Accueil > Archives de la XIe législature > Comptes rendus de la commission de la défense nationale et des forces armées (2000-2001)

ASSEMBLÉE NATIONALE

COMMISSION de la DÉFENSE NATIONALE et des FORCES ARMÉES

COMPTE RENDU N° 37

(Application de l'article 46 du Règlement)

Mercredi 23 mai 2001
(Séance de 11 heures 30)

Présidence de M. Paul Quilès, Président

SOMMAIRE

 

Pages

- Audition de M. Bernard Kouchner, Ministre délégué à la Santé, ancien Représentant spécial du Secrétaire général des Nations Unies au Kosovo sur les actions civilo-militaires

2

La Commission a entendu M. Bernard Kouchner, Ministre délégué à la Santé, ancien Représentant spécial du Secrétaire général des Nations Unies au Kosovo sur les actions civilo-militaires.

Le Président Paul Quilès a remercié M. Bernard Kouchner d'être venu présenter à la Commission les enseignements qu'il a tirés de l'action civile des forces armées et en particulier des forces françaises dans la province où il a dirigé avec succès la reconstruction d'une société et d'une administration dans des conditions très difficiles.

M. Bernard Kouchner a relevé l'évolution spectaculaire de l'état d'esprit des forces armées françaises à l'égard de l'action des organisations internationales et souligné l'amélioration de leur préparation aux missions exercées dans ce cadre, se félicitant de leur rôle éminent en matière de respect des droits de l'homme. Il a noté que les forces armées, notamment le Génie, étaient non seulement préparées aux coopérations avec le monde civil, mais plus encore, les demandaient.

Il a, par ailleurs, souligné la très grande difficulté du dispositif français d'intervention humanitaire à recruter des civils, en dépit d'une demande très forte de leur part, évoquant le retard de notre pays en ce domaine, notamment en comparaison avec les instruments d'aide d'urgence britannique, allemand et italien. Il a estimé que cette faiblesse était d'autant plus regrettable qu'à titre individuel, les volontaires civils français sont très bien formés et très compétents.

Il a ensuite noté la très forte réticence des organisations non gouvernementales (ONG) à l'égard des actions civilo-militaires et, après avoir rappelé la part qu'il avait prise à la création de plusieurs d'entre elles, il a condamné cette attitude, faisant observer qu'elle était le fruit de luttes de pouvoir somme toute classiques. Il a cité plusieurs exemples de l'incompréhension de la notion d'actions civilo-militaires par les ONG, mentionnant leur réticence à voir les forces armées prendre en charge le dépannage des véhicules affectés à l'aide humanitaire, assurer le transport des blessés par ambulance ou encore participer à la reconstruction des logements. Il a alors jugé nécessaire que les ONG, dont certaines continuent de considérer que les militaires font le mal quand elles-mêmes font le bien, soient mieux informées de la réalité et de l'intérêt des actions civilo-militaires.

Il a ensuite relevé l'insuffisante rapidité des procédures françaises d'aide humanitaire, regrettant les lenteurs auxquelles il s'était efforcé de remédier lors de la création de la cellule d'urgence du ministère des Affaires étrangères. Il a jugé regrettable que l'intégration des services de la Coopération au sein du ministère des Affaires étrangères, loin de se traduire par une accélération des mécanismes d'intervention, ait conduit au contraire à une lenteur accrue. Il a estimé que les procédures d'appel d'offre notamment, qui s'étalent sur plusieurs mois, étaient incompatibles avec la notion même d'urgence. Il a fait référence par contraste à la rapidité d'action du DFID britannique. Il a cité à cet égard la souplesse de son organisation qui lui permettait de recruter sur des contrats de trois semaines ou un mois des avocats ou des économistes et évoqué la valeur accordée à ce type d'expériences internationales dans la mentalité britannique. De même, les Italiens ont été capables de dépêcher très rapidement des équipes d'assistance technique pour réparer et faire fonctionner les chemins de fer kosovars. M. Bernard Kouchner a alors considéré que les obstacles mis au déroulement rapide des opérations d'aide humanitaire par les procédures françaises suscitaient le découragement. Il a regretté la difficulté pour un volontaire de quitter la France, mais également les handicaps qu'il subit à son retour, l'expérience internationale n'étant pas valorisée, mais pouvant au contraire avoir pour effet de ralentir la carrière des personnes intéressées.

Il a souligné en conclusion que la France disposait, pour l'aide humanitaire, d'un potentiel important et qu'elle ne manquait ni de volontaires ni de projets. Des solutions de nature juridique et institutionnelle doivent donc être trouvées pour mieux utiliser ce potentiel.

Le Président Paul Quilès a demandé à M. Bernard Kouchner si un bilan de la contribution des armées à la reconstruction du Kosovo pouvait être établi. Il l'a également interrogé sur le rôle des militaires dans le maintien de l'ordre, faisant remarquer que la doctrine n'était pas totalement clarifiée sur ce point.

Soulignant la difficulté d'établir des bilans précis dans une région ravagée comme l'était le Kosovo, M. Bernard Kouchner a rappelé que la reconstruction n'était pas du ressort des armées mais d'organisations internationales comme le Haut Commissariat des Nations Unies aux réfugiés (HCR) ou des ONG. Pour autant, rien n'aurait été possible sans le concours actif des armées pour rouvrir les voies de communication, dégager les routes ou reconstruire les ponts. 120 000 maisons détruites ou endommagées devaient faire l'objet de travaux. Pratiquement toutes celles qui n'étaient qu'endommagées ont été réparées dès avant l'hiver 1999-2000 tandis que celles qui exigeaient des opérations plus lourdes ont été reconstruites ultérieurement.

Le maintien de l'ordre ne fait pas partie en principe des missions des forces armées. Mais devant l'ampleur des besoins et en l'absence de toute force de police civile au cours des premiers mois, rien n'aurait été possible sans le recours aux armées. Ce serait toutefois une erreur de confier, de manière durable, des actions telles que les opérations d'investigation et d'arrestation aux forces armées.

Au bout de quelques mois, une force de police internationale où étaient représentées plus de cinquante nationalités a pu être déployée au Kosovo dans le cadre de la MINUK. Ces policiers internationaux ont eu la responsabilité du maintien de l'ordre mais aussi de la recherche et de l'arrestation des auteurs de crimes ou autres infractions. Leur action a été difficile à organiser mais elle a permis une réduction très sensible de l'insécurité et en particulier du nombre de meurtres, passé d'une moyenne hebdomadaire de 50 en 1999 à 3 début 2001. Parallèlement, près de 3 000 policiers kosovars ont été formés, l'objectif étant de parvenir à un effectif de 6 000 policiers recrutés localement pour l'ensemble de la province. L'accent a donc été mis sur la formation et l'entraînement d'une force de police locale.

M. Bernard Kouchner a alors souligné l'importance des règles d'engagement pour la contribution que les forces armées pouvaient apporter à la sécurité publique, regrettant que certains contingents nationaux aient eu pour consigne d'éviter tout affrontement. Il a enfin relevé les difficultés de coordination entre les services de renseignement et la mauvaise qualité des relations entre la force de police civile de la MINUK et la KFOR.

M. Robert Gaïa a interrogé M. Bernard Kouchner sur la perception qu'il avait eue, lorsqu'il était représentant du Secrétaire général de l'ONU au Kosovo, de la coordination des actions menées par les différents ministères ou organismes français. Il a souligné que la France ne possédait pas d'outil opérationnel efficace pour l'aide humanitaire, au contraire du Royaume-Uni, des Etats-Unis ou de l'Allemagne qui disposent, avec le DFID, l'USAID ou le GTZ, d'agences ou d'administrations réactives. Il a alors émis l'idée de confier à l'Agence française de développement (AFD) une mission d'intervention humanitaire en la dotant d'un vivier d'experts civils projetables rapidement et en lui permettant de débloquer des crédits d'urgence, tout en maintenant ses fonctions d'établissement financier.

Il a regretté que le seul cadre d'emploi satisfaisant pour les ressortissants français désireux de remplir à l'étranger des missions d'aide humanitaire en période de crise soit celui de la réserve militaire. Puis il a déploré les obstacles trop souvent opposés aux fonctionnaires volontaires pour ces tâches, soulignant que les armées étaient dès lors contraintes de pourvoir des postes qui auraient vocation à être occupés par des experts civils, au sein des organisations internationales par exemple.

M. Robert Gaïa a alors suggéré de créer une « réserve civile » de quelques dizaines voire d'une centaine de postes de fonctionnaires spécialisés, projetables rapidement et sans conséquences négatives sur leur carrière.

Enfin, il a demandé si on devait rejeter a priori l'idée d'obtenir un certain retour économique sur les sommes considérables dépensées dans le cadre de la gestion des crises.

M. Bernard Kouchner a rappelé qu'au Kosovo, l'action militaire de la France avait beaucoup compté, non seulement lors des frappes, mais ensuite lors du contrôle du terrain. Le contingent français était non seulement l'un des plus importants, mais aussi, avec le contingent britannique, celui qui a eu la mission la plus difficile et dont l'action a été la mieux reconnue, y compris par les Albanais malgré une réputation de sympathie pour les Serbes.

S'agissant de la mission dirigée par M. Roger Fauroux dont il a salué la qualité du travail, M. Bernard Kouchner a jugé qu'elle avait eu le plus grand mal à faire aboutir ses actions et projets. Il a plus généralement estimé que la coordination interministérielle des actions françaises d'aide à la reconstruction demeurait faible.

Il a également considéré que les instruments français d'action d'urgence avaient perdu en réactivité, soulignant, à cet égard, la nécessité d'accélérer les procédures de passation des marchés.

Il a par ailleurs estimé que le dispositif de mise à disposition d'experts méritait d'être assoupli. La constitution d'une réserve permanente, militaire ou civile, permettant de déployer à brefs délais un noyau de responsables administratifs, judiciaires ou policiers susceptibles de prendre en main une situation d'urgence aurait notamment pour effet de renforcer la place de la France dans les opérations de gestion de territoires en crise. Des garanties devraient être aménagées pour que les fonctionnaires et non-fonctionnaires ainsi déployés ne risquent pas, dans les faits, de pâtir à leur retour des missions ainsi acceptées.

Mme Michèle Rivasi a regretté que la France ne dispose pas d'outils adaptés aux actions d'urgence, relevant sur ce point l'inertie dont pouvaient souffrir les interventions d'aide humanitaire françaises, notamment celles de l'Agence française de développement. Elle a souligné l'impact favorable des interventions à vocation humanitaire sur la promotion de la francophonie, par ailleurs considérée comme priorité de l'action extérieure de la France. Après avoir évoqué les travaux de la mission d'information de la Commission sur les opérations conduites dans le Golfe, Mme Rivasi a interrogé M. Bernard Kouchner sur l'information donnée aux militaires comme aux personnels civils intervenant au Kosovo sur leur éventuelle exposition à des pollutions chimiques et à l'uranium appauvri.

M. Bernard Kouchner s'est déclaré partisan d'une transparence absolue en ce domaine mais a toutefois reconnu la permanence inévitable de certains dangers dans des opérations d'urgence, soulignant qu'en tout état de cause une société sans risque à laquelle semblaient aspirer certains milieux était une société morte. Il a convenu que l'information concernant les risques de pollution industrielle à Mitrovica avait pu être insuffisante au début des opérations, tout en rappelant que, pour les militaires français, un suivi médical avait été ultérieurement organisé. Il a observé que la situation de ces derniers demeurait moins préoccupante que celle de la population civile locale, qui comptait, parmi les seuls travailleurs du complexe industriel de Trepca, 190 cas graves de saturnisme auxquels les autorités serbes n'avaient manifestement pas consacré l'attention nécessaire.

Pour ce qui concerne une éventuelle exposition à l'uranium appauvri, il a indiqué avoir immédiatement fait procéder à des relevés de radioactivité afin de les comparer à ceux qui avaient été effectués par les militaires, en précisant qu'il avait initialement envisagé de faire appel à l'organisation Greenpeace et, qu'en définitive, devant les préventions exprimées par certains milieux, cette tâche était revenue aux Amis de la Terre qui s'en étaient acquitté de façon satisfaisante.

Après avoir évoqué les résultats rassurants des études déjà réalisées sur ce point et souligné que les recherches se poursuivaient tant du côté des autorités militaires que civiles, il a ajouté qu'il avait été constaté un nombre de leucémies plutôt inférieur aux moyennes généralement observées, ce qui corroborait les conclusions de l'étude conduite par le Programme des Nations Unies pour l'Environnement (PNUE).

Plus généralement, M. Bernard Kouchner a insisté sur la nécessité de développer une culture de l'urgence humanitaire qui n'était pas celle de la diplomatie classique, en regrettant la disparition des mécanismes de la cellule d'urgence qu'il avait contribué à créer au ministère des Affaires étrangères et qui avaient permis à des personnels immédiatement opérationnels de partir pour les zones de crises avec le matériel indispensable à leur intervention. M. Bernard Kouchner a alors insisté sur la nécessité de bâtir en France un « service d'urgence humanitaire » doté de moyens politiques, diplomatiques, juridiques et matériels spécifiques et capable de mobiliser rapidement une réserve de personnels formés et disponibles pour faire face à des situations d'urgence.

Concernant l'action de l'Union européenne, il a fait remarquer que la Commission ne se caractérisait pas par une culture de l'urgence, à l'exception toutefois des actions lancées sous l'impulsion de Mme Emma Bonnino, alors commissaire européenne chargée de l'aide humanitaire, qui permettent le déblocage de fonds communautaires au titre de la procédure Echo.

Il a enfin déploré l'absence en France d'un dispositif de préparation aux départs à destination des zones d'intervention humanitaire, en soulignant que, malgré l'avance dont notre pays disposait initialement en ce domaine, l'Allemagne disposait désormais de structures mieux adaptées.


© Assemblée nationale