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ASSEMBLÉE NATIONALE

COMMISSION DES AFFAIRES ÉTRANGÈRES

COMPTE RENDU N° 13

(Application de l'article 46 du Règlement)

Mercredi 1er décembre 1999
(Séance de 10 heures)

Présidence de M. Jack Lang

SOMMAIRE

 

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- Audition de M. Paul Grossrieder, directeur général du Comité international de la Croix rouge

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Audition de M. Paul Grossrieder, directeur général du Comité international de la Croix rouge

Le Président Jack Lang a remercié M. Paul Grossrieder d'avoir accepté l'invitation de la Commission des Affaires étrangères alors qu'il assume avec talent, courage et détermination des responsabilités considérables dédiées depuis le début de sa carrière au service public international.

M. Paul Grossrieder s'est félicité de cette audition qui constituait une première historique pour le CICR. Cette démarche était opportunément placée sous le signe de l'article 1er de la Convention de Genève "les parties contractantes s'engagent à faire respecter le droit humanitaire". Selon lui, les parlementaires sont appelés à leur niveau à le faire respecter. Le dialogue entre les acteurs de l'humanitaire et les responsables politiques est fructueux et permet une mobilisation plus efficace. Depuis son entrée au CICR en 1984, les conflits ont changé de nature. De territoriaux en ce qui concerne la guerre Iran-Irak, ils sont devenus identitaires dans le cas du Rwanda et du Kosovo, l'objectif étant la destruction de l'autre.

Dans ce contexte, les Etats se sont impliqués davantage posant la question du cadre dans lequel les humanitaires et les politiques interviennent. Le CICR s'efforce de préserver une approche uniquement fondée sur les besoins constatés et observés des populations alors que certaines interventions humanitaires des Etats sont parfois basées sur des intérêts. A cet égard, il a comparé la situation de l'ex-Yougoslavie où en un mois 15 milliards de dollars ont été dépensés, avec celle de l'Afghanistan où le CICR agit seul alors que le nombre des victimes est plus grand. Le dialogue entre les responsables politiques et les acteurs humanitaires est important et permet d'éviter que des situations pourrissent et que l'aide humanitaire, détournée de ses buts, alimente les conflits. La cause d'une telle perversion réside dans l'absence d'engagement des responsables politiques en faveur d'un règlement politique. L'action humanitaire n'a de sens que si chacun, et particulièrement les dirigeants politiques, joue son rôle.

Le droit humanitaire reste mal respecté alors que les victimes soutiennent les valeurs qu'il véhicule. L'enquête du CICR "Voix de la guerre" sur les victimes de douze pays en conflit l'a démontré. En dépit des difficultés à obtenir le respect de ce droit, le CICR visite chaque année 200 000 détenus à travers le monde. 188 Etats sont partie aux Conventions de Genève et il existe dans le monde 176 sociétés nationales de Croix rouge et de Croissant rouge. Un plan d'action en faveur du développement du droit humanitaire a été adopté ; la France y est partie.

Le CICR mène une action sur 60 théâtres opérationnels. Le monde est donc en état de "guerre mondialisée". Parmi les théâtres opérationnels, l'Afrique est, de loin, le plus préoccupant. Sur 30 conflits ouverts dans le monde, 10 s'y déroulent. Le CICR agit en priorité dans la guerre entre l'Ethiopie et l'Erythrée qui a fait des dizaines de milliers de victimes, au Rwanda pour visiter 125 000 détenus, au Burundi pour aller non sans difficulté dans les prisons, au Soudan où la guerre s'éternise, en Angola où le conflit recommence, nourri par des acteurs privés (firmes diamantifères contre firmes pétrolières) et en RDC.

En Asie, le CICR intervient au nord du Sri Lanka, (la guerre entre le LTTE et l'Armée régulière y a repris), et à l'ouest du Timor, où s'entassent les réfugiés les plus menacés par les milices indonésiennes. Le CICR a pu visiter des prisons en Birmanie et au Cachemire ; il agit également au Népal où la situation est préoccupante. Il est présent en Afghanistan depuis 20 ans.

En Amérique latine, le CICR mène une action d'intermédiaire humanitaire entre le gouvernement et les différentes factions rebelles en Colombie. En Haïti, il se préoccupe de la situation désastreuse des prisonniers et organise des opérations de sauvetage des populations.

Pour conclure, M. Paul Grossrieder a insisté sur la nécessité d'intégrer la dimension humanitaire aux décisions politiques, car un problème humanitaire non résolu s'aggrave, devient une affaire politique et pèse sur la vie internationale. Le CICR n'agit pas seul ; il le fait avec les sociétés nationales de la Croix rouge et du Croissant rouge. Il emploie dans le monde 10 000 personnes dont 1 500 expatriés, parmi lesquels 147 Français. Il dispose pour cela d'un budget de 4 milliards de francs et de 60 délégations dans le monde qui ont des vocations différentes.

Le Président Jack Lang a souhaité savoir comment s'articulent les missions du Comité international de la Croix rouge (CICR) et des sociétés nationales de la Croix rouge ou du Croissant rouge. Quels sont les rapports entre le CICR et la Croix rouge russe en Tchétchénie et plus généralement dans le Caucase ? Quelle est l'appréciation faite par le CICR de la situation humanitaire dans cette région ?

M. Roland Blum a demandé un complément d'informations sur la situation en Tchétchénie et comment était envisagée la mise en place de la Commission nationale de mise en _uvre prévue dans le guide pratique à l'usage des parlementaires édité par le CICR.

Mme Martine Aurillac s'est inquiétée de savoir comment la coordination entre les différentes formes d'action humanitaire pouvait s'effectuer, par exemple avec Médecins sans frontières et Médecins du monde. Elle s'est interrogée sur les liens du CICR avec l'ONU.

Rappelant que le CICR avait recensé 2 000 disparus au Kosovo, M. Pierre Brana a demandé si ce chiffre était toujours valable et quels étaient les contacts du CICR avec la Serbie pour localiser ces disparus. Il a regretté que M. Paul Grossrieder n'ait pas évoqué la situation au Congo-Brazzaville où l'on fait état de massacres importants. Il s'est inquiété des conditions de détention au Rwanda et en Birmanie. Au Rwanda, certaines informations font état de prisons surpeuplées et de conditions de survie, et non pas de vie, épouvantables. En Birmanie, Mme Aung San Suu Kyi a dénoncé l'emprisonnement sans jugement ; la détention provisoire y semble généralisée sans justification aucune des autorités. Quelles sont les informations dont le CICR dispose à ce sujet ?

Mme Odette Trupin a fait remarquer que les dispositions actuelles du droit humanitaire n'assuraient pas la protection des personnes civiles, voire des personnes chargées du maintien de la paix. En quoi les parlementaires peuvent-ils agir ?

Le Président Jack Lang a demandé à M. Paul Grossrieder quels enseignements il tirait du travail de mémoire effectué sur l'action, ou l'inaction relative, de la Croix rouge pendant la deuxième guerre mondiale, à la lumière notamment de l'ouvrage de M. Jean-Claude Favez "Une mission impossible".

M. Paul Grossrieder a répondu aux commissaires.

L'action en Tchétchénie a pris fin de façon dramatique pour le CICR qui était très actif dans cette région, employant aussi bien des expatriés que des nationaux. En décembre 1996, six expatriés ont été assassinés, un autre a été détenu pendant deux mois. L'impossibilité d'identifier les causes de ces assassinats a contraint de modifier la manière d'intervenir : relancer l'action avec des expatriés n'était pas envisageable, aussi le CICR avait-il repris ses actions par le biais de la Croix rouge russe grâce à des employés nationaux, ce qui a été assez efficace. L'opération a pourtant dû être interrompue le 6 novembre dernier, après l'attaque d'un convoi et la mort de deux employés de la Croix rouge russe. L'organisation s'efforce actuellement de relancer une action.

La Croix rouge est très développée en Russie, et se divise en différentes branches qui agissent en Tchétchénie ou en Ingouchie avec beaucoup d'efficacité. Le directeur des opérations du CICR s'est rendu récemment en Ingouchie, où se trouvent 200 000 réfugiés de Tchétchénie. L'organisation y anime un programme d'aide à 50 000 de ces réfugiés. Les besoins de base sont importants dans les camps de réfugiés, abris et nourriture sont nécessaires.

En ce qui concerne les liens entre le CICR et les autres ONG, l'articulation est complexe. Les mouvements de la Croix rouge et du Croissant rouge se divisent en trois grandes branches. La première et la plus étoffée est constituée des sociétés nationales, agissant dans chaque pays. La deuxième est la Fédération des Sociétés nationales de la Croix rouge et du Croissant rouge. La troisième est le CICR qui, autonome, a reçu un mandat spécial concernant les conflits. Les programmes définis par les sociétés nationales peuvent avoir une grande envergure ; il arrive aussi que le CICR sous-traite certains programmes à ces sociétés nationales, en les coordonnant sous sa direction.

Les Commissions nationales de mise en _uvre concernent en général les Etats les plus pauvres. Pour avoir un impact, le droit international doit être traduit dans le droit interne et prévoir, par exemple, des sanctions en cas de violation. Le CICR dispose de services consultatifs composés de juristes qui conseillent les gouvernements afin qu'ils réalisent l'intégration des principes du droit international dans leur droit interne.

Pour illustrer les problèmes de coordination, M. Paul Grossrieder a pris l'exemple du Kosovo où cohabitent, sur un territoire représentant le quart de la Suisse, 320 ONG, 40 000 Casques bleus, l'administration de la MINUK, l'OSCE et le HCR. La multiplicité des intervenants n'est pas toujours un handicap et permet parfois de répondre à des besoins très précis. Par exemple une ONG s'est spécialisée au Kosovo sur l'aide psychologique. Mais il arrive aussi que les risques de redondance l'emportent et qu'il soit nécessaire de canaliser les bonnes volontés. Les ONG - que M. Paul Grossrieder a qualifiées d'OPG, organisations para-gouvernementales - ont une tendance à proliférer dès lors qu'il y a de l'argent à recueillir. Leur durée d'existence est parfois très courte.

Il existe deux types de coordination : en amont, et sur le terrain. En amont, elle s'organise au sein d'une commission onusienne qui réunit, outre les agences de l'ONU, les ONG mondiales et la Croix rouge. Cette coordination très importante permet d'harmoniser les approches de l'action humanitaire. Sur le terrain, la coordination s'organise par le biais de réunions régulières ; elle est souvent spontanée lorsque les tensions sont grandes. En dépit de leur histoire, le CICR et MSF ont parfaitement collaboré au sein de l'hôpital de Kigali, au c_ur même du génocide rwandais. Cette coordination ne signifie pas cependant que tous les problèmes soient résolus. Parfois la question de la coordination ne se pose pas, le CICR se trouvant très isolé dans certaines régions, en Afghanistan ou au Cachemire par exemple.

S'agissant les liens entre l'ONU et le CICR, M. Paul Grossrieder a précisé que ce dernier avait le statut d'observateur.

A propos du Kosovo, il a opposé la rapidité et l'efficacité de la reconstruction du pays d'un point de vue matériel avec la dégradation des relations entre communautés. Il a dénoncé une purification ethnique à l'envers contre les Serbes, y compris musulmans, mais aussi contre les Roms et les Albanais catholiques. Il est aujourd'hui évident pour un Albanais qu'un Serbe ne compte pas et est un criminel de guerre ; même les employés nationaux de la Croix rouge chargés de collecter les données sur les personnes disparues ont eu du mal à comprendre qu'un Serbe aussi pouvait être un disparu. Un Kosovo mono-ethnique lui semble donc un rêve dangereux. Selon lui, le chiffre de 2 000 disparus recensés par le CICR ne peut pas être comparé avec celui des 5 000 avancés par le Haut commissariat aux réfugiés. En effet, les 2 000 disparus enregistrés concernent des cas étayés par des documents fiables, ce qui ne signifie pas qu'il n'y ait pas d'autres disparus. Pour autant, ce chiffre n'est pas très éloigné de la réalité.

Le CICR est resté présent en Serbie, laquelle a également beaucoup souffert des bombardements. Il met en _uvre un programme important d'assistance humanitaire pour aider le pays à passer l'hiver. Par ailleurs, 2 000 personnes détenues en Serbie à la suite du conflit sont régulièrement suivies.

Quant à la situation dans les prisons rwandaises qu'il a visitées en juin 1999, elle s'est améliorée par rapport à sa visite de 1995, où elle était épouvantable, avec des concentrations allant jusqu'à 10 détenus par mètre carré. Un système judiciaire s'est mis en place, notamment grâce à une assistance juridique apportée par les organisations humanitaires, des jugements commencent à être rendus, 1 000 cas ont ainsi été traités l'an dernier, ce qui reste certes faible par rapport aux 120 000 restants. Cependant, les autorités ayant fait savoir qu'elles n'étaient plus en mesure de nourrir les détenus, la Croix rouge va relancer un programme alimentaire.

M. Paul Grossrieder a regretté de n'avoir pas mentionné le Congo-Brazzaville, auquel le CICR consacre un budget important en raison de la gravité de la situation. Il a avoué être très pessimiste sur l'avenir de ce pays.

Evoquant la question de la protection juridique des personnes civiles, il a indiqué que l'amélioration de ce statut n'est pas une priorité. En effet, les conquêtes de 1949 à Genève seraient très difficiles à obtenir aujourd'hui : relancer le chantier serait donc risqué. Il est surtout plus urgent de s'assurer de l'application des textes existants, lesquels sont déjà très protecteurs, comme par exemple le protocole additionnel I aux conventions de Genève, qui n'a toujours pas été ratifié par la France, ou l'article 3 commun aux conventions de Genève sur les conflits non internationaux. Il y a donc davantage un problème de volonté politique que d'insuffisance du droit.

Il a envisagé cependant certaines évolutions du droit international. Il faut d'abord mieux prendre en compte les lois coutumières, qui vont souvent dans le sens des conventions de Genève, dans la mesure où de nombreux Etats n'ont pas participé à leur mise en _uvre. Ensuite, il est nécessaire de faire évoluer le statut juridique de certains acteurs privés comme les compagnies de sécurité ou les firmes multinationales, qui ne sont pas des sujets du droit international, afin de les responsabiliser.

Pendant la deuxième guerre mondiale, le CICR comme l'Eglise et les sociétés nationales s'est rendu coupable d'un aveuglement historique qui, bien que partagé, est inexcusable ; le CICR en reste encore traumatisé. Il s'est lourdement trompé sur la nature du conflit, croyant que la deuxième guerre mondiale n'était que la répétition de la première, durant laquelle le CICR avait su intervenir efficacement. Cependant, il convient de distinguer entre les différents délégués du CICR sur le terrain. Ainsi, c'est grâce à son délégué en Hongrie que le CICR a pu sauver 20 000 à 30 000 Juifs Hongrois. Le CICR s'efforce de tirer les leçons de ses erreurs passées en s'exprimant publiquement sur la nature des conflits.

M. Paul Grossrieder a insisté sur l'importance de l'action des élus qui sont en mesure d'agir contre l'approche sélective des actions humanitaires et de répandre les valeurs du droit humanitaire. A cet égard, il a souhaité que le Parlement intervienne pour hâter la ratification par la France du Protocole additionnel I aux Conventions de Genève. Selon lui, les pressions de la société civile sont très utiles et doivent s'exercer plus spécifiquement à l'égard des nouveaux acteurs de la vie internationale que sont les firmes privées ou les sociétés privées de sécurité. Il convient de les sensibiliser à leurs responsabilités.

Le Président Jack Lang a souligné que le Gouvernement avait su faire ratifier très rapidement un certain nombre de traités, celui d'Ottawa par exemple sur les mines antipersonnel, par ailleurs la révision constitutionnelle préalable à la création d'une cour pénale internationale a déjà eu lieu. Il est donc surprenant que la ratification du Protocole I ait pris autant de retard.

Pour le Président Lang, les propos de M. Paul Grossrieder sont marqués au coin de la sagesse et de l'ambition. Il est vrai qu'avant même de songer à améliorer les textes, il importe d'abord de les faire ratifier et de les appliquer. On peut être rétrospectivement admiratif devant l'action de nos devanciers.

Le Président Jack Lang a conclu en rendant un hommage appuyé à l'action du CICR qui représente l'une de ces lumières donnant espoir en la capacité de l'Homme à rester un être humain.

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