établis et transmis, que la contradiction a eu lieu, et j’ai simplement demandé que l’on ajustât les observations sur les comptes 1993. Ou bien ces ajustements impliqueront une nouvelle audition, ou bien ils ne l’impliqueront pas et nous serons alors dans ce cas en mesure de produire sur la SDBO et BIGT des documents définitifs aux alentours du mois de juillet. En revanche, pour l’ensemble du Crédit lyonnais et pour sa filiale Altus Finance, il est tout à fait vain d’espérer avoir des documents définitifs avant septembre pour le premier, probablement octobre pour la deuxième, car comme l’a expliqué le Premier Président, la procédure de la Cour repose fondamentalement sur la contradiction et ce n’est pas quand nous avons achevé un relevé de constatations provisoires que nous avons terminé notre travail. Au contraire, il commence ! Nous l’envoyons à la contradiction, nous entendons ceux qui ont été contrôlés et leurs autorités de tutelle, le document donnant l’opinion de la Cour étant celui qui clôture l’ensemble de cette procédure ; il arrive, dans un nombre de cas non négligeable, que les « bleus » soient sensiblement différents des « jaunes » soumis à l’instruction.

Telles sont les quelques précisions que je tenais à vous donner rapidement sur l’état actuel de la situation. Sur les documents qui vous ont été envoyés et les enquêtes thématiques qui les ont fondés, M. Driol est prêt à vous apporter quelques renseignements supplémentaires.

M. le Président : La parole est à M. Driol.

M. Jean DRIOL : Comme cela a déjà été dit, le programme précédent de contrôle du Crédit lyonnais remonte à un certain nombre d’années. C’est en effet en 1987 que nous avons procédé à un contrôle organique traditionnel, c’est-à-dire un contrôle sur les comptes et la gestion de cet établissement pour la période 1983-1986. Pourquoi 1987 ? Parce qu’à cette époque sa privatisation avait été annoncée et qu’il paraissait tout à fait normal que la Cour des Comptes donne son appréciation sur la gestion du Crédit lyonnais et son avis sur ses comptes.

A la fin de 1987, nous avons terminé la procédure contradictoire couvrant la période considérée. Le rapport était centré sur l’avis sur les comptes et nous avons examiné un certain nombre d’opérations qui m’étaient apparues comme assez délicates au Crédit lyonnais à l’époque. C’était des opérations de marché. Il y a dans le rapport un certain nombre d’observations intéressantes sur le « window dressing » (sic) du Crédit lyonnais dans ces années-là, des appréciations assez intéressantes sur les opérations de marché et, autant que je me souvienne, aussi sur le coût de la monétique dont l’établissement était alors l’un des champions. Le rapport particulier, qui a fait l’objet d’un envoi au début de 1988, doit être bien entendu en possession de la Commission des Finances de l’Assemblée nationale, mais s’il devait intéresser la Commission d’enquête il pourrait être très facilement retrouvé.

Pendant les années qui ont suivi, nous avons entrepris trois études thématiques dont l’intérêt nous était apparu au cours des contrôles des établissements de crédit que nous avions pu faire antérieurement. Elles portent successivement sur les crédits d’impôt fictifs, les fonds propres et le financement des professionnels de l’immobilier.

La première est extrêmement particulière : elle consistait à examiner les conditions dans lesquelles le ministre du Budget avait mis en application les annonces qu’il avait faites en réponse à une insertion de la Cour au rapport public de 1989 car il avait annoncé qu’à la suite des constatations de la Cour sur les crédits d’impôt fictifs, il y aurait des contrôles et des redressements. Trois ans après, la Cour a estimé qu’il était bon d’aller voir ce qui s’était passé. En 1991, nous avons donc lancé une enquête sur la manière dont la Direction générale des impôts avait pu mettre en place les décisions éventuelles du Ministre. La procédure que nous avons mise en place était assez particulière. Nous avons fondé toute notre étude sur l’exercice du droit particulier de communication reconnu aux magistrats de la Cour des Comptes, à l’identique du droit des agents de la Direction générale des impôts. Nous nous sommes rendus sur place, y compris dans des banques privées pour voir comment la Direction générale des impôts exerçait ses contrôles sur la pratique des crédits d’impôt fictifs. Nous n’avons pas fait de relevé par établissement mais simplement établi des fiches techniques de travail, l’essentiel consistait à rédiger une synthèse qui a été soumise à la contradiction de la Direction du Trésor et de la Commission bancaire, ce qui a abouti à un référé mis à la disposition de la Commission d’enquête et à une insertion dans le rapport public de 1993.

En ce qui concerne le Crédit lyonnais, il est clair qu’il n’a pas lui-même pratiqué les crédits d’impôt fictifs mais qu’en revanche deux de ses filiales — la SDBO et la BIGT — ont été de très grands émetteurs, le plus important des émetteurs de la place étant la BIGT pour plus d’un milliard de francs. Ces deux établissements ont été aussi, dans une certaine mesure, utilisateurs de ces crédits d’impôt fictifs pour des sommes bien inférieures naturellement.

La deuxième étude thématique portait sur les fonds propres des banques du secteur public. Deux procédures contradictoires ont été utilisées. Une procédure contradictoire par établissement, très allégée dans la mesure où il n’y a pas eu de contradiction orale par voie d’audition mais simplement contradiction écrite pour trois des principaux établissements : le Crédit lyonnais, la BNP et le CIC. La contradiction a porté aussi sur la synthèse que nous avons faite et cette synthèse a donné lieu à un référé du 24 mai 1993 qui a été mis à la disposition de la Commission d’enquête, le ministère des Finances n’ayant d’ailleurs toujours pas répondu à la Cour.

En ce qui concerne le Crédit lyonnais, les observations que nous avons pu faire en 1992 seront reprises et mises à jour, comme l’avait annoncé à son président le Président de la Troisième Chambre, dans le rapport qui est en cours de préparation.

La troisième étude thématique, qui portait sur le financement des professionnels de l’immobilier, a été décidée en 1990 et a commencé durant l’été 1991. Elle avait pour objectifs : de mesurer les engagements des établissements pendant la période 1986-1991 à l’égard des promoteurs et marchands de biens ; d’évaluer la qualité des structures et des procédures de surveillance des risques en la matière ; d’analyser un certain nombre de dossiers parmi les plus importants. Pendant toute l’enquête, nous en avons examiné plus de 300 et plusieurs dizaines s’agissant du Crédit lyonnais.

Nous avons utilisé deux procédures contradictoires absolument complètes. Une procédure complète par établissement. Nous avons fait des relevés provisoires qui ont été soumis à la contradiction écrite pour tous les établissements et à la contradiction sous forme d’audition pour tous les établissements que nous avions visités, à l’exception de deux pour lesquels il n’y avait rien de particulier à noter. La deuxième procédure contradictoire s’est faite sur la synthèse que nous avons élaborée, et, après contradiction avec la Direction du Trésor et la Commission bancaire, cette synthèse a débouché sur une insertion au rapport public de 1993.

Cette étude thématique présentait une autre particularité : nous avions préparé avec soin un questionnaire qui avait été envoyé à tous les établissements du secteur public au début de 1991 et qui permettait une consolidation des résultats.

En ce qui concerne le Crédit lyonnais, cinq relevés provisoires ont été soumis à la contradiction : un sur la SDBO, un sur Altus Finance, un sur ses petites filiales directes (Francim, Soflim, Slipar..) qui sont des démembrements du Crédit lyonnais et deux cahiers sur l’établissement lui-même stricto sensu : un cahier sur la manière dont les engagements étaient décidés et suivis par le Crédit lyonnais, un cahier sur un certain nombre d’opérations de promotion.

Après contradiction, ces cinq relevés provisoires sont devenus trois communications finales à couverture bleue mises à la disposition de la Commission d’enquête. La communication sur Altus Finance est assez développée car elle avait été envoyée en 1992, avant la publication de la loi de fin janvier 1993 qui prévoit une contradiction de la part de toutes les personnes concernées. Les deux autres communications, relatives au Crédit lyonnais et à la SDBO, se présentent sous forme de conclusions sans aucune référence aux établissements et aux promoteurs en application de l’amendement Dosière de la fin janvier 1993 puisque nous n’avions pas eu l’occasion de soumettre nos constatations à la contradiction des personnes intéressées.

En ce qui concerne le Crédit lyonnais, nos constatations sont — j’allais dire malheureusement — celles que nous avions pu faire pour tous les établissements, c’est-à-dire un certain nombre de faiblesses dans les procédures de décision et de surveillance des risques. S’agissant des opérations de promotion, nous avions été frappés par le fait que le Crédit lyonnais s’était engagé dans la plupart, — je dis la plupart par simple précaution, je pourrais dire toutes — des grandes opérations immobilières de la région parisienne pendant les années considérées.

J’en ai terminé, Monsieur le Président, avec ces quelques notations sur les travaux antérieurs.

M. le Président : Je vous remercie.

La parole est à M. le Rapporteur.

M. le Rapporteur : Je remercie M. le Président pour ces informations tout à fait intéressantes sur le sujet qui est le nôtre, à savoir connaître les causes des difficultés actuelles du Crédit lyonnais et vérifier comment a fonctionné la tutelle en ces temps un peu difficiles et récents.

Avant d’aborder les questions de fond, je poserai une question concrète : en dehors des trois communications en notre possession sur le financement des professionnels de l’immobilier, Altus Finance et la SDBO, quels documents seraient éventuellement disponibles pour permettre à la Commission d’aller un peu plus loin ?

Certes, des remarques tout à fait intéressantes sont formulées mais il serait utile de pouvoir les appliquer à des cas concrets. Pour la SDBO par exemple, il est question de deux promoteurs immobiliers — assez facilement repérables — un aux Etats-Unis, l’autre en Espagne, et nous aimerions savoir qui il y a derrière, non pour en faire état dans notre rapport, mais afin de pouvoir illustrer concrètement les difficultés de l’immobilier.

La même question se pose pour Altus et pour les opérations plus directes du Crédit lyonnais, maison mère, sur l’immobilier.

M. Pierre JOXE : Nous répondrons à toute demande d’enquête que vous formulerez. C’est à vous de définir ce que vous souhaitez. Un certain nombre de choses sont programmées mais il faut dire que nous avons accéléré et intensifié les contrôles parce qu’à un moment donné — il y a trois mois déjà — le Gouvernement, le ministre des Finances, nous a demandé de désigner un ou plusieurs membres de la Cour pour participer à une commission d’enquête administrative. J’ai répondu que la Cour était — je ne dirai pas par un heureux hasard mais par coïncidence — engagée dans un contrôle important sur le Crédit lyonnais et que si je donnais une suite favorable à cette demande, ou bien je prenais ces magistrats parmi ceux qui travaillaient déjà sur le dossier du Crédit lyonnais et à ce moment-là, leur nombre diminuant, l’enquête de la Cour s’arrêtait, ou bien je les prenais parmi les magistrats qui n’étaient pas sur l’enquête et ils avaient à faire un gros investissement intellectuel.

Il m’a alors été indiqué qu’il valait mieux que nous poursuivions notre action à la double condition d’accélérer le contrôle et de renforcer l’équipe. L’effectif de l’équipe de rapporteurs est passé de trois à neuf et c’est la raison pour laquelle un certain nombre de rapports ont abouti ou vont aboutir dans les semaines qui viennent.

M. Roland MORIN : Il y a ce que nous avons fait et les documents que nous vous avons communiqués, puis il y a ce que nous sommes en train de faire et qui, éventuellement, pourrait être infléchi en fonction des souhaits que vous exprimeriez.

Vous parlez des documents qui vous ont été envoyés, c’est-à-dire les « bleus ».

M. le Rapporteur : Pourrions-nous avoir les « jaunes » ?

M. Roland MORIN : ...qui sont relativement agrégés, vous souhaitez avoir des explications plus complètes.

M. le Rapporteur : Il serait intéressant qu’ensemble nous puissions travailler sur les « jaunes ».

M. Roland MORIN : Comme moi, vous êtes magistrat à la Cour des Comptes et vous savez que le « jaune » est un document d’instruction qui recense les observations du rapporteur et est envoyé pour contradiction à l’organisme contrôlé. En d’autres termes, il comporte un certain nombre d’observations qui seront peut-être supprimées après réponse ou audition de celui qui a été contrôlé. La communication du « jaune » en tant qu’élément qui a permis d’aboutir au « bleu » est en soi insuffisante car vous devriez aussi avoir, pour vous faire une idée complète — auquel cas vous referiez les travaux de la Cour — la réponse qui a été donnée au « jaune » et le compte rendu de l’audition qui a suivi. Je comprends très bien que vous souhaitiez disposer du « jaune » surtout que dans le « bleu », on s’applique à ne pas nommer les personnes pour éviter toute complication supplémentaire.

Nous devons sans doute rechercher ensemble une modalité de travail qui nous permette de satisfaire votre légitime curiosité sans violer le secret de l’instruction qui est tout de même une règle de base du fonctionnement des juridictions financières.

M. Pierre JOXE : Si vous nous demandez une enquête, on vous répond. La base légale existe.

M. Roland MORIN : Concernant Altus, le document en votre possession doit vous suffire.

M. le Rapporteur : Oui.

M. Roland MORIN : En revanche, celui sur le Crédit lyonnais peut vous paraître un peu agrégé... Nous poursuivons les enquêtes et sans doute complèteront-elles votre information. Mais s’agissant des « jaunes », je ne peux que vous renvoyer au fait que ce sont des documents d’instruction. On doit tout de même pouvoir trouver un moyen de vous donner des explications complémentaires pour éclairer les « bleus ».

M. le Rapporteur : Nous éprouvons, en fait, une curiosité un peu particulière pour la structure de cantonnement dans laquelle sont reprises un certain nombre d’opérations. A l’intérieur de cette structure, les plus intéressantes sont celles qui donnent lieu à la garantie de l’Etat. C’est sur ce point que nous souhaiterions approfondir notre connaissance, au niveau des promoteurs et à celui des opérations.

Je suggère que nous travaillions sur ces opérations là, avec les rapporteurs, sans avoir communication du « jaune » mais en ayant la faculté de poser des questions sur des groupes dont les opérations se retrouvent dans la structure de cantonnement, et plus particulièrement dans la partie couverte par la garantie de l’Etat.

M. Pierre JOXE : Travailler avec les rapporteurs...

M. le Rapporteur : Nous avons à peu près le même problème avec la Commission bancaire dont les rapports sont en principe réservés aux présidents des organismes financiers. Nous aurons, demain, une séance de travail du rapporteur de la commission d’enquête avec des représentants du secrétariat général de la Commission bancaire. M. le Gouverneur de la Banque de France a en effet proposé que le secrétaire général de la Commission bancaire vienne avec les rapports, sans nous les communiquer, afin que nous puissions discuter avec ceux qui ont travaillé à leur élaboration sur les points qui nous intéressent.

Nous ne sommes quand même pas tout à fait innocents et savons à peu près où nous voulons aller...

M. Pierre JOXE : La procédure est très simple. Il existe un cadre légal...

M. le Rapporteur : Je peux aussi poser des questions à la Cour...

M. Pierre JOXE : Il suffit que vous nous disiez : dans le cadre de l’article 10 paragraphe 3 de la loi de 1967, nous souhaitons que vous ouvriez une enquête sur tel ou tel point. Cela nous donne une base légale pour vous répondre. C’est un cadre qui évidemment suppose un délai, mais qui peut être assez bref.

M. le Rapporteur : Je prends un exemple : dans la structure de cantonnement, on trouve le groupe Pelège, le promoteur Vaturi et quelques autres... sur lesquels nous souhaiterions poser des questions et connaître le jugement... plus exactement l’appréciation de la Cour...

M. Pierre JOXE : C’est le pouvoir d’enquête.

Le problème est qu’on est dans une procédure de caractère juridictionnel et que les rapporteurs, qui peuvent avoir fait des observations et posé des questions, sont soumis à un certain nombre de règles. On l’a rappelé, le document jaune est un instrument d’enquête, d’instruction et, à ce stade-là, je ne sais pas si un texte lie la Commission bancaire au Parlement...

M. le Rapporteur : C’est la loi bancaire.

M. Pierre JOXE : Je ne la connais pas, je l’avoue. Mais nous, nous avons un texte, vous avez un texte, c’est-à-dire que nous sommes habilités à répondre à toute demande d’enquête des commissions des Finances, et un autre texte donne aux commissions d’enquête des pouvoirs homologues à ceux des commissions des Finances. Par conséquent, si vous souhaitez, sur tel ou tel point, une enquête de la Cour des Comptes, nous sommes saisis et nous vous répondons.

M. le Président : Cette possibilité de demander une ou des enquêtes peut-elle se traduire pratiquement par l’envoi d’un questionnaire évoquant des problèmes assez ponctuels ?

M. Pierre JOXE : Depuis que votre Commission existe, elle a ce pouvoir.

M. Roland MORIN : Pour revenir à la question que vous posiez, il ne vous serait pas très utile d’avoir des renseignements complémentaires sur la manière dont ont été élaborés les « bleus » concernant l’immobilier parce qu’ils s’arrêtent en 1991. En revanche, nous sommes en train d’étudier les conditions de mise au point de sociétés de cantonnement et l’un des magistrats de l’équipe travaille spécialement sur ce sujet. Si vous souhaitez qu’on appelle son attention afin qu’il accélère au maximum les choses pour vous fournir des précisions, c’est le moment. Nous sommes en train d’étudier cette question mais avec les contraintes de nos procédures.

M. le Président : Très bien.

M. le Rapporteur : La Cour des Comptes a beaucoup travaillé sur l’immobilier. Il y a un autre aspect qui nous intéresse, celui des filiales étrangères, notamment néerlandaise, du Crédit lyonnais et le financement du cinéma qui a été rapatrié vers le Crédit lyonnais depuis 1991 : la Cour a-t-elle enquêté sur cette politique ?

M. Jean DRIOL : J’ai demandé à deux collègues qui travaillent sur l’international d’examiner précisément le CLBN et, dans ce cadre, le financement du cinéma. Nous devrions par conséquent avoir les réponses à ces questions dans les délais qui ont été indiqués tout à l’heure, mais si vous souhaitez accorder une priorité à ce type de problèmes vous pouvez les inscrire dans la liste et nous essaierons d’y répondre le plus rapidement possible.

M. le Rapporteur : Dans l’affaire MGM, il y a des instances judiciaires aux Etats-Unis et notre désir n’est pas de gêner l’institution Crédit lyonnais. En revanche, pour toute la partie cinéma américain non MGM....

M. Jean DRIOL : C’est de cela que je parle.

M. le Rapporteur : ... il y aurait, selon le président du Crédit lyonnais, 2 milliards de dollars d’engagements alors que la personne qui s’occupe de ce secteur au Crédit lyonnais parle d’1 milliard 300 millions. Nous nous posons des questions sur cet écart... Là encore, nous pouvons utiliser la même procédure ?

M. Roland MORIN : Absolument. D’autant plus que c’est une question dont un magistrat est spécialement chargé dans l’élargissement de l’enquête depuis 1994.

M. le Rapporteur : Sur les opérations ni immobilières ni cinématographiques : vous avez évoqué Ferruzzi : la Cour a-t-elle également travaillé sur ce dossier ?

M. Jean DRIOL : Sur la très très longue liste des opérations à risques du Crédit lyonnais, nous en avons choisi une dizaine, sans parler du cinéma. L’examen de ces affaires est terminé mais je n’ai pas encore eu connaissance du rapport qui a été rédigé. Cela dit, il doit être possible de répondre à certaines des questions que vous vous posez sur certaines de ces affaires.

M. le Rapporteur : Quelles sont les affaires qui ont été retenues ?

M. Jean DRIOL : De mémoire, je citerai Usinor Sacilor, VEV, Maxwell, Ferruzzi, le financement du groupe Pinault, les affaires du cinéma qui sont en cours... Tels sont les gros dossiers que nous avions mis en examen. Sans doute aussi la Cinq...

M. Henri EMMANUELLI : Et IBI ?...

M. Jean DRIOL : La filiale de M. Lévêque... Son étude est prévue dans le cadre du contrôle d’Altus Finance étant donné que, pendant un temps, cette institution faisait partie de ce groupe ; ce n’est plus tout à fait le cas et nous allons voir comment les choses se sont passées.

M. Yves FREVILLE : Quelle est la compétence et quels sont les pouvoirs de la Cour des Comptes à l’égard des filiales étrangères par rapport à la société mère ?

M. Jean DRIOL : Je vais répondre parce que je me suis heurté à cette question quand la Cour a contrôlé pour la première et la dernière fois Paribas, et que j’ai voulu élargir ce contrôle à Paribas Suisse. Nous avons procédé à ce moment-là à une étude à peu près complète des pouvoirs de la Cour en la matière. S’agissant du contrôle direct d’une filiale étrangère, ils sont inexistants sauf lorsqu’un accord de réciprocité a été conclu entre la France et l’Etat étranger concerné. Or, à ma connaissance, un tel accord n’existe qu’entre la France et la Principauté de Monaco. Par conséquent, si nous voulions contrôler les comptes et la gestion, sur place et sur pièces, du CLBN, nous serions dans l’incapacité de le faire, à moins que le ministère des Affaires étrangères ne se mette en relation avec le gouvernement des Pays-Bas et demande l’autorisation d’un déplacement de magistrats de la Cour des Comptes. Il est fort probable que nous aurions terminé le contrôle avant d’avoir la réponse.

Dans ces conditions, comment procédons-nous ? Nous demandons à la maison mère de nous donner accès à toute sa documentation — en général assez développée ne serait-ce que parce que la consolidation des comptes exige le rapatriement d’un certain nombre de liasses de renseignements — et, si nous ne sommes pas satisfaits, nous sollicitons des informations complémentaires.

M. Henri EMMANUELLI : Vous avez indiqué que vous avez fait un certain nombre de constatations sur le Crédit lyonnais, et vous avez ajouté : celles que nous aurions ou avons pu faire pour la plupart des établissements. Est-ce à dire que vous avez effectué d’autres contrôles sur d’autres établissements ? Ou pour être plus précis encore : jugez-vous la situation du Crédit lyonnais exceptionnelle ou non, et si oui, à quel titre ?

M. Jean DRIOL : Cette remarque se situait dans la présentation de l’enquête thématique sur le financement des professionnels de l’immobilier qui portait non seulement sur le groupe du Crédit lyonnais mais encore sur tous les établissements de crédit du secteur public relevant du contrôle de la Cour. Nous avons ainsi procédé à l’examen du financement de l’immobilier à la BNP, au CIC, à CLF IMMO, etc. et lorsque je faisais des comparaisons, c’était par rapport aux établissements de crédits objets de cette enquête.

Il est exact que la plupart de ces établissements, pendant les années visées et pour des raisons diverses, ont été pris d’un engouement pour le financement de l’immobilier. Le développement a été tel que les procédures de garantie n’ont pas toujours été rigoureusement respectées, que le suivi des risques n’a pas toujours été fait avec le sérieux nécessaire, que les provisions n’ont pas été, jusqu’en 1992, à la hauteur des risques. Ces constatations valent pour toutes les banques contrôlées. La particularité du Crédit lyonnais est que le montant de ses engagements à l’égard des professionnels de l’immobilier était bien supérieur à celui que nous avons pu constater dans les autres établissements.

M. Henri EMMANUELLI : En pourcentage ou en valeur absolue ?

M. Jean DRIOL : En valeur absolue.

La défense du Crédit lyonnais consistait à dire : quand on a un bilan de 2.000 milliards de francs, que représentent 40 ou 50 milliards d’engagements ? Le raisonnement est tout à fait exact, mais comme en toute chose il faut tenir ce raisonnement à la fois en valeur absolue et en valeur relative. Lors de l’audition, nous avons eu un débat assez vif sur ce point.

M. le Président : Qui avez-vous entendu ?

M. Jean DRIOL : M. François Gille, directeur général, accompagné du directeur de l’immobilier de l’époque dont le nom m’échappe...

Ce débat s’est d’ailleurs prolongé sur l’appréciation du montant des provisions, la Cour estimant qu’il fallait tenir compte du calcul global de ces provisions par rapport à l’encours des crédits accordés, le Crédit lyonnais considérant qu’il convenait d’examiner le montant de provisions opération par opération.

Les deux aperçus se révèlent complémentaires et nous avons conclu l’audition sur la nécessité d’avoir, en effet, ces deux mesures en ce qui concerne l’appréciation des volumes et l’appréciation des provisions.

M. Henri EMMANUELLI : J’ai une certaine difficulté à comprendre ce raisonnement s’agissant de l’appréciation en valeur absolue et en valeur relative. Si l’on dit que les risques bancaires doivent être appréciés en valeur absolue, comment les grands établissements font-ils pour remplir leur bilan ? Si sur tous les secteurs, on leur dit : vous avez un risque en valeur absolue trop important, comment font-ils quand le bilan augmente ?

M. Jean DRIOL : Nous ne nous étions pas permis de dire que le volume était trop important. Faisant des comparaisons d’un établissement à l’autre, nous indiquions simplement : en volume, vous avez accordé des crédits d’une manière beaucoup plus généreuse que certains de vos confrères de taille comparable, notamment la BNP, pendant la période considérée. Même en valeur absolue cette comparaison a un sens. En pourcentage, bien entendu, la différence se retrouve : si le Crédit lyonnais a prêté plus en valeur absolue avec un bilan comparable à celui de la BNP, en valeur relative il a aussi prêté davantage.

Nous n’avons pas prétendu porter une appréciation sur ce qu’il faut faire ou ne pas faire. Nous avons uniquement observé ce qui s’était passé pendant les années 1986-1991.

M. Alain GRIOTTERAY : J’ai été très intéressé par les exposés préliminaires mais nous savons, par expérience, comment la Cour travaille et élabore ses rapports. Sur le plan immobilier, vous avez déjà fait des constatations que vous venez de développer en comparant les méthodes de prise de décision du Crédit lyonnais avec celles des autres établissements bancaires dans le secteur de l’immobilier.

Au-delà des dossiers précis que vous remettrez à notre rapporteur, permettez-moi de poser une question naïve : en dehors de l’immobilier, avez-vous une impression générale sur les imprudences ou les erreurs qu’a pu commettre le Crédit lyonnais pendant la période qui nous intéresse ?

M. Jean DRIOL : Il me paraît bien prématuré de porter une appréciation sur l’ensemble des opérations du Crédit lyonnais puisque nous sommes à l’heure actuelle en plein milieu de l’exercice du contrôle. Nous avons un certain nombre d’impressions et au cours des réunions hebdomadaires de l’équipe nous notons et comparons nos constatations et observations. Je me garderai cependant de répondre, d’une manière même approchée, à votre question qui est très globale.

M. le Président : Je reviens sur la question de M. Griotteray. Finalement, selon quels critères faites-vous ces observations sur la gestion du Crédit lyonnais ?

M. Jean DRIOL : Dans la formulation de l’avis, une partie est assez facile, une autre très difficile.

La partie assez facile est l’avis sur les comptes, encore que nous avons quelquefois des difficultés à le formuler...

M. Pierre JOXE : Il faut avoir les comptes !

M. Jean DRIOL : En ce qui concerne la gestion, la loi de 1967 dispose que nous devons formuler un avis sur la qualité de la gestion. Nous nous sommes bien souvent demandé de quelle manière nous pouvions formuler un telle appréciation. Il y a un certain nombre de choses que nous ne faisons pas et un certain nombre de choses que nous pouvons faire. Nous ne devons pas porter une appréciation sur la stratégie de la banque à un moment donné ni sur les objectifs qu’elle s’est fixé ; l’analyse se fait par secteur, qu’il soit fonctionnel ou opérationnel, il s’agit de vérifier que des objectifs et une stratégie ont été élaborés, puis mis en oeuvre, que les fonctions sont correctement définies, que les délégations de pouvoirs sont parfaitement claires, que les contrôles sont exercés d’une manière continue, que le système d’information fonctionne bien, etc...

M. Pierre JOXE : Excusez mon interruption pour dire qu’il faut avoir les comptes, mais en vérité le travail qui a été fait jusqu’à hier était une anticipation. En effet, les comptes pour 1993 ont été arrêtés précisément hier...

M. Jean DRIOL : L’assemblée générale se tient cet après-midi.

M. Gilles CARREZ : J’ai eu l’impression, à la lecture de l’enquête thématique sur l’immobilier, que le Crédit lyonnais avait relativement davantage travaillé avec les marchands de biens qu’avec des promoteurs par rapport à d’autres banques. Peut-être cela s’explique-t-il par le fait que tant le Crédit lyonnais que ses filiales bancaires ne sont pas épaulés par une structure de promotion immobilière proprement dite comme peut en avoir la BNP par exemple avec Meunier promotion. En d’autres termes, il n’y a pas une équipe professionnelle qui suit l’immobilier au sein de la banque. C’est un point intéressant sur le plan qualitatif. Cela laisse supposer qu’hormis l’effet de taille, il y a eu, à travers ces opérations montées avec des marchands de biens, une approche un peu plus spéculative que dans d’autres établissements.

M. Jean DRIOL : C’est une question délicate car même après deux ans de travail sur ce secteur de financement des professionnels de l’immobilier, je ne sais pas très bien quelle est la différence entre marchands de biens et promoteurs, tout au moins dans les cas limites. Si on prend les extrêmes, c’est parfaitement clair, mais les très grandes opérations auxquelles vous pensez et qui sont les grandes opérations de rénovation du Crédit lyonnais, en ce qui concerne l’immeuble de Pechiney ou du 50 avenue Montaigne, par exemple, relèvent dans une certaine mesure de l’activité de marchand de biens et de l’activité de promotion. La seule différence est l’aspect fiscal.

Pour vous répondre plus précisément, je n’avais pas le sentiment, dans le contrôle du Crédit Lyonnais, d’avoir donné cette impression. Au contraire, cet établissement a voulu mettre à part les opérations de marchands de bien en les confiant à certaines de ses filiales, se réservant pour lui les opérations de promotion. Si tel était le cas, c’est sans doute que le rapport et peut-être les conclusions sont insuffisamment rédigés.

M. Gilles CARREZ : Je faisais allusion aux filiales. Ce qui est intéressant, c’est que les opérations évoquées ont été faites dans les années 1990-1991. Quand une acquisition foncière ou immobilière n’est pas assortie par exemple d’un programme prévisionnel de bureaux ou de logements, elle présente un caractère un peu spéculatif ; en revanche, si un travail d’étude sur le devenir de cet actif est réalisé, elle s’apparente davantage à une opération de promotion immobilière.

M. Jean DRIOL : Je reconnais la pertinence de votre analyse. Je n’ai plus en tête la liste des opérations que nous avons étudiées il y a déjà quelque temps et je ne peux pas vous dire lesquelles relèveraient de la spéculation plus que de la bonne promotion ou le contraire. Il faudrait reprendre les affaires les unes après les autres. Mais il est clair que certaines opérations relèvent plus ou tout autant de la spéculation que de la véritable promotion.

M. Gilles CARREZ : Actuellement, et à la demande du Gouvernement, vous réalisez un travail pour déterminer quelles opérations seront placées dans OIG. Je n’ai d’ailleurs pas compris à quel titre vous interveniez puisque OIG est en cours de constitution. Il peut être intéressant de connaître l’histoire de ces opérations. Si l’on s’aperçoit qu’il s’agit notamment de celles apportées par des marchands de biens en 1990-1991, cela peut être un élément important d’analyse.

M. Jean DRIOL : Nous avons mis sous contrôle OIG. La loi prévoit que la Cour des Comptes peut, au titre de l’article 6 bis b, élargir le contrôle d’un établissement à ses filiales ou sous-filiales. Etant donné que l’OIG était une coque existant depuis plusieurs années, nous avons demandé à en vérifier les comptes jusqu’au 31 décembre 1993 puisque c’est normalement à cette date que l’opération de defeasance prend effet.

Grâce à ce contrôle, nous en connaîtrons le contenu et saurons à quoi correspondent les 1.000 ou 1.200 lignes de créances, dont certaines sont d’ailleurs en cours d’appréciation.

Telle est la raison pour laquelle nous avons mis l’OIG sous contrôle.

M. Raymond-Max AUBERT : Ma question prolongera celle de M. Griotteray. Est-il habituel qu’en cours de contrôle la Cour des Comptes décide d’inclure une année supplémentaire dans ses investigations ? Dans cette hypothèse, quelles sont les raisons qui, sur ce dossier particulier, l’ont amenée à inclure l’année 1993 ? Des interrogations particulières justifiaient-elles cette inclusion ?

M. Pierre JOXE : Le bon sens et une demande du ministre des Finances !

M. Jean DRIOL : C’est surtout le déficit de 1993.

Le contrôle sur l’exercice 1992 a débuté au printemps 1993 et nous n’avions alors pas de vue précise sur les comptes de 1993 ; quand nous sommes arrivés à la fin de 1993 et au début de 1994, lorsque nous avons entendu parler des résultats prévisionnels de 1993, il nous est apparu que nous ne pouvions pas ne pas élargir notre contrôle à cette année supplémentaire.

Deuxième élément de réponse : oui, il est extrêmement fréquent que pendant un contrôle, la Cour étende sa capacité d’examen à un exercice nouveau. Il suffit que le Premier Président, sur proposition du Président de Chambre, en décide ainsi et écrive à l’entreprise et aux autorités de tutelle pour les informer de la décision d’inclure l’exercice qui vient de s’achever ; à une condition toutefois : que ces comptes aient été certifiés et approuvés par l’assemblée générale.

M. Raymond-Max AUBERT : C’est donc simplement l’évolution générale, dont vous aviez comme tout le monde entendu parler, qui vous a conduits à étendre votre contrôle à 1993 ? Aucun élément soulevé par l’examen des comptes précédents ne vous avait incités à poursuivre les recherches sur l’exercice ultérieur ?

M. Pierre JOXE : Dans le cas précis du Crédit Lyonnais, c’est une coïncidence. Il est rare que les travaux de la Cour puissent rattraper l’actualité. Il arrive que l’actualité rattrape les travaux de la Cour...

Comme l’a expliqué M. Driol, au départ, une équipe restreinte effectuait un contrôle, décidé après un premier contrôle quelques années plus tôt. Lorsque nous avons découvert le paysage, tout naturellement cet élargissement nous est apparu nécessaire.

En effet, cela peut arriver, cela arrive assez souvent, par exemple lorsque la Cour a pris du retard dans un contrôle et qu’elle considère qu’il est utile d’étudier une année de plus, ou quand certains éléments sont mis à jour par son travail.

En dehors de l’actualité et de l’extension du contrôle à un nouvel exercice, il y a eu aussi le fait que nous avons complètement changé le dispositif et affecté un effectif supplémentaire à cette affaire. Le programme de travail a d’ailleurs été totalement modifié et nous avons dû retarder certains autres contrôles.

Comme, de plus, M. Alphandéry, Ministre de l’Economie, souhaitait une collaboration de la Cour des Comptes, personne ne voulant donner l’impression de refuser une coopération avec le Gouvernement, nous avons pensé que le mieux était d’accélérer les travaux de la Cour et de ne pas distraire des magistrats pour aller siéger dans une commission administrative.

M. le Président : Je crois comprendre que ce que notre collègue souhaite vous entendre dire, c’est qu’au fond, si vous vous en étiez tenus à l’examen des comptes 1992, ce contrôle aurait donné lieu à des suites sévères peut-être, mais sans plus...

M. Roland MORIN : Je vais répondre tout à fait franchement et tranquillement. Il n’y a pas eu de soupçon particulier ni d’inquiétude particulière. Il nous a paru totalement inimaginable de voir la Cour des Comptes produire un rapport « bleu » sur le Crédit lyonnais au milieu de l’année 1994 donnant son sentiment sur ce qui s’est passé jusqu’à la fin 1992. Cela nous paraissait en soi totalement surréaliste. La Cour fait rarement cela mais, de temps en temps, elle peut prouver qu’elle est capable de coller à l’événement, de se mobiliser quand il le faut. Et nous nous sommes dit : maintenant, on va essayer de donner en temps utile, sur une année la plus proche possible, un diagnostic le plus général possible sur un problème qui intéresse le pays. C’est tout.

M. le Président : Pardonnez-moi d’insister, mais à s’en tenir à l’examen des comptes 1992, vous n’aviez pas le sentiment d’avoir décelé des problèmes susceptibles d’intéresser le pays ?

M. Roland MORIN : Je ne peux pas répondre à cette question puisque, sans savoir ce que nous allions dire sur 1992, nous avons décidé d’inclure 1993 dans le contrôle. Ce n’est pas la suspicion que nous avions sur les comptes 1992 qui a motivé cette décision. Comme je vous l’ai indiqué, l’équipe qui travaillait sur cet exercice s’est vu augmentée de magistrats supplémentaires et de l’adjonction des comptes 1993 sans savoir ce qu’ils avaient découvert sur 1992. Nous avons simplement voulu être, si possible, dans l’actualité.

M. Philippe AUBERGER : J’ai été frappé par le fait que, lors de ces auditions, pratiquement jamais le commissariat aux comptes n’a été évoqué. Or il est de notoriété que deux cabinets de commissaires au compte travaillent au Crédit lyonnais et engagent semble-t-il des moyens relativement importants ; il m’a été dit que deux ou trois agents au moins y seraient affectés en permanence à l’année. Ces contrôles ont-ils un intérêt ? Que peut-on en tirer ? Et quel est le rapport coût-avantage de tels contrôles pour le Crédit Lyonnais ?

M. Jean DRIOL : Les commissaires aux comptes ne sont pas simplement une utilité, ils sont une obligation.

Nous avons, à la Cour des Comptes, une longue expérience des relations avec les commissaires aux comptes. Il nous arrive d’ailleurs quelquefois d’être en total désaccord avec eux et de demander éventuellement des redressements de comptes qu’ils ont approuvés. Il y a, dans la jurisprudence de la Cour, un certain nombre d’exemples.

En ce qui concerne le Crédit lyonnais — comme dans tous les autres cas — l’équipe est en relation très étroite avec les commissaires aux comptes de l’établissement, en l’occurrence HSD et Pavie.

Selon ce que m’ont dit mes collègues sur le chantier, non seulement les relations sont bonnes mais le travail accompli par les commissaires aux comptes leur paraît, jusqu’à maintenant tout au moins puisque le contrôle n’est pas terminé, à la fois utile et de bonne qualité.

M. Philippe AUBERGER : Ma deuxième question porte sur l’application des instructions données par le ministre de l’Economie de l’époque en matière d’argent sale ou d’origine douteuse notamment étrangère que les banques manipulent en pleine connaissance de cause ou non.

Avez-vous contrôlé l’application de ces instructions au Crédit lyonnais ? Pouvez-vous nous communiquer des éléments sur les risques qu’aurait pu avoir le Crédit lyonnais de manipuler de l’argent d’origine douteuse ?

M. Jean DRIOL : Ma réponse est claire : c’est un point que nous n’avons pas encore examiné.

M. Philippe AUBERGER : Vous pensez le faire ?

M. Jean DRIOL : Cela fait partie des objectifs que nous nous sommes fixés et votre question renforce l’intérêt de regarder de près cette application.

M. Roland MORIN : Si, sur un certain nombre de sujets, vous souhaitez poser des questions et infléchir notre enquête, alors qu’il en est encore temps, nous réorienterons le travail de la Cour, étant bien entendu que nous ne pouvons évidemment pas tout couvrir. Comme l’a indiqué M. le Premier Président, nous sommes complètement à votre disposition. Nous enquêtons actuellement et, si vous le souhaitez, nous étudierons plus spécialement ce point.

M. le Président : Cela va entraîner des frais de déplacement, M. le Premier Président.

M. Pierre JOXE : Il ne tient qu’à vous d’améliorer, même très légèrement, le budget de la Cour des Comptes (Rires).

M. Henri EMMANUELLI : Nous pourrions déjà vous rendre quelques députés, monsieur le Premier Président

M. Jean-Jacques DESCAMPS : Je tiens à insister sur le calendrier car un certain nombre de personnes, dans les sphères gouvernementales, l’administration et les milieux bancaires, ont commencé à s’émouvoir de la situation du Crédit lyonnais à partir de l’été 1991 et très sérieusement en 1992.

Si j’ai bien compris, l’étude de la Cour des Comptes a été décidée en 1992 et commencée en 1993. Personne ne vous avait alertés sur le fait qu’on pourrait peut-être aller plus vite et que la situation justifiait cette accélération ?

M. Roland MORIN : Je ne suis pas sûr que ce n’est pas plutôt le rapport de la Cour qui a sensibilisé certaines autorités à l’utilité de se poser le problème. Peut- être me fais-je une idée trop haute de l’effet d’alerte de la Cour, mais la répercussion du rapport sur Altus-Finance n’a pas été nulle. Je n’ai pas souvenance qu’à l’époque dont vous parlez beaucoup d’autorités aient émis de nombreux signaux d’alerte. En revanche, j’ai le souvenir — pas très précis parce que je n’étais pas, alors, Président de la Troisième Chambre — de l’impact de notre enquête sur l’immobilier.

Evidemment la Cour pourrait avoir davantage de moyens et faire beaucoup plus de choses. Comme on l’a dit, elle est obligée de travailler en succession. Elle a commencé par des enquêtes thématiques, puis est passée maintenant à des enquêtes de type organique.

Sur la sensibilisation de la Cour au Crédit Lyonnais, j’ai une vue moins pessimiste que la vôtre.

M. Pierre JOXE : J’ai redécouvert l’affaire des crédits d’impôt fictifs en arrivant à la Cour des Comptes il y a un an ; je dis redécouvert parce que je l’avais suivie quand elle avait été publiée dans les journaux, mais ce n’était pas mon domaine de compétence.

C’est grâce à sa ténacité que la Cour des Comptes a mis à jour le mécanisme, en a fait l’analyse, l’a pisté dans l’entreprise et a alerté le ministre des Finances, la Direction générale des impôts et le Service de la législation fiscale, sur cette affaire invraisemblable d’illégalité légale permettant de fabriquer des profits gigantesques.

A cette occasion se pose le problème de l’intérêt respectif des enquêtes thématiques à travers un certain nombre d’établissements et du contrôle d’un organisme. Il faut faire les deux. La Cour a une certaine obligation. Par exemple, quand les entreprises publiques doivent-elles être contrôlées ? Tous les trois ans ? tous les dix ans, tous les vingt ans ? Le bon sens commande qu’elles le soient tous les trois ou quatre ans. Mais quand on effectue ces contrôles, on ne fait pas autre chose et les effectifs de la Cour ne sont pas extensibles. Quand ses magistrats réalisent des enquêtes thématiques, ils font moins de contrôles sur les organismes.

Pour développer l’enquête sur le Crédit Lyonnais, nous avons complètement modifié le programme de contrôle de la Cour des Comptes. C’est ainsi que le contrôle du CIC, par exemple, qui aurait dû commencer il y a deux mois ne sera pas engagé avant plusieurs mois. Si l’on apprenait tout à coup que des faits épouvantables se sont produits au sein de cet établissement, on pourrait se demander pourquoi la Cour ne s’y est pas intéressée dès février 1994. Pourquoi ne l’a-t-elle pas fait ? Tout simplement parce qu’elle a fait autre chose.

La gestion est, en ce domaine, un peu délicate.

S’agissant des relations entre la Cour et les commissaires aux comptes, M. Driol a été très discret dans sa réponse. J’ai personnellement été rapporteur à la Cour et je dois dire qu’il est assez fréquent qu’il y ait désaccord entre la Cour et les commissaires aux comptes et que cela apparaisse dans les rapports. La sincérité des comptes est un impératif. Sans vouloir jeter la pierre à cette profession, la Cour doit exercer une sorte de fonction de police ou de gendarmerie financière : elle se situe souvent après l’évènement mais le fait que des commissaires aux comptes soient épinglés pour des comptes arrêtés et approuvés par eux plusieurs années auparavant a un effet pédagogique plus préventif que répressif.

Tout est affaire de gestion de nos moyens qui, encore une fois, ne sont pas illimités. En l’occurrence, je ne regrette pas ce qui a été fait car, ajouté à la demande de votre Commission, cela a beaucoup motivé des magistrats qui ont le sentiment de jouer un rôle utile.

Par conséquent, nous sommes vraiment à votre disposition pour que ce fameux paragraphe 3 de l’article 10 de la loi de 1967, qui n’a pratiquement jamais été mis en oeuvre, s’applique. Ce sera une première.

M. Roland MORIN : Sur les affaires du Crédit Lyonnais, la Cour est plutôt en avance. Je voudrais être sûr que toutes les administrations ont posé — quand la Cour se les est posées — les questions qui auraient dû l’être. Je suis certain que la Cour l’a fait.

M. le Président : Je n’ose vous prier de préciser ce point... (Rires)

M. Roland MORIN : Je le préciserai très volontiers lorsque nous aurons terminé l’enquête que nous sommes en train de faire, à la condition que les personnes qui sont en principe destinées à nous remettre les documents demandés nous les communiquent effectivement. Si nous ne les avons pas, nous ne pourrons rien vous dire.

Ce que je sais, s’agissant du problème et des débats sur les provisions du Lyonnais, c’est que c’est la Cour qui les a lancés, notamment en posant aux commissaires aux comptes un certain nombre de questions qu’ils ne s’étaient pas posées tout seuls et que peut-être d’autres ne leur avaient pas posées non plus. A cet égard, je ne me sens pas du tout malheureux d’être magistrat à la Cour des Comptes.

Sur les affaires SDBO, j’observe que l’instruction en cours depuis quelque temps n’est pas totalement étrangère aux interrogations qui se font jour ici ou là.

M. Pierre JOXE : M. Morin a déclaré : « c’est la Cour qui les a lancés ». Il voulait dire : la Cour les a lancés, mais nous ne savons pas encore si d’autres ne les ont pas lancés. Nous le saurons peut-être...

M. le Président : Ce sera précisé.

S’agissant des crédits d’impôt fictifs, les responsables de leur émission ont-ils été sanctionnés ?

M. Roland MORIN : Douloureux problème !

M. Pierre JOXE : Le concept de sanction dans la vie administrative est extrêmement...

Un Commissaire : Flexible !

M. Roland MORIN : La commission des infractions fiscales, dans sa grande majesté, n’a pas jugé qu’il était possible de le faire. En la matière, la Cour des Comptes ne représente pas la majorité. Elle a dit ce qu’elle avait à dire mais son opinion n’a pas été suivie.

M. le Rapporteur : Je considère que la Cour a démarré à temps par rapport à d’autres...

M. Pierre JOXE : Elle a même accéléré dans le virage !

M. le Rapporteur : De plus, c’est une juridiction qui travaille a posteriori. Le rôle d’alerte est donc quand même assez relatif par rapport à la Commission bancaire ou à une tutelle telle que le Trésor.

Je reviens sur les questions immobilières.

40 milliards de francs sont inscrits dans le périmètre de l’OIG. Où est passé l’argent ? On y trouve probablement des charges foncières, de la construction proprement dite, certainement beaucoup d’honoraires pour des apports par des marchands de biens, des honoraires de gestion, etc. C’est le côté un peu graisseux des affaires immobilières.

La Cour des comptes s’est toujours beaucoup intéressée aux problèmes d’honoraires. A-t-elle étudié le montant, l’organisation, la diversité des honoraires qui ont été versés sur toutes ces opérations ?

M. Jean DRIOL : Honoraires à des architectes, à des intermédiaires ?....

M. le Rapporteur : Par exemple dans les opérations de marchands de biens il y a souvent des honoraires d’apport, ces honoraires peuvent représenter 4 à 5 % de l’opération ; ensuite, il y a des honoraires de gestion et des avances sur honoraires de gestion... On va d’ailleurs se retrouver dans une situation particulière où les actifs immobiliers de certains promoteurs ont été récupérés par la SDBO, l’ancien promoteur ou l’ancien marchand de biens a un contrat d’honoraires de gestion qui lui permet de faire subsister sa structure ; cela paraît un peu curieux et alourdit probablement encore le coût des opérations. C’est un point assez particulier que les techniciens de l’immobilier connaissent bien — ils en vivent d’ailleurs assez souvent — mais qui est assez choquant parce qu’on va demander aux contribuables, in fine, de supporter une certaine part de tout cela alors que ceux qui en ont bénéficié se retrouvent un petit peu enrichis et avec des espoirs de se « refaire » dans les années à venir.

M. Jean DRIOL : Je ne peux pas répondre sur les opérations qui ont été examinées car je n’ai plus en mémoire l’analyse complète des faits. Nous allons nous assurer que cette question a bien été étudiée. Si elle n’a pas été vue, je considère qu’elle fait partie du questionnaire qui nous sera envoyé.

M. le Rapporteur : De nombreux financements s’effectuent évidemment par des sociétés civiles immobilières ou des SNC. Avez-vous étudié avec précision quels étaient les actionnaires de ces SNC ? Est-il possible, comme le bruit en court, que des personnes qui travaillent au Crédit Lyonnais, à la SDBO ou à Altus aient pu être actionnaires d’opérations financées par le groupe bancaire ?

M. Jean DRIOL : Je ne peux pas vous répondre parce que nous n’avons pas examiné ce point. Cela ne veut pas dire que ce ne soit pas possible. C’est à voir.

M. le Rapporteur : Avez-vous le sentiment que les rachats de sièges sociaux, financés par le Crédit lyonnais au profit de certains promoteurs, ont parfois été faits dans un esprit de complaisance par rapport à de gros clients non immobiliers de cet établissement bancaire ?

M. Jean DRIOL : Autant que je me souvienne des rapports établis, aucune constatation de ce genre n’a été faite par les rapporteurs, mais c’est à vérifier. Si c’était le cas, cela devrait être difficile à prouver. Je note la question.

M. le Rapporteur : Je lis dans le rapport sur les professionnels de l’immobilier : « L’analyse des procédures d’instruction et de décision fait apparaître que les règles prudentielles ne sont pas toujours respectées, qu’il s’agisse du poids de la charge foncière, du pourcentage de fonds propres demandé aux promoteurs, des exigences de précommercialisation et des perspectives de rentabilité des capitaux investis ».

Avez-vous quelques exemples, au travers des dix gros promoteurs qui, apparemment, se sont trouvés dans le « collimateur » de la Cour des Comptes, permettant d’illustrer ce propos ?

Enfin, pour ce qui concerne les opérateurs, avez-vous le sentiment que de mauvais choix ont été faits, soit parce qu’il s’agissait de non professionnels, soit parce qu’il s’agissait de personnes à la mauvaise réputation professionnelle, soit parce que certains promoteurs étaient l’objet de procédures judiciaires anciennes ou en cours, ce qui aurait pu alerter le Crédit lyonnais ou ses filiales sur la nécessité de ne pas faire commerce avec ces personnages ?

M. Jean DRIOL : Sans aucune difficulté nous pourrons vous donner des exemples dans lesquels, en effet, les règles prudentielles n’ont pas été respectées.

Nous avons également quelques exemples de « mauvais choix », c’est-à-dire de choix de promoteurs, mis en cause par les instances techniques de la banque qui estimaient préférable de ne pas faire d’affaire avec tel ou tel promoteur et, malgré cet avis, l’affaire a été faite car il y a eu une décision de la direction générale imposant ce choix.

Nous avons un certain nombre de cas et nous répondrons à votre question.

M. le Rapporteur : Il n’est pas possible de le faire maintenant ?

M. Jean DRIOL : Je ne les ai pas en tête.

M. Didier MIGAUD : Nous allons rester beaucoup sur notre faim, ce soir, étant donné que vous ne pouvez pas apporter de réponses bien précises aux questions que nous pourrions vous poser, les contrôles étant actuellement encore en cours, sachant que nous sommes enserrés dans un délai quelque peu plus rapide que celui auquel vous êtes vous-mêmes astreints.

Vous nous avez dit que le Crédit lyonnais avait déjà donné lieu à une enquête de la Cour des Comptes sur les exercices 1983-1986. Ce premier examen avait-il fait apparaître une spécificité particulière du Crédit lyonnais dans sa structure de pouvoir, dans son processus de prises de décision ou dans des mécanismes de contrôle par rapport aux établissements de même nature ?

Les relevés provisoires que vous avez déjà pu effectuer dans le cadre d’un contrôle plus récent vous ont-ils permis de déceler une nouvelle spécificité ?

M. Jean DRIOL : Sur 1983-1986, nous avions décelé une spécificité qui était l’usage quasi systématique, sur les derniers exercices tout au moins, de l’habillage des bilans de fin d’année. L’objectif était connu : il s’agissait pour le Crédit lyonnais de se situer en haut du classement mondial des banques. Nous avions alors fait valoir que l’objectif était sans doute intéressant mais qu’il n’était pas tout à fait conforme avec la sincérité et l’image fidèle que doivent donner les comptes en fin d’année. De mémoire, c’était l’une des principales spécificités du Crédit lyonnais pendant cette période 1983-1986.

Concernant les exercices 1987-1993, cette particularité a disparu, pour autant qu’on puisse le déceler à l’heure actuelle. Nous n’avons pas de particularité à relever dans la présentation des comptes de ces dernières années par rapport aux autres établissements soumis au contrôle de la Cour. Mais comme vous l’avez vous-même reconnu, notre travail n’est pas terminé puisque nous examinons de très près l’exercice 1993 qui révèlera peut-être des particularités.

M. Alain GRIOTTERAY : Vous avez indiqué que vous étiez amenés à juger la qualité de la gestion autrement que par la simple constatation du résultat des comptes, positifs ou négatifs.

Quand on examine la manière dont le Crédit lyonnais a été géré dans ces dernières années, on s’aperçoit que les objectifs de son Président étaient extrêmement ambitieux ; ils ont d’ailleurs été partiellement atteints puisqu’il a fait de sa banque la première de France et l’une des premières d’Europe.

Le Premier Président nous ayant rappelé qu’un des rôles de la Cour est de mener une réflexion permanente sur le contrôle des entreprises publiques, il serait intéressant de savoir qui a fixé les objectifs du Président du Crédit lyonnais : le Gouvernement qui a choisi ce Président pour faire ce qu’il a fait ? Ou bien le Président dont la volonté était de gérer cet établissement comme il l’a fait ?

M. Jean DRIOL : Il nous est pour l’instant difficile de répondre à votre question. Tout ce que je sais, c’est pour l’avoir lu dans les journaux spécialisés et pour avoir entendu le Président lui-même confirmer ce qu’il avait déclaré à la presse. Il m’a dit — pour quelle raison le cacherais-je ? — qu’il n’avait reçu absolument aucune demande de la part du Gouvernement pour faire ceci ou cela et qu’il avait simplement été encouragé à faire ce que les banquiers doivent faire, c’est-à-dire assumer des risques en faveur des entreprises du pays.

Telle est la réponse qu’il m’avait donnée lorsque je lui avais posé la question tout à fait au début de notre contrôle, en mai 1993.

M. Alain GRIOTTERAY : Quel est l’usage ? Une fois le président nommé, le Gouvernement, quel qu’il soit, lui donne des instructions, lui fixe des objectifs ? Ou bien, une fois désigné pour ses qualités — on ne l’a pas pris au hasard et parmi les plus incompétents — ce président fait ce qu’il veut et gouverne la banque ou l’établissement dont il a la charge, je ne dirais pas à sa fantaisie mais avec ses ambitions personnelles ?

M. le Président : Me permettez-vous de compléter votre question ?

M. Alain GRIOTTERAY : Je vous en prie.

M. le Président : L’une des personnalités auditionnées nous a déclaré que la différence entre une banque, entreprise publique, et une banque, entreprise privée, était unique : dans un cas, il y avait contrôle a posteriori de la Cour des Comptes, dans l’autre, ce contrôle n’existait pas.

Avec votre expérience, pouvez-vous nous dire s’il existe d’autres différences ou s’il devrait y en avoir entre ces deux types d’établissements ?

M. Jean DRIOL : Je ne me reconnais pas le droit de répondre seul ... Je souhaiterais associer à la réponse le Premier Président et le Président de la Troisième chambre car c’est une question fondamentale que nous sommes amenés à nous poser, je ne dirais pas régulièrement, mais très souvent.

Qu’est-ce qui différencie une entreprise publique de nature bancaire d’une entreprise privée ? Je dois avouer que nous ne sommes pas tous du même avis lorsqu’il s’agit de répondre.

M. Pierre JOXE : Question qui aura bientôt un caractère purement historique, d’ailleurs.

M. le Président : Sans doute, mais profitons-en !

Un Commissaire : Certains l’espèrent.

M. Jean DRIOL : Je pense que la formule qui a été utilisée devant vous, monsieur le Président, est une forme de réponse simplifiée ou, à la limite, de boutade ...

M. le Président : Ça avait l’air très sérieux.

M. Jean DRIOL : Quand on a l’Etat pour actionnaire, il est évident qu’il doit y avoir des différences par rapport à une entreprise dans laquelle les actionnaires sont des personnes privées et lorsque les décisions ultimes se prennent en assemblée générale avec des porteurs qui votent par l’intermédiaire du marché.

Quand nous sommes amenés à apprécier la gestion d’une entreprise publique, nous vérifions si les objectifs sont très clairs. Nous ne sommes pas systématiquement conduits à nous demander si ces objectifs sont inspirés par l’actionnaire ou non ; il ne nous paraîtrait d’ailleurs pas inadmissible que l’actionnaire fasse valoir auprès de son président...

M. Alain GRIOTTERAY : Ça me semblerait naturel !

M. Jean DRIOL : .... un certain nombre de contraintes et de règles. Ce que nous voulons, c’est qu’il y ait des objectifs précis, une stratégie, si possible écrite, que l’on nous explique comment elle a été élaborée car si elle est orale, s’il n’y a pas une certaine forme de discipline dans la formulation, nous sommes amenés à nous poser quelques questions sur la qualité de la gestion. Une fois que nous avons une réponse, nous examinons les conditions de mise en oeuvre de cette stratégie. Dans ce cas particulier, la Cour des Comptes ne procède pas d’une autre manière qu’un cabinet d’audit dans une entreprise. Nous étudions comment les moyens en personnel, en informatique, etc. sont gérés et quelles sont éventuellement les difficultés rencontrées, les réclamations des clients.

M. Alain GRIOTTERAY : Dans le cas du Crédit lyonnais, vous a-t-on communiqué la stratégie écrite que vous évoquez ?

M. Jean DRIOL : Nous avons des éléments qui, indéniablement, décrivent cette stratégie : nous disposons des informations qui apparaissent au travers des procès-verbaux du conseil d’administration et sans doute aussi de données qui ont été demandées par mes collègues. Il y a également toute la documentation que l’on trouve à la direction du contrôle de gestion qui se fonde sur des prévisions et des objectifs.

M. Roland MORIN : Je voudrais exprimer un regret. Vous avez posé une question absolument passionnante à laquelle nous devrions tous essayer de répondre, et il est gênant qu’étant ici présent en tant que président de la Troisième Chambre de la Cour des Comptes je ne puisse m’exprimer qu’en cette qualité, car cela aurait mérité une véritable discussion. Que doit faire une banque, parce qu’elle est nationalisée, par rapport à une banque qui ne l’est pas ? Indépendamment de tout choix idéologique ou régime politique, essayons de raisonner en faisant simplement de l’économie élémentaire ; pour quelles raisons une banque publique devrait-elle se comporter autrement ?

Il y a eu deux positions qui n’ont jamais été compatibles qui font qu’effectivement quand on exerce un contrôle public sur l’efficacité de la gestion d’une banque on n’est pas très à l’aise parce qu’on ne sait pas selon quels critères on doit juger. Certains — et parfois très haut placés — disent qu’il n’y a pas de différence, simplement il y a le contrôle a posteriori par la Cour des Comptes. On ne dit pas selon quels critères.

Si elle se comporte comme les autres, on ne voit pas très bien ce que la Cour des Comptes va pouvoir dire de justifié dans ce domaine, sauf si — mais je n’ai vu nulle part un objectif écrit de cet ordre — on considère que, parce que c’est une banque publique elle a, en matière de collecte et d’affectation de l’épargne, un certain nombre d’obligations que les autres n’ont pas et qu’elle ne pourrait pas se permettre un certain nombre d’opérations même si, ne le faisant pas, elle perdait un certain nombre d’occasions de profits.

Dans ces conditions-là, on pourrait alors juger avec un critère affiché, et encore une fois indépendamment du choix politique des uns et des autres. On peut considérer, dans ces conditions, que si une banque publique a pour mission de faire cela, si elle ne le fait pas, elle ne fait pas son métier et si, à la limite, parce qu’il y a des gains spéculatifs à faire et que si elle ne les faisait pas les autres les feraient, alors elle les fait comme les autres, ce n’est pas la peine de la nationaliser.

La question qu’on devrait se poser est celle de savoir si, quand on nationalise une banque, on lui donne effectivement un certain nombre d’objectifs particuliers. Et la Cour des Comptes, dans son insertion sur le financement des professionnels de l’immobilier, a posé implicitement — implicitement parce qu’elle n’ose pas le faire trop clairement — la question de savoir s’il est vraiment légitime qu’une banque publique ou des banques publiques participent au financement de la spéculation en dispensant un certain nombre de professionnels de l’apport élémentaire qu’ils auraient dû faire.

La question reste ouverte et la Cour, dans sa grande sagesse politique, ne la tranche pas. Mais je regrette de ne pas pouvoir m’exprimer davantage sur ce sujet.

M. le Rapporteur : S’agissant du cinéma américain, était-il légitime qu’une banque publique se lance dans des opérations à l’étranger totalement à l’opposé des préoccupations françaises et européennes et, de surcroît, dans un secteur à hauts risques pour l’actionnaire public, c’est-à-dire d’une certaine manière pour nous tous ? La Cour a-t-elle vraiment enquêté, film par film ou maison de production par maison de production, sur les pertes et les gains ?

M. Roland MORIN : Non.

M. Philippe AUBERGER : Le Crédit lyonnais a commencé à s’intéresser à ce secteur d’activité dans la période où le Ministre de la Culture fustigeait le cinéma américain, considérant qu’il n’avait rien à voir avec la culture, et refusait d’assister au Festival de Deauville. En d’autres termes, une banque du secteur public menait une politique de soutien à une activité honnie par le gouvernement de la France. On était en pleine contradiction. Le Crédit lyonnais était-il fondé à être en quelque sorte un agent exécutif contrariant la politique gouvernementale ?

M. Henri EMMANUELLI : J’ai bien fait de demander la parole parce que, depuis un instant, le débat devient autre sur l’intérêt du secteur public ou du secteur privé. Je n’ai pas personnellement le sentiment que les opérations à marges importantes doivent être réservées au privé et les opérations à faibles marges au public, selon la bonne vieille formule : les bénéfices au privé, les déficits au public... Ce serait une autre discussion.

J’aimerais poser une question à laquelle il ne sera peut-être pas facile de répondre. Plusieurs intervenants nous ont donné le sentiment que le concept de la banque industrie mis en oeuvre par le Crédit lyonnais avait apporté au développement économique des atouts certains en ce sens qu’il avait notamment permis l’émergence de certains grands groupes, surtout privés d’ailleurs, et que, d’une certaine manière, le Crédit lyonnais avait davantage, en conformité avec les instructions du ministre des Finances, soutenu l’activité économique. Est-ce l’avis de la Cour ?

M. Jean DRIOL : Je répondrai à titre personnel à deux questions.

En ce qui concerne le financement du cinéma, je répète que nous n’avons pas terminé l’enquête et ma réponse sera donc pour l’instant imparfaite. Ce n’est pas le Crédit lyonnais qui a financé le cinéma, mais une filiale qui a toujours joui jusqu’à maintenant d’une très large autonomie — nous l’avons d’ores et déjà constaté — à savoir le Crédit lyonnais Bank Nederland.

Quand le Crédit lyonnais a acheté Slavenburg en 1981, si je ne me trompe, il y avait très peu, pour ne pas dire pas du tout, de financement du cinéma au CLBN. Ce n’est que plus tard qu’il est devenu financier du cinéma.

Pourquoi le CLBN ? Peut-être y avait-il une tradition dans ce pays, je l’ignore. Ce que j’ai constaté, en revanche, c’est que le Crédit lyonnais a recruté à l’époque un spécialiste dont on vous a certainement parlé, M. Franz Afman. Celui-ci a toujours eu les coudées franches au CLBN et, avec un entregent certain, il a développé un fond de commerce en faveur du cinéma américain en finançant des indépendants et, pendant une période, en gagnant pas mal d’argent étant donné que les risques étaient élevés et que les taux d’intérêt dégageaient une marge substantielle.

Il est donc excessif de dire que c’est le Crédit lyonnais qui a financé le cinéma. Il a laissé faire sa filiale. Il est vrai que quand tout allait bien, il notait avec une certaine satisfaction que ce financement était audacieux mais également intéressant.

En ce qui concerne le concept de banque-industrie, nous avons commencé l’étude d’un certain nombre de dossiers qui relèvent de cette stratégie. Il nous est pour l’instant difficile de porter une appréciation globale. Nous avons, comme vous, pris note des deux séries d’arguments présentés. Quand il nous avait reçus l’année dernière, le Président du Crédit lyonnais avait largement commenté cette stratégie et fait valoir que, grâce à sa banque, un certain nombre de grands entrepreneurs qui ne l’étaient pas il y a un certain nombre d’années avaient pu développer leurs activités. La question est de savoir si, dans ces financements, le Crédit lyonnais n’a pas dépassé certaines limites et ne s’est pas entouré d’un certain nombre de garanties... Pour l’instant, nous n’avons pas les moyens de répondre à notre manière, c’est-à-dire en nous appuyant sur des faits. Ils ne sont pas encore à ma disposition.

M. Roland MORIN : Je ne voudrais pas continuer à être sur un terrain où la Cour des Comptes se permet de dire des choses qui ne sont pas strictement de son ressort... Si nous avions eu la possibilité de nous raccrocher à une logique pour juger du comportement d’une banque publique — en général cette possibilité facilite le jugement — et si nous essayons de bâtir cette logique qui, encore une fois, n’est pas affichée en matière de comportement de banque publique, on nous a affirmé plusieurs choses, y compris que c’était un secteur concurrentiel et que de toute façon elle devait gagner autant que les autres. Là, évidemment, nous n’avons plus d’autre critère de jugement qu’essayer de faire aussi bien ou aussi mal que les autres.

Si nous nous étions aventurés sur ce terrain — ce que nous n’avons pas fait — nous ne nous serions pas dit : il faut que le public fasse les pertes et le privé les bénéfices ; nous nous serions demandé s’il est bien normal qu’une banque publique participe à des opérations spéculatives, notamment immobilières, en laissant éventuellement de côté des investissements plus utiles au plan de l’économie et créateurs d’emplois, et si elle ne le fait pas, qui va le faire ? Si le critère avait existé, nous aurions pu nous poser la question. A partir du moment où il n’avait pas été clairement indiqué, nous sommes dans le flou quant à la manière dont il faut apprécier l’activité d’une banque publique par rapport à celle d’une banque privée.

M. Henri EMMANUELLI : Je remarque que quand, aux Etats-Unis, les caisses d’épargne perdent 130 milliards de dollars, c’est le budget fédéral qui paye en toute hypothèse.

M. Philippe AUBERGER : J’aimerais savoir si, dans l’étude thématique sur les fonds propres du secteur public financier, vous avez analysé la prise de participation forcée de la Caisse des Dépôts et Consignations dans le Crédit lyonnais et ce que vous en avez pensé.

M. Jean DRIOL : L’opération a été analysée uniquement sur le plan technique, c’est-à-dire que nous avons essayé de porter une appréciation sur l’évaluation qui a été faite à ce moment-là. Nous n’en avons pas porté sur le caractère forcé ou non de l’opération.

M. le Président : Y a-t-il d’autres questions...

M. Pierre JOXE : Permettez-moi de dire que c’est un hasard si nous sommes là, car le contrôle du Crédit lyonnais a été inscrit l’année dernière au programme de la Cour sur la proposition du Président Morin. Il aurait peut-être dû l’être un an plus tôt. Je rappelle que c’est en février 1987 qu’est intervenue l’ouverture de l’enquête sur les exercices 1983-1986, en novembre 1987 qu’a été entendu M. Lévêque, le rapport particulier ayant été expédié début 1988. Un an a donc été nécessaire pour juger les exercices 1983, 1984, 1985 et 1986. Les années 1986, 1987,1988, 1989,1990 et 1991 ont passé et le nombre d’exercices non examinés du Crédit lyonnais se situait par conséquent au-dessus de la moyenne. Le contrôle aurait donc pu être fixé au programme de la Cour en 1992, 1991 même. A l’inverse, j’aurais pu ne pas le fixer en 1993 pour l’année 1994.

Je vous dis cela pour que vous compreniez bien que c’est un heureux hasard. En revanche, ce n’est pas par hasard si ce programme de travail a été développé ; il l’a été à la suite d’un choix délibéré en fonction de certaines circonstances extérieures et aussi après la demande du ministre de l’Economie qui nous a conduit à proposer une accélération de nos travaux.

Ce que je veux vous dire, c’est que nous risquons de nous trouver devant une contradiction entre notre désir, dans cette circonstance, de montrer à quel point la Cour peut servir d’auxiliaire au Parlement, et l’obligation qui est la nôtre de respecter un certain nombre de procédures, de méthodes, indispensables à la qualité de nos travaux, à la véracité et à la sécurité de nos affirmations.

Il y a là une contradiction, d’autant plus que les commissions d’enquête ont un délai de six mois pour déposer leurs conclusions. Dans six mois, la Commission d’enquête aura disparu alors qu’il y aura encore et toujours, j’espère, un Parlement démocratiquement élu.

Je souhaite que, dans cette circonstance, nous puissions apporter à vos demandes d’enquête des réponses aussi approfondies et rapides que vous le désirez. Je répète que le fait qu’une enquête de la Cour soit actuellement menée est une « heureuse » coïncidence. Mais il n’est pas certain que nous puissions dans tous les domaines apporter les réponses aussi approfondies ou aussi rapides que vous le souhaitiez.

Sachez que M. le président Morin, M. le président Driol et tous les magistrats de la Cour sont animés d’un sentiment d’utilité collective lorsqu’ils peuvent contribuer à éclairer les choix et les décisions du Parlement.

M. le Président : Je vous remercie.

Audition de M. Edmond ALPHANDÉRY

Ministre de l’Economie,

accompagné de M. Jérôme Calvet,

Conseiller technique au Cabinet du Ministre

(Extrait du procès-verbal de la première séance du 1er juin 1994)

Présidence de M. Philippe Séguin, Président

MM. Edmond Alphandéry et Jérôme Calvet sont introduits.

M. le Président leur rappelle que les dispositions législatives relatives aux commissions d’enquête leur ont été communiquées. A l’invitation du Président, MM. Edmond Alphandéry et Jérôme Calvet prêtent serment.

M. Edmond ALPHANDÉRY : Plutôt que de me livrer à un exercice assez convenu sur les origines des difficultés du Crédit lyonnais, sur les moyens d’y faire face, auquel ont déjà dû se livrer un certain nombre de personnes venues devant votre Commission, je vais vous dire comment j’ai vécu le problème en tant que Ministre de l’économie qui a exercé la tutelle de cette banque de mars 1993 jusqu’à mars 1994.

Je puis mettre à votre disposition une chronologie des événements, où se retrouvent les points essentiels.

Je vous indiquerai d’abord les données, c’est-à-dire à quelle occasion j’ai eu à m’occuper du Crédit lyonnais, quels ont été mes interlocuteurs, quels types de problèmes j’ai eu à résoudre. Je vous exposerai ensuite le contexte dans lequel le Gouvernement, et donc moi-même, avons été amenés à prendre des décisions concernant cette affaire.

Tout d’abord, les données.

J’ai eu à connaître du Crédit lyonnais à de nombreuses reprises. Dans un premier temps, à l’occasion de l’examen des comptes de 1992 qui ont fait apparaître une perte de 1,8 milliard de F., mais avec des dotations pour provisions très élevées, de près de 14,7 milliards de F. Du reste, M. Haberer m’avait écrit à cette occasion une lettre qui doit se trouver au dossier. Je le cite : « Les pertes inconsidérées de sa filiale hollandaise, le CLBN, avaient été toutes provisionnées, notamment sur les risques Comfinance, Parretti, Sasea et Scotti. »

J’ai ensuite eu à me pencher sur le dossier à l’occasion de l’acquisition par le Crédit lyonnais de participations de Thomson dans Altus Finance, opération qui n’a pas fait de difficultés, car tout le monde était d’accord. J’ai rencontré M. Haberer le 22 juillet à ce sujet.

Je me suis à nouveau penché sur le Crédit lyonnais à l’occasion de la présentation de ses comptes du premier semestre 1993, lesquels ont fait apparaître une perte de 800 millions de F.

Au début du mois d’août, j’ai eu entre les mains deux documents. D’une part, une lettre de M. de Larosière, à l’époque Gouverneur de la Banque de France, mais qui m’a écrit en tant que Président de la Commission bancaire. D’autre part, un rapport de la Cour des comptes sur le financement de l’immobilier par le Crédit lyonnais. Ces deux documents m’ont personnellement conduit à m’interroger sur le changement de M. Haberer à la tête du Crédit lyonnais.

En août, j’ai refusé une demande de M. Haberer de reprise par l’Etat de ses participations dans Usinor-Sacilor et Aérospatiale.

Au mois d’octobre, à la suite d’une première analyse de M. Peyrelevade, d’une note de la Commission bancaire et d’une lettre datée du 21 octobre de M. Trichet, devenu Gouverneur de la Banque de France, mes services et moi-même avons commencé à réfléchir aux modalités de renflouement du Crédit lyonnais, après révision à la hausse de ses pertes, par la mise en place d’une structure de cantonnement, sur laquelle je reviendrai.

Le 22 mars, le Premier ministre prit la décision de renflouement du Crédit lyonnais sur la base des propositions que je lui avais faites dans ma note du 22 février. Enfin, à ma demande, le Premier ministre a décidé de mettre fin aux fonctions de Directeur général du Crédit national exercées par Jean-Yves Haberer. Après accord du Président de la République, j’ai présenté cette demande au Conseil des Ministres du 30 mars de cette année. Je crois pouvoir dire que, pendant un an, parmi les multiples dossiers dont j’ai eu la charge, le dossier du Crédit lyonnais n’a pratiquement jamais quitté mon bureau.

Toujours dans les données, quels furent mes interlocuteurs au cours de cette période ? Il y en eut quatre.

D’abord, le Crédit lyonnais ; dans un premier temps, mon interlocuteur fut M. Haberer, puis M. Peyrelevade ; M. de Larosière et M. Trichet au titre de la Commission bancaire ; le Premier ministre sur les questions de nomination, de révocation et de choix stratégiques, notamment au moment de l’adoption du plan de redressement, et même le Président de la République, évidemment, lorsqu’il s’est agi de nommer M. Haberer au Crédit national, mais aussi de le révoquer. A ce sujet, je rappelle un point important : le Président de la République a accepté la proposition que j’ai présentée au nom du Gouvernement le 30 mars, sous réserve d’une commission d’enquête et d’une note, que je lui ai remise ; elle doit figurer au dossier. Il n’a pas immédiatement signé le décret de révocation.

Quels ont été les problèmes à résoudre ? Ils furent de trois ordres. Premièrement, il fallait se faire une idée aussi objective que possible de la situation du Crédit lyonnais. Et, croyez-moi, en mars 1993, ce n’était pas aussi simple. J’y reviendrai.

Le deuxième problème qui se posait à moi était de savoir s’il fallait changer le Président et, si oui, comment, ce qui n’était pas non plus une opération si évidente. Fallait-il notamment le sanctionner par une révocation ?

Le troisième problème que le Gouvernement avait à résoudre était de savoir comment renflouer le Crédit lyonnais pour rassurer à la fois les clients de la banque et la place de Paris ; cela tout en respectant les règles de la concurrence et en défendant au mieux les intérêts patrimoniaux de l’Etat.

Nous avons résolu ces trois problèmes dans un contexte particulièrement difficile et c’est sur ce « comment » que je voudrais aussi m’expliquer. Pourquoi ce dossier était-il très difficile à régler ? Quatre raisons font de ce dossier une affaire des plus complexes. D’abord, la difficulté d’y voir clair dans les comptes et dans la gestion. Ensuite, le contexte politique et les risques de répercussion systémique. Enfin, les procès en cours.

La difficulté d’y voir clair. Dans une affaire comme celle-là, se faire un jugement objectif n’est pas chose aisée. Il ne faut pas oublier que, jusqu’en 1991, le Crédit lyonnais avait affiché des bénéfices, et même des bénéfices importants. Les pertes de 1992 sont dues à des provisions très élevées. L’on pouvait donc penser — c’est d’ailleurs ce que m’a écrit M. Haberer — qu’une grande partie des risques « inconsidérés » — c’est le terme qu’il a utilisé — était couverte.

Il était également difficile d’y voir clair, car les banques connaissant des difficultés étaient nombreuses en France et à l’étranger. Si l’on rapproche les pertes de 1992 ou même du premier trimestre 1993 du bilan de 2.000 milliards de F. du Crédit lyonnais, on constate qu’elles restent relativement modestes au regard de celles d’autres banques à l’étranger. Je puis vous fournir des éléments, mais d’autres vous les ayant certainement livrés avant moi, ce point doit vous être connu.

La crise de 1992-1993 a touché, comme chacun sait, l’immobilier et le secteur des PME. Par conséquent, il était normal que le Crédit lyonnais, dont les activités dans l’immobilier et les PME étaient très importantes, soit affecté par la crise.

Il était compliqué pour un Ministre d’y voir clair, surtout de se forger une opinion dans un contexte où, lorsque je suis arrivé au Gouvernement, les avis sur la gestion du Crédit lyonnais étaient partagés. Les uns — votre rapporteur en tête, ne livre aucun secret puisqu’il a mené un combat public, connu de tous — soutenaient que le Crédit lyonnais avait pris des risques très importants, que des fautes de gestion avaient été commises. Les autres, dont Jean-Yves Haberer — n’était pas le seul — estimaient que le Crédit lyonnais était plus dynamique que les autres banques, qu’il entretenait un climat de concurrence bancaire plus intense. Lorsque l’on sait, aujourd’hui encore, que la principale critique des hommes politiques adressée aux banques est d’être trop timides, notamment dans leurs prêts aux PME, on comprend que la politique de Jean-Yves Haberer ait eu des supporters nombreux et de taille. Qu’un banquier prenne des risques n’a pas toujours été mal considéré.

Il est difficile de se faire une opinion lorsque vos services vous livrent des informations qu’ils sont censés recevoir à la fois de l’entreprise, des commissaires aux comptes et de la Commission bancaire. Or, en France, les entreprises publiques sont soumises à la règle, que j’estime très saine, de l’autonomie de gestion. L’Etat nomme le Président et ne le révoque qu’au vu des résultats. Il n’intervient pas dans la gestion quotidienne, ce que je crois heureux. Une entreprise publique n’est pas synonyme d’une entreprise étatisée et je crois bon que l’on évite une immixtion de la politique dans la gestion quotidienne, ce qui pourrait avoir des effets néfastes, notamment pour les filiales étrangères, qui sont très importantes dans une banque multinationale comme le Crédit lyonnais. Quant aux commissaires aux comptes, ils sont soumis au secret professionnel. Enfin, la Commission bancaire avait été chargée par mes prédécesseurs — je crois que c’est M. Sapin qui, à l’automne 1992, l’avait réclamé — d’une étude détaillée, dont j’attendais les conclusions.

Pour la présente audition, j’ai relu les documents mis à ma disposition de mars 1993 à juillet 1993. On constate que chaque document est plus précis que le précédent sur les dysfonctionnements du Crédit lyonnais. On y relève déjà une probable insuffisance de provisions, mais rien ne permet, lorsqu’on lit ces documents avec attention, de se faire une idée à la fois définitive, précise et objective sur l’état réel du Crédit lyonnais.

Au début du mois d’août, deux documents, datés du même jour, m’ont enfin permis d’y voir clair. D’une part, une lettre, courte mais précise, de M. de Larosière. J’ai eu l’occasion de travailler à de nombreuses reprises avec lui au cours des mois qui ont précédé ; j’ai donc attaché d’autant plus de poids à sa lettre. En tant que Président de la Commission bancaire, il m’informait de trois éléments. Premièrement, de l’insuffisance des provisions d’au moins 7 milliards de F. Deuxièmement, de la faiblesse du ratio de solvabilité du Crédit lyonnais. Troisièmement, du risque d’illiquidité. Le Gouverneur, président de la Commission bancaire, appelait mon attention sur le besoin de redressement en fonds propres du Crédit lyonnais.

D’autre part, un document, également daté du 6 août, m’a été adressé par M. Joxe. Il portait sur le financement des professionnels de l’immobilier par le Crédit lyonnais. Je dois dire que ce rapport est accablant. C’est le premier rapport que je reçus émanant d’un organisme officiel, dont je vais vous lire quelques passages.

« Le Crédit lyonnais est le premier opérateur de la place de Paris sur le marché du financement des professionnels de l’immobilier. En 1991, ses encours étaient de 25 milliards de F., auxquels s’ajoutent 22 milliards de F. à l’étranger. Au lieu de jouer le rôle modérateur qu’on était en droit d’attendre, la banque a contribué, comme la plupart de ses consœurs, à l’accélération de l’emballement spéculatif, ses encours dans ce domaine augmentant de 36 % en deux ans, alors que le marché immobilier se retournait brutalement. Le retournement du marché immobilier n’a été ni correctement anticipé ni strictement accompagné par l’établissement. Le montant des participations a long terme dans les sociétés de promotion ou dans le capital des promoteurs a augmenté de 437 % en 1991, passant de 54 millions de F. à 293 millions de F. Dans le même temps, les fonds propres engagés dans des participations n’ont augmenté que de 50 %. »

Toujours d’après la Cour des comptes : « L’évolution comparée des encours de crédits consentis par le Crédit lyonnais à ses dix principaux clients promoteurs et celle de leur endettement est révélatrice de ce qu’il faut bien appeler non-maîtrise du risque promoteurs. L’analyse des procédures d’instruction et de décision fait apparaître que les règles prudentielles ne sont toujours pas respectées, qu’il s’agisse du poids de la charge foncière, du pourcentage de fonds propres demandé aux promoteurs, des exigences de précommercialisation et des perspectives de rentabilité des capitaux investis ».

Plus loin, il est précisé : « La première erreur, et la plus lourde de conséquences, est l’acceptation d’une charge foncière excessive. Ainsi, il a été relevé des coûts d’acquisition du foncier dépassant 50 à 70 % du prix de revient prévisionnel de certaines opérations. On estime généralement qu’au-delà de 50 %, l’opérateur prend un risque déraisonnable ».

« L’absence ou la faiblesse des fonds propres apportés par le promoteur est une constante de tous les dossiers examinés ».

Plus loin : « Le Crédit lyonnais a accepté de s’engager sur des projets, dont le contenu était mal défini. Le Crédit lyonnais a accepté, dans nombre d’opérations lancées en 1989-1990, des taux de rentabilité ex ante très faibles ».

Les deux documents que je reçus, élaborés sur la base d’enquêtes détaillées courant sur plusieurs mois — la Commission bancaire comme la Cour des comptes ont fondé leur jugement à partir d’enquêtes ayant essentiellement porté sur l’année 1992 — étaient objectifs, concordants, quantifiés et donc, à mes yeux, incontestables. Ils m’ont permis de sortir du brouillard et d’avoir enfin un jugement clair sur la gestion du Crédit lyonnais. A partir de là, je sus, au début du mois d’août, que mon devoir était de demander au Premier ministre de changer le Président du Crédit lyonnais.

Certains en déduisent hâtivement qu’il aurait peut-être fallu révoquer Jean-Yves Haberer. Mais les choses n’étaient pas si simples. D’abord, parce que, jusque-là, le niveau apparent des pertes était loin d’atteindre celui que l’on constatera ultérieurement. Le chiffre que je connaissais alors était celui de 7 milliards de F., contesté par M. Haberer dans les lettres qu’il m’a adressées par la suite, puisqu’il considérait encore dans un courrier du mois d’octobre que la perte était surévaluée et que l’insuffisance de provisions était de l’ordre de 4,5 milliards de F.

Je le répète, si ses erreurs de gestion étaient sérieuses, rappelons toutefois que d’autres banques en ont également commises.

Les choses étaient d’autant moins simples que la résolution du problème rencontrait bien d’autres difficultés, dont je crois utile d’informer la commission.

Il ne faut pas oublier que le Crédit lyonnais est la première banque française, peut-être la première banque européenne en termes de bilan ; une perte de confiance de ses clients pouvait donc entraîner des réactions en chaîne d’une extrême gravité. Il faut toujours garder présent à l’esprit ce qui s’est passé pendant la période de l’entre-deux guerres où la perte de confiance envers certaines banques, notamment aux Etats-Unis, mais pas seulement, s’est répercutée sur d’autres banques avec des phénomènes systémiques qui ont considérablement aggravé la situation, la faisant passer de la récession à la dépression. Dès lors, une gestion de la crise trop brutale, par la révocation de M. Jean-Yves Haberer par exemple, risquait d’ébranler la place financière de Paris. Vous avez vu ce qui s’est passé pour le Banesto en Espagne.

Tout le temps qu’a duré la gestion de la crise, j’ai eu le sentiment que le dossier du Crédit lyonnais était un peu de la nitroglycérine et que Jean-Yves Haberer le savait. Il savait aussi le rappeler et l’écrire. En tant que Ministre de l’économie, je devais tenir compte de ce paramètre avant tous les autres. C’est pourquoi le dossier a été géré en douceur et — je réponds par avance à une question qui pourrait m’être posée — c’est la raison pour laquelle je n’ai pas été favorable à la mise en place d’une commission d’enquête tant que nous n’avions pas mis au point le dispositif technique de cantonnement permettant de rassurer définitivement la place de Paris sur la solvabilité du Crédit lyonnais.

La difficulté tenait donc à l’importance du Crédit lyonnais et aux risques systémiques que pouvait induire une fausse manoeuvre.

Lorsque les choses se passent bien, on a toujours le sentiment, en évoquant les risques encourus et qui ne se sont pas produits, que l’on a exagéré la situation. On ne peut évidemment pas prouver la gravité de ce qui aurait pu advenir, mais si l’on compare avec ce qui s’est passé dans d’autres pays, à d’autres époques, on mesure que le Gouvernement a bien fait de prendre toutes les précautions qui s’imposaient dans le traitement de ce dossier.

S’ajoute une autre difficulté, dont Jean-Yves Haberer savait user : les procès en cours. Il ne fallait évidemment pas que la mise à jour de certains événements soient exploitée contre le Crédit lyonnais et donc contre son principal actionnaire : l’Etat. Du reste, le 30 août, M. Haberer m’écrivit : « Il faut savoir que l’argumentaire de nos adversaires dans tous ces procès consiste à dire que le Crédit lyonnais a mal géré ses intérêts — ce qui fut, hélas, vrai un temps pour notre filiale —. Toute constitution d’une commission d’enquête parlementaire, tout signal de défiance de l’actionnaire public majoritaire à l’égard du management du Crédit lyonnais, toute démission du Président avant le terme légal de son mandat, apporterait à nos adversaires des munitions qui leur manquent. » Ce n’est pas moi, mais M. Haberer qui s’exprime ainsi dans une lettre du 30 août qu’il m’a adressée et qui jusqu’à maintenant était restée confidentielle, et qui le reste encore dans la mesure où vous en avez l’utilisation.

Dernière difficulté : le contexte politique. Alors même que les comptes faisaient apparaître les dépenses que l’on sait et que je proposais alors au Conseil des ministres du 30 mars de cette année la révocation de M. Jean-Yves Haberer, directeur général du Crédit national, cette proposition de révocation a fait l’objet, je l’ai déjà souligné, d’une demande d’explication supplémentaire de la part du Président de la République et d’ouverture d’une commission d’enquête. Le Président de la République a demandé que ces précisions lui soient apportées avant qu’il ne signe le décret. Il faut rappeler que M. Haberer n’est pas n’importe qui et que c’était donc une affaire très lourde et difficile à gérer sur le plan politique.

Tel est le contexte très délicat dans lequel se posait le problème du Crédit lyonnais.

Au mois d’août 1993, je ne connaissais pas encore la réalité des pertes, mais j’en savais suffisamment pour estimer que le Gouvernement devait changer M. Haberer. Je vous rappelle les deux documents dont je vous ai fait état. Je savais également que l’environnement politique et financier, dont j’ai très rapidement dessiné les contours, nous imposait la plus grande prudence.

De là, comment avons-nous procédé ?

Après avoir évoqué la question avec le Premier ministre, j’ai proposé à M. Haberer d’accepter d’être nommé au Crédit national. Je lui ai expliqué que le Gouvernement n’avait pas l’intention de le renouveler en juin 1994 — naturellement après m’être assuré que le Premier ministre était d’accord avec moi — et que, s’il refusait, je ne m’engageais à rien, y compris dans les mois qui viennent. Je dois dire que mon interlocuteur a paru étonné. M. Haberer a considéré que la proposition que lui faisais était une injustice qu’il n’avait pas méritée. Selon lui, le Crédit national n’était pas du rang du Crédit lyonnais. Il a même comparé les bilans respectifs des deux établissements, et il m’a demandé un délai de plusieurs jours avant de livrer sa réponse. En fait, je crois pouvoir dire qu’il a attendu jusqu’au dernier moment pour donner une réponse définitive, déclarant à certains moments qu’il était d’accord, à d’autres qu’il avait encore besoin de temps pour réfléchir.

Lorsqu’il est apparu, sur la base des premières études effectuées par M. Peyrelevade, que les pertes étaient encore plus accablantes que celles sur lesquelles M. Haberer s’arc-boutait, il a fini par accepter. Dès lors, nous avons pu donner un nouveau dirigeant au Crédit lyonnais, M. Peyrelevade a été nommé Président du Crédit lyonnais par le Conseil des ministres du 8 novembre et M. Haberer Directeur général du Crédit national.

Notre choix s’est porté sur M. Peyrelevade, car il connaissait le Crédit lyonnais. Dans le passé, il avait su montrer sa force de caractère. Je pensais, pour ma part, qu’il serait l’homme de la situation. Ce fut également l’avis du Premier ministre lorsque nous avons évoqué ensemble la question.

Le changement du Président du Crédit lyonnais, premier problème auquel j’avais eu à faire face, s’étant opéré en douceur, nous avions à régler le second problème, à savoir le renflouement du Crédit lyonnais. Je me suis efforcé avec mes services, sous l’autorité du Premier ministre qui a tranché en dernier ressort comme c’est son rôle, et en étroite collaboration avec M. Peyrelevade, de trouver une solution qui, premièrement, assure la solvabilité et le redressement du Crédit lyonnais ; deuxièmement, tienne compte de la vigilance des autorités de Bruxelles — n’oublions pas que dans ces affaires de recapitalisation, nous sommes soumis au contrôle de la Commission de Bruxelles — ; troisièmement, défende au mieux les intérêts patrimoniaux de l’Etat actionnaire ; enfin, une solution suffisamment rapide pour que les indiscrétions et la pression médiatique, qui était forte, ne puissent conduire à une crise de défiance.

Pour résoudre ce deuxième problème, je me suis efforcé de multiplier les sources d’information. Jean-Yves Haberer, dans sa lettre du 30 août, procédait à un récapitulatif des actions judiciaires dans lesquelles le Crédit lyonnais était partie prenante. Je ne vous cache pas avoir souhaité une expertise contradictoire et j’ai demandé une note sur les risques juridiques encourus par le Crédit lyonnais, complétée par un audit demandé à un cabinet indépendant. Par ailleurs, M. Peyrelevade a soumis au Premier ministre par écrit et à moi-même verbalement une première expertise sur son évaluation des pertes du Crédit lyonnais et de l’insuffisance de provisionnement. Il m’a présenté un compte rendu très détaillé ; j’ai pris des notes et ai demandé à mes services une note contradictoire et objective, car chacun peut penser qu’un Président qui arrive a envie, comme on dit vulgairement, « de faire le ménage ». Je disposais par ailleurs d’une note, en date du 21 octobre, de la Commission bancaire pour la mise en place de la structure de « defeasance » (sic). Enfin, j’ai demandé au Premier ministre de constituer, avant le 31 décembre, la structure de cantonnement pour pouvoir sortir les actifs en 1993 et ne pas avoir à provisionner l’intégralité des pertes, ce qui aurait eu, pour des raisons techniques que je n’ai pas besoin de souligner longuement, des conséquences assez fâcheuses.

Après de longues discussions avec le Crédit lyonnais, la Commission bancaire et le Trésor, j’ai adressé une note au Premier ministre le 28 février, que je crois très claire, précisant mes choix sur le redressement du Crédit lyonnais. Le Premier ministre a tranché le 22 mars sur un schéma. Nous avons décidé, premièrement, de plafonner les pertes pour les comptes de 1993 à hauteur de 6,9 milliards de F. ; deuxièmement, de cantonner dans une OIG un peu plus de 40 milliards de F. d’actifs compromis, dont 14,4 milliards seraient garantis par l’Etat, auxquels ce dernier a accepté d’ajouter 4 milliards de F. de frais de portage des actifs incorporés, avec une clause de retour à meilleure fortune ; troisièmement, de recapitaliser immédiatement le Crédit lyonnais, ne serait-ce que pour respecter le ratio Cooke, à hauteur de 3,5 milliards de F. pour la part de l’Etat, celle de Thomson se montant à 1,2 milliard de F. et celle de la Caisse des dépôts à 200 millions de F. Enfin, le Premier ministre a souhaité une émission de bons de souscription au bénéfice de l’Etat pour lui permettre de récupérer un peu d’argent dans cette opération.

Le deuxième problème était ainsi réglé, pas complètement du reste, car ces opérations, ainsi que vous le savez, ne sont pas définitivement « ficelées », mais l’essentiel a été présenté publiquement et l’on peut donc considérer que la charpente mise en place pour renflouer le Crédit lyonnais a été élaborée dès le mois de mars de cette année. On peut discuter sans fin de l’importance de l’aide de l’Etat. Les provisions sont évidemment subjectives et dépendent de l’idée que l’on se fait de l’évolution future du marché, notamment immobilier. Mais il est certain que la solution, qui a coûté cher à l’Etat, et qui va lui coûter cher, — car l’essentiel sera déboursé au moment de la privatisation du Crédit lyonnais — permet de remettre sur de bons rails le Crédit lyonnais, lequel devrait renouer avec les bénéfices dès 1994. Bien sûr, c’est une opération très coûteuse, mais je voudrais que l’on compare ce coût aux pertes immenses qu’aurait pu subir la collectivité nationale s’il y avait eu un crack bancaire parce que nous n’aurions pas donné au Crédit lyonnais les moyens de son redressement.

A aucun moment, la place de Paris n’a été perturbée alors qu’il s’agit de la première banque de France et même d’Europe ; à aucun moment, le règlement de cette question compliquée et coûteuse n’a ébranlé la confiance mise dans le Crédit lyonnais ni la confiance dans la place financière de Paris. Je crois pouvoir dire que ce second objectif fut atteint.

Restait le troisième problème. Le montant effectif des pertes étant révélé, de l’ordre de 20 milliards de F., et confirmé par la publication des comptes de 1993, pouvait-on garder M. Haberer au Crédit national ? Je dis « 20 milliards de F. », car on ne connaîtra le montant des pertes effectives que lorsque l’on connaitra exactement la valeur des actifs compromis.

Cela semblait impossible pour plusieurs raisons.

Premièrement, parce que l’ampleur des pertes et les évidentes fautes de gestion rendaient inexplicable son maintien au Crédit national. Deuxièmement, parce qu’au sein même du conseil d’administration du Crédit national, il y aurait eu — pour dire la vérité il y a eu — des voix refusant la situation. C’est pourquoi j’ai proposé la révocation de M. Haberer. Le Conseil des ministres l’ayant révoqué est celui du 30 mars ; j’ai dû rencontrer le Premier ministre quelques jours avant pour évoquer cette question avec lui. Il a immédiatement partagé mon point de vue. Peut-être avait-il, de son côté, pris la décision avant même que je ne lui en parle.

Donc, après le passage au Conseil des ministres le 30 mars et le respect de l’application des conditions imposées par le Président de la République, M. Haberer a perdu son poste de Directeur général du Crédit national. Le troisième problème était réglé.

Vous voyez comment, en un an, dans un environnement difficile, le Gouvernement a réglé le problème du Crédit lyonnais.

Il reste une dernière question que vous vous posez et sur laquelle, je pense, la Commission réfléchit : comment ont fonctionné les organismes de contrôle ? Le Trésor notamment, qui est une direction dont j’ai la tutelle, a-t-il bien rempli son rôle ? Je réponds oui. Je ne dis pas cela parce que j’ai eu à travailler avec le Trésor sur ce dossier et sur d’autres difficiles et que j’ai pu apprécier son savoir-faire.

Il ne faut pas oublier que jusqu’en 1991 le Crédit lyonnais a présenté des comptes plutôt flatteurs. A partir de 1992, lorsque les indicateurs sont passés à l’orange, en tout cas sont apparus à l’orange, même si pour certains ils étaient au rouge, la Commission bancaire et la Cour des comptes ont fait leur travail. Il a fallu du temps pour que l’ensemble des informations très objectives arrivent sur mon bureau au mois d’août 1993. L’Etat actionnaire n’a ni les moyens ni la vocation de pénétrer dans la gestion quotidienne d’une banque comme le Crédit lyonnais. Il doit se fier, il se fie au Président qu’il a nommé et lorsqu’il dispose de preuves tangibles sur la nécessité de le changer — ce fut le cas en août 1993 — il prend les dispositions adéquates pour y parvenir. Peut-être le contrôle est-il imparfait, surtout dans le cas d’un établissement multinational qui compte d’aussi nombreuses et importantes filiales à l’étranger, où il est difficile d’aller voir ce qui se passe.

Aussi ma conclusion est-elle celle-ci : si la privatisation est une bonne réponse à ce type de problème, elle l’est plus encore dans le cas d’une banque comme le Crédit lyonnais aux ramifications internationales si considérables. C’est d’ailleurs pourquoi, avec le Premier ministre, nous avons voulu préciser clairement dans le montage de renflouement du Crédit lyonnais que son objectif était bien la privatisation dans les délais les plus brefs possible. Je vous remercie de votre attention.

M. le Rapporteur : Monsieur le Ministre, je vous remercie de cet éclairage, notamment sur la dernière période, celle qui dure depuis maintenant un an et qui porte sur la manière dont le Ministère de l’économie a géré le dossier du Crédit lyonnais.

Je reviendrai sur un point précis, sur la façon dont M. Peyrelevade a préparé son arrivée au Crédit lyonnais. De quelles informations disposait-il pour émettre un jugement avant d’être nommé ? De quelles informations disposait-il pour déclarer « Il manque tant. Si l’on veut remettre le Crédit lyonnais sur les rails, voilà les conditions » ?

Je me permets de vous poser une troisième question, car votre audition intervient après que nous ayons recueilli des avis différents : n’avez-vous pas le sentiment que M. Peyrelevade a un peu « chargé la barque », notamment en ce qui concerne la partie relative au cantonnement garanti par l’Etat ? Parallèlement, pour ce qui ne relève pas du cantonnement, M. Peyrelevade a déclaré devant la Commission que deux milliards de dollars étaient encore engagés sur le cinéma américain, en dehors de l’affaire MGM, et qu’il y en avait 80 % de provisionné mais qu’en réalité il n’y avait rien à récupérer. Ne pensez- vous pas qu’il s’agit là d’une vision un peu pessimiste des choses ?

M. Edmond ALPHANDERY : Mon sentiment est celui-ci : M. Peyrelevade, pressenti pour diriger une banque comme le Crédit lyonnais, n’avait aucun intérêt à minimiser les pertes. Incontestablement, il n’a pas cherché à donner une image particulièrement flatteuse de la maison. Pour dire le vrai, on est allé le chercher ; il n’était pas candidat. On l’a dit, et c’est la vérité : on est allé le chercher, pour les raisons que j’ai évoquées, parce qu’il avait connu la maison dans le passé, parce qu’il avait fait preuve d’indépendance d’esprit. C’est un gestionnaire que le Gouvernement considérait comme avisé. Il est évident qu’il a présenté un bilan de la situation du Crédit Lyonnais, de telle façon que si le Gouvernement voulait le nommer Président il fallait qu’on lui remette la maison en l’état. Il est vrai que les chiffres présentés par M. Peyrelevade prêtaient à contestation. Si vous examinez attentivement le dossier, vous verrez qu’à la suite de la première estimation faite par M. Peyrelevade au mois d’octobre, une note du Trésor m’a été envoyée sur cette estimation. En effet, l’ayant personnellement trouvée trop noire, j’avais demandé une note complémentaire, une note de synthèse détaillée aussi crédible et objective que possible et non pas fondée sur les dires de M. Peyrelevade.

Le devoir du Ministre de l’économie était d’essayer d’évaluer aussi précisément que possible l’insuffisance de provisions et les pertes du Crédit lyonnais. Par la suite, la Commission bancaire a complètement révisé son jugement. Nous étions au mois d’octobre, à la fin du règne de M. Haberer. M. Peyrelevade a manifestement eu accès aux dirigeants du Crédit lyonnais. D’un seul coup, certains d’entre eux ont complètement modifié leur vision de la situation du Crédit lyonnais, ce qui m’est apparu assez étonnant, et c’est la raison pour laquelle j’ai voulu en savoir plus. La Commission bancaire a elle-même complètement évolué et a modifié son estimation de l’insuffisance de provisions, puisqu’elle est passée de 7 milliards de F. à 13 ou 14 milliards de F. au mois d’octobre. J’ai cherché à y voir clair. Cela a demandé du temps. Dans la note que j’ai envoyée le 28 février au Premier ministre, l’évaluation que j’avais faite était légèrement inférieure à celle de M. Peyrelevade.

Je me permets de vous poser une troisième question, car votre audition intervient après que nous ayons recueilli des avis différents : n’avez-vous pas le sentiment que M. Peyrelevade a un peu « chargé la barque », notamment en ce qui concerne la partie relative au cantonnement garanti par l’Etat ? Parallèlement, pour ce qui ne relève pas du cantonnement, M. Peyrelevade a déclaré devant la Commission que deux milliards de dollars étaient encore engagés sur le cinéma américain, en dehors de l’affaire MGM, et qu’il y en avait 80 % de provisionné mais qu’en réalité il n’y avait rien à récupérer. Ne pensez-vous pas qu’il s’agit là d’une vision un peu pessimiste des choses ?

M. Edmond ALPHANDERY : Mon sentiment est celui-ci : M. Peyrelevade, pressenti pour diriger une banque comme le Crédit lyonnais, n’avait aucun intérêt à minimiser les pertes. Incontestablement, il n’a pas cherché à donner une image particulièrement flatteuse de la maison. Pour dire le vrai, on est allé le chercher ; il n’était pas candidat. On l’a dit, et c’est la vérité : on est allé le chercher, pour les raisons que j’ai évoquées, parce qu’il avait connu la maison dans le passé, parce qu’il avait fait preuve d’indépendance d’esprit. C’est un gestionnaire que le Gouvernement considérait comme avisé. Il est évident qu’il a présenté un bilan de la situation du Crédit Lyonnais, de telle façon que si le Gouvernement voulait le nommer Président il fallait qu’on lui remette la maison en l’état. Il est vrai que les chiffres présentés par M. Peyrelevade prêtaient à contestation. Si vous examinez attentivement le dossier, vous verrez qu’à la suite de la première estimation faite par M. Peyrelevade au mois d’octobre, une note du Trésor m’a été envoyée sur cette estimation. En effet, l’ayant personnellement trouvée trop noire, j’avais demandé une note complémentaire, une note de synthèse détaillée aussi crédible et objective que possible et non pas fondée sur les dires de M. Peyrelevade.

Le devoir du Ministre de l’économie était d’essayer d’évaluer aussi précisément que possible l’insuffisance de provisions et les pertes du Crédit lyonnais. Par la suite, la Commission bancaire a complètement révisé son jugement. Nous étions au mois d’octobre, à la fin du règne de M. Haberer. M. Peyrelevade a manifestement eu accès aux dirigeants du Crédit lyonnais. D’un seul coup, certains d’entre eux ont complètement modifié leur vision de la situation du Crédit lyonnais, ce qui m’est apparu assez étonnant, et c’est la raison pour laquelle j’ai voulu en savoir plus. La Commission bancaire a elle-même complètement évolué et a modifié son estimation de l’insuffisance de provisions, puisqu’elle est passée de 7 milliards de F. à 13 ou 14 milliards de F. au mois d’octobre. J’ai cherché à y voir clair. Cela a demandé du temps. Dans la note que j’ai envoyée le 28 février au Premier ministre, l’évaluation que j’avais faite était légèrement inférieure à celle de M. Peyrelevade.

M. le Président : Monsieur le Ministre, combien de temps s’est-il écoulé entre le moment où M. Peyrelevade a été pressenti pour la première fois et la date du Conseil des ministres où il a été nommé ? Combien de temps a-t-il été en quelque sorte Président du Crédit lyonnais « quasi in petto » ? Par ailleurs, disposait-il de moyens d’investigation particuliers ? Avait-il une lettre de mission, car il avait l’air très au courant ?

M. Edmond ALPHANDERY : M. Peyrelevade a été pressenti au mois de septembre. Il a dû vous le dire ; cela doit figurer dans vos dossiers. Il a été nommé Président du Conseil d’administration le 8 novembre. Environ deux mois séparent les deux événements. Pendant les premiers jours, je ne pense pas qu’il se soit immédiatement intéressé au Crédit lyonnais. M. Peyrelevade a été très franc et très direct avec nous. La première fois où nous avons évoqué l’éventualité d’une nomination, il m’a déclaré qu’avant de donner sa réponse, il voulait connaître exactement l’état de la situation, car il n’était pas certain que les chiffres officiels que nous avions en mains correspondent à la réalité. J’ai trouvé sa requête parfaitement légitime. M. Peyrelevade a d’ailleurs fait état de relations au sein du Crédit lyonnais qui lui permettraient d’y voir clair. Il ne s’en est pas caché. Il n’était pas Président « bis », pas du tout, je ne crois pas. Il a tout simplement bénéficié d’informations qui lui ont permis, peu à peu, de se faire une idée plus précise des pertes du Crédit lyonnais.

M. le Rapporteur : Sur le plan du fonctionnement interne d’une grande banque publique, un point me semble singulier. Pour se renseigner, le futur Président prend contact avec des personnes d’un certain niveau, et donc responsables de la gestion antérieure, qui lui déclarent : « Oui, nous étions responsables, mais la situation est encore pire que ce qui a été dit à l’extérieur ». Je trouve cela assez singulier sur le plan du mode de fonctionnement interne.

Par ailleurs, pourrait-on avoir copie de la correspondance de M. Peyrelevade avec le Premier ministre, des documents se rapportant aux évaluations et contre-évaluations que vous avez demandées à vos services — je suppose ceux du Trésor — ou s’agit-il de documents internes ?

M. Edmond ALPHANDERY : Vous les avez eus.

M. le Rapporteur : Non, nous ne les avons pas.

M. Edmond ALPHANDERY : Ils ont été versés au dossier.

M. le Président : La note de M. Peyrelevade au Premier ministre ?

M. le Rapporteur : Nous ne possédons rien de la « littérature » de M. Peyrelevade.

M. Edmond ALPHANDERY : M. Peyrelevade a sans doute eu des relations épistolaires avec M. le Premier ministre, mais il ne m’a personnellement envoyé aucune lettre. En revanche, j’ai retrouvé des notes prises de ma main datant du mois de septembre. Cela dit, je l’ai rencontré à plusieurs reprises et, chaque fois que je le voyais, j’avais le sentiment que la situation était plus grave encore. Il m’a fait une description très détaillée de sa façon de voir les choses, que j’ai notée.

Ensuite, il a rencontré les services du Trésor, lesquels ont établi une note à mon intention, en date du 12 octobre, sur les estimations de M. Peyrelevade.

M. le Président : Il est assez amusant que l’on établisse des notes à l’intérieur d’un Ministère sur des papiers qu’envoie un particulier concernant une société publique !

M. Edmond ALPHANDERY : La note est en date du 18 octobre.

M. Didier MIGAUD : Monsieur le Ministre, j’ai écouté avec attention vos propos. Tout cela est un peu troublant. Vous dites qu’au fur et à mesure que les notes vous parviennent, la gravité de la situation vous apparaît plus grande encore, tout en précisant que l’un des premiers rapports que vous recevez, celui de la Cour des comptes en date du 6 août, — époque à laquelle vous recevez également la lettre du Gouverneur de la Banque de France —, est déjà « accablant », pour reprendre le terme que vous avez utilisé.

Dans le dossier remis à la Commission d’enquête, figure une note du Trésor en date du 18 octobre, laquelle s’accompagne d’une note manuscrite du directeur du Trésor indiquant : « Si ce que nous découvrons s’avère exact, c’est d’une gravité extrême ». Note du directeur du Trésor à vous-même, Ministre de l’économie ! Or, M. Haberer est nommé directeur général du Crédit national au mois de novembre.

Ne regrettez-vous pas aujourd’hui de l’avoir nommé, de lui avoir proposé cette présidence. Pourquoi lui avoir proposé cette présidence alors même que la gravité de la situation était avérée, y compris dans votre esprit ?

M. Edmond ALPHANDERY : Monsieur Migaud, je suis très content que vous me posiez cette question, car cela permet de bien clarifier les choses. J’ai parlé en effet d’un rapport accablant de la Cour des comptes du 6 août, rapport accablant pour la gestion.

Que m’est-il apparu ? Je ne pouvais juger du volume des pertes. De l’insuffisance de provisionnement, je ne connaissais en tout et pour tout que le chiffre de 7 milliards de F. qui m’avait été indiqué le même jour par une lettre de M. de Larosière. En revanche, le même jour, je constate dans un rapport de la Cour des comptes, dont je vous ai lu des extraits, des insuffisances dans la gestion des actifs immobiliers du Crédit lyonnais, qui sont incontestables. Le rapport était accablant pour la gestion.

Le problème réside dans le fait que, à la date du 6 août, je n’avais pas de motifs suffisants pour évaluer, rehausser le chiffre des provisions fourni par la Commission bancaire. Du reste, monsieur Migaud, vous en apportez la preuve, puisque vous dites que la première note du directeur du Trésor me parvenant faisait état d’une situation d’une gravité extrême. Il évoque évidemment des insuffisances de provisionnement, donc des pertes du Crédit lyonnais, qui datent du début octobre. Cela à la suite de l’investigation de M. Peyrelevade au Crédit lyonnais qui a o uvert la boîte de Pandore. C’est ainsi que cela s’est passé. Vous pouvez vous étonner que l’on ait pu laisser M. Peyrelevade procéder à cette investigation. M. Peyrelevade n’a pas demandé à l’Etat de lui ouvrir les portes du Crédit lyonnais. Il est venu me voir en me disant qu’avant d’accepter, il voulait y voir clair, qu’il avait des amis au Crédit lyonnais et qu’il pouvait savoir ce qui s’y passait.

M. le Rapporteur : Et dire que l’on nous oppose le secret bancaire !

M. Edmond ALPHANDERY : Il a eu accès à des sources d’information, manifestement par des amis. Sur votre deuxième question « Ne regrettez-vous pas de l’avoir nommé au Crédit national ? », je vous répondrai, monsieur Migaud, que l’affaire n’était pas simple, ce que je pense avoir exposé de façon très claire dans mon exposé liminaire. Deux considérations nécessitaient que l’affaire fût traitée en douceur.

D’une part, toute fausse manoeuvre pouvait entraîner une défiance des clients du Crédit lyonnais avec des risques de réactions en chaîne, un risque systémique énorme. Aujourd’hui, a posteriori, l’on se dit, les choses s’étant bien passées, que le risque n’existait pas. Il existait pourtant bel et bien. Une révocation de M. Haberer contre son gré, dans un climat très lourd, aurait pu immédiatement jeter la suspicion sur la situation du Crédit lyonnais alors même que nous n’aurions pas mis en place le dispositif pour assurer son redressement, à savoir la structure de « defeasance » (sic). D’autre part, se posait une difficulté politique. [...]

M. le Président : Monsieur le Ministre, est-ce à dire qu’à vos yeux et à ceux du Gouvernement. M. Haberer n’est ni plus ni moins mauvais gestionnaire, ni plus ni moins responsable ou coupable, peu importe, le 30 mars 1994 au moment où il est révoqué du Crédit national que le 5 novembre 1993 au moment où il y est nommé ? Est-ce à dire que cette opération transitoire, si j’ose dire, a eu lieu pour des raisons de gestion de l’ensemble du dossier du Crédit lyonnais ?

M. Edmond ALPHANDERY : Deux éléments sont à prendre en compte. Il y a incontestablement le fait qu’en prenant notre temps et en gérant le dossier en douceur, nous avons évité tout risque systémique. Nous avons réglé la révocation de M. Haberer à la fin dès lors que tout le reste l’était. C’est vrai, mais un autre point entrait en jeu : lorsque M. Haberer a été nommé au Crédit national, si nous disposions d’études et savions que les pertes seraient plus élevées, en revanche, l’état définitif des comptes de l’année 1993 n’était pas définitivement établi. Nous ignorions quel serait le montant de la perte retenu pour 1993, le volume des pertes que nous retiendrions officiellement, c’est-à-dire les 14,4 milliards de F. d’insuffisance de provisionnement sur des actifs. Nous ne disposions pas de l’ensemble des éléments qui nous auraient permis en toute objectivité et sans contestation possible de prendre une décision aussi lourde de conséquences. Il y a donc les deux éléments.

Même si le risque systémique n’avait pas existé, je ne crois pas qu’un gouvernement recherchant l’objectivité, qu’il soit de droite ou de gauche — j’émets un jugement, un autre pourra en émettre un différent — aurait pu révoquer M. Haberer à l’automne.

M. le Président : Mais vous convenez, monsieur le Ministre, que la révocation de M. Haberer au mois de mars est autrement plus dure, j’allais dire plus infamante, qu’une révocation du Crédit lyonnais qui serait intervenue au mois de novembre ?

M. Edmond ALPHANDERY : Non, je crois que c’eût été aussi infamant, et ce pour une raison très simple : M. Haberer n’était pas à la fin de son mandat. Si, à la fin de son mandat, il n’avait pas été renouvelé, on aurait pu dire : « Le Gouvernement a d’autres choix et fait confiance à quelqu’un d’autre » En l’occurrence, il s’agissait d’une révocation. Révoquer quelqu’un comme M. Haberer, ancien directeur du Trésor et Président d’une banque comme le Crédit lyonnais, est, à mes yeux, une sanction aussi lourde qu’une révocation du Crédit national.

M. Alain GRIOTTERAY : Après vous avoir entendu, monsieur le Ministre, nous sommes tout à fait conscients — mais nous l’étions déjà avant de vous entendre — de la nécessité de ne pas faire encourir à une entreprise de l’envergure du Crédit lyonnais un risque sur le plan national et international.

Je n’ai pas une très grande habitude du fonctionnement de l’Etat dans ce type de problème qui ne doit pas souvent se poser. Cependant, après vous avoir entendu, je reste tout à fait déconcerté. Voilà un Président qui a pendant très longtemps la confiance de tous — vous dites vous-même qu’il est ancien directeur du Trésor, qu’il a une longue carrière derrière lui — et qui vous livre un compte rendu des difficultés de l’établissement qu’il dirige avec un réel succès jusqu’en 1991, un développement considérable et des bénéfices évidents.

Il vous avertit des difficultés qu’il connaît. Or, je ne vous ai pas entendu dire qu’on lui ait demandé les solutions qu’il proposait pour faire face aux difficultés que traversait le Crédit lyonnais. M. Haberer nous a dit, en substance : « Je ne connais pas les résultats de fin 1993 ; ce n’est pas moi qui les ai arrêtés. Je ne reconnais pas ceux que mon successeur a établis » Alors que de nombreux experts étaient à votre disposition — après tout, c’est la fonction du Trésor — pour faire le point sur la situation du Crédit lyonnais, il est quand même très surprenant que l’on demande à quelqu’un, parce qu’il a des relations au sein du Crédit lyonnais du fait des fonctions qu’il a exercées jadis, de procéder à un état des lieux, et ce dans des conditions assez surprenantes, ainsi que le soulignait à l’instant notre Rapporteur : il n’était pas chargé de mission par le Ministre à l’intérieur du Crédit lyonnais puisque l’ancien Président était toujours en place ; or, il a établi un diagnostic extrêmement pessimiste et, d’après ce que l’on peut savoir, pas tout à fait objectif.

La méthode continue de me déconcerter, en dépit des raisons, que je comprends, qui imposaient d’agir avec beaucoup de prudence vis-à-vis de l’extérieur.

M. Haberer n’avait-il pas pour sa part des solutions ou des réponses à la situation dans laquelle il avait mis le Crédit lyonnais ? Il continue à considérer — vous l’avez d’ailleurs évoqué vous-même, mais d’autres l’ont également déclaré ici — qu’un certain nombre d’autres banques se sont trouvées dans des situations similaires et aussi graves, toutes proportions gardées. Le Crédit lyonnais étant plus grand, les conséquences sont, de fait, plus graves.

Le secteur immobilier fut un facteur de difficultés, mais il le fut pour tout le monde. Dès lors, sont ce les clients sulfureux du Crédit lyonnais qui ont créé une situation particulière et une méfiance à l’égard du Président ? Mais, en ce cas, il faut le dire. J’avoue que je suis surpris de constater que la Commission bancaire et, finalement, le Trésor découvrent que cet homme extrêmement compétent ne l’est tout à coup plus ! Moi, cela me rappelle Gamelin en 1940 !

M. Edmond ALPHANDERY : J’apporterai deux éléments de réponse.

Il faut que les choses soient très claires : personne n’a demandé à M. Peyrelevade de procéder à un état des lieux. Je ne lui ai jamais demandé. Je répète ce que j’ai dit tout à l’heure : au vu des fautes de gestion constatées et de l’insuffisance de provisionnement indiquée par le Président de la Commission bancaire dans sa lettre en date du mois d’août, nous avons proposé à M. Peyrelevade de devenir Président du Crédit lyonnais. M. Peyrelevade nous a déclaré vouloir y voir clair dans les comptes, et disposer des moyens pour en savoir plus. Il a ajouté qu’il ne prendrait sa décision qu’une fois éclairé sur la façon exacte dont se présentait la situation et sur la réponse du Gouvernement à ses demandes. Sa pensée était nette, claire et précise. Je ne pouvais lui répondre : « On veut bien vous proposer la présidence du Crédit lyonnais, mais l’on vous interdit toute investigation. Si vous avez des sources, interdit d’y avoir accès ! » Il a posé ses conditions et nous l’avons naturellement laissé faire. Pour ce qui est de ses sources, il a travaillé au Crédit lyonnais, il y a des amis. C’est son affaire, non la nôtre.

Deuxièmement, pour ce qui est de M. Haberer, vous me demandez s’il avait des solutions pour faire face à la situation.

Le 4 octobre, M. Haberer m’a écrit une lettre par laquelle il conteste le chiffre de 7 milliards de F. d’insuffisance de provisions : « La Commission bancaire, après une vérification de six mois, nous a recommandé de compléter nos provisions pour 7 milliards de F.... » — chiffre abaissé depuis lors à 4,6 milliards de F. après un dialogue avec nous — « ... Sur les 4,6 milliards de F. restants, nous avons déjà rattrapé 1,6 milliard de F. dans le premier semestre 1993. Il nous en reste encore 3 milliards de F., montant égal à notre fonds de réserve pour risques généraux, auquel nous navons pas estimé nécessaire de faire appel, car nous avons des opérations exceptionnelles encore en réserve. La cicatrisation est donc proche. Toute reprise économique l’accélérera », dixit M. Haberer.

Pour lui, l’affaire est entendue : on lui intente un mauvais procès. Il n’y a pas faute, il n’y a pas de problème, il a beaucoup provisionné en 1993 — c’est vrai qu’il a provisionné en 1993 — également au début de l’année 1994. Selon lui, il convient de laisser les choses suivre leur cours ; la reprise venant, le Crédit lyonnais se rétablirait de lui-même. Telle est la réponse de M. Haberer.

Je ne vous cache pas que cette lettre du 4 octobre, faisant suite à d’autres informations de M. Peyrelevade et de la Commission bancaire qui ont complètement infirmé ses dires, et même contredit ses affirmations, m’a conduit à m’interroger.

M. Henri EMMANUELLI : Monsieur le Ministre, je vous poserai une série de questions.

Premièrement, je reste perplexe. Vous nous dites avoir sollicité M. Peyrelevade. A ma connaissance, il est sans précédent qu’un personnage de cette dimension, un fonctionnaire de ce niveau, sollicité pour prendre la première banque française et première banque européenne, pose ses conditions, néanmoins vous acceptez qu’il les pose.

Vous le sollicitez, il pose ses conditions. Il le fait même publiquement, ce qui est tout de même assez exceptionnel. Des coupures de presse font état à l’époque des réticences de M. Peyrelevade, en quelque sorte de sa mauvaise humeur parce qu’il lui est demandé de quitter la présidence de l’UAP pour assumer celle du Crédit lyonnais. Il pose donc des conditions publiquement, ce que je crois sans précédent.

Malgré cela, il trouve la possibilité, entre le mois de septembre et la première semaine du mois d’octobre, de procéder à une évaluation, alors que vous nous indiquez vous-même, comme l’ont d’ailleurs fait d’autres personnes auditionnées que, si le contrôle a fonctionné, il a pris du temps. La Commission bancaire était au travail depuis le début du mois d’octobre 1992 ; quant à la Cour des comptes, elle avait remis un rapport au mois d’août. M. Peyrelevade, lui, en l’espace de quatre semaines, fait l’état des lieux.

Qu’est-ce qui a conduit le Gouvernement à accepter les conditions sans précédent de M. Peyrelevade ?

M. Edmond ALPHANDERY : Je ne crois pas que ce soit sans précédent ; c’était une sage précaution de M. Peyrelevade et, à la limite, un réflexe qui montrait qu’il avait manifestement les capacités à occuper le poste. Il était raisonnable et sage de sa part, plutôt que de reprendre une maison en ignorant tout de l’héritage qu’il aurait à gérer, de savoir comment se présentaient les choses. Personnellement, ce m’est apparu un réflexe sage et salutaire. Quant à dire que la situation est sans précédent, je n’en suis pas du tout certain.

M. Henri EMMANUELLI : Il l’a fait publiquement.

M. Edmond ALPHANDERY : S’agissant d’entreprises dans la situation de celle du Crédit lyonnais, l’expérience que j’ai de ce type de nomination à un haut niveau me permet de mesurer a posteriori à quel point M. Peyrelevade a fait preuve de sagesse.

Pour ce qui est des chiffres, vous me demandez ce qui a changé du jour au lendemain. Selon vous, nous disposions d’études du Trésor et de la Commission bancaire établissant une perte de 7 milliards de F. dont le montant est subitement apparu très supérieur. Pourquoi ? Mais pour une raison extrêmement simple, monsieur Emmanuelli : enfin, le Crédit lyonnais, de l’intérieur, parlait ! Jusqu’alors, on nous avait dit des choses. Je vous ai cité une lettre de M. Haberer en date du 4 octobre, qui, si l’on y réfléchit, est hallucinante. Selon M. Haberer, tout allait bien ; avec la reprise économique, il n’y aurait aucun problème pour le Crédit lyonnais. Lorsque M. Peyrelevade, en homme avisé, s’est renseigné et que les gens ont commencé à parler de l’intérieur, des éléments se sont révélés. M. Peyrelevade a eu à en connaître. La Commission bancaire ne peut avoir d’autres informations que celles que la maison veut bien lui livrer. Or, je suis au regret de dire que jusqu’au mois d’octobre nous n’avons pas obtenu les informations dont nous avons pu disposer par la suite.

M. Henri EMMANUELLI : Monsieur le Ministre, je crois m’être mal fait comprendre. Je répète ma question : la Commission bancaire était au travail depuis le mois d’octobre 1992. Je suppose que la Cour des comptes a mis un certain temps avant de rendre son rapport de synthèse. Ce que je constate, c’est que, en l’espace d’un mois, M. Peyrelevade obtient une vision claire, là où des organes de contrôle n’avaient pas réussi. Vous nous donnez comme explication que des personnes, à l’intérieur du Crédit lyonnais, se mettent à parler. Je vous pose donc une autre question : voulez-vous dire que, à l’intérieur du Crédit lyonnais, jusqu’au moment où M. Peyrelevade arrive au mois de septembre, les gens du Crédit lyonnais ne parlent pas à la Commission bancaire ?

M. Edmond ALPHANDERY : Oh, non ! Je ne sais pas comment cela se passe au Crédit lyonnais, mais je suppose que cela fonctionne comme dans tout organisme et que cela procède de relations hiérarchiques. Lorsqu’une note est réclamée, celle-ci transite jusqu’au Président, qui donne son aval. Quand la Commission bancaire demande une information, elle est traitée dans les services et remonte au Président. Tout passe donc par le Président.

La Commission bancaire obtenait des informations pour l’enquête, je le suppose. Vous me posez cette question, alors que je suis probablement la dernière personne à qui il faut la poser. Je ne gère pas le Crédit lyonnais. J’ai obtenu les informations que l’on a bien voulu me donner. Je ne suis pas allé au Crédit lyonnais, je n’ai pas mené d’enquête. Je n’ai ni le goût ni le temps pour m’amuser à cela. A vous d’enquêter Cela dit, l’explication qui me vient à l’esprit immédiatement est celle-ci : tant que M. Haberer avait face à lui des organes de contrôle — la Commission bancaire ou la Cour des comptes — chaque fois qu’on lui posait une question, je suppose qu’il faisait préparer la réponse par ses services et qu’il visait. En l’occurrence, des informations n’ont pas été visées, M. Peyrelevade ayant contacté ses relations pour comprendre comment les choses se présentaient. C’est là toute la différence.

M. Henri EMMANUELLI : Vous avez parlé du rapport de la Cour des comptes du mois d’août. Hier, nous avons assez longuement auditionné la Cour des Comptes. J’ai demandé à la personne qui a rédigé ce rapport si elle estimait ou non exceptionnel ce qui s’était fait au Crédit lyonnais, dans la mesure où ce dernier a utilisé les mots : « les remarques que nous lui avions faites, comme à la plupart de ses consoeurs ». Elle m’a répondu qu’elle considérait que le Crédit lyonnais avait fait comme les autres. Avez-vous le sentiment que le Crédit lyonnais a fait pire ou comme les autres ?

M. Edmond ALPHANDERY : Je m’en réfère au rapport. Pour être honnête et très objectif, j’ai cité le passage que vous évoquez : « Au lieu de jouer le rôle modérateur qu’on était en droit d’attendre, la banque a contribué, comme la plupart de ses consoeurs, à laccélération de l’émballement spéculatif... ».

S’il n’y avait eu que cela dans le rapport, je vous avoue que je n’aurais pas été très édifié. Mais suivaient les autres passages qui sont accablants. Des erreurs ont été commises dans le secteur de l’immobilier ; là, le rapport est accablant. J’engage tous les membres de la Commission à le lire. Pour le Ministre de l’économie, lire ce rapport fut extrêmement éclairant, car jusque là c’était pour moi le brouillard.

M. Henri EMMANUELLI : Lorsque vous avez sollicité M. Peyrelevade, saviez-vous déjà que la banque Worms avait perdu six milliards de F. alors qu’elle avait un milliard de F. de fonds propres ?

M. Edmond ALPHANDERY : Je savais qu’elle connaissait des problèmes. Comme tout le monde, je lis la presse.

M. Henri EMMANUELLI : La banque Worms est une filiale d’une banque publique. C’est une banque publique sous votre tutelle.

M. Edmond ALPHANDERY : C’est une question à laquelle je ne peux pas répondre avec précision. Au moment où le choix s’est fait, je ne disposais pas des informations sur la banque Worms qu’aurait pu fournir un audit.

M. Louis PIERNA : Monsieur le Président, j’exposerai deux considérations et poserai deux questions à M. le Ministre.

Première considération : la situation de M. Haberer ne m’inquiète pas. De toute façon, je pense qu’il porte une part de responsabilité dans la situation actuelle. Il nous a dit lui-même qu’il y avait eu une escroquerie internationale de 10,5 milliards de F. Je me pose la question de savoir comment cela a pu arriver. N’est-ce pas parce que fut appliquée une stratégie mauvaise, celle du « tout libéral », fondée sur la recherche du profit à tout prix ?

Seconde considération : M. le Ministre a déclaré que la privatisation était une bonne réponse à la situation du Crédit lyonnais. Mais nous connaissons aussi des exemples de banques privées aux Etats-Unis, en Espagne et ailleurs, où des évolutions identiques ont eu lieu. Ce n’est donc pas la privatisation qui en elle-même règle la situation, mais, encore une fois, la stratégie appliquée.

Mes deux questions traitent surtout de l’avenir du Crédit lyonnais et non du passé, dont nous commençons à connaître les éléments, peut-être pas au jour près, mais quelle importance en définitive que cela se soit passé au mois d’août ou au mois de septembre ! L’essentiel est le drame que nous connaissons, ces milliards qui ont été dépensés et peut-être pas comme il aurait fallu, même si le Crédit lyonnais a fait plus que les autres pour l’emploi.

Monsieur le Ministre, vous nous avez dit que le Gouvernement avait décidé la recapitalisation de la banque. C’est une nécessité. Mais, en même temps, on parle d’un plan social comportant 3.000 licenciements, le gel des salaires et le rationnement des crédits destinés aux PME et PMI. Qu’en est-il exactement ? Est-il normal qu’en définitive ce soient les salariés de l’entreprise qui paient les conséquences de la situation ?

Par ailleurs, j’ai noté — ce sera ma seconde question — que l’expert comptable du Comité central d’entreprise indique dans son rapport que « ... contrairement aux arguments avancés par la Direction dans son plan triennal de productivité, la rentabilité n’est pas en cause. Dès lors, le redressement ne constitue pas le motif des suppressions d’emplois, lesquelles, a contrario, peuvent fragiliser le réseau ».

En attendant les conclusions de notre enquête, ne faudrait-il pas, monsieur le Ministre, suspendre l’application de tout plan social ?

M. Edmond ALPHANDERY : Monsieur Pierna, il est vrai que des entreprises et des banques privées ont connu de graves difficultés. Mais il faut savoir que lorsque ces difficultés se révèlent d’une manière ou d’une autre la bourse est très friande d’informations sur les banques privées, ne serait-ce que parce que des actionnaires peuvent gagner ou perdre de l’argent en fonction de la gestion, ce qui n’est pas le cas de l’Etat, actionnaire unique, ou même s’il y a plusieurs actionnaires comme dans le cas du Crédit lyonnais.

Dans le cas de banques privées, l’ensemble de la communauté financière, des journaux financiers, des journalistes financiers observent ce qui se passe, participent à la régulation des excès, ne serait-ce que par le cours de bourse. Lorsqu’un patron commet des erreurs de gestion et que cela se manifeste sur le cours du titre, au bout d’un certain temps, des actionnaires ont envie de s’en débarrasser.

M. Henri EMMANUELLI : La Citibank !

M. Edmond ALPHANDERY : Ce n’est pas vrai de toutes les banques. J’en conviens, la Citibank est l’exception qui confirme la règle. Il arrive parfois que l’on puisse justifier des erreurs et que l’on ait une personnalité telle que, finalement, on est l’homme à même de redresser la situation. Mais la plupart du temps, le marché aboutit à une sanction de la personne qui commet des erreurs. Dans l’affaire du Crédit lyonnais, la sanction intervient certes, mais après beaucoup de déboires. Sans doute auraient-ils donné lieu plus tôt à des sanctions si le Crédit lyonnais avait été privatisé.

Quant à vos propositions concernant la situation sociale au sein du Crédit lyonnais, je souligne que les personnels de toutes les banques soumises récemment à des difficultés ont accepté de consentir des sacrifices au sein même de l’entreprise pour redresser leur situation, pour participer au redressement. Toutes sans exception. Il est donc tout à fait normal de demander au Crédit lyonnais de faire de même [...]. Il ne faut pas l’oublier. Serait-il normal, par ailleurs vis-à-vis de la concurrence bancaire — le marché des banques n’est pas extensible à l’infini — que l’on permette à une banque de poursuivre ses activités sans tirer la conséquence de ses erreurs, alors que d’autres banques, qui sont privées, ont assumé les risques et parfois mis en place des plans sociaux douloureux ?

[...]

M. Philippe AUBERGER : Même si au mois d’octobre, lorsque M. Haberer était au Crédit national, on n’avait pas encore une conscience totale des pertes que devait supporter le Crédit lyonnais, il me semble personnellement que les relations entre le Président d’une grande banque et son actionnaire doivent être empreintes de confiance. Si le Président de la Citibank est resté en place alors que son établissement enregistrait de très importantes pertes, comparables, voire supérieures, à celles du Crédit lyonnais, sans doute est-ce parce qu’il gardait encore la confiance de son actionnaire principal.

Personnellement, je ne peux pas penser que l’actionnaire principal, à savoir l’Etat, ait continué à accorder sa confiance à M. Haberer au vu de la lettre du Gouverneur de la Banque de France et du rapport de la Cour des comptes qui lui ont été soumis le même jour, lesquels montraient que la situation était beaucoup plus grave que ne le disait M. Haberer. Soit il a fait preuve d’un aveuglement coupable, soit d’une duplicité. Je retiendrai plutôt la duplicité, dans la mesure où sa direction générale, dès qu’elle a eu l’occasion de se livrer à M. Peyrelevade, a fait des déclarations contraires à celles de M. Haberer, ce qui est également corroboré par les annotations du directeur du Trésor qui dit ne pouvoir arriver à y voir clair. Comment peut-on accepter que l’autorité de tutelle n’arrive pas à y voir clair dans une banque dont elle est actionnaire majoritaire, d’autant que l’un des fonctionnaires nous a déclaré qu’il était beaucoup plus difficile de connaître la situation du Crédit lyonnais que celle de la BNP ? Je ne comprends donc pas que l’actionnaire principal puisse garder sa confiance en M. Haberer. Dès lors que ce dernier ne lui disait pas la vérité, il ne pouvait, selon moi, le nommer dans un autre organisme, dont la nomination dépendait des pouvoirs publics. Telle est en tout cas l’analyse que je fais.

Cela me conduit à vous poser une question. Vous avez déclaré que le Président de la République s’était personnellement intéressé au cas de M. Haberer et vous avait demandé des explications avant de signer le décret le révoquant de la présidence du Crédit national. A ma connaissance, il n’est pas habituel que le Président de la République s’intéresse personnellement au sort d’un Président d’un organisme bancaire public.

Un autre élément me permet d’aller dans le sens des conclusions que je tire : le Premier ministre également semble évoquer régulièrement le dossier alors qu’il est inhabituel pour lui de régler ce type de dossier qui relève davantage du Ministre de l’économie, puisque c’est lui qui est en charge du secteur bancaire public.

Selon vous, pour quelles raisons le Président de la République s’est-il personnellement intéressé au cas de M. Haberer, ce qui a pu conduire le Gouvernement à accepter de le nommer au Crédit national, puis à donner des explications au Président de la République lorsque celui-ci en a demandé avant de signer le décret de révocation ?

M. Edmond ALPHANDERY : La seconde question sera l’occasion pour vous d’auditionner une personne susceptible de vous livrer des informations plus précises. Il serait intéressant de le savoir. Pour ma part, je n’ai pas l’intention d’y répondre, car je n’en sais rien.

Si j’ai évoqué ce fait, qui peut paraître relativement anodin, c’est parce qu’il permet de répondre à la première question. Lorsque les pertes du Crédit lyonnais se sont avérées d’un montant de 20 milliards de F. et que M. Haberer a considéré qu’il s’agissait d’une sorte de « lynchage médiatique » à son endroit, selon les termes qu’il a employés — il est vrai qu’une certaine presse était un peu déchaînée — le Président de la République a encore exprimé des interrogations, que je n’ai pas à juger et que personnellement je trouve tout à fait respectables.

Monsieur Auberger, il faut savoir que M. Haberer a perdu ma confiance, je dis bien ma confiance, le jour où j’ai lu la lettre de M. de Larosière et le rapport de la Cour des comptes. Au début du mois d’août, M. Haberer n’avait plus ma confiance. Je l’ai formulé et je l’ai dit de la façon la plus claire : j’avais envie de demander au Premier ministre, car il s’agit d’une décision qui lui incombe, de changer M. Haberer et de lui faire quitter la présidence du Crédit lyonnais. C’est clair. Mais la décision prise, se posait un autre problème. Je vous en prie, ne simplifiez pas trop ! La gestion d’un pays est affreusement difficile. Ne tirez pas tout de suite la conclusion que, dès l’instant où nous disposions des informations, il fallait immédiatement le révoquer. Je rappelle que le Crédit lyonnais est la première banque de dépôts de France, avec un bilan de 2.000 milliards de F. Au mois d’août, d’une part, l’évaluation des pertes n’était pas réalisée — nous étions dans le brouillard — d’autre part, la structure de « defeasance » (sic) n’était pas mise en place. Il pouvait y avoir panique sur les marchés. Voyez ce qui s’est passé sur le Banesto. Nous étions obligés de prendre toutes les précautions nécessaires pour éviter d’ébranler la place financière de Paris.

Et puis, second élément, il n’est pas évident que sur le plan politique cette affaire se serait passée aussi facilement. Je n’ai pris aucun contact, je ne me suis pas informé, je ne suis pas allé demander à l’Elysée le pourquoi des choses. Ce n’était pas dans mes cordes et certainement pas dans ma vocation. Je ne vous cache cependant pas qu’en tant que Ministre vivant quotidiennement la cohabitation, j’ai bien mesuré que la révocation de M. Haberer allait poser un problème politique de première grandeur.

Je l’ai dit, j’ai été extrêmement clair : j’ai souhaité régler le problème en douceur et c’est ce que j’ai proposé au Premier ministre. Comment ? M. Haberer n’avait plus notre confiance, il fallait qu’il quitte la présidence du Crédit lyonnais. Nous lui avons tout simplement proposé un poste qu’il a fini par accepter du bout des lèvres, vraiment du bout des lèvres. Il ne voulait pas partir du Crédit lyonnais.

Lorsque nous avons fini par régler les problèmes et dès lors que nous avons été sûrs que la place de Paris ne serait pas ébranlée par cette affaire, nous avons fini par prendre la décision de révocation.

M. le Président : Lorsque vous avez nommé M. Haberer au Crédit national, saviez-vous déjà que vous le révoqueriez ?

M. Edmond ALPHANDERY : Non.

M. Philippe AUBERGER : Monsieur le Ministre, vous vous êtes étonné tout à l’heure, et à juste titre, que l’on connaisse assez mal la situation des filiales étrangères d’une banque publique. Il est un fait que l’une des difficultés principales du Crédit lyonnais — tout le monde en convient — vient du Crédit lyonnais bank Nederland, donc d’une filiale étrangère. Toutefois, il convient de ne pas oublier que c’est le Ministre de l’économie qui accorde les autorisations de prise de participations dans les banques étrangères. Il a notamment donné l’autorisation de prise de participations dans une banque allemande extrêmement importante.

Comment se fait-il qu’aucune décision n’ait été retenue pour obliger le Crédit lyonnais, comme d’ailleurs peut-être d’autres banques publiques, à prendre des précautions redoublées, dès lors qu’on l’autorisait à prendre des participations élevées dans des banques étrangères, avec tous les risques que cela pouvait comporter ?

M. Edmond ALPHANDERY : Inutile de vous dire qu’il faut poser cette question à mes prédécesseurs.

M. Gilles CARREZ : Je souhaiterais soulever un autre aspect, celui du plan de redressement, pour bien comprendre le degré d’engagement de l’Etat et de mobilisation des finances publiques.

D’un côté, il y a 3,5 milliards de F. correspondant à une dotation budgétaire de l’Etat actionnaire. De l’autre, une sortie de fonds de l’ordre de 4 milliards de F. au titre du portage d’un certain nombre de créances situées dans l’organisme de cantonnement. Joue enfin une garantie à hauteur de 14 milliards de F. pour une partie des créances transférées à l’OIG.

Sur ce dernier aspect, quel sera le droit de regard de l’Etat ? De quelles garanties bénéficiera l’Etat pour que ces 14 milliards de F. jouent, dirais je, le moins possible ? Cela me conduit à poser une série de questions.

Premièrement, l’Etat a-t-il son mot à dire sur la liste des créances et, en amont, sur les opérations transférées à cet organisme, dans la mesure où les montants ont d’ores et déjà été fixés puisqu’ils sont liés à l’évaluation des comptes de 1993 du Crédit lyonnais arrêtés il y a deux mois ? L’Etat a-t-il aujourd’hui une marge de manoeuvre pour définir ces opérations ? Par exemple, celles-ci ne doivent-elles pas avoir pour caractéristique de correspondre le mieux possible à des sûretés réelles, afin que l’Etat soit assuré que seule une partie des 14 milliards de F. sera mise en oeuvre ?

Cette question étant résolue, interviendra le déroulement des créances sur une période de cinq ans. De quelles possibilités de contrôle disposera l’Etat sur ces opérations ? Cela ne risque-t-il pas d’entraîner des distorsions de concurrence vis-à-vis d’autres opérations immobilières difficiles sur la place de Paris, et, peut-être, par rapport à d’autres banques, l’Etat se devant d’être soucieux de favoriser le bon déroulement de telle ou telle opération ? En un mot, je souhaiterais savoir où en est la réflexion de l’Etat, même si tout cela n’est pas encore parfaitement cadré.

M. Edmond ALPHANDERY : Je répondrai à votre question, mais avec le maximum de précautions, car ces dossiers ne sont pas bouclés. Par ailleurs, certains d’entre eux pourraient faire l’objet de délit d’initiés et relèvent vraiment du domaine de l’exécutif. Je ne crois pas que l’objet de votre Commission d’enquête soit de pénétrer à l’intérieur du mécanisme. Pour autantje répondrai.

M. Gilles CARREZ : Il m’intéresse de savoir à quel point les fonds publics sont engagés dans cette affaire.

M. Edmond ALPHANDERY : Je répondrai très clairement, même si je ne peux pas répondre sur tout. Nous avons tout d’abord décidé d’évaluer la perte du Crédit lyonnais pour les comptes de 1993 à hauteur de 6,9 milliards de F. Nous avons estimé qu’une évaluation supérieure poserait un problème. Nous aurions pu provisionner davantage, mais nous avons estimé que dépasser la barre des 7 milliards de F. aurait été un signe tout à fait fâcheux pour le Crédit lyonnais.

Ensuite, nous avons décidé — pour respecter le ratio européen de solvabilité et éviter un problème de solvabilité — de recapitaliser le Crédit lyonnais à hauteur de 3,5 milliards de F. pour la part de l’Etat, celle de Thomson s’élève à 1,2 milliard de F. et celle de la Caisse des dépôts à 200 millions de F.

Ensuite, nous avons décidé de cantonner une quarantaine de milliards de F. d’actifs dans une structure appelée OIG, financée par un prêt de la SPBI, laquelle bénéficiait d’un prêt du Crédit lyonnais par un montage un peu compliqué. L’on a parlé de 41,6 milliards de F. d’actifs immobiliers compromis. S’est posé le problème, vous avez raison de le dire, du montant de la garantie. Nous nous sommes engagés très clairement ; ce fut la décision du Premier ministre. Je précise à l’attention de Philippe Auberger qu’il ne s’agit pas d’une garantie de l’Etat. En fait, le maximum de la perte sur le prêt est de 14,4 milliards de F., dont l’Etat ne supporte que 12,4 milliards de F., le reste étant supporté par la Caisse des dépôts et par Thomson. A ces 12,4 milliards de F. s’ajoutent 4 milliards de F. de frais de portage, 3,5 milliards de F. plus 12,4 milliards de F. plus 4 milliards de F., d’où un total de 19,9 milliards de F. maximum, le Gouvernement ne s’étant pas engagé davantage. Pourquoi dis-je « maximum » ? Parce qu’une rémunération pourrait intervenir en fonction de ce que rapportera la gestion des actifs immobiliers compromis. Il est prévu une rémunération possible du Crédit lyonnais, donc un remboursement de l’Etat ; d’autre part, il est prévu une clause de retour à meilleure fortune. Si les actifs sont moins compromis que prévu, la perte de l’Etat sera inférieure, du fait des sommes qu’il récupérera au moment de la privatisation du Crédit lyonnais.

Vous vous intéressez au détail, mais je n’irai pas très loin dans mes développements, car je traite ce dossier en ce moment. J’ai envoyé des courriers il y a quarante-huit heures. Tout le monde comprendra donc que je ne souhaite pas m’étendre sur ce point. [...]

M. Didier MIGAUD : Monsieur le Ministre, vous avez évoqué à plusieurs reprises vos relations avec M. Haberer. La presse a fait état de pressions qui auraient été exercées par le Ministère de l’économie auprès du Crédit lyonnais pour que la banque renonce à ses plaintes en diffamation contre un parlementaire de la majorité. Au cours d’une audition, M. Haberer a eu l’occasion de nous dire qu’il avait eu un contact avec M. Pelletier, membre de votre cabinet, qui lui avait exprimé cette demande. La contrepartie était relative à l’opportunité d’une commission d’enquête.

M. Pelletier a-t-il agi sur vos instructions ?

M. Edmond ALPHANDERY : J’assume l’intégralité des actes de mon cabinet et de mes services.

M. Didier MIGAUD : C’est dire que vous avez demandé clairement à M. Haberer que la banque renonce à ses plaintes.

M. Edmond ALPHANDERY : Monsieur le Député, j’ai déclaré dans mon exposé introductif qu’au moment où le problème s’était posé l’été dernier, je n’étais pas favorable à l’idée de la constitution d’une commission d’enquête. Je m’y suis rallié lorsque le dossier fut bouclé. Tout le long de cette affaire, j’ai constamment eu à l’esprit les conséquences qu’aurait pu entraîner une gestion hasardeuse du dossier.

J’ai été ravi de constater que vous vous étiez fixé des règles très strictes quant au secret. Le fait que le Président de l’Assemblée nationale ait demandé d’assumer la présidence de cette Commission a été pour le Ministre de l’économie que je suis un grand réconfort.

Monsieur le Président, j’ai reçu de vous le double d’une lettre que vous aviez adressée au Premier ministre. Si je me souviens bien, vous lui demandiez d’informer ses Ministres que, dans le cadre de cette Commission, vous entendiez éviter toute polémique, tout élément pouvant nuire à la sérénité des débats. C’est cette règle que je respecterai, monsieur le Président, en ne répondant pas à la question de M. Migaud.

M. Didier MIGAUD : Monsieur le Président, vous me permettrez d’être surpris par cette non-réponse de M. le Ministre, car, si j’ai bien retenu le sens de la lettre que vous avez adressée au Premier ministre, celle-ci est intervenue suite à une discussion qui s’est déroulée lors de la première réunion de la Commission d’enquête, certains de ses membres ayant souhaité qu’il n’y ait pas de polémique sur la place publique — je dis bien sur la place publique — à propos de l’affaire du Crédit lyonnais.

Monsieur le Ministre, je m’étonne, alors même que vous êtes auditionné par une commission d’enquête, que vous refusiez de répondre à une question précise qui n’est pas aussi anecdotique qu’elle peut le paraître, à partir du moment où elle peut nous aider à comprendre la nature des relations qui pouvaient être celles du Ministre de l’économie que vous êtes et du Président du Crédit lyonnais.

M. Edmond ALPHANDERY : Il faut faire attention à vos propos, très attention.

M. Didier MIGAUD : Je prends donc note, monsieur le Ministre, que vous ne répondez pas à cette question.

Vous êtes le premier à nous parler avec une aussi grande sévérité de ce qui s’est passé au Crédit lyonnais. Vous évoquez une situation accablante que vous avez vous-même découverte dès le mois d’août 1993, ce qui ne vous a pas empêché de proposer la nomination de M. Haberer au Crédit national. Vous avez essayé de nous expliquer quelles pouvaient en être les raisons. Mais à aucun moment vous n’avez évoqué le contexte économique. Jusqu’à maintenant, vous avez expliqué que des erreurs, des fautes étaient à l’origine des difficultés du Crédit lyonnais. Vous avez parlé d’un plan de redressement et d’un arbitrage du Premier ministre. A ce sujet, je vous poserai deux questions.

L’arbitrage du Premier ministre reprend-il vos propositions ? M. le Premier ministre a-t-il été moins sévère que vous-même en proposant le plan de redressement arrêté le 22 mars 1994 ?

M. le Président : Je rappelle que M. le Ministre, en commençant son propos liminaire, a bien précisé qu’il nous parlerait de ses appréciations et réactions au cours de la dernière année qui vient de s’écouler et non de la situation antérieure qu’il n’avait pas eu à connaître.

M. Edmond ALPHANDERY : Monsieur le Président, je vous remercie de cette précision.

Monsieur Migaud, j’ai déclaré que le rapport de la Cour des comptes sur la gestion des actifs immobiliers était accablant. Je regrette, mais prenez un dictionnaire et lisez le rapport de la Cour des comptes. Si vous ne le trouvez pas accablant, je ne sais ce que veut dire ce mot.

Pour le reste, j’ai été d’une prudence — je ne sais si l’on peut utiliser ce terme de « sioux » —. J’ai fait référence aux difficultés qu’avaient connues d’autres banques. J’ai dit que, pendant des mois, des gens étaient venus me voir pour me dire que le Crédit lyonnais allait mal, d’autres, au contraire, pour me dire qu’il allait très bien et qu’il était géré avec dynamisme par un homme qui avait pris des risques mais, qu’un jour ou l’autre, le Crédit lyonnais en tirerait profit. Je n’ai jamais nié — et je l’ai dit — que le Crédit lyonnais avait souffert de la dégradation de la situation économique dans le secteur des PME et de l’immobilier et qu’il était normal qu’il accuse de ce fait des pertes. Je me suis vraiment fait une religion sur la gestion lorsque j’ai constaté que les pertes de 1993 se montaient à 20 milliards de F. Il est vrai qu’en pourcentage du bilan consolidé du Crédit lyonnais, c’est encore relativement acceptable au regard d’autres sinistres, mais cela reste néanmoins très important.

Je ne m’étendrai pas sur un certain nombre d’erreurs, d’affaires, de procès, car je crois que vous avez volontairement voulu éviter d’en parler au sein de cette Commission, et vous avez bien fait ; vous les avez écartés pour des raisons parfaitement compréhensibles. Je reconnais qu’au fil des mois, je me suis forgé une opinion peu flatteuse de la gestion de M. Haberer.

M. le Président : Vous avez déclaré qu’au mois d’août M. Haberer avait perdu votre confiance. Est-ce parce qu’il vous est apparu comme un gestionnaire discutable ou parce que vous avez eu le sentiment qu’il ne vous avait pas dit la vérité ?

M. Edmond ALPHANDERY : Les deux.

M. Didier MIGAUD : Vous n’avez toujours pas répondu à ma question sur le plan de redressement et l’arbitrage du Premier ministre.

M. Edmond ALPHANDERY : Je vais y répondre, mais je crois y avoir déjà répondu très clairement. La note se trouve dans le dossier. Votre Commission doit connaître toute la vérité. J’ai envoyé une note au Premier ministre en date du 28 février. Je l’ai relue. Elle est d’une grande clarté ; elle résume tout. L’on y trouve les chiffres figurant la position du Crédit lyonnais et ceux relatifs à la position à laquelle je suis arrivé avec mes services.

Recapitalisation : le Crédit lyonnais proposait 3,7 milliards de F. ; j’ai proposé 3,5 milliards de F., point sur lequel le Premier ministre m’a donné satisfaction. Position du Crédit lyonnais pour la prise en charge des pertes de « defeasance » (sic) : le Crédit lyonnais proposait 15 milliards de F. ; je proposais 11,5 milliards de F. Le Premier ministre n’a pas entièrement donné satisfaction au Crédit lyonnais, puisqu’il a accordé 14,4 milliards de F. Portage des actifs incorporés je proposais 2 milliards de F., le Crédit lyonnais 4 milliards de F.

Par les propositions que j’ai présentées au Premier ministre, je ne conteste pas avoir cherché à défendre au mieux les intérêts de l’Etat actionnaire, car je savais que tout cela se retrouverait dans des pertes que le contribuable aurait à assumer. En disant cela, je vous demande de considérer que j’ai parfaitement accepté et admis l’arbitrage du Premier ministre, qui était tout à fait légitime. J’en veux pour preuve les propos de M. Pierna sur les difficultés que nous connaissons encore aujourd’hui à faire accepter le plan de redressement.

Le Premier ministre a donc tenu compte de tous les éléments et des difficultés de l’affaire et il a pensé qu’il fallait trouver un juste milieu. Il ne m’a pas donné entière satisfaction, mais il était assez proche des propositions que je lui ai faites.

M. Didier MIGAUD : Cette note que vous avez adressée au Premier ministre est intéressante. Vous lui expliquez que M. Peyrelevade et la Commission bancaire poussent à nettoyer le bilan « au maximum de façon à écarter tout risque de moins value future sur les actifs, voire à pouvoir bénéficier de plus-values. On n’est pas obligé de le suivre intégralement ».

A la fin de la note, alors que vous exposez la situation d’arrivée, vous écrivez : « Il y a là un refus de M. Peyrelevade par rapport à mes propositions ». Vous ajoutez : « L’attitude adoptée par M. Peyrelevade rend inutile toute discussion technique complémentaire ». Cela sous-entend-il que l’arbitrage rendu par le Premier ministre est politique, dans la mesure où la note adressée par M. Bazire à votre directeur de cabinet fait effectivement état d’un arbitrage beaucoup plus proche des propositions de M. Peyrelevade que de celles de son Ministre de l’économie ? C’est ma première question.

Vous avez évoqué la seconde vous-même : votre souci de privatiser — vous avez rappelé que tel était votre objectif — n’a-il pas conduit le Premier ministre ou le Gouvernement actuel à décider d’un plan de redressement plus sévère que nécessaire ? Vous avez vous-même déclaré dans votre propos liminaire que « le Crédit lyonnais devrait être en situation de réaliser des bénéfices dès l’année 1994 ».

Votre souci de privatiser à tout prix n’a-t-il pas gonflé la facture, de la même façon que M. Peyrelevade a pu le faire ? Ce gonflement ne se réalisera-t-il pas au détriment de l’Etat ?

M. Edmond ALPHANDERY : Vous pouvez penser ce que vous voulez. Je me rends compte que ce dossier prend une tournure politique qui n’a pas grand chose à voir avec les investigations que vous vous êtes fixées, du moins telles que je les avais comprises avant l’intervention de M. Migaud. Je crois qu’il faut relativiser.

Monsieur Migaud, vous dites que la position retenue par le Premier ministre serait beaucoup plus proche de celle de M. Peyrelevade. En fait, elle se situe à mi-chemin.

Les propositions acceptées par le Premier ministre ont été élaborées sur la base d’une étude que nous avons bien sûr examinée avec M. Peyrelevade et avec le Crédit lyonnais. Il est évident que M. Peyrelevade a cherché à tirer le maximum pour son entreprise, et il a bien fait ! Dans cette affaire, chacun a fait son travail. M. Peyrelevade a fait le sien, moi le mien ; le Premier ministre a tranché au vu de tous les éléments, y compris politiques et sociaux — M. Pierna les a évoqués —, en fonction desquels il a pris une décision que non seulement je n’ai pas discutée, mais qui ne m’a pas déplu. Je lui ai présenté une proposition logique en tant que Ministre de l’économie, sachant que le Premier ministre aurait plutôt tendance — à sa place, j’aurais probablement fait la même chose — en pondérant tous les éléments du dossier, à se rapprocher de la position du Crédit lyonnais.

Vous sous-entendez que nous avons fait cela pour privatiser plus aisément le Crédit lyonnais. On peut difficilement trouver quelqu’un au Gouvernement, et même en France, plus favorable aux privatisations que je ne le suis. Je vous rappelle que j’ai privatisé un certain nombre d’entreprises depuis que je suis Ministre de l’économie. Dire aujourd’hui que j’aurais cherché à minimiser l’apport de l’Etat et donc par là même à...

M. Didier MIGAUD : J’ai dit le contraire !

M. Edmond ALPHANDERY : Je suis au-dessous de la réalité, de ce qui a été accepté. Tout cela pour quoi faire ? Pour soi-disant accélérer la privatisation ? C’est le contraire ! Tout cela ne tient pas debout. Il ne faut pas chercher midi à quatorze heures. Cela confine à l’absurdité

Nous avons restauré la solvabilité du Crédit lyonnais, dans un contexte économique et social difficile. Le Crédit lyonnais compte 55.000 ou 60.000 salariés.

M. Didier MIGAUD : Et c’est eux qui vont payer !

M. Edmond ALPHANDERY : Les décisions prises ont été relativement sages ; la preuve en est que cela n’a pas posé de problèmes graves dans le pays et que les emplois ont été préservés.

M. Henri EMMANUELLI : Monsieur le Ministre, je crois qu’il faudrait revenir à une certaine sérénité.

Monsieur le Président, je ne peux accepter l’idée émise par M. le Ministre, à savoir que votre lettre au Premier ministre, destinée à éviter toute polémique sur la place publique, puisse être invoquée à l’intérieur de la Commission pour ne pas répondre à une question, car je ne pense pas que votre souci, sauf si vous m’indiquiez le contraire, ait été de limiter les possibilités d’investigation de la Commission. Je ne demande pas de réponse, mais tout cela me semble relever d’une casuistique osée qui m’échappe.

J’en arrive à ma question : a-t-on proposé le poste de Président du Crédit lyonnais à M. Peyrelevade avant de proposer l’UAP à M. Friedmann ou l’inverse ?

M. Edmond ALPHANDERY : Je savais bien que mon audition n’éviterait pas les questions politiques !

M. Henri EMMANUELLI : Monsieur le Ministre, je ne qualifie pas vos réponses, alors arrêtez de qualifier nos questions !

M. Edmond ALPHANDERY : J’ai le droit de prendre vos questions avec le sourire ! Ne me le reprochez pas.

M. Henri EMMANUELLI : Vous avez un sourire bizarre !

M. le Président : Je vous en prie.

M. Edmond ALPHANDERY : Je vous répondrai très franchement que, pour ce qui me concerne, l’affaire du Crédit lyonnais a été gérée en tant que telle.

Lorsque j’ai proposé au Premier ministre de demander à M. Haberer de quitter le Crédit lyonnais pour prendre la responsabilité du Crédit national, je me suis moi-même interrogé sur son successeur éventuel. Lorsque nous avons discuté avec M. le Premier ministre, nous sommes tombés d’accord assez facilement sur le nom de M. Peyrelevade. Cela n’avait, je crois, aucun lien avec des responsabilités antérieures. Chacun peut penser ce qu’il veut de cette affaire. Personnellement, je considérais que M. Peyrelevade était la personne idoine. La façon dont il a géré le dossier avec beaucoup de force de caractère et d’intelligence me confirme dans le fait que le Gouvernement a fait un bon choix.

M. Alain GRIOTTERAY : Le Gouvernement n’a-t-il pas pensé à d’autres candidats que M. Peyrelevade, cette espèce de Zorro génial qui, à l’intérieur de la société, connaissait tous les gens qu’il fallait pour être au fait d’une situation que les services de l’Etat étaient incapables de percevoir ?

M. Edmond ALPHANDERY : Le remplacement de M. Haberer a fait l’objet de discussions au sein du cabinet. Mais il est vrai que le nom de M. Peyrelevade s’est très rapidement imposé.

M. Henri EMMANUELLI : Je n’ai pas obtenu de réponse à ma question. Elle n’était pas forcément biaisée. Au cours des différentes auditions, la question a été posée de savoir s’il n’y avait pas eu dans cette affaire, un jeu de chaises musicales. C’est la raison pour laquelle je vous demandais si l’on avait d’abord proposé l’UAP à M.Friedmann ; se posait ensuite le problème de savoir où nommer M. Peyrelevade.

C’est pourquoi je faisais allusion à la chronologie, qui n’est pas sans intérêt ni influence, me semble-t-il, sur l’opinion globale qu’aura la Commission d’enquête, du moins sur celle que j’aurai. Car au bout de tout cela, il y a l’argent des contribuables et un plan social. Rien n’est déconnecté.

M. Edmond ALPHANDERY : Le remplacement de M. Peyrelevade à l’UAP s’est posé alors que ce dernier avait accepté la présidence du Crédit lyonnais. La succession à l’UAP et donc le choix de M. Friedmann ne se sont posés qu’après, ce pour une raison simple : je n’étais pas du tout sûr que M. Peyrelevade accepterait. S’il avait refusé, il n’y aurait eu aucune raison de le révoquer de la présidence de l’UAP. M. Peyrelevade n’avait pas démérité. Je crois vous avoir décrit très clairement ses « exigences » entre guillemets ; ce ne sont pas ce que l’on peut appeler des exigences : il ne demandait rien, il voulait savoir de quoi il héritait. C’est une attitude très saine.

Je crois qu’au mois de septembre, lors de mes premiers contacts avec M. Peyrelevade, nous ne lui avions pas encore envisagé de successeur, car nous ne savions même pas s’il allait accepter.

M. Henri EMMANUELLI : Je ne reviendrai pas sur l’arrêté des comptes. Vous avez déjà répondu à M. Migaud et d’autres réponses ont été faites sur ce sujet. Là aussi, n’y voyez pas de mauvaise intention, mais des personnes nous ont déclaré qu’il s’agissait d’un arrêté de comptes politique qui s’est traduit par un fax de Matignon. C’est pourquoi la question vous a été posée. Je crois pouvoir me faire l’interprète de M. Migaud en disant qu’il ne s’agissait pas de savoir si le Premier ministre vous avait ou non désavoué. Tel n’est pas le fond du problème.

Vous nous reprochez certaines questions d’ordre politique, mais je voudrais vous faire observer que vous avez noté comme quatrième difficulté le contexte politique. Il ne faut donc pas vous étonner que des questions politiques vous soient posées.

Tout à l’heure, vous avez explicité à plusieurs reprises que les choses étaient compliquées par le fait que le Président de la République avait souhaité des explications. Les a-t-il souhaitées au mois de novembre ou au moment de la révocation ?

M. Edmond ALPHANDERY : Il n’y a pas eu de problème, en tout cas, pas à mon niveau. La gestion de ces affaires au niveau de l’Elysée n’est pas de mon ressort, mais de celui du Premier ministre. Je n’ai pas eu vent que le Président de la République ait émis la moindre objection — je n’en ai pas eu vent, mais peut-être y en a-t-il eu, je ne suis pas habilité à répondre — lorsque nous avons obtenu, je dis bien obtenu, que M. Haberer accepte d’aller au Crédit national. Il n’a pas été muté, il a accepté notre proposition. Même s’il a vécu difficilement la situation, sa décision fut volontaire. Je ne crois pas que le Président de la République ait émis la moindre objection à cette opération. Si j’ai évoqué la note qu’il a demandée au moment de la révocation, c’était pour illustrer les difficultés que nous aurions connues si nous avions révoqué M. Haberer de façon sèche, soit au mois d’août, soit même au mois d’octobre. C’est pourquoi j’ai rappelé cette note, qui du reste était tout à fait légitime. Je ne suis pas certain qu’en période de cohabitation renvoyer M. Haberer sur la base d’un dossier contestable, indépendamment des risques, je le répète, que nous aurions pris pour la place bancaire de Paris, alors que la structure de « defeasance » (sic) n’était pas encore mise en place, je ne suis pas certain, disais-je, que cette affaire était facilement gérable politiquement. La demande d’information supplémentaire du Président de la République en est une illustration.

M. le Président : Tout le monde ne l’ayant pas forcément en tête, ce point n’ayant fait l’objet que de dépêches, je rappelle ce qu’a pu dire le Président de la République au moment de la révocation de M. Haberer. Il a bien envisagé la constitution d’une commission d’enquête comme une réponse à apporter au souhait légitime de M. Haberer de pouvoir s’expliquer.

M. Edmond ALPHANDERY : C’est parfaitement exact.

M. Jean-Jacques DESCAMPS : J’insisterai sur deux points.

Premièrement, en ce qui concerne la nomination de M. Haberer au Crédit national, je persiste, moi aussi, à exprimer certains doutes sur la question de savoir si la nomination de M. Haberer au Crédit national a été retenue pour des raisons politiques ou pour des raisons d’image du Crédit lyonnais dans les milieux bancaires, ou tout simplement parce qu’il est de coutume dans la fonction publique de ne pas s’opposer au moins à une stabilisation de la situation des fonctionnaires, même lorsqu’ils ont commis des erreurs car, tout compte fait, les siennes étaient flagrantes, vous l’avez dit vous-même. Les différents documents sur lesquels vous vous êtes appuyé pour émettre votre propre jugement étaient connus de beaucoup de monde. Il n’était pas trop difficile de démontrer à M. Haberer les erreurs qu’il avait commises du point de vue de ses responsabilités de haut fonctionnaire, gardien des deniers publics.

Je ne fais simplement que formuler une question qui reste encore pour moi non satisfaite.

J’en viens maintenant à la direction du Trésor. Vous avez déclaré que votre jugement s’était surtout appuyé sur deux documents : celui du Gouverneur de la Banque de France et celui de la Cour des comptes, ce qui nous a été confirmé par toutes les auditions auxquelles nous avons procédé. C’est dire que les informations dont vous disposiez de la direction du Trésor n’étaient pas aussi alarmantes.

M. Edmond ALPHANDERY : C’est vrai.

M. Jean-Jacques DESCAMPS : Un changement d’état d’esprit de la direction du Trésor est-il intervenu après que vous avez porté votre jugement ? S’est-elle véritablement organisée afin de mieux contrôler ce qui se faisait au Crédit lyonnais, comme du reste dans toutes les entreprises publiques qu’elle a été amenée à contrôler, puisque vous avez imaginé que la solution à tout cela était la privatisation, ce que je comprends parfaitement. Mais tant que les entreprises publiques du système concurrentiel ne sont pas privatisées, avez-vous pris des mesures pour modifier votre attitude dans le domaine du contrôle des entreprises publiques ? Etes-vous resté sur la ligne de l’autonomie de gestion ou avez-vous donné des instructions à vos services pour que les choses changent ? Puisque nous faisions allusion au nouveau Président, M. Peyrelevade, est-il davantage sous contrôle que ne l’était M. Haberer ?

M. Edmond ALPHANDERY : Sur votre premier point, je regrette de ne pas vous avoir convaincu. Je sens une interrogation de la Commission sur les raisons qui ne nous ont pas immédiatement conduits à prendre la décision de révoquer M. Haberer au mois d’octobre. Imaginez qu’il y ait de la nitroglycérine sur la table et que je dise : « Tenez ce verre, il est plein de nitroglycérine ». Si je m’amusais avec et qu’il ne se passe rien, vous diriez que j’ai bluffé, que je suis un bluffeur. S’il avait explosé, vous l’auriez regretté et vous auriez dit : « on aurait mieux fait de le prendre au sérieux ! » En l’occurrence, c’est exactement ce qui s’est passé. Il ne s’est rien produit de comparable à l’affaire du Banesto, à celle des Caisses d’épargne aux Etats-Unis, ni même à celle intervenue en Suède qui s’est traduite par le désastre que vous connaissez et qui a coûté des fortunes fabuleuses à l’Etat suédois. Dès lors, on dit : « Il fallait tout simplement vous débarrasser de M. Haberer dès que vous avez eu des doutes ». Oui, mais, je vous le répète, nous jouions avec de la nitroglycérine. Renseignez-vous, examinez cette affaire de très près. Je souhaite que la Commission d’enquête se penche, je lui demande de se pencher sur cette affaire, car les enjeux sont extrêmement sérieux.

Je rappelle également la difficulté de la gestion politique du dossier. Vous me dites que nous avons cherché à protéger M. Haberer. Mille regrets ! Pourquoi l’aurions-nous alors révoqué ? Vous dites : « Il était un ancien directeur du Trésor ». C’est vrai, c’est un grand commis de l’Etat qui a une belle carrière, qui a participé à des cabinets ministériels divers, plutôt de droite d’ailleurs, qui avait des amis un peu partout. C’est vrai, mais pourquoi alors l’avons-nous révoqué ? Nous aurions pu le maintenir au Crédit national.

M. Jean-Jacques DESCAMPS : Je parle de la première fois.

M. Edmond ALPHANDERY : Moi, je parle de la deuxième fois. Allons au bout de la logique ! Vous dites : « Finalement, les raisons ne sont ni politiques ni financières ; vous avez fait cela parce que vous vouliez protéger M. Haberer, qui avait des amis, fait partie de l’intelligentsia... ».

Cela posait des problèmes au Crédit national, où il fallait calmer les gens. Cela dit, on pouvait toujours essayer de gérer l’affaire. Nous n’avons pas cherché à la gérer de l’intérieur. Nous avons révoqué M. Haberer. A la limite, il aurait été plus facile de résoudre le problème en se disant que nous avions réglé le problème et qu’il restait derrière nous. Non, nous l’avons révoqué.

Je suis désolé de ne pas vous avoir convaincu, mais les deux raisons que j’ai soulignées expliquent pourquoi nous avons réalisé l’opération en deux temps.

Sur le second point : ai-je changé d’opinion sur la direction du Trésor ? Non pas du tout. Il ne faut pas oublier que nous sommes dans un système d’autonomie de gestion. Si nous en sortions, ce qui existe dans d’autres pays, dans les anciens pays socialistes, où l’Etat contrôle en permanence la gestion, vous pourriez me rétorquer : « Monsieur le Ministre, nous savons pourquoi le Crédit lyonnais a sauvé telle entreprise en Maine-et-Loire », « nous savons bien pourquoi un tel a été nommé plutôt qu’un tel », et ainsi de suite. Vous auriez en permanence la suspicion d’une intervention politique dans la gestion d’une entreprise publique.

Dans une affaire comme celle du Crédit lyonnais, qui compte des filiales étrangères, d’une importance considérable dans certains pays, il serait impossible de gérer. Il y aurait une crise de confiance, notamment à l’étranger. Nous sommes donc obligés de faire confiance à la personne que nous nommons. Le secret bancaire existe, des organismes fonctionnent : la Commission bancaire, la Cour des comptes, qui ont rempli leur office. Il faut se souvenir que le Crédit lyonnais, en tout cas au niveau des comptes, faisait plutôt bonne figure jusqu’en 1992. Nous sommes en 1994. En 1993, il a provisionné pour 15 milliards de F. M. Haberer m’a écrit pour me dire qu’il avait provisionné sur tous les risques : Parretti, Sasea... Il s’agissait de 15 milliards de F., soit le triple des provisions de la Société générale.

A partir de là, la Commission bancaire, diligentée par mon prédécesseur, lance une enquête. C’est son travail ! La Cour des comptes lance une enquête. C’est son travail ! Il faut du temps pour que les enquêtes aboutissent. La gestion d’une entreprise publique se fonde sur la confiance : on fait confiance à son dirigeant. Dès lors que la confiance est rompue, on change le dirigeant. C’est ce qui s’est passé au mois d’août. Vous me répondrez que nous aurions pu le révoquer avant. C’est vrai, mais les procédures d’enquête par des organismes indépendants — la Commission bancaire, la Cour des comptes — demandent du temps.

L’objectivité de leur jugement vient précisément de ce qu’ils prennent leur temps pour établir leur rapport.

Il n’y a pas que des échecs dans la gestion des entreprises publiques. Voyez la privatisation de la BNP. Je parle de la BNP, mais je pourrais tout aussi bien évoquer Rhône-Poulenc et bien d’autres encore. Ce n’est pas parce que survient un dysfonctionnement et qu’un dirigeant ne dit pas la vérité à son actionnaire, ce dernier n’ayant pas les moyens de la connaître autrement que par la Commission bancaire, qu’il faut exagérer.

M. Louis PIERNA : La démocratie a été bafouée. Il n’a pas dit la vérité à son conseil d’administration.

M. Edmond ALPHANDERY : En effet, il n’a pas dit la vérité à son conseil d’administration. Nous avons fini par la connaître grâce aux institutions créées pour cela, la Commission bancaire et la Cour des comptes notamment, qui ont fini par trouver. Lorsque l’actionnaire, en l’occurrence l’Etat, a perdu confiance dans le Président, il a décidé de le changer.

M. Alain GRIOTTERAY : La Commission s’est interrogée sur les raisons qui ont fait que les problèmes du Crédit lyonnais sont devenus « l’affaire » du Crédit lyonnais. Tout à l’heure, en vous posant une question que vous n’avez pas relevée, j’ai utilisé le terme de « clients sulfureux ». Le rapport accablant de la Cour des comptes fait état de tout ce qui concerne le secteur immobilier. Mais des rapports accablants, il y en aura demain sur d’autres banques nationales ou privées sur le secteur immobilier, toutes ayant fait preuve d’une imprudence et d’une inconséquence extraordinaires.

Nous sommes intrigués par le fait que l’on ait toléré certains agissements. Pour moi, ce n’est pas simplement vous, mais le Gouvernement précédent, car après tout la presse s’était largement fait l’écho de clients qui semblaient privilégiés et très célèbres, sans parler de l’affaire Parretti, que vous avez évoquée et qui, à elle seule, aurait justifié une intervention d’un Gouvernement soucieux de ce qui se passait au Crédit lyonnais.

M. Edmond ALPHANDERY : Je ne sais comment répondre à cette question.

M. Alain GRIOTTERAY : Mais vous comprenez que je me la pose.

M. Edmond ALPHANDERY : Bien sûr. Ce que je puis vous dire c’est que des banques ont été beaucoup mieux gérées que le Crédit lyonnais. La Société générale est très bien gérée. La BNP a également connu des problèmes immobiliers, mais s’en est finalement très bien sortie. La privatisation a pu se faire. Le Crédit lyonnais n’a pas été bien géré. Il était normal que l’on en tire les conséquences lorsque nous en avons eu les preuves flagrantes. Mais dans la vie il faut aussi faire attention à ne pas être injuste.

Si, avant d’avoir pris connaissance des informations intervenues au mois d’août, j’avais sanctionné M. Haberer en le révoquant, c’eût été une responsabilité considérable. Cela aurait d’ailleurs fait grand bruit ; nous n’y aurions pas réussi, car les éléments dont nous disposions étaient insuffisants.

M. le Rapporteur : Supposons que M. Haberer ait subi un licenciement sec au mois d’octobre. Vous parlez de nitroglycérine. Y aurait-il eu une apocalypse politique ? En supposant même que M. Haberer était protégé politiquement dans le cadre de la cohabitation, cela ne paraît pas très sérieux, surtout après tout ce que nous avons entendu jusqu’à maintenant.

Y avait-il un risque d’apocalypse économique pour le Crédit lyonnais ? Cela rejoint l’idée du risque systémique. Or celui-ci était relativement limité au Crédit lyonnais pour l’immobilier, dans la mesure où était retenue la décision politique que personne n’a prise, mais qui est de fait, selon laquelle aucun des promoteurs immobiliers impliqués ne serait mis en faillite. Dès lors que l’on choisissait le système de la conciliation devant le tribunal de commerce au niveau de l’immobilier, le risque systémique était relativement peu probable. De plus, d’autres solutions existaient à l’intérieur du Crédit lyonnais — par exemple, la cession d’actifs — qui aurait permis, même en se coupant un bras et en abandonnant une partie des actifs à l’étranger, une sortie possible.

M. Edmond ALPHANDERY : Ce n’est pas si simple. J’ai fortement plaidé auprès de M. Peyrelevade pour qu’intervienne le maximum de cession d’actifs et nous avons fait le tour de tous les actifs que le Crédit lyonnais pouvait céder rapidement. Il n’y en avait pas en proportion considérable, en tout cas elle était très insuffisante pour résorber les pertes.

Par ailleurs, se manifeste un mouvement de défiance car le déclic de la confiance est quelque chose qui se crée. L’Etat actionnaire ne faisant plus confiance au Président du Crédit lyonnais, il le révoque. Si l’Etat ne fait plus confiance et le montre, sans avoir mis en place les structures idoines pour rassurer les déposants, alors attention car la concurrence bancaire réside tout simplement dans le fait qu’il suffit que le petit déposant du Crédit lyonnais aille à sa banque et qu’en l’espace de cinq minutes transfère 10.000 F, 50.000 F. ou 100.000 F. du Crédit lyonnais à la Société générale. D’un seul coup, une formidable contraction se produit. Dans une société fragilisée par des pertes latentes, mais non provisionnées, se produit un formidable risque, d’autant que le ratio européen de solvabilité était à peine respecté. Voyez la lettre du 7 août envoyée par M. de Larosière me faisant part du problème de liquidité d’une part, de solvabilité d’autre part : liquidité et solvabilité !

J’ai beaucoup enseigné l’histoire économique dans ma jeunesse. J’ai enseigné la crise de 1929. Je puis vous dire que ce sont des faits dont on se souvient. J’en connais même les mécanismes pour m’être penché de très près sur la question lorsque j’étais étudiant. Je puis vous affirmer que ce sont des choses auxquelles il convient de prêter une extrême attention.

Dès lors, vous comprendrez que le Ministre de l’économie que je suis a prêché la prudence la plus extrême ; je ne le regrette pas car le fait d’avoir évité tout drame et d’avoir passé cette situation des plus préoccupantes et des plus difficiles sans créer le moindre problème à la place financière de Paris alors que nous étions observés par toutes les places étrangères — lors de mes déplacements internationaux, l’on me parlait tout le temps du Crédit lyonnais — n’est pas un résultat négligeable.

M. Yves FREVILLE : M. le Ministre a répondu à la question d’ordre très général que je souhaitais lui poser, car je crois que l’affaire du Crédit lyonnais est la situation d’une banque, d’une très grande banque qui, à la suite d’erreurs de gestion très graves, se trouve en pleine crise, en situation plus que délicate de dépression. Cela me semble plus important que le calendrier que nous entrevoyons maintenant assez clairement.

Que ce serait-il produit, monsieur le Ministre, si nous nous étions trouvés face à une banque qui n’aurait pas été nationalisée ? Le mode de traitement de la crise aurait-il été identique ?

Premièrement, le risque d’illiquidité, que je crois très important, est apparu en août alors que les pertes reconnues à l’époque par la Commission bancaire n’étaient que de 7 milliards de F. Le risque apparaissait déjà avec un niveau de pertes relativement faible. Y avait-il des raisons particulières pour que, dès le mois d’août, le risque d’illiquidité existât ?

Ma deuxième question porte sur la vitesse de réaction de l’Etat actionnaire. Celle-ci est beaucoup plus faible, me semble-t-il, que celle d’un actionnaire privé. Au fond, l’actionnaire privé, placé dans la situation que connaissait M. Peyrelevade au mois d’octobre avec 20 milliards de F. de pertes, aurait réagi immédiatement, tandis que l’actionnaire public, qui n’était au fait que de 7 milliards de F. de pertes au mois d’août, de 14 milliards de F. en octobre et de 20 milliards de F. à la fin de l’année, était amené à suivre presque automatiquement l’avis de la Commission bancaire. Il y a là un décalage dans la rapidité d’exécution très grande. C’est un gros problème.

Ma troisième question est celle-ci : si la banque avait été privée, le plan de redressement aurait-il pu être du même type ?

M. Edmond ALPHANDERY : Si le Crédit lyonnais avait été une banque privée, les mécanismes de contrôle par le marché auraient joué plus rapidement plus en amont. Il est probable que nous ne serions pas arrivés jusque là. Pour une raison simple : la gestion du Crédit lyonnais était contestée, même sur la place publique. François d’Aubert a mené une campagne très musclée et il n’était pas le seul. Il y avait donc contestation. Il est probable que, dans le cas d’une gestion privée, les réactions auraient été plus rapides. C’est l’une des raisons pour lesquelles je suis pour la privatisation.

Vous m’avez demandé pourquoi il existait une illiquidité au mois d’août. Ce n’est vraiment pas à moi qu’il faut poser la question. En revanche, je compléterai les développements que j’ai exposés tout à l’heure. M. de Larosière terminait sa lettre, capitale dans ce dossier, par les mots suivants : « J’appelle tout particulièrement votre attention sur les besoins de redressement en fonds propres du Crédit lyonnais, dans la mesure où la poursuite de la situation actuelle est susceptible, compte tenu du rang éminent de ce groupe au sein du système bancaire français, de nuire à l’image de solidité qui est incontestablement reconnue à la place financière de Paris ».

Quelle lecture fais-je de ce paragraphe, du reste confirmée par de multiples conversations privées avec M. de Larosière que je voyais alors presque tous les jours ? Tant que nous n’avions pas pris la décision de recapitaliser, nous travaillions avec une banque qui pouvait, si nous engagions la moindre opération maladroite, entraîner des conséquences dévastatrices sur le système bancaire français. Il fallait naturellement avoir d’abord pris la décision de recapitaliser. Officiellement, la décision date du 23 ou du 24 mars de cette année. Cela a demandé du temps. On ne sort pas 20 milliards de F. en l’espace de huit jours parce que le nouveau Président vous présente son expertise. On demande une contre-expertise, on réfléchit, on étudie, on met en branle tout un mécanisme, ce que nous avons fait, et pour finir on considère l’ensemble des données du problème dans toute leur ampleur.

La décision de recapitalisation officielle a été décidée au mois de mars. Le rétablissement de la crédibilité dans les opérations du Crédit lyonnais n’a lieu qu’au mois de mars. C’est la raison pour laquelle nous ne pouvions pas, sauf à prendre de grands risques, brusquer les choses l’été de l’année dernière.

M. Henri EMMANUELLI : Comment expliquez-vous que le Président de chambre de la Cour des comptes nous ait donné hier une liste de onze banques dont les pertes, en pourcentage du bilan, sont supérieures à celles du Lyonnais et que, sur ces onze banques, seul le Crédit lyonnais est une banque publique, les dix autres étant privées ?

M. Edmond ALPHANDERY : Vous avez des banques, des petites banques, également la banque Hervet — puisque vous évoquez des banques publiques — qui, toutes proportions gardées, ont accusé en 1993 des pertes substantiellement plus importantes, en pourcentage des dépôts, que le Crédit lyonnais. Je l’ai dit au début. C’est la raison pour laquelle, avant de prendre notre décision, nous avons mûrement réfléchi.

M. Gilles CARREZ : Ma question a trait à une observation de notre collègue, M. Fréville, liée à la question d’illiquidité ou de solvabilité.

Dans la lettre du Gouverneur de la Banque de France, ou plutôt du Président de la Commission bancaire début août, il est surprenant que l’on évoque pour la première fois un problème d’illiquidité, voire de solvabilité, alors que l’insuffisance de provisions, critère suivi avant tout par la Commission bancaire, n’était que de 7 milliards de F.

Le problème d’illiquidité qui confine à un problème de solvabilité n’est-il pas un mal qui remonte beaucoup plus loin dans le temps, à une politique menée pendant plusieurs années de développement très rapide du Crédit lyonnais — le réseau européen, l’achat de banques, la diversification — sans un véritable accompagnement en fonds propres, tout simplement parce que l’Etat actionnaire, compte tenu du statut de la banque, ne pouvait le faire en termes de vrais fonds propres ? Ce serait un argument supplémentaire à une orientation dans le sens de la privatisation. N’y a-t-il pas eu pendant plusieurs années un problème d’accompagnement en fonds propres débouchant sur ce problème au mois d’août, au-delà de l’insuffisance de provisions ?

M. Edmond ALPHANDERY : On lui en a donné pas mal ! [...]. Ils n’ont pas eu à se plaindre. L’Etat actionnaire a fait son devoir.

M. le Président : Je vous remercie.

Audition de M. Albert PAVIE,

Commissaire aux comptes,

et de M. Kevin PILGREM,

Responsable technique

(Extrait du procès-verbal de la première séance du 2 juin 1994)

Présidence de M. Philippe Séguin, Président

MM. Albert Pavie et Kevin Pilgrem sont introduits.

M. le Président leur rappelle que les dispositions législatives relatives aux commissions d’enquête lui ont été communiquées. A l’invitation du Président, MM. Albert Pavie et Kevin Pilgrem prêtent serment.

M. Albert PAVIE : Je répondrai à vos questions, mais je voudrais auparavant évoquer un problème de procédure concernant notamment l’article 226-13. Sur le plan pratique, nous aurions dû demander au Président du Crédit lyonnais l’autorisation de nous lever du secret professionnel pour les déclarations que nous allons faire ce jour.

C’est ce que nous avons fait lorsque nous avons répondu aux questions que nous posait M. le ministre. Nous avons transmis avant une lettre au Président pour obtenir cet accord.

Je ne doute pas que M. Peyrelevade donnerait aujourd’hui son accord pour que nous répondions à vos questions, je signale cependant que se pose là un petit problème de procédure.

M. le Rapporteur : Je n’ai pas bien saisi. Le Président du Crédit lyonnais n’a pas encore répondu à votre lettre ?

M. Albert PAVIE : M. le ministre nous a posé des questions. Nous lui avons répondu. J’en ai informé le secrétaire général lors d’un entretien. Il m’a précisé qu’il allait demander cette lettre au cabinet du ministre. Avant d’adresser cette lettre pour répondre au ministre, afin de respecter les règles du secret professionnel, nous l’avons transmise à la direction générale et c’est avec son autorisation que nous avons envoyé la lettre au ministre.

Par omission, nous n’avons pas pris la précaution de demander ces jours derniers à M. Peyrelevade l’autorisation de répondre à vos questions. Mais je ne doute pas un seul instant que M. Peyrelevade donnerait cet accord. Je signale cependant que sur le plan de la procédure, nous ne l’avons pas fait. Peut-être peut-on régler le problème par téléphone ?

M. le Président : Bien.

M. le Rapporteur : Comment est organisé votre rôle vis-à-vis du Crédit lyonnais et éventuellement de ses filiales ?

Depuis quand votre cabinet est-il en charge des comptes du Crédit lyonnais ? Quelle est la nature du contrat que vous avez avec la banque ? Quels moyens mettez-vous à la disposition de la banque, parce que je suppose que cela demande un contrôle permanent ? Vous me confirmerez sans doute que les honoraires sont versés par la banque. Quel est le montant des honoraires annuels qui sont le résultat de vos travaux ?

M. Albert PAVIE : Cela fait douze ou dix-huit ans que j’interviens en tant que commissaire du Crédit lyonnais. Je ne suis pas sûr de la durée car, à l’origine, j’intervenais comme personne physique.

Je suis sûr, en revanche, qu’en 1988, c’était la société Pavie Associés, dont j’étais et suis toujours président, qui intervenait. Je ne peux vous dire de mémoire ce qu’il en était lors du mandat précédent.

Nous accomplissons notre mission conformément aux règles édictées par la Compagnie des commissaires aux comptes. En règle générale, nous disposons d’importants moyens — moyens et honoraires sur lesquels M. Pilgrem répondra — et intervenons avec de nombreuses personnes.

Nous précisons d’ailleurs, comme nous l’avons écrit au ministre, « qu’en premier lieu, nous tenons à souligner que notre opinion — nos travaux — repose sur les contrôles que nous sommes amenés à effectuer directement, mais aussi sur des informations qui sont transmises par les auditeurs ou les commissaires aux comptes qui contrôlent des filiales du groupe Crédit lyonnais tant en France qu’à l’étranger ». Cela revient à dire que nous ne faisons pas tous les travaux.

C’est un des problèmes particuliers que l’on retrouvera à d’autres niveaux du Crédit lyonnais : la culture d’entreprise va plutôt vers la décentralisation, de sorte que nous intervenons essentiellement sur le Crédit lyonnais, sur quelques filiales — pas sur celles d’ailleurs qui font l’objet de problèmes — et, pour aller tout de suite au fond du débat, sur les travaux que nous avons effectués au titre de l’exercice 1992, notamment sur les risques immobiliers propres, nous n’avions pas de problème majeur. Nous nous expliquerons sur le sens du mot « majeur ».

A ce que nous avons appris, un certain nombre de problèmes immobiliers qui se sont posés provenaient de filiales telles que SDBO, Altus, International Bankers et Colbert, pour lesquelles les informations que nous avions recueillies à la clôture de l’exercice de nos confrères ne soulevaient aucun problème. Il faut savoir qu’entre confrères, nous nous transmettons les notes de synthèse et, sur tel ou tel dossier, si le confrère qui intervient les certifie sans réserve, par exemple, nous les prenons pour valables. C’est la règle posée par la compagnie.

Je crois avoir répondu à votre question portant sur l’organisation générale dans les différentes filiales. Peut-être n’ai-je pas été assez précis ?

M. le Rapporteur : Si je comprends bien, vous ne travailliez ni sur SDBO, ni sur Altus. Travailliez-vous sur Francim ?

M. Kevin PILGREM : Francim fait partie de la section que nous voyons.

Je complèterai par ailleurs la réponse de M. Pavie.

En ce qui concerne les moyens mis à notre disposition, le budget sur le Lyonnais est de 11 000 heures par an et, globalement, les honoraires que nous recevons avoisinent 7 millions de F. La mission du Crédit lyonnais nécessite la mise à disposition d’une équipe importante, plus ou moins concentrée selon les périodes de l’année, soit environ une vingtaine de personnes.

Je souligne ce qu’a dit M. Pavie en précisant que l’essentiel de nos travaux porte sur le Crédit lyonnais lui-même. Les chiffres que je viens de donner ne concernent pas les filiales étrangères. Les seules filiales étrangères où le réseau Cooper est impliqué, depuis l’année dernière, sont des filiales en Allemagne, BFG, parce que le Crédit lyonnais a acheté une institution qui était déjà auditée par notre maison, notre réseau, et également depuis l’année dernière, en Hollande, CLBN, où nous avons remplacé KPMG.

Les travaux sont importants sur ces filiales, surtout sur BFG, et ne sont pas compris dans les chiffres que je viens de donner.

Ces chiffres comportent notre participation sur des sociétés telles que Slibail, ce groupe de « leasing » (sic) est peut-être le plus important sur lequel nous opérons en France.

Je précise que ces chiffres de 11 000 heures et de 7 millions de F. sont divisés entre deux commissaires. Nous sommes en effet deux cabinets, le cabinet HSD, représenté par Patrick Gounelle, Pavie et Associés et nous-mêmes. Le budget dont je parle est donc le budget total.

M. le Rapporteur : Pour permettre une comparaison, les autres banques mettent-elles plus de moyens pour l’expertise ?

M. Kevin PILGREM : J’ai l’occasion de me pencher sur la BNP, sur le Groupe CIC, sur Suez ; je dirai que ce budget est, dans l’ensemble, raisonnable.

Nous avons des dépassements de budget importants. Sur les derniers deux ou trois ans, période pendant laquelle je me suis occupé particulièrement du dossier, le dépassement en honoraires oscillait entre 1 et 2 millions de F.

Si nous estimons que nous avons des travaux complémentaires à faire, ceux-ci sont effectués mais ne sont pas couverts. Les budgets au Crédit lyonnais ont toujours été arrêtés de manière très sèche. Nous n’avons pas eu la possibilité de discuter des dépassements. Quand cela nous a paru nécessaire, nous avons dépassé, mais cela a été pour notre compte.

Il y a des difficultés dans l’exécution du mandat, sur lesquelles nous reviendrons peut-être, mais ce budget est, à mon avis, raisonnable. Il n’est pas très éloigné des budgets dont bénéficient les autres commissaires aux comptes dans les autres institutions sur la place.

M. le Rapporteur : Nous avons l’impression que le Crédit lyonnais a vécu sous un régime de retard de provisionnement. Cela nous a été suggéré par la Commission bancaire et même par le Président du Crédit lyonnais, qui incluait dans sa stratégie le fait que sur l’immobilier notamment, il y avait une sorte d’acceptation tacite d’un léger retard de provisionnement. C’est un problème relatif à la stratégie du Lyonnais, je voudrais connaître votre opinion à ce sujet.

Par ailleurs, en ce qui concerne la clôture de l’exercice 1992, vous avez dit que sur les risques immobiliers propres, il n’y avait pas de problème majeur...

M. Albert PAVIE : Je n’ai pas dit cela. J’ai dit que sur la partie des problèmes immobiliers que nous contrôlions...

M. le Rapporteur : C’est bien ainsi que je l’entendais.

M. Albert PAVIE : ... pour lesquels, autant que je me souvienne, il y avait 5 milliards de F. de provisions.

En fait, pour nous, si l’on avait raisonné, au maximum, l’année dernière en fonction de la connaissance que nous avions du dossier, et en dehors de la position prise par la place d’étaler les provisions, sur laquelle nous reviendrons, il aurait manqué 1,4 milliard.

Pour nous, il manquait 1,4.

M. le Rapporteur : A quelle date ?

M. Albert PAVIE : Dans les comptes arrêtés au 31 décembre 1992, sur la partie que nous contrôlions. Compte non tenu de la position prise par la place, sur laquelle nous reviendrons, il aurait manqué 1 milliard. Mais à la clôture de l’exercice 1992, on a affecté 3 milliards au FRBG le fonds de garantie bancaire. C’est la raison pour laquelle, compte tenu de la position qui avait été prise par la place, nous avons considéré, selon une expression que nous employons, que nous pouvions « vivre avec ».

M. le Président : M. Pilgrem, souhaitez-vous ajouter quelque chose ?

M. Kevin PILGREM : Je serai un peu plus nuancé.

Nous disons, dans notre jargon simpliste, qu’il n’y a pas de vérité en matière de provisions. En la matière, il peut y avoir un degré de souplesse important.

M. le Président : C’est bien ce que nous avons cru comprendre, depuis un certain temps, que c’était subjectif.

M. Kevin PILGREM : C’est subjectif. Il n’y a pas de doute.

J’ajouterai que notre opinion, exprimée par écrit, était que la manière de provisionner était minimaliste. Nous concevons qu’il existe un plancher et un plafond et nous aimons bien nous situer quelque part au milieu. Nous avons dit clairement, par écrit, que la position du Lyonnais était minimaliste. Si l’on appelle cela un retard de provisionnement, effectivement, nous aurions souhaité voir plus. Le problème, bien sûr, est de savoir jusqu’à quel point on peut accepter avant de refuser de certifier des états financiers.

C’est alors que je rejoins la position de M. Pavie. L’année dernière, nous avons estimé — je parle des secteurs qui étaient sous notre responsabilité et excluaient SDBO, Colbert, IB et Altus — qu’un milliard supplémentaire aurait permis d’être « plus confortable ».

Face à ce milliard, nous avions certains « conforts », qui n’étaient certes pas très importants : une procédure était entamée pour fraude dans le contexte Sasea ; une action était intentée contre le cabinet KPMG sur les dossiers difficiles et il existait une certaine disponibilité au niveau du FRBG, fonds de réserves générales, qui avoisinait 1,5 milliard.

M. le Président : 1,5 milliard ?

M. Kevin PILGREM : Je parle en social, globalement.

Donc, globalement, dans un contexte où, avant reprise de provisions pour risques pays l’année dernière, le Crédit lyonnais a passé environ 20 milliards de provisions, et, dans le contexte d’un bilan de 2 000 milliards, avec les fonds propres qui existaient, et l’assurance donnée par la direction générale que la Commission bancaire après un examen long et approfondi n’avait pas demandé de redressement comptable, nous avons estimé que nous pouvions certifier les comptes du Lyonnais, avec une observation faisant l’objet d’un renvoi dans le rapport à la note 24, me semble-t-il, sur la manière dont l’immobilier avait été apprécié dans le cadre de la clôture.

M. le Rapporteur : Vous parlez bien de l’exercice 1992 ?

M. Kevin PILGREM : Oui.

M. le Président : Voulez-vous ajouter un mot sur ce point, monsieur Pavie ?

M. Albert PAVIE : Nous nous sommes limités à cette mention dans le rapport — c’est un vaste débat — en raison du fait qu’il nous a été déclaré et confirmé au conseil d’administration que les comptes avaient été arrêtés en accord avec la Direction du Trésor, avec la Banque de France — je pense même que l’on nous a dit avec le Gouverneur de la Banque de France — et avec la Commission bancaire.

Je crois même me souvenir que M. Gille a dit : « Ces comptes ont été arrêtés avec ces personnes avec moi, le crayon à la main ».

A partir du moment où ces plus hautes autorités françaises avaient pris cette position, nous avons considéré que nous pouvions certifier simplement avec cette mention portée dans notre rapport qui renvoie à l’annexe.

M. le Président : Vous n’avez pas eu d’autres assurances que la parole de M. Gille ?

M. Albert PAVIE : Non, mais cette année... Nous allons y venir, monsieur le Président...

M. Kevin PILGREM : A propos des questions posées tout à l’heure pour savoir si nos commentaires concernaient la clôture 1992, je voudrais préciser premièrement que nos commentaires sur le caractère minimaliste des provisions concernaient également 1991, dans la mesure où une première communication avait été faite à la banque, adressée à la présidence, qui faisait état de cette approche. C’était donc 1991 et 1992.

Deuxièmement — je parle là de 1992 — en ce qui concerne nos rapports avec la Commission bancaire, dans le cadre de la clôture, nous avions demandé à rencontrer la Commission bancaire qui n’a pu nous recevoir, compte tenu du fait que leurs études étaient toujours en cours.

M. le Président : La parole est à M. Pavie.

M. Albert PAVIE : Je peux donner des dates très précises.

Le conseil d’administration a eu lieu le 26 mars 1993. Nous avions demandé huit jours avant à la Commission bancaire de la rencontrer pour le bilan du Crédit lyonnais. Le 24 mars, M. Fournier nous a téléphoné — j’ai le compte rendu de la conversation téléphonique — pour dire qu’il ne pouvait pas nous recevoir. Le motif qui a été donné par la suite a été que la Commission bancaire procédait à des examens sur place et que, dès lors, il y avait une forme d’incompatibilité.

Il faut savoir que les autres commissaires aux comptes, d’après ce que nous croyons savoir — c’est ce que nous a écrit notre confrère, notamment pour le bilan de SDBO — ont rencontré la Commission bancaire.

M. le Rapporteur : Pour Altus aussi ?

M. Albert PAVIE : Pour Altus aussi. Pour le Crédit lyonnais, nous ne l’avons pas rencontrée pour l’exercice clos en 1992.

Mais puisque nous abordons ce sujet et que nous avons certifié l’exercice 1992 compte tenu de cela, il faut savoir que nous n’avions pas du tout l’intention de certifier les comptes de 1993, car nous considérons que fin 1993, avec le bilan qui existe, il manque encore plusieurs milliards de provisions.

Or, depuis une dizaine de jours, nous sommes en réunion avec la Commission bancaire et l’on nous dit que nous ne pouvons pas faire un bilan avec un rapport non certifié. On nous dit : « Messieurs, êtes-vous des gens responsables ? C’est l’intérêt du Crédit lyonnais. C’est l’intérêt de la place de Paris ».

Alors, vous allez avoir le rapport que nous avons arrêté ces jours-ci, une heure avant la réunion de l’assemblée générale... Ce que nous avons fait cette année, nous l’avons fait en gens responsables, en gens conscients de l’intérêt du Crédit lyonnais et de la place de Paris, mais avec les critiques que la presse a formulées contre nous, nous n’aurions pas dû. C’est la raison pour laquelle nous ne voulions pas le faire. Les conversations ont duré une huitaine de jours.

L’année dernière, nous n’avons pas eu ces conversations avec la Commission bancaire, mais, compte tenu de ce que l’on nous rapporte cette année, nous avons toute raison de penser que ce que nous disait M. Gille était exact. C’est bien aussi l’intérêt du Crédit lyonnais et de la place financière de Paris qui ont été pris en considération pour admettre l’étalement dans le temps des provisions des risques immobiliers.

On dit que pour les banques françaises, les provisions sur la place de Paris représentaient environ 400 milliards. Si les banques françaises avaient dû, du jour au lendemain, faire des provisions pour 400 milliards, imaginez où nous en serions !

La position qui a été prise par la place en la matière a été la même que celle qui a été prise il y a quelques années pour les risques pays, quand toutes les autorités, face à une catastrophe identique à celle de la situation immobilière, ont décidé d’étaler les risques pays sur plusieurs années, dans la mesure où les établissements en question présentaient un produit net bancaire leur permettant de poursuivre l’activité et que l’on n’était pas en liquidation d’entreprises.

M. le Président : Pardonnez-moi, je vais prcbablement caricaturer votre pensée, mais c’est pour essayer de bien comprendre.

Cela voudrait-il dire, à la limite, que c’est un faux procès qui a été fait à ceux qui avaient, en dehors de vous-mêmes, la responsabilité des comptes 1992 s’agissant des provisions immobilières, ou, que si ce n’est pas un faux procès, ce procès peut-il être fait aujourd’hui ?

M. Albert PAVIE : Pour les comptes 1993 ?

M. le Président : Oui.

M. Albert PAVIE : Exactement.

M. le Rapporteur : En ce qui concerne l’étalement des provisions, je comprends très bien l’argument, mais pourquoi l’étalement n’a-t-il pas commencé en 1991 ? Dans les comptes du Crédit lyonnais, les provisions 1991 concernent essentiellement Sasea. On a donc l’impression qu’il n’y avait plus de place pour d’éventuelles provisions supplémentaires sur l’immobilier, que cet argument de l’étalement arrive un peu tardivement.

Pour revenir à la partie que vous contrôliez, c’est-à-dire l’immobilier maison mère, on retrouve tout de même dans la structure de cantonnement des opérations telles que Pelège, Vaturi, tout ce qui est dans Francim — Pierre Ier, etc — qui apparaissent comme sous-provisionnées. Pour quelle raison par exemple, sur Pelège ou Vaturi, les provisions ont-elles littéralement bondi au cours de 1993 ? Dans le cantonnement, la part de Vaturi est d’un montant extrêmement élevé.

Vous dites qu’il manquait un milliard de F. de provisions. Comment se répartissait-il, opérateur par opérateur ?

M. Kevin PILGREM : Sur votre première question concernant l’étalement sur 1991 et 1992, je voudrais préciser, de mémoire, mais je ne pense pas me tromper, que les provisionnements massifs sur Sasea ont eu lieu non en 1991 mais en 1992. De mémoire, quelques 5 milliards de F. ont été provisionnés en 1992. Donc les provisionnements fin 1991 étaient beaucoup moins importants. Les problèmes sur Sasea ne sont devenus évidents que fin 91 et au début de 1992.

M. Albert PAVIE : Il faudrait demander, le cas échéant, à confirmer ces montants parce que nous les donnons de mémoire. L’année dernière, un administrateur m’avait posé la question de savoir si l’on avait provisionné Sasea ; je lui avais répondu que Sasea, fin 1992, était provisionné et on a ajouté 3 milliards en 1993.

M. le Rapporteur : Nous pourrons les retrouver.

M. Albert PAVIE : Nous avons beaucoup de chiffres en tête.

M. Kevin PILGREM : Place ou pas place, en 1991, la question n’était pas là. Pourquoi avoir parlé d’étalement en 1992 ? Ce n’était pas vrai que pour le Lyonnais, mais pour l’ensemble de la place. Si nous regardons n’importe quelle institution financière impliquée lourdement dans l’immobilier, on trouve la même approche, avec des étalements plus ou moins importants qui reviennent à la surface en 1993 et qui vont revenir encore en 1994 parce que ce n’est pas fini.

Premièrement, cet étalement a été « admis » car la question avait été soulevée entre la compagnie des commissaires aux comptes, les banques et les autorités de tutelle pour aboutir à une acceptation de l’étalement dans le temps sous certaines conditions, comme la viabilité de l’institution. L’étalement était donc possible dans l’immobilier, mais pas pour la généralité des provisions qui étaient à constituer. La première fois que l’on a parlé d’étalement, c’était dans le cadre de la clôture de 1992. Cette question ne pouvait donc se poser fin 1991. Il n’empêche que nous étions conscients du caractère minimaliste ; nous l’avons clairement indiqué au Président fin 1991, mais nous n’avons jamais parlé d’étalement.

Si l’on se rappelle, ce problème immobilier a commencé à être évident en 1991, mais ce n’est qu’en 1992 que la place est vraiment devenue consciente de ses conséquences éventuelles.

Il ne pouvait donc pas être question d’étalement en 1991. Il s’agissait simplement de se situer dans une fourchette, plus ou moins « confortablement ».

En ce qui concerne la troisième question qui concernait des dossiers spécifiques, j’évacue rapidement Vaturi, qui ne relevait pas de notre responsabilité, il était vu par notre confrère, sauf pour une partie.

M. le Rapporteur : Vaturi était pourtant réparti sur Altus, mais aussi sur le Crédit lyonnais maison mère.

M. Kevin PILGREM : Dans la division des responsabilités, la seule partie que nous avons vue était l’immeuble de Iéna.

M. le Rapporteur : Cela ne vous gênait-il pas que ce ne soit pas centralisé ?

M. Kevin PILGREM : Dans l’exécution du mandat, ce n’était pas pratique, mais je n’y vois aucun problème. C’était spécifique pour Vaturi et nous avons quand même des relations avec notre confrère qui nous ont permis de nous assurer que Vaturi était convenablement couvert par nos travaux.

Le problème majeur pour nous l’année dernière a été Pelège. Il est clair que nous aurions pu être plus à l’aise sur Francim, mais les montants n’étaient pas immenses. D’ailleurs les risques identifiés l’année dernière sur Francim sont les mêmes que ceux identifiés cette année. Si l’on regarde ce qui est passé aujourd’hui dans ce véhicule OIG de « defeasance » (sic), sauf pour Pelège, nous trouvons, pour le Lyonnais proprement dit, c’est-à-dire Francim, des montants très proches de ceux identifiés l’année dernière.

Si l’on regarde les chiffres, sur les 20 milliards — je prends des chiffres ronds — qui ont été ajoutés comme actifs sensibles, 17,5 milliards se trouvent dans trois, quatre ou cinq filiales. Le problème est donc très localisé.

En ce qui concerne les risques identifiés, Pelège était un cas difficile. Aujourd’hui, si l’on regarde les 4,5 milliards qui sont sur Pelège dans l’OIG, identifiés comme risques particuliers, 1,5 milliard correspond à une augmentation des encours dans l’année, une couverture... ; je m’explique rapidement sans entrer dans le détail : les pertes sur Pelège sont estimées sur 1993 à 1,3 milliard. Suivant la pratique bancaire habituelle, ce genre de pertes ne sera pas provisionné d’avance.

On peut évoquer l’un des problèmes avec lesquels le Crédit lyonnais, comme d’autres institutions, va devoir vivre pendant des années. Il s’agit du respect du principe du nominalisme en matière comptable et du fait que les frais de portage, en milieu bancaire, ne sont généralement pas provisionnés. Donc, sur l’ensemble d’un actif immobilier à problème, les coûts de portage jusqu’à la sortie des problèmes sur les différents programmes seront pris en compte année après année. C’est un principe accepté.

Pelège enregistre donc des pertes de 1,3 milliard, d’après mes derniers renseignements, en 1993, pertes qui ont dû être financées et couvertes par le Lyonnais. Il y a aussi ce que l’on appelle le « new money » (sic), un besoin d’investissement de fonds complémentaires qui n’a pas été immense, mais qui a avoisiné quand même les 200 millions de F. que le Lyonnais a dû investir et qui gonflent les encours. Il y a eu, de plus, des accords bilatéraux sur la place, qui font que le Lyonnais a accepté des créances sur d’autres institutions. Nous nous sommes donc trouvés dans d’autres institutions avec des possibilités de reprises de provisions en raison d’accords qui ont eu lieu en 1993 et qui ont permis au Lyonnais de prendre en charge les risques potentiels...

M. le Rapporteur : Sur d’autres banques ?

M. Kevin PILGREM : Sur d’autres banques, oui. Il y a donc eu un accord pour rassembler les créances sur Pelège sur le Lyonnais. De nombreux phénomènes ont donc eu lieu en 1993, qui sont pour partie responsables du gonflement du montant par rapport au passé.

Je signale, en passant, qu’au départ, la position du Lyonnais sur Pelège n’était pas une position de présence majoritaire.

Il était extrêmement difficile de cerner Pelège à la fin de 1992. Nous avons dû prendre une position dans le cadre de la clôture. Les comptes certifiés de Pelège 1992 sont arrivés en janvier 1994. Nous avons pris une position et dans le chiffre de 1 milliard dont parlait tout à l’heure M. Pavie, 700 millions dans notre esprit concernaient Pelège. C’est le chiffre que nous voulions voir sur Pelège.

M. Albert PAVIE : Compte tenu des informations que nous avions à l’époque.

M. Kevin PILGREM : Nous avons réussi à recenser la plupart des problèmes sur Pelège.

J’ai évoqué tout à l’heure les difficultés de la pratique de notre mandat. Je me permettrai d’aller un peu plus loin dans l’explication de ces difficultés. M. Pavie a fait allusion à une culture assez décentralisée au sein du Lyonnais. C’est vrai, avec des délégations, des capacités d’octroi de crédits sans limite données aux directions centrales.

Malgré cela, la centralisation des informations est en retard ; la mise en place de procédures centralisatrices, surtout en matière de risques, de problèmes d’engagement, a connu un retard certain. L’année dernière, le Lyonnais a fait des efforts pour mettre en place des dispositifs visant à centraliser. A mon avis, par ce que nous avons fait et dans le contexte de l’époque — je reviendrai sur ce point — nous avons contribué très largement au recensement des problèmes fin 1992.

Si l’on regarde l’immobilier et la manière dont était traité un dossier, on peut dire que pour les dossiers des promoteurs, il y avait un fractionnement. Les crédits étaient saisis au niveau de l’opération, du programme, c’est-à-dire éparpillés un peu partout dans le réseau. Il n’existait aucune centralisation. On ne regardait pas à ce stade-là la surface du promoteur, mais le programme. On avait toujours la foi, la confiance dans l’immobilier. C’est par la suite qu’un effort de centralisation a été fait. Connaître l’ensemble des engagements dans lesquels se trouvait Pelège nécessitait un travail immense, qui a pris beaucoup de temps.

Je prendrai un autre exemple, qui concerne Sasea et tout ce qui touchait Fiorini, Parretti, en Hollande. Dans cette filiale hollandaise aussi, il y avait une liberté immense. D’après ce que nous savons du dossier, c’est la Banque centrale néerlandaise qui, la première, a tiré la sonnette d’alarme parce qu’encore une fois il y avait un fractionnement, avec des créances sur une multitude de sociétés qui auraient pu être indépendantes, ou qui étaient censées l’être. Nous n’avions pas de vision directe de ces comptes. L’ensemble de ces opérations étaient à l’époque couvertes par KPMG et les rapports que nous recevions de KPMG ne faisaient pas état de problèmes. C’est la Banque centrale néerlandaise qui, la première, a dit qu’il fallait consolider ces créances.

Il n’existait donc pas cette tendance centralisatrice qui permet de cerner les risques sur les grands groupes. Aujourd’hui, cela a changé. L’année dernière déjà, on constatait une volonté de mettre en place un mécanisme visant à résoudre ce problème.

En ce qui concerne les difficultés que nous pouvions avoir dans l’exercice de notre mandat, je ne voudrais pas que l’on débouche sur des conclusions trop hâtives, parce que finalement, nous avons réussi à recenser les problèmes majeurs. Il n’empêche que nous travaillions dans une maison que je qualifierai de secrète. Il existe d’autres clients avec lesquels nous avons un dialogue ouvert et simple. Mais peut-être que compte tenu de l’importance du Crédit lyonnais et du rôle qu’il joue ici en France, cela ne pouvait pas être le cas.

Toujours est-il que les décisions touchant la comptabilité ont toujours été prises in camera. A nous de faire l’effort de rechercher, de recenser... c’est ce que nous avons fait. J’ose dire qu’en ce qui concerne les domaines sur lesquels nous avons été responsables, il n’y a pas eu de surprises en 1993 par rapport à 1992. Ce n’était pas simple de travailler dans cette ambiance. A mon sens, il ne s’agissait cependant pas de mauvaise foi, c’était simplement le style de la maison.

M. Henri EMMANUELLI : J’aurai une question technique et une question d’ordre plus général à poser.

La question technique d’abord. Quel est exactement le rôle du fameux fonds de réserve FRBG ? Comment le situez-vous par rapport au système classique de provisions ?

M. Kevin PILGREM : L’histoire du FRBG est complexe. Pour moi, c’est une aberration comptable née, dans les discussions qui ont eu lieu au niveau européen, de la volonté d’harmoniser l’approche des banques françaises, allemandes et autres. Certains pays en Europe, notamment l’Allemagne, peuvent constituer des « Stille Reserven » (sic), des provisions à caractère de réserves, c’est-à-dire que les institutions se réservent le droit de mettre discrètement les résultats de côté, de faire des provisions, même quand elles ne sont pas nécessaires, créant ainsi des provisions à caractère de réserves.

La position européenne traduit la volonté de trouver un chemin qui puisse satisfaire tout le monde.

M. Henri EMMANUELLI : Qui permet de diminuer l’impôt.

M. Kevin PILGREM : En Allemagne, c’est inscrit dans la législation. Donc, c’est une règle qui est admise.

Il y a eu plusieurs étapes. Il y avait globalement un accord pour permettre la constitution de provisions à concurrence de 4 ou 5 % du montant des portefeuilles. Ce n’est peut-être pas la peine d’entrer dans les détails. Disons qu’au départ, il s’agissait d’une volonté de trouver un compromis.

Le problème aujourd’hui est que selon la règle admise, la constitution de la réserve figure en France parmi les fonds propres, et la charge est prise en compte dans l’exploitation.

L’idée qui est derrière la pratique du FRBG en France est de constituer des réserves non disponibles pour couvrir des risques identifiés. C’est l’idée principale.

M. Henri EMMANUELLI : Réserves de précaution qui ne correspondent pas à des dossiers identifiés.

M. Kevin PILGREM : En fait, il y a quand même eu des tentatives d’identification de risques. Nous avons vu en 1993 certaines institutions dire que le FRBG pourrait servir à combler éventuellement des lacunes, des manques de provisions éventuels, dans le domaine des retraites. La situation était loin d’être claire, car il fallait des analyses complémentaires pour déterminer pour les institutions françaises leurs besoins en matière de provisionnement pour retraites. Certains ont pensé que le FRBG pourrait servir pour couvrir des manquements dans ce domaine. Mais le principe de base est toujours là.

M. Henri EMMANUELLI : Quelle est l’évolution du FRBG ?

M. le Rapporteur : Son ordre de grandeur ?

M. Kevin PILGREM : Je ne l’ai pas à l’esprit. Ce doit être 3,5 milliards.

M. Albert PAVIE : Nous vous confirmerons ces chiffres.

M. le Rapporteur : Depuis quand existe-t-il ?

M. Kevin PILGREM : Le FRBG a été constitué dans les deux dernières années.

M. Henri EMMANUELLI : Je poserai maintenant ma question d’ordre plus général.

Je vais peut-être aussi caricaturer votre pensée en synthétisant, mais j’ai cru comprendre que vous nous disiez que le risque immobilier avait été sous-provisionné. Avez-vous le sentiment qu’il s’agit d’un phénomène propre au Crédit lyonnais ou cela a-t-il été une pratique générale de la place de Paris ?

J’ai eu le sentiment aussi que, s’agissant d’une institution financière de cette importance, vous, commissaires aux comptes, ne concluez pas sans avoir eu l’avis des plus hautes autorités. Est-ce exact ?

M. Albert PAVIE : C’est exact.

Le problème de l’étalement a été débattu par la Commission bancaire, la direction du Trésor et la Compagnie des commissaires aux comptes. Cette solution a été appliquée dans toutes les banques. Vous avez d’ailleurs pu remarquer qu’à la clôture de l’exercice 1993, certaines, que je ne citerai pas, ont annoncé des résultats particulièrement décevants ; ce qui prouve bien que c’étaient des provisions qui manquaient.

Toutes les banques avaient beaucoup d’engagements immobiliers. Pour toutes, devant cette catastrophe nationale, il a été convenu d’adopter...

M. Henri EMMANUELLI : Nationale ou internationale ?

M. Albert PAVIE : Je ne veux pas me pencher sur les problèmes immobiliers des autres pays...

M. Henri EMMANUELLI : Je demande simplement quel est votre sentiment.

M. Albert PAVIE : Mon sentiment est que l’Angleterre aussi... la catastrophe est internationale.

Nous sommes dans la même situation qu’avec les risques pays lorsqu’ils sont arrivés il y a une quinzaine d’années. Il a été décidé de les étaler et vous avez pu lire dans les bilans d’un certain nombre de banques que les risques pays étaient provisionnés à concurrence de 40 % et que la Banque de France appréciait chaque année le pourcentage de provisions faites dans le temps.

En ce qui concerne la division des risques par groupe, le Crédit lyonnais n’est pas le seul dans ce cas. Nous avons rencontré les mêmes problèmes de défaut de centralisation des risques dans d’autres établissements.

La situation est la suivante : pour créer une promotion immobilière — en principe cela se fait par une SCI — on fait un tour de table rassemblant un certain nombre de promoteurs. Les banques financent 40, 50, 60 SCI, tours de table. Quand les affaires sont difficiles, ces tours de table doivent amener de l’argent. Les tours de table ayant pris des engagements plus ou moins importants — la somme des engagements par groupe dans chaque SCI n’est pas établie — il faut nécessairement répartir. Maintenant on centralise par groupe, alors qu’auparavant, les crédits étaient accordés par société civile, par tour de table.

M. le Rapporteur : C’est aberrant !

M. Albert PAVIE : Oui, mais il faut que se produise l’accident pour que l’on en prenne conscience.

M. Henri EMMANUELLI : On a eu plusieurs fois le sentiment qu’il y avait un éclatement des risques ; or, il existe une centrale des risques à la Banque de France. Il est donc possible d’avoir sous les yeux l’ensemble des risques d’un groupe.

M. Kevin PILGREM : En réalité, dans l’immobilier, une importance beaucoup plus grande était donnée à la qualité, à la valeur du gage. On peut dire, a posteriori, que c’est un tort, dans la mesure où les marchés sont cycliques, mais l’approche était celle-là. On savait que la plupart des promoteurs n’avaient pas de surface financière importante ; on prêtait surtout sur la valeur des immeubles.

M. Albert PAVIE : Sur ce qui devait sortir.

M. Kevin PILGREM : En ce qui concerne la certification des comptes 1992 et l’importance de pouvoir s’appuyer sur les positions prises par les autorités de tutelle, je voudrais nuancer les propos.

S’il était important dans la clôture de 1992 d’avoir du « confort », c’était surtout par référence à la position globale prise par la Compagnie des commissaires et la Commission bancaire sur la manière dont on pouvait traiter des créances importantes sur des promoteurs. On admettait de regarder derrière les programmes et de se poser la question de savoir si, même sur une période longue, on pouvait s’assurer de s’en sortir.

Il y avait une appréciation du risque reposant sur une vue à long terme. Au lieu de considérer que la créance était sur le promoteur, qu’on pouvait saisir le gage pour le vendre à la casse — pratique habituelle en la matière — on se disait : « si vous pouvez justifier, si vous pensez, en regardant les courbes de rentabilité, en faisant des hypothèses sur des taux d’intérêts et en intégrant d’autres éléments, que vous pouvez vous en sortir sur cinq, dix ou quinze ans, faites ces analyses pour le démontrer ; » Cette approche était une façon de s’en sortir en gérant le problème dans le temps ; nous étions confortés par le fait qu’elle avait été prise. Pour moi, c’était une approche intelligente.

La question de l’étalement est un peu différente. Elle consiste à dire : « Aujourd’hui, même dans ces circonstances, nous estimons qu’il faut faire des provisions, même si l’on considère le long terme ». Ce sont deux points de vue différents.

Dans ces circonstances, l’étalement a été admis, dans des discussions informelles avec des autorités, qui ne concernaient pas spécifiquement le Crédit lyonnais proprement dit. Comme le disait M. Pavie, la Commission bancaire s’est penchée sur Altus, sur Colbert, sur la SDBO mais n’a pas pris de position sur le Lyonnais. Il n’y avait pas de raison de ne pas assimiler la situation du Crédit lyonnais. On sait verbalement — informellement — ce qui s’est passé. On en a eu la confirmation dans de récents entretiens avec la Commission bancaire : l’idée d’étaler une partie de ces provisions comme pour les autres institutions, sur deux trois ou quatre ans, était admise.

Je me situais, en tant que responsable technique sur ce dossier, dans le contexte suivant : j’avais, d’une part, cet accord global de place qui est plus ou moins bien explicité par écrit — mais cela me semble normal ; il faut vivre avec ce genre de choses — et, d’autre part, dans ce cadre et d’après les informations que nous avions, les résultats de nos travaux qui démontraient qu’il nous manquait un montant de provisions avec lesquelles je pouvais « vivre », dans le contexte global du Lyonnais. Nous ne pouvions pas simplement nous « reposer » sur une position, qu’elle soit du ministère, du ministre. Mais on est conforté par cela. Notre position, par rapport à ce qui se faisait et se déclarait, me paraît raisonnable. C’est un peu différent de ce que M. Pavie disait tout à l’heure.

M. Albert PAVIE : Je reprends mes notes du conseil du 26 mars. Il faut rappeler que la politique d’étalement au 31 décembre 1992 a été retenue parce qu’il n’y avait pas de marché immobilier à ce moment-là. Fallait-il tout ramener à zéro ?

Une reprise progressive était espérée. Le problème, c’est qu’elle n’a pas eu lieu en 1993. C’est pourquoi il avait été dit au conseil que seule l’évolution du marché immobilier dans les mois à venir permettrait de se prononcer sur l’appréciation des provisions constituées au 31 décembre 1992.

Il avait aussi été fait observer que le groupe Crédit lyonnais était en mesure de poursuivre l’effort financier, qui pouvait être nécessaire, pour éviter sur les actifs immobiliers des réalisations à vil prix. Evidemment, l’une des conditions posées pour l’étalement est que les banques aient un produit net bancaire positif qui leur permette progressivement d’amortir. Nous n’étions pas en liquidation, mais en continuation d’activité.

Il a été dit très clairement, verbalement, au cours de ce conseil que « le produit net bancaire raisonnablement attendu des exercices futurs est de nature à permettre ces provisions si les conditions du marché le permettaient et l’imposaient ». A la clôture des comptes 1993, l’émotion des administrateurs fut grande car il ne s’agissait plus seulement des provisions pour les risques du Crédit lyonnais, mais aussi des provisions destinées à couvrir les risques des filiales, pour lesquelles les informations n’étaient pas remontées à la clôture de 1992. Dans ce contexte, les administrateurs ne se souviennent pas de ce qui leur avait été dit à la clôture de l’exercice 1992 relativement à la nécessité de poursuivre sur 1993 l’effort de provisionnement.

M. Kevin PILGREM : Je reviens très brièvement sur la répartition de nos responsabilités pour dire que M. Pavie assiste au conseil et que je n’y assiste pas.

M. Henri EMMANUELLI : Je ne sais si je dois poser cette question parce que nous allons nous trouver dans le domaine du non-dit et du « il faut vivre avec », comme vous disiez, mais je souhaiterais savoir si, pour des institutions financières comme le Lyonnais, étant entendu qu’elle est la plus grande banque française, on peut considérer que dans votre rôle de commissaires aux comptes, vous ne pouvez faire abstraction des institutions de tutelle ou de contrôle.

M. Albert PAVIE : C’est vrai et je répéterai ce que je disais tout à l’heure : on nous a demandé, au cours des huit derniers jours, si nous étions bien des hommes responsables, si nous avions conscience de l’intérêt du Crédit lyonnais et de l’intérêt de la place financière de Paris !

Ces sentiments, nous les avions l’année dernière, à ces particularités près que nous les avons eus pour de nombreuses banques, et qu’il y a des banques pour lesquelles on pouvait écrire et être un peu plus précis que pour le Crédit lyonnais. Au surplus, le Crédit lyonnais avait un actionnaire majoritaire de référence !

Autant il peut exister des banques rattachées à des groupes dont les possibilités sont limitées, autant, à partir du moment où l’actionnaire — car en définitive, d’après ce que nous croyons savoir, c’est bien l’actionnaire qui a donné des instructions pour arrêter le bilan — était celui que l’on avait, il n’y avait pas de problème. D’ailleurs, il l’a prouvé. En faisant la « defeasance » (sic) comme cela, il prouve qu’il remplit son rôle d’actionnaire.

M. Henri EMMANUELLI : Heureusement que c’est l’Etat

M. Albert PAVIE : Oui. Pour d’autres groupes bancaires, nous avons été un peu plus précis sur les problèmes, c’est-à-dire que nous avons souligné qu’il n’y avait pas de marché immobilier et que l’on ne pouvait se prononcer. Mais ces groupes aussi ont fait des « defeasances » (sic), qui leur ont coûté très cher.

M. le Rapporteur : qui ne sont pas financés par l’Etat.

M. Albert PAVIE : Ils ne sont pas financés par l’Etat, ils ne le sont que par les actionnaires.

M. le Rapporteur : Vous nous dites la difficulté de certifier les comptes 1993, vous nous faites part de vos hésitations. Sur quels points précis portent-elles ? On a un peu l’impression qu’on vous a forcé la main.

M. Kevin PILGREM : Non, je voudrais dire deux ou trois mots sur ce qui a été dit précédemment avant de répondre à cette question.

Je n’ai pas le souvenir exact du contexte dans lequel j’ai dit qu’il fallait « vivre avec ». Mais il est certain qu’il faut vivre avec des non écrits. Je ne m’attends pas à des positions exprimées très clairement par écrit, bien que cette année, nous en ayons une de la Commission bancaire sur 1993. Mais généralement, il faut que je « vive avec » l’absence de tels documents.

En ce qui concerne 1992, les écarts par rapport à ce que l’on aurait bien voulu voir lors de cette clôture — dans le contexte que nous avons abordé pour certains détails aujourd’hui — n’étaient pas tels qu’il faille, à mon avis, aller plus loin. Je pense, en effet, qu’il y a un seuil quelque part. Il y a un plancher, ou un plafond, cela dépend comme on le voit. Si j’avais senti que nous étions près de ce plancher ou de ce plafond, nous aurions fait un pas de plus, nous aurions sollicité une réunion à un autre niveau, que ce soit avec la Commission bancaire ou avec l’actionnaire.

Mais, dans le contexte du moment et en fonction des informations disponibles, compte tenu de l’écart relativement faible entre les provisions existantes et celles que nous aurions réellement voulu voir, cela ne s’imposait pas.

En ce qui concerne la position de la Commission bancaire — nous avons vu des chiffres sortis depuis — le problème d’échelonnement dans le temps est extrêmement important. Quand nous avons discuté avec le Crédit lyonnais en février 1993 sur la clôture 1992, on nous a dit que nous étions plus ou moins en ligne avec les conclusions de la Commission bancaire, après des mois d’études. Je parle du Crédit lyonnais maison mère, je ne parle pas d’Altus ou d’autres filiales que je ne connais pas.

Plus tard, j’ai entendu parler de 4 milliards qu’il fallait différer. Puis la presse parlait en septembre de 7 milliards, mais je ne cherche pas à enregistrer avec exactitude les chiffres de la presse.

Mais au moment de la certification, nous étions confortés dans nos positions. Les analyses étaient semblables. Il fallait se situer dans le contexte et apprécier dans un état de marché totalement différent.

Pour en venir à 1993, M. Pavie a exposé la situation de manière très succincte, laissant clairement un champ ouvert à de nombreuses interprétations. Mais il faut ajouter deux ou trois mots sur cette clôture pour que vous compreniez un peu les problèmes.

Aujourd’hui, nous sommes le 2 juin. La clôture 1993 se fait au 31 décembre 1993. Il y a cinq mois de cela. Normalement, les travaux sont achevés en février-mars. Le conseil a eu lieu le 24 mars. La plupart des travaux sont en principe terminés à ce moment-là puisqu’ils ont lieu en janvier-février.

Les travaux ont continué, pour différentes raisons, jusqu’à l’assemblée qui a eu lieu le 31 mai, des travaux en profondeur, car tout le monde regarde le Lyonnais de près, notamment les auditeurs, les commissaires au comptes de Thomson, qui font un audit extrêmement approfondi, jusqu’à ce jour. Ils font remonter à la surface énormément d’informations concernant les premiers mois, qui incorporent la dégradation du marché immobilier, qui est réelle en 1994, en intégrant donc des conclusions plus négatives que celles que nous pouvions avoir en nous situant dans notre contexte de janvier-février. Quand on parle de milliards complémentaires, il ne fait aucun doute qu’il y a une part importante due aux dégradations complémentaires en 1994, qu’il va falloir provisionner d’une manière ou d’une autre, probablement dans le moyen terme.

En ce qui concerne les conclusions que nous avons arrêtées, éclairées par les travaux des auditeurs de Thomson — parce que le Crédit lyonnais a souhaité que nous assistions aux réunions avec ces commissaires aux comptes — nous n’avons pas conclu sur les mêmes chiffres qu’eux ; ils n’ont pas encore donné leurs conclusions, mais d’après les réunions de synthèse, il est évident que leurs positions seront bien plus dures que celles que nous prendrions dans un contexte de continuité.

Je cite le cas des golfs. De mémoire, je crois que pour les terrains aménageables et en cours d’aménagement, ils ont retenu une valeur de terrain agricole. Je n’ai donc aucune raison de retenir les chiffres sortis par ce groupe pour l’instant. De toute manière, je n’en aurai pas l’occasion par la suite non plus ! Nous avons notre idée sur la situation, qui est relativement tendue sur les montants arrêtés.

Par ailleurs, ces montants ont été arrêtés l’année dernière entre septembre et décembre par la Commission bancaire. Ils servent de base. Or, depuis, beaucoup de choses se sont passées. Cela nous gênait tout de même parce que nous avons rendu notre rapport le 31 mai, après un conseil qui avait arrêté les comptes le 24 mars ! Vous voyez le problème. Nous avons fait au mieux et n’avons pas voulu assortir notre rapport d’une réserve qui aurait été — je le crois sincèrement — néfaste pour le Crédit lyonnais et pcur la place en général.

Nous avons quand même voulu faire des observations dans le rapport général, d’une part portant sur les méthodes d’évaluation qui, l’an dernier, étaient en annexe — nous avons cette année été beaucoup plus clairs — et, d’autre part, en indiquant que les pertes supplémentaires qui apparaîtraient sur ces dossiers OIG seraient prises en compte dans le temps.

La clôture de 1993 s’est faite dans une situation très complexe. Je ne voudrais pas qu’à la suite des délibérations d’aujourd’hui, l’on puisse conclure que les comptes du Crédit lyonnais arrêtés fin 1993 ne l’ont pas été comme ils devaient l’être.

M. Philippe AUBERGER : J’ai trois questions à poser.

La première, puisque M. Pavie est commissaire aux comptes depuis de longues années, porte sur ce problème de provisions, qui est au coeur de notre débat et qui existait déjà sur les risques pays dans les années 1986-1987. Cela nous a été dit très clairement par M. Lévêque. Quand il est arrivé au Crédit lyonnais, on lui a parlé tout de suite d’un défaut de provisionnements pays.

N’est-ce pas à votre avis un défaut de rentabilité du Crédit lyonnais par rapport aux autres établissements bancaires, qui se traduit par ce défaut de provisionnement ? N’existe-t-il pas un problème structurel révélé par la grande grève de 1974 et traîné par le Crédit lyonnais ? Cela mettrait en cause la stratégie de fuite en avant, de prise de participations croissante et de développement des activités adoptée par le Président, alors que, par ailleurs, la rentabilité ne suivait pas ?

M. le Président : Si cela ne vous dérange pas, monsieur Auberger, nous demanderons à ces messieurs de répondre à vos questions les unes après les autres.

M. Albert PAVIE : Il est de fait que les provisions pour risques pays étaient insuffisantes au Crédit lyonnais, comme elles l’étaient dans un certain nombre de banques, mais il n’est pas douteux que le Crédit lyonnais a trainé très longtemps les séquelles de la grève de 1974 qui ont coûté extrêmement cher. Quand je suis entré au Crédit lyonnais, nous avions en francs actuels, un milliard de suspens.

Vous savez, il s’agit de tous ces chèques qui se sont promenés pendant des mois et des mois...

M. le Rapporteur : Tout le monde ne sait pas ce qui s’est passé en 1974.

M. le Président : Rappelez-le nous.

M. Albert PAVIE : En 1974 a eu lieu une grève du service informatique qui a duré près de six mois pendant lesquels le Crédit lyonnais a été obligé de payer les chèques qui lui étaient présentés sans avoir les comptes des gens qui les tiraient.

Cela a été très long. Quand je suis intervenu, il y avait un milliard de francs de l’époque à régulariser. M. Dautresme s’est attaqué au problème avec beaucoup d’énergie.

Donc, les risques pays et la situation en 1994, c’est une certitude.

Quant à la rentabilité proprement dite du Crédit lyonnais, je ne peux vous donner de chiffres précis, mais il a été souligné et reconnu par les administrateurs : « les fondamentaux du Crédit lyonnais sont sains et il n’y a pas lieu d’envisager un plan social »...

M. le Président : Quand cela a-t-il été dit ?

M. Albert PAVIE : Le 26 mars 1993.

M. le Rapporteur : Qui l’a dit ?

M. le Président : Les administrateurs ?

M. Albert PAVIE : Non. M. Gille ou le Président.

M. le Président : Lors du conseil d’administration ?

M. Albert PAVIE : Il a été dit que les fondamentaux étaient bons et, effectivement, quand on regarde le produit net bancaire... Il a été ajouté : « Il n’y a pas lieu d’envisager un plan social ».

Il a été dit aussi à ce même conseil, lorsque le Président a présenté les comptes que « c’était la quatrième fois depuis 1863 que le Crédit lyonnais présentait un compte négatif. En 1882, il y a eu le krach de l’Union Générale. En 1946, il y a eu une charge de personnels de plus 60 % et en 1974, le Crédit lyonnais était à 0,13 du bilan consolidé, ce qui aurait donné 2,5 milliards de pertes, trois fois le montant du RBE. »

M. Kevin PILGREM : Je voudrais donner une réponse plus générale sur la rentabilité du Crédit lyonnais.

Les grandes institutions sont, dans l’ensemble, peu rentables. Cela ne veut pas dire qu’elles n’ont pas la survie garantie, mais quand on regarde le taux de rentabilité de ces grandes institutions, on se rend compte que l’on peut difficilement, et surtout pas de manière concordante, se lancer dans des programmes de participation, d’investissement, dans des participations industrielles à très faible rendement. Nous savons très bien que pour pénétrer les marchés bancaires, il faut mettre beaucoup d’argent au début. Peut-être, à terme, est-ce porteur ? On peut peut-être, a posteriori, considérer que c’est ce qu’il fallait faire. Mais ces investissements coûtent beaucoup d’argent, il faut les faire à partir de bases qui soient plus rentables.

En outre, on ne peut se permettre de prendre en charge le genre de problèmes que nous avons vu malheureusement surgir au sein du Crédit lyonnais : Parretti, Fiorini, Sasea. C’est inabsorbable par une banque ayant un si faible taux de rentabilité.

Pour les autres — Maxwell, Olympia and York, etc. — cela me gêne beaucoup moins parce que, finalement, le Crédit lyonnais est une grande banque sur la place mondiale et la banque est là pour prendre des risques sur les crédits. Pour une banque de cette taille, il faut donc s’attendre à des problèmes qui vont coûter... qui coûtent 1 ou 2 milliards. Mais quand on commence à voir 5 ou 10 milliards ou plus, c’est vraiment très particulier. Quand cela survient en même temps que des investissements dans des participations à très faible taux de rendement, qu’il s’agisse d’Usinor, d’Aérospatiale, ou des investissements euro — opérationnels du style de Bergamasco en Italie, de Jover en Espagne — du Banco comercial en Espagne — il est effectivement difficile de le faire à partir d’un taux de rentabilité tel que celui que nous voyons dans les grandes institutions françaises.

M. Philippe AUBERGER : Voici ma deuxième question. Vous nous avez dit qu’il y avait une sorte de consensus, qui n’était pas tout à fait consensuel, sur la constitution et l’étalement des provisions. Je m’étonne de cette situation et voudrais savoir comment vous l’expliquez.

Car il y a les autorités monétaires et la surveillance des établissements bancaires par la Commission bancaire qui établit des normes et fait des contrôles, il y a vos contrôles qui sont coiffés par la Compagnie nationale des commissaires aux comptes, qui, me semble-t-il, vérifie les diligences que vous faites et possède une certaine autorité pouvant l’amener à faire des observations ; il y a également le tribunal de commerce dont le président a organisé les choses pour éviter un krach immobilier phénoménal à Paris.

Compte tenu de tous ces éléments, comment expliquez-vous que votre base de travail soit aussi friable alors que tout le monde s’intéresse à l’immobilier et prend des positions sur l’immobilier, qui sont parfois les mêmes et parfois contradictoires, et conduisent à émettre des réserves sur la fiabilité de votre travail ?

M. Albert PAVIE : Je vous répondrai en peu de mots.

Je me suis entretenu spécialement avec des personnalités dépendant des organismes que vous venez de citer, en présence de tiers, des problèmes d’étalement des provisions à la clôture de l’exercice 1992 sur les banques. L’une d’entre elles m’a dit textuellement : « Il ne faut pas casser les baraques ».

M. Philippe AUBERGER : Ma troisième question porte sur la surveillance des filiales étrangères. C’est un point sur lequel le dispositif du Crédit lyonnais est particulièrement fragile. Beaucoup de gens l’ont admis, même si malheureusement, aucune précaution particulière n’a été prise en dépit du fait que le Crédit lyonnais était amené à prendre des participations de plus en plus importantes. Je pense notamment à la BfG qui était un risque extrêmement lourd compte tenu du passé avec Neue Heimat et des risques immobiliers en Allemagne.

Si j’ai bien compris, en la matière, votre travail reposait sur la surveillance assurée par vos collègues qui, le cas échéant, vous envoyaient des rapports.

Que pensez-vous de cette surveillance et de ces rapports ? Quel est leur degré de fiabilité ? Comment expliquez-vous que le Crédit lyonnais soit aujourd’hui amené à engager des contentieux contre certains de vos collègues qui vérifiaient les comptes de la Sasea ?

M. Kevin PILGREM : BfG est une banque qui se cherche une voie en Allemagne. Elle connaît des difficultés car elle se situe entre les petites spécialisées et les très grandes, dont elle est très loin. Elle est, me semble-t-il, la cinquième banque en Allemagne.

C’est une banque que nous connaissons peu en vérité. Nous avons cherché à nous en approcher. L’année dernière, lors de la finalisation des négociations sur la BfG, je me suis rendu en Allemagne où j’ai eu l’occasion de parler avec deux commissaires aux comptes sur place.

J’ai discuté avec eux de la situation de la banque et de ses perspectives sur le plan stratégique. Elle ne m’est pas apparue comme une banque très fragile. C’est un pari dans le sens où il faut voir si cette banque parvient à se modifier et à se développer. Une de ses voies stratégiques est qu’elle cherche depuis deux ans à modifier sa clientèle. Cela réussira ou pas.

Le Crédit lyonnais a pris là une décision de gestion : celle d’entrer en Allemagne par le biais de cette institution. Il est extrêmement difficile d’entrer en Allemagne. Cette occasion se présentait. Un « good will » (sic) a été payé pour l’achat de la BfG, qui a été entièrement affecté, avec des négociations très dures sur les provisions à constituer au sein de la BfG avant la prise en charge, avant l’achat par le Lyonnais.

Je ne pense pas que la BfG recèle des risques particuliers. Je vois la position qu’elle a sur Metall Gesellschaft, Schneider. Je n’y vois pas du tout le genre de problème que le Crédit lyonnais a pu connaître en Hollande. C’est tout à fait différent.

De ce point de vue, il est vrai que nous nous sommes reposés sur les positions du cabinet qui s’occupait en Hollande du CLBN, CLBN étant responsable pour bien des choses. Je me permettrai de dire que nous avons attiré l’attention du Crédit lyonnais sur le fait que KPMG était responsable pour le CLBN, pour MGM, pour les affaires de MM. Parretti et Fiorini. Ils étaient très impliqués dans ces groupes, ce qui aurait pu faciliter les choses. En l’occurrence, cela n’a rien facilité, au contraire.

Sans vouloir porter un jugement sur la qualité de leur travail... vous avez parlé de procès intenté contre un cabinet, je pense que c’est compte tenu de cette situation.

Nous en avons parlé avec M. Gonzalez et M. Gille. Ils étaient conscients du problème. Effectivement, cette dispersion des responsabilités et des mandats, dans l’ensemble, n’est pas salutaire.

Je ne réponds peut-être pas entièrement à votre question ?

M. Philippe AUBERGER : On nous a cité, par exemple, le cas d’un administrateur de la Sasea... Ma mémoire est défaillante, je ne sais plus si la Sasea passait par CLBN ou...

M. Kevin PILGREM : Au départ, les crédits étaient faits à partir de CLBN.

M. Philippe AUBERGER : On nous a donc cité le cas d’une personne de KPMG qui était en même temps administrateur, ou même vice-président, de la Sasea. La situation était donc très embrouillée et en tout cas sur le plan de la déontologie française, peu explicable.

M. Kevin PILGREM : Je n’ai pas senti une question là, mais je dirai deux ou trois mots à ce sujet.

Nous avons, comme le Crédit lyonnais, appris cela après coup. Il faut dire que la Suisse est un pays très particulier — je parle bien sûr uniquement dans le cadre de nos devoirs professionnels —, de nombreux cabinets en Suisse sont issus des banques. Ce sont souvent d’anciennes filiales d’institutions financières, ce qui crée une situation difficile au départ.

Peut-être un historique de ce type explique-t-il que cette personne se trouvait dans cette situation. Ce serait clairement impossible ici et dans les pays anglo-saxons, mais je pense que cela tient probablement à l’historique, en Suisse, de l’attachement initial des cabinets de révision aux institutions financières.

M. Henri EMMANUELLI : Compte tenu de ce que vous venez de dire sur KPMG, avez-vous le sentiment que cette confusion ait pu aider à l’aggravation de la situation du Crédit lyonnais en Hollande ? Le fait que KPMG ait été chargé du contrôle des comptes et qu’en même temps, certains de ses membres président des sociétés du groupe Sasea a joué dans le mauvais sens. Cela a pu embrouiller le Crédit lyonnais dans l’appréciation de son risque.

M. Kevin PILGREM : Je ne peux pas répondre.

M. Henri EMMANUELLI : Je ne vous demande pas un avis juridique, mais votre sentiment.

M. Albert PAVIE : C’est incompatible.

M. le Président : Si, généralement, c’est incompatible, c’est bien pour éviter des situations du genre de celle à laquelle se référait M. Emmanuelli.

M. Albert PAVIE : C’est tout ce que nous pouvons dire.

M. le Président : Mais ce que je viens de dire, vous pouvez le dire.

M. Albert PAVIE : Oui. C’est une situation qui paraît dans une certaine mesure incompatible, en droit français.

Pour répondre complètement à vos questions sur l’origine des malheurs du Crédit lyonnais, un autre fait n’a pas été pris en considération, c’est l’acquisition de la Slavenburg du temps de la présidence de M. Deflassieux.

Dans l’acquisition de la Slavenburg, le Crédit lyonnais a été odieusement trompé. Il l’a achetée sur des comptes qui étaient faux. Cela a été une opération très difficile, qui a nécessité des provisions sur deux ou trois ans avec l’accord particulier de la Banque nationale hollandaise.

On avait alors mis à la Slavenburg un homme, M. Vigon, qui a redressé cette banque d’une façon extraordinaire. Moyennant quoi, par la suite, une confiance totale lui a été accordée. C’est le problème des décentralisations de responsabilités. Voilà mon sentiment : les très bonnes choses qui ont été faites à la Slavenburg ont eu ensuite une mauvaise contre-partie.

Je ferai également une observation pour compléter ce que vous disiez du produit net bancaire du Crédit lyonnais. Il faut reconnaître que les augmentations de capital faites au Crédit lyonnais pour lui permettre d’être au niveau du ratio Cooke, ont été faites par des titres qui ne rapportaient rien. Si les augmentations de capital avaient été faites en numéraire, il aurait pu en retirer une rémunération. Or, on lui a apporté les titres que vous savez et, d’ailleurs, pour les derniers, on a fait une provision, en 1993.

M. Kevin PILGREM : On a passé en charge le « good will » (sic).

M. le Rapporteur : Sur Usinor ?

M. Albert PAVIE : Sur Usinor, on a passé 200 millions.

M. Kevin PILGREM : Mais les chiffres en réalité sont allés beaucoup plus loin parce que l’investissement avoisinait 5 milliards. Il y a donc, d’une part, le coût de portage de cet investissement — l’année dernière nous avons dû prendre notre part des résultats d’Usinor, qui ont coûté 1,2 milliards en plus des frais de portage — et d’autre part, le passage en charge du « good will » (sic). Cela fait un « paquet » sur 1993.

M. le Président : Monsieur Auberger, souhaiteriez-vous poser une question complémentaire ?

M. Philippe AUBERGER : La précision qui nous est apportée est très importante.

Qu’Usinor ne soit pas une bonne affaire à court terme, tout le monde le concévait. Mais on nous a dit que c’était une bonne affaire à moyen terme, encore fallait-il arriver jusqu’au moyen terme. On nous a dit qu’Usinor n’était pas une bonne affaire pour le Crédit lyonnais.

Mais, en fait, vous nous dites aujourd’hui que la plus mauvaise affaire est un coût de portage qu’il ne fallait pas négliger s’agissant d’une banque structurellement débitrice et demanderesse sur le marché monétaire. Elle devait se financer sur le marché — elle ne pouvait pas se financer par ses propres moyens — à des taux élevés et cela n’était pas possible sur la substance du Crédit lyonnais, d’où une perte qui découlait nécessairement de ce type d’investissement et à laquelle le Crédit lyonnais ne pouvait échapper, et qu’il aurait dû prévoir. Il y a donc là manifestement un défaut de prévision initiale du Crédit lyonnais au moment de cette prise de participation.

Quand, maintenant, on propose aux autorités de tutelle de recéder la participation d’Usinor, cela prouve une erreur de gestion manifeste.

Partagez-vous ce sentiment ?

M. Gilles CARREZ : On nous assure que ces dernières années, le Crédit lyonnais a pu financer sa politique de développement, qui était très coûteuse, par des apports de fonds propres suffisants. Or, vous semblez souligner le fait qu’une partie de ces apports de fonds propres provenait de titres qui n’étaient pas liquides, pas rentables. Vous semblez donc démentir le fait que cet accompagnement en fonds propres de la politique d’expansion du Lyonnais ait été convenablement apprécié, notamment par l’Etat actionnaire.

M. Albert PAVIE : Je ne voudrais pas créer de confusions.

Premièrement, il faut distinguer le coût de portage d’une opération immobilière dans le cas où l’on a, dans l’actif de l’immobilier qui ne rapporte pas et que l’on doit payer puisqu’on travaille avec des fonds d’emprunt. On a donc un coût du portage du maintien à l’actif de cette créance immobilière dont on ne peut pas débiter les intérêts au client.

Pour les titres que l’on a apportés, qui ont pour contre-partie une augmentation de capital, il ne s’agit pas de ce que j’appellerais un coût de portage, mais d’un manque de rentabilité des capitaux propres puisque la contre-partie des titres a été mise dans le capital. C’est donc un manque de rentabilité des capitaux propres.

Il est évident que sur le plan bancaire, cette opération n’était pas favorable au Crédit lyonnais, mais sur le plan pratique, elle était bien nécessaire parce qu’il fallait rester dans les rapports du ratio Cooke. C’est l’éternel...

M. Kevin PILGREM : Je voudrais préciser deux points.

Quand je parle de coût de portage, je vois la chose globalement. Il est clair que dans la mesure où il y a des titres en face, ce ne sont pas des coûts de portage directs, mais ce sont quand même des coûts de portage.

En ce qui concerne cet investissement, je me rappelle avoir eu des discussions avec M. Gonzalez du Lyonnais où il présentait ce dossier comme un dossier pouvant être bénéficiaire dans le court-moyen terme.

M. Jean-Jacques DESCAMPS : Cela fait douze ou dix-huit ans que vous connaissez le Crédit lyonnais. Vous avez fait l’un ou l’autre allusion aux difficultés que vous rencontriez pour obtenir des informations et aux dysfonctionnements que vous constatiez dans le contrôle des affaires au sein du Crédit lyonnais.

Avez-vous constaté ces dysfonctionnements récemment ou il y a déjà longtemps ? Y avez-vous fait allusion devant les différents présidents qui se sont succédé ?

Avez-vous senti une façon différente de diriger le Crédit lyonnais entre les différents présidents que vous avez connus ? Cela a-t-il, à votre avis, influé sur les difficultés que le Crédit lyonnais a connues ?

M. Albert PAVIE : Comme je le disais, il y a eu le gros problème des chèques de la période 1974. Des efforts importants ont été faits.

Puis, depuis quatre ou cinq ans, le Crédit lyonnais a connu des difficultés au niveau des marchés. Il y avait des problèmes au niveau de la comptabilisation des opérations de marché. Je dois dire qu’au cours des trois dernières années, un effort considérable a été consenti sur ce plan afin d’y voir clair.

Il faut aussi reconnaître qu’à la suite de conversations, le contrôle interne a été renforcé, depuis quatre ans.

M. Kevin PILGREM : La Commission bancaire a imposé le « 908 » ; il s’agit d’un texte du comité de la réglementation bancaire qui ne concernait pas spécialement le Crédit lyonnais, mais la profession dans son ensemble. Cela a donné lieu à une formalisation, une structuration, une organisation un peu différente de tout ce qui tournait autour du contrôle interne, avec une obligation de rapport annuel au conseil.

M. le Président : Monsieur Descamps, avez-vous la réponse à votre question ?

M. Jean-Jacques DESCAMPS : Pas tout à fait, monsieur le Président.

Avez-vous été amenés de façon précise à alerter le Crédit lyonnais sur le fonctionnement interne de son contrôle ? Et lors de vos contrôles, vous êtes-vous heurtés à plus de difficultés sous certains présidents que sous d’autres ?

M. Kevin PILGREM : Je ne peux répondre à votre dernière question, n’ayant pas la vue historique des choses.

Je confirme cependant que nous adressons chaque année une lettre à la direction portant sur les problèmes de contrôle interne. Les problèmes de décentralisation et ceux dont nous avons parlé ce matin ont fait l’objet de communications.

M. Albert PAVIE : Pour être précis, nous avons peu de relations avec le Président, mais je dirai que j’ai eu personnellement plus d’entretiens directs avec M. Haberer qu’avec les présidents précédents.

M. Alain GRIOTTERAY : Vous avez vécu pendant des années au Crédit lyonnais en travaillant avec tous les dirigeants du Crédit lyonnais dans l’accomplissement de votre tâche. Vous avez relevé certaines notes écrites, mais l’on vit aussi avec les gens et il y a les choses que l’on se dit.

Vos interlocuteurs étaient-ils conscients de la dégradation de la situation ? Notamment, les grands cadres du Crédit lyonnais suivaient-ils aveuglément le Président sans le critiquer et sans critiquer la façon dont la maison était gérée ou certains sentaient-ils la nécessité de faire autre chose ?

Puis un nouveau Président est arrivé. Avez-vous suivi la façon dont il a arrêté les comptes pour 1993, tels qu’ils se présentent maintenant ? Avez-vous senti un changement de méthode dans la façon dont il a arrêté lesdits comptes ? Puisque vous vivez à l’intérieur de la maison, pouvez-vous nous dire comment les grands cadres ont ressenti un changement aussi total de conception ?

Par ailleurs, j’avais toujours eu l’impression que les augmentations de capital étaient très artificielles puisqu’elles se faisaient par des apports en titres et non en fonds propres. Vous avez certainement participé à une négociation qui a arrêté les apports de Thomson.

Pouvez-vous éclairer la Commission sur la façon dont s’est passée la négociation concernant l’arrêt des comptes et les 20 % dont Thomson s’est retrouvé propriétaire ?

Si j’ai bien compris, vous traitiez uniquement du Crédit lyonnais maison mère et non des filiales. Comment intégriez-vous les résultats des filiales que vous ne contrôliez pas ?

M. Albert PAVIE : Sur l’opération Thomson, nous n’avons pas été appelés à nous prononcer sur le plan financier directement. Je sais qu’elle a donné lieu à de longues et assez difficiles conversations. Ensuite, des commissaires aux apports ont été désignés, ont fait le rapport et ont approuvé les valeurs.

C’est tout ce que je peux vous dire sur l’opération Thomson.

Votre deuxième question était de savoir comment nous intégrions les résultats des filiales dans le cadre de la consolidation. C’est technique. M. Pilgrem va vous répondre.

M. Kevin PILGREM : Il existe un processus de consolidation qui est sous le contrôle du collège. Il y a des responsabilités spécifiques par cabinet pour donner des instructions et recevoir des réponses. Puis une partie du travail est commune car les deux cabinets veulent superviser le processus de consolidation. Dans l’ensemble, cela marche assez bien.

Des instructions sont donc envoyées par le collège. S’ensuit une instruction qui est un travail commun des deux cabinets. Par la suite, la remontée se fait, selon le cabinet.

En ce qui concerne la France, des filiales difficiles qui ont fait l’objet d’une gestion en indirect, c’est-à-dire pour lesquelles nous devions communiquer avec un commissaire aux comptes, la seule vraiment sensible était IB, qui a transféré une partie de ses affaires sur Colbert.

Nous avions également une responsabilité envers un certain nombre de filiales à l’étranger. Mais, il y a des cabinets qui sont normalement responsables sur place, que nous connaissons, qui sont identifiés. Nous avons des statistiques et nous savons très clairement qui s’occupe de quoi et où. Puis nous attendons la remontée des informations de la part des responsables pour ces filiales.

Tout cela marche assez bien. Nous nous arrêtons au niveau des notes de synthèse. Nous n’estimons pas nécessaire de creuser loin derrière les notes de synthèse de nos co-commissaires. Or, notre co-commissaire s’est dit très serein sur la clôture des filiales difficiles en 1992.

La qualité de l’information dépend des gens qui font les notes de synthèse. C’est leur responsabilité. Mais il y a fluidité de l’information et également un contrôle sur la réception des notes de synthèse de la part des responsables des différents dossiers.

Je vais enchainer sur la question portant sur la clôture et les nouvelles équipes.

Il est encore trop tôt. Nous croyons voir ce que veut faire M. Peyrelevade. Il est clair qu’il veut mettre en place une approche beaucoup plus collégiale, où plus de monde participe à la prise de décision. Il n’y a pas de doute que sous l’ancien régime, il y avait une pyramide à pointe extrêmement étroite. Mais il est trop tôt pour voir l’impact de cela sur la clôture 1993.

Le fait qu’il y ait eu l’OIG, ce véhicule de « defeasance » (sic) qui sort 40 milliards d’actifs — avec 14 milliards de garantie en face et 18 avec les charges d’intérêt — évacue une grande partie du problème et rend la clôture plus facile. Il n’y a pas eu le genre de débat qu’il aurait pu y avoir sinon.

L’ancienne équipe était toujours en place. Nous avons eu en face de nous François Gille, jusqu’à sa démission qui est intervenue récemment, Jean Sedel, responsable vis-à-vis de nous, en-dessous de Gille, Fournial, Sarrau, responsable de la comptabilité depuis très longtemps. C’est donc bien l’ancienne équipe qui était là, bien que la présence de Fournial soit relativement récente. C’était l’équipe qui avait essentiellement arrêté les comptes de 1992.

Il est, disais-je, un peu tôt pour voir l’impact et ressentir l’effet bénéfique d’une nouvelle approche. En descendant d’un niveau, nous avons trouvé, surtout au cours des derniers six mois, que nos interlocuteurs habituels, les personnes chargées de nous fournir l’information nécessaire pour faire notre travail correctement, étaient plutôt perdues et avares de communications.

Il était extrêmement difficile d’obtenir des informations. Les gens étaient à leur manière assez terrorisés par les changements et par cet effet abominable de médiatisation de la situation. Nous avons donc connu des difficultés accrues compte tenu de ce contexte.

Je n’ai personnellement pas vu — pas plus, probablement, que mes collègues — les effets bénéfiques d’une nouvelle approche. C’est trop tôt et trop sur le vif.

M. Alain GRIOTTERAY : Je reviens au début de ma question : vous vivez à l’intérieur de la maison en 1992, en 1993. Vous ressentez des inquiétudes, vous en parlez avec vos interlocuteurs. Quelle est leur réaction ? Partagent-ils vos préoccupations ou restent-ils, vis-à-vis de vous, les yeux fermés tous derrière le Président ?

M. Kevin PILGREM : Je dirai que les gens se sont ouverts au cours des toutes dernières semaines de notre intervention.

M. Jean-Jacques DESCAMPS : Si j’ai bien compris ce que vous dites, quand M. Haberer dit que l’on a « chargé la barque » pour l’arrêté des comptes en 1993, vous n’êtes pas d’accord ?

M. Kevin PILGREM : A-t-on chargé la barque ?

Maintenant, nous sommes cinq mois après la clôture. Quand je regarde l’ensemble des phénomènes qui sont venus à la surface depuis le début de l’année, je me dis qu’il y en a certains que nous devons intégrer normalement dans les comptes.

Il y a deux types d’événements subséquents, ceux dont nous devons tenir compte et ceux dont nous ne tenons pas compte. Il y en a un certain nombre dont il faudrait tenir compte, c’est pour cela que nous avons fait les observations que nous avons faites dans notre rapport cette année.

« Charger la barque », ce n’est pas ma conclusion.

M. le Président : Qu’en pensez-vous, Monsieur Pavie ?

M. Albert PAVIE : Tout dépend de l’avenir du marché de l’immobilier. C’est la boule de cristal.

S’il y a un redressement du marché immobilier, il y a des provisions qui ne se justifient pas. Cela change tout.

En revanche, il est évident qu’avec les Sasea et autres,... c’était mal parti.

M. le Rapporteur : Ce n’est pas ce qui a été dit par M. Gille il y a deux jours.

M. Albert PAVIE : Il a peut-être des informations que nous n’avons pas.

M. le Rapporteur : Il a parlé de 15 milliards de récupération sur les provisions.

M. Albert PAVIE : Tant mieux. Mais nous n’avons pas d’éléments dans ce sens. C’est la raison pour laquelle je dis que c’est l’avenir qui le dira.

M. Kevin PILGREM : Il est impossible pour nous de souscrire à cette thèse que l’on a chargé la barque fin 1993.

M. le Rapporteur : Je souhaiterais aborder deux problèmes.

Le premier est celui de la sélection des clients. Je veux bien que la crise immobilière touche tout le monde, mais on a tout de même l’impression qu’il y a quelques clients dont les autres banques ne voulaient pas, ce qui donne un caractère un peu exceptionnel à la situation du Crédit lyonnais. Dans l’affaire Parretti, Fiorini, il y a eu un problème de sélection des clients et de manque de prudence et de curiosité sur des gens qui avaient, pour l’un au moins, un casier judiciaire.

Arriviez-vous à prendre en compte ce type d’élément ? En aviez-vous connaissance lors de la vérification des comptes ?

Le second problème est du même ordre. J’ai l’impression que dans certains domaines du Crédit lyonnais, les méthodes bancaires n’étaient pas très orthodoxes, notamment en ce qui concerne les garanties et les sécurités. Sur le cinéma, des crédits étaient donnés à la légère, sans prendre aucune garantie ou en étant mal organisés pour faire jouer la garantie.

Il semble qu’il en allait de même sur l’immobilier puisqu’aujourd’hui, la banque semble avoir du mal à faire jouer des sécurités qui devraient normalement jouer. La façon dont elle doit dédommager des promoteurs qui lui doivent des milliards ou des centaines de millions pour leur faire làcher prise est ahurissante.

Aviez-vous les moyens de voir comment étaient vérifiées les garanties ? Si elles pouvaient effectivement jouer ?

Vous avez parlé des commissaires aux apports. Je me suis souvent étonné de voir comment étaient faites certaines vérifications d’apport. On l’a vu dans le cas de Thomson, la valorisation d’Altus a beaucoup surpris par son montant. Un audit a-t-il réellement été fait quand on a valorisé Altus ?

Pour d’autres clients, ce sont souvent des apports en nature, des titres, par exemple. Qui fait l’authentification ? Comment est calculée la valeur des titres qui ne sont pas cotés ? Ce sont des éléments extrêmement subjectifs, mais qui permettent de monter des espèces de pyramides de crédits. On l’a vu dans l’affaire Sasea, où il y a tout le temps des augmentations de capital en nature, notamment au Luxembourg, à partir de titres dont on ne connaît absolument pas la valeur et auxquels on donne sans doute une valeur extrêmement artificielle.

En ce qui concerne les sociétés civiles immobilières qui étaient lancées, aviez-vous des informations sur l’actionnariat de ces sociétés ? Il nous a été chuchoté qu’il pouvait arriver que des salariés du Crédit lyonnais aient, d’une manière ou d’une autre, participé à des tours de table de SCI ou de SNC ?

M. Albert PAVIE : Quand il y a apport en nature, il y a requête au président du tribunal de commerce qui désigne des commissaires aux apports chargés d’apprécier la valeur des apports.

Généralement, cela a fait l’objet de travaux antérieurs et les commissaires aux apports rapportent sur le sujet.

Donc, toutes les opérations d’apport de titres ont fait l’objet de cette procédure ; cela pour les apports au Crédit lyonnais.

En ce qui concerne les apports faits à l’intérieur du groupe Sasea, cela nous est complètement étranger car cela concerne les gens de ce groupe lui-même. Tout au plus, en tant que banquier, quand l’un de ses clients augmente son capital, on regarde avec quoi il l’augmente. Mais nous, nous ne le faisons pas, d’autant que tous les crédits sur Sasea-Fiorini dépendaient de la Hollande.

M. le Rapporteur : Quand il y a une augmentation de capital comme il y en a eu en 1986 sur Interpar, de 50 millions d’ECU, avec des titres qui, probablement, ne valent rien, cela permet d’afficher une société avec 50 millions de capital sur laquelle le CLBN donne des crédits en ayant un effet multiplicateur.

M. Albert PAVIE : Oui, mais c’est le problème du banquier qui regarde ce qui garantit son crédit.

M. le Rapporteur : Mais le commissaire aux apports ?

M. Albert PAVIE : Le commissaire aux apports doit se prononcer. Mais il me semble qu’au Luxembourg, il n’y en a pas.

M. le Rapporteur : C’est une profession ?

M. Albert PAVIE : En France, les commissaires aux apports sont des commissaires aux comptes. Ce sont des experts auprès des tribunaux. Ce sont des personnes désignées par le président du tribunal de commerce.

M. le Président : L’avez-vous fait vous-même ?

M. Albert PAVIE : Fréquemment.

Mais au Luxembourg, il n’y a pas de commissaires aux apports.

M. Henri EMMANUELLI : Et pour cause !

M. le Président : Monsieur le Rapporteur, avez-vous eu les réponses à vos questions ?

M. le Rapporteur : Pas tout à fait. Je n’ai pas eu de réponse sur les garanties et les sécurités qui n’étaient pas très bien organisées au Lyonnais.

M. Kevin PILGREM : Je dirai deux ou trois mots sur le sujet.

Globalement, le Crédit lyonnais fonctionne comme n’importe quelle institution sur ce plan. On a parlé de problèmes spécifiques, mais à côté de cela, il y a tout le réseau qui travaille normalement, qui a donné lieu à 3,5 milliards de provisions en dotation et 4 milliards cette année.

C’est un taux important, mais la progression est la même que dans les autres institutions financières.

Je le dis de mémoire, 100.000 heures d’inspection sont faites par le service d’inspection au Crédit lyonnais chaque année et à peu près le même nombre d’heures par les vérificateurs opérationnels à différents niveaux, auxquelles s’ajoutent les inspections sur l’étranger. Cela représente un effort de contrôle important, dans un cadre qui a été formalisé depuis deux ans.

Sur l’ensemble des opérations, nous trouvons des prises de garanties tout à fait normales. Nous examinons les procédures sur des bases de sondages parce que l’on ne peut couvrir substantiellement un pourcentage très élevé. Ce qui est important pour nous est de savoir que des systèmes de contrôle sont en place. Nous vérifions les systèmes et nous nous estimons satisfaits ainsi.

Mais, en réalité, ce n’est pas là que se posent les problèmes. En ce qui concerne l’immobilier, je ne pense qu’il y ait tellement de problèmes à faire valoir en matière de procédure de garantie. Le problème est celui de la valeur : sur un immeuble qui est financé à hauteur de 100 millions avec une perspective de 20 millions de compléments de travaux avant sa sortie, sur un marché très avancé et avec le cycle qui tourne, vous pouvez prendre une perte de 40 millions comme cela. C’est cela le problème. Normalement, l’immeuble est là et la garantie est prise, il n’y a pas de problème. Il reste la gestion de la valeur.

On peut certes penser que le banquier doit penser à tout cela lorsqu’il engage l’opération, mais les banquiers n’ont pas toujours ce réflexe.

On a parlé des risques pays tout à l’heure, c’est la même chose. Les banquiers, qui vivent pourtant dans des marchés, semblent souvent inconscients des cycles de marché. On vit là-dedans. On n’a pas le choix. Ils sont bien obligés d’être sur les marchés. C’est un problème très complexe.

Globalement donc, pour la majorité des transactions, il n’y a pas de problème de prise de garantie. La sécurité est là.

Puis il y a des dossiers qui sont traités, dans toutes les institutions, à un autre niveau. Là, les règles ne sont pas les mêmes, notamment quand il n’existe aucune limite d’autorisation au niveau des directions centrales. Maintenant, il y en a, mais avant, il n’y en avait pas.

Nous nous situons en aval de tout cela. Mais il arrive dans toutes les institutions que des décisions soient prises au niveau de la direction générale sur des crédits alors que l’ensemble de la documentation n’est pas nécessairement complètement en place, alors qu’on n’a pas tous les supports que l’on souhaiterait avoir.

Nous ne sommes pas responsables des décisions de gestion qui sont prises. En aval, nous avons à chercher partout les informations pour essayer d’évaluer les possibilités de recouvrement et de voir dans quelle mesure les garanties sont là, dans quelle mesure elles sont débordées, auquel cas il faut provisionner.

Nous examinons une situation déjà existante.

A ce niveau-là, le Président, dans une institution française, a tous les droits.

M. le Rapporteur : Vous dites les dossiers traités à un autre niveau. Lesquels ? Etaient-ils nombreux ? S’agit-il de ceux dont on parle tout le temps ?

M. Kevin PILGREM : Un dossier difficile comme celui de Pelège est un dossier sur lequel l’information était au niveau de la direction générale.

M. le Rapporteur : Mais en ce qui concerne Vaturi ?

M. Kevin PILGREM : Vaturi, c’est essentiellement couvert par Ernst, le co-commissaire. J’ai voulu discuter récemment de la partie qui nous concerne sur Vaturi, l’immeuble de Iéna, qui est quand même une grosse opération, qui devait être hôtelière au départ, et sera peut-être convertie en bureaux. C’est un dossier sur lequel il y a quelques centaines de millions de provisions. Ce dossier a été traité avec M. Bazy.

M. le Rapporteur : Et le dossier cinéma ?

M. Kevin PILGREM : Le dossier cinéma était examiné à partir de la Hollande. Pour les problèmes particuliers que nous avons eus, nous avons traité directement avec MM. Gille, Dufour, lors de visites en Hollande, pour éclairer les informations reçues par les auditeurs.

M. le Rapporteur : Cela vous paraît-il crédible que la direction générale n’ait pas été au courant de ce que faisait M. Vigon lorsqu’il était à la direction internationale ?

M. Kevin PILGREM : A ma connaissance, il n’y avait aucune limite à l’époque.

M. Albert PAVIE : Vous posiez la question des garanties pour les problèmes des crédits immobiliers.

Il est évident que pour le montage de l’opération de l’immeuble Péchiney, rue Balzac, que tout le monde connaît, tous les promoteurs ont raisonné sur un prix de vente compris entre 120.000 à 140.000 F./m2.

Aujourd’hui, on parle de 60 000 F, 70.000 F. et encore ? Qui a avancé les fonds, de bonne foi, dans l’euphorie de l’époque, sur la base des éléments de l’époque ? Puis il y a eu un retournement total du marché. Cela répond en partie au problème partiel des garanties. Il n’y avait pas nécessairement une garantie personnelle. Quand c’est un particulier, vous ou moi, qui allons à la banque demander quelque chose, on vous demande une caution...

M. le Rapporteur : C’est bien ce que les gens comprennent mal.

M. Albert PAVIE : On ne prête qu’aux riches.

M. Henri EMMANUELLI : Vous entretenez, je suppose, des relations avec l’ensemble des commissaires, au moins des discussions informelles, ne serait-ce que pour vous tenir au courant de ce qui se passe sur la place. A vos yeux, le Crédit lyonnais est-il un cas aberrant ou avez-vous vu pire ?

M. le Président : Ou analogue ?

M. Kevin PILGREM : L’avantage du Crédit lyonnais est ne pas être spécialisé dans l’immobilier. Nous aimons bien dans les banques voir une diversification des risques. Or, il est clair que dans le cas d’une banque spécialisée, il n’y a pas diversification des risques. Le Crédit lyonnais, au moins, vivait dans un monde de diversification des risques.

Dans ce contexte, je dirai que j’ai vu bien pire. Les résultats affichés par certaines banques spécialisées, attestent d’une situation bien plus problématique que celle du Crédit lyonnais.

Sur les 2 000 milliards du bilan, on parle aujourd’hui de 40 milliards pour le transfert d’OIG. Il existe des banques qui ont perdu plus que leurs fonds propres et plus qu’une fois. Pour ces banques, la situation est bien pire.

M. Henri EMMANUELLI : Dans l’immobilier.

M. Kevin PILGREM : Dans l’immobilier. Vous parliez plus spécialement de ce genre de problèmes.

M. Henri EMMANUELLI : Il faut comparer ce qui est comparable, je comprends bien que des banques spécialisées dans l’immobilier, prennent plus de risques.

Mais par rapport à des banques commerciales, en France ou à l’étranger, pensez-vous que le Crédit lyonnais soit un cas aberrant ?

M. Albert PAVIE : Sur le problème immobilier, ce n’est pas un cas spécialement aberrant. Nous nous occupons d’autres établissements bancaires spécialisés dans l’immobilier et qui connaissent beaucoup plus de difficultés proportionnellement que le Crédit lyonnais.

Mais le Crédit lyonnais a cette particularité qu’à l’immobilier s’est ajouté le cinéma qui a pesé très lourd, ainsi que la politique de banque-industrie, avec des participations à l’étranger qui n’ont pas toujours donné ce que l’on espérait — la première et la plus ancienne étant la Slavenburg — et vous disiez maintenant que la BfG en Allemagne ne s’avérait pas très rentable. On a voulu mener cette politique de banque-industrie très vite, en prenant des positions en France et à l’étranger. On est allé tous azimuts.

M. Kevin PILGREM : A mon avis, il aurait été difficile pour une banque privée d’aller aussi loin dans ses investissements, dans son expansion.

M. Henri EMMANUELLI : Et dans ses pertes.

M.Kevin PILGREM : Non, aucun problème de ce point de vue. Une banque privée peut encaisser de grosses pertes, cela dépend de ses fonds propres. Une banque privée qui a jusqu’à 40, 60, 80 milliards peut effectivement « prendre » 20 milliards ; on en a vu d’autres qui ont une situation bien pire. Cela arrive.

M. le Président : Je voudrais poser une question qui ne va peut-être pas vous plaire, mais on a le sentiment que dans les relations entre le Crédit lyonnais et son actionnaire de référence, plus précisément, entre le Président et ses interlocuteurs, les choses basculent en août 1993.

Chez ses interlocuteurs, chez l’actionnaire, on croit comprendre que c’est en août qu’ils prennent la mesure de l’ampleur de problèmes qu’apparemment ils ne soupçonnaient pas, et qu’ils ont le sentiment d’avoir été trompés par la banque.

Est-ce que les chiffres que le Crédit lyonnais, et plus précisément M. Haberer, agite jusqu’en juillet-août 1993, — et les apaisements qu’il essaie de donner à ses actionnaires — sont erronés, trompeurs, ou peut-on imaginer que le Président disait ce qu’il savait ?

M. Albert PAVIE : N’ayant pas assisté aux entretiens entre le Président et les représentants de l’actionnaire, il est difficile de vous répondre.

M. le Président : Vous avez entendu les chiffres.

M. Albert PAVIE : En revanche, ce que je peux vous dire, et là, il y a une preuve tangible — c’est que nous avons demandé — M. Haberer s’y est volontiers plié — qu’il soit mentionné dans un communiqué de presse — il faudrait que nous le recherchions, je ne sais plus si c’est après l’arrêté des comptes de juin 1992, ou celui du 31 décembre 1992 — qu’il y aurait encore à passer des provisions importantes. C’est écrit dans un communiqué de presse parce que nous l’avons demandé. Le montant n’y figure peut-être pas, mais il suffit de retrouver ce communiqué. Je n’ose pas affirmer que c’était dans le compte rendu du conseil d’administration.

M. le Rapporteur : Sinon, M. Haberer ne l’aurait pas accepté ?

M. Albert PAVIE : Si M. Haberer s’y est plié très volontiers. Ce n’était pas prévu dans le projet. Cela ne veut pas dire...

M. le Rapporteur : Vous vous souvenez de la date du conseil ?

M. Albert PAVIE : Il faut reprendre la date du communiqué. Je ne voudrais pas dire d’inexactitudes.

M. Kevin PILGREM : Je voudrais vous donner quelques chiffres, afin que vous puissiez réfléchir sur eux et trouver une réponse à votre question.

Si l’on regarde les chiffres affichés en 1992, il est évident, pour un lecteur attentif de la plaquette, que vous trouvez plus ou moins les mêmes résultats, hors OIG, que cette année. Vous êtes à moins 7. Vous avez 2 milliards de pertes et 5 milliards de provisions reprises.

Cette année on est à moins 7. Beaucoup d’éléments entrent enjeu. Il y a également une reprise de provisions sur les risques pays de 1,8. Mais on n’en est pas loin.

Si l’on regarde les provisions constituées en 1992, on n’est pas loin des 20 milliards. Si l’on regarde les provisions constituées en 1993, on n’est pas loin des 20 milliards.

Certes, mais il y a OIG. Si l’on regarde l’OIG aujourd’hui, en dehors du coût du portage — 4 milliards de F. n’est pas tout à fait le coût de portage — on parle de 14,4 ; en réalité, ce chiffre est plutôt 13, dans la mesure où l’on a repris des éléments d’actifs à des valeurs comptables qui ont fait que l’on a pu reprendre des provisions pour 1,5 milliard environ. En supposant que la moitié de ces 14 milliards soit attribuable à la dégradation, cela nous laisse quelques 6 milliards. Si j’ai bien compris la Commission bancaire, d’après ce que l’on me dit, avait conclu sur un chiffre d’au moins 4 milliards en avril-mai dernier.

Je ne vois donc pas de surprise dans cette situation.

M. Albert PAVIE : Les principaux chiffres que vient de citer M. Pilgrem, vous les retrouverez, monsieur le Rapporteur, dans notre lettre à M. Alphandéry, que vous avez...

M. le Rapporteur : Que nous n’avons pas...

M. Albert PAVIE : M. le secrétaire général m’a dit qu’il la demandait au cabinet du ministre.

M. le Rapporteur : Nous l’aurons sûrement, mais pour des raisons pratiques...

M. Albert PAVIE : Je ne pense pas qu’il y ait d’inconvénients à ce qu’elle vous soit communiquée.

M. Philippe AUBERGER : A la suite de ce qui vient d’être dit, j’aurais une question précise à poser : pourquoi ce chiffre mythique de 7 milliards ? On s’est calé à 6,9 milliards pour éviter de passer 7.

M. Albert PAVIE : C’est un chiffre mythique !

M. Kevin PILGREM : Pour nous, cela aurait pu être bien autre chose car, comme je le disais tout à l’heure, en ce qui concerne les provisions, on a une grande souplesse.

Mais le Crédit lyonnais est obligé de respecter les règles des ratio. Nous savons que, de toute manière, nous tombons au-dessous des ratio fin 1993, mais nous nous le permettons parce que nous avons une augmentation de capital en cours. Il est clair que tout écart par rapport à ces 7 milliards devait obligatoirement déboucher sur des compléments au niveau de l’augmentation de capital.

M. le Rapporteur : La Commission bancaire fait un distinguo dans les provisions de 1993 entre les provisions exceptionnelles de 6,2 et les provisions courantes de 11,6.

Etablissez-vous ce genre de distinction et pouvez-vous nous donner la répartition des provisions de 1993, notamment pour les plus gros risques ?

M. Albert PAVIE : De mémoire, je ne peux pas. Mais nous pourrons vous les donner.

M. Kevin PILGREM : Nous n’établissons pas de distinction. C’est un peu subjectif, tel ou tel point de vue détermine ce qui est exceptionnel et ce qui est courant. Nous vous transmettrons, si vous le souhaitez, une analyse des 17 milliards passés.

M. le Rapporteur : Si je pouvais l’avoir pour 1992 également.

M. Kevin PILGREM : Bien sûr.

M. le Président : Messieurs, nous vous remercions.

Audition de M. Marc LADREIT de LACHARRIÈRE,

Président de FIMALAC,

membre du conseil d’administration du Crédit lyonnais

en tant que personnalité qualifiée de septembre 1986 à début 1994

(Extrait du procès-verbal de la première séance du 8 juin 1994)

Présidence de M. Philippe Séguin, Président

M. le Président lui rappelle que les dispositions législatives relatives aux commissions d’enquête lui ont été communiquées. A l’invitation du Président, M. Marc Ladreit de Lacharriè prête serment.

M. le Rapporteur : Monsieur le Président, vous avez été membre du conseil d’administration du Crédit lyonnais pendant plusieurs années. A partir de 1991, avez-vous senti, au travers des déclarations du président au conseil d’administration, une certaine inquiétude sur des dossiers qui devaient ensuite se révéler assez lourds comme ceux de l’immobilier et du cinéma ? Certes, les procès-verbaux des conseils d’administration portent peu de traces de bilans sur l’immobilier ou le cinéma, mais le président du Crédit lyonnais vous faisait-il part, hors procès-verbal, des difficultés que pouvaient rencontrer le CLBN, d’autres filiales ou le Crédit lyonnais lui-même ?

M. Marc LADREIT de LACHARRIÈRE : Comme vous l’avez rappelé, je suis membre du conseil d’administration du Crédit lyonnais depuis six ans. Les inquiétudes qui pouvaient être formulées par le président l’étaient en conseil. Hors conseil, donc hors procès-verbal, nous n’avions aucune réunion sur aucun sujet, de quelque nature que ce soit, relatif au Crédit lyonnais.

Vous avez cité deux dossiers spécifiques, à savoir, le cinéma et la politique immobilière. En ce qui concerne le cinéma, bien entendu, il en parlait au sein du conseil d’administration et il y faisait part de ses inquiétudes.

Au cours d’un des conseils auxquels j’ai assisté, ont été évoqués les problèmes concernant l’affaire du cinéma, et plus spécifiquement la société en Hollande. Nous avions alors constaté qu’il y avait sûrement eu, de la part des dirigeants de cette filiale, dont le nom m’échappe mais que je vais retrouver...

M. le Rapporteur : Le CLBN.

M. Marc LADREIT de LACHARRIÈRE : Oui, le CLBN, un dépassement complet des pouvoirs du dirigeant. Le président du Crédit lyonnais en a parlé au sein du conseil, mais, à mon avis, la digue était déjà très largement entamée et il n’était plus possible d’éviter le gouffre financier.

On en a notamment parlé lors du conseil d’administration du 26 mars 1993, au cours duquel ont été examinés les mauvais résultats de l’exercice 1992. J’y ai relevé que les mauvais résultats de l’exercice 1992 du Crédit lyonnais étaient principalement dûs aux engagements pris par le Crédit lyonnais Bank Nederland.

Donc, nous en parlions au sein des conseils du Crédit lyonnais.

M. le Rapporteur : M. le Président, vous évoquez le conseil d’administration du 26 mars 1993, mais sur les grandes options prises par le Crédit lyonnais, de façon prudente ou imprudente, sur l’affaire MGM, par exemple, avez-vous le sentiment d’avoir été vraiment tenu au courant ? Est-ce qu’au conseil d’administration, le président racontait ce qu’il voulait bien raconter ou bien avez-vous le sentiment d’avoir bénéficié d’un suivi particulier des grands dossiers ?

M. le Président : Je complèterai la question. Monsieur le Président, vous siégez ou vous avez siégé dans d’autres conseils d’administration. Le conseil d’administration d’une entreprise dont l’Etat est le principal actionnaire est-il différent du conseil d’administration d’une société privée ?

M. Marc LADREIT de LACHARRIÈRE : Je commencerai par répondre à la question posée par M. le Président. Le vrai sujet est de savoir quelle est la différence entre un conseil d’administration d’une entreprise privée par rapport au conseil d’administration d’une entreprise publique.

Dans une entreprise privée, le conseil d’administration élit et révoque le président.

M. Emmanuelli a l’air de faire la moue.

M. Henri EMMANUELLI : Non, je ne fais rien, monsieur. Je vous écoute.

M. Marc LADREIT de LACHARRIÉRE : Donc, dans les conseils d’administration où je me trouve, comme ceux de l’Oréal, de Canal Plus ou d’autres sociétés de cette nature, le Conseil élit ou révoque le président. Par nature, au sein de ces sociétés, un contre-pouvoir est exercé par le conseil d’administration.

Dans les entreprises publiques, la situation est différente, pour deux raisons. En premier lieu, le président du conseil d’administration est de jure élu par le conseil d’administration, mais de facto, nommé par deux responsables de l’Etat : le Premier ministre et le Président de la République. Par nature, il est d’une essence supérieure, grâce ou à cause de sa nomination. Il est donc très important de comprendre que dans une entreprise publique, le conseil d’administration a un effet de jure, mais n’a pas d’effet de facto sur la nomination ou la révocation de son président. Donc, le contre-feu ou le contre-pouvoir n’est pas exercé par le conseil d’administration mais par les autorités représentant le pouvoir gouvernemental.

En second lieu, est exercé au sein des entreprises publiques, par les autorités gouvernementales, une action macro-économique qui a un rôle de régulateur de l’activité économique. Je citerai deux exemples. Lorsqu’une banque publique subit des pertes, l’autorité gouvernementale peut souhaiter jouer ce rôle régulateur de l’activité économique en faisant étaler les pertes par non-recapitalisation de la banque, parce qu’elle ne souhaite pas apporter immédiatement des fonds propres ou pour une raison qui peut être la sauvegarde de la place financière.

Autre exemple, lorsque, en septembre 1993, le Premier ministre a demandé la suspension de la mise en place des plans sociaux dans les entreprises publiques qui, je le rappelle, concernait 13.000 salariés, nous étions aussi dans le cadre du pouvoir régulateur de l’activité économique, puisque cette décision n’avait rien à voir avec l’intérêt spécifique des entreprises concernées.

Pour ces deux raisons qui tiennent, d’une part, aux conditions de nomination et de révocation du président et, d’autre part, aux pouvoirs de gestion de l’entreprise, les situations sont différentes.

Donc, le pouvoir même émane d’origines différentes — pour l’entreprise privée, le conseil d’administration, pour l’entreprise publique, le Premier ministre et le Président de la République — et dans une entreprise publique, les contre-pouvoirs et les contre-feux sont exercés par ceux que l’autorité gouvernementale délègue pour les assurer.

En d’autres termes, moi qui ai une plus grande expérience des entreprises privées que des entreprises publiques, je dirai que le conseil d’administration d’une entreprise publique s’apparente davantage à ce qu’on appelle sur le plan international les « international advisory groups » (sic), c’est-à-dire les comités consultatifs que les grandes compagnies internationales, comme Nestlé ou IBM, mettent en place auprès de leur conseil d’administration. Ces pouvoirs, vus par moi à la lumière de six ans d’expérience dans ce domaine, s’apparentent davantage à un pouvoir de cette nature qu’à un vrai pouvoir de conseil d’administration.

M. le Président : Monsieur le Rapporteur, voulez-vous rappeler le fond de votre question ?

M. le Rapporteur : Avez-vous été tenu au courant de ce qui se passait dans le cinéma et dans l’immobilier ?

M. Marc LADREIT de LACHARRIÈRE : Comme je vous l’ai indiqué, nous étions tenus au courant. J’ai fait allusion à un conseil d’administration. Je pourrais faire allusion à d’autres où on nous parlait de l’évolution du cinéma et de ses conséquences sur les comptes du Crédit lyonnais. On nous parlait également de l’évolution de la politique immobilière, notamment des plus-values réalisées pour les comptes de 1988. Au cours d’un autre conseil auquel j’ai assisté, le président nous a indiqué que la politique immobilière du Crédit lyonnais avait conduit à réaliser des plus-values importantes en 1988. J’avais appelé l’attention du conseil du 13 avril 1989 sur le montant de ces plus-values. Il m’avait été répondu qu’en 1988, dans les résultats du Crédit lyonnais, les plus-values brutes de cession du patrimoine immobilier avaient été de l’ordre d’un milliard de F. C’est M. Gille qui m’avait fait cette réponse.

M. le Rapporteur : Estimez-vous que M. Haberer aurait pu redresser les comptes du Crédit lyonnais s’il avait été maintenu à la tête de la banque ?

M. Marc LADREIT de LACHARRIÈRE : Sur ce point, seul M. Haberer peut vous répondre. Seul le président du Crédit lyonnais et les directeurs généraux du Crédit lyonnais peuvent vous répondre. Mais pourquoi pas ?

M. Alain GRIOTTERAY : Monsieur le Président, j’ai entendu la distinction que vous avez établie entre le fonctionnement du conseil d’une entreprise privée et celui d’une entreprise publique. Il n’en reste pas moins que lorsqu’on est administrateur, on est responsable. A moins que les conseils aient été purement formels, je conçois difficilement le président parlant et personne ne posant de questions.

Compte tenu du climat qui s’était développé, notamment à partir d’articles parus dans la presse, autour de certains clients sulfureux ou privilégiés, je m’étonne qu’un administrateur de votre importance n’ait pas eu la curiosité de manifester une inquiétude qui s’était d’ailleurs propagée : on en parlait à Paris et dans la presse... Ces rumeurs pouvaient être inexactes, mais elles incitaient à interroger le président et la direction du Crédit lyonnais sur leur valeur et sur les risques réels représentés par des clients comme ceux dont on parlait déjà beaucoup.

M. Marc LADREIT de LACHARRIÈRE : Quelle est votre question ?

M. Alain GRIOTTERAY : Avez-vous eu l’occasion, soit au conseil, soit en dehors du conseil, d’exprimer votre inquiétude au président, car il y avait, à mon avis, de quoi être préoccupé ?

M. Marc LADREIT de LACHARRIÈRE : Vous avez eu raison de dire qu’un administrateur est responsable. Donc, si vous avez des inquiétudes à formuler, ce n’est pas hors conseil, mais c’est en conseil qu’il faut le faire. J’ai moi-même fait part d’un certain nombre d’inquiétudes. J’ai notamment fait part d’inquiétudes au sujet du dossier SASEA, dossier important. J’ai fait référence aux inquiétudes que nous pouvions lire dans les journaux.

Précisément, lors du conseil du 23 septembre 1993, qui n’est pas tellement ancien, j’ai demandé des explications sur les risques SASEA en évoquant — rétrospectivement, comme vous venez de me le suggérer — les rumeurs qui circulaient dans les rédactions des journaux, selon lesquelles le Crédit lyonnais aurait constitué des provisions insuffisantes sur SASEA et encourait de surcroît un risque judiciaire important dans le cadre de la procédure de faillite mettant en jeu un passif de 15 milliards de F. C’est ce que nous lisions tous dans les journaux.

Donc, au conseil du 23 septembre 1993, j’ai demandé des explications à ce sujet. Et j’ai indiqué que si ces rumeurs étaient fausses, il fallait apporter un démenti vigoureux dans la presse. Il m’a été répondu par deux personnes, M. Gille, le directeur financier du Crédit lyonnais dont c’étaitle rôle de répondre, et M. Beaufret, le représentant du Trésor, tout cela étant acté dans les conseils du Crédit lyonnais. Ils m’ont assuré que les provisions avaient été intégralement couvertes et que le risque d’extension du passif de SASEA était « sans objet », pour M. Gille, et « limité » pour M. Beaufret.

Vous le voyez, j’ai obéi à vos conseils rétrospectivement en posant des questions sur les rumeurs que la presse pouvait évoquer dans ses colonnes.

M. Philippe AUBERGER : Monsieur le Président, afin de mieux situer sa responsabilité et l’importance de sa place au sein du conseil d’administration, je souhaiterais savoir dans quelles conditions et pour quelles raisons M. Marc Ladreit de Lacharrière a été nommé administrateur du Crédit lyonnais. Etait-il représentant de certains milieux industriels ou financier ? Quel type d’expérience les pouvoirs publics souhaitaient-ils lui voir apporter au Crédit lyonnais ?

M. Marc LADREIT de LACHARRIÈRE : Monsieur le Député, lorsque j’ai été nommé, en septembre 1986, je n’étais — je ne suis d’ailleurs toujours pas — le représentant d’aucun intérêt économique et financier de quelque nature que ce soit. Mais à l’époque, j’étais le numéro deux de L’Oréal. Et je présume que les pouvoirs publics ont souhaité me faire entrer au sein du conseil d’administration du Crédit lyonnais parce qu’un représentant de l’Oréal pouvait apporter au Crédit lyonnais des avis et des éclairages sur sa stratégie de développement ou sur sa politique tout court.

M. Philippe AUBERGER : S’agissant précisément de la stratégie de développement, vous avez connu principalement deux présidents, M. Jean-Maxime Lévêque, puis M. Jean-Yves Haberer. Après quelques mois de présidence, M. Jean-Yves Haberer a annoncé de façon assez ferme, peut-être même un peu tonitruante, urbi ei orbi, qu’il allait donner un dynamisme nouveau au Crédit lyonnais, qu’il entendait faire de cet établissement le premier de la place européenne continentale et qu’il allait développer une importante stratégie de prises de participations. Vous n’ignorez pas que cette stratégie a fait l’objet de contestations, notamment de la part du milieu bancaire, certains disent par jalousie, d’autres par prudence un peu excessive ; le Crédit lyonnais a donc été mis en garde sur une stratégie qui pouvait, par certains aspects, apparaître un peu aventureuse. Simultanément, M. Haberer avait une excellente réputation. Il avait été directeur du Trésor et il avait indiscutablement l’oreille des pouvoirs publics, en particulier du ministre de l’Economie.

Partagiez-vous cette stratégie, en acceptiez-vous les risques ? Quelle était votre position, étant donné que vous étiez personnalité qualifiée et que vous apportiez un oeil extérieur au conseil d’administration ?

M. Marc LADREIT de LACHARRIÈRE : Vous avez parfaitement raison de me rappeller que je suis membre du conseil d’administration depuis 1986. Selon moi, il existe une continuité de la politique menée par le Crédit lyonnais depuis mon entrée au sein de son conseil, c’est-à-dire depuis septembre 1986.

Deux axes de développement ont été définis par les présidents successifs : d’un côté, le développement européen du Crédit lyonnais, entamé en grande partie par M. Lévêque, et, de l’autre côté, la politique qui a consisté à aider et à épauler un certain nombre d’entreprises dans leur développement — tous dossiers dont la presse s’est fait l’écho : le groupe de M. Pinault, le groupe de M. Arnault, le groupe de M. Bouygues, le groupe de M. Bolloré, etc.

Ces deux stratégies ont été développées — je ne dis pas « initiées », car elles ont pu l’être avant que je sois membre du conseil d’administration — dès les années 1986. Les participations industrielles et le développement européen ont été entamés dès 1986. De plus, elles étaient bénies par les pouvoirs publics, puisque, dès 1986, l’autorité de l’Etat a laissé se développer cette stratégie dans les deux directions. Ces deux directions devaient être appréciées à leur juste valeur par les pouvoirs publics, puisqu’elles étaient conduites par les hommes nommés par le Premier ministre et par le Président de la République.

M. Philippe AUBERGER : Les premiers soubresauts qu’a connus le Crédit lyonnais sont intervenus en 1991, lorsque l’affaire du CLBN est apparue au grand jour. En particulier, M. Haberer, dans une interview du « Monde a dû se justifier et expliquer qu’il avait procédé à certaines réorganisations et mises à la retraite. Déjà, plusieurs journaux se faisaient l’écho des relations Paretti-SASEA. En outre, il est apparu assez rapidement que le Crédit lyonnais était particulièrement engagé dans le domaine immobilier et que celui-ci était l’objet d’une spéculation sans doute un peu excessive.

Ces deux éléments-là ne vous ont-ils pas alerté, compte tenu du fait que le Crédit lyonnais était une banque publique et qu’il ne paraissait pas véritablement de l’intérêt des pouvoirs publics de faciliter le financement du cinéma américain ou la spéculation immobilière ? N’y avait-il pas une contradiction entre le statut du Crédit lyonnais et une activité sans doute excessive dans ces deux secteurs ?

M. Marc LADREIT de LACHARRIÈRE : Je crois avoir déjà répondu à cette question, puisque j’ai indiqué que nous avons appelé l’attention, dans le conseil de septembre 1993, sur le rôle de la presse concernant ces risques. Les membres de la direction générale du Crédit lyonnais nous ont répondu que les risques n’étaient pas aussi importants que la presse l’indiquait.

S’agissant d’une banque aussi importante — je crois savoir qu’elle représente environ huit millions de comptes — le développement du Crédit lyonnais se faisait selon les axes choisis par cette maison. A partir du moment où ces axes étaient connus et où nous avions l’impression et la certitude qu’ils étaient bien menés... Malheureusement, comme je l’ai déjà indiqué, nous avons remarqué un dépassement des pouvoirs et de l’autorité du directeur de la banque en Hollande. Aussitôt que cela a été connu, l’endiguement a commencé, mais trop tard. Mais nous ne le savions pas, à ce moment-là.

M. Henri EMMANUELLI : Nous essayons de nous faire une opinion a posteriori. Cela n’est pas facile, car entre-temps, beaucoup de choses ont été écrites, dites et faites, à commencer par la création de cette Commission d’enquête.

Il existe, en gros, deux façons de présenter ce qui s’est passé. La première consiste à dire, et on a beaucoup entendu cette version, qu’une banque d’une telle importance — 2 000 milliards de F. de bilan, des millions de comptes — ne peut guère fonctionner sans casser d’oeufs. La seconde consiste à dire qu’il y a eu une mauvaise gestion et des risques inconsidérés.

Ce que je vais vous demander n’est pas facile et peut-être d’ailleurs ne pourrez-vous pas répondre. Puis-je me permettre de vous demander de faire un retour à juin 1993, de faire un peu abstraction de ce qui s’est passé par la suite et de répondre à la question suivante. Puisque vous étiez personnalité qualifiée extérieure à cette technostructure et à l’actionnaire Etat, si vous aviez dû, à ce moment-là, en supposant qu’il se fût agi du conseil d’administration d’une entreprise privée, renouveler le mandat de M. Haberer, auriez-vous été plutôt dans la disposition d’esprit de le faire ou dans celle de dire : « non absolument pas » ? Je sais que cela n’est pas facile.

M. Marc LADREIT de LACHARRIÈRE : Ce n’est pas que ce ne soit pas facile, mais je ne suis pas habilité à répondre à cette question, parce que, comme je vous l’ai indiqué, de facto, la décision de nommer ou de révoquer le président d’une entreprise publique appartient au Président de la République et au Premier ministre.

M. le Président : S’ils vous avaient consulté, que leur auriez-vous répondu ?

M. Marc LADREIT de LACHARRIÈRE : Ils ne m’ont pas consulté.

M. Henri EMMANUELLI : J’allais dire : supposons que vous ayez été dans un conseil d’administration privé. Tout à l’heure, je n’entendais pas contester vos propos ; je pensais que dans les conseils d’administration privés, tout dépend de l’existence ou de l’absence d’un actionnaire de référence. Les choses se passent très différemment si le capital est complètement dispersé où s’il y a un actionnaire majoritaire. Mais ce n’est pas ma question. Vous ne souhaitez pas répondre à la question ? Je parle à l’homme.

M. Marc LADREIT de LACHARRIÈRE : Je n’ai aucun moyen de répondre à la question.

M. Henri EMMANUELLI : Je n’aurai pas le mauvais goût d’insister.

M. le Président : N’avez-vous pas une appréciation à formuler sur la politique qui a été conduite par le Crédit lyonnais ? Le Crédit lyonnais se retrouve tout de même dans une situation difficile : la presse, une commission d’enquête, l’opinion publique... que sais-je ? Comment en est-on arrivé là ? Y a-t-il une affaire du Crédit lyonnais ou tout cela vous paraît-il exagéré ?

M. Marc LADREIT de LACHARRIÈRE : Il n’y a pas une affaire du Crédit lyonnais, je ne crois pas. Il y a eu, peut-être, beaucoup d’affaires qui ont malheureusement mal tourné. Combien y en a-t-il ? En tout cas deux ou trois d’importance. S’il n’y avait pas eu ces deux ou trois affaires très importantes, dont SASEA, dont nous parlions précédemment, je pense que le Crédit lyonnais aurait pu s’en sortir plus facilement.

M. le Président : Sauf qu’il était peut-être, si nous avons bien compris, le plus exposé, compte tenu de sa stratégie, à une mauvaise conjoncture économique ?

M. Marc LADREIT de LACHARRIÈRE : Vous avez tout à fait raison, monsieur le Président.

A mon avis, deux aspects sont à prendre en compte : d’une part, sûrement des mauvais contrôles au sein d’un certain nombre de filiales — je le constate, puisqu’on a découvert, après coup, cette affaire de la Hollande, qui montre bien qu’il n’y avait pas de contrôles — et, d’autre part, une anticipation plus forte que prévue sur la reprise économique.

Dois-je dire que beaucoup de personnes se sont trompées ? Dois-je dire aussi que pour 1993, pratiquement jusqu’au dernier moment, il était prévu, du côté des autorités gouvernementales, un taux de croissance économique et que peu de personnes alertaient les pouvoirs publics sur le fait qu’en réalité, on était plutôt en récession.

M. Yves FRÉVILLE : Monsieur le Président, vous avez fait état de vos interventions au conseil en mars 1993 et en septembre 1993. Il n’empêche que les premiers comptes réellement mauvais ont été les comptes semestriels de l’année 1992. C’est à la suite de la publication de ces comptes que les autorités gouvernementales ont eu leur attention attirée sur les problèmes du Crédit lyonnais et ont décidé de renforcer le contrôle de la Commission bancaire.

Comment ces comptes semestriels ont-ils été présentés au conseil d’administration ? Avez-vous été informé de la mise sous surveillance du Crédit lyonnais par la Commission bancaire à cette époque, c’est-à-dire fin 1992 ?

M. Marc LADREIT de LACHARRIÈRE : Nous n’étions pas informés, pour reprendre votre expression, « de la mise sous surveillance par la Commission bancaire ». Le rôle de la Commission bancaire, c’est de surveiller les banques, ce n’est pas de les mettre sous surveillance. Car elles sont toujours sous surveillance.

M. Yves FRÉVILLE : Disons, sous surveillance continue.

M. Marc LADREIT de LACHARRIÈRE : Je ne suis pas un spécialiste du droit bancaire, mais je crois que la Commission bancaire a précisément comme responsabilité de surveiller les comptes des banques pour la sauvegarde de la place financière. C’est plutôt à la Banque de France qu’il faut poser cette question. Personnellement, je n’ai jamais entendu évoquer au sein du conseil d’administration du Crédit lyonnais une mise sous surveillance de la banque.

M. Yves FRÉVILLE : Mais vous avez été tenu au courant des comptes du premier semestre 1992.

M. Marc LADREIT de LACHARRIÈRE : Bien sûr, puisqu’il y avait deux natures de conseils d’administration : les conseils d’administration ayant trait à l’évolution du Crédit lyonnais, au cours desquels étaient faits des exposés généraux sur tel ou tel aspect — la politique de communication du Crédit lyonnais, l’information interne, etc. — et ceux relatifs aux résultats semestriels et annuels.

Donc, en septembre 1992, bien entendu, nous avons entendu un exposé sur les comptes semestriels. Ces comptes semestriels, comme je vous l’ai indiqué, sont examinés préalablement par la Commission bancaire et par l’organisme de tutelle, à savoir le Trésor. Ils sont ensuite soumis au conseil par le président. Dès lors que les contre-feux, à savoir le contrôle, sont assurés au préalable par la Commission bancaire et par le ministère des Finances, le rôle du conseil d’administration est d’entériner ce qui a été préparé et étudié au préalable.

M. Alain GRIOTTERAY : Je comprends très bien que le président n’ait pas voulu répondre à la question de M. Emmanuelli, qui relevait de la politique-fiction. « Que ferait-on si... ? » Vous avez dit que puisque tel n’était pas le cas, vous ne pouviez pas répondre. Je poserai la question différemment. Que fait, dans un conseil de société de ce genre, une personnalité qui a été choisie parce qu’elle est qualifiée, et personne ne peut contester que c’est votre cas, s’il constate des anomalies graves, puisqu’il n’est pas responsable de la désignation du président et considère, à juste titre, que les représentants de l’Etat sont là pour critiquer, ou avertir le Gouvernement, s’il y a lieu ? Que peut faire une personnalité autonome, qui, certes, a été nommée par l’Etat, mais n’est pas là pour représenter ses intérêts mais comme une sorte de grand expert ? Que peut-il faire, s’il trouve des anomalies ? Car je pourrais avoir l’impression que vous n’avez pas vu d’anomalies graves.

M. Marc LADREIT de LACHARRIÈRE : Ce n’est pas tout à fait ce que j’ai dit. J’ai simplement dit que lorsque la presse, notamment — je constate que la presse joue un rôle important — alertait ou appelait l’attention sur tel ou tel aspect, et j’ai cité l’exemple de SASEA, une personnalité qualifiée demandait instantanément ce qu’il en était exactement.

M. le Président : Mais visiblement, il fallait que vous preniez votre information dans la presse. Elle ne vous arrivait pas autrement.

M. Marc LADREIT de LACHARRIÈRE : Non, parce que celle-là était très importante. Je vous signale aussi qu’au sein du conseil d’administration, le président du Crédit lyonnais et ses directeurs généraux faisaient des exposés sur les problèmes qu’ils pouvaient avoir : dans le domaine du cinéma, dans le domaine X, Y ou Z...

Donc, mon rôle, tel que je le concevais, compte tenu de la différenciation que j’évoquais entre le conseil d’administration d’une entreprise publique et d’une entreprise privée, c’était de m’assurer que les contre-feux, le contrôle, avaient bien fonctionné au préalable. C’est la raison pour laquelle, puisque M. le Rapporteur faisait allusion à l’ensemble des conseils d’administration, à partir de ce moment-là, les représentants de l’Etat répondaient aux questions posées sur les aspects que nous voulions évoquer.

M. le Président : A cet égard, vous nous parliez de la conjonction des opinions du représentant de l’administration du Crédit lyonnais et du représentant du Trésor. Vous n’avez jamais senti une dissociation du front Crédit lyonnais-Trésor ?

M. Marc LADREIT de LACHARRIÈRE : Monsieur le Président, en règle générale, je dirai presque tout le temps, il me semble, mais je n’étais pas dans les arcanes gouvernementales, en ce qui concerne les résultats, qu’il y avait des réunions préalables, puisque, lorsque le conseil approuvait les comptes, la direction générale et les autorités représentant l’Etat avaient l’air d’être très au courant des comptes, puisque certains représentants de l’Etat répondaient aux questions. Je m’étais formulé l’appréciation que puisqu’ils pouvaient répondre aux questions, ils devaient avoir eu connaissance des comptes avant moi.

M. le Président : Ce qui apparaissait pour vous comme une garantie ?

M. Marc LADREIT de LACHARRIÈRE : Ce qui apparaissait pour moi comme une garantie, en effet.

Dans une entreprise privée, pour répondre précisément à votre question, monsieur le député, si un administrateur se pose une question, il peut interroger les commissaires aux comptes et leur demander un avis sur tel ou tel sujet.

M. Gilles CARREZ : Monsieur le Président, je comprends bien que, s’agissant des comptes, à partir du moment où ceux-ci faisaient l’objet d’un accord préalable de la Commission bancaire ou du Trésor, il était difficile pour un administrateur tel que vous de revenir sur la nature de ces comptes. En revanche, des dossiers autres que ceux purement financiers étaient présentés au conseil. L’ancien président nous a expliqué qu’il faisait régulièrement des exposés thématiques, par exemple, sur le secteur de l’immobilier ou un survol de l’ensemble des participations industrielles ou sur le cinéma. Lors de ces interventions, n’était-il pas possible à tel ou tel administrateur, compte tenu de son expérience générale, de porter un jugement sur la manière dont se déroulait la stratégie de développement et d’expansion ?

M. Marc LADREIT de LACHARRIÈRE : Ce que vous a dit l’ancien président est tout à fait exact. Il y avait des exposés thématiques sur tel ou tel sujet, mais c’étaient des exposés de caractère assez général. Si on prend l’exemple de la politique immobilière, celle-ci s’analyse sur le long terme ; tant que vous n’avez pas vendu des immeubles, vous ne savez pas si elle est positive ou négative. Il nous arrivait, moi le premier, de poser des questions, de demander : « Est-ce que cela rapporte ? ».

C’est la question que j’ai posée lors d’un des conseils — je n’ai plus la date en mémoire, mais je pourrai vous l’indiquer, si vous le souhaitez — où on nous parlait de la politique immobilière, et on m’a répondu : « Cela rapporte beaucoup, puisque, sur les résultats de 1988, nous avons réalisé une plus-value d’un milliard de F. sur une cession de biens ».

M. Gilles CARREZ : Ce qui est frappant, s’agissant de l’immobilier, c’est que, dès les années 1991 et 1992, le montant des engagements du Crédit lyonnais, soit directement soit à travers ses filiales, sans porter de jugement sur leur qualité, apparaît très supérieur à ceux de toutes les autres banques comparables de la place. Des administrateurs tels que vous, pouvaient-ils demander des explications à ce sujet ?

M. Marc LADREIT de LACHARRIÈRE : Il faut savoir de quoi on parle lorsqu’on traite de l’immobilier au Crédit lyonnais comme dans toute autre banque. S’agit-il de la politique immobilière du Crédit lyonnais en tant que propriétaire, c’est-à-dire des acquisitions ou cessions d’actifs immobiliers, ou des engagements bancaires du Crédit lyonnais auprès de promoteurs, marchands de biens ou organismes de cette nature ? Ce sont deux sujets très différents.

M. Gilles CARREZ : Plutôt du second type d’activité.

M. Marc LADREIT de LACHARRIÈRE : C’est du premier dont je parlais, car lorsque le Crédit lyonnais faisait un exposé, c’était sur la politique de développement du Crédit lyonnais dans sa stratégie immobilière en tant que propriétaire de biens immobiliers. C’est dans ce domaine que j’ai pu dire qu’il avait été répondu qu’elle s’était révélée positive, en tout cas jusqu’en 1988, puisqu’il y avait eu ce milliard de F. de plus-values.

Votre question comporte un second volet : parlait-on de la politique des crédits immobiliers au niveau des huit millions de comptes du Crédit lyonnais ? A partir du moment où l’on abordait ce sujet, encore fallait-il l’aborder en totalité et évoquer l’ensemble des prêts effectués dans le domaine immobilier, tant en direction des promoteurs et des marchands de bien qu’en direction des personnes physiques et des sociétés qui voulaient acquérir un bien immobilier, siège social ou autre.

Ce sujet n’apparaissait pas au sein du conseil d’administration, parce qu’il existait un comité consultatif chargé de donner des avis sur les engagements bancaires. Je ne peux pas vous donner mon point de vue, car je n’ai jamais assisté physiquement à aucune de ses réunions. J’en étais membre, mais j’ai toujours donné mon pouvoir de délégation, parce que mes activités m’empêchaient d’y aller.

M. le Rapporteur : Quand on lit les comptes rendus du conseil d’administration, on ne peut s’empêcher de noter son extraordinaire passivité. Il écoute presque bouche bée ce que dit le président du Crédit lyonnais. Il y a quelques malheureuses questions sur la communication ou sur la politique sociale, de la part des représentants des syndicats, mais pour le reste, on ne trouve aucune interpellation sur des dossiers qui allaient se révéler singulièrement graves.

Ces conseils d’administration servaient-ils à quelque chose ? C’est la question que tout le monde se pose. Il n’y a jamais une seule question sur un des dossiers qui font aujourd’hui problème — peut-être sur SASEA, mais il a fallu attendre deux ans —, notamment sur l’immobilier. Je n’ai pas vu une seule question sur le cas Pelège, par exemple. Personne ne s’inquiète de l’augmentation des crédits Pelège même après l’affaire de la SAE ! C’est tout de même extraordinaire !

Excusez-moi, c’est un peu une interpellation, mais je me pose des questions sur la réalité et la nécessité d’un tel conseil d’administration.

M. Marc LADREIT de LACHARRIÈRE : Il ne m’appartient pas, n’étant pas la puissance publique, de porter un jugement sur l’intérêt d’un conseil d’administration dans une entreprise publique. Je ne suis pas habilité à répondre à cette question. Par ailleurs, je rappelle que les ordres du jour du conseil d’administration d’une entreprise publique sont définis par le président nommé par la puissance publique. A tort ou à défaut — je ne suis pas habilité à le dire — les principaux crédits ouverts sur les huit millions de comptes ne sont pas soumis pour accord au conseil d’administration. Et quand bien même ils le seraient, d’une part, il faudrait que nous nous réunissions jour et nuit, car pour examiner huit millions de comptes, nous aurions beaucoup de travail à effectuer, et, d’autre part, nous n’aurions pas les moyens techniques pour apprécier, au départ, si tel ou tel crédit doit être consenti ou pas à tel ou tel client. Ce n’est pas le rôle d’un conseil d’administration. J’ai siégé dans des conseils d’administration de banques privées, et ce n’est pas le rôle du conseil d’administration d’une banque privée d’analyser l’ensemble des crédits accordés par la banque.

M. le Rapporteur : Entendons-nous bien. Ce n’est certes pas son rôle de donner un avis sur tel engagement, mais on peut tout de même poser des questions, s’interroger, ne serait-ce qu’au travers des questions diverses, sur tel ou tel dossier dont tout le monde parle.

M. Marc LADREIT de LACHARRIÈRE : S’agissant de M. Pelège, la presse en parlait peut-être moins, mais lorsqu’on a parlé de l’affaire SASEA, je le répète, j’ai immédiatement demandé des explications.

M. le Président : Pour compléter la question de M. le Rapporteur et pour revenir à la distinction que vous établissiez entre les vocations respectives des conseils d’administration des banques privées et ceux des banques publiques, on n’a pas l’impression que les présidents vous faisaient jouer le rôle que vous avez défini, c’est-à-dire celui de conseil stratégique. Vous demandait-on vraiment votre avis sur la stratégie ?

M. Marc LADREIT de LACHARRIÈRE : On nous demandait notre avis et un éclairage sur un certain nombre de sujets relativement importants pour le développement du Crédit lyonnais. De temps en temps, on appelait notre attention sur les installations à effectuer en Europe. Il était très important de connaître le point de vue de personnalités comme Gilbert Trigano, le président du Club Méditerranée, ou Raymond Lévy, le président de Renault, voire moi-même, compte tenu de mon expérience à L’Oréal.

Ainsi, lors du conseil du 20 décembre 1989, j’ai soutenu la stratégie de présence du Crédit lyonnais au niveau européen, car je pensais qu’il était très important pour une banque française d’être installée pratiquement partout en Europe, car j’avais connu, du temps où j’étais à l’Oréal, les difficultés que l’on pouvait avoir dès lors que les banques françaises n’étaient pas installées sur le plan international. En particulier, lorsque vous mettez en place une internationalisation de la trésorerie, chaque banque doit être implantée dans chacun des pays. Chacun donnait son avis sur ce sujet et nous apportions notre soutien à la direction générale du Crédit lyonnais pour ces implantations.

De même, nous faisions des réflexions sur la communication interne. La direction générale sollicitait notre éclairage et nous demandait comment nous avions nous-mêmes organisé cet aspect au sein de nos propres entreprises, afin d’appuyer leur développement en fonction de nos idées.

De même en ce qui concerne la formation du personnel. A partir du moment où le Crédit lyonnais devenait une affaire beaucoup plus européenne, j’avais moi-même suggéré qu’on fasse de plus en plus appel aux cadres supérieurs formés par des universités étrangères.

C’est à peu près ce qui se passe dans les comités consultatifs des grands groupes internationaux où chacun des participants donne un avis sur des sujets concernant son propre développement.

M. Jean-Jacques DESCAMPS : Pour la participation du Crédit lyonnais dans Usinor-Sacilor, le conseil d’administration a-t-il été interrogé ou informé ?

M. Marc LADREIT de LACHARRIÈRE : Interrogé à quel point de vue ?

M. Jean-Jacques DESCAMPS : La participation du Lyonnais dans Usinor-Sacilor a-t-elle fait l’objet d’une information au conseil ou d’une demande d’avis autorisé ? Y a-t-il eu un débat.

M. le Président : D’une modification ou d’une interrogation ?

M. Marc LADREIT de LACHARRIÈRE : Je vais élargir le sujet. Il y avait beaucoup d’augmentations de capital par apports successifs de participations dans les entreprises publiques. Je n’ai pas de souvenir concernant Usinor-Sacilor. Peut-être n’étais-je pas présent ce jour-là. En tout cas, je n’ai pas, ce jour-là, fait de commentaire. En revanche, je peux vous dire que chaque fois que l’Etat envisageait d’apporter tout ou partie d’une participation dans une entreprise publique au capital du Crédit lyonnais, c’était une information ex post. On ne nous soumettait pas l’autorisation au préalable. On nous disait : voilà ce qui va se passer, on vous informe, êtes-vous d’accord ?

Je prendrai un exemple précis. Lorsqu’il a été apporté 2°% du capital des A.G.F., il y a eu un échange. Si mes souvenirs sont bons, le Crédit lyonnais a apporté aux AGF 16 % de la BFCE. — je parle sous le contrôle de M. le Rapporteur — et les AGF. 2 % de leur capital au Crédit lyonnais. Je me suis félicité de cet apport, parce que je pensais qu’il était très intéressant pour une banque comme le Crédit lyonnais de nouer des liens avec une grande compagnie d’assurance, la deuxième française.

M. Philipe AUBERGER : Vous avez dit que le Crédit lyonnais avait joué un rôle très important dans des affaires comme Arnault, Pinault, Bolloré, Pelège et Tapie-Adidas.

M. Marc LADREIT de LACHARRIÈRE : Je n’ai pas parlé de Pelège ni de Tapie-Adidas.

M. Philippe AUBERGER : On peut citer aussi, en tout cas, la SAE et Tapie-Adidas. Dans ces cinq dossiers, il est incontestable que le Crédit lyonnais a joué un rôle déterminant. Ce n’était pas lui l’attaquant, mais il était toujours du côté de l’attaquant. S’il n’avait pas fourni des munitions, l’attaque n’aurait pas pu avoir lieu et être couronnée de succès.

Que vous inspire cette stratégie du Crédit lyonnais de soutien à t’attaquant ? Estimez-vous que le Crédit lyonnais était parfaitement dans son rôle et qu’il était normal qu’il y consacre les moyens très importants qu’il y a mis, au prix d’un risque élevé ? Le cas échéant, si le Crédit lyonnais s’était trouvé en face d’un de vos adversaires dans une opération qui puisse vous concerner dans vos affaires personnelles, quelle aurait été votre réaction en tant qu’administrateur du Crédit lyonnais ?

M. Marc LADREIT de LACHARRIÈRE : Si vous le permettez, je vais élargir un peu le sujet. Là aussi, il faut bien savoir ce dont on parle. Je ne peux parler que de choses que je connais.

Je suis administrateur du Crédit lyonnais depuis septembre 1986. Comme je l’ai indiqué, depuis cette date, il y a une continuité dans la stratégie du Crédit lyonnais. Votre question comporte deux aspects : d’une part, les participations que le Crédit lyonnais pouvait prendre, sur ses fonds propres, dans tel ou tel groupe industriel, et, d’autre part, les crédits qu’il pouvait consentir à tel ou tel groupe industriel. Votre question a-t-elle trait aux crédits consentis ou aux participations que prenait le Crédit lyonnais dans les affaires que vous citiez ?

M. Philippe AUBERGER : Les deux, car il est incontestable qu’à chaque fois, il a fait les deux. Il a accepté de prendre des risques en capital et surtout il a accompagné les OPA. Par exemple, quand Arnault a pris d’assaut LVMH, quand Pinault a pris d’assaut Le Printemps, quand Bolloré a pris d’assaut les entreprises de navigation, quand Pelège a essayé de prendre d’assaut la SAE ou Tapie, Adidas, il a apporté à la fois un soutien en capital et surtout des crédits formidables pour fournir des munitions afin de réussir les OPA très risquées.

M. Marc LADRET DE LACHARRIÈRE : Je ne peux pas parler des entreprises l’une après l’autre. Je ne suis pas habilité pour connaître la stratégie vis-à-vis de M. Pinault, de M. Arnault, de M. Bolloré, de M. Bouygues et compagnie. Donc, je ne répondrai pas à cette question, car je ne suis pas habilité pour le faire.

Je dirai simplement qu’il faut bien voir que sur le plan général, nous avons, en France, des entreprises qui ont des capitaux propres relativement faibles. Nous le savons, hélas ! Avant 1980, avant la nationalisation des banques d’affaires par le gouvernement de gauche, c’était le rôle des banques d’affaires de faire naître et d’accompagner les entrepreneurs de demain. Paribas et Suez ont joué ce rôle. Après les nationalisations, pour des raisons que j’ignore, elles ont moins joué ce rôle-là et il est exact que le Crédit lyonnais a joué un rôle positif dans l’émergence de nouveaux entrepreneurs et dans le développement des entrepreneurs existants. C’est tout ce que je peux dire sur ce sujet.

M. le Président : Y-a-t-il d’autres questions ?... Monsieur le président, je vous remercie.

Audition de M. Pierre GISSEROT,

Chef du service de l’inspection générale des Finances,

membre du conseil d’administration du Crédit lyonnais,

représentant de l’Etat depuis septembre 1986

(Extrait du procès-verbal de la première séance du 8 juin 1994)

Présidence de M. Philippe Séguin, Président

M. Pierre Gisserot est introduit.

M. le Président lui rappelle que les dispositions législatives relatives aux commissions d’enquête lui ont été communiquées. A l’invitation du Président, M. Pierre Gisserot prête serment.

M. Pierre GISSEROT : Je pense que compte tenu de mes fonctions de responsable d’un corps de contrôle, vous serez plus particulièrement intéressés par l’éclairage que je pourrai vous apporter sur le second point de votre mission, à savoir, comment se sont exercés ou comment auraient dû s’exercer les contrôles sur le Crédit lyonnais. Je souhaiterais néanmoins dire quelques mots sur la première partie, c’est-à-dire les causes de la situation financière du Crédit lyonnais.

Vous vous en doutez, depuis de nombreux mois, j’ai souvent réfléchi à cette question. Je tombe toujours sur le même point central : la filiale néerlandaise du Crédit lyonnais, le CLBN.

Le coût, vous le connaissez maintenant à peu près : 15 à 18 milliards de F. Une incertitude : la SASEA, dont les contentieux ne sont pas encore suffisamment avancés pour être sûr d’y voir parfaitement clair.

Personnellement, je pense que sans ce risque excessif pris par cette filiale, le Crédit lyonnais aurait pu surmonter sans difficulté majeure, malgré une politique un peu audacieuse la très grave crise économique que nous avons connue dans la période 1992-1993.

En revanche, avec cette crise et ce sinistre, il est évident que c’était impossible. De toute façon, cette perte représentait deux ou trois années normales de bénéfice, et les dernières années n’ont pas été normales.

Une somme importante a été perdue. Pourquoi ? Pourquoi ces risques excessifs ont-ils été pris ? Comment ont-ils pu être pris ? Par qui ? Qui savait, c’est une question importante ? Quant a-t-on su ?

Je dois vous avouer que je dois répondre avec une certaine tristesse de ne pas avoir de vraie réponse à apporter à ces questions, même si l’ouvrage de votre Rapporteur m’a largement éclairé sur certains faits et certains hommes.

Vous connaissez la position de Jean-Yves Haberer : les dirigeants de la filiale ont désobéi et n’ont pas rendu compte, en temps utile, à la maison-mère de ce qu’ils avaient fait.

J’ignore ce que Jean-Yves Haberer a pu vous dire. Je le connais personnellement depuis longtemps. Je n’ai à ce jour personnellement pas de raison de mettre sa parole en doute.

Donc, comme la plupart des administrateurs, je pense même tous, j’ai pris connaissance de l’importance de ce sinistre au début de 1991, et de sa colossale importance, progressivement, en 1991 et en 1992.

Pour moi, l’important est de savoir si le Crédit lyonnais est seulement victime d’une escroquerie ou si certains de ses agents s’en sont rendus complices. A ma connaissance, toutes les enquêtes effectuées, à l’intérieur du Crédit lyonnais ou à l’occasion de quelques contentieux — je pense notamment à l’affaire Parretti — n’ont rien pu prouver en la matière, si ce n’est beaucoup de légèreté.

Pour moi, aussi grave et même peut-être plus grave encore que la perte dans cette affaire, est le dysfonctionnement interne dont elle témoigne. Il me paraît impossible qu’au niveau central, même si personne n’a donné sa bénédiction à ces prêts, personne n’ait été rapidement tenu au courant. L’information n’est pas remontée à mon avis ni vers le Président — j’en suis sûr — ni certainement en temps utile vers le conseil d’administration.

Nous tombons là sur un gros défaut de certaines grandes entreprises françaises, notamment publiques, à savoir l’exercice un peu trop monarchique du pouvoir.

Je connais bien Jean-Yves Haberer. Il est certain que c’était un patron un peu craint. L’information n’est pas remontée comme elle l’aurait dû.

J’ajouterai, avec plus de prudence, que les rivalités qui existaient entre quelques barons de cette grande banque n’ont sans doute pas facilité les choses.

J’y reviendrai à propos du contrôle, en évoquant l’autonomie excessive laissée aux filiales.

Cela étant, en ce qui concerne la situation du Crédit lyonnais au 31 décembre 1993 — je précise bien, à cette date —, je pense que les médias ont été un peu excessifs en laissant entendre que la banque était au bord du dépôt de bilan. Il y a là une distance que je ne parcourrai point.

7 milliards de F. de déficit, c’est beaucoup, beaucoup trop, mais il ne faut pas oublier de les rapporter à la taille de l’entreprise dont le montant du bilan, ne l’oublions jamais, est supérieur à celui du budget de l’Etat.

Je dirai également, et j’ai conscience d’aller à contre-courant, que quelques éléments positifs permettent de penser qu’à cette date, les intérêts patrimoniaux de l’Etat ne sont pas nécesairement définitivement compromis. Il a tout de même été constitué, pendant ces quelques années, un réseau international de très grande qualité, auquel le successeur de Jean-Yves Haberer a la sagesse de ne pas vouloir s’attaquer.

Je pense aussi que la grande sensibilité du groupe à la conjoncture ne devrait logiquement pas jouer à sens unique, Sous réserve, bien évidemment, des dommages causés à l’image de la banque. Il est encore un peu trop tôt pour les apprécier, mais ces dommages sont graves.

J’en viens maintenant aux contrôles qui se sont ou qui auraient dû s’exercer sur le groupe. Vous ne serez pas étonnés si je les examine principalement sous l’angle du conseil d’administration, puisque je suis administrateur et que j’ai été administrateur d’un certain nombre d’entreprises publiques.

Quel est le rôle normal d’un administrateur représentant l’Etat dans une entreprise publique ? Je m’efforcerai de l’expliquer à partir de mon expérience personnelle.

Ce rôle va du « tout puissant » à l’« observateur qui essaie d’être bien informé ».

Le tout-puissant, je l’ai connu à TF 1 quand le Gouvernement m’avait demandé de surveiller la privatisation de cette chaîne. J’y ai passé dix heures par jour pendant quatre ou cinq mois. J’y voyais tout. Je crois que je savais tout ce qui s’y passait.

Le rôle d’observateur influent, je l’ai connu, dans certaines circonstances, soit lorsque je représentais le Ministre des Finances qui n’était pas le tuteur principal à la compagnie nationale du Rhône, par exemple, soit lorsque je représentais le ministère ayant la tutelle mais pouvais me trouver en conflit avec l’exercice de celle-ci. Je prendrai l’exemple du CEPME dont je vice-préside le conseil de surveillance depuis maintenant sept ans. Il est certain qu’il y a des contradictions entre la politique de banalisation poursuivie par la direction du Trésor, que je ne critique pas du tout, et les missions de service public du CEPME : prêter aux petites et moyennes entreprises dans de bonnes conditions. Je pense que j’étais mieux placé que le représentant du Trésor, pour signaler cette contradiction à l’attention des ministres successifs. Je me réjouis d’ailleurs que cette action menée conjointement avec le président Rebuffel ait contribué à ce que le Gouvernement actuel prenne récemment les décisions stratégiques qui s’imposaient.

J’en viens au Crédit lyonnais. En l’occurrence, sous deux réserves, je qualifierai mon rôle comme étant celui d’un observateur et d’un surveillant, ce qui est le rôle classique d’un administrateur d’une entreprise, qu’elle soit publique ou privée.

La première réserve tient aux conditions de nomination du Président : il n’est pas élu par le conseil, il est nommé par la puissance publique. Cela change beaucoup les rapports de forces à l’intérieur d’un conseil, surtout quand le Président entretient de bonnes relations avec le ministre, ce qui est généralement le cas. Quand les relations sont mauvaises, il reste rarement très longtemps président.

La seconde réserve — je la regrette plus — tient à la composition du conseil et à ses représentations tripartites. Le fait qu’il y ait des représentants du personnel fait que dans beaucoup de conseils — ce n’est pas le cas au CEPME mais c’était le cas au Crédit lyonnais —, les décisions importantes se prennent hors conseil. On présente au conseil ce qui est déjà connu.

A cet égard, je dois rendre hommage aux représentants du personnel au conseil d’administration du Crédit lyonnais qui, sans doute mieux informés que nous, parce qu’ils ont de bons réseaux d’information intérieure, ont posé vite, plus vite que nous, les bonnes questions.

Quelles sont les tâches d’un administrateur ?

La première consiste à approuver les comptes et à les interpréter. Il ne faut pas être hypocrite, le pouvoir d’approbation est assez fictif. Si aucune anomalie n’apparaît dans les comptes et si ces comptes sont certifiés par les commissaires aux comptes, il n’y a vraiment pas de raison de ne pas les approuver. Je suis professionnellement très bien placé pour connaître les moyens nécessaires pour porter un jugement sur l’exactitude de comptes d’un organisme même moins important que le Crédit lyonnais car nous ne vérifions jamais des organismes de l’importance du Crédit lyonnais. Ce n’est pas à l’échelle d’un administrateur.

Ce qui me paraît beaucoup plus grave, c’est que non seulement les moyens des administrateurs ne sont pas suffisants, mais que ceux des commissaires aux comptes ne le sont pas non plus. Pour attester les comptes du Crédit lyonnais, les commissaires aux comptes disposent de 9.500 heures par an, ce qui représente six à sept employés par an. Mon expérience de responsable à l’inspection des finances me permet de dire qu’avec sept personnes par an, on ne peut pas certifier les comptes d’une entreprise comme le Crédit lyonnais, surtout si la certification de ces comptes comprend la globalisation. Il y a donc là un réel problème de moyens.

Je pense également que la mission des commissaires aux comptes est trop restreinte. La consolidation, c’est bien mais les commissaires aux comptes devraient avoir un pouvoir de contrôle sinon des filiales, du moins du contrôle qui s’exerce à l’intérieur des filiales.

Une fois les comptes approuvés et je crois que je les ai toujours approuvés, il faut les interpréter. Je pense que cela a été fait correctement, sauf, peut-être, sur un point. Nous n’avons peut-être pas vu suffisamment à temps l’insuffisance de fonds de roulement du Crédit lyonnais. Le fait qu’aucun analyste de la place ou des places étrangères, sauf un américain, ne l’ait détecté ne m’empêche pas de le regretter.

La seconde grande tâche d’un administrateur concerne la surveillance de la politique générale de l’entreprise. Je dois vous dire très franchement que je n’ai pas vu, jusqu’en fin 1992, de divergence entre la politique suivie par le Président et celle que le Gouvernement ou le Ministre souhaitait qu’il suive, qu’il s’agisse de la banque-industrie, qu’il s’agisse de l’internationalisation du réseau ou du soutien à l’économie correspondant à une politique assez généreuse d’octroi de crédits.

Pour un administrateur représentant l’Etat et ne représentant pas la tutelle, il importe de voir comment fonctionne la tutelle. Elle est exercée par le Trésor. A-t-il bien fait son travail ? J’ai toujours eu l’impression qu’il le faisait bien. Pour préparer cette réunion, j’ai relu toutes les notes envoyées par la direction du Trésor au ministre. Cela a plus que confirmé mes impressions. Vous en avez eu connaissance, monsieur le Président, messieurs les députés. Dans la mesure de ses moyens et compte tenu des difficultés pour obtenir de l’information, le Trésor a fait ce qu’il pouvait.

Dernière mission importante d’un administrateur, s’assurer que l’organisation interne de l’entreprise est efficiente — c’est un point auquel je suis particulièrement sensible — et que le contrôle interne fonctionne correctement. Jusqu’au début 1991, je n’avais pas de raison de penser que le contrôle interne fonctionnait mal. Je m’abritais à tort, sans doute, sur le fait que la Commission bancaire avait estimé, en 1987, que les procédures de contrôle interne étaient décentes.

Je me suis rendu compte des graves défauts du contrôle interne du Crédit lyonnais, au début de 1991, à l’occasion d’une conversation avec Hervé de Gouyon. Il venait d’être nommé responsable de l’inspection générale du Crédit lyonnais et il m’a parlé de la façon dont était organisée l’inspection générale. Il est certain que le système était beaucoup trop décentralisé. Chaque directeur, chaque direction, notamment la direction internationale qui est la plus délicate, était beaucoup trop indépendant.

En revanche, le système mis en place depuis 1991 devrait être relativement efficient. Malheureusement il a été mis en place trop tard. Je pense qu’il aurait permis de détecter beaucoup plus tôt ce qui s’est passé dans la filiale néerlandaise.

Voilà en quelques mots ce que fait un administrateur. Je le dis franchement, c’est pour moi un bilan médiocrement satisfaisant.

Que faire pour rendre plus efficace le rôle des administrateurs, le contrôle d’une entreprise par son conseil ?

Je ferai quelques suggestions qui ne sont pas révolutionnaires, mais qui, à mon avis, ne sont pas sans importance et qui sont toutes orientées vers le même objectif, à savoir faire en sorte que l’administrateur soit mieux informé qu’il ne l’est actuellement. Car on ne peut pas agir si on n’est pas bien informé.

Premièrement, il faut choisir entre deux formules : soit, chaque fonctionnaire ne peut être plus d’une fois administrateur, soit il convient de créer un corps d’administrateurs de société fonctionnaires uniquement chargés de cela. Il faut beaucoup de temps pour suivre une grosse entreprise.

Deuxièmement, il y a, dans l’administration, des gens qui ont du temps. Dans ma génération, je connais beaucoup de fonctionnaires dans les grands corps administratifs ou d’ingénieurs, qui souhaiteraient travailler plus et surtout exercer plus de responsabilités. Je crois qu’il faudrait plutôt choisir des administrateurs parmi ceux qui ont du temps et qui ont encore souvent d’assez grandes qualités intellectuelles.

Troisièmement, je pense qu’il faudrait réunir obligatoirement, avant chaque conseil, tous les administrateurs représentant l’Etat avec les représentants de la tutelle et, s’il existe, le commissaire du gouvernement ou le contrôleur d’Etat. J’ai vu dans une affaire récente, la Française des jeux, à quel point peut être utile un contrôleur d’Etat connaissant bien une maison. Qu’au moins chacun de ceux qui représentent l’Etat soit au courant de ce que savent les autres. Je pense qu’on en saurait déjà beaucoup plus.

Avant les séances des comptes, il serait bon d’inviter à ces réunions les commissaires aux comptes, et s’il s’agit d’une banque, un représentant de la Commission bancaire.

J’ai déjà parlé de la nécessité de renforcer le commissariat aux comptes. Je pense également nécessaire de renforcer les moyens de la Commission bancaire. Avec les moyens dont elle dispose actuellement, je ne pense pas qu’elle puisse surveiller effectivement l’ensemble du secteur bancaire. Je le dis d’autant plus volontiers qu’il est de notoriété publique que la Banque de France ne manque pas de gens de bonne qualité qui ne sont pas toujours aussi utilisés qu’ils le devraient. Je pense donc que la Commission bancaire, gravitant dans cette orbite, devrait voir ses moyens renforcés assez facilement.

Je pense également que la Commission bancaire devrait s’attacher plus encore qu’elle le fait — nous nous efforçons nous-mêmes de le faire davantage — à contrôler les contrôleurs.

Je conclurai sur deux idées à mon avis encore insuffisamment répandues dans le monde administratif et dans le monde de l’entreprise.

En premier lieu, le contrôle devient à la fois de plus en plus nécessaire et de plus en plus délicat à exercer, notamment dans le domaine financier. Pourquoi ? Les entreprises sont de plus en plus internationales, les dossiers sont de plus en plus internationaux, les procédures et les produits sont de plus en plus complexes, les frontières sont presque totalement ouvertes et donnent accès à des pays où on ne sait pas ce qui se passe. En outre, et je me sens obligé de le dire : depuis trente ans que je suis inspecteur des finances, j’assiste à un grave développement des comportements moralement répréhensibles. Je crois pouvoir dire qu’à dimension égale, par rapport à l’époque où j’étais jeune inspecteur des finances, il faut deux à trois fois plus de moyens pour vérifier un organisme.

En second lieu, le contrôle a moins pour objectif de sanctionner que de prévenir. Il vaut mieux empêcher les dégâts. Le contrôle doit donc pouvoir être très rapide, presque en temps réel. Pour cela, contrairement à une idée répandue, il faut privilégier au moins autant sinon plus le contrôle interne par rapport au contrôle externe. Théoriquement, un conseil d’administration est un organe interne à une société. Mon expérience personnelle, mais elle est partagée par beaucoup de mes collègues membres de conseils d’entreprises publiques ou privées, me prouve que le conseil est souvent devenu un organisme trop extérieur à la société. Cela est d’autant plus vrai que l’entreprise est plus grande, plus complexe et publique.

M. le Rapporteur : Monsieur l’inspecteur général, vous nous avez dit que la filiale néerlandaise était une des causes essentielles, sinon la principale, des difficultés actuelles, ce que je crois volontiers. Se pose dès lors le problème de la remontée de l’information. M. Haberer dit que ce sont les dirigeants de la filiale qui ont désobéi. C’est une chose à vérifier. Il n’en reste pas moins que la direction internationale devait tout de même être au courant.

M. Vigon était le directeur pour l’Europe au sein de la direction internationale et M. Wolkenstein était à la tête de la direction internationale. J’imagine mal quand même que M. Vigon qui a « porté le chapeau » dans cette affaire, bien qu’il puisse avoir pas mal de torts, ait à assumer seul le dysfonctionnement de la tutelle du CLBN exercée par la direction internationale. Selon vous, M. Wolkenstein était-il au courant de la distribution invraisemblable de crédits faite par le CLBN, non seulement dans les affaires connues, mais également dans d’autres affaires de cinéma où les règles prudentielles de base n’étaient pas respectées ? Par exemple, les garanties de bonne fin sur les films étaient rarement demandées, ce qui exposait le Crédit lyonnais et le CLBN à des risques considérables qui se sont d’ailleurs concrétisés.

Par ailleurs, dans l’opération de la MGM, un prêt au montant très élevé a été accordé par une agence parisienne à un autre client du Crédit lyonnais, M. Bickart, de la famille Sénéclauze, c’est l’opération Sealion. C’était sans doute une opération imaginée par le CLBN, mais dont l’exécution était le fait du Crédit lyonnais France. Quelqu’un, à un moment, a bien dû jouer le rôle d’interface entre la direction des agences de Paris et la direction internationale. Par conséquent, au niveau de la direction générale ou de la direction financière, c’est-à-dire de M. Gille et peut-être d’autres, quelqu’un devait être au courant.

Enfin, compte tenu de l’aspect médiatique de l’affaire M.G.M. — on sait que M. Haberer était très attaché aux problèmes de médias — et du volume de crédits engagés, je conçois mal que le Président, même craint, n’ait pas été informé.

Si on examine échelon par échelon, à quel niveau a pu éventuellement être bloquée l’information sur les engagements excessifs du CLBN ?

M. Didier MIGAUD : Je souhaiterais prolonger la question. Vous n’êtes pas le premier à nous parler du caractère monarchique du pouvoir du président du Crédit lyonnais. Mais dans le même temps, et vous avez vous-même insisté, on parle de féodalités fortes, de système de baronnies, de système très décentralisé avec une trop grande indépendance laissée à des filiales ou à d’autres structures. Cela peut paraître contradictoire.

Selon vous, qu’est-ce qui l’emporte dans la fonctionnement : l’aspect monarchique du pouvoir ou l’indépendance excessive de certaines structures ? En fonction de l’expérience qui est la vôtre, est-il concevable que ce patron monarchique puisse ne pas avoir connaissance d’engagements de filiales de son groupe ?

M. Gilles CARREZ : S’agissant plus particulièrement du CLBN, est-ce qu’il n’y aurait pas eu, compte tenu du fait que le droit des sociétés est différent en Hollande — forte présence de directions locales, présence au sein du conseil et d’autres instances de décision de représentants du personnel —, des entraves ou des limites aux contrôles qui auraient dû s’exercer par rapport à la maison mère ?

M. Pierre GISSEROT : Je crois avoir déjà partiellement répondu aux questions de M. d’Aubert. Je ne suis pas sûr de pouvoir répondre beaucoup plus. J’ai dit que je ne concevais pas qu’au niveau central, des personnes n’aient pas été tenues au courant plus rapidement que nous et même que le président. Qui ? C’est vraisemblablement à la direction internationale. Est-ce monté jusqu’au niveau de M. Alexis Wolkenstein ? Je ne peux pas vous le dire. Je ne le sais pas.

M. le Rapporteur : On a la preuve que des engagements de crédits ont été réalisés avec l’accord de M. Wolkenstein. En outre, les lettres envoyées par la Banque de Hollande au Crédit lyonnais étaient adressées au Président du Crédit lyonnais. Je doute qu’elle les envoyait au directeur de l’international. Elles les envoyaient à M. Haberer.

M. Pierre GISSEROT : Je ne connais pas ces courriers. Il serait donc malhonnête de ma part d’en parler.

M. le Rapporteur : Tout le monde parle de ces courriers. Ils existent. En particulier, certains insistent sur le fait que les règles prudentielles n’étaient pas respectées par le CLBN et sur le fait que le CLBN ne voulait pas globaliser et consolider le risque Fiorini et le risque Parretti.

M. Pierre GISSEROT : J’ai entendu parler de ces lettres. J’ai demandé pour ne rien vous cacher à la Direction du Trésor, si elle en avait entendu parler. Elle en a entendu parler. Elle ne semble pas les connaître plus que moi.

Je ne vois pas d’incompatibilité entre le caractère un peu monarchique du pouvoir et le fait que le président ait été mal informé. Le Crédit lyonnais, « monarchie » avait de grandes féodalités assez indépendantes. Le Président voulait suivre personnellement toutes les relations avec ses principaux barons ; il est évident qu’un homme, quelles que soient ses capacités de travail, ne peut pas y arriver. Je l’ai dit à Jean-Yves Haberer. Il aurait eu besoin auprès de lui — ce qu’est en train de mettre en place M. Peyrelevade — d’une petite équipe de trois ou quatre personnes de très haut niveau, en lesquelles il ait une totale confiance. Il a été trop seul, dans cette affaire.

En ce qui concerne l’aspect juridique, la politique du Crédit lyonnais a toujours été de laisser une assez grande indépendance aux filiales étrangères, la raison en étant que c’était le seul moyen de se faire bien accepter à l’étranger. Il m’a été dit qu’en ce qui concerne les Pays-Bas, la Banque centrale était très jalouse des prérogatives locales des filiales de banques étrangères. C’est une tradition.

Cela étant, on dit, effectivement, que la banque centrale aurait averti le Crédit lyonnais que le CLBN devait... Vous êtes sans doute mieux informé que moi, monsieur le Rapporteur. Je n’en ai pas personnellement la preuve.

M. Louis PIERNA : Si j’ai bien compris, le conseil d’administration n’était pas tenu au courant des grandes opérations du Crédit lyonnais et des difficultés que la direction pouvait rencontrer ?

M. Pierre GISSEROT : Non. Je ne crois pas avoir dit cela. Nous étions tenus au courant mais tardivement, alors que les grandes décisions était, en fait, déjà prises. Nous avons généralement été informés trop tardivement. Je ne pense pas, comme je ne sais qui l’a fait dire à Jean-Yves Haberer, que le conseil d’administration était une réunion de pure forme, je crois que c’est à propos de l’acquisition de Woodchester. Il n’était pas de pure forme, mais c’était plus un contrôle a posteriori qu’un contrôle en temps réel ; or un conseil d’administration devrait vraiment travailler en temps réel.

M. le Rapporteur : N’avez-vous pas l’impression que Jean-Yves Haberer enjolivait un peu les choses quand il commentait les décisions qu’il avait prises ? A posteriori, l’exercice est assez facile à faire. Quelques opérations sont présentées sous un jour exceptionnellement favorable.

M. Pierre GISSEROT : Je ne peux qu’être d’accord avec vous.

M. Philippe AUBERGER : Est-ce qu’il n’y aurait pas une certaine imprudence dans les méthodes de travail de M. Haberer ? Lors de son audition, M. Lévêque nous a dit : « Telle personne ou telle affaire nous semblait un peu équivoque. J’ai demandé à l’inspection générale de m’établir un rapport et j’ai attendu ses conclusions avant de me prononcer. Si j’avais un doute dans une filiale, je demandais à l’inspection générale d’aller enquêter ». Il a semblé, à en juger par l’audition de M. Lévêque, que sous sa présidence, l’inspection générale jouait un rôle important. Elle était, en quelque sorte, pour lui, le moyen de recouper les opérations qui lui revenaient de la hiérarchie. Or on n’a rien entendu de ce genre de la part de M. Haberer, qui a semblé totalement ou quasiment négliger l’inspection générale. En ce qui concerne les filiales et l’étranger, il y a eu sans doute un manque de remontée des informations, parce que le rôle de l’inspection générale a été largement occulté.

M. Pierre GISSEROT : Je suis d’accord avec vous. Il est certain que jusqu’en 1991, date à laquelle les choses ont changé, à la demande de Jean-Yves Haberer, le rôle de l’inspection au Crédit lyonnais était très inférieur à ce qu’il aurait dû être.

M. Philippe AUBERGER : Cela est recoupé par le fait qu’il n’y avait plus de centralisation des engagements. Par conséquent, chacune des directions tenait ses engagements et pouvait donner ou non l’information et la consolider. Dans l’affaire Parretti, par exemple, il semble qu’un manque de consolidation des informations ait aggravé la situation.

Par ailleurs, dans une interview récente, l’ancien président d’Altus Finances a dit : « On m’a beaucoup reproché de n’avoir pas su me couper un bras à temps ». Effectivement, quand une affaire tourne mal, un banquier doit avoir l’humilité d’accepter de subir des pertes faibles plutôt que de prolonger indéfiniment le risque et d’avoir à subir des pertes encore plus fortes. Est-ce qu’il vous a semblé qu’il existait au Crédit lyonnais un contrepoids capable d’inciter la hiérarchie et, le cas échéant, le Président, à accepter de se couper un bras ? Selon vous, le conseil d’administration ou les autorités de tutelle aurait-ils pu ou dû jouer ce rôle ?

M. Pierre GISSEROT : Votre question n’est pas facile. Je crois qu’effectivement, il faut savoir se couper un bras avant d’aller trop loin. Il est toutefois souvent difficile de déterminer le moment où il faut le faire.

Altus Finances est pour moi un mystère. Elle a fait d’excellentes affaires et elle en a fait de très mauvaises. Je suis heureux qu’Altus Finances n’existe pratiquement plus.

Elle était conçue pour faire ce que le Crédit lyonnais ne savait pas, ne voulait pas ou ne pouvait pas faire. Vous avez dû l’entendre dire plusieurs fois. Il y a eu quelques coups heureux, quelques coups très malheureux. Nous étions réticents, au conseil d’administration, sur l’acquisition de ce qui ne s’appelait pas encore Altus Finances mais Thomson CSF Finances. Les débats le montrent un peu. Nous aurions peut-être dû être plus réticents encore.

C’est une affaire qui a été approuvée par la tutelle. Il n’y a pas de doute.

M. Jean-Jacques DESCAMPS : Dans vos suggestions à la fin de votre exposé, vous proposez une sorte de concertation entre les représentants de l’Etat administrateurs d’une société nationale ou à capital public. Vous laissez ainsi entendre, a contrario, qu’il n’y a pas eu beaucoup de concertation dans les années passées entre les représentants de l’Etat ou les représentants de la tutelle au conseil d’administration du Crédit lyonnais.

Confirmez-vous que cette concertation a été mal faite ? S’est-elle mal faite parce qu’il existait des liens directs entre les Présidents et le pouvoir exécutif politique ? Et, question de fond : dans cette nouvelle stratégie de banque-industrie qui faisait entrer le Crédit lyonnais dans un système concurrentiel, c’est-à-dire ayant le profit comme objectif principal, ne vous est-il pas venu à l’esprit, en tant que représentant de l’Etat, qu’il pouvait y avoir des risques de confusion entre l’intérêt de l’Etat et le monde des affaires ? Cela a été le cas avec le Crédit lyonnais, mais cela peut être le cas avec la SDBO. Ne vous est-il pas venu à l’esprit qu’il y aurait lieu de faire réaliser des enquêtes ou des analyses particulières sur tel ou tel dossier dans lesquels l’intérêt de l’Etat ne semble pas avoir été tout à fait parallèle à l’intérêt de la banque ?

M. Pierre GISSEROT : Sur le premier point, je serai très net. J’ai eu l’occasion, il y a peu de temps, d’intervenir devant la commission Pic, chargée d’une réflexion sur les défauts de l’organisation de l’Etat. L’un des points centraux de mon exposé était que l’un des plus grands maux dont souffrent l’Etat et l’administration française est que chaque administration vit beaucoup trop séparée des autres, comme si les autres n’existaient pas. Quand je dis chaque administration, je pourrais dire chaque direction. Si l’on veut que l’administration française fonctionne mieux, et pas seulement dans ce genre de dossier, l’objectif numéro un doit être la concertation interdirectionnelle, notamment dans un ministère comme celui auquel j’appartiens, dont les responsabilités sont actuellement divisées en deux et dont les directions ont des responsabilités importantes mais parfois divergentes.

M. le Président : Voulez-vous dire que le phénomène monarchique et de baronnies se retrouve également dans l’administration ?

M. Pierre GISSEROT : Très honnêtement, il m’est arrivé de le dire et de l’écrire, monsieur le Président. Je ne peux donc le contester aujourd’hui ; depuis quelques années, toutefois, et l’inspection des Finances y a joué un certain rôle, se tiennent à nouveau régulièrement des réunions de directeurs et de sous-directeurs, et nous nous efforçons de lutter contre cette tendance.

Ma réponse à votre question est très claire : Il n’y a pas eu suffisamment de concertation entre les différentes directions. Toutefois, ne croyez pas qu’il n’y en ait eu aucune. Avant chaque réunion, nous demandions au représentant du Trésor de nous tenir informés de ce qui se passait. Les contacts avec la Commission bancaire ou les commissaires aux comptes, eux, n’ont pas existé. Il n’y avait pas les concertations nécessaires.

Quant aux dossier ponctuels, il est une tradition, qui vaut ce qu’elle vaut, selon laquelle, dans le domaine bancaire, la tutelle étatique ne s’y intéresse pas. Ce qui ne l’empêche pas, de temps à autre, lorsqu’elle pense qu’il peut se passer des choses curieuses, d’aller regarder. [...]

M. Alain GRIOTTERAY : Je n’arrive pas très bien à comprendre comment fonctionnaient les conseils d’administration du Crédit lyonnais. Pour avoir assisté à des conseils d’administration de sociétés importantes, je sais qu’il y a ce qu’on écrit dans le procès-verbal et ce qu’on dit hors procès-verbal. On y évoque alors souvent les sujets plus particulièrement préoccupants ou délicats.

En dehors du dossier de la filiale hollandaise, des décisions ont pu être évoquées, même a posteriori, en conseil d’administration. Je pense notamment à l’OPA lancée sur la SAE par un client, Pelège, qui n’avait manifestement pas l’envergure nécessaire. Est-ce que, avant ou après, on s’est demandé comment le Crédit lyonnais avait pu soutenir un client qui n’était pas à la mesure de ses ambitions car c’était une opération conduite en association avec Pelège. En réalité, elle n’était pas réalisée par Pelège mais par le Crédit lyonnais en tant que partenaire.

De la même façon, la direction de la SDBO, la banque de M. Tapie, avait, semble-t-il, des liens extrêmement étroits avec son client. Cela vient, en tout cas, d’être expliqué de façon détaillée sous une forme sévère et ennuyeuse par le journal « Le Monde ». Cela n’a-t-il préoccupé personne entre 1991 et 1993 ? Cela n’a-t-il pas été à tout le moins évoqué, même hors procès-verbal ? N’a-t-on pas dit qu’on s’éloignait du rôle normal d’une banque, même s’agissant d’une filiale ?

M. Pierre GISSEROT : Ma réponse est claire. A de rares exceptions près, les procès-verbaux relatent à peu près tout ce qui s’est dit en séance. En revanche, des conversations avaient lieu hors séance. Jusqu’en 1991, date à laquelle on s’est rendu compte qu’on était passé d’une position un peu risquée à une position très risquée, il n’y a pas eu de remarque importante faite au Président.

Je dois avouer que les administrateurs représentant les Finances ont demandé, à plusieurs reprises, à Jean-Yves Haberer de « ralentir » un peu.

M. Alain GRIOTTERAY : D’une façon précise, dans l’OPA sur la SAE, le Crédit lyonnais a-t-il eu bien conscience d’être partenaire, associé dans l’opération et pas uniquement une banque qui ouvre des crédits à une entreprise un peu trop ambitieuse qui n’a pas les moyens complets ? En l’occurrence, elle n’a pas les moyens du tout, c’est le Crédit lyonnais qui réalise l’opération.

M. Pierre GISSEROT : A moins que je n’aie un trou de mémoire, nous avons été informés a posteriori.

M. Yves FRÉVILLE : Vous nous avez dit que les difficultés vous étaient apparues au début de 1991. A la mi-1991, effectivement, le Trésor, de son côté, était inquiet par le développement de ce qu’on a appelé des rumeurs de place et par la situation d’Altus. Vous nous avez dit que c’est à ce moment-là que vous vous êtes interrogé sur les conditions du contrôle interne au Crédit lyonnais. Vous avez jugé qu’il y avait peut-être trop de décentralisation.

Je souhaiterais savoir comment les choses ont été vues à cette époque. Est-ce qu’il y a eu une concertation entre les administrateurs représentant l’Etat au sein du Crédit lyonnais.

En ce qui concerne le contrôle interne, avez-vous été informé de difficultés de fonctionnement du système informatique du Crédit lyonnais ? Il semblerait, d’après ce que nous ont dit les commissaires aux comptes, qu’il n’y avait pas de recoupement des risques pour chaque client.

M. Pierre GISSEROT : C’est au début de 1991, lorsque nous avons eu connaissance de l’affaire Parretti, que nous avons commencé à nous inquiéter. C’est l’époque où Jean-Yves Haberer a demandé à quelqu’un d’un peu plus dynamique de restructurer et de redynamiser l’inspection générale du Crédit lyonnais. Il a longuement parlé avec moi de la façon dont on pouvait organiser un contrôle de gestion dans une banque de cette importance.

Y a-t-il eu concertation entre les administrateurs à ce sujet ? la réponse est non. J’ai parlé de ce problème avec l’administrateur représentant l’Etat, qui n’était pas encore Jean-Pascal Beaufret, qui devait être Denis Samuel-Lajeunesse, mais c’était plutôt de l’information réciproque que de la concertation poussée.

M. Gilles CARREZ : Monsieur l’Inspecteur général, vous avez indiqué qu’un de vos regrets avait été de vous être rendu compte un peu tardivement de l’insuffisance du fonds de roulement du Crédit lyonnais. Ce problème n’a-t-il pas une origine assez lointaine, liée à la manière dont la croissance stratégique du Crédit lyonnais a été accompagnée en fonds propres, ce qui poserait le problème de la responsabilité de l’Etat actionnaire ? En particulier, on nous a expliqué que ces augmentations de fonds propres ont été réalisées, notamment pour des raisons de politique générale, par apport de titres d’entreprises publiques non liquides. Année après année, une telle politique ne devait-elle pas déboucher inévitablement sur des problèmes de liquidités ou de disponibilités de fonds de roulement ?

M. Pierre GISSEROT : Vous avez raison. Il y a une course aux fonds propres. L’Etat n’étant jamais très riche et, de plus, hésitant à recapitaliser un peu plus ses entreprises, fait feu de tout bois et utilisait cette procédure. La direction du Trésor était d’ailleurs très réticente, comme vous le savez sans doute.

Quand j’ai dit que nous nous étions rendus compte tardivement de l’insuffisance des fonds propres, ce n’était pas en 1994, c’était plutôt vers 1991-1992. Il est évident que cette politique, au lieu d’apporter des liquidités, en faisait sortir. En fait, le Crédit lyonnais a acheté à crédit beaucoup des entreprises qu’il a acquises, et avec des fonds propres insuffisants. Cela est apparu à peu près dans le courant de l’année 1992.

M. le Rapporteur : Je suis intrigué par le mode de sélection des clients au Crédit lyonnais. A posteriori, on trouve tout de même parmi eux une forte proportion d’aventuriers. Ils sont connus : Maxwell, Parretti, Tapie. Dans l’immobilier, deux ou trois ne sont guère présentables. La banque a même prêté 3,5 milliards de F. à l’un d’entre eux, Vaturi, alors qu’elle avait avec lui une instance judiciaire grave depuis 1986 !

Avez-vous le sentiment que, dans certains cas, M. Haberer ait pu être, en quelque sorte, couvert par le Gouvernement ou l’autorité politique ? Je pense en particulier à la dernière affaire Adidas, l’année dernière, qui a donné lieu à un très fort engagement du Crédit lyonnais et sur laquelle on a probablement dissimulé la vérité à l’extérieur, puisqu’il y a eu un portage pur et simple. Pensez-vous, notamment dans cette affaire mais aussi dans les autres, que M. Haberer se sentait couvert par son Ministre ?

M. Pierre GISSEROT : Au moins sur un nom, Maxwell, M. Haberer n’est pas pour grand chose, puisqu’il est arrivé dans les bagages d’Alexanders Laing.

Je vois à qui vous pensez à propos de la SDBO. C’était un vieux client de la SDBO, qui l’a suivi depuis le début. Je peux vous dire que beaucoup des administrateurs représentant l’Etat, toutes opinions politiques confondues, ont plusieurs fois exprimé des regrets devant l’importance du soutien accordé à cette personne. Il était toujours répondu que c’était un client de la SDBO et non pas du Crédit lyonnais.

M. Philippe AUBERGER : En dépit d’une mise en garde de la Cour des Comptes, si on en juge par un récent article du journal « Le Monde ».

M. le Rapporteur : Sur l’affaire Adidas, par exemple, le conseil d’administration ne s’est-il pas étonné quand le Crédit lyonnais a répondu qu’il augmentait sa part dans le capital, mais qu’il ne finançait pas les porteurs de l’opération ?

M. Pierre GISSEROT : Une fois de plus, je dois rendre hommage aux administrateurs représentant le personnel qui se sont assez fortement étonnés, approuvés par les autres. Je ne voudrais pas que vous déduisiez de mon intervention que le conseil d’administration était muet. Il était informé trop tard et il était plutôt considéré comme une chambre d’enregistrement. Et pour répondre de façon précise à votre question, ces gros dossiers ont tous été traités, me semble-t-il, à un niveau assez élevé.

M. le Rapporteur : De prise de participation en prise de participation, le Crédit lyonnais avait même réussi à nationaliser à l’étranger. L’Etat français est ainsi, en quelque sorte, propriétaire d’entreprises aux Etats-Unis, par le biais des obligations à haut risque. Cette politique que des hommes politiques qualifieraient de nationalisations rampantes, à une échelle et avec des méthodes que personne n’avait imaginées auparavant, est-elle cohérente ?

M. Pierre GISSEROT : Vous me gênez un peu, monsieur le Rapporteur, car dans mes fonctions je dois rester parfaitement neutre. C’est un peu l’économie mixte que vous mettez en cause. « Voyez mes ailes, voyez mes pieds ». Il est certain que le Crédit lyonnais, dans son comportement entrepreneurial, avait un comportement purement capitaliste, mais son actionnaire était et est l’Etat.

M. le Président : Ne peut-on pas dire que la stratégie « un peu audacieuse », pour reprendre le qualificatif que vous avez employé, était liée à son statut ?

M. Pierre GISSEROT : Non, son statut n’y faisait pas obstacle.

M. le Rapporteur : Cela ne lui donnait-il pas un sentiment d’impunité ?

M. Pierre GISSEROT : De sécurité. Cela donne, sans nul doute, un sentiment de sécurité. C’est là où le système est un peu vicieux. Je pense qu’une entreprise privée aurait pu faire les mêmes erreurs que le Crédit lyonnais, mais elle serait sans doute allée moins loin, parce qu’elle aurait été plus rapidement obligée de vendre quelque chose. C’est ce qui est grave. Regardons autour de nous. Ne pensons pas qu’au Crédit lyonnais. Nous connaissons quelques autres entreprises publiques qui ont des problèmes. Auraient-elles pu aller jusque-là si elles ne s’étaient pas senties impunies ? Je pense à Air France.

M. le Président : Impunies ou encouragées ?

M. Pierre GISSEROT : Sur la banque-industrie, le Crédit lyonnais a été encouragé. Je dirai d’ailleurs que l’idée n’était pas stupide, loin de là. L’exemple de la Deutsche Bank montre que le concept de banque-industrie vaut largement celui de la banque-assurance qui est très en vigueur en France. Il me paraît même économiquement plus raisonnable.

Sur l’internationalisation, l’achat à tour de bras de banques étrangères a certainement été encouragé, mais j’approuve totalement cette politique. Le Crédit lyonnais a-t-il été encouragé à être un peu plus audacieux en ce qui concerne les prêts aux entreprises en période de basse conjoncture ? Je ne le pense pas.

M. le Président : Il en a été félicité.

M. Pierre GISSEROT : Il en a été félicité.

A ce sujet, je ferai une remarque. Vous trouvez peut-être que je défends parfois un peu trop Jean-Yves Haberer. C’est tout de même un des seuls banquiers qui ait osé prêter à des entreprises sérieuses un peu plus que ne le faisaient les autres en période de basse conjoncture. Je ne sais pas combien d’emplois ont été sauvés, mais je sais qu’un chômeur coûte 100.000 F. par an à la collectivité. Je pense que le Crédit lyonnais a à son actif quelques milliers voire quelques dizaines de milliers de chômeurs en moins. C’est quelque chose qui doit être dit.

Je crois également qu’il est bon, pour que vous connaissiez mieux le personnage qui était à la tête du Crédit lyonnais, que je vous rapporte ce qu’il a répondu en conseil, il y a environ trois ans, à quelqu’un qui lui demandait si un plan de licenciements allait être mis en place : « Je ne licencie pas. Je ne licencierai que le couteau sous la gorge. Car lorsque je perds un employé, je perds également un client ». Et il a ajouté : « Si tous les entrepreneurs français faisaient comme moi, nous aurions peut-être moins de chômage ». C’était un personnage assez complexe. Il était un grand entrepreneur et il se sentait également investi d’une mission.

M. le Président : Et vous ne voulez pas me dire si c’était une mission de service public.

M. Pierre GISSEROT : Le CEPME a une mission de service public. Le Crédit lyonnais, à mes yeux, n’en a pas.

M. le Président : Même s’il en est économie mixte ?

M. Pierre GISSEROT : Oui. On lui laissait d’ailleurs une totale autonomie.

M. le Rapporteur : Oui, mais il y a mission de service public et mission de service public. Financer du cinéma aux Etats-Unis est très loin d’une mission commerciale normale. D’autant plus que l’Etat est aujourd’hui amené à payer.

M. le Président : C’est toute l’ambiguïté.

M. Pierre GISSEROT : Monsieur le Rapporteur, vous connaissez le cinéma beaucoup mieux que moi. Je sais que c’est une activité dangereuse. Tant que je croyais qu’il n’y avait que quelques centaines de millions ou quelques milliards de F. sur un bilan de 2.000 milliards de F. d’engagés dans le cinéma, cela ne m’inquiétait pas. Je suis devenu inquiet quand j’ai connu l’importance des sommes. Il y a beaucoup d’ambiguïtés.

M. Jean-Jacques DESCAMPS : Sur le thème « soutenu ou encouragé par les pouvoirs publics », on nous a dit qu’en août 1991, les administrations commençaient à s’inquiéter vraiment de la situation du Crédit lyonnais. On nous a dit aussi qu’interrogés, le cabinet et le Ministre avaient considéré ces inquiétudes comme excessives. Cela a même été noté à la main sur un document. Pouvez-vous nous confirmer cette information ?

M. Pierre GISSEROT : J’ai vu le manuscrit. Donc, je réponds « oui ».

M. Philippe AUBERGER : Vous avez dit qu’on pouvait de plus en plus se poser des problèmes d’éthique. [...]

N’avez-vous pas été inquiet lorsque le Crédit lyonnais a commencé à s’intéresser aux obligations à haut risque, notamment à ceux provenant de Drexel Burnam Lambert, banque qui avait une réputation très sulfureuse sur la place de New York, dont plusieurs des dirigeants, notamment Micheal Milken, avaient été condamnés à des peines de prison et dont les fonds étaient assez douteux ?

Que pouvez-vous nous dire sur ces deux dossiers et, d’une façon générale, sur le Crédit lyonnais et l’argent d’origine douteuse ?

M. Pierre GISSEROT : Je connais bien Tracfin, pour le compte duquel je suis responsable de ce qui se fait dans les réseaux du Trésor, de la Caisse des dépôts et consignations et de La Poste en matière de lutte contre le blanchiment de l’argent sale. [...] Je peux uniquement vous dire qu’à ma connaissance, dans la mesure où une affaire est entre les mains de la justice, Tracfin arrête ses investigations.

S’agissant du blanchiment de l’argent, c’est un très gros problème, très difficile. Je crois pouvoir dire que les procédures prévues par la loi ont été pas mal respectées au Crédit lyonnais, notamment en ce qui concerne le dépôt d’argent frais. Je dirai même beaucoup mieux que dans des circuits qui relèvent du secteur public et ont, à cet égard, été contrôlés par l’inspection générale des Finances.

En ce qui concerne les grosses affaires, chaque fois qu’on traite avec certaines personnes, on sait que c’est dangereux. Traiter avec Parretti est dangereux. Traiter avec Fiorini est dangereux. Traiter avec des personnes qui maintenant occupent des postes importants dans un pays voisin a pu être considéré comme dangereux.

Vous posez une bonne question. Si on veut être sûr, et c’est dramatique d’ailleurs, de ne traiter qu’avec des gens honnêtes...

M. le Président : Cela ouvre des champs aussi limités qu’à la diplomatie...

M. Philippe AUBERGER : Les bilans se dégonflent.

M. Pierre GISSEROT : Monsieur le Rapporteur, si je ne suis pas d’accord avec toutes vos interprétations, je suis totalement d’accord avec votre conclusion. Nous avons un très gros problème de lutte contre le blanchiment de l’argent sale.

M. Philippe AUBERGER : A votre connaissance, était-ce aussi une préoccupation du président du Crédit lyonnais ?

M. Pierre GISSEROT : Oui. Je peux affirmer que Jean-Yves Haberer, s’il avait su... Vous me direz qu’il aurait dû savoir que Parretti n’était pas quelqu’un... Mais on l’a su un peu tardivement.

M. le Rapporteur : Pensez-vous qu’il y ait eu des phénomènes de corruption ? Par exemple, on a des preuves que beaucoup de fonds destinés à des films sont allés, en réalité, à la corruption, à des membres du Crédit lyonnais, ou ont simplement été distraits. Tel producteur de cinéma dont on nous a parlé s’est offert un yacht grâce à de l’argent qui devait aller dans des films.

Une inspection générale bien faite devrait pouvoir le noter. Je sais bien qu’on nous dit toujours que les inspections générales dans des banques à l’étranger sont un peu une plaisanterie. On invite les inspecteurs pendant deux jours dans les meilleurs hôtels, on leur fait faire de bons déjeuners, moyennant quoi on a de bons rapports. C’est ce qui se dit dans les banques sur l’inspection des filiales étrangères.

M. Pierre GISSEROT : La lutte contre la corruption est extrêmement difficile. Quand on est officier de police judiciaire, ce n’est pas facile ; quand on ne l’est pas, c’est très difficile. A un poste de douane que je ne citerai pas, nous avions l’impression que pour passer sans problème, il fallait payer. Le seul moyen de s’en assurer était la provocation. Nous ne pouvions pas le faire. Je connais l’article 40 du code de procédure pénale et je l’utilise assez souvent. Mais un corps d’inspection d’Etat — dans une entreprise il y a peut-être une plus grande liberté possible sur le plan des procédures — est assez vite limité et doit transmettre le dossier à la police judiciaire, s’il a des soupçons forts. On ne peut pas aller très loin. Vous avez dû le constater vous-mêmes dans votre quête.

M. Gilles CARREZ : En tant que représentant de l’Etat, avez-vous été associé à l’arrêté des comptes 1993 du Crédit lyonnais ?

M. Pierre GISSEROT : Qu’appelez-vous associé ? Je n’ai pas participé aux réunions qui ont eu lieu au Trésor. J’ai participé aux réunions du conseil et à la réunion du 3 mars.

M. Gilles CARREZ : On nous a expliqué qu’au cours des six derniers mois de 1993, avant la nomination de M. Peyrelevade, un certain nombre d’études ont abouti à une réévaluation du niveau des provisions et à la création de la structure de cantonnement. Alors que vous souligniez l’insuffisance de la concertation entre les différentes administrations et les différents représentants de l’Etat, il semble qu’autour de la direction du Trésor, de la Commission bancaire, il y a eu un travail d’analyse. Y avez-vous, de près ou de loin, participé en tant que représentant de l’Etat ?

M. Pierre GISSEROT : Je n’y ai pas participé. J’ai été tenu au courant de ce qui se faisait par Jean-Pascal Beaufret.

Vous soulevez d’ailleurs un problème important. C’est la raison pour laquelle je souhaiterais qu’il y ait beaucoup plus de concertation. Quand vous représentez l’Etat mais que vous ne représentez pas directement la direction de tutelle, vous êtes en situation un peu délicate.

M. le Président : Vous étiez une troisième catégorie, entre les qualifiés ou présumés tels et le Trésor, administrateur opérationnel.

M. Pierre GISSEROT : Au risque de paraître un peu orgueilleux, je crois que j’avais plutôt été choisi comme qualifié. Je trouve que je ne l’ai pas été autant que j’aurais dû l’être. Comme je vous l’ai dit au début, toute cette affaire laisse en moi une certaine amertume. Nous avons eu l’impression, pendant quelques années, de participer à quelque chose de très beau, et nous avons découvert, en 1991, que c’était moins évident que nous ne le croyions.

M. le Rapporteur : Avez-vous l’impression d’avoir été trompé, par moments ?

M. Pierre GISSEROT : Trompé ? Par omission, peut-être. Le seul point sur lequel je pense qu’on nous a dit quelque chose de faux, et je ne dois pas être le premier à vous le dire, concerne les risques immobiliers. Il y a deux ans, nous nous étions interrogés pour savoir la nature de ces risques. Il nous a été répondu que nous étions bien placés, parce que nous avions des affaires plutôt en province et dans le secteur du logement ; or les risques immobiliers étaient fortement à Paris et dans le secteur des bureaux, ce qui change un peu les données du problème. C’est le seul point sur lequel j’ai la quasi certitude qu’une information inexacte nous a été donnée, à moins que la réponse n’ait porté que sur la maison-mère et pas sur le groupe, les filiales étant beaucoup plus mal placées. Pour le reste, l’information a été exacte mais parfois tardive.

M. le Président : Monsieur l’inspecteur général, je vous remercie.

Audition de Mme Denise GERLAT,

membre du conseil d’administration,

représentant du personnel depuis 1982 (CGT)

(Extrait du procès-verbal de la première séance du 8 juin 1994)

Présidence de M. Philippe Séguin, Président,

Mme Denise Gerlat est introduite.

M. le Président lui rappelle que les dispositions législatives relatives aux commissions d’enquête lui ont été communiquées. A l’invitation du Président, Mme Denise Gerlat prête serment.

Mme Denise GERLAT : Messieurs les députés, je me nomme Denise Gerlat. Depuis 1982, je siège au conseil d’administration du Crédit lyonnais en qualité d’administrateur représentant les salariés, ceux-ci m’ayant élue à deux reprises, en 1984 et en 1989 ; en 1982, pour les deux premières années, nous avions été désignés.

Au sein de ce conseil d’administration, j’ai été guidée par le souci d’être pleinement présente dans cette instance de décision, avec les mêmes droits, les mêmes devoirs, les mêmes obligations que les autres administrateurs pour, en toute indépendance et conscience, administrer notre entreprise, orienter et déterminer ses objectifs, en ayant le souci constant d’oeuvrer à la mise en place au Crédit lyonnais d’une politique économique et sociale. Telle est la profession de foi qui était la mienne en entrant au sein de ce conseil d’administration.

Tout au long de ces années, j’ai été attentive, en fonction des éléments en ma possession, compte tenu de mon vécu professionnel et syndical — j’étais présentée sur une liste de la CGT et de l’UGICT — consciente de la responsabilité personnelle et collective qui m’incombait, à apprécier la situation exacte de notre entreprise et à proposer que soit mise en oeuvre une autre politique économique et sociale dont notre pays avait tant besoin et dont il a encore tant besoin.

Quatre présidents se sont succédé. Des évolutions importantes ont marqué notre groupe dans sa stratégie d’expansion, de filialisation, ses choix commerciaux et technologiques et sa politique sociale.

Notre métier s’est résumé, souvent, en une formule : gagner de l’argent, avec une croissance interne et externe fondée à partir des marchés porteurs, une segmentation de la clientèle jugée intéressante, les régions prometteuses dans notre pays et à l’extérieur de notre pays, les zones à haut potentiel, le développement des marchés de capitaux, alors que notre entreprise, tout comme notre système bancaire français avait un tout autre rôle à jouer au service de l’économie toute entière, notamment en participant au financement d’activités productives et à la lutte contre le chômage.

Cette situation m’a beaucoup préoccupée et, à maintes reprises, j’ai fait part de mes observations, critiques et suggestions pour une autre orientation.

Cela étant, le Crédit lyonnais devenait un grand groupe, aux résultats importants. Les journaux ne manquaient pas de dévoiler des affaires tout en mettant en cause la stratégie, notamment celle du président Haberer.

En tant qu’administrateur, tout comme mes collègues élus en tant que représentant des salariés, nous sommes très souvent intervenus, à la lecture de la presse, sur ce qui se passait réellement dans l’entreprise, des informations nous étant données souvent par des journaux avant les conseils d’administration, ce que nous trouvions fort regrettable. Je citerai en passant des opérations telles que Thomson et Usinor-Sacilor.

Si les résultats bénéficiaires des années 1990 et 1991 pouvaient donner un sentiment général de satisfaction — nous aussi, en tant que représentants des salariés, aimons beaucoup mieux nous trouver dans une entreprise qui réalise des bénéfices que dans une entreprise qui annonce des pertes — ils ne pouvaient masquer les difficultés que notre groupe allait rencontrer dès 1992, notamment avec l’exercice 1993, compte tenu d’un certain nombre d’événements.

Le ralentissement économique en France fragilisait notre exploitation. La politique commerciale privilégiant le ciblage de la clientèle et des produits, posait le problème de l’avenir de notre fonds de commerce, notamment le redéploiement du réseau, l’activité de certaines filiales, les métiers d’Altus Finances, par exemple, ou le rôle de la SDBO.

A ce sujet, si vous vous reportez aux rapports de conseils d’administration que vous avez peut-être en votre possession, vous constaterez que mes interrogations en séance de conseil d’administration ont été nombreuses, parce qu’à mon avis, il apparaissait que ces filiales-là exerçaient une activité que le Crédit lyonnais ne voulait pas faire, ne savait pas faire et ne devait pas faire, ce qui me posait un problème.

La stratégie de participation et d’acquisition, menée rapidement, n’était pas exempte de risques.

Le partenariat industriel, comme celui réalisé avec Thomson ou Usinor, résultait d’opérations financières à l’opposé de véritables coopérations de banque-industrie qui auraient répondu aux besoins de notre pays et auxquelles j’aurais souscrit.

La surveillance des risques réclamait la rigueur à tous les niveaux, en France et à l’étranger, au Crédit lyonnais et dans ses filiales. Nous pourrons y revenir par la suite, car il s’agit d’un problème un peu particulier.

L’émergence de ce qu’on appelle « les affaires » au Crédit lyonnais, la banque Nederland, SASEA, Parretti, MGM, la SDBO l’immobilier, qu’on connaît maintenant pour les voir évoquées dans les journaux, posait le problème de la conception du rôle de la banque et des directives assignées en matière de distribution du crédit et des concours.

Il convient de distinguer les provisions liées à la conjoncture, celle que nous vivons tous les jours en exerçant le métier de banquier — nous faisons des crédits, nous accordons des concours, certaines entreprises ont des difficultés, des particuliers sont défaillants, mais cela fait partie des risques — et les risques qu’on a pu analyser et mesurer d’une façon peu satisfaisante en raison du manque de transparence de l’entité sur laquelle ils reposent et de décisions politiques prises pour ces dossiers.

En ce qui concerne le secteur immobilier, il me semble qu’à l’instar d’autres secteurs concernés, notamment les promoteurs immobiliers et les constructeurs, notre banque a recherché des perspectives de plus-values, mais notre banque et le système bancaire n’étaient pas les seuls à le faire. Nous avons traversé toute une période où nous développions l’immobilier de bureau, pensant que cela nous apporterait des perspectives de plus-values, qui ne se traduisaient pas dans la réalité, compte tenu de la réalité du terrain et de la production industrielle en baisse, ce qui posait un problème.

L’énorme campagne médiatique dont notre groupe a fait l’objet, la demande d’une commission d’enquête présentée il y a quelques années par M. François d’Aubert sur le Crédit lyonnais et sa filiale, le Crédit lyonnais Bank Nederland, ont conduit, à plusieurs reprises, des administrateurs représentant les salariés à poser des questions, à demander que la vérité leur soit communiquée sur ces affaires et sur les risques que notre entreprise prenait, ainsi que sur les provisions constituées.

D’une part, il est très facile de vous reporter aux comptes rendus des séances de conseils d’administration et de juger des réponses qui nous étaient fournies. D’autre part, il me semble que les représentants de l’Etat, compte tenu du suivi que le ministère de l’Economie était à même d’assurer vis-à-vis d’une banque nationalisée, devaient avoir une connaissance des dossiers nécessairement plus grande que celle des représentants des salariés.

A plusieurs reprises, durant toutes ces années, nous ont été présentés des résultats. Nous avons notamment participé à des séances où on nous a expliqué les contrôles au Crédit lyonnais. Tout cela se faisait, semble-t-il, en accord avec les autorités compétentes, soit françaises, soit des pays concernés — s’agissant de MGM, par exemple, on nous disait que la Banque centrale des Pays-Bas était tout à fait à même de formuler ce qu’elle pensait en fonction des provisions à constituer à l’époque — la Commission bancaire, les rapports des commissaires aux comptes qui, apparemment, n’apportaient pas d’éléments nous permettant de douter, le comité de la règlementation bancaire. Au titre de salariée du Crédit lyonnais, je pense que dans une banque comme la nôtre, pour le moins, ces contrôles sont assurés, et nous n’avions pas de raison de mettre en doute ce qui se passait.

Il faut ajouter qu’au conseil d’administration assistaient, outre les administrateurs du Crédit lyonnais, un certain nombre de directeurs de notre entreprise. A aucun moment, me semble-t-il, des divergences ne sont apparues, en tout cas, sur les stratégies et sur la politique conduite. De même, peu de critiques ont été émises de la part d’administrateurs représentant l’Etat ou choisis en fonction de leurs compétences. Je dirai même que certains nous ont reproché, à nous, administrateurs salariés, de mettre en doute ce qui nous était indiqué.

S’agissant des contrôles, il existait, depuis 1946, au Crédit lyonnais, un comité consultatif des engagements. Ce comité a fonctionné jusqu’en 1989. Le décret de 1984 avait abrogé celui du 28 mai 1946 qui ne faisait pas obligation aux banques nationalisées d’avoir un comité consultatif, mais le Crédit lyonnais avait gardé cette instance. L’Etat actionnaire, paraît-il, jugeait inutile cette instance, compte tenu de la loi de démocratisation. Cela étant, ce comité se réunissait une fois par semaine au Crédit lyonnais et donnait l’occasion de voir un certain nombre d’opérations, de concours distribués et permettait de faire le point sur l’activité de l’entreprise.

Cela a duré jusqu’en 1989, date à laquelle ce comité consultatif a été transformé. Il se réunissait auparavant une fois par semaine. Il ne s’est plus réuni qu’une fois par mois, à cause de la défaillance des représentants de l’Etat ou des personnalités compétentes, ce qui posait un problème à notre direction, qui n’avait bien souvent en face d’elle que les administrateurs représentant les salariés. C’est pourquoi M. Haberer avait demandé, en 1989, une refonte de ce comité consultatif. Dès lors, il ne s’est plus réuni qu’une fois par mois, pour des paliers de concours d’un certain niveau, notamment pour des entrées en relation ou pour des modifications importantes des crédits.

Je trouve, pour ma part, assez regrettable qu’on ait transformé ce comité consultatif, parce qu’il permettait certainement une forme d’approche hebdomadaire de l’activité, de faire certaines observations et d’éviter certains problèmes, tels que ceux qui se sont posés.

La situation des administrateurs salariés, en particulier la mienne, a été assez difficile au sein du conseil d’administration. J’espérais beaucoup plus en devenant administrateur salarié. Nous avions, en réalité, très peu de connaissance des dossiers que nous allions examiner en conseil d’administration, ceux-ci nous étant décrits en séance. Nous n’avions pas vraiment matière, avant la séance, à travailler dessus et à émettre des avis. La presse s’est largement fait l’écho de toutes les opérations, si bien que nous étions informés, mais cela nous a souvent manqué. Nous avons réclamé, à plusieurs reprises, qu’on nous remette des dossiers, qu’on nous permette de participer à des commissions et à des audits, afin que nous puissions donner, avec les mêmes devoirs et les mêmes obligations que les autres administrateurs, notre point de vue sur les questions qui se posaient au Crédit lyonnais.

Nous le souhaitions d’autant plus que mon idée était de développer un sens critique constructif pour l’entreprise. Il ne faut pas oublier, quand on est élu représentant des salariés, que nous représentons les salariés et que nous avons en charge une dimension particulière. Le représentant choisi en fonction de sa compétence représente son savoir et sa compétence, le représentant de l’Etat représente l’Etat, mais nous avons cette dimension particulière vis-à-vis des salariés.

Quel est le rôle des conseils d’administration ? Quel rôle doivent ils jouer pour une autre politique ? Cette interrogation n’est pas spécifique au Crédit lyonnais, elle concerne aussi d’autres banques. Ce qui est arrivé au Crédit lyonnais peut arriver à d’autres établissements pour d’autres errements.

Voilà donc l’opinion que je porte sur les contrôles. J’ajoute que nous avons eu plusieurs communications à ce sujet : il semble qu’en France, dans la maison mère, ils étaient faits à peu près correctement, mais certaines filiales avaient leur propre organisme de contrôle et ne dépendaient pas d’un contrôle général de la maison mère. Les filiales étrangères répondaient, paraît-il, au contrôle des pays étrangers.

Tout cela est assez difficile pour un représentant des salariés, qui peut faire preuve de sens critique, poser des questions, s’interroger ; toutefois, le consensus au sein du conseil d’administration n’allait pas toujours dans le sens de celui qu’évoquaient les salariés.

Tout cela se termine plutôt tristement, puisque les salariés sont traumatisés par ce qui vient de se passer au Crédit lyonnais. C’est leur entreprise. Nous avons une grande conscience professionnelle au sein du Crédit lyonnais. Je profite de la situation pour vous le dire. Les employés, les gradés et les cadres, continuent à oeuvrer, sur le lieu de travail, tous les jours, avec les particuliers et avec les entreprises, pour que le Crédit lyonnais se relève. Il faut savoir qu’ils sont actuellement assez attaqués. La presse ne s’est pas privée d’attaquer le Crédit lyonnais et, par là même, le salarié qu’on a en face de soi, au guichet. C’est toujours un peu pénible pour eux.

A cela s’ajoute le plan social annoncé : 3.800 suppressions de postes pèsent réellement sur l’ambiance au Crédit lyonnais. Les salariés n’ont pas envie de payer la note, même si on nous dit que cela aurait tout de même eu lieu. Les efforts de productivité, c’est bien. Beaucoup a été fait. Les retombées pour les salariés, il n’y en a pas beaucoup. On annonce des milliards de F. de pertes, ce qui nous pose des problèmes.

Je n’ai certainement pas tout dit. Le groupe Crédit lyonnais est un grand groupe. Nous aimons notre entreprise, en tant que représentants des salariés. Mais il est clair qu’une autre politique doit être menée, ne serait-ce que pour l’économie du pays.

M. le Rapporteur : Madame, je vous remercie de l’éclairage que vous avez donné. J’ai noté les difficultés pour un administrateur salarié d’avoir une information lisible, presque en temps réel, de la part de la direction générale.

Comme administrateur salarié, quelles sont vos autres sources d’information ? Y a-t-il, à l’intérieur du Crédit lyonnais, une remontée des agences et des directions ? Avez-vous des relations avec les administrateurs salariés des filiales, ce qui peut constituer un échange d’informations utile ?

Mme Denise GERLAT : Les seules informations que nous avons au Crédit lyonnais sont celles qui nous sont présentées en conseil d’administration, avec très peu de documents.

La deuxième source d’information, ce sont les journaux, qui ont joué un grand rôle. Au Crédit lyonnais, on a toujours refusé une revue de presse aux administrateurs salariés. Il est un peu étonnant, quand on est représentant des salariés, de ne pas avoir au moins la revue de presse du Crédit lyonnais. Je ne sais pas s’il en existe une. En tout cas, cela démontre bien que nous n’avons pas du tout les mêmes possibilités que les autres administrateurs compétents ou représentant l’Etat.

En revanche, nous avons un vécu professionnel, puisque nous n’exerçons pas ce mandat en tant que permanents. Nous avons tous un poste de travail. Nous avons un vécu professionnel et syndical, qui nous permet d’appréhender largement ce qui se passe réellement dans l’entreprise. Nous avons des remontées de la part de nos collègues salariés. Nous avons aussi des remontées de ce qui se passe un peu partout au Crédit lyonnais.

En ce qui concerne l’immobilier, il y a les grosses affaires, mais nous savons bien aussi que dans certains groupes, il existe des problèmes liés à la conjoncture économique avec le développement des bureaux au détriment de celui du logement.

S’agissant des filiales, elles faisaient l’objet d’une présentation en conseil d’administration. Mais nous n’avons pas le pouvoir et l’autorisation de nous déplacer pour rencontrer qui que ce soit. Il nous est interdit de nous déplacer pour visiter des filiales. Avec le nouveau conseil d’administration qui sera mis en place prochainement, cela sera peut-être différent, mais actuellement, c’est impossible.

Il nous était également interdit de nous adresser au personnel. Il est tout de même assez compliqué d’être élu administrateur par des salariés qui pendant cinq ans ne vous rencontrent pas, à qui vous ne pouvez pas rendre compte, même si je conçois qu’il existe un secret du conseil d’administration. Nous n’allons pas dévoiler les affaires de notre clientèle ou certaines affaires confidentielles. D’ailleurs, rien de ce qui a été dévoilé ne l’a été par les représentants des salariés. Nous nous sommes souvent exprimés à ce sujet. Nous savons ce qu’est le secret des délibérations du conseil d’administration. Notre métier nous impose d’ailleurs de ne pas dire certaines choses. C’est le secret bancaire.

Il est très difficile d’avoir des relations avec nos filiales. Avec les filiales à l’étranger, n’en parlons pas. Nous n’en avions aucune.

M. Henri EMMANUELLI : Vous avez parlé du plan dit social de compression des effectifs de 3.800 personnes. Avez-vous le sentiment que ce plan est justifié par la situation actuelle du Crédit lyonnais ou qu’il s’agit d’un dégraissage préventif effectué dans la perspective de la privatisation ?

Mme Denise GERLAT : Sur quatre présidents, le premier, M. Deflassieux, est venu en 1982. Le deuxième, M. Lévêque, est venu pour privatiser l’entreprise. Toute la période où M. Lévêque était président du Crédit lyonnais a été entièrement tournée vers la privatisation. Le seul objectif, à l’époque, c’était de privatiser l’entreprise. Ensuite, nous avons eu M. Haberer qui s’est inscrit dans une situation où la privatisation pouvait arriver à nouveau, puisque nous sommes actuellement dans ce climat.

Avec M. Haberer, mais déjà sous M. Deflassieux, puis sous M. Lévêque, la réduction des effectifs s’effectuait au rythme d’environ 1 % par an, avec une embauche simultanée pour renouveler le sang du Crédit lyonnais et recruter un certain nombre de personnes dont nous avions certainement besoin en fonction de leurs compétences techniques et des nouveaux métiers de la banque.

Cela étant, M. Haberer a toujours dit qu’un plan, une réduction drastique des effectifs ne se justifiait pas. Or actuellement, un plan de réduction d’effectif de 3.800 personnes sur trois ans nous est annoncé.

Cela s’accompagne d’une politique qui vise à s’éloigner des zones non rentables, à fermer des agences. C’est lié au problème de l’aménagement du territoire. On abandonne ainsi des pans de notre activité dans certaines régions. Il y avait déjà la désertification industrielle, la désertification des pouvoirs publics qui abandonnent le poste EDF ou les télécommunications, ou la Poste... Lorsque des habitants doivent quitter certaines régions, cela se ressent dans les comptes de la banque, dans l’exploitation des agences, et certaines doivent fermer. Tout cela est étroitement lié. On ne prend pas en compte la réduction du temps de travail ni le problème de la formation. Il est important, car le personnel a besoin de se former et on ne peut pas se former sans temps.

Je pense que la réduction des effectifs n’est pas normale, car il y a tout de même un manque, dans certains secteurs, pour bien servir la clientèle avec qualité, avec un bon accueil. Les gens demandent beaucoup plus de choses à la banque qu’il y a une dizaine d’années. Ils sont informés. Ils ont plusieurs banques, ils font jouer la concurrence. Nous avons besoin de passer du temps avec la clientèle. Contrairement à ce qu’on peut penser, l’informatisation ne fait pas tout.

Donc le plan social se situe certainement dans la perspective de la privatisation.

M. Henri EMMANUELLI : Vous avez fait allusion à la réduction du temps de travail. Y a-t-il au Crédit lyonnais, des tentatives de réduction du temps de travail ? Et comment est-ce organisé ?

Mme Denise GERLAT : Un plan social est annoncé. Des réunions du comité central d’entreprise ont encore lieu actuellement. Si ce plan est mis en oeuvre, des mesures seront proposées, parmi lesquelles des réductions du temps de travail, mais avec participation des salariés.

M. Henri EMMANUELLI : Avec baisse du salaire ?

Mme Denise GERLAT : Bien sûr, avec baisse du salaire. Ce n’est pas une réduction du temps de travail dont les salariés profiteraient compte tenu de la multiplication par huit ou dix de la productivité.

M. Alain GRIOTTERAY : Vous avez évoqué la façon dont, légitimement préoccupée par ce que vous lisiez ici ou là dans la presse, vous avez posé des questions en conseil d’administration sur le fonctionnement de certaines filiales, comme la SDBO par exemple. Dans ces réunions un peu formelles, on vous a répondu qu’en réalité, vous aviez tort de vous inquiéter et que tout n’allait pas si mal.

En dehors des réunion du conseil, lorsque vous aviez des préoccupations sur quelque plan que ce soit, aviez-vous la possibilité de poser des questions à un membre de la direction générale ou à un échelon suffisamment élevé pour être un peu informée ?

Enfin, je tiens à souligner que si la presse a parfois été sévère, voire injuste, à l’égard de la direction générale ou de la présidence du Crédit lyonnais, personne n’a mis en cause la qualité du personnel.

Mme Denise GERLAT : Bien sûr, nous pouvons avoir des relations avec certains directeurs du Crédit lyonnais. Mais nous sommes administrateurs. Nous pensons que, sur ce qui se dit dans la salle du conseil d’administration, tout le monde est d’accord. Pour ma part, je n’avais pas de raison de mettre en doute ce que les uns et les autres disaient.

M. Alain GRIOTTERAY : Donc, on vous a bien répondu pour vous rassurer ?

Mme Denise GERLAT : Oui, on nous a répondu pour nous rassurer. Il faut connaître les séances du conseil d’administration. Des personnes sont mieux informées que nous. Dans une entreprise nationalisée, les représentants de l’Etat et du ministère de l’Economie ont nécessairement des informations que nous n’avons pas. Ils connaissent des dossiers que nous ne connaissons pas. On nous disait que la Commission bancaire était informée, qu’un certain nombre d’instances de contrôle étaient au courant, que cela se faisait en accord avec certaines autorités compétentes.

Bien sûr que nous étions inquiets ! Quand on voit tous les jours dans tous les journaux parler de notre entreprise et qu’on attend la chute de la banque-industrie et de M. Haberer, il y a de quoi s’interroger quand on est administrateur et salarié. C’est notre entreprise. C’est avec elle qu’on vit. On l’aime et on a envie qu’elle marche et qu’elle réponde aux aspirations du personnel et de la population.

M. Louis PIERNA : Je voulais vous demander si le conseil d’administration avait fonctionné de façon démocratique, mais votre intervention me laisse penser que ce n’était pas le cas. Je considère que c’est déjà un défaut essentiel.

Les avis des membres du conseil d’administration représentant le personnel étaient-ils écoutés ? Partagez-vous l’avis de l’expert-comptable du comité central d’entreprise qui indique dans son rapport que « le redressement du Crédit lyonnais ne constitue pas le motif des suppressions d’emplois, lesquels peuvent, a contrario, fragiliser le réseau » ?

Mme Denise GERLAT : Fragiliser le réseau, tout à fait. Si on supprime des emplois, si on ferme des agences, si on enlève la force de notre exploitation, c’est-à-dire les relations clientèle, entreprises et particuliers, cela posera nécessairement un problème dans notre pays. Nous sommes dans une période d’austérité et de chômage, mais nous espérons qu’une reprise économique va se produire. Il faut que notre entreprise y soit prête. On ne peut pas couper les branches de notre entreprise en éloignant trop de personnel de certains secteurs. En outre, nous vivons une période de restructuration qui pose des problèmes.

Etions-nous écoutés ? Je pense que oui. Nous avons été écoutés pour certaines choses. Mais comme dans toute écoute, il y avait des limites, surtout si ce que nous disions en tant que représentants des salariés n’allait pas dans le sens de la stratégie voulue par la direction du Crédit lyonnais et par l’Etat. Nous sommes représentants des salariés. C’est tout de même important dans une entreprise de 40.000 salariés en France et de 75.000 salariés dans le groupe. C’est une dimension que les autres administrateurs n’ont pas. D’autant qu’ils étaient tous des représentants de grandes entreprises françaises ou des représentants des ministères. Ils ne côtoyaient donc pas tous les jours la vie sur le terrain. Nous, c’était une impression en direct que nous avions.

M. Jean-Jacques DESCAMPS : Vous aviez un comité de groupe qui incluait des représentants des filiales comme la SDBO. Aviez-vous des informations concernant la SDBO par le biais du comité d’entreprise ?

Mme Denise GERLAT : J’étais administrateur du Crédit lyonnais. Mon rôle était celui d’un administrateur du Crédit lyonnais. J’ai peu mêlé les informations qu’on recevait par l’intermédiaire des comités de groupe, qui, je crois le savoir, ne se réunissaient qu’une fois par an. C’est une instance légale mais qui n’a pas une activité aussi importante que le conseil d’administration ou le comité central d’entreprise. Effectivement, nous avions certaines informations, aussi bien au conseil d’administration qu’au comité central d’entreprise, parce que le président était interpellé par les représentants, ou au comité de groupe. Oui, nous avons eu des informations sur la SDBO.

M. le Président : Il n’y a pas d’autre question ?... Nous vous remercions beaucoup pour cette audition.

Audition de M. Jacques JOURNOUD,

membre du conseil d’administration,

représentant du personnel depuis 1982 (FO)

(Extrait du procès-verbal de la première séance du 8 juin 1994)

Présidence de M. Philippe Séguin, Président

M. Jacques Journoud est introduit.

M. le Président lui rappelle que les dispositions législatives relatives aux commissions d’enquête lui ont été communiquées. A l’invitation du Président, M. Jacques Journoud prête serment.

M. Jacques JOURNOUD : Monsieur le Président, deux questions m’ont été posées, à savoir, quelles sont les causes des difficultés du Crédit lyonnais et comment les contrôles se sont-ils exercés au Crédit lyonnais ? J’ai préparé un support écrit que je vous communiquerai, dans lequel j’ai mis en évidence les éléments sur lesquels je souhaite appeler votre attention et que je conclus par une série de suggestions que j’ai jugé utile d’ajouter, car cela me paraît logique par rapport à la démarche que vous me demandez de réaliser.

S’agissant des causes principales des difficultés du Crédit lyonnais, la première réside, à mes yeux, dans ce qu’on a appelé les grands dossiers. Les principaux, du moins en volume, sont MGM et tous les dossiers issus de l’héritage CLBN.

L’achat de la Slavenburg, en 1981, sous la présidence de M. Deflassieux, a immédiatement provoqué bon nombre d’échos de difficultés. Nous en avons eu connaissance dans la presse, mais M. Deflassieux nous a régulièrement tenus informés. Peu après l’achat, il est apparu que cette banque, devenue le CLBN, avait des affaires qualifiées de délicates. La presse annonçait des comptes à tendance mafieuse. Cela n’a jamais été confirmé ni infirmé au conseil.

Le CLBN, en situation délicate au moment de son achat, s’est vite redressé. M. Vigon, qui en était le patron, a été salué comme étant une personne très performante qui avait réussi à redresser très rapidement le CLBN. C’est alors, me semble-t-il, qu’une erreur a été commise : M. Vigon a été promu responsable à Paris de sa propre filière. M. Haberer et son état-major ont admis avoir fait une erreur sérieuse, puisqu’il était assez illogique de nommer quelqu’un, surtout à ce niveau-là, responsable de son propre travail. Cela a permis un dérapage supplémentaire sur le CLBN. Les affaires Parretti commençaient à déraper largement. M. Haberer annonçait même dans une circulaire que M. Vigon, malgré des consignes écrites de l’état-major du Crédit lyonnais, avait poursuivie ses dérapages, mot qui traduit bien ce que je veux dire.

Le Crédit lyonnais s’est trouvé engagé largement au-delà de ce qu’il souhaitait. On avait dépassé le point de non-retour. Il fallait réaliser nos garanties, aller de l’avant et se couper la main pour éviter de perdre le bras. MGM a été et reste un problème très lourd. Si je me souviens bien, le solde comptable est de l’ordre de 13 milliards de F., et si, en 1997, nous ne sortons pas de cette opération, conformément à la loi américaine, nous serons obligés de vendre à la dernière minute, ce qui donnera lieu à une perte importante.

Le deuxième dossier que je qualifie d’« affaire » est celui d’IBSA. Je constate, comme beaucoup de nos collègues, que l’année 1993 a vu des provisions importantes à ce titre. En revanche, je ne connais pas les justifications qui ont amené le Crédit lyonnais à prendre des participations dans le groupe de M. Lévêque. Je constate que nous avons subi et je n’ai pas le souvenir qu’aucune tactique politique ait été annoncée en conseil à ce sujet.

Altus, dans le périmètre du groupe depuis 1990, avait une définition qui a été indiquée à plusieurs reprises par M. Haberer. Altus avait pour mission de faire des opérations que le Crédit lyonnais ne savait ou ne voulait pas faire. Si les premières années, les résultats ont été contrastés, c’est parce que M. Hénin avait une capacité à être systématiquement à contre-courant, à réaliser des opérations qui n’allaient pas dans le sens courant de la place. Mis à part un incident au premier semestre de 1991, une perte de change relativement importante à la suite de laquelle le conseil a immédiatement diminué la délégation d’Altus dans ce domaine, nous n’avons pas connu d’autres problèmes de ce genre.

Sur la SDBO, nous avons eu une information en juin 1992, par M. Gallot. Alors que l’immobilier n’annonçait pas qu’il serait porteur de désagréments aussi importants que ceux que nous avons connus en mars 1994, j’avais demandé à M. Gallot s’il n’estimait pas que la SDBO était trop engagée dans le secteur de l’immobilier. Sans préciser les proportions, M. Gallot prévoyait déjà une aggravation dans ce secteur. La SDBO était porteuse de soucis, au moins en consolidé, pour le groupe.

J’en viens tout naturellement à l’immobilier. C’est cet aspect qui me gêne le plus, car c’est le point le plus lourd, dans la situation actuelle. Nous ne savions pas que les engagements dans ce secteur étaient aussi importants. Les chiffres qui nous ont été communiqués en séance ont rapidement progressé au cours des neuf derniers mois. Vous savez aussi bien que moi quelle a été l’intervention de l’Etat avec la création de la structure de « defeasance » pour améliorer notre situation. Je n’y reviendrai pas.

Je tiens à dire que notre désappointement, notre surprise, notre réaction ont été très vifs lorsqu’en mars 1994, lors de l’évocation des résultats de 1993 en séance de conseil d’administration, nous avons appris que la Commission bancaire avait fait son travail au sein du Crédit lyonnais au second semestre de 1992 et qu’elle avait déposé ses conclusions à peu près en même temps que l’annonce des résultats pour 1993, conclusions qui mettaient en évidence un manque de provisions de l’ordre de 7 milliards de francs.

On nous a dit que la Commission bancaire avait rédigé son avis de façon à ce qu’une certaine marge d’interprétation soit laissée à l’état-major du Crédit lyonnais, et que cette marge l’aurait incité à ne pas annoncer cette information ni au conseil, ni au comité central d’entreprise, ni même aux délégués syndicaux nationaux qui, tous les ans, font l’objet d’une communication immédiatement après le conseil d’administration sur les résultats.

La question que j’ai posée et que je repose, puisque je n’ai pas obtenu de réponse satisfaisante et significative, est la suivante : pourquoi M. Haberer, pourquoi les directeurs généraux, s’ils ont été informés, pourquoi les représentants de l’Etat, s’ils ont été informés, pourquoi les commissaires aux comptes, dont je sais qu’ils ont été informés, n’ont-ils pas communiqué ces informations aux instances représentatives, à savoir le conseil d’administration, les délégués syndicaux nationaux et le comité central d’entreprise ? Pour moi, c’est la traduction d’une omission volontaire significative et qui explique l’existence de la crise de confiance actuelle.

Si le président, le ou les directeurs généraux, qui sont des apporteurs d’informations au conseil d’administration, sont systématiquement soupçonnés de tromperie, il n’y a plus aucune possibilité de travail. Donc, la première tâche de M. Peyrelevade sera de restaurer la confiance.

Je voulais évoquer rapidement la crise économique. Vous la connaissez aussi bien que moi. S’agissant de la tactique du Crédit lyonnais par rapport à cette crise, si elle doit durer, M. Haberer a toujours annoncé qu’il ne souhaitait pas conduire une politique trop prudente, puisque le Crédit lyonnais, banque nationalisée — jusqu’à preuve du contraire, c’est encore le cas — ne pouvait pas inciter à la diminution des affaires et participer ainsi à la déflation et à l’entretien du chômage. Je partage cet avis, même si j’admets que dans un contexte concurrentiel, le Crédit lyonnais doit réaliser des bénéfices.

Concernant le contexte politico-économique, je ne citerai que deux exemples.

En premier lieu, le livre de M. d’Aubert, « L’argent sale », a provoqué parmi le personnel des réactions extrêmement vives, une crainte très importante et a relativement déstabilisé le personnel. Dans un contexte concurrentiel où l’on demande à des équipes commerciales de se battre, cet élément n’a pas été de nature à les stimuler. Je le dis, bien sûr, sans aucune agréssivité. Je relève le fait.

En second lieu, nous avons eu un changement de président à chaque alternance politique. Pour ma part, je suis intervenu en février 1993 pour demander au représentant de l’Etat et aux personnes qualifiées d’user de leur rôle pour que l’état-major et le président ne soient pas remplacés à chaque fois que le pays vit une alternance politique. Une entreprise comme le Crédit lyonnais se doit d’avoir une régularité dans son animation. La vie politique du pays ne doit pas provoquer des refontes et des réformes régulières dans la maison, qui coûtent de l’argent, qui diminuent sa capacité commerciale et sont source de désagrément.

En ce qui concerne les risques pays, nous avons atteint le taux de couverture de 60 %, qui est celui de la concurrence actuelle, en 1990. Même en ayant atteint ce taux, je suis intervenu chaque fois que le Crédit lyonnais a été bénéficiaire, ce qui, heureusement, a été la majorité des cas, pour que le Crédit lyonnais fasse des efforts de dotation plus importants, de façon à avoir des sortes de réserves qui sont bien utiles lorsque les temps sont difficiles, ce qui est maintenant le cas maintenant. Or, actuellement, nous avons baissé ce taux à 50 %, je suppose pour « habiller » les résultats.

En ce qui concerne le renforcement des fonds propres, je relève que l’Etat a fait correctement son devoir. J’ai, pour ma part, sollicité l’actionnaire principal pour qu’il y ait des renforcements de fonds propres, de façon à ce que le Crédit lyonnais ne soit pas amené à prendre des participations croisées, notamment avec l’industrie, plus importantes qu’auparavant, celles-ci ayant augmenté notre risque, lequel s’est réalisé cette année.

En dehors des séances de conseil, les informations ont été quasiment nulles. Nous avons été rarement contactés pour avoir des informations de première source ou pour recevoir des informations urgentes. Lorsque nous avons posé des questions en séance du conseil d’administration ou lorsque nous avons fait des objections, on nous a donné acte de notre avis, mais pas forcément en répondant sur chacun des points. J’ai souligné pour ma part l’absence de réaction des personnes qualifiées et des représentants de l’Etat sur la politique menée par le Crédit lyonnais depuis 1988. Je considère que, si cette politique devait être jugée négative, ces personnes beaucoup plus qualifiées que moi auraient dû réagir beaucoup plus tôt pour pouvoir la critiquer. Pour ma part, je ne l’ai pas jugée négative.

Deuxième question, comment les contrôles se sont-ils exercés au Crédit lyonnais ?

Je ne suis pas un fin stratège. Je ne peux trouver la formule idéale de contrôle de la gestion du Crédit lyonnais. Je dirai simplement que le comité consultatif qui était hebdomadaire jusqu’en 1988, est devenu mensuel depuis. Je crois que M. Deflassieux se servait du comité consultatif pour avoir un niveau d’information plus bas ; il s’en servait pour avoir une communication avec les représentants des salariés, de façon à faire passer son message et à recueillir le sentiment des salariés. Cet échange pouvait être constructif pour la maison.

Nous avons eu régulièrement des exposés sur les risques, aussi bien de particuliers que de change. J’ai indiqué les dates dans ma présentation, mais vous avez les procès-verbaux du conseil. L’élément original que je peux vous apporter, c’est qu’en discutant avec l’état-major après les séances du conseil, j’ai appris que les inspections proprement dites avaient lieu tous les cinq ans dans les filiales. C’est un rythme qui me paraît trop lent pour pouvoir apporter, notamment dans le secteur de l’immobilier, des corrections en cas de dérapage. L’une des suggestions que je pourrais faire est d’intensifier cette activité et d’augmenter le rythme des contrôles. Autre suggestion : il me semble aussi que le meilleur des contrôles réside dans le choix de la hiérarchie. Il est normal qu’il y ait des délégations larges avec des cascades se déclinant sur les échelons structurels. Cela doit induire une cohésion de l’ensemble de la maison. Cette cohésion est théoriquement assurée, depuis mars 1993, par la direction centrale de la gestion financière du groupe, mais nous n’en avons pas encore mesuré les effets.

Je suggère la restauration du comité annuel des risques dont la durée a été ramenée de trois jours en 1982 à une demi-journée, puis à deux heures, avant d’être purement et simplement supprimé ces dernières années. Or cette réunion de travail était intéressante : confronter un dossier à l’esprit critique de dix-huit personnes réunies dans ce but est un filtre intéressant, ne serait-ce que parce que les responsables qui préparent ces dossiers sont des spécialistes des engagements et qu’ils doivent préparer des dossiers sur les principaux engagements ou par secteur. Je crois que leur expérience permettrait de mettre en évidence des anomalies qu’on pourrait corriger avant même qu’elles soient présentées au comité annuel des risques. Comme je le disais tout à l’heure, M. Peyrelevade aura à restaurer la confiance dans les instances du Crédit lyonnais.

Pour réformer le comité consultatif, je propose d’admettre dans cette instance les représentants autres que ceux qualifiés de titulaires, de façon qu’il y ait un ajout d’esprit critique et non pas seulement des présences obligatoires. J’indique pour la petite histoire que, si un collège a été régulier dans la présence à ce comité consultatif, c’est celui des représentants des salariés, à l’inverse des autres collèges. Mais je ne suis pas ici pour critiquer les autres collèges.

Je suggérerai également la construction d’un projet d’entreprise à moyen ou à long terme qui dépasse les années 1995. Telles que les choses sont présentées actuellement, M. Peyrelevade annonce l’équilibre pour 1994, la remontée des résultats pour 1995, immédiatement suivie d’une privatisation. Je considère, pour ma part, qu’une privatisation n’est pas une fin en soi. Je souhaiterais que M. Peyrelevade présente aux équipes administratives et commerciales une manière d’animer l’entreprise qui dépasse largement cet horizon et qui permette de motiver les équipes.

Enfin, nous réclamons depuis 1982, date à laquelle j’ai commencé d’exercer cette fonction, la communication d’une revue de presse. J’ai acheté « Le Point », ce matin, parce qu’il contient un article sur M. Tapie. Je trouverais parfaitement normal qu’on nous communique l’extrait du « Point » qui évoque un dossier assez fâcheux pour l’image du Crédit lyonnais. Je suis toujours en train de courir à droite et à gauche ou à demander des abonnements. Je travaille à mi-temps, je ne suis pas uniquement représentant des salariés. Or, aucun président depuis 1982 n’a accepté que nous soyons destinataires d’une revue de presse.

M. le Président : L’avez-vous déjà demandé au nouveau Président ?

M. Jacques JOURNOUD : Oui, cela a été transmis.

M. le Président : Il n’a pas répondu ?

M. Jacques JOURNOUD : Non. On se débrouille, mais c’est un peu fâcheux.

M. le Rapporteur : A propos de l’immobilier, vous avez dit : « Nous ne savions pas que les engagements étaient aussi importants ». Cela veut-il dire que vous avez eu le sentiment d’avoir été un peu trompé ?

M. Jacques JOURNOUD : Oui, je le dis franchement.

M. le Rapporteur : Quand avez-vous observé la « révélation » d’engagements supérieurs à ceux que vous imaginiez ? Que vous disait-on avant ? Vous avait-on dit qu’ils portaient sur des logements en province et vous êtes-vous aperçu qu’il s’agissait en fait de bureaux, à Paris ou à l’étranger ?

M. Jacques JOURNOUD : Je savais très bien que le Crédit lyonnais avait une politique agressive dans ce secteur. Le Crédit lyonnais s’annonçait comme étant la banque de l’immobilier. Je savais très bien que nos marges étaient limées. Pour répondre de la manière la plus nette à votre question, je dirai que l’essentiel des informations que j’ai à l’esprit nous ont été communiquées entre décembre 1993 et mars 1994, date à laquelle nous avons eu connaissance d’encours dits « sensibles » avec parfois des mots manquants qui ne permettaient pas la compréhension la plus facile. On a parlé d’un chiffre supérieur à 100 milliards de F. Comme vous le savez, la structure de « defeasance » accueille une quarantaine de milliards d’actifs sensibles. C’est bien le signe que les encours étaient beaucoup plus élevés que ce qu’on nous indiquait quelques mois auparavant, jusqu’en janvier 1993, les encours étaient de 27 milliards de F.

M. le Rapporteur : Tels qu’ils étaient présentés. En réalité, ils étaient probablement supérieurs.

M. Jacques JOURNOUD : D’après les chiffres du procès-verbal. Il n’était pas tellement illogique d’aboutir à ce chiffre, dans la mesure où on ne nous a pas précisé si c’était consolidé. Avec une présentation subjective qui n’éveille pas une question critique sur la définition de l’affirmation, on peut très bien interpréter, penser que... et puis que cela se révèle être différent.

M. le Rapporteur : Vous avez dit M. Vigon avait reçu des consignes écrites de la direction générale et que vous l’aviez appris au travers d’une note interne.

M. Jacques JOURNOUD : Je n’ai pas dit cela. M. Haberer l’a dit. Il a dit, il y a quelques temps, qu’il avait donné des consignes écrites qui avaient été transgressées.

M. Henri EMMANUELLI : Je vous poserai une question que j’ai déjà posée à un autre administrateur représentant les salariés. Un plan social de réduction du personnel de 3.800 personnes est prévu au Crédit lyonnais.

M. Jacques JOURNOUD : Ce chiffre n’est pas exact, monsieur le Député.

M. Henri EMMANUELLI : De combien est-il ?

M. Jacques JOURNOUD : La fourchette qui a été présentée dans la première partie du plan social est comprise entre 3.200 et 3.800 suppressions de postes. Or il s’agit d’un chiffre théorique basé sur une embauche nulle. L’embauche annoncée ces dernières semaines de 300 personnes par an, à été évaluée à 400 à la dernière séance du comité central d’entreprise. Il faut ajouter les 1.200 embauches, si bien que la fourchette s’établit entre 4.200 et 5.000 emplois. Le plan social porte sur 5.000 emplois au Crédit lyonnais.

M. Henri EMMANUELLI : Suppressions de postes ?

M. le Président : Pas des suppressions de postes, des départs.

M. Jacques JOURNOUD : Oui, incitations au départ. C’est ce chiffre que je retiens, puisque je suis chargé de la défense des salariés.

M. Henri EMMANUELLI : Je pensais à environ 10 % des effectifs français, mais vous avez une vision un peu plus large. Vous êtes mieux informé que moi.

Avez-vous le sentiment que ce plan de réduction des effectifs est essentiellement motivé par les difficultés du Crédit lyonnais ou qu’il s’agit tout simplement de dégraisser » dans la perspective de la privatisation ?

M. Jacques JOURNOUD : C’est une bonne question. Je considère que le personnel est la première victime, non seulement en tant que salarié mais aussi en tant que contribuable, puisque l’Etat, c’est aussi les contribuables, compte tenu de la manière dont le Crédit lyonnais est redressé. Je retiendrai votre seconde hypothèse : c’est plus une mise en conformité du Crédit lyonnais par rapport à une perspective de privatisation qu’un besoin réel de gestion du Crédit lyonnais.

M. Louis PIERNA : La réponse me satisfait. En définitive, vous êtes d’accord avec l’expert-comptable du comité central d’entreprise qui dit que s’il y a des licenciements cela va fragiliser le réseau ?

M. Jacques JOURNOUD : Je partage plus cet avis que l’autre approche.

M. le Président : Monsieur Journoud, je vous remercie pour votre contribution.

Audition de M. Georges VIGON,

En retraite. Président du directoire du CLBN de 1981 à 1988, Directeur au siège,
responsable Europe jusqu’en 1991

(Extrait du procès-verbal de la première séance du 8 juin 1994)

Présidence de M. Philippe Séguin, Président

M. Georges Vigon est introduit.

M. le Président lui rappelle que les dispositions législatives relatives aux commissions d’enquête lui ont été communiquées. A l’invitation du Président, M. Georges Vigon prête serment.

M. le Rapporteur : Pour commencer, nous aimerions connaître votre situation actuelle par rapport au Crédit lyonnais.

En remontant dans le temps, pour en venir tout de suite au fait, dans quel état avez-vous trouvé la banque Slavenburg en 1981 lorsque vous y êtes arrivé ? Dans quel état l’avez-vous laissée lorsque vous avez été nommé à Paris à la direction Europe ?

Quelle a été l’évolution de la part du cinéma indépendant américain ? Ne pensez-vous pas que, dès le début, avec des clients qui avaient aussi mauvaise réputation que de Laurentiis et quelques autres, le CLBN prenait des risques immodérés en finançant le cinéma américain, notamment les indépendants d’autant que, d’après vos anciens collaborateurs, toutes les garanties nécessaires n’étaient pas prises, en particulier lors de financements de films, les garanties de bonne fin n’étaient pas toujours requises, contrairement à l’habitude ?

M. Georges VIGON : Pour répondre à votre première question, j’ai quitté le Crédit lyonnais il y a trois ans. J’ai demandé une retraite anticipée.

En ce qui concerne votre deuxième question, lorsque j’ai été nommé à Slavenburg en 1981 après avoir été directeur aux Etats-Unis, j’ai d’abord été vice-président, puis j’ai été nommé président un an ou un an et demi après.

La situation générale de la banque n’était pas bonne ; c’est un euphémisme, elle était même très mauvaise. Il y avait plusieurs raisons à cet état de fait, la principale étant que cette banque était passée de la taille d’une petite banque à celle d’une grande banque nationale. Elle souffrait donc de moyens d’expansion et cela la gênait, car elle rentrait dans le peloton des grandes banques néerlandaises.

Par ailleurs, étant une petite banque, elle avait des coûts de financement sur le marché monétaire et bancaire qui étaient plus importantes que les autres.

La remonter a été un travail assez dur et je pense avoir fait un bon travail quand même. Je suis resté président jusqu’à la fin 1987 et, comme nous avions racheté à cette époque la Nederland Credit Bank, une filiale de la Chase, on m’a demandé de rester, non plus comme président, mais pour quelques mois — je suis resté cinq ou six mois puisque j’ai rejoint Paris au début juillet — le temps d’opérer la fusion entre Crédit Lyonnais Bank Nederland et la NCB, de manière à ne faire qu’une seule banque avec un seul président.

Pour en venir à votre question sur le cinéma, dans le portefeuille que nous avions en ce qui concernait le financement de films, il y avait effectivement de mauvais, mais aussi de bons clients. La raison pour laquelle nous avons continué à développer cette activité est que d’une part, il y avait une connaissance dans ce domaine et que, d’autre part, il s’agissait de crédits très rémunérateurs dont nous avions besoin pour rétablir la banque et renforcer son compte d’exploitation.

Nous n’avions pas, même quand je suis parti, de la part des auditeurs ni de la Banque centrale des Pays-Bas de remontrances particulières dans ce domaine à ce moment-là. Je ne peux pas dire que le risque dans ce secteur soit plus grand que dans l’immobilier, par exemple, d’autant que cela représentait — excusez-moi, je parle de mémoire et cela remonte à quelques années — moins de 10 % de nos engagements, pour donner un ordre de grandeur.

En ce qui concerne les garanties dont vous parlez, je ne sais si tout le monde est familier avec la garantie de bonne fin sur un film, mais il n’y a pas que cela. Lorsque l’on parle d’une garantie de bonne fin, cela veut dire que l’on finance un film uniquement sur des contrats, mais un film qui n’est pas commencé. Or, souvent, il s’agissait de films qui étaient déjà en cours de production.

De plus, quand je m’en occupais, je sais que ces garanties de bonne fin étaient bien prises. Il y avait quand même trois cabinets d’avocats — un anglais et deux américains — qui travaillaient pour ce département.

M. le Rapporteur : En ce qui concerne le financement des films, normalement vous n’assuriez un crédit à un producteur que lorsqu’il y avait des accords de distribution, des contrats de distribution signés. Mais M. Griffault nous a dit que dans certains cas, il n’y avait pas de contrats de distribution et que les crédits avaient cependant été accordés, notamment dans le cas de films Accord. [...]

M. Georges VIGON : Excusez-moi, monsieur le Président, je ne voudrais pas citer de noms en raison du secret bancaire.

Mais il peut y avoir, en principe, non pas les contrats, mais des engagements de payer de la part de distributeurs. Effectivement, s’il s’agit d’un seul film, il peut être assorti d’autres garanties. C’est possible si d’autres films peuvent être donnés en garantie dans le cas d’une filmothèque, ou si d’autres films sont donnés en garantie en attendant d’avoir les contrats.

Pourquoi ? Parce qu’un distributeur, tout au début, va moins bien négocier ses contrats que si son film est avancé, que s’il peut montrer quelques rushes ou avancements de tournage à ses distributeurs.

M. le Rapporteur : Comment peut-on expliquer que le Crédit lyonnais se retrouve — je mets de côté le cas MGM — avec des producteurs qui lui doivent des sommes très importantes sur des opérations qui ont été engagées souvent avant 1990, voire même avant 1988. Pour certains, il y a des ardoises énormes. Cela veut-il dire que le système de garanties utilisé ne convenait pas ?

M. Georges VIGON : Comme dans tout domaine, il y a des mauvais crédits, dont certains datent d’avant notre arrivée. Sur ces crédits se sont accumulés des intérêts que l’on aurait dû provisionner. Mais nous avons fait les provisions nécessaires, compte tenu de ce que demandaient les auditeurs externes et les réviseurs aux comptes. Nous n’avons jamais refusé de faire les provisions demandées par les auditeurs qui regardaient les garanties afférentes.

M. le Rapporteur : Mais aujourd’hui, un certain nombre de dossiers posent problème.

Dino de Laurentiis était là quand vous êtes arrivé, mais il a été utilisé comme intermédiaire dans l’affaire Parretti et on le retrouve aujourd’hui avec 125 millions de dollars d’encours, qui sont probablement irrécouvrables.

M. Georges VIGON : Je n’ai pas en tête ces montants.

M. le Rapporteur : Ce sont ceux que l’on donne aujourd’hui au Crédit lyonnais.

Gladen Entertainment : 96 millions de dollars. Je ne sais si c’était lorsque vous étiez à la tête du CLBN, mais c’était M. Bruce McNall auquel on prêtait de l’argent à la fois pour des films, des achats de chevaux de course sur lesquels étaient faits des nantissements sans préciser quels chevaux étaient nantis, ce qui permettait lors d’éventuelles saisies de ces chevaux d’avoir des mauvais chevaux en retour. On finançait également des recherches sur des galions coulés au large de Panama.

C’est curieux que de tels clients soient entrés si facilement en contact avec le CLBN. Comment l’expliquez-vous ?

M. Georges VIGON : Encore une fois, cela me gêne de parler de clients nominalement, mais les noms que vous citez n’étaient pas des noms de personnes de mauvaise réputation. Je dirai même qu’elles avaient une excellente réputation.

M. le Président : Puis-je vous demander, car tout le monde n’est pas aussi expert que notre rapporteur, comment cette option cinéma était venue, sous réserve des proportions que vous nous avez rappelées ? Avant votre arrivée, existait-il déjà des crédits cinéma considérables ? Y avait-il une raison particulière à ce choix fait par la banque ?

M. Georges VIGON : Il y avait un homme qui s’appelait Afman qui connaissait bien ce secteur...

M. le Président : Et la tradition est restée ?

M. Georges VIGON : La tradition est restée ensuite, compte tenu du fait que c’étaient également des crédits assez rémunérateurs.

M. le Président : Votre séjour américain vous avait initié à ce monde du cinéma ?

M. Georges VIGON : Absolument pas. Je ne connaissais même pas la différence entre un distributeur et un producteur. [...]

M. le Rapporteur : Venons-en alors à des personnes plus connues.

On peut parler de MM. Fiorini et Parretti.

Tout d’abord, une question de chronologie : quand le CLBN est-il entré en contact avec M. Parretti et M. Fiorini ?

M. Georges VIGON : En mai 1987.

M. le Rapporteur : En êtes-vous bien sûr ? Parce que nous avons là une lettre de recommandation...

M. Georges VIGON : J’en suis sûr et certain.

M. le Rapporteur : J’ai eu connaissance d’une lettre du 10 mai 1988, signée d’un de vos anciens collaborateurs, M. J. Guichard, au CLBN, qui indique que M. Parretti est quelqu’un de valeur avec lequel le Crédit lyonnais entretient d’excellentes relations commerciales et que celles-ci remontent à un an et demi, c’est-à-dire fin 1986.

M. Georges VIGON : Non.

M. le Rapporteur : C’est une lettre signée par l’un de vos collaborateurs.

M. Georges VIGON : Je vous rappelle que je dépose sous serment. Je dis que j’ai rencontré M. Parretti pour la première fois en mai 1987.

M. le Président : Certains de vos collaborateurs pouvaient l’avoir rencontré préalablement.

M. Georges VIGON : Non, je ne pense pas. Ils m’en auraient parlé. [...]

M. Henri EMMANUELLI : Il arrive comment en mai 1987 ?

M. Georges VIGON : Je m’en souviens bien. J’étais en congé à Nice et M. Globus de Cannon m’avait appelé à Rotterdam ; on lui avait dit que j’étais à Nice, il m’a demandé de venir à Cannes — c’était au moment du festival de Cannes — pour rencontrer M. Parretti qui serait susceptible de reprendre Cannon. C’est pour cette raison que je suis sûr que c’est à cette époque en ce qui me concerne.

Je ne vois pas d’autres collaborateurs qui puissent l’avoir rencontré avant sans m’en parler. Lui-même en aurait parlé.

M. le Rapporteur : Vous comprenez bien le sens de notre question. Nous ne parlons pas de rencontre physique, mais de quand datent les relations commerciales et financières de M. Parretti avec le CLBN car un autre élément intervient. Fin 1986, une société de M. Parretti, Interpar, à Luxembourg, procède à une augmentation de son capital, qui est porté à 50 millions d’ECU.

Or, je sais par les réviseurs Arthur Andersen que cette augmentation de capital a été faite sur les normes luxembourgeoises, c’est-à-dire qu’elle a été contre-garantie pendant une journée par le CLBN.

M. Georges VIGON : Fin 1986 ?

M. le Rapporteur : Oui.

M. Georges VIGON : Je ne suis pas au courant.

M. le Rapporteur : Le directeur d’Arthur Andersen à Luxembourg est formel là-dessus. Cela m’étonne que vous nous disiez que vous n’avez connu M. Parretti qu’en 1987.

Cela fait beaucoup d’éléments.

M. Georges VIGON : A moins que je sois devenu complètement... je me rappelle bien que je ne l’ai vu qu’à Cannes. J’en aurai au moins entendu parler avant si une opération s’était passée — comment d’ailleurs se serait-elle passée ? — l’on m’aurait dit que l’on avait déjà eu une opération avec lui alors que je n’en ai aucun souvenir. Non seulement je n’en ai pas souvenance, mais il l’aurait cité comme référence. Il m’en aurait parlé au moins, même si je n’en étais pas... [...]

M. le Rapporteur : En ce qui concerne M. Fiorini, de quand datent les premiers contacts avec le CLBN ?

M. Georges VIGON : Un mois ou deux après : juillet, août ou juin 1987.

M. le Rapporteur : Pour quel genre d’opérations ?

M. Georges VIGON : Les opérations étaient alors avec M. Parretti dans le cadre de Melia. Nous n’avions pas une grosse ligne sur Sasea. D’ailleurs, autant que je m’en souvienne, nous n’avons pas eu de ligne au départ sur Sasea.

M. le Rapporteur : Sur le groupe Sasea, qui comptait quand même 300 sociétés, on peut imaginer que...

M. Georges VIGON : Les contacts avec Fiorini à ce moment-là étaient plus en tant que repreneur de sociétés dans le cadre de Sasea où il avait étudié des plans pour Cannon pour le compte de Parretti.

M. le Président : La parole est à M. Emmanuelli.

M. Henri EMMANUELLI : M. d’Aubert connaît bien le dossier, mais nous sommes nombreux à le connaître moins bien. Monsieur d’Aubert si vous pouviez dérouler un peu les choses parce que M. Vigon nous dit qu’il rencontre M. Parretti au festival de Cannes en mai 1987. Que se passe-t-il après ?

M. le Rapporteur : Il y a un moment stratégique en 1987, lorsque, compte tenu des difficultés de Cannon qui est le client cinématographique le plus important pour le CLBN, qui accuse des pertes importantes, sur lequel le CLBN est lui-même engagé, le CLBN est très heureux de trouver M. Parretti pour monter une opération de reprise de Cannon...

M. Henri EMMANUELLI : Si vous le laissiez dire à M. Vigon.

M. le Rapporteur : Vous posez des questions, je réponds. Il y a donc une opération de reprise de Cannon par Parretti...

M. le Président : Revenons au fait générateur.

M. Emmanuelli fait valoir le fait que ces éléments sur lesquels vous vous appuyez n’ont jamais été entendus en commission. Nous sommes donc censés les ignorer. Revenons donc à ce qu’a dit M. Vigon, qui dit que, d’après ses souvenirs, son premier contact avec M. Parretti a eu lieu au festival de Cannes en 1987 et on lui avait dit que M. Parretti était susceptible de racheter la société Cannon dans laquelle se trouvait engagé le CLBN, et qui connaissait quelques difficultés financières. Donc, nous pouvons nous appuyer là-dessus pour laisser continuer M. Vigon.

M. Georges VIGON : La société Cannon était cliente depuis 1977, dix ans en arrière...

M. le Président : Il ne s’agit pas de celui qui vend des cameras ?

M. Georges VIGON : Non, celui-là s’écrit avec deux « n ».

M. le Président : Nous en sommes là de notre connaissance du sujet !

M. Henri EMMANUELLI : J’en suis réduit au même point que vous, monsieur le Président.

M. Georges VIGON : Je vais vous faire un peu d’historique.

Cette société Cannon était composée de Yoram Globus et de Menahem Golan. Ils étaient spécialisés dans des productions de films de petit budget. Ils faisaient aussi beaucoup de films israéliens et cela marchait, d’après ce que j’avais vu des dossiers ; tant bien que mal, mais cela marchait.

Au fur et à mesure qu’ils se développaient, ils ont eu des idées de grandeur et ont acheté une filmothèque et des salles à Thorn EMI.

Là-dessus, Drexel aux Etats-Unis, donc une « merchant bank », avait monté pour Cannon une émission publique qui leur avait permis de faire la première phase de cette opération. Il s’était engagé à monter une deuxième opération du même type, pour compléter et leur donner les moyens d’opérer ce rachat.

Or, Drexel a rompu, malgré son accord écrit, donnant pour cela deux raisons.

La première était que la SEC reprochait aux gens de Cannon de ne pas avoir amorti suffisamment leurs films ; il fallait donc qu’ils revoient leurs comptes car les amortissements n’étaient pas faits. Des règles assez strictes régissent les amortissements. C’était le prétexte invoqué. [...]

Tout s’accumulant, la SEC leur demandant pratiquement de renforcer leurs fonds propres sous peine de ne pouvoir continuer leur production, l’achat qu’ils avaient fait à Thorn EMI, etc., ils rencontraient de graves difficultés.

C’est dans ce contexte que M. Globus m’appelle et me demande de rencontrer M. Parretti, qui serait susceptible de venir. Je n’avais jamais entendu parler de M. Parretti mais je me suis dit que si quelqu’un pouvait faire quelque chose pour Cannon, il fallait que je le rencontre. C’est ce que j’ai fait.

J’ai donc rencontré M. Parretti qui m’a dit qu’il savait que Cannon était une affaire en difficulté.

M. Parretti avait lui-même rencontré M. Globus parce qu’il avait fait un film avec Delannoy, me semble-t-il, sur Bernadette et avait...

M. Henri EMMANUELLI : Bernadette Soubirous ?

M. Georges VIGON : Oui.

... et avait cherché un distributeur pour son film, et était ainsi entré en contact avec Cannon. C’est comme cela que M. Parretti connaissait Cannon.

M. Henri EMMANUELLI : Un vrai miracle !

M. Georges VIGON : Ayant pris connaissance des difficultés de Cannon et de ce que pouvait représenter Cannon tant dans son parc de cinémas que dans son potentiel de films, il a dit que cela pouvait l’intéresser et qu’il viendrait me voir à Rotterdam.

M. le Rapporteur : Qu’est-ce qui vous a réconforté dans la personnalité de M. Parretti ? Vous êtes-vous informé sur lui ? C’est tout de même une personne qui avait fait à titre préventif de la prison en Italie, qui avait été condamnée ? Avez-vous demandé son extrait de casier judiciaire ? Avez-vous fait des recherches ?

M. Georges VIGON : En principe, nous ne demandons pas d’extraits de casier judiciaire, mais nous avons demandé une étude à la direction des études financières chez nous.

M. le Rapporteur : Au Crédit lyonnais Paris ?

M. Georges VIGON : Oui.

La seule chose qu’il nous avait demandé à l’époque, en entrant en relation, était que s’il reprenait Cannon, nous maintenions la ligne de financement et que nous n’exigions pas le remboursement immédiat.

M. Henri EMMANUELLI : Nous ne connaissons pas cette opération. Tout ce que je demande c’est que vous nous disiez comment elle se déroule.

M. Philippe AUBERGER : Ma question complète celle de M. Emmanuelli.

M. Jean-Maxime Lévêque, lorsqu’il est venu devant la Commission, nous a dit que l’entrée en relation de Parretti et ses demandes étaient venues aux oreilles du conseil de direction et que M. Lévêque aurait dit — c’était plus tard, en 1988 — : « Nous ne connaissons pas M. Parretti. En tout cas, moi je ne le connais pas. Faites une analyse avant d’aller plus avant ». Cette demande est-elle arrivée jusqu’à vous et comment y avez-vous répondu ?

M. Georges VIGON : Un an après ?

Dans un premier temps, il ne nous a rien demandé. Il a seulement demandé que nous maintenions la ligne de production qui était chez Cannon.

Puis, il a commencé à faire vendre les différentes salles et la filmothèque qu’ils avaient rachetées à Thorn EMI pour alléger la trésorerie et surtout pour réduire l’endettement de Cannon qui était très gros, en dehors de nous, de l’ordre de 300 à 400 millions.

Dans ce premier temps, il n’y avait pas de demande plus particulière que celle visant au développement de la production.

Cela répond un peu à la question de M. Auberger. Je n’ai pas eu connaissance directe de ce conseil dont vous parlez, mais il avait été demandé à la direction des études financières de procéder à une étude sur les deux groupes, Parretti et SASEA. Peut-être y a-t-il eu une demande en mai 1988, mais cela avait commencé en 1987. Je n’ai pas souvenir de cela en 1988, mais elle a été délivrée en mai 1988.

M. le Rapporteur : Qu’apportait M. Parretti comme garanties ?

M. Georges VIGON : Des titres de ses sociétés qui étaient cotées.

M. le Rapporteur : Notamment ceux de la société immobilière espagnole qu’il avait rachetée, Renta Imobiliaria.

M. Georges VIGON : C’est exact : Renta et Melia.

M. Yves FREVILLE : Ma question concerne les relations avec la Banque centrale de Hollande, puisque des difficultés apparaissent fin 1987.

Auparavant, on nous a expliqué que lors de la reprise de la Slavenburg, il y avait eu des relations difficiles, mais qu’elles s’étaient par la suite stabilisées et qu’elles étaient devenues satisfaisantes.

Puis fin 1987, cela nous a été dit par le président du Crédit lyonnais, la Banque centrale de Hollande avait fait part au directoire du CLBN de difficultés.

Je souhaiterais savoir sur quoi portaient ces observations de la Banque centrale de Hollande et, de façon plus générale, comment est organisé le contrôle en Hollande.

Y a-t-il eu passage de l’équivalent d’une commission bancaire au CLBN ? Comment la Banque centrale de Hollande a-t-elle pu faire des remarques au CLBN sur ses opérations de 1987 ?

M. Georges VIGON : Je m’excuse, mais je n’ai pas souvenance de cette lettre de la banque centrale.

La Banque centrale de Hollande, qui était l’autorité de tutelle, effectuait des contrôles. En principe, ses inspecteurs passaient plusieurs mois par an dans la banque. Ils travaillaient en étroite coopération avec les auditeurs externes et les différents départements.

Cela se terminait par des lettres, qui allaient de l’organisation à différents domaines, y compris le montant des crédits. S’ils n’étaient pas d’accord avec les auditeurs, ils pouvaient réclamer des provisions complémentaires à effectuer.

Ils signalaient leurs remarques particulières tant sur des comptes que sur l’organisation, que sur le personnel — c’était un ensemble — dans une lettre adressée au directoire.

M. Didier MIGAUD : Monsieur le Directeur, j’ai encore quelques difficultés à reconstituer le film sur l’ensemble du dossier cinéma.

Pourrait-on continuer la reconstitution des engagements de la banque en direction du cinéma avec M. Parretti ? Que se passe-t-il entre mai 1987 et la fin de l’année 1988 ? Quelle est l’évolution des encours de la banque en direction du cinéma ? C’est important pour que l’on puisse comprendre à quelles étapes ont augmenté ces encours et les engagements pris par la banque au fil du temps ?

M. Georges VIGON : Je vais parler de mémoire. Je n’ai donc pas les chiffres exacts. M. le Rapporteur est peut-être plus précis que moi.

L’étape principale a été le dernier trimestre 1988 au cours duquel s’est déroulée l’opération Pathé.

Dans cette opération, Parretti a approché le CLBN pour faire son OPA sur Pathé. Nous avons été saisis d’une demande de crédit de la part du CLBN de l’ordre de 200 ou 250 millions de dollars pour Pathé — encore une fois, il y a des chiffres exacts et je ne voudrais pas, étant sous serment, que mes chiffres soient repris —.

Cette étude est faite et, pour autant que je me souvienne, une autre est demandée à notre direction des études financières. Il y en avait eu une en 1988, mais il y a dû y en avoir une nouvelle en 1989 au moment de la reprise. Nous avons donné l’accord pour ce crédit.

Puis, fin 1988 et janvier 1989, c’est l’achat des titres avec l’accord de la COB. Puis, survient le blocage des autorités françaises en mai ou juin...

M. le Rapporteur : Il y a eu deux blocages.

M. Georges VIGON : Oui, mais je tâche de revoir.

Au cours du premier trimestre de 1989, nous débloquons donc les crédits, les titres sont bloqués et, à partir de là, commencent nos emmerdements.

M. Henri EMMANUELLI : Les titres Pathé garantissaient le prêt ?

M. Georges VIGON : Les titres Pathé et Rivaud.

M. Henri EMMANUELLI : Ils n’étaient pas nantis ?

M. Georges VIGON : Ces titres étaient nantis et comportaient d’ailleurs une marge. D’ailleurs à la fin, le dénouement de cette opération... ce n’est pas la plus mauvaise.

Il y a donc blocage en mai. Nous avons les crédits, mais il avait également financé une partie, mais ces titres sont bloqués, l’argent est bloqué. Il se bat devant la commission de Bruxelles durant l’été 1989, me semble-t-il.

Il y a un déblocage des titres à la fin de l’année. Il obtient alors l’autorisation de poursuivre son opération.

Sur ce, nouveau blocage des autorités en juin 1990. Donc, en août, vente des titres Pathé aux Chargeurs, puis en septembre, vente des titres Rivaud à Bolloré.

Donc, s’écoule une période de près de deux ans avec des intérêts très conséquents. De plus, il s’occupait de démarches à Bruxelles et la société était moins bien suivie.

Ce qui était plus embêtant, c’est que cette opération Pathé avait été faite dans le but de monter une holding européenne avec le groupe anglais Heron Immobilier, qui aurait géré la partie immobilière, avec Warner qui amenait ses salles anglaises, Cannon qui amenait les salles Pathé, ses salles anglaises et les salles néerlandaises et, éventuellement, Berlusconi qui amenait ses salles italiennes.

L’idée sur le papier était séduisante. Il y avait des lettres d’intention signées par ces gens. Le CLBN a eu des contacts avec Heron, Berlusconi et Warner à plusieurs reprises.

Il achète donc Pathé pour ce projet de holding européenne avec des gens de la profession. Cela ne pouvait que nous séduire.

Pour en revenir au calendrier, ce blocage des titres a refroidi les gens qui, malgré leurs intentions, se sont mis à attendre. L’un disait qu’il viendrait quand l’autre viendrait et l’autre disait de même. Pendant une période, ils se sont renvoyés la balle en attendant que l’opération, qui était bloquée par les autorités françaises, se débloque.

La holding européenne n’a donc pas vu le jour et n’aurait pu le voir puisque, de toute façon, les titres n’étaient pas débloqués.

M. le Rapporteur : Aviez-vous une vue d’ensemble sur la nébuleuse Fiorini-Parretti ?

Personne ne demandait une consolidation des crédits qui pouvaient être accordés d’un côté et de l’autre ?

M. Georges VIGON : Nous l’avons fait pour la bonne raison que la Banque centrale le demandait.

Ceci dit, même les auditeurs de Peat Marwick considéraient que les groupes étaient différents puisqu’il y avait trois types de financements. Il y avait des avances sur titres, des financements de film et des investissements purement immobiliers.

M. Henri EMMANUELLI : Si je récapitule, vous rencontrez M. Parretti en mai 1987, qui vous est présenté comme repreneur potentiel de Cannon. Il ne vous demande, au départ, que le maintien des lignes qui existaient sur Cannon, c’est-à-dire de préserver le potentiel de production de la société Cannon. Je suppose qu’il vous le présente ainsi.

Ensuite, le deuxième palier dans vos relations est le rachat de Pathé par M. Parretti, qui vous est présenté comme faisant partie d’une future holding européenne dans l’audiovisuel où entreraient Warner, Berlusconi, un groupe anglais, Heron, Cannon et Pathé, qui en aurait fait partie.

A ce moment-là, le ministère des Finances français bloque. Il bloque une seconde fois, si je me souviens bien, pour cause d’ordre public. C’est grave. Que faites-vous ? Interrogez-vous le ministère des finances pour demander ce qui se passe, ce qui justifie cette procédure exceptionnelle ?

Etes-vous alors sur vos gardes ? Cherchez-vous à vous désengager de vos relations avec M. Parretti ou continuez-vous ? Si vous continuez, quelle est la suite ? Si vous ne vous désengagez pas, pourquoi ?

M. Georges VIGON : Le deuxième blocage a lieu en juin 1990 et la vente des titres Pathé est intervenue en août 1990.

M. Henri EMMANUELLI : Il y avait déjà eu blocage avant.

M. Georges VIGON : Oui, mais vous me parlez du second blocage.

M. Henri EMMANUELLI : Si vous le permettez, monsieur le Président, je précise ma question.

Il est quand même, a priori, exceptionnel que le ministère des finances dise : « Non, je ne veux pas que cette société soit vendue à ces gens-là ». Cela se passe en 1989 et il récidive en 1990.

Je suppose que, dès 1989, vous étiez sur vos gardes.

M. le Président : Quelles raisons vous parvenaient de l’attitude du gouvernement français ?

M. Georges VIGON : Les raisons étaient « manque de déclaration préalable », car il s’agissait d’un investissement non communautaire.

M. le Président : Aucune autre raison ne vous est donnée ?

M. Georges VIGON : Non.

M. le Président : Y compris en juin 1990 ?

M. Georges VIGON : Je parle de 1989.

Parretti commence alors son action à Bruxelles, sur ce « manque de déclaration préalable ».

M. Henri EMMANUELLI : Mais ce n’était qu’un prétexte. Personne ne vous le dit ?

M. Georges VIGON : Non. A mon niveau, non.

M. le Rapporteur : Le montage avec Max Théret Investissement apparaissait comme très artificiel, pour franciser l’opération. Personne n’était dupe.

M. Georges VIGON : Non. Lorsqu’il y a une reprise, on crée une société ad hoc... C’est un investissement communautaire qui ne posait en fait pas de questions... Il n’y avait que des Européens là-dedans.

M. Philippe AUBERGER : Dans quelle mesure cette opération est-elle parvenue à la connaissance du siège du Crédit lyonnais ? J’ai rappelé tout à l’heure qu’en juin ou juillet 1988, M. Lévêque demande des renseignements sur M. Parretti qu’il ne connaissait pas et avec lequel le Crédit lyonnais était amené à envisager un certain nombre d’actions.

Nous sommes maintenant plus tard. Cela touche la direction du Trésor. En général, pour une banque publique notamment, les relations avec la direction du Trésor se font par le siège. Comment, à ce moment-là, se répartissent les responsabilités entre la filiale néerlandaise et le siège ? Qui, au siège, suit le dossier et comment s’articulent les responsabilités et le suivi du dossier ? Sur l’affaire Pathé.

M. Georges VIGON : Le CLBN transmet une demande, qui est étudiée à Paris et est autorisée.

M. Philippe AUBERGER : Par qui ?

M. Georges VIGON : Elle a été autorisée par le Président en procédure d’urgence et au conseil. Je n’assiste pas au conseil...

M. Philippe AUBERGER : En quelle année ?

M. Georges VIGON : En 1988.

M. le Rapporteur : Quel conseil ? Celui de Pathé ?

M. Georges VIGON : Non. Cela a été donné en procédure d’urgence par le Président et ratifié par le conseil. Mais je n’assistais pas à ce conseil et ne peux vous en dire plus.

M. Philippe AUBERGER : De quand date l’ordre du Président du Crédit lyonnais d’arrêter toutes affaires et tous contacts avec Parretti ?

M. le Président : Revenons dans la chronologie.

Entre les deux opérations de blocage par le gouvernement français sur Pathé — mi-1989 et mi-1990 — il y a, d’après M. Haberer, en janvier 1990, une demande de sa part de plafonner, puis de faire maigrir les encours du groupe. C’est ce qu’il a dit publiquement, pas seulement à nous, mais dans un communiqué qui a été rendu public en 1991. En avez-vous souvenir ?

M. Georges VIGON : Je n’ai pas particulièrement souvenir de cela, mais, même à mon niveau, c’était un souci constant. Je le répétais tous les jours au CLBN. Ce n’était pas un désir d’augmenter comme ça. Nous ne sommes pas des inconscients.

Cela dit, ce qui a été une erreur, c’est de ne pas avoir réservé les intérêts, compte tenu de montants aussi importants, qui grossissaient. On parle de centaines de millions de dollars d’intérêts et, cela, même en réduisant. Vous pouvez réduire de 20 %, il y aura encore les intérêts.

Je suis sûr que, dans la position actuelle, il doit y avoir au moins 300 ou 400 millions d’intérêts. Je ne voudrais pas dire une bêtise. C’est un ordre de grandeur.

M. Henri EMMANUELLI : Excusez-moi, je reviens sur ce que vous avez dit. Cela peut paraître lourd, mais je cherche à comprendre.

Le début de l’affaire Pathé se situe en 1988. Vous nous dites que l’autorisation de faire les 200 ou 250 millions de dollars de crédits pour acheter Pathé vous est donnée par le siège et le Président. Est-ce bien cela ?

M. Georges VIGON : Oui.

M. Henri EMMANUELLI : Qui est Président à cette époque ? C’est bien M. Haberer ?

M. Georges VIGON : Oui.

M. Henri EMMANUELLI : Il y a un premier blocage en 1989. Vous nous dites que c’est pour manque de déclaration préalable. J’ai l’impression qu’au ministère des finances, on savait déjà que c’était pour autre chose. On avait des doutes. Mais admettons. Je n’ai aucune raison de mettre en doute ce que vous dites.

En revanche, en 1990, le motif est « ordre public ». C’est exceptionnel. Vous ne pouvez pas ne pas vous poser de questions. Ou est-ce que vous ne vous en posez pas ?

M. Georges VIGON : Tout dépend de l’ordre des questions. Les questions de savoir comment on entre ou comment on se désengage, bien entendu, on se les pose, de toute façon.

Lors du deuxième blocage, en juin 1990, les ventes de Pathé et de Rivaud, ont été opérées dans les deux mois qui suivaient.

M. le Rapporteur : Pourquoi en juin 1990, au moment où il y a le blocage pour des raisons d’ordre public, le CLBN voit-il d’un oeil relativement favorable le lancement de l’OPA sur la MGM du même Parretti, qui vient d’être bloqué en France, et accorde-t-il des financements indirects ?

M. Georges VIGON : Non. Il ne le voit pas d’un oeil favorable. Moi, à Paris, j’étais furieux et eux, au CLBN, également. Ils ne voient pas cela d’un oeil favorable.

Autant dans un premier temps, l’opération Pathé me paraissait, dans l’optique d’une holding européenne, une bonne chose, autant l’OPA sur la MGM me paraissait une aberration. J’étais absolument furieux.

M. le Rapporteur : Pour quelles raisons le Crédit lyonnais accepte-t-il ?

M. le Président : Auparavant, je voudrais savoir comment l’on passe de Pathé à MGM ? Pathé est déjà bouclé ? Comment apprenez-vous MGM ?

M. Georges VIGON : Personnellement, j’apprends par la presse l’OPA sur MGM. J’appelle Rotterdam en demandant s’il s’agit d’une plaisanterie. Ils se renseignent. Ils n’étaient pas au courant non plus et me confirment qu’il y a bien une OPA lancée. Furieux. Renseignements : de quoi s’agit-il ? C’était assez disproportionné avec ce que l’on faisait. Parretti confirme au CLBN qu’il n’a pas besoin d’eux, que son opération est bouclée. Il dit qu’il l’a faite sans eux et ne leur demande rien.

M. le Rapporteur : Vous l’apprenez par la presse ?

M. Georges VIGON : Oui.

Parretti dit : « Je n’ai pas besoin de vous. Vous ne pourrez avoir que de bonnes surprises ».

Le CLBN lui demande comment il compte boucler son truc. Il comptait le faire avec Warner, avec Time Warner d’ailleurs puisque la fusion avec Time venait d’avoir lieu, ce qui n’a pas arrangé les choses. [...]

Il y avait donc accord, c’était dans la presse américaine, de Terry Samel et de Steven Ross, qui étaient respectivement chairman et président de Time Warner.

Est-ce une réaction de cause à effet, le blocage des titres qui intervient en juin, pour ce motif d’ordre public, fait que Warner se retire de l’opération et laisse tomber Parretti dans sa reprise de MGM.

M. le Président : Il y a alors interférence des deux affaires.

M. Georges VIGON : C’est cela. [...]

M. Parretti est toujours confiant et dit au CLBN qu’il aura son tour de table. Nous confirmons cinquante fois que nous ne voulons pas participer à cette opération...

M. le Rapporteur : Excusez-moi, monsieur Vigon, mais pour le financement des acomptes, il y a eu financement du CLBN ?

M. Georges VIGON : Sur le financement d’acomptes proprement dits, je n’ai connaissance que d’un financement d’acompte qui m’avait été demandé par téléphone et que j’avais refusé. Il est revenu en demandant, avec une garantie bancaire, qui d’ailleurs a été payée [...].

Mais, quant au reste, je ne pense pas qu’il y ait eu des financements indirects faits par le CLBN sur les acomptes puisque cela serait allé à l’encontre de la philosophie même de la reprise de MGM.

J’ai fait confirmer par le CLBN à Parretti que nous ne mettrions pas un centime dans cette affaire. Il nous disait que c’était bouclé, qu’il n’avait pas besoin de nous. Donc, nous confirmons, mi-octobre, que nous ne participerons pas.

Il nous dit encore une fois que ça va, que son tour de table est bouclé.

Le 29 octobre, non,... le 30 octobre, c’était la fin de l’OPA, la dernière limite, il dit qu’il ne peut pas et qu’il faut lui escompter des contrats de distributeurs pour moitié garantis par des banques, pour moitié garantis par une compagnie d’assurances. Cela, le dernier jour à la dernière heure.

Le CLBN est affolé et c’est là — c’est la seule responsabilité que j’ai prise dans ce domaine et ce serait à refaire, je le referais — que présenté comme c’était présenté, le 30 au soir, « tout va sauter [...], ma première réaction a été de dire : « Non. Envoyez tout péter. »

A ce moment-là, on m’a dit : « Mais alors, tout saute ». Tout sautait [...] et de plus, l’on ne mesurait pas tous les effets.

Il perdait ces acomptes mais, deuxième point plus embêtant et que l’on ne pouvait même pas soupeser, tel que c’était demandé, 80 % étaient faits. Faire sauter cela, d’accord. Mais après, comment mesurer les conséquences des procès en tout genre que nous aurions eus, car tous les gens seraient revenus en disant qu’ils étaient prêts à y mettre 100 ou 200 millions ? Tout le monde nous serait tombé dessus en disant que, pour ne pas escompter de garantie bancaire, nous avions fait capoté l’affaire alors que 80 % étaient faits.

M. le Rapporteur : Donc, vous donnez le feu vert [...]. C’est bien vous qui le donnez ?

M. Georges VIGON : Oui.

M. le Rapporteur : A qui en référez-vous ?

M. Georges VIGON : Je n’ai même pas le temps d’en référer.

M. le Président : Combien avez-vous eu d’heures devant vous pour décider ?

M. Georges VIGON : C’était une question de minutes.

M. le Président : L’échéance était à combien ? Tout s’écroulait quelques heures plus tard ?

M. Georges VIGON : Il était 5 heures ou 6 heures du soir le 30 octobre.

M. le Président : Il était 5 heures ou 6 heures du soir et vous deviez avoir décidé avant minuit.

M. Georges VIGON : Oui.

M. le Président : Dans la mesure où vous auriez tout laissé « péter », pour reprendre votre expression, cela aurait-il eu des conséquences négatives par ricochet sur les intérêts de CLBN vis-à-vis de Parretti ?

M. Georges VIGON : Oui. Pour moi, certainement, parce qu’alors la société était exsangue [...].

En revanche, en faisant l’opération, nous héritions des titres MGM. Il s’agissait d’un complément de moins de 20 % — je parle en chiffres ronds — avec la moitié en garantie bancaire, la moitié en garantie de compagnies d’assurances. Finalement, mettre ce complément permettait de ne pas perdre les acomptes, de ne pas avoir de procès et d’avoir au moins les titres MGM, qu’on ne voulait pas.

M. Henri EMMANUELLI : Nous vous paraissons peut-être un peu pesants, monsieur Vigon, en cet instant, mais c’est important.

Donc, le 30 octobre, on vous dit... c’est au téléphone que cela se passe ?

M. Georges VIGON : Oui. [...]

M. Gilles CARREZ : Tout cela n’est-il pas à remettre en perspective ?

Je remonte en arrière, en 1981, à l’acquisition de la banque Slavenburg. Les présidents de l’époque nous ont expliqué que vous aviez fait un travail de rétablissement des comptes de cette banque tout à fait remarquable. En 1982-1983, au vu d’un premier diagnostic, cette banque, où il y avait des intérêts du Crédit lyonnais limités à 50 % a pu devenir une filiale pleine du Crédit lyonnais, avec l’accord de la Banque centrale.

Donc, dans le cadre du rétablissement général de cette banque transformée en filiale, vous avez souhaité préserver le mieux possible les intérêts du Crédit lyonnais et de la maison-mère en faisant en sorte que les clients dont vous aviez hérité, type Cannon, apportent le moins de préjudice possible. Est-ce un peu cette démarche qui, dans ces quelques heures, inspire votre jugement ?

M. Georges VIGON : Oui. Cela pour peut-être plus de la moitié de la décision. Mais à cela s’ajoute le fait — mais tout cela se télescope — de penser que pour 20 % sur la nature des engagements qui nous sont demandés, nous faisions capoter l’affaire et d’imaginer quelles pouvaient être les répercussions d’une attaque du Lyonnais sur ce point en disant : « Vous avez pris la décision de dire non et je vous attaque », avec les dommages et intérêts à l’américaine, dont on ne sait où cela s’arrête, en disant que nous avions fait rater l’affaire du siècle.

Troisièmement, pour cette différence, nous avions la possibilité d’avoir les titres, des compléments de garantie sur la société achetée.

Donc, éviter le système de ricochet et sauvegarder une clientèle ; éviter également des procès toujours possibles ; et surtout, avoir en garantie les titres de la société achetée.

M. Philippe AUBERGER : J’ai deux questions précises à poser.

Premièrement, n’avez-vous pas eu le sentiment, étant donné que c’était le 30 octobre, c’est-à-dire à la fin de la période d’OPA, que l’on essayait de vous piéger et au fond, c’est le cas assez classique du chef d’entreprise qui vient voir sa banque au dernier moment en lui disant que soit elle accepte un peu plus de découvert ou d’escompte, soit il dépose son bilan et tout saute.

N’avez-vous pas eu le sentiment de vous trouver dans ce cas ?

M. Georges VIGON : Oui, bien sûr. Je ne connaissait pas les plans après notre confirmation de ne pas participer. Tout n’était pas de la fantaisie dans les gens qui devaient venir. Des gens comme Berlusconi avaient signé des engagements écrits. Rank avait donné un accord conditionnel après le rachat des laboratoires américains.

Tout n’était pas en l’air. On ne sait d’ailleurs pas dans quelle mesure lui-même n’y croyait pas encore plus, ou voulait y croire.

Mais il est certain que, quand vous êtes le dernier jour... C’est pourquoi ma première réaction a été de raccrocher et de dire : « Allez vous faire fiche ». Ensuite, je me suis repris par la main.

M. Philippe AUBERGER : Deuxième question, à cette époque, le 30 octobre 1990, il y avait bien eu les ordres explicites et, me semble-t-il, écrits du Crédit lyonnais demandant qu’il n’y ait surtout aucun engagement pris.

Vous étiez alors directeur Europe au Crédit lyonnais, à Paris. Donc, à quelques bureaux du Président ou du directeur général. Mais si j’ai bien compris, vous avez pris seul la décision, sans en référer à aucune autre personne du conseil de direction.

M. Georges VIGON : Oui. C’est ce qui m’a été reproché. Croyez-le bien, je me suis reposé la question maintes fois, mais si c’était à refaire, je le referais.

Si j’étais allé voir une autorité quelconque, je ne sais pas si c’est le président que je serais allé voir, j’aurais suivi une kyrielle...

Cela aurait certes permis de me couvrir sur le moment, mais de déplacer le problème en le passant à quelqu’un d’autre qui m’aurait demandé ce qu’il fallait faire. Tout le monde m’a dit : « Si j’avais été à la place de Vigon, je crois que j’aurais fait la même chose ».

M. le Président : Qui a dit cela ?

M. Georges VIGON : J’ai des amis qui disent cela.

M. Henri EMMANUELLI : Monsieur Vigon, nous insistons. Je sais bien que le moment n’est pas facile pour vous. Je tenais à vous le dire amicalement. Je me permets cette tonalité, monsieur le Président, parce que ce n’est pas facile pour M. Vigon qui, avec franchise et esprit de responsabilité, dit : « Oui, c’est moi. Je l’ai fait et s’il fallait le refaire, je le referais ».

Je comprends un certain nombre de choses, y compris ce que décrivait M. Auberger il y a un instant : le banquier coincé au dernier moment.

En revanche — c’est pour la compréhension, non pour essayer de trouver je ne sais quel argument contre — je ne comprends pas un point.

Vous nous dites depuis le début que vous ne vouliez pas entrer dans cette opération. [...]

M. Georges VIGON : Ma principale motivation a plus été d’éviter l’effet de chaîne que de tout faire sauter.

Mais il y avait quand même en arrière-plan — il n’y a qu’à voir le nombre de procès que nous avons avec lui maintenant — e fait qu’il aurait pu dire qu’étant un client du CLBN,...

M. Henri EMMANUELLI : C’est à Parretti que vous pensiez ?

M. Georges VIGON : Oui, bien sûr. Il aurait pu dire : « Il m’a fait rater l’opération de ma vie. Il m’a empêché d’acquérir MGM uniquement pour ne pas escompter ».

M. le Rapporteur : J’ai entendu M. Griffault l’autre jour. On a l’impression que le CLBN a suivi le déroulement de l’OPA pendant tout l’été 1990. Ils regardaient ce que Parretti allait obtenir comme financement.

L’information remontait-elle vers vous ou, franchement, entre juin 1990 et le 30 octobre 1990, n’avez-vous rien su de ce qu’il se passait ?

M. Georges VIGON : L’information remontait. J’étais directeur Europe, mais je m’occupais aussi de l’Afrique, du Moyen-Orient. Je n’étais donc pas souvent là. Cela faisait une trentaine de pays et en multipliant par deux, une soixantaine d’unités. Si je voulais passer ne serait-ce qu’une semaine par an quelque part, plus de la moitié du temps, je n’étais pas là. Mais, effectivement, quand je rentrais, je trouvais ces états d’avancement. Comme je le disais, le CLBN vérifiait en téléphonant et en ayant des contacts avec Berlusconi ou Rank.

M. le Rapporteur : Ma question concerne une personne qui a participé au co-financement sur MGM, nommée Sealion, c’est-à-dire en fait M. Jean-René Bickart, autre client du Crédit lyonnais, qui a été financé à hauteur de 150 millions de dollars pour parvenir au bouclage de l’OPA.

M. le Président : Financé par qui ?

M. le Rapporteur : Par le Crédit lyonnais Paris. Il y a donc une personne au Crédit lyonnais Paris, au niveau de la direction des agences, qui devait être au courant de cette opération parallèle de participation au financement de l’OPA, d’autant que M. Bickart avait des liens avec M. Parretti et M. Fiorini depuis quelques années.

Est-ce que tout le monde a été surpris au Crédit lyonnais Paris le 30 octobre ? Vous probablement, mais qui suivait cette affaire Sealion-Bickart à Paris ? S’est-elle également déroulée à Paris le 30 octobre au dernier moment, ou a-t-elle eu lieu un peu plus tôt, ce qui tendrait à prouver que le Crédit lyonnais n’était pas si absent que cela du montage de l’OPA ?

M. Georges VIGON : Je n’ai pas été tenu informé de cela. Je n’ai appris le prêt en question...

M. le Président : Après le 30 octobre ?

M. Georges VIGON : Non avant, parce que cela faisait partie de ce qui était prévu, des montants prévus, mais en revanche, ils ont vu aussi avec Rotterdam. Ce n’était pas un truc de dernière heure — je ne voudrais pas dire de bêtises parce que je n’ai pas été tenu spécialement au courant — mais je pense que ce n’était pas, à mon avis, une opération du 30 octobre.

M. le Rapporteur : Je suis bien d’accord avec vous.

M. Georges VIGON : Je n’ai pas été directement impliqué dans ce prêt, puisque c’était l’exploitation France mais, à mon avis, cela a au moins été discuté en octobre.

M. le Rapporteur : Il y avait donc quelqu’un d’autre au niveau de la direction générale à Paris qui s’occupait de cette OPA sur MGM.

M. Georges VIGON : Je n’en sais rien parce que je ne peux pas parler des uns et des autres, mais le seule chose que je peux dire est que ce prêt — je suppose, je ne sais pas-tel qu’il était présenté était un prêt demandé par un client pour participer, comme un client s’adresse à vous pour souscrire des actions IBM, cela peut avoir été présenté ainsi.

M. le Président : Pour 150 millions de dollars, on y jette tout de même un coup d’oeil...

M. le Rapporteur : De plus, c’est un client assez particulier, qui est associé avec M. Fiorini dans une autre opération.

M. Georges VIGON : Oui, mais qui était dans Sasea. On n’était pas dans Sasea...

M. le Rapporteur : C’est un client qui ne débarquait pas comme cela. [...]

M. Philippe AUBERGER : Vous êtes-vous interrogé, vous ou le CLBN, sur le financement des 350 millions de dollars qui ont permis de verser les acomptes progressifs ? C’est important pour différentes raisons ; d’une part, vraisemblablement, cet argent a dû être difficilement réuni puisque vous-même avez dit que vous aviez été consulté sur un financement d’un premier acompte de 50 millions, que vous aviez refusé. Cela veut donc dire qu’il faisait certainement le tour des banques pour essayer de trouver des financements ; d’autre part, c’était de nature à compromettre vos intérêts, même simplement les modalités de financement des 350 millions, parce que cela pouvait diminuer la solvabilité des autres affaires sur lesquelles vous étiez.

Donc, même sans y participer, à mon sens, vous aviez intérêt à regarder de près le niveau des engagements, notamment les sources de financement de ces 350 millions de dollars. L’avez-vous fait ? Quelles conclusions en avez-vous tirées ?

M. Georges VIGON : Je n’ai pas regardé moi-même l’origine des 350 millions, sauf l’origine des 50 millions sur lesquels j’ai été consulté.

En revanche, le CLBN l’a fait. Maintenant s’il voit arriver par Sasea ou une filiale du groupe un prêt, eux ils voient cela comme une rentrée. Il est difficile d’individualiser l’origine des fonds.

M. Philippe AUBERGER : Vous êtes bien d’accord avec moi pour dire que c’était important pour savoir si la solvabilité des autres sociétés du groupe Parretti pouvait se trouver compromise ou non.

M. Georges VIGON : Oui. C’est certain. Selon que cela vient de l’intérieur ou de l’extérieur du groupe, ce n’est pas pareil.

M. Henri EMMANUELLI : Ce fameux 30 octobre, qui vous appelle du CLBN et quel est son avis ? Que vous dit-il ?

M. Georges VIGON : Ceux qui m’appellent sont Griffault et Brutschi. Ils me disent, après ma première réaction, c’est d’ailleurs eux qui me forcent à me reprendre : « Par pitié, il faut l’examiner bien ». Au contraire, ils ont les mêmes...

M. Henri EMMANUELLI : Ils insistent.

M. Georges VIGON : Pour les mêmes motivations. Encore une fois, j’y pense et repense...

M. Henri EMMANUELLI : Je reviens à l’affaire Pathé. Nous sommes en juin 1990 et le ministère des finances a donc, pour des raisons d’ordre public, interdit la transaction.

Je dois dire que j’ai du mal à imaginer que le ministère des finances refuse, cela fait du bruit dans la presse, un député dit même que cela va finir dans un caniveau...

M. le Rapporteur : Un journaliste l’entend ainsi...

M. Henri EMMANUELLI : ... Et vous ne vous posez pas de questions sur Parretti ou sur d’autres en vous disant que cela sent le soufre, qu’il faut absolument vous échapper. Que se passe-t-il cet été-là dans vos relations, ou dans les relations du CLBN, avec Parretti ?

M. Georges VIGON : Oui, même bien avant cela, mais la question est : « Que faire ? »

On ne peut pas appuyer sur un bouton pour que tout s’arrange. Ce serait trop facile d’appuyer sur un bouton, de dire : « Vous partez. » [...]

M. Henri EMMANUELLI : Est-ce que je résume bien votre pensée en disant que vous êtes sur le qui-vive, mais qu’en même temps, en tant que banquier, vous êtes collé et vous ne pouvez pas vous retirer ?

M. Georges VIGON : C’est cela même.

Avec quand même des garanties. Encore une fois, cela fait trois ans que je suis parti et je ne peux parler des montants, mais tout n’était pas en blanc. Des auditeurs, des réviseurs ont regardé cela de près.

Les marges ont pu se réduire. Pourquoi ? A mon sens, on aurait dû réserver les intérêts à partir de ce moment-là parce qu’ils représentaient une portion très importante et, de plus, ils mangeaient des marges sur les garanties que nous avions, ce n’était pas epsilon quand même. Mais il y avait des garanties et des actifs.

Notre intérêt était également de tirer le meilleur parti de la réalisation de ces actifs. Il faut aller vite et trouver des acheteurs, alors que ceux-ci savent qu’un jour ou l’autre, il vendra à beaucoup plus bas prix.

M. le Rapporteur : Monsieur Vigon, estimez-vous avoir été traité de façon un peu injuste ? Vous nous avez dit que vous aviez demandé une retraite anticipée. C’est un terme élégant.

M. le Président : De quand date votre retraite ?

M. Georges VIGON : A partir de mars 1991, je ne me suis plus occupé que de la filiale espagnole que nous avions achetée à ce moment-là. Comme je sentais que je n’étais plus concerné, notamment que l’on ne m’impliquait plus dans les voyages qui ont été faits à Los Angeles pour la suite, j’ai demandé début juin à bénéficier de ma retraite anticipée. Comme j’avais des congés à prendre, cela s’est fait deux mois après. Mais, à partir de juin, je n’étais plus au Crédit lyonnais.

Pour répondre à M. le rapporteur, je ne dis pas que j’ai été maltraité, parce que cette décision, je l’ai prise et chacun fait ce que bon lui semble. S’il y en a d’autres qui auraient dû le faire... je l’ai fait.

M. le Président : Monsieur Vigon, après cette soirée du 30 octobre, vous avez dû croiser le Président et les autres autorités. Leur avez-vous parlé de la décision que vous aviez prise ? Quelle a été leur réaction ?

M. Georges VIGON : Pas le Président. Je ne le voyais pas.

M. le Président : Qui était la personne au-dessus de vous ?

M. Georges VIGON : C’était Wolkenstein, qui était directeur général adjoint.

Je reviens à ce pénible jour du 30 octobre et à la question de M. Emmanuelli pour dire que cela s’est passé par téléphone et qu’ensuite, ils ont envoyé un fax disant qu’ils envoyaient une demande de crédits, parce qu’il n’y avait pas d’éléments, avec notamment les renseignements sur les banques [...]

Donc la position... pas au Président lui-même, avec, au deuxième trimestre 1990, bien entendu, puisque c’est même dans la presse.

M. Philippe AUBERGER : Sur l’OPA MGM, y a-t-il eu, à votre connaissance, un audit ou une étude un peu fine des comptes de la MGM et de sa valeur ? Au 30 octobre ou un peu plus tard, le montant qui vous était annoncé a-t-il pu être recoupé par une analyse comptable un peu fine ou avait-il été évalué à grands coups de serpe, sans aucune base comptable précise ?

M. Georges VIGON : Comme nous refusions depuis début mars de participer à cette opération, nous avons prêté moins d’attention à l’étude de MGM en soi. Le CLBN s’y est tout de même intéressé.

La réponse est non. Ce n’était pas surévalué à mon avis. Mais, aux Etats-Unis, lorsqu’une vente de société publique doit avoir lieu, une « solvency letter » doit être établie par un cabinet d’experts sous la responsabilité du vendeur parce que dans une affaire comme celle-là, ce n’est pas uniquement la valeur intrinsèque de l’affaire qui compte mais les prévisions d’exploitation.

Ces prévisions d’exploitation étaient bonnes, même très bonnes, et un procès est engagé actuellement avec le cabinet qui avait donné cette lettre — cela s’est passé après que j’ai quitté le Crédit lyonnais — [...].

Par ailleurs, si l’on compare par rapport aux transactions, MGM est resté l’un des derniers grands majors de la profession. Quand on voit le prix que les Japonais ont surpayé pour prendre un des majors.

M. Philippe AUBERGER : MGM était cotée. La SEC surveillait l’opération. Il n’y a pas la même réglementation qu’en France, avec une notice au moment de l’OPA ?

M. Georges VIGON : Si. Tout cela a été fait correctement mais dans la notice, il y a aussi la « solvency letter » (sic) à l’appui, surtout pour l’acheteur car c’est plus la garantie, non pas de la valeur intrinsèque, mais du déroulement de l’exploitation. [...]

M. Yves FREVILLE : Je voudrais vous présenter une vision stylisée de ce qui s’est passé entre 1988 et 1990, avec tous les défauts que peut avoir une vision stylisée.

En 1988, le CLBN prête de l’argent à Parretti pour l’opération Pathé. Cette opération, pour différentes raisons, est bloquée, mais les crédits continuent à porter intérêts et ces intérêts gonflent.

Vous recevez ensuite une instruction de Paris en janvier 1990 de ne plus accroître les encours. Vous bloquez les encours, mais sur le capital les intérêts gonflent.

Puis l’on arrive à l’opération MGM, le 30 octobre vous êtes mis au pied du mur et vous vous rendez compte que vous risquez de perdre tout sur l’opération Pathé et sur les intérêts. Et vous acceptez.

Le rôle des intérêts a-t-il été crucial dans toute cette opération de 1988 à 1990 ?

M. Georges VIGON : Il est certain qu’ils représentent un montant important. Si l’on avait réservé les intérêts, les montants seraient nettement moindres.

Pour faire un calcul rapide, les marges étaient très importantes, les taux sur le dollar en 1988-1989 étaient très élevés ; sur 300 millions, il faut presque compter 50 millions par an. Si vous prenez tous ceux du groupe...

Mais l’étude de la direction des études financières qui concluait avec celle des auditeurs — même jusqu’à fin 1990, nos auditeurs ont certifié nos comptes avec ces montants — ... Cela dit, si l’on avait réservé les intérêts, non seulement nos marges de garantie augmentaient, permettant de liquider plus rapidement, mais il y avait quand même des actifs qui couvraient ces intérêts.

M. Gilles CARREZ : Avez-vous proposé à la direction générale, pendant ce laps de temps où le blocage apparaissait de plus en plus certain, de réserver les intérêts ?

M. Georges VIGON : Non, je ne l’ai pas fait. Personne ne l’a fait, pas même les auditeurs. L’étude concluait : Pas de risque de pertes, mais d’immobilisation.

M. le Rapporteur : Je voudrais avoir votre sentiment sur ce qu’était pour vous M. Parretti ? Quelle image avait-il ? A Hollywood, il vivait dans une villa payée par le Crédit lyonnais, qui l’a d’ailleurs récupérée. Il avait un avion particulier, qui était indirectement financé par le Crédit lyonnais, etc.

C’est l’image d’un nabab avec lequel les banquiers avaient une relation probablement assez amicale.

M. Georges VIGON : Il n’était pas particulièrement apprécié dans la communauté cinématographique. Il a essayé de s’imposer. En revanche, il était très bien avec Warner. [...]

M. le Président : Nous vous remercions, monsieur Vigon.

Comme l’a dit M. Emmanuelli, nous imaginons que cette audition n’a pas été agréable pour vous et vous en remercions d’autant plus.

M. Georges VIGON : Je suis à votre disposition.

Audition de M. Christian PEENE,

Directeur des Financements et des Services à l’Immobilier

au Crédit lyonnais

(Extrait du procès-verbal de la première séance du 8 juin 1994)

Présidence de M. Philippe Séguin, Président

M. Christian Peene est introduit.

M. le Président lui rappelle que les dispositions législatives relatives aux commissions d’enquête lui ont été communiquées. A l’invitation du Président, M. Christian Peene prête serment.

M. le Rapporteur : Quel était le rôle de votre direction par rapport aux filiales dans le domaine immobilier ?

Aujourd’hui, dans la structure de cantonnement, la globalisation des risques immobiliers du Crédit lyonnais apparaît à hauteur d’une quarantaine de milliards, avec une garantie d’Etat à hauteur de 14 milliards. Cette globalisation résulte de l’addition de dossiers gérés les uns par le Crédit lyonnais maison mère, les autres par différentes filiales, Altus, SDBO, IB, Colbert, etc.

En tant que directeur de l’immobilier au Crédit lyonnais, aviez-vous un droit de regard sur ce qui se passait dans les filiales ? Avez-vous été surpris par les chiffres qui ont été révélés sur les mauvaises affaires des filiales ?

M. Christian PEENE : Pour rendre mon propos plus intelligible, il faut que je fasse en préambule deux précisions de calendrier.

Comme vous le savez certainement, je suis un ancien du Crédit lyonnais puisque j’y suis entré en 1965, mais il se trouve que j’ai effectué une parenthèse extérieure qui se situe exactement entre le début de l’année 1990 et le mois de mai 1992. J’ai, à cette époque, quitté le Crédit lyonnais pour assurer des fonctions tout à fait similaires dans un autre établissement bancaire.

M. le Président : Cet établissement n’avait aucun rapport avec le Crédit lyonnais ?

M. Christian PEENE : Il s’agissait du groupe Suez, Monsieur le Président.

Ce préambule pour vous prévenir que certains événements ne se sont pas déroulés sous mes yeux, mais j’ai retrouvé les dossiers à partir de mai 1992 et je les connais.

Pour en venir à votre question, il faut faire une distinction, à mes yeux fondamentale, entre ce qu’est et ce qu’était le portefeuille immobilier de risques du Crédit lyonnais et celui des filiales. En disant cela, je prends une responsabilité de technicien en la matière.

Je ferai un commentaire, qui peut paraître une digression, mais qui est nécessaire pour bien situer les choses.

On parle toujours de risques immobiliers de façon globale. En fait, entrent dans ces risques immobiliers des risques assez différents qui peuvent se classer en trois catégories.

Le premier risque est celui que prend le prêteur lorsqu’il prête à des actifs immobiliers existants, à long terme, et qu’il a en face de lui des investisseurs, institutionnels ou non. Le risque est alors sur le long terme, le risque administratif n’existe pas, le risque de marché n’existe pas. Bien sûr, il faut trouver des locataires car les immeubles n’ont pas d’autre valeur que le flux de trésorerie qu’ils dégagent, mais ce type d’opération n’est pas trop risqué.

Le deuxième type de risque immobilier — je vais dans le sens de la gradation du risque — est celui du financement promoteur. Nous ne sommes plus dans le long terme, mais dans le court terme, c’est-à-dire que l’on prête à quelqu’un qui envisage de réaliser un projet, qui est soumis à un risque de marché, d’autant qu’il y a souvent un grand décalage entre le projet et sa réalisation. Dans ce métier, on invente des projets qui sortent sur le marché parfois quatre ou cinq ans après. Il y a donc une grande difficulté à apprécier ce que sera alors le marché. Dire ce que sera le marché en 1999 est une question difficile.

Ce risque de financement de la promotion court terme se prend, de surcroît, avec une catégorie socio-professionnelle tout à fait différente, que l’on appelle un promoteur ou encore développeur, parce que le nom de promoteur a un peu vieilli. C’est une deuxième catégorie, qui est très distincte du premier système.

Puis, existe une troisième catégorie, celle des financements par marchands de biens. Elle n’est pas tout à fait récente car ce type d’opérations a toujours existé. Mais, pendant la période euphorique des années 1988-1989, ces opérations marchands de biens sont devenues de plus en plus courantes et surtout, de plus en plus importantes par leur taille.

On a même vu des promoteurs, qui étaient des gens qui fabriquaient de la valeur ajoutée, se transformer en marchands de biens. Je vous renvoie à l’époque où les grands sièges sociaux vendent, d’ailleurs aux enchères, leurs immeubles à des prix très élevés. La profession se bat pour avoir ces immeubles. Ainsi, la succession des immeubles Shell, Philips, France-Soir, etc. donne sur le marché une offre très pesante.

Je voulais rappeler ces trois catégories : risque investisseur, risque promoteur, risque marchand de biens, car cette crise séculaire de 1990 est la césure entre une période où les banques — c’est le cas du Crédit lyonnais — financent des institutionnels et des promoteurs — au sens professionnel du terme — et une période où, parce qu’il y a un véritable vertige à la hausse des prix de l’immobilier, on voit se multiplier des opérations « spéculatives », le terme est approprié, qui sont de plus en plus dangereuses et de moins en moins justifiées.

Pour le financier que je suis, un financement immobilier est un financement d’actif, et rien que cela. On ne peut rêver autour d’un actif immobilier. Il a certaines caractéristiques et l’on ne peut le projeter dans le futur. Si on le fait, on fait des erreurs majeures.

Je reviens à votre question concernant le Crédit lyonnais et ses filiales.

Le Crédit lyonnais fait de l’immobilier depuis 1965 parce qu’historiquement il a toujours été très engagé vis-à-vis des constructeurs, vis-à-vis du secteur du bâtiment et des travaux publics. Derrière le bâtiment et les travaux publics, il y avait, à cette époque, des financements immobiliers. Le Crédit lyonnais est donc venu aux financements immobiliers de cette manière. Il y est venu à travers le financement de professionnels, de promoteurs.

Il est tout d’abord intervenu dans le logement, modestement car c’était l’époque des établissements spécialisés, les trois « vieilles » faisaient peu d’immobilier.

Ensuite, il est venu au secteur des bureaux.

Puis, il s’est illustré dans la fabrication et le financement de centres commerciaux : Forum des Halles, la Défense, etc.

Cette volonté de travailler avec des professionnels s’est maintenue, c’est-à-dire que le Crédit lyonnais n’a pas dérogé par rapport à cette stratégie. Mais une banque engagée dans l’immobilier est plus exposée que les autres quand arrive une crise séculaire. Cela paraît assez logique. Le Crédit lyonnais a donc pris des coups sur son portefeuille mais, au fond, s’il fallait réécrire l’histoire, le Crédit lyonnais n’aurait pas grand chose à se reprocher... à quelques détails près.

En ce qui concerne les filiales, le sujet inépuisable dans la banque, et dans l’industrie d’une manière générale, est celui de savoir ce que l’on doit faire avec une filiale : une filiale doit-elle être autonome ou doit-elle « reporter », rendre des comptes, à la société mère de manière étroite ? Vous connaissez les arguments qui s’opposent : Si les filiales ne sont pas autonomes, à quoi cela sert-il d’en avoir ? Si elles perdent leur temps à « reporter », etc.

Le Crédit lyonnais ayant une position assez établie dans l’immobilier, ses filiales dans les années 1988-1990, quand l’immobilier était très à la mode et rapportait beaucoup, ont voulu prendre une part de marché. Cette part de marché, elles l’ont trouvé là où il restait de l’espace, c’est-à-dire auprès des marchands de biens.

Je ne formule pas une critique en disant cela, parce qu’après tout, lorsque les banques de taille moyenne ou petite ont voulu faire de l’immobilier, elles ont fait du financement marchands de biens parce que les grands groupes étaient déjà couverts par les grandes banques : Crédit lyonnais, BNP, Société Générale, Suez.

Les filiales se sont donc installées dans des créneaux du marché qui n’étaient pas ceux que je viens de définir, qui n’étaient pas la grande clientèle. Elles ont travaillé avec des opérateurs marchands de biens sur des opérations de ce type.

Il y a eu également des opérations immobilières qui échappent au financement immobilier et sont plutôt des opérations financières, qui consistent à acheter des actifs pour les recéder.

Je n’ai aucune qualification pour porter un jugement sur ce qui se fait en matière d’entreprises, mais je peux dire qu’en matière d’immobilier, acheter pour revendre de l’immobilier est moins facile que d’acheter et revendre des titres, parce que l’immobilier, c’est évident, a un aspect « illiquide » important, qui, en période de crise, devient très lourd.

Il s’est trouvé que certaines sociétés qui étaient achetées pour être revendues recelaient dans leurs actifs une large part d’immobilier, comme c’est classique. Décréter que l’on allait revendre cet immobilier dans de brefs délais n’était pas toujours facile à réaliser.

Vous m’avez demandé quelle était la position de la direction immobilière par rapport aux filiales.

Par tradition et par histoire, la direction immobilière du Crédit lyonnais a d’abord été très liée avec le réseau France du Crédit lyonnais SA. Cette collaboration est très étroite et très ancienne.

Puis, au fil des années, à partir de 1982-1983, la direction immobilière a joué un rôle vis-à-vis des engagements du Crédit lyonnais dans son réseau étranger. Mais ce rôle s’est limité aux sites où il y avait des marchés importants. Cette intervention s’est donc limitée aux Etats-Unis, à la Grande-Bretagne et à certains pays d’Europe, lorsque les affaires représentaient un volume d’engagements d’une certaine importance.

Pour ce qui est des filiales, la règle jusqu’à une date récente était qu’elles étaient autonomes, c’est-à-dire qu’elles avaient leur propre direction immobilière et qu’elles agissaient, au moins par rapport à la direction immobilière du Crédit lyonnais sans obligation de rendre compte ; je dis bien à la direction immobilière, je ne dis pas sans obligation de rendre compte à d’autres secteurs de la maison.

Pour aller jusqu’au bout de votre question, parce que j’imagine que vous allez me demander cette précision, en décembre 1992 il m’a été demandé de donner une opinion, un diagnostic, devant le comité exécutif du Crédit lyonnais sur ce qu’étaient les engagements immobiliers des filiales. Il ne s’agissait pas d’une mission d’audit, dans un premier temps, il s’agissait de porter un jugement, ce que j’ai fait.

A la suite de ce comité exécutif, il a été décidé que certaines filiales devraient dorénavant se tourner vers la direction immobilière du Crédit lyonnais SA pour prendre des avis. Autrement dit, il y avait une réserve au système des délégations complètes et totales en faveur des conseils d’administration des filiales.

Cela concernait la SDBO. Cela concernait Colbert. Cela concernait ... j’allais dire International Bankers, mais c’est un autre problème, car IB ferait peut-être l’objet d’un commentaire à part.

Pour poursuivre le calendrier, après ce comité exécutif de décembre 1992, des mesures ont été prises par la direction générale, qui ont permis, à l’été 1993, à la direction que je dirige de regarder les nouveaux engagements des filiales, j’insiste : les nouveaux. Cela a été mis en oeuvre.

La suite est l’arrivée de Jean Peyrelevade au Crédit lyonnais. C’est notre mise au travail sur l’opération d’allégement de bilan que vous évoquiez. A l’occasion de cette opération, j’ai pu, avec mes collaborateurs, entrer véritablement en contact avec les filiales et obtenir la totalité des informations sur les engagements immobiliers.

M. le Rapporteur : Pourrait-on avoir une idée du diagnostic que vous aviez rendu lors du comité de décembre 1992 ? Quels étaient, à votre avis, les risques lourds portés par les filiales que vous avez citées, notamment sur les méthodes de financement ? Je pense, par exemple, aux avances sur marges, pratique qui alimente certainement la spéculation ; pratique qui semble, hélas, assez courante, peut-être pas forcément uniquement au Crédit lyonnais, d’ailleurs.

M. Christian PEENE : Merci de le dire.

J’ai en partie répondu incidemment à votre question.

Lorsque l’on m’a demandé de faire ce travail en décembre 1992, j’étais bien évidemment, en tant que financier de l’immobilier, au courant de certaines choses parce que quand on observe une place, on fait des recoupements. Mais, comme je l’ai dit, j’ai porté ces jugements sans avoir devant moi un audit, c’est-à-dire que je les ai portés sur des montants, sur certaines affaires particulièrement visibles et importantes. Dans la banque, c’est toujours le critère du seuil qui joue. Au-dessus d’un certain seuil, on regarde avec une précision plus grande.

J’ai donc porté un jugement sur les volumes qui étaient importants et sur la procédure, en préconisant que les filiales fassent, d’abord, l’objet d’une stratégie globale en matière immobilière — je reconnais volontiers qu’en décembre 1992, c’était une demande qui venait un peu tard — et, ensuite, que si nous devions définir une stratégie, il fallait bien que nous ayons la possibilité de savoir, c’est-à-dire très concrètement, de se voir transmettre les dossiers.

M. le Rapporteur : Nous souhaiterions pouvoir disposer de ce document.

M. Christian PEENE : Bien sûr. Enfin, je ne sais si...

M. le Rapporteur : Comment s’intitule-t-il ? On nous demande tellement de précisions.

M. Christian PEENE : Il s’appelle Rapport au comité exécutif du 1er décembre 1992. C’est un document de préconisation.

M. le Rapporteur : Je poserai une dernière question concernant les activités immobilières du Crédit lyonnais proprement dit.

Un certain nombre d’opérations menées à ce niveau correspondent à un risque important puisqu’apparemment, dans le cantonnement, entre Pelège, Francim, Vaturi et un ou deux autres, ces opérations représenteraient entre 30 et 40 %, suivant les évaluations.

Sur le dossier Pelège, beaucoup ont été surpris par l’augmentation des engagements au cours de la toute dernière période. Quelles sont, à votre avis, les causes du dérapage de l’énorme dossier Pelège ?

M. Christian PEENE : Vous voulez que l’on commence par le dossier Pelège.

Voilà ce que l’on peut dire sur ce dossier.

Tout à l’heure, en rappelant brièvement ce qu’étaient les règles du financement orthodoxe de l’immobilier, je disais que c’était un financement d’actif et jamais un financement de groupe, un financement « corporate » (sic), qui se rapporte à autre chose qu’un actif.

Un des grands risques de cette crise de 1989 — je ne crois pas que le Crédit lyonnais ait été le seul à faire cette erreur — a été de décrocher de l’analyse de l’actif pour passer à une analyse des groupes.

L’histoire de la société Pelège est une vieille histoire. La société a été créée avant la guerre et s’appelait alors la SMCI. Le Crédit lyonnais y est entré, de mémoire, en 1976. A cette époque, son tour de table comptait un certain nombre de financiers. M. Michel Pelège était l’un des cadres de cette société. Au cours d’une crise qui a précédé l’euphorie de 1988-1989 — ce devait être en 1984 ou 1985 — il a racheté le capital de cette société. Puis, pendant des années, il a fait de la promotion immobilière, rien d’autre, et les financements sur le groupe Pelège ont été des financements de nature immobilière. On regardait un projet, un immeuble et on décidait ou non de le financer.

Puis, au fil du temps, s’est constitué un groupe, qui a d’ailleurs eu des visées d’OPA dans le bâtiment et les travaux publics. Ce dossier, je m’en souviens puisque cela se situait fin 1991, j’étais au Crédit lyonnais à cette époque et le dossier a été retiré à la direction immobilière pour être confié, ce qui était logique, à la direction centrale des grandes entreprises qui suivait le bâtiment et les travaux publics.

Je pense qu’à cette date on a un peu changé de dimension. On a cessé de faire une analyse strictement immobilière, projet par projet, pour raisonner sur un ensemble, ce qui explique largement la montée en régime. Celle-ci tient également à d’autres causes. Ce groupe s’est engagé, comme d’autres, dans des opérations en Europe et au-delà, qui se sont traduites par des mécomptes.

M. le Rapporteur : Dans le périmètre de l’OIG, le groupe Pelège entre pour à peu près 5,9 milliards. Or les risques latents, donc la partie supportée par l’Etat, représentent à peu près 4,3 milliards. C’est le cas pour lequel la proportion garantie par l’Etat est la plus importante. Pourquoi ?

M. Christian PEENE : Ce n’est pas la part garantie par l’Etat qui est la plus importante, c’est la part de risque latent dans ce groupe qui est la plus élevée.

M. le Rapporteur : Pour quelles raisons ?

M. Christian PEENE : Il faut regarder les projets les uns après les autres et voir qu’ils ont été souvent montés sans serrer les bilans. Mais c’est vrai aussi d’autres projets. L’histoire de l’euphorie, c’est que l’on prend en compte — c’est assez collectif — que le marché de l’immobilier va absorber n’importe quel prix, notamment en bureaux — en logement on conserve quelque sens des réalités — mais en matière de bureaux, mes placards sont pleins d’études d’audits extrêmement réputés qui vous expliquent qu’à Paris un mètre carré à 150 000 F., ce n’est pas du tout inabordable.

A cette époque, on augmente dans les bilans les valeurs sans compter.

Qu’y a-t-il dans un bilan d’opération de promotion ?

Il y a d’abord le terrain, que l’on achète cher ; quand c’est un immeuble à rénover, on l’achète aussi très cher. Il suffit de se référer aux exemples que je citais tout à l’heure.

Il y a ensuite des coûts de travaux qui n’ont pas trop augmenté, mais encore faut-il qu’il y ait un promoteur qui soit capable de parler avec les entreprises et de négocier ces coûts de travaux dans des conditions qui soient bonnes pour l’opération.

Il y a aussi des honoraires de promotion et, pendant les périodes d’euphorie, malheureusement, ces honoraires, nul ne les a regardés avec suffisamment d’attention et de sévérité.

Enfin, il y a les frais financiers. En fonction de l’époque où vous vas situez, si les taux sont élevés — c’était le cas à l’époque des taux court terme — vous avez, pour autant que la durée des opérations se prolonge, une incidence sur les frais financiers.

Vous avez donc une partie prix de revient du bilan qui s’envole et, comme le marché, soit n’a pas bougé, soit, grande innovation de cette crise ???, les valeurs d’actifs baissent — ce que notre génération n’avait jamais vu — vous avez un effet de ciseaux dramatique et qui explique qu’en face des opérations, vous avez un risque latent considérable.

M. le Rapporteur : Combien les honoraires pouvaient-ils représenter sur un ??? de promotion dans la période de pire euphorie ?

M. Christian PEENE : Cela dépend beaucoup des opérations. Je ne vous réponds pas par une pirouette.

J’ai écrit — je peux aussi bien le dire — que cette profession mobilière, qui a été très gâtée par les événements par le passé, n’avait jamais ??? l’habitude de regarder ses frais généraux. Il est probable que demain si l’on ??? faire de la promotion immobilière en France, il faudra que tout le monde travaille au juste prix, et les honoraires devront être comprimés.

M. Alain GRIOTTERAY : Si j’ai bien compris les dates que vous avez évoquées, vous avez suivi le dossier Pelège dans toute la première période ?

M. Christian PEENE : Jusqu’à fin 1989.

M. Alain GRIOTTERAY : Pelège, comme beaucoup d’autres, a fait de la promotion, puis il a été pris d’un appétit extraordinaire. Il rêvait d’être un groupe tentaculaire et capitaliste. Il absorbait tout ce qui se présentait, comme ce fut le cas avec Interfimo, qui construisait des cliniques.

On a l’impression que pour ses opérations, ce n’était plus un financement qu’il obtenait du Crédit lyonnais, mais qu’il avait le Crédit lyonnais comme associé car la participation Crédit lyonnais dans les opérations Pelège n’était plus celle d’un banquier, mais bien celle d’un partenaire.

C’est allé jusqu’au point où Pelège n’a plus voulu se contenter de promotion mais a souhaité absorber des entreprises de travaux publics. Pour tous ceux qui connaissaient Pelège et son groupe, l’idée d’absorber la SAE était une idée mégalomane, sauf si le Crédit lyonnais était là, avec lui, sinon à sa place et je ne pense pas que sans cela Pelège aurait pu se lancer dans une pareille affaire.

Je ne sais si le dossier Pelège à ce moment-là vous avait déjà échappé, puisque vous nous dites qu’à un moment donné il ne dépendait plus de la direction de l’immobilier, mais de la direction des grandes entreprises ; en tout cas, le Crédit lyonnais s’est engagé avec lui pour, si l’on en croit Pélège d’ailleurs, l’abandonner en cours de route, ce qui a fait échouer l’opération.

Je serais intéressé de savoir comment vous avez vécu le développement de Pelège. Etes-vous d’accord avec la notion de partenariat que j’évoque et non plus celle de banquier ?

Par ailleurs, Pelège se flatte d’avoir réglé ses affaires avec le Crédit lyonnais sans avoir besoin de recourir à l’arbitrage du président du tribunal de commerce de Paris. Il s’est entendu avec son banquier, son partenaire ! Il dit d’ailleurs que son partenaire ne pouvait pas ne pas s’entendre avec lui, compte tenu du fait que c’était une séparation de partenaires.

Du reste, il est reparti maintenant comme un promoteur et l’on voit cet homme, que l’on croyait ruiné, disposer de moyens et se profiler à nouveau en région parisienne avec le désir de monter des opérations. Il dit qu’il a changé, qu’il est devenu raisonnable, mais au bout de trois minutes de conversation avec lui, on sent qu’il a envie de monter d’autres opérations et qu’il a de l’argent pour le faire.

Puisque l’on a choisi l’affaire Pelège comme exemple et que c’est un exemple que le Crédit lyonnais a vécu complètement — je dis « vécu », je ne porte pas de jugement — je souhaiterais connaître votre sentiment sur cette notion d’associés ou partenaires, puis sur cette OPA sur la SAE.

M. Christian PEENE : En ce qui concerne l’OPA, je ne peux pas vous répondre parce qu’elle a eu lieu exactement pendant la période où j’étais absent du Crédit lyonnais.

D’ailleurs, même si j’avais été présent, ce n’était pas l’immobilier qui conduisait cette opération mais la direction des grandes entreprises, pour la raison tout à fait logique qu’il s’agissait de bâtiment.

En ce qui concerne le partenariat, vous mettez le doigt sur un débat important pour les banques. Je ne reviendrai pas sur la distinction entre la banque anglo-saxonne qui se voit interdire l’intervention d’actionnaire et de prêteur de façon concommitante, et la banque allemande qui, elle, mélange.

Ce que je peux dire c’est ce que la politique menée par le Crédit lyonnais a pu avoir des conséquences. Dans le passé de la promotion immobilière il y avait cette idée, qui est redevenue actuelle, qu’il n’y a pas de fonds propres. On est dans la perspective de reconstruction d’après-guerre, il faut aller vite, les promoteurs n’ont pas de fonds propres. Qui va en donner ? L’Etat et les banques.

La question se pose à nouveau aujourd’hui parce qu’il n’y a plus de fonds propres, parce qu’il n’y a plus de taux de rendement interne pour financer l’immobilier. Où les trouver ? C’est une question annexe.

Le Crédit lyonnais a montré le chemin, cela remonte à 1970, en prenant d’abord une participation dans les projets immobiliers, dans les SCI. Puis, peu à peu, en entrant dans le capital de certains promoteurs.

Je pense qu’à l’époque, j’exprime là un avis personnel, cette politique était pertinente car c’était le moyen pour la banque d’accompagner, dans la mesure où cette participation était minoritaire, un opérateur et de s’assurer, commercialement, de sa fidélité.

Cependant la multiplication de telles opérations peut engendrer des problèmes. Il est clair que le Crédit lyonnais qui a eu jusqu’à 24 lignes de participations chez les promoteurs — j’ai le chiffre tout à fait présent à l’esprit puisque je le lisais dans votre antichambre — s’est trouvé, dès lors que la crise est arrivée, dans des situations difficiles à gérer de conciliation entre les intérêts d’un actionnaire et ceux d’un préteur, qui sont des situations classiques à la banque et pas propres à l’immobilier.

Quand le groupe Pelège, je parle en observateur extérieur, s’est trouvé dans la situation où il s’est trouvé, le Crédit lyonnais détenait 11 ou 12 % du capital de Pelège SA, la holding de tête. A l’époque, ceux qui suivaient ce dossier, ont pris la stratégie de dire que le Crédit lyonnais étant actionnaire, il devait assumer son rôle d’actionnaire. L’ensemble des prêteurs de la place s’est donc retourné vers l’actionnaire solvable. C’est une vieille histoire.

On peut se poser la question de savoir s’il est du rôle d’une banque d’être à la fois actionnaire et prêteur. C’est un débat ouvert.

M. Alain GRIOTTERAY : Je pense qu’il serait intéressant que le rapporteur de notre Commission connaisse quelle a été la transaction entre le Crédit lyonnais et le groupe Pelège car Pelège, finalement, après avoir fait beaucoup de bruit, s’en tire très bien. Le Crédit lyonnais, lui, semble s’en sortir moins bien. Mais il paraît qu’ayant traité comme il a traité avec Pelège, il perd moins que si Pelège perdait plus !

J’aimerai comprendre la négociation qui a eu lieu et comment Pelège se retrouve, tout neuf, tout jeune, repartant à la conquête de Paris.

M. Christian PEENE : Repartant à la conquête de Paris, c’est peut-être beaucoup dire.

M. Alain GRIOTTERAY : Il commence par la banlieue.

M. Christian PEENE : La question que vous posez est plus large que le seul cas Pelège, c’est la question qui se pose chaque fois qu’un groupe de promoteurs rencontre une difficulté. Il existe aujourd’hui un texte sur les conciliations, qui est mis en oeuvre par le tribunal de commerce de Paris. Il consiste à dire que lorsqu’une société de promotion de taille nationale se trouve dans ce type de difficulté, face à une crise, faut-il déposer le bilan ou trouver une solution amiable ?

Il y a, en fait, trois possibilités : dépôt du bilan, conciliation devant le tribunal de commerce, accord amiable.

Pelège, c’est un accord amiable. Il aurait pu se faire devant un tribunal de commerce. A l’époque, ce n’était pas encore possible. Ce n’est que par la suite que les conciliations se sont installées comme un moyen de résolution du problème. Elles étaient pratiquées en province, mais pas par le tribunal de commerce de Paris.

M. Alain GRIOTTERAY : Félicitons-nous que l’on ait préservé l’amitié !

M. le Rapporteur : Combien a coûté le dédommagement de Pelège pour qu’il se désintéresse de ses affaires ?

M. Christian PEENE : Votre question m’embarrasse énormément car ne l’ayant pas négocié et n’ayant pas eu accès au dossier, je ne pourrais vous dire que des à peu près. Nous étions convenus que notre secrétaire général, Jean-François Verny prenait en compte un certain nombre de questions et s’efforçait d’y répondre. Je peux la lui transmettre.

M. le Rapporteur : « Prendre en compte » est un terme généreux.

M. Gilles CARREZ : Je souhaiterais avoir quelques précisions sur les méthodes de travail du Crédit lyonnais central, peut-être même des filiales s’agissant, pour rependre votre terminologie, du risque promoteur ou du risque marchand de biens, notamment dans les années 1988-1990 pendant lesquelles il y a eu tout un volume d’affaires. Quelles étaient les méthodes utilisées par la banque quant à l’analyse et au choix des opérations et des engagements ?

Je ne parle pas du cas Pelège qui est différent puisqu’il y avait participation de la banque mais, pour les autres cas, des règles du type « si une opération est proposée par un promoteur ou un marchand de biens, on exige un apport de fonds propres » étaient-elles prises ? Vous avez évoqué partiellement cette question, cela peut être une règle.

La banque, pour être sûre d’avoir face à elle un interlocuteur responsable, d’autant qu’à cette époque sont arrivés sur le marché beaucoup de personnes ou d’organismes nouveaux, avait-elle un souci d’exigence de fonds propres dans le tour de table ?

Deuxièmement, des analyses étaient-elles faites, opération par opération, sur les perspectives de commercialisation et les niveaux de prix ? C’était l’époque où l’on pensait qu’un mètre carré de bureau pouvait se vendre 10.000 F. dans Paris, mais quand même !

Par ailleurs, toutes ces opérations étant montées souvent sous forme de SCI éclatées, y avait-il un minimum de centralisation pour savoir, vis-à-vis de tel ou tel interlocuteur, promoteur ou marchand de biens, à travers les afférentes agences ou filiales du Crédit lyonnais, où l’on en était ? Une sorte de consolidation ?

Bref, à cette époque y avait-il un minimum de méthodes rigoureuses de travail dans les engagements ? Parce que même en prenant en compte ce que vous disiez tout à l’heure, à savoir que le Crédit lyonnais avait une tradition dans l’immobilier venant de son implication dans le financement du bâtiment, on est cependant surpris du montant des engagements.

J’ai lu dans la presse — il me semble même que l’on nous l’a dit ici — que le Lyonnais n’avait pas loin de 100 milliards de F. d’engagements et représentait, à lui seul, bien davantage que l’ensemble additionné de la Société Générale et de la BNP. On a donc l’impression qu’il y a eu une accélération extrêmement forte à partir de 1987-1988 des engagements immobiliers du Crédit lyonnais. Je me demande si, à l’époque, les procédures minimales de prudence ou d’analyse des opérations étaient en place ou si, la conjoncture étant extrêmement favorable, tout était bon à prendre et a été pris.

M. Christian PEENE : En ce qui concerne le volume des engagements du Crédit lyonnais, le chiffre que vous venez de citer peut paraître impressionnant en valeur absolue, mais il faut le rapporter à la taille de l’établissement.

Il faut aussi tenir compte du fait que l’on peut additionner les chiffres dans tous les sens. 100 milliards représentent vraiment le chiffre maximum de tous les engagements de l’ensemble du Crédit lyonnais — France, International — et de ses filiales. Sur ces 100 milliards, 22 milliards sont notamment des crédits faits par la BfG, notre filiale allemande, sur lesquels on compte très peu de crédits promoteurs, mais énormément de crédits à l’allemande, c’est-à-dire des crédits longs faits sur des actifs immobiliers loués, générant des flux de trésorerie.

Il faut faire attention, pardonnez-moi, quand on ajoute ainsi les chiffres car très souvent, on additionne des choses qui ne sont pas tout à fait comparables.

Nos organismes de tutelle, la Commission bancaire notamment, savent très bien faire les additions en prenant le qualitatif, mais les journalistes font souvent des additions pas très contrôlées.

Une étude est d’ailleurs récemment parue, qui a été reprise par l’ensemble de la presse, sur les engagements immobiliers des banques françaises. Cette étude, qui se basait sur des déclarations, n’est pas toujours très exacte. Je dirai qu’aujourd’hui, il est assez courant et à la mode de rajouter quelques milliards aux encours du Crédit lyonnais. Ce qui n’est peut-être pas indispensable.

Si l’on fait une analyse qualitative, on se rend compte qu’entrent là — dedans beaucoup d’autres choses. Je parlais tout à l’heure de crédits « corporate » (sic). Ainsi j’ai également lu que le Crédit lyonnais avait des engagements immobiliers au Japon. Non, le Crédit lyonnais n’a pas d’engagements immobiliers au Japon. Il finance des « Sojo Shosha » (sic), qui font de l’immobilier. Ce n’est pas tout à fait le même type de risques.

M. Gilles CARREZ : Même si l’on réduit ces 100 milliards à 80, on est loin des 40 milliards affectés au cantonnement. On est conduit à s’interroger.

M. Christian PEENE : Sur la qualité de ce qui reste, ou sur la qualité de ce qui est « defeasé » (sic) ?

M. Gilles CARREZ : De ce qui reste.

M. Christian PEENE : Ce qui reste, ce sont les crédits internationaux, qui ne sont pas « defeasés » (sic) : 30 à 40 milliards. Les chiffres sont disponibles. Vous pouvez les avoir.

Votre seconde question sur l’analyse me fait beaucoup plus réagir.

Il y a toujours eu au Crédit lyonnais une direction immobilière qui a fait des analyses opération par opération. Ces analyses portent sur le risque administratif de l’opération, sur son risque de marché, son risque de taux, son risque de compétence du promoteur, etc.

Ce sont des analyses exhaustives. Elles correspondent à une aide à la décision. Nous sommes des techniciens. Nous donnons un avis sur un risque immobilier. Cela a toujours été le cas. Je n’ai pas noté qu’il y ait eu fléchissement.

En revanche, pendant la période d’euphorie, on a pu constater un fléchissement de l’ensemble du système bancaire sur les ratio prudentiels.

Dans le passé, le financement d’une opération de promotion était de 20 % de fonds propres et deux fois les fonds propres en crédit, soit 60 %. Pour le reste, on vérifiait que cela pouvait venir soit d’une pré-commercialisation soit — il faut tout de même prendre un risque — que le risque était relativement couvert par une étude de marché convaincante et pertinente.

Pendant la période d’euphorie, on a vu se développer une concurrence effrénée des banques entre elles. On a vu l’arrivée de petites banques sur le marché, qui n’ont pas respecté ces ratios prudentiels et la pression de la concurrence a alors joué dans un sens tout à fait négatif.

D’une manière générale, on a vu les coussins de sécurité, notamment les fonds propres, se réduire.

Le propos de la clientèle était de dire, c’est de bonne guerre, « pourquoi mettre plus de fonds propres puisque cette opération sera vendue dans six mois et que si nous voulons avoir une bonne rentabilité de nos fonds propres, il ne faut pas en mettre trop ». Tout cela est une question d’équilibre. Je ne crois pas que cette dégradation générale des ratios prudentiels ait été particulièrement forte au sein du Crédit lyonnais SA.

M. Henri EMMANUELLI : Monsieur le Directeur, vous avez tout à l’heure dit que vous parleriez à part de l’IB. Vous vouliez nous dire des choses ?

M. Christian PEENE : International Bankers, c’est tout à fait différent. Lorsque nous avons parlé tout à l’heure de filiales, nous avons parlé de sociétés qui étaient dans le groupe, comme la SDBO ou Altus, des filiales captives du Crédit lyonnais, dont le Crédit lyonnais détenait près de 100 % du capital.

Pour International Bankers, le Crédit lyonnais a été actionnaire de référence. J’avais une hésitation sur le point de traiter tout de suite IB parce que l’intervention que nous avons faite dans IB a été curieusement antérieure à celles que nous avons faites dans les filiales que j’ai citées parce qu’il y avait urgence et des opérations qui étaient effectivement assez difficiles.

M. Philippe AUBERGER : J’ai deux questions à poser.

Voici la première : la direction des affaires immobilières avait-elle des moyens d’études propres et pouvait-elle anticiper sur un retournement de la conjoncture immobilière ?

On nous a dit que l’immobilier français n’était pas cher par rapport à l’immobilier anglais, lequel n’était pas cher par rapport à l’immobilier américain, lui-même pas cher par rapport à l’immobilier japonais. Donc, au fond, les marges d’augmentation — notamment à Paris et dans la région parisienne mais pas uniquement — étant encore très fortes, l’immobilier allait continuer à monter ; il n’y avait pas de craintes à avoir.

Mais n’y avait-il pas une analyse inverse, parce que le marché ne pouvait monter indéfiniment ?

Par ailleurs, on s’apercevait déjà d’un essoufflement assez sensible des marchés américain et anglais. N’était-il pas possible d’anticiper le retournement du marché ?

M. Christian PEENE : Vous posez la question la plus difficile. Comment faire pour anticiper une crise immobilière ? C’est doublement difficile, parce que cela ne se limite pas au territoire national. Pour la première fois en 1989-1990, il y a eu des influences transfrontières. Rappelez-vous les investisseurs japonais venant à Paris et achetant en bloc des immeubles, comme l’immeuble Shell, à des prix très élevés. Cela ne peut pas ne pas troubler un certain nombre d’opérateurs.

La mère de toutes les opérations de rénovation de grands sièges que j’ai citées — Péchiney, Philips avenue Montaigne, etc. — est l’immeuble Shell. Ce fut une opération merveilleuse pour la place de Paris : on rénove un immeuble et, avant même d’avoir commencé les travaux, on a revendu à des investisseurs la totalité de l’immeuble. C’est une opération qui donne du marché une vision un peu fausse, mais qui a un effet d’entraînement que nul ne peut nier.

Je voudrais souligner que dans ces grandes opérations, que l’on a appelé les « paquebots », le Crédit lyonnais n’était pas du tout le plus engagé.

Dans l’opération Péchiney, le Crédit lyonnais a 20 %. Il est avec des confrères de très bonne compagnie, le Crédit agricole, le Crédit foncier, Paribas et d’autres. Nous nous sommes d’ailleurs entendus pour mener cette opération d’une façon convenable.

Il a 6 % de l’opération Montaigne, immeuble du siège social de Philips. Pour le reste, ce n’est pas nous. Ce sont d’autres établissements.

Comment fallait-il faire pour prévoir la crise ?

Au milieu d’une telle période d’euphorie, c’est toujours très difficile. C’est pareil en bourse. Il y a quelques « happy few » (sic) qui voient clair, il y en a beaucoup qui se laissent emporter par le mouvement.

C’est doublement difficile parce que dans l’immobilier, les décisions que vous prenez d’acheter et de rénover un immeuble portent leurs effets sur quatre ou cinq ans. C’est comme un accélérateur que l’on ne pourrait relâcher.

Les grands paquebots, qui ont été achetés par les promoteurs en 1988, sont sortis sur le marché en 1993. Si quelques uns avaient compris — il y en a eu quelques uns parmi les opérateurs et les banquiers —, même ceux-là n’ont pas toujours eu la possibilité d’arrêter. Le coup de frein est très difficile à donner.

Reprenons les choses historiquement.

On vit dans l’euphorie jusqu’au 2 août 1990. C’est la guerre du Golfe. Jusque là très peu de gens ont des doutes sur l’immobilier parisien, même sur l’immobilier provincial dont on ne parle jamais mais le phénomène, à l’échelle, a été le même à Lille, à Lyon ou ailleurs. On entre dans la guerre du Golfe et tout le monde est tétanisé.

Puis, après la guerre, on se rend compte, qu’il y a un changement de paysage complet. Personne dans les bureaux de vente. Les entreprises ont remis tous leurs projets de siège dans les placards.

S’opère alors un clivage entre les opérateurs. Ceux qui vont dire que l’on a déjà connu cela dix fois depuis 1965, que ce n’est qu’un freinage et que cela va repartir, que c’est l’effet de la guerre du Golfe. Et ceux qui disent que c’est un phénomène différent.

C’est à ce moment-là que l’on prend conscience du surendettement du système bancaire par rapport à l’immobilier. C’est l’époque où la Commission bancaire fait son étude sur les 34 établissements les plus engagés et sort un chiffre qui surprend relativement tout le monde, le chiffre de 200 milliards.

Tel a été le déroulement des choses.

Vous avez raison de dire qu’il vaut mieux prévoir une crise que de ne pas la prévoir. Mais qui l’a vraiment prévue ? Très peu de gens.

M. Philippe AUBERGER : Voici ma seconde question : vous avez cité les bureaux, les logements, les centres commerciaux, mais n’y a-t-il pas un quatrième secteur, celui des loisirs, dans lequel le Crédit lyonnais était également engagé ? Que pouvez-vous nous dire de ce secteur et des difficultés que vous connaissez dans ce secteur ?

M. Christian PEENE : L’engagement du Crédit lyonnais dans le secteur des loisirs est une histoire assez ancienne. L’opération la plus difficile que le Crédit lyonnais ait connu dans ce secteur est celle de la station des Arcs.

A cette époque, le Crédit lyonnais s’occupait des Arcs. D’autres établissements s’occupaient d’autres stations. On faisait des stations de sports d’hiver intégrées en considérant qu’une seule société devait tout faire : remontées mécaniques, hôtels, immobilier, etc. Puis, on a découvert, parce que les choses évoluent et que les marchés changent, que ce n’était pas la solution et qu’il fallait faire autrement.

Les Arcs vendaient 400 logements par an. D’un seul coût, on est passé à 50 avec des moyens commerciaux considérables. Il s’agissait donc d’un grave problème, qui a été traité il y a de nombreuses années.

Le poids du loisir dans les difficultés du Crédit lyonnais aujourd’hui est peu important. Il n’est pas significatif.

Ce que l’on peut actuellement penser du secteur est que l’on est en train de changer complètement de marché. On ne vend plus de copropriétés pour les loisirs. On vend du temps, de l’espace, du locatif, sauf lorsqu’il s’agit de faire de petites opérations. Il y a quelques spécialistes, pas nombreux qui ne s’en sortent pas trop mal. Ils font du foncier pas cher dans des sites relativement sympathiques. On fait du produit à petit prix.

M. le Rapporteur : Dans l’opération de cantonnement, une autre opération frappe par son ampleur, c’est celle de Vaturi, la société hôtelière, 3,5 milliards.

Ce dossier provoque un certain étonnement parce qu’apparemment le Crédit lyonnais a eu des problèmes avec M. Vaturi, via l’affaire de la BPGF, il y a quelques années. Moyennant quoi, M. Vaturi est inculpé, me semble-t-il, de complicité et recel d’abus de biens sociaux depuis 1986 dans le cadre de la liquidation de la BPGF, pour laquelle le Crédit lyonnais demande de l’argent à M. Vaturi, probablement à juste titre.

Revoir le même promoteur quelques années après avec une ardoise de 3,5 milliards paraît étonnant. Cette affaire a-t-elle été traitée par la direction immobilière ou à un autre niveau ? Si oui, lequel ?

M. Christian PEENE : La direction immobilière n’a jamais eu la responsabilité de ce groupe, que l’on peut difficilement qualifier de groupe de promotion. Le groupe Vaturi est plutôt un groupe industriel de l’hôtellerie. Evidemment, dans l’hôtellerie, il y a un fort pourcentage de foncier et d’immobilier, mais c’est aussi un autre métier. C’est une exploitation.

La direction immobilière n’a pas eu la responsabilité de ce groupe. Ce qu’elle a pu donner, ce sont des avis ponctuels sur la valeur de tel ou tel terrain. Elle a agi en expert au coup par coup, mais elle n’a jamais eu de vue globale de ce groupe.

M. le Rapporteur : Le promoteur Vaturi, la SIH, est un opérateur que l’on retrouve notamment dans la récupération de l’ancien siège social de la CFAO de M. Pinault que le Crédit lyonnais avait racheté à un prix très élevé et qui a été recédé à Vaturi, qui a donc rendu service au Crédit lyonnais.

M. le Président : Voulez-vous ajouter quelque chose sur cette observation ?

M. Christian PEENE : Je crois avoir répondu à la question.

M. Henri EMMANUELLI : Sur les 40 milliards de la société de cantonnement, pensez-vous, en tant qu’expert, qu’il y a un gros risque ou qu’à terme le Crédit lyonnais peut récupérer ces sommes ?

Vous allez me répondre que vous n’êtes pas madame Soleil, que vous ne savez pas ce qui se passera en 1999, mais j’aurais la faiblesse de penser que vous êtes l’un des meilleurs spécialistes. Avez-vous le sentiment que l’on a apprécié le risque très fortement ou qu’il est raisonnable ?

M. Christian PEENE : J’aurais envie de vous répondre que dans l’immobilier, rien n’est jamais fini.

Un des grands intérêts du financement complexe d’actifs est qu’il y a un actif. Quand on finance un projet, il peut ne rien rester après. Dans l’immobilier, il reste toujours un terrain, un immeuble et sa valeur à l’instant peut varier. Sur la durée, il est possible de revoir ses cours. C’est le premier point.

Le second est qu’un des objectifs de la société de cantonnement est précisément de mener une politique très active en matière d’optimisation des créances et des actifs. Elle va donc se donner les moyens d’améliorer la gestion de ces actifs car il faut voir que beaucoup de ces actifs n’ont plus de gestionnaire. Les marchands de biens dont je parlais n’ont pas pour habitude de s’occuper d’actifs hypothéqués par la banque. Ils remettent les clefs de l’immeuble à la banque et s’intéressent à d’autres affaires. Nous allons nous efforcer d’optimiser tout cela. Il y a une plus-value probablement à trouver dans cette optimisation.

Le troisième point est que la conjoncture immobilière que nous allons affronter — ou dont nous allons bénéficier — dans les cinq ans qui viennent va jouer un rôle considérable. L’évaluation des pertes qui a été faite est une évaluation humaine. Quand on se penche sur un terrain pour se poser la question de savoir quelle sera sa valorisation au bout du compte — une fois que l’on aura obtenu un permis de construire, signé un projet, vendu un produit, etc, le nombre des paramètres et des aléas est considérable —, si vous mettez autour d’une table des spécialistes, commissaires aux comptes, audits, chacun aura sa vérité. On obtient une fourchette et, finalement, il y a une médiane par rapport à cette fourchette.

Ce chiffre, qu’il a bien fallu fixer, a une valeur indicative.

M. Henri EMMANUELLI : Si vous deviez l’acheter, l’achèteriez-vous 40 milliards ?

M. Christian PEENE : J’ai connu dans le passé des gens dont c’était le métier de racheter des créances. Aux Etats-Unis, cela se fait tous les jours. Il y a des gens qui gagnent beaucoup d’argent avec cela. C’est une question d’appréciation du risque. Il faut raisonner sur les futurs.

M. Jean-Jacques DESCAMPS : Vous avez exercé, disiez-vous, les mêmes fonctions à Suez et au Crédit lyonnais. A votre avis, dans le domaine de l’immobilier, et toute proportion gardée, les dégâts au Crédit lyonnais sont-ils plus ou moins importants qu’à Suez ?

M. Christian PEENE : Je me tourne vers M. le Président pour lui demander si c’est vraiment une question qui est dans le cadre de cette Commission ?

M. le Président : Nous allons la formuler autrement.

A la lumière de l’expérience que vous avez pu acquérir, au Crédit lyonnais et ailleurs, est-ce que les dégâts au Crédit lyonnais paraissent être à la mesure ou au-delà de ce qui pouvait s’observer ailleurs ?

M. Christian PEENE : Quelques établissements bancaires ont été assez habiles dans cette crise immobilière. Ils sont peu nombreux.

Si je regarde les provisions et les problèmes des différents groupes bancaires, j’aurais tendance à vous répondre qu’il y a certainement une différence de degré, mais de nature certainement pas.

Les erreurs sont assez largement répandues et sont à peu près les mêmes. Elles sont typologiques par rapport aux établissements concernés. Si vous regardez les banques spécialisées, les banques commerciales, les petites banques, vois trouvez une typologie de prise de risques parce qu’il y a un certain déterminisme.

Tout le monde ne peut pas travailler avec Bouygues. Bouygues travaille avec quelques banques. Quand vous n’êtes pas la banque avec laquelle Bouygues travaille, vous travaillez avec d’autres opérateurs. Vous n’avez pas ??? de choix. C’est en cela qu’il y a un déterminisme de clientèle par rapport aux banques et un déterminisme de clientèle, c’est aussi un déterminisme de risque. Mais je ne pense pas qu’il y ait de différence de nature.

M. Alain GRIOTTERAY : Finalement, vous avez l’impression, pour avoir vécu toc la période immobilière du Crédit lyonnais jusqu’en 1990, qu’il n’y a pas eu d’  ??? particulières.

M. Henri EMMANUELLI : A quelques détails près.

M. le Président : Je n’ai pas eu tout à fait l’impression que M. le Directeur disait ???.

M. Christian PEENE : J’ai dit que nous avions tous fait des erreurs.

M. Alain GRIOTTERAY : Oui, vous n’en avez pas fait plus que les autres.

M. le Président : Vous ne souhaitez pas rectifier ce point et nous donner quelques ??? ?

M. Christian PEENE : Pour répondre à M. Griotteray, j’ai fait une distinction irritante, que je crois sincèrement fondamentale, entre la stratégie du Crédit lyonnais lui-même et celle de ses filiales.

M. Alain GRIOTTERAY : Je voulais vous interroger justement sur ces filiales. ???, par exemple ?

M. Christian PEENE : Que voulez-vous que je vous dise sur Altus ?

M. Alain GRIOTTERAY : Vous êtes un expert. Vous avez trouvé une situation des Altus qui va maintenant disparaître en tant qu’Altus. Donc, vous allez faire ??? l’expertise mais l’analyse précise de ce que perdait Altus et l’origine des ??? d’Altus.

M. Christian PEENE : La vision immobilière consiste avec beaucoup d’humilité à ??? sur un actif. Je me répète.

La stratégie d’Altus, qui était tout à fait autre chose, était de chercher à dégager des plus-values en faisant un métier d’intermédiation — de « trader » (sic) —, d’acheter pour revendre. Lorsqu’Altus faisait des opérations financières sur des sociétés industrielles, elle n’avait pas obligatoirement une vision immobilière. L’immobilier était considéré par Altus comme second.

M. Alain GRIOTTERAY : Qui est devenu premier.

M. Christian PEENE : Non, qui n’est pas devenu premier, mais qui est devenu important par les volumes.

M. Henri EMMANUELLI : Monsieur le Directeur, nous progressons tous, autour de cette table, dans notre connaissance de l’immobilier en général, mais nous ne sommes pas dans un séminaire sur l’immobilier. Nous sommes dans une Commission d’enquête sur les pertes du Crédit lyonnais et je n’ai pas l’impression que, de ce point de vue, que nous progressions.

Nous avons eu deux versions. L’une, dans la multitude des personnes que nous avons entendues, consiste à dire que le Crédit lyonnais, 2.000 milliards, grande banque, grande institution, n’a pas fait pire que d’autres.

L’autre consiste à dire qu’il y a eu des fautes graves et lourdes, que le Crédit lyonnais a, en quelque sorte, été mal géré.

Quel est votre sentiment ? Vous dites : « à des détails près ». A combien de détails près ?

M. Christian PEENE : Je ne parle que de l’immobilier.

M. Henri EMMANUELLI : Nous aussi parce qu’avec le cinéma, c’est le gros volet.

M. Christian PEENE : Je pense, pour revenir au groupe Pelège, que là, il y a eu une erreur stratégique. Le groupe Pelège devait rester, du point de vue de son banquier, qui était aussi le prêteur et le financier pour 11 %, un groupe de promotion. Accepter qu’il change était peut-être sur le plan stratégique une erreur parce qu’après tout, le fait qu’une société de promotion projette de devenir une grande entreprise dans le domaine du bâtiment et des travaux publics, au motif que les entreprises de ce secteur sont très présentes dans la promotion immobilière, est peut-être une vision un peu romantique des affaires.

De ce point de vue, il est probable que l’on peut avoir quelques regrets. Si le groupe Pelège était resté un groupe immobilier, il aurait connu des difficultés parce que, quand on travaille en Espagne et que le marché espagnol est ce qu’il est, on a forcément un certain nombre de provisions à passer mais il est probable que les proportions eussent été différentes.

M. le Rapporteur : Sur d’autres groupes également, il y a des risques importants. Par exemple, en ce qui concerne la SDBO, il y a Immopar. N’y a-t-il pas eu en la matière un mauvais choix sur l’opérateur, qui avait déjà eu des problèmes dans l’immobilier.

D’un point de vue purement qualitatif, des personnes que l’on n’aurait pas dû voir dans des opérations immobilières, n’ont-elles pas été quand même prises en charge par le Crédit lyonnais ?

M. Christian PEENE : Immopar est à l’évidence l’archétype de la société marchand de biens. Leur stratégie est très simple. Il s’agit dans les périodes où le marché est à la hausse d’acheter dans la courbe de hausse et de revendre dans la courbe de hausse. C’est évidemment un exercice très dangereux.

La SDBO dans Immopar, oui. Mais elle n’était pas seule. La SDBO était entourée de confrères, et non des moindres. C’est peut-être une erreur d’avoir financé un marchand de biens, surtout de l’avoir financé tardivement par rapport à l’évolution du marché, mais sûrement pas une erreur exclusive.

M. Philippe AUBERGER : On a dit, à certaines époques, que le président du Crédit lyonnais, M. Haberer, avait une idée particulière sur l’immobilier et infléchissait assez nettement les décisions de sa banque et de son groupe dans ce domaine. Cela a-t-il été le cas ? A-t-il pris une part personnelle sur certains dossiers difficiles, part qui a permis naturellement d’emporter la décision ?

M. Christian PEENE : Mon expérience en la matière se situe entre mai 1992 et le départ de M. Haberer.

Avant 1990, j’étais directeur adjoint de la direction et je n’ai pas eu de contacts avec M. Haberer à cette époque.

M. Haberer, c’est la raison du fameux comité exécutif du premier décembre 1992, avait, à cette date au moins, le souci d’entendre un certain message sur les risques immobiliers du groupe. C’est tout ce que je peux répondre.

M. Henri EMMANUELLI : Parce qu’il était inquiet ?

M. Christian PEENE : Je crois que, comme tout président de banque vis-à-vis des engagements immobiliers, il pouvait être inquiet. Il n’était pas le seul.

M. le Rapporteur : Pour revenir sur le cas Vaturi, à quel niveau ce sujet était traité ? Etait-ce M. Gille, M. Haberer qui s’en occupait ? Compte tenu du fait que ce dossier Vaturi est très lié au cas Pinault qui était un des fleurons du Crédit lyonnais, passait-il directement par le Président ?

M. Christian PEENE : Les engagements sur le groupe Vaturi relevaient de Clinvest et d’Altus. Ils ne relevaient pas de la direction immobilière. C’est tout ce que je puis vous dire.

M. le Président : Si vous n’avez plus de questions, mes chers collègues, nous allons remercier M. le Directeur.

Audition de M. François GILLE,

Directeur général du Crédit lyonnais de décembre 1992 à avril 1994

(Extrait du procès-verbal de la séance du 9 juin 1994)

Présidence de M. Philippe Séguin, Président

M. François Gille est introduit.

M. le Président lui rappelle que les dispositions législatives relatives aux commissions d’enquête lui ont été communiquées. A l’invitation du Président, M. François Gille prête serment.

M. François GILLE : Monsieur le Président, j’ai exercé entre 1986 et 1992 la fonction de responsable de la gestion financière du groupe Crédit lyonnais. C’est une fonction qu’il m’a été demandé de créer, car, aussi curieux que cela puisse paraître, cette fonction n’existait pas précédemment. Elle regroupait pour l’essentiel la fonction « comptes » et la fonction « contrôle de gestion ».

A l’origine, la gestion financière du groupe ne comportait pas la responsabilité du suivi des risques. Ce n’est qu’en 1989 que la direction de la gestion financière du groupe a pris en charge le « reporting » (sic) a posteriori des risques. Dès ce rattachement, un triple objectif a été fixé : trimestrialiser le rapport sur les risques, en accélérer la sortie et améliorer sa fiabilité, notamment par une meilleure définition de la notion de groupe client et par un meilleur recensement des risques sur un même groupe.

Malheureusement, dans un groupe comme le Crédit lyonnais, ce type d’évolution prend du temps, compte tenu notamment des contraintes de la machinerie informatique, et de premiers progrès significatifs n’ont pu être tangibles qu’à partir de mars 1991 pour le « reporting » (sic) des risques au 31 décembre 1990.

Cet outil de contrôle a posteriori des engagements du groupe a permis progressivement une plus grande implication du comité exécutif dans l’examen régulier des risques. Il a été complété en 1992, puis en 1993, par la mise en place d’un contrôle général du groupe, d’un comité des grands risques, puis dernièrement d’une direction des engagements du groupe.

En tant que responsable de la gestion financière du groupe, j’ai par ailleurs développé progressivement une ingénierie spécialisée dans le traitement des dossiers à hauts risques, car l’évidence s’est imposée qu’à partir du moment où un risque se matérialisait sur des dossiers lourds, la maîtrise de ce risque requérait un changement d’équipe, et donc le transfert des dossiers à des équipes spécialisées. C’est à ce titre que la direction que je dirigeais se trouvait impliquée dans la gestion des affaires de cinéma de CLBN, du dossier Sasea, du dossier Concept, du dossier IBSA, de quelques autres dossiers d’Altus et, depuis mars 1993, du dossier Pelège.

Le 15 décembre 1992, j’ai été nommé directeur général du Crédit lyonnais par M. Haberer qui m’a confié alors la « reporting line » (sic) de la direction de la gestion financière, de la direction des marchés de capitaux, de la direction de la gestion de capitaux, de la direction des financements spécialisés et de quelques autres directions de moyens ou d’études.

Le groupe Crédit lyonnais ne se serait pas distingué par ses mauvais résultats et ne retiendrait sans doute pas votre attention aujourd’hui s’il n’avait subi, en sus des conséquences normales de la crise sur ses réseaux, des sinistres exceptionnels localisés dans cinq filiales ou quasi-filiales : CLBN, SDBO, Altus Finance, IBSA, Pelège enfin qui n’est pas à proprement parler une filiale, mais qu’il faut assimiler comme telle, puisque notre groupe s’est trouvé en assumer tous les risques à un moment donné.

Au total, ces cinq sources de pertes ont pesé sur les résultats du groupe pour un montant global de l’ordre d’une quarantaine de milliards de F.

Je souhaite apporter à votre Commission un témoignage sur ces grands dossiers de risques, sauf peut-être — sous réserve des questions que vous me poserez — SDBO, dont je ne me suis pas particulièrement occupé, avant de conclure par de très rapides commentaires sur les comptes 1992 du groupe.

CLBN : j’avais suivi certains problèmes de la banque Slavenburg après son acquisition par notre groupe et avant son changement de nom. J’agissais alors, dans les années 1982-1983, en tant que secrétaire général du groupe chargé des affaires juridiques. J’avais notamment été en contact à ce propos avec le gouvernement néerlandais, très précisément le Ministre des finances, M. Ruding, et le Ministre de la justice, M. Cortas Altes, à propos des investigations policières puis judiciaires qui avaient agité cette banque dans les années 1982-1983.

Je tiens à exprimer ici ma conviction, fondée sur l’ensemble des informations dont j’ai pu disposer, que l’appellation de « banque de la mafia » qui fut accrochée par certains médias à cette banque ne repose sur aucun fondement réel et que la liaison qui a été faite ensuite entre ce passé prétendument sulfureux et la triste affaire Parretti-Fiorini relève du domaine de l’imaginaire.

En fait, d’après ce que j’ai pu comprendre, les équipes mises en place et chargées par le Crédit lyonnais du redressement de CLBN — la banque Slavenburg avait un autre problème et était en très mauvais état, très mal gérée — ont cru identifier dans le financement du cinéma une niche particulièrement profitable. Compte tenu de l’absence de compétences pour ce type très spécial de financements ailleurs dans le groupe, ces équipes ont bénéficié jusqu’en 1991 d’une autonomie de fait qui a engendré des désastres d’autant plus énormes — à ce jour, plus de quinze milliards de F. de provisions — qu’elles se trouvaient manquer elles-mêmes du professionnalisme qui aurait été nécessaire.

J’étais membre du conseil de surveillance de CLBN depuis 1988. J’avais été informé partiellement de quelques unes des alertes de la Banque centrale des Pays-Bas, mais, jusqu’en 1991, j’avais cru pouvoir faire confiance aux informations données par le directoire de CLBN, par la direction Europe du groupe, informations que j’avais personnellement recoupées auprès des auditeurs de CLBN.

A partir du moment où il m’a été demandé de me saisir du dossier MGM avec mon collègue Alexis Wolkenstein en mars-avril 1991, il ne m’a fallu que quarante-huit heures pour conclure, premièrement, que MGM allait à une perte totale et irrémédiable si était maintenu à sa tête un certain dirigeant nommé Parretti ; deuxièmement, que le LBO monté pour cette acquisition par M. Kerkorian le vendeur et par M. Parretti l’acquéreur, et M. Fiorini (groupe Sasea) associé de l’acquéreur, était sans doute le plus fou de l’histoire financière des Etats-Unis. Il s’en est suivi toute une série d’actions qui ont consisté, dans l’ordre, à éliminer Parretti pour sauver MGM ; à tenter de sauver certains autres actifs de Sasea ; à exercer le nantissement des actions MGM ; enfin, à mener à bien, si l’on peut dire, une sorte d’audit de Sasea au lieu et place des auditeurs gravement défaillants. Tout cela s’est fait sans sortir de notre rôle de créancier. Les provisions qu’il a fallu constituer sur ces dossiers sont excessivement lourdes — j’en ai rappelé le montant global —, y compris les provisions sur le cinéma, et j’ai veillé à ce qu’elles soient mentionnées très explicitement dans les rapports annuels 1992 et 1993 du groupe. Le nettoyage n’est pas tout à fait terminé pour le cinéma, qui comporte de très nombreuses lignes et dont l’investigation est extrêmement longue et difficile, et pour Scotti, ex-filiale immobilière de Sasea, pillée par Fiorini.

Je suis, en revanche, totalement confiant dans l’issue favorable des procédures Sasea, de même que des procédures initiées par nous aux Etats-Unis, lesquelles viennent d’ailleurs de donner lieu à un premier règlement favorable à nos intérêts.

Altus Finance : ayant participé à l’acquisition d’Altus, alors Thomson-CSF Finance, en 1989, je tiens tout d’abord à dire qu’en ce qui concerne le Crédit lyonnais cette opération n’a été en aucune manière orchestrée par les pouvoirs publics. Elle nous a été apportée par une banque d’affaires. Elle a été négociée exactement comme elle l’aurait été entre deux groupes privés et n’a été révélée aux pouvoirs publics pour autorisation qu’après avoir fait l’objet d’un accord complet entre les parties.

Initialement, l’idée était d’utiliser l’ingénierie d’Altus au service de nos grands clients, ce qui aurait supposé une intégration poussée d’Altus dans notre groupe. En réalité, une autre idée et une autre organisation ont prévalu : Altus, filiale déclarée atypique, s’est lancée dans une activité de banque d’affaires sans hélas ! en avoir les moyens humains et avec le handicap d’une totale autonomie par rapport aux procédures du groupe.

Dès lors, le groupe n’a pu jouer auprès d’Altus qu’un triple rôle de mise en garde, mais sans droit de veto, pour les opérations venant à être connues du groupe, de contrôle a posteriori grâce à des systèmes de « reporting » (sic) mis progressivement en place et de pompiers lorsque les circonstances le nécessitaient. C’est ce dernier aspect qui m’a conduit à intervenir sur les dossiers Concept, sur la position de change de Thomson Crédit international, aujourd’hui quasiment résorbée, et sur l’affaire FNAC et les dossiers liés.

En revanche, le principe d’autonomie a limité la portée de certaines mises en garde et le contrôle a posteriori n’a révélé la gravité de certains risques que trop tardivement.

L’autonomie d’Altus, comme d’ailleurs celles de SDBO et de Colbert, n’a pris fin que lorsque l’accumulation des risques a obligé à remettre en cause le principe d’autonomie à la mi-1993.

IBSA cherchait en 1989 un actionnaire de référence et M. Jean-Maxime Levêque a, à cette époque et à cette fin, approché le Président du Crédit lyonnais. Une étude approfondie, effectuée par l’équipe d’analystes bancaires du Crédit lyonnais, a conclu à l’époque que la banque était très sensible à un éventuel risque de marché immobilier, mais que ses risques immobiliers étaient dans l’ensemble de bonne qualité et que le principal problème qui se poserait en cas de crise serait la gestion des actifs que la banque pourrait être amenée à appréhender et le recrutement des équipes nécessaires. Dans ces conditions, le principe d’une acquisition de 25 % du capital d’IBSA a été décidé, moyennant la modération par les vendeurs de leurs prétentions en matière de prix et moyennant ce que l’on appelait à l’époque « un recyclage des capitaux investis », c’est-à-dire un investissement par IBSA dans des filiales banques ou établissements de crédit du groupe Crédit lyonnais pour un montant égal à celui investi par ce dernier dans IBSA, ce qui neutralisait entièrement, au plan réglementaire, les effets de cette acquisition sur le ratio de solvabilité.

Le Crédit lyonnais s’était fait reconnaître un droit de regard sur les opérations les plus importantes et un droit d’inspection.

Dès l’automne 1990, j’ai demandé à l’inspection générale du Crédit lyonnais d’examiner les risques immobiliers d’IBSA. Le rapport d’inspection disponible en juillet 1991 concluait par une suggestion de provisionnement à hauteur de seulement 44,8 millions de F. Un an plus tard, en juin 1992, la Commission bancaire examinait à son tour les engagements immobiliers d’IBSA et concluait pour l’essentiel à la nécessité de réserver, c’est-à-dire cesser de comptabiliser les intérêts sur une fraction du portefeuille.

La fusion de Saga, Bafip, filiales d’Altus, et d’IBSA dans la banque Colbert, a été décidée, sur ma proposition, pour permettre au groupe de mieux contrôler ces diverses structures bancaires éclatées.

Les apports d’IBSA ont été limités à la partie jugée saine de son portefeuille immobilier, c’est-à-dire aux encours pour lesquels, à la même époque, la Commission bancaire n’avait pas demandé de réservation des intérêts. En revanche, la fraction jugée difficile est restée chez IBSA, qui a alors été mise en liquidation en tant que banque et qui affiche aujourd’hui une situation nette négative de 1,5 milliard de F.

Ce désastre, que ne laissait pas augurer un second rapport de la Commission bancaire disponible en novembre 1992, n’a pu être conjuré par un dépôt de bilan, car le Comité des établissements de crédit avait imposé par écrit au Crédit lyonnais, en sa qualité d’actionnaire de référence, de faire en sorte que la liquidation d’IBSA n’entraîne pas pour des tiers d’autres pertes que celles librement acceptées par eux.

Dès lors, le Crédit lyonnais n’a pu que gérer au mieux ses risques en mettant en place une équipe totalement nouvelle, caractérisée par sa rigueur, laquelle a pu, au hasard de certaines négociations, négocier quelques abandons limités de créances tierces.

Si l’on s’interroge sur les causes de ce sinistre, il faut mentionner, non seulement le caractère excessivement risqué du financement à 100 % des opérations et de la participation d’IBSA par structure interposée à certaines SNC, sociétés en nom collectif, mais aussi le coût anormalement élevé de beaucoup d’opérations, du fait de commissions excessives ou de plus-values injustifiées appréhendées par des intermédiaires. A ce sujet, j’ai demandé une enquête de notre inspection générale.

Le dossier Pelège est d’une autre nature. A l’origine, il ne s’agissait pas d’une participation, mais d’un client. C’est la volonté de tenter de sauver les actifs de ce client qui a mis notre groupe en position de contrôle, c’est-à-dire en position d’assumer les pertes de ce groupe.

Les vérifications opérées à la suite de la prise de contrôle ont conduit à quadrupler en quelques mois les estimations de pertes faites au printemps 1993 par la Commission bancaire. Je rappelle qu’au mois de mars 1993 j’ai confié la gestion de ce dossier à l’une des équipes spécialisées, dont je parlais tout à l’heure. C’est elle qui, en quelques mois de 1993, en procédant à l’audit de l’ensemble des structures du groupe Pelège, a abouti à la conclusion de ce quadruplement des pertes.

Dans cette affaire, la responsabilité des pertes est à trouver totalement dans la gestion Pelège. L’erreur du Crédit lyonnais a été de se mettre involontairement en position de devoir assumer totalement les conséquences de cette mauvaise gestion.

Pour conclure sur l’aspect « comptes », je me bornerai à souligner trois points concernant les comptes 1992.

Premièrement, l’importance de l’effort de provisionnement ou de comptabilisation de pertes au titre de créances individuelles, hors risques pays, puisque cet effort a représenté en 1992 plus de 20 milliards de F., c’est-à-dire plus que l’effort réalisé en 1993, hors « defeasance » (sic). Il convient d’ajouter à cela que si les comptes de 1992 n’avaient pas enregistré des montants importants de plus — values sur les junk bonds d’Altus, portefeuille « Executive life », et, en accord avec la Banque de France, des reprises importantes de provisions sur risques pays, la perte de l’exercice 1992 aurait été supérieure à celle de l’exercice 1993. N’importe quel analyste ou n’importe quelle agence de « rating » (sic) a pu faire ce retraitement.

Deuxièmement, nonobstant cet effort, le provisionnement de l’immobilier s’était fait selon un principe d’étalement sur la durée des opérations, comme l’admettaient à l’époque, sous certaines conditions, tant la Commission bancaire que la Compagnie nationale des commissaires aux comptes.

Troisièmement, le chiffre du résultat 1992 a été arrêté à la centaine de millions près avec et même par la Commission bancaire, qui avait fixé à la banque comme impératif absolu dans la problématique d’arrêté des comptes un objectif de ratio de solvabilité de 8,20 % au 31 décembre 1992. A l’époque, la Commission bancaire avait examiné les risques du Crédit lyonnais, d’Altus, de SDBO, d’IBSA et du cinéma et avait tous les éléments d’appréciation nécessaires. Outre l’étalement du provisionnement des risques immobiliers déjà mentionnés, elle avait admis que le provisionnement de quelques risques industriels puisse également être étalé sur un ou deux exercices.

M. le Président : Monsieur le Directeur général, je vous remercie. Nous passons aux questions. La parole est à M. le Rapporteur.

M. le Rapporteur : Monsieur le Directeur général, vous nous avez présenté un exposé très intéressant concernant en particulier le traitement des dossiers à hauts risques, pour lesquels une cellule spécialisée a été mise en place.

Tout d’abord, une question de méthode. Premièrement, par qui ces dossiers à hauts risques étaient-ils sélectionnés ? A partir de quel niveau estimait-on qu’il s’agissait d’un dossier à hauts risques ?

Deuxièmement, je suppose que le Président du Crédit lyonnais était au courant de ces dossiers à hauts risques. L’informait-on régulièrement ? Y avait-il une remontée hiérarchique de votre part à son endroit ?

Les dossiers à hauts risques comportent quelques dossiers tiroirs, tel celui de la SDBO. Parmi les dossiers à hauts risques, le dossier Tapie, par exemple, était-il évoqué ?

M. François GILLE : Je ne peux pas dire qu’à l’origine des critères aient été établis. Il y eut des circonstances qui ont fait que certains dossiers ont nécessité un investissement du groupe, je dirai même, au départ, un investissement personnel de moi-même.

Ces circonstances m’ont conduit à apporter une assistance à Altus pour le dossier Concept et, quelques mois après, à la direction internationale du Crédit lyonnais pour le traitement du dossier MGM et de tous les risques liés.

A ce stade, il n’y avait pas de critères, il y avait des situations d’urgence, des circonstances assez dramatiques même en ce qui concerne CLBN, et donc nécessité pure et simple.

Il n’y avait pas non plus d’équipe. Elle a été constituée progressivement pour faire face à ces situations. D’abord, avec une personne, ensuite deux, en plus de moi-même. Ce n’est que plus récemment qu’a été mise en place une structure qui débouche aujourd’hui, et aujourd’hui seulement, sur la création que j’avais beaucoup souhaitée d’une direction des affaires spéciales groupe. La mise en place actuelle de cette direction des affaires spéciales groupe va comporter la définition de critères. Le traitement des risques devra sortir automatiquement des directions d’exploitation à partir du moment ou tel ou tel critère d’importance, de nature de difficulté, seront réunis. Jusqu’à présent, c’est l’importance et la difficulté des situations qui ont constitué les critères et qui expliquent que, toute petite au début, l’équipe s’est peu à peu renforcée, et s’est saisie, à ma demande, des quelques dossiers que j’ai cités.

Quant à l’information du Président, bien sûr, je l’ai tenu informé. C’est le Président qui m’avait demandé de m’occuper du risque MGM.

M. le Président : A quelle époque ?

M. François GILLE : Très exactement, le 1er avril 1991. Bien évidemment, je l’ai tenu informé, non dans le détail, mais dans les grandes lignes, régulièrement, pratiquement de mois en mois. Je l’ai tenu informé des difficultés rencontrées, des solutions mises en place. Etant donné les circonstances, ce n’est pas la procédure écrite qui a fonctionné entre lui et moi, mais des comptes rendus oraux, qui lui ont permis de savoir comment le dossier était géré.

Pour ce qui est du dossier Tapie, non, il n’était pas suivi par cette cellule jusqu’au moment où, en novembre 1993, il me fut personnellement demandé, avec l’appui de cette équipe, de travailler sur l’idée d’un divorce amiable avec M. Tapie.

M. le Rapporteur : Toujours à propos du périmètre de l’ingénierie spécialisée des traitements à hauts risques, vous n’avez pas évoqué le dossier Vaturi, dossier inscrit dans l’OIG pour un montant de quelque 3.500 millions de F., dossier de niveau élevé et présentant deux aspects. D’une part, sur un antécédent de ce dossier remontant aux années 1980, le Crédit lyonnais était en litige avec M. Vaturi, via la liquidation de la BPGF ; d’autre part, M. Vaturi est en quelque sorte venu en aide au Crédit lyonnais pour reprendre l’ancien immeuble de la CFAO acheté par M. Pinault.

Ce dossier était-il traité à votre niveau ? N’est-il pas un peu paradoxal qu’ait été confié à une personne comme M. Vaturi, dont le litige avec le Crédit lyonnais n’était pas clos, le soin de reprendre cette opération assez mal engagée sur le plan immobilier de l’immeuble de la CFAO ?

M. François GILLE : Je n’ai pas été chargé du dossier. J’ai su que, depuis mon départ récent, la cellule « Affaires spéciales » du groupe commençait — donc ces dernières semaines — d’assurer un certain suivi du dossier Vaturi. J’ignore exactement lequel, puisque cela ne relève plus de moi. J’ai eu certaines informations, mais je ne suis pas le plus qualifié pour vous répondre. Je sais simplement que la participation du groupe Crédit lyonnais à cette opération Iéna n’a pas été conçue ni perçue, en tout cas pas par moi à l’époque, comme une aide de M. Vaturi au Crédit lyonnais. Elle a été conçue comme la participation à un projet qui, à l’époque, était jugé par les personnes suivant ce dossier comme un dossier d’avenir. Parce qu’il m’arrive de poser des questions, j’ai cru comprendre que ce projet, qui apparemment ne s’est pas confirmé comme une perspective porteuse — cet hôtel super cinq étoiles, face à la Tour Eiffel, accueillant toute la « jet society » (sic) du monde entier venant se distraire à Paris — n’est plus d’actualité en raison des changements de l’environnement économique qui affectent particulièrement ce type d’activités. Ce que je sais — je le répète, je ne suis pas la personne la plus qualifiée car je ne suivais pas le dossier —, c’est que ce projet avait été jugé à l’époque, sans doute à tort, valable.

M. le Rapporteur : Je voudrais revenir sur un dossier que vous avez brièvement évoqué : il s’agit de Scotti. S’il est un peu lié à l’affaire Sasea, il présente aussi un caractère qui lui est propre. Je rappelle que Scotti est une affaire italienne immobilière, dont M. Fiorini s’est rendu progressivement propriétaire, de 1987 à 1989, et qu’il a probablement assez maltraitée — c’est le moins que l’on puisse dire !

Apparemment, le CLBN a prêté de l’argent à Scotti et Renta Immobiliaria, société immobilière espagnole, dont M. Parretti et M. Fiorini s’étaient également rendu propriétaires. Parmi les actifs de ces deux sociétés que CLBN a partiellement financées, on trouvait des actifs HLM sous forme de deux sociétés : l’une la Seimaroise en région parisienne ; l’autre, la FIAC, organisme HLM, lié au monde des anciens combattants.

Apparemment, ces organismes HLM, qui ont des valeurs tout à fait mineures si l’on se réfère à la loi, puisque la valorisation du patrimoine était limitée jusqu’à la récente loi sur la corruption à 50 % du capital — 250.000 F. —, ont été valorisés lors de leur passage dans Scotti et dans Renta Immobiliaria pour des montants évoluant entre 800 millions de F. et 2 milliards de F. !

Aujourd’hui, le Crédit lyonnais semble étonné que soient intervenues, de façon subreptice, ces valorisations hors du commun et probablement illégales. Lorsque le CLBN accordait des prêts, finançait Scotti et Renta, ou demandait en nantissement des titres de Renta ou de Scotti, quelqu’un devait bien s’informer du montant réel des actifs. Dès lors, on aurait dû s’apercevoir qu’il était excessif de valoriser autour d’un milliard de F. des actifs sociaux immobiliers.

M. François GILLE : Monsieur le Président, je suis un peu gêné par cette question, mais je ferai ce que vous me direz.

Pour la défense des intérêts du Crédit lyonnais, nous avons engagé un certain nombre d’actions judiciaires, de procédures pénales, en France et en Suisse — plainte pour escroquerie contre M. Fiorini — et nous nous battons dans un environnement judiciaire italien difficile.

Je suis ennuyé par cette question parce que Scotti et la question des HLM est clairement dans le champ des plaintes que nous avons déposées. [...]

M. le Rapporteur : A propos d’Altus, vous avez dit quelque chose qui m’a un peu surpris, à savoir que l’opération avait été apportée par une banque d’affaires et que les pouvoirs publics n’avaient été tenus au courant que montage fait, un peu clefs en main. Cela vous semble-t-il très orthodoxe de la part d’une banque nationalisée de n’informer qu’aussi tardivement l’autorité de tutelle d’une opération dans laquelle les deux partenaires étaient deux entreprises publiques ?

Quelle était cette banque d’affaires ?

M. François GILLE : Cela me semble parfaitement orthodoxe. Cette opération nécessitait une approbation des autorités de tutelle. Il était normal de la demander. Bien entendu, cette autorisation constituait une condition suspensive. J’ai précisé qu’elle avait été conclue entre les parties, mais sous condition suspensive, c’est-à-dire qu’elle n’aurait jamais vu le jour si l’autorisation avait été refusée. J’ai insisté sur cet aspect, simplement pour montrer qu’il ne s’agissait pas d’une opération fabriquée par les pouvoirs publics, imposée et conçue par eux. Le Crédit lyonnais et Thomson CSF ont fait affaire dans cette circonstance, le Crédit lyonnais ayant estimé avoir convenance — j’ai expliqué dans quel esprit et quelles modifications étaient ensuite intervenues — à acquérir Thomson CSF Finance.

La banque d’affaires était la banque Lazard.

M. Philippe AUBERGER : Je poserai tout d’abord une question d’ordre général.

Dans cette affaire du CLBN, extrêmement importante et grave pour le Crédit lyonnais, on est très frappé de voir qu’on a laissé une filiale des Pays-Bas, en principe chargée de suivre les intérêts du Crédit lyonnais aux Pays-Bas et de développer une affaire locale, devenir en quelque sorte une plaque tournante d’opérations qui se passaient tantôt en Californie, tantôt en Suisse, en Italie, en Espagne, et tantôt même en France, ce que je viens d’apprendre à mon grand étonnement.

N’est-il pas dans les règles habituelles des banquiers d’être assez proches des risques, de pouvoir même éventuellement les suivre physiquement pour s’assurer que ce qui est rapporté dans les dossiers correspond à la réalité ? L’examen sur pièces doit s’accompagner, le cas échéant, d’un examen sur place, surtout si l’on n’est pas sûr de la fiabilité des interlocuteurs que l’on a en face.

Le Crédit lyonnais n’aurait-il pas dû très rapidement envisager de rapatrier la gestion de ses risques à Paris ou dans les circuits normaux plutôt que de les laisser dans une filiale néerlandaise, très loin des bases d’investissement ?

M. François GILLE : Monsieur le Député, c’est ce que j’ai fait dès que j’ai été saisi du problème. La première mesure que j’ai prise a été effectivement de rapatrier à Paris la gestion des risques cinéma, Parretti, Sasea, MGM et de constituer une équipe spéciale entièrement nouvelle à Paris à partir du mois de juin 1991.

M. le Président : Dans le même esprit, quelle a été la raison historique, si j’ose dire, de cette spécialisation ou de cette dilection de CLBN pour le cinéma ?

M. François GILLE : Si vous le permettez, monsieur le Président, j’en termine avant de vous répondre.

La localisation à Paris ne résoud pas tous les problèmes que vous évoquez, car gérer des risques cinéma en Californie à partir de Paris n’est pas beaucoup plus facile que de les gérer à partir de Rotterdam. Les phénomènes de décalage horaire, de distance — douze heures d’avion — sont identiques. Il n’en reste pas moins que cela suppose une organisation spéciale. Ce n’est pas inconcevable. Nous avons rapatrié les risques à Paris, non pour les rapprocher du site, mais simplement pour avoir un total contrôle groupe sur ces risques qui paraissaient extrêmement délicats.

Je les ai rapatriés sans délai, à partir du moment où j’ai été responsable, pour avoir un contrôle à partir de Paris, ce qui n’a pas éliminé la difficulté réelle de la distance physique qui nous séparait du client. Cela étant, c’est une situation que l’on trouve nécessairement dans certains types de financements spécialisés. Les groupes bancaires sont amenés à avoir des équipes — c’est ce que nous avons maintenant pour le cinéma — qui acquièrent le niveau de professionnalisme nécessaire. Ils ne peuvent les éparpiller à travers le monde et certaines de leurs équipes spécialisées gèrent les risques mondiaux à partir du siège. Cet aspect-là ne constitue donc pas une aberration.

En revanche, ce qui, à mes yeux, a été une faiblesse du groupe est d’avoir à CLBN une équipe de niveau professionnel, dont on peut dire maintenant clairement — il est certes facile de le dire après-coup — qu’il était totalement insuffisant, de surcroît dirigée par un homme, M. Griffault, qui ne s’y consacrait qu’à mi-temps, dans la mesure où il partageait cette responsabilité avec une espèce de fonction d’ambassade auprès du Credito Bergamasco. Il partageait donc son temps entre Milan et Rotterdam.

M. le Rapporteur : Il y a un point que je ne comprends pas très bien : apparemment, M. Griffault s’occupe encore aujourd’hui du dossier MGM.

M. François GILLE : Non, M. Griffault ne s’occupe pas du dossier MGM, il est à la disposition de nos équipes d’avocats dans le cadre des différentes procédures encore en cours pour les informer totalement, leur dire toute la vérité, tout ce qu’il sait. Dans toutes ces procédures, la connaissance de l’histoire est fondamentale. C’est son unique fonction.

M. Philippe AUBERGER : Vous me confirmez donc que vous engagez les jeunes agents qui entrent au Crédit lyonnais à se rendre compte sur place et à se faire, sur place, une opinion précise de leurs clients ; à ne pas rester uniquement dans leur bureau, loin d’eux, pour comprendre la situation ?

M. François GILLE : Cela concerne l’exploitant de base, mais ne peut s’appliquer à certains métiers. Je prends un exemple, autre que le cinéma : les équipes de financement de projets.

Il faut également parler de temps en temps de certains succès du Crédit lyonnais. A ce titre, elle est la première banque mondiale à l’heure actuelle en matière de financement de projets. Son équipe de financement de projets, actuellement dirigée par M. Claude Rubinowicz, est à Paris. Basée à Paris, elle connaît des succès qui n’ont cessé de se confirmer. Et elle ne peut être qu’à Paris.

Pour autant, cela ne signifie pas qu’il n’existe pas d’éléments compétents à New-York en matière de financement de projets. Mais la structure centrale, le pôle de compétences, est à Paris, parce que l’on est dans un domaine de haute sophistication où il est nécessaire d’avoir les compétences nécessaires et qui impose une contrainte de centralisation.

Autrement dit, oui, les exploitants qui gèrent les PME doivent être au contact de leurs clients, mais pour ce qui est des exploitants qui se sont spécialisés et qui ont acquis toute la sophistication nécessaire pour faire du financement de projets ou du financement de cinéma, il est parfaitement concevable qu’ils fonctionnent dans des équipes centralisées. C’est peut-être même hautement recommandable.

M. Philippe AUBERGER : Oui, mais ce n’est pas contradictoire. C’est-à-dire qu’il faut exiger de ces personnes, même dans le domaine de financement de projets, qu’elles se rendent sur place, accompagnent les équipes, mettent en place des projets pour bien se rendre compte de la réalité des problèmes et des contraintes, et qu’elles aient une vision physique des choses, non uniquement immatérielle et intellectuelle.

M. François GILLE : Elles le font, monsieur le Député, elles le font toutes. Le seul reproche que l’on ne puisse adresser aux équipes de CLBN est de ne pas être allées à Hollywood ! (Sourires).

M. Philippe AUBERGER : Hier, M. Vigon nous a expliqué qu’il ne pouvait imaginer pour quelles raisons le Ministre de l’économie et des finances, par deux fois, avait été amené à refuser la prise de majorité de contrôle de Pathé par M. Parretti. Cela vous paraît-il concevable ? Compte tenu de la connaissance intime du dossier, pensez-vous possible qu’il ne pouvait pas du tout imaginer les raisons du refus, notamment le deuxième motif qui était d’ordre public, et donc clair, même si le libellé était assez sibyllin ou large ?

M. François GILLE : Je n’ai pas d’opinion à ce sujet. Je ne peux pas savoir ce que M. Vigon a pensé ou non, compris ou pas compris. A l’époque, j’ai eu quelques échos lointains ou quelques curiosités concernant ces dossiers. Il suffit de lire les journaux pour se poser des questions et en poser, ce qu’il m’est arrivé de faire. Cela dit, je ne sais ce que M. Vigon a pensé ou compris sur ce point précis.

M. Philippe AUBERGER : Selon vous, comment se fait-il que le Crédit lyonnais n’ait pas du tout anticipé le retournement de conjoncture dans le domaine immobilier ? Puisque vous étiez membre du comité exécutif, le risque de retournement n’entrait-il pas dans le cadre de vos réflexions et, le cas échéant, n’y avait-il pas la possibilité de s’y préparer ?

M. François GILLE : Je ne peux pas témoigner de ce qui s’est passé, de ce qui a pu se passer ou se dire, à une époque où j’ai été hélas ! absent pendant de nombreux mois. J’ai été absent le plus clair de l’année 1991, à partir du mois d’avril 1991. J’étais aux Etats-Unis : en Californie, puis ensuite au Delaware. Je ne puis donc témoigner des réflexions qui ont eu ou n’ont pas eu lieu au niveau de la direction de l’immobilier, par exemple, au niveau du comité exécutif.

Néanmoins, il me semble clair, quand on se reporte aux faits, qu’il n’y a pas eu d’anticipations, à l’exception toutefois de quelques-unes. Le comité exécutif s’est refusé à investir dans un immeuble proche de la Madeleine, en vente en 1991 ou début 1992. Je me souviens avoir moi-même évoqué la possibilité d’un retournement du marché et avoir déclaré que les prix agités à l’époque — je crois me souvenir qu’il s’agissait de 140.000 francs du mètre carré — risquaient de ne pas se retrouver avant longtemps. Cette tentation qu’eut le groupe n’a pas été suivie d’effets du fait de la délibération prise. Mais c’est un cas ponctuel. Je sais que la possibilité d’un retournement du marché a été présente dans certains esprits — je viens d’en donner un exemple —, mais que, sur un plan global, les freins n’ont pas été mis. Encore qu’il faille distinguer la société mère des filiales. Les freins n’ont pas été mis, ou trop tardivement, au niveau des filiales : de la SDBO, d’Altus, d’IBSA. En revanche, la direction immobilière du Crédit lyonnais a globalement eu une gestion prudente ; elle n’a pas donné dans le travers qui consistait à accélérer quand il fallait freiner.

M. Didier MIGAUD : Monsieur le Directeur général, trois questions sur des dossiers que vous avez évoqués, puis une question d’ordre plus général.

S’agissant du dossier cinéma, vous nous avez dit que les provisions étaient lourdes, aux alentours de 15 milliards de F., que le nettoyage n’était toujours pas terminé, mais que vous étiez confiant dans certaines procédures en cours, que même quelques décisions de justice vous apparaissaient favorables. Comment envisagez-vous l’évolution du dossier cinéma ? Pensez-vous que le Crédit lyonnais soit en mesure de « récupérer » une grande partie de ses provisions ?

M. le Président : Pouvez-vous nous confirmer ce qu’a rapporté la presse, à savoir que l’on pourrait récupérer 15 milliards de F. de MGM ? C’est une déclaration que l’on vous a prêtée. Il est écrit : « Notre objectif... » la dépêche AFP différait dans sa formule.

M. François GILLE : Je ne suis pas responsable de la présentation

M. le Président : C’est bien pourquoi je vous posais la question.

M. François GILLE : Je ne vois pas de possibilité de récupération par rapport aux 15 milliards de F. de provisions. J’ai dit qu’il y aurait encore — M. Peyrelevade l’a déclaré lui-même lors de la présentation des comptes — quelque effet nettoyage, car il est difficile d’imaginer la complexité de l’audit de 130 lignes de crédits, de financements de cinéma avec des garanties qui, chacune, pose des problèmes d’appréhension et d’évaluation, évaluations qui varient énormément compte tenu de l’état du marché. Je ne vois donc pas de possibilité de récupération ; au contraire, ces 15 milliards de F. deviendront, non encore beaucoup plus, mais un peu plus.

Sur les procédures judiciaires, vous me permettrez d’être discret. Je ne peux dire beaucoup plus que ce que j’ai déjà dit. Simplement, je pense qu’elles ne comportent pas de risques pour le Crédit lyonnais, à partir du moment où ses intérêts sont défendus correctement. Elles comportent quelques chances de récupération, évidemment pas colossales et naturellement hors de proportion avec les 15 milliards de F. de provisions. Nous avons d’ailleurs récupéré une première petite partie lors d’un règlement intervenu avec l’une des entités que nous avions poursuivies en Californie.

M. Didier MIGAUD : Vous avez également évoqué le dossier IBSA en disant que, parmi les causes de ce sinistre, entrait en jeu le coût anormalement élevé de certaines opérations s’accompagnant de commissions excessives. Pourriez-vous nous préciser les affaires concernées et les bénéficiaires de ces commissions ?

M. François GILLE : Dans la mesure où les deux questions ont un lien, je répondrai en premier à la question de M. le Président sur MGM et les 15 milliards de F.

Je n’ai jamais caché et je ne cache pas que si nous décidions de précipiter la vente de MGM, nous ne récupérerions pas aujourd’hui, en valeur du marché, ces 15 milliards de F. L’objectif de 15 milliards de F. pour MGM s’entend pour les actifs et non pour les actions ; j’ignore combien nous récupérerions, mais ce ne serait qu’une fraction. Peut-être une bonne fraction, mais qui serait loin de représenter la totalité. C’est bien pourquoi toutes nos tutelles ont adhéré à ce raisonnement et la raison pour laquelle, dans cette affaire, nous avons pris le parti de reconstruire MGM, car nous avons hérité d’une structure dans un état abominable. Nous avions donc décidé de la reconstruire et de la vendre reconstruite, redevenue un major, c’est-à-dire de revaloriser ses incorporels. Je citerai un exemple.

MGM a un réseau de distribution de par le monde, à travers les Etats-Unis. Il n’a de valeur que si MGM est en pleine activité. Il l’est à partir de ce mois de mai-juin. Mais encore faut-il le prouver, tenir les programmes qui ont été prévus. Ils seront tenus. Il y a donc incontestablement une entreprise de revalorisation de MGM. La semaine dernière, M. Peyrelevade était avec moi en Californie. S’il en était déjà convaincu, il l’est davantage encore aujourd’hui. Tout le monde vous dira que, demain, MGM aura encore plus de valeur qu’aujourd’hui. Il faut se fixer des objectifs, parfois ambitieux. La récupération de ces 15 milliards de F. d’ici à deux ou trois ans est un objectif ambitieux, non un objectif fou. Il demande énormément d’efforts. Ils sont faits. Personne ne vous dira que nous n’avons pas pris les meilleures mesures possible. Nous avons mis toutes les chances de notre côté et fait travailler les meilleures équipes. Ce n’est donc pas un effort fou, il est réel. Je ne vous cache pas qu’il y a un risque, mais quand on se fixe un objectif ambitieux, on prend le risque de ne pas l’atteindre, de ne pas l’atteindre en totalité. Dans la mesure où je reste en charge de ce dossier, je peux affirmer que nous avons une volonté farouche de tendre vers cet objectif.

M. le Rapporteur : Premièrement, quels sont les résultats financiers du premier trimestre 1994 ?

Deuxièmement, quels sont les montants des investissements nécessaires pour cette revalorisation ?

Troisièmement, vous faites partie du conseil d’administration de MGM. S’agit-il d’un mandat gratuit ou est-il rémunéré ?

M. François GILLE : Je vous répondrai d’emblée : c’est un mandat gratuit ! Totalement gratuit.

Je n’ai pas en ma possession les résultats. On peut se les procurer. Il s’agit certainement d’une perte. Ce résultat n’est pas du tout significatif, car MGM n’a pas distribué de films depuis que nous avons changé les équipes. Nous les avons changées pour qu’elles mettent en place de nouveaux programmes de films, de nouvelles méthodes de distribution, de nouvelles méthodes de « marketing (sic), en réunissant tous les talents nécessaires. Aujourd’hui, ce qui se passe, c’est l’amortissement des films de l’équipe précédente. Les pertes que continue de subir MGM ne sont que l’illustration de la nécessité où nous étions de modifier totalement l’organisation de cette entreprise que nous avons trouvée dans un état de dénuement total, ne sachant même plus vendre un filM. Or, aujourd’hui, si l’on se renseigne, on apprend que MGM sait produire, sait distribuer, sait mettre sur le marché.

S’agissant des investissements, a été mise en place au mois de juillet 1993 une ligne de crédits de 400 millions de dollars, comprise dans ces 15 milliards de F. Elle est loin, contrairement à certaines rumeurs, d’être consommée. Depuis six mois, aucun tirage n’a été effectué sur cette ligne. Néanmoins, elle resterait insuffisante pour assurer l’objectif de distribuer, comme les grands majors — ils sont peu nombreux — vingt films par an, y compris ceux achetés à d’autres. [...]

M. Didier MIGAUD : Vous avez indiqué que l’une des causes du sinistre d’IBSA fut un coût anormalement élevé au vu de certaines opérations, avec des commissions excessives. Pourrions-nous en savoir un peu plus sur les affaires concernées et sur les bénéficiaires de ces commissions ?

M. François GILLE : Là encore, je suis un peu gêné par cette question qui m’obligerait à citer des noms de clients alors que les enquêtes que j’ai évoquées ne sont pas encore conclues.

M. le Président : Pourriez-vous nous en parler sans évoquer de noms, en termes généraux ?

M. François GILLE : La charge foncière de certaines grandes opérations, notamment une grande opération parisienne, apparaît démesurée. Nous recherchons, opération par opération. Nous n’en avons repéré qu’un nombre limité, puisque tel n’est pas non plus notre métier. J’ai demandé que l’on recherche celles dont les surcoûts paraissaient évidents. Ce n’est certainement pas nous qui pourrons déterminer avec certitude qui a encaissé quoi et pourquoi.

M. Didier MIGAUD : Quel est le type d’intermédiaires qui intervenaient dans ce type d’opération ?

M. le Président : Un portrait robot...

M. François GILLE : Ont pu intervenir certaines structures hors de France, au Luxembourg ou ailleurs.

M. Didier MIGAUD : Vous avez dit que jusqu’en novembre 1993 le dossier Tapie n’était pas considéré comme à risques.

M. François GILLE : Je n’ai pas dit cela...

M. Didier MIGAUD : N’était pas traité par la structure. Quel fut l’effet déclencheur ? Qu’est-ce qui fait qu’à partir de novembre 1993 le Crédit lyonnais décide d’un divorce amiable avec M. Tapie et quelle est la définition que vous donnez des dossiers à risques ? Par exemple, l’intervention du Crédit lyonnais dans un dossier type Hersant est-il considéré comme tel par le Crédit lyonnais ?

M. François GILLE : D’une certaine façon, dans une banque tout est risque. Les directions d’exploitation, le réseau France, le réseau international, les grandes filiales ont leurs risques. Elles ont des dossiers à risques, gèrent des risques, plus ou moins difficiles.

Je vous ai dit que nous avions progressivement mis en place des structures spéciales, que nous transformions en ce moment même avec la direction générale du Crédit lyonnais, à laquelle je n’appartiens plus. Elle transforme ces structures en une direction des engagements du groupe. Vous me pardonnerez de ne pouvoir vous livrer les critères qui sont précisément associés à la mise en place de cette nouvelle structure. Précédemment à son instauration, dans la période que j’ai connue, seules des situations hors du commun ont donné lieu à une intervention centralisée au niveau du groupe. Parmi ces interventions hors du commun où, d’une manière ou d’une autre, le Crédit lyonnais s’est trouvé en risque, pas seulement de crédits, mais en « equity » (sic), figure le cas de Pelège, puisque je vous ai dit que nous nous étions finalement trouvés en contrôle en raison d’un certain nombre d’opérations effectuées par les directions d’exploitation. C’est le cas du cinéma où nous avons été amenés à appréhender et nous retrouver propriétaire.

Alors, pourquoi M. Tapie ? Parce que SDBO voyait venir, dans le dossier Tapie, la perspective d’échéances qui ne seraient pas payées et qu’il a été décidé au niveau du groupe que ce dossier quand même sensible pour de multiples raisons ferait l’objet d’une gestion distincte de celle de la SDBO.

M. Didier MIGAUD : J’en arrive à ma question d’ordre général.

Monsieur le Directeur général, vous avez insisté sur les comptes 1992, notamment sur le fait qu’ils avaient été arrêtés avec la Commission bancaire qui, selon vous, avait une connaissance parfaite...

M. François GILLE : Je n’ai pas dit « parfaite » ; cela n’existe pas...

M. Didier MIGAUD : Une bonne connaissance donc de la situation. Comment expliquez-vous que l’année 1993 ait donné une dimension nouvelle à tous ces dossiers du Crédit lyonnais qui, en grande partie, étaient déjà connus par la Commission bancaire en 1992 ?

M. François GILLE : C’est une question qui comporte de multiples réponses.

D’abord, intervint clairement la nécessité d’un changement d’approche du provisionnement des risques immobiliers. Pas seulement dans notre groupe, mais le nôtre était particulièrement exposé. Ce changement d’approche, rendu nécessaire par la prolongation de la crise, ainsi que par la dégradation de nos résultats, a produit des effets assez considérables, puisque portant sur 40 à 50 milliards de F. d’engagements difficiles.

Ce changement d’approche fut rendu nécessaire par la prolongation de la crise. Quand on relit tout ce qu’écrivaient les uns et les autres en 1992, quand on relit les compte rendus de réunions à la Banque de France à ce sujet, sur la manière de traiter les risques immobiliers, on voit bien que toute la place était d’accord sur l’idée que, pour gérer au mieux la crise et éviter de possibles cataclysmes, l’appréhension des pertes générées par la crise devait et pouvait se faire étalée en gros sur la durée des opérations. Toutefois, à certaines conditions : tout d’abord, d’information. Sur ce plan, le langage est peut-être un peu codé. Il avait été prévu par la Compagnie des commissaires aux comptes que certaines mentions seraient faites. Ces mentions l’ont été dans certains rapports, dont le nôtre. Que la capacité bénéficiaire autorise l’étalement était la deuxième condition. Or, pour étaler, encore faut-il être assuré d’avoir la capacité bénéficiaire d’absorber les pertes futures sans secousses majeures.

Dans notre cas, quatre éléments sont intervenus en 1992.

Premièrement, la prolongation de la crise. Deuxièmement, beaucoup de « new money » (sic) et quelques opérations nouvelles. Si vous vous reportez aux engagements immobiliers d’Altus en 1993, vous constaterez qu’ils ont beaucoup gonflé. Je vous ai dit tout à l’heure comment j’avais personnellement vécu l’évolution du dossier Pelège. Un dossier qui passe de 1,7 milliard de F. à 6 milliards de F. de pertes en quelques mois a un impact considérable sur les comptes. Pourquoi ce phénomène ? Le Crédit lyonnais, nouvellement comptable des résultats du groupe Pelège, ignorait tout de la gestion du groupe Pelège. Il ne s’est pas trouvé en contrôle du groupe par choix, par volonté, mais un peu par fatalité, pour essayer de gérer les difficultés rencontrées.

La connaissance de la gestion incroyablement hasardeuse de ce groupe a pris du temps et il a fallu notamment disposer des comptes des différentes structures. En effet, le groupe Pelège présente une grande complexité par l’empilement de ses structures à des niveaux différents. En 1993, la consolidation de l’ensemble a demandé beaucoup de temps. C’est à l’automne 1993, quand l’équipe que j’avais spécialement chargée de ce travail en mars 1993 a pu, après quelques mois, disposer des comptes des différentes structures du groupe Pelège, en France, à l’étranger, aux différents niveaux, que j’ai reçu une note qui m’a conduit à appeler immédiatement M. Butsch pour lui signaler ce phénomène. On pouvait dire que l’étalement était rendu plus que problématique par des évolutions de cette nature, parce que ce n’était plus de l’étalement, mais un phénomène de « boule de neige ». C’est donc à l’automne 1993 que l’équipe spéciale a pu établir une note me disant : « Ce n’est pas ce que vous croyez, ce n’est pas ce que l’on croyait en mars 1993, mais trois ou quatre fois plus. »

M. Didier MIGAUD : Sur Pelège ou sur l’ensemble du dossier immobilier ?

M. François GILLE : Sur Pelège.

M. le Président : Est-il exact que c’est la Commission bancaire qui a fourni au Crédit lyonnais, en novembre 1993, des engagements complets et détaillés d’Altus ?

M. François GILLE : Je suis surpris de cette information.

M. Alain GRIOTTERAY : Nul ne méconnaît l’expansion du Crédit lyonnais et la réussite de cette grande banque à l’échelon européen. On pourrait presque conclure qu’elle a marqué dans son domaine, c’est-à-dire la banque, une réussite considérable ces dernières années. Mais nous sommes ici pour évoquer les choses qui n’ont pas marché plutôt que celles qui ont réussi, encore que l’on puisse demander — sur ce point, j’aimerais avoir votre sentiment — s’il n’y avait pas, dans cette façon d’augmenter les fonds propres, non pas en fonds propres, mais en absorption d’un certain nombre de participations, quelque chose d’artificiel qui comportait à terme des risques le jour où les affaires iraient moins bien.

Ma question porte davantage sur la formule que vous avez utilisée du « divorce » amiable avec Tapie, ce qui implique que l’on se soit marié.

Il y a un certain nombre de concubinages du Crédit lyonnais avec des gens surprenants, dont la liste est quand même assez longue. Sur le plan psychologique, l’on est tenté de vous poser la question. M. Tapie est un aventurier du domaine des affaires, un capitaine très entreprenant, qui a fasciné beaucoup de gens, ce que je peux comprendre. Mais comment une grande institution comme le Crédit lyonnais a-t-elle pu se lier aussi intimement avec M. Pelège, dont tout le monde savait dans Paris depuis 1990 qu’il était fragile, qu’il s’agissait également d’une personne extrêmement entreprenante ? Il en faut, mais le Crédit lyonnais avait l’image — a toujours l’image en dépit de toutes ses mésaventures — d’une très grande institution et représente aux yeux des huit millions de clients une entreprise extrêmement sérieuse apportant la sécurité à ceux qui lui confient leur compte.

Ainsi que vous venez de le dire vous-même en évoquant Pelége, le Crédit lyonnais s’est trouvé amené, petit à petit, à devenir partenaire — vous avez-vous-même utilisé le terme de « filiale » ; ce n’était pas tout à fait une filiale, mais presque. On voit en cours de route l’étonnante opération, dont personne à Paris ne pouvait penser que Pelège pouvait l’entreprendre tout seul, à savoir la tentative d’OPA sur la SAE. Il est évident que ce n’est pas une opération Pelège, mais Pelège-Crédit lyonnais. On se demande qui couvrait l’autre. Si Pelège était en avant, personne ne pouvait croire que c’était Pelège qui se lançait dans une telle opération.

Nous avons Pelège, nous avons M. Tapie, nous avons Parretti qui vous a entraînés dans toutes les mésaventures que vous avez vous-même connues en Suisse. Ajoutons Vaturi, dont parlait tout à l’heure M. le Rapporteur. Tout cela est un peu surprenant. N’y avait-il pas de temps à autre, entre les dirigeants du Crédit lyonnais — le Président, vous-même, et les plus importantes personnes de la maison — une réflexion sur les dangers de ces concubinages, pour ne pas dire mariages, qui devenaient si intimes qu’ils devaient fatalement, à un moment, mal tourner ? S’il y en avait eu quelques-uns, on pourrait se dire que cela arrive à tout le monde. Mais, en l’occurrence, l’accumulation ne peut que frapper.

M. François GILLE : Tout d’abord, au sujet de votre question sur les fonds propres, j’ai personnellement toujours été conscient, toujours dit, toujours pensé que des fonds propres en nature n’étaient pas des fonds propres en espèces. Je n’ai pas de mérite à l’avoir dit. Je l’ai souvent rapporté à M. Haberer ; nous avons eu des débats à ce sujet, des échanges, des correspondances. Je lui ai fait part de mon enthousiasme modéré pour ce type d’opérations. Je n’ai pas de mérite particulier, tout simplement parce que je reflétais ce que j’entendais dans des réunions avec les agences de « rating » (sic). Je savais, donc je ne pouvais pas ne pas le dire. Les agences pondéraient le capital suivant sa consistance : le capital espèces avait certainement une pondération à 100 %, mais non celui d’Usinor.

Il y a eu débat au sein du Crédit lyonnais, mais non rejet de ces opérations, dont certaines d’ailleurs se sont avérées tout à fait valables. Le débat a porté, d’une part, sur le fait que ces opérations ne pouvaient occuper qu’une place modérée, ne devaient pas devenir la source exclusive. Il y avait donc nécessairement des limites à cette ingénierie : la part du capital ainsi constitué ne pouvait être qu’une portion limitée du capital. D’autre part, sur la nécessité d’être particulièrement vigilant à l’égard des évaluations, car ces opérations présentent un danger. Le débat a eu lieu et j’ai également personnellement appelé l’attention sur ce danger. Dans la mesure où l’on paye en papier, le danger consiste à n’être pas suffisamment attentif de part et d’autre aux valeurs absolues et de concentrer trop exclusivement son attention sur la parité.

Le débat a donc eu lieu. Je ne peux pas dire que je ne partage pas le souci de modération face à ces opérations tant en ce qui concerne les valeurs que les volumes.

Deuxièmement, je ne suis pas très bien placé pour répondre sur Tapie, sur Pelège, sur Parretti, car je n’ai jamais été, au cours de ma carrière, un homme « crédits », associé aux prises de décisions sur les risques crédits. Si j’en ai géré certains a posteriori, c’est dans le cadre que je vous ai dit. Si j’ai été occasionnellement associé lors de comités de crédits en tant que représentant d’une direction financière pour traiter certains aspects techniques, en revanche, je n’ai pas appliqué ces opérations-là sur le plan risques de crédits, risques de contreparties à l’origine, lors de leur montage.

En ce qui concerne l’OPA sur SAE, je n’en sais rien. Les personnes à interroger à ce sujet sont M. Haberer et M. Gallot. Je ne connais rien de cette OPA. Je suis un peu comme vous. Je sais que le Crédit lyonnais a été derrière M. Pelège, mais je ne sais ni comment ni pourquoi.

S’agissant de Parretti, je vous ai dit qu’il m’avait fallu quarante-huit heures, mais parce que j’avais constaté une situation abominable. J’ai constaté un désert, j’ai vu quelques collaborateurs apeurés, affolés, une fuite. Il était par conséquent peu difficile d’établir ce diagnostic à ce moment-là. M. Parretti est néanmoins loin d’être un imbécile. C’est un homme — je vais peut-être paraître trop indulgent — qui, à l’origine, reprenant Cannon, a été jugé par M. Vigon comme gérant efficacement cette société. N’ayant pas été témoin de l’histoire, je ne peux pas savoir comment j’aurais moi-même réagi. Je sais qu’à l’origine — j’ignore ce qu’il a dit hier au cours de son audition — M. Vigon considérait M. Parretti comme un homme de talent, capable de mettre en place un contrôle de gestion intelligent, plein d’idées, aux multiples relations, soutenu par certains grands de la communication, soutenu par M. Berlusconi, ce qui est vrai, soutenu au niveau de ses idées de formation d’un grand major européen. Cela a existé, et je peux imaginer qu’à l’origine, pour CLBN, M. Parretti ait fait illusion. Il ne m’a pas fait illusion, mais dans un contexte différent, alors que manifestement la catastrophe était là. Deux ou trois ans plus tôt, je ne peux pas savoir. Je ne peux exclure ce que je viens de vous dire.

S’agissant de M. Tapie, je dirai que, pour moi, c’est le problème de l’autonomie des trois ou quatre filiales que j’ai citées. A ma connaissance, les engagements Tapie relevaient de la seule décision de SDBO en vertu de l’autonomie au niveau de la décision initiale. Je parle de l’histoire. Le fait que M. Tapie ait été un client de SDBO est un phénomène SDBO. Parce que je n’en ai pas été témoin, j’ignore ce qui s’est passé en 1991 ou en 1992, mais la longue histoire de la relation est quand même une relation SDBO-Tapie dans le cadre de l’autonomie de SDBO. J’ai donc tendance à dire — je ne veux surtout pas diaboliser qui que ce soit — que cette histoire, qui nous vaut certes des pertes importantes, n’aurait peut-être pas évolué comme elle a évolué si était intervenu dès l’origine un contrôle groupe sur SDBO — contrôle mis en place depuis la mi-93.

M. le Président : Etes-vous sûr que cela aurait changé les choses ?

M. François GILLE : Je sais que j’ai signé en juillet ou en août 1993 la mise en place de la subordination de SDBO aux procédures d’autorisation du groupe.

Je pense que l’autonomie de certaines filiales, non de toutes — car il n’y avait pas autonomie des filiales du réseau international, excepté le cinéma et CLBN, mais il y avait des procédures groupe — a engendré beaucoup des situations que vous évoquez, cela parce que les procédures groupe ne se sont pas appliquées dans quelques cas.

En ce qui concerne Pelège, le groupe Crédit lyonnais s’est finalement trouvé en contrôle de Pelège dans des conditions que non plus je ne connais pas ; le dossier a été géré par quelqu’un d’autre, jusqu’au moment où il a été repris en mars 1993. Je ne sais donc pas exactement ce qui s’est passé. En revanche, je sais que, si le groupe Crédit lyonnais s’est trouvé en contrôle de Pelège, ce n’est pas par amour de M. Pelège, ni par admiration pour son talent, mais en vertu d’un raisonnement que l’on peut considérer comme erroné après-coup, que l’on doit considérer comme erroné quand on voit l’ardoise : face à un promoteur ayant des difficultés, la position de place état d’essayer d’éviter les désastres, il fallait donc injecter des fonds propres ; dès lors, vous vous retrouvez en position de contrôle.

M. le Rapporteur : Une incidente sur Tapie. L’année dernière, en février 1993, le Crédit lyonnais intervint assez lourdement pour la revente d’Adidas, puisque, ainsi que nous l’a dit M. Peyrelevade, il a financé les acheteurs et augmenté sa propre mise. A quel niveau le dossier a-t-il été traité ? Est-il imaginable qu’il ne l’ait pas été par M. Haberer lui-même ou par la Direction générale ? Est-il imaginable que, dans le cas d’une affaire aussi sensible et s’agissant d’un Ministre en fonction, il n’y ait pas eu couverture de cette opération par le Chef du Gouvernement ? Autrement dit, M. Haberer a-t-il reçu une lettre, écrite par un Ministre, couvrant en quelque sorte cette affaire ?

M. François GILLE : Monsieur le Rapporteur, je ne peux pas savoir s’il y a eu une lettre d’un Ministre à M. Haberer. Je n’ai pas initié cette opération de rachat d’Adidas, mais j’ai eu à en connaître et je l’ai approuvée. Je n’ai pas eu seul le pouvoir de décision, mais je l’ai approuvée pour ma part, car j’ai considéré que c’était la meilleure chose que nous pouvions faire. M. Tapie ne gérait pas. Il est apparu, peu à peu, que ce n’était pas un bon gestionnaire. Sortir Adidas de la gestion Tapie constituait l’urgence ; c’était la meilleure chose que l’on pouvait faire. Cette opération a été voulue, à mon avis par le Crédit lyonnais, mais je ne sais faire la preuve négative qu’il n’y a pas eu une lettre. En tout cas, pour ce qui est de ma petite part, qui a été de viser cette opération — je suis intervenu au niveau des financements à mettre en place s’agissant d’ingénierie un peu spéciale — cette opération a été voulue, a été comprise par moi comme voulue, volontaire, afin de sortir Adidas du contrôle et de la gestion de M. Tapie et pour en confier la gestion à un homme capable de la redresser effectivement, ce qui, je crois, est en train de se faire.

M. Alain GRIOTTERAY : En reprenant vos propres mots — mais j’en suis persuadé — M. Parretti est un homme brillant, plein d’intelligence, imaginatif et bénéficiant de relations. Je regrette que beaucoup de clients du Crédit lyonnais se soient vu refuser des crédits faute d’être brillants et de savoir convaincre leurs interlocuteurs !

En effet, il y a des hommes, à l’instar de M. Tapie, de M. Parretti et d’autres qui inspirent confiance, et dont les réussites finissent par donner l’impression qu’ils réussiront toujours, ce qui entraîne le banquier dans une situation désagréable. Néanmoins, M. Parretti souffrait d’une réputation.

Je me souviens avoir été interrogé en Espagne par un financier, ancien Ministre, sur le thème : comment à Paris peut-on s’engager avec un homme dont nul n’ignore ici, depuis l’affaire Melia, qu’il convenait pour le moins de se méfier ? Même son de cloche en Italie.

L’on a le sentiment que la plus grande banque française se serait laissée séduire par un individu que nos voisins, au-delà des Alpes ou des Pyrénées, considéraient comme très suspect quoique séduisant.

M. François GILLE : Monsieur le député, il serait paradoxal que je sois amené à dire que M. Parretti ait pu paraître brillant, tant il est vrai que dès le premier jour où je l’ai rencontré, j’ai engagé une lutte sans merci et sans la moindre concession contre lui. Je me sens donc un peu en porte à faux. Je serais volontiers le premier à dire qu’une banque devrait rester insensible à de tels aspects. M. Parretti, comme d’ailleurs M. Fiorini, bénéficiait d’énormément de soutiens.

Vous évoquiez l’Italie. Sachez qu’au moment même où j’engageais la guerre contre M. Parretti, le Président du conseil en titre, M. Andreotti, à l’occasion de sa visite à New York, présidait une réunion à laquelle assistait un de mes collègues où il semblait cautionner M. Parretti.

On doit rester insensible à tout cela et personnellement je le suis totalement. Dès que se fait jour une interférence de la politique et des affaires, il faut avoir un réflexe d’horreur, d’épouvante.

Mais ses appuis ont donné pendant un temps à M. Parretti l’apparence d’une certaine crédibilité.

M. le Rapporteur : Appui politique ?

M. François GILLE : L’appui de M. Berlusconi à l’époque n’était pas celui d’un homme politique, mais d’un grand de la communication.

M. le Président : Un politique en devenir.

M. Yves FREVILLE : Je souhaiterais prolonger la question de notre collègue Migaud sur l’arrêt des comptes. Je ne voudrais pas déformer vos propos.

Ai-je bien compris que durant toute la période où nous avons progressivement vu les provisions exceptionnelles passer en 1993 de sept milliards de F. à quatorze milliards de F. pour finalement atteindre vingt milliards de F., la Commission bancaire, avec laquelle les comptes avaient été arrêtés, aurait eu plutôt tendance à freiner l’apparition des pertes, ne serait-ce que, avez-vous déclaré, pour que soit respecté le ratio Cooke à 8,25 %.

La vision pessimiste que nous avons vue en fin d’année n’avait-elle pas été pressentie par la Commission bancaire ou par vous-même ?

Nous avons été étonnés d’apprendre, lors de l’audition de M. Peyrelevade, qu’il lui avait suffit — avant même d’être nommé Président — d’engager une mission d’information pour arrêter le chiffre de 22 milliards de F., valeur finalement assez proche de celle qui sera in fine retenue.

L’ampleur des pertes n’a-t-elle pas été connue beaucoup plus rapidement ? La nouvelle exacte n’aurait-elle pas été retardée, soit pour des raisons internes au Crédit lyonnais — nous étions encore sous la présidence de M. Haberer —, soit pour des raisons propres à la Commission bancaire qui souhaitait respecter le ratio de solvabilité ?

M. François GILLE : C’est une question difficile, à laquelle je m’efforcerai de répondre le plus complètement possible.

En préalable, permettez-moi de dire qu’en période de crise, ou devant des dossiers difficiles, l’art des provisions n’est pas une science exacte, et ce, à de nombreux milliards près. Je cite le dossier MGM qui n’est pas provisionné à l’heure actuelle. Nul ne l’ignore et tous connaissent l’objectif. Peut-être entraînera-t-it des pertes, peut-être pas.

Durant l’année 1993, il convient de distinguer plusieurs périodes. En mars, avril, mai, nous avions — et la Commission bancaire avait — connaissance de deux éléments. D’une part, que nous n’étions pas en « marked to market » (sic) sur l’immobilier, ce qui signifie que nous n’avions pas retenu les valeurs du marché — nous n’étions pas les seuls dans ce cas. D’autre part, nous savions que sur un certain nombre de dossiers recensés par la Commission bancaire — y compris immobiliers — se posait un problème de complément de provisions que la Commission bancaire avait chiffré à 7 milliards de F., dont 2,5 milliards de F. qui représentaient le dossier MGM — que la Commission a accepté par la suite de traiter de manière spécifique — et des risques japonais que nous contestions et que nous contestons toujours, et qui d’ailleurs ne se sont pas matérialisés.

Le vrai problème de complément de provisions connu de la Commission bancaire et de nous-mêmes s’élevait, entre mars et mai 1993, aux environs de 4,5 milliards de F. La Commission bancaire et nous-mêmes — je ne cherche pas du tout à nous désolidariser d’elle — avons, à la clôture de comptes 1992, traité ce problème en estimant plus raisonnable, dans la mesure où ces pertes n’étaient pas matérialisées, d’étaler la passation des provisions sur un ou deux exercices. Voilà ce que nous savions en mars, avril, mai 1993. Je n’évoque pas la connaissance dossier par dossier, qui peut varier de l’un à l’autre, je parle de l’approche globale.

Au cours du second semestre 1993, à l’automne, nous avons découvert, mieux appréhendé l’ampleur du sinistre Pelège. Nous avons également perçu la dégradation d’un certain nombre de risques immobiliers ou industriels, chez Altus, dans les filières dont j’ai parlé. Enfin, nous avons eu une meilleure connaissance des risques d’IBSA, grâce à la nouvelle équipe mise en place au début 1993.

Tout cela m’a amené, dans le courant de l’automne 1993, à procéder, pour moi-même, pour M. Haberer, à un recensement des compléments de provisions exceptionnelles que nous allions devoir passer en 1993 et à appeler l’attention sur le fait que l’étalement n’en était plus un, puisque nous nous trouvions face à un effet boule de neige. La masse des provisions exceptionnelles à étaler, au lieu de se résorber, comme on pensait l’avoir fait au cours du premier semestre, en fait ne cessait de gonfler. Théoriquement, elle n’aurait pas dû dépasser 3 milliards de F., dans la mesure où au premier semestre nous avions passé un tiers de 4,5 milliards de F., soit 1,5 milliard de F. Mais compte tenu de ce que je viens de vous dire sur Pelège, IBSA, Altus, nous constations, de mois en mois, un gonflement. Les besoins de provisionnements exceptionnels complémentaires devaient passer à 13,5 milliards de F., hors Usinor-Sacilor et Aérospatiale.

Donc : 4,5 milliards de F. au printemps, 13,5 milliards de F. à l’automne. J’ai rendu compte de l’état de mes connaissances. J’ai alerté M. Butsch pour l’informer que l’étalement sur certains dossiers dysfonctionnait et, quand M. Peyrelevade a été pressenti, M. Haberer m’a envoyé auprès de lui à plusieurs reprises pour le tenir informé.

M. le Président : Cette période intérimaire a été cogérée par M. Peyrelevade et M. Haberer.

M. François GILLE : Non. M. Peyrelevade était pressenti pour devenir Président du Crédit lyonnais, il s’interrogeait.

M. le Président : Et il interrogeait.

M. François GILLE : Oui, mais non pour prendre des décisions, pour son information, sa décision et son dialogue avec les autorités qui le pressentaient.

M. le Président : Très rapidement, il est apparu comme le mieux informé de tout sur la situation du Crédit lyonnais.

M. François GILLE : Il a été tenu informé, notamment par moi, mais sans doute par d’autres, des évolutions constatées, de l’aggravation considérable d’un certain nombre de risques que nous relevions en 1993.

M. le Rapporteur : Et le secret bancaire ?

M. François GILLE : Je ne l’ai pas informé du nom des clients, mais de dossiers immobiliers. Le secret bancaire ne s’applique pas aux dossiers pour lesquels des procédures sont engagées. M. Peyrelevade a reçu des informations globales.

M. le Président : Lorsque nous entendons des voix qui au Gouvernement déclarent avoir acquis le sentiment d’avoir été trompés en septembre-octobre 1993 par le Crédit lyonnais, jugez-vous ces propos excessifs ?

M. François GILLE : Ils sont excessifs. Mes interlocuteurs, notamment de la Direction du Trésor, ne m’ont jamais dit cela, y compris récemment.

M. Yves FREVILLE : Il n’empêche que vous dites que le chiffre de l’époque était de 13,5 milliards de F. Or, M. Peyrelevade...

M. François GILLE : Non. 13,5 milliards de F., hors MGM, Usinor-Sacilor et Aérospatiale, sociétés pour lesquelles j’avais à l’époque identifié un risque de plus de 2 milliards de F.

M. Yves FREVILLE : Par conséquent les 20 milliards de F. évoqués par M. Peyrelevade nécessitent d’ajouter Usinor-Sacilor, Aérospatiale, MGM etc.

M. François GILLE : Je ne pense pas MGM, mais les autres oui.

M. le Président : L’arrêt des comptes 1993 a été contesté par M. Haberer, notamment en ce qui concerne les provisions. Quelle est votre propre opinion sur des provisions dont l’écart entre le souhait de la Commission bancaire et le montant arrêté atteindrait 3,5 milliards de F. ?

M. François GILLE : Écart dans quel sens ? Dans celui de l’aggravation ?

M. le Président : Oui. Vous savez que M. Haberer est très accroché sur ce point.

M. François GILLE : Monsieur le Président, je dois vous dire que M. Haberer se trompe. Je le lui ai dit.

M. le Président : Très bien.

M. Jean-Jacques DESCAMPS : Vous avez fait allusion aux dysfonctionnements du Crédit lyonnais liés à l’autonomie de filiales. Certains nous ont déclaré que certains étaient dûs au caractère « monarchique » du pouvoir du Président, et en particulier du Président Haberer. Vous avez fait partie de l’équipe de direction de ce Président, vous avez été Directeur général. Dès lors ma question est triple : y a-t-il eu un domaine réservé du Président ? A-t-il pris de grandes décisions contre l’avis de l’équipe de direction ? Avez-vous souffert, avez-vous été gêné dans l’exercice de vos fonctions par ce pouvoir monarchique ?

M. François GILLE : J’aimerais un peu dépersonnaliser la réponse. J’ai toujours pensé que le mode de gouvernement des entreprises nationales était trop monarchique, et pas seulement du temps de M. Haberer.

Ce sont les seules sociétés dans lesquelles le Président est seul mandataire social et se plaît à vous le faire savoir. Le directeur général d’une entreprise privée est mandataire social ; le directeur général d’une entreprise publique ne l’est pas.

J’ai vu avec bonheur, malgré la proximité de mon départ, les évolutions apportées par M. Peyrelevade. J’ai toujours jugé nécessaire le recours à un système plus collégial pour des groupes de cette importance. Même s’il ne convient pas de copier les expériences étrangères, il ne serait pas inutile de porter attention aux expériences du type « Vorstand » (sic) par exemple. Je pense qu’il faut dépersonnaliser. Tel est le résultat de mon analyse. C’est un problème trop général : le gouvernement des entreprises publiques est trop monarchique.

Ai-je souffert personnellement ? Il ne serait guère élégant de faire état de souffrances personnelles. Sur certains points, j’ai exprimé, écrit, manifesté de manière ostensible des différences. J’en ai exprimé à propos du contrôle des filiales, du contrôle d’Altus, de la « reporting line » (sic) exclusive au niveau du Président, des fonds propres ingénierie financière du secteur public. Mais je ne répondrai pas plus précisément à la question de savoir si j’ai souffert personnellement.

M. Jean-Jacques DESCAMPS : Le Président ou les Présidents que vous avez connus ont-ils pris de grandes décisions contre la technostructure, c’est-à-dire contre l’avis du comité exécutif ?

M. le Président : Contre les barons, osons le mot, puisqu’il est souvent employé. Et d’ailleurs étiez-vous un baron, monsieur Gille ?

M. François GILLE : Non, et je ne connais pas de barons.

M. le Président : Pourtant, tout le monde nous a parlé quasiment de baronnies — au pluriel. Il y avait une monarchie absolue et, de manière très cohérente, des baronnies se jalousant les unes les autres, s’ignorant.

M. François GILLE : Je suis en total désaccord, car l’une des forces du Crédit lyonnais — il en faut bien quelques unes ! — est de pouvoir mettre au défi quiconque de trouver des divergences, des tiraillements au sein de l’équipe de direction du Crédit lyonnais durant toute la période de crise.

Je ne connais pas de situations de cette nature, je ne connais pas de positions prises par les uns pour se positionner par rapport aux autres. J’ai, au contraire, considéré que nous avions de la chance de traverser ces malheurs avec une équipe soudée.

Des décisions ont-elle été prises contre l’avis du comité exécutif ? Dans la mesure où je n’étais pas impliqué dans les décisions de crédit, je ne puis pas très bien le savoir. Par exemple, j’ai entendu des tas de choses sur la prise de décision de financer Pathé France, mais je ne puis témoigner personnellement de façon suffisamment fiable. Je pense qu’il est arrivé aux Présidents successifs du Crédit lyonnais de prendre des décisions importantes un peu seuls.

M. Didier MIGAUD : C’est un peu contradictoire avec ce que vous nous avez dit, puisque vous vous félicitiez de la notion d’équipe au sein du Crédit lyonnais.

M. François GILLE : Oui, cela parait contradictoire et appelle de ce fait une précision. Je parlais de l’équipe permanente, de celle qui reste quand les Présidents passent.

M. le Président : Il y avait quand même un problème de communication interne. Sans en avoir le détail en tête, lors de l’affaire MGM, le 30 octobre « noir », M. Vigon raconte qu’il va devoir prendre la décision, sans prendre contact avec les autres membres du Crédit lyonnais qui, eux-mêmes, sont sur l’affaire pour le compte d’un autre client, Sealion. De l’extérieur, on peut juger bizarre le fait qu’ils ne se soient pas parlé.

M. François GILLE : Cela me semble également bizarre. C’est une des faiblesses de ce dossier. L’absence de concertation entre le Crédit lyonnais Paris et CLBN reste l’une des épines dans le dossier, même si elle s’explique sans doute par le fait que Paris a considéré Sealion comme un financement hyper garanti et consenti à la famille Sénéclauze qui a d’ailleurs engagé certains biens personnels en garantie.

M. le Rapporteur : Tout n’a pas été remboursé.

M. François GILLE : Non, il n’est pas remboursé, mais les actions MGM constituent précisément la principale garantie. Lorsque l’on évoque les 15 milliards de F., le crédit Sealion en fait partie. L’ultime recours partiel est de faire jouer les biens personnels de la famille Sénéclauze, dont il faut savoir qu’elle est depuis près d’un siècle cliente du Crédit lyonnais Paris. Ce financement demandé par la famille Sénéclauze paraissait comme celui d’un client à sa banque moyennant l’apport de garanties qui semblaient à l’époque couvrir 300 % du financement !

M. le Rapporteur : Vous pensez qu’elle n’aurait pas annoncé pourquoi elle empruntait ?

M. François GILLE : Si, bien sûr, je ne vous dirai jamais cela. Mais le crédit apparaissant hyper garanti, il n’a pas posé de problèmes en soi à Paris.

M. Jean-Jacques DESCAMPS : Lorsque vous étiez Directeur général, le Président était-il peu informé du dossier conformément à la fameuse autonomie de gestion ou la SDBO était-elle du domaine réservé du Président ?

M. François GILLE : Non, elle n’était pas un domaine réservé du Président ; la SDBO était le domaine réservé du Président de la SDBO par application du principe d’autonomie.

M. Jean-Jacques DESCAMPS : Cela me surprend quand on pense à tout ce que l’on entend sur cette société. J’imagine que le Président d’un grand groupe ne pouvait se désintéresser de ce dossier, sur lequel on a d’ailleurs dit que la Cour des comptes avait sorti plusieurs rapports. C’est pourquoi je suis un peu étonné que personne au Crédit lyonnais n’ait été informé de ce qui se passait à la SDBO.

M. François GILLE : Le président de la SDBO n’était pas n’importe qui, c’était un membre de la direction générale du Crédit lyonnais, un très proche du président du Crédit lyonnais. Je n’ai pas dit que M. Haberer se désintéressait de SDBO, mais que ce n’était pas son domaine réservé, en ce sens qu’il aurait fait ce qu’il voulait — ce n’était pas le cas.

La SDBO était le domaine réservé du Président et du Directeur général de SDBO. Les liens entre le Président du Crédit lyonnais et l’ancien Président de la SDBO sont trop anciens et trop personnels pour imaginer qu’ils n’auraient pas évoqué ce qui se passait dans SDBO. Je ne dirai donc jamais que M. Haberer n’était pas informé de l’activité de SDBO, mais simplement que ce n’était pas son domaine réservé.

M. Didier MIGAUD : Juste une question sur le pouvoir au sein du Crédit lyonnais. En l’occurrence, le pouvoir de nomination aux postes de la direction générale appartient au Président en vertu de la loi. Dans l’organigramme du Crédit lyonnais, une personne doit donc être chargée de lui faire des propositions. Le Directeur général a-t-il une compétence en la matière ? A titre d’illustration, la nomination de M. Vigon en qualité de Directeur chargé des affaires européennes a-t-elle donné lieu à des propositions ?

M. François GILLE : La nomination de M. Vigon remonte à 1988, date à laquelle je n’étais pas membre du comité exécutif du Crédit lyonnais. Je ne sais pas ce qui s’est passé. En revanche, j’ai été membre du comité exécutif pendant la période Haberer. Je puis dire que les nominations aux postes de direction ont toujours été fortement influencées par le Président et finalement décidées par lui ; mais elles ont toujours été évoquées et discutées préalablement au sein du Comité exécutif pour ce qui concerne les postes de direction. Je ne puis répondre pour M. Vigon ; je puis témoigner pour la période qui a immédiatement suivi.

M. le Rapporteur : Une dernière question sur l’affaire MGM.

M. Haberer avait, dit-il, demandé dans un communiqué de début 1991 de faire maigrir l’encours de crédit sur Parretti. D’abord, comment est passé le message ? Etait-ce un message écrit ? A qui l’a-t-il fait passer ? Quelle était ensuite la procédure de remontée de l’information — peut-être en permanence, dans la mesure où le sujet se trouvait sur la place publique ?

Par ailleurs, lorsqu’il évoquait l’encours sur Parretti, parlait-il de Parretti seul ou de Parretti-Fiorini ?

M. François GILLE : A ma connaissance — je dis « à ma connaissance » ou « the best of my knowledge » (sic), car j’ai tout de même été amené à examiner tout cela à l’occasion des diverses procédures judiciaires —, il n’y a pas eu instruction écrite, si ce n’est que le principe de cette réduction et le principe de son contrôle par M. Vigon étaient clairement exprimés dans une réponse écrite de M. Haberer au Gouverneur de la Banque centrale des Pays-Bas, en date de février ou de mars 1990. Dans la mesure où c’est M. Vigon qui avait préparé la réponse, il ne pouvait qu’être très précisément informé de cette instruction qui figurait dans la réponse. Il était dit que M. Vigon suivrait personnellement et attentivement la mise en oeuvre de cette politique.

M. le Rapporteur : Il ne rendait pas compte à M. Wolkenstein ou à vous-même ?

M. François GILLE : Il ne me rendait compte de rien. Quand je dis que M. Vigon ne me rendait compte de rien, cela n’est pas un reproche : il n’avait pas à me répondre, car je n’étais pas sa « reporting line » (sic). Il faut demander à M. Wolkenstein, dont il était l’un des collaborateurs, mais j’ignore sous quelle forme et avec quel degré de précision. Il m’est arrivé, après avoir lu le journal, de poser des questions à M. Vigon, pour savoir si l’opération MGM, par exemple, était réalisée. Je me souviens bien des réponses de M. Vigon qui me répondait : « oui », « non », « c’est en train de se faire », « les financements se mettent en place », « Berlusconi, Rank, Kerkorian, etc. ».

M. le Rapporteur : C’était avant le 30 octobre. Il n’a donc pas été surpris. Il nous a expliqué avoir reçu un coup de téléphone affolé du CLBN lui disant : « Tout s’écroule ». Nous avons du mal à le croire.

M. François GILLE : Je pense que ce phénomène s’est produit in fine, car M. Parretti avait présenté des plans de financement et CLBN avait même parfois reçu des coups de téléphone des investisseurs signifiant leur accord, y compris un engagement signé de Berlusconi qui s’est révélé bidon. Il a même présenté un plan de financement surabondant, encore le 27 octobre. Ce qui a dû faire l’effet d’une douche froide.

A ce moment-là, M. Vigon a dû se poser la question : « Suis je d’accord pour faire, dois-je autoriser les relais ? » Relais il y a eu, mais les relais sont toujours restés des relais. Ils n’ont été identifiés comme des risques MGM qu’extrêmement tardivement. Dans un premier temps, ils ont été enregistrés. Ils sont remontés comme des risques Fininvest, Rank, etc, sous des appellations diverses et variées, puisqu’ils étaient considérés comme des relais sur des investisseurs engagés.

M. le Président : Alors victime ou coupable, M. Vigon ?

M. François GILLE : A mon humble avis, victime. [...]

M. le Président : Y a-t-il d’autres questions ?...

Nous vous remercions, Monsieur Gille.

Audition de M. Jacques de LAROSIÈRE,

Président de la Banque européenne de reconstruction

et de développement (BERD), depuis 1993,

Gouverneur de la Banque de France de 1987 à 1993

(Extrait du procès-verbal de la première séance du 15 juin 1994)

Présidence de M. Philippe Séguin, Président

M. Jacques de Larosière est introduit.

M. le Président lui rappelle que les dispositions législatives relatives aux commissions d’enquête lui ont été communiquées. A l’invitation du Président, M. Jacques de Larosière prête serment.

M. Jacques de LAROSIERE : C’est bien volontiers que je réponds à la convocation de la Commission d’enquête sur le Crédit lyonnais, et vous pouvez être assurés que j’apporterai ma pleine contribution à ses travaux.

J’ai été nommé Gouverneur de la Banque de France le 15 janvier 1987 après plus de huit ans passés au Fonds monétaire international. J’ai quitté mes fonctions à la Banque de France le 16 septembre 1993 après avoir été élu à la présidence de la Banque européenne pour la reconstruction et le développement. J’ai donc eu à connaître des problèmes du Crédit lyonnais de 1987 à 1993 en tant que Président de la Commission bancaire.

La Commission bancaire, je le rappelle, a été chargée par la loi du 24 janvier 1984 de contrôler le respect par les établissements de crédit des dispositions législatives et réglementaires en vigueur. Elle examine également leur situation financière. Pour réaliser cette mission, la Commission bancaire se fait communiquer les documents comptables périodiques qui lui permettent d’exercer un contrôle sur pièces. Elle engage aussi des contrôles sur place chaque fois qu’elle le juge nécessaire. J’ai été aidé dans cette tâche par M. Lagayette, à l’époque Sous-gouverneur de la Banque de France qui assumait la présidence effective de la Commission bancaire, dont M. Butsch est le Secrétaire général.

Avant d’aborder le sujet du Crédit lyonnais, je souhaite exposer une brève remarque de méthode et une observation de caractère plus général.

Sur la méthode, il va sans dire que je répondrai le mieux que je pourrai à vos questions. Je le ferai en fonction de mes souvenirs et des quelques notes que j’ai fait rassembler depuis quelques jours. Mais n’ayant plus, depuis neuf mois, de responsabilités à l’Institut d’émission, je solliciterai votre indulgence pour le cas où ma mémoire ferait défaut.

L’observation générale concerne la perspective dans laquelle s’est inscrite la politique de la Banque de France, à l’époque où j’en étais le Gouverneur, en matière de surveillance bancaire. J’ai été inspiré dans mon action en tant que Président de la Commission bancaire par un souci permanent : éviter au système bancaire français l’apparition de ce que nous appelons « une crise de système ». Nous avions côtoyé en 1982, lorsque la crise de la dette internationale a éclaté, le spectre d’une crise du système financier qui aurait, sans nul doute, si elle s’était produite, jeté le monde dans une profonde dépression économique. Vous savez les conditions dans lesquelles le Fonds monétaire international a agi pour éviter cet enchaînement.

La décennie 80 a été également marquée par un développement accéléré de la déréglementation et de la mondialisation des marchés financiers. Ces phénomènes ont entraîné une forte instabilité des taux d’intérêt et de change, et donc des risques accrus pour les banques. La résurgence et la multiplication des crises bancaires dans de nombreux pays — aux Etats-Unis, en Scandinavie ou au Japon par exemple — sont une manifestation de cette fragilisation des systèmes bancaires. En 1987, il m’est apparu, à mon arrivée à la Banque de France, que les banques françaises souffraient en général, par rapport à leurs concurrents européens, d’une insuffisance de capital et de fonds propres.

Les travaux menés à l’époque par le groupe dit de « Bâle » sur la surveillance bancaire ont conduit, en 1988, à la mise en place de normes internationales de solvabilité.

La conclusion de cet accord était, à mon sens, fondamentale pour les banques françaises, et cela pour deux raisons.

En l’absence d’un tel accord, la concurrence internationale, en particulier celle des banques japonaises, aurait pu avoir des effets dévastateurs sur nos établissements de crédit.

En agissant, en 1987 et en 1988, sur le groupe de Bâle — à un moment même, j’ai menacé de démissionner de ce groupe si nous n’obtenions pas satisfaction —, j’ai pu obtenir un traitement graduel en matière de recapitalisation. Cela a permis à nos banques de rattraper leur retard de manière échelonnée et de prendre en compte, dans des conditions très satisfaisantes, les provisions pour risques pays qu’elles avaient constituées depuis quelques années. Ce dispositif, qui a fait l’objet d’une concertation étroite, a obtenu le soutien de la profession bancaire.

Le renforcement des fonds propres des banques françaises engagé à cette époque a permis à celles-ci de mieux faire face à la concurrence internationale et aux difficultés économiques liées à la récession, qui devait intervenir dans les années 1990. Dès le 31 décembre 1991, une très large majorité de nos établissements respectait ainsi la norme de 8 % de solvabilité, qui devait être obligatoire le 31 décembre 1992.

Lorsque la crise immobilière a frappé notre système financier à partir de 1991, j’ai veillé à ce que la Commission bancaire fasse en sorte que le provisionnement des créances compromises s’effectue comme il convenait, mais graduellement, afin de ne pas déclencher, par l’application brutale de règles mécaniques, une crise du système lui-même. J’estime qu’au cours de cette période difficile, la Commission bancaire a adopté une approche très professionnelle, faite de rigueur et de pragmatisme, qui a largement contribué à éviter une crise du système bancaire en France.

Il y a eu, certes, des défaillances bancaires en France depuis 1987. Il s’est agi, en fait, de banques de faible taille, à capitaux originaires du Moyen-Orient. A ma connaissance, quatre ou cinq furent liquidées. A chaque fois, la Commission bancaire est intervenue rapidement du fait d’une dégradation rapide de la situation financière ou en raison d’une crise de trésorerie. Elle a maîtrisé la gestion courante de ces établissements, en nommant des administrateurs et en favorisant leur liquidation ordonnée. En aucun cas, ces défaillances n’ont mis en danger la stabilité et donc l’image de la place financière de Paris.

J’en viens maintenant à mon action en ce qui concerne le Crédit lyonnais.

D’abord, un rappel chronologique. La Commission bancaire a commencé à s’occuper du Crédit lyonnais en tant que tel à partir de l’été 1991.

Durant le deuxième semestre de 1991, la Commission bancaire constate la fragilisation des comptes du Crédit lyonnais, du fait notamment d’une politique de prises de participations industrielles très active qui, le ralentissement économique aidant, a eu un impact négatif sur la rentabilité de l’établissement. Des compléments de provisions s’avèrent donc nécessaires, l’importance des fonds propres et la division des risques étant toutefois des facteurs rassurants.

En novembre 1991, la Commission bancaire déclenche une enquête sur place qui commence par la vérification de certaines filiales : Altus Finance, SDBO, International Bankers, Clinvest.

Le choix de celles-ci tient au fait qu’elles gèrent des portefeuilles titres et des risques de marché souvent importants, qui peuvent receler des pertes potentielles, alors même que nos informations sur leurs activités sont insuffisantes.

Cette vérification, engagée dans le groupe Crédit lyonnais fin 1991, en commençant par les filiales — celles-ci nous ont occupés d’octobre 1991 à octobre 1992 —, puis aboutissant à la maison mère elle-même, vérifiée d’octobre 1992 à avril 1993, cette vérification est une initiative lourde. Il n’est pas habituel, en effet, étant donné leur dimension, de vérifier les grandes banques dans leur intégralité. Les enquêtes de la Commission bancaire sont le plus souvent ciblées sur un thème particulier lorsqu’il s’agit d’une grande banque. On ne retient qu’un seul secteur : le département international, les opérations hors bilan, par exemple.

Nous avons décidé d’engager cette opération d’ensemble parce que nous avions des indications convergentes qui nous faisaient souci. Je souligne ici que ce ne fut pas à l’initiative du Ministre des finances. Je le déclare sous serment, bien que le Ministre des finances de l’époque ait pu par la suite déclarer le contraire. C’est donc sur mon initiative que nous avons décidé d’engager cette opération d’ensemble.

En le faisant, j’ai pris la responsabilité d’appeler inévitablement l’attention sur ce groupe. J’insiste : j’ai pris la responsabilité d’appeler l’attention sur ce groupe, au risque de confirmer, voire d’amplifier, les rumeurs qui couraient sur l’établissement. Ce ne fut pas une décision facile. Mais, au total, il m’a semblé que la pire des erreurs et sans doute la pire des fautes auraient été de ne rien faire et de couvrir la dégradation de la situation.

Au fur et à mesure des vérifications, jusqu’en 1993, l’écheveau s’est donc déroulé, et la Commission bancaire a été amenée à adresser ce que nous appelions « des lettres de suite » à la Direction générale de l’établissement et à demander, point par point, les redressements et provisions nécessaires.

Dès le 9 janvier 1992, j’appelai l’attention du Président du Crédit lyonnais sur la nécessité de constituer dans les comptes, à fin 1991, des dotations aux provisions suffisantes pour certaines catégories de concours : crédits aux professionnels de l’immobilier, certains grands risques spécifiques : Parretti, Maxwell. Par ailleurs, je lui demandai de veiller à ce que ce que l’on appelle « la valeur d’utilité » des titres de participation soit déterminée de manière conservatrice et prudente. J’invitai explicitement le Président du Crédit lyonnais à faire preuve de la rigueur nécessaire et de la plus grande prudence pour l’arrêté des comptes 1991. D’autres lettres, qui sont au dossier, ont ensuite été adressées sur les provisions à fin 1991.

Le 26 mars 1992, une réunion a eu lieu dans mon bureau avec MM. Haberer, Thiolon, Lagayette et Butsch, et j’ai à nouveau insisté sur la nécessité de la rigueur et de la prudence pour l’arrêté des comptes 1991.

Des rapports quasi quotidiens se sont ainsi développés à l’époque entre la Direction du Crédit lyonnais et le Secrétariat général de la Commission bancaire.

Les suites de l’enquête auprès de la maison mère, ainsi que les conditions d’arrêté des comptes à fin 1992, ont fait l’objet — je m’en souviens bien — d’une nouvelle réunion de travail dans mon bureau le 10 mars 1993 avec le Président du Crédit lyonnais et son collaborateur immédiat. Il a été convenu que les comptes de provision seraient dotés de manière substantielle, ce qui impliquait, pour la première fois, la publication d’une perte.

A la suite du dépôt du rapport d’inspection le 24 mai 1993, qui laissait apparaître une grave insuffisance de provisions, de nombreuses réunions de travail ont eu lieu entre le Secrétariat général de la Commission bancaire et le Trésor sur les mesures à prendre.

A nouveau, j’ai convoqué le Président du Crédit lyonnais le 8 juillet 1993, afin de faire le point sur la situation, sur les principaux dossiers. L’insuffisance de provisionnement, telle que nous la voyions à l’époque, s’élevait à au moins 7 milliards de F. pour la maison mère, la trésorerie étant très tendue et les normes de solvabilité ne pouvant plus être respectées. Des mesures profondes comportant une recapitalisation du groupe par l’actionnaire s’imposaient donc. J’ai, en conséquence, appelé l’attention du Ministre de l’économie, c’est-à-dire de l’actionnaire, sur la nécessité de recapitaliser le Crédit lyonnais. Vous connaissez les termes de ma lettre du 4 août 1993.

Vous ayant ainsi décrit rapidement la chronologie, telle qu’elle me revient en mémoire à la lumière des quelques notes que j’ai fait rassembler, laissez-moi, pour conclure, monsieur le Président, dire quelques mots au sujet des deux questions clé posées par la commission d’enquête.

Premièrement, quelles ont été les causes des difficultés du Crédit lyonnais ?

Elles m’apparaissent multiples, mais semblent converger sur une explication générale.

Il y eut, à mon sens, essentiellement le choc de deux phénomènes : une stratégie ambitieuse et une dégradation des conditions économiques.

La stratégie consistait à faire du Crédit lyonnais le plus grand réseau européen. Si on développe une telle stratégie sur un très court laps de temps, il en résulte inévitablement des augmentations très fortes de concours qui vulnérabilisent la banque en cas de difficultés économiques. Cette expansion empruntait du reste largement la voie des prises de participations industrielles. Je sais, encore plus peut-être depuis que je dirige la Banque européenne pour la reconstruction et le développement, à quel point il faut être attentif aux opérations en capital. Les risques de pertes sont importants en ce domaine et la rentabilité générale est aléatoire. Les dividendes étant très sensibles aux variations de la conjoncture, cette stratégie peut affaiblir la rentabilité de la banque qui s’y prête. Le Crédit lyonnais s’est très fortement engagé dans de nombreux domaines : l’immobilier, l’industrie, la communication, les dossiers internationaux, dont certains se sont avérés dangereux, comme Parretti, Maxwell, Sasea. Il ne semble pas, par ailleurs, que les dispositifs internes de surveillance des risques, notamment au niveau de la surveillance des filiales, ait suffisamment joué leur rôle.

Le second phénomène tient à l’altération des conditions économiques à partir de 1991. La fin des années 80 a été marquée par l’apparition d’un réajustement international prenant la forme de ce que l’on a appelé « un dégonflement de la bulle spéculative ». Il en est résulté une chute de la valeur des actifs, notamment immobiliers, un affaiblissement de nombreux clients, lui-même accentué par l’apparition de la récession économique.

La stratégie d’expansion particulièrement rapide du Crédit lyonnais s’est donc heurtée à ce retournement de conjoncture.

Je terminerai mon exposé par la seconde question : les autorités de contrôle ont-elles correctement accompli leur mission ? Ce sera bien entendu à vous d’en juger avec tous les éléments dont vous disposerez à la fin de votre enquête.

En ce qui me concerne, je crois que la Commission bancaire a bien travaillé, qu’elle est allée dans le détail des choses, même si elle a pu paraître mettre du temps. Mais je ne connais pas pour ma part un cabinet d’audit qui serait en mesure de réaliser un tel travail sur une société aussi vaste en l’espace de deux ans.

Je vous ai dit que j’avais pris la responsabilité d’engager ces contrôles. L’actionnaire a été tenu au courant des investigations menées dès le départ, et c’est de lui, bien évidemment, que relevait la stratégie générale de l’établissement. On pourrait me demander : « Pourquoi n’avez-vous pas dénoncé dès le départ cette stratégie, puisque, maintenant, vous la jugez dangereuse ? » Je répondrai que le rôle de la Commission bancaire n’est pas de se substituer aux directions générales des établissements, mais de veiller, aux termes de la loi, à ce que les risques encourus soient convenablement provisionnés et que la réglementation soit respectée. Toute substitution du contrôleur au chef d’entreprise serait, à mon sens, une déviation du rôle de la Commission bancaire, qui, du reste, n’a aucun pouvoir sur la politique commerciale ou la stratégie d’un établissement. En ce domaine, il est évident que la responsabilité appartient à l’actionnaire et au Conseil d’administration, qui arrêtent les orientations du développement de l’entreprise.

La Commission bancaire, au total, a vérifié la banque ; elle a tenu informé l’actionnaire de ses investigations et a demandé à l’établissement de provisionner correctement ses risques. Quand cela est apparu impossible, elle s’est tournée, comme l’article 52 de la loi bancaire le lui demande, vers l’actionnaire, ce qui est la manière convenable de procéder en la matière. Je vous remercie.

M. le Rapporteur : Monsieur le Président, d’une certaine manière, vous avez par avance posé les questions que je voulais vous soumettre et y avez répondu.

J’approfondirai la question de l’opportunité du moment où a été lancé le contrôle du Crédit lyonnais dans son ensemble. C’est en 1991 que vous en prenez l’initiative. Pourquoi les dispositifs d’alerte permanents mis en place par la Commission bancaire n’ont-ils pas éveillé l’attention un peu plus tôt ? Par ailleurs, pourquoi attend-on 1991 pour lancer cette vaste opération de contrôle, alors que la SDBO et Altus notamment connaissent déjà de nombreux problèmes ? Enfin, — question qui n’est pas contradictoire avec la précédente — pourquoi commencer le contrôle par les filiales et non par le noyau dur du Crédit lyonnais, ce qui aurait permis au moins de se rendre compte de l’insuffisance du contrôle du groupe central sur les filiales ?

On a le sentiment — mais, peut-être allez-vous le démentir — qu’au fond il y avait une sorte de révérence à l’égard du Crédit lyonnais SA et qu’il était plus diplomatique de commencer les contrôles par les filiales avant de s’attaquer au noyau dur.

M. Jacques de LAROSIERE : Sur l’opportunité du moment, lorsque l’histoire s’est déroulée, on peut évidemment toujours se poser ce genre de questions.

Replaçons-nous dans l’optique de 1991. En l’occurrence, je fais appel à mes souvenirs que je dois m’efforcer de rassembler. Nous avons commencé à avoir un certain nombre de renseignements et d’informations sur les filiales — Altus, la filiale hollandaise... — en 1991. Des éléments problématiques ont retenu notre attention. La maison Crédit lyonnais elle-même ne nous paraissait pas à l’époque faire l’objet de difficultés particulières. Si je me souviens bien, le premier semestre de 1991 avait été bon pour les comptes du Crédit lyonnais, qui avait réalisé des bénéfices en 1989 et en 1990.

Il faut bien comprendre ce qu’est la vie d’un Gouverneur de la Banque de France. A la mi-1990, même à l’automne de 1990, je ne vois pas pourquoi j’aurais déclenché une vaste enquête sur le Crédit lyonnais, car je ne disposais pas des éléments objectifs nécessaires. En revanche, — il me semble que c’était au début de 1991 — nous avons commencé de percevoir des signes négatifs sur un certain nombre de filiales. Nous avons alors entrepris quelque chose qui me semble assez logique : nous sommes allés voir ce qui s’y passait et nous avons attaqué le travail de vérification du groupe par les filiales. Je crois que nous avons eu raison de le faire, parce que c’est de là que provient l’essentiel des pertes.

C’est un travail de fourmi, très compliqué, car il faut pénétrer ces filiales. Souvent d’ailleurs, la maison mère les connaissait plutôt moins bien que les vérificateurs eux-mêmes à l’issue des vérifications. C’est un travail d’audit. Petit à petit, les investigations amenaient des observations et nous nous sommes de plus en plus intéressés au Crédit lyonnais.

Vous pourriez me demander pourquoi nous avons mis un an, de l’automne 1991 à l’automne 1992, pour vérifier les filiales. Je répondrai que c’est un travail compliqué et que nos missions ne sont pas très importantes — nous ne disposons que de 80 inspecteurs sur toute la France pour vérifier les banques. Ainsi que je l’ai souligné dans mon exposé, je ne crois pas que sur une telle opération des cabinets d’audit extérieurs auraient fait beaucoup plus vite. On peut toujours dire qu’il aurait été préférable de le faire un peu plus rapidement, mais c’est ainsi que cela s’est passé.

Lorsque nous avons eu ces renseignements, nous avons décidé, pour couvrir l’ensemble du groupe lui-même, de passer à la maison mère : c’est la décision qui a été prise à l’automne de 1992.

Y a-t-il eu une « révérence » à l’égard du Crédit lyonnais ?

Très honnêtement et là — comme sur tout — je parle sous serment : absolument pas. Nous avons fait ce que nous devions. Encore une fois, si, mi-1990, nous avions eu le sentiment qu’il fallait tirer la sonnette d’alarme, nous l’aurions fait. Mais ce ne fut pas le cas. Dans ce type d’opérations, il faut aussi faire attention à ne pas déclencher de contrôles intempestifs si l’on n’a pas de bonnes raisons de le faire, car on prend un certain risque à soumettre un groupe à des vérifications répétées. Finalement, je crois que nous avons bien fait de commencer par les filiales et je n’ai pas d’états d’âme en ce qui concerne la manière dont cela a fonctionné.

M. Alain GRIOTTERAY : Monsieur le Président, vous avez décrit l’intervention de la Commission bancaire comme une opération qui a fonctionné de manière parfaitement huilée dans son rôle de contrôle des chiffres, des conséquences, des initiatives. Vous avez déclaré que les deux facteurs à l’origine des difficultés du Crédit lyonnais sont la rencontre d’une stratégie ambitieuse et d’une situation économique qui s’était détériorée. Vous avez aussi souligné qu’en faisant intervenir la Commission bancaire vous aviez pris la responsabilité de confirmer ou d’amplifier les rumeurs.

Ma question porte sur l’aspect humain des choses. On a le sentiment que tout cela se déroule comme une mécanique, avec des enquêteurs qui vont au fond, le mieux possible, sur le papier, sur les décisions prises, sur les chiffres.

Mais, les rumeurs — pour reprendre le terme que vous avez vous-même employé — portaient davantage sur les clients sulfureux du Crédit lyonnais. Toutes les banques, tous les établissements de crédit, ont des clients malheureux. Mais, en l’occurrence, dans le Crédit lyonnais, et surtout dans ses filiales, il y avait un ensemble de clients dont toute la presse parlait et que l’on aurait dû examiner de très près. Ce n’est pas tant une enquête sur l’ensemble du fonctionnement du Crédit lyonnais que peut-être il aurait fallu entreprendre mais sur ces clients-là, dont tout le monde connaissait le noM. Vous en avez cités quelques-uns ; il y en a toute une série d’autres que nous avons tous à l’esprit.

M. Jacques de LAROSIERE : Je suis heureux, monsieur Griotteray, que vous me posiez cette question, car je crois qu’il s’agit d’un point important.

La Commission bancaire ne peut pas faire de l’analyse client, dossier par dossier. Tel n’est pas son rôle. Elle est chargée par la loi de vérifier que les comptes sont en bon ordre, que les ratios, notamment ceux de la division des risques qu’implicitement vous soulevez par votre remarque, sont respectés, ainsi que les ratios généraux de solvabilité, de liquidité, etc. On peut le regretter, personnellement, je ne le regrette pas. Je crois que ce serait une très profonde erreur que de charger les membres de la Commission bancaire de se pencher sur l’opportunité des crédits accordés à la clientèle. Ce serait une sorte de nationalisation complète des directions générales des banques et l’on arriverait très rapidement à des impasses totales.

M. le Président : Parce qu’en l’occurrence nous sommes dans une nationalisation partielle ?

M. Jacques de LAROSIERE : Par là, je veux dire que si votre propre banque était soumise à un contrôle permanent des commissaires de la Commission bancaire sur l’opportunité d’accorder des crédits, à vous ou à d’autres clients, sans doute jugeriez-vous qu’il s’agit d’une intervention très forte de la part des pouvoirs publics. En ce qui me concerne, toute ma philosophie — dont je crois partager certains points avec vous — m’amène à refuser une pareille déviation.

Pour reprendre la question de M. Griotteray, il est vrai que des rumeurs couraient sur des clients. Mais, pour nous, ce n’était pas tant ces rumeurs qui étaient importantes que de savoir si au Crédit lyonnais, et d’abord dans ses filiales — comme vous le savez, elles ont eu beaucoup à faire avec les clients dont vous parlez — les systèmes étaient en place, si les ratios étaient respectés et si l’on pouvait faire confiance à la manière dont les comptes étaient présentés. C’est ainsi que nous avons attaqué le problème, plus que par l’analyse individuelle des risques particuliers. Bien entendu, nous les avons retrouvés quand il s’est agi de discuter du provisionnement avec la Direction générale du Crédit lyonnais lorsque les risques apparaissaient compromis.

Ce n’est pas parce que la presse parle d’un certain nombre de clients sulfureux que la Commission bancaire doit se pencher sur ces seuls dossiers.

Vous disiez, monsieur Griotteray, que l’intervention de la Commission bancaire paraissait un peu « huilée ». Je pense qu’il faut attaquer ce type de problèmes d’une manière globale. C’est ce que nous avons fait et nous avons retrouvé, comme je l’ai dit, un certain nombre de ces dossiers clients lorsque nous avons travaillé sur les provisionnements.

M. le Rapporteur : La presse n’était pas la seule à parler de ces dossiers sulfureux ; dans certains cas, il y avait également les tribunaux, vos équivalents à l’étranger, notamment en Hollande, et les autorités boursières en Espagne. Je pense notamment au dossier Parretti-Fiorini.

S’agissant précisément des dossiers à l’étranger, la Commission bancaire ne contrôlait pas le CLBN. Parallèlement, la Banque des Pays-Bas ne le contrôlait peut-être pas beaucoup non plus, car il s’agissait d’une filiale à 99 % d’une banque française.

Cette absence de contrôle n’est-elle pas apparue à la Commission bancaire ?

M. Philippe AUBERGER : Entre le déclenchement du contrôle des filiales et celui de la maison mère, à l’été 1992, interviennent deux éléments importants. D’une part, au sein de cette maison, un certain nombre de personnes commencent à s’interroger sur l’opportunité de créer une commission d’enquête. C’est dire qu’il n’y avait pas seulement quelques rumeurs sur quelques clients, mais un début de problème au Crédit lyonnais qui interpellait un certain nombre de Parlementaires. Nous avions commencé de discuter du problème à la commission des finances.

M. le Rapporteur : Cela a commencé avant.

M. Philippe AUBERGER : Oui, mais de façon plus insistante, plus précise et plus globale à partir de 1992.

D’autre part, la notation du Crédit lyonnais, sauf erreur de ma part, a été modifiée par un certain nombre d’institutions de notation en juillet 1992. La Commission bancaire évidemment le savait. Normalement, les notations devraient plutôt être modifiées après l’intervention de la Commission bancaire qu’avant. Se pose là un problème de calendrier.

M. Gilles CARREZ : Je reviens également sur des questions de calendrier, notions de date, de période à laquelle l’on aurait pu prendre conscience de l’émergence d’un certain nombre de difficultés.

La Commission bancaire commence à travailler fin 1991, travail, ainsi que vous l’avez déclaré, monsieur le Président, qui dure deux ans et qui, au fur et à mesure, s’approfondit.

Je me pose une question plus générale, compte tenu d’une observation que vous avez exposée dans votre présentation.

Dès 1990, les pouvoirs publics — Direction du Trésor, Commission bancaire — ne pouvaient-ils pas au moins entretenir une inquiétude générale sur la compatibilité d’une stratégie de développement ambitieuse avec le statut d’entreprise publique du Crédit lyonnais qui l’obligeait à un accompagnement en fonds propres, avant tout sous forme de prise de participations, d’opérations en capital, avec une double caractéristique : d’une part, une liquidité très faible ; d’autre part, vous l’avez souligné vous-même, un risque, en cas de retournement de conjoncture, de rentabilité ? Vous avez déclaré que, depuis que vous étiez à la tête de la BERD, il vous semblait nécessaire d’être extraordinairement attentif à ces problèmes d’opérations en capital.

Dès l’origine, dès 1990, ne fallait-il pas de ce point de vue se poser une question fondamentale ?

M. Jacques de LAROSIERE : Je reprendrai les questions point par point.

En ce qui concerne les activités de la filiale hollandaise, vous avez justement souligné que nous n’avions pas à l’époque le contrôle de cette filiale, car la répartition des tâches entre banques centrales était telle que les filiales étaient à l’époque contrôlées par les autorités de surveillance du pays d’accueil, si je puis dire. Depuis janvier 1993, les choses ont été modifiées. En tout cas, pendant une période, les autorités hollandaises étaient chargées du contrôle. Elles avaient d’ailleurs assez commodément, me semble-t-il, réglé le problème, en disant que le Crédit lyonnais devait garantir complètement ces opérations. Lorsque nous avons été alertés par les autorités de la Banque des Pays-Bas, c’est là, en effet, l’une des indications qui nous a conduit à déclencher les enquêtes sur les filiales.

Monsieur le Rapporteur, les informations qui nous venaient de divers côtés ont certainement contribué à nous faire déclencher l’enquête en 1991. C’était le moment où émergeaient des éléments inquiétants.

Monsieur Auberger, vous dites que des éléments importants sont intervenus en 1992, date charnière entre les deux contrôles, celui des filiales et celui de la maison mère. Un certain nombre d’entre vous se sont interrogés en ce temps là sur l’opportunité d’ouvrir une commission d’enquête et la notation du Crédit lyonnais a été modifiée à l’époque par Moody’s. Vous me demandez si nous n’aurions pas dû précéder, par nos interventions, ces changements de perception.

Je crois très sincèrement que la réponse est non. Nous avions déjà engagé depuis un an le contrôle des filiales, à mon avis le point le plus sensible de la difficulté. Nous n’avons pas été étonnés par la réduction de la notation.

J’en viens à la question de M. Carrez qui me demande si nous n’aurions pas dû déclencher les procédures de vérification en 1990. J’ai essayé d’y répondre dans ma première réponse au Rapporteur. Je vous dis très sincèrement, et je vous demande de me croire : en 1990, je n’avais pas les éléments qui m’auraient permis d’enclencher une grande enquête sur le Crédit lyonnais. Je rappelle d’ailleurs que la stratégie de croissance externe du Crédit lyonnais, à ma connaissance, a commencé à s’appliquer en 1990 et non en 1989. Les résultats financiers étaient très positifs ; nous n’avions pas de raisons particulières de nous pencher sur ces problèmes.

Quant à votre question qui consiste à savoir s’il ne revient pas à la Commission bancaire et au Gouverneur de la Banque de France de se poser des questions sur la nature de la stratégie d’une banque, à savoir « Est-il bien de prendre des participations industrielles et de s’engager très fortement en direction du grand réseau européen ? », je regrette, mais nous sommes dans un pays où les institutions ont des pouvoirs séparés et il ne faut pas s’occuper de tout à la fois. Le mandat de la Commission bancaire était limité.

M. le Président : Ce point est d’importance, car je me demande s’il n’y a pas là un malentendu. Si l’on s’en tient à la lecture des propositions de résolution à l’origine de la Commission d’enquête, on croit comprendre, dans l’esprit de leurs auteurs, qu’un certain défaut dans le fonctionnement des organismes de contrôle est un élément d’explication de la situation que nous constatons. Or, vous nous expliquez que les difficultés sont nées pour l’essentiel du choc de deux phénomènes — une stratégie particulièrement ambitieuse et les difficultés économiques — et qu’il n’entre pas dans les compétences de la Commission bancaire de formuler une appréciation sur la stratégie. Dans ces conditions, est-ce à dire que le drame était inéluctable et que, finalement, l’intervention des organismes de contrôle, en particulier de la Commission bancaire, ne peut avoir pour effet, dans des circonstances de ce type, que de hâter quelque peu l’évaluation des dégâts à laquelle ne procéderait pas forcément au même rythme la direction de la banque ? Est-ce à-dire que, face à une telle situation, personne ne puisse déclarer qu’un changement de stratégie serait souhaitable ?

M. Jacques de LAROSIERE : En posant cette question, monsieur le Président, vous en avez un peu profilé la réponse. Je répète : ce n’est pas à la Commission bancaire, organe de contrôle des comptes et de vérification de l’application des ratios, qu’est imparti par la loi le rôle de juger une stratégie. C’est à l’actionnaire d’en juger. Telle est la réponse que je tenais à formuler.

M. Henri EMMANUELLI : Je reviens à une question plus générale sur la stratégie.

Nous avons auditionné un certain nombre de personnes, dont des responsables du Crédit lyonnais. J’ai cru comprendre que cette stratégie ambitieuse s’était inscrite dans une certaine continuité, en tout cas à partir de la présidence de M. Lévêque, qui a revendiqué à la fois la croissance du réseau européen et l’amorce d’une stratégie industrielle, puisque je crois que c’est même lui qui au départ a créé Clinvest.

Votre successeur actuel à la Banque de France avait été successivement Directeur du Cabinet du Ministre des finances et Directeur du Trésor.

Je n’ai pas eu le sentiment qu’il ait jugé pour sa part, à l’époque, la stratégie engagée hasardeuse ou dangereuse — cela peut d’ailleurs se comprendre. Il m’a semblé — mais peut-être ai-je mal compris — que vous l’aviez, pour ce qui vous concerne, plutôt jugée hasardeuse. Pouvez-vous m’éclairer sur ce point ?

M. Jacques de LAROSIERE : Je n’ai pas employé l’adjectif « hasardeux ».

M. Henri EMMANUELLI : « Dangereuse » avez-vous dit.

M. Jacques de LAROSIERE : Non, j’ai dit qu’elle était ambitieuse et qu’elle comportait des risques — et c’est ce que je maintiens.

Je vais vous livrer mon sentiment. Lorsque l’on veut développer très fortement la taille de son bilan, on court plusieurs risques.

D’abord, on court le risque d’affaiblir un peu les procédures internes de sélection des risques. Il faut bien voir ce qu’est une banque. Une banque, ce sont des milliers de gens arc-boutés sur un objectif qu’il faut leur expliquer. Si vous leur expliquez que l’objectif est, par exemple, de doubler le bilan en x années, ils vont être jugés, appréciés en fonction du chiffre d’affaires, du volume des opérations qu’ils auront lancées.

Permettez-moi à ce point une petite digression. Pour la première fois de ma vie, je préside une banque. Je connais le problème. Certains de nos administrateurs disent : « En fonction des besoins immenses de la Russie, de l’ancienne Union soviétique et de l’Europe centrale, il faut aller plus vite ! Allez- y ! » D’un autre côté, on entend : « Attention ! les prêts de la Banque ne sont pas de l’aide. C’est de l’argent public certes, mais il convient de le faire fructifier et le capital doit tourner et ne pas être perdu ».

Résultat : la détermination de la stratégie est le point absolument central de la motivation des équipes.

Je vais vous dire ce que j’ai décidé pour l’année 1994. L’année dernière, en 1993, nous avions fait 1,8 milliard d’écus d’engagements. La qualité des opérations est très difficile à réaliser étant donné l’ampleur des risques que vous pouvez imaginer dans ces pays. On m’avait dit qu’il n’était pas souhaitable de n’engager à nouveau que 1,8 milliard d’écus en 1994, que cela aurait l’air extrêmement parcimonieux et insuffisant par rapport aux besoins, et qu’il fallait engager 2,5 milliards d’écus. Après avoir procédé à des analyses de risques, nous nous sommes aperçus que si nous faisions plus de 1,8 milliard, chiffre déjà considérable, nous détériorerions la qualité des encours. J’ai donc décidé un volume d’engagements de 1,8 milliard. J’ai évidemment fait l’objet de grandes critiques de la part des personnes qui trouvaient que je n’allais pas assez vite.

Je reviens à votre question qui est fondamentale. Je ne dis pas que de vouloir avancer est une mauvaise stratégie ; à certains égards, celle adoptée par Jean Yves Haberer était même courageuse et sympathique, car nous avons en France des besoins qui ne sont pas assouvis. D’un certain point de vue, aller plus vite pouvait être considéré comme dynamique et « pro-actif », comme l’on dit dans notre jargon. Mais, quand est on est à la tête d’une banque, on est toujours taraudé entre le souci de faire plus, d’aller au-devant des besoins de la clientèle et de l’économie nationale et, de l’autre, de l’obligation de répondre devant ses actionnaires de la qualité des risques.

Si j’examine aujourd’hui la situation avec un peu de recul, j’estime que le problème n’est pas tant celui de la stratégie — il était bien de vouloir devenir la grande banque européenne à réseaux ; je partage cet objectif — que celui de la durée de la trajectoire, selon moi trop comprimée. Tel est mon sentiment.

M. Henri EMMANUELLI : Une bonne partie, pour ne pas dire une grande partie, des difficultés du Crédit lyonnais, comme celles d’autres banques, est due à la situation de l’immobilier, au retournement considérable du marché, à la crise.

Avant d’apparaître en France, elle avait déjà eu lieu aux Etats-Unis. De mémoire, pouvez-vous nous dire comment vous avez vécu l’arrivée de cette crise ? La façon dont elle a été appréhendée en France ? Comment l’on a essayé d’éviter un risque systémique qui aurait été induit par cette crise de l’immobilier ?

M. Jacques de LAROSIERE : Bien que n’ayant pas tous les éléments en tête, je m’efforcerai de répondre à votre question.

En effet, la crise de l’immobilier en France a été précédée par celle des Etats-Unis, où elle avait eu une autre ampleur, car il y avait eu à la fin des années 80 une espèce de boulimie en matière de construction de bureaux en particulier, laquelle s’était traduite par une surcapacité considérable. Comme toujours aux Etats-Unis, le marché s’est retourné avec une extrême violence à la fin des années 80 et a entraîné des faillites multiples.

En France, la crise s’est déclarée un peu plus tard : si mes souvenirs sont exacts, la crise de l’immobilier fut la plus marquée en 1991-1992. Je n’ai plus la date exacte en tête, peut-être était-ce début 1992 — M. Butsch pourrait vérifier ce point pour répondre à la question de M. Emmanuelli — nous étions préoccupés, car les enchaînements se produisent très vite, les marchands de biens, les promoteurs immobiliers qui n’arrivent pas à commercialiser leurs opérations au prix d’équilibre supportent des dettes bancaires très élevées. Les banques françaises ont d’ailleurs « porté » la crise de l’immobilier ; elles n’ont pas, comme aux Etats-Unis, laissé s’effondrer leurs clients.

Je me souviens très bien — peut-être était-ce fin 1991 ou au printemps 1992 — avoir réuni ce que l’on appelle la « place » ; ce devait être le bureau de l’Association française des banques ou plutôt l’Association française des établissements de crédit, l’AFEC, dans une grande réunion à la Banque de France.

Après avoir rappelé les éléments du problème, je leur ai dit : « Nous n’allons pas vous demander de provisionner brutalement ces risques, tout à coup apparus comme très médiocres ; nous allons procéder à des provisionnements graduels. Nous allons cependant vous demander de respecter quelques règles fondamentales. » L’une d’entre elles, très importante, était celle des agios, car les promoteurs et les marchands de biens immobiliers portés par les banques devaient payer des agios sur ces crédits.

M. Henri EMMANUELLI : Ils gonflent très vite.

M. Jacques de LAROSIERE : En effet. Et dans la mesure où ils ne pouvaient les payer, les agios étaient capitalisés. La capitalisation des agios était considérée par certains établissements bancaires comme n’étant pas une dette, puisque le paiement était prévu lors du dénouement.

J’ai dénoncé une telle pratique et déclaré : « Non, quand un intérêt n’est pas payé, il faut le provisionner. Vous ne l’avez pas reçu. » J’ai ajouté : « Nous allons être gradualistes comme il convient sur la décote de la qualité de vos risques et donc sur le provisionnement, mais il faut respecter une certain nombre de règles fondamentales, notamment en matière d’agios. »

La profession l’a bien compris et, pour des établissements plus petits et plus spécialisés dans l’immobilier très fortement frappés — le danger est en effet la spécialisation, certains ayant tous leurs oeufs dans le même panier —, nous avons ouvert des possibilités bilatérales individuelles de traiter certains cas particulièrement difficiles.

Dans cette affaire, l’Institut d’émission s’est comporté comme une autorité de place, mais ce fut une crise très dure.

Evidemment, le Crédit lyonnais a été beaucoup moins frappé que les établissements spécialisés, puisque disposant d’un immense portefeuille, mais il l’a toutefois été, probablement plus lourdement que d’autres grandes banques de dépôts comparables, car il s’était assez fortement engagé dans l’immobilier.

M. Yves FREVILLE : Je reviens sur la question du calendrier.

L’important est de savoir si la Commission bancaire aurait pu débuter ses investigations plus rapidement, en 1990.

Se posent deux problèmes.

Premièrement, ainsi que vous l’avez déclaré, monsieur le Président, la Banque centrale de Hollande avait tout d’abord averti le Crédit lyonnais Pays-Bas, puis le Crédit lyonnais Paris fin 1989. La Commission bancaire a été avertie des problèmes, je crois début 1990.

Deuxièmement, comment le secteur bancaire dans son ensemble a-t-il pu ressentir le moment où la conjoncture se retournait — question que posait M. Emmanuelli ? En 1990, s’est également produit le début de la guerre du Golfe. Cet événement, qui ne pouvait pas rester sans conséquences économiques, ne vous a-t-il pas conduit à modifier votre point de vue sur l’évaluation des risques, indépendamment même du fait d’un retournement prévisible ou non de conjoncture économique ?

M. Jacques de LAROSIERE : Honnêtement, je n’ai pas du tout souvenir de cela. Je ne me rappelle pas de liens directs entre la survenance de la guerre du Golfe et cette affaire.

Je reviens sur le point qui, je le comprends, vous intrigue et sur lequel je me permets de vous dire que je ne suis vraiment pas d’accord, à savoir sur l’idée qu’il aurait fallu commencer une vaste enquête en 1990. Franchement, les éléments objectifs pour l’engager n’existaient pas. Il faut éviter de tomber dans le risque de « l’après-coup », car en 1990 nous ne disposions pas des éléments pour le faire.

M. le Rapporteur : Des professionnels de l’immobilier nous ont déclaré qu’ils avaient quand même perçu le retournement de la situation au moment de la guerre du Golfe, à la mi-1990. C’est pourquoi nous vous posons la question.

Par ailleurs, sur la notion d’investigations intempestives, que vous avez évoquée, sur un grand organisme comme le Crédit lyonnais, la volonté de les éviter est-elle liée à la réputation internationale du Crédit lyonnais ? Autrement dit, le Crédit lyonnais étant une banque nationalisée, pouvant être suspectée d’être un peu plus sous contrôle qu’une autre, avoir « sur le dos » les autorités de l’Etat français aurait-il été gênant pour son développement international ?

M. Jacques de LAROSIERE : Non, ce n’est pas cela. La Commission bancaire procède à un certain nombre d’enquêtes qui sont, comme je vous l’ai dit, sélectives, car l’on ne peut s’attaquer à des audits permanents. J’ai ici quelques exemples d’enquêtes réalisées dans de grandes banques. Nous en avons d’ailleurs fait aussi au Crédit lyonnais. Il n’y avait pas du tout désir d’exempter le Crédit lyonnais parce qu’il était nationalisé.

La liste des enquêtes que je pourrai vous laisser fait état de la BNP : enquêtes en 1981 sur le département international ; en 1982, sur le contrôle des changes ; en 1986, sur les opérations hors bilan ; en 1989, sur les SVT et le contrôle interne. La Générale a été vérifiée en 1983 pour son département international et en 1991 pour son contrôle interne. Paribas, Indosuez, le CCF également ; le Crédit lyonnais a aussi eu sa part de vérifications.

Il faut bien comprendre que lancer un audit, en fin de compte ce que nous avons fait, c’est-à-dire une analyse exhaustive à la fois des filiales et de la maison mère, n’est pas chose courante. Par exemple, cela ne se fait pas à l’étranger, où, souvent, d’ailleurs les services de contrôle sur place sont très faibles. En Angleterre, les contrôles se font sur pièces, sur documents comptables, mais non sur la base d’enquêtes sur place. La Banque d’Angleterre confie parfois cela à des auditeurs externes.

Il est donc très rare, à ma connaissance, qu’une banque centrale, sauf si elle a de bonnes raisons pour cela — ce fut le cas de la Commission bancaire à partir de 1991 — se livre à un audit profond de l’une de ses banques. Ce n’est pas parce que nous voulions préserver le Crédit lyonnais, ce n’est pas du tout cela. En 1991, lorsque nous avons disposé des éléments, dont vous avez vous-mêmes été les analystes, nous avons commencé notre travail, qui a pris du temps. Il peut paraître un petit peu surprenant qu’il faille deux ans pour vérifier une maison comme le Crédit lyonnais. Mais le Crédit lyonnais est très grand : ce sont 500 entreprises, 70.000 personnes. Il s’agit d’un travail compliqué, très méticuleux, à réaliser dans le détail. Peut-être aurions-nous pu mettre quelques mois de moins, mais...

M. le Rapporteur : Le fait qu’il s’agissait d’une banque publique ne vous incitait-il pas à un contrôle un peu plus rigoureux ?

M. Jacques de LAROSIERE : Je crois qu’il faut traiter les banques publiques et les banques privées de la même manière. Elles ont des conseils d’administration, des actionnaires. Les banques publiques sont soumises à la loi sur les sociétés commerciales. Elles ont la plénitude, dirai-je, de ce qui fait la responsabilité d’un établissement concurrentiel. Je n’ai jamais considéré qu’une banque publique, une banque détenue par l’Etat devait être moins bien gérée ou moins concurrentielle, dans le bon sens du terme, que les banques privées. Nous appliquions donc nos contrôles de manière neutre et indifférenciée sur tout cet ensemble. Nous n’avions de raisons ni d’exempter de nos contrôles le Crédit lyonnais ni de nous acharner sur lui plus particulièrement parce qu’il s’agissait d’une banque publique. Je crois que nous avons vraiment joué le jeu normal qui s’applique à ces banques publiques qui doivent être des banques gérées selon le droit commercial, ce que nous professons toujours.

Lors de discussions internationales, je me souviens que l’on nous disait : « Oui, mais en France, vous avez ce système dual qui vous permet d’avoir un secteur bancaire finalement garanti par l’Etat, ce qui autorise des choses que des banques privées ne pourraient se permettre. » Ce à quoi nous répondions toujours : « Ce n’est pas vrai. Ces banques sont gérées comme des banques privées. Elles ont le souci de leur actionnaire. »

M. le Rapporteur : Sauf peut-être pour les fonds propres. Une banque privée ne se serait jamais autorisée à réaliser des montages de fonds propres comme l’a fait le Crédit lyonnais en échangeant des titres avec des entreprises publiques. Ce simple fait justifiait peut-être une attention supplémentaire.

M. Jacques de LAROSIERE : Une attention supplémentaire fut d’ailleurs apportée, puisque la seule banque que nous ayons vérifiée en profondeur est bien le Crédit lyonnais On finit donc par se retrouver d’accord sur ce point.

M. Louis PIERNA : Monsieur le Président, nous avons reçu beaucoup de monde et j’ai le sentiment, après avoir entendu nombre de responsables, que ce n’est la faute à personne, que c’est de la responsabilité de la conjoncture. Pourtant, à ma connaissance, ce n’est pas l’activité quotidienne du Crédit lyonnais qui est en cause, ni son soutien à l’économie, mais son engagement dans quelques affaires douteuses qui crée problème.

Ne pensez-vous pas, monsieur le Président, qu’il existe une part de responsabilité de la Direction du Crédit lyonnais, une faiblesse, une incompétence ou une mauvaise stratégie, domaine où l’actionnaire principal porte une responsabilité ? Je prends un exemple : il y a eu trop d’investissements dans l’immobilier de bureau — tout le monde le savait — alors que dans le même temps il y avait pénurie dans le logement — tout le monde le savait aussi. Il y a donc eu mauvaise orientation. Il faut bien dire ces choses-là à un moment donné et situer les responsables, sinon nous allons sortir de cette commission et, encore une fois, ce sera la faute à la conjoncture et non la responsabilité d’une politique ou d’une orientation.

M. Jacques de LAROSIERE : Je n’ai pas dit que c’était « la faute à personne » et celle de la conjoncture.

Je crois que vous avez raison : si votre enquête se limitait à ces deux propositions, il y aurait, en effet, de quoi être déçu.

J’ai essayé d’expliquer que c’était la conjonction d’un certain nombre de choix internes et d’une stratégie, dont je crois qu’elle n’était pas mauvaise quant au fond, mais, ainsi que je l’ai dit en répondant à une question de M. Emmanuelli, qu’elle était probablement trop concentrée, comprimée dans le temps. Parmi les choix internes, vous avez cité l’immobilier ; il y en eut d’autres, telle la communication. Des dossiers ont très mal tourné. C’est cela qu’il faut examiner et analyser. J’ai personnellement été frappé par l’insuffisance du contrôle sur les filiales et peut-être l’insuffisante analyse collective au sein de la banque sur la qualité des gros dossiers individuels. Je découvre un peu ces sujets maintenant que je suis plongé dans des dossiers particuliers. Au sein de la banque que je préside, je constate l’existence de systèmes internes, au demeurant très lourds, qui analysent en profondeur la qualité du risque avant de le présenter à la Direction générale, puis au Conseil d’administration. Chaque risque est évalué par ce que l’on appelle un « Comité d’opérations », présidé par un Vice-Président, où l’affaire est expliquée par un présentateur. Il a lui-même à répondre, un peu comme les pilotes d’avion quand ils abordent un atterrissage, à toutes les questions possibles et inimaginables figurant sur une « check list » (sic). Lorsque le Comité d’opérations considère que l’ensemble est bien bordé, le dossier commence alors à naître dans la banque.

Je sais bien que nous n’avons pas du tout le même type d’activités que le Crédit lyonnais, car nous sommes bien plus limités et travaillons sur des opérations d’investissement à moyen terme. C’est différent.

Mais on réalise, quand on voit ce genre de choses, qu’un établissement bancaire est finalement très sensible à deux éléments. D’une part, le choix stratégique : il y a là un coefficient de sensibilité énorme. D’autre part, la qualité des contrôles internes, la manière dont les gens qui proposent des affaires sont soumis à des vérifications de routine, qui conduisent à ne pas accepter n’importe quel dossier. Je ne dis pas que le Crédit lyonnais acceptait n’importe quel dossier — il ne faut pas extrapoler mes propos —, mais je pense tout de même qu’il y eut une insuffisante sélection et une insuffisance dans la procédure prévue pour conduire à une vérification convenable des différents risques particuliers. Ce sont des éléments qui sont maintenant dans votre documentation.

M. le Président : Pensez-vous que le comportement de M. Haberer a été, d’une manière ou d’une autre, fautif ?

M. Jacques de LAROSIERE : Monsieur le Président, j’hésite à répondre à cette question, car je crois que c’est plutôt la substance de mon exposé introductif et des réponses à vos questions qui peut aider à y répondre. En évoquant la notion de faute, c’est déjà un jugement que vous me demandez d’établir. C’est une affaire que j’ai vécue à travers les responsabilités que j’assumais en qualité de Président de la Commission bancaire. Je n’ai pas ménagé, ni ma peine, ni M. Ilaberer. Il est le seul Président de banque que j’ai convoqué aussi souvent, avec lequel la Commission a eu tant de rapports épistolaires et oraux sur tous ces sujets. S’il y a une appréciation globale à formuler sur le dirigeant, c’est à vous de la porter.

Tout à l’heure, je vous ai dit des choses que je sens fortement. Dans sa volonté de faire du Crédit lyonnais la grande banque européenne, il y avait quelque chose qui m’était sympathique. Je crois qu’il faut éviter de prononcer des jugements trop a priori. Il est probable qu’il n’a pas mis en place les contrôles suffisants pour que l’opération puisse être menée convenablement dans une conjoncture devenue difficile.

M. le Président : Cela dit, un jugement a déjà été émis. Si M. Haberer avait simplement été prié de quitter la présidence du Crédit lyonnais ou s’il n’avait pas été renouvelé, c’était sa stratégie qui se trouvait condamnée. Mais, en l’occurrence, il a été nommé dans un autre établissement, révoqué de cet établissement. Donc on peut supposer que les auteurs de la décision ont pensé qu’il avait commis une faute. Est-ce une appréciation que vous confirmez ?

M. Jacques de LAROSIERE : Monsieur le Président, vous me permettrez de ne pas venir sur ce terrain. Je ne suis plus dans les affaires. Peut-être n’est-ce pas à moi à prononcer de tels arrêts.

M. Alain GRIOTTERAY : Dans la ligne de l’intervention de M. Pierna et de la question posée par M. le Président, je pense que la stratégie ambitieuse était une bonne stratégie et que dans la mesure où le Crédit lyonnais s’est développé dans les secteurs qui étaient les siens, il a réussi son développement de façon impressionnante. C’est dans les secteurs qui n’étaient pas tout à fait les siens qu’il a commis des erreurs qui l’ont amené à la situation où il se trouve aujourd’hui. Quant à savoir si M. Haberer est responsable, lorsqu’un navire coule, c’est le capitaine qui est responsable, et il passe en conseil de guerre. Il me semble donc assez normal que l’on se pose la question.

On finirait par se la poser, car tout le monde nous dit — vous-même, monsieur le Président — que les filiales étaient mal contrôlées et qu’à la limite l’investigation faite par la Commission bancaire avait permis à ses auteurs de mieux connaître les filiales que ne les connaissaient les dirigeants du Crédit lyonnais eux-mêmes. On peut inverser les choses et se dire que la Direction du Crédit lyonnais avait des filiales auxquelles il confiait les opérations qu’il ne voulait pas faire ou, selon les propos recueillis, ne savait pas faire.

Toutes les opérations réalisées par Altus, Immopar, etc, ont appelé l’attention de tout Paris et tout Paris en parlait. On ne disait pas que c’était le Crédit lyonnais, on disait que des filiales du Crédit lyonnais faisaient des opérations en surenchérissant sur les acquisitions de certains immeubles dans Paris. Nous avons à l’esprit quelques opérations célèbres qui prouvent que le Crédit lyonnais agissait lui-même à travers ses filiales. En conséquence, la Direction générale et la maison mère ne sont apparemment pas responsables. Mais l’on peut se demander si les filiales n’agissaient pas « pour le compte de ». Si l’on inversait la charge de la preuve, soit, par incompétence, on ignorait ce que faisaient les filiales et c’est une erreur ; soit, au contraire, on est coupable en ayant chargé les filiales de se lancer dans des opérations dont on ne voulait pas que les risques soient officiellement pris par le Crédit lyonnais, mais par quelqu’un de plus éloigné, car des opérations sont extraordinairement douteuses. Par exemple, quand on voit le Crédit lyonnais traiter avec M. Vaturi avec lequel il est en procès et avec qui il traite quand même. Quand on est en procès avec un client, ce n’est plus un client sulfureux, c’est un adversaire. Eh bien, non ! on oublie qu’il est un adversaire et on traite de nouvelles affaires avec lui. Il y a là — je rejoins M. Pierna — culpabilité.

M. Jacques de LAROSIERE : D’un certain point de vue, les règles de la Commission bancaire vous donnent satisfaction, puisque nous consolidons ces filiales dans notre jugement — comptable celui-là — sur le groupe. Comptablement, nous considérons les filiales, contrôlées par le Crédit lyonnais, comme partie du groupe Crédit lyonnais. C’est bien pour cela que nous avons commencé à les vérifier et que nous avons trouvé des éléments qui nous ont posé beaucoup de problèmes.

M. le Rapporteur : A propos des clients sulfureux, il y a la Centrale des risques à la Banque de France. Normalement, y compris sur les clients immobiliers, la Banque de France et la Commission bancaire doivent connaître le profil des clients. La Commission bancaire dans ce domaine aurait peut-être pu alerter sur la mauvaise qualité de certains d’entre eux.

M. Jacques de LAROSIERE : La Centrale des risques, en effet, donne une vue des défaillances bancaires. Dans quelle mesure l’exploitation de la Centrale des risques aurait-elle pu nous alerter ? J’avoue que je ne le sais pas. Mais c’est une question que l’on peut poser.

C’est souvent la règle de la division des risques qui nous alerte sur une concentration excessive. Je me demande si l’on ne pourrait pas tirer une leçon. Je vous confie cela à titre vraiment « tentatif », comme on dirait dans un mauvais franglais, dont je vous prie de m’excuser. Ce qui me frappe, c’est que ces gros dossiers dont vous parlez sont très lourds. Normalement, l’on devrait se demander s’il n’y a pas moyen de limiter ces très fortes concentrations sur un débiteur particulier par le moyen du ratio de division des risques, précisément destiné à éviter de mettre, selon le langage populaire, « tous les oeufs dans le même panier ». Ce qui me frappe à la lecture des documents portant sur le Crédit lyonnais, c’est que jamais aucun problème relatif à l’application de la division des risques n’a été rencontré. Pourquoi ne l’avons-nous pas rencontré ? Parce que, à mon sens, on a globalisé. Par exemple, au niveau de la SDBO ou de certaines autres filiales, des risques pris séparément pèsent très lourds. Mais dans la mesure où il s’agit de filiales contrôlées par le Crédit lyonnais, on doit les ramener en consolidé. En consolidé, les fonds propres dans un établissement comme le Crédit lyonnais sont tels qu’en fait le ratio de division des risques ne mord pas alors qu’il mord sur un petit établissement.

Peut-être est-ce une des leçons que nous pourrions tirer : ne conviendrait-il pas de revoir le coefficient de division des risques, en tout cas au niveau des filiales des grands groupes ? C’est une question que je vous soumets. Mais ce sont sans doute davantage M. Trichet ou M. Butsch qui seraient en mesure d’approfondir le sujet.

M. Philippe AUBERGER : Tout à l’heure, monsieur le Président, vous avez dit quelque chose d’assez significatif, déclarant que les inspecteurs de la Commission bancaire, après avoir fait leur travail, en savaient plus sur les filiales que les responsables du Crédit lyonnais.

Je me pose la question de savoir si votre contrôle, qui a été approfondi, mais qui pour ce faire a demandé du temps, n’aurait pas été simplifié et raccourci si, d’une part, le Crédit lyonnais avait eu une Direction des engagements digne de ce nom, consolidant l’ensemble des engagements du groupe Crédit lyonnais à l’égard de certains clients et si, d’autre part, était intervenu un meilleur contrôle interne du Crédit lyonnais, et notamment des filiales, ce qui aurait permis aux inspecteurs de la Commission bancaire d’appeler les rapports correspondants, leur évitant d’avoir à pousser leurs investigations, ce qui évidemment prenait du temps.

En d’autres termes, le défaut de structure interne au Crédit lyonnais ne vous a-t-il pas conduit à des investigations que vous n’auriez pas eu à entreprendre dans d’autres établissements ?

Deuxième question, parallèle à la première : on nous a dit que, parmi les établissements surveillés par la Direction du Trésor, le Crédit lyonnais était celui auprès duquel il était le plus difficile d’obtenir un certain nombre d’éléments. Etait-ce également l’appréciation que vous portiez ?

Toujours dans le même esprit, avez-vous, de ce fait, été amené à formuler un certain nombre de recommandations précises au Crédit lyonnais pour améliorer son organisation interne, soit au niveau de la Direction des engagements, soit au niveau de l’inspection interne ou l’inspection en direction des filiales, y compris étrangères ? A votre connaissance, ces recommandations ont-elles ou non été suivies d’effets au sein du Crédit lyonnais ?

M. Jacques de LAROSIERE : Il est certain que si nous avions eu une très bonne vue des engagements consolidés au niveau de la maison mère avec une synthèse par grand client, notre travail en aurait été grandement facilité.

Notre problème résidait précisément dans le fait que le contrôle sur les filiales par la maison mère était nettement insuffisant. Nous avons donc été obligés de procéder à des investigations de détail dans les filiales. Il est clair que c’est l’un des points qui était insuffisant, ce que j’ai signalé dans mon exposé.

Avons-nous formulé des recommandations précises sur la manière de mieux structurer le contrôle des engagements au niveau de la maison mère sur les filiales ? Je ne m’en souviens pas. Je m’en excuse auprès de vous ; il faudrait vérifier ce point avec M. Butsch.

M. Jean-Jacques DESCAMPS : Monsieur le Président, je voudrais revenir à la fois sur l’intervention de M. Pierna et sur les questions de M. le Président, au risque de vous donner l’impression d’insister un peu trop.

Beaucoup de personnes nous ont déclaré avoir été particulièrement présentes pour alerter. Vous nous avez dit vous-même que la Commission bancaire, dès 1991, avait été la première organisation d’alerte sur le Crédit lyonnais. La Cour des comptes nous a dit avoir été particulièrement active en ce domaine à partir de 1992-1993 et la Direction du Trésor a souligné avoir également joué un rôle très important en ce domaine. Tout le monde alerte, mais on sent derrière tout cela que des erreurs de stratégie, que des erreurs de management ont été commises, que l’on ose plus ou moins avouer. Le rôle des organismes d’alerte n’est pas de porter des jugements sur les stratégies ou le management. Ce n’est pas non plus celui de l’actionnaire, puisqu’il a posé l’autonomie de gestion comme principe. Interrogé, l’actionnaire nous a répondu : « L’autonomie de gestion était un principe ; nous laissions donc faire. »

Finalement, qui est responsable, puisque notre rôle est de comprendre qui est responsable ? Le manager qui avait l’autonomie de gestion et qui était alerté ou celui qui a donné l’autonomie de gestion, c’est-à-dire l’actionnaire, le pouvoir politique, ou encore existe-t-il un vice majeur, à savoir qu’une banque ne peut être publique ?

M. Jacques de LAROSIERE : Si je vous inflige une fois de plus l’exposé de celui qui dit : « On a tiré la sonnette d’alerte au bon moment. Nous avons fait notre travail », c’est parce que je pense que c’est la vérité. Si vous estimez que la Commission bancaire a failli à sa tâche, il faut me le dire ; j’en assumerai l’entière responsabilité.

M. Jean-Jacques DESCAMPS : Ce n’est pas ce que je voulais dire, monsieur le Président !

M. Alain GRIOTTERAY : L’actionnaire vous a-t-il entendu ?

M. Jacques de LAROSIERE : Nous avons communiqué à l’actionnaire ce que nous faisions. Tout cela s’est fait dans l’ordre.

Votre question est évidemment importante, puisqu’elle consiste à dire : toutes les sonnettes d’alerte ont fonctionné et puis finalement cela s’est quand même mal passé.

Je crois que dans cette affaire, c’est la loi sur les sociétés qui doit vous guider. Le mandataire social est responsable de sa gestion et celle-ci est jugée par son actionnaire. C’est ainsi que les choses se passent. Il vous revient d’apprécier si l’actionnaire aurait dû examiner plus en détail la stratégie ; je me situe plutôt en bout de chaîne.

De telles affaires sont complexes. Lorsque l’historien — vous faites un peu un travail d’historien — examine une affaire de ce genre, il dispose d’un luxe d’informations dont on ne dispose pas sur le moment, et qui lui permettent de cerner des explications : les écheveaux se reconstituent. Et l’on se dit : évidemment, il est clair que l’on aurait dû réorganiser la direction des engagements dès le début, avoir un meilleur contrôle sur les filiales, concentrer tous ces risques douteux en une procédure très suivie... Mais dans la vie, les choses ne se passent pas ainsi. On s’inscrit dans une continuité. M. Emmanuelli disait : « Mais il y avait déjà eu M. Lévêque » — et c’est vrai. M. Haberer a forgé une stratégie. Au début, du reste, elle n’était pas très apparente. Il est arrivé en 1989, où il ne s’est pas passé grand-chose. Il a réfléchi et c’est plutôt en 1990 que cela a démarré. Les difficultés économiques arrivent. J’imagine que sur tel ou tel dossier particulier, on n’était pas mécontent qu’il soit un peu « allant »... On ne peut pas dire que l’établissement se soit détérioré un certain jour, à une certaine heure de la journée. Les choses sont plus compliquées. Il est vrai que ce n’est pas « la faute à la conjoncture », mais celle-ci a ajouté son poids dans l’enchaînement de tous ces éléments.

Il est donc assez compliqué d’analyser ce qui s’est passé. Il ne faut pas oublier qu’il s’agit d’une très grande maison, qu’elle a été bénéficiaire pendant des années, que ces malheurs sont réparables. Quand on compare ce que l’on a demandé à l’actionnaire, c’est-à-dire en fin de compte à l’Etat et au contribuable, de mettre en jeu, ce n’est pas hors de proportion avec des crises bancaires ayant affecté des établissements privés dans de grands pays. Je crois donc qu’il convient de relativiser. Il ne s’agit pas de dire que tout est bien, mais il faut replacer cela dans une période extrêmement difficile de crise de l’immobilier, de dégonflement de la bulle spéculative et de récession, et reconnaître qu’une stratégie, très ambitieuse et rapide dans son ambition, rendait l’établissement vulnérable.

Plutôt que de déclarer M. Haberer absolument fautif, j’analyserai la situation en ce sens. Il reviendra ensuite à la Commission d’enquête de dire comment elle l’analyse pour sa part. Moi, c’est ainsi que personnellement je vois les choses. Plus je vais dans mon nouveau métier, plus je pense que ce qui est important, c’est le message que l’on fait passer aux banquiers de base : faut-il qu’ils galopent toujours plus vite pour faire du chiffre d’affaires ou faut-il qu’ils fassent preuve de prudence ? En fin de compte, c’est un peu cela le clivage du banquier. Je puis vous assurer que ce n’est pas facile, car l’on peut démotiver très vite les gens.

M. Henri EMMANUELLI : Dans la mesure où nous sommes une commission d’enquête qui a tendance par instants à se transformer en commission idéologique, c’est-à-dire à répondre à l’obsessionnelle question « Une banque peut-elle ou non être publique ? Les pertes du Crédit lyonnais sont-elles liées à son caractère public ? », je demande à l’ancien Gouverneur de la Banque de France, à l’ancien responsable du FMI, qui a une vision quasi planétaire du système bancaire : avez-vous eu connaissance de banques privées ayant eu des taux de pertes supérieurs à ceux du Crédit lyonnais ?

M. Jacques de LAROSIERE : Je réponds « oui » à M. Emmanuelli ! (Sourires).

M. Didier MIGAUD : Ma question prolongera celle de M. Emmanuelli.

Beaucoup des personnes auditionnées ont souligné le côté positif du rôle du Crédit lyonnais dans le soutien à l’économie française. Quelle appréciation portez-vous sur cette stratégie qu’a souhaité développer le Crédit lyonnais au niveau du partenariat banque-industrie ?

Autre question : votre successeur à la Banque de France nous a déclaré : « Je déplore qu’il y ait une Affaire. S’il n’y avait pas eu les affaires cinéma, on aurait eu un problème Crédit lyonnais, mais sans plus.

Partagez-vous également ce point de vue ? Le dossier Crédit lyonnais est-il pour vous une Affaire ?

M. Jacques de LAROSIERE : Je suis toujours un peu méfiant sur le point de savoir si une banque devrait sortir du chemin de la prudence — qui, à mon sens, devrait marquer la gestion de toutes les banques — pour soutenir une économie. D’après moi, l’on ne doit jamais utiliser l’instrument d’une banque — qui doit répondre aux normes habituelles de la profession bancaire destinées à protéger le crédit public et les déposants — pour soutenir l’économie. Je crois que ce n’est pas la bonne manière de poser le problème. Si l’on veut soutenir l’économie, sans doute faut-il le faire par des moyens de caractère budgétaire et spécifiques. Je me méfie donc un peu de l’idée qui consisterait à vouloir utiliser un établissement de crédit pour soutenir l’économie française, même si l’idée peut être louable.

Au sujet du partenariat banque-industrie, j’ai déclaré tout à l’heure que je trouvais que l’objectif de croissance était bon, mais un peu trop comprimé dans le temps. Je pense qu’une banque doit être vigilante sur les prises de participations industrielles. Je l’ai dit dans mon exposé. C’est, en effet, un secteur très difficile, parce que l’on n’est pas sûr de l’évolution de l’économie, des clients, ni de celle des dividendes. Les fonds propres risquent d’être non générateurs de ressources, et donc la rentabilité peut en pâtir.

Je sais que l’on oppose souvent l’exemple allemand à ce que je viens de dire, mais le système allemand diffère, en ce sens que la relation entre les banques et l’industrie s’est forgée au cours des décennies. Une trop grande rapidité en ce domaine peut être dangereuse.

S’agit-il d’une Affaire ? Il est vrai que le cinéma a pesé d’un poids très particulier sur le dossier. De ce point de vue, les affaires du cinéma ont certainement constitué un élément déclencheur. Je pense que la rapidité de la stratégie et l’immobilier ont également été des signes d’un certain dysfonctionnement.

M. Didier MIGAUD : Vous considérez donc le terme « Affaire » approprié ?

M. Jacques de LAROSIERE : Je ne sais pas très bien ce que signifie ce terme d’Affaire. Moi, je l’ai toujours traité comme un dossier. Vous allez trouver ma réponse très administrative ! C’est certainement devenu un dossier très présent sur la place publique.

M. Gilles CARREZ : Je souhaitais revenir sur les décisions rétrospectivement malheureuses prises par la Direction du Crédit lyonnais, qui ne mettent pas uniquement en cause la conjoncture ou son évolution.

Vous avez cité M. Lévêque, et cet exemple peut être pris parmi d’autres. M. Lévêque était membre du conseil d’administration d’IB. Il l’est resté en devenant Président du Crédit lyonnais. Lorsqu’il a quitté le Crédit lyonnais, il a pris la responsabilité de sa filiale International bankers en France. A son instigation, le Crédit lyonnais a pris une participation dans cette structure. La Commission bancaire, lorsqu’elle s’est intéressée à IBSA, a mis en évidence, dès la fin 1991, la nécessité d’énormes provisions. Aujourd’hui où nous connaissons mieux le dossier, nous constatons sur cette seule filiale une accumulation de risques immobiliers considérables, qui se chiffrent à environ 4 ou 5 milliards de F. ; montant considérable pour un délai aussi limité.

A partir de cet exemple, ne pouvons-nous pas dire qu’il existe des responsabilités de la part des dirigeants ou un problème de non-fonctionnement des mécanismes de contrôle ? Tout n’est pas uniquement lié à la conjoncture immobilière.

M. Jacques de LAROSIERE : Je ne conteste pas qu’il y ait pu y avoir un engagement trop fort dans l’immobilier. Je l’ai dit dans mon exposé liminaire et cette assertion peut être appuyée par des statistiques. Le Crédit lyonnais est allé très loin dans l’immobilier, à l’époque où ce secteur était porteur.

Pour l’affaire que vous évoquez, je me rappelle que la Commission bancaire avait demandé des provisions particulièrement, fortes et que l’implication du Crédit lyonnais dans cette filiale apparaissait pour nous très nécessaire. Je me souviens que mon collègue du Luxembourg, lorsqu’il avait « abrité » l’IB à une certaine époque, était très désireux de voir cette banque regagner le giron français, ce qui n’était possible qu’avec le soutien du Crédit lyonnais. Il y a eu là interpénétration de ces dossiers — c’est certain.

M. le Rapporteur : A propos du dossier IB, nous avons pu prendre connaissance, grâce à la Commission bancaire, d’une lettre de M. Lévêque à M. Haberer, au contenu de laquelle ce dernier donne son accord. Il porte notamment sur les modalités de concertation et de contrôle très précises par le Crédit lyonnais — y compris par son inspection générale — sur IB. Pensez-vous que cette lettre dégage ou, au contraire, engage la responsabilité du Crédit lyonnais ? Aujourd’hui, dans la détermination des responsabilités dans cette affaire IB, ne pensez-vous pas que le Crédit lyonnais aurait dû surveiller davantage ?

M. Jacques de LAROSIERE : Il faudrait que je regarde ce dossier qui est loin de moi. Ce dont je me souviens, c’est que, lors du rapatriement de l’IB du Luxembourg à Paris, nous avons fait en sorte que l’IB ait un vrai « parrain », un partenaire fort. Nous avons insisté pour que le Crédit lyonnais soit présent. Mais je ne puis vous dire dans quelle mesure le Crédit lyonnais a assuré les contrôles qu’il s’était engagé à assurer.

M. le Président : S’il n’y a plus de question, il nous reste à vous remercier monsieur le Président.

Audition de M. Alexis WOLKENSTEIN,

Directeur Général Adjoint, chargé de la direction centrale

des affaires internationales au Crédit lyonnais,

en retraite depuis le 31 décembre 1992

(Extrait du procès-verbal de la première séance du 15 juin 1994)

Présidence de M. Philippe Séguin, Président

M. Alexis Wolkenstein est introduit.

M. le Président lui rappelle que les dispositions législatives relatives aux commissions d’enquête lui ont été communiquées. A l’invitation du Président, M. Alexis Wolkenstein prête serment.

M. Alexis WOLKENSTEIN : Après dix ans passés au sein de la SEDES, filiale du groupe de la Caisse des Dépôts et Consignations, spécialisée dans les études sociales économiques et financières, je suis entré au Crédit lyonnais en 1968. J’y ai accompli l’essentiel de ma vie professionnelle, principalement dans le secteur international. J’ai aussi passé trois ans à la tête de la Direction du personnel.

Ayant eu soixante ans le 5 décembre 1992, j’ai, comme il est de règle au Crédit lyonnais, pris ma retraite le 31 décembre de la même année. J’ai été nommé Directeur général adjoint honoraire par M. Peyrelevade le 2 décembre 1993. J’exerce encore des activités au sein du groupe, mais ce ne sont pas des activités exécutives. [...]

Parmi les missions passionnantes qui m’ont été confiées, je voudrais en citer deux.

La première concerne la constitution du réseau international, et en particulier européen du Crédit lyonnais : en 1986, la Suède et l’Allemagne, en 1988, le Danemark et la Turquie ; en 1989, acquisition, après de longues et difficiles négociations que j’ai conduites, du Banco San Marco à Venise, du Credito Bergamasco en Lombardie et de l’Handelsbank en Belgique ; en 1990, acquisition du Banco Commercial en Espagne, en 1991 celle du Banco Jover et implantation en Hongrie ; en 1992, acquisition de la BfG en Allemagne ; en 1993, implantation en Ukraine, Autriche et Slovaquie.

Hors d’Europe, il faut citer l’Australie en 1986, le Chili en 1987, l’Uruguay en 1988, puis, en 1989, Xiamen en Chine, l’Inde et l’Indonésie, la Thaïlande en 1990, Shanghai et le Tiansin en 1991 ; enfin, le Vietnam en 1992.

Certes, je n’ai pas fait cela tout seul, j’avais des équipes avec moi, mais cela a été réalisé et le Crédit lyonnais est ainsi devenu un des plus grands réseaux mondiaux, en particulier européens. Toutes ces implantations représentent 39.000 personnes, dont 17.000 en Europe. Il y a dix ans, le réseau comptait 4.900 personnes en Europe et 17.000 dans le monde. Le résultat net comptable s’élevait à 3,1 milliards de F. en 1993, montant qu’il convient de comparer aux 550 millions de F. de 1983.

La seconde mission exaltante est celle de Directeur des relations sociales et du personnel, fonction que j’ai exercée de 1982 à 1985. C’est un métier aussi dur que captivant. J’ai ainsi participé à la mise en oeuvre d’une politique sociale contractuelle, qui a permis de mettre en place les horaires variables, le temps partiel, bref, les réformes essentielles pour la vie sociale de la banque. J’ai participé également, très activement, à la désindexation de la masse salariale dans la profession. Toutes choses qui paraissent aujourd’hui aller de soi.

De tout cela je suis très fier.

Les jours et heures sombres concernent, bien évidemment, les opérations relatives au Crédit lyonnais bank Nederland (CLBN). Je voudrais évoquer trois sujets : le rachat de Pathé-cinéma et la vente d’intérêts dans le groupe Rivaud ; les engagements cinématographiques du CLBN et Metro Goldwyn Mayer (MGM).

Sur les opérations Pathé-cinéma et Rivaud, je voudrais simplement déclarer qu’elles avaient été autorisées par le comité des affaires, c’est-à-dire le comité de la Direction générale du Crédit Lyonnais les 14 et 18 octobre 1988, et qu’elles se sont terminées, après les péripéties que l’on connaît, sans perte pour le CLBN dont les crédits ont été remboursés lors de la vente de Pathé-cinéma et des intérêts dans le groupe Rivaud.

Deuxièmement, les opérations cinématographiques : Slavenburg, puis CLBN, s’est spécialisé dans le financement des activités cinématographiques. Cette banque a constitué d’ailleurs au sein du groupe, de ce fait, un pôle de compétence pour l’ensemble du réseau. M. Vigon, lorsqu’il avait pris en charge Slavenburg, avait hérité d’une situation difficile et d’engagements compromis. Il avait réussi à redresser la situation et à réduire considérablement le compte débiteur d’un film malheureux.

Bien évidemment, le redressement de Slavenburg exigeait une mobilisation permanente des cadres détachés du Crédit lyonnais. La confiance, la délégation, le contrôle a posteriori l’emportaient sur le procédures habituelles. Cela étant, j’ai demandé avec insistance, de façon constante et répétée, que soit mis en place progressivement un système de contrôle a priori et de « reporting » (sic) à Paris des activités de cinéma.

On se fiait, je me fiais, aux contrôles externes dont cette activité faisait l’objet en Hollande, en procédure interne du CLBN, puisque toutes les opérations devaient passer en comité de crédits, présidé par un membre du directoire, comme en contrôle périodique de la Banque centrale de Hollande et en audits réguliers des commissaires aux comptes. L’on peut dire que l’activité « cinéma » du CLBN était cadrée et, de ce fait, le risque mesuré.

Les activités cinéma faisaient l’objet de rapports et d’exposés réguliers au conseil de surveillance. Par exemple, en 1990, le problème fut évoqué les 26 avril, 19 juin, 17 août, 18 octobre et 20 décembre. Les activités cinéma faisaient également l’objet d’un contrôle de la Banque centrale. Chaque année, au quatrième trimestre, l’inspection de la Banque centrale procédait sur place à un examen de tous les concours octroyés par le CLBN.

Pour le cinéma, des missions ponctuelles furent menées et ont donné lieu à des réunions de clôture les 23 février 1988, 24 mars 1988, 21 avril 1988, 26 janvier 1989, 3 mai 1989, etc.

Les activités cinéma faisaient l’objet d’une évaluation par les auditeurs et étaient évoquées à la fois dans le rapport final et dans la lettre adressée à la Direction management. L’examen du rapport des auditeurs pour l’année 1990, tel que présenté au conseil du 8 mars 1991, permet de tirer les constatations suivantes : le résultat brut de la banque s’élève à 670 millions de florins, les activités cinéma représentant 22 % de ce total ; le résultat net atteint 65,4 millions de florins et le dividende distribué 28 millions de florins ; enfin, les provisions cinéma s’élèvent à 152 millions de florins.

Ces provisions résultaient d’appréciations provenant du contrôle interne du Crédit lyonnais Paris, de la Banque centrale des Pays-Bas et des commissaires au comptes.

Au Conseil de surveillance du 8 mars 1991, le représentant des commissaires aux comptes s’est exprimé de la façon suivante : « M. Hayward précise que les auditeurs considèrent les provisions adéquates sans tenir compte de cette garantie », c’est-à-dire de la garantie que le Crédit lyonnais avait été amené à donner au CLBN à la demande de la Banque centrale au-dessus de sa limite de prêt.

A une question de M. Gille, le commissaire aux comptes avait répondu : « Je ne prends pas en compte la garantie du Crédit lyonnais. Je vous assure que les comptes sont sincères et les provisions suffisantes ».

En mai 1991, les auditeurs écrivaient : « Le département EBD — c’est-à-dire Cinéma — a amélioré les procédures de contrôle interne et les procédures administratives pour les porter au niveau exigé par la mise en oeuvre et la conduite d’une part importante de leur portefeuille ». De telles citations sont nécessaires pour comprendre la vérité de 1991 — année cruciale — quand le CLBN finançait Platoon, Le dernier empereur, Cinéma paradisio, Chambre avec vue, Henry V etc.

En troisième lieu, MGM. Je ne veux pas décrire la longue histoire de MGM ; je souhaite simplement évoquer quelques faits qui me paraissent saillants.

J’ai demandé de la façon la plus vigoureuse que CLBN ne participe pas au financement de l’acquisition par Parretti de MGM et les responsables de CLBN ont toujours agi et écrit en ce sens, sauf que, le 30 octobre 1990, ils ont été abusés par les promesses faites ou les garanties offertes.

Cela étant, c’est Gille et moi-même qui, au prix de négociations exténuantes, qui ont duré plus de deux mois à Los Angeles, avons éliminé M. Giancarlo Parretti des leviers de commande et avons permis à ce grand studio d’être toujours en vie et de ne pas mourir. [...]

[...] Nous avons eu en juin 1991 des entrevues sous la protection de gardes du corps et entendu des menaces envers des personnes extrêmement précises. [...]

Je voudrais à ce stade me permettre une considération plus générale ou, comme il est dit aujourd’hui, « systémique ».

En Allemagne, la banque connue pour l’excellence de ses procédures et le caractère modèle de ses contrôles vient de connaître trois incidents gravissimes impliquant des pertes portant sur plusieurs milliards de F. En Espagne, la plus grande banque d’investissement américaine a écrit le 23 décembre 1993 à la Banque centrale d’Espagne pour apporter son soutien à un plan de restructuration présenté par une banque espagnole. Le 27 décembre, la Banque centrale d’Espagne remplace d’autorité les dirigeants de la banque en question.

C’est dire qu’un risque systémique grave existe aujourd’hui dans les entreprises les mieux contrôlées.

Pour terminer, en vous priant d’excuser la longueur de mes propos, je voudrais vous dire que je crois très profondément en la démocratie parlementaire à laquelle je dois la vie et la liberté. [...]

M. le Rapporteur : Monsieur le Directeur général, quel mode d’organisation connaissait la direction centrale des affaires internationales (DCAI), quelles étaient les procédures de contrôle hiérarchique de la filiale et la situation du Directeur général par rapport au Président et au Directeur général du Crédit lyonnais ? Qu’est-ce qui était écrit, qu’est-ce qui relevait de la tradition orale, qu’est-ce qui ressortissait au domaine du non-dit ? Au travers de vos propos, on ne voit pas très bien qui est responsable des problèmes du CLBN. [...]

M. Alexis WOLKENSTEIN : Il y avait une organisation extrêmement précise qui tenait à la fois de la tradition et de l’écrit. A l’intérieur de la DCAI, la dernière organisation mise en place, qui remonte à 1989 prévoit une procédure, dans laquelle mon « numéro un bis » de l’époque avait la responsabilité de la Direction des engagements. Il me rapportait quand il y avait convenance.

Le système était fondé sur une série de délégations qui aboutissaient, en cas de dépassement, au comité de la Direction centrale des affaires internationales et ensuite, pour des opérations importantes ou pour celles qui méritaient d’être rapportées, au comité des affaires auquel j’ai fait allusion tout à l’heure. La direction des engagements et la supervision de la direction des engagements dépendaient donc de l’adjoint du Directeur central des affaires internationales. Le défaut de cette organisation est que je n’étais pas normalement destinataire des papiers de cette direction et la communication s’opérait entre mon « un bis » et Vigon. Je n’entendais parler que des affaires qui m’étaient expressément communiquées et, généralement, je demandais qu’une enquête soit faite ou que la situation soit améliorée. [...]

Cela étant, M. Vigon — je crois que vous l’avez vu — était, au Crédit lyonnais, un héros. Ce n’était pas un personnage banal ou falot, c’était un héros de la guerre d’Algérie ; ancien para, il avait été dans la Légion, il avait été blessé et, quand en 1983, il avait fait l’objet d’un reportage sur France 3, le président Deflassieux avait bondi pour le défendre, car même son défaut de prononciation avait été considéré comme répréhensible. Donc, M. Vigon était un héros et le plus sérieux des banquiers. Il avait hésité entre la banque et les échecs.

Deux petites anecdotes pour comprendre le personnage.

Il était patron du Crédit lyonnais États-Unis — il a été un grand patron du Crédit lyonnais États-Unis ; un jour il a fallu sanctionner le patron de la salle des changes des États-Unis pour n’avoir pas obéi aux instructions parisiennes et Vigon l’a remplacé au pied levé. Ainsi Vigon est devenu en huit jours le grand patron de la salle des changes des États-Unis, l’une des plus grandes du monde !

Quand il a quitté le CLBN, une cérémonie d’adieu a été donnée, dont la surprise a été l’organisation d’un match d’échecs avec la championne de Hollande, laquelle avait annoncé que la partie allait durer une seconde. Une demi heure après, non seulement ce n’était pas fini — n’avait pas perdu — mais il a fait match nul. C’est cela Vigon, un monsieur d’une sévérité fantastique, d’une rigueur absolue.

Le CLBN, ex-Slavenburg, étant une banque extrêmement difficile, il est bien évident que les règles que je viens de décrire étaient appliquées peu ou prou dans la réalité : c’était donc la délégation et le contrôle. Quand les commissaires aux comptes vous disent tout va bien, quand la Banque centrale vous dit tout va bien, même si elle envoie des signaux... Voila pourquoi j’ai pris l’année 1991 comme référence dans mon exposé liminaire ; c’est l’année qui précède celle du drame MGM. Les esprits sont encore calmes et lucides. La Banque centrale, à cette époque là, après avoir examiné les comptes cinéma, déclare nécessaire de faire 78 millions de dollars de provision, les auditeurs disent 70 et Paris 98 ! Telle était la situation. [...]

M. le Rapporteur : Dans l’affaire Rivaud, interviennent M. Fiorini et M. Parretti. Dès lors, la première question que je me pose est de savoir pourquoi le Crédit lyonnais a pendant longtemps refusé de faire le lien entre les deux, notamment sur le plan de la globalisation des engagements.

Deuxièmement, lorsque MM. Fiorini et Parretti ont racheté des parts de Rivaud détenues par la banque Stern et la banque Duménil-Leblé, M. Peyrelevade avait demandé une garantie du Crédit lyonnais pour le paiement d’une somme d’environ 1,75 milliard, laquelle devait être versée par Fiorini au vendeur. Lors de son audition, M. Lévêque nous a indiqué qu’au cours d’un comité exécutif qui avait eu lieu vers le 20 juillet 1988, il vous avait été demandé d’engager une enquête sur cette demande de garantie. Avez-vous souvenir de la façon dont vous aviez répondu à la demande du Président Lévêque ? Ce qui a conduit au 30 octobre 1988 au dénouement de l’affaire puisqu’alors les vendeurs ont récupéré l’argent de M. Fiorini grâce notamment à un chèque du CLBN.

M. Alexis WOLKENSTEIN : Sur la globalisation, je note que les intérêts de M. Fiorini et de M. Parretti — pour autant que je sache — n’étaient pas mêlés au point de constituer un groupe. Cela se discutait beaucoup. Et lorsque la Direction des études économiques et financières, qui avait d’ailleurs été sollicitée dans cette affaire, a réalisé l’étude de groupe, elle n’a pas conclu à la globalisation, mais à l’existence de deux groupes, tout comme les auditeurs Peat-Marwick. C’est la Banque nationale de Hollande qui, un jour, a conclu à la globalisation, estimant que les affaires étaient si entremêlées qu’il convenait de les globaliser. Elle ne l’a d’ailleurs pas fait pour des questions de risque.

M. le Rapporteur : Au fond, la non-globalisation permettait d’afficher un moindre engagement vis-a-vis de Fiorini et de Parretti ; or, à un certain moment, les engagements étaient montés quelque peu en parallèle avec l’immobilier du côté de la Sasea et de Fiorini.

M. Alexis WOLKENSTEIN : Cela figurait dans des états très explicites qui ne permettaient pas, du moins à l’intérieur, de dissimuler quoi que ce soit.

M. le Rapporteur : Lorsqu’en juillet 1991, M. Haberer a indiqué que les engagements s’élevaient à 888 millions de dollars au profit du groupe Parretti, seul Melia, c’est-à-dire une structure regroupant Parretti et Fiorini, était compris dans ce montant, le reste des engagements du CLBN sur la myriade de sociétés que l’on devait découvrir ensuite, bien connues du CLBN, n’apparaissait pas. C’était donc une manière de sous-informer — pour employer un euphémisme — l’opinion publique et les journalistes.

M. Alexis WOLKENSTEIN : Non, pas à cette occasion ; car, ouvrant une procédure judiciaire contre Parretti nous étions libérés du secret bancaire et nous publiions les chiffres concernant Parretti et non ceux relatifs à Fiorini, envers lequel nous n’entamions pas de procédure. Cela était avancé de la manière la plus claire. Pour les auditeurs, pour la Direction des engagements, pour tous ceux qui avaient une connaissance des comptes du Crédit lyonnais, pour la Banque centrale, il n’y avait aucun problème de dissimulation, vraiment.

En ce qui concerne les prêts Rivaud, moi, je n’ai jamais entendu parler d’une demande de garantie de M. Peyrelevade. Vous dites que M. Lévêque m’a demandé de recueillir des informations auprès de je ne sais qui. Peut-être ; je vous crois bien volontiers, mais je n’en ai pas le souvenir. Il a très bien pu être approché par des vendeurs qui souhaitaient que je me renseigne sur le groupe, c’est possible, mais je ne me souviens absolument pas de quelque demande de garantie que ce soit.

La preuve en est que c’est le 12 octobre que j’ai vu arriver dans mon bureau Vigon et Griffault, venus me parler des opérations en cours, qui ont été immédiatement soumises au comité des affaires compétent. Mais je ne me souviens pas d’une lettre de garantie. J’ai d’ailleurs beaucoup plus souffert de l’affaire Pathé-France, pour les raisons que vous savez, que de l’affaire Rivaud qui s’est déroulée en Hollande après que les accords furent donnés.

M. le Rapporteur : J’ai sous les yeux un extrait du compte rendu du comité exécutif du 19juillet 1988, auquel vous étiez présent, ainsi que MM. Renault, Souviron, Thiolon et le Président. « Point 5 : Groupe Rivaud. Stern devrait vendre une partie de ses titres Rivaud à un homme d’affaire italien, M. Parretti, avec lequel nous sommes en relation au travers du CLBN. Le CLBN est sollicité pour donner sa garantie sur une partie de cette transaction. Cette garantie ne pourra être accordée qu’une fois obtenues des informations très précises sur les activités de M. Parretti. M. Wolkenstein est chargé d’informer M. le Président à ce sujet ».

D’où ma question : avez-vous informé le ou les présidents — les présidences se sont chevauchées, entre le mandat de M. Lévêque et le début de celui de M. Haberer — sur cette garantie qui semble tout de même assez plausible, puisque le chèque d’un milliard était un chèque bancaire ? Ni la banque Stern ni la banque Duménil-Leblé ne souhaitaient recevoir un chèque de M. Fiorini ou de M. Parretti en lesquels elles n’avaient pas tout à fait confiance.

M. Alexis WOLKENSTEIN : Je ne suis pas certain qu’il y ait eu un chèque d’un milliard. Je sais — pour m’être renseigné depuis — que des crédits documentaires ont été ouverts par le CLBN au profit d’entités qui n’étaient ni Stern ni Duménil-Leblé, mais qui étaient des sociétés belges. Il s’agissait de paiements opérés contre des titres déposés en garantie, mais non une lettre de garantie lâchée par le CLBN. J’ai connu l’opération par M. Vigon et M. Griffault, qui sont venus dans mon bureau, le 12 octobre. C’est un de mes collaborateurs, M. Besson, qui a présenté le dossier le 10 ou le 11 octobre, au comité des affaires, qui l’a approuvé en demandant que la Direction des études économiques et financières mène une investigation sur le groupe, ce qui a d’ailleurs été fait. Mais je ne me souviens pas d’une demande de lettre de garantie.

M. le Rapporteur : Un dernier point sur ce sujet. L’extrait indique qu’il s’agit des « activités de M. Parretti » et non simplement des garanties bancaires qu’il pouvait apporter sur un financement. « Activités », cela rejoint peut-être un peu le caractère dangereux du personnage, dont on avait déjà un peu entendu parler en 1988, puisque, au moment de l’affaire du Matin en 1986-1987, il avait déjà été fait état d’éventuels liens entre M. Parretti et des organisations criminelles italiennes.

M. Alexis WOLKENSTEIN : Remarquez [...] que M. Parretti est aujourd’hui le seul à ne pas être inquiété par la justice italienne. Je n’y peux rien ; c’est ainsi ! Il est le seul. Il donne des conférences de presse, il se promène [...] ; c’est comme cela, nous n’y pouvons rien. De nombreuses personnes honorables, avec lesquelles je suis en relation, connaissent beaucoup d’ennuis et lui n’en a aucun. Il a même envoyé un magnifique télex de félicitations à quelqu’un qui doit être Premier ministre aujourd’hui et que j’ai d’ailleurs rencontré dans le cadre de ces affaires. Eh oui ! c’est ainsi, mais c’est tout de même préoccupant.

La Direction des études économiques et financières du Crédit lyonnais, dirigée par M. Desjardins dont l’adjoint était M. Filo, a été immédiatement consultée. Au comité des affaires qui s’est prononcé, ils étaient là ; c’est eux qui avaient la connaissance « atypique » du dossier, et non la connaissance de celui qui ne veut à aucun prix prendre des risques inconsidérés. C’est eux qui avaient fait les études, qui regardaient tout cela. J’avais mis en place un système par lequel la Direction des études menait les investigations sur les activités cinéma, en liaison avec l’Inspection générale. Nous avions inventé cette formule originale afin que M. Vigon puisse accepter qu’une investigation un peu poussée soit menée sur ses territoires.

M. le Rapporteur : A partir de quand ?

M. Alexis WOLKENSTEIN : A partir de 1988. M. Desjardins et M. Filo étaient présents au comité des affaires et ont donc mené des investigations. Ils ont donné un avis positif au regard des informations qu’ils détenaient, sinon l’opération n’aurait pas été lancée. Une procédure d’urgence a été engagée sur Rivaud deux jours après. Ils ont émis un avis. L’étude sur Comfinance et Sasea a été rendue publique à l’intérieur du Crédit lyonnais plus tard, en 1989, mais elle existe.

M. Philippe AUBERGER : M. Vigon nous a dit qu’il n’avait aucune idée des raisons pour lesquelles la prise de contrôle de Pathé avait été refusée à M. Parretti. Cette position vous paraît-elle plausible ? N’existait-il pas au Crédit lyonnais un circuit d’informations, soit écrit, soit oral, permettant à M. Vigon, sur une affaire aussi sensible pour lui, qui était en charge du dossier, de connaître le motif public — à savoir un motif d’ordre public, ce qui n’est pas sans signification — mais aussi quelques explications verbales du contexte ? Sans oublier que la décision rendue publique avait fait l’objet d’interpellations à l’Assemblée nationale et, de ce fait, se trouvait dans les journaux.

M. Alexis WOLKENSTEIN : Il m’est difficile de vous répondre à la place de M. Vigon, à qui vous avez posé la question. Je ne puis répondre qu’à ma place.

Pour moi, cette affaire a été un véritable cauchemar, car elle n’était pas facile à gérer ni facile à vivre. Cela étant, elle se passait en France et c’est moi qui ai maintenu en France, à l’Agence centrale du Crédit lyonnais, les titres Pathé. J’aurais très bien pu les expédier en Hollande où ils seraient sans doute encore, mais volontairement, je ne l’ai pas fait. J’ai maintenu les titres en France, afin que les garanties y demeurent, et non en raison de l’idée que je me faisais de M. Parretti... L’affaire était compliquée, car de grandes luttes se déroulaient en France pour la possession des médias. M. Parretti n’était pas seul. [...] Derrière lui, il y avait le monsieur que l’on vient d’évoquer, M. Berlusconi, il y avait Time Warner, il y avait Héron et Max Théret...

M. le Rapporteur : Max Théret ?

M. Alexis WOLKENSTEIN : Oui, mais indépendamment de Max Théret, derrière Parretti, il y avait foule, et ce n’était pas une bande d’indigents, c’était une affaire sérieuse, sinon certains ne s’y seraient pas intéressés d’aussi près. Il y avait des groupes puissants — italiens, américains, européens — et une volonté de constituer un groupe européen de communication. C’était fait pour cela.

Pour des raisons juridiques, la Direction du Trésor a bloqué le dossier en disant qu’il fallait le soumettre à autorisation. C’est moi qui ai reçu la lettre. Suite à cette lettre, on a mis le dossier en attente. Ensuite, les douanes ont mis sous séquestre les actions. Un avocat connu, Maître Loyrette, l’avocat de Parretti, a défendu le dossier à Bruxelles et a gagné : onze voix pour, une voix contre, celle de la France !

M. le Rapporteur : Pensez-vous que la personne qui s’occupait du dossier chez M. Loyrette, qui s’appelle Maître Didier, à l’époque consultant à Bruxelles, y était pour quelque chose ?

M. Alexis WOLKENSTEIN : Je n’en sais rien. Je ne connais que le résultat, comme la Direction du Trésor. La preuve est que la France a retiré sa plainte et que le Trésor a négocié en disant : « Vous gardez 46 % et on verra un jour ».

Par la suite, la Direction du Trésor a négocié, toujours avec le cabinet Loyrette. Ils ont payé l’amende de 10 millions de F. Max Théret investissements (MTI) était devenu Pathé Holding France ; Max Théret, que je n’ai jamais rencontré, avait disparu ; et Loyrette disait — je ne sais si c’est vrai — avoir l’accord pour que Pathé Holding France devienne la propriété à 98,5 % de Cannon international. Et puis le 15 juin : non ! Le 15 juin, une décision ministérielle a considéré que cette prise de participation pouvait troubler l’ordre public. Mais tout ce que je puis imaginer, c’est qu’avant le 15 juin, non le 12, mais le 10 juin, il était entendu — en tout cas, c’était la rumeur parisienne — que c’était fait. Il est possible qu’il y ait eu un coup de théâtre. On présente Parretti comme un monsieur peu fréquentable. Très bien. Il a déjeuné deux fois chez le pape, moi jamais. Il a été reçu au Congrès des États-Unis, qui lui a solennellement remis un drapeau qu’il a dans son bureau avec un certificat. Le maire de Los Angeles lui a délivré un diplôme de citoyen d’honneur. Un jour il m’a demandé d’aller à New-York, parce qu’Andreotti, en visite officielle aux États-Unis, voulait me voir. J’ai demandé l’autorisation à Paris, je suis allé à New-York, j’ai vu M. Andreotti qui nous a gardés une heure en disant qu’il allait téléphoner à la Caisse d’épargne de Rome pour que l’on puisse débloquer ce dossier et financer cette très intéressante opération d’un Européen à Hollywood. Bien sûr, il ne s’est rien passé par la suite. J’avais rendez-vous avec le cardinal O’Connor, archevêque de New-York, mais il n’a pas eu lieu. Lorsque M. Gille a évoqué à Wilmington le fait que le cardinal O’Connor avait promis de verser 50 millions de dollars à Parretti, il y a eu un démenti de l’évêché, non pour dire « je ne le connais pas », mais pour faire comprendre que l’engagement n’était peut être pas de 50 millions.

J’ai été un jour appelé par M. de Michelis, qui se trouvait au Luxembourg. J’ai traversé les flots et je suis arrivé au Luxembourg avec un système de sécurité très impressionnant. M. de Michelis était intervenu à de multiples occasions auprès de la Direction du Trésor. Il m’a dit que, jusqu’au 14 juin, il avait considéré l’opération faite. Il voulait me voir, non pour me dire cela, mais parce que, lorsque l’on avait enlevé Parretti des leviers de commande, le frère de M. de Michelis était resté en charge de PCC. Avec Gille, notre problème était que M. de Michelis frère respecte et oblige — naïveté suprême sans doute — Parretti à respecter les accords passés. Par voie de conséquence, lorsque M. de Michelis, ministre des affaires étrangères, a voulu me voir, j’y suis allé, toujours avec l’accord de ma hiérarchie pour lui faire comprendre cela.

Je réponds indirectement à votre question en faisant ce détour : il m’a dit que, jusqu’au 14 juin, tout le monde était persuadé que la lettre allait être signée ; le 15, elle ne le fut pas. Ce fut un effet de surprise, qui a d’ailleurs engendré beaucoup de conséquences. Il y avait bien dans l’affaire MGM 850 millions de dollars promis par Time Warner. Je n’avais pas rêvé. Steve Ross, patron de Time Warner, avait promis à Parretti 600 millions de dollars plus 200 de ligne de crédit.

Tout s’est effondré entre le 5 et le 15 juin. [...]

M. le Rapporteur : Quand avez-vous commencé à regretter de vous être adressé à Parretti pour reprendre Cannon ?

M. Alexis WOLKENSTEIN : Mais je ne me suis jamais adressé à Parretti pour reprendre Cannon ! Je ne sais pas répondre à cette question Quand Parretti a repris Cannon, quand il a fait la connaissance des gens de CLBN — d’après ses propos ce serait en 1987 au moment du festival de Cannes — il a fait ce qu’il a fait. Je ne crois pas que ce soit avant. C’est comme cela. Je n’en sais rien.

M. le Rapporteur : Monsieur le directeur général, parlons maintenant des relations avec l’Union soviétique et des risques pays. Je voudrais savoir comment étaient gérées les créances non garanties sur l’Union soviétique après la suspension des paiements de la dette extérieure soviétique qui a eu lieu en décembre 1991 et quel était leur montant.[...]

M. Alexis WOLKENSTEIN : La balance des paiements russe aujourd’hui est excédentaire de 20 milliards de dollars. La Russie est parfaitement capable de payer sa dette. Elle ne le fait pas, pour toutes sortes de raisons.

La Banque centrale de Russie, après avoir déclaré qu’elle ne le ferait jamais, a décidé de suspendre le paiement de la dette. Je ne me souviens plus des chiffres exacts. Pour les raisons que vous savez — le 18 décembre de l’année que vous évoquez, j’étais à Wilmington, non à Moscou — je m’occupais beaucoup moins de ce dossier, mais il devait s’élever à 700 millions de dollars ; c’est beaucoup moins que ne le disait la presse, qui nous pensait en pointe dans les concours à l’URSS ; or, ce n’était pas le cas. Tout en restant en pointe dans les opérations, nous avions réussi à diminuer nos encours la dernière année. Aussi n’étions-nous pas la première banque française impliquée dans le risque URSS.

J’ajoute qu’il ne s’agit pas d’une dette comme une autre. J’ai participé — cela fait plutôt partie des bons souvenirs — à la première restructuration sur la Pologne, et à celle, non tout à fait identique, sur la Roumanie. Ainsi ai-je fait partie de la première équipe de ceux qui ont élaboré le droit des restructurations.

Avec la Russie, ce n’est pas pareil, nous n’arrivons pas à négocier. Les rapports de force sont tels que c’est leur terrain juridique... Les crédits en question ne venaient pas en aide à la balance des paiements ; ils accompagnaient les exportations françaises à l’époque des grands projets sur l’URSS. C’étaient des crédits d’accompagnement du commerce extérieur, la plupart du temps.

M. le Rapporteur : Trouvez-vous raisonnable d’avoir continué à accorder des crédits après la suspension du paiement de la dette extérieure ?

M. Alexis WOLKENSTEIN : Je ne sais pas sur quoi cela s’est produit.

M. le Rapporteur : Il y a eu un gros crédit agro-alimentaire.

M. Alexis WOLKENSTEIN : Les crédits agro-alimentaires sont des crédits COFACE garantis.

M. le Rapporteur : Dans lesquels il y a un tour de table bancaire. Ce sont des crédits garantis.

M. Alexis WOLKENSTEIN : Ce sont en effet des crédits garantis qui donnent lieu à un débat serré avec l’administration pour faire garantir la partie non garantie. C’est une question plus politique que bancaire.

M. le Rapporteur : Parmi les affaires que vous voyiez passer à la Direction des affaires internationales, avez-vous noté une grande pratique des prêts « back-to-back » (sic), pour des raisons fiscales ou par souci de dissimulation ? Beaucoup de banquiers disent la pratique assez fréquente.

M. Alexis WOLKENSTEIN : Non, personnellement, je n’en ai jamais vu.

M. le Rapporteur : Ce ne sont précisément peut-être pas ceux qu’on voit le plus, parce que cela se joue entre plusieurs places.

M. Alexis WOLKENSTEIN : Personnellement, je n’en ai pas vu. Je n’ai pas géré de crédits « back-to-back » (sic) d’importance.

M. le Président : Pour que nous ne mourrions pas idiots, pouvez-vous nous expliquer ce que vous appelez les crédits « back-to-back » (sic) ?

M. Alexis WOLKENSTEIN : J’ai peur de devenir idiot en l’expliquant, ce qui ne serait pas sain ! Il s’agit de crédits garantis par des dépôts. En avons-nous monté ? Garantis par des titres, oui. L’opération Rivaud, par exemple.

M. le Rapporteur : En jouant sur plusieurs places.

M. Alexis WOLKENSTEIN : En réalité, ce ne sont pas des crédits garantis par des dépôts, qui sont des crédits garantis. Des crédits « back to back » (sic) sont une opération visant à ce que M. Dupont n’apparaisse pas comme un dépositaire...

M. le Rapporteur : C’est une manière d’avoir une garantie secrète sur un crédit, qui serait discret, accordé à un monsieur qui apparemment n’a pas une surface financière suffisante.

M. Alexis WOLKENSTEIN : En général, ce sont les grandes sociétés qui y recourent pour des raisons fiscales. Mais, moi, je n’en ai jamais monté, je n’en ai jamais vu passer.

M. le Président : Plus personne ne demandant la parole, il nous reste à vous remercier.

Audition de M. Jean-François HÉNIN,

ancien Directeur général d’Altus,

Président de Electricité et Eaux de Madagascar

(Extrait du procès-verbal de la deuxième séance du 15 juin 1994)

Présidence de M. Philippe Séguin, Président

M. Jean-François Hénin est introduit.

M. le Président lui rappelle que les dispositions législatives relatives aux commissions d’enquête lui ont été communiquées. A l’invitation du Président, M. Jean-François Hénin prête serment.

M. Jean-François HÉNIN : Monsieur le Président, j’ai préparé quelques idées générales sur l’histoire d’Altus Finance et la mienne au sein du groupe Thomson, puis du groupe Crédit lyonnais avec quelques points qui couvrent les éléments suivants : le côté historique ; l’essence des opérations que nous avons faites dans notre histoire ; un bilan économique rapide de cette activité ; les aspects de contrôle qui ont été souvent mis en avant en ce qui nous concerne ; les forces et les faiblesses de notre organisation ; enfin, quelques réflexions proches de la macro-économie concernant notre activité.

J’ai rejoint le groupe Thomson en juin 1982. J’étais à l’époque trésorier de ce groupe et nous avons découvert que cette société qui présentait un budget équilibré en début d’année, allait connaître des difficultés financières graves.

Aussi, avec l’accord du président Gomez, nous avons orienté notre activité dans deux directions.

La première était la couverture des risques financiers supportés par l’entreprise à l’exportation et à l’importation, ce qui signifiait faire en sorte que les unités opérationnelles du groupe puissent trouver en matière de risque monétaire les mêmes sécurités que si elles avaient travaillé avec des administrations françaises. Il s’agissait d’éliminer les risques de change, de taux d’intérêt et d’inflation, bref les risques de révision de prix attachés aux contrats.

La seconde était l’extension à des activités dites de compensation, de « barter » (sic), de « counter trade » (sic), de paiement-compensation pour faciliter ces opérations.

Nous sommes partis d’une petite structure bancaire interne au groupe d’une centaine de millions de F. de fonds propres et nous avons accumulé jusqu’à la fin 1988 une situation nette de l’ordre de 10 milliards de F., y compris les dividendes versés.

Cette opération a permis au groupe de lever en parallèle sur les marchés un montant semblable en se présentant sur les marchés financiers grâce au redressement des comptes du groupe.

A la fin de 1988, il était devenu évident que, contrairement à l’image que nous avions donnée de nous-mêmes, notre activité n’était pas une activité de « trading » (sic) ou d’arbitrage au sens classique du terme. Notre compétence consistait, en fait, à exploiter un sentiment contraire sur les marchés, c’est-à-dire que nous avons recherché des situations anormales pour en tirer parti.

Il se trouve que les marchés financiers connaissent à certaines époques des évolutions qui font qu’ils se retrouvent surachetés ou survendus. Au cours des dernières années, nous avons exploité ces grandes opportunités. Nous avons également exploité le fait que des marchés nouveaux ou émergeants sont mal arbitrés par les opérateurs.

Donc, dans cette première grande période de Thomson, nous avons, d’une part, fourni gratuitement une couverture de change, de taux d’intérêt à l’ensemble du groupe et nous avons, d’autre part, accumulé ces résultats qui ont eu trois origines. Tout d’abord, nous avons tiré profit de la surévaluation du dollar dans les années 1984-1985, puis dans la période 1985-1986, deuxième grande idée simple, de l’arbitrage des taux d’intérêt Etats-Unis-Europe. Enfin, dans la période 1986-1989, nous avons été le premier opérateur sur des marchés que l’on appelle aujourd’hui les marchés de produits dérivés : les marchés d’options, de « swaps » (sic) de taux de change, les marchés conditionnels en général.

Chacune de ces activités a eu une contribution de l’ordre de 3 à 4 milliards de F., car bien entendu, au milieu de ces activités, certaines opérations étaient, de manière périodique, moins heureuses que d’autres.

Au moment du rapprochement avec le Crédit lyonnais, nous avions en tête de continuer à exploiter cette idée et je désirais à l’époque faire une opération qui porterait sur les dettes pays. En 1989, les dettes pays étaient au moment d’un basculement, on se trouvait au plus creux de leur cours historique. Les gens qui se sont adressés à nous ont obtenu des rendements très importants, de l’ordre de 30 % par an et nous avons investi des montants faibles, 40 millions de dollars, dans ce type d’opération. Nous avons fait un petit fonds qui a eu ce genre de rendement, entre 1989 et 1993.

Il est apparu souhaitable à cette époque que nous ne développions pas cette activité mais que nous créions une activité bancaire classique susceptible de donner des revenus récurrents à ce qui devenait Altus Finances. Comme l’essence de notre activité était de tirer parti d’opportunités qui n’étaient pas permanentes, on a souhaité que notre bilan ait une part d’activités récurrentes.

Nous avions alors une activité bancaire commerciale extrêmement réduite, puisqu’elle s’appuyait sur une petite banque qui s’appelait la SBTP. Nous avons développé à partir de ce moment-là une activité commerciale classique. Je reviendrai sur la partie « forces et faiblesses de cette démarche » par la suite.

En 1990, je suis devenu plus familier avec le groupe Crédit lyonnais et son Président. Je lui ai expliqué l’axe stratégique qu’était pour nous le fait d’essayer de rester en marginal sur des opérations qui représentaient des opportunités. Nous avons identifié à cette époque le marché des « junk bonds » (sic), des obligations pourries américaines, comme présentant une opportunité exceptionnelle. Nous avons trouvé les spécialistes pour le faire auxquels nous nous sommes associés et avons fait en 1991 une opération qui a été élue aux Etats-Unis opération de l’année.

Au début 1992, nous avons cherché une nouvelle activité pour prendre le relais et avons commencé à étudier le marché de l’immobilier américain en détresse qui pouvait présenter des situations à haut potentiel. L’idée sous-jacente était de chercher des actifs très sous-évalués pour des raisons exagérées, supportés par des « cash flow » (sic) de bonne qualité, ce qui signifiait que le rapport entre l’investissement que nous faisions et le retour que nous en aurions serait élevé.

Au cours de l’année 1992, le problème est apparu que notre portefeuille d’obligations pourries allait se transformer plus rapidement que prévu en participations directes dans le capital de sociétés américaines. Ces obligations pourries avaient pour origine des opérations dites de « LBO » (sic), qui avaient été faites à la fin des années 80, qui consistaient pour certains opérateurs avec un capital faible à lever une dette à haut risque pour prendre le contrôle de sociétés industrielles, ce marché s’est écroulé à la fin des années 1980.

Nous nous sommes retrouvés créanciers des structures de LBO (sic). Cela voulait dire qu’à terme, nous devrions échanger ces créances contre des participations directes dans des sociétés aux Etats-Unis. Or, la loi bancaire américaine interdit à une banque commerciale de détenir plus de 5 % des droits de vote dans une activité industrielle ou commerciale, ou plus de 25 % de « l’economic interest » (sic), c’est-à-dire de la somme des actions, actions sans droit de vote, prêts subordonnés ou obligations participantes dans ces sociétés. A partir du moment où le redressement plus rapide que prévu de l’économie américaine laissait entrevoir une rapide transformation de ces créances en actions, il fallait trouver une solution pour nous en séparer, tout en gardant le maximum d’intérêts.

Nous avons essayé de trouver des actionnaires tiers dans Altus Finances soi-même. Cette étude s’est réalisée au cours de l’année 1992 et a d’ailleurs amené fin 1992 la banque Lazard à estimer Altus Finances à 14 milliards de F.

Cette opération n’ayant pas fonctionné, M. Pinault qui avait été contacté pour être membre du tour de table de l’opération elle-même s’est porté acquéreur de la partie des « junk bonds » (sic) qui pouvait se transformer en actions de société pour sortir le Crédit lyonnais du risque d’être critiqué par la FED, la sanction étant que le Crédit lyonnais pouvait perdre sa licence bancaire aux Etats-Unis si nous ne menions pas à bien cette politique.

M. Pinault a fait cet achat fin 1992 et je me suis trouvé alors à mi-temps président du conseil de surveillance d’Altus et à mi-temps, conseiller d’Artémis.

A la fin de l’année 1993, j’ai quitté les deux fonctions pour prendre la présidence d’une petite société qui s’appelait Electricité et Eaux de Madagascar. Elle n’a plus rien à voir, malgré son nom, avec Madagascar. Elle avait été créée en 1927 pour avoir la concession de l’électricité et des eaux à Madagascar, mais était devenue une société de portefeuille dormante à l’intérieur du Crédit lyonnais. Après l’arrivée de M. Peyrelevade, j’ai pu prendre la présidence de cette société et trouver des actionnaires, personnes physiques et sociétés mutuelles d’assurances, pour la lancer sur un nouveau créneau, qui est mon métier, celui d’exploiter les situations anormales dites de retournement.

Lorsque je regarde le bilan de cette période, en incluant l’année 1989, Altus a connu 6 milliards de F. de résultat. Nous avons par ailleurs participé à des opérations immobilières — Minerve et autres dont l’origine était la maison-mère et qui ont occasionné des pertes dans notre propre bilan au lieu de celui du Crédit lyonnais — ce qui fait que notre contribution au groupe doit être de l’ordre 7,2 milliards durant cette période.

Ces 7,2 milliards de résultat comprennent une partie du résultat 1992 qui a été techniquement différé. En effet, comme Altus se trouvait actionnaire à 25 % de la structure Artémis, un quart de la plus-value qui a été faite dans la cession du portefeuille de « junk bonds » (sic) n’a pas été reconnu lors de la cession en 1992 et ne le sera que lors de la cession auprès de tiers de ces obligations, ou des actions qui en résultent. Donc, le résultat 1992, techniquement, mais c’est la technique comptable la plus classique, ne rend pas compte de la totalité de la plus-value réalisée à cette époque.

De l’autre côté, Altus a enregistré 2,7 milliards de pertes en 1993 — je ne connais pas les comptes autrement que par les journaux — auxquels il convient d’ajouter 800 millions de F., qui sont des pertes Concept, qui ont été prises en charge directement par le Crédit lyonnais, plus environ 1 milliard de F. directement pris en charge par le Crédit lyonnais au niveau de la société TCI, opérations de marché en général. Pour obtenir ce chiffre de 1 milliard de F., je fais la moyenne de la valeur actuelle des positions au cours de l’année 1993 puisqu’il y a eu des « swings » (sic) assez importants sur les marchés.

On peut également ajouter près de 1,5 milliard de F. qui sont partis dans la « defeasance » (sic) et qui sont des pertes de nature immobilière potentielles sur l’avenir.

On arrive ainsi à un solde qui devrait être positif, de l’ordre de 1,2 milliard sur la période passée au sein du Crédit lyonnais.

Bien évidemment, cela ne veut rien dire pour l’avenir car à partir du moment où, comme c’est le cas aujourd’hui, la société ne fait plus de nouvelles opérations, où elle ne se trouve que dans une phase de liquidation, elle n’a plus que des charges, dans un environnement économique difficile.

Pour ce qui est du contrôle, le système établi par Thomson depuis 1986 a perduré sous le Crédit lyonnais. Il consistait à ce que tous les mois — sauf au mois de janvier en raison de la clôture du 31 décembre qui donnait une surcharge de travail ainsi qu’au mois d’août pour la même raison, plus les vacances — se réunissent six à sept représentants des actionnaires, les commissaires aux comptes, la société en charge de l’audit interne d’Altus ainsi que chaque responsable financier de chaque unité d’Altus Finances, qui venait avec son « reporting » (sic) du mois. Souvent, je n’avais pas ce « reporting » (sic) avant les autres et nous découvrions au cours de la séance les questions et les exposés des uns et des autres.

Nous avons également eu la Commission bancaire en 1986, puis en 1991 et 1992 puisque les dossiers ont été resuivis en 1992 et 1993.

Il y a eu, par ailleurs, une expertise de Lazard en 1992.

Sur ce contrôle, mon sentiment personnel est que nous avons eu des contrôles passifs extrêmement exigeants, lourds et fournis, mais nous avons été déficients en matière de contrôle actif. En particulier, lorsqu’après les problèmes qu’a connu Concept, j’ai perdu mon adjoint direct qui a pris la présidence de la société, puis lorsque nous avons dû prendre le contrôle de la banque Saga dont nous étions actionnaire de référence et que nous avons trouvé dans cette banque une trentaine de dossiers de participation, j’ai sous-estimé la charge de travail qui en résultait. Nous avons été déficients en matière de contrôle de « management » (sic) et de gestion directe de ces entreprises.

En matière de contrôle, c’est certainement du côté actif que nous avons eu un problème dans notre organisation, de la même manière que notre service juridique n’a pas toujours été assez pointu dans la rédaction des opérations avec les tiers.

En revanche, la structure d’origine, celle qui avait suivi les opérations de marché, s’est toujours montrée extrêmement performante et des gens peu nombreux dotés de moyens informatiques assez puissants ont permis de surmonter toutes les crises financières, avec un niveau de renseignements de la direction et des actionnaires qui pouvait être fait au jour le jour dans les conditions les plus difficiles, à la pleine satisfaction de tout le monde.

Lorsque je regarde cette période, je constate que nous avons connu le succès sur notre métier traditionnel qui était de rechercher des opportunités dans des marchés à contre-cycle et des difficultés dans le domaine de la banque classique, qui n’était pas notre histoire.

La première des difficultés que nous ayons eue, en dehors des éléments que je vous ai donnés, est certainement le fait de notre manque de culture.

Si je dois tirer une critique personnelle dans cette opération, je dirai que je n’avais pas évalué que pour être banquier, pour passer au domaine de la banque et surtout de la banque finançant des sociétés jeunes, il fallait, au niveau culturel, c’est-à-dire de l’habitude des gens de travailler ensemble, un historique que nous n’avions pas. Nous avons manqué de cette culture, ce qui s’est traduit par des difficultés dans le suivi des dossiers et dans leur administration.

Nous avons, en revanche, partout où nous avons pu, poursuivi avec beaucoup de vigueur les débiteurs de notre maison. En résumé on peut dire que, étant jeunes dans le métier bancaire, nous avons été pris dans la récession, qui a commencé dès 1991, en ayant comme fonds de clientèle des sociétés jeunes, donc fragiles.

On dit au Crédit lyonnais que le problème s’est souvent posé au niveau des filiales. C’est vrai, parce que les filiales étaient, en général, des banques jeunes qui, dans la période des années 1989 à 1993, se sont adressées à des gens qui voulaient développer des activités. Or, les gens qui voulaient développer des activités en empruntant de l’argent à des taux d’intérêts réels qui étaient de l’ordre de 12 % étaient tous, techniquement, en situation d’insolvabilité au terme de trois ou quatre ans.

Donc, toutes les filiales qui n’avaient pas, ou peu, de fonds de commerce et qui ont donc voulu développer un fonds de commerce marginal en s’adressant à des créateurs d’entreprises ou à des gens qui voulaient développer leurs entreprises ont toutes connu les mêmes difficultés à des degrés divers, avec le problème culturel dont je parlais et avec le fait que, ces filiales ayant peu d’histoire, elles n’avaient pas de revenu récurrent à mettre en face des pertes occasionnelles qui arrivaient à ce moment de la conjoncture.

M. le Rapporteur : Monsieur le Président, je vous remercie pour ce bilan contrasté à la fois dans le temps et les activités de ce que faisait ou fait encore Altus.

Vous avez mis l’accent sur les problèmes de contrôle interne. Nous avons là une lettre envoyée à M. Haberer par la Commission bancaire le 7 décembre 1992, que vous devez connaître, qui dit qu’en matière d’engagements il y a quelques faiblesses.

« Des concours ont pu être consentis sans accord du comité spécialisé... » — dont vous avez parlé — « tandis que d’autres ont été autorisés bien après les décaissements. Les garanties prévues à l’origine ne sont pas toujours formalisées. La surveillance des autorisations et des dépassements n’est pas assurée dans de bonnes conditions, à défaut notamment d’une informatisation appropriée. »

En lisant cette lettre, on peut se demander quelles relations vous aviez en tant qu’animateur d’Altus avec M. Haberer en tant que président du conseil d’administration d’Altus et en tant que président du Crédit lyonnais. Il a beaucoup été dit que vous lui rendiez compte personnellement et qu’en dehors de vous deux, personne ne savait exactement ce qui se passait chez Altus.

Que répondez-vous à ce reproche, qui n’en est peut-être pas un dans votre esprit ?

M. Jean-François HÉNIN : Il y a plusieurs niveaux de réponse à votre question.

En matière d’engagements, il est exact que nous avions toutes les semaines, lorsqu’il était à Paris, une discussion d’au moins une heure avec M. Haberer au cours de laquelle je lui rendais compte des opportunités qui se présentaient, des questions qui se posaient ou des problèmes que nous rencontrions. Lorsque besoin était, M. Haberer convoquait l’un de ses collaborateurs pour parler de tel ou tel sujet. Sur des décisions importantes, comme l’opération « junk bonds » (sic), il convoquait un comité spécial stratégique pour dire qu’il souhaitait que nous nous engagions pour un montant important dans ces opérations et recueillir les réactions.

Les contrôles s’exerçaient au niveau du comité dont je vous ai parlé tout à l’heure, qui se tenait dix fois par an et, à partir de 1992, il existait aussi des liens directs, par exemple, pour ce qui est de l’immobilier et je ne sais plus à quelle date exacte cela a été mis en place, un représentant du Crédit lyonnais assistait au comité des engagements.

M. le Rapporteur : Question corollaire : en matière d’inspection générale, je pense qu’il n’y avait pas d’inspection générale à Altus même — mais nous avons des données un peu contradictoires concernant le rôle de l’inspection générale du Crédit lyonnais. Dans un comité exécutif, il est dit que l’inspection générale a compétence pour Altus, mais en même temps, le directeur de l’inspection nous a déclaré que sans une autorisation expresse de M. Haberer, il ne serait jamais allé à Altus, qui avait un peu l’air dans son esprit d’être une « vache sacrée ».

En dehors des opérations de marché, aviez-vous le sentiment que vous étiez sous la surveillance du Crédit lyonnais ?

M. Jean-François HÉNIN : L’organisation de ce que l’on appelle généralement le contrôle interne était assurée par un cabinet extérieur, le cabinet Conseils Associés, qui nous avait pratiquement suivis depuis 1983. Il présentait l’avantage de pouvoir mettre sur le pont une équipe complète quand il en était besoin, en sachant que le responsable de ce cabinet participait à toutes les séances d’analyse mensuelles, à la clôture des comptes, qu’il recevait son mandat directement du président du Crédit lyonnais et pouvait intervenir à la demande dans n’importe quel domaine sans aucun préavis chez nous et qu’il devait alerter l’actionnaire s’il trouvait quelque chose d’anormal. Le patron de ce cabinet s’appelle M. Berlotti. C’est une société qui compte une vingtaine de personnes et qui, par ailleurs, est commissaire aux comptes d’établissements bancaires.

M. le Rapporteur : Il s’agit d’un traitement par une société privée extérieure au Crédit lyonnais du contrôle qui aurait pu être exercé par l’inspection générale du Crédit lyonnais, une sorte de privatisation du rôle de l’inspection générale ?

M. Jean-François HÉNIN : C’est une pratique courante en matière d’audit. Quand une société n’a pas une taille suffisante pour pouvoir supporter le coût d’un auditeur, elle ne prend pas un auditeur à demeure, mais un auditeur externe pour remplir les fonctions de contrôle et d’analyse. Cela permet de mettre, par exemple, cinq personnes sur un dossier pendant une semaine. Cela donne plus de souplesse.

M. le Rapporteur : Excusez-moi d’insister. Il y a deux rôles, celui de commissaires aux comptes...

M. Jean-François HÉNIN : Nous avions des commissaires aux comptes, mais également ce cabinet chargé du contrôle interne, c’est-à-dire de l’établissement des procédures, de l’établissement des systèmes, du contrôle de la validité des systèmes. Etant une société largement informatisée, nous avons donné, par exemple, un poids très important à la fonction « système informatique » dans notre propre organisation car mettre en place des systèmes corrects permet d’avoir des contrôles a priori très efficaces.

En matière de contrôle, je voudrais vous raconter une petite expérience.

Lors de la séance conclusive avec la Commission bancaire sur la banque Saga qui, après un audit approfondi, sortait des pertes qui étaient cachées dans des sociétés à 250.000 F de capital, avec des portages assez difficiles à détecter si le chef comptable n’avait pas donné les éléments à la Commission bancaire pour qu’elle fasse son enquête, j’ai demandé à la Commission bancaire si elle avait tout vu. Elle m’a répondu que oui. Je lui ai alors demandé si elle était contente du service caisse. Elle m’a dit : « Oui ». Le responsable du service-caisse s’était fait arrêter deux heures avant. Il blanchissait des chèques d’argent sale en utilisant comme contre-partie l’ordinateur de compensation de la Banque de France. Lorsqu’on n’a pas des systèmes parfaits et la culture, on ne sait pas exactement contrôler.

On peut multiplier les hommes, si l’on n’a pas la culture et les systèmes parfaits, on ne sait pas exactement de quoi on parle. Nous avons choisi en interne de mettre en place un système permettant un contrôle quasi-automatique.

M. le Rapporteur : M. Haberer, qui vous fait peu de reproches, en formulait tout de même un à votre égard, c’était d’avoir eu recours trop souvent à des consultants.

Or, vous dites que c’est en accord avec le Crédit lyonnais que vous aviez mis en place cette collaboration avec Conseils Associés. Mais le Président du Crédit lyonnais n’a pas l’air tout à fait satisfait du rôle des consultants à moins que ce ne soient pas les mêmes consultants, mais d’autres comme M. Léon Black ou des consultants dans d’autres domaines.

M. Jean-François HÉNIN : Cet audit a été mis en place à l’époque de Thomson et a perduré sous le Crédit lyonnais. L’audit interne, réellement interne, avec un responsable à demeure, a été mis en place à la suite de l’intervention de la Banque de France en 1992. Je ne suis pas persuadé que cela donne un niveau de contrôle ou de sécurité supérieur.

M. le Rapporteur : Vous avez évoqué le cas de la banque Saga, qui est traité maintenant au plan judiciaire. Il y a un reproche qui est fait à Altus de n’avoir pas fait d’audit avant l’achat de la banque Saga et d’avoir fait un certain « cadeau » au vendeur, cadeau pas illégal du tout, en leur rachetant leurs actions à un cours généreux.

M. Jean-François HÉNIN : Permettez-moi de revenir sur ce « cours généreux ». L’opération s’est déroulée de la manière suivante : la banque Saga venait d’être auditée par la Banque de France et de subir un contrôle fiscal et il se trouvait qu’elle avait les mêmes commissaires aux comptes que nous.

Nous leur avons donc demandé s’ils certifiaient la validité des comptes. Ils nous ont répondu que oui. Puis nous avons examiné le dossier Banque de France, qui ne contenait rien de spécial.

Nous avons alors passé un accord selon lequel nous achetions à un prix multiplicateur de huit fois les résultats 1990, 1991 et 1992, avec une garantie de passif sur les titres de la banque que possédaient ses dirigeants.

Comme celle-ci a enregistré des pertes en 1992, nous avons récupéré la totalité de ces titres. Ils n’ont pas eu d’argent de notre part. Ils ont livré leurs titres et, comme la banque leur avait consenti des prêts, nous nous sommes assurés de prendre leur collection de tableaux, leur maison, etc... Les deux animateurs de la banque n’ont aujourd’hui plus rien.

Au sein de la banque Saga, nous avons également poursuivi, avec un certain acharnement, puisqu’il a fallu deux ans et demi pour les faire mettre en prison, les animateurs d’une escroquerie à la loi Pons.

Nous avons récupéré cinq avions qui avaient été transférés aux Etats-Unis. Pour les récupérer avec notre avocat, nous y avons envoyé des pilotes qui sont allés essayer les avions et qui, une fois en vol, ont pris la direction de la Martinique où les attendaient le procureur de la République et les gendarmes. Cela s’est passé cinq fois de suite. La cinquième fois, ils ont eu des ennuis avec le FBI, mais ils sont passés. Nous nous sommes, lorsque cela était possible, vraiment intéressés à la récupération des créances.

M. Gilles CARREZ : J’aurai une question portant sur les contrôles exercés par le Crédit lyonnais.

Lorsque le transfert d’Altus a eu lieu en 1989, début 1990...

M. Jean-François HÉNIN : Septembre 1989.

M. Gilles CARREZ : ... il y avait déjà dans les comptes d’Altus un certain nombre d’opérations immobilières qui apparaissaient comme très difficiles. Certaines d’entre elles figurent peut-être dans la structure de cantonnement.

Le Crédit lyonnais n’a-t-il pas fait un audit approfondi de ces différentes opérations, au moment où il y avait transfert ?

M. Jean-François HÉNIN : Il y avait très peu d’opérations immobilières et commerciales dans le bilan d’Altus au moment du rapprochement avec le Crédit lyonnais. Une seule opération posait des difficultés à l’époque, celle du golf de Montgriffon, qui avait été analysée à l’époque. Je suis à peu près certain que c’était la seule posant problème.

M. Gilles CARREZ : L’opération Jeandet ?

M. Jean-François HÉNIN : Dans cette opération, nous étions contre-garantis par la Sofib, la banque Peugeot ; lorsque je vous parlais des faiblesses d’un service juridique, il y a sur un ensemble d’engagements de l’ordre de 600 millions sur la banque Sofib, un dossier concernant un hôtel particulier de la rue de Bourgogne qui avait été pris avec une garantie qui avait un maximuM. Un deuxième dossier, avenue de la Grande Armée était en participation. Les autres ont été totalement garantis par la banque Peugeot. Je ne sais plus si ces opérations rue de Bourgogne et Grande Armée se sont passées début 1989 ou début 1990.

Mais nous n’avons jamais eu Jeandet en tant que client. Nous avons refinancé la Sofib.

M. Gilles CARREZ : Les équipes du Crédit lyonnais ne se sont donc pas livrées à un examen approfondi ?

M. Jean-François HÉNIN : Si, en 1989. Les négociations ont duré huit mois, tout à fait cauchemardesques du côté de « l’absorbé » en questions et révisions de toute nature. Cela a commencé en janvier et a été conclu en septembre-octobre, avec un banquier-conseil et des auditeurs.

M. le Rapporteur : Qui voulait cette opération ?

M. Jean-François HÉNIN : Les deux parties.

M. Yves FREVILLE : Je souhaiterais que vous nous précisiez l’origine des 2,7 milliards de pertes dont vous nous avez parlé en fonction de deux problèmes.

Premièrement, vous nous avez dit que « on » avait souhaité un moment que vous vous orientiez plus vers une activité bancaire classique, peut- être au détriment des marchés conditionnels qui étaient votre spécialité. Ces pertes sont-elles liées à ce changement d’activité ?

Deuxièmement — je prolonge la question posée par M. le Rapporteur — il nous a été dit que l’équipe d’Altus qui venait de Thomson était orientée vers les marchés conditionnels et que c’était les sous-traitants qui s’étaient développés à qui vous aviez demandé de gérer les activités plus traditionnelles.

Je voudrais, au vu de ces deux remarques, que vous nous situiez la nature des pertes.

M. Jean-François HÉNIN : Encore une fois, je ne connais pas le bilan de 1993.

M. Yves FREVILLE : Pas les pertes conditionnelles, le milliard de 1993, mais les 2,7 milliards.

M. Jean-François HÉNIN : Je n’ai pas lu le bilan, je ne sais pas ce qu’il comporte. Je sais que ce sont des provisions qui concernent l’immobilier et les participations industrielles, mais c’est tout.

Pour répondre à votre question, comme je vous l’ai dit, nous avons fait une erreur stratégique en voulant faire de la banque classique chez Altus, au plus mauvais moment du cycle, c’est-à-dire en ramassant à cette époque des gens qui avaient besoin d’emprunter, qui développaient des affaires, au moment où ils ne pouvaient que rencontrer des difficultés du fait que d’un côté, leur dette courait à 10 % par an et que de l’autre, les prix et les volumes avaient tendance à baisser.

M. Yves FREVILLE : Qui souhaitait cela ? La direction ?

M. Jean-François HÉNIN : Cela a été une orientation souhaitée au moment de notre rapprochement avec le Crédit lyonnais. Le Trésor et la Banque de France ont eu cette idée, qui n’a été exprimée ni par écrit, ni d’une autre manière, mais on nous a assez encouragés à le faire.

M. Philippe AUBERGER : J’aurai deux questions à poser.

Premièrement, l’affaire des obligations à haut risque (« junk bonds ») a été organisée à partir d’opérations montées par la banque Drexel Burnham Lambert. Le fait que cette banque, en 1987, sauf erreur de ma part, sentait le soufre, puisque certains de ses dirigeants ont été inquiétés par la SEC, que M. Michael Milken a fait de la prison — il y est d’ailleurs toujours — alors qu’il était responsable du département obligations à haut risque de Drexel Burnham Lambert, ne devait-il pas entraîner une certaine prévention du Crédit lyonnais et de ses filiales ? La banque a d’ailleurs été, contre toute attente, liquidée. Compte tenu du fait que cette banque n’avait plus un pignon sur rue considéré comme très honorable, qu’elle était inquiétée par les autorités américaines les plus responsables, l’introduction du Crédit lyonnais dans l’opération ne risquait-elle pas de porter atteinte à son image ? Cela a-t-il été pris en compte ?

M. Jean-François HÉNIN : Si vous me permettez, il y a confusion entre deux choses.

D’une part, M. Milken a été poursuivi par les tribunaux américains pour avoir utilisé des informations privilégiées et avoir fait de la « cavalerie » à la suite d’un certain nombre de ses clients. C’est sa responsabilité personnelle.

D’autre part, des entreprises saines avaient été reprises à travers des formules de « LBO » (sic). Or, ce « LBO » (sic) se trouva en détresse parce qu’après avoir, en 1987, mis beaucoup de liquidités sur le marché, la FED les a retirées à partir de 1988. En 1988-1989, les taux ont remonté aux Etats-Unis, l’activité économique a baissé et, les mêmes causes produisant les mêmes effets, les sociétés se sont trouvées avec des « cash flow » (sic) qui diminuaient et le service de l’intérêt a été mis en péril.

Le capital des « LBO » (sic) a alors disparu. La structure de dette subordonnée a été très affectée et nous avons racheté en moyenne à 50 % de leur valeur des dettes que l’on appelle classiques.

En termes de risques, dans cette opération, nous avons acquis à 50 % de leur valeur des sociétés qui avaient toujours la même valeur qu’autrefois, si ce n’est que leur « cash flow » (sic) avait temporairement diminué. Il se trouve réaugmenté aujourd’hui.

Donc, en termes de risques, il fallait considérer l’entreprise sans penser que celui qui avait monté les opérations par le passé avait pu faire des opérations indélicates. Cela affectait son crédit et celui de sa banque, mais non la qualité des entreprises sous-jacentes à l’opération.

En matière de réputation, des gens ont ricané aux Etats-Unis lorsque nous avons clôturé l’opération. On a dit que le Crédit lyonnais était le « crazy » (sic) lyonnais. A la fin de l’année, lorsque cette opération a été élue « opération de l’année », plus personne ne ricanait.

Les gens qui ne connaissaient pas l’opération se sont dit qu’elle était très risquée et ceux qui la connaissaient, qui l’avaient analysée, ont considéré, au contraire, que c’était une opération qui comportait un risque très faible, d’abord en raison du prix d’achat, ensuite à cause de la qualité des acquis sous-jacents, enfin parce qu’il s’agissait d’un portefeuille extrêmement dispersé qui représentait, en fait, l’achat de 200 sociétés américaines couvrant tous les secteurs d’activité et tous les Etats des Etats-Unis, avec des sociétés qui avaient été justiciables d’un « LBO » (sic), qui avaient donc un historique et une sûreté de résultats relativement bonne.

M. Philippe AUBERGER : Vous aviez pu établir cela préalablement, par un audit très clair des différentes obligations à haut risque que vous achetiez ?

M. Jean-François HÉNIN : Nous avons racheté le portefeuille global d’une société d’assurance en faillite qui s’appelait Executive Life. Ce portefeuille était connu des spécialistes comme Leon Black qui connaissaient les sociétés et les actifs sous-jacents.

M. Philippe AUBERGER : J’en viens à ma deuxième question.

Vous avez, il y a une quinzaine de jours dans Le Nouvel Economiste, donné une interview où vous avez dit que l’on vous reprochait un seul défaut — vous aviez par ailleurs des qualités que vous avez démontrées — qui était de ne pas savoir vous couper le bras à temps.

Pourriez-vous nous dire ce que vous entendiez par là et quelles seraient, rétrospectivement, les opérations sur lesquelles vous vous seriez coupé le bras à temps si vous aviez pu le faire ?

M. Jean-François HÉNIN : Il y a deux niveaux de réponse à cette question.

Le premier est un niveau personnel. Quand on gère une entreprise et que l’on représente des actionnaires quels qu’ils soient, on ne peut abandonner sa responsabilité et laisser la situation qu’en toute dernière extrémité. Le premier devoir est d’essayer de gérer la situation pour l’améliorer. Je considère que l’abandon de certaines situations ressemble à une fuite et ce n’est pas dans ma nature.

Le deuxième niveau — on entre là dans le domaine de ce que l’on appelle techniquement le « back trading » (sic) — est qu’il y a sans doute des opérations de marché desquelles on auraient pu sortir plus tôt, des opérations comme le golf de Montgriffon que l’on évoquait tout à l’heure, sur lequel on aurait pu arrêter l’opération lorsqu’elle coûtait 50 millions.

Aujourd’hui, avec le recul du temps et en regardant en arrière, on peut dire que nous avons fait une erreur absolue ; dans le feu de l’action, j’avais considéré que de ne pas essayer d’améliorer la situation était une lâcheté.

M. Philippe AUBERGER : Prenons l’exemple du golf, qui est un peu anecdotique. J’ai cru comprendre qu’Altus se trouvait maintenant à la tête de 35 golfs. C’est un cas d’une fuite en avant magistrale : on entre dans un golf, puis on s’aperçoit que l’on ne peut en sortir et que la meilleure façon d’en sortir est d’aller de l’avant et de constituer une chaîne de golfs. Et on se retrouve aujourd’hui avec 35 golfs à peu près tous déficitaires dont le coût de portage se trouve donc multiplié.

M. Jean-François HÉNIN : Dans l’opération golfique, l’opération de Montgriffon a coûté un prix élevé, de l’ordre de 220 millions. Cela représente la moitié du prix d’un golf construit par les Japonais dans le nord de Paris, de caractéristiques similaires.

Le prix au trou était tel qu’il n’y avait aucune chance de rendre cette opération rentable.

Or, à l’époque, un grand nombre de golfs se sont trouvés en faillite et on pouvait les reprendre pour un prix dérisoire. Nous l’avons fait, pour une bonne partie d’entre eux, en participation avec l’immobilière Phoenix au début de 1993, à une époque où existait un projet de fusion entre l’immobilière Phoenix et Altus.

Derrière cette organisation se trouvait un groupe anglais — dont le nom m’échappe pour l’instant — qui était intéressé non par un golf, mais par l’ensemble que cela représentait.

Dans les engagements golfiques au sein d’Altus, vous avez effectivement le golf de Montgriffon qui est la grosse partie, mais dans la faillite des SDR et du Crédit Naval, on a récupéré la partie golfique ainsi qu’une vingtaine d’hôtels et des terrains à bâtir, ce qui gonfle artificiellement sous le terme golfique, le montant des engagements.

M. Alain GRIOTTERAY : Je voudrais vous interroger sur un autre sujet.

Lorsque vous étiez un département de Thomson, vous aviez une spécialité dans laquelle vous aviez parfaitement réussi et qui n’était pas du tout dans l’objet de Thomson, ce qui explique en partie l’initiative du Président de Thomson et des dirigeants du Crédit lyonnais de faire cet échange d’actions. Vous devenez alors Altus, une entreprise qui va changer complètement et assez rapidement d’objet. Vous allez vous lancer dans l’immobilier auquel il semble que vous n’ayez pas été aussi bien préparé qu’à vos anciennes spécialités.

Comment avez-vous pris l’immobilier en mains ? Comment avez-vous pris autant de risques dans un domaine que vous connaissiez moins bien et qui, dans Paris, avait déjà une réputation moins bonne, puisque c’était le début de la crise ? Vous pouvez répondre, comme vous venez de le faire pour les golfs, que vous rachetez des opérations en panne, mais vous ne les rachetez pas toujours à des taux très favorables !

M. Jean-François HÉNIN : Vous avez raison, dans ces opérations immobilières, nous n’avons pas toujours racheté des opérations à des taux favorables. En fait, les opérations immobilières chez nous ont eu plusieurs origines.

Premièrement, une structure créée début 1990, la SBT Immo, a fait plutôt du développement de programmes immobiliers répartis en France et a relativement bien tenu le choc jusqu’en 1993. Elle représente environ 2,5 milliards de F. sur le territoire français.

Deuxièmement, une série d’opérations est venue des banques que nous avons récupérées, dont nous étions actionnaire de référence, la banque Bafip et la banque Saga, ce qui doit représenter 2,5 milliards de F.

Troisièmement, certaines opérations ont été faites directement par SBT et n’ont pas été vendues à temps, c’est-à-dire — c’est une remarque générale — que lorsqu’on se trouve avoir un débiteur, les systèmes juridiques de protection de la propriété, qui sont bien normaux par ailleurs, font que lorsqu’on commence à avoir un différend avec ce débiteur, il faut un temps très long pour que le créancier puisse faire prévaloir son point de vue.

Nous avons eu, en cette période où la crise s’est aggravée de manière rapide, des différends dans lesquels nous avons été incapables de forcer les gens que nous financions à vendre lorsqu’il était encore temps parce qu’ils pensaient toujours que la situation allait s’améliorer. Nous avons souffert d’opérations qui avaient été initiées fin 1990, qui étaient gagnantes en 1991, que nous n’avons jamais pu sortir à l’époque et qui se sont terminées avec de lourdes pertes.

La remarque sur la difficulté qu’il y a, lorsqu’on est créancier, à prendre le contrôle des actifs est un problème de management que je ne sais pas résoudre.

M. Alain GRIOTTERAY : Comment aviez-vous pris la décision de passer d’une spécialisation très particulière à l’immobilier qui est un tout autre domaine auquel vous n’étiez pas préparé ?

En avez-vous parlé avec la direction du Crédit lyonnais, avec M. Haberer ? Avez-vous pris cette décision ensemble alors qu’à mes yeux, le Crédit lyonnais était déjà très engagé dans ce domaine ? Avait-il, à travers Altus, le désir de compenser certaines opérations faites par la maison-mère par des opérations non pas plus risquées mais théoriquement plus intéressantes puisque vous les rachetiez dans des conditions favorables pour Altus ?

M. Jean-François HÉNIN : Non, malheureusement, nous n’avons pas, dans les opérations immobilières françaises, racheté des opérations à des niveaux très favorables.

L’activité immobilière s’est développée chez nous un peu par le poids des choses. Je vous ai donné les trois origines. A l’époque, les crédits aux grandes entreprises se trouvaient à des niveaux de marge extrêmement « limés ». Deux domaines étaient demandeurs de crédit, avec des participations qui laissaient espérer le retour pour une banque qui ne disposait pas elle-même de ressources en dépôt et devait acheter ces dépôts à l’extérieur : le capital-développement et l’immobilier.

Nous avons commencé l’immobilier de manière relativement prudente. L’hystérésis a fait qu’avec le temps, les programmes qui étaient des études sont devenus des engagements et que nous n’avons pas pu en sortir. C’est une erreur stratégique claire.

M. Alain GRIOTTERAY : Dans un certain nombre d’opérations, le Crédit lyonnais est apparu comme étant plus que la banque d’un promoteur, comme étant son associé. Il est devenu plus qu’un partenaire, il était vraiment totalement concerné.

Cela vous est-il aussi arrivé ?

M. Jean-François HÉNIN : Oui.

M. le Rapporteur : Puisque nous en sommes aux dossiers particuliers, je voudrais savoir ce que vous pensez du dossier Sogamur dont l’opacité a été notée par la Commission bancaire et qui est un dossier un peu compliqué, entre l’immobilier et l’industriel. Sogamur est présenté par la Commission bancaire comme un petit Altus.

M. Jean-François HÉNIN : Je ne me souviens plus exactement de la manière dont l’opération est née.

Il y avait des opérations industrielles et des opérations de nature immobilière ou immobiliaro-industrielles.

De mémoire, il s’agissait des meubles Dumest, qui avaient été rachetés début 1990, société qui a très bien résisté à la crise, qui a repris depuis les matelas Simmons et ne pose pas de difficultés particulières.

Il y avait une opération immobiliaro-industrielle, la reprise par les mêmes gens des garages de la GMF, qui s’est soldée par des opérations à ma connaissance bénéficiaires.

Puis il y avait le rachat, le 31 décembre 1992, pendules arrêtées, d’immeubles appartenant aux AGF, achetés à une moyenne de prix aux alentours de 19 000 F/m2 avenue Victor Hugo, par exemple. Cela semblait plutôt une opportunité.

Puis une opération à deux branches en Espagne : un développement à Barcelone dont j’entends plutôt dire du bien, et un développement à Madrid que l’associé espagnol essaie de racheter.

M. le Rapporteur : S’agit-il du terrain situé sous les lignes à haute tension ?

M. Jean-François HÉNIN : Elles ont été enterrées. Il a fallu trois ans pour parvenir au stade où en est l’association maintenant. Le partenaire espagnol serait prêt à sortir Altus à son prix.

M. le Rapporteur : Comment peut-on expliquer que pour Sogamur, la Commission bancaire demande 360 millions de provisions ?

M. Jean-François HÉNIN : Je ne sais pas.

M. le Rapporteur : Autre dossier : Vaturi. Quelle est l’implication d’Altus dans ce dossier ?

M. Jean-François HÉNIN : Dans ce dossier, nous avons eu deux approches.

En 1992, nous avons connu M. Vaturi qui aurait pu participer au tour de table d’un Altus qui aurait eu un actionnariat diversifié. A cette occasion, l’opération était pour lui de reprendre au début des hôtels aux Etats-Unis qui devaient nous être apportés après. L’opération s’est trouvée coincée au milieu du gué et nous l’avons financée sous forme d’obligations convertibles.

Ensuite, nous avions une opération de génération Altus, c’est-à-dire qui avait été montée par un promoteur financé par Altus, la résidence Kléber. Cette opération avait mal marché. Ce devait être une résidence hôtelière. Nous l’avons apportée au groupe Vaturi qui, étant spécialisé dans l’hôtellerie, nous a décollés de cette opération. A cette occasion, un crédit-relais, une participation plus importante a été prise chez lui.

Il doit également y avoir un crédit dans le domaine de la parfumerie fait par Clinvest, mais je le connais peu. Le dossier a pu évoluer depuis mon départ.

Le dossier Vaturi était suivi directement au niveau DCGE Crédit lyonnais.

M. le Rapporteur : Par qui ?

M. Jean-François HÉNIN : Par la DCGE. Je crois que c’était Loïc Deraison qui en était chargé.

M. Didier MIGAUD : Vous nous avez dit reconnaître un certain nombre d’erreurs qui peuvent expliquer les pertes enregistrées par Altus, mais vous avez insisté sur le résultat globalement positif, sur le fait qu’Altus aurait rapporté davantage au groupe Crédit lyonnais qu’il ne lui aurait coûté. Le confirmez-vous ?

Si oui, comprenez-vous vraiment la raison de votre audition ? A partir du moment où Altus ne serait pas à l’origine des actuelles difficultés du Crédit lyonnais, comment expliquez-vous votre présence ici ?

M. Jean-François HÉNIN : D’abord parce que les choses se lisent à des périodes différentes. Aujourd’hui, on parle de la clôture des comptes 1993 et je parle, moi, d’une période qui s’étend de 1989 à 1993.

Ensuite, Altus était une société jeune, sans historique, sans réserves accumulées. Depuis qu’Altus existe, tous les ans, elle a donné 100 % de son résultat à ses actionnaires.

A partir du moment où vous avez un portefeuille de sociétés qui est essentiellement composé de capital-développement, en période de crise économique, sans créer aucune nouvelle activité ni rien qui puisse donner du produit net bancaire, je ne vois pas comment cela peut faire autre chose que des pertes pour l’avenir. Permettre ou non à cette société d’avoir des activités est hors de mon contrôle.

C’est pour cela que je fais une grande différence entre les filiales et la maison-mère dans cette situation de crise. Lorsqu’une banque ou une société industrielle a un siècle d’existence, elle a un fonds de commerce, elle a des opérations qui arrivent tous les jours.

Mais les gens qui ont lancé une société ou une entreprise il y a quatre ans, dont le fonds de commerce est meurtri par la situation économique, n’ont pas cette ressource. Ils n’ont que les charges et pas les produits. Il est normal que la lecture de la situation aujourd’hui ne soit pas bonne. C’est tout à fait logique.

M. Alain GRIOTTERAY : Je reviens sur une question que j’ai posée.

L’opération d’absorption d’Altus par le Crédit lyonnais se fait parce que vous réussissez dans un domaine qui n’est pas la spécialisation du Crédit lyonnais et une fois au Crédit lyonnais, vous faites tout à fait autre chose. Comment a été prise cette décision ?

M. Jean-François HÉNIN : Nous avons continué de faire la même chose mais nous avons aussi fait autre chose en parallèle.

M. Alain GRIOTTERAY : En plus.

M. Jean-François HÉNIN : Oui. Et c’est la chose que nous avons faite en plus qui nous a posé des problèmes.

L’honnêteté m’oblige à dire que nous avons aussi perdu de l’argent sur des opérations de marché.

M. Alain GRIOTTERAY : Mais faire de l’immobilier, c’est une décision de qui ? De vous ? De M. Haberer ? De la direction de la maison-mère ?

M. Jean-François HÉNIN : La question s’est posée au moment de notre rapprochement avec le Crédit lyonnais, une conjonction de personnes l’ont souhaité, sans que cela ait été l’objet d’un ukase écrit, « ne faites pas cela, faites plutôt cela », et puis « développez quelque chose. » Puis nos autorités de contrôle technique ont dit qu’elles aimeraient que cette société, qui apparaît comme une société purement spéculative construise des revenus récurrents, un fonds de commerce. Cela s’est ensuite fait au jour le jour.

M. Alain GRIOTTERAY : En écoutant la réponse que vous avez faite tout à l’heure, on a l’impression que vous êtes une société transparente puisque dès que vous gagnez de l’argent, on vous le prend.

D’ailleurs, si j’ai bien compris la politique du nouveau Président, Altus va disparaître.

M. Jean-François HÉNIN : Je ne sais pas. Je suppose.

M. Alain GRIOTTERAY : Vous étiez totalement transparents, un outil entre les mains de la direction générale du Crédit lyonnais.

M. Jean-François HÉNIN : Je ne pense pas que le terme « outil » soit exact.

Le fait que nous soyons transparents est simplement lié au fait que notre système de fonctionnement et de contrôle faisait que nous n’avons jamais eu chez Altus de « cagnotte » ou de réserves et que tous les ans, la totalité de nos résultats a été exprimée. C’est une chose.

La deuxième chose est que pour notre activité, nous avions une autonomie dans le cadre des souhaits exprimés par la maison-mère et par ses autorités de tutelle, le Trésor et la Banque de France, qui souhaitaient que nous ayons, en-dehors de cette activité de contre-cycle qui apparaissait par essence risquée, une activité récurrente qui fasse de nous un établissement financier plus classique.

M. Yves FREVILLE : Pensez-vous qu’actuellement, on puisse gagner autant d’argent sur les marchés conditionnels que lors des années les plus florissantes d’Altus ?

M. Jean-François HÉNIN : Non. Comme je vous le disais, nous avons profité de l’imperfection de ces marchés à l’origine. Aujourd’hui, ce sont des marchés extrêmement volatiles, voire dangereux, voire même manipulables.

M. Yves FREVILLE : Il était donc assez justifié de souhaiter un changement d’orientation d’Altus ?

M. Jean-François HÉNIN : Dans la mesure où l’on définit notre savoir-faire comme l’exploitation d’une situation temporaire — elle a existé sur les devises, sur les taux, sur les marchés dits dérivés — la manière d’exploiter ce savoir-faire était effectivement de continuer à travers la dette-pays, les « junk bonds » (sic), etc., en abandonnant les marchés précédents lorsqu’ils devenaient arbitrés et compétitifs. Nous savions entrer dans les marchés non-arbitrés. A partir du moment où ils sont arbitrés, nous n’avons plus notre place.

M. le Rapporteur : Pour bien préciser votre situation d’aujourd’hui aux Eaux de Madagascar, est-ce que pour « vous mettre à votre compte » vous avez bénéficié d’une aide du Crédit lyonnais, d’un crédit, d’une participation, ou autre, sur l’entreprise ?

M. Jean-François HÉNIN : Nous avons racheté l’entreprise dans des conditions de situation nette qui permettaient au Crédit lyonnais de retirer un petit profit à la fin de l’année dernière, sans condition particulière. Nous avons eu une ligne de crédit au Crédit lyonnais qui se trouve être à huit ans, avec un taux d’intérêt croissant, un LIBOR (sic) + 1,10 ou 1,20 qui doit se terminer au terme de huit ans à PIBOR (sic) + 1,60. Ce sont les conditions normales de marché, contre-garantie par 150 % d’actifs.

M. le Président : Nous vous remercions, monsieur le Président.

Audition de M. Michel GALLOT,

Directeur de la direction centrale

des groupes d’entreprises et des affaires immobilières jusqu’en 1991,

Président de la Société de Banque occidentale jusqu’en mai 1994

(Extrait du procès-verbal de la première séance du 15 juin 1994)

Présidence de M. Philippe Séguin, Président

M. Michel Gallot est introduit.

M. le Président lui rappelle que les dispositions législatives relatives aux commissions d’enquête lui ont été communiquées. A l’invitation du Président, M. Michel Gallot prête serment.

M. Michel GALLOT : Vous m’avez, dans la correspondance que nous avons échangée, posé deux questions. La première était de connaître mon sentiment sur les causes des problèmes du Crédit lyonnais et la seconde, mon opinion sur la manière dont a pu s’exercer la tutelle sur la maison.

En ce qui concerne les causes, je me permettrai d’en relever quatre principales, dont les trois premières interagissent.

La première cause à mes yeux, c’est une banalité mais elle est fondamentale, c’est la conjoncture. Si cette conjoncture ne s’était pas retournée, le Crédit lyonnais n’aurait pas connu la majorité des problèmes qui ont été les siens, en tout cas pas avec la même gravité.

La deuxième cause est la politique très volontariste menée par le Crédit lyonnais. Elle interagit avec la première en ce sens qu’avoir une politique extrêmement expansionniste et dynamique et se retrouver pris à contre-pied par la conjoncture aggrave, bien entendu, les données des problèmes.

Le Crédit lyonnais a d’abord connu une sorte de choc à la suite de la fusion de la BNP et du CNEP, et, par conséquent, une période de rétraction. Puis est venue la grande grève de 1974. Cette maison n’était donc pas dans un état de grand dynamisme. Elle était un peu fermée.

Successivement, les présidents Jean-Maxime Lévêque et Jean-Yves Haberer ont insufflé un très fort dynamisme à cette maison et à ses filiales, qui s’est traduit à la fois par des positions commerciales et des positions en capital que vous connaissez parfaitement. La maison s’est donc trouvée expansive au moment où la conjoncture s’est retournée.

La troisième cause, c’est le problème de l’immobilier. Le Crédit lyonnais a été la première banque française de l’immobilier. Il avait une position considérable, tout à fait différente de celle de ses principaux confrères et des autres banques commerciales. Toutes les banques ayant fait de l’immobilier ont connu des pertes extrêmement lourdes.

C’est là où toutes les causes interagissent entre elles parce que la politique expansionniste menée dans tous les domaines dont l’immobilier a placé la maison en état de très grande vulnérabilité à un retournement de conjoncture, qui s’est produit.

La quatrième cause, c’est l’affaire Parretti-Sasea, dont je n’ai pas à parler car je n’en ai pas eu à connaître, mais dont le choc sur les comptes du Crédit lyonnais est certainement connu de votre Commission.

Voilà donc très succinctement définies les quatre causes majeures, à mes yeux, des problèmes du Crédit lyonnais.

Sur le problème des tutelles et des contrôles, mon opinion est que cette politique expansionniste a été menée au grand jour. Elle n’a pas du tout été clandestine, camouflée. Elle s’affichait partout, dans la presse, dans les discours, dans les comptes qui ont été transmis.

Les pouvoirs publics l’ont même, me semble-t-il, soutenue, sinon suscitée, ne serait-ce que par les augmentations de capital importantes dont a bénéficié le Crédit lyonnais, qui lui ont permis de maintenir et de développer cette politique.

Le problème du contrôle se situe au moment où l’expansion s’est faite, sous les yeux des pouvoirs publics. Une grande banque, c’est comme un grand cuirassé ; elle a une aire considérable. Elle a engrangé beaucoup de choses, qui se retrouvent dans les comptes, dans les livres, dans les esprits de ses collaborateurs.

Une grande maison a donc été lancée, puis s’est passé ce que vous savez. C’est donc au moment de l’expansion que le risque s’est pris, que le problème de tutelle s’est créé. Ce n’est pas au moment du retournement.

A partir de l’automne 1991, quand les difficultés sont survenues, les choses étaient faites, tout était engagé. Les contrôles qui ont pu se faire en 1991 et 1992 étaient peut-être intéressants d’un point de vue analytique et statistique, mais d’un point de vue de modification des problèmes, ils ne l’étaient plus car tout était déjà là.

C’est vraiment sur les données mêmes de cette politique, la manière dont elle a été vue, appréciée, acceptée — stimulée, je ne sais pas — que se situe le problème.

Voilà, monsieur le Président, les quelques mots introductifs que je me permettrais de dire.

M. le Président : Merci monsieur le Président.

M. le Rapporteur : Mes questions porteront sur deux axes.

Le premier concerne vos fonctions de directeur central des groupes d’entreprises et des affaires immobilières, le second celles d’ancien président de la SDBO.

Sur le premier point, je voudrais savoir comment fonctionnait le système des délégations. Quel était le niveau des délégations que vous exerciez au Crédit lyonnais SA et la manière dont les comptes étaient rendus à la direction générale et au Président du Crédit lyonnais ?

M. Michel GALLOT : Une coutume très ancienne au Crédit lyonnais veut que les principaux dirigeants de la maison, les directeurs généraux adjoints et les directeurs centraux aient une délégation laissée à leur appréciation et à leur bon sens. C’était à eux de savoir les accords qu’ils devaient passer et les comptes rendus qu’ils devaient en faire. C’était en quelque sorte une question de confiance entre le président et ses principaux collaborateurs.

Les affaires courantes se faisaient sans qu’on lui en parle. Pour ce qui était des affaires très importantes ou très exceptionnelles, d’un caractère spécifique, il fallait en parler au président, soit en allant le voir pour un rendez-vous particulier, soit lors des comités debout, qui se tenaient tous les matins au Crédit lyonnais, au cours desquels le président réunissait à 8 h 45 une dizaine de ses principaux collaborateurs et où chacun exposait l’actualité et posait les principales questions qui lui paraissaient devoir ressortir du président ; ce dernier demandait éventuellement que l’on reste quelques minutes avec lui pour en traiter. Un dossier était bien sûr communiqué chaque fois que le président le souhaitait.

M. le Rapporteur : Dans ce cadre assez souple, des propositions ont-elles été refusées par le président et, inversement, des propositions négatives que vous faisiez sur certains dossiers étaient-elles poussées par le président ?

M. Michel GALLOT : Poussées par le président, je ne pense pas. Il est très rare qu’un président du Crédit lyonnais pousse un dossier en dehors de ses services.

Ce que nous appelons les dossiers de président, c’est-à-dire ceux qui vont directement chez lui, sans suivre la filière des services, sont de très mauvais dossiers. Le devoir des présidents, ce qu’ils font, c’est de les remettre dans le circuit des services. Il est très mauvais qu’un dossier ne soit pas instruit selon une filière technique.

C’est tout à fait exceptionnel et aucun cas ne me vient à l’esprit de dossier traité directement par un président sans avoir suivi la filière des services.

Des dossiers ont certainement été refusés, ou plutôt infléchis. On dit, par exemple : « Pensez-vous que nous puissions monter à tant sur telle entreprise ? » elle président répond : « Cela me paraît un peu fort. Limitons-nous à... » Un refus pur et simple est très rare car quand on monte chez le président, c’est que le dossier a déjà été vu par le filtre des services et déjà écrémé.

M. le Rapporteur : Une question sur deux dossiers particuliers.

L’un est le dossier Vaturi-Pinault au travers de l’immeuble de la CFAO. A quel niveau ce dossier a-t-il été traité ?

M. Michel GALLOT : Ce n’est pas un dossier SDBO, c’est un dossier Crédit lyonnais.

M. le Rapporteur : Oui. Mais ce dossier était traité par...

M. Michel GALLOT : Par Clinvest.

M. le Rapporteur : Vaturi était quand même réparti sur Altus.

M. Michel GALLOT : Il n’était pas suivi par la filière immobilière. C’était un dossier d’affaire, peut-être suivi aussi par Altus, je ne sais pas. Je l’ai vu abordé par Clinvest.

M. le Rapporteur : Et le dossier Pelège ?

M. Michel GALLOT : C’était un dossier immobilier. Je ferai un peu d’historique.

M. Pelège n’était pas client du Crédit lyonnais, mais la SMCI, sa société de promotion, dans laquelle le Crédit lyonnais avait une participation, était un vieux client du Crédit lyonnais. Quand M. Lévêque est devenu président, il nous a demandé, pour mieux traiter les relations avec M. Pelège, que le dossier soit traité au niveau des groupes d’entreprises.

Le dossier Pelège a donc été traité par une double filière, immobilière et groupes d’entreprises.

M. le Rapporteur : A partir de quel moment le dossier Pelège a-t-il dérapé ? En dehors même de la crise immobilière ?

M. Michel GALLOT : Non. C’est la crise immobilière qui l’a fait déraper.

M. le Rapporteur : Oui, mais il y a aussi l’affaire de la SAE.

M. Michel GALLOT : Oui, mais quand vous prenez le dossier Pelège, l’affaire de la SAE est très marginale par rapport à l’ensemble du dossier.

Mon analyse est que cela a dû lui coûter entre 150 et 200 millions. C’est certes une somme considérable, mais elle n’est pas à la mesure des pertes subies par le dossier Pelège.

Le dossier Pelège est le type même du dossier pris de plein fouet par la crise. M. Pelège est un homme extraordinairement dynamique, qui se crée un groupe avec un large éventail : hôtellerie, immobilier de loisir, nombreuses opérations de promotion immobilière, etc. La crise lui est arrivée dessus au moment où il était en pleine trajectoire de développement. Il s’est retrouvé complètement à découvert.

M. le Rapporteur : Comment expliquez-vous que ces toutes dernières années, entre 1992 et 1993, les encours sur Pelège aient continué d’augmenter ?

M. Michel GALLOT : Je ne l’explique pas parce que je n’étais pas là.

M. le Rapporteur : Passons à la SDBO.

Il y a là trois catégories de problèmes. Tout d’abord, les relations entre la SDBO et le Crédit lyonnais SA ; ensuite, les relations entre le président de la SDBO et son directeur général, M. Despessailles, qui semble avoir joui d’une liberté absolument extraordinaire. Il faisait à peu près ce qu’il voulait, notamment sur deux dossiers — ce sera la troisième partie de ma question — le dossier immobilier et le dossier Bernard Tapie.

Commençons par les relations. Vous êtes le point central. Comment cela se passe-t-il vis-à-vis de M. Despessailles et comment fonctionne la SDBO par rapport au Crédit lyonnais SA ?

M. Michel GALLOT : La règle du jeu était que la SDBO avait une très grande autonomie de gestion, à condition d’être bénéficiaire. C’est ce qui s’est passé pendant 15 ou 18 ans.

La politique de la SDBO était connue du Crédit lyonnais en ce sens qu’il y avait des relations, des comptes rendus. Les dossiers du conseil d’administration étaient extraordinairement complets et définissaient en détail les encours, leur évolution, etc.

La dernière inspection du Crédit lyonnais sur la SDBO remonte à 1991. Elle ne relevait pas de choses vraiment engagées, en ce sens que les 112 millions de provisions demandés par l’inspection générale du Crédit lyonnais en 1991 avaient été passées. Les choses suivaient un train à peu près normal.

Qu’est-ce qui a provoqué les difficultés de la SDBO ? C’est l’immobilier. On revient à ce que je disais tout à l’heure. Dans le cas d’une politique dynamique en matière générale et en matière immobilière, la SDBO s’est placée sur un créneau qui n’était pas couvert par le groupe du Crédit lyonnais, à savoir celui des marchands de biens. Ce créneau, dont la banque principale était l’UIC-Sofal, qui obtenait des résultats bénéficiaires très importants, était extraordinairement rentable.

Contrairement à ce que l’on pense, les marchands de biens ne sont pas un secteur spécialement dangereux. Dans une promotion, vous avez le risque de construction. Le marchand de biens, lui, fait deux types d’opérations : de la « découpe », c’est-à-dire qu’il achète un immeuble en bloc et le revend au détail, aux occupants ou à d’autres, ou de la rénovation d’immeuble. Dans les deux cas, c’était considéré comme une activité ne présentant pas de risque particulièrement important. La SDBO s’est donc mise sur ce marché.

Le seul dommage est qu’elle s’y soit mise seulement à partir de 1988, alors que la conjoncture s’est retournée en 1991. La Sofal, elle, faisait ce métier depuis 30 ans et avait, par conséquent, accumulé des réserves importantes, qui arrivent maintenant, hélas pour elle, à leur terme.

Le Crédit lyonnais savait que la SDBO conduisait cette politique importante de développement immobilier de marchands de biens. Cela n’a jamais suscité de réaction de sa part. Il considérait que cela faisait partie du développement du groupe.

J’en viens à votre deuxième question, monsieur le Rapporteur, sur les relations avec M. Despessailles.

M. Despessailles est resté 40 ans à la SDBO. Il y est entré comme petit employé et a gravi tous les échelons pour devenir directeur général. C’est un homme qui a fait d’une banque de 40 personnes une banque importante, qui gagnait 100 à 150 millions dans les années précédant la crise.

Sa gestion était dynamique, sur les créneaux disponibles, puisque sont clients dans les petites banques ceux qui ne le sont pas dans les grandes. Lorsque vous êtes Péchiney ou Total, vous allez dans les grandes maisons. Les petites banques vivent de créneaux, c’est-à-dire de PME spécifiques ou, une des spécialités de la SDBO, de la périphérie des tribunaux de commerce.

En effet, une énorme zone de sociétés fragiles vont vers un réglement judiciaire : ou elles sont dans un cadre de concordat ou elles sont reprises après un réglement judiciaire. Toutes ces sociétés sont par définition fragiles et généralement sous-capitalisées, puisqu’elles ont perdu de l’argent ou sont relancées sans grands capitaux. La SDBO est la première banque en France à le faire.

C’est une entreprise dangereuse, mais rentable. Le paradoxe en la matière est cruel : plus l’entreprise est faible, plus vous appliquez des taux élevés, non pour assommer l’entreprise, mais pour prendre une police d’assurance ; donc les taux vont du taux de base bancaire + 3 au taux de base bancaire + 5, voire + 6.

Si vous avez un bon tour de main, un peu de chance, si la conjoncture ne tourne pas — car ces entreprises fragiles sont évidement plus vulnérables que d’autres — vous avez un fonds de commerce très important. C’est notamment ce fonds de commerce que M. Despessailles a fait prospérer avec beaucoup d’efficacité et de talent.

Donc, la SDBO vivait d’une part de l’immobilier, d’autre part, de ce que j’appellerais la périphérie des tribunaux de commerce, ainsi que de quelques autres spécialités, telles que l’art, les commissaires-priseurs, les galeries d’art, les antiquaires. C’est aussi un secteur qui a été durement touché par la crise.

Puis elle avait le client dont vous parliez tout à l’heure, monsieur le Rapporteur.

M. le Rapporteur : Avant de parler de ce client un peu particulier, je voudrais revenir sur les résultats de la SDBO.

Nous en avons parlé avec la Commission bancaire. Nous avons le sentiment que sur 1991, et même peut-être sur d’autres exercices, M. Despessailles sans se livrer à des acrobaties, faisait quand même un peu d’habillage de résultats pour afficher des bénéfices intéressants.

Je pense en particulier à l’affaire Immopar, lorsque la SDBO a vendu cette entreprise de promotion, l’OFI, qui appartenait à M. Gozlan à Immopar, en réalisant un bénéfice, tout en finançant Immopar.

Une deuxième opération nous a aussi paru « esthétique », celle qui a consisté à passer une convention de sous-participation avec le Crédit lyonnais pour 4,7 milliards de F en décembre 1992, qui permettait de protéger des risques et de faire apparaître un niveau de provision...

M. Michel GALLOT : C’était plus que de l’esthétisme. Il est clair que les comptes 1992 de la SDBO étaient complètement sinistrés et que le Crédit lyonnais en reprenant l’immobilier, a anticipé l’opération de « defeasance » (sic) qu’il est en train de faire maintenant. C’est vraiment une opération fondamentale entre la maison mère et sa filiale.

M. le Rapporteur : Pour rester sur Immopar, n’avez-vous pas le sentiment que c’est une manière un peu facile de faire des bénéfices ?

M. Michel GALLOT : Ça le paraît maintenant. Lorsque l’on voit les choses trois ans après, on se dit qu’effectivement, cette opération n’est pas tout à fait normale.

Mais lorsque vous la voyiez dans l’immédiat, dans l’état d’esprit de 1991 — la crise ne faisait que débuter, il n’y avait pas encore d’effondrement de l’immobilier, le marché était certes un peu attentiste, mais pas du tout compromis — l’opération paraissait assez normale vis-à-vis d’un des très grands de la place, car je rappelle qu’Immopar était une très grande société de promotion. Faire un apport à une telle société, dans des conditions acceptées par tous, paraissait normal. D’ailleurs, la Commission bancaire ne l’a pas relevé à l’époque. Ses scrupules datent de cette année, pas de 1991. Il est vrai qu’ils sont plus faciles à avoir maintenant...

M. le Rapporteur : Immopar était animée par M. Hallais, qui était conseillé par M. Martinez — pas celui de la police — qui avait eu des problèmes sérieux avec la justice.

M. Michel GALLOT : Je n’ai appris cela que récemment. Je ne l’avais jamais rencontré.

M. le Rapporteur : Immopar avait une bonne réputation de grand, mais, en même temps, ce n’était peut-être pas une société d’une transparence totale.

M. Michel GALLOT : Cela ne se disait pas.

M. le Rapporteur : Une chose peut également surprendre, c’est la façon dont Immopar a été utilisée par le Crédit lyonnais pour reprendre l’immeuble Hachette du boulevard Saint-Germain.

M. Michel GALLOT : Non.

M. le Rapporteur : C’est une mauvaise interprétation ?

M. Michel GALLOT : Totalement. C’est une interprétation qui a été largement faite dans la presse, mais qui n’est pas exacte.

En fait, beaucoup de gens ont relié la restructuration d’Hachette qui se faisait à cette époque et le fait que l’immeuble appartenait à Hachette, et ont pensé que cette opération s’inscrivait dans ce cadre.

En réalité, elle en était complètement distincte. C’est une opération intrinsèquement saine dans ce sens que l’immeuble a été repris sur une base de 25.000 F/m2, ce qui n’est pas cher pour cet emplacement et avec une occupation pendant trois ans par Hachette, dont le loyer payait les agios.

Donc, sur une base au m2 aussi faible et avec une durée de trois ans de loyer payant les agios, on avait tout lieu de penser que cela permettrait de sortir de la crise et que cette opération serait tout à fait « self-supporting » (sic).

En mon âme et conscience, je pense que l’opération Hachette est l’une des très bonnes opérations immobilières que l’on ait pu faire pendant cette période difficile.

M. le Rapporteur : En même temps, cela alourdissait le crédit sur Immopar.

M. Michel GALLOT : Pas exactement, puisque l’opération était isolée et qu’il y avait délégation des loyers. Elle se suffisait à elle seule.

Dieu sait qu’il y a eu des mauvaises opérations, mais celle-là, honnêtement, je la mets dans la catégorie des bonnes.

M. le Rapporteur : Juste un mot sur l’autre grand client, Bernard Tapie.

Sur la vente d’Adidas, M. Peyrelevade nous a dit que le Crédit lyonnais avait simplement fait du portage en plus de l’opération de participation au capital, au profit des acheteurs.

Pourrions-nous avoir le détail de l’opération, savoir à quel niveau le Crédit lyonnais a éventuellement financé le principal repreneur, a financé Mme Beaux, a financé éventuellement les deux fonds d’investissement extra-territoriaux qui sont intervenus, Omega et Euro-Knights, dont l’un est aux Des Vierges ?

M. Michel GALLOT : Si vous le permettez monsieur le Président, je voudrais commencer par dire que cette affaire était extraordinaire dans le sens où M. Tapie avait acheté Adidas pour une somme extraordinairement faible par rapport à la valeur potentielle de la société. Lorsque ce dossier fut fait, tous ceux qui en avaient connaissance ont pensé qu’il y avait une très grosse plus-value à faire et que tous les problèmes qui pouvaient se poser un jour à M. Tapie n’existeraient pas. Il l’a vraiment acheté sur une base incroyablement faible.

Trois choses ont joué contre M. Tapie.

La première a été la conjoncture, excusez-moi de le rappeler, mais c’est quand même le cas, puisqu’il l’a achetée en 1990, que la conjoncture s’est complètement dégradée après et que le marché du sport a été moins bon qu’il aurait pu l’être.

La deuxième cause a été le niveau élevé des taux d’intérêt puisqu’il était en portage. Avec un marché monétaire à 14 ou 15%, il a été littéralement assommé par le coût.

La troisième cause a été vraiment la très mauvaise gestion d’Adidas pendant deux ans et demi. Adidas a été gérée pendant deux ans et demi d’une très très mauvaise manière.

Lorsque la situation a commencé à se dégrader, les banques ont demandé à M. Tapie de sortir d’Adidas car comme il le portait en prêt et que les taux étaient ce qu’ils étaient, ils n’étaient plus supportables pour lui.

C’est la contrainte des AGF et du Crédit lyonnais qui a poussé M. Tapie à vendre Adidas. Il l’a vendue pour le prix d’acquisition majoré des intérêts, grosso modo. Même dans ces conditions, le prix était encore extrêmement avantageux.

Pourquoi ce résultat ?

Des tractations avaient été faites par le groupe Pentland de M. Steve Rubin. Ces pourparlers ont été sur le point d’aboutir. Un préaccord signé en juin n’a pas été confirmé en septembre.

M. Rubin n’a pas acheté, malgré un prix meilleur que le prix de sortie qui a suivi, parce que la Livre a été dévaluée entre-temps. J’ai rencontré M. Rubin, qui m’a dit : « Le marché du sport n’est pas bon, la conjoncture est obscure. Je gagne 250 millions sans rien faire dans la quinzaine, rien qu’en m’étant couvert en Deutschemark. Plutôt que d’être sur une entreprise, qui me tente, me plaît, à laquelle je crois, mais avec un aléa, je préfère encaisser ma mise et m’en aller. » C’est ce qu’il a fait, à tort ou à raison, je ne sais.

La sortie s’est alors faite. Comment le financement s’est-il fait ? Les AGF et le Crédit lyonnais ont pris une participation en capital à ce moment-là. En ce qui concerne Mme Beaux, elle a été financée par la SDBO. Vous savez d’ailleurs qu’elle a dénoué tout récemment son engagement, c’est-à-dire qu’elle est sortie en vendant ses parts.

Je ne connais pas les autres financements. Ils n’ont pas été faits par la SDBO et je n’étais plus au Crédit lyonnais lorsqu’ils ont été faits. Je ne sais pas où, ni par qui, ni comment ils ont été faits.

Quant au destin de l’affaire, Mme Beaux qui a été présidente du directoire d’Adidas pendant trois mois a fait plus pendant ces trois mois que le précédent président, M. Jaeggi, en trois ans.

Elle a fait des choses très simples : elle a limité les stocks, réduit la gamme des produits, fait entrer les créances, réorganisé la logistique. En trois mois, elle a déjà procédé à un redressement important et M. Robert Louis-Dreyfus qui a repris l’affaire début 1993 a réussi à faire un exercice bénéficiaire en 1993, ce qui n’était pas facile après de lourds exercices déficitaires et, pour l’année 1994, il devrait enregistrer un très net bénéfice.

Mon estimation personnelle est que cette entreprise devrait en 1995 gagner de l’ordre de 500 millions de francs.

Bernard Tapie a acheté Adidas 1,6 millard de F en 1990 et cette entreprise, bien gérée par un homme remarquable, va gagner de l’ordre de 500 millions de F en 1995. Vous voyez sur quel multiple de vente cette opération peut se faire, sans que la conjoncture se soit substantiellement améliorée.

C’est une étrange histoire économique.

M. le Rapporteur : Une dernière question sur l’étrangeté de l’histoire : si Bernard Tapie n’avait pas été un homme politique ou s’il n’avait pas bénéficié de soutiens politiques, pensez-vous qu’il aurait eu droit au même traitement en 1990, au moment de l’achat d’Adidas, car, en fait, il n’avait pas le premier sou pour réaliser cette opération ?

Pensez-vous qu’il aurait bénéficié du même soutien du Crédit lyonnais pour le faire sortir, qui a quand même été nécessaire, ne serait-ce que pour le portage et l’augmentation de la participation en capital en 1993 ?

Pensez-vous que M. Haberer a donné un accord tout à fait autonome sur la vente d’Adidas ou pensez-vous qu’il y a eu une intervention politique pour qu’il le fasse ? A-t-il été couvert par une lettre d’un membre du gouvernement, comme cela a beaucoup été dit à l’époque, y compris par M. Haberer dans certains milieux privés ?

M. Michel GALLOT : Les banquiers n’aiment pas la confusion des genres entre l’homme d’affaires et l’homme politique. Je ne pense pas que cela donne une facilité supplémentaire à quelqu’un qui fait de la politique de faire des affaires parce qu’il y a un coefficient d’inquiétude et de méfiance.

Dans le cas de M. Tapie, le dossier de 1990 était un excellent dossier bancaire, la meilleure preuve étant qu’il a été syndiqué auprès de onze ou treize banques sans aucun problème car les données fondamentales du dossier étaient excellentes. La marque Adidas est l’une des dix marques les plus connues dans le monde. Avec une gestion un tout petit peu efficace, on devait tirer de cette affaire une valorisation considérable. L’erreur de l’époque est de ne pas avoir syndiqué le capital de manière à limiter le risque. Par conséquent, le destin des choses aurait été complètement différent.

Quelle a été la réaction de M. Tapie ? Je ne la connais pas, mais je pense qu’il a été gourmand et qu’il a dû penser que l’ayant achetée à ce prix, il devait rechercher la valorisation maximale. Il n’imaginait certainement pas que le coût de portage et les taux d’intérêt atteindraient le montant qu’ils ont atteint.

Donc, j’affirme que le dossier de prêt s’est monté d’une manière technique, sur un dossier totalement sûr. De plus, nous avions en nantissement la totalité des parts. A ce prix-là, les banques ne couraient aucun risque.

M. le Rapporteur : En même temps, M. Tapie avait un découvert important auprès de la SDBO au titre de la Financière Immobilière Bernard Tapie. L’affaire Adidas était peut-être bonne, mais était-il raisonnable de faire confiance à une personne qui avait déjà un découvert important, avec une capitalisation des intérêts ? N’importe qui aurait-il pu en bénéficier ?

M. Michel GALLOT : Je crois l’avoir dit en propos introductif, quand vous regardiez ce dossier, vous vous disiez que l’ensemble des découverts pouvait être remboursé par la valorisation certaine. Je ne comprends toujours pas comment il a réussi à acheter cette affaire 1,6 milliard. Manifestement, cela valait beaucoup plus. Talent de conviction, de négociation, je n’en sais rien. A l’époque, tout le monde s’est demandé comment il fait.

Accorder le crédit était une évidence.

C’était l’occasion rêvée de rembourser le découvert parce qu’il allait faire une très forte plus-value... ce qu’il aurait dû faire.

Porter en prêt cette affaire avec des taux de marché monétaire de l’ordre de 14 à 15 % plus marges n’empêche pas, malgré un prix d’acquisition très avantageux, l’affaire de continuer à s’enfoncer.

L’attitude du banquier est alors d’arrêter, de sortir, de dire à M. Tapie : « Vous ne pouvez plus le porter. M. Rubin s’est désisté. » Quand quelqu’un se désiste, c’est toujours très mauvais parce que les gens ne savent pas très bien pourquoi il s’est désisté. Cela jette une ombre, impose des délais. Il était évident que la sortie allait être difficile. Il fallait le pousser à sortir.

M. le Rapporteur : Vous dites que l’opération était bonne à l’origine. Mais elle était viciée au début puisqu’il n’y avait pas de fonds propres. Dès lors que M. Tapie était obligé d’être en portage, il devait trouver une sortie rapide dont il n’était pas du tout assuré.

M. Michel GALLOT : C’est sûr, mais il devait la syndiquer à hauteur de 40, 50 ou 60 %. Je regrette qu’il ne l’ait pas fait tout de suite. C’est, je pense, ce qui se serait fait si la conjoncture n’avait pas tourné et mis une sorte de réfrigération sur toutes ces affaires.

Il fallait le faire sortir. C’était un réflexe bancaire normal et salubre.

M. le Rapporteur : La sortie n’aurait pu se réaliser s’il n’y avait pas eu cet apport important de banques et de compagnies d’assurances nationalisées. Le Crédit lyonnais, l’UAP et les AGF ont augmenté leur participation en capital dans la nouvelle structure.

M. Michel GALLOT : La réponse à votre question est de savoir combien se vendra Adidas dans deux ans. Si les banques avaient repris une entreprise qui devait devenir mauvaise, déficitaire et perdante, c’était une mauvaise réaction. Il valait mieux tout perdre à ce moment-là.

Mais si vraiment, ce que je crois, Adidas vaut très cher l’année prochaine, n’est-ce pas une réaction efficace des banques sur une affaire redressable, de niveau mondial, que de l’avoir soutenue et d’avoir évité des pertes sur ce dossier ?

M. le Rapporteur : Efficacité relative parce qu’on a assisté à la fermeture de quasiment toutes les usines Adidas en France.

M. Michel GALLOT : C’est possible, mais le problème est de savoir quel sera le compte d’exploitation d’Adidas fin 1994 et fin 1995.

M. Alain GRIOTTERAY : En vous écoutant, je comprends qu’il y ait des chefs d’entreprise aventureux — je ne dis pas aventuriers — qui se lancent en prenant beaucoup de risques. Je pense notamment à MM. Pelège et Tapie.

Il est surprenant de voir qu’un grand établissement comme le Crédit lyonnais et une filiale comme la banque que vous dirigiez aient un comportement du même type, parce que dans l’opinion publique, et je participe de l’opinion publique, le Crédit lyonnais est une extraordinaire grande dame, sérieuse.

Or, je découvre que ce n’est pas du tout ce que je pensais puisque les banques se comportent avec beaucoup de sérieux et de méfiance à l’égard des petits, mais se laissent envoûter par des gens qui ont ce curieux talent, comme Pelège que je connais, et Tapie que je rencontre.

Lorsque vous parliez de Pelège tout à l’heure, vous en parliez avec considération, ce que je comprends, car c’est un joueur ; mais c’est un joueur dont tout le monde à Paris savait, quand on le voyait d’un peu près, qu’il n’était qu’une bulle de savon qui n’était prise au sérieux que parce que le Crédit lyonnais, la banque la plus proche de lui, était là pour l’appuyer.

Vous disiez que l’affaire de la SAE était une petite chose par rapport à l’envergure de Pelège. Effectivement, il fut un moment où Pelège achetait tout ce qui se présentait. On savait très bien qu’il n’avait pas les moyens de le faire, et les gens qui ne sont plus tout jeunes comme moi savent aussi que l’immobilier est un secteur qui connaît régulièrement des crises, où les gens s’effondrent. On a vu, depuis la guerre, des cas de grands aventuriers-promoteurs qui, tels une bulle de savon, ont éclaté.

Cette fois, cela a été pire encore que d’habitude. Ces promoteurs se sont pris pour des génies parce qu’ils gagnaient de l’argent si facilement. Je comprends qu’ils se soient laissé griser. Je comprends que Pelège, Olivier Mitterrand, Pellerin et quelques autres soient passés de la vie d’hommes démarrant bien leurs affaires et les gérant bien à celle d’hommes perdant le sens des réalités.

Mais je comprends moins que la banque, celle qui est à côté de Pelège, ne s’aperçoive pas qu’il est en train de perdre le sens des réalités. Je l’ai vu à cette époque et je lui avais conseillé de conserver la pharmacie de son épouse. Il était tellement évident que la bulle de savon éclaterait. Je le savais, mais je ne pouvais imaginer que le Crédit lyonnais serait concerné parce que, pour tous les Français, c’était une des banques les plus sérieuses. Elles ne sont pas si nombreuses à Paris.

C’est vrai qu’il y avait l’état d’esprit de 1991, mais pas quand on connaît le monde et les affaires comme une grande banque est censée les connaître.

Pour Tapie, c’est exactement la même chose.

Quand on lit aujourd’hui, dans un article du Monde, la description extraordinaire des relations entre la SDBO et M. Tapie, la fortune de M. Tapie montée en complicité avec la SDBO — l’article est peut-être faux, bien que personne n’ait apporté de démenti — on a le vertige.

M. le Président : Précisément, monsieur le Président, sur cet article du Monde que tout le monde ici a lu, avez-vous des commentaires à faire, des démentis ou des précisions à apporter ?

M. Michel GALLOT : Comme beaucoup d’articles de presse, c’est un amalgame de vrai et de faux. [...]

Pour revenir à votre question, monsieur le Député, vous me disiez que vous ne compreniez pas comment la banque soutenait des gens pareils ?

M. Alain GRIOTTERAY : Je comprends qu’elle les soutiennent, mais pas qu’elle prenne autant de risques. Ils sont joueurs, c’est leur tempérament. Mais la banque devrait être là pour les freiner et les conseiller, mais on a l’impression qu’on les a encouragés, accompagnés en tout cas.

M. Michel GALLOT : Je n’irai pas jusqu’à « encourager », mais il est très difficile de rompre la dynamique lorsque vous êtes avec un client.

On pense que le banquier fait ces accompagnements le coeur léger, ce n’est pas vrai. Il est bien évident qu’à un certain moment, il faut freiner les choses. Comment les freiner lorsque la conjoncture tourne ?

Je reviens sur le problème de conjoncture qui, vraiment, en matière bancaire, est fondamental.

Vous êtes sur une certaine pente avec un client qui fait des opérations qui ne sont pas déraisonnables, elles sont peut-être risquées, osées, mais correctes. Il reprend une chaîne hôtelière qui existe, les hôtels sont là.

Tout cela s’inscrit dans une perspective de valorisation, de sortie ; et puis, cela ne sort plus. Le marché immobilier n’a pas seulement baissé, il a disparu. En matière de bureaux, on ne pouvait plus rien vendre, même avec des décotes considérables.

Vous êtes avec un client peut-être un peu aventureux. Mais Francis Bouygues n’a-t-il pas été aventureux il y a 35 ans ? François Pinault ne l’a-t-il pas été il y a 30 ans ? Bernard Arnautt, il y a 20 ans ?

M. le Rapporteur : Ils sont tous au conseil d’administration.

M. Michel GALLOT : M. Lagardère n’a pas eu non plus l’esprit timide tout le temps.

Ceux qui réussissent vraiment sont ceux qui osent. Si une banque ne soutient pas ceux qui osent, elle ne régénère pas sa clientèle et ne fait peut-être pas non plus ce qu’elle a à faire pour le développement national.

On a peut-être trop soutenu ces gens, c’est possible. Mais si la conjoncture n’avait pas été ce qu’elle a été, tout cela ne serait pas arrivé et aujourd’hui, M. Pelège trônerait peut-être au summum de la promotion immobilière.

Je voudrais rappeler que M. Pelège a été président de la fédération des promoteurs élu par ses pairs, ce qui prouve qu’il bénéficiait d’une certaine considération de la part de ceux-ci.

La condamnation a posteriori est vraiment très facile. C’est la raison pour laquelle, je reviens sur la deuxième partie de mon propos concernant le contrôle et la tutelle, c’est pendant la période de facilité qu’ils s’exerçaient. Lorsque les choses sont faciles, en expansion, l’impulsion est donnée, les pentes et les engagements sont pris. Une fois pris, si la conjoncture tourne, ils sont toujours là.

C’est un peu la même chose pour ces dossiers, sur le plan général du Crédit lyonnais. Ce que je trouve dans cette crise — je me laisse un peu emporter, je m’en excuse — c’est : « Heureux les timides, heureux les frileux ». La leçon que les gens vont tirer de tout cela, c’est qu’il faut être le plus timide possible, ne pas prendre de risques. Jean-Yves Haberer serait arrivé dans cette maison après Jean-Maxime Lévêque en disant : « Je ne veux pas d’histoires, je veux une politique tranquille, surtout pas de risques, surtout pas de développement, je suis très heureux d’être président du Crédit lyonnais, du calme ! », tout le monde dirait aujourd’hui : « Quel grand banquier ! Comme il a été prudent !... ». Je me demande si les banquiers et les hommes d’affaires du futur ne vont pas se dire : « Ne nous mettons pas dans des histoires pareilles, parce que nous le paierons »

M. le Président : Cela dit, le Crédit lyonnais se comporte aujourd’hui vis-à-vis de M. Tapie autrement que vis-à-vis de quelqu’un qui a été victime de la conjoncture.

M. Michel GALLOT : Les conversations de restructuration ont été engagées par M. Haberer dès l’automne 1992. Changement de président, changement de méthodes. Mais aussi changement d’époque, changement de méthodes.

Dans l’attitude du Crédit lyonnais dont je n’ai pas à connaître, il y aussi une grande inquiétude d’être devancé par le fisc. Il a intérêt à prendre ses gages avant que le privilège fiscal ne s’exerce.

M. Yves FREVILLE : Quand la conjoncture américaine s’est retournée, deux ans avant la conjoncture française, le Crédit lyonnais a-t-il modifié son comportement face aux risques ?

M. Michel GALLOT : Je ne le pense pas.

M. Yves FREVILLE : Vous ne pensiez pas que le retournement de la conjoncture américaine aurait pu être suivi un ou deux ans après par un retournement de la conjoncture française ?

M. Michel GALLOT : Cette conclusion n’a pas été tirée.

M. Jean-Jacques DESCAMPS : Je reviens sur M. Tapie.

Je n’arrive pas bien à comprendre comment on peut considérer que M. Tapie est un entrepreneur comme les autres car jusqu’à preuve du contraire, il semble que son passif ait toujours été en avance sur son actif et qu’il n’y ait pas eu beaucoup d’entreprises gérées par lui qui se soient améliorées en termes financiers. Vous dites que les difficultés d’Adidas proviennent de la conjoncture, mais vous dites aussi que l’entreprise a été mal gérée. Il était urgent qu’il en sorte. La chance a été qu’il vende au prix où il a vendu au moment où il a vendu. Six mois plus tard, cela aurait été une perte supplémentaire. Et c’est comme cela pour beaucoup d’affaires, y compris l’OM, et on y rajoute le Phocéa.

J’ai l’impression que le client Tapie était particulier, qu’il a bénéficié peut-être plus que d’autres de la sollicitude de la banque. J’aimerais que vous leviez ce doute, de façon plus claire.

Au-delà de cette réflexion purement financière ou économique, je me demande, compte tenu de la personnalité de M. Tapie, si ce dossier faisait l’objet d’un suivi particulier, s’il remontait à la présidence et à l’actionnaire du Crédit lyonnais.

M. Michel GALLOT : Sur la capacité de gestion, je ne me prononcerai pas, parce que je ne le sais pas. A mes yeux, M. Tapie est surtout un acheteur et un vendeur, un négociateur qui achetait très bien et revendait généralement bien. C’est plus un homme d’affaires qu’un gestionnaire d’entreprise.

Sur la manière dont le dossier était suivi, je crois avoir dit qu’il était suivi par M. Despessailles d’une manière quasi-quotidienne.

En ce qui concerne le Crédit lyonnais, il était informé de ce dossier par des points faits lors des conseils d’administration de la SDBO, deux ou trois fois par an. Ce dossier ne soulevait pas d’inquiétude ni de problèmes particuliers jusqu’en 1992. Les choses étaient considérées comme couvertes et donc, ne posaient pas un problème important.

A partir du moment où le président du Crédit lyonnais a été saisi d’un accord pour l’affaire Adidas, qui était quand même un engagement exceptionnel, et lorsque le dossier est devenu difficile, le président du Crédit lyonnais est intervenu dans les pressions faites pour aboutir à la vente de cette entreprise.

Le Crédit lyonnais connaissait les grandes lignes du dossier jusqu’en 1992 et à partir de là, il a été informé de manière beaucoup plus fréquente et précise de son évolution.

M. Jean-Jacques DESCAMPS : Pourquoi a-t-il fallu attendre fin 1993, compte tenu du fait que le dossier n’était plus couvert à partir de fin 1992, pour trouver un accord de remboursement ou de bonne fin avec M. Tapie ?

M. Michel GALLOT : En fait, les premières conversations ont été engagées au moment de la sortie d’Adidas c’est-à-dire dès l’automne 1992. Les restructurations du dossier ont donc été engagées dès l’automne 1992. Cela a été un processus lent, en plusieurs étapes, mais qui a débuté dès l’automne 1992, dès l’affaire Adidas.

M. le Rapporteur : Sur la partie industrielle, au 31 décembre 1992 nous avons trois évaluations de la valeur de BTF, une de 249 millions de F de la Commission bancaire, une de 306 millions de F du cabinet Salustro et curieusement une de la SDBO, qui n’était pas écrite il est vrai, mais la Commission bancaire nous a indiqué que ce chiffre avait été cité dans une réunion, de 576 millions de F.

On a l’impression que la SDBO avait tendance à surévaluer. La Commission bancaire est peut-être devenue un peu sévère mais par rapport à un cabinet indépendant, on a l’impression d’une surévaluation des actifs économiques de Bernard Tapie de la part de la SDBO.

M. Michel GALLOT : L’évaluation d’une entreprise est totalement arbitraire. La seule vérité est celle du chèque que quelqu’un accepte de faire pour la payer. Tant que vous êtes dans les évaluations, vous êtes dans une complète incertitude.

Je ne me souviens pas de ce chiffre de 560 millions...

M. le Rapporteur : 576.

M. Michel GALLOT : Je ne m’en souviens pas.

Peut-être. Je constate cependant que la Commission bancaire, qui est devenue si sévère, n’avait demandé dans son rapport de 1992 qu’une provision de 70 millions en capital sur le groupe Bernard Tapie. Elle en a demandé 500 l’année suivante.

Cela montre bien combien les évaluations varient ou combien la conjoncture va vite. On peut avoir les deux optiques.

M. le Rapporteur : En ce qui concerne Financière immobilière Bernard Tapie et les SNC, vous dites que fin 1992, c’est un dossier équilibré et couvert, à peu près garanti. On sait par exemple pour le financement — excusez-moi d’entrer dans les détails, c’est couvert par le secret — ... mais le financement de l’hôtel particulier de Bernard Tapie avait donné lieu en 1986 à un prêt de 42 millions de F...

M. Michel GALLOT : Je ne suis pas obligé de répondre ?

M. le Président : Absolument. D’ailleurs lorsque M. le Rapporteur aura fini, je prendrais la parole.

M. le Rapporteur : ... remboursable le 31 décembre 1991, à un moment où en principe la conjoncture était bonne. Ce prêt n’a pas été remboursé et les intérêts étaient capitalisables. Comment peut-on dire qu’en 1992 tout le monde était rassuré alors qu’il n’arrivait pas à rembourser, sur une affaire personnelle mais importante, un prêt de 42 millions de F, alors qu’il avait un compte courant débiteur dont l’autorisation était régulièrement dépassée — au 31 mars 1992, il était de 88 millions de F, l’autorisation étant de 60 millions de F. Un particulier qui se comporterait de cette façon serait depuis longtemps interdit bancaire.

D’autre part, au travers de Financière immobilière Bernard Tapie, n’y avait-il pas des financements sur le Phocéa, sur l’OM ?

M. le Président : Je formulerai la question différemment.

La Commission est en possession d’éléments qui lui donnent à penser que l’appréciation que vous avez vous-même formulée sur la situation de Bernard Tapie fin 1992 pourrait être trop optimiste. Quelle est votre réponse ?

M. Michel GALLOT : C’est le problème des SNC, qui offrent une grande facilité et un grand risque. La grande facilité, c’est la facilité fiscale du statut de commerçant, le grand risque, c’est l’engagement complet sur ses biens.

La banque a toujours pensé que l’engagement sur les biens propres qui étaient importants — hôtel particulier, mobilier — couvrait largement ce qu’il pouvait y avoir d’incertain dans les autres comptes.

M. Louis PIERNA : Je suis surpris de ce que j’entends depuis un moment. Une banque, comme une entreprise, doit d’abord répondre aux besoins du marché, de la société. Il suffisait de jeter un regard autour de soi pour constater qu’il y avait un développement extraordinaire de l’immobilier d’entreprise, plus que de besoin, et un groupe comme le Crédit lyonnais ne disposait pas d’études de marché dans ce domaine. C’est incompréhensible. En tout cas, je ne parviens pas à l’admettre.

M. Michel GALLOT : L’immobilier a pâti d’une très mauvaise conjonction qui s’est faite entre la levée de l’encadrement du crédit et la libération des bureaux en région parisienne. Il y a eu là une conjonction tout à fait stimulante pour les professionnels qui se sont dit que c’était le moment, qu’il fallait en profiter, que ceux qui ne prendraient pas position maintenant n’en trouveraient plus et qu’il fallait, par conséquent, s’assurer les meilleurs emplacements et les meilleures opérations.

Ils ont tous pensé que la libération des bureaux en blanc — c’est-à-dire les bureaux que l’on construit sans utilisateur prédéterminé — ne durerait pas et que ceux qui auraient pris les positions seraient gagnants.

Le « Liming » (sic) a été totalement désastreux puisque le crédit étant libéré, les possibilités de faire ces crédits ont été ouvertes.

Vous avez eu une compétition épouvantable entre les banques qui ont voulu s’assurer les clientèles et qui ont été certainement trop indulgentes avec les promoteurs. Puis on s’est dit que bientôt les opérations ne pourraient plus être engagées de la même manière.

Cela est arrivé avec un « timing » désastreux puisque c’est arrivé juste avant le retournement de conjoncture. Ce serait arrivé cinq ans avant, le résultat aurait été différent. Ce serait arrivé maintenant, les opérations n’auraient pas été engagées.

Vous êtes donc en position difficile. Vous avez une clientèle, une position commerciale. Vous savez que vos clients sont démarchés par les autres banques, qui leur font des propositions. Vous avez mis parfois dix ou vingt ans à vous assurer la clientèle d’un groupe et vous avez peur qu’en refusant, ils partent.

Evidemment, nous aurions mieux fait de les perdre. Quand on voit les choses maintenant, on n’a pas d’hésitation. Mais à l’époque, il faut toujours se mettre dans l’état d’esprit du moment, c’était différent et perdre ses positions, c’est toujours très dur pour un banquier. Nous avons eu tort, c’est sûr, d’être trop ouverts et trop indulgents.

M. Philippe AUBERGER : J’ai deux questions à poser.

La première concerne Adidas, mais est une réflexion plus générale.

Je me demande si l’on n’a pas confondu entrepreneur et aventurier. Je fais la distinction entre les deux. L’entrepreneur apporte un esprit d’entreprise soit sur le plan industriel — amélioration des conditions de production — soit sur le plan commercial — amélioration des conditions de commercialisation des produits ; bref, une valorisation. L’aventurier est celui qui fait un coup, un aller-retour. On achète à bon escient et à bon compte et l’on essaie de revendre au meilleur prix en trois mois, en six mois, en essayant de faire une plus-value.

Franchement dans l’affaire Adidas, aviez-vous vraiment l’espoir que M. Tapie se comporte en entrepreneur ? Compte tenu de son passé, de ses caractéristiques, de son tempérament, pensiez-vous qu’il était véritablement en mesure d’apporter une valeur ajoutée industrielle ou commerciale à cette affaire ?

J’ajoute à mon observation que, personnellement, je n’ai pas le sentiment que les autres banquiers se soient précipités. Je connais une banque qui a suivi l’affaire avec énormément de réticences. Je crois même avoir entendu à l’époque dire qu’au sein du Crédit lyonnais, très peu de gens avaient conseillé de suivre sur cette affaire.

Je me demande donc s’il n’y a pas eu une erreur de jugement à la base.

M. le Président : Vous pouvez répondre de manière générale sur le problème des aventuriers et des entrepreneurs, sans parler de M. Tapie.

M. Michel GALLOT : Je n’ai jamais pensé qu’il garderait Adidas. J’ai pensé qu’il la revendrait en faisant une forte plus-value.

Nous l’avions vu faire dans Wonder. Il a fait une opération superbe. Il l’a achetée pas cher et l’a revendue très cher aux Américains.

J’ai pensé que pour Adidas, il ferait de même et revendrait à je ne sais quelle firme américaine, japonaise, ou suisse, puisqu’un Suisse était sur les rangs, avec une forte plus-value.

En ce qui concerne la réticence sur le dossier, vous avez raison de dire que les banques sont venues mais qu’il y a eu quelques réticences. [...]

M. Philippe AUBERGER : Nous n’allons pas traiter de la personne. A l’époque d’ailleurs, on s’était ému lorsqu’il a introduit BTF sur le second marché du fait qu’il ait utilisé son titre de membre de la Commission des finances, alors que c’était interdit par la loi. Peu importe.

Mais il y a eu une succession de ventes avortées. La première avec Adidas et Pentland, mais également avec la Vie Claire et je crois aussi un autre cas. Cela peut arriver mais une succession de ventes qui avortent peut quand même poser problème.

M. Michel GALLOT : Si vous voulez me faire dire que c’est un client facile et confortable, je ne le dirai pas. Si je vous le disais, je ne pense pas que j’aurais beaucoup d’audience. C’est un dossier extrêmement difficile et très éprouvant à traiter, qui n’a jamais été facile.

Sur cette affaire Adidas, j’y ai vu, pour ma part, la sortie du dossier. Je pensais qu’il voulait revendre. J’ai vraiment pensé qu’il allait gagner un milliard sur ce dossier et qu’alors, il n’y aurait plus de problème, plus de dettes, plus rien. Cela aurait dû se passer. Cela devait se passer, même avec une mauvaise conjoncture. Tel est le fond de ma pensée.

Quant aux ventes qui ne se sont pas faites, d’autres se sont faites. Il a vendu Look au groupe suisse Ebel dans des conditions convenables.

La Vie Claire ne s’est pas vendue deux fois puisqu’il l’avait vendue d’abord au groupe anglais Booker, mais la vente a été annulée parce que la garantie de chiffre d’affaires n’avait pas été atteinte, le contrat impliquant qu’un certain volume de ventes devait être fait. Les Anglais ont alors demandé la résiliation de la vente. Puis, la vente à M. Botton a été annulée à la suite de je ne sais plus trop quelle péripétie.

M. Didier MIGAUD : Dans vos fonctions au Crédit lyonnais, vous étiez directeur central des grandes entreprises. Les grandes entreprises de presse faisaient-elles partie de votre portefeuille ?

M. Michel GALLOT : Non.

M. le Rapporteur : Il y a eu la reprise de Look par Ebel, mais Ebel était également financé par le Crédit lyonnais et il se retrouve avec un encours beaucoup plus élevé que ce qui était prévu à l’origine.

M. Michel GALLOT : Ebel était financé par le Crédit lyonnais, mais la signature Ebel paraissait à l’époque une belle signature. Je rappelle que le groupe Ebel fabrique des mouvements de montre pour le groupe Cartier. C’est un groupe suisse de bonne notoriété. Donc le financement du groupe Ebel qui était également financé par des banques suisses paraissait totalement normal.

M. le Rapporteur : Au travers de deux ou trois dossiers, on a le sentiment qu’à force de vouloir favoriser un client ou lui créer une situation favorable, on ouvre un autre chantier totalement impossible.

Le cas Ebel n’est peut-être pas le plus marqué, mais dans le cas Pinault, on voit l’immeuble de la CFAO racheté par le Crédit lyonnais, surpayé à M. Pinault pour lui apporter des liquidités, et qui reste quand même sur les bras du Crédit lyonnais. M. Vaturi se présente et aujourd’hui, on se retrouve avec une affaire qui a très mal tourné. M. Pinault s’en tire très bien, mais M. Vaturi est en cautionnement, avec une partie garantie par le contribuable. In fine, c’est le contribuable qui va en faire les frais.

Il est invraisemblable, pour aider un client, d’arriver à de tels désastres par ailleurs.

M. Michel GALLOT : Je n’ai plus vu le dossier Pinault depuis le printemps 1991, je ne peux pas vous dire comment il a tourné. Ma réponse ne peut porter sur ce point.

Sur le plan plus général de la banque face au client en position difficile ou risquée, c’est un des problèmes des plus difficiles qu’ait à résoudre la profession bancaire que celui de savoir à quel moment vous devez couper sur un client ou le soutenir pour l’aider à sortir de quelque chose. Vous êtes pris dans des faisceaux contradictoires, extraordinairement perturbants pour le banquier. Devez-vous prendre votre perte ? Si vous la prenez, vous l’avez, alors que si vous soutenez vous pouvez espérer vous « refaire ». Je disais tout à l’heure que je pensais qu’Adidas serait un brillant succès et qu’il fallait le faire.

Vous avez le problème social. Sans être une assistante sociale, le banquier a quand même du coeur et l’on sait bien que lorsqu’un banquier coupe les crédits à une entreprise, c’est une chose qui est durement ressentie par lui et l’on ne s’endurcit pas à ce genre de choses.

Que faut-il faire ? Aider, ne pas aider ? Prendre sa perte ou non ? Pousser à fermer ou non ? C’est une succession de cas de conscience et de cas financiers. On ne peut prendre un parti externe sur ce type de dossiers sans l’avoir soi-même vécu.

Dans vos circonscriptions vous avez certainement vécu cette situation par le biais d’entreprises qui avaient des rapports difficiles avec leurs banquiers. Vous savez donc ce que peut être notre problème pour l’avoir vu sous un autre angle.

Que faire ? Dans l’affaire Testut, fallait-il soutenir Testut ou mettre 600 personnes à Béthune sur le pavé ? Nous sommes partagés entre deux notions, le soutien abusif, d’une part, et la coupure arbitaire de crédit, d’autre part.

Même sous l’angle judiciaire, nous naviguons entre deux notions près proches. Le chemin de crête est très étroit. Dans vos appréciations, il faut bien que vous vous mettiez à notre place dans des problèmes de soutien ou de non-soutien.

M. le Rapporteur : Sur la SDBO, n’avez-vous pas l’impression que M. Despessailles entretenait des relations tellement privilégiées avec certains clients, notamment avec Bernard Tapie, mais aussi avec d’autres, que l’on peut se demander si ce n’est pas lui qui avait tous les leviers en main ?

M. Michel GALLOT : Vous savez... J’ai d’abord été président de la SDBO en ayant les fonctions opérationnelles exécutives au Crédit lyonnais puisque, vous l’avez rappelé, j’étais à la fois responsable de la direction centrale des groupes d’entreprises et de la direction des affaires immobilières. Ce sont deux très grosses directions. Le Crédit lyonnais est le plus important de la place pour les affaires immobilières. Pour les groupes d’entreprises, ce sont quand même les 250 plus importants groupes mondiaux à suivre et à visiter.

Il est donc bien évident que 95-98% de mon temps était dévolu à mes fonctions fondamentales et qu’à la SDBO, j’étais président du conseil d’administration et non, comme l’on dit chez les Anglo-saxons, « chief executive officer ». Ce n’est pas moi qui faisait marcher la banque. Je l’administrais, sous l’angle de sa présidence. Je présidais le comité de direction une fois par semaine pendant une heure et demie, puis le conseil d’administration, et je recevais des papiers. Il est clair que M. Despessailles gérait la banque.

Il a géré la banque avec beaucoup de talent pendant quinze ans parce que vous ne transformez pas une petite banque de quartier de 40 personnes en une banque de 400 personnes qui réussit à sortir 150 ou 200 millions de résultat comme cela. On peut dire que c’était sa banque. Il y mettait tout son coeur, toute sa vie et cela a très bien marché tant que la conjoncture a été porteuse. Puis le jour où la conjoncture s’est retournée, cette banque était probablement trop engagée avec certains clients et a subi de plein fouet les choses.

Je suis justement arrivé à ce moment-là puisque j’ai pris ma retraite du Crédit lyonnais en 1991 et me suis installé à la SDBO pendant l’été 1991 au moment où les problèmes ont commencé. Comme vous l’imaginez, cela n’a pas été très facile.

M. le Président : S’il n’y a plus d’autres questions, il ne me reste qu’à remercier M. Gallot.

S’il devait être décidé de publier tout ou partie de votre audition, contact serait pris au préalable avec vous et, en tout état de cause, je censurerai moi-même tout ce qui a rapport avec des affaires pouvant être traitées par la justice ou étant couvertes par le secret bancaire.

M. Michel GALLOT : Je vous en remercie parce que j’ai essayé dans mes explications d’être très ouvert, de ne pas m’abriter derrière des textes, je suis donc à votre discrétion.

M. le Président : Nous vous en remercions. Vous aurez toutes garanties à ce sujet.

« Prenant connaissance du compte rendu de son audition, M. Gallot a présenté les observations suivantes acceptées par la Commission : »

1) A propos des relations entre le Crédit lyonnais et la SDBO, il importe de rappeller que le Crédit lyonnais avait six représentants au conseil d’administration de la SDBO, que le dossier Tapie fut évoqué cinq fois entre 1988 et 1993 et que des dossiers très complets étaient adressés préalablement à chaque personne, que les programmes, les comptes et le contrôle de gestion étaient régulièrement adressés à la direction de tutelle du Crédit lyonnais, que l’Inspection générale du Crédit lyonnais a effectué des inspections très complètes de la SDBO en 1985 et 1991, sans relever de critiques graves dans le fonctionnement de la banque ni dans ses engagements (demandant seulement 120 millions de provisions en 1991) et félicitant même la SDBO en 1991 de son dynamisme en matière de financements immobiliers.

2) A propos des sociétés de M. Pelège, le motif fondamental qui a paralysé la liberté de manoeuvre du Crédit lyonnais dans le règlement des dossiers réside dans l’accord donné par le Président Lévêque de faire du Crédit lyonnais la banque de référence auprès de la Commission bancaire de la banque du groupe Pelège, Avenue banque. Celle-ci étant au centre des formations du groupe, les autres banquiers du groupe Pelège pouvaient exiger de se faire rembourser en sachant que le Crédit lyonnais serait contraint de couvrir les engagements ou de les prendre en charge.

3) La réponse à la question du Président Séguin sur l’article du Monde a été incomplète, probablement parce que le fait paraissait évident : la règle du secret professionnel interdisait toute mise au point qui ne pouvait qu’être centrée sur les opérations d’un client.

Audition de M. Jean PEYRELEVADE,

Président du Crédit lyonnais

(Extrait du procès-verbal de la première séance du 16 juin 1994)

Présidence de M. Philippe Séguin, Président

M. Jean Peyrelevade est introduit.

M. le Président : Je vous remercie d’avoir bien voulu répondre à notre demande pour cette deuxième audition dont nous étions convenus pour le terme de nos travaux. Nous allons considérer que la prestation de serment à laquelle il avait été procédé lors de la première audition couvrira la seconde.

Sans plus attendre, je donne la parole à M. le Rapporteur.

M. le Rapporteur : Monsieur le Président, j’ai, pour commencer, quelques petites questions de procédure.

Je voudrais vous remercier de la collaboration que nous avons obtenue de la part du Crédit lyonnais, grâce notamment à une interprétation un peu restrictive de la part de votre secrétaire général de la notion de contrôle sur pièces et sur place, car lorsqu’en tant que rapporteur, j’ai voulu entendre les collaborateurs du Crédit lyonnais ici, on m’a demandé d’aller au Crédit lyonnais, sans pour autant pouvoir aller dans leurs bureaux de crainte sans doute que l’on ne fasse un contrôle sur pièces.

Nous avons formulé un certain nombre de questions et de demandes de documents et je dois dire que la lettre de M. Verny du 14juin 1994 de deux pages et demie concernant une vingtaine de questions que nous avions posées nous a beaucoup déçus car, à presque toutes les lignes il est écrit : « En ce qui concerne la demande notant, nous ne disposons pas des documents demandés (...), nous ne disposons pas (...), nous ne disposons pas (...), les poursuites judiciaires ne nous permettent pas nous sommes désolés de ne pas être dotés des moyens qui nous permettraient de (...), nous ne disposons d’aucun moyen de service (...), ce document est sans rapport avec l’objet de la commission d’enquête (...), je ne pense pas que ce soit au Crédit lyonnais d’en juger... cette demande ne me parait pas entrer dans la mission de la commission d’enquête (...), nous ne disposons pas de (...), n’entre pas dans la mission de la commission d’enquête (...), les demandes nos 2, 3, 5 et 7 ne consistent pas en demandes de communication de documents de service (...) », etc.

Heureusement, nous avons quelques moyens de nous informer par ailleurs, en particulier auprès de ceux qui ont contrôlé le Crédit lyonnais. Cependant, nous souhaiterions avoir à notre disposition certains documents de service, dans le cas contraire, nous devrions en déduire que le Crédit lyonnais fait obstacle aux travaux du rapporteur.

Tout cela est fâcheux parce que les informations les plus objectives, les plus sûres et les plus crédibles sont évidemment au Crédit lyonnais. Lorsque les questions portent sur un sujet bien précis, ayant par ailleurs d’autres informations sur le même sujet, nous aimerions au minimum pouvoir confronter des informations écrites émanant, par exemple, de la Cour des Comptes, des commissaires aux comptes ou de la Commission bancaire, avec les réponses qu’a été amené à donner le Crédit lyonnais sur ces observations qui ne sont pas forcément bienveillantes pour le Crédit lyonnais. Nous aimerions avoir la voix de la défense, en quelque sorte. Malheureusement, dans l’état actuel des livraisons du Crédit lyonnais, je dois dire que nous nous sentons un peu faibles de ce côté-là.

C’est une remarque concrète et également de principe. J’ai utilisé, je pense à bon escient, mes possibilités juridiques de rapporteur sur place, pas encore sur pièces. Je me demande si nous ne serons pas obligés d’oeuvrer vraiment en travaillant sur pièces et sur place.

Voilà, monsieur le Président, ma première remarque que vous jugerez peut-être un peu acerbe. Elle ne l’est pas, elle vise à organiser un bon travail pour cette Commission et j’ai l’impression que le Crédit lyonnais se referme sur lui-même.

Le Crédit lyonnais donne déjà, par rapport à d’autres banques, l’impression d’une forteresse dans laquelle on arrive certes à pénétrer même lorsque l’on n’est pas client, mais dans laquelle on a aussi un peu de mal à obtenir des informations, notamment de la part de votre secrétaire général. Je ne sais si cela tient au filtrage qu’opère M. Verny ou à des ordres qui viennent directement de la présidence.

M. Jean PEYRELEVADE : Ma réponse est très claire : M. Verny agit sur instructions et j’ai donné ces instructions. Puisque vous vous plaignez et évoquez la procédure, je vais pouvoir à mon tour me plaindre.

L’interprétation que nous faisons du droit du Rapporteur est qu’il a le droit plein de venir enquêter sur place et sur pièces. Qu’il vienne sur place, lui-même et demande les pièces existantes qu’il souhaite consulter, il les aura.

Simplement, puisque vous abordez ce sujet, je voudrais donner quelques informations à la Commission. J’ai fait recenser le nombre de documents qui nous avaient été demandés par le Rapporteur entre le 19 mai et le 7 juin, documents qui n’ont pas été consultés sur pièces et sur place, mais dont on nous a demandé la transmission, que j’ai refusée la plupart du temps pour des raisons liées au secret bancaire.

On nous a demandé très exactement 1.714 documents. Et encore, je compte pour un seul une demande qui représente en fait, si nous y avions donné satisfaction, plusieurs milliers de fiches, c’est-à-dire plusieurs milliers d’heures de travail, qui était la suivante : fiches — c’est-à-dire non pas documents existants, mais constitution par le Crédit lyonnais d’une note — pour chaque risque immobilier, promoteur ou marchand de biens, quelle qu’en soit la forme, octroyé par le Crédit lyonnais ou l’une de ses filiales.

Ce sont donc, une fois de plus, plusieurs milliers de documents, mettant en cause le secret des affaires et nous demandant un travail d’élaboration à partir de documents qui n’étaient pas cités avec précision.

Si, sur quelque risque immobilier que ce soit, vous demandez communication d’un dossier, si vous venez au Crédit lyonnais le consulter sur place, vous aurez le dossier. Mais il est vrai que pour consulter sur pièces et sur place 1.714 documents et plusieurs dizaines de milliers de fiches sur les risques immobiliers, cela demandera un certain temps !

J’ajoute, puisque nous commençons sur la procédure, que si, bien entendu, la Commission est souveraine et je conçois que toutes les questions qu’elle pose le sont dans un souci de manifestation de la vérité, vous comprendrez que j’ai quelques surprises à voir des demandes du type suivant :

— Note sur le financement d’Air Liberia Transport. Je ne sais même pas de quel dossier il s’agit et j’ai quelque peine à penser que ce soit lié directement à la situation actuelle du Crédit lyonnais.

— Préciser l’objet et les résultats des déplacements de M. Martinez à Genève en 1993. Cela ne me parait pas être une enquête sur pièces et sur place.

— Note sur le coût total de l’installation du Crédit lyonnais à Saint-Pétersbourg en distinguant les différents postes : acquisitions, installation personnelles, montant des transactions réalisées depuis, année après année. Ce n’est pas une enquête sur pièces et sur place et je doute que les chiffres correspondants aient une relation directe avec la situation actuelle du Crédit lyonnais.

— Montant, année après année, des honoraires versés au cabinet Boyer par le Crédit lyonnais. Même remarque.

— Modalités et montant des rémunérations de M. François Gille, en tant qu’administrateur de MGM. Même remarque.

— Copie du contrat liant le Crédit lyonnais et l’agence Publicis, ayant pour objet la communication personnelle du Président du Crédit lyonnais. Je n’ai aucune raison, ni de secret d’affaires ni de protection de la banque, de ne pas vous communiquer ce contrat. Je doute simplement qu’il ait une relation quelconque avec la situation du Crédit lyonnais.

— Note et correspondances, qui n’existent pas, échangées au sujet d’un contrat de vente d’armes entre l’Egypte et le Rwanda, montant dont j’ai appris après enquête interne qu’il ne nous concernait pas directement, puisque les fonds avaient uniquement transité par le Crédit lyonnais et qu’ils se montaient exactement à 6 millions de dollars. Je ne vois pas la relation avec la situation actuelle du Crédit lyonnais.

Enfin, puisque nous en sommes aux problèmes de procédure, et pour manifester également ma mauvaise humeur, j’ajouterai, je m’excuse de créer cet incident, que je serais très reconnaissant au Rapporteur de cesser de recommander dans des dîners en ville à un certain nombre de personnes présentes de fermer leur compte au Crédit lyonnais.

M. le Président : Avant de donner la parole à M. le Rapporteur, je la donne à M. Emmanuelli qui l’avait demandée auparavant.

M. Henri EMMANUELLI : Je surseois, monsieur le Président.

M. le Président : La parole est donc à M. le Rapporteur.

M. le Rapporteur : Monsieur le Président, en ce qui concerne votre dernière observation, je ne vais pas me défendre sur ce sujet, je n’ai jamais conseillé à qui que ce soit de fermer son compte.

Il est de notoriété publique, sur la base d’informations sortant du Crédit lyonnais, de la part de vos propres collaborateurs qui racontent, dans des dîners en ville ou dans des instances plus officielles, qu’il y a des fermetures de comptes au Crédit lyonnais depuis, notamment, le cadeau que vous avez fait à Bernard Tapie au mois de mars.

Je n’y suis pour rien. Cela vient de vos propres collaborateurs qui racontent, en particulier à la presse...

M. Jean PEYRELEVADE : Lesquels ?

M. le Rapporteur : Je ne voudrais pas mettre dans l’embarras des collaborateurs que vous connaissez bien.

En ce qui concerne les documents que nous avons demandés, je vous donnerai quelques précisions.

Tout d’abord sur leur nombre. Pour l’immobilier et les fiches immobilières, vous disposez d’un fichier informatique. J’ai été agréablement surpris de l’équipement du Crédit lyonnais concernant le suivi de l’immobilier. Il ne s’agit pas de faire des fiches manuelles sur chaque opération. Une simple manipulation informatique suffit pour obtenir des fiches.

Nous voulions simplement savoir si nous pouvions avoir accès à ce fichier car nous n’avons pas cru comprendre, après les contacts que nous avons eus avec les responsables du secteur immobilier, qu’il était possible d’y avoir accès. Mais si vous nous confirmez que cela est possible, je vais m’empresser, dès la semaine prochaine, d’aller demander les fiches qui nous intéressent.

Vous omettez de signaler que nous avons également demandé les procès-verbaux des comités exécutifs hebdomadaires de septembre 1988 à décembre 1993. Leur nombre est sans doute comptabilisé dans les 1.740 documents.

En ce qui concerne Liberia Transport, cette information nous a d’ailleurs été confirmée par vos collaborateurs, que j’ai rencontrés la semaine dernière, il s’agit d’un crédit accordé à M. Parretti en 1989 pour acheter une compagnie aérienne libérienne — Air Liberia — qui a donné lieu à un sinistre pour le Crédit lyonnais, compte tenu du fait, notamment, que M. Parretti était associé à M. Doe, mort tragiquement quelques années après, à la suite d’un coup d’Etat au Libéria.

En ce qui concerne le voyage de M. Martinez, qui occupe un poste un peu incertain de conseiller ou de consultant auprès de M. le secrétaire général...

M. Jean PEYRELEVADE : Pas incertain du tout !

M. le Rapporteur : Vous nous expliquerez le rôle exact de, M. Martinez.

... Nous pensons qu’il est allé à Genève l’année dernière pour vérifier l’état de la procédure judiciaire qui existe à l’encontre de M. Vaturi, contre lequel le liquidateur de la BPGF a porté plainte en 1985.

M. Vaturi a été inculpé dans l’affaire BPGF et est devenu un client important du Crédit lyonnais. Un client apparemment mauvais payeur, puisqu’il est inscrit dans le cantonnement pour plusieurs milliards de francs. Il y a donc un rapport entre la question que nous posions et un dossier bien précis aboutissant à une perte pour le Crédit lyonnais.

Pour ce qui est du Crédit lyonnais de Saint-Pétersbourg, vous avez vous-même émis des doutes sur la rentabilité de certaines implantations faites à l’étranger. Vous avez dit que celle de Saint-Pétersbourg n’était peut-être pas la meilleure. Nous avons simplement voulu vérifier vos dires par des chiffres, voir le montant de l’installation et les opérations à mettre au compte, sans doute extrêmement positif, du Crédit lyonnais de Saint-Pétersbourg.

En ce qui concerne le rôle du cabinet Boyer, vous nous avez précisé que les frais généraux du Crédit lyonnais étaient un petit peu trop élevés. M. Boyer a été quasiment le seul architecte du Crédit lyonnais pour l’aménagement de ses locaux et, j’ajouterai, l’architecte personnel de M. Haberer. Cette question présentait donc également un certain intérêt.

En ce qui concerne M. Gille et le montant de ses honoraires pour la MGM, M. Gille nous a rassuré quant à ses fonctions d’administrateur à la MGM, puisqu’elles sont gratuites.

Néanmoins, je continue de me poser la question de savoir si M. Gille, ayant maintenant quitté le Crédit lyonnais, exerce ses fonctions dans le cadre d’un contrat de consultant ou toujours à titre gratuit. Cela nous intéresse.

M. Jean PEYRELEVADE : Mais cela est postérieur au 31 décembre, monsieur le Rapporteur.

M. le Rapporteur : Permettez-nous cependant de nous poser certaines questions sur le statut d’anciens collaborateurs du Crédit lyonnais. L’âge de la retraite est apparemment de 60 ans, mais l’on s’aperçoit que des collaborateurs importants, tels que MM. Gille et Wolkenstein, continuent en réalité de travailler pour le compte du Crédit lyonnais, peut-être dans le cadre d’un contrat de consultant.

M. Jean PEYRELEVADE : M. Gille n’a pas 60 ans.

M. le Rapporteur : C’est une bonne nouvelle pour lui, mais je ne comprends pas que l’on « chipote » sur ce genre de choses.

En ce qui concerne Publicis, vous nous avez aimablement envoyé cette lettre qui « sert » — entre guillemets — plutôt vos intérêts puisque de l’intérieur du Crédit lyonnais émanent des informations selon lesquelles M. Haberer avait un contrat personnel particulièrement scandaleux avec Publicis pour ses propres relations publiques, qui se serait élevé à 400.000 F. par mois.

En réalité, au vu du contrat que nous avons reçu, ce n’est pas exactement le cas et la position de M. Haberer par rapport à Publicis n’est pas exactement celle décrite par vos services. Elle me semble relever de quelque chose de beaucoup plus normal.

Quant à l’affaire du Rwanda, j’ai reçu un courrier émanant d’une association humanitaire internationale qui laissait entendre, je n’ose dire preuves à l’appui,...

M. Jean PEYRELEVADE : Parce qu’il n’y en a pas.

M. le Rapporteur : Au Crédit lyonnais, on aime les preuves judiciaires. Disons informations à l’appui, que le Crédit lyonnais était intervenu pour des ventes d’armes au Rwanda, cela date de l’année dernière et concerne donc la période couverte par la Commission.

Une réponse orale a été faite sur ce sujet, me précisant qu’effectivement, le Crédit lyonnais de Londres qui gérait depuis des années les comptes de l’ambassade d’Egypte, avait sans doute vu passer un crédit — peut-être celui dont vous parlez — de 6 millions de dollars, ayant sans doute servi à des achats d’armes pour je ne sais plus quel rebelle rwandais.

Je considère donc que d’une part, les questions que j’avais posées n’étaient pas injustifiées et, d’autre part, que le Crédit lyonnais n’a pas à apprécier le fait de savoir si elles étaient justifiées ou non.

M. le Président : Monsieur Peyrelevade, souhaitez-vous intervenir ?

M. Jean PEYRELEVADE : Je n’ai rien à ajouter, si ce n’est que chaque fois que le Rapporteur viendra consulter sur place et sur pièces, il aura accès aux documents et que, sans porter de jugement sur les méthodes de la Commission, je crois me souvenir que ce dont on parle, ce sont les raisons qui ont conduit le Crédit lyonnais à enregistrer une perte de 7 milliards de F. et l’Etat à monter une « defeasance » (sic) de 43 milliards de F.

M. Henri EMMANUELLI : Monsieur le Président, j’éprouve un certain malaise. L’objectif de la Commission d’enquête est d’essayer de comprendre ce qui s’est passé au Crédit lyonnais, s’il y a eu faute lourde, mauvaise gestion ou dérapage.

En définitive, j’ai le sentiment que si l’on ramène tout cela en pourcentage du bilan, nous ne sommes pas dans une situation exceptionnelle, bien qu’apparaissent régulièrement certains dossiers dont il est évident qu’ils ont été pour le moins gérés avec légèreté, tout en convenant qu’il est beaucoup plus facile de porter ce type de jugement a posteriori.

Nous en arrivons au point suivant : si l’on reste dans les grandes lignes, nous n’apprenons strictement rien. Si, de surcroît, on ne peut ouvrir les dossiers, tout ce temps passé me paraît parfois un peu perdu, d’autant plus qu’à la lecture de la presse, on a tous les jours un feuilleton qui fait sortir des dossiers. Il va falloir que nous sachions si nous les ouvrons ou non. Si nous ne le faisons pas, j’aurais beaucoup de difficultés à me faire une opinion.

Sur les dossiers eux-mêmes, je m’adresse à M. le Rapporteur, j’ai dit dès le départ qu’il ne fallait pas les ouvrir à la carte. Il n’est pas possible, puisque nous sommes des hommes politiques qui, jusqu’à nouvel ordre ne peuvent être neutres, que l’on choisisse ceux que l’on ouvre en en évitant d’autres. Ce doit être une position globale. Tout le monde ou personne.

Enfin, ce qui me fait dire ce que je vais dire, c’est l’affaire du Rwanda : nous ne sommes pas ici pour démonter la politique extérieure de la France, les relations franco-africaines ou l’action des services du SDEC. Que le Crédit lyonnais ait servi ou non de banque, je ne veux pas le savoir. Si ce n’est pas lui, ce sera une autre banque. Ce n’est pas lui qui a pris la décision d’armer les rebelles rwandais. Nous dérapons un peu et essayons d’utiliser cette Commission, si ce n’est pour écrire un nouveau livre, du moins pour outrepasser sa mission.

M. le Président : S’il vous plaît...

M. Henri EMMANUELLI : Je ne suis pas politiquement opposé à ce que l’on ouvre les entrailles odorantes du monde des affaires. Mais attention.

M. le Président : Monsieur le Rapporteur, je vous autorise à répondre brièvement à M. Emmanuelli, bien que ce ne soit pas le lieu d’engager le débat, puis je dirai quelques mots.

M. le Rapporteur : Je vous l’accorde, monsieur Emmanuelli, laissons de côté l’affaire du Rwanda. Simplement, nous avions été alertés par la presse et il paraissait normal, sur des questions de conjoncture, que le Crédit lyonnais puisse nous apporter une réponse réconfortante si l’on se place sur le plan de la moralité bancaire, puisqu’il n’était pas directement impliqué. Il n’en sera sans doute pas fait état dans le rapport de la Commission.

Quels sont les dossiers qui nous intéressent ? Cela peut éclairer également les questions que se pose M. Peyrelevade. J’ai deux critères, qui seront bien sûr soumis à la Commission.

Premièrement, regarder pour expliquer les causes, de façon comptable, là où il y a des provisions importantes pour ce qui n’est pas l’immobilier.

M. Henri EMMANUELLI : D’accord, mais toutes.

M. le Rapporteur : Oui, mais c’est justement pour cela que nous posons des questions au Crédit lyonnais. Nous n’arrivons pas à obtenir la liste des stocks de provisions.

Nous sommes donc obligés de rencontrer des gens extérieurs au Crédit lyonnais, qui ne piratent pas des informations, mais qui, dans l’exercice de leurs droits, ont pu estimer utile d’informer la Commission Ce sont des informations qui nous parviennent de manière plus fragmentaire et tardive que si elles étaient venues directement du Crédit lyonnais.

En ce qui concerne le cantonnement, nous avons l’impression d’être un peu manoeuvrés, non pas par le Crédit lyonnais, mais parce que nous avons beaucoup de difficultés à obtenir la liste des opérateurs concernés. Certains sont connus, Pelège, Vaturi, etc. D’autres sont enfermés dans des structures coquilles, comme la SDBO, IB, Altus, etc. Il faut alors entrer dans un détail de deuxième, voire de troisième niveau et l’information est extrêmement difficile à obtenir.

Voilà donc les critères sur lesquels nous avons travaillé : les provisions et, pour l’immobilier, ce qui est dans le cantonnement et ce que nous essayons de découvrir tous les jours. Mais nous ne travaillons pas à livre ouvert, malheureusement, notamment de la part de la banque.

M. le Président : Avant de passer à la suite des questions, je tirerai deux conclusions de cet échange.

La première, c’est qu’il appartiendra évidemment à la Commission de déterminer, le moment venu, quels sont les dossiers qu’elle souhaite ouvrir.

La deuxième est que je prends bonne note que M. le Président, sous réserve de l’observation du respect du secret bancaire et de la stricte observation de la date limite du 31 décembre 1993, ne fera évidemment pas obstacle à l’exercice par notre Rapporteur de son droit d’examen sur pièces et place dans les conditions définies par les textes.

Ces deux points étant posés, nous pouvons peut-être, profitant de ce qui est probablement notre ultime rencontre avec M. le Président Peyrelevade, passer aux questions que la Commission n’était pas en mesure de poser lors de notre première rencontre, en l’état de ses investigations.

M. le Rapporteur : Monsieur le Président, les dossiers ont un peu évolué, notamment celui de M. Tapie, dont nous lisons tous les jours un épisode du feuilleton tout à fait passionnant de vos relations. Je souhaiterai que vous puissiez faire le point sur cette affaire.

Mais au préalable, j’aurais une précision chiffrée à vous demander, que nous avons déjà demandée à M. Verny, mais sa réplique ne nous satisfait pas tout à fait.

Cette précision concerne le cinéma américain hors MGM. Vous nous avez dit l’autre jour que les engagements étaient de 2 milliards de dollars, que 80 % étaient déjà provisionnés et qu’ils seraient provisionnés un jour ou l’autre à 100 %.

J’ai rencontré M. Dufour, responsable cinéma, qui estime ce chiffre non pas à 2 milliards, mais à 1,3 milliard de dollars.

Je ne veux pas vous mettre en difficulté, mais nous aimerions savoir quel est le périmètre que vous prenez en compte et quel est le périmètre que prend en compte M. Dufour.

M. Jean PEYRELEVADE : Je vais vous rassurer, monsieur le Rapporteur, c’est certainement M. Dufour qui a raison.

Je rappelle que j’avais dit devant la Commission que je parlais de mémoire, qu’il s’agissait d’ordres de grandeur et que j’avais décomposé les 5,8 milliards de dollars de crédit portés par le Crédit lyonnais Hollande en trois paquets à peu près égaux. Il se trouve que ces trois tiers sont sans doute un peu moins égaux que ce que j’avais en tête. Mais cela me paraît là aussi, si vous me permettez, de second ordre, puisqu’il s’agit de crédits qui sont déjà provisionnés à 80 ou 90 %.

M. le Rapporteur : Si nous traitons le sujet dans le rapport, nous pouvons donc inscrire le chiffre de M. Dufour de 1,335 milliard de dollars, dont 1,212 milliard de créances compromises.

Venons-en aux relations entre le Crédit lyonnais et M. Tapie.

Quelles sont les causes antérieures à 1993 qui expliquent la situation d’aujourd’hui ?

M. Jean PEYRELEVADE : Je ne suis pas capable de donner une analyse détaillée des causes avant 1993. J’ai en tête approximativement l’évolution des encours avant 1993, dont nous avions dit un mot lors de ma précédente audition. Ils devaient être de l’ordre de 250 ou 300 millions de F. en 1986, de 500 millions en 1988 et sont passés à 1,4 milliard en 1993.

M. Tapie est un client très ancien du Crédit lyonnais, ou plus exactement de la SDBO. Il est intéressant de noter, d’après ce que dit l’un des anciens présidents du Crédit lyonnais, M. Claude Pierre-Brossolette, que M. Tapie est entré dans le groupe du Crédit lyonnais comme client au niveau de la SDBO après que M. Pierre-Brossolette lui-même eût décliné la relation d’affaires avec M. Tapie au niveau du Crédit lyonnais. C’est un très ancien client de la SDBO et nommément de M. Despessailles. Il est resté pendant très longtemps un client tout à fait modeste.

Mon sentiment est qu’en 1986, et probablement encore en 1988, d’après les éléments de l’étude dont on m’a parlé, les actifs des sociétés que représentait M. Tapie ou ses actifs propres couvraient encore largement le montant des crédits.

Pendant cette période, toute autre considération mise à part, il semble bien qu’il n’y avait pas de raison de considérer M. Tapie comme un mauvais client ou, comme nous le disons dans notre jargon, un « débiteur douteux ».

A la fin de l’année 1993, il n’en est plus de même. Que s’est-il passé entre 1988 et 1993 qui explique cette évolution ? Je n’en sais rien dans le détail. Je constate que fin 1993, le groupe, toujours au niveau de la SDBO, a des créances de l’ordre de 1,4 milliard et que l’actif total de M. Tapie est très sensiblement inférieur à ce chiffre.

Pour que la Commission comprenne ce qui s’est passé ensuite, à titre de pure information, je dirai que nous avions dès lors — cela remonte au dernier trimestre 1993 — le choix entre deux solutions. Nous avions la capacité juridique de mettre M. Tapie en défaut tout de suite. Mais quand on met un tel client en défaut, je veux dire un client dont on sait que l’actif net est inférieur au passif, on se préoccupe de la portée des gages et des garanties dont on dispose. C’est bien entendu la première question que j’ai posée.

Je me suis alors aperçu que, pour des raisons qui m’échappent, nous avions des garanties plus qu’incertaines sur une partie importante du patrimoine officiel de M. Tapie, c’est-à-dire sur ses biens mobiliers, ses meubles et ses tableaux.

Il semble qu’un engagement avait été pris vis-à-vis de M. Tapie, au moment de la revente d’Adidas, qu’aucune prise de garantie ne serait faite sur ses biens mobiliers. Nous avions le choix entre deux solutions :

— Soit mettre en défaut M. Bernard Tapie, provoquer une liquidation judiciaire, provoquer un dépôt de bilan des sociétés de son groupe, avec les conséquences sociales inéluctables que vous imaginez et nous retrouver avec des actifs dont une large part nous échappait et avec, sur le reste, pour leur valorisation, un processus de liquidation judiciaire qui est loin d’être le meilleur pour la réalisation à niveau de prix convenable des actifs concernés.

C’était, par ailleurs, la solution médiatiquement la plus confortable.

Soit — solution que j’ai retenue à ce moment-là — se dire qu’il fallait récupérer le maximum d’argent, le faire dans des conditions aussi favorables que possible pour le Crédit lyonnais, donc poser comme condition sine qua non avec M. Tapie l’extension du champ des gages et des garanties à l’ensemble de ses biens mobiliers et procéder de manière à maintenir en bon fonctionnement ce qui peut l’être dans son groupe industriel.

En échange de la rupture des relations, c’est-à-dire du refus d’accorder de nouveaux crédits, de la contrainte que nous mettions sur lui de commencer à vendre certains de ses actifs et de l’extension des garanties à l’ensemble de son patrimoine et de ses biens mobiliers, M. Tapie nous a demandé des délais, ce qui est normal.

Nous avons passé un accord, qui était loin de m’enthousiasmer sur le plan des réactions que j’attendais à sa publication, mais qui me paraissait être la solution la plus raisonnable compte tenu de l’ensemble des contraintes que nous avions à traiter.

Puis que s’est-il passé ? Comme l’extension des garanties aux biens mobiliers était une des raisons-clés pour laquelle j’avais donné accord à cette perspective, avec le maintien en état de marche de ce qui restait de son appareil industriel, nous avions une curiosité légitime sur la valeur effective de ses biens mobiliers, qu’il nous avait présentée comme étant de l’ordre de 350 à 400 millions de francs.

Nous avions donc comme condition suspensive à l’accord, non pour des raisons de forme, accessoires, mais pour des raisons de fond, la confirmation par deux experts — qui avaient été d’ailleurs désignés par M. Tapie et non par nous — de la liste et de la valeur des objets concernés. Cette double confirmation ne nous est jamais parvenue.

Compte tenu de cela, nous avons eu des doutes sur la valeur du gage tel qu’il nous était présenté. Nous avons interrogé les experts en question, ce qui a renforcé le doute, et avons décidé de revenir à la première stratégie, puisque nous pensions que M. Tapie nous avait menti.

M. Alain GRIOTTERAY : Vous avez utilisé les mots « pour des raisons qui m’échappent ». Or, ce qui nous intéresse c’est bien ce qui s’est passé non en 1994, mais à l’époque où les « raisons vous échappent ». Donc, il y a une anomalie grave, à vos yeux, dans la façon dont le Crédit lyonnais a pris des garanties en ce qui concerne M. Tapie ?

M. Jean PEYRELEVADE : Oui, monsieur Griotteray. Je peux faire un pas de plus. Je peux donner mon interprétation, mais ce n’est qu’une interprétation parce que, si je puis me permettre cette pique, n’ayant pas les loisirs du Rapporteur, je ne suis pas allé enquêter sur pièces et sur place. Mais mon interprétation est la suivante.

Je pense que l’un des dérapages se produit au moment de l’affaire Adidas, c’est-à-dire que M. Tapie achète Adidas alors qu’il n’a ni le loisir, ni le temps, ni certainement la capacité, ni les financements correspondants à cette acquisition. Quand il achète Adidas, qu’il considère comme l’affaire de sa vie et une grande oeuvre pour la France, avec un financement monté quasi intégralement à nouveau par la SDBO, si je ne me trompe pas,... je me trompe, il n’y a pas que la SDBO, la BNP est également là puisqu’elle était la banque d’Adidas. Il y a donc un tour de table.

Puis, au bout d’un certain temps — un an ou deux, je n’ai pas les délais exacts en tête — les banquiers s’aperçoivent qu’Adidas ne se redresse pas, que les pertes continuent, voire s’aggravent et donc les financements qu’ils ont consentis au groupe Bernard Tapie pour pouvoir acquérir Adidas sont en voie de devenir des créances compromises. J’imagine qu’ils s’inquiètent. Je ne sais s’ils se sont posé la question de manière explicite, mais ils auraient dû en tout cas se poser la question sur Adidas dans les mêmes termes que je viens de la poser sur l’ensemble du groupe Bernard Tapie aujourd’hui. Il y a certainement eu un moment où, sur l’affaire Adidas, l’actif que représentait Adidas était devenu inférieur au financement des banquiers pour acquérir Adidas.

Ils avaient alors le choix entre deux solutions : soit exiger le remboursement en prenant le gage, c’est-à-dire en devenant directement eux-mêmes propriétaires d’Adidas, ce qui est un cas classique dans nos opérations, soit prendre une voie plus douce et essayer de s’en sortir sans aller à l’affrontement direct avec M. Tapie.

C’est la deuxième voie qui a été choisie. Là encore, pour des raisons qui m’échappent, mais si, à nouveau, j’interprète avec toute la fragilité de ce type d’interprétation, a posteriori, c’est une répétition à petite échelle — M. Tapie intéresse tout le monde, mais les montants sont à petite échelle par rapport à d’autres affaires — du processus que l’on retrouve sur d’autres affaires. Aller à l’affrontement et dire que M. Tapie n’a pas été capable de gérer Adidas, que les créances sont compromises, qu’il faut exécuter le nantissement, devenir propriétaire et le mettre dehors, c’était reconnaître que l’on s’était trompé au moment où on lui avait accordé le financement.

Je trouve personnellement que l’interprétation majeure de l’enfoncement du Crédit lyonnais dans un certain nombre de grandes erreurs et de grands dossiers — le dossier Tapie n’en est qu’un petit exemple par ses montants — est cette incapacité à tout moment à être lucide par rapport à la situation et à refuser de couper un bras, non pas tellement parce que couper un bras coûte de l’argent, mais parce que psychologiquement — et c’est beaucoup plus important, à mon avis, pour expliquer ce qui s’est passé — couper un bras, c’est reconnaître une erreur de jugement antérieure.

Nous étions dans un climat où l’ensemble de la maison et son monarque considéraient qu’ils bénéficiaient d’une sorte d’infaillibilité divine.

C’est donc la deuxième voie qui a été prise, celle de la négociation douce. Au lieu de prendre les actions en nantissement de manière brutale, on les a rachetées à M. Tapie et pour ne pas montrer que c’était le Crédit lyonnais lui-même qui rachetait des actions auxquelles on aurait pu avoir accès de façon plus brutale, par nantissement et en ruinant M. Tapie au passage, on a monté des portages, qui l’ont été pour le compte du Crédit lyonnais.

Mais comme M. Tapie est un homme tout à fait admirable, d’une très grande capacité dialectique, très habile et qui connaît très bien ses dossiers, cette solution, qui était pour lui merveilleuse, il a fallu, semble-t-il, le convaincre de l’accepter. Apparemment, cela n’a pas été facile.

C’est lors de cette négociation que, dans des conditions que je ne suis pas capable de déterminer, on lui a promis que ses biens mobiliers ne seraient jamais saisis.

M. le Président : D’autres éléments que l’infaillibilité du monarque peuvent-ils expliquer cette solution ?

Certains expliquent pour justifier le début de l’opération qu’il y avait tout de même une valeur apportée par M. Tapie au moment du premier achat d’Adidas : il était le seul à pouvoir obtenir un prix aussi inespéré.

M. Jean PEYRELEVADE : Que M. Tapie ait été le seul à avoir le talent nécessaire pour convaincre la famille de vendre, je suis tout à fait prêt à le reconnaître. Il n’y a rien de plus difficile que de convaincre une famille qu’elle doit vendre une partie de son patrimoine. Que son talent extrême se soit déployé avec efficacité dans ce cas précis, il n’y a aucun doute.

Je vois l’affaire d’un peu loin. Je n’ai pas étudié en détail Adidas, mais je rappelle que j’étais alors président de l’UAP et que l’on a essayé de nous convaincre de participer à l’opération. A l’époque, nous avons refusé et avons participé au portage plus général qui avait été organisé par le Crédit lyonnais.

Nous avions refusé parce que nous avions le sentiment, qui a été conforté ensuite, qu’il était très difficile de juger, qu’Adidas était une superbe marque mais que la situation économique du groupe était profondément détériorée. Compte tenu de ces différents éléments, ce prix nous paraissait un prix d’entrée élevé pour un investisseur raisonnable et comportait une partie de risque tout à fait importante. Nous avons donc décliné l’offre.

Aujourd’hui, en regardant les choses ex post, j’ai toujours ce jugement. Quand M. Tapie est sorti d’Adidas, il l’a laissé dans une situation extrêmement préoccupante. Si nous finissons un jour par nous tirer pas trop mal de ce dossier — ce que je commence à espérer — ce sera dû, non pas comme il le dit, à M. Tapie, mais au talent de gestionnaire tout à fait remarquable de l’homme qui a été mis à la tête d’Adidas par le Crédit lyonnais...

M. Henri EMMANUELLI : Et à la délocalisation totale de l’appareil industriel.

M. Jean PEYRELEVADE : ...et à la délocalisation totale de l’appareil industriel, absolument.

M. le Rapporteur : Comment fonctionnait le portage ?

M. Jean PEYRELEVADE : Monsieur le Rapporteur, une fois de plus, nous avons du mal à communiquer pour la raison suivante, que je vais vous exposer.

Je savais, côté UAP, que nous participions au portage parce que j’avais donné des instructions à mes collaborateurs que l’on ne dépasse pas le stade du portage, en termes de prise de risque.

Je sais, côté Crédit lyonnais, que nous sommes en portage parce que j’ai posé la question à mes collaborateurs. Comme personnellement, je fais confiance à mes collaborateurs, je n’ai vu le contrat de portage ni d’un côté ni de l’autre. Je ne suis donc pas capable de répondre à votre question.

M. Philippe AUBERGER : Je voudrais rappeler que M. Tapie a fait une déclaration au Nouvel Observateur tout de suite après l’affaire Adidas en disant : « Je suis ruiné ». Cette interview qu’il a donnée spontanément aurait dû interpeller les gens du Crédit lyonnais et les inciter à regarder les choses de plus près.

Le temps de latence entre cette interview et les réactions du Crédit lyonnais me semble un peu long parce qu’il lui permettait, naturellement, d’organiser encore davantage son insolvabilité.

générale.

Cela dit, parlant de Tapie, je voudrais poser une question plus générale.

Lorsqu’une famille fait un prêt immobilier auprès du Crédit lyonnais, avec épargne-logement, prêt complémentaire et que sais-je encore, si elle n’arrive pas à rembourser, le Crédit lyonnais, qui a pris l’hypothèque, va aller jusqu’au bout, vendre la maison et, le cas échéant, continuer à poursuivre la famille pour arriver au bout de sa créance. Cela me semble normal et équitable.

En revanche, on constate que dans le cas Tapie, le cas Pelège et d’autres encore que je ne connais pas, il n’en va pas ainsi.

Prenons le cas Tapie. Il semble, d’après l’accord passé au mois de décembre, qu’on laissait à M. Tapie deux maisons — l’une en Espagne, l’autre au Maroc — et 20 millions de francs, ce qui est quand même, pour le commun des mortels et des créanciers du Crédit lyonnais, une somme considérable parce qu’elle permet, avec une valorisation normale, d’avoir 1 million de revenu par an.

Dans le cas de Pelège également, si on le voit refaire surface à Lyon aussi rapidement, c’est semble-t-il parce qu’on ne l’a pas laissé complètement sur la paille lorsque ses actifs ont été repris par le Crédit lyonnais.

Y a-t-il une doctrine dans ce domaine ? Est-ce que pour se débarrasser de certains débiteurs, on leur laisse une partie de leurs biens alors que pour d’autres on va jusqu’à la dernière extrémité. Comment cela est-il arbitré ? Jusqu’à quel montant et dans quelles conditions ?

C’est un aspect qui intéresse les Français.

M. Jean PEYRELEVADE : Je voudrais rassurer M. Auberger, qui pourra, à son tour, rassurer les Français.

En ce qui concerne l’accord avec M. Tapie, que ce soit clair, j’en revendique complètement la responsabilité. Si c’est un mauvais accord, j’en suis responsable et vous pouvez me critiquer, mais il ne change rien aux dégâts antérieurs. Ils étaient créés. J’ai négocié au mieux ce que je croyais être la sortie la plus raisonnable. Il se trouve que M. Tapie a fait en sorte que cet accord, de notre point de vue, n’existe plus.

De manière plus générale, je voudrais vous rassurer, il n’y a pas deux poids, deux mesures. Quand nous avons affaire à un débiteur en situation difficile, cela va de l’ouvrier au chômage à la MGM, la préoccupation est toujours la même. Elle est d’abord, parce que c’est notre métier, de voir comment nous pourrons rentrer le plus efficacement possible dans nos fonds. Une fois cette question posée, nous étudions la situation du débiteur, son patrimoine, ses sources de revenu et nous commençons toujours par négocier un plan de remboursement avec lui.

Vous m’avez interrogé sur les risques pays la première fois que je suis passé devant votre Commission. Qu’avons-nous fait d’autre avec tous les pays du monde sinon exactement cela ? La règle est toujours la même.

Si l’on exécute tout de suite, c’est le meilleur moyen pour que l’on ne récupère que fort peu de choses, parce que les ventes judiciaires forcées, les écroulements d’usines après que l’on a sorti brutalement le gestionnaire, etc., ont toujours des conséquences négatives. Nous négocions toujours et faisons toujours un plan de consolidation. Nous étalons les remboursements, diminuons le taux d’intérêt, faisons grâce de telle ou telle partie de la charge et nous nous disons que nous récupérerons 50, 60 ou 70 % de notre créance.

En fonction de cette consolidation et de cette idée que nous nous faisons des capacités du débiteur à emprunter, nous passons la provision, qui n’est jamais au départ une provision à 100 %.

Il est tout à fait naturel que le débiteur en question, lorsqu’il négocie ce plan de consolidation, négocie les moyens qu’il a de survivre. Donc, nous regardons ce qu’un ouvrier au chômage garde comme revenu disponible. Il se trouve que le revenu disponible minimum de M. Pelège ou de je ne sais qui n’est pas apprécié par le débiteur concerné de la même manière que celui d’un ouvrier au chômage.

Quelles que soient les justifications ou les non-justifications morales à cet état de fait, il faut bien voir que nous sommes dans un rapport de négociation. Combien de fois ne sommes-nous pas confrontés à ce que j’appelle le chantage au dépôt de bilan, que vous connaissez en tant qu’hommes politiques parce que vous intervenez souvent pour nous demander de « faire quelque chose » ? Faire quelque chose, cela veut dire consolider, accepter des délais, accepter d’oublier une partie des créances et en général, l’interlocuteur qui vous fait intervenir ne vous le dit pas, accepter une protection minimale d’une partie de son patrimoine personnel parce que quelqu’un que l’on ruine à titre personnel n’acceptera pas de continuer à diriger ses affaires.

C’est la vie. Ce ne sont pas des considérations morales, mais des données de fait. La négociation et la consolidation sont un principe général à tous les niveaux de la société et quel que soit le débiteur. Cependant, je reconnais que les différents débiteurs n’ont pas exactement les mêmes moyens de négociation.

Cela étant, nous ne nous précipitons jamais pour faire jouer les hypothèques. Nous n’aimons pas les ventes judiciaires. En général, ce n’est pas à nous que cela profite, mais à d’autres. Nous n’aimons pas les dépôts de bilan. Nous n’aimons pas aller au tribunal de commerce parce qu’en général, ce n’est pas à nous que cela profite. Maintenant que vous avez changé la loi dite de 85, ce sera peut-être mieux.

Nous ne le faisons que lorsque le premier plan de consolidation ayant échoué, nous nous disons que le seul moyen de récupérer un peu d’argent, c’est d’aller au bout de l’exercice de nos gages. Mais vous ne trouverez jamais un particulier, même le plus modeste, sur lequel à la première échéance non payée, nous basculons dans la mise en jeu de l’hypothèque. Cela n’existe jamais.

M. le Président : Une incidente pour M. le Rapporteur.

M. le Rapporteur : Dans le contrat avec Bernard Tapie existent des dispositions relatives à l’évaluation de ses actifs à l’étranger : si l’on découvrait des actifs supérieurs à une certaine somme, l’accord devenait caduc.

Pensez-vous que M. Tapie a dissimulé des actifs financiers à l’étranger car, depuis quelques jours, court le bruit que plusieurs centaines de millions seraient dissimulées dans des sociétés extra-territoriales ?

M. Jean PEYRELEVADE : Monsieur le Rapporteur, premièrement en ce qui concerne ce que nous savons, c’est-à-dire sa propriété de Marrakech où la propriété semble certaine et celle de Marbella pour laquelle nous ne sommes pas sûrs du statut exact, nous sommes, avec les moyens dont nous disposons, en train de faire procéder à des évaluations. A partir du moment où nous sommes sortis de la logique négociation-consolidation et où nous avons été obligés de passer à la logique exécution des gages, il n’y a plus de domaine protégé. L’accord est caduc dans toutes ses composantes.

En ce qui concerne votre seconde interrogation, je n’ai aucun élément qui me permette de penser ceci ou cela. J’ai effectivement le souci, en entendant les bruits qui circulent, de me demander s’ils sont fondés ou non, mais je trouve, si vous me le permettez, un peu curieux ce genre de techniques, en tout cas contraire à nos intérêts de créancier.

En effet, ou les sommes existent et on le sait et on sait où. Alors, il faut entamer une procédure judiciaire probablement très brutale. Ou les sommes n’existent pas et le procédé peut être considéré par celui auquel on s’attaque comme absolument infâme.

En tout état de cause, de telles déclarations à la cantonade ne peuvent avoir pour effet — je parle à nouveau strictement métier — si par hasard ces sommes existent, que de les faire disparaître.

M. Jean-Jacques DESCAMPS : Monsieur le Président, vous nous avez dit que fin 1993 vous aviez constaté, sur le cas de M. Tapie...

M. Henri EMMANUELLI : Cela fait une heure que nous sommes sur ce sujet. Il y en a peut-être d’autres. Je vais sortir.

M. Jean-Jacques DESCAMPS : Si vous le permettez, c’est une question qui me semble importante.

M. Henri EMMANUELLI : Je permets tout. Nous pouvons encore y passer une heure, mais alors M. le Président du Crédit lyonnais est là pour de longues heures !

M. le Président : Je vous en prie, monsieur Descamps, continuez.

M. Jean-Jacques DESCAMPS : Vous aviez constaté que les actifs ne couvraient pas les engagements. Ce phénomène ne datait-il pas de plus tôt ? M. Gallot, ancien président de la SDBO, nous a dit qu’à son avis, cela remontait à fin 1992. On peut même se poser la question de savoir si ce n’était pas plus tôt. Mais supposons que ce soit fin 1992. N’est-il pas étonnant qu’il ait fallu attendre fin 1993 pour engager une négociation avec M. Tapie ? Est-ce de la négligence de la part de vos prédécesseurs ou est-ce l’effet d’une situation particulière de M. Tapie comme créancier ? Comment analysez-vous ce délai et avez-vous trouvé en arrivant un dossier vous expliquant que jusque-là, on n’avait pas de raison de se poser des questions ?

M. Jean PEYRELEVADE : J’ai peut-être du mal à vous communiquer la façon dont je travaille. Je ne me suis pas plongé dans les dossiers passés, je me suis simplement fait donner à mon arrivée une photographie que mes services ont établie du patrimoine actifs-passifs. J’ai constaté, à mon sens, une différence importante dans le mauvais sens.

Le seul élément de réponse que je pourrais vous livrer est qu’à la fin de l’année 1993, au moment où j’ai pris mes fonctions, mon prédécesseur considérait que M. Bernard Tapie était solvable. Je n’ai pas cherché à aller plus loin et à savoir à quel moment, de mon point de vue, M. Tapie n’était plus devenu solvable. Quand j’ai pris mes fonctions, à mes yeux, il ne l’était pas. Mon prédécesseur pensait qu’il l’était. Point.

M. Henri EMMANUELLI : Tout le monde sait autour de cette table ce que je pense de Tapie. Mais en parler plus d’une heure, cela commence à faire beaucoup. Je n’ai pas le sentiment que ce soit la source unique et essentielle des difficultés du Crédit lyonnais. Je constate d’ailleurs qu’avec 1,2 milliard de dettes, il fait 12 % des voix. Peut-être y aurait-il un raccourci à faire, mais je ne suis pas sûr que M. Peyrelevade suive ! (Sourires).

Monsieur Peyrelevade, vous avez dit à plusieurs reprises que M. Tapie n’était pas le plus gros débiteur. Je vous pose donc une question simple : quels sont les débiteurs douteux du Crédit lyonnais dont le montant des créances est supérieur à celui de M. Tapie ?

M. Jean PEYRELEVADE : En termes de dégâts causés à la maison, en termes de volume, je ne parle pas des aspects qualitatifs, bien entendu, les deux plus gros sont Parretti-Fiorini et le cinéma américain, en dehors des affaires Parretti-Fiorini.

Ensuite, par ordre d’importance, on trouverait le dossier Pelège, suivi d’Altus — ce n’est plus un dossier, mais beaucoup de petites affaires — qui coûte très cher et dans lequel il y avait ce que j’appelle, dans mon jargon, un « déréglement des moeurs relativement avancé ». Puis j’aurais tendance à mettre à peu près à égalité — c’est un jugement intuitif — IBSA et la SDBO prise dans son ensemble.

Si vous voulez des échelles, des ordres de grandeur, monsieur le Rapporteur, ce serait : Parretti-Fiorini, 2 milliards de dollars ; le cinéma américain sans Parretti-Fiorini, compte tenu de la correction de tout à l’heure, 1,5 milliard de dollars ; Pelège, 1 milliard de dollars ; Altus à peine moins ; IBSA et SDBO, 500 millions de dollars chacun. Voilà à peu près l’échelle sur laquelle je travaille, si j’ose dire.

Il s’agit de l’ordre de grandeur des dégâts. Je ne tiens pas de raisonnement comptable. Si on prend en compte les provisions qui ont été nécessaires dans le passé et l’ampleur des problèmes qui devront être traités, les dégâts économiques totaux relèvent de cet ordre de grandeur, qu’ils soient traités soit par le Crédit lyonnais soit par l’Etat à l’intérieur de la structure de « defeasance » (sic), ou par d’autres moyens.

M. Henri EMMANUELLI : Monsieur le Président, aujourd’hui, le Crédit lyonnais est une banque traumatisée. Pourriez-vous nous donner votre sentiment sur l’impact en termes de clientèle de la publicité faite autour du Crédit lyonnais et même, de l’existence de notre Commission d’enquête ?

M. Jean PEYRELEVADE : Je n’ai aucune raison de cacher ce que je pense. L’impact est fortement négatif. C’est peut-être une coïncidence, mais les difficultés que nous allons avoir en 1994 sont liées non pas à notre évolution de frais généraux, que nous contrôlons, non pas à notre programme de désinvestissement, que nous contrôlons, mais à l’insuffisance de notre activité bancaire.

Nous avons depuis plusieurs mois, depuis que les résultats ont été annoncés, des difficultés de clientèle. Ces difficultés ne sont pas aujourd’hui quantifiables de manière évidente, c’est-à-dire que nous n’avons pas, Dieu merci, de départs caractérisés de clients. Mais je constate que chaque fois que paraissent des articles de presse sur le Crédit lyonnais, sur son passé, car les gens ne font pas de différence entre le passé et le futur, entre les différents hauts personnages, plus ou moins technocratiques qui se succèdent à la tête des grandes institutions françaises, sur ce qui s’est passé en 1986, 1987 ou 1988, je reçois du courrier dans lequel je me fait engueuler personnellement, parce que je suis bien entendu responsable de la totalité du passé.

Tout le passé vient immédiatement à l’encontre de l’image actuelle du Crédit lyonnais. Nous n’avons pas eu de mouvements chiffrés de départ de clients, mais nos exploitants, à tous les niveaux, nous disent que la situation est très délicate et qu’ils sont agressés en permanence par les clients.

Je constate que nous allons avoir une mauvaise année 1994 — ce qui montre bien que je n’ai pas chargé la barque —, les difficultés ne sont pas finies. Pourtant, nous tenons nos frais généraux, nous sommes même en décroissance sur ce plan. Nous respectons également notre programme de désinvestissement, mais au niveau mondial, ainsi qu’en France, nous enregistrons une régression de notre activité bancaire sur le premier semestre.

M. Henri EMMANUELLI : Des dépôts clients ?

M. Jean PEYRELEVADE : Du produit net bancaire, globalement.

La régression ne touche pas les dépôts, mais les crédits comme c’est le cas pour toutes les autres banques. Simplement, nous sommes plus touchés. Le commentaire général de tous les exploitants du Crédit lyonnais est que les anciens clients ne s’en vont pas — on les materne, on leur explique — mais que nous avons de fortes difficultés à conclure des affaires nouvelles.

Notre rythme d’ouverture de nouveaux comptes a baissé. Nous l’observons de manière chiffrée. Ce ne sont pas les stocks qui sont atteints mais le flux de nouvelles affaires. L’une de mes préoccupations majeures tient au fait que nous ne commencerons à respirer que lorsque notre activité bancaire redémarrera. Je suis donc très sensible au problème d’image et de motivation interne. Pour l’instant, l’image reste mauvaise et la motivation interne moyenne.

M. Henri EMMANUELLI : Monsieur le Président, je comprends bien que vous ne puissiez répondre de manière précise parce que l’on est plutôt dans la psychologie que dans la comptabilité, mais cette difficulté à faire du crédit nouveau est-elle due à une chute de la demande ou au fait que la maison est tétanisée, qu’elle a le sentiment qu’après une période de crédits accordés imprudemment, il faut aujourd’hui être deux ou trois fois plus sévère que les autres ?

M. Jean PEYRELEVADE : Beaucoup de choses jouent simultanément et il est bien difficile d’avoir une réponse.

Premièrement, l’activité de crédit est globalement en recul dans le monde, c’est la fin de la récession.

Deuxièmement, dans une maison qui a été très laxiste en matière de distribution de crédits, alors que je n’ai pas donné de consignes de durcissement extrême, j’ai simplement demandé de manière modérée aux gens d’être professionnels, sans plus, j’ai le sentiment que ces consignes simples sont interprétées avec un excès compréhensible au fur et à mesure que l’on descend la ligne hiérarchique. Les gens sont traumatisés par le fait que notre travail de nettoyage n’est pas terminé. Les provisions sur les nouveaux crédits sont relativement faibles, mais nous sortons encore des tuyaux des provisions sur les, affaires anciennes. Donc, les exploitants continuent à voir sortir des niveaux de provisions relativement élevés qui ne les encouragent probablement pas à distribuer les moyens dont ils disposent.

Troisièmement, nous n’enregistrons pas de départ de clientèle, mais quand nous sommes en négociation avec une PME, une grande ou très grande entreprise, et que nous sommes à égalité de conditions et d’avantages avec l’un de nos concurrents, notre image fait que le client va chez le concurrent. J’en ai des exemples nombreux.

M. le Président : Je vais vous poser une question que je comptais poser à la fin de l’entretien, mais la question de M. Emmanuelli me conduit à la poser maintenant.

Monsieur le Président, nous en sommes à votre ultime audition ; le moment est probablement venu de vous demander ce que vous attendez, ce que vous redoutez de cette Commission d’enquête.

Nous avons décelé, ce que nous comprenons sans peine, l’enthousiasme modéré que vous avez affiché devant la création de cette commission. Vous avez vous-même décelé certaines difficultés de communication entre le Rapporteur et le Crédit lyonnais, entre la Commission et vous-même.

Ces difficultés de communication peuvent provenir d’une différence d’approche.

D’un côté, il y a la Commission, émanation de l’Assemblée Nationale, qui peut vous paraître tentée de considérer que le Crédit lyonnais étant une entreprise publique est une sorte — je caricature — de service de l’Etat. A cela s’ajoute que l’on va demander de l’argent aux contribuables, argent dont le Parlement est le gardien, qu’il délivre au nom du contribuable et en conséquence, il y a de notre part une volonté d’investigation, que vous avez décelée.

De l’autre côté — peut-être vais-je là aussi caricaturer — l’idée que le Crédit lyonnais, bien qu’étant une entreprise publique, est une entreprise comme une autre, même s’il se trouve que son principal actionnaire est l’Etat. Ce pourrait être une autre entité. Finalement, la seule différence entre le Crédit lyonnais et une banque privée n’est jamais que le contrôle a posteriori de la Cour des comptes et la concentration du rôle de mandataire social entre les mains du Président.

Il y a une différence d’approche qui se double probablement d’un autre malentendu que peut paraître exprimer la mission même dévolue à notre Commission d’enquête dont le dispositif présuppose la réponse à la question posée, à savoir : l’insuffisance des contrôles notamment externes qui expliquerait que le Crédit lyonnais ait ainsi divagué comme la première partie du dispositif le laisse entendre.

Or, selon vous, sous réserve de ces dossiers ponctuels, et d’après ce que nous croyons comprendre, c’est un problème de stratégie qui s’est essentiellement posé, un problème de méthode. Ces fameux contrôles qui auraient dû exister, qui seraient particulièrement étroits vu qu’il s’agit d’une entreprise publique, ne sont jamais qu’un moyen d’anticiper le diagnostic mais en aucun cas un moyen de prévenir les difficultés.

S’agissant d’un problème de stratégie, vous pourriez à bon droit vous poser la question — vous ne l’avez pas fait mais vous le pourriez — de quel droit et au nom de quoi aurions-nous à apprécier une stratégie.

Je voudrais vous demander ce que vous pensez de cette contradiction, de cette différence d’approche.

Je voudrais également vous demander si, peut-être involontairement, vous n’avez pas contribué vous-même à l’alimenter dans la mesure où en prenant la succession de votre prédécesseur, vous avez eu vis-à-vis de lui l’attitude que l’on sait, qui pouvait alimenter plutôt notre approche que la vôtre.

Je voudrais aussi vous demander, parce qu’après tout une fois que nous aurons fini nos travaux, pour nous ce sera terminé, mais pour vous ce ne sera pas le cas, ce que vous pensez être la bonne façon de sortir de la contradiction que peut-être maladroitement, j’ai évoquée.

M. Jean PEYRELEVADE : Ce sont effectivement des questions tout à fait cruciales et fondamentales. Je commence par le petit aspect des choses : ai-je contribué à entretenir cette conviction ? Je pense simplement que mes interlocuteurs des pouvoirs publics savaient ce que je pensais de mon prédécesseur, mais je considérais que ce n’était pas de ma responsabilité de décider de son sort.

Sur le fond, j’ai moi-même été longtemps partagé sur cette question ayant eu aussi des expériences diverses.

Un président d’entreprise publique du secteur concurrentiel cotée en bourse avec d’autres actionnaires que l’Etat, observée par les marchés, avec des « rating » (sic) internationaux, ne peut faire autre chose que de considérer que son entreprise est une entreprise comme les autres. Il ne peut la gérer autrement et, même si dans son comportement personnel ou dans le fait que l’Etat soit le principal actionnaire, il en tire éventuellement quelques conséquences, elles ne peuvent être opposées en tant que telles au marché, aux autres actionnaires et à l’environnement extérieur. Je pense que mon devoir est de protéger l’entreprise en tant qu’entreprise.

S’il s’agissait d’un établissement public, possédé à 100 % par l’Etat, avec une mission de service public au sens strict et de monopole, l’Etat pourrait considérer à tout moment qu’il s’agit d’un instrument qui n’a plus lieu d’être, qu’il convient de le dissoudre, de le liquider ou de le fusionner.

Très sincèrement, je pense, après avoir réfléchi à ces questions, que l’Etat, quoiqu’il en ait parfois, ne peut pas avoir plus de pouvoirs légitimes sur une entreprise publique comme le Crédit lyonnais que celle que lui donne sa position d’actionnaire majoritaire. La seule cohérence du discours global que l’on a à la fois sur les marchés, sur les entreprises publiques et sur le mélange des deux, c’est que l’Etat actionnaire majoritaire doit respecter totalement les droits des actionnaires minoritaires.

Or, les actionnaires minoritaires ont sur l’entreprise un regard d’entreprise et non un regard de fonction publique ou un regard étatique. Ils veulent que l’entreprise marche. De ce point de vue, ils rejoignent la préoccupation de l’entreprise elle-même et de son responsable.

Donc, si je m’interroge sur ce que j’attends de la Commission, sur ce que je redoute, que je n’attends pas, je dirai qu’il me paraît parfaitement légitime que la Commission représentant, à mes yeux, plus l’actionnaire que le contribuable, se pose la question de savoir pourquoi l’Etat actionnaire a perdu de l’argent, a été obligé de recapitaliser, n’a pas été capable de contrôler, de prévenir, etc., que la Commission, ayant fait sa conviction, disposant des éléments d’informations qu’elle a eus, s’appuyant sur les enquêtes sur pièces et sur place du Rapporteur, exprime sa conviction en disant : « Voilà, de notre point de vue, ce qui s’est passé. Voilà les remèdes que nous estimons souhaitables, nécessaires et utiles à apporter. »

Ce ne sera pas facile à gérer pour nous en termes d’image, mais cela me paraît parfaitement légitime et normal. Cela est certainement une attitude qui, tout en permettant à la Commission, forte de ses convictions, de recommander un certain nombre de mesures ou de réformes, ou de porter un diagnostic général sur le passé, permet en même temps de protéger l’institution et l’entreprise pour l’avenir.

Ce que je crains et que je redoute, c’est que la Commission aille au delà, c’est-à-dire non seulement se forge sa conviction et l’exprime en termes mesurés, mais essaie également de démontrer sa conviction en nourrissant un rapport public du type de détails que l’on trouve effectivement dans les rapports de la Cour des comptes mais qui, en général, restent confidentiels.

Il faut à nouveau que ce soit le Crédit lyonnais et la SDBO pour que l’on trouve dans la presse le contenu détaillé d’un rapport de la Cour des comptes !

Vous êtes actionnaires de cette entreprise. Je comprends que la Commission souhaite savoir ce qui s’est passé, mais, en même temps, le souci normal d’un actionnaire est avant tout de veiller à la protection de son patrimoine pour le futur.

Donc, si j’avais à exprimer un souhait sur ce que je souhaiterais voir ou ne pas voir dans le rapport, ce serait : « Rien ne me gêne concernant le passé, mais toute phrase qui est une atteinte à la valeur du patrimoine futur se retournera contre l’entreprise, mais aussi contre l’actionnaire ». De ce point de vue, je plaiderai très fortement pour que — excusez le caractère très direct de cette affirmation — le détail des dossiers ne soit pas évoqué dans votre rapport, s’il est public.

M. Alain GRIOTTERAY : M. le Président a très bien exprimé ce que nous ressentons tous et dans la question de M. Emmanuelli, il y avait déjà le sentiment exprimé par M. Séguin.

J’ai eu l’occasion, lors de ma mission sur les entreprises publiques, de voyager à l’étranger. Dans les milieux très informés à l’étranger, le Crédit lyonnais — bien sûr on parlait à un Français susceptible — son rôle et sa puissance, ne semblaient pas être dévalorisés. Mais dans l’opinion publique, il est certain que tout ce qui a été déversé et qui explique l’intervention de la Commission d’enquête a un impact. M. Emmanuelli disait que l’on parlait peu de la Commission d’enquête. Pour l’instant, on en parle peu et le secret est bien respecté. Je ne pense pas que pour le moment, elle ajoute au désarroi de l’opinion.

En réalité, ce que l’opinion veut c’est : « Il y a eu des anomalies, elles sont sur la place publique, il faut un coupable. Si demain, nous disons qu’il y a un coupable, qui a été puni, que c’est terminé et que le Crédit lyonnais a maintenant à sa tête une équipe qui correspond à ce que doit être la direction d’une grande entreprise, c’est terminé ». Votre image reprendra alors plus facilement son rôle.

Cela étant, nous sommes dans la difficile situation de savoir si les gens sont responsables ou coupables. Eternel problème qui a été maladroitement exprimé dans une autre affaire et je ne sais pas si ici, nous avons déjà l’impression d’une culpabilité affirmée de quelqu’un.

Bien sûr, dans toutes vos déclarations, monsieur le Président, il y a des mots comme celui que j’ai relevé tout à l’heure, « pour des raisons qui m’échappent », il y a, lorsqu’il s’agit d’un client, des phrases telles que : « Le Crédit lyonnais l’a refusé, il a été repris par la SDBO », « c’est vrai pour toutes les affaires mobilières ». On en vient à se dire que les filiales n’ont pas été contrôlées, mais ne l’ont-elles pas été justement pour faire non les basses besognes, mais les opérations que l’on ne souhaitait pas faire au sein de la grande maison et que l’on tolérait... Donc, on est coupable, complice.

La question posée est embarrassante et vous comprenez à quel point la Commission a raison d’essayer de se faire sa conviction, tout en sachant qu’il serait beaucoup plus facile de dire : « M. Haberer est devenu fou, n’en parlons plus ». Ce n’est pas si simple. J’ajouterai d’ailleurs, pour en revenir à l’échange de propos avec notre Rapporteur au début de la réunion, que j’aurai tendance à dire au Rapporteur qu’il devrait s’installer au Crédit lyonnais dans un bureau...

M. Jean PEYRELEVADE : J’en serais ravi.

M. le Rapporteur : Dans une salle autre qu’au sous-sol.

M. Jean PEYRELEVADE : Vous avez les conditions normales de travail des gens installés à demeure au Crédit lyonnais. On peut faire en sorte que vous ayez une fenêtre.

M. le Président : Avez-vous quelque chose à répondre à M. Griotteray ?

M. Jean PEYRELEVADE : Je comprends votre remarque. Vous sentez bien que j’ai ma conviction. C’est effectivement à la Commission à se faire la sienne. Certes, par rapport à la justice, il est exact que l’on peut distinguer responsabilité et culpabilité : ce qui arrive à M. Pineau-Valencienne pose le débat en ces termes.

A mes yeux, cette distinction n’est pas possible dans l’ordre quotidien des choses. Un chef d’entreprise — bien entendu, j’applique cela à moi-même — est responsable. La question de sa culpabilité ne se pose pas. On suppose que nous sommes tous innocents sur le plan pénal. La question n’est pas de savoir si nous sommes coupables ou non. Elle est de savoir si nous sommes responsables ou non. Pour moi, je pense que la responsabilité à ce niveau-là n’est pas divisible.

M. Gilles CARREZ : Monsieur le Président, la Commission peut avoir d’une certaine manière un regard d’actionnaire. Une question me paraît très importante : celle du plan de redressement, en particulier parce que cela va se projeter dans l’avenir, de tout ce qui tourne autour du cantonnement.

Je poserai d’abord une question sur les ordres de grandeur. Le cantonnement a été monté à hauteur de 43 milliards de francs dans le cadre de l’arrêté des comptes au 31 décembre 1993. Au cours des différentes auditions, on a avancé le chiffre de 100 milliards s’agissant des engagements immobiliers. Sachant qu’une vingtaine de milliards était détenue par BfG, cela ramène le montant à 80 milliards et dans le cantonnement figure en réalité, à l’exception de Pelège, des engagements immobiliers des filiales du Lyonnais. Cela voudrait-il dire que ces 43 milliards représentent la moitié, les deux tiers ou les trois quarts des créances immobilières faites par les filiales ? Auquel cas, se pose la question de fond par rapport à d’autres banques, des engagements immobiliers.

Deuxièmement, la garantie de l’Etat de 14 milliards, dans le cadre de l’OIG. OIG est géré si j’ai bien compris exclusivement par le Crédit lyonnais. Ne serait-il pas légitime que l’Etat puisse avoir un droit de regard, une participation à définir par des procédures, sur la manière dont ces différentes créances vont évoluer dans le temps ?

Il apporte 4 milliards de portage. De même que les 3,5 milliards, c’est du passé. Mais les 14 milliards, c’est du potentiel, qui peut évoluer de telle ou telle manière.

De ce point de vue, pour rejoindre la question posée par notre Président, ne peut-il pas y avoir, dans le rôle de la Commission, tout en dénonçant les errements du passé, une prise de position claire en termes de validation du plan de redressement, disant clairement que des erreurs ont été commises, qu’un plan de redressement est intervenu, que l’Etat-actionnaire a pris des mesures à la fois du point de vue financier et du point de vue de la gestion et qu’en changeant les hommes, on repart sur de bonnes bases ?

Ce type d’affirmation vous parait-il positif par rapport au problème que vous évoquiez à l’instant ?

M. Jean PEYRELEVADE : Ce sont des questions uniquement tournées vers l’avenir.

M. Gilles CARREZ : Mais qui démarrent avant le 31 décembre 1993.

M. Jean PEYRELEVADE : Tout à fait.

Je vais remonter dans le temps

Je ne souhaite pas un jugement de la Commission sur la validité de ce plan de redressement parce que, vous m’avez posé la question une fois de plus la dernière fois en me demandant si j’avais chargé la barque. Puisque vous me poussez dans mes retranchements, je vais dire ce que je pense : ce plan de redressement est insuffisant. Et l’on s’en apercevra. Ce n’est pas terminé.

Pourquoi a-t-il été monté comme tel ?

Je sais ce qu’est l’Etat. Il n’a pas été facile de faire accepter ce plan de redressement, que je considère comme insuffisant, par l’Etat. J’étais à la limite de ma capacité de négociation, la limite étant ma démission que j’ai mise dans la balance. J’ai accepté le degré d’insuffisance dont je pense qu’il est gérable dans la durée. Je n’étais pas prêt à accepter un degré d’insuffisance du plan de redressement qui aurait fait que l’issue était, de manière évidente, négative. [...]

Ce plan est insuffisant et l’on retrouve là sous une autre forme la contradiction inhérente à cette notion d’entreprise publique en secteur concurrentiel avec des actionnaires minoritaires, un marché, etc. L’Etat, lorsqu’il a fini par accepter ce plan de redressement, non sans mal, n’est pas un état purement actionnaire. C’est aussi un état politique, qui se préoccupe des conséquences politiques de ses décisions, l’une d’elles, la plus immédiate, étant, bien entendu, la réaction du contribuable.

Un simple actionnaire aurait procédé de manière différente. Il aurait pensé d’abord à protéger son patrimoine futur. Il n’aurait pas mis de limite avec des critères très étroits à la constitution d’une structure de « defeasance » (sic). Il aurait dit à la nouvelle direction : « Dites-moi tout ce qu’il faut mettre dans la structure de « defeasance » (sic) et je le « mettrai ». C’est été la réaction normale qu’aurait eue spontanément un actionnaire soucieux de défendre son patrimoine. C’est le premier point.

Deuxièmement, c’est là que la bataille a été épouvantable, il n’aurait pas posé de limite à sa garantie sur la structure de « defeasance » (sic). Il aurait dit : « Je garantis. On verra bien ce qui se passera et on gérera au mieux ». [...]

Il aurait, troisièmement, veillé à être associé lui-même directement à la gestion.

Pour des raisons que je comprends, qui sont inhérentes à la contradiction dont le Président parlait tout à l’heure, nous sommes dans une structure où l’Etat veut limiter le périmètre de son intervention, limiter sa garantie et surtout ne pas avoir l’air de porter atteinte aux principes d’autonomie et de responsabilité complète de l’entreprise publique.

Nous sommes donc chargés de gérer, sous l’oeil de l’Etat, ce qui lui permettra d’émettre des critiques et éventuellement de changer de Président le jour où l’on constatera que la garantie est totalement consommée. C’est un risque que j’ai parfaitement à l’esprit, pour vous montrer à quel point je suis convaincu que nous n’avons pas terminé.

M. Didier MIGAUD : Je souhaiterai vous poser quelques petites questions avant de vous interroger sur les comptes 1994 et le plan de redressement.

L’une des personnes qui vous a précédé ici nous a dit à propos de IBSA que l’une des causes du sinistre était le coût anormalement élevé de certaines opérations, ainsi que des commissions particulièrement excessives. Pourriez-vous nous apporter quelques précisions sur les affaires concernées et les éventuels bénéficiaires de ces commissions ?

M. Jean PEYRELEVADE : Je n’ai pas vu moi-même en détail les dossiers, mais mes collaborateurs me disent qu’il y a effectivement des niveaux de prix, d’honoraires, de rémunération, de prix de cession et d’achat, sur des opérations qui sont anormaux.

Il est clair que certains membres de la structure antérieure d’IBSA étaient associés à titre personnel à un grand nombre d’opérations financées par ailleurs par IBSA, ce qui n’est pas un délit pénal. Il y avait donc des opérations de promoteur, de financement de promotion, sur des structures dans lesquelles en actionnaire minoritaire, majoritaire ou à 100 %, on retrouvait des cadres...

M. Didier MIGAUD : Peut-il s’agir du Président ?

M. Jean PEYRELEVADE : Je n’ai aucune indication aujourd’hui sur le fait qu’il s’agissait du Président. Je suis prudent. Deux ou trois des personnes concernées ont quitté le groupe sur instruction de ma part.

Je vais regarder moi-même de près les dossiers, ce que je n’ai pas fait encore. Mais je peux vous dire que j’ai donné comme instructions formelles à mes collaborateurs de déposer plainte au pénal si nous avons les éléments pour le faire. Je crois que nous allons les avoir, d’après ce qu’ils me disent. Je regarderai le détail des dossiers avant que la plainte ne soit déposée.

M. le Rapporteur : Sur IBSA, la Commission bancaire nous a dit qu’il y avait eu un échange de lettres du 26 juin 1990 entre M. Haberer et M. Lévêque qui fixait les modalités de la concertation et du contrôle que devait exercer le Crédit lyonnais sur IBSA. Apparemment, le Crédit lyonnais avait tout pouvoir de contrôle.

La base étant celle-là depuis 1990, ne peut-on considérer, dans la répartition des responsabilités, que le Crédit lyonnais est plus responsable qu’on ne le pense, ayant mal exercé ce contrôle, de certains désagréments et dysfonctionnements d’IBSA ?

Par ailleurs, pouvez-vous nous confirmer que lorsque le Crédit lyonnais est entré dans IBSA, il y a eu échange de bons procédés puisque le groupe IB a repris une société de cautionnement pour professions libérales, Interfimo, qui n’était pas en mauvais état et qui était, parait-il, intéressante pour le Crédit lyonnais sur un plan plutôt comptable ?

M. Jean PEYRELEVADE : Cette fois, monsieur le Rapporteur, je vous trouve étonnamment indulgent !

L’erreur initiale dans la reprise d’IBSA est une erreur de caractère stratégique dont les raisons, une fois encore, monsieur Griotteray, m’échappent.

Nous savons tous que la pire des situations aujourd’hui est d’être le premier actionnaire en minoritaire d’une banque. Depuis que la loi bancaire existe, c’est-à-dire depuis 1983, nous savons très bien que lorsqu’on est premier actionnaire et que l’on n’est pas majoritaire, on ne peut contrôler la gestion et que s’il y a des pépins, on paye. Le Crédit lyonnais s’est mis, volontairement, dans cette situation.

Votre indulgence va m’amener à être plus sévère. Il se trouve que dans la totalité des opérations qui étaient faites ou approuvées au plus haut niveau du Crédit lyonnais, on était toujours en échange de bons procédés. On prenait une participation quelque part et pour ne pas avoir de prélèvement sur la trésorerie ou sur les fonds propres, on se faisait recycler l’argent d’une autre manière. Dans certains cas, on était en portage réciproque, ce qui permettait éventuellement aux deux parties prenantes de dégager des profits apparents.

M. le Rapporteur : C’était l’histoire du lingot d’or.

M. Jean PEYRELEVADE : Exactement. Je pourrais donner des exemples.

Il se trouve que dans le cas particulier, des portages réciproques, des recyclages, cela pullule.

M. le Rapporteur : Où ça ?

M. Jean PEYRELEVADE : Partout. Cela pullule chez Altus, chez IBSA, partout. C’est la raison pour laquelle il n’y a plus de plus-value au sein du Crédit lyonnais ; les portages antérieurs ont permis de toutes les dégager, si je puis dire. Je suis obligé aujourd’hui de déboucler certains autres portages avec des moins-values. Cela contribue à alimenter ce qui ressort des tuyaux.

Dans le cas d’IBSA, je constate que l’on a échangé une participation dans une banque, dont vous me permettrez de dire de manière mesurée qu’elle était pourrie, contre une participation parfaitement normale dans Interfimo, au nom de l’équilibre des actions de trésorerie.

Quand vous entrez dans une banque telle qu’IBSA au degré de dégradation des moeurs que je peux mesurer aujourd’hui, et que vous êtes minoritaire, vous ne contrôlez et ne redressez rien du tout. Là, c’est moi qui devient indulgent.

M. Gilles CARREZ : On a l’impression que la prise de participation à 25 % puis en totalité a été totalement bénie par la Banque du Luxembourg, mais également par la Banque de France. Elle a peut-être même été demandée.

M. Jean PEYRELEVADE : La Banque du Luxembourg et la Banque de France ont demandé un actionnaire de référence français. C’est la confirmation de ce que je vous dis.

M. Henri EMMANUELLI : C’est leur rôle.

M. Jean PEYRELEVADE : La Banque de France joue son rôle. Il faut distinguer les différents rôles de la Banque de France.

Quand la Banque de France demande un actionnaire de référence, les actionnaires de référence potentiels devraient ouvrir l’oeil parce que cela signifie que l’autorité de tutelle n’est pas complètement tranquille.

Ce qui m’étonnera toujours, c’est la précipitation avec laquelle le Crédit lyonnais — rien ne le forçait — s’est précipité pour jouer ce rôle.

M. Alain GRIOTTERAY : Si elle n’avait pas trouvé d’actionnaire de référence, cette banque déposait son bilan ?

M. Jean PEYRELEVADE : La Banque de France ne le savait certainement pas au moment où elle a demandé un actionnaire de référence, mais s’il n’y avait pas eu d’actionnaire de référence, compte tenu de ce que l’on sait ensuite de l’évolution des choses et de la constitution du portefeuille à l’époque, cette banque aurait été mise en liquidation. Cela ne fait aucun doute.

M. le Président : Vous avez bien une explication à cette précipitation ?

M. Jean PEYRELEVADE : Mon interprétation est totalement innocente, monsieur le Président...

M. le Président : Innocente ?

M. Jean PEYRELEVADE : Relativement. Disons malicieuse.

Je pense que c’est de la connivence amicale et parisienne entre inspecteurs des finances.

M. Didier MIGAUD : Si je comprends bien, on devrait entendre encore parler d’IBSA.

J’aurais encore une petite question à vous poser concernant un dossier particulier. A propos de certaines nominations au conseil d’administration, sur lequel je préfère ne pas faire de commentaires, la presse a fait état d’un client du Crédit lyonnais qui connaîtrait un fort endettement, à savoir M. Hersant. La presse a parlé de 4 milliards d’endettement.

Je souhaiterais vous demander si vous considérez que M. Hersant fait partie de ce que vous appelez les débiteurs douteux du Crédit lyonnais. S’il en était ainsi, il apparaîtrait dans votre liste entre l’ensemble Altus, IBSA et la SDBO. Dans le cas contraire, qu’est-ce qui amène le Crédit lyonnais à considérer que M. Hersant est un créancier fiable ?

M. Jean PEYRELEVADE : Je répondrai, avec un brin de malice à nouveau, que ce n’est pas un débiteur douteux, mais je ne le considère pas non plus comme un débiteur fiable. Nous sommes dans une zone intermédiaire.

Tout d’abord, le Crédit lyonnais n’est que l’un des banquiers et, bien entendu, les encours sur M. Hersant sont très inférieurs aux 4 milliards que vous avez cités. M. Hersant n’apparaît pas sur l’échelle en ordre de grandeur que je vous ai donnée tout à l’heure. Bien loin de là.

Ensuite, sans trahir le secret des affaires, M. Hersant est, je peux me tromper, aujourd’hui encore un débiteur solvable, c’est-à-dire qu’à mes yeux, la valeur de ses actifs est supérieure à la valeur de son passif.

Le problème est de l’amener à prendre, et vite, les décisions qui permettront à cet état de solvabilité de se maintenir et non de disparaître progressivement.

M. Didier MIGAUD : Sur ce plan, pourriez-vous apporter quelques précisions parce que cela pourrait devenir une difficulté pour le Crédit lyonnais ?

M. Jean PEYRELEVADE : Monsieur Migaud, je suis navré de vous dire que je ne pense pas, compte tenu de ce que je vous ai dit, que M. Hersant explique en quoi que ce soit les difficultés passées du Crédit lyonnais. Si c’est un dossier difficile pour demain, je suis désolé de devoir répondre, cette fois avec impertinence, que c’est en dehors de l’objet de la Commission.

M. Henri EMMANUELLI : Si ce n’est que cela reste à prouver.

M. Didier MIGAUD : Je voudrais revenir sur l’arrêté des comptes 1993. Il semble que vous ayez eu quelques difficultés à convaincre le ministère de l’économie de ce que vous jugez être la réalité de la situation du Crédit lyonnais. Pourriez-vous nous confirmer avoir dû solliciter un arbitrage de Matignon et que c’est bien cet arbitrage qui a fait que les comptes ont été approuvés comme ils l’ont été ?

M. Jean PEYRELEVADE : C’est exact.

M. Didier MIGAUD : Merci.

Sur le plan du redressement, vous disiez tout à l’heure que vous le jugiez encore insuffisant. Compte tenu de cela, comment voyez-vous la présentation des comptes de 1994, avec le souci qui est le vôtre et le nôtre, de conserver au Crédit lyonnais son image et sa crédibilité et de montrer qu’il amorce un redressement ?

Voyez-vous l’année 1994 encore avec un déficit ? Quand voyez-vous le Crédit lyonnais à nouveau faire des bénéfices ?

M. Jean PEYRELEVADE : Je ne voudrais pas créer de délit d’initié au sein de cette Commission. Il s’agit d’une société qui est cotée. Donc, je ne voudrais pas vous dire des choses qui ne sont pas publiques ; le délit d’initié relève du pénal, si je ne me trompe.

Je vous dirai simplement que l’année 1994 sera déficitaire, que je pense que nous avons une bonne chance d’atteindre l’équilibre en 1995, mais que ce pronostic est quand même fragile parce que beaucoup d’éléments nous échappent. Je respirerai mieux lorsque j’aurai acquis la conviction que l’on a fini le nettoyage, conviction que je n’ai pas encore.

A l’intérieur de cette problématique, une question tactique se pose, compte tenu de ce qu’est l’Etat. Je reviens sur le fait que si l’Etat avait un comportement d’actionnaire et uniquement d’actionnaire, il aurait mieux fait de faire les choses en une fois et d’aller jusqu’au bout. Il a préféré, pour des raisons que je comprends, ne pas aller jusqu’au bout de son opération de redressement. Je peux encore avoir l’espoir — mais cela prendra beaucoup de temps — de ne pas devoir m’adresser à nouveau à l’Etat avant la privatisation du Crédit lyonnais, ce qui permettrait de solder les comptes, montage qui a été pratiqué à diverses reprises et que l’Etat a en tête aujourd’hui.

Ce n’est pas un calcul normal, rationnel, d’actionnaire, mais c’est ainsi que les choses sont engagées, je ne suis pas sûr d’y parvenir. Se pose alors une question tactique à laquelle je n’ai pas de réponse aujourd’hui, qui est de savoir, si l’Etat doit intervenir à nouveau, à quel moment il doit le faire. [...]

M. Didier MIGAUD : Vos réponses étaient importantes par rapport à certaines idées qui peuvent exister ici ou là sur le fait que la barque aurait été chargée.

Voici ma dernière question : l’une des personnes que nous avons auditionnées nous a dit que s’il n’y avait pas eu les affaires cinéma, on aurait un problème Crédit lyonnais mais sans plus.

Quand on regarde ces dossiers cinéma, d’une part Parretti-Fiorini puis le cinéma américain en dehors de Parretti-Fiorini, ce sont des sommes considérables qui sont en jeu.

Une des explications qui nous est apportée par certains de la lourdeur du dossier cinéma, c’est que le Crédit lyonnais serait, en la circonstance, victime d’une escroquerie.

Est-ce votre appréciation ?

M. Jean PEYRELEVADE : C’est certainement une des questions clés de l’ensemble de ce dossier. C’est pratiquement le seul sur lequel j’ai eu de vraies curiosités vis-à-vis du passé pour essayer de comprendre. Je n’ai rien trouvé.

M. Henri EMMANUELLI : Nous non plus.

M. Jean PEYRELEVADE : La seule explication que je puisse trouver est la suivante. Si le Crédit lyonnais Hollande n’avait pas existé, le Crédit lyonnais se serait beaucoup mieux porté. Je pense quand même qu’il aurait eu besoin d’un soutien de l’Etat, que les erreurs commises par ailleurs étaient suffisantes pour l’empêcher d’avoir une vie ordinaire d’organisme public qui ne demande jamais d’augmentation de capital à son actionnaire principal.

Même si nous estimons à 3,5 milliards de dollars les dégâts du Crédit lyonnais Hollande à ce jour, cela ne fait jamais, en ordre de grandeur, que la moitié des dégâts totaux.

Disons qu’il y a un ensemble qui, à lui seul, fait la moitié du total, mais il n’est pas le seul.

Que s’est-il passé ?

Y a-t-il eu escroquerie ? Oui, sans aucun doute. Il y a une gigantesque escroquerie qui atteint des degrés de sophistication et de raffinement qui sont, à tous égards, parfaitement admirables, dans l’ordre esthétique.

Mais il n’y a pas que cela. La vraie question est de savoir pourquoi la structure hollandaise était aussi perméable à l’escroquerie ou à la tentative d’escroquerie et aussi perméable au mauvais risque, parce qu’il y a eu à la fois escroquerie sur l’ensemble Parretti-Fiorini — je crois d’ailleurs, monsieur d’Aubert, que la justice suisse est en train de le reconnaître — deuxièmement, il y a eu mauvais risque, c’est-à-dire que toutes les autres affaires cinématographiques, qui pèsent donc pour 1,5 milliard de dollars, relèvent du mauvais risque caractérisé. [...]

Vous cumulez ici escroquerie, absence totale de contrôle des risques et très grande perméabilité aux mauvais risques. Nous retombons sur l’explication d’ensemble selon laquelle les responsabilités — ou les culpabilités principales pour parler comme M. Griotteray — sont à ce niveau, au niveau de la Hollande. Quand on voit des choses de cette ampleur, on se dit qu’il a dû se passer des choses en Hollande, corruption, etc. On regarde et l’on ne trouve rien.

Là où est en cause la responsabilité, c’est comment une direction générale d’entreprise peut-elle accepter si longtemps qu’il y ait un endroit de son dispositif qui soit tellement perméable à l’escroquerie, au mauvais risque, etc. ? Ce n’est pas une question de culpabilité. C’est une pure question de responsabilité. C’est la raison pour laquelle j’ai exclu dès le début les explications romanesques que certains élaborent.

La culpabilité, si je puis dire, de la structure hollandaise me paraît évidente et très difficilement explicable puisque nous n’avons aucun élément d’aucune sorte qui donne un début d’explication autre que l’incompétence et l’incurie des gens sur place. Mais la responsabilité de la direction générale du Crédit lyonnais et le fait qu’elle ait laissé vivre pendant aussi longtemps sans la rappeler très durement à l’ordre une structure aussi perméable aux maux que je viens d’évoquer est, pour moi, également inexplicable.

M. Didier MIGAUD : Compte tenu du fonctionnement du Crédit lyonnais, pensez-vous, monsieur le Président, que vous auriez pu être victime d’une telle escroquerie ? Avez-vous pris des dispositions pour que dans le fonctionnement futur du Crédit lyonnais, ce type de situation puisse être évité ?

M. Jean PEYRELEVADE : C’est une question que, bien entendu, je me suis posé, longuement, pendant mes soirées de loisir.

M. le Président : C’est donc que vous en avez, comme notre Rapporteur !

M. Jean PEYRELEVADE : Beaucoup !

Je vous répondrai trois choses.

Premièrement, j’aurais pu être victime de cette escroquerie. N’importe quel banquier peut être victime d’une escroquerie. La réponse est oui, sans aucune hésitation.

Deuxièmement, si je n’avais pas réagi avant — ce qui est tout à fait possible car il n’y a rien de plus difficile que de reprendre le contrôle d’affaires montées par d’autres, surtout quand on fait confiance à ses collaborateurs, ce qui est une attitude normale — j’aurais pu rester aveugle jusqu’à la lettre de la Banque centrale de Hollande dont on a parlé.

M. le Rapporteur : Je ne l’ai toujours pas vue.

M. Jean PEYRELEVADE : Venez la consulter sur pièces et sur place, monsieur le Rapporteur. Elle n’est pas très longue.

Je pense honnêtement que je n’aurais pas réagi de la manière dont la direction générale du Crédit lyonnais a réagi à la réception de cette lettre.

Troisièmement, si l’un de mes collaborateurs montait, contre mes instructions, une OPA de 1,3 milliard de dollars, je le dis en conscience, je peux me tromper, il est toujours facile de dire les choses ex post, je crois que j’aurais démissionné le lendemain.

M. le Rapporteur : Monsieur le Président, en ce qui concerne l’escroquerie, c’est vrai, mais il y a quand même un certain nombre de gens qui sont prédestinés à faire des escroqueries...

M. Jean PEYRELEVADE : Des escrocs, éventuellement !

M. le Rapporteur : Dans le processus de sélection des risques, pensez-vous que la direction générale du Crédit lyonnais, lorsqu’elle avait affaire à des clients de réputation aventurière, soit allée chercher suffisamment d’informations ? Etant Président, par rapport à de tels clients qui pouvaient apparaître comme des sauveurs dans certains cas — je pense notamment au cas Cannon — seriez-vous allé plus loin dans la recherche de l’information ? Je crois que c’est cela le fond du problème dans l’affaire Parretti-Fiorini. Ce sont des gens qui avaient des antécédents. En particulier, il y avait toutes ces rumeurs concernant les liens avec la mafia.

Or, sans appartenir à la mafia, des financiers travaillent pour elle. A Milan depuis six mois, un repenti de la mafia, Miquele Amandini, s’exprime d’abondance. Il explique qu’en 1989, il est intervenu pour le compte de MM. Parretti et Fiorini dans le cadre de la reprise d’une société immobilière, Aldomus, qui était alors en faillite. Or Michele Amandini est par ailleurs, un recycleur d’argent de la mafia napolitaine et calabraise.

C’est une information récente, actuellement traitée par un procureur italien, M. Nobili. Pensez-vous que ce genre d’informations, à supposer qu’elle soit arrivée plus tôt, aurait pu inciter le Crédit lyonnais à plus de prudence ?

M. le Président : Sachant que l’on vous aurait dit par ailleurs que M. Parretti déjeunait chez le Pape, était copain avec le cardinal O’Connor, etc.

M. Jean PEYRELEVADE : Je vais paraphraser ce que j’ai déjà dit.

J’ai dit que je ne comprenais pas la manière dont la direction générale du Crédit lyonnais avait laissé cette structure si perméable si longtemps.

Mais je crois en même temps qu’il faut être indulgent et mesuré. Je pense que je me serais réveillé probablement plus tôt. Je le pense d’autant plus que j’avais quelques informations sur Parretti et Fiorini, comme je l’ai dit la dernière fois.

Il faut aussi se rappeler qu’à l’époque, la prise de risque sur les dossiers hollandais ne remontait pas jusqu’au Président, sauf si tel ou tel collaborateur décidait de le saisir explicitement.

Je rappelle qu’il n’y avait pas de direction centrale des risques. C’était donc la direction des affaires internationales qui se prononçait. Ce n’est remonté tout en haut de la maison qu’à partir du moment où, en fait, la direction des risques de l’international a commencé à tordre le nez. Donc assez tard.

Il y a peut-être une responsabilité des hommes et de leur jugement, mais également une responsabilité de la structure, de son organisation.

Tout cela est probablement une question d’expérience. Il y a plein de gens dont on entend dire qu’ils ont des relations avec la mafia. Je dis « plein » au niveau mondial. Je vais vous donner un exemple.

Quand on me parle de pénétration possible par la mafia, pour ma part, c’est une longue habitude que j’ai prise il y a plusieurs années, je n’entre pas en relation d’affaires. Un simple soupçon suffit. [...]

M. Philippe AUBERGER : On a entendu ce que vous savez sur le Crédit lyonnais Nederland. Cela dit, ce n’est pas parce que l’on n’a pas trouvé de criminel qu’il n’y a pas crime. Il reste une telle succession d’anomalies qu’il y a une invraisemblance totale dans cette affaire.

Si l’on résume brièvement, tout d’abord, il est avéré qu’un ensemble de collaborateurs qui, jusqu’à présent, étaient considérés comme hors pair, ont tous « disjoncté » simultanément.

M. Jean PEYRELEVADE : Un hors pair.

M. Philippe AUBERGER : Donc des collaborateurs, dont un hors pair, ont « disjoncté » simultanément dans des conditions invraisemblables. Ils savaient bien que si le chantage était fait le vendredi 30 octobre, c’était à la toute dernière extrémité.

Ensuite, il y avait des instructions formelles du Président.

Enfin, il suffisait de faire quelques mètres pour aller voir le directeur des affaires internationales, voire pour aller consulter le Président. Quand on est considéré comme un collaborateur hors pair, on ne peut pas violer aussi délibérément une décision du Président dans des conditions aussi anormales.

On ne peut plus maintenant qu’échafauder des hypothèses. Ce n’est pas parce que l’on n’a pas trouvé de fait de corruption qu’il n’y en a pas eu. Ce n’est pas parce que l’on n’a pas démontré qu’il y avait des menaces physiques qu’il n’a pas pu y en avoir. Mais il y a dans cette affaire un élément qui n’est pas déterminé mais qui est tout à fait anormal et qui explique que la machine ait disjoncté dans ces conditions.

Cela a d’ailleurs été reconnu par M. Haberer parce que le fait qu’il envoie MM. Gille et Wolkenstein pendant deux mois à Los Angeles, alors qu’ils avaient des responsabilités extrêmement importantes au Crédit lyonnais, pour essayer de renouer les fils, était bien le signe que premièrement, il n’avait plus du tout confiance dans ses collaborateurs inférieurs et, d’autre part, que l’affaire était d’une difficulté extrême et qu’elle était déterminante pour l’avenir du Crédit lyonnais.

M. Jean PEYRELEVADE : Monsieur Auberger, vous mélangez des choses exactes et d’autres qui le sont moins.

Je voudrais, dans la logique d’explication globale que j’apporte sur le fonctionnement de la maison, éclairer cette affaire.

Premièrement, un homme considéré comme exceptionnel a été nommé à la tête du Crédit lyonnais Hollande pour redresser le Crédit lyonnais Hollande ; il s’agissait de M. Vigon. Les autres étaient des subordonnés de M. Vigon. Je vous rappelle que nous sommes dans un système monarchique, à tous les niveaux.

Ensuite, M. Vigon qui était président du directoire du Crédit lyonnais Hollande est nommé avant l’OPA directeur Europe, c’est-à-dire qu’il a le Crédit lyonnais Hollande sous sa juridiction. Ses anciens collaborateurs en Hollande restent ses subordonnés.

Lui est exceptionnel. Les autres sont des gens tout à fait ordinaires.

Deuxièmement, la structure hollandaise, avec M. Vigon en Hollande, puis M. Vigon, Directeur Europe, désobéit en permanence pendant plusieurs années puisque les encours sur le cinéma n’arrêtent pas d’augmenter en dépit des observations de Paris — j’y reviendrai — et en dépit des injonctions écrites et des engagements pris vis-à-vis de la Banque centrale de Hollande.

Avant d’expliquer l’inexplicable, c’est-à-dire l’OPA, il faut expliquer comment des banquiers conséquents en Hollande « s’assoient » sur les injonctions de la Banque centrale hollandaise, et ce pendant plusieurs années.

Troisièmement, vous dites qu’il faut un motif bien puissant pour qu’un homme seul désobéisse à des instructions formelles. Je suis d’accord sur le fait que l’OPA, que je replace à la fin de cette longue période de désobéissance permanente, est faite contre les instructions de M. Haberer. Je ne mets pas cela en doute. Je dis simplement que ces instructions comme toutes celles qui sont intervenues auparavant, à ma connaissance, mais je n’ai pas les moyens de la commission d’enquête, ne sont pas des instructions écrites.

Quand vous avez des encours de 4 milliards de dollars, de mauvaise qualité, exposés, et que vous donnez des instructions, si vous voulez qu’elles soient suivies, la moindre des choses, c’est de les donner de manière écrite.

Enfin, au moment de l’OPA, l’homme qui prend la décision, contre les instructions verbales de M. Haberer, ce n’est pas M. Wolkenstein, le patron des affaires internationales, c’est M. Vigon.

J’ajouterai que l’on dit que ce n’est pas parce qu’il n’y a pas de criminel qu’il n’y a pas de crime. On ne peut pas non plus vivre en permanence dans l’ère du soupçon. Nous sommes dans un état de droit. M. Martinez, qui est un des anciens patrons de la brigade financière de la police judiciaire, est rattaché à la direction générale, chargé des enquêtes de sécurité au Crédit lyonnais.

Il a fait une enquête de caractère policier pour savoir s’il y avait des motifs éventuels de corruption ou autre pour expliquer le comportement de M. Vigon et de ses collaborateurs. M. Martinez, qui n’est pas un amateur, a fait totalement chou blanc. Rien. Nulle part.

M. Didier MIGAUD : De ce point de vue, monsieur le Président, avez-vous eu connaissance de pressions particulières ou de menaces physiques qui auraient pu être proférées contre un certain nombre de collaborateurs ou de responsables au niveau du Crédit lyonnais ? Cela nous a été dit à plusieurs reprises au cours d’auditions.

M. Jean PEYRELEVADE : Personne ne m’en a parlé. Je n’ai pas eu la curiosité de poser ce type de questions. Y a-t-il des choses écrites ?

M. Henri EMMANUELLI : Monsieur Wolkenstein.

M. Jean PEYRELEVADE : M. Wolkenstein aurait été menacé ?

M. Didier MIGAUD : Et vous-même ?

M. Jean PEYRELEVADE : Non. Enfin, là encore... Disons aucune menace que j’ai prise au sérieux. Quand on est Président du Crédit lyonnais, on reçoit régulièrement dans son courrier des menaces de mort. Selon le traitement administratif classique, on pourra peut-être dire un jour que j’étais négligent, aveugle, irresponsable, je passe cela à M. Martinez.

M. le Rapporteur : J’aurais une dernière question à poser. M. Migaud avait d’ailleurs évoqué ce point. Elle concerne la nouvelle composition du conseil d’administration. Nous nous sommes interrogés sur l’opportunité d’avoir comme membres du conseil d’administration d’une banque publique de grands clients du Crédit lyonnais ayant un endettement assez sérieux.

M. le Président : Cela concerne la période postérieure au 31 décembre 1993. Donc, répondez en règle générale, bien sûr, monsieur le Président...

M. le Rapporteur : Il y en avait déjà.

M. Jean PEYRELEVADE : Non.

M. le Rapporteur : Il y avait MM. Trigano et de Lacharrière...

M. Jean PEYRELEVADE : Ce sont de petits clients.

Je suis heureux de répondre parce qu’il y a des moments où je trouve les réactions de la presse et des média tout à fait surprenantes. A un certain degré d’hypocrisie — ce n’est pas vis-à-vis de vous, monsieur le Rapporteur, bien évidemment — trop c’est trop.

Qui voulez-vous que l’on mette, comme personnalités qualifiées, au conseil d’administration d’une banque sinon ses clients ? Quels sont les hommes d’affaires qui sont compétents, qui peuvent apporter au conseil du Crédit lyonnais ce qu’il n’a pas eu hier, c’est-à-dire de vrais administrateurs capables de porter un jugement sur l’état de la maison, sur sa situation et qui ne soient pas clients du Crédit lyonnais ?

Donnez-moi des suggestions.

Deuxièmement, par définition, le client d’une banque est endetté auprès de sa banque. Car le métier d’une banque est de prêter de l’argent. Tous nos clients sont endettés vis-à-vis de nous. C’est horrible !

Troisièmement, regardez les autres banques de la place. Nous sommes les derniers à faire notre marché, si je puis dire. Regardez la BNP, la Société générale, Paribas et Suez. Regardez comment sont composés leur conseil d’administration. Ils ont tous les grands clients possibles et imaginables et je dois dire que celui qui a fait son marché avec l’état d’esprit le plus systématique, le plus organisé et j’aurais tendance à dire, vous apprécierez, le plus polytechnicien, c’est le président de la BNP. Il a vraiment ramassé comme grands clients tous ceux qu’il pouvait ramasser. Il n’était contraint que par le nombre de ses administrateurs.

Pourquoi fait-il cela ? Il n’est pas stupide. Il espère que cela lui procurera quelques retombés commerciales. J’ai donc fait ce que je pouvais compte tenu de ce qui restait.

J’ai pris les grands industriels français avec lesquels nous n’avions pas de relations conflictuelles mais des relations normales, en tout cas depuis que je suis Président, ceux sur lesquels je n’ai pas d’inquiétude fondamentale en matière de risque, qui sont reconnus avec leurs qualités et leurs défauts dans leur environnement professionnel et qui étaient libres, c’est-à-dire qu’ils n’étaient pas déjà au conseil d’administration de l’un de mes concurrents.

M. le Rapporteur : Monsieur le Président, ce n’est pas de l’hypocrisie. Vous avez tout à fait raison sur le fond du raisonnement, mais ce sont certains gros clients qui, comme par hasard, ont bénéficié de soutiens du Crédit lyonnais qui étaient certes tout à fait légaux, mais parfois un peu hétérodoxes. Je pense notamment au cas Pinault, au travers de la CFAO et du fameux immeuble d’Iéna qui reste entre les mains de Vaturi, qui cause aujourd’hui des difficultés au Crédit, lyonnais. Il est vrai que la règle générale est sans doute bonne, mais dans ce cas précis — excusez-moi d’entrer dans les cas particuliers — on est un peu frappé par ce choix.

M. Jean PEYRELEVADE : C’est d’ailleurs à partir de ce point de vue uniquement que votre question rentre dans le cadre de la commission d’enquête.

Ma réponse est la suivante. Je ne suis pas naïf. Je vois les choses, ou je les comprends. Mais, premièrement, je ne vois pas pourquoi on reprocherait à des hommes d’affaires d’avoir été bons en affaires...

M. le Rapporteur : Surtout lorsque l’on a payé cher pour le savoir.

M. Jean PEYRELEVADE : On a tous les éléments qui permettent de le savoir, mais ce que je ne trouve pas que la vente de tel ou tel immeuble vue par le vendeur soit scandaleuse. La question que je me pose est de savoir pourquoi le Crédit lyonnais a acheté. C’est cela la vraie question.

Pourquoi suis-je obligé de faire ainsi ? Parce que mes concurrents prennent plaisir ou vont prendre plaisir à alimenter ces remarques dans des dîners en ville n’espèrent qu’une chose : récupérer les clients en question, aussi bien M. Pinault que M. Arnault. Si je vais jusqu’au bout de votre raisonnement, c’est-à-dire que le Crédit lyonnais a fait trop de faveurs par le passé à ces grands clients, il faut que je ferme leur compte et que je les envoie chez mes concurrents.

Une fois de plus le passé ne m’intéresse pas. C’est l’avenir qui m’intéresse.

M. Henri EMMANUELLI : Ma remarque porte sur le plan général. La Commission d’enquête est là pour savoir si la gestion du Crédit lyonnais a été aventureuse ou pas, ou dans quelle mesure elle l’aurait été. Sur cette question précise que l’on pose au plan général, il y a deux catégories de clients. Il y a des clients débiteurs et des clients créditeurs dans un actionnariat. On peut rechercher aussi des clients très créditeurs. Mais, dans ce cas précis, il y a un certain nombre de holdings qui appartiennent quasi-personnellement à certains grands responsables de groupe aujourd’hui, qui se servent de ces holdings pour renforcer leur auto-contrôle sur leur propre groupe.

Cela pose problème, parce que l’on est d’un côté prêteur en étant actionnaire, et de l’autre emprunteur. La condition minimum serait que la banque dont ils sont actionnaires ne fasse pas un sou de crédit sur les holdings qui leur permettent de renforcer leur auto-contrôle parce que sinon, on se retrouve dans des systèmes bouclés, où on a l’impression qu’une minorité marche à la fois sur la tête et sur les jambes et a finalement un jeu extraordinaire devant elle. On est de tous les côtés de la boucle. J’attire votre attention là-dessus. En tout cas, moi, cela me pose problème.

M. Jean PEYRELEVADE : Monsieur Emmanuelli, vous avez raison. J’ai deux réponses à cela.

J’ai écrit moi-même, en son temps, des choses sur les structures en cascade, sur les actionnaires sans capital. Je suis le premier à considérer que ce sont des comportements qui ne sont pas illégaux aujourd’hui mais qui sont dangereux pour l’avenir du capitalisme français. Si le législateur partage ce point de vue majoritairement, c’est à lui de légiférer.[...]

M. Alain GRIOTTERAY : J’aurai une question de conclusion. Nous avons reçu des membres de l’ancien conseil d’administration et avons eu l’impression qu’ils ne servaient à rien. Ils disaient que l’actionnaire principal étant l’Etat, si ce dernier approuvait, ils n’avaient pas à désapprouver. J’ai été à la limite de demander à l’un d’entre eux pourquoi il n’avait pas démissionné.

Qu’aurait-il fallu attendre des actionnaires ?

Vous nous avez dit que le Crédit lyonnais fonctionnait selon un système monarchique, avec en tout cas un autocrate à qui tout le monde obéissait sans discuter. Or, j’ai cru comprendre que certains collaborateurs, avant que vous acceptiez de prendre la succession de la présidence du Crédit lyonnais, vous avaient ouvert leur coeur et vous avaient dit ce qui, à leurs yeux, représentait les tares de la maison.

Par ailleurs, nous avons reçu ici un certain nombre de grands témoins — je sais bien qu’ils étaient souvent inspecteurs des finances — qui ont laissé entendre que tous les contrôles fonctionnaient normalement.

Je souhaiterais avoir votre sentiment sur la façon dont le conseil aurait dû fonctionner et sur les contrôles, parce qu’on nous ment ou on nous abuse en disant que les contrôles fonctionnaient comme ils l’auraient dû !

M. Jean PEYRELEVADE : C’est une question difficile.

En ce qui concerne le conseil, je pense — mais peut-être suis-je trop sévère — qu’il a été la caricature du type de fonctionnement que l’on peut trouver dans n’importe quel conseil de grande société française. Nous avions parlé la dernière fois des phénomènes de pouvoir et de fonctionnement de conseil.

A mon avis, l’information que les administrateurs recevaient était partielle, tronquée et infidèle. Ils n’ont pas été sciemment complices. Ils ont été, eux aussi, pour une part, abusés.

Mais les articles parus dans la presse auraient dû susciter chez eux une inquiétude. Il me semble que l’un des premiers rôles d’un administrateur, avant même de parler de stratégie, c’est d’être raisonnablement convaincu, même s’il y a toujours une part de pari dans les activités humaines, qu’il a une image raisonnablement fidèle de l’entreprise dans laquelle il se trouve. On peut être complètement dupe, ne pas se poser de question du tout, être inconscient, c’est-à-dire incompétent en termes de responsabilité. Mais, à partir du moment où l’on pose des questions, on ne peut pas accepter qu’il n’y soit pas répondu. J’ai d’ailleurs dit aux administrateurs représentants des salariés, qui jouaient à l’innocence totale : « La responsabilité ne se divise pas. Un administrateur a toujours un pouvoir, celui de démissionner quand on ne répond pas à ses questions ».

Bien entendu, c’est une éventualité qu’ils n’ont jamais envisagé. C’est le côté un peu parisien, institutionnel, quand on fait partie d’un conseil, ça fait chic, donc, on ne démissionne pas. C’est une erreur. Certains d’entre eux — c’est facile à dire maintenant, je le reconnais — auraient dû soit être plus insistants, soit mettre en jeu leur propre position.

Quant à votre interrogation sur ce que j’attends d’un conseil, je dirai que le conseil est fait pour vérifier l’information et contribuer à des choix stratégiques. De ce point de vue, ce n’est pas le conseil qui a le pouvoir de décision, mais le Président et les actionnaires. Le conseil est là pour en débattre et éventuellement donner son accord ou marquer son opposition à telle ou telle orientation stratégique. Il est vrai que les conseils les plus utiles sont ceux auxquels vous pouvez poser des questions et au sein desquels il y a une capacité de discussion.

J’ai le sentiment — en étant certainement trop sévère — que le conseil d’administration était, sur le plan stratégique, une chambre d’enregistrement. Les mots d’ordre — c’était d’ailleurs très habile — d’expansion, de croissance économique, de puissance et de soutien à l’industrie sont tellement populaires dans toutes les couches de la population et toutes les formations politiques qu’à partir du moment où ils sont élaborés comme axes principaux d’une stratégie, personne ne trouve cela obscène.

M. Alain GRIOTTERAY : Un des actionnaires qui n’a pas figuré au conseil est la Caisse des dépôts.

M. Jean PEYRELEVADE : Un autre me parait encore plus notable, c’est Thomson. Je m’en suis étonné au moment où j’ai proposé que M. Gomez soit nommé actionnaire. Je n’ai pas très envie d’avoir la Caisse des dépôts pour actionnaire parce que je ne veux pas accuser le côté institution publique du Crédit lyonnais. Mais Thomson, cela me paraissait normal. J’ai posé la question. Apparemment, c’est la Banque de France qui s’était opposée à la présence de Thomson à l’actionnariat, ayant apparemment la même réaction que M. Auberger tout à l’heure, c’est-à-dire se demandant si introduire les grands actionnaires ou les grands clients au conseil d’administration de la banque ne risquait pas d’affecter l’indépendance de la banque.

M. Jean-Jacques DESCAMPS : A vous écouter, je me demande si le meilleur service que la Commission puisse vous rendre ne serait pas de proposer la privatisation la plus rapide possible du Crédit lyonnais.

M. Jean PEYRELEVADE : Sans entrer dans ce débat, je peux simplement dire que pour des raisons factuelles, objectives, nous ne sommes pas à la veille de la privatisation du Crédit lyonnais. Nous avons plusieurs années pour en parler.

M. le Président : Nous vous remercions, monsieur le président.

Audition de M. Jean-Yves HABERER,

Président du Crédit lyonnais de 1988 à 1993

(Extrait du procès-verbal de la séance du 22 juin 1994)

Présidence de M. Philippe Séguin, Président

M. Jean-Yves Haberer est introduit.

M. le Président : Nous allons immédiatement commencer, si vous le voulez bien, monsieur le Président, par les questions de M. le Rapporteur.

A la demande de M. Jean-Yves Haberer, la Commission a décidé de maintenir le secret sur vingt-huit pages de compte rendu de son audition, en raison d’interférences possibles avec des procédures judiciaires. [...]

M. Philippe AUBERGER : Si vous le permettez, j’aimerais revenir sur ma première question, celle ayant trait à l’intégrité. Je pense que ce type de problème ne doit pas se poser que dans le cinéma ; il doit également se poser dans le domaine immobilier. Sans avoir d’indice particulier, une intuition, en quelque sorte, me conduirait à poser le problème pour IBSA ou d’autres affaires comme l’affaire Pelège.

Une analyse précise a-t-elle été menée à propos des personnes qui étaient en contact avec ces clients ? A-t-elle conduit à mettre en cause, le cas échéant, l’intégrité des membres du Crédit lyonnais qui avaient à traiter ces dossiers ? En effet, leur état actuel montre qu’on ne peut pas systématiquement mettre en cause leur seul professionnalisme.

M. Jean-Yves HABERER : C’est là quelque chose d’un peu nouveau pour moi.

Bien évidemment, on se pose toujours ce genre de question dans les banques, et pas seulement pour l’immobilier.

Ce dernier attire l’attention parce que le monde professionnel de l’immobilier n’est pas toujours très pur. S’il ne l’est pas, c’est parce qu’on ne peut pas construire sans des autorisations et des cahiers des charges définis par les collectivités locales. Or, depuis la décentralisation, les collectivités locales ont fait monter les enchères. Cela vaut donc pour tous ceux qui travaillent avec les collectivités locales.

Les banques, quant à elles, font attention, et c’était le cas du Crédit lyonnais, m’a dit Michel Gallot, qui était le tuteur du secteur. Pour justifier, par exemple, qu’on ait eu un directeur des affaires immobilières que je trouvais particulièrement peu dynamique, on m’a dit qu’il valait mieux un type honnête et inefficace qu’un type brillant mais malhonnête. On préfère cela, dans les banques.

Toutes les précautions sont toujours prises dans ce domaine, m’a-t-on dit, pour ce qui concerne la société mère. Les précautions à prendre dans les filiales sont à prendre par les filiales elles-mêmes.

Quand vous mentionnez IBI, vous parlez de quelque chose qui n’était pas une filiale du Crédit lyonnais. C’était une banque indépendante, dont nous sommes devenus actionnaire de référence et à propos de laquelle nous avons fait approuver, par la Commission bancaire, la définition de nos pouvoirs d’actionnaire de référence. Cela comprenait la présence au conseil, la présence au comité de crédit, un droit de veto sur les crédits supérieurs à un certain montant, l’envoi possible de l’inspection, etc. Nous avons cru prendre toutes les précautions.

A propos des groupes immobiliers, je ne suis pas de ceux qui croient la presse et prennent pour argent comptant la mauvaise réputation ou les affinités politiques des promoteurs. J’espère que tout le monde me comprend.

Je le dis parce que vous me parlez de Pelège, qui a été un élu municipal de la majorité actuelle à Paris. Je considère pour ma part que tout ce qui se raconte, ce ne sont que des bulles de savon. Je n’ai en effet jamais eu un seul élément qui me permette de douter.

Cependant, il faut faire très attention sur ce sujet. Je ne crois pas qu’avec les professionnels de la banque on puisse aller très loin. En revanche, si on regarde de près comment les groupes immobiliers fonctionnent, on aura alors des surprises.

M. Philippe AUBERGER : M. Hénin a donné une interview dans « Le nouvel économiste » il y a à peu près trois semaines. Il a alors dit que ce qu’on pouvait lui reprocher, c’était sa difficulté à se couper un bras, le moment venu.

Partagez-vous cette analyse ? Ce reproche peut-il vous être fait à vous aussi ? Si oui, dans quel domaine serait-ce plus particulièrement le cas ?

M. Jean-Yves HABERER : Vous me demandez de vous donner des munitions contre moi.

Mon instinct à moi, c’est de couper le bras. Je peux le dire parce qu’il s’agit de papiers, de chiffres ; ce serait peut-être moins facile s’il s’agissait de mon propre bras.

L’affaire de M. Hénin, Altus, était une petite entreprise de 200 personnes qu’il avait créée lui-même. C’était son enfant. Il avait en conséquence plus de difficulté à couper un bras de son enfant que je n’en aurais eu de couper un bras parmi les deux mille bras du puissant Crédit lyonnais, qui survivra à tous ses présidents.

Ajoutons que venu du monde des marchés, M. Hénin avait un peu une mentalité de « trader » (sic) pour ces choses-là — je le dis sans être désobligeant parce que je continue de professer une grande estime et une grande admiration à son endroit —. Dans ce cas, quand la position devient mauvaise, on a toujours tendance à vouloir attendre encore quelques jours que la situation se retourne. Il y a là un certain entêtement. Mais cela dit, cela vaut pour d’autres.

J’ai rappelé que, comme l’avait souhaité M. Bérégovoy et en parfaite harmonie avec lui — sur ce plan-là, je n’avais pas d’état d’âme —, j’ai toujours considéré qu’une grande banque, du fait de sa dimension macro-économique, ne pouvait pas avoir un comportement indifférent à l’égard des entreprises clientes. Or, il faut bien comprendre que se couper un bras, cela veut dire tuer une entreprise : on demande à tel groupe trop endetté de rembourser ; on le tue.

Or, en temps de crise, je considère que le devoir de chacun est de ne pas ajouter du chômage au chômage. J’ai donc travaillé en fonction de cette ligne, qui m’avait été explicitement formulée pour la période allant de ma nomination jusqu’aux élections du printemps 1993.

M. le Président : Pourtant, si je m’en réfère à votre deuxième audition, je crois me souvenir qu’après vous avoir demandé si votre stratégie était liée au fait que vous étiez une banque publique, vous m’aviez répondu : « Non, nous sommes une grande banque. Or toutes les grandes banques doivent normalement assumer ce genre de responsabilité ».

Vous nous dites ici que M. Bérégovoy avait « souhaité »... N’y a-t-il à apporter une précision sur ce point ?

M. Jean-Yves HABERER : Une précision, oui, mais il n’y a pas de contradiction. Ne me l’aurait-il pas dit que j’aurais agi de la même manière. Cependant, j’avais plaisir à dire que j’étais en accord avec mon actionnaire majoritaire.

Je dis simplement que cela ne m’a pas été dit après les élections, mais j’ose assumer que j’ai néanmoins continué à ne pas massacrer les entreprises entre le printemps 1993 et mon départ.

M. Didier MIGAUD : Puisqu’il s’agit vraisemblablement de votre dernière audition, je souhaiterais revenir sur les difficultés actuelles du Crédit lyonnais.

Vous avez insisté, lors des deux précédentes auditions, sur le fait que les comptes avaient été arrêtés de manière politique. Or nous avons eu confirmation, depuis, que c’était effectivement à Matignon que ces comptes avaient été arrêtés.

Aujourd’hui, on entend dire, aussi bien au niveau de la Commission bancaire que des actuels responsables du Crédit Lyonnais, que la situation est peut-être encore plus grave que ce qui apparaissait au début.

Vous nous aviez dit avoir anticipé sur un certain nombre de difficultés vis-à-vis de l’immobilier en préparant quelques tirelires. Pourriez-vous nous redire comment, si vous étiez toujours en fonction, vous vous y prendriez pour faire face à ces dossiers difficiles du Crédit lyonnais ?

Enfin, comprenez-vous mieux qu’au début de nos travaux ce que vous faites ici et le fait qu’il existe une Commission d’enquête ? Comment expliquez-vous que cela se passe ainsi et que cette affaire ait pris une telle ampleur ?

M. le Président : Je vais moi-même rebondir sur ce point et vous poser une question qui a été posée à M. Peyrelevade. Qu’attendez-vous, vous-même, des travaux de cette Commission ?

M. Jean-Yves HABERER : En ce qui concerne la première question, je dois bien indiquer que je n’ai pas « supposé » que les chiffres des résultats de 1993 avaient été arrêtés d’une manière politique. Je vous ai bel et bien cité des documents. Je suis d’ailleurs sûr que le Trésor a parlé en conscience et vous a donné lui aussi des informations là-dessus.

Je vous ai cité deux documents qui me paraissent l’établir : le mémorandum du 2 novembre de M. Peyrelevade au Premier ministre — j’espère que la communication ne vous en a pas été refusée —...

M. le Président : Si, elle nous a été refusée.

M. Jean-Yves HABERER : Je m’empresserais de vous le donner si je l’avais, mais je n’ai pu que le lire. Il m’a été donné à lire par M. Gille, avec l’accord de M. Peyrelevade, au moment où il a été envoyé. En tout cas, il existe.

Je suis extrêmement choqué qu’on ne vous le communique pas, parce que c’est un document extrêmement important.

Ce document est à mon sens totalement surréaliste puisque quelqu’un — dont on ne peut pas dire qu’il soit un simple citoyen puisque c’était le président pressenti pour me succéder — consultait et avait à sa botte la direction du Trésor, la Banque de France, demandant par exemple à ce qu’un commando aille chez Altus, etc. Or, tout le monde agissait, parce qu’il y avait, derrière, l’autorité du Premier ministre, qui l’avait choisi.

De ces consultations, mon successeur a donc tiré des conclusions dans un document que je trouve surréaliste puisque, lors que l’exercice n’était pas encore terminé, tant s’en faut — y avait encore deux mois à courir, et en deux mois, il peut se passer d’énormes tuiles, si on pense par exemple à la Deutsche Bank.

Or, dans ce document, le chiffre des résultats de l’année était déjà indiqué et le montant de la « defeasance » (sic) avant tout examen par des experts, forfaité.

De plus, il était clairement dit que c’était selon ses conditions — à prendre ou à laisser — que l’impétrant donnerait son accord. Surréaliste.

Voilà pour le premier pilier de la passerelle.

Le deuxième pilier de la passerelle, c’est un document du mois de mars.

M. Alphandéry, après les travaux de ses services, trouvant ces chiffres inconvenants et un peu stupéfait de cette tentative de « casse du siècle » — pardonnez-moi le mot, mais c’est l’expression qui circule entre les gens du Trésor, qui ne me sont pas complètement étrangers malgré l’écart d’âge — a, le 28 février, envoyé une note de six à sept pages au Premier ministre, avec d’autres chiffres.

J’espère que vous avez eu communication de ce deuxième document, bien que le destinataire en soit le même que pour le premier. Tout converge vers le même endroit.

De plus, si vous avez interrogé des membres du conseil d’administration, j’imagine que vous avez pour le moins pu vérifier que le jour du conseil des comptes, il y a eu un incident, une suspension de séance. En effet, le Trésor, stupéfait par les chiffres avancés par le Président du Crédit lyonnais — ceux du mémorandum du 2 novembre, et non ceux de la note de M. Alphandéry —, s’est ému. A la suite de cela, un « fax » (sic) signé par M. Nicolas Bazire a validé les chiffres de M. Peyrelevade.

Dans ma carrière de directeur du Trésor et de président d’une entreprise publique, je n’ai jamais vu cela.

Je considère donc qu’il est bon que la commission d’enquête puisse procéder à quelques réflexions méthodologiques sur la manière dont, dans ce cas particulier, les comptes ont été arrêtés, c’est-à-dire d’une manière politique.

M. le Président : A propos de ce problème méthodologique, précisément, je dois vous faire savoir quelle a été la contribution de M. Gille.

M. Gille, devant nous, a précisé, en ce qui concerne l’insuffisance de provisionnement pour l’exercice 1993, que le montant de 7 milliards, visé dans la lettre du 4 août du gouverneur de la Banque de France, était le montant estimé d’après la situation connue en mars-avril 1993.

Il a précisé qu’à l’automne, compte tenu du sinistre Pelège et de la dégradation des risques immobiliers et industriels qui était apparue dans les filiales, le complément de provisions était, hors Usinor et Aérospatiale, de 13,5 milliards de francs.

Il nous a dit vous avoir informé de cette situation en soulignant que, dès lors, il n’était plus possible d’étaler les provisions sur deux exercices, cet étalement conduisant à un effet de boule de neige.

M. Gille nous a dit que, sur cette question des provisions, vous vous étiez trompé et qu’il vous l’avait dit.

M. Jean-Yves HABERER : Cette dernière phrase me paraît un peu éloignée de la réalité.

C’est là un point sur lequel je suis très content de pouvoir m’exprimer.

Premièrement, il faut revoir le calendrier absolument déraisonnable de cette période. Le 21 ou le 22 septembre, notre conseil arrête les comptes du premier semestre. Ce sont d’ailleurs les derniers comptes dont je me considère comme responsable parce qu’arrêtés sous ma présidence, avec l’accord de la Banque de France, du Trésor, des commissaires aux comptes et, faut-il le dire, de M. Gille, puisque c’est lui qui prépare les comptes.

Etant donné que nous sommes une société cotée, lors de notre réunion avec les analystes financiers, on nous avait demandé comment le deuxième semestre se présentait. La réponse donnée par M. Gille, si je me souviens bien a alors été : « Pas beaucoup mieux, mais pas beaucoup moins bien ». Nous sommes là, je le répète, à la date du 21 septembre.

Néanmoins, la procédure singulière de chaises musicales pour aboutir à mon départ avait confidentiellement été initiée le 28 août et répandue dans la presse par les cabinets ministériels vers le 10 septembre. J’étais donc déjà un « partant ».

Il est vrai qu’après l’arrêté des comptes, en octobre, au moment où j’étais un « partant » et où M. Peyrelevade consultait déjà, certains dossiers ont révélé de nouvelles difficultés. Je ne le conteste pas. J’en avais connaissance, M. Gille me le disait.

Il faut aussi savoir la chose suivante. Dans une banque où, en principe, tout le monde est prudent, il y a toujours des gens qui le sont un peu plus que d’autres, et qui sont même de « super anxieux ». L’usage est de leur confier les fonctions dites de direction financière : les gens des comptes, les gens qui doivent veiller à la tour de contrôle de la maison, on les choisit parmi ceux-là.

M. Deflassieux, qui a recruté M. Gille, l’avait fait en fonction de cela. Il lui manquait un grand anxieux. M. Lévèque, quant à lui, lui avait donné la direction financière et, pour ma part, j’ai eu tant d’estime et d’amitié pour lui que l’ayant trouvé directeur, je l’ai fait directeur général adjoint puis directeur général, ce qui reflétait d’ailleurs l’état de crise. Il me fallait vraiment le super anxieux et non un simple anxieux pour être le mieux informé et le mieux « bordé » possible. Mon calcul s’est avéré totalement juste.

Je vais faire une comparaison. Lorsque j’étais jeune, j’ai été recruté au Trésor par M. Maurice Pérouse qui était l’un des plus anxieux et prudents des hauts fonctionnaires des finances que j’ai jamais vu. M. Gille me fait penser irrésistiblement parfois à M. Pérouse.

Pendant toutes les années que j’ai passées avec M. Gille, il me disait toujours ou m’écrivait : nous faisons tant de provisions ; naturellement, si nous étions perfectionnistes, nous ajouterions cela ; si nous étions super perfectionnistes, nous ajouterions encore cela ; si nous voulions de plus nous faire un peu de « gras » pour les prochaines traversées du désert, nous devrions encore ajouter telle chose. Habitué à ce « dégradé » qualitatif, je regardais la dernière phrase qui était : « en conclusion, j’estime, après conversation avec la Commission bancaire elle Trésor que nous pouvons nous arrêter à tel chiffre ».

Cela se passait comme cela, mais le mécanisme s’est trouvé un peu distordu à l’automne puisque j’étais déstabilisé par la « fuite » dans la presse ou, plutôt, par la mise en circulation volontaire par les cabinets de rumeurs tendant à déstabiliser le président. En conséquence, je n’étais déjà plus tellement considéré comme la « reporting line » (sic) avec laquelle on aurait à discuter des comptes à la fin de l’année.

J’ai d’ailleurs moi-même aggravé le problème en décidant d’envoyer mon hyper anxieux à M. Peyrelevade, pour que ce dernier ne fabule pas, étant donné ses déclarations que l’on pouvait déjà lire dans la presse. Il faut dire que M. Peyrelevade, c’est le tout-médiatique, le contraire de moi.

Apprenant donc par la presse qu’il réclamait ceci et cela, etc., j’ai désiré stabiliser les choses en lui envoyant quelqu’un qui connaissait les comptes.

Or, il s’est passé là ce que l’on appelle, dans les romans d’espionnage, « le retournement de l’agent ». C’est-à-dire que M. Gille, sachant, puisqu’il était mon confident, que je m’en irais à la fin octobre à la demande de l’Etat actionnaire, a voulu utiliser la position de négociation fantastique dans laquelle semblait être le nouveau venu, et cela toujours en fonction des intérêts de l’entreprise — je ne critique pas ni n’ironise donc sur ce point.

Espérant donc que le nouveau président obtiendrait plus que je n’aurais pu obtenir moi-même, il s’est alors mis en tête de tout faire pour aider le nouveau venu à obtenir de l’argent frais pour l’entreprise ainsi qu’une mise en « defeasance » (sic).

Aussi, comme c’est un homme d’une très grande sincérité même lorsqu’il doit faire co-exister plusieurs discours, il m’a expliqué très simplement qu’il avait un problème venant de ce qu’après une discussion violente avec M. Beaufret, ce dernier ne comprenait pas que M. Gille lui ait tenu un certain discours jusqu’à la semaine précédente sur les provisions pour en adopter un diamétralement opposé une semaine plus tard.

D’ailleurs, M. Beaufret, je crois, n’a jamais oublié ni pardonné à M. Gille ce changement d’orientation que, pour ma part, je comprends et justifie par l’intérêt de l’entreprise. M. Gille, d’ailleurs, conscient que tout le monde allait lui tirer dessus, m’a dit qu’il assumerait ce changement de dialectique. Il est en effet de ceux qui assument les rôles ingrats au Crédit lyonnais, la preuve étant qu’avec Bernard Thiolon, c’est à lui que nous avions confié le règlement du contentieux Parretti-SASEA, alors qu’il n’était pour rien dans cette affaire. Cela dit, il s’agissait d’une exploitation raisonnable de ses qualités.

Aussi, ce qu’il vous a dit ne me surprend pas.

A propos de la deuxième question, sur les tirelires, je pense pouvoir enrichir votre documentation, bien que je ne dispose moi-même que de très peu de documents.

Oui, il y a eu un chiffrage politique et oui, je l’ai dit, il y avait une alternative. D’ailleurs, faisant bien son travail, le Premier ministre, sachant que M. Peyrelevade cherchait à obtenir un accord bilatéral qui n’a pas été matérialisé, prévoyait bien qu’il recevrait un mémorandum unilatéral qui, finalement, a été suivi d’effets.

Et le 30 octobre — un autre 30 octobre ; deux 30 octobre ont pesé sur mon destin, celui de M. Vigon et le mien —, je suis reçu par M. Balladur dans des conditions de charme que j’ai déjà évoquées. Après m’avoir dit tout ce qu’il attendait de moi au Crédit national, après m’avoir expliqué le rôle important que le Crédit national jouait dans l’industrie et les idées qu’il attendait de moi à propos de l’industrie, le Premier ministre m’a demande ce que je ferais si je restais au Crédit lyonnais.

J’ignorais qu’il m’interrogeait ainsi un jour avant le mémorandum dont j’ignorais la teneur, à ce moment-là, puisque je n’ai dû le lire que le 8 novembre, je crois. Je lui ai donc envoyé une note, dont il m’avait demandé de la lui envoyer à lui seul et à lui personnellement, une note confidentielle — dont je vais avec plaisir vous remettre un double — dans laquelle je rappellais les problèmes du Crédit lyonnais, donnant aussi mon opinion sur les comptes — je ne dis pas : si je restais... puisque le 30 octobre j’avais accepté d’aller au Crédit national comme il me l’avait demandé — et sur les actions de l’Etat qui me semblaient être nécessaires.

Dans cette note, je mentionnais aussi plusieurs tirelires, estimant que le Crédit lyonnais avait des moyens autonomes, indiscutables par ses concurrents, de se procurer des fonds propres durs.

En fait, il y a trois points dans ma lettre, lettre que j’ai faite avec M. Gille, comme d’ailleurs toute correspondance sur les comptes.

Premier point. Je demande la neutralisation de l’effet des participations dans Usinor-Sacilor et Aérospatiale. Sur ce point je vais également enrichir votre documentation en vous envoyant la lettre que j’ai adressée à M. Alphandéry le 5 juillet pour le lui demander, laquelle n’a jamais eu un moindre commencement de réponse. Je reprends donc cet appel dans ma lettre au Premier ministre : la neutralisation en priorité de cet effet car nous en étions déjà à l’équivalent de 2 milliards de francs pour l’année.

Deuxième point. A propos de la mise en « defeasance » (sic) d’un portefeuille d’actifs immobiliers — idée qui a commencé à courir en effet en octobre, avant que M. Peyrelevade ne s’en saisisse —, j’ai estimé qu’on pouvait y mettre entre 5 et 12 milliards.

Je dis dans ma lettre au Premier ministre : « L’Etat peut favoriser, au profit d’une banque qui joue un rôle majeur pour soutenir le marché immobilier, un amortissement sur dix à quinze ans d’un risque de perte latent. Des 5 milliards de retard évalués par la Commission bancaire en juillet 1993, on passerait à 12 milliards », — chiffre que m’avait dicté M. Gille — « dans une vue » — c’est là son style — « plus perfectionniste ou plus pessimiste ».

J’ajoutais, non sans bon sens : « Le principal problème est la confidentialité à l’égard des concurrents et, si elle n’est pas assurée, l’ampleur du chiffre construit au cours des dernières semaines pourrait faire problème ».

Troisième point. Je rappelais que le ratio européen de solvabilité était obligatoire à huit. La Banque de France, elle, l’avait réclamé à neuf, à l’époque ; j’en avais été prévenu. Je m’insurgeais de ce fait, avançant que chaque dixième de point représentant 650 millions, c’était beaucoup ajouter à la perte éventuelle, ce qui n’était pas nécessaire.

J’ajoutais : « Le Crédit lyonnais a des moyens autonomes, indiscutables par ses concurrents, de se procurer des fonds propres durs » :

« 1 – l’ouverture à des minoritaires du capital de deux filiales florissantes, UAF — Assurances — et CLIO — service informatique. Ces deux procédures sont engagées et apporteront 3,5 milliards de F. »

J’ai eu le temps, avant de partir, d’engager la première — bien que condamné, je l’ai mise en route — ; je n’ai pas eu le temps, en revanche, de le faire pour CLIO. Elle n’a pas eu lieu, malgré le bon état de cette société, au moment où Cap Gemini Sogetti s’enfonce.

« 2 – L’émission de « prefered shares » (sic) sur le marché international : 1,5 milliard de F. possible en répétant l’opération du premier semestre ».

En fait, cette opération n’a pas été répétée, parce que le tout-médiatique de mon successeur a rendu l’opération impossible. Il faut tout de même que les souscripteurs aient une bonne opinion de l’entreprise.

Enfin, une marge nouvelle ayant été créée par la nouvelle loi de privatisation, j’écrivais :

« 3 – L’émission sur le marché de certificats d’investissement ».

Je rappelle qu’ils étaient à 50 % au-dessus du niveau où je les avais trouvés, pour un capital triplé dans l’intervalle — c’est là mon succès patrimonial dans mes cinq ans et deux mois au Crédit lyonnais.

Je répète que ces trois points avaient été médités avec M. Gille.

Je conclus donc qu’il y avait une alternative et je disais :

« Si ces trois actions sont accomplies, la mise en perte sévère — je considérais comme « sévère » 4 milliards de F. — du Crédit lyonnais en 1993 n’est pas nécessaire. Elle serait inutilement traumatisante pour le groupe, dont elle diminuerait d’autant les fonds propres pour obliger l’Etat à les reconstituer. » En effet, plus on fait de pertes, plus on diminue les fonds propres et plus il faut recapitaliser. C’est aussi évident que cela.

Je n’ai pas terminé mon propos sur les tirelires puisqu’il y en avait d’autres qui, en gros, étaient de grandes « holdings » (sic) rassemblant des actifs d’avenir : l’UAF ; CLIO — ça pouvait être fait, et ça peut encore être fait — et, troisièmement, le Crédit lyonnais Europe. Je l’avais mentionné lors d’une précédente audition. C’est une « holding » (sic) où ont été rassemblées les participations bancaires en Europe.

Je rappelle en effet que ces banques en Europe sont restées bénéficiaires, et cela malgré la crise qui a touché toute l’Europe — sauf la petite banque que nous avons en Catalogne. Aussi, des investisseurs institutionnels même hors marché auraient pu y entrer.

Enfin, la dernière tirelire était CLINVEST, mais à condition de ne pas vider la tirelire autrement. Or, il semble qu’il ait été choisi de la vider autrement. Moi, j’aurais fait venir du fonds propre : en offrant à des investisseurs cette espèce de super-SICAV, bien positionnée, étant donné les actions qui s’y trouvent, j’aurais obtenu des fonds propres, que j’aurais consolidés.

Voilà donc pour les tirelires.

Pour ce qui concerne maintenant la Commission d’enquête — et votre question, monsieur le Président, m’embarrasse bien que j’y réfléchisse aussi beaucoup —, je voudrais rappeler que j’ai enfreint la loi du milieu en demandant une commission d’enquête. Ainsi que vous le savez en effet, c’est moi qui l’ai demandée.

Je l’ai demandée sans beaucoup d’espoir de l’obtenir puisque je savais que Matignon était contre, que Bercy était contre, que la Banque de France était contre et que le Crédit lyonnais était contre, ces quatre entités trouvant très commode le bouc émissaire que la presse avait fait de moi.

Dans un communiqué — dont je vais vous remettre le texte car, naturellement, la presse ayant procédé à son habituelle désinformation, ne l’a pas reproduit —, j’écrivais la chose suivante, ce qui répondra en grande partie à la question de savoir si je suis ou non satisfait de ce qui se passe ici : « Déclaration de M. Jean-Yves Haberer, le 29 mars », date à laquelle je suis encore président du Crédit national :

« Depuis la publication des comptes 1993 du Crédit lyonnais, inspirant quelque surprise à celui qui a eu la responsabilité de l’établissement jusqu’à la mi-novembre, date à laquelle le Premier ministre me l’a retirée avant le terme de mon mandat, je suis soumis à un véritable lynchage médiatique.

« Des chiffres sont produits sans aucune référence à l’énorme dimension du Crédit lyonnais, de ses fonds propres et de son bilan.

« Des accusations sont formulées sans aucun égard pour le professionnalisme de ses équipes et de sa direction générale.

« Des dossiers risqués me sont reprochés alors qu’ils étaient engagés avant ma nomination le 15 septembre 1988.

« Enfin, on ne prend pas en considération les recommandations que j’ai reçues, du moins jusqu’en mars 1993, de l’actionnaire public majoritaire pour soutenir les secteurs influents de l’économie et contribuer ainsi à la croissance et à l’emploi, en particulier pendant les années de crise qu’éprouve notre pays.

« Je ne prétends pas qu’aucune erreur n’a été commise ni que les procédures de contrôle interne, que j’ai eu à coeur de perfectionner, ont été suffisantes.

« Mais je n’accepte pas d’être, sans débat, une victime expiatoire alors que je garde de nombreuses raisons d’être fier des cinq années vécues à la tête du Crédit lyonnais.

« Je demande publiquement qu’une commission examine tout ce qui s’est passé et clarifie les responsabilités. »

Alors, fait typique du journalisme contemporain, Le Monde, tout en conservant des guillemets, a cité cette seule dernière phrase, disant que je demandais que l’on clarifie « mes responsabilités ». Une lettre, changée. Une main malicieuse ou, plus précisément, malveillante, a changé une seule lettre de ma citation.

« J’assume les miennes. Je demande qu’elles soient expliquées et situées sans rétroactivité des critères, » — car j’étais président du Crédit lyonnais à un moment où il n’était pas question de le privatiser — « d’une manière digne du service de l’Etat actionnaire. » Cela, c’est pour les autres personnes employées par l’Etat actionnaire dans les entreprises publiques : que ce soit fait d’une manière digne.

Je n’ai pas eu l’outrecuidance de dire quelle commission je voulais, commission de sages ou commission parlementaire...

M. le Président : Ce n’est pas contradictoire. (Sourires).

M. Jean-Yves HABERER : Mais permettez-moi de vous dire très franchement que je souhaitais qu’elle soit parlementaire. Cependant, si elle l’a été, je n’y suis pour rien.

J’ai lancé cette bouteille à la mer et, bien que je n’aie pas de relation directe avec le Président de la République, c’est lui qui l’a recueillie sur la plage.

En effet, au moment où M. Alphandéry a proposé ma révocation du Crédit national pour cause de Crédit lyonnais — chose contre laquelle un recours au Conseil d’Etat a été déposé quelques jours après —, le Président de la République, grand sage de la nation, a dit, à ce que m’en a rapporté le secrétaire général de l’Elysée, qu’on ne destituait pas quelqu’un comme M. Jean-Yves Haberer sans qu’il ait pu se défendre. Il a demandé au Ministre de l’économie si j’avais été reçu et si j’avais eu la possibilité de me défendre. Or, je n’avais pas été reçu et je n’avais pas eu la possibilité de me défendre. A ce moment-là, le Président a dit : « je ne contre-signerai les décrets que s’il y a une commission d’enquête, puisque j’ai appris qu’il en demandait une ».

Je vous prie de m’excuser si j’ai été un peu long.

Les questions qui m’ont été posées sur les sujets qui ne font pas l’objet d’une procédure judiciaire étaient de bonnes questions et je suis heureux qu’elles m’aient été posées et d’avoir pu y répondre. On ne m’a pas posé toutes les questions que j’attendais et, a contrario, on m’en a posées que je n’attendais pas, comme il se doit. D’ailleurs, il va peut-être encore en venir, et je les encourage en disant cela.

Globalement, je dirai premièrement que les trois auditions qu’on a bien voulu m’accorder répondent à l’attente que j’en avais. De plus, je me réjouis que vous ayez entendu un assez grand nombre de personnes. Je suis sûr que vous avez fait la part de l’alternance dans les témoignages que vous avez pu obtenir.

En effet, dans les entreprises, l’alternance est, si j’ose dire, pire que dans les affaires publiques et dans l’administration.

N’oublions jamais que dans le droit français des entreprises, le président a tous les pouvoirs, et que tout est délégué. Les directeurs généraux, par exemple, doivent être renommés par le président ; ils doivent obtenir sa confiance. Leur problème de survie est donc manifeste quand ils ont vécu comme ils ont vécu avec moi en parfaite harmonie pendant cinq ans et deux mois, et quand, de plus, c’est moi qui les ai promus directeurs généraux. Cela vaut en fait pour tous : il y a un problème de survie qui fait que les témoignages sont parfois un peu gauchis.

Cependant, pour parler franchement jusqu’au bout, ainsi que vous m’y encouragez, monsieur le Président, j’attends de savoir ce que la Commission va en faire.

J’ai bien insisté, dans ma déclaration, sur le fait qu’il convient de se baser sur des critères non rétroactifs. Je ne peux imaginer que l’on me demande d’avoir géré le Crédit lyonnais de 1988 à 1993 comme si j’avais à le gérer aujourd’hui, avec un gouvernement qui veut le privatiser. Ce n’est pas la même gestion dans les deux cas, c’est clair. Je demande donc d’être jugé selon les critères de M. Bérégovoy et non pas selon ceux de M. Balladur.

M. le Président : Avant de passer aux autres intervenants, je souhaiterais vous poser une question.

Pour ce qui vous concerne, j’imagine que vous souhaitez que tous les témoignages soient publiés.

M. Jean-Yves HABERER : Je n’ai pas dit cela.

Ainsi, par exemple, au moment de mon lynchage médiatique, je n’ai pas souhaité engager une polémique publique avec mon successeur, car le Crédit lyonnais en aurait fait les frais. Donc, l’intérêt de l’entreprise m’a guidé et je n’ai rien fait, ce qui m’a d’ailleurs certainement fait du tort. Je ne me suis pas défendu avant la publication des comptes, ni même dans les jours qui ont suivi. Je tiens à ce que ce mérite me soit acquis. Il correspond à ma déontologie. Il était contraire à mon intérêt personnel. Je n’ai pas voulu gêner le Crédit lyonnais sur ce point.

M. le Président : Certes, mais vient quand même un moment où la contradiction doit être levée ou dépassée.

M. Jean-Yves HABERER : Vous êtes l’autorité politique, moi non. Vous pouvez évaluer si elle mérite d’être levée ou non, moi non. J’ai conscience, modestement, de mon point de vue.

Cependant, il n’est pas possible de ne pas voir qu’il y a eu un chiffrage politique, arrêté à Matignon, en fonction de considérations politiques.

M. le Rapporteur : Je poserai la même question pour ce qui concerne la publication de vos auditions, et plus précisément la partie des réponses à des questions. Nous avons bien observé que vous avez fait une introduction fort intéressante, la première fois, et qu’ensuite, lors des autres auditions, il y a eu des questions et des réponses.

M. le Président : Toutes n’ont d’ailleurs pas été précédées de l’avertissement fréquent : cela, je le dis uniquement pour la commission.

M. le Rapporteur : Tout à fait. Nous nous posons donc pour notre part la question de savoir dans quelle mesure les réponses aux questions que nous avons posées peuvent être ou non publiées.

M. Jean-Yves HABERER : Je réfléchis en effet beaucoup à cela depuis quelques semaines. Mais, encore une fois, je ne m’exprime sur ce sujet que parce que vous me le demandez. Je suis très respectueux de vos totales et souveraines prérogatives.

Il faut tout de suite envisager l’usage qui peut en être fait. Je ne suis pas de ceux qui prônent le tout-médiatique. En fait, et d’une manière croissante depuis même que la Commission a engagé ses travaux, je dois vous dire que je reproche à mon successeur d’être un tout-médiatique.

On n’a jamais vu, dans une banque du secteur public, les dossiers des clients étalés dans la presse ; on n’avait jamais vu, après chaque comité central d’entreprise, le président organiser une réunion de journalistes. Les syndicats n’ont pas encore prévu d’en faire une mais l’un d’eux m’a dit avant-hier qu’ils vont y venir. Après les conseils d’administration, c’est la même chose. C’est vraiment le tout-médiatique.

Il y a là la construction d’un personnage de héros, incontournable, qui veut rester président même si on privatise. C’est un problème.

Alors, si vous publiez trop, cela fera de toute évidence du tort au Crédit lyonnais. La question se subdivise en fait en plusieurs questions.

Il faut d’abord, me semble-t-il, avec un soin extrême — et sur ce point il faut avoir la mentalité de François Gille [...], en retrancher tout ce qui fait l’objet de procédures judiciaires, procédures dans lesquelles le Crédit lyonnais essaie de récupérer des sommes considérables. Donc, tout ce qui concerne Parretti-SASEA.

Ensuite, il faut, à propos des procédures de contrôle, en retirer tout ce qui peut inciter les agences de « rating » (sic) à dégrader la signature du Crédit lyonnais sous prétexte que le contrôle aurait été mal organisé.

Je suis moins craintif sur ce point parce que — j’espère que vos investigations vous en ont convaincus — le problème ne vient pas des procédures de contrôle mais des hommes qui les pratiquent. Cependant, les agences de « rating » (sic) tiennent compte de cela.

Sur ce point, mon successeur a trouvé bon de dire pendant quelque temps que le problème était venu de cinq filiales mal contrôlées. Or, je n’ai pas inventé de système nouveau pour mal contrôler ces cinq filiales.

Le système de contrôle pour CLBN existait depuis toujours. Il était ce qu’il était, et il a été pratiqué par des hommes qui l’ont mal appliqué.

Pour SDBO, il y avait une procédure qui existait depuis toujours et qui a continué. Personne ne s’en est ému, tant que SDBO gagnait de l’argent, tout comme pour CLBN.

Pour Altus, la procédure de contrôle avait été mise au point par Thomson avec un soin particulier parce que les industriels se méfiaient des financiers sans doute plus encore que les banquiers ne peuvent le faire.

M. Gomez et M. Cabanne, le secrétaire général de Thomson qui était l’homme de la « reporting line » (sic) de M. Hénin, m’avaient recommandé la même chose. Nous avons donc transféré la même procédure de contrôle, laquelle était plus exigeante, à l’égard de la production de documents que n’était la procédure du Crédit lyonnais à l’égard, par exemple, de la SDBO.

M. Hénin envoyait des états comptables extrêmement complets, et cela tous les mois. Mais, comme il gagnait beaucoup d’argent, la direction qui les recevait ne les regardait presque pas. C’est ça, le problème.

Il faut donc faire très attention à tout ce qui serait publié quant aux problèmes de contrôle, afin de ne pas nuire au Crédit lyonnais.

Je suis obligé d’ajouter à cela ce que je vois venir. Et là, vous me permettrez de faire deux pronostics.

Je vous ai dit que, très franchement, je désapprouvais totalement le tout-médiatique de mon successeur. Mais c’est le tout-médiatique qui lui a permis d’obtenir de l’Etat les milliards que, pour ma part, je n’aurais même pas cherché à obtenir. J’aurais mis mon point d’honneur à ne pas les demander.

Il a besoin du médiatique, non seulement parce que c’est sa tendance — il l’avait à Suez et l’UAP —, mais il en a aussi besoin parce que, écarté de deux grandes entreprises juste avant leur privatisation, et superstitieux, il est convaincu qu’il en ira de même cette fois-ci. Il a donc besoin d’être un champion médiatique incontournable afin que le gouvernement du moment n’ose pas. Les instructions appropriées ont donc été données en vue de sa construction de héros.

Mais, pour être un héros, il faut avoir quelque chose à sauver. Je sais donc — parce que j’ai des amis qui continuent à me renseigner — qu’il va sortir, tous les mois, un cadavre du placard.

Toutes les banques, absolument toutes ont leurs cadavres, petits, moyens et grands dans des tiroirs ; ce sont de mauvais risques. Les grands sont tous sortis, mais il y en a beaucoup de moyens. Aussi, les cadavres vont sortir afin de montrer combien, avant le 11 novembre 1993, des imposteurs et des aventuriers géraient le Crédit lyonnais et comment un sauveteur génial et héroïque a pris les choses en main.

C’est commencé. Il y aura une chaîne, un coup à droite, un coup à gauche. Un coup sur Tapie, un coup sur Hersant.

Je pronostique donc deux choses, et je souhaite que cela figure au procès-verbal.

Le premier semestre, la machine a tellement bien fonctionné qu’on va à nouveau sortir beaucoup de provisions, beaucoup plus que les analystes n’en attendent, en disant que c’est là la faute du prédécesseur. On a encore trouvé ! On a passé la paille de fer, la serpillière. Il y avait des recoins que l’on n’avait pas encore explorés ! C’est là en fait une première auto-critique parce que depuis huit mois, ils ont passé leur temps à ça. Mais on va en trouver encore, c’est certain.

Cela leur permettra de faire encore des méga-provisions, lesquelles leur permettront de se défendre — stratégie adaptée à la création d’une commission d’enquête, dont le Crédit lyonnais ne voulait pas — : « Comment la Commission d’enquête s’alarmerait-elle qu’on ait fait plus de provisions que la Commission bancaire ne le prévoyait ». Je vous ai cité le procès-verbal du conseil d’administration : 3,5 milliards de plus. Exactement ce que l’on demande aux contribuables.

Cela permettra de justifier la somme demandée : « la preuve, on est obligé d’en rajouter encore au premier semestre ».

Donc, pour contredire l’observation de bon sens que la Commission pourrait faire publiquement, le Crédit lyonnais prépare un premier semestre catastrophique, avec encore beaucoup de provisions. Et cela alors que les signes de reprise de l’économie ont tout de même commencé à se manifester, que les opérateurs et les entreprises en tirent des anticipations qui font qu’elles vont déjà mieux ; etc.

Je vous le pronostique donc. C’est une rude partie, mais vous avez affaire à un rude joueur.

Je suis pour ma part de ces serviteurs de la collectivité qui se contentent de succès posthumes. Je suis né au Maroc ; j’ai été élevé dans le culte du Maréchal Lyautey, dont tout le monde sait qu’il a fait le Maroc moderne contre la métropole. Les gouvernements n’ont cessé de le persécuter, de le rappeler, d’envoyer des commissions d’enquête, etc.

J’ai aussi eu la chance de servir trois hommes d’Etat qui m’ont honoré de leur estime et de leur confiance : Michel Debré, Raymond Barre et Pierre Bérégovoy. Beaucoup de chance.

Pour ma part, j’ai toujours cherché à faire des choses utiles. J’ai cherché à construire, avec le Crédit lyonnais, la grande banque française et européenne qui fortifiera notre identité nationale dans ce qui devient l’Union européenne de la fin du siècle.

On m’arrache à ma fonction de responsabilité avant que je n’en cueille les fruits. Je ne suis pas surpris. Ce n’est pas la première fois que la République est ingrate avec ses serviteurs. Le succès posthume peut me faire plaisir, même si un autre que moi s’en vante. Encore faut-il qu’il y ait un succès posthume.

Intervient là mon deuxième pronostic.

La manière dont le Crédit lyonnais est géré aujourd’hui est en train de détruire le produit net bancaire, c’est-à-dire le chiffre d’affaires, les recettes d’exploitation, lesquelles permettent de payer le personnel, les frais généraux, les investissements.

Pourquoi ? Parce que toutes les erreurs ont été commises, de ce point de vue. Le tout-médiatique a conduit a toutes les erreurs.

Premièrement, on annonce urbi et orbi, par voie de presse, que 20 milliards de participations dans des entreprises qui sont profitables, vont être vendues. Or, tout ce qui était vendable, nous l’avions vendu, François Gille et moi. Absolument tout ce qui était vendable. On annonce d’ailleurs cela au moment où la bourse baisse, ce qui est la dernière chose à faire. Cela amène par ailleurs certains commentateurs à dire que cela va peser sur les cours.

Que font alors les grands clients en cause, ceux où le Crédit lyonnais est actionnaire ? Certains sont venus me trouver pour me dire qu’ayant besoin d’être soutenus par une banque, ils vont se diriger vers une autre banque.

Or, les entreprises dans lesquelles nous étions actionnaires apportaient du PNB, du chiffre d’affaires. Elles faisaient travailler le Crédit lyonnais pour les crédits, pour les mandats sur les marchés de capitaux, etc.

Deuxièmement. On raconte tout, y compris le détail du mobilier et de ses transferts dans tel hangar, à l’égard d’un client célèbre. Or, combien de chefs de PME ont donné des garanties sur leur patrimoine personnel pour obtenir des crédits de la banque ? Pratiquement tous !

Alors qu’une banque fasse cela, si c’était son intérêt de le faire, je l’approuverais — et de mon temps, des garanties avaient déjà été prises sur le patrimoine du célèbre client —, mais tout raconter à la presse, qu’on a posté des gens dans la rue pour surveiller et ainsi de suite, amène le chef d’entreprise à s’inquiéter. Le Crédit lyonnais n’est plus le Crédit lyonnais.

Pour le chef d’entreprise, qui y était en confiance, ce qui arrive à l’un peut aussi arriver aux autres et donc à lui ; il cherche donc un autre banquier.

Certains clients se retrouvent actuellement du jour au lendemain sans ligne de crédit, ce qui les amène au bord du dépôt de bilan.

Partout, la terreur règne, parce que des têtes ont été coupées, parce que M. Gille, à qui on n’avait rien à reprocher, a été jeté dehors après usage, parce que tel ou tel brillant directeur est condamné.

Dans de telles circonstances, la machine s’arrête. Qui va prendre des risques ? Compte tenu de l’image que l’on a construite de la gestion antérieure, qui va prendre le risque de prêter à une entreprise ?

Je prédis donc la chute du PNB, du chiffre d’affaires, c’est-à-dire la crise du Crédit lyonnais.

Cette nouvelle gestion va créer au Crédit lyonnais des problèmes qui font que je suis moins sûr que les stratégies très organisées et réfléchies suivies pendant des années produiront des résultats au moment de la reprise. Je n’en suis pas sûr.

Je tenais à dire cela parce qu’il faut situer le rapport que vous pouvez publier dans ce contexte.

Pour ce qui concerne mes auditions, je ne souhaite pas qu’elles soient publiées, ou alors, il faut que l’exposé liminaire le soit.

M. le Président : Cela va de soi.

M. Jean-Yves HABERER : Je pense que vous pourriez confectionner deux produits.

Un petit rapport public de trois pages et un rapport plus long pour le Gouvernement, pour l’actionnaire.

Pour le publie, je ne crois pas qu’il faille entrer trop dans le détail. Enfin, une fois encore, je suis d’une culture qui veut, en matière de banque, que le secret bancaire soit le secret des patrimoines de tout le monde. Il faut être extrêmement prudent.

M. le Président : Y a-t-il d’autres questions importantes qui ne vous ont pas été posées ?

M. Jean-Yves HABERER : Je me suis arrangé pour parler franchement et dire certaines choses que je souhaitais dire.

Par exemple, j’ai dit, dans l’une des auditions, que je considérais que les entreprises publiques ont droit à la perte.

J’en vois une heureuse confirmation dans les renouvellements de mandat qui interviennent ces jours-ci puisque beaucoup de présidents du secteur public, dont les entreprises sont en perte — pour des pourcentages de fonds propres très supérieurs à celui politiquement défini pour le Crédit lyonnais —, vont être reconduits. Je m’en réjouis très sincèrement pour eux. Il y a donc en effet le droit à la perte, faute de quoi on n’est pas chef d’entreprise.

De plus, j’ai également dit qu’il y avait droit à l’augmentation de capital.

La recapitalisation, c’est un mot que l’on applique à une augmentation de capital destinée à remplacer des fonds propres détruits par une perte. J’estime qu’une entreprise a droit à des augmentations de capital, y compris en cas de perte quand il y a une grande crise. Je l’estime d’ailleurs d’autant plus fort — et ça n’est pas une contradiction — que j’aurais mis mon point d’honneur à ne pas y faire appel.

M. le Rapporteur : A propos de la période qui va de fin août 1993 à la nomination de M. Peyrelevade et de la notion de secret bancaire que vous avez souvent évoquée, pensez-vous que le secret bancaire soit compatible avec le fait que quelqu’un vienne ainsi se renseigner au Crédit lyonnais sur la façon dont ça fonctionne ?

Nous avons posé la question à M. Peyrelevade, qui nous a dit qu’il n’avait jamais posé de question sur un quelconque client, et que le problème n’avait jamais été évoqué.

Il aurait d’ailleurs pu y avoir d’autres candidats à votre succession.

M. Jean-Yves HABERER : J’ai vécu cela comme un scandale inadmissible.

Il manque à M. Peyrelevade, dans sa culture, d’être passé par l’ENA et de savoir comment fonctionne le secteur public. D’où, d’ailleurs, ses naïvetés sur l’économie mixte, dont il reste apparemment un apôtre résolu. Pourtant, M. Peyrelevade n’était pas un simple citoyen puisqu’il était administrateur de Paribas et de la BNP, deux des trois principaux concurrents du Crédit lyonnais.

Il était absolument outrancier qu’il ait pu demander et obtenir d’envoyer un commando de la Commission bancaire dans telle ou telle filiale, avec mission de rapporter les résultats dans les cinq jours, alors qu’il était totalement étranger au système, et que ce n’était pas couvert autrement. Cela a été une improvisation absolument désordonnée de la part des pouvoirs publics.

De mémoire d’homme — ma mémoire commence avec le premier jour de la Ve République ; je suis entré au ministère des finances en janvier 1959, le jour où le général de Gaulle s’installait à l’Elysée —, de ma mémoire d’homme, je n’ai jamais vu un chef d’entreprise publique désigné dans ces conditions. Jamais !

Sur ce point, j’espère que la Commission, dans un rapport direct au Gouvernement ou même dans le rapport public, en fera état, pour que ça ne recommence pas.

En effet, on a mis par terre, ce faisant, le moral et le fonctionnement de 3 maisons : l’UAP, où tout le monde savait que M. Peyrelevade allait s’en aller, le Crédit national, où les gens commençaient à s’étonner que je ne les reçoive pas.

C’est un système destructeur, je partage votre sentiment. L’art de gouverner a beaucoup décliné.

M. Gilles CARREZ : A propos de ce que vous avez appelé tout à l’heure le casse du siècle...

M. Jean-Yves HABERER : C’est ce que l’on dit au Trésor, je l’ai bien précisé tout à l’heure.

M. le Président : Acte vous en est donné.

M. Gilles CARREZ : Ma question en est d’autant plus intéressante, si vous en attribuez la paternité au Trésor.

M. le Président : Aux rumeurs circulant au Trésor.

M. Gilles CARREZ : Effectivement.

Il y a dotation en capital de 3,5 milliards, mais il y a par ailleurs l’organisation de la garantie de l’Etat dans le cadre de la structure de cantonnement : il est prévu de lui allouer 4 milliards de F. pour couvrir les frais de portage plus 14 milliards de garantie.

Or, il apparaît que cette structure fait l’objet d’une gestion exclusive de la part du Crédit lyonnais. C’est-à-dire que l’Etat n’a pas de contrôle. On aurait pu imaginer un président, une sorte de commissaire du gouvernement. Or, il n’y a pas de contrôle de l’Etat sur une garantie, alors qu’elle va perdurer sur des opérations bien précises et qui engagent tout un ensemble de décisions — dont les pouvoirs publics, d’ailleurs, ne peuvent être complètement absents — pendant cinq ans.

Aussi, puisque vous-même aviez réfléchi à la mise en place d’une telle structure dès le début de l’automne 1993, comment l’auriez-vous vous-même organisée pour que, dès lors qu’on faisait appel à l’Etat — et donc au contribuable national —, celui-ci soit protégé au mieux ?

M. Jean-Yves HABERER : Tout d’abord, dans ma note spéciale pour M. Balladur du 3 novembre, j’avance, sous l’influence de M. Gille, un chiffre pour la « defeasance » (sic) qui est considérablement inférieur à celui qui a été retenu, mais pour une durée qui est supérieure.

Il y a deux manières, à mon avis, d’alléger les problèmes du Crédit lyonnais : ou bien on sort du bilan un gros paquet, mais alors, étant gêné, on le fait pour peu de temps ; ou bien on sort un petit paquet pour longtemps.

Je considérais que la deuxième approche était plus efficace et plus réaliste, parce qu’étant donné la crise de l’immobilier — dont je ne pense tout de même pas qu’elle va durer dix ou douze ans —, cinq ans, c’était peut-être trop juste concernant certains immeubles de bureaux.

A propos du modèle, je réagis plutôt en tant qu’ancien directeur du Trésor. Je me suis risqué à dire que l’art de gouverner déclinait, mais il en va donc de même pour l’art d’administrer.

Jamais un directeur du Trésor ne devrait accepter un système où les fonds publics vont être risqués sans que quelqu’un ne soit détaché par le Trésor pour l’opération.

Le Trésor est plein de talents pour lesquels on manque de débouchés. Il existe par exemple une mission de contrôle des activités financières qui, du fait des privatisations et la déréglementation, n’a plus beaucoup à faire.

Pour ma part, je n’aurais pas nommé président de cette société foncière quelqu’un du Crédit lyonnais, dont la carrière est à faire au Crédit lyonnais et qui sera d’autant plus apprécié qu’il aura soutiré à l’Etat plus d’argent. J’aurais nommé un fonctionnaire ou un inspecteur des finances, quelqu’un qui connaisse un peu l’immobilier. C’est évident.

En conséquence, je ne comprends pas qu’on ait monté un tel système, mais il n’est pas trop tard pour le corriger.

M. le Rapporteur : Et sur la partie garantie ?

M. Jean-Yves HABERER : A l’évidence, la société qui gère le portefeuille doit être sous un contrôle étroit de l’Etat, et le président devrait être un fonctionnaire détaché.

M. le Rapporteur : Mais dans le cantonnement, il n’est pas obligatoire d’avoir une garantie de l’Etat. Il y a des banques qui ont fait des cantonnements sans garantie de l’Etat.

M. Jean-Yves HABERER : Absolument.

M. le Rapporteur : Auriez-vous vous même demandé une garantie de l’Etat ?

M. Jean-Yves HABERER : En fait, le problème était le suivant. Pour sortir quelque chose du bilan, il y a plusieurs manières.

Il y a la titrisation : on vend des actifs sur le marché. Cela se fait couramment. Le Crédit lyonnais est d’ailleurs pionnier en France dans ce domaine. Il vient encore de faire une opération de ce type. Mais les actifs immobiliers, sur le marché, on ne les prendra qu’avec une décote considérable. Il faut donc les sortir en dehors du marché, auprès d’une société. Cela dit, pour que ça sorte vraiment du bilan consolidé, il faut que ce soit fait dans une société qui ne soit pas sous le contrôle du Crédit lyonnais. Il lui faut d’autres actionnaires.

Les assurances, elles, ont très bien monté cela : des tas de sociétés foncières ont été créées dans le seul but de faire des sorties de bilan. Le « sorteur » y est minoritaire et n’a donc pas à consolider. Il garde en fait le contrôle tout en étant minoritaire. Il trouve des partenaires financiers, des investisseurs, d’autres assureurs — sur une base de réciprocité, puisqu’ils ont tous le même problème —, et enfin des banques qui, pour ménager leurs affaires avec la compagnie d’assurance, acceptent de prendre une partie du capital, moyennant des garanties du fait que c’est une opération de portage, du type des contre-lettres secrètes dans les coffres-forts dans lesquelles il est stipulé que si la société foncière se casse la figure, naturellement, la compagnie d’assurance paiera.

Le Crédit lyonnais aurait pu faire cela sans l’Etat à condition de trouver des partenaires-compagnies d’assurance et à condition de donner les contre-lettres. C’était difficile. Donc, je comprends que le Crédit lyonnais ait souhaité que l’Etat lui-même, actionnaire majoritaire qui a une raison d’agir fasse la chose avec, en même temps, une garantie. Mais je n’ai pas monté le système et suis donc très mal placé pour l’apprécier ou le critiquer.

En tout cas, je ne l’aurais pas monté comme ça. Je le trouve mal monté pour les intérêts de l’Etat : l’encours est trop fort et la durée trop courte. A mon sens, la direction devrait être sous le contrôle de l’Etat. J’ajoute qu’il faut donner à l’équipe qui gère des raisons de performer et non le contraire, et il y a toutes sortes de moyens pour ça.

M. Gilles CARREZ : En ce qui concerne les conditions d’intervention du Crédit lyonnais dans IBI, j’ai été surpris de la très mauvaise qualité des actifs immobiliers d’IBSA anciennement International Bankers. Cela conduit donc à se poser la question de la manière dont le Crédit lyonnais est devenu actionnaire de référence.

Si je me souviens bien, vous avez indiqué lors d’une précédente audition que vous aviez posé deux conditions lorsque vous aviez été approché par votre prédécesseur.

La première condition était qu’il y ait un audit des comptes d’IBI, audit produit à fin de 1989 puisque la décision a été prise, je crois, au début de 1990.

La deuxième condition était que cela ne devait pas peser sur les fonds propres, point qui a été évoqué à plusieurs reprises.

Cela étant, le Crédit lyonnais entrant de cette manière dans IBI et compte tenu de la mauvaise qualité des actifs que la banque avait déjà dans ses comptes en 1989, il a fallu consolider, ce qui a amené le Crédit lyonnais à se retrouver complètement exposé dans cette banque.

Il semblerait qu’il y ait eu à l’époque, en 1989, peut-être pas des pressions mais des contacts amicaux de la part de votre prédécesseur et peut-être aussi de la part du gouverneur de la Banque de France, lequel souhaitait qu’il y ait intervention d’une grande banque comme actionnaire de référence.

Cela n’a-t-il pas compté dans votre décision ? Comment cela s’est-il passé ? Est-il de plus compréhensible que l’audit ait validé à ce point quelque chose qui, un an et demi après, devait apparaître comme de très mauvaise qualité ?

M. Jean-Yves HABERER : Pour ma part j’ai un peu oublié les dates, mais vous m’avez rafraîchi la mémoire. Or, ces dates ont leur importance. Je vais un peu vous détailler l’affaire, car elle me laisse moi-même insatisfait, bien que je considère que je n’aie rien à me reprocher sur ce plan-là.

Succédant à M. Lévèque, mon prédécesseur et ami — je tiens à le dire parce qu’alors que mon successeur cultive la différence au point, par exemple, de ne pas faire de fête de la musique hier au Crédit lyonnais parce qu’il y en a eu une toutes les années précédentes — j’ai cherché à être au maximum dans la continuité. En effet, dans une entreprise, les alternances et l’ego des présidents sont ravageurs. J’ai donc joué la continuité.

M. Lévèque, donc, avec lequel j’avais les meilleures relations, dont j’avais repris toute l’équipe sans changer quoi que ce soit, est venu me trouver, en 1989, en me disant qu’il souhaitait franciser le siège de l’IBI, mais que la Banque de France exigeait un actionnaire de référence. En effet, selon une nouvelle doctrine — après l’affaire BCCI ou je ne sais quoi —, la Banque de France exigeait que les banques étrangères aient un actionnaire français de référence.

Il me dit : « A qui le demanderai-je ? »

[...] M. Lévèque me disait qu’à terme, compte tenu de son espérance de vie, nous pourrions l’annexer ; c’est aussi comme ça qu’on fait de la croissance.

Pour tout vous dire, je n’étais pas enthousiaste, et je ne le lui ai pas caché. J’ai appelé Larosière, j’ai tout fait pour éloigner le calice. Je ne savais pas ce qu’était IBI, mais nous n’avions pas pour stratégie d’augmenter ainsi.

Finalement, M. Lévèque m’a clairement dit que c’était nous ou rien, que, sinon, il restait à Luxembourg. A ce moment-là, j’ai posé des conditions : premièrement, l’audit. C’est M. Gille qui, explicitement a été chargé, avec des experts, de l’évaluation.

Deuxièmement, les mécanismes de contrôle. Pour être sûr que c’était suffisant, j’ai demandé que la Commission bancaire les bénisse : présence au conseil, comité de crédit, droit de veto pour les crédits au-delà d’un certain montant, envoi de l’inspection, etc., ainsi que je l’ai rappelé tout à l’heure.

Troisièmement, faisant encore une fois appel à mon hyper anxieux — il est merveilleux pour ça parce que méfiant —, j’ai demandé à M. Gille d’être l’administrateur chef de file, l’homme qui allait être le tuteur.

De plus, dernier point que je n’ai pas mentionné tout à l’heure, j’ai demandé à M. Lévèque de me faire savoir les actionnaires avec lesquels il avait le projet de nous faire voisiner. Et quand j’ai vu la liste, un nom m’a fait froid dans le dos — c’était après les affaires Pechiney et Société Générale —, celui de Traboulsi.

Je lui ai alors dit de s’arranger car nous n’accepterions pas d’être co-actionnaires de M. Traboulsi. Je n’avais aucune raison de le faire, si ce n’est la prudence. Je ne voulais pas un homme à histoires, j’ai donc demandé qu’il sorte. De plus, Bernard Thiolon, pour avoir été longtemps à l’UBAF, connaissant beaucoup mieux que moi les financiers du Moyen-Orient, en avait détecté un ou deux autres dont nous avons également demandé la sortie. Ils sont donc sortis avant que nous n’entrions.

Tout cela correspond à des dates précises. Le fait que Traboulsi soit mentionné montre bien que cela se passait après l’affaire Pechiney. L’opération s’est faite début 1991. Je rappelle qu’à ce moment-là, la crise immobilière n’avait pas encore du tout commencé. 1991, c’est l’année des célèbres opérations qui ont valorisé, peut-être au-delà du raisonnable, un certain nombre de sièges sociaux, dont les Nouvelles Messageries et autres. Dans la quartier des Champs Elysées, un certain nombre de sièges ont changé de mains au plus haut, dont celui de Pechiney, je crois. Il y avait donc beaucoup d’opérations à ce moment-là. Bien sûr, on dit toujours après coup que les experts sont myopes, quand la crise arrive, mais en fait, à l’époque, il n’y avait pas lieu d’être inquiet. M. Pelège était alors en 1991 au faite de sa gloire.

La crise immobilière a commencé en France en 1992. Or, quand la crise est arrivée et qu’IBI a été dévastée, c’est la Banque de France qui nous a demandé d’en prendre le contrôle.

M. le Rapporteur : La Commission bancaire nous a dit qu’au rachat d’IBI était également lié l’opération sur Interfimo, une petite banque de cautionnement pour les professions libérales.

M. Jean-Yves HABERER : Je ne connais pas.

M. Louis PIERNA : Après votre première audition, lorsqu’on vous avait demandé si les comptes du Crédit lyonnais étaient sincères et véritables, vous aviez semblé les accepter. Aujourd’hui, vous ne dites pas tout à fait la même chose. D’où un grand étonnement de ma part.

De plus, vous mettez souvent en avant le droit à la perte. Effectivement, on peut l’accepter si cela se fait dans le cadre d’opérations qui visent à créer des emplois en France, mais lorsque ce sont des opérations extérieures qui visent à l’escroquerie, c’est différent.

A vous écouter, je constate que les décisions importantes sont toujours prises par des cadres haut placés, souvent en dehors même de l’avis du président, sans que, semble-t-il, les contrôles soient véritablement effectués.

Ne pensez-vous pas que cette situation résulte d’un manque de démocratie au sein de l’entreprise ? Du mauvais fonctionnement du conseil d’administration, qui ne semble pas avoir joué son rôle ?

M. Jean-Yves HABERER : J’ai en effet, lors d’une autre audition, protesté contre le mot « insincère ». Dans l’éventail des adjectifs, j’en ai choisi un autre : ce sont des comptes politiques. Pour moi, ce n’est pas forcément un mot déshonorant alors que « insincère » l’est.

Ce sont des comptes politiques où le Gouvernement peut avoir trouvé une rationalité et où, en tout cas, l’établissement bénéficiaire en a trouvé une autre, celle de se trouver un renforcement inattendu et délicieux par rapport à la concurrence.

On ne peut pas dire que ces comptes sont inexacts. Le curseur sur les provisions est un curseur que tellement de mains tiennent, que la qualification des comptes mettrait alors en cause beaucoup de monde.

La Commission bancaire ne reproche jamais de faire trop de provisions et certaines banques lissent leur résultat. [...]

On ne peut donc qualifier que très prudemment. Le mot « politique » veut simplement dire que ce n’est pas la rationalité habituelle qui a fonctionné. C’est une irrationalité, parce que j’espère que vous ne m’en voudrez pas si je vous dis que, pour moi, la politique, c’est de l’irrationnel. C’est d’ailleurs son charme pour ceux qui en font, mais on sort complètement des domaines habituels.

Quant au droit à la perte, attention, je parle de la perte consolidée d’un groupe. Je ne parle pas des pertes d’affaires. Une banque et toute entreprise perd de l’argent sur des choses, en gagne sur d’autres, mais il y a une péréquation générale. Si on ne veut pas faire de pertes, il ne faut surtout pas entrer dans une entreprise, il faut entrer dans une administration.

Les décisions. Oui. Des cadres importants et parfois moins importants — il y a toute une pyramide — ont des délégations et ont à agir sur ces délégations. Cela ne peut être que comme cela.

J’ai un jour calculé — mais c’est approximatif — que le nombre de décisions qui se prennent au Crédit lyonnais en une année doit être de l’ordre de un milliard. Ne demandez pas au président de prendre un milliard de décisions. Il y a des échelons appropriés pour cela. La gestion d’un compte de particulier, à soi seul, en suppose déjà pas mal dans l’année ; mais la gestion d’une relation avec une entreprise, suppose des décisions presque quotidiennes, plusieurs décisions quotidiennes. Aussi, les échelons appropriés ont des délégations pour cela.

Toute tentative de centraliser plus amène à l’implosion. On l’a vu dans les systèmes de l’Est. La Gosbank a complètement fait imploser l’économie soviétique, par exemple. Une banque unique, ce n’était plus possible.

Une grande banque ne peut avoir qu’une stratégie commerciale avec délégation de pouvoirs et habilitation à l’instance locale de répondre aux clients, dans certaines limites mais rapidement, faute de quoi les clients s’en vont.

Maintenant le conseil d’administration. J’ai fait de mon mieux avec les conseils d’administration. Les ordres du jour, que M. le Rapporteur a pu examiner l’ont, je l’espère, rassuré sur ce point. Le panoramique stratégique a été incessant. On pourrait d’ailleurs le comparer avec les ordres du jour d’autres grandes banques françaises, la comparaison serait tout en faveur du Crédit lyonnais. De plus, pour avoir été administrateur dans beaucoup d’entreprises publiques, je n’ai jamais vu ailleurs une telle ambition de faire des exposés stratégiques.

J’observe, si vous me permettez cette petite pierre dans le jardin de mon successeur, que le nombre de conseils d’administration vient d’être divisé par deux. Le conseil a été renouvelé, le calendrier a été arrêté : il y aura deux fois moins de conseils. [...]

De ce point de vue, j’étais, me semble-t-il, plus collégial, tout compte fait, que lui. Mais jamais un journal ne dira cela.

M. Alain GRIOTTERAY : C’est pour m’inciter à l’écrire que vous venez de dire que jamais un journal ne dira cela (Sourires). Je voudrais faire quelques réflexions sur l’exposé absolument brillant et convaincant que vous avez fait tout à l’heure en répondant aux questions du Rapporteur et du Président quant à ce que vous pensiez et espériez de la Commission d’enquête lorsque vous l’avez souhaitée.

N’étant pas moi-même un anxieux, j’ai beaucoup de considération pour le dynamisme et les ambitions que vous avez eues pour le Crédit lyonnais et la réussite qui a été la vôtre pendant plusieurs années.

Cela étant dit, j’ai quelques questions désagréables à vous poser, touchant plutôt aux détails.

Vous avez dit tout à l’heure que si on examinait la façon dont les groupes immobiliers fonctionnent, on aurait bien des surprises. Nous avons déjà eu beaucoup de surprises avec de grands groupes immobiliers, mais nous en avons aussi beaucoup en ce qui concerne le Crédit lyonnais, et notamment dans le secteur immobilier.

En effet, le Crédit lyonnais s’est comporté comme un groupe immobilier. Il était associé à Pelège, lui permettant donc de prendre les risques qu’il a pris, et qu’il n’aurait jamais pu imaginer prendre tout seul. C’était une sorte d’association — c’est d’ailleurs le mot qui a parfois été utilisé à ce sujet — mais, bien sûr, une filiale.

On dit toujours que la politique immobilière du Crédit lyonnais, maison mère, était très claire, très transparente et que les problèmes ont eu lieu dans les filiales.

Pour ma part, j’en arrive à la conclusion suivante.

Il semble bien que les filiales étaient moins bien contrôlées. Vous avez dit tout à l’heure qu’elles se contrôlaient elles-mêmes, que c’était à leurs propres organismes de contrôle d’assurer le contrôle des filiales, mais enfin, la maison mère est responsable dans les filiales.

Or, les accusations dans le domaine de l’immobilier portent beaucoup plus sur les filiales que sur le Crédit lyonnais.

Je me demande donc si la maison mère ne se défaussait pas sur les filiales et si ces dernières n’étaient pas là, précisément, pour prendre tous les risques que ne voulait pas prendre, à juste titre d’ailleurs, la maison mère. En effet, quelles que soient les filiales, elles se sont vraiment aventurées dans des opérations douteuses.

Pour en revenir à Pelège, je ne crois pas qu’il aurait pu se lancer tout seul dans l’OPA sur la SAE si ce n’était pas le Crédit lyonnais qui faisait l’OPA. Vous avez dit que Pelège était à son zénith en 1991, mais dans Paris, beaucoup de gens — dont moi — savaient qu’il était fragile, que c’était une gigantesque bulle de savon, qu’il achetait tout ce qui se présentait sur son chemin, aussi bien une société de services hospitaliers. Tout lui passait par les mains, et cette boulimie extraordinaire ne pouvait qu’étonner. Vous me direz que les rumeurs parisiennes, ce n’est pas une vérité, mais enfin, Pelège était connu.

Prenons un autre établissement, Altus. Lorsque l’opération d’échange de participations a eu lieu avec Thomson, Altus avait une spécialité totalement différente de celle qui allait devenir la sienne : il s’occupait de finances et pas du tout d’immobilier ; or il s’est lancé tout à coup dans des opérations immobilières avec l’ardeur d’un néophyte. Je n’imagine pas qu’il ait pu le faire sans avoir, pour le moins, une approbation du Président.

Quant à la SDBO et à ses liens avec le client célèbre dont vous avez parlé tout à l’heure, un article du Monde, de façon extraordinairement détaillée, retrace les liens très étonnants qui existaient entre la SDBO et ce client célèbre. Personne n’a d’ailleurs réagi, alors que quand on la contredit, la presse publie. Personne n’ayant contredit en l’occurrence, on a l’impression que cela correspond à une grande partie de la vérité.

Enfin, je ne comprends pas très bien les raisons du chiffrage politique dont vous parlez. Quelles sont les considérations politiques qui auraient présidé à ce type de chiffrage ? Le désir de trouver une victime expiatoire, un bouc émissaire face aux difficultés du Crédit lyonnais étalées dans la presse ne me paraissent pas convaincantes, d’autant que vous n’êtes pas quelqu’un d’insignifiant et que vous aviez vous-même proposé des solutions pour redresser la maison que vous gouverniez.

Vous avez dit que la politique était irrationnelle, et vous l’avez bien souvent dit avec humour. Pour ma part, je dirai que la direction des banques me semble bien irrationnelle aussi.

Une question de détail en terminant : M. Peyrelevade est un anxieux ?

M. Jean-Yves HABERER : Ce sont là beaucoup de questions, j’espère ne pas en oublier tous leurs aspects.

Pelège, tout d’abord, mais n’en parlons pas trop dans le PV, puisque c’est un client dénommé.

Ne le comparons pas à Jürgen Schneider. M. Pelège est toujours actif. Il est d’ailleurs reparti de zéro, et reparti dans la promotion immobilière. Il a à nouveau un groupe. Il a trouvé d’autres banquiers. Et on entendra de nouveau parler de lui.

Certes, M. Pelège avait certainement une évaluation du risque qui lui était propre mais, disaient ceux qui connaissaient bien ce milieu professionnel, il était dynamique et attentif à la qualité de ses projets. Si son groupe a d’ailleurs crû aussi vite, c’est qu’il était, dans son choix d’architectes beaucoup plus exigeant que d’autres groupes. Les immeubles construits par le groupe Pelège, contrairement à beaucoup d’autres, honoraient l’urbanisme de nos cités.

J’ai quant à moi, trouvé Pelège dans le corbillon. En fait, je l’ai même trouvé deux fois dans mon corbillon. C’était en effet un des quelques grands clients que M. Lévèque suivait personnellement et l’un des quelques-uns qu’il m’a présentés personnellement. Et, dans le même temps, il était client de M. Lévèque à IBI.

Or, nous sommes devenus société mère d’IBI involontairement.

Oui nous avions mis le pied dans la porte puisque mes collaborateurs, tous anciens collaborateurs de M. Lévèque m’avaient dit qu’on ne pouvait pas lui refuser ça étant donné les services qu’il avait rendus au Crédit lyonnais, d’autant que si nous lui tournions le dos, il ne trouverait personne d’autre. J’ai donc suivi leur avis général. Je crois d’ailleurs qu’il y avait à IBI d’autres choses sur M. Pelège. [...]

Et c’est à ce moment-là qu’en effet il s’est attaqué à la SAE.

Or, contrairement à ce que la presse et les potins parisiens ont raconté, il ne l’a pas fait avec l’alliance du Crédit lyonnais — qui était d’ailleurs actionnaire de la SAE — mais il l’a fait contre nous, en trouvant des partenaires étrangers puisque nous ne lui fournissions pas de subsides pour cela. Il avait passé alliance avec des Espagnols.

Sur ce point, je peux me vanter d’une chose parce que je sais couper un bras quand il le faut : c’est moi qui l’ai arrêté. Je l’ai arrêté sur la SAE, et c’est nous qui avons fait le réglement de cette affaire, le règlement de paix, c’est M. Michel Gallot qui en a été l’agent. J’ai reçu un jour M. Pelège et je lui ai dit : «Il faut arrêter ou votre banque favorite va être contre vous ». Dès lors, on est dans une position où l’on est entendu. Il s’est donc arrêté. Je savais, faisant cela, que j’arrêtais une certaine fuite en avant, ce qui risquait d’ébranler son édifice fragile. Cependant, je préférais avoir des problèmes sur un petit édifice fragile que sur un encore plus gros.

Altus, maintenant. Altus n’est pas allé volontiers dans l’immobilier.

A part quelques éléments immobiliers très spéciaux comme les golfs ou certaines choses comme ça, Altus est allé à l’immobilier parce qu’Altus est entré dans la banque commerciale, sur la recommandation explicite des pouvoirs publics et de la Banque de France, lesquels trouvaient qu’il devenait alors périlleux pour Altus devenu gros de ne vivre que sur des positions spéculatives prises sur les marchés. Il lui fallait avoir des revenus récurrents en faisant des métiers plus classiques.

M. Hénin y est donc allé, en effet avec mon accord mais, à ma connaissance — je n’en connais pas bien le détail —, les actifs immobiliers, il les a aussi trouvés dans les banques dont il a cru opportun de se saisir. Je crois que la banque Saga avait beaucoup trop d’immobilier, pour parler clair, et mal placés.

A propos du client célèbre maintenant, j’ai moi aussi lu cet article dans « Le Monde ». Je considère qu’il fait partie de la campagne systématique de construction d’une future image par antinomie avec l’image précédente dont je vous parlais tout à l’heure. L’article de M. Leser a été documenté au Crédit lyonnais même. Il n’y a pas de doute là-dessus. C’est une manière romanesque de présenter les choses où il y a, comme souvent dans les romans, des choses ressemblantes et d’autres qui ne sont pas exactes.

Cependant, c’est à M. Tapie — puisque je prononce enfin le nom — de protester s’il trouve que c’est trop romancé ou, alors, de considérer qu’autant en emporte le vent. A mes yeux, le secret bancaire a été endommagé par cet article. Je ne comprends pas qu’une banque raconte le dossier de son client, même si c’est un client à l’égard duquel elle a des griefs.

Pourquoi un chiffrage politique ? Je me pose souvent la question mais j’en vois tout de même plusieurs éléments de réponse.

Je dirai qu’il y a une rencontre objective de désirs du Gouvernement de me faire partir du Crédit lyonnais. A ce que m’a dit le Premier ministre, ce n’était pas son souhait personnel, la demande insistante provenant plutôt des parlementaires de la majorité. A vous d’apprécier ce qu’il en est. [...]

M. Alain GRIOTTERAY : Vous savez, les parlementaires n’ont pas tellement de pouvoir.

M. Jean-Yves HABERER : On peut certes parler en leur nom pour faire partir un président dont on a besoin du siège pour procéder à une nomination à l’UAP en particulier. Je ne ferai pas de dessin. Mais il était évident qu’il y avait un intérêt politique d’aggraver les pertes du Crédit lyonnais pour mieux justifier mon départ, ce qui désolait d’ailleurs les grands clients, le personnel et beaucoup de gens à l’époque, et ce qui stupéfiait la scène internationale.

En aggravant la perte, on rendait les choses plus explicables. En conséquence de quoi il y aura à nouveau collusion entre mon successeur et Matignon ainsi que, bien évidemment, Bercy puisque Bercy est toujours court-circuité par mon successeur, afin que le premier semestre, lui aussi, justifie a posteriori mon départ. Je le prédis devant vous.

M. le Président : Mais quelles sont encore plus précisément ces raisons ? Vos liens supposés avec M. Bérégovoy ? Vous étiez socialiste ? Je ne vois pas très bien.

M. Jean-Yves HABERER : Monsieur le Président, je ne voudrais pas vous embarrasser en vous recommandant d’interroger votre voisin de droite, le Rapporteur.

Un certain nombre de ses déclarations publiques vous fourniraient déjà un gros élément de réponse.

M. le Président : Ces déclarations étaient de caractère technique.

M. Jean-Yves HABERER : Il est certain de plus que le fait que la presse m’ait présenté comme le « chouchou » de M. Bérégovoy m’a fait un tort considérable.

L’image médiatique s’est créée et est passée du « chouctiou » à la créature. Aussi, M. Bérégovoy n’étant plus au gouvernement, je n’avais plus de raison d’être au Crédit lyonnais. Il est mort et ne peut donc dire quoi que ce soit pour ma défense, ce qu’il n’aurait pas manqué de faire, comme il l’a fait en 1986. En effet, en 1986 aussi on m’avait demandé de partir, non pas pour cause de perte mais, au contraire, pour cause de trop brillants résultats, si j’ose dire, qui ont permis à Paribas d’être le premier privatisé. Or c’étaient mes résultats.

Il y avait donc cela mais pas que cela. Je suis, je l’espère, assez ouvert pour faire la place à un autre facteur.

L’argument de mon successeur a visiblement porté à Matignon ou, tout du moins, sur les inexpérimentés qui en tiennent lieu quant à ce dossier. Il a en tout cas porté sur le jeune directeur de cabinet, qui ne connaît absolument rien aux banques et qui pouvait tout avaler.

M. le Président : On peut laisser cela dans l’audition ?

M. Jean-Yves HABERER : Je compte sur une transcription non littérale.

M. Philippe AUBERGER : On pourrait le mettre dans la bouche de M. Robert-André Vivien. (Sourires).

M. Jean-Yves HABERER : Non littérale au procès-verbal sur ce point. Mais je m’aperçois que plusieurs personnes de la majorité, ici, partagent mon opinion.

Je sais clairement, de la bouche même de mon successeur, que l’argumentation a été la suivante : « vous voulez privatiser un jour le Crédit lyonnais ? Prenez d’abord l’engagement de le privatiser avec moi. On le lui avait donné pour l’UAP. On l’a reporté peut-être. « Ensuite, si vous voulez privatiser le Crédit lyonnais faites en une fois l’opération d’injection de sang nouveau, c’est-à-dire d’argent frais. Après cela, il ne sera pas nécessaire d’y revenir. Cependant, il faut y aller carrément la première fois ». Or c’est là un langage qu’un privatiseur bricoleur peut considérer comme raisonnable.

M. le Rapporteur : M. Trichet nous a dit à peu près la même chose : qu’il fallait faire cette opération dans son ensemble.

M. Jean-Yves HABERER : Il a été le directeur du Trésor et le gouverneur de M. Balladur. Il n’allait donc pas le contredire.

M. le Président : Pas seulement.

M. Jean-Yves HABERER : Non, mais le mot « politique » peut aussi couvrir cela.

Je suis tout à fait ouvert à cette hypothèse, que je considère comme politique et qui n’est pas désobligeante.

Quant à la question de savoir si mon successeur est un anxieux, je crois que oui. Cela dit, il y a plusieurs types d’anxieux. Sa version à lui, c’est « ça passe ou ça casse ».

M. Alain GRIOTTERAY : Tout ce que vous avez dit sur le Président de la République est vrai. Mais il y a surtout le besoin, au moment où l’affaire est sur la place publique — c’est devenu une « affaire » à cause des médias —, pour l’opinion publique d’avoir une victime. Pour ma part, je crois que c’est l’hypothèse la plus simple.

M. Philippe AUBERGER : Puisqu’on a parlé de l’ancien directeur du Trésor, actuel gouverneur de la Banque de France, je voudrais tout de même rappeler qu’il a dit à deux reprises, lors de sa déposition devant la Commission, qu’il lui paraissait nécessaire, vis-à-vis des marchés, de proposer globalement et simultanément et l’analyse de la situation et les solutions.

Cela voulait donc dire que, selon lui, on ne pouvait pas faire cela à doses homéopathiques ou en laissant traîner les choses. Il fallait le faire brutalement dans le temps, et de façon significative.

Ce faisant, d’ailleurs, il ne tenait pas seulement compte des réactions d’ordre politique, mais aussi de celles du marché. Or, le marché, dans le cas du Crédit lyonnais, est tout de même un élément très important de jugement.

M. Jean-Yves HABERER : M. Trichet m’avait dit cela il y a plusieurs mois, ce que je comprends : l’impératif systémique, puisque le Crédit lyonnais est, et de loin, la première banque française, voulait que les choses soient mises en bon ordre définitivement et que l’on n’en parle plus.

Je comprends cela mais permettez-moi de dire simplement que, sur ce plan, l’opération est ratée.

En effet, la conclusion des agences de « rating » (sic) a été de dégrader la BNP et la Générale — pourtant bénéficiaire —, considérant que, finalement, le système bancaire français n’était pas très bien surveillé par la Banque centrale. De plus, la politique du chien crevé au fil de l’eau, c’est-à-dire du cadavre que l’on tire chaque semaine d’un tiroir, va complètement à l’encontre d’une telle tactique.

Si M. Peyrelevade recevait du Gouvernement l’instruction que plus rien de ce genre, plus de dossier compliqué ne sorte désormais, la proposition faite serait effectivement valable. Mais pour ce faire, il faudrait absolument arrêter le tout-médiatique. En effet, les agences de « rating » (sic), les analystes, les marchés, ayant l’impression que la plus grande banque française, même après curetage, traîne encore beaucoup de choses, penseront que le système est encore plus mauvais qu’on ne le pensait.

Aussi, je considère que l’opération elle-même est ratée, de ce point de vue.

M. Didier MIGAUD : Vous insistez beaucoup sur ce qui est demandé aux contribuables, 3,5 milliards de F. Mais avez-vous une idée précise de ce qu’a pu apporter le Crédit lyonnais à l’Etat à travers ses dividendes pendant votre gestion et avant ? Peut-on avoir quelques éléments de comparaison ?

M. Jean-Yves HABERER : M. le rapporteur s’était chargé de demander les chiffres au Crédit lyonnais : il n’y a pas que les dividendes à prendre en compte, il y a aussi les impôts payés, et honnêtement, quand on soutient des entreprises qui, de ce fait, prospèrent et continuent à payer des impôts, il faut aussi en tenir compte.

M. Didier MIGAUD : J’en suis d’accord.

Deuxième question. Pourriez-vous nous citer des entreprises qui ont pu être sauvées ou qui ont pu sauver des emplois, compte tenu de la politique du Crédit lyonnais ?

M. Jean-Yves HABERER : Cela m’amène à me vanter, ce qui n’est pas mon tempérament premier, et cela m’amène ensuite à enfreindre quelque peu les règles du secret bancaire. Néanmoins, je peux vous répondre en parlant de cas qui sont connus puisque ce sont de grandes entreprises. Je ne parlerai pas des moyennes et des petites où, pourtant, c’est extrêmement visible.

Puisque M. Lagardère le dit lui-même, je peux moi-même dire que nous avons sauvé le groupe Hachette Matra, après le naufrage de la Cinq. C’est très clair pour lui.

En apportant de l’argent frais à Usinor-Sacilor, nous avons diminué les difficultés de ce groupe et, par voie de conséquence, les licenciements auxquels ce groupe a dû avoir recours.

Je pourrais en fait vous citer des dizaines et des dizaines d’entreprises dans lesquelles nous avons joué le rôle de porteur de fonds au moment de restructurations difficiles, surtout lors de ces deux dernières années, années de crise où les cas étaient multiples.

M. le Rapporteur : Je souhaiterais revenir un instant sur la SDBO.

Premièrement. Le Crédit lyonnais a inscrit en 1993 une provision de 500 millions de F. sur le risque Tapie. L’auriez-vous inscrite, cette provision ?

Deuxièmement. De quelle manière M. Gallot vous rendait-il compte de ce qui se passait à la SDBO, notamment dans la mesure où M. Tapie représentait, à un moment donné, 20 % des encours de cette banque, ce qui est tout de même important ?

Troisièmement. Pour revenir à une partie de l’article dont nous parlions tout à l’heure et qui est effectivement assez contestable, il y a un point qui semble être confirmé par la Cour des Comptes : il concerne les consolidations de crédits au groupe Bernard Tapie — à l’ensemble de la nébuleuse Tapie — qui ont été accordées juste avant les élections.

M. Jean-Yves HABERER : On m’amène là à parler d’un dossier que je n’ai jamais géré, et qui était le dossier d’un client dénommé. Je souhaite donc que cela ne figure pas au PV car c’est tout de même rompre le secret bancaire. Cependant, je peux en dire quelques mots. [...]

M. le Président : Mes chers collègues, nous allons en terminer là et vous remercier, monsieur le Président, au nom de la Commission, pour ces trois auditions.

M. Jean-Yves HABERER : Je vous remercie tous moi-même.

Vous pouvez mesurer que je considère avoir vécu, de la part du Gouvernement, un traitement totalement injuste et, pour ce qui concerne le Crédit national, illégal.

J’ai vécu un temps d’injustice fondé sur l’incompréhension. J’ai été victime d’un lynchage médiatique. J’ai souhaité une commission d’enquête. Elle a eu lieu.

Permettez-moi de conclure ainsi.

Les trois auditions qui ont eu lieu sous votre présidence, monsieur le Président, ont satisfait le souhait intime que j’avais de pouvoir m’exprimer et mieux resituer ce qui s’est passé dans l’opinion. Je vous en remercie, monsieur le Président, ainsi que vous tous, messieurs.