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ASSEMBLÉE NATIONALE

COMMISSION DES AFFAIRES ÉTRANGÈRES

COMPTE RENDU N° 40

(Application de l'article 46 du Règlement)

Mercredi 17 juin 1998
(Séance de 10 heures)

Présidence de M. Jack Lang, président

SOMMAIRE

 

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– Audition de Sa Sainteté le Dalaï Lama ..........


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Audition de Sa Sainteté le Dalaï Lama

Le Président Jack Lang, après avoir remercié les sénateurs qui ont répondu à son invitation, s'est félicité que l'audition de Sa Sainteté ait attiré une telle assistance, venant d'horizons politiques et culturels multiples. La France éprouve une sympathie active pour ce que représente le Dalaï Lama ! Sa tolérance personnelle, sa volonté de préserver le droit à la vie, le droit à la singularité de son peuple, sa sagesse, puisqu'il ne revendique pour le Tibet, jadis indépendant, qu'un régime d'autonomie, comme il en existe un peu partout dans le monde.

Il est souhaitable que la France soutienne davantage cette cause par un dialogue constructif avec la Chine afin que la voix de Sa Sainteté soit entendue.

Le Dalaï Lama a exposé qu'il se considérait lui-même comme un être humain égal à tous les autres. Tous les hommes détiennent le même potentiel de construction ou de destruction et l'avenir de l'humanité repose sur les épaules de chacun. On ne peut obtenir de paix authentique qui n'ait pour source une paix intérieure, condition d'une vie heureuse et joyeuse. Que l'on soit croyant ou non, l'altruisme est en chacun et le sens de la compassion humaine est la première règle de conduite.

En tant que moine bouddhiste, il a contribué à une plus grande harmonie entre les différentes traditions religieuses. La variété des religions est nécessaire car elle correspond à la diversité des personnes.

S'agissant du Tibet, le Dalaï Lama ne demande pas l'indépendance, mais une authentique autonomie qui serait mutuellement profitable. Le Tibet est matériellement très arriéré ; sa population est peu nombreuse ; s'il dispose de ressources minières et naturelles importantes, il n'a pas d'accès à la mer. Le Tibet a donc intérêt à se joindre à une grande nation. Le Gouvernement chinois, lui, a pour principal souci l'unité et la stabilité. Mais la politique du fusil est contreproductive. Une voie moyenne garantirait mieux la stabilité, ce qui suppose que les Tibétains obtiennent d'être souverains dans les domaines de la culture et de l'éducation.

On y parviendra par le dialogue, en multipliant les contacts avec les autorités chinoises qui sont inspirées aujourd'hui par la suspicion.

Quant à la situation politique du Tibet, elle est bien meilleure que dans les années soixante et soixante-dix, car il bénéficie d'une prise de conscience plus vaste dans le monde extérieur et en Chine.

Mme Yvette Roudy a demandé le sentiment du Dalaï Lama sur la déclaration selon laquelle le XXIème siècle sera religieux ou ne sera pas.

M. Pierre Brana a évoqué les rencontres avec Mao Tsé Toung, relatées dans les mémoires du Dalaï Lama. Dans la mesure où le Président Mao semblait douter de la profondeur de son engagement religieux, pourquoi le Dalaï Lama porte-t-il une appréciation plutôt positive sur lui ?

Ayant relevé dans son plan de paix en cinq points, une préoccupation particulière pour les problèmes des déchets nucléaires et de l'environnement, il l'a interrogé sur l'ampleur des déforestations effectuées au Tibet.

Mme Marie-Hélène Aubert a évoqué les récents essais nucléaires indiens et pakistanais et a interrogé le Dalaï Lama sur ses positions face au désarmement. Elle s'est déclarée totalement solidaire de ses objectifs de non-violence et de désarmement, bien que dubitative quant à une mise en oeuvre rapide de cette politique.

M. Louis de Broissia, Président du Groupe d'études sur les problèmes du Tibet, a interrogé le Dalaï Lama sur le maintien de la politique de non-violence dans une communauté tibétaine tentée par d'autres voies ainsi qu'en attestent des exemples de suicides par le feu et de grèves de la faim. Il lui a demandé s'il pensait que le message "le Tibet existe" à travers l'action de sa personne, les médias, les films, parvenait jusqu'au Tibet.

Les autorités chinoises n'attendent-elles pas la disparition du Dalaï Lama pour régler définitivement le problème du Tibet ?

M. François Loncle a demandé au Dalaï Lama ce qu'il attendait précisément de la France et de l'Union européenne dans la mesure où il existe un grand décalage entre le courant de sympathie que sa personne suscite et la passivité des dirigeants politiques occidentaux soucieux de ménager la Chine.

Il a relevé que le Dalaï Lama semblait privilégier la civilisation tibétaine par rapport au fait religieux.

Mme Joëlle Dusseau, sénatrice, a rappelé que, depuis 50 ans, le Tibet était en proie à une destruction méthodique des temples et de la vie culturelle et à une sinisation systématique et forcée, assortie d'une politique d'immigration chinoise non moins systématique. Elle a demandé des précisions sur le rapport de forces démographique entre Chinois et Tibétains.

Elle l'a interrogé sur le Panchen Lama, plus jeune prisonnier politique du monde. L'objectif de la Chine est très clair : imposer des autorités religieuses parallèles, dans la tradition tibétaine.

Face à tous ces facteurs, le risque n'est-il pas grand, dans un avenir pas forcément très lointain, que la Chine donne son autonomie à un Tibet totalement contrôlé et sinisé.

M. Didier Julia a interrogé le Dalaï Lama sur l'efficacité des mesures de rétorsion à l'égard de la Chine. Une contribution au développement de ce pays conduirait-elle plus efficacement vers un processus de démocratisation et une politique plus respectueuse des droits de l'Homme ?

M. Henri Bertholet a voulu connaître la position du Dalaï Lama sur la future organisation des pouvoirs au Tibet, une fois le principe d'autonomie réglé.

Répondant à ces intervenants, le Dalaï Lama a expliqué qu'au cours du XXème siècle, l'humanité, qui a connu des expériences douloureuses, est devenue plus mûre et sa volonté d'établir à l'avenir une paix durable, de préserver les droits de l'Homme et les grandes traditions religieuses, est universelle. Le XXIème siècle sera sans doute plus spirituel que religieux.

Deux niveaux d'expression religieuse coexistent, celui de la croyance, de la spiritualité et des conceptions philosophiques et celui de la spiritualité laïque, qui, sans foi religieuse, implique la compassion et la conscience que du bien-être des autres, dépend le sien propre. La médecine démontre que la bonne santé d'un individu est liée à son degré d'ouverture et de compassion.

Il a rappelé qu'il avait rencontré à diverses reprises le Président Mao Tsé Toung parfois en tête-à-tête, dans les années 1954-1955, période où il le jugeait comme un grand révolutionnaire ayant accompli une oeuvre importante. Plus tard, les aspects négatifs de sa personnalité se sont révélés comme pour tout être humain.

Le Dalaï Lama se considère comme fondamentalement socialiste, pour partie bouddhiste, pour partie marxiste notamment pour ses conceptions en matière de répartition équitable des ressources et de respect des droits des travailleurs.

La protection de l'environnement au Tibet doit être assurée avec un soin particulier par des spécialistes en liaison avec les experts chinois, car c'est dans les montagnes tibétaines que de grands fleuves comme l'Indus, le Mékong, le Gange, etc... prennent leur source. Tout changement climatique - ou toute pollution - aura donc nécessairement des conséquences sur des millions d'êtres humains en Inde et en Chine. Aussi, serait-il utile de procéder à une reforestation efficace et de suivre avec soin l'évolution de ce problème grave. Il en va de même de l'existence des déchets nucléaires au Tibet.

Le Dalaï Lama a insisté sur la nécessité d'éliminer totalement les armes nucléaires, étape par étape, comme l'a proposé le gouvernement chinois et a regretté que l'Inde et le Pakistan aient procédé à des essais qui risquent d'avoir un effet d'entraînement sur les autres pays. Cependant, il n'est pas équitable que cinq pays, qui sont membres du Conseil de Sécurité, disposent aussi du droit d'être des puissances nucléaires.

Le problème du Tibet qui met en cause deux grands pays, la Chine et l'Inde, est complexe et ne peut être résolu qu'en négociant avec la Chine, et en évitant d'isoler ce pays, déjà très suspicieux à l'égard des Tibétains. Pour autant aucune concession n'est envisageable sur le respect des droits de l'Homme et de l'identité culturelle, religieuse et spirituelle tibétaine. Il faut donc concilier ces deux approches.

La sympathie dont bénéficie la cause tibétaine au sein de la communauté chinoise est encourageante. C'est pourquoi il espère retourner un jour dans son pays pour remettre son autorité à un pouvoir séculier local élu démocratiquement et redevenir un simple moine bouddhiste pour consacrer le reste de sa vie à la promotion des valeurs humanistes universelles, à ceux qui ont aidé les Tibétains dans des moments difficiles, et à sa vie future.

Le Dalaï Lama a rappelé qu'il était entièrement engagé dans la non-violence, même si cette attitude a fait l'objet de nombreuses critiques, tant à l'intérieur qu'à l'extérieur du Tibet. Il existe, et les immolations par le feu et les grèves de la faim en témoignent, un sentiment de frustration par rapport à la situation du Tibet qui se détériore de plus en plus. Mais il a estimé qu'il fallait avoir une vision plus large car l'avenir du Tibet dépend beaucoup de l'évolution de la situation en Chine. Sa presse publie aujourd'hui des articles qui critiquent la politique chinoise envers le Tibet. Cela aurait été impensable, il y a seulement un an. De même, de plus en plus de personnes, de plus en plus d'Etats, ont une conscience accrue du problème tibétain.

Il existe aujourd'hui plus de signes d'espoir que dans les années passées, et les efforts entrepris pour dialoguer avec le gouvernement chinois y contribuent. Il n'y a donc pas de raison que la frustration augmente. Le Dalaï Lama s'est déclaré toujours acquis à la non-violence et à la voie médiane qu'il a contribué à définir.

Il existe des stations de radio occidentales qui émettent au Tibet, ce qui permet à ses habitants de rester informés de ce qui se passe à l'extérieur et de fortifier leur courage et leur tranquillité d'âme.

Il est vrai que certains officiels chinois ont estimé que le problème tibétain était étroitement lié à l'existence d'une seule personne et disparaîtrait avec elle. Cette vision est fausse. Le Tibet est une nation, sa civilisation remonte à plus de 6000 ans et a ses propres racines. L'institution du Dalaï Lama pourrait même être abandonnée si le peuple tibétain en décidait ainsi ; cela n'aurait pas d'importance. Ce qui compte, c'est la culture et la spiritualité du peuple tibétain.

Le Dalaï Lama a estimé que, s'il venait à mourir ce soir, ce serait probablement un mauvais coup pour la cause tibétaine, mais l'important est ailleurs, dans la culture. Les Tibétains sont victimes d'un génocide culturel même si celui-ci n'est pas intentionnel. Dans les grandes villes, ils sont minoritaires. A Lhassa, par exemple, les deux tiers des habitants sont chinois et la minorité tibétaine se trouve, de ce fait, contrainte de parler et d'adopter le style de vie chinois. Par ailleurs, des personnalités officielles ont déclaré publiquement que le bouddhisme était une religion et une culture étrangères. Les restrictions à la vie des monastères sont considérables. Les autorités voudraient que les bouddhistes poussent le loyalisme jusqu'à adhérer à une idéologie radicalement athée.

Le nombre de Chinois résidant au Tibet est difficile à évaluer : 6 millions de Tibétains et 7 millions de Chinois s'agissant du grand Tibet, mais cette estimation est grossière. La sinisation des grandes villes est frappante ; en revanche, dans les campagnes, les Chinois sont moins nombreux en raison du climat et de l'altitude.

Si la situation perdure, on ira vers de grandes difficultés ; mais l'intérêt à long terme de la Chine est de trouver une solution raisonnable au problème tibétain. L'aide internationale est nécessaire pour que le gouvernement chinois comprenne cette nécessité. C'est un aspect essentiel pour l'image de la Chine dans le monde. Une solution de ce problème pourrait faciliter la réunification de Taïwan et de la Chine. Les autorités chinoises doivent comprendre que le Dalaï Lama ne demande pas l'indépendance.

Isoler la Chine serait une voie trop extrême ; commercer avec elle sans se soucier des droits de l'Homme également. Il existe une voie moyenne consistant à nouer des relations d'amitié avec la Chine tout en expliquant l'importance du respect de certains principes. Par ailleurs, toutes les aides sont bienvenues mais elles doivent s'orienter en priorité vers l'éducation et la santé. Leurs destinations réelles doivent être également contrôlées car les aides sont souvent détournées au profit des Chinois.

Le Président Jack Lang a déclaré avec force qu'il fallait que l'opinion internationale, les autorités chinoises et le peuple tibétain sachent que le peuple français était aux côtés du Dalaï Lama.

La question des droits de l'Homme devrait être au coeur de l'année que nous vivons puisqu'on célèbre le 50ème anniversaire de la déclaration universelle.

La realpolitik, limitée aux relations d'Etat à Etat, et aux relations économiques, qu'il faut préserver, mais qui impliquerait que l'on oublie les droits des peuples, n'est pas nécessairement la plus réaliste des politiques.

Certains pensent que nous pouvons à la fois maintenir des relations étroites de coopération avec un grand peuple et ses autorités légitimes et nous montrer soucieux du respect des droits de l'Homme. C'est ainsi que nous avons reçu ici même des dissidents chinois.

A chacun d'apporter sa pierre à la cause tibétaine. Notre Parlement est une tribune. C'est la voix du droit et de la justice. Nous exprimons clairement notre sentiment en laissant aux autorités exécutives la voie de formes plus discrètes pour plaider, avec la même vigueur, en faveur de la reconnaissance pleine et entière des droits du peuple tibétain et pour agir en vue de faciliter un dialogue constructif.

Le Tibet est dans nos coeurs et, au-delà de lui, une certaine vision de l'homme qui ne doit pas être sacrifiée au bénéfice de certains intérêts.

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