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ASSEMBLÉE NATIONALE

COMMISSION DE LA PRODUCTION ET DES ÉCHANGES

COMPTE RENDU N° 29

(Application de l'article 46 du Règlement)

Mercredi 26 janvier 2000
(Séance de 16 heures 30)

Présidence de M. André Lajoinie, président

SOMMAIRE

 

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- Audition de M. Marc CHEVALLIER, président du comité central des armateurs de France et de M. Edouard BERLET, délégué général.


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La commission a entendu M. Marc Chevallier, président du comité central des armateurs de France et M. Edouard Berlet, délégué général.

M. André Lajoinie, président : Mes chers collègues, nous allons procéder à l'audition de M. Marc Chevallier, président du comité central des armateurs de France et de M. Edouard Berlet, délégué général. Notre commission se livre à une étude sur les transports en France et en Europe en vue de définir des priorités. Parmi les transports les moins polluants, les plus sûrs nous n'oublions pas la navigation. Nous voulons savoir ce qu'il serait possible de faire pour encourager ce mode de transport extrêmement intéressant.

M. Marc Chevallier : Merci M. le président. Je précise que la flotte française regroupe aujourd'hui 210 navires de charge et de croisière, elle est très polyvalente. Elle se situe malheureusement au 28ème rang mondial seulement. Il y a une vingtaine d'années, la France occupait le 8ème rang. Nous contrôlons en outre 150 navires sous pavillons tiers.

La France, aujourd'hui, reste une place maritime importante, car elle a un savoir-faire reconnu dans le monde entier. Outre les armateurs, nous avons des assureurs, des courtiers, des professions portuaires, des chantiers navals, tous renommés. Cette communauté maritime vit de la mer et représente un atout important pour la France. Je le précise avec conviction, parce que je crois, en tant qu'armateur et président du CCAF, que la France a besoin d'une marine marchande pour avoir la maîtrise de ses importations, de ses exportations et de ses transports de produits stratégiques.

Je rappelle qu'au moment de la guerre du Golfe des navires de charge français avaient été affrétés par le ministère de la défense pour transporter des troupes et du matériel à destination du Koweït. Des transports militaires sont effectués régulièrement par des navires français ainsi que l'acheminement des aides alimentaires. Je rappelle encore que la fusée Ariane est transportée par un navire français. Il existe une stratégie et une volonté de maintenir une marine marchande française.

Sur le plan économique, son activité représente aujourd'hui environ 23 milliards de francs de chiffre d'affaires, 9.000 emplois de navigants, 6.000 salariés à terre, plus les emplois induits. La balance commerciale est très excédentaire et le fret souvent payé en devises.

Sur le plan social, l'intérêt de la marine marchande n'est pas négligeable car elle représente beaucoup d'emplois dans les sociétés de classification, les chantiers navals, les compagnies d'assurances, sans parler des pilotes, des lamaneurs, des remorqueurs, etc.

Cette communauté maritime a besoin d'une flotte marchande. Tous les armateurs français ont leurs sièges sociaux en France, la localisation des entreprises en France étant un atout majeur pour cette communauté maritime.

Nous espérons beaucoup retrouver un peu de compétitivité pour nos pavillons. Nous avons besoin d'une flotte française, c'est important sur le plan économique, stratégique et social, et il faut faire en sorte de la maintenir et de la développer alors que nous nous heurtons à un problème de compétitivité auquel le ministre de l'équipement, des transports et du logement, M. Jean-Claude Gayssot, s'est beaucoup intéressé.

Lors du Comité interministériel de la mer du 1er avril 1998, M. Jean-Claude Gayssot avait obtenu le remboursement de la taxe professionnelle pour les bateaux français situés dans les ports français, celui d'une partie des charges sociales patronales et la mise en place d'un système de GIE fiscal. Ces trois dispositions sont appliquées. J'ouvre une parenthèse sur le GIE fiscal : en 1999, 16 navires ont fait l'objet d'un agrément de GIE, ce qui signifie que ce système fiscal fonctionne. La taxe professionnelle est remboursée normalement et les charges sociales aussi, mais le système est très lourd. Nous souhaiterions plutôt bénéficier d'une exonération que d'un remboursement.

Nos confrères et concurrents européens ont poursuivi leur route et ont trouvé des solutions pour être de plus en plus compétitifs. Aujourd'hui, nous sommes un peu dépassés dans cette compétition puisque les Hollandais, les Italiens, les Belges, les Luxembourgeois, les Portugais, pour ne citer qu'eux, sont très largement plus compétitifs que nous.

Qu'ont-ils fait ? Ils ont pris des mesures sociales et fiscales. Ils ont exonéré les armateurs de charges sociales. Sur le plan fiscal, ils ont trouvé un système très connu de notre administration pour défiscaliser les salaires des marins à partir du moment où ils effectuent 180 jours de navigation en dehors des eaux territoriales et ils ont par ailleurs autorisé la taxation des navires au tonnage. En début d'année, l'armateur est taxé sur la jauge nette de ses navires et paie une taxe annuelle. Quels que soient ses résultats, ses bénéfices ou ses plus-values, il n'acquitte que cette taxe.

Il existe une différence importante entre le coût d'exploitation d'un navire français et d'un navire hollandais. Nous avançons peu et les Hollandais ont entré 150 navires en flotte en deux ans. Les Britanniques qui étaient en retard ont mis en place l'été dernier la taxation au tonnage et le grand armateur P&O (Peninsular & Oriental) a déclaré qu'il allait entrer en flotte 50 navires.

Le comité central des armateurs de France est prêt à répondre à l'appel de la Commission européenne qui souhaite l'expansion du transport maritime, et notamment du cabotage. Le transport maritime est, statistiques en mains, considéré comme le moyen de transport le plus économique et le moins polluant. J'en parle d'autant plus volontiers que le problème de l'Erika est très présent dans les esprits. Il apporte une solution au problème de l'encombrement des routes et à l'impossibilité de doubler le réseau ferroviaire très rapidement.

Le transport maritime fait l'objet de beaucoup d'attention de la part de la Communauté européenne.

En Scandinavie, et en Europe du Nord en général, le cabotage maritime s'est beaucoup développé. En revanche, nous sommes en retard. Quelques projets sont en cours, un ou deux sur l'Atlantique et un ou deux en Méditerranée.

Notre souci concerne la capacité d'autofinancement des entreprises maritimes françaises, leurs résultats étant assez maigres.

Je reviens à la compétitivité du pavillon, puisque c'est le nerf de la guerre. Nous avons remis à M. Jean-Claude Gayssot, notre ministre, le Livre blanc des armateurs - il vous est distribué - au mois d'octobre dernier. Nous demandons certaines mesures qui reprennent celles qui ont déjà été adoptées par nos partenaires européens : assouplissement des règles d'armement, exonération des charges sociales, taxation au tonnage et défiscalisation des salaires des marins.

Une commission, composée de deux inspecteurs généraux, a été nommée par le ministre pour procéder à une étude de fond et formuler des propositions. Elle devrait en principe remettre son rapport fin janvier ou courant février avant le prochain Comité interministériel de la mer qui devra décider des actions à entreprendre pour répondre au besoin de compétitivité laquelle, j'insiste beaucoup, est absolument vitale pour l'avenir de notre pavillon.

J'ai parlé du GIE fiscal, c'est un avantage à l'investissement, mais en contrepartie, l'armateur français s'engage à maintenir son bateau sous pavillon national pendant huit ans. Le gain au départ est en grande partie perdu par le surcoût du pavillon. L'objectif des armateurs français, dans leur ensemble, est un retour à la compétitivité. Dans ce cas, nous sommes certains de pouvoir entrer des bateaux en flotte et de créer des emplois. Or, notre objectif est bien celui-là. Nous ne pouvons le faire qu'en augmentant la flotte. Sinon, nous irions petit à petit decrescendo.

Voilà, succinctement, la présentation de notre armement.

M. André Lajoinie, président : Merci. Nous pouvons interroger nos invités.

M. Aimé Kerguéris : Nous ne pouvons pas ne pas parler des transports pétroliers. Le système des quirats, abandonné, avait donné une impulsion à la construction et à l'acquisition de bateaux sous pavillon français. Je voudrais demander au président du CCAF de faire une comparaison entre le système des quirats et le GIE fiscal. Peut-il nous confirmer ce que nous avons lu dans la presse, que les 8 porte-conteneurs que souhaite acquérir la CGM seraient bien hors pavillon français ?

Comme cela a été demandé à Nantes à M. Thierry Desmarest (président directeur général de Totalfina) qui déclarait avoir des difficultés pour trouver des bateaux de moins de 20 ans, notamment dans les tonnages moyens pour le transport des produits pétroliers, alors qu'il y a une dizaine d'années, les compagnies pétrolières disposaient de leur propre pavillon, ne faut-il pas faire en sorte qu'elles en aient un à nouveau?

M. Marc Chevallier : Je rappelle que le régime quirataire, qui a tenu seize mois, avait permis d'immatriculer 58 navires en France, dont une partie de remorqueurs. Ce système était très attractif et donnait une plus-value supérieure de 10 % au régime du GIE fiscal d'aujourd'hui. Il n'a pas duré longtemps et il n'a pas été véritablement remplacé.

A propos de la catastrophe de l'Erika, il y aurait beaucoup à dire. Nous rejoignons M. Jean-Claude Gayssot sur le besoin d'une sécurité maritime revue et corrigée.

Dans les différentes propositions remises, nous avons indiqué que la sécurité maritime était importante et devait être contrôlée, mais que la responsabilité devait être partagée entre les armateurs et les affréteurs, pour plusieurs raisons.

Si nous voulons remettre un peu d'ordre dans la « maison », il faut faire la chasse aux navires sous normes, mais pas spécialement aux vieux navires ou aux navires de complaisance. Je rappelle, au risque de vous surprendre, que certains navires sous pavillon de complaisance sont très bons. Personnellement, je connais des armateurs norvégiens qui exploitent des navires sous pavillon de complaisance transportant des produits chimiques très dangereux ; ils ont une flotte extrêmement moderne, avec des équipages compétents. Ce sont de très bons professionnels.

Il faut donc faire une différence entre le navire de complaisance et celui sous normes. Il est possible d'avoir un navire sous pavillon tiers avec un équipage formé, un armateur de haute qualité et un entretien de première classe. La complaisance n'est pas un mal en soi sur ce plan-là, tandis que des bateaux tiers sont exploités par des armateurs qui emploient des équipages sous-rémunérés, insuffisamment formés et qui gèrent des navires en mauvais état ou pas entretenus (c'est peut-être le cas de l'Erika).

En France, nous ne sommes pas compétitifs. Je l'ai dit à plusieurs reprises. La concurrence des navires sous normes est déloyale pour les armateurs français. Toutes les actions qui pourront nous permettre de lutter contre eux seront les bienvenues, parce qu'il s'agit aujourd'hui de rémunérer le transport maritime à sa juste valeur.

Si nous vivons dans le système que vous venez d'évoquer, c'est parce que le transport maritime n'est pas rémunéré. Pourquoi ? Parce que des navires sous normes sont capables d'offrir des prix dont les affréteurs profitent. Il faut faire la police chez les armateurs, les affréteurs, les assureurs, dans les chantiers et auprès des sociétés de classification.

Je vous précise enfin que sur les 8 bateaux commandés par la CGM, 4 seront français dans le cadre de l'investissement GIE fiscal.

M. Paul Patriarche : Je voudrais poser une question sur les écarts importants entre les coûts d'équipage, plus particulièrement sur les car-ferries et les cargos mixtes. Vous parlez d'un surcoût de 50 % et plus s'il y a des passagers. Je serai plus précis, parce que je pense au problème du renouvellement des conventions, en particulier dans les services publics insulaires. Par rapport à la loi Sapin et aux règles européennes, les Etats membres de l'Union européenne ont-ils à craindre la concurrence de pays tiers en cas d'appel d'offres ? Les coûts d'équipage sont-ils plus bas d'une façon générale ou sont-ils proches de la moyenne interna-tionale ?

M. Marc Chevallier : Ce n'est pas le salaire payé à l'officier ou au marin qui est en cause, à partir du moment où nous considérons que les armateurs ne sont pas des « marchands d'hommes ». J'exclus les navires sous normes. C'est le problème de la fiscalité, des charges sociales et celui du régime des congés qui posent problème. En Hollande, l'exonération des charges sociales est totale, en Espagne et en Italie aussi. Nous demandons leur suppression pour être à parité avec nos voisins.

La différence n'est pas entre les salaires des officiers français à 20.000 F par mois, belges ou italiens. Elle existe en revanche sur la durée de la présence à bord.

M. André Lajoinie, président : Dans le secteur du textile, les aides dites « Borotra » ont permis d'abaisser les charges sociales sur les bas salaires. La Communauté nous a sanctionnés et ces aides doivent être remboursées. Il faudrait aboutir à une harmonisation en vue de supprimer le dumping social.

M. Paul Patriarche : Nous sommes dans un cadre européen. Une harmonisation est annoncée, ainsi qu'une Europe sociale. Or certains Etats membres sont exonérés de charges sociales et d'autres ne le sont qu'à moitié et on constate qu'une de nos compagnies nationales (la SNCM), dans le cadre d'une convention qui dure depuis 25 ans, risque de mettre demain au chômage 700 ou 800 marins à cause du poids des charges sociales.

M. Marc Chevallier : Le problème se pose bien sur le plan de l'harmonisation sociale et fiscale en Europe. Si nous voulons être à parité avec nos partenaires et concurrents européens, il faut effectivement parvenir à cette harmonisation, d'autant plus que la Communauté européenne le souhaite et a donné des directives en ce sens. C'est une question de volonté. Notre ministre, M. Jean-Claude Gayssot, l'a bien compris et cherche des solutions sur ces bases-là. Nous voulons simplement être à parité avec les autres.

M. Edouard Berlet : Par rapport au secteur que vous avez évoqué, nos propositions relatives aux charges sociales et fiscales sont parfaitement conformes aux règles européennes. La Commission, il y a trois ans, a adopté des lignes directrices suggérant aux Etats membres des mesures comme la suppression des charges sociales, l'instauration de la taxe forfaitaire au tonnage, et la défiscalisation des salaires des navigants. De plus en plus d'Etats membres adoptent ce type de mesures, une harmonisation de fait est en cours, en dehors de toute directive ou règlement européens.

Je précise la réponse du président Chevallier à M. Aimé Kerguéris concernant les quirats : 58 navires ont été agréés par le ministère des finances au titre de ce régime, pour une dépense fiscale de l'ordre de 1,5 milliard de francs. En comparaison, le système du GIE fiscal sur l'année 1999 donne les résultats suivants : 16 navires agréés pour une dépense fiscale de 700 millions de francs. Cela concerne l'ensemble des secteurs d'activité de la marine de commerce, c'est-à-dire porte-conteneurs, vrac, pétroliers, chimiquiers, transports de passagers, croisières, etc.

M. Gérard Grignon : J'ai déposé une proposition de loi qui vise à créer à Saint-Pierre-et-Miquelon un registre d'immatriculation. La discussion que nous avons n'est pas nouvelle, je l'ai entendue il y a une dizaine d'années, la situation de notre marine marchande ne s'étant pas améliorée dans l'intervalle. Dans votre Livre blanc vous préconisez notamment la défiscalisation du salaire du personnel navigant, la taxation forfaitaire, la simplification de certaines normes administratives, la possibilité de mieux contrôler l'état des navires.

Je pense que Saint-Pierre-et-Miquelon offre un terrain privilégié pour réaliser ce que vous proposez. Une loi de 1985 a doté l'archipel d'un statut particulier qui donne à son conseil général la maîtrise de l'impôt sur le revenu des personnes physiques, de la fiscalité indirecte ou de l'impôt sur les sociétés. Le système institutionnel et juridique est tout prêt pour créer ce régime d'immatriculation qui permettrait à la marine marchande française d'être compétitive. Je vais à nouveau interroger M. Jean-Claude Gayssot sur ce dossier car je pense qu'il faut avancer dans cette voie pour trouver des solutions rapides.

Je rappelle que cette proposition de loi, déjà déposée en 1995, avait été inscrite à l'ordre du jour des travaux de l'Assemblée nationale, mais elle n'a pas pu aboutir pour des raisons que vous connaissez tous.

M. Daniel Paul : Le problème réside en effet dans la qualité des navires, la cohérence et la compétence des équipages, plus que dans le principe des pavillons. L'Amoco-Cadiz était un navire appartenant à une compagnie pétrolière. Beaucoup de bateaux appartenant à des compagnies pétrolières auraient pu avoir des problèmes dans le passé mais à l'époque les navires ne faisaient pas 300 000 tonnes. L'affaire de l'Amoco-Cadiz a mis en lumière l'ignorance d'une partie des officiers du droit maritime international. Il faut s'assurer que les personnes se trouvant sur des navires de ce type-là, avec de telles cargaisons, sont bien au fait de leurs droits et de leurs devoirs. Le respect des règles qui régissent la navigation est indispensable.

Seriez-vous d'accord pour responsabiliser davantage les Etats du pavillon et faire en sorte que les organisations internationales puissent sanctionner ceux qui acceptent que leur pavillon soit mis sur un navire sans se préoccuper de la surveillance ? C'est le cas de Malte.

Sommes-nous d'accord pour aller jusqu'à retirer le statut de candidat à l'Union à un pays qui ne satisferait pas à cette condition ? Par exemple Malte, Chypre, la Turquie, les Etats baltes ? Ils n'entreraient dans l'Union européenne que lorsqu'ils auraient mis en place des administrations maritimes dignes de ce nom et à partir du moment où ils accepteraient d'être responsables de l'état des navires qui portent leur pavillon.

A ma connaissance, le Président de la République, lors de sa visite en Bretagne il y a quelques jours, est allé dans ce sens.

Seriez-vous d'accord pour que les contrôles soient faits par d'anciens officiers de la marine marchande, ce qui pose le problème de leur rémunération ?

S'agissant de navires de charge, je ne crois pas beaucoup à une visite à l'abri des quais, dans un port où l'eau est calme. Ce n'est pas là que sont ressenties les tensions s'exerçant sur les tôles. Seriez-vous d'accord pour que ce contrôle ait lieu en pleine mer et à pleine charge, afin que des personnes compétentes puissent se rendre compte de ce qui se passe ? Ces contrôles s'ajouteraient à ceux proposés par le ministre en cale sèche tous les deux ans, afin de savoir comment réagit le navire aux coups de boutoir des vagues, en fonction de la répartition des charges dans les cales.

Vous proposez de défiscaliser totalement la profession de marin. Je ne sais pas si c'est la solution pour préserver l'emploi maritime en France, peut-être. Dans ce cas, il faudrait au moins une négociation forte avec les armateurs et les responsables des compagnies, afin qu'en échange, des emplois soient créés. S'il s'agit de s'aligner purement et simplement sur la façon d'agir de certains armateurs, ce serait un marché de dupe.

Ma dernière question concerne le cabotage. Etes-vous favorable à un développement très volontariste du cabotage, de façon à faire vivre l'ensemble de nos ports et à soulager un peu les transports terrestres qui risquent de se retrouver totalement saturés.

M. Marc Chevallier : Responsabilité de l'Etat du pavillon, je réponds avec un grand oui. Aujourd'hui, nous sommes dans une impasse totale. Si nous voulons réellement légiférer, il faut pouvoir obtenir des sanctions, vous l'avez dit vous-même. Le Président de la République, au Croisic, a déclaré textuellement : « Si les Turcs veulent entrer dans la Communauté, il faut que sur le plan maritime, ils accomplissent de gros progrès sur la sécurité ».

Nous ne pouvons pas accepter que les Français aient adhéré aux règles de l'OMI et notamment au fameux Code ISM sur la sécurité maritime concernant tous les navires de transport de passagers et de produits dangereux, ce dispositif qui existe depuis deux ans a un coût très élevé, puisqu'il s'agit de mettre par écrit toutes les procédures de contrôle, d'entretien et d'exploitation des navires.

Un homme est chargé de la sécurité dans chaque compagnie, voire deux. Tout cela est totalement inexistant chez l'armateur de l'Erika. C'est un élément de la concurrence déloyale évoquée tout à l'heure.

Oui, il faut absolument pouvoir sanctionner un pays qui serait en quelque sorte complaisant sur la sécurité maritime de son pavillon.

En ce qui concerne les contrôles, nous sommes dans une situation un peu particulière en France. Le Mémorandum de Paris prévoit que nous contrôlions dans nos ports français 30 % des navires faisant escale (navires français ou étrangers) mais nos effectifs permettent de n'en contrôler que 18 %.

M. Daniel Paul : 13 %.

M. Marc Chevallier : Les affaires maritimes n'ont pas les moyens humains de répondre à ce souci de contrôle des navires. Il faut donc aider l'administration à s'en doter. Si nous n'avons pas de contrôle chez nous alors que nous sommes pollués par les autres, c'est la fin de tout...

Les candidatures sont difficiles. Vous proposez les officiers de la marine marchande, je n'ai rien contre eux, bien au contraire. A priori, ils sont compétents, ils ont été bien formés, et ils sont en général bilingues. S'il est possible d'allonger leur carrière pour le faire, très bien, mais il ne faudrait pas les retirer des compagnies pour assurer le contrôle des bateaux, sinon, le sous-effectif s'accentuerait.

Le contrôle à pleine charge est plus compliqué. Je vais parler des tankers, qu'ils soient chimiques ou pétroliers, ils peuvent polluer. Il s'agit avant tout d'un problème de structure. Les navires qui ont des doubles fonds connaissent un phénomène d'électrolyse dû à la présence d'eau salée dans les ballasts, à côté de produits chauffés. Si on n'est pas très prudent, la tôle s'abîme. Il est absolument indispensable, au minimum tous les deux ans, d'effectuer des radiographies des tôles et des inspections très détaillées, afin de vérifier si l'épaisseur de la tôle diminue. D'ailleurs, le Bureau Veritas vient régulièrement, en cale sèche, pour une inspection. Les contrôleurs vont dans les doubles fonds et passent leurs machines sous la coque et à l'intérieur, pour vérifier les tôles.

Quand nous saurons que l'épaisseur de tôle d'un navire de 20 ou 25 ans est normale, nous pourrons être rassurés. Si on ne connaît pas l'état de la structure du navire, on pourra toujours faire des tests en mer, tant que ça ne casse pas, on ne sait rien.

Les tôles de l'Erika étaient probablement très abîmées, le mauvais temps aidant, il s'est certainement produit des cassures dans une des cuves, qui ont provoqué une fuite de pétrole dans les cuves latérales. Le commandant a redressé la gîte en effectuant un transfert, mais son assiette n'était plus bonne. Le bateau, sur une vague plus importante, a connu un phénomène de contre-arc et s'est cassé.

Avant de vérifier l'état des navires en mer ou leur capacité à affronter les vagues et le mauvais temps, il faut d'abord contrôler les structures et la coque. Les contrôles portuaires sont indispensables, car beaucoup de règles de sécurité ne sont pas suivies suffisamment ou systématiquement. De nombreux navires qui passent en France ou à Rotterdam sont arrêtés par les contrôleurs, parce qu'un groupe électrogène est incapable de démarrer automatiquement, parce qu'une pompe à incendie ne fonctionne pas, etc. Le contrôle dans le port est important pour être sûr que le bateau est entretenu et que le Code ISM fonctionne.

Je crains qu'en cas de mauvais temps, la vérification du navire en mer soit extrêmement difficile, faute d'être équipé pour le faire. Lorsqu'on est sûr des structures du navire, on peut affirmer qu'il ne se cassera pas. Je ne suis pas certain qu'il existe des moyens techniques pour savoir s'il se plie, se tord ou se déforme quand le pont est recouvert d'eau.

M. Daniel Paul : Cette proposition m'a été faite par un commandant de tanker.

M. Marc Chevallier : Je ne sais pas répondre à cette question, car je ne sais pas si des mesures peuvent être effectuées par mauvais temps et un vent de force 10, le pont étant recouvert par 2 mètres d'eau.

M. Daniel Paul : Etes-vous favorable à la généralisation des navires à double coque pour le transport des produits dangereux ?

M. Marc Chevallier : Il existe beaucoup de navires à double coque aujourd'hui, même anciens. Il y a un grand débat entre les techniciens français et américains sur l'intérêt de la double coque pour les produits dangereux. Les ingénieurs disent que la double coque est adaptée en cas d'avarie ou de collision à 4 ou 5 n_uds maximum. Au-delà de cette vitesse, la coque centrale crève, ce qui provoque une fuite de produit dangereux dans le double fond, génère un phénomène de gaz et un risque d'explosion.

Les chantiers de Saint-Nazaire avaient présenté un projet de pétrolier qui répondait à ce critère de sécurité mais ce n'est pas encore clair pour les techniciens.

M. Edouard Berlet : A partir du moment où les Américains ont imposé la double coque avec un calendrier d'application, les armateurs les plus importants et les plus sérieux, ne pouvant se priver de l'accès au marché américain, progressivement, équipent leurs navires de double coque. Même si le débat technique existe, il est économiquement dépassé, compte tenu de l'exigence des Etats-Unis, qui n'ont pas l'intention de revenir sur leur décision, et qui a créé une situation de fait sur le marché du pétrole.

M. Marc Chevallier : J'ajoute qu'il faut se demander s'il n'y a pas mieux que la double coque.

Aux questions sur les charges sociales et la défiscalisation totale, je réponds que si nous demandons la suppression des charges, c'est pour nous mettre à parité avec les Européens. Nous n'avons pas d'autres demandes pour améliorer notre compétitivité. Nous sommes demandeurs de bonnes idées. Comment faire pour réduire ce coût du pavillon français ?

Vous avez dit : « Il ne s'agit pas de défiscaliser et de ne rien faire ». Je vous répondrai qu'à l'exemple des Hollandais, si le pavillon redevient compétitif, nous créerons de l'emploi. Les Italiens, comme les Hollandais, le prouvent aujourd'hui. Ils ont entré plusieurs dizaines de navires. L'Allemagne en a 1 200, la Hollande plus de 1 000 et nous en sommes à 210. Nous avons de bons armateurs, les équipages les mieux formés du monde, une grande façade maritime, nous sommes parmi les premiers exportateurs. Qu'est-ce qui ne va pas ? C'est pourquoi il faut une vraie volonté politique maritime, le débat le prouve.

Combien de députés assistent à nos séances d'information sur la marine ? Une quinzaine au maximum.

Pour promouvoir l'image maritime, il faut que nous apportions notre pierre à l'édifice. C'est vous, sur le plan politique, qui arriverez à faire avancer la situation ; sous forme de défiscalisation ou de suppression des charges sociales, peu importe ! Nous avons de bons armateurs, de bons courtiers, de bons assureurs, de bons chantiers, de bons équipages. Pourquoi n'avons-nous pas de flotte ?

La dernière question portait sur le cabotage. J'en ai déjà parlé. Je suis convaincu que nous avons une carte à jouer pour son expansion. C'est une volonté très forte de Bruxelles. Il y a des projets et des réalisations importantes en Scandinavie et dans le nord de l'Europe, quelques-uns en Atlantique ; il faut démarrer en Méditerranée.

Nous confirmons que le transport maritime est le plus économique, le plus écologique. Il peut permettre un désencombrement de la route et du fer. C'est vraiment une voie à explorer, il faut des projets pour le développer en France.

M. Aimé Kerguéris : Ma question concerne le service public du transport maritime. Certains départements comme le Morbihan, le Finistère, la Vendée ont en charge des transports maritimes. Nous devons maintenant lancer des appels d'offres européens. Nous craignons que des compagnies maritimes viennent écrémer pendant la saison estivale et nous laissent, nous collectivités, avec la charge de ce qui n'est pas rentable hors saison estivale. Que penserait le comité central des armateurs de France d'une disposition obligeant les entreprises qui voudraient soumissionner à un minimum d'obligations de service public ? Cela éviterait la situation que connaissent actuellement les départements qui doivent investir énormément sur des bateaux, mais avec des déficits croissants.

M. Marc Chevallier : Cela va de soi. On ne peut pas imaginer qu'un armateur vienne ramasser la mise en trois mois d'été et disparaisse pendant les neuf mois d'hiver ou de demi-saison où « il n'y a rien à gagner ». Il faut que le cahier des charges soit bien clair dans l'appel d'offres.

M. Aimé Kerguéris : C'est en même temps un appel au gouvernement que je lance.

M. Daniel Paul : Au Havre, nous sommes confrontés au problème de la volonté de mise en concurrence du remorquage avec un « cavalier » qui arrive en disant : « Je vais faire mieux que les autres, je serai moins cher, je supprime un homme à bord. J'ai l'appui de certains armements. Je ne vois pas pourquoi les Abeilles auraient chasse gardée ». Quelle est la position du CCAF ?

M. Marc Chevallier : Il ne peut être que neutre dans un débat entre spécialistes, entre armateurs ou remorqueurs. C'est une réponse personnelle. Je crois que nous sommes dans un monde ouvert, le cabotage l'est aussi. Les transports se mondialisent, il me paraît difficile de maintenir les monopoles. De toute façon, l'ouverture à la concurrence se fera.

M. Daniel Paul : Si le port du Havre faisait trois fois plus de trafic, il y aurait place, probablement, pour plusieurs entreprises viables.

Le naufrage de l'Erika incite à beaucoup de prudence et met en évidence la nécessité d'avoir dans les ports des compagnies qui ont des services de remorquage ou de pilotage extrêmement efficaces. La longévité de ces compagnies doit être assurée pour que les investissements dans la formation et la sécurité soit rentabilisés, ce que la concurrence permet peu. Certes dans un grand port comme Rotterdam, il y a place pour deux ou trois, mais il ne faut pas oublier que chaque compagnie de remorquage, à Rotterdam, fait plus à elle seule que toutes les Abeilles au Havre. Si on laisse la place à deux compagnies de remorquage au Havre pour se partager les 67 millions de tonnes de trafic, je ne suis pas sûr que ce soit rentable.

M. André Lajoinie, président : Les pouvoirs publics ont la responsabilité de la sécurité. Si les mesures d'économie en question la mettaient en cause, la responsabilité de l'Etat serait engagée. La concurrence ne pourrait être envisagée qu'à compétence égale.

M. Marc Chevallier : Il n'est pas question pour nous d'arbitrer un tel débat. L'Etat a prouvé qu'il souhaitait maintenir la sécurité. Tout le monde sera d'accord pour suivre une ligne extrêmement stricte en matière de sécurité.

M. André Lajoinie, président : Les temps ne sont pas à la diminution de la sécurité. Le naufrage de l'Erika vient de nous rappeler qu'il s'agit de fausses économies.

M. Edouard Berlet : Un complément de réponse à la première question de M. Daniel Paul concernant les sanctions à l'égard des Etats d'immatriculation qui ne font pas respecter les règles. Je crois qu'il faut effectivement les accentuer. La liste des contrôles effectués par les pays du Mémorandum de Paris montre que les pavillons les plus mauvais sont ceux de pays comme le Honduras, Belize, le Cambodge, la Syrie. Ce ne sont pas les plus grands comme le Panama, le Liberia, Malte ou les Bahamas. Les plus mauvais sont manifestement des petits pays sous-développés. Cette situation n'est jamais que le reflet d'une sous-administration endémique, du sous-développement, de la corruption, etc.

Je me demande s'il n'y aurait pas matière à élaborer une sorte de programme d'aide au développement spécifique au secteur maritime, afin de ne pas traiter cette question simplement sous l'angle de la répression, mais aussi dans la perspective du développement.

M. Aimé Kerguéris : Que pense le CCAF de l'état de la flotte grecque ? Au Parlement européen, nos collègues parlementaires grecs sont très énergiques pour éviter qu'on prenne des dispositions qui les gêneraient économiquement.

M. Marc Chevallier : Elle n'est pas dans l'état de la flotte française, puisque les contrôles en Grèce ne sont vraisemblablement pas les mêmes qu'en France. La flotte grecque est considérable. Il y a certainement un pourcentage plus important de navires qui ne sont pas aux normes souhaitées. A l'intérieur de l'Europe, il faut peut-être « remettre les pendules à l'heure » et effectuer des contrôles. Il n'est pas normal que la société de classification italienne ait fermé les yeux - si c'est le cas, l'enquête le dira - sur les structures de l'Erika ou donné un certificat de navigation là où les autorités françaises ne l'auraient pas fait. Il faut, en France, mais aussi à l'intérieur de la Communauté européenne, d'abord faire un peu la police.

M. André Lajoinie, président : Quelle est l'ampleur de la flotte grecque ?

M. Edouard Berlet : Elle représente 50 % de la flotte européenne, essentiellement spécialisée dans le pétrole et la croisière. La Grèce est un des rares pays où il y a encore des armateurs familiaux pour une raison simple : très souvent, des jeunes de 25 ou 30 ans se lancent dans le métier en achetant des vieux navires, ils commencent ainsi. Sous la protection des générations anciennes, progressivement, ils se développent et achètent des navires neufs. Cela permet la régénération du tissu maritime grec. Je ne sais pas si c'est un mal ou un bien, mais il existe un phénomène de régénérescence de la population d'armateurs. En Europe, il y a deux pays où il existe encore des armateurs familiaux : la Norvège et la Grèce.

Pour se développer dans le maritime, il faut beaucoup de capitaux, pour cela, il faut chercher l'argent là où il se trouve, c'est-à-dire auprès des groupes financiers.

M. André Lajoinie, président : Notre échange a été extrêmement utile et plaide en faveur d'une réorientation de la politique du transport maritime dans le souci du respect des normes de sécurité et afin de favoriser le redressement du pavillon français et l'emploi.

M. Marc Chevallier : Nous avons, grâce au naufrage de l'Erika, peut-être une possibilité de rebondir. Notre slogan, aujourd'hui, est « sécurité maritime, pavillon français, même combat ».

M. André Lajoinie, président : Merci.

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