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ASSEMBLÉE NATIONALE

COMMISSION de la DÉFENSE NATIONALE et des FORCES ARMÉES

COMPTE RENDU N° 29

(Application de l'article 46 du Règlement)

Mercredi 8 mars 2000

(Séance de 16 heures 15)

Présidence de M. Paul Quilès, Président

SOMMAIRE

 

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- Audition de M. Hubert Védrine, Ministre des Affaires étrangères sur l'environnement stratégique et la construction de l'Europe de la défense

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La Commission a entendu M. Hubert Védrine, Ministre des Affaires étrangères, sur l'environnement stratégique et la construction de l'Europe de la défense.

Le Président Paul Quilès a remercié le Ministre des Affaires étrangères d'être venu devant la Commission pour faire le point sur plusieurs questions diplomatiques intéressant directement la défense. Ces questions concernent d'abord la construction de l'Europe de la défense, qui a connu un progrès indiscutable au dernier Conseil européen d'Helsinki, non seulement dans les déclarations mais déjà un peu dans les faits, puisque de nouvelles structures politico-militaires proprement européennes, le Comité politique et de sécurité, l'état-major européen et le Comité militaire, commencent à prendre corps. Il serait en second lieu utile à la Commission d'être éclairée sur la situation actuelle du Kosovo, où la perspective du retour à une paix véritable semble lointaine. Il a souhaité enfin que M. Hubert Védrine exprime son sentiment sur l'évolution politique de la Russie et indique à la Commission quelle ligne d'action lui semblait la plus propre à concilier la coopération indispensable avec ce grand pays, pour le maintien de la stabilité et de la sécurité sur le continent européen avec le rappel, non moins nécessaire, des valeurs auxquelles la France adhère, face aux violations des droits de l'homme en Tchétchénie.

Rappelant, en premier lieu, les progrès considérables qui ont été accomplis pour la construction d'une Europe de la défense depuis un an, dans le cadre du processus engagé à la suite de la déclaration franco-britannique de Saint-Malo, le Ministre des Affaires étrangères a souligné le rôle moteur de la France et de la Grande-Bretagne en ce domaine. Il n'a pas caché que d'autres pays avaient eu et, pour partie, maintenaient une position en retrait par rapport aux propositions franco-britanniques, soit parce qu'ils privilégiaient le rôle de l'Alliance atlantique, soit parce qu'ils accordaient une importance primordiale au concept de gestion civile des crises, tout particulièrement lorsqu'ils étaient neutres. Après avoir rappelé le caractère intérimaire des structures politico-militaires qui viennent d'être mises en place, il a précisé que l'objectif était d'établir rapidement un dispositif définitif placé sous l'autorité du Conseil européen et du Conseil des Affaires générales (CAG). Une fois que la crise aura été constatée par le CAG, le Comité politique et de sécurité (COPS) recevra par délégation une certaine autonomie de décision. Il assurera la liaison entre le niveau politique le plus élevé et le niveau proprement militaire par l'intermédiaire du Comité militaire et de l'état-major européen.

Le Ministre des Affaires étrangères a souligné que le passage à des structures définitives posait pour certaines délégations la question d'une éventuelle révision des traités. La France considère que le dispositif d'Helsinki peut fonctionner dans le cadre des traités actuels alors que d'autres pays sont favorables à leur révision. Par ailleurs, se pose le problème du lien à instaurer entre les structures politico-militaires européennes et l'OTAN. La France considère qu'il n'y a aucune urgence en ce domaine, tant que l'Europe de la défense n'est pas assez développée.

Le Ministre des Affaires étrangères a par ailleurs évoqué le long chemin budgétaire et militaire que les pays européens devront parcourir pour mettre sur pied la force de 50 à 60 000 hommes qu'ils envisagent de constituer à l'horizon 2003, soulignant l'intérêt que pouvait présenter l'adoption d'indicateurs de convergence en ce domaine.

M. Hubert Védrine a également abordé la situation des six pays européens membres de l'OTAN qui n'appartiennent pas à l'Union européenne. Il a observé que leur revendication d'une association aux décisions de l'Union européenne en matière de défense pouvait représenter, soit une anticipation de leur future adhésion à l'Union, soit l'affirmation, encouragée par les Etats-Unis, d'un droit de regard de l'OTAN. Le Ministre a, à ce propos, fait valoir que l'information et la consultation de ces pays étaient suffisantes. Leur participation serait automatique après la décision de l'Union européenne de lancer l'opération avec des moyens de l'OTAN.

Abordant, en second lieu, les difficultés rencontrées par la MINUK et la KFOR au Kosovo, M. Hubert Védrine a observé qu'elles étaient prévisibles dès lors que l'on était conscient que l'objectif d'européaniser les Balkans constituait une tâche de longue haleine. Il a indiqué à cet égard que la communauté internationale se trouvait devant un dilemme, une grande majorité de la population albanophone souhaitant une indépendance incompatible avec les équilibres de la région et, en particulier, avec les droits de la minorité d'origine serbe. Il a constaté l'influence d'une certaine criminalité organisée et rejeté comme injustes et infondées les critiques adressées à l'encontre du Haut Représentant du Secrétaire général de l'ONU, M. Bernard Kouchner, et de la KFOR. Il a rappelé que la présence française à proximité de la limite administrative entre le Kosovo et le reste de la Serbie avait été souhaitée en connaissance de cause, afin d'éviter une escalade de la violence dans une zone où vivaient davantage de personnes d'origine serbe que dans le reste de la province. Il a observé à cet égard que l'unicité de la chaîne de commandement de la KFOR avait permis de démentir les allégations selon lesquelles des politiques distinctes étaient appliquées dans les cinq zones de responsabilité nationale. A l'appui de ce constat, il a mentionné les déclarations répétées de soutien aux soldats français déployés au Kosovo émanant du Général Reinhardt, commandant la KFOR, et de M. Javier Solana, Haut Représentant pour la PESC de l'Union européenne et Secrétaire général de l'Union de l'Europe occidentale.

Le Ministre des Affaires étrangères s'est inquiété du regain d'activisme des extrémistes tant albanophones que serbes dans la ville de Mitrovica, les premiers étant responsables d'attentats et de provocations alors que les seconds s'opposent à la réinstallation de personnes d'origine albanaise dans les quartiers nord de la ville. Il a observé sur ce point une convergence des objectifs de court terme de ces deux camps, à savoir l'approfondissement du fossé entre les communautés.

Il a souligné les dangers d'une définition hâtive et mal préparée du futur statut d'autonomie substantielle du Kosovo. Evoquant le risque hypothétique d'une dérive vers une indépendance acceptée, par résignation, par la Communauté internationale, il a estimé que la KFOR ne pourrait plus alors contenir le mouvement irrédentiste de la population albanophone du Kosovo, tant à l'égard de l'Albanie qu'à l'égard des minorités de la Macédoine, ce qui aurait pour conséquence de déstabiliser toute la région des Balkans, en accentuant, par exemple, les tensions entre le Monténégro et la Serbie au sein de la République fédérale de Yougoslavie et en ravivant les divisions ethniques en Macédoine et surtout en Bosnie-Herzégovine où l'application des accords de Dayton serait mise en danger.

Il convient toutefois de donner un contenu plus précis aux dispositions de la résolution n° 1244 du Conseil de sécurité en offrant aux Kosovars des perspectives politiques, en particulier grâce à l'organisation d'élections, au niveau communal, ce qui supposait de résoudre des difficultés telles que l'établissement de listes d'électeurs ou l'accès au vote des réfugiés.

Il a observé que les pays européens, les Etats-Unis et la Russie exprimaient des positions convergentes sur la nécessité d'organiser de telles élections locales afin de faciliter l'émergence d'une société politique, et relevé que les extrémistes combattaient cette politique.

Soulignant la nécessité d'une politique plus ouverte envers la société civile de Serbie, tout en maintenant voire en renforçant les mesures contre le régime de Belgrade, le Ministre des Affaires étrangères a rappelé que la France essayait de persuader ses partenaires européens et américains de l'inefficacité des sanctions économiques qui n'affaiblissent pas le pouvoir de Slobodan Milosevic alors qu'elles ont des effets contreproductifs à l'égard de l'opposition serbe. Il s'est félicité à cet égard de la récente levée de l'embargo aérien établi par l'Union européenne à l'encontre de la Serbie, tout en soulignant la nécessité de maintenir les sanctions visant les dignitaires du régime serbe.

Après avoir souligné l'intérêt de coopérer avec la Russie sur le long terme en vue notamment de restaurer ou de construire son appareil d'Etat, il a souligné la contradiction entre le souhait russe de rapprochement avec l'Europe et le caractère barbare des opérations militaires en Tchétchénie. Il a également observé que la réaction de l'opinion publique française, particulièrement attentive à la souffrance des populations civiles tchétchènes, se démarquait de celles des autres pays occidentaux. L'argumentation russe sur l'implantation du terrorisme islamique en Tchétchénie est en effet prise au sérieux par de nombreuses capitales occidentales. Par ailleurs, certains dirigeants occidentaux estiment qu'une politique de réactions excessives à l'égard de la Russie risquerait d'avoir des effets potentiellement dangereux pour la sécurité des pays européens eux-mêmes.

Le Ministre des Affaires étrangères a également fait valoir que, si le Président américain Bill Clinton avait récemment fait l'éloge du Président russe par intérim, Vladimir Poutine, c'est que les Etats-Unis ont d'abord intérêt à la reprise des négociations stratégiques avec la Russie, à l'acceptation par ce pays d'une modification du traité ABM, à sa participation à la lutte contre la prolifération des armes de destruction massive et à la relance des réformes économiques russes, l'amélioration de la situation humanitaire en Tchétchénie n'ayant pas pour eux le même caractère de priorité.

M. Hubert Védrine a indiqué que les pressions diplomatiques des pays occidentaux et plus particulièrement de la France avaient abouti à des gestes, certes encore insuffisants, de la part des autorités russes qui ont, par exemple, récemment autorisé une mission du HCR en Tchétchénie ainsi que le redéploiement d'observateurs de l'OSCE dans cette République en acceptant également qu'une représentation du Conseil de l'Europe rencontre le Haut Représentant du Président russe sur l'application des droits de l'Homme en Tchétchénie. Il a observé que la réaction actuelle des responsables russes était typique de dirigeants d'un pays qui se sentait humilié et qui restait à la fois obsédé par son rang international et soucieux d'enrayer son déclin. Il lui est apparu particulièrement important dans ce contexte de poursuivre les pressions politiques sans pour autant laisser la responsabilité exclusive de la définition d'une politique de long terme à l'égard de la Russie à des pays tels que les Etats-Unis, voire l'Allemagne.

Il a réitéré le v_u que les responsables russes recherchent désormais une solution politique qui accorderait un statut particulier de large autonomie à la Tchétchénie, comme il en existe plusieurs au sein de la Fédération de Russie.

Le Président Paul Quilès a demandé s'il existait un risque d'affrontement armé entre la Serbie et le Monténégro. Il s'est interrogé sur la position des partenaires de la France à l'égard des sanctions qui frappent la Serbie. Constatant que la résolution n° 1244 du Conseil de sécurité devait être reconduite en juin prochain, il a demandé quelle pourrait être l'attitude de ses membres et en particulier de la Russie et de la Chine.

Faisant observer que, si les conflits ouverts avaient cessé dans les Balkans, la situation politique y restait difficile, M. François Lamy a considéré que l'évolution de la Serbie constituait un préalable pour une solution d'ensemble à plus long terme.

Posant le problème de la langue unique de commandement de l'Eurocorps, M. Aloyse Warhouver a estimé qu'il aurait été préférable que le français ou l'allemand soit choisi de préférence à l'anglais.

M. Robert Poujade s'est interrogé sur le sens qui devait être attribué aux propos de M. Vladimir Poutine sur l'OTAN.

M. Loïc Bouvard a souhaité connaître l'impression que M. Vladimir Poutine avait donnée au Ministre des Affaires étrangères. Il a également demandé comment les autorités françaises comptaient amener les Américains à accepter véritablement la construction d'une défense européenne autonome.

M. Guy-Michel Chauveau a demandé où en était la mise en _uvre du pacte de stabilité. Il a également interrogé le Ministre sur l'aide que la France apportait aux collectivités locales, aux partenariats entre villes dans la région et à l'organisation d'élections locales au Kosovo.

Craignant l'extinction du renouveau démocratique en Yougoslavie, M. Bernard Grasset a demandé si d'autres solutions étaient envisageables pour permettre à ce pays de participer à la reconstruction des Balkans. Eu égard aux résultats du conflit du Kosovo qui s'est soldé par de nombreuses victimes civiles, même si l'objectif de « zéro mort » militaire a été atteint, il a demandé si les forces déployées sur le terrain étaient encore à même de poursuivre une tâche qui relevait à présent du maintien de l'ordre.

Le Ministre des Affaires étrangères a apporté les éléments de réponse suivants :

- sans que l'on puisse exclure totalement l'hypothèse d'un affrontement militaire entre la Serbie et le Monténégro, une opération de déstabilisation interne à cette dernière république apparaît comme une éventualité moins improbable qu'une nouvelle guerre qui constituerait l'erreur finale de Slobodan Milosevic ;

- la France, suivie par une douzaine de pays de l'Union européenne, considère que, si une politique de sanctions très ferme contre les dirigeants yougoslaves doit être poursuivie, les actuelles mesures d'embargo à l'égard de la Yougoslavie sont inefficaces et ne conduisent qu'à favoriser des trafics. Il s'agit toutefois d'une matière où le consensus est requis ;

- la résolution n° 1244 est d'application continue sauf décision contraire du Conseil de sécurité mais on ne peut prévoir le degré de virulence de l'intervention des représentants de la Russie lorsque cette question sera discutée ;

- le pacte de stabilité, adopté sous la présidence allemande de l'Union européenne, offre une solution de long terme au conflit des Balkans. Mais pour l'instant, si des interventions sont possibles à ce titre dans des pays périphériques tels que la Roumanie, la Bulgarie et la Croatie, tel n'est pas encore le cas pour des raisons politiques en Yougoslavie ;

- lorsqu'une langue unique de travail est instaurée dans un organisme international, il s'agit toujours de l'anglais, ce qui est un phénomène regrettable mais pas nouveau. Nonobstant cette réalité, il est indispensable de faire preuve d'un plus grand dynamisme pour défendre notre langue en toutes circonstances ;

- il est difficile de savoir si la déclaration de Vladimir Poutine sur l'OTAN a été calculée ou non. M. Vladimir Poutine produit la même impression à tous ses interlocuteurs : froid sans être glacial, d'un ton direct, non soviétique, il peut parler longuement sans notes, obsédé par le devenir de la « mère patrie » russe et son déclin. Désireux de donner une impression de modernité, il insiste régulièrement sur la nécessité d'un pouvoir plus fort sans que l'on sache s'il entend donner à l'Etat les moyens de remplir les fonctions de base qui lui reviennent dans une société moderne ou s'il est tenté par une politique autoritaire. Il s'agit d'un dirigeant à la forte personnalité dont les décisions ne peuvent être jugées à l'aune du seul conflit tchétchène bien que sa vision des choses paraisse porter surtout la marque de préoccupations de sécurité intérieure et extérieure. Il est en tout état de cause prématuré de formuler à son égard un jugement définitif ;

- les Etats-Unis ne témoignent pas d'une hostilité frontale à l'égard de la défense européenne. La constitution d'un pilier européen au sein de l'Alliance est d'ailleurs un thème ancien du discours américain. Les positions ne sont pas homogènes entre la Maison blanche, le Département d'Etat et le Pentagone. Les autorités américaines semblent avoir été déconcertées par le changement d'attitude britannique et par le pragmatisme français. Leurs objections portent sur le risque de double emploi (mais, pour des raisons de coût, les Européens n'entendent pas les rechercher lorsqu'ils sont inutiles), le danger de découplage (mais il émane plutôt du Congrès des Etats-Unis) et les discriminations à l'égard des pays qui, comme la Turquie, ne font pas partie de l'Union européenne (mais il n'est pas possible d'interdire à l'Union de s'organiser elle-même). La construction de la défense européenne paraît en fait devoir se heurter davantage à des difficultés budgétaires et à des discordes internes qu'à une opposition des Etats-Unis ;

- la décision d'organiser des élections locales au Kosovo est une bonne initiative qui porte en elle des éléments favorables à la création d'une vraie pratique démocratique. L'action de l'Europe, dans ce domaine, sera déterminante pour donner à la province les moyens de créer, pour la première fois, les conditions d'une vie démocratique réelle ;

- en ce qui concerne la théorie américaine du « zéro mort », le Ministre des Affaires étrangères a estimé que les dirigeants politiques des Etats-Unis y semblaient plus attachés que leur opinion publique. Cette conception n'a en tout cas pas limité les actions courageuses de la KFOR au Kosovo, ni celles qu'elle pourrait être amenée à y conduire à l'avenir.

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