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ASSEMBLÉE NATIONALE

COMMISSION DES AFFAIRES ÉTRANGÈRES

COMPTE RENDU N° 27

(Application de l'article 46 du Règlement)

Mercredi 31 mars 1999
(Séance de 10 heures)

Présidence de M. Jack Lang, président

SOMMAIRE

 

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– Audition de M. Claude Hagège, professeur au Collège de France,

  sur la politique linguistique en Europe ..........



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Audition de M. Claude Hagège, professeur au Collège de France, sur la politique linguistique en Europe.

La Commission des Affaires étrangères a entendu M. Claude Hagège, professeur au Collège de France.

Le Président Jack Lang a présenté M. Claude Hagège, titulaire de la chaire de linguistique au Collège de France, en soulignant que son oeuvre pédagogique était également une oeuvre d'action en faveur du plurilinguisme. Le combat pour la langue ne doit pas être considéré comme un combat passéiste. Les systèmes nationaux et internationaux sont menacés par l'uniformisation. La défense de la diversité culturelle de l'Europe n'a jamais été autant d'actualité. Le Premier ministre, M. Lionel Jospin, en est conscient : il a dernièrement proposé, lors d'un discours à l'Unesco, de rendre obligatoire, dès le plus jeune âge, l'apprentissage de deux langues vivantes en plus de la langue maternelle.

M. Claude Hagège a opposé la grande expérience de la France en matière de politique linguistique à son inexpérience quant à l'apprentissage précoce des langues vivantes.

La langue a toujours été considérée en France comme une affaire politique. En témoignent les serments de Strasbourg prononcés en 842 par deux petits-fils de Charlemagne ; l'ordonnance de François 1er en 1539 qui prescrit l'usage du français pour certains actes administratifs - ce qui est à la fois dirigé contre le latin et les langues régionales - ; la décision de la Convention montagnarde de 1793 qui menace du bras séculier de la loi ceux qui n'utiliseraient pas le français ; la loi Deixonne du 6 janvier 1951 et, tout récemment, la loi Toubon de 1994. Cette expérience de défense et promotion de la langue nationale par le pouvoir politique est spécifique à la France et n'est partagée, par exemple, ni par l'Espagne, ni par l'Italie.

M. Claude Hagège a estimé qu'en revanche, la France avait des leçons à recevoir de la part des pays qui avaient développé l'enseignement bilingue précoce, faute d'avoir une politique de défense et de promotion de leur langue nationale. Il s'agit des quatre pays scandinaves, des Pays-Bas et, dans une moindre mesure, de l'Allemagne, dont les langues sont peu parlées dans le monde.

Il convient de poursuivre ces deux objectifs. La promotion de la langue est un vecteur de la défense de la culture et même de l'économie nationales. En Italie et en Allemagne cette promotion a été assurée par les individus, à travers les oeuvres de Luther et de Dante. L'unité linguistique de ces pays a précédé la formation de leur Etat. L'anglais a bénéficié du rayonnement marchand de l'Angleterre puis des Etats-Unis. L'espagnol a rayonné en dehors du continent européen.

L'anglo-américain est devenu un espéranto de facto. On pourrait s'en réjouir mais sa prédominance a des conséquences culturelles et économiques défavorables aux pays non anglophones. L'Europe s'est en quelque sorte fait "hara kiri" en acceptant l'aide des Etats-Unis. Depuis, son territoire est largement ouvert à l'anglo-américain.

Sans être espérantiste lui-même - il estime qu'une langue fabriquée ne contient pas suffisamment d'objets culturels - M. Claude Hagège a rappelé que le souhait des promoteurs de l'espéranto était qu'une langue fût utilisée dans le monde entier sans porter les valeurs d'un pays en particulier. Tel n'est pas le cas de l'anglo-américain, langue de la plus grande puissance du monde. Depuis le déclin de l'Union soviétique, qui constituait un autre pôle d'attraction-répulsion, l'influence de cette langue est de plus en plus forte. La seule réponse valable à cette évolution réside dans une éducation multilingue précoce.

Il existe trois modèles dont on peut s'inspirer : le Val d'Aoste, le Luxembourg et le Val d'Andorre. Dans le cas du Val d'Aoste, la politique d'éradication du français menée à l'époque mussolinienne a porté ses fruits. Cependant, le français est resté vivant : aujourd'hui tous les enfants apprennent le français et l'italien à l'école. Qui plus est, la méthode utilisée est exemplaire : le mot est donné en italien, son sens est expliqué en français. Au Luxembourg, trois langues sont en usage. La première, celle des foyers, de la spontanéité, est le luxembourgeois. Les deux autres sont l'allemand et le français. La répartition entre les trois langues est harmonieuse. Il en va de même dans le Val d'Andorre entre les langues en vigueur. On pourrait certes objecter que l'exercice est plus facile s'agissant de petits pays.

Parmi les pays d'Europe, la Suisse est un cas décevant. Les francophones apprennent l'allemand littéraire et ont des difficultés à communiquer avec leurs concitoyens vivant à Zurich et à Bâle qui parlent un dialecte alémanique.

La France a valeur de modèle dans la promotion linguistique. Derrière l'ironie que manifestent certains de ses voisins sur sa manière de politiser la langue, pointe le désir de l'imiter. Ainsi, les Allemands exigent désormais que les documents de l'Union européenne soient traduits dans leur langue.

Le français fut pendant près de 160 ans la langue des élites européennes et la diffusion de l'anglo-américain est ressentie comme un détrônement en France.

Une politique multilingue est indéniablement une manière de promouvoir le français. En fait, la France, pays unilingue, s'engage à promouvoir une politique multilingue d'enseignement précoce. Il convient de faire la différence entre plurilinguisme et multilinguisme. Un Etat - c'est le cas de la Belgique - peut être plurilingue sans que ses habitants soient multilingues, en raison de leur réticence à parler les langues officielles de leur pays.

Quand et comment promouvoir le multilinguisme ? Il faut enseigner très tôt - entre quatre et sept ans au plus tard - des langues et mener parallèlement une politique d'échanges massifs de professeurs venant enseigner dans leur langue maternelle. Il convient que des matières soient enseignées dans une langue étrangère pour obliger les élèves à apprendre la langue et susciter leur adhésion. La France n'a pas, contrairement aux pays du Nord de l'Europe, de tradition d'apprentissage précoce des langues étrangères. Dans ces pays, l'anglais est enseigné depuis le premier âge et, à quinze ans, les enfants sont bilingues.

Deux solutions sont possibles. Soit les pays européens se mettent d'accord pour introduire, avant la fin du primaire, deux langues vivantes à côté de la langue maternelle et dans ce cas, le choix doit être le plus large et le plus libre possible. Soit ils rendent obligatoire une langue vivante, dans cette hypothèse, cette langue ne devrait pas être l'anglais, mais une autre langue européenne. En effet, l'expérience montre que l'anglais est choisi comme seconde langue vivante de plus en plus souvent et constitue en conséquence une menace - contre laquelle il convient de réagir - de provincialisation, voire d'extermination, pour les autres langues européennes.

Le Président Jack Lang a remercié M. Claude Hagège pour la clarté et la précision de son exposé. Il a estimé difficile de défendre l'alternative qui exclurait l'anglais comme seconde langue vivante pouvant être apprise dès le primaire. Les expériences, menées en 1989 et 1990 par M. Lionel Jospin, pour introduire une seconde langue vivante dès la fin du primaire, ont surtout bénéficié à l'anglais. La solution, si l'on veut lutter contre la suprématie anglo-américaine, consiste plutôt en l'apprentissage de deux langues vivantes en plus de la langue maternelle, dès le primaire. La première langue serait enseignée dès le cours préparatoire, la seconde dès le CM2.

La construction européenne renforce encore l'urgence de telles dispositions. Il est indispensable que les jeunes se sentent partie prenante d'une aventure culturelle commune.

Rappelant qu'il y a quelques années, le fait de parler l'occitan ou le breton à l'école était sanctionné, M. Pierre Brana a souhaité connaître l'opinion de M. Claude Hagège sur l'apprentissage des langues régionales. Est-ce un plus ou un handicap pour l'éducation aux langues européennes ?

M. Gilbert Le Bris a évoqué le débat entre combat du passé avec le maintien d'une langue régionale en plus du français et combat d'avenir avec le bilinguisme. Sur le fond, la question se pose de l'utilité de préserver une langue ; sur la forme, l'apprentissage d'une langue régionale permet une plus grande facilité face à une langue étrangère. Il a souhaité connaître le sentiment de M. Claude Hagège sur ce débat entre langues vivantes et langues vivaces.

Faisant référence aux pratiques européennes, M. François Loncle a précisé que l'usage du français déclinait notamment dans les réunions européennes au profit de l'anglais. Compte tenu de ce déclin et de cet envahissement, il a demandé à M. Claude Hagège ce qu'il préconisait contre cette uniformisation.

Mme Michèle Alliot-Marie a fait remarquer que depuis 1985 l'enseignement bilingue du basque et du français se pratiquait dès l'école maternelle. Elle a cependant précisé qu'il ne fallait pas confondre cet enseignement précoce avec celui des langues étrangères limité à quelques heures. Le véritable bilinguisme est le fruit d'un enseignement de toutes les matières dans une langue, associé à un bain linguistique car l'environnement joue un rôle important. Elle a demandé à M. Claude Hagège s'il envisageait les échanges d'enseignants aux alentours des frontières françaises ou dans le cadre d'échanges généraux. Dans ce dernier cas, l'on ne profite pas du bain linguistique que la proximité permet. En outre, elle a rappelé qu'il y avait une demande de la part des parents d'élèves et des enseignants pour que ceux-ci aillent exercer quelque temps dans un autre pays, mais qu'il n'y avait pas de réponse de la part du ministère de l'Education nationale.

Mme Françoise de Panafieu a souhaité aborder la question de la langue face aux nouvelles technologies fortement dominées économiquement par les Etats-Unis. Il existe une adéquation entre le matériel livré en langue anglaise, l'apprentissage de ces nouvelles technologies par l'enfant et l'apprentissage de l'anglais. Ce qui donne l'impression d'un envahissement sur des fronts multiples. Elle a demandé à M. Claude Hagège comment il analysait l'arrivée dans les écoles françaises de ces nouvelles technologies en langue anglaise.

M. Michel Oriano, intervenant au nom du Ministre de l'Education nationale, de la Recherche et de la Technologie, a exposé que l'enseignement des langues était une priorité du Ministre de l'Education nationale. Sans doute, les échanges d'enseignants ne sont pas assez développés mais ils progressent dans les régions frontalières, notamment avec l'Allemagne et avec l'Italie. Un effort a été réalisé ces deux dernières années pour augmenter le nombre des assistants de langues, dont le nombre a doublé en deux ans.

M. Henri Goetschy, ancien sénateur, a souhaité vivement que le Gouvernement signe la charte européenne sur les langues régionales comme il avait été annoncé.

Il a estimé que l'on avait utilisé la diffusion de l'anglais pour évincer les langues régionales. En Alsace, la diffusion de l'enseignement de deux langues dès la petite section de maternelle rencontre des difficultés. Pourtant, cette méthode apporte aux élèves une vraie connaissance des langues ; elle ne gêne pas l'apprentissage de l'anglais qui vient s'ajouter ultérieurement.

M. Claude Hagège s'est déclaré favorable à l'enseignement des langues régionales. La chose est parfaitement concevable : contrairement à certaines idées reçues, les enfants sont en état de sous-exploitation intellectuelle. L'enseignement des langues régionales est assurément une source de richesse, en outre il favorise l'apprentissage des langues étrangères. Il existe, pour les habitants des régions frontalières, la chance d'un possible enseignement trilingue précoce.

Que l'on ait longtemps traîné les pieds pour ratifier la charte relative aux langues régionales résulte de la prégnance de l'esprit jacobin. Historiquement, les langues régionales ont constitué un véritable danger pour l'unité nationale. Les choses ont changé tant la chasse aux langues régionales a été efficace.

M. Claude Hagège a lui-même pu constater les progrès galopants de l'anglo-américain. S'agissant des adultes, la situation est perdue. La seule question porte sur l'apprentissage des langues par les enfants à peine nés, au stade foetal ou en débat de conception. Une politique est un vouloir. Ici, elle concerne les générations futures.

S'agissant des nouvelles technologies, on s'efforce d'introduire le français sur Internet. De même, certains matériels informatiques sont de conception française. Il ne s'agit pas de nier l'existence de l'anglais mais de lui faire équilibre.

M. Michel Oriano, intervenant au nom du Ministre de l'Education nationale, de la Recherche et de la Technologie, a souhaité conclure sur une note optimiste. La France n'est pas en retard par rapport à l'Allemagne ou à l'Italie. Depuis quinze ans, des progrès ont été accomplis dans l'enseignement des langues étrangères à l'école primaire. En 1997, 40 % des classes de CM1 et 55 % des classes de CM2 ont bénéficié d'une sensibilisation aux langues. En 1998, 80 % des classes de CM2 ont bénéficié d'un enseignement des langues étrangères et cette montée en charge va être poursuivie.

Le Président Jack Lang a insisté sur le fait que la France était plutôt en avance par rapport aux grands pays voisins mais pas encore assez, même s'il est vrai que les petits pays comme le Luxembourg ont une motivation que nous n'avons pas.

S'adressant à Son Excellence Luan Rama, Ambassadeur d'Albanie, il a précisé que la France pensait beaucoup à son peuple meurtri par les événements du Kosovo. Il a tenu à lui faire part, ainsi qu'aux autorités et au peuple albanais, de ses sentiments d'amitié active.

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