N°1918

ASSEMBLÉE NATIONALE

CONSTITUTION DU 4 OCTOBRE 1958

ONZIÈME LÉGISLATURE

Enregistré à la Présidence de l'Assemblée nationale le 10 novembre 1999.

RAPPORT

FAIT

AU NOM DE LA COMMISSION D'ENQUÊTE (1)
SUR LE FONCTIONNEMENT DES FORCES
DE SÉCURITÉ EN CORSE

Président
M. Raymond FORNI
,

Rapporteur
M. Christophe CARESCHE
,

Députés.

TOME II
AUDITIONS

(1) Cette commission est composée de : MM. Raymond Forni, Président, Yves Fromion, Michel Vaxès, vice-présidents, Franck Dhersin, Jean-Yves Gateaud, secrétaires, Christophe Caresche, rapporteur ; MM. François Asensi, Jean-Pierre Blazy, Jean-Yves Caullet, Bernard Deflesselles, Jean-Jacques Denis, Bernard Derosier, Patrick Devedjian, Renaud Donnedieu de Vabres, Renaud Dutreil, Christian Estrosi, Mme Nicole Feidt, MM. Roland Francisci, Roger Franzoni, Michel Hunault, Georges Lemoine, Jean Michel, Jean-Pierre Michel, Robert Pandraud, Christian Paul, Didier Quentin, Rudy Salles, Mme Catherine Tasca, MM. Michel Voisin, Philippe Vuilque.

TOME II
volume 3

SOMMAIRE DES AUDITIONS
Les auditions sont présentées dans l'ordre chronologique des séances tenues par la commission
(la date de l'audition figure ci-dessous entre parenthèses)

- Monsieur Bernard PRÉVOST, directeur général de la gendarmerie nationale (mardi 6 juillet 1999)

- Monsieur Charles PASQUA, ancien ministre de l'Intérieur (mardi 6 juillet 1999)

- Monsieur Jean-Pierre LACROIX, préfet de Corse (7 juillet 1999 à Ajaccio)

- Monsieur Francis SPITZER, préfet adjoint pour la sécurité en Corse (7 juillet 1999 à Ajaccio)

- Audition conjointe de M. Bernard BURSTERT, lieutenant-colonel commandant le groupement de gendarmerie de Corse-du-Sud, M. Bruno CLEMENCE, chef du service interdépartemental de la police de l'air et des frontières de Corse, M. Jean-François ILLY, chef de cabinet du préfet adjoint pour la sécurité en Corse, M. Jean-Claude PETIT, directeur départemental de la sécurité publique en Haute-Corse, M. Gérard PUPIER, directeur régional des renseignements généraux, M. Jean-Louis RAVET, chef de la délégation régionale des CRS, M. Francis SPITZER, préfet adjoint pour la sécurité en Corse, M. Fabrice TALOCHINO, lieutenant-colonel commandant le groupement de gendarmerie de Haute-Corse, M. Frédéric VEAUX, directeur du service régional de la police judiciaire (7 juillet 1999 à Ajaccio)

- M. Martin FIESCHI, lieutenant de police à la direction départementale de la sécurité publique de Corse-du-Sud (7 juillet 1999 à Ajaccio)

- M. Jean-Pierre COLOMBANI, capitaine à la direction régionale des renseignements généraux (7 juillet 1999 à Ajaccio)

- Monsieur Roger MARION, contrôleur général de la division nationale antiterroriste à la direction centrale de la police judiciaire (lundi 12 juillet 1999)

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Suite du rapport :
tome II, auditions, vol. 4

 


Audition de M. Bernard PRÉVOST,
directeur général de la gendarmerie nationale
(extrait du procès-verbal de la séance du mardi 6 juillet 1999)
Présidence de M. Jean-Yves GATEAUD, Secrétaire,
puis de M. Raymond FORNI, Président
M. Bernard Prévost est introduit.
M. le Président lui rappelle que les dispositions législatives relatives aux commissions d'enquête lui ont été communiquées. A l'invitation du Président, M. Bernard Prévost prête serment.
M. le Président : Monsieur le directeur, nous souhaitons examiner avec vous les conditions dans lesquelles travaille la gendarmerie en Corse, ses missions sur place et ses relations avec les autres services chargés de la sécurité. Nous vous interrogerons également sur les raisons de la création du GPS, sur son organisation et sur le bilan qui peut être tiré de son action.
M. Bernard PRÉVOST : Monsieur le président, mesdames, messieurs les députés, en Corse, comme sur le continent, la gendarmerie inscrit son action dans le cadre général de ses missions et des règlements qui régissent son emploi et son fonctionnement. Son engagement sur l'île a été renforcé à la suite de l'assassinat du préfet Erignac et des directives du Gouvernement exigeant de la part des forces de sécurité une réponse qui soit adaptée à la délinquance et à la violence régnant en Corse. Cependant, des actes très graves ont été commis récemment par des militaires de la légion de gendarmerie départementale de Corse. Ils ont constitué un dysfonctionnement majeur qui, pour autant, n'a pas remis en cause la confiance que le Gouvernement place dans l'institution. C'est en analysant successivement l'engagement de la gendarmerie dans l'île depuis ma prise de fonction, ainsi que l'affaire dite " de la paillote ", que je voudrais vous exposer ma vision du fonctionnement de la gendarmerie en Corse.
Les particularités insulaires ainsi que la violence régnant sur l'île justifient que la présence de la gendarmerie en Corse soit, depuis longtemps, proportionnellement plus importante que sur le continent. L'organisation territoriale de la gendarmerie sur l'île est en effet une organisation traditionnelle, dimensionnée à l'échelle de deux départements ruraux et de montagne : 1 légion, 2 groupements, 7 compagnies et 57 brigades territoriales. Le dispositif des unités de recherche est développé, cet effort s'expliquant par la lutte antiterroriste et par une délinquance de droit commun revêtant des formes particulièrement violentes. Il convient de rajouter un volume de forces mobiles déplacées important, qui a varié de 1996 à aujourd'hui de 4 à 9 escadrons en moyenne. Au total, l'on compte en Corse 1 gendarme pour 330 habitants, alors que la moyenne nationale en zone de gendarmerie est de 1 pour 880 habitants. Enfin, je dois souligner que les particularités de l'insularité ont conduit le commandant de légion à s'impliquer davantage dans des fonctions opérationnelles, sous le contrôle du commandant de circonscription qui conserve ses prérogatives.
Les dispositions prises par le Gouvernement après l'assassinat du préfet Erignac ont conduit à un renforcement notable des unités plus spécialement chargées des missions de police judiciaire et de renseignement. C'est ainsi que les effectifs de la section de recherche d'Ajaccio ont été doublés : ils sont passés de 28 à 55 militaires, principalement par accroissement des capacités en matière de lutte contre la délinquance économique, financière et informatique.
La cellule " renseignement " de la légion de gendarmerie départementale a également été renforcée. Enfin, pour répondre à des besoins pressants en matière d'intervention, de protection, d'observation et de renseignement, il a été créé, par dissolution corrélative de l'escadron de gendarmerie départementale 31-6 d'Ajaccio, une unité organique de la légion de Corse qui rassemblait ces différentes capacités. Je souhaiterais revenir quelques instants sur cette unité, le groupe de pelotons de sécurité, dit " GPS ", pour souligner que sa création, fruit d'un travail interministériel, a été réalisée dans le strict respect des dispositions réglementaires en vigueur.
L'ensemble des mesures prises en 1998 a nécessité, de la part de la direction générale de la gendarmerie, la mise en place de crédits supplémentaires à hauteur de 47 millions de francs. L'implication de la gendarmerie dans la lutte contre la criminalité et la délinquance en Corse s'est notamment traduite sur le plan judiciaire par une activité soutenue et d'excellents résultats en matière de lutte contre la délinquance économique et financière. Il convient par ailleurs de souligner la très nette diminution des actions violentes et terroristes, le nombre d'attentats étant ainsi passé de 204, en 1997, à 63, en 1998. Celui des vols à main armée a diminué d'un tiers sur la même période. Dans le même temps, le GPS a assuré la protection rapprochée de 14 personnalités, il a interpellé 35 personnes dans les conditions les plus satisfaisantes, et a été engagé sur 51 objectifs pour des missions d'observation réalisées dans le cadre d'enquêtes judiciaires.
Ces résultats sont, certes, le fruit des efforts consentis par la gendarmerie, mais ils sont également à mettre au crédit de la coopération existant entre les différents acteurs de l'Etat en charge de la sécurité sur l'île. Comme sur le continent, cette coordination est réalisée par les magistrats, en ce qui concerne la police judiciaire, et l'autorité préfectorale pour l'ordre publique et la prévention de la délinquance.
Je voudrais maintenant en venir au dysfonctionnement majeur qui a été observé dans la nuit du 19 au 20 avril. Cette nuit-là, un incendie criminel détruisait un restaurant de plage construit illégalement sur le domaine public et situé sur la commune de Coti-Chiavari. La brigade territoriale, saisie de l'enquête, retrouvait très rapidement sur les lieux des indices susceptibles de mettre en cause des personnels appartenant au groupe de pelotons de sécurité, le GPS. Pour ma part, j'ai été informé, dans la journée du 22 avril par le colonel Mazères, commandant la légion de Corse, de la présence sur les lieux de l'incendie d'une équipe de cadres du GPS en mission d'observation. J'ai immédiatement donné l'ordre au colonel Mazères de se mettre à la disposition de la justice. Le procureur général près la cour d'appel de Bastia a confirmé la saisine de la gendarmerie pour la poursuite de l'enquête qui a alors rapidement débouché sur la mise en examen et le placement sous mandat de dépôt de cinq militaires du GPS, du colonel commandant la légion, du préfet de région et de son directeur de cabinet. Le directeur de cabinet du ministre a été informé de ces événements et de mes instructions le vendredi 23 avril 1999 dans l'après-midi.
Sans m'appesantir outre mesure sur des faits pour lesquels je me tiens prêt à répondre à vos questions, je voudrais souligner trois points dans l'analyse que je fais de ce dysfonctionnement.
Tout d'abord, les faits qui se sont déroulés ne sont pas imputables à l'organisation locale de la gendarmerie, mais sont le résultat de défaillances individuelles. En effet, loin d'être une unité spéciale, le GPS, dont les personnels provenaient pour plus de la moitié de l'ancien escadron de gendarmerie mobile d'Ajaccio, n'était que le regroupement de capacités habituellement mises en _uvre dans d'autres formations de gendarmerie, je pense aux équipes légères d'intervention des escadrons de gendarmerie mobile ou aux groupes d'observation et de surveillance et des sections de recherche. Le GPS n'était, par ailleurs, doté que de matériels réglementaires, conformes à ses missions. Ce n'est donc pas la structure du GPS qui est en cause dans les actes qui ont été commis.
Je voudrais également souligner le fait que les règles d'emploi des unités de gendarmerie en Corse sont identiques à celles appliquées sur le continent. Placées pour emploi auprès des autorités administratives, judiciaires et militaires, les unités de gendarmerie demeurent sous commandement organique de leur hiérarchie. Cependant, seules les autorités déconcentrées, commandant de légion et commandant de circonscription, exercent le commandement et le contrôle opérationnel du service.
La direction générale de la gendarmerie nationale n'est chargée, pour ce qui la concerne, que de la conception de l'organisation générale et de la préparation des moyens nécessaires à l'exécution des missions. Aucune formation de gendarmerie ne fait l'objet de directive opérationnelle de la part de la direction de la gendarmerie nationale, laquelle n'est que destinataire d'un certain nombre de comptes rendus. Ces principes ont été appliqués pour la légion de Corse. Le fonctionnement de la gendarmerie en Corse n'obéit donc pas à des règles dérogatoires par rapport à celles qui sont en vigueur sur le continent.
Enfin, je voudrais insister sur le fait que, loin d'avoir cherché à minimiser ce dysfonctionnement, la gendarmerie a non seulement pris les mesures immédiates qui s'imposaient, mais a engagé une réflexion plus générale tournée vers l'avenir. Il n'est pas sans importance en effet que l'enquête sur l'affaire de la paillote ait été effectuée par l'inspection technique de la gendarmerie. La volonté de l'institution de faire preuve de transparence dans cette affaire a ainsi conforté la confiance que la justice a témoignée à la gendarmerie. Par ailleurs, très rapidement, des mesures ont été prises : suspension de fonction des personnels mis en cause, dissolution du GPS, réorganisation concomitante du dispositif territorial de la gendarmerie en Corse.
Enfin, un plan d'action destiné à tirer pour l'avenir les leçons des événements de Corse a été établi. Il sera mis en _uvre dans le cadre des réflexions qui sont menées actuellement par le conseil d'orientation du centre de prospective de la gendarmerie. Deux commissions ont été mises sur pied. Elles sont respectivement chargées de réfléchir sur le renforcement des contrôles dans la gendarmerie, ainsi que sur les principes d'action et la formation des personnels - plus particulièrement la formation des militaires appelés à servir dans les unités spécialisées. Par ailleurs, une réflexion a été lancée pour compléter les voies de recours offertes aux personnels qui seraient confrontés à des ordres qu'ils estimeraient illégaux.
L'institution pourra ainsi, tout en conservant ses spécificités et ses modes d'action, améliorer encore les conditions d'exécution de ses services et contribuer, je l'espère, avec davantage d'efficacité, à la politique de sécurité menée par l'Etat en Corse et ailleurs.
M. le Président : Pouvez-vous nous préciser de quelle façon la gendarmerie est répartie géographiquement en Corse ? Cette répartition géographique datée, qui privilégie les villages de montagne au détriment du littoral, est-elle toujours conforme aux nécessités actuelles ?
M. Bernard PRÉVOST : Des adaptations géographiques sont en effet nécessaires pour améliorer l'implantation de la gendarmerie. Je vous ai dit qu'il y avait 57 brigades territoriales, mais il est vrai que les brigades qui servent autour de Bastia et d'Ajaccio sont beaucoup plus chargées que certaines brigades de montagne. A la différence du continent, certaines brigades disposent non pas de l'effectif minimal de six personnes, mais de quatre ou cinq, à l'intérieur des terres. Nous avons la volonté de mieux répartir ces unités territoriales : cela a d'ailleurs fait l'objet d'un débat très médiatisé à l'automne dernier pour l'ensemble de la métropole. Mais il est certain que dans le contexte de l'assassinat du préfet Erignac et de la volonté de rétablir la sécurité, le rééquilibrage des unités n'était pas la première des priorités. Je rappelle que le nombre de gendarmes par habitant est considérable en Corse. Il est cependant vrai que certaines brigades pourraient, soit être dissoutes - notamment quand il y en a deux dans le même canton - soit voir leurs effectifs réduits pour renforcer les unités en zones urbaines. Il faut ajouter qu'outre les 1 000 gendarmes départementaux, l'on compte en permanence entre 4 et 9 escadrons de gendarmerie mobile, ce qui représente chaque fois 85 gendarmes en patrouille, en surveillance générale ou en renfort de la gendarmerie départementale.
M. le Président : Qui dirigeait réellement le GPS ?
M. Bernard PRÉVOST : Le GPS n'était pas une unité spéciale, un " GIGN bis ", mais le regroupement de trois fonctions sous les ordres d'un officier, le capitaine Ambrosse, lui-même relevant directement de l'autorité du commandant de légion.
M. le Président : Quelles ont été les conséquences de la dissolution du GPS sur l'organisation de la gendarmerie en Corse et sur ses missions ? Par ailleurs, que sont devenus les personnels qui étaient affectés aux pelotons de sécurité ?
M. Bernard PRÉVOST : Les autorités administratives et judiciaires ont souhaité que les fonctions remplies par le GPS perdurent. Les capacités ont été maintenues, mais sous une autre forme. Nous avons donc redistribué les effectifs du GPS et les personnels et les missions ont été rattachés à des unités classiques. Le peloton chargé de la protection qui dispose de cinq véhicules blindés a été rattaché au groupement de gendarmerie départementale de Corse-du-Sud sur Ajaccio. Les personnels chargés de la mission d'observation ont été affectés au groupe d'observation et de surveillance de Marseille qui agit pour le compte de la section de recherche. Enfin, les personnels chargés des interventions ont été redistribués dans les pelotons de surveillance et d'intervention, les PSIG, qui existent en Corse comme sur le continent. Nous avons notamment renforcé les PSIG de Bastia et d'Ajaccio et créé deux PSIG à Ghisonaccia et Corte.
M. Raymond FORNI remplace M. Jean-Yves GATEAUD à la présidence.
M. Jean-Yves GATEAUD : L'événement du jeudi indique, dans l'un de ses articles, que la gendarmerie aurait continué son enquête concernant l'attaque de la gendarmerie de Pietrosella, alors même qu'elle en avait été dessaisie. L'auteur de cet article met en cause non seulement les gendarmes, en affirmant qu'ils ont poursuivi une enquête illégalement, mais également le Gouvernement qui aurait laissé faire.
M. Bernard PRÉVOST : Vous faites référence à l'enquête concernant l'attaque de la gendarmerie de Pietrosella, marqué par l'enlèvement de deux gendarmes et le vol de deux pistolets dont l'un a servi à assassiner le préfet Erignac. Fin 1998, la gendarmerie a en effet été dessaisie de cette enquête. J'ai reçu, début décembre, le colonel Mazères, et j'ai bien senti que ce dessaisissement lui faisait mal, la gendarmerie s'étant beaucoup investie dans cette enquête en ayant le sentiment de progresser. Mais cette enquête était menée parallèlement à celle relative à l'assassinat du préfet Erignac et à un moment donné, les juges ont décidé de regrouper les investigations et de dessaisir la gendarmerie. Lorsque j'ai reçu le colonel Mazères, le 2 décembre, il était meurtri par ce dessaisissement. Mais je lui ai rappelé que la gendarmerie avait en charge un grand nombre de dossiers, notamment ceux relatifs à la délinquance économique et financière, dans lesquels elle est très investie. A ma connaissance, il n'y a pas eu d'enquête parallèle de la gendarmerie après son dessaisissement.
M. le Rapporteur : S'agissant de l'affaire de la paillote, avez-vous reçu le colonel Mazères le jeudi 22 avril ?
M. Bernard PRÉVOST : Oui, il m'a téléphoné le 21 au soir pour me demander un rendez-vous.
M. le Rapporteur : Il vous a alors raconté clairement ce qui s'est passé.
M. Bernard PRÉVOST : Nous avions reçu un compte rendu de cet incendie de paillote...
M. le Rapporteur : Qui avait été établi dans le cadre d'une mission de la police judiciaire ?
M. Bernard PRÉVOST : Oui, puisque la brigade territoriale avait été saisie immédiatement.
Le colonel Mazères me demande donc le mercredi 21 au soir un rendez-vous pour me parler d'une affaire grave : il me dit simplement qu'une équipe du GPS était sur les lieux au moment de l'incendie. Je le reçois le jeudi 22 au matin et il m'explique que cette équipe, composée de trois hommes, dont le capitaine, était en mission d'observation autour de cette paillote. Il a déclaré qu'ils se sont approchés pour observer cette paillote et qu'au moment où ils arrivaient près de celle-ci, elle s'est embrasée ; a suivi un moment de panique, ils sont partis immédiatement et le capitaine a été légèrement blessé.
L'entretien s'est déroulé en présence du major général de la gendarmerie. Ce jeudi, je présidais le conseil de la fonction militaire de la gendarmerie (CFMG) et je ne pouvais donc recevoir le colonel qu'une vingtaine de minutes : j'ai alors souhaité que cet entretien se poursuive. Il s'est poursuivi au CFMG avec le major général et le général Lallement, chef du service des opérations et de l'emploi. A ce moment-là, le colonel Mazères a donné d'autres précisions, indiquant notamment qu'un poste de radio, qui avait été perdu deux jours avant, avait été trouvé sur place, et il se demandait si ce poste n'avait pas été mis là pour compromettre la gendarmerie. Il nous a également expliqué qu'il s'agissait d'une mission d'observation de nuit d'une paillote construite illégalement sur le domaine public maritime, qui devait faire l'objet d'une destruction pour laquelle la gendarmerie aurait à intervenir si les choses tournaient mal.
Après cet entretien, les deux généraux, ayant trouvé l'explication du colonel quelque peu curieuse, m'ont conseillé de rendre compte à la justice. J'ai donc demandé au colonel de prendre rendez-vous avec le procureur général et de rentrer immédiatement en Corse. Il a été reçu par le procureur général le vendredi 23 au matin. Il m'a appelé vers midi pour me faire part de son entretien, et notamment du fait que le procureur envisageait de saisir l'inspection technique de la gendarmerie pour mener une enquête. Une demi-heure après ce coup de fil, le procureur, qui connaissait le major général, l'a appelé pour lui indiquer que les révélations du colonel Mazères étaient curieuses, qu'elles comportaient des contradictions et des invraisemblances, et qu'il souhaitait avoir le concours de l'inspection technique, ce qui, lui aurait-on dit, posait problème. Cette saisine étant justifiée, l'inspection a été saisie immédiatement de cette affaire.
M. le Rapporteur : Le capitaine Ambrosse, qui a été blessé ce soir-là, a bien été se faire soigner sur le continent ?
M. Bernard PRÉVOST : Le colonel m'avait expliqué que le capitaine Ambrosse avait été légèrement blessé et qu'il avait donc avancé sa permission. C'est le procureur général qui, le vendredi matin, a indiqué au major général que le capitaine Ambrosse se trouvait à l'hôpital de Toulouse, lieu de sa permission, et qu'il était gravement brûlé. De même, le colonel m'avait affirmé que seules trois personnes avaient participé à cette mission, alors qu'en réalité elles étaient cinq.
M. le Président : Comment le procureur général avait-il appris que le capitaine se trouvait dans un hôpital à Toulouse ?
M. Bernard PREVOST : La brigade territoriale a mené immédiatement son enquête et les éléments d'information commençaient à lui remonter. Il a ainsi pu constater très rapidement que les explications du colonel Mazères contenaient des invraisemblances. Tout est allé très vite : au départ, la brigade territoriale est saisie de cette affaire, puis c'est la brigade de recherche, ensuite la section de recherche, et, enfin, l'inspection technique.
M. le Rapporteur : Vous avez informé le ministre le vendredi même ?
M. Bernard PRÉVOST : J'ai informé le directeur de cabinet du ministre le vendredi en début d'après-midi.
M. le Rapporteur : Parce que vous avez considéré, le jeudi, qu'il ne s'agissait pas d'un fait suffisamment important ?
M. Bernard PRÉVOST : Non, mais étant donné que j'avais demandé au colonel Mazères de rendre compte au procureur général, j'attendais le retour de leur entretien. Dès que j'ai eu ces éléments, j'ai immédiatement contacté le directeur de cabinet du ministre.
M. le Rapporteur : Comment appréciez-vous l'attitude du lieutenant-colonel Cavallier ? Il semblerait qu'il ait été informé très tôt de ce qui s'est passé, et qu'il est allé jusqu'à enregistrer une conversation avec le préfet, sans pour autant rendre compte à sa hiérarchie de l'incident.
M. Bernard PRÉVOST : Le lieutenant-colonel Cavallier était, jusqu'à l'arrivée du préfet en Corse, commandant du groupement de gendarmerie départementale des Pyrénées-Orientales. Le préfet Bonnet a souhaité sa mise à disposition pour l'aider à mieux remplir sa mission, après l'assassinat du préfet Erignac.
Mme Catherine TASCA : Ce détachement à la demande du préfet plaçait-il M. Cavallier " hors hiérarchie " ? Cette pratique est-elle courante ?
M. Bernard PRÉVOST : Non, il s'agit d'une situation exceptionnelle qui n'a pas été créée à la demande de la gendarmerie. Sur le plan administratif, c'était d'ailleurs non pas un détachement, mais une mise à disposition. Très rapidement, j'ai souhaité que le lieutenant-colonel Cavallier rentre dans le rang ; c'est ainsi que je l'ai nommé chef d'état-major de la légion de gendarmerie de Corse.
Quant à son comportement, je n'ai pas grand-chose à vous dire, car je ne l'ai pas interrogé directement et je ne peux que vous faire part des propos qui m'ont été rapportés. Le lieutenant-colonel Cavallier aurait eu vent de projets et aurait cherché à décourager les personnels du GPS de les mettre en _uvre. Il en aurait parlé au colonel Mazères et aurait même rencontré le préfet, avant de partir en permission. C'est pendant cette permission que l'affaire de la paillote a eu lieu.
Ensuite, on a appris que le lieutenant-colonel Cavallier aurait demandé à rencontrer le préfet et aurait enregistré leur conversation. Je crois savoir - mais, encore une fois, je n'ai pas eu de contact direct avec le lieutenant-colonel Cavallier - qu'il estimait que les assurances qu'il avait reçues étaient insuffisantes, qu'il ne faisait pas confiance au préfet et que c'est pour cette raison qu'il a utilisé un magnétophone, ce qui peut paraître choquant et répréhensible.
M. le Président : Pour revenir à des considérations internes à la gendarmerie, n'avez-vous pas le sentiment que tout cela vous a échappé ? Le préfet Bonnet n'était-il pas enfermé dans une structure spéciale, reposant sur des responsables qui n'avaient pas forcément de lien entre eux ? On ne vous a finalement informé que lorsqu'il y a eu un incident grave, mais il apparaît plausible que dans un premier temps on ait cherché à vous cacher la vérité.
M. Bernard PRÉVOST : La direction générale de la gendarmerie n'a pas de rôle opérationnel ! La sécurité publique, la police administrative se font sous l'autorité du préfet, et la gendarmerie et la police lui accordent leur concours. Nous agissons de même dans le domaine judiciaire avec les responsables du parquet. Ce qui nous a peut-être échappé, c'est le contrôle par la voie hiérarchique. Et c'est bien l'objet de mes propos introductifs : nous menons actuellement une réflexion sur la façon d'exercer ce contrôle. Il est vrai que le colonel Mazères était le supérieur direct du capitaine Ambrosse, chef du GPS, et que s'il avait l'intention de mal utiliser une partie de ses membres, le contrôle ne pouvait s'exercer.
Au-dessus du colonel Mazères, se trouve le général commandant la circonscription de gendarmerie de Marseille, en poste depuis un an, qui se rendait en Corse tous les mois et qui effectuait des visites de contrôle dans les brigades et rencontrait les membres du GPS. Or il n'a pas eu vent de projets délictueux ou illégaux. Puis au-dessus, il y a la direction qui possède comme outil de contrôle l'inspection technique. Et, enfin, le ministre dispose de l'inspection générale des armées, dans laquelle se trouve un général de gendarmerie. Je n'ai donc pas eu le sentiment que cette affaire nous ait échappé. Mais quand le colonel Mazères a engagé le GPS dans cette opération, il pouvait très bien cacher ce projet à sa circonscription et à sa direction.
Il convient tout de même de ne pas oublier que nous sommes en Corse. Cette affaire aurait-elle pu se dérouler dans un autre endroit ? J'en doute. L'insularité de la Corse, le fait que la loi y soit moins bien respectée que dans d'autres régions - notamment depuis le mois d'août 1975 et l'affaire d'Aléria -, l'assassinat d'un préfet, la nomination d'un autre préfet pour rétablir la légalité républicaine, un colonel - qui est l'un des meilleurs -nommé commandant de la légion de gendarmerie, mais qui part en célibataire géographique... Tous ces éléments doivent être pris en considération. Je crois que cette équipe a vécu sa mission passionnément, mais qu'elle a dérapé quand elle a connu des obstacles. Ce dérapage est peut-être la conséquence de certains événements, tels que l'empêchement de la destruction légale d'une paillote début avril ou le dessaisissement de l'enquête de Pietrosella, qui a profondément touché le colonel.
M. le Président : Vous situez donc ce dérapage au moment du dessaisissement de la gendarmerie de l'enquête de Pietrosella ?
M. Bernard PRÉVOST : Je ne sais pas exactement. J'ai lu dans la presse qu'une autre opération avait eu lieu début mars. Or le dessaisissement est intervenu en novembre. Non, je ne crois pas qu'il s'agisse de l'élément déclencheur. Je situerai ce dérapage plutôt à fin février, début mars.
M. le Rapporteur : Le général Capdepont nous a dit que ce dessaisissement a été vécu " comme une claque ". Vous-même, lors d'une précédente audition, vous avez souligné le fait que la gendarmerie, avant l'arrivé du préfet Bonnet, n'était pas suffisamment saisie des affaires relatives au terrorisme. La conjonction entre la volonté du préfet Bonnet de s'entourer de personnes de confiance - c'est-à-dire extérieures aux services locaux, voire nationaux, de police - et la frustration ressentie par la gendarmerie n'explique-t-elle pas ce dérapage ?
M. Bernard PRÉVOST : Je ne sais pas vraiment. La gendarmerie ne possède pas de service spécialisé dans la lutte antiterroriste, et elle ne l'a jamais demandé. Il est vrai qu'elle n'était pas saisie de beaucoup d'affaires. Elle a considéré comme une marque de confiance le fait d'être saisie de l'affaire de Pietrosella, elle était heureuse de pouvoir servir comme le souhaitait le préfet et d'être reconnue. Je ne peux pas vous en dire plus, parce que je n'ai pas perçu, à ce moment-là, de différence de traitement dans la façon de solliciter les services de sécurité entre la gendarmerie et la police.
Le colonel Mazères venait me voir tous les deux mois, mais ne me parlait jamais des opérations, car ce n'est pas le rôle de la direction générale. Il me parlait de l'ambiance générale sur l'île, du moral des personnels - je rappelle le nombre d'attentats, de blessés et de morts dans les rangs de la gendarmerie ces dernières années -, des relations avec les magistrats, le préfet et la police. A travers ces conversations, je n'ai jamais eu le sentiment que la gendarmerie bénéficiait d'un traitement privilégié. Je l'ai davantage perçu après l'affaire de la paillote.
M. le Président : Quelles étaient les relations du colonel Mazères et du lieutenant-colonel Cavallier ?
M. Bernard PREVOST : Le colonel Mazères ne me faisait pas de confidences sur le lieutenant-colonel Cavallier.
M. le Président : Pourquoi ne rencontriez-vous pas directement le lieutenant-colonel Cavallier ?
M. Bernard PREVOST : Parce qu'il était le numéro deux, le colonel Mazères étant le patron de la gendarmerie en Corse.
M. Franck DHERSIN : A la question " qui dirigeait le GPS ", vous nous avez répondu qu'il s'agissait du commandant de légion. Ce n'est pas ce type de réponse que j'attendais. En effet, le ministre de l'Intérieur nous ayant affirmé que le GPS ne dépendait pas du préfet, M. Forni, notre président a ajouté : " dans la théorie, mais pas dans la pratique ". N'est-ce pas là le véritable dysfonctionnement : le préfet ne dirigeait-il pas, en réalité, le GPS ?
Ma seconde question est la suivante : qui a pris la décision de créer le GPS ? Vous nous avez dit qu'il s'agissait d'une décision interministérielle. Or le ministre de l'Intérieur nous a affirmé en commission des lois que ni lui, ni le gouvernement, n'étaient à l'initiative de cette création, que cette proposition était dans les cartons depuis un certain temps et que c'est vous, le directeur de la gendarmerie, qui avez proposé sa création.
M. Bernard PREVOST : Non, le préfet ne dirigeait pas le GPS. Ce groupe de pelotons de sécurité était dirigé par le capitaine qui recevait des orientations et des directives générales du colonel. Maintenant, dans la pratique, je ne sais pas ce qui s'est passé. Seule l'enquête de commandement qui n'est pas terminée pourra nous le dire : le colonel Mazères recevait-il des instructions précises, détaillées de la part du préfet pour mener telle ou telle opération d'observation, de protection et d'intervention ?
Cela étant dit, le préfet a des responsabilités en matière de police administrative et de sécurité publique : il pouvait donc très bien donner des orientations générales au colonel. Mais il ne lui appartenait pas d'envoyer le GPS à tel ou tel endroit, car il s'agissait d'une unité militaire de la gendarmerie commandée par les gendarmes.
M. le Président : Théoriquement !
M. Bernard PREVOST : Théoriquement, oui.
S'agissant de la création du GPS, je vous ai effectivement dit qu'il s'agissait du fruit d'un travail interministériel. Il est vrai que l'on avait réfléchi, avant l'arrivée du préfet Bonnet, à la mise en place d'une unité susceptible de mieux remplir les fonctions de protection, d'observation et d'intervention. En effet, lorsque nous devions protéger des personnalités, nous faisions toujours venir des équipes légères d'intervention de gendarmerie mobile du continent ou l'escadron parachutiste de Satory. De la même façon, nous faisions appel à des gendarmes de l'EPIGN ou du GIGN pour l'observation des terroristes ou pour des arrestations de délinquants armés. Disposer sur place de ces éléments était donc un facteur de rapidité et d'efficacité.
Par ailleurs, il se trouve que nous disposions d'un escadron à Ajaccio, le 31-6, très sédentarisé et qui intervenait peu sur l'île : il servait surtout de soutien à tous les escadrons de passage venant du continent. Nous pouvions don, sans augmenter nos effectifs, transformer cet escadron en ne gardant que les volontaires les plus aptes et le compléter en faisant appel à des volontaires du continent.
Qui a pris la décision de créer le GPS ? J'ai présenté au directeur de cabinet du ministre de la Défense un projet de renforcement de la section de recherche et de transformation de l'escadron ; tout cela a fait l'objet de réunions interministérielles auxquelles je n'ai pas assisté. Ensuite, j'ai eu l'autorisation du directeur de cabinet du ministre de procéder à ces renforcements et à cette transformation d'escadron qui ont conduit à la création du GPS. Ce groupe de pelotons de sécurité a un sigle qui fait penser au " GIGN ", et qui pourrait la faire apparaître comme une unité mystérieuse et spéciale, alors que ce n'est, encore une fois, qu'une unité regroupant trois fonctions tout à fait classiques et qui correspond aux GPM de l'Outre-mer.
M. Renaud DONNEDIEU de VABRES : Ma première question est relative à la chronologie des informations dont vous disposez concernant la conférence de presse clandestine d'Armata Corsa. Il serait intéressant, pour mesurer le degré de rapidité dans la transmission de l'information, que vous nous disiez, en temps réel, comment vous êtes prévenu, en combien de temps, et comment s'acheminent les informations vers le cabinet du ministre, puis à Matignon.
Deuxièmement, ne peut-on pas considérer que le GPS faisait face à un double front, c'est-à-dire la police nationale et la gendarmerie séculière qui devaient, parfois, ne pas se sentir associées ou un peu écartées d'un tandem exclusif qui était en train de se constituer entre le préfet et les responsables du GPS ?
Troisièmement, n'avez-vous pas le sentiment que le fait que de nombreux responsables civils de ce dossier -- aussi bien en Corse qu'à Paris - aient préalablement appartenu à la DGSE ait pu interférer ? Ne s'agit-il pas d'un élément important dans les prises de décision, sachant que les personnels placés sous leur autorité n'avaient pas la formation et les pratiques des services de la DGSE ?
Enfin, n'avez-vous pas le sentiment, malgré vos éminentes qualités personnelles, que le fait de ne pas être magistrat est un handicap dans l'exercice de vos fonctions en raison de la compétition qui existe entre la police et la gendarmerie notamment en matière de police judiciaire ?
M. Bernard PREVOST : En ce qui concerne la conférence de presse d'Armata Corsa, je n'ai pas d'éléments à vous fournir, si ce n'est que j'ai été informé dans les délais les plus courts par un message. Mais je suis prêt à vous communiquer des informations plus précises.
M. le Rapporteur : De la même façon, nous souhaiterions savoir comment vous avez été informé de la conférence de presse qui s'est tenue à Tralonca.
M. Bernard PREVOST : Je vous ferai parvenir une note précise sur ces deux conférences.
S'agissant du double front, police nationale - gendarmerie traditionnelle, je n'ai pas le sentiment que le GPS éprouvait des difficultés avec la police nationale. Bien entendu, et notamment après les événements, j'ai effectivement entendu dire qu'il y avait eu, parfois, un peu d'agacement de la part des gendarmes territoriaux à l'égard des gendarmes qui remplissaient les missions d'observation ou d'intervention au sein du GPS. Mais quand une unité d'observation intervient sur le terrain, elle en informe le commandant de groupement de gendarmerie départementale afin qu'il n'y ait pas de méprise, sur le plan opérationnel, avec les gendarmes territoriaux.
M. Renaud DONNEDIEU de VABRES : Ne se sont-ils pas rattrapés, en accord avec le préfet, de leur dessaisissement ?
M. le Président : J'irai plus loin : la gendarmerie départementale ne s'est-elle pas vengée par la sévérité des mesures qu'elle a prises immédiatement à l'encontre des membres du GPS impliqués dans l'incendie de la paillote ?
M. Renaud DONNEDIEU de VABRES : Ne se sont-ils pas par ailleurs déjà vengés des instructions reçues de ne pas détruire les paillotes ?
M. Bernard PREVOST : Bien entendu, le colonel était très meurtri de ce dessaisissement, je vous l'ai dit. Je me suis rendu sur place le 11 janvier pour rencontrer les responsables et j'avais le sentiment que pour l'ensemble des gendarmes et des cadres l'affaire était bien comprise. Les membres du GPS effectuaient des missions très distinctes. Le peloton de protection avait pour mission de protéger une quinzaine de personnalités...
M. le Rapporteur : Dont M. Pardini !
M. Bernard PREVOST : ... des maires, des hauts magistrats, des élus... Quant aux éléments d'observation, ils intervenaient souvent pour les enquêtes judiciaires.
M. Renaud DONNEDIEU de VABRES : A aucun moment vous n'avez envisagé de rapatrier le colonel Mazères ou l'un de ses collègues ?
M. Bernard PREVOST : Non. Je le sentais très engagé, mais jamais au point de perdre la tête et de se lancer dans une telle aventure. Peut-être qu'un entretien de vingt minutes n'était pas suffisant pour bien l'observer. Il faisait le tour de la maison, il venait pour demander des moyens, traiter des questions de mutation de personnels... Honnêtement, je n'ai pas le sentiment que le GPS ait voulu se venger du dessaisissement de l'enquête de Pietrosella. Je rappelle que le GPS a réalisé un excellent travail en matière d'intervention : 35 arrestations de délinquants ont été effectuées sans aucune bavure, ce qui prouve qu'il s'agissait d'une unité de professionnels, même si elle n'était pas composée de super gendarmes.
Vous me posez également une question sur les personnes ayant travaillé à la DGSE. Je ne connais que M. Pardini qui ait travaillé à la DGSE et qui ait été pendant un certain temps directeur de cabinet du préfet. Je ne vois pas d'autres personnes venant de la DGSE qui auraient pu interférer avec le travail de la gendarmerie en Corse.
Enfin, vous me posez une question très personnelle : je suis très mal placé pour savoir s'il est bon ou non d'être magistrat ou préfet pour être directeur général de la gendarmerie ! Je vais vous faire une confidence : je suis très heureux d'être à la tête de la gendarmerie et je souffre de cette affaire pour laquelle vous me demandez des explications. J'ai eu un parcours particulier : j'ai débuté par une carrière militaire, j'ai ensuite été préfet, puis j'ai eu l'honneur de servir pendant deux ans et demi comme directeur à la chancellerie. J'estime donc posséder quelques qualités me permettant de travailler au sein de la gendarmerie. Je ne suis pas magistrat, mais personne n'est parfait !
M. le Président : La réponse est dans votre parcours, monsieur le directeur général : vous êtes en poste depuis 1996, ce qui est le signe de la reconnaissance de vos qualités par un gouvernement puis par un autre !
M. Christian ESTROSI : Vous nous avez rappelé que le GPS avait été mis en place par une décision interministérielle. Vous le confirmez ?
M. Bernard PREVOST : Je n'ai pas dit cela. J'ai fait part au directeur de cabinet du ministre de la Défense de mes propositions de renforcement en moyens humains et matériels et de transformation de l'escadron. Je sais qu'il y a eu des réunions interministérielles, auxquelles je ne participais pas, qui ont traité du sujet.
M. Christian ESTROSI : L'annonce de la décision de créer le GPS a bien été faite à la sortie d'un comité interministériel ? Vous n'y participiez pas ?
M. Bernard PREVOST : Non, je n'ai participé à aucun comité interministériel sur la Corse.
M. Christian ESTROSI : Vous avez souligné l'efficacité du GPS en citant les nombreuses arrestations qui ont été effectuées sans bavure. De ce point de vue, le fait de dissoudre le GPS constitue-t-il un préjudice ?
M. Bernard PREVOST : Non, pas vraiment. Bien entendu, moralement, les personnels ont été touchés, notamment ceux qui n'avaient pas participé à l'opération illégale. Mais je vous ai dit que les fonctions avaient été maintenues et réparties dans les unités classiques : soit dans le groupement de la gendarmerie départementale de Corse-du-Sud pour le peloton de protection, soit dans les PSIG pour les éléments d'intervention, soit dans le GOS (Groupe d'observation de surveillance) de Marseille, pour les éléments d'observation. Les trois missions sont donc encore remplies, mais de façon éclatée.
M. le Président : Cela ne pose-t-il pas un problème d'intégration pour ce personnel au sein des structures traditionnelles ?
M. Bernard PREVOST : Non, parce que nous ne les avons pas envoyés en " blocs complets " sur les nouveaux lieux d'affectation : nous avons fait appel au volontariat. Tous les personnels du GPS ont été consultés individuellement : ceux qui ont voulu rester en Corse y sont restés et ont pu choisir leur unité d'affectation, ceux qui ont voulu retourner sur le continent y sont retournés.
M. le Président : Combien de gendarmes ont désiré retourner sur le continent ?
M. Bernard PREVOST : Je dirais un tiers.
M. Christian ESTROSI : Depuis que le GPS a été dissous, avez-vous constaté une baisse des résultats ?
M. Bernard PREVOST : Non, nous n'avons pas baissé la garde, nous maintenons notre engagement en Corse.
M. Christian ESTROSI : Ce qui signifie que le GPS n'était pas d'une utilité majeure. Quel était donc l'intérêt de créer cette structure, puisque l'action de la gendarmerie est aussi efficace avec ou sans le GPS ?
M. Bernard PREVOST : Je ne voudrais pas être provocateur, monsieur le député, mais nous pourrions dissoudre les deux groupements de gendarmerie et les regrouper en un seul, en Corse !
Nous avions une demande très forte après l'assassinat du préfet Erignac, et il fallait remplir ces trois missions ; nous avons donc constitué ce groupe en transformant l'escadron. Il nous a paru, en effet, plus simple d'avoir sur place, à Ajaccio, tous les éléments réunis dans les logements de l'escadron mobile. C'était, sur le plan matériel, beaucoup plus facile. Aujourd'hui, tous ces éléments sont répartis dans plusieurs endroits, comme je viens de vous le dire, mais l'efficacité n'en souffre pas. Mais il est vrai que lorsque nous voulons mener une mission d'observation délicate, telle qu'une filature, par exemple, nous sommes obligés de faire venir une équipe de Marseille.
M. Christian ESTROSI : A propos de filature, voilà près de 6 mois que les assassins présumés du préfet Erignac ont été identifiés ; avez-vous été amenés à conduire des missions d'observation et de filature de ces assassins présumés pour surveiller leurs faits et gestes et éviter que l'un d'entre eux ne prenne la fuite ?
M. Bernard PREVOST : Je vous ai déjà dit que sur le plan opérationnel, je ne suis pas ces affaires.
M. Jean-Yves CAULLET : Vous avez évoqué tout à l'heure la réflexion que vous êtes en train de mener sur le contrôle au sein de la gendarmerie. Qu'en est-il actuellement ? Par exemple, vous nous avez dit que le lieutenant-colonel Cavallier, lorsqu'il a eu des informations sur les opérations de destruction illégales, a cherché à dissuader ses interlocuteurs avant de partir en permission. Aurait-il été logique et normal qu'il franchisse un échelon hiérarchique pour s'ouvrir de ses inquiétudes et communiquer ses informations à un niveau supérieur ou s'agit-il d'une pratique qui n'existe pas dans le fonctionnement actuel de la gendarmerie ?
M. Bernard PREVOST : D'après les informations qui m'ont été rapportées, le lieutenant-colonel Cavallier est parti en permission avec le sentiment qu'il avait convaincu ses interlocuteurs de ne pas commettre d'action illégale. Dans la pratique, en effet, il est tout à fait possible de franchir un échelon lorsqu'on n'est pas entendu de son supérieur direct. C'est d'ailleurs sur ce point que nous travaillons, car je suis persuadé que nous devons rebondir sur cette affaire dramatique pour améliorer le contrôle et faire en sorte qu'il apparaisse encore plus naturel de s'adresser à l'échelon supérieur pour alerter le commandement sur une pratique qui paraît illégale.
M. le Président : Pouvez-vous nous donner des informations sur la personnalité du lieutenant-colonel Cavallier ? On nous a parlé de sa rigidité, de sa rigueur morale... Vous avez évoqué tout à l'heure la situation de célibataire géographique du colonel Mazères, tel n'était pas le cas du lieutenant-colonel, puisqu'il était hébergé au sein même des locaux de la préfecture.
M. Bernard PREVOST : Il a en effet été logé à la préfecture, mais pendant très peu de temps, simplement pendant la période ou il a été mis à la disposition du préfet. Quand il a été affecté comme chef d'état-major de la légion, il a bénéficié d'un logement de fonction au sein de la caserne d'Ajaccio. Quant à sa personnalité, il s'agit du saint-cyrien en casoar et aux gants blancs, au regard droit, planté, très rigoureux, peut-être rigide parfois. Il est considéré comme un excellent officier, mais il est vrai qu'il est d'une grande rigueur.
M. le Président : Monsieur le directeur général, je vous remercie.
Audition de M. Charles PASQUA,
ancien ministre de l'Intérieur
(extrait du procès-verbal de la séance du 6 juillet 1999)
Présidence de M. Raymond FORNI, Président
M. Charles Pasqua est introduit.
M. le Président lui rappelle que les dispositions législatives relatives aux commissions d'enquête lui ont été communiquées. A l'invitation du Président, M. Charles Pasqua prête serment.
M. le Président : Monsieur Pasqua, nous vous accueillons en qualité de ministre de l'Intérieur et de l'Aménagement du territoire dans le gouvernement de M. Balladur, de mars 1993 à mai 1995. A ce titre, vous étiez, aux dires de vos collègues, ministres de la Justice et de la Défense que nous avons auditionnés, le ministre pilote pour la Corse. Voilà un nouveau titre ! C'est pourquoi votre témoignage revêt une telle importance pour l'objet de notre étude.
M. Charles PASQUA : Monsieur le président, mesdames, messieurs les députés, ainsi que vous le savez, j'ai été appelé dans le Gouvernement constitué par M. Balladur aux fonctions de ministre d'Etat, ministre de l'Intérieur et de l'Aménagement du territoire. J'avais précédemment exercé les fonctions de ministre de l'Intérieur de 1986 à 1988. C'est dire que le dossier corse ne m'était pas totalement inconnu !
J'attachais beaucoup d'importance à être à la fois ministre de l'Aménagement du territoire et ministre de l'Intérieur, car je pense que les problèmes liés au rétablissement de la sécurité et de l'Etat de droit en Corse, sont étroitement liés à la question du développement. Dès que j'ai pris mes fonctions, le 14 mai 1993, je me suis rendu en Corse. Ma première visite fut pour l'assemblée de Corse, à laquelle je me suis adressé. Je vous remettrai le texte de mon intervention. A cette occasion, j'insistais auprès de l'assemblée de Corse sur deux points. D'une part, j'ai mis l'accent sur tout ce qui était lié à la sécurité publique et à son rétablissement, car je considérais qu'il n'y aurait pas de développement possible et durable en Corse tant que perdurerait le climat de violence. D'autre part, je pensais que, dans le cadre de la préparation de la loi sur l'aménagement du territoire qui allait nous occuper pendant un peu plus d'un an, il était important pour la Corse d'être la première région française à se saisir d'une réflexion générale sur un projet de développement pour les quinze ou vingt ans à venir. Dans la mesure où toutes les sensibilités politiques étaient représentées - au sens large du terme, puisqu'un certain nombre de ceux qui portaient la cagoule la nuit siégeaient le jour à l'assemblée régionale - nous avions pour ambition l'établissement d'un plan de développement pour la Corse qui bénéficie d'un large consensus. Tel était le but de ma visite et le sens des propos que j'ai tenus devant l'assemblée. Dans le même temps, j'insistais auprès des autorités locales
- bien que l'assemblée de Corse ne détienne aucun pouvoir en matière de sécurité publique, elle avait, en tous les cas, un pouvoir moral, du moins pouvait-on l'espérer -, afin qu'elles accompagnent les efforts de l'Etat dans le sens de l'application des lois de la République et du rétablissement de l'Etat de droit, qui est une vieille antienne maintes fois entendue dont j'espère qu'elle finira par s'inscrire dans les faits.
Votre commission s'intéresse plus particulièrement au fonctionnement des forces de sécurité en Corse. Quelle était donc la situation en Corse au moment j'ai pris mes fonctions ?
D'abord, j'annonçais que le rétablissement de l'ordre républicain était le préalable au développement de la Corse et j'annonçais une action en profondeur dont j'attendais, sur cinq ans, qu'elle transforme l'image de la Corse. Je confirmais ces intentions du gouvernement aux fonctionnaires de l'Etat que je réunissais à la préfecture le 14 janvier 1994. Je tiens également à votre disposition le texte de mon intervention à cette occasion.
En 1993, l'organisation de la police nationale en Corse était la suivante et l'on pourra tout de suite en cerner les forces et les faiblesses. Les chiffres de l'époque, tirés d'un rapport du préfet délégué pour la sécurité du 29 novembre 1993 font état de 2 200 personnes, policiers et gendarmes, pour 250 000 habitants, soit près de 1 pour 100 habitants. Sur ces 2 200 personnes, un millier appartenait à la police nationale, représentée par toutes ses composantes : la sécurité publique, la police judiciaire, les renseignements généraux, la police de l'air et des frontières, la DST, et une antenne du SGAP de Marseille, le SGAP étant l'organisme gestionnaire des personnels et des matériels. Parmi ce millier de policiers, il fallait également compter trois compagnies de CRS.
La gendarmerie comptait également trois escadrons de gendarmes mobiles. L'importance des unités mobiles, soulignée par le préfet délégué, était considérée comme un handicap. Il nous était suggéré le retour sur le continent d'une unité de CRS, avec en contrepartie la constitution de deux sections d'intervention, une à Ajaccio, l'autre à Bastia. J'ai donné mon accord à cette proposition, mise en _uvre pour la gendarmerie. Il était également proposé le retour d'un escadron et le renforcement des brigades par vingt à vingt-cinq gendarmes. Je ne me souviens plus dans le détail de la suite qui fut donnée à cette proposition, mais il me semble qu'elle fut suivie d'effets.
On peut s'interroger en termes opérationnels sur la sécurité et le maintien de l'ordre, sur la cohérence et l'efficacité de la présence de trois préfets : un préfet pour la Corse du sud, en même temps préfet de région ; un préfet de Haute-Corse à Bastia et un préfet délégué à la sécurité. Il y avait donc deux préfets territoriaux, dont l'un pouvait se considérer comme investi d'une plus grande autorité que son collègue par sa qualité de préfet de région, ce qui ne manquait pas d'entraîner quelques tensions - preuve que rien n'a tellement changé ! - et le préfet adjoint pour la sécurité. Comme nous étions optimistes, nous en déduisions que les rapports entre les hommes étant ce qu'ils étaient, une telle articulation n'était pas bonne.
Dès septembre 1993, je souhaitais qu'une décision forte du gouvernement confirme le rôle prééminent du préfet adjoint chargé de la sécurité en ce domaine. D'arbitrages en arbitrages, en raison des réticences tenaces du garde des sceaux au titre des missions de police judiciaire, du ministre de la Défense au titre de la gendarmerie et du ministre du Budget au titre de la douane, mon souhait de voir les fonctions de ce préfet chargé de la sécurité définies par décret n'a pu être suivi d'effets. En réalité, le décret est devenu une circulaire, signée le 31 octobre 1994. Il a donc fallu plus d'un an pour que ce texte, frappé d'une faiblesse juridique congénitale, voie le jour.
Il était certain que cette triade d'autorités nuisait à la coordination. Nous avions créé les plans départementaux de sécurité, dispositif initié en août 1993, et souhaités qu'ils soient harmonisés pour la Corse alors qu'en réalité il n'eût fallu qu'un seul plan, valable pour l'ensemble de l'île.
La gestion de la police nationale reposait sur l'activité du SGAP de Marseille, dont la Corse ne bénéficiait que d'une seule antenne. Je me suis efforcé d'en accroître les moyens et les compétences par une déconcentration accrue. Ce fut long et les résultats ne furent pas à la hauteur de nos espérances ! Néanmoins, j'ai lancé une action qui a changé le comportement des policiers localement par la lutte systématique contre l'absentéisme et l'excès des congés de maladie. J'ai assuré la remise en marche - cela non pas dans l'île, mais à Marseille - des procédures disciplinaires, dont certaines traînaient depuis plus de deux ans. J'ai d'ailleurs obtenu du médecin de la police nationale de Marseille, M. Ceccaldi, qu'il veuille bien se rendre sur place pour procéder aux contre-visites nécessaires.
M. le Président : Il est resté des années en Corse ce docteur Ceccaldi !
M. Charles PASQUA : Non pas en Corse, mais à Marseille, au laboratoire de police scientifique et médicale. Cela dit, il s'est souvent rendu en Corse, toujours avec le même objet et les mêmes missions ! En tout cas, j'avais obtenu un résultat, puisque, à l'époque, il devait y avoir 22 fonctionnaires en congé maladie de longue durée. Je leur avais écrit que, compte tenu des maladies dont ils souffraient, il me paraissait normal que leur invalidité entraîne quelques conséquences et que l'on envisage de mettre fin à leurs fonctions et de leur donner une pension, ce qui leur permettrait de se livrer à leurs activités préférées : la chasse, la pêche... Cela a entraîné une reprise d'activité, du reste non négligeable !
Dans le même temps, j'ai dû procéder aux mutations des deux directeurs de la sécurité publique et du chef du service régional de la police judiciaire.
Enfin, en août 1994, j'ai envoyé une mission d'inspection en Corse, composée du directeur général de la police nationale, à l'époque M. Edouard Lacroix, de M. Broussard, directeur de la police de l'air et des frontières, de M. Franquet, directeur de la police judiciaire, et de M. Guérin, directeur de la sécurité publique. Je tiens à votre disposition les comptes rendus de ces diverses missions.
J'en viens à la restauration de la légalité en Corse, vaste entreprise ! J'ai annoncé le lancement d'une campagne d'envergure dans le discours prononcé en Corse le 14 mai 1993. J'avais rédigé une lettre à chacun des trois préfets, leur demandant de dresser un inventaire des mesures simples, concrètes, qu'il fallait, soit prendre, soit simplement faire respecter avec plus de vigueur et de fermeté sur leur territoire pour que l'Etat de droit soit davantage affirmé.
Les trois préfets ont répondu en dressant une liste des dispositions à prendre, la majorité concernant la police administrative, pour que le rétablissement de l'ordre républicain soit perçu par la population comme une réalité. Je ne possède pas le texte des réponses ; en revanche, j'ai conservé la copie des bilans effectués par les deux préfets territoriaux en octobre 1994, soit un an plus tard. On y relève un certain nombre de progrès. Mon directeur général avait rédigé une note de synthèse établie à partir de leurs rapports pour illustrer les avancées et les reculs de janvier-septembre 1993 à janvier-septembre 1994, période qui permettait de juger des effets et des actions entreprises. Le 10 octobre 1994, le préfet adjoint m'adressait un rapport sur les activités en matière de lutte contre la délinquance. Je dispose de ce document que je puis vous remettre.
Voilà pour l'essentiel. Je n'entre pas dans le détail des mesures qui furent reprises, dont vous trouverez la liste, soit dans les archives du ministère de l'Intérieur, soit dans les documents que je suis disposé à communiquer à la commission.
M. le Président : Nous avons entendu il y a quelques instants M. Jean-Louis Debré, qui a dressé une situation assez apocalyptique de la situation qu'il a trouvée lorsqu'il est arrivé en 1995 au ministère de l'Intérieur, beaucoup des éléments livrés ressemblant, du reste, à ceux que vous nous avez indiqués.
M. Charles PASQUA : C'est ce que dit probablement chaque ministre de l'Intérieur lorsqu'il arrive !
M. le Président : Il nous a notamment indiqué qu'il était impossible en 1995 de lancer ou de préparer des opérations d'interpellation notamment, sans que ne se produisent des fuites au niveau de la police. Avez-vous constaté le même phénomène ?
M. Charles PASQUA : C'est assez souvent le cas, ce qui nous avait amenés à prendre des mesures de mutation et de réorganisation des services.
M. le Président : M. Debré a indiqué que le travail de police judiciaire n'était pas fait correctement. La collaboration entre les magistrats et la police ou entre les magistrats et la gendarmerie fonctionnait-elle dans des conditions normales ou y avait-il, comme un peu partout, mais peut-être de façon un peu plus prononcée en Corse, une véritable guerre larvée entre les différents services auxiliaires de la justice, réduisant à néant les intentions politiques affichées par les ministres successifs ?
M. Charles PASQUA : Je porterai un jugement plus nuancé. Des difficultés ont toujours existé entre les différents services chargés de lutter contre l'insécurité, qu'il s'agisse de la police ou de la gendarmerie. Ce n'est pas nouveau. J'avais essayé de remédier à la situation en plaçant l'ensemble des services concernés sous l'autorité du préfet délégué à la sécurité. Manifestement, chaque responsable de service n'avait qu'une seule envie : échapper à cette autorité unique et référer à son autorité centrale. Il en a toujours été ainsi. Mais je ne suis pas certain que cela ait gravement nui à l'efficacité des services de police et de gendarmerie ; prévalait tout de même, je crois, une certaine coordination. Les rapports entre les services de police judiciaire et l'autorité judiciaire étaient satisfaisants.
M. le Président : Le taux d'élucidation des affaires criminelles, des affaires les plus graves, était quand même relativement faible comparé à la moyenne nationale. Comment expliquez-vous ce phénomène particulier à la Corse ?
M. Charles PASQUA : Il est difficile de trouver auprès de la population une collaboration immédiate ou instinctive envers les services de police dès lors que des faits sont constatés, à plus forte raison dans le cadre des enquêtes. Ce n'est pas nouveau.
M. le Président : L'attitude de la population est-elle le résultat d'une histoire, d'une culture, d'une forme de réaction entretenue au cours des siècles et des décennies ou est-ce dû au climat de peur qui règne en Corse et qui fait que celui qui livre des informations prend des risques considérables ?
M. Charles PASQUA : Un peu des deux. Quand on parle de la Corse, il faut se souvenir que l'île fut confrontée à l'occupation des Génois plusieurs siècles durant. La tendance des Corses à ne pas se livrer et à essayer de régler par eux-mêmes les problèmes est due au fait que la justice fut pendant plusieurs siècles aux mains de l'occupant et que ceux qui n'étaient pas de son côté avaient peu de chances de se faire entendre ou d'obtenir justice.
M. le Président : Dans votre appréciation sur le terrorisme au sens large du terme, que pensez-vous de la part qui peut être attribuée à des revendications nationalistes et indépendantistes, de nature politique, et de celle relative à des pratiques crapuleuses ? Si l'on se réfère à un certain nombre de dossiers liés au banditisme, n'utilise-t-on pas le terrorisme en Corse à des fins qui n'ont pas forcément la destination à laquelle s'attache la qualification de terrorisme?
M. Charles PASQUA : C'est évident ! A l'origine, il s'agissait d'une revendication autonomiste, puis nationaliste. La dérive de la situation en Corse remonte à 1975 avec l'occupation dans la région d'Aléria d'une cave vinicole et les incidents violents qui s'en sont suivis, qui ont entraîné la mort d'un gendarme ; à cela s'est ajouté le fait que les responsables de la situation, malgré la présence massive de forces de l'ordre, ont pu sortir impunément, ce qui a incité un certain nombre de gens à braver l'autorité et à utiliser la violence.
Au surplus, il est très difficile de conduire une politique, en Corse ou ailleurs, mais notamment en Corse, quand le gouvernement ne dispose pas de la durée. Si tous les deux ans intervient un changement de majorité et, par conséquent, un changement de politique, il est très difficile de faire quoi que ce soit. Je vais vous donner un exemple. Lorsque j'ai été ministre de l'Intérieur en 1986, j'ai conduit en Corse une politique que l'on peut qualifier de répressive et d'assez ferme, c'est le moins que l'on puisse dire ! Elle a conduit à l'arrestation et au déferrement devant la justice de la quasi-totalité des responsables nationalistes. Il en restait peut-être quatre ou cinq en liberté lorsque l'alternance a joué. Je rappelle également qu'en 1988, lorsque je suis parti, une centaine de personnes assistaient aux journées de Corte organisées par les nationalistes. A l'époque, lors des élections, les nationalistes obtenaient un score de l'ordre de 10 %.
Suite à une loi d'amnistie votée en 1989, la quasi-totalité des nationalistes avait été amnistiée et il avait même été fait table rase des délits en cours et non encore jugés.
Lorsque je suis revenu en 1993, le poids électoral des nationalistes s'établissait à 25 %. Il n'était donc pas possible de traiter les affaires de la même manière. En tous les cas, ce fut mon sentiment et c'est la raison pour laquelle j'ai préféré rechercher une solution économique, visant à améliorer l'efficacité des responsables des services de police. Des choses simples étaient à faire en Corse, par exemple, en ce qui concerne les auteurs de rackets, qu'ils soient inspirés par le nationalisme ou le banditisme. Il suffisait de rapprocher le fichier des cartes grises de celui de l'ANPE. On aurait trouvé des choses assez étonnantes dont certaines auraient même pu faire l'objet d'une communication à la faculté de médecine, quand on se rend compte par exemple, qu'une dame de 85 ans est propriétaire d'une grosse moto !
Mme Catherine TASCA : C'est une amazone !
M. Charles PASQUA : On peut le dire comme cela !
Mais nous n'avons jamais pu obtenir ce rapprochement. De même, j'avais demandé l'envoi de fonctionnaires des finances pour procéder à des enquêtes fiscales. Les deux ou trois fonctionnaires désignés sont restés sur place deux jours, alors qu'il y avait fort à faire en ce domaine !
Enfin, si mes collègues m'ont qualifié de " ministre pilote ", c'est qu'il y avait eu beaucoup de comités interministériels et qu'à cette occasion la politique du gouvernement concernant la Corse avait été arrêtée et que j'avais été chargé de la coordonner.
M. le Président : La qualification de " ministre pilote " était celle de l'époque. J'ignore comment l'on vous qualifie aujourd'hui, je ne fais qu'enquêter sur la période 1993-1995.
M. Charles PASQUA : Aujourd'hui on me qualifierait d'observateur !
M. Bernard DEROSIER : Vous disiez, monsieur Pasqua, qu'il eût fallu rapprocher les fichiers, ce qui ne fut pas possible du fait de la loi Informatique et Liberté. Derrière ce regret exprimé, auriez-vous souhaité des mesures particulières pour la Corse ?
M. Charles PASQUA : Non, nous aurions pu obtenir un certain nombre de résultats sans mesures particulières. Elles auraient pu être envisagées, mais à une autre période, lorsque la situation était beaucoup plus grave, de 1986 à 1988. Je m'en étais entretenu à l'époque avec le Président de la République, M. Mitterrand. Devant la recrudescence des attentats, nous avions même envisagé l'instauration de l'état d'urgence, mais nous ne l'avons pas fait, car ce régime est limité dans le temps et cela n'aurait pratiquement servi à rien. Je suis convaincu qu'il ne fallait pas de mesures particulières pour la Corse, mais l'application stricte de toutes les dispositions existantes. Le temps nous a manqué.
M. le Président : Le temps mis à part, la coordination ne vous a-t-elle pas fait défaut ? On se rend compte que tous les services agissent séparément : vous n'obtenez pas le concours de Bercy pour des contrôles fiscaux qui pourraient révéler une implication dans des affaires de " criminalité ordinaire ", si j'ose dire, par rapport au terrorisme politique ; vous n'obtenez pas forcément le concours de la gendarmerie qui regarde avec une certaine suspicion les services de police qui, eux-mêmes, ne travaillent pas dans des conditions satisfaisantes. Pourquoi cet absentéisme, cette démobilisation ? Est-ce le climat général, les pressions exercées sur les fonctionnaires ? Ce sont là des éléments qui donnent une vision catastrophique de la situation en Corse.
M. Charles PASQUA : C'est un peu tout cela, mais c'est certainement l'incapacité d'un certain nombre de responsables politiques parisiens à mesurer la réalité de la situation en Corse et à accepter qu'un certain nombre de leurs prérogatives soit assumé sur l'île par un seul responsable. D'où une carence certaine dans le domaine de la coordination et dans l'unité de commandement, sans laquelle on ne peut rien faire.
M. le Président : Cela vous conduisait-il à négocier pour rechercher ce consensus dont vous avez parlé, puisque cela fit l'objet d'une partie de votre discours du 14 mai 1993 devant l'assemblée de Corse ? Avez-vous eu des contacts avec ces mouvements ? Lesquels, sous quelle forme, pour leur dire quoi et pour leur proposer quelles solutions aux problèmes que vous aviez parfaitement cernés en Corse ?
M. Charles PASQUA : Les problèmes d'ordre public ne pouvaient faire l'objet d'aucune négociation. Mais chaque ministre de l'Intérieur, quel qu'il soit, quand il accède à ce poste, est habité de deux espérances : la première, arriver, par la persuasion et l'évolution de la situation économique, à désarmer la violence ; la seconde, réinsérer dans le processus politique normal tous ceux qui sont prêts à abandonner la violence. La violence n'a pas de sens dans un pays où, de toute façon, la liberté d'expression est totale et où, à la limite, on peut présenter des personnes aux élections avec pour ambition d'accéder à l'indépendance. C'est ce que j'avais expliqué à l'assemblée de Corse où j'avais reçu tous les groupes qui y sont représentés, dont les nationalistes. J'avais écouté leurs revendications. En dehors du verbiage habituel sur les conséquences du colonialisme, de la nécessaire réparation des dommages subis par les Corses, je leur avais posé des questions.
Je leur ai dit : " Que voulez-vous ? Je suis en mesure de vous dire jusqu'où nous pouvons aller et ce que, de toute façon, nous n'accepterons jamais. Alors, je vous écoute ! " Nous rejoignons par-là le problème évoqué ces derniers jours et encore hier par le Président de la République, à savoir les langues régionales.
Je me souviens de mes interlocuteurs qui me disaient : " Il faut développer l'enseignement du Corse ". Je leur ai répondu que je n'y voyais pas d'inconvénients. Dans la mesure où je m'en étais entretenu auparavant avec le Premier ministre et que nous en avions débattu en conseil interministériel, je leur ai dit :
Pas de problèmes pour des postes supplémentaires, des heures supplémentaires de diffusion à la télévision, etc. ".
On m'a répondu : " Oui, mais il faut que l'enseignement du corse soit obligatoire ! ".
J'ai dit : " Non, la réponse est non ! "
Mon interlocuteur ajouta : " L'enseignement pourrait être obligatoire, mais, dans le même temps, ceux qui ne voudraient pas pourraient en être dispensés. ".
Vous plaisantez ! " ai-je rétorqué.
L'un d'entre eux m'avait remis un document ronéoté, constituant un relevé de toutes leurs revendications et qui reprenait en quelque sorte leur programme. Sur la page de garde, était écrit en corse : Propositions pour l'avenir de la Corse. J'ai ouvert le document : tout le reste était écrit en français ! Je me suis adressé à eux en corse : " Mais tout cela est écrit en français ; est-ce à dire que vous ne savez pas écrire en corse ? ".
Ils m'ont répondu : " On aurait pu l'écrire en corse, mais alors personne ne l'aurait lu ! "
Vous avez vous-même trouvé les limites de l'exercice ! " ai-je conclu.
A cette occasion, j'ai rencontré l'ensemble des représentants des mouvements nationalistes en présence de mon directeur de cabinet. Je leur ai dit que la violence n'avait pas de sens, qu'il fallait l'abandonner et qu'ils devaient se réinsérer dans le système politique, etc. Je crois d'ailleurs que nous n'avons pas été loin d'y parvenir, car si l'on s'arrête sur la période de 1995, avant le changement de gouvernement, on constate, peu de temps après, la diminution des attentats, en tout cas ceux concernant les édifices publics et les personnes, ainsi que ceux que l'on a rattachés ensuite à " la guerre entre les mouvements nationalistes ".
Je crois donc que les efforts que nous avions réalisés ont porté quelques fruits. Nous avions notamment obtenu que l'assemblée de Corse élabore un plan de développement régional, dont il est de bon ton aujourd'hui de se moquer en disant qu'il venait s'ajouter à la pléthore de ceux existant, mais celui-là avait été adopté à l'unanimité, puisque les mouvements nationalistes n'avaient pas voté contre, mais s'étaient abstenus. Ce plan de développement comprenait, parmi ses grands axes, le tourisme, ce qui n'est pas le moindre des paradoxes, puisque c'est précisément les abus dans le domaine touristique qui avaient inspiré ou servi de prétexte au mouvement nationaliste.
Ensuite, le nouveau gouvernement a été constitué ; il s'en est suivi un certain nombre de conséquences.
Tout d'abord, le ministère de l'Intérieur et de l'Aménagement du territoire a éclaté. M. Debré a conservé le titre de ministre de l'Intérieur, mais on lui a retiré l'aménagement du territoire et les collectivités locales. Il était donc en réalité le ministre de la police et de la sécurité civile. Comparés aux moyens dont je disposais antérieurement, il en avait moins. Ce n'est pas à vous, dont certains sont élus locaux, que j'apprendrai qu'un ministre de l'Intérieur qui a les relations avec les collectivités locales dispose de moyens dont ne bénéficie pas un ministre qui en est dépourvu. Par rapport aux fonctions qui étaient les miennes, Jean-Louis Debré était confronté à une diminution de ses capacités ministérielles.
Surtout, le gouvernement d'Alain Juppé - je reconnais qu'il avait bien d'autres chats à fouetter ; ce n'est pas une critique, mais une constatation, encore qu'à la limite, je suis libre de formuler une critique si tel est mon sentiment - ne s'est pas du tout occupé de la Corse pendant six mois et, à ma connaissance, le ministre de l'Intérieur de l'époque non plus, ou peu. Ce qui a certainement entraîné, par dépit, des conséquences : nous avons assisté à la reprise des attentats à l'encontre des édifices publics comme nous en avions rarement vu, et d'autres épisodes sur lesquels je ne m'étendrai pas. Pendant cette période de vacuité ou d'absence d'intérêt, la Corse n'était plus une priorité, et c'est ainsi que les élus corses l'ont ressenti. J'avais, pour ma part, institué un contact permanent entre l'assemblée de Corse et le ministère de l'Intérieur et de l'Aménagement du territoire en la personne du sous-préfet, aujourd'hui préfet, M. Pierre-Etienne Bisch, qui assurait un suivi permanent dans nos relations et nos travaux. C'est l'absence de suivi qui a conduit à la reprise des attentats.
M. le Président : Dans la mesure où la commission est également chargée d'émettre des propositions, ce que vous suggérez aujourd'hui, dirais-je avec une pointe d'humour, c'est le rapprochement du ministère de l'Intérieur, dirigé par M. Chevènement, et du ministère de l'Aménagement du territoire, dirigé par Mme Voynet !
M. Charles PASQUA : C'est un peu cela ! Cela dit, je ne suis pas certain que l'un ou l'autre soit prêt à déléguer une partie de ses compétences, mais je crois que ce serait une bonne chose. En tous les cas, cela peut intervenir au niveau interministériel. Je voudrais insister - certains d'entre vous ont été ministres, d'autres ne l'ont pas été...
M. le Président : Et aspirent tous à le devenir !
M. Charles PASQUA : Tout parlementaire aspire à devenir ministre, du moins je l'espère pour vous !
Il faut savoir qu'un comité interministériel est surtout composé de hauts fonctionnaires qui représentent les administrations et non pas de ministres. C'est la raison pour laquelle je me suis toujours refusé à participer à des comités interministériels qui seraient composés autrement que de ministres. Au premier auquel je fus convié, assistaient trente personnes, dont dix membres du Trésor ou du Budget, je leur ai dit : " Moi, je ne vais pas discuter, je m'en vais ! ". Comme j'avais assez mauvais caractère, la géographie de la commission fut modifiée ! Mme Tasca le sait comme moi. Pardonnez-moi de le dire, mais un ministre n'a pas à discuter avec un sous-fifre, fût-il sous-directeur du Trésor. Je veux bien accepter les arbitrages du Premier ministre, mais je n'avais pas à discuter avec un haut fonctionnaire, quel qu'il soit ; autrement, on supprime les ministres s'ils ne servent à rien !
M. le Président : Au sein de votre cabinet, qui était plus spécifiquement chargé du suivi des affaires corses ?
M. Charles PASQUA : D'une manière générale, c'était le directeur de mon cabinet. J'en ai eu plusieurs : tout d'abord, M. Massoni, ensuite devenu directeur de la préfecture de police ; puis, M. Thoraval, qui auparavant avait été préfet de la région corse. C'était une région qu'il connaissait bien et où il avait laissé un très bon souvenir.
M. le Président : M. Léandri n'avait-il pas un rôle particulier ?
M. Charles PASQUA : M. Léandri n'avait rien à voir avec la Corse. Il était chargé des relations avec les syndicats, qui le connaissent très bien.
M. le Président : Une dernière question qui n'a rien de provocateur : on a parlé des réseaux Pasqua...
M. Charles PASQUA : Certes !
M. le Président : Dites-nous ce que vous en pensez. Vous êtes le mieux placé pour nous dire ce qu'il en est très exactement.
M. Charles PASQUA : Je suis le mieux placé et je suis heureux de vous dire que vous avez devant vous le chef de ces réseaux ! Comme j'ai appartenu à un autre réseau à une autre époque, je me rappelle ce que disait l'intelligence service dans ses formations initiales : " Keep your secret, secret ! ".
Il n'y a pas de réseaux Pasqua ! Je trouve cela d'ailleurs assez injurieux pour les fonctionnaires. Car j'ai bien vu la campagne lancée, contre la police, contre la police judiciaire, contre les renseignements généraux, contre la sécurité publique, soupçonnés, soit de ne pas faire leur métier, soit de conserver des informations par-devers eux, soit de m'en faire bénéficier en priorité. C'est mal connaître les fonctionnaires et c'est très injurieux à leur égard. Ce n'est pas parce que vous êtes ministre, que vous procédez à la nomination de ceux qui vous paraissent les plus compétents, que le jour où vous n'êtes plus ministre vous avez des relations privilégiées avec eux. Ce n'est pas vrai. D'ailleurs, je n'ai reçu aucune information concernant la situation corse et je me suis bien gardé d'en demander. Peut-être vous rappellerez-vous que je m'étais fait une règle, au reste respectée par tous les ministres de l'Intérieur à ma connaissance, sauf un, laquelle consistait à ne pas intervenir dans les secteurs dont nous avions eu la charge.
M. le Président : Rappelez-nous celui qui n'aurait pas respecté cette règle. (Silence de M. Pasqua) Je crois avoir la même information que vous, mais...
M. Charles PASQUA : Ah, je ne sais pas ! Dites-moi le nom !
M. le Président : Ne se nommerait-il pas M. Debré ?
M. Charles PASQUA : Alors, il y en a eu deux ! Le second étant M. Quilès. M. Joxe a toujours respecté cette règle, je l'ai respectée de la même manière.
M. le Président : Une très grande solidarité prévaut entre les ministres de l'Intérieur !
M. Charles PASQUA : Ayant été au fait des problèmes, connaissant les difficultés, notamment dans des secteurs comme ceux de la Corse, il est vrai que nous sommes tout naturellement plutôt portés à soutenir celui qui exerce ces fonctions qu'à l'attaquer au prétexte qu'il n'est pas de votre sensibilité politique.
M. le Président : Nous l'avons observé ces jours derniers !
M. Charles PASQUA : A chaque fois qu'il est confronté à ce type de problème, tout ministre de l'Intérieur est animé d'une ambition - aucun n'y est encore parvenu : arriver à susciter un consensus. Et il est vrai que l'on arriverait plus facilement à régler les problèmes si prévalait un consensus national sur une politique, car la durée est capitale à la résolution de ce type de problème. Si, sur place, on savait que l'Etat a défini sa politique et qu'elle sera poursuivie quelles que soient les majorités, le problème serait réglé à 90 %.
M. le Président : Puisque vous êtes à la recherche d'un consensus, pouvez-vous nous dire ce que vous pensez de l'affaire de la paillote ?
M. Charles PASQUA : Je ne vous dirai qu'une seule chose : je ne compte pas me rendre en Corse cet été, mais si d'aventure j'y allais, ce qui est possible, je n'irai pas déjeuner à la paillote ! La publicité dont a bénéficié cette affaire est assez scandaleuse. Quant au préfet, je suis de l'avis de M. Chevènement : je comprends qu'il veuille se défendre, c'est logique, mais de là à attaquer un peu tout le monde et à sortir d'un minimum de devoir de réserve, je trouve cela choquant.
Mme Catherine TASCA : En votre qualité de ministre de l'Intérieur, vous étiez responsable des forces de l'ordre et du corps préfectoral. Avez-vous observé dans l'exercice de la fonction préfectorale en Corse, comparé aux autres départements français, des dérogations, des comportements extra-ordinaires ? A cet égard vous avez évoqué " la triade " pour indiquer qu'elle ne simplifiait pas l'exercice de la fonction préfectorale et vous avez donné votre avis sur le rôle du préfet chargé de la sécurité qui, d'ailleurs, ne concorde pas avec d'autres avis entendus.
M. Charles PASQUA : Dans une seconde étape, j'étais arrivé à la nécessité de supprimer ce poste. J'ai rappelé la situation que j'ai trouvée, comment j'ai essayé d'y remédier. Enfin, j'en étais arrivé à la conclusion, compte tenu de l'attitude des préfets, que le préfet délégué ne servait à rien.
Mme Catherine TASCA : Sur la fonction préfectorale classique, si on met de côté le préfet chargé de la sécurité, donniez-vous aux préfets des directives particulières ? Considérez-vous que cette fonction en Corse nécessitait d'employer des voies et moyens spécifiques ou que l'exercice normal de l'autorité préfectorale doit y suffire ?
M. Charles PASQUA : Vous faites, par là, allusion à la situation actuelle. J'ai été ministre de l'Intérieur à deux reprises et sous deux premiers ministres : Jacques Chirac et Édouard Balladur. Aucun d'entre eux ne se serait immiscé dans la conduite des activités du ministère de l'Intérieur et n'aurait donné directement des instructions au corps préfectoral. Je ne sais si tel est le cas dans la situation actuelle, mais ce n'était pas le cas à l'époque. Les préfets recevaient des instructions uniquement du ministre de l'Intérieur et répondaient de leur action au seul ministre de l'Intérieur.
Si une dérive est intervenue en Corse, probablement est-ce dû à trois faits. Tout d'abord, soyons objectifs, l'assassinat du préfet Erignac avait créé une situation extraordinaire au sens littéral du terme. Lorsque le préfet Bonnet est arrivé en Corse, le climat était tout à fait particulier. Qu'il ait eu comme ambition prioritaire de tout mettre en _uvre pour que les assassins de son prédécesseur soient retrouvés paraît logique, sauf qu'il n'était pas chargé de conduire l'enquête. Ce n'était pas dans ses fonctions : c'était le rôle de la police judiciaire sous l'autorité des magistrats. Par ailleurs, du fait de l'empêchement du ministre de l'Intérieur, on a peut-être assisté à une tentative pour certains, à une tendance naturelle pour les autres, de rendre compte directement à Matignon. A qui ? Je n'en sais rien. Du même coup, si j'en juge par la presse, peu de temps après que Jean-Pierre Chevènement eut repris ses activités, tout le monde s'est fait l'écho d'un entretien assez vif qu'il aurait eu avec le Premier ministre, au cours duquel il aurait exigé que le préfet Bonnet soit réinséré dans le processus normal de fonctionnement du ministère de l'Intérieur.
Etre sorti de ce processus normal - c'est inévitable - conduit les gens à se croire investis par une autorité supérieure et à ne plus rendre compte à leur hiérarchie.
M. Christian ESTROSI : Monsieur le ministre d'Etat, vous nous avez dit avoir hérité de la situation suivante : des mesures disciplinaires traînaient depuis des années, une désorganisation importante caractérisait les directions opérationnelles, un mal profond de l'exercice de l'autorité de l'Etat sur le territoire de la Corse transparaissait. Avez-vous le sentiment que la situation dont vous avez hérité était créée par laxisme, par incompétence, par complicité, ou assistait-on à une lente dégradation naturelle et irréversible ?
M. Charles PASQUA : Le laxisme a imprégné pendant longtemps les structures de l'Etat, à tel point que l'on considérait normal d'envoyer en Corse les fonctionnaires à la veille de leur retraite, en disant : " Là-bas, au soleil, il sera bien ".
Certains hauts fonctionnaires étaient en poste en Corse depuis quinze ou dix-sept ans ! Dans ces conditions, il se crée des liens avec les élus locaux, dont la principale spécialité - je l'ai expérimenté comme tous les ministres de l'Intérieur - était de demander le renforcement de la sécurité. Et dès que l'on arrête quelqu'un, on vous rétorque : " Mais vous n'avez pas arrêté le bon, c'est pas lui ! Celui-là, il est bon. La preuve : il vote pour nous ! ".
Le 15 septembre, j'ai dû remplacer le directeur du SRPJ ; le 15 novembre, les deux directeurs départementaux de la sécurité publique de Haute-Corse et de Corse du Sud. M. Lacroix a été directeur général de la police nationale et directeur de mon cabinet : il pourra vous fournir des informations détaillées sur ces questions.
M. Christian ESTROSI : En prenant vos fonctions et au moment d'organiser votre cabinet, une personne était-elle spécifiquement en charge des affaires corses dans le cabinet de votre prédécesseur ?
M. Charles PASQUA : Mon prédécesseur, M. Marchand, ne portait pas un intérêt particulier à ces affaires.
M. Roger FRANZONI : Il y avait un conseiller technique qui s'occupait des affaires d'Outre-mer et, incidemment, de la Corse.
M. Christian ESTROSI : Les assassins présumés du préfet Erignac étaient-ils déjà des éléments signalés dans vos services et répertoriés ?
M. Charles PASQUA : Je ne m'en souviens pas, mais je ne suivais pas tout en détail.
M. Christian ESTROSI : Dans votre stratégie de reprise en main de la situation corse, vous aviez fait de votre politique d'aménagement du territoire un élément dominant et déterminant...
M. Charles PASQUA : Au moment où je me suis rendu en Corse, nous étions dans le cadre de la préparation de la loi sur l'aménagement du territoire, ainsi que de la préparation du plan. A l'horizon, se profilaient les négociations avec Bruxelles et la nécessité pour nous d'obtenir pour la Corse un certain nombre d'avantages. La Corse souhaitait bénéficier de ce que l'on appelait le POSEICOR, c'est-à-dire des mesures spécifiques. J'avais indiqué à l'époque à mes interlocuteurs qu'il était capital, pour aborder à la fois le plan et les négociations avec l'Europe, que la Corse se dote de son propre plan de développement, car jusqu'alors tout avait toujours été déterminé par Paris et n'avait jamais été l'affaire des Corses. Pour la première fois, les Corses avaient la possibilité, compte tenu des statuts et des moyens attribués à leur assemblée et à son pouvoir exécutif, d'élaborer eux-mêmes ce document indispensable, qui ouvrait beaucoup de pistes.
M. Jean-Pierre BLAZY : Monsieur le ministre, vous avez indiqué, sans doute à juste titre, que la Corse avait besoin d'une politique qui s'exerce dans la continuité. La période des dix dernières années a été marquée par une série d'alternances.
M. Charles PASQUA : Et quand ce n'est pas l'alternance, il y a des changements de gouvernement !
M. Jean-Pierre BLAZY : Vous avez évoqué les amnisties. Je suis de ceux qui pensent, en effet, que des erreurs ont été commises en ce domaine. Mais pour que l'on ne polémique pas sur cette question, je précise que les lois d'amnistie de 1988 et de 1989 ont été réclamées par l'assemblée régionale elle-même, qui n'est pas, que je sache, très à gauche, et qu'elles furent votées ensuite par la quasi-unanimité de l'Assemblée nationale. Il convient donc de ne pas épiloguer, même si je pense que ce fut une erreur, s'agissant de certaines personnes amnistiées.
M. Charles PASQUA : Je ne polémique pas sur l'amnistie, j'en constate simplement les conséquences. L'une des conséquences que l'on pouvait espérer, et que tous les ministres de l'Intérieur ont recherché, à savoir l'abandon de la violence et de la lutte armée, ne fut pas obtenu.
M. Jean-Pierre BLAZY : Je suis d'accord avec vous sur le constat.
Vous avez été ministre de l'Intérieur à deux reprises : de 1986-1988, période au cours de laquelle vous avez mené une politique plutôt répressive, je rappelle votre phrase : " Il faut terroriser les terroristes. "...
M. Charles PASQUA : Elle ne concernait pas la Corse, mais le terrorisme islamiste.
M. Jean-Pierre BLAZY : En effet, mais on aurait pu croire que cela concernait la Corse...
M. Charles PASQUA : Je n'ai jamais considéré les deux problèmes comme étant de même niveau.
M. Jean-Pierre BLAZY : De retour en 1993 au ministère de l'Intérieur, parce que le contexte politique avait évolué, votre politique change aussi. Avez-vous constaté alors que les choses avaient changé parce que le mouvement nationaliste avait évolué ; si oui, dans quel sens ? Car c'est avant l'arrivée de M. Debré que les contacts s'établissent directement avec des personnes comme François Santoni alors que, dans le même temps, on observe depuis le début des années 90 une dérive mafieuse du mouvement nationaliste.
M. Charles PASQUA : C'est une question qui nous entraînerait très loin. L'analyse de la situation sur le point de savoir à partir de quel moment la dérive mafieuse a commencé et quel est le mouvement nationaliste le plus gangrené, recouvre un vaste domaine. C'est d'ailleurs cette dérive mafieuse par la prise de contrôle par des éléments nationalistes d'intérêts importants dans le domaine du tourisme qui a ensuite entraîné des règlements de comptes.
En Corse, une politique uniquement fondée sur la répression ne peut pas réussir. On en a fait l'expérience. Il faut traiter le problème dans son ensemble. Dire que, de 1986 à 1988, j'ai manié le bâton et que, de 1993 à 1995, j'ai manié à la fois le bâton et la carotte, n'est pas tout à fait faux ! En 1993, et encore plus en 1995, nous en étions arrivés à une sorte d'extinction de fait du mouvement nationaliste qui commençait à s'étioler. La plupart de ses membres souhaitait se réinsérer dans la vie normale. Mais tous ceux qui ont eu à s'occuper de questions de maintien de l'ordre et de sécurité, que ce soit en France ou dans d'autres pays, savent parfaitement que c'est là la période la plus tendue. Dès lors que la plus grande partie des acteurs engagés dans ces mouvements nationalistes, qui ont conduit à certaines formes de terrorisme, veulent entrer dans la légalité, s'opère une réduction ; on a alors affaire aux éléments les plus durs qui font n'importe quoi, d'où notamment l'assassinat du préfet Erignac. Ils auraient tout aussi bien pu faire autre chose.
Je crois vraiment que le mouvement nationaliste avait, en quelque sorte, jeté ses derniers feux à l'époque et que la quasi-totalité de ses membres était prête à entrer dans la légalité. Il est par ailleurs un élément dont on ne parle pas : les mouvements nationalistes ont utilisé pour une basse besogne un certain nombre de jeunes, qui ont été gangrenés et qui ont ensuite pris l'habitude de vivre dans la violence. Nous aurons à assumer les conséquences de cette affaire pendant un certain temps. Cela ne s'arrêtera pas du jour au lendemain et réclamera plusieurs années.
M. le Rapporteur : Peut-on dire que Pierre Joxe a traité le canal habituel et vous le canal historique ?
M. Charles PASQUA : C'est ce que l'on a dit à l'époque. Je crois que Pierre Joxe et moi-même, à des périodes différentes, avons eu la même approche, estimant qu'il fallait tout faire pour réinsérer les gens dans le processus démocratique. Je serais tenté de dire que pour discuter, vous discutez avec les gens qui se battent, non avec les bonnes s_urs ! Contrairement à ce qui se raconte ici ou là, nous avions un endroit tout trouvé, qui était l'assemblée corse.
M. le Président : Pensez-vous, monsieur Pasqua, qu'il est souhaitable d'aller à nouveau vers une refonte des institutions ou, au contraire, qu'il faut en ce domaine une certaine stabilité qui permette d'appuyer ou d'accompagner la politique des différents gouvernements ?
M. Charles PASQUA : Vous rejoignez, disant cela, les revendications d'un certain nombre de personnes. On peut la qualifier d'un mot : on dit qu'il faut supprimer les départements, n'avoir que l'assemblée de Corse, et c'est une revendication qui conduit à l'autonomisme. L'empilement des structures n'est pas forcément une bonne chose, surtout en l'absence de clarification des compétences. C'est ainsi que l'on a assisté à des résultats aberrants : la Corse n'a jamais reçu autant de crédits du budget national et des Communautés européennes pour réaliser les infrastructures et on n'en a jamais aussi peu réalisées. En effet, les infrastructures sont de la responsabilité de l'assemblée de Corse et dans le même temps, les conseillers généraux qui sont responsables des chemins vicinaux n'ont pas un sou de crédit. Tout cela est incohérent ! Si j'étais resté ministre de l'Intérieur, j'aurais probablement été conduit à proposer une clarification des compétences et peut-être une modification des choses.
M. le Président : Monsieur Pasqua, je vous remercie.
Audition de M. Jean-Pierre LACROIX,
préfet de Corse
(extrait du procès-verbal de la séance du mardi 7 juillet 1999 à Ajaccio)
Présidence de M. Raymond FORNI, Président
M. Jean-Pierre Lacroix est introduit.
M. le Président lui rappelle que les dispositions législatives relatives aux commissions d'enquête lui ont été communiquées. A l'invitation du Président, M. Jean-Pierre Lacroix prête serment.
M. le Président : Monsieur le préfet, nous ne sommes pas venus seulement pour une visite de courtoisie, nous sommes venus pour nous informer. Nous nous sommes rendus à Ajaccio parce que nous pensons que vous avez suffisamment à faire ici pour vous éviter un déplacement à Paris, ce qui eût été possible mais n'était évidemment pas souhaitable compte tenu de la situation dont vous avez hérité, il y a quelques semaines.
Pouvez-vous nous dire quel climat vous avez trouvé à votre arrivée en Corse ? Quelle évolution observez-vous depuis ? Nous souhaiterions également prendre la mesure des lieux. Cela a de l'importance pour comprendre le déroulement d'un certain nombre d'événements récents.
Nous n'avons pas souhaité donner de publicité particulière à notre déplacement. Aussi ai-je été un peu surpris d'observer la présence de journalistes de FR 3 à l'entrée de la préfecture lorsque nous sommes arrivés.
M. Jean-Pierre LACROIX : Monsieur le Président, je vous préciserai tout d'abord que la présence de journalistes est due à la conférence de presse sur les feux de forêts, habituelle à cette époque, qui était prévue de longue date. Il y a eu concomitance avec votre arrivée à la préfecture mais aucune autre information sur votre déplacement à Ajaccio n'a été portée à la connaissance de la presse.
Vous avez souhaité que je m'exprime sur la situation que j'ai trouvée à mon arrivée, il y a moins de deux mois dans cette région et à Ajaccio. Je mentirais en disant que la situation était normale ou paisible. Toutefois, je tiens à dire que les services de police et de gendarmerie étaient présents à leur poste et qu'il n'y avait pas, de façon lisible, au travers des rapports qui m'ont été faits, de changements visibles dans le comportement des policiers, des gendarmes, des CRS et autres services de police affectés notamment à Ajaccio.
En revanche, j'ai constaté qu'il y avait dans la haute direction des services des interrogations fortes sur l'organisation même du dispositif général de sécurité et d'ordre public dans la région et dans le département de Corse-du-Sud. Les deux rapports qui avaient été établis à chaud, d'une part, par l'inspection générale de l'administration et, d'autre part, par l'inspection générale de la gendarmerie n'étaient pas pour rien dans les interrogations qui se faisaient jour, surtout le premier, puisque des propositions extrêmement concrètes y étaient faites.
Face à cette situation, j'ai immédiatement pensé, dans les premières heures de mon séjour, qu'il convenait de se référer aux textes qui fondent l'institution du préfet adjoint pour la sécurité, qui règlent les relations des préfets de départements, du préfet de région, du préfet adjoint pour la sécurité et des responsables régionaux et départementaux de police et de gendarmerie, et d'agir dans le strict respect de ces dispositions.
J'ai d'ailleurs pris immédiatement, le jour de mon arrivée, la délégation de signature qui confiait au préfet adjoint pour la sécurité les responsabilités prévues par les différents décrets et instructions intervenus en la matière. J'ai également expliqué au ministre de l'Intérieur et à ses collaborateurs que ce n'était certainement pas le moment, dans cette période extrêmement sensible, d'opérer des bouleversements fondamentaux qui déstabiliseraient, au moment où il ne le fallait pas, les services de police et de gendarmerie dont j'avais constaté, je le rappelle, qu'ils étaient présents sur le terrain et faisaient face à une situation psychologiquement très difficile. Je pense singulièrement aux gendarmes.
Mon collègue Bernard Lemaire, mon collègue Francis Spitzer et moi avons redéfini les modalités d'application pratiques du dispositif de sécurité. A partir de cette date du 10 mai, j'ai décidé de ne plus présider, sauf à titre exceptionnel - une fois par mois environ, surtout pour maintenir un lien qui m'est nécessaire avec les chefs de police et de gendarmerie du département ou de la région - les réunions traditionnelles de police et que celles-ci seraient tenues par le préfet Spitzer, aussi bien dans le département de Corse-du-Sud que, avec l'accord de M. Lemaire, dans le département de Haute-Corse. La règle était donc remise sur les rails.
J'ai maintenu une relation à l'échelon régional, mais de façon extrêmement limitée, avec le colonel commandant la légion de gendarmerie, le directeur régional des renseignements généraux et le chef du service régional de la police judiciaire. En présence de M. Spitzer et de mon directeur de cabinet, a lieu une réunion en principe hebdomadaire, baptisée " renseignement ", qui permet de procéder à des échanges sur les grands courants de pensée, les tendances, les comportements d'un certain nombre de groupes qui peuvent être fortement contestataires, notamment des groupes clandestins.
J'ai demandé à M. Spitzer d'être présent à cette réunion parce qu'elle entre aussi dans sa compétence et qu'il lui est nécessaire pour fonder ses actions en matière d'ordre public et de sécurité générale, de s'appuyer sur du renseignement. Il en dispose déjà dans chacun des deux départements lors de ses réunions de police, mais là, c'est la vision corse de l'affaire qui se dégage. Sa présence est donc nécessaire et il arrive souvent qu'il soit le rapporteur de certains sujets. Lors de la prochaine réunion, nous traiterons, entre autres, de la préparation des journées de Corte qui peuvent être l'occasion de débordements : elles l'ont été dans le passé, et nous devons prendre un certain nombre de précautions.
La présence de mon directeur de cabinet, qui n'est pas compétent en matière de sécurité et d'ordre public dans le département et ne participe aux réunions de police que lorsque M. Spitzer le souhaite, se justifie plus par la mission que je lui ai confiée de mise en adéquation de ces renseignements, de l'état de l'opinion publique et de l'action administrative conduite quotidiennement sur le terrain dans tous les domaines depuis les huit à neuf semaines que je suis à Ajaccio.
Depuis lors, la situation me paraît s'être normalisée, dans les relations entre les différentes parties prenantes, entre M. Spitzer et M. Lemaire, entre M. Spitzer et moi, puisqu'il est la cheville ouvrière du dispositif sécuritaire public : maintien de l'ordre, réquisition des forces. Le cabinet a trouvé, je crois, sa plus juste place en n'intervenant pas dans les questions d'ordre public. De la part des responsables de la police et de la gendarmerie, je perçois que, là aussi, des équilibres se sont redéfinis et qu'une forme de confiance s'est instaurée dans les échanges. En particulier, l'arrivée du nouveau colonel commandant la légion, officier à la fois calme et connaissant parfaitement bien le fonctionnement de la gendarmerie, a certainement permis de stabiliser des relations qui auraient pu se tendre entre différents services de police et de gendarmerie.
Voilà la situation telle que je la mesure aujourd'hui.
M. le Président : De nombreux responsables politiques nous ont décrit la situation en Corse comme assez catastrophique, du moins comme extrêmement difficile, quelle que soit la période examinée. Ici, d'après ce que nous avons entendu - ce n'est pas forcément l'opinion générale mais elle est assez largement partagée -, les choses ne se déroulent pas tout à fait comme elles se déroulent traditionnellement sur le continent. Par exemple, il semble que le secret soit difficilement gardé pour la préparation de certaines opérations de police qui doivent être imaginées et montées ailleurs pour avoir une chance de réussir.
De plus, certaines déclarations qui nous ont été faites laissent à penser qu'il existe une concurrence extrêmement vive entre les services de gendarmerie et les services de police. Si cela a été variable selon les époques, la période qui a précédé votre arrivée a, en tout cas, été marquée par un affrontement vif entre ces deux administrations. D'une manière générale, on a l'impression que malgré les moyens donnés aux administrations en Corse, notamment aux services de sécurité, les choses sont difficiles à mettre en _uvre. Partagez-vous ce sentiment ou bien avez-vous une appréciation différente de celle que je viens d'exprimer, qui n'est que le résultat des auditions auxquelles nous avons procédé ?
M. Jean-Pierre LACROIX : Je serais bien prétentieux en vous disant, après quelque neuf semaines de présence : voilà quelle est la situation exacte de la Corse, voilà ce qu'il convient de faire, nous avons trouvé la voie que l'on cherchait depuis des années.
Situation " catastrophique ", le mot me paraît fort. En revanche, situation particulière et situation difficile, ces expressions peuvent être acceptées. Je ne vais pas disserter sur les caractéristiques des îles et les difficultés que l'on y rencontre, car vous connaissez tout cela, mais je dirai, avec beaucoup de précautions, que l'image que l'on a dans la capitale de la situation en Corse et du comportement des habitants de l'île me paraît parfois en décalage par rapport aux réalités du terrain.
La situation est difficile, elle est parfois grave. Vous avez évoqué, à titre d'exemple, la porosité des services de police ou des services de gendarmerie - elle est plus grande dans les services de police où il est plus fréquent d'obtenir une " mutation de retour ". Cette porosité, je l'ai parfois constatée dans d'autres départements. Il est vrai que le retour du fonctionnaire local à l'endroit où ses intérêts personnels sont rassemblés n'est pas forcément la meilleure des choses. Lorsque ses séjours durent des années et des années, on aboutit à une espèce de porosité entre la société civile et les forces de police, ce qui nous contraint, il est vrai, ici plus qu'ailleurs, bien que j'aie vécu un cas comparable en Guyane, dont la situation est presque insulaire, à utiliser parfois des moyens en renfort venant de la métropole, déconnectés de la réalité locale, afin de conduire certaines opérations avec une meilleure garantie de confidentialité.
Pour autant, la situation n'est pas de nature à nous inciter à baisser les bras. Il convient sans aucun doute - le Premier ministre l'a dit avant moi et cela a pour moi valeur d'instruction - de maintenir le cap en ce qui concerne l'application de la loi républicaine, qui est l'outil de l'Etat de droit. Celui-ci existe, bien évidemment, en Corse, mais il faut poursuivre cette action parce que l'on a constaté, dans certains domaines, des défaillances, plus nombreuses ici qu'ailleurs.
L'application de la loi républicaine reste donc la ligne directrice. Elle peut se faire dans la sérénité. Les moyens de développement de la Corse doivent être recherchés avec la même force et la même volonté. Nous serions vraiment dans une situation catastrophique si l'on ne comprenait pas que nous pourrions, si nous n'y prêtions garde, en étant hypnotisés par le passé, hypothéquer définitivement les chances d'avenir de la Corse.
Cela touche principalement le domaine financier. Il n'y a plus de banquier opérant dans l'île. Dans un an, plus aucun assureur n'acceptera facilement de conclure de contrat dans l'île. Comment conduire une politique de développement dans ces conditions ? L'ingénierie publique fait plutôt défaut. Comment dès lors les maires peuvent-ils soutenir le développement économique ?
Certes, on peut considérer qu'un succès a été obtenu parce que les rentrées fiscales ont été améliorées. Cela est fondamental et on l'a très bien fait, ce qui est l'indice de la qualité du travail des fonctionnaires du Trésor et des impôts mais aussi l'indice du retour à un civisme fiscal, car l'un n'irait pas sans l'autre. Nous avons atteint le 30 juin l'objectif fixé pour le 31 décembre 1999. Pour autant, on ne peut pas se contenter de ces quelques avancées. C'est au moment où se négocie un nouveau contrat de plan et où sont définies les conditions de sortie de l'objectif 1 des fonds structurels européens, au moment où la collectivité territoriale révise les conditions de la continuité territoriale, au moment où dans le cadre du plan U3M l'on doit définir les conditions du soutien de l'université de Corte, que nous sommes tournés vers le règlement des contentieux du passé, que l'on récupère les dettes fiscales et les dettes sociales qui se sont accumulées, hypothéquant ainsi toute possibilité de trésorerie pour les entreprises.
Il ne faudrait pas que cette attention portée au passé sacrifie les possibilités de développement pour l'avenir. C'est cette action conduite sur la lame du couteau qu'il nous faut savoir mener sans faiblesse - il ne faut pas excuser le passé, il faut poursuivre l'application de la loi - tout en trouvant les moyens du développement. Faute de quoi on entrera de nouveau dans un cycle de chômage et de difficultés accumulées, ce qu'attendent certains groupes clandestins, car c'est dans les corses qui se sentent un peu abandonnés, qui en rajoutent d'ailleurs un peu dans l'expression de cet abandon, que ceux qui veulent mener des actions illégales - ou légales mais conduisant à une évolution statutaire forte - puisent le gros de leurs forces. Il existe donc un lien entre le problème de la sécurité et les actions qu'il nous faut conduire en matière économique et sociale.
M. le Rapporteur : Monsieur le préfet, on comprend bien que le contexte ne vous ait pas permis, si tant est que vous le souhaitiez, de modifier le statut du préfet adjoint pour la sécurité. On a tout de même le sentiment qu'il s'agit d'une institution un peu hybride. M. Pasqua nous a d'ailleurs expliqué hier dans quelles conditions il avait voulu renforcer ses prérogatives, sans y parvenir du reste. Les fonctions exercées par le préfet adjoint pour la sécurité ne pourraient-elles pas l'être par votre directeur de cabinet ? Finalement, abstraction faite du contexte actuel, vous paraît-il souhaitable de maintenir cette institution en Corse ?
M. Jean-Pierre LACROIX : Dès le 10 mai, mon analyse a été celle que je vous ai livrée tout à l'heure. Neuf semaines après, elle est inchangée et plutôt renforcée.
D'abord, elle résulte d'une arithmétique élémentaire. Etre trois vaut mieux que d'être deux, trois ayant le grade de préfet et les compétences accumulées par l'expérience. Les directeurs de cabinet ont ici des fonctions qui les occupent aussi pleinement : suivi de l'action administrative, relations publiques, connaissance de l'opinion, renseignement du ministère.
Ensuite, il y a en Corse une importante concentration de moyens supplémentaires. Si nous sommes aussi aujourd'hui un peu au creux de la vague en comparaison des deux mois précédents, il y a encore un millier de policiers et gendarmes supplémentaires, par rapport à un effectif permanent de mille huit cents policiers et gendarmes. La direction de ces effectifs importants me paraît nécessiter un travail de coordination qui doit être exercé par un préfet de police. C'est plus vrai aujourd'hui que cela ne l'a été lors de la création de l'institution de préfet délégué, dénomination retenue à l'époque et devenue préfet adjoint. Ce serait aller un peu vite en besogne que d'en reporter la gestion sur les deux préfets de département avec leurs directeurs de cabinet.
Enfin, l'on constate qu'il est nécessaire d'avoir un lien fort entre la Haute-Corse et la Corse-du-Sud. La coordination ne doit pas être assurée simplement par le colonel commandant la légion de gendarmerie, par le directeur régional des renseignements généraux, par le chef du service régional de la police judiciaire, qui sont les seuls responsables à l'échelon régional et qui peuvent de ce fait avoir une vision globale de la Corse - c'est pourquoi je leur demande de venir me voir de temps à autre. Il me paraît tout à fait souhaitable de ne pas laisser cette coordination à des services qui, vous l'avez dit tout à l'heure, ont eu quelquefois maille à partir.
Tels sont les motifs pour lesquels je continue à prôner que le préfet adjoint pour la sécurité exerce pleinement son rôle et assure cette coordination nécessaire, à une condition forte, à savoir que nous appliquions, le préfet de Haute-Corse et moi - le préfet de région n'a nulle part de compétence particulière en matière de police, il n'en aura pas ici tant que je serai dans ce siège, et c'est justement là que réside l'utilité d'un préfet de police - le cadre strict fixé par les textes et repris par une délégation de signature.
Vous avez évoqué la guerre des polices. Peut-être a-t-elle existé. Je connais mal le passé. Je ne le connais qu'à travers les rapports, qui ne reflètent pas forcément la vérité totale, car l'état d'esprit ne transparaît pas facilement des rapports. Aujourd'hui, je le répète, grâce à l'action du colonel commandant la légion, grâce aussi à la détermination montrée par le directeur général de la police nationale et le directeur de cabinet du ministre de l'Intérieur de faire cesser cette guerre, si elle a existé - sur ce point, j'ai demandé à M. Spitzer, pour ce qui concerne la Corse-du-Sud et pour le renseignement au plan régional, d'être extrêmement vigilant, et nous serions, mes collègues et moi, extrêmement agressifs si de tels comportements devaient se renouveler ou se produire, s'ils ont jamais existé précédemment - les gendarmes, pour leur part, ont retrouvé une certaine sérénité. Il subsiste quelques séquelles de la dissolution du GPS, mais la gendarmerie départementale a retrouvé la confiance et les élus ont tous, ou à peu près, fait savoir spontanément qu'ils étaient attachés à leur gendarmerie. Tout cela a permis de rasséréner ceux qui se sentaient le plus directement atteints.
M. Jean-Yves GATEAUD : Monsieur le préfet, je voudrais vous interroger sur un sujet apparemment éloigné des questions de sécurité mais qui y ramène néanmoins, à savoir le recensement de la population en Corse. Le climat de violence dans l'île est source de comportements indisciplinés ou inciviques, nous disait-on hier. Or, l'indiscipline et l'incivisme ne favorisent généralement pas le bon recensement de la population. Par ailleurs, vous disiez vous-même, et c'est une antienne reprise par tous nos interlocuteurs, que la Corse doit renouer avec l'application de la loi, le développement économique et une politique d'identité culturelle. Or le recensement donne aussi une image de l'état de développement. Ce recensement est-il exact et de bonne qualité ? Montre-t-il une situation économique et démographique de nature à augurer des jours meilleurs et à éloigner peut-être les sources d'insécurité ?
M. Jean-Pierre LACROIX : Le chiffre globalement déterminé est exact, représentatif de la réalité : la population a crû d'un recensement à l'autre.
Bien entendu, je ne suis jamais intervenu dans les activités de recensement, elles sont totalement indépendantes, ainsi que le prévoit la loi, dieu merci, mais les responsables de l'INSEE m'ont fait part des difficultés qu'ils ont rencontrées à démêler la vérité des déclarations. Des habitants attachés à leur village souhaitent, même s'ils n'y passent qu'un jour ou deux par semaine, s'y faire recenser afin de " sauver " son développement et ne plus se faire recenser dans la ville où ils travaillent et habitent le reste du temps. Les agents recenseurs ont dû se livrer à un travail extrêmement compliqué d'enquête, de reconvocation ou de réinterrogation des gens qui avaient pu ne pas bien comprendre les conditions du recensement.
Si le chiffre global me paraît représentatif, celui de la répartition de la population l'est peut-être moins. La baisse de population considérable à Ajaccio, par exemple, était-elle déjà constatable lors du précédent recensement ? La remise en ordre d'aujourd'hui ne traduit-elle pas un certain nombre d'années d'acceptation pure et simple des déclarations faites ? Il y avait certainement eu des approximations et le rétablissement des chiffres par l'INSEE ne manque pas de poser des questions. C'est un sujet que nous évoquerons demain, lors d'une rencontre avec des maires.
Sur le plan économique, cela accroît notre devoir absolu de trouver le plus vite possible des solutions de développement pour l'île. Nous constatons, et le recensement le montrera encore un peu mieux, que la situation urbaine est en train de se modifier. A Ajaccio et à Bastia, certains comportements, bien qu'ils soient sans commune mesure avec ceux que l'on peut observer dans certaines périphéries de grandes villes, indiquent que le lien familial fort qui servait à régler les conflits s'est affaibli et qu'il y a, de la part des jeunes et parfois de personnes un peu moins jeunes, des comportements plus autonomes.
Je dois le dire parce que c'est la vérité : nous voyons naître dans quelques groupes de jeunes, un sentiment d'admiration, voire d'identification, à l'égard de l'action conduite contre mon collègue le préfet Claude Erignac. Nous avons lu sur des murs une ou deux inscriptions affirmant que l'action de Colonna méritait d'être saluée. Nous devons rapidement, c'est-à-dire maintenant et non dans trois ans lorsque nous aurons réussi à faire payer les impôts par tout le monde et à faire porter leur casque par tous les motards - ce sont des actions nécessaires que je ne raille pas - leur donner la formation dont ils ont besoin, ici plus qu'ailleurs. D'où l'effort à entreprendre dans le cadre du plan U3M, dont je parlais tout à l'heure.
La Corse vit beaucoup du tourisme - vingt-cinq millions de nuitées, 5 milliards de francs de chiffre d'affaires - mais avec des moyens de plus en plus démodés. Il faut faire en sorte que ce secteur se développe et y consacrer les moyens financiers nécessaires. Le plan U3M prévoit la création d'un lycée ou d'un établissement orienté vers l'économie touristique à Ajaccio, Corte devant rester un pôle universitaire central et Bastia devant plutôt être orienté vers le développement des technologies.
Si nous ne savons pas offrir à ces jeunes gens des emplois de tous niveaux, nous aurons non seulement des foyers d'agitation de type banlieue, sans exagérer, à tout le moins, des actes " d'incivilité " - quand on ne sait plus comment les traiter, on les rabaisse d'un cran -, mais aussi un terreau fertile pour le développement de certaines idées clandestines véhiculées par ceux qui pensent que le moment est venu d'une autre évolution pour l'île.
M. Christian ESTROSI : Monsieur le préfet, vous semblez vouloir mettre en place une méthode fondamentalement différente de celle de votre prédécesseur dans vos relations avec vos collaborateurs et le préfet adjoint pour la sécurité. Vous avez dit que vous ne teniez plus de réunions de sécurité quasi permanentes et que vous lui déléguiez totalement cette tâche, sauf de façon épisodique.
Il y a un peu plus d'un an, le gouvernement a fait un choix en vue de rétablir la sécurité en Corse. A la suite de l'assassinat du préfet Erignac, il a défini une politique et nommé un nouveau préfet pour la mettre en _uvre. Au lendemain de la réunion d'un comité interministériel, il a décidé, pour la mise en _uvre de cette politique, de la création du GPS. Un an plus tard, à la suite des événements qui ont conduit à la création de notre commission d'enquête, un nouveau préfet a été nommé, la dissolution du GPS a été prononcée et il a été décidé de conduire une nouvelle politique sur le territoire corse.
Le directeur général de la gendarmerie nationale nous disait hier que les statistiques relatives à la lutte contre l'insécurité en 1998 étaient excellentes, que l'action du GPS et, d'une certaine façon, la politique du préfet Bonnet avaient été plutôt porteuses de résultats. Aujourd'hui, le GPS est dissous. On nous a dit que cela ne présentait aucun inconvénient puisque les effectifs étaient répartis dans d'autres services à l'intérieur de la gendarmerie. Estimez-vous qu'avec une politique différente, les statistiques pour 1999 seront aussi bonnes que celles pour 1998 ?
M. Jean-Pierre LACROIX : Monsieur le député, dans mon esprit, ce que vous qualifiez de " changement " doit être plutôt assimilé à un retour à la norme républicaine ou, en tout cas - " retour " étant une appréciation sur le passé - à la volonté résolue de fonctionner dans le cadre de la norme républicaine. Cette norme républicaine est très exigeante : elle l'est peut-être davantage qu'une procédure exceptionnelle, en ce sens qu'il n'y a pas de changement de cap en ce qui concerne le fonctionnement des services de police. Le changement est plutôt un changement de méthode dans la direction de ces affaires.
J'ai omis de dire tout à l'heure que j'ai chaque jour avec M. Spitzer un entretien qui me permet de savoir comment s'est déroulée la journée. J'ai un compte rendu permanent de ce qui se passe dans mon département, de la même façon que M. Lemaire, préfet de la Haute-Corse, a un compte rendu de ce qui se passe dans le sien. Cela ne veut pas dire qu'il y ait eu une espèce de retrait prudent, en laissant un autre en première ligne.
Nous ne changeons pas de cap, nous maintenons la mobilisation opérée par M. Bonnet dont j'enregistre les résultats importants. Un certain nombre des règles de fonctionnement qui ont été arrêtées par lui ou mises en _uvre pendant son passage dans cette région restent en vigueur dans les services. Il n'y a pas de critique à l'égard des méthodes qui avaient été utilisées à l'intérieur des services pour assurer le respect de la loi républicaine et il n'y a pas d'affaiblissement. Je sais que certains ont pensé : on a tout changé, donc on recommence comme avant ; mais non, il n'y a pas de changement sur l'axe de la politique conduite en matière de sécurité. Simplement la méthode de fonctionnement est un peu différente.
Puisque l'institution de préfet adjoint est maintenue, il convient de lui donner la plénitude de sa responsabilité, qu'il y ait une chaîne de commandement et de renseignement qui reste entièrement solidaire, cohérente et informée des mêmes choses au même moment ; ce sont les ruptures dans l'information qui peuvent créer des difficultés. Il faut aussi mettre l'accent sur les actions qui ont été conduites en matière de sécurité quotidienne.
La première moitié de l'année 1999 s'inscrit dans la suite des résultats obtenus en 1998, avec quelques dérives. C'est la fin de la trêve du FLNC ; nous avons assisté à une reprise des actions. Deux ou trois attentats par explosifs ont conduit à dépasser les chiffres de l'année précédente. Les deux réunions clandestines récentes sont aussi le signe d'un regain d'activité. Ce sont certes des événements tout à fait importants dont nous prenons acte, mais au moment où je vous parle, j'ai bon espoir que les résultats de l'année 1999 soient comparables à ceux de l'année 1998.
M. Christian ESTROSI : Monsieur le préfet, le mode de relations de votre prédécesseur avec le gouvernement était très spécial, puisque les liens directs avec le Premier ministre ou ses collaborateurs étaient affirmés aux dépens du ministre de l'Intérieur. A cet égard, y a-t-il aussi un changement ? Est-ce au ministre de l'Intérieur ou au Premier ministre ou à ses collaborateurs que vous rendez régulièrement des comptes ?
Par ailleurs, existe-t-il un contentieux administratif entre la préfecture d'Ajaccio et des membres de la famille Colonna ?
M. le Président : Permettez-moi d'apporter une précision. Je tiens à dire que les propos de M. Estrosi sur le lien entre M. Bonnet et le cabinet du Premier ministre ne résultent pas, pour l'instant, des auditions auxquelles nous avons procédé. Cela viendra peut-être, puisque nous entendrons M. Olivier Schrameck dans quelque temps, mais ce n'est qu'une affirmation personnelle de M. Estrosi, et non une opinion partagée par l'ensemble des membres de la commission d'enquête.
M. Jean-Pierre LACROIX : Là aussi, il y a application de la norme républicaine. Le ministre compétent pour les questions de sécurité et d'ordre public est le ministre de l'Intérieur. La relation est donc constante avec ses directeurs généraux et avec les membres de son cabinet, pour rendre compte de la situation et des mesures qui ont été prises.
A l'évidence, un peu comme dans toute région et surtout en cette période de discussion des futurs contrats de plan, il existe aussi une relation avec le Premier ministre et son cabinet qui suit les questions transversales concernant la Corse. Celles-ci ont trait précisément à notre recherche ardente du rétablissement de mécanismes fondamentaux qui exigent l'intervention du ministre de l'Economie et des Finances, du ministre de l'Education nationale, qui est venu il y a huit jours, du ministre du Budget, qui viendra dans huit jours. Cela requiert la coordination de la politique gouvernementale qui est tout naturellement assurée par le Premier ministre. Mais je redis bien qu'en matière de sécurité et d'ordre public, la relation normale et permanente se fait avec le ministre de l'Intérieur.
M. le Président : Monsieur Estrosi, il ne vous a pas échappé que sur la porte de cette salle se trouve une affichette précisant que la réunion qui devait se tenir avec M. Tronc se tiendrait dans les locaux du SGAR. Comme j'étais hier avec M. Tronc et avec le Premier ministre à Matignon, je savais que M. Tronc, conseiller auprès du Premier ministre, qui assure la coordination des actions économiques, serait en Corse ce matin. La fonction transversale que vient de nous décrire M. le préfet est donc exercée ici, en ce moment même, par un conseiller de Matignon.
M. Jean-Pierre LACROIX : Je ne vous parlerai pas des mille kilomètres de fibre optique traversant l'île mais, parmi les voies de développement possibles que j'essaie de trouver, je fonde de grands espoirs sur la présence d'un extraordinaire réseau construit par France Telecom avec le concours de l'université. Nous pourrions essayer, pour une fois, d'avoir une guerre d'avance en réussissant cette opération. C'est pourquoi je souhaitais que M. Tronc vienne examiner avec toutes les parties prenantes les modalités de mise en _uvre de ce type de services.
M. Christian ESTROSI : Monsieur le préfet, je vous ai demandé aussi si vous aviez eu connaissance dans les services de la préfecture d'un dossier de contentieux immobilier dont la presse a fait état, touchant un membre de la famille Colonna.
M. Jean-Pierre LACROIX : Non, je n'ai pas eu à traiter directement ce dossier. J'avoue ne pas en avoir connaissance.
M. Roland FRANCISCI : Je voudrais dire d'abord que personnellement je me réjouis de la libération de M. Bonnet. En ma qualité d'élu, je l'ai rencontré à plusieurs reprises dans cette préfecture. L'action qu'il a menée en Corse pendant ses quinze ou seize mois de présence a été globalement positive et appréciée par l'ensemble de la population.
Monsieur le préfet, je me félicite des propos modérés et réalistes que vous avez tenus sur la Corse. On a trop souvent tendance à culpabiliser les Corses, à dire que si les choses ne vont pas bien, c'est de la faute des Corses. Rien n'est plus injuste ni plus faux. En Corse, la grande majorité des personnes paient leurs impôts et respectent la loi comme ailleurs. Le problème est que la Corse subit depuis trente ans une violence qui est le fait d'une minorité que nous connaissons, que les divers gouvernements de droite comme de gauche ont connue, mais qu'ils ont malheureusement toujours été incapables de mettre hors d'état de nuire.
Monsieur le préfet, estimez-vous, depuis les huit ou neuf semaines que vous êtes ici, que les Corses vous accueillent bien ou avez-vous le sentiment d'un accueil mitigé, voire mauvais ?
Je suis le seul député corse présent. De ce fait, je connais peut-être un peu mieux la situation que mes collègues. Je suis de ceux qui pensent qu'il ne peut pas y avoir de développement économique de la Corse, quelles que soient les actions qui pourront être entreprises par le gouvernement, tant que pèsera l'hypothèque de la violence. Vous le savez, le secteur public est saturé. Depuis des décennies, il n'y a plus d'investissements privés : les Corses qui en ont les moyens n'investissent pas en Corse parce qu'ils ont peur du racket, les continentaux pas davantage et les étrangers encore moins. Or une région dans laquelle il n'y a plus d'investissements privés ne peut pas se développer. Je le répète : tant que l'Etat sera incapable d'éradiquer la violence, d'une façon ou d'une autre, il ne pourra pas y avoir de développement économique.
Monsieur le Président, je voudrais qu'au sein de cette commission d'enquête l'on cesse de culpabiliser les Corses, de faire l'amalgame. Je regrette de n'avoir pas pu poser certaines questions à M. Spitzer. Je l'ai souvent rencontré avec M. Bonnet. Je vous avoue que j'ai été surpris et déçu par les propos qu'il a tenus à son encontre. Je les ai souvent vus ensemble, ils avaient d'excellentes relations. Aujourd'hui, M. Bonnet a des difficultés et pardonnez-moi la trivialité de l'expression, n'est plus bon qu'à être donné aux chiens. Cela n'est pas très convenable.
M. Jean-Pierre LACROIX : L'accueil par les habitants de la Corse n'est pas très facile à percevoir pour moi, pour des raisons faciles à expliquer. Mais sitôt que l'on peut percer cette carapace, l'accueil est très globalement positif. Peut-être certains détournent-ils les yeux ? Je n'en sais rien. Ayant quelquefois eu l'occasion de me déplacer seul ou à peu près, j'ai pu constater qu'ils n'hésitaient pas à me dire quelques mots, à exprimer non seulement une gentillesse élémentaire mais aussi le sentiment de la nécessité de faire quelque chose.
Vous avez peut-être remarqué que je n'utilisais jamais dans mes propos les vocables " les Corses " ou " un Corse ". Venant d'un pays qui a longtemps été maltraité par les appellations, le pays " dont ne viennent ni bons vents ni bonnes gens ", il est évident que l'approche ethnique de la population de cette région ne me convient pas. J'essaie d'éviter de classer en catégories les habitants originaires de l'île de longue date et ceux qui ne le sont pas, en considérant par avance que les premiers savent tout mais ont une espèce de responsabilité collective et que les seconds ne savent rien et doivent être tenus dans les ténèbres. La République ne fonctionne pas ainsi, Dieu merci ! En tout cas, ce n'est pas du tout ma conception. L'accueil par les habitants d'Ajaccio et par les habitants de la Corse est donc très favorable.
Quant au développement, vous avez décrit le phénomène de spirale : à cause de la violence, on n'investit pas, si on n'investit pas, on abandonne, avec une espèce de responsabilité collective ethnique, la population à tous les mirages, à ceux qui font leur miel de la pauvreté et de la désespérance. C'est ainsi qu'ils deviennent de plus en plus violents, que l'on investit encore un peu moins, etc.. Mais ce phénomène peut peut-être s'arrêter.
Aujourd'hui, le sursaut doit consister à lutter contre la violence. A cet égard, n'imaginez pas que le changement qui apparaît aux yeux de certains dans le contact ou la méthode, traduise un changement dans la politique suivie. Il n'y a pas de changement sur ce plan. Le but poursuivi est de lutter contre la violence, mais aussi de faire savoir à ceux qui, souvent de loin, nous disent toute leur bonne volonté, qu'il faut investir en Corse.
Je m'entretenais récemment avec les responsables d'une entreprise représentative de trois grandes entreprises françaises et qui, en dix ans, s'est acclimatée, même si cela n'a pas été très facilement, sur le territoire de la Corse. Ils me disaient qu'en travaillant dans une entreprise qui fonctionne autant grâce à eux qu'aux capitaux apportés, le comportement des salariés, au départ un peu difficile, était devenu un comportement citoyen dans l'entreprise. Et de proche en proche, il l'était devenu aussi dans la cité. Le développement économique, le fait d'avoir une activité, le fait de vouloir la défendre est l'un des ciments forts de la vie sociale.
C'est contre cette spirale économique que nous devons agir. Il faut certes lutter de toutes nos forces contre la violence mais comment empêcher que huit personnes en passe-montagne se réunissent dans les collines avec une relative facilité, compte tenu de la densité de la population dans cette région, si cela suffit à épouvanter les investisseurs éventuels. Il faut que nous leur donnions ou redonnions confiance et que nous allions dans le même sens que les avions qui, toutes les demi-heures, se posent actuellement à l'aéroport de Campo Dell'Oro, que les bateaux qui, toutes les deux heures, viennent décharger leurs contingents de touristes qui, eux, ont confiance dans les semaines qu'ils vont passer dans un des plus beaux pays du monde.
C'est cette confiance qu'il faut redonner à nos banquiers, à nos investisseurs, à nos industriels, qu'ils soient originaires de Corse ou pas - la question est pour moi relativement secondaire -, si nous voulons arrêter la spirale. Elle ne s'arrêtera pas seulement avec des policiers et des gendarmes, elle s'arrêtera aussi avec une politique de développement et une politique de formation.
M. le Président : Monsieur le préfet, nous vous remercions.
Audition de M. Francis SPITZER,
préfet adjoint pour la sécurité en Corse
(extrait du procès-verbal de la séance du mardi 7 juillet 1999 à Ajaccio)
Présidence de M. Raymond FORNI, Président
M. Francis Spitzer est introduit.
M. le Président lui rappelle que les dispositions législatives relatives aux commissions d'enquête lui ont été communiquées. A l'invitation du Président, M. Francis Spitzer prête serment.
M. le Président : Monsieur le préfet, depuis que nous avons commencé nos travaux, l'occasion nous a été donnée, à partir d'appréciations parfois différentes, de constater que la coordination des services de sécurité n'était guère développée sur l'île, c'est le moins que l'on puisse dire, dans la mesure où des rivalités opposaient services de gendarmerie et services de police. L'absence de transmission d'un certain nombre d'informations émanant des divers services qui agissent sur le territoire de l'île conduit à s'interroger sur leur efficacité dans les deux départements de la Corse et la région.
Pourtant, vous avez une mission de coordination. Est-elle suffisamment précisée dans les attributions qui vous ont été confiées ? Existe-t-il quelques lacunes ? Pour aller droit au but, nous nous interrogeons sur l'utilité d'un préfet chargé de la sécurité en Corse. C'est d'ailleurs une question que se sont posée tous les ministres de l'Intérieur, pratiquement sans exception. Si l'on peut comprendre la nécessité de mettre en place une telle structure à Lyon ou à Marseille, elle est peut-être moins justifiée en Corse.
Vous n'êtes pas responsable de cette situation, d'autant qu'il existe une contradiction entre les fonctions que vous exercez sur le territoire corse et la volonté affichée par tous les gouvernements de mettre en place un préfet exerçant une véritable autorité et à même de remplir une tâche complexe, souvent difficile. Le fait de confier souvent ce poste à de fortes personnalités a conduit à ce que la fonction de préfet adjoint pour la sécurité se trouve en porte-à-faux et a fini, au fil des ans, par s'effacer totalement, au point que personne ne parle plus de ce rouage qui devrait pourtant être un passage obligé en matière de sécurité. Or je vous rappelle que nous enquêtons sur les dysfonctionnements des services de sécurité et nous souhaiterions connaître votre point de vue.
Vous êtes en poste depuis un certain temps...
M. Francis SPITZER : Quatorze mois.
M. le Président : ... vous avez donc connu deux préfets de région. Qu'est-ce qui différencie selon vous la période Bonnet et la période Lacroix ? Quels changements ou améliorations sont intervenus ?
M. Francis SPITZER : Je ferai tout d'abord un bref rappel historique des conditions de création de l'institution. Un événement grave survenu dans l'administration policière, la fameuse affaire Tonneaux, à Lyon, a montré qu'il convenait de créer une structure permettant la reprise en main de l'appareil policier. C'est ainsi qu'a été créée, en 1972, dans le Rhône, la fonction de préfet de police. En Corse, elle apparaît beaucoup plus tardivement.
M. le Président : Permettez-moi de vous interrompre. L'histoire de la création de l'institution ne nous intéresse que de façon secondaire. Nous sommes chargés d'enquêter sur la période comprise entre 1993 et 1999, la période antérieure se situe donc en dehors du champ d'investigation de la commission. Pour ce qui vous concerne, c'est la période 1998-1999 qui nous intéresse.
M. Francis SPITZER : Je me bornerai à rappeler que la fonction a été créée en Corse en 1983, afin d'indiquer à la commission qu'elle est relativement ancienne.
En ce qui me concerne, je suis arrivé en mai 1998 pour occuper ce que l'on m'a présenté comme étant un poste, certes difficile, mais en m'assurant que les préfets en place avaient une expérience de la fonction et sauraient me guider. En effet, M. Bonnet et M. Lemaire avaient exercé les fonctions de préfet de police en Corse. Ce qui paraissait un avantage pouvait être un inconvénient, car chacun à sa manière avait gardé le souvenir de sa fonction et comptait voir le préfet de police agir ou, plutôt, ne pas agir. Le préfet adjoint pour la sécurité, fonction créée en 1983, présente ici la particularité d'intervenir non pas sur un département mais sur une région, et nous connaissons l'attachement des préfets aux prérogatives qui sont les leurs en matière d'ordre public.
Je signe, au nom du préfet de Corse ou du préfet de Haute-Corse tous les actes réglementaires et correspondances relatifs au maintien de l'ordre, de la sécurité, de la sûreté et de la salubrité publique : l'interdiction de manifestations sur la voie publique ; la réquisition des forces de gendarmerie ; la réquisition des forces armées ; l'ordre de consigne et d'utilisation des compagnies républicaines de sécurité. Telle est ma délégation. Le préfet de police n'a pas de pouvoirs propres, il a une délégation de signature dans ces domaines.
M. le Président : La délégation signifie que le préfet adjoint pour la sécurité n'exerce ces pouvoirs que dans la mesure où l'autorité supérieure n'exerce pas elle-même ses prérogatives.
M. Francis SPITZER : Certes, mais en l'occurrence, l'autorité supérieure n'en use pas.
M. le Président : D'après ce que l'on sait du fonctionnement du GPS, il semble que l'autorité préfectorale en ait très largement usé, puisque vous n'étiez aucunement informé ni des missions ni des tâches qui lui étaient confiées.
M. Francis SPITZER : J'en reviens à la mission permanente du préfet de police. Il dirige les services de police, il coordonne les services de gendarmerie et de la douane, dans la mesure où il s'agit de missions d'ordre public. Pour la gendarmerie, mes correspondants sont les commandants de groupement des départements et le commandant de légion. Sur ce point, je suis clair : je savais l'existence du GPS, mais je ne le connaissais pas ; je n'ai même jamais rencontré ses officiers.
M. le Président : Vous n'avez jamais rencontré le colonel Mazères ?
M. Francis SPITZER : Si, j'ai rencontré le colonel Mazères, car il était le commandant de la légion de gendarmerie, et son chef d'état-major, mais je n'ai jamais rencontré le capitaine commandant le GPS. C'était un organisme comprenant uniquement des gendarmes, dont je n'avais pas l'usage ou l'emploi.
M. le Président : Vous avez pour fonction de diriger et de coordonner les services de sécurité et de procéder à des réquisitions concernant la gendarmerie. Le GPS n'était tout de même pas une unité à part au sein de la gendarmerie. Elle l'était par ses fonctions, mais elle faisait partie de l'arme dont vous aviez, dans une certaine mesure, la responsabilité par délégation.
M. Francis SPITZER : Pour son utilisation en vue de missions précises.
M. le Président : Autrement dit, vous considérez que le GPS, c'était l'affaire du préfet Bonnet, ce n'était pas la vôtre ?
M. Francis SPITZER : Je ne dis pas cela. Je dis que le GPS était l'affaire du commandant de légion de gendarmerie.
M. le Président : Chacun sait quelles étaient les relations entre le commandant de légion et le préfet Bonnet. Selon vous - puisque vous n'aviez pas d'intervention directe sur ce groupement - il était placé sous la responsabilité du commandant de légion, le colonel Mazères, mais en réalité, celui-ci entretenait des relations privilégiées avec M. Bonnet.
M. Francis SPITZER : C'est vrai.
M. le Président : M. Cavallier, qui était le chef d'état-major du colonel Mazères, après avoir été, dans un premier temps, conseiller technique du préfet de région, puisqu'il est arrivé en Corse avec cette étiquette, avait, lui aussi, des liens particuliers avec M. Bonnet.
M. Francis SPITZER : C'est exact, mais cela s'est passé avant mon arrivée, au mois de mai.
M. le Président : Vous êtes arrivé après M. Bonnet ?
M. Francis SPITZER : Tout à fait.
M. le Président : N'avez-vous pas eu le sentiment d'arriver sur un terrain miné ?
M. Francis SPITZER : Oui, mais je vais vous livrer mon sentiment. Je suis un Alsacien dialectophone que rien ne préparait culturellement à venir en Corse. Je suis très éloigné de cette civilisation et je savais que cela me serait difficile. En tant que sous-préfet de Béziers, mon précédent poste, j'avais déjà mesuré la difficulté de la tâche. La Corse représentait pour moi une difficulté encore plus grande, mais dans ce métier, nous sommes comme les serviteurs du centurion de la Bible. Nous allons où on nous dit d'aller. A mon arrivée en mai, il y avait autour du préfet Bonnet un groupe constitué, que j'appellerai " le premier cercle ", comprenant le colonel Cavallier et M. Pardini, qui n'était pas encore directeur de cabinet mais chargé de mission. J'ai eu le sentiment, de par mes fonctions, et j'en ai un peu souffert, de ne pas être de ce premier cercle où l'on développait la doctrine.
M. le Président : Vous avez dû rencontrer alors M. Bonnet ?
M. Francis SPITZER : Bien entendu.
M. le Président : Que vous a-t-il dit sur sa conception de la fonction que vous alliez exercer ?
M. Francis SPITZER : Je ne connaissais pas le préfet Bonnet auparavant. Il me connaissait parce qu'il avait été sous-directeur du corps préfectoral. Je l'avais rencontré à Montpellier six semaines plus tôt au hasard d'un déjeuner de travail organisé par le préfet de région. Il n'existait pas de relation entre le préfet Bonnet et moi. Je ne dis pas cela pour m'éloigner de lui mais pour attester que ma nomination ne répondait pas à un recrutement au sein du premier cercle.
Il m'a fait un exposé de la situation et il m'a simplement demandé de collaborer avec son cabinet et avec le préfet de Haute-Corse pour les problèmes d'ordre public. J'avais bien compris que c'était dans un rapport subordonné. D'ailleurs, la personnalité de Bernard Bonnet fait que les choses étaient claires. J'en donnerai pour exemple la communication : j'ai bien senti que ce rapport subordonné ne me permettait pas, en tant que préfet de police, d'être maître de la communication de la préfecture, ne serait-ce que parce que je n'en avais pas les moyens techniques. Le préfet de région a une attachée de presse. La communication revenait donc au préfet de région et aux préfets de département pour tout événement important. Je ne suis intervenu, sur la demande du préfet Bonnet, que deux fois pour présenter un bilan statistique, en milieu et en fin d'année.
M. le Président : Aviez-vous vraiment l'impression de remplir la mission de préfet adjoint pour la sécurité qui vous avait été confiée ? Vous en connaissiez le contenu et l'histoire.
M. Francis SPITZER : Si l'on examine les statistiques, qui étaient fort convenables, sans doute oui, extérieurement. Mais si vous me demandez mon avis personnel, je n'avais pas le sentiment d'exercer pleinement ma fonction, c'est-à-dire en ayant la liberté d'initiative.
M. le Président : Il ne devait pas être facile d'exercer dans ces conditions ?
M. Francis SPITZER : L'humilité est une vertu chrétienne. Vous avez raison, monsieur le Président : moralement et intellectuellement, cette situation n'était pas d'un grand confort.
M. le Président : Vous faites allusion aux vertus chrétiennes, mais nous sommes dans un Etat laïc.
M. Francis SPITZER : C'était un sourire.
M. le Président : Je le prends comme tel, mais dans un Etat laïc, les règles de fonctionnement de l'administration conduisent à rendre compte des difficultés que l'on éprouve pour accomplir sa mission. Avez-vous, à un moment donné, alerté le ministère de l'Intérieur ? Au-delà des informations que vous pouviez lui apporter sur les conditions d'exercice de votre fonction, cela aurait peut-être permis au ministère de prendre la mesure de la spécificité de l'action menée par le préfet Bonnet en Corse et de le mettre en garde contre les risques de dérive. Comme vous avez exercé des responsabilités importantes, je suis persuadé que vous étiez à même de comprendre et d'observer cette dérive. Avez-vous tiré la sonnette d'alarme ?
M. Francis SPITZER : Dans ces termes-là, non. D'abord cela n'est pas dans le style du corps préfectoral. C'est un corps hiérarchisé où l'on est habitué à l'obéissance, peut-être pas ad cadaver, mais on ne peut pas aller dire au ministère : " monsieur le directeur, mon préfet est difficile ". J'ai fait savoir en usant de litotes et pour paraître convenable que les choses n'étaient pas toujours faciles, mais vous savez, dans ma carrière, je n'ai pas toujours connu des préfets " faciles ". Je n'ai donc pas alerté de cette façon-là, en disant : " attention, il se passe des choses ".
Pourquoi ? D'une part, il est plus facile de porter un jugement aujourd'hui, a posteriori. A la lumière des événements, il m'est arrivé de revivre certaines scènes et de me dire : " Ah oui, là, peut-être... ". D'autre part, il faut tout de même rappeler que nous connaissions une période de succès et que notre action était appréciée. Personne ne pouvait critiquer le préfet Bonnet, au contraire. Chacun savait bien qu'il n'était pas facile de travailler ici, parce que l'on était en Corse et parce que Bernard Bonnet était un homme de caractère, mais, même si je m'étais exprimé autrement que par des litotes, personne n'aurait compris le message ou ne m'aurait cru.
M. le Président : Y compris si vous aviez demandé votre rapatriement sur le continent au motif que la difficulté de l'exercice était telle que vous aviez le sentiment de ne pas pouvoir remplir la mission qui vous avait été confiée ? Après les auditions auxquelles nous avons procédé, on peut se poser la question de savoir s'il n'y a pas eu de la part du préfet Bonnet acceptation de votre nomination parce qu'il avait déjà la volonté de ne pas partager. Sans doute a-t-il tout fait pour éviter l'affrontement avec le préfet adjoint pour la sécurité en limitant les délégations, en essayant de confisquer le plus possible de prérogatives pour ne lui laisser que la gestion quotidienne des services de sécurité, qui n'est pas le travail le plus exaltant.
M. Francis SPITZER : Je ne m'occupais pas seulement du fonctionnement quotidien, j'étais chargé aussi d'aspects opérationnels. Ainsi, lors de grandes manifestations, je concevais le projet en liaison avec les représentants des forces de sécurité et je le soumettais pour accord au préfet.
L'organisation de la sécurité pour les journées internationales de Corte, par exemple, était conçue en coordination avec les forces de gendarmerie, mais la décision sur le volume des forces employées et sur leur doctrine d'emploi nécessitait l'accord du préfet Bonnet. D'autant plus qu'il en était, de facto, directement responsable puisque le dimanche après-midi, le ministre a appelé le préfet Bonnet ici, à son bureau. J'étais alors sur le terrain dans mon rôle opérationnel. J'avais la responsabilité de la conduite opérationnelle, mais la responsabilité au sens plein revenait manifestement au préfet Bonnet. C'est ainsi que les choses se passaient, parce que Bernard Bonnet était le préfet de Corse et parce qu'il était l'interlocuteur privilégié de Paris.
M. le Président : Quand les journées de Corte ont-elles lieu ?
M. Francis SPITZER : Le premier week-end d'août.
M. le Président : Vous avez donc vécu celles de 1998.
M. Francis SPITZER : Et je prépare celles de 1999.
M. le Président : Celles de 1998 se sont-elles déroulées normalement ?
M. Francis SPITZER : Oui, là aussi après une lecture a posteriori. L'un des problèmes essentiels en Corse, c'est la qualité du renseignement. Qu'est-ce que le renseignement en Corse ? Est-ce la rumeur ? Sans doute non, mais plusieurs fois recoupée, la rumeur peut devenir renseignement. Mes collaborateurs savent que je suis toujours agacé d'entendre dire : " Tout Ajaccio sait ", " Tout Bastia sait ". Il est difficile d'obtenir un renseignement fiable. Cela signifie que pour ce qui relève de l'ordre public, on est obligé de prendre de très grandes précautions en matière de renseignement. Pour reprendre l'exemple des journées de Corte, nous avions un renseignement selon lequel il n'y aurait vraisemblablement pas d'apparition d'hommes cagoulés et armés en 1998. Je puis vous le dire avec plus d'aplomb aujourd'hui en sachant qu'il en a été ainsi, mais sur le moment nous avons pris des mesures de précaution particulières. Certaines phases dans la manifestation nous ont laissé penser, à un moment, qu'un tel événement pouvait se produire. Cette année, nous prenons en compte cette hypothèse de travail. J'insiste sur ce point : l'une des difficultés de l'ordre public en Corse, c'est d'obtenir de bons renseignements.
M. le Président : Vous le savez, ces apparitions n'ont pas toujours lieu là où on les annonce ! Pour en revenir à une période plus proche, avez-vous obtenu des informations sur les conférences de presse qui ont eu lieu récemment, celles d'Armata Corsa et du FNLC-Canal historique ?
M. Francis SPITZER : S'agissant du groupe Armata Corsa, notre niveau de renseignement...
M. le Président : Combien étaient-ils ?
M. Francis SPITZER : Quatre.
M. le Président : Il y a des contestations sur les chiffres. On a parlé de six cents personnes à Tralonca.
M. Francis SPITZER : Nous reparlerons du chiffre pour l'autre conférence de presse.
Pour la première, notre niveau de renseignement était le suivant : alors que la conférence de presse avait déjà eu lieu et que les RG et la gendarmerie ignoraient la création d'un groupe de ce type ou même un soupçon de rassemblement autour de Santoni, les RG ont appris que Corse Matin publierait vraisemblablement le lendemain un article relatant cette conférence de presse.
M. le Président : Vous avez bien dit qu'Armata Corsa est organisé autour de Santoni ?
M. Francis SPITZER : Oui. C'est l'analyse que nous faisons a posteriori.
M. le Président : Il s'agit bien de François Santoni ?
M. Francis SPITZER : Oui. Certains attentats et certaines pressions le montrent.
Sur la deuxième conférence de presse, nous n'avions aucun renseignement. Il faut dire que lorsqu'une conférence de presse clandestine doit se tenir, les RG ont parfois - rarement mais cela est arrivé - un renseignement du type : il se pourrait que, très prochainement, il y ait quelque part en Corse une conférence de presse clandestine. Mais cette fois-ci, nous n'avions rien, précisément parce qu'il s'agit d'un très petit groupe, que nous sommes fondés à désigner comme proche de Talamoni, en vue de réaffirmer son autorité sur l'île. C'est une interprétation.
M. le Président : Vous parlez donc du deuxième groupe et de la conférence de presse du FLNC-Canal historique.
M. Francis SPITZER : Ce qui est intéressant dans les deux messages que veulent faire passer ces deux groupes, c'est qu'alors que le ton est très ferme, très offensif et qu'il n'est nulle part fait mention du mot " trêve " - même si Armata Corsa revendique des attentats tout en disant que porter les armes a une valeur symbolique -, curieusement, tout le monde les interprète comme l'annonce d'une trêve.
Pourquoi ? Parce qu'il y a des " commentateurs autorisés ". Ils ne se trouvent pas parmi les responsables des renseignements généraux ou de la gendarmerie mais à FR 3 où l'on compte des sympathisants de la cause nationaliste. A en croire FR 3 et la presse, il faudrait interpréter ces messages comme l'annonce d'une trêve. Cette interprétation me paraît fragile pour la bonne et simple raison que nous sommes actuellement confrontés au problème de la reprise d'activité de la société de transport de fonds Bastia Securità avec des grévistes de la faim, une montée des tensions. C'est un événement important et symbolique pour le mouvement nationaliste, puisque Bastia Securità se proclame elle-même " entreprise nationaliste ".
M. le Président : C'est une nouvelle catégorie spécifique à la Corse !
M. Roland FRANCISCI : Hélas !
M. le Président : Depuis l'arrivée du préfet Lacroix, une plus grande autonomie vous est-elle accordée, bénéficiez-vous d'un plus grand respect de vos attributions ?
M. Francis SPITZER : C'est évident, mais avant de vous répondre, je voudrais conclure sur la période de M. Bonnet. Mon rapport avec lui était subordonné. Je m'occupais de la gestion des affaires courantes mais tenais aussi un rôle de nature opérationnelle tout en lui rendant compte en final. Le préfet s'appropriait les réussites, ce n'est pas un reproche, c'est normal.
M. le Président : C'est classique chez nous aussi.
M. Francis SPITZER : J'ai également rencontré quelques difficultés dues à l'éloignement et au fait que le préfet du département de Haute-Corse ne souhaitait pas partager l'exercice majeur de l'autorité de l'Etat. Cela a donné lieu à quelques discussions. Mon collègue Bernard Lemaire a cru parfois que certains refus ou nuances que j'apportais étaient dictées par Bernard Bonnet. J'agissais avec une liberté de man_uvre plus ou moins réduite selon les cas, en tout cas toujours subordonnée, dans un climat de tension avec le préfet ou avec les préfets, mais n'exagérons rien, toujours entre gens convenables.
D'autant que j'ai fait mienne, en quelque sorte, la maxime anglaise : never explain, never complain. L'importance de la mission ne permet pas au corps préfectoral d'apparaître aux forces de police et de gendarmerie comme n'étant pas totalement d'accord ou en situation conflictuelle. Elle exigeait que je fasse toujours bonne mine, que je m'applique à réduire les tensions et à assurer l'unité de doctrine. C'est ce qui guidait mon action. Cette situation difficile pour moi, je m'appliquais à la rendre supportable pour les autres. Si le préfet Bonnet formulait une remarque acide, me demandait de dire à untel ceci ou cela, je le lui répercutais en d'autres termes. Je m'appliquais à rendre les choses supportables pour chacun, eu égard à l'importance de la mission, car il importait avant tout de préserver notre mission.
M. le Président : Au-delà de l'importance de la mission, les relations entre M. Bonnet et ses subordonnés, quels qu'ils soient - vous n'étiez pas le seul dans cette situation - étaient-elles vraiment difficiles ? Se sont-elles aggravées au cours des mois ? Avez-vous senti une évolution ?
M. Francis SPITZER : Je mentirais en disant qu'elles étaient difficiles, dans la mesure où c'était tous les jours...
M. le Président : C'est encore plus grave.
M. Francis SPITZER : Vous me demandiez quelle est la différence entre être le collaborateur de Bernard Bonnet et celui du préfet Lacroix. En allant à la réunion du soir du préfet Lacroix, je ne me demande pas si le moment est bien choisi pour lui parler de tel dossier ou s'il vaut mieux remettre cette discussion au lendemain. Je lui parle de tous les dossiers, je n'attends pas d'avoir pris la température. C'est une différence de climat car, je le répète, mes rapports avec le préfet Bonnet étaient toujours convenables.
M. le Président : Un climat convenable n'empêche pas les bassesses, les règlements de comptes, l'autoritarisme exacerbé, d'autant que vous évoluiez dans un cercle très limité. Nous visiterons tout à l'heure les lieux dans lesquels il a exercé ses fonctions. Comment vivait-il ? Etait-il célibataire " géographique " ?
M. Francis SPITZER : Non, son épouse était souvent présente.
M. le Président : Souvent. Ses enfants vivaient sur le continent ?
M. Francis SPITZER : C'est exact.
M. le Président : Le lieutenant-colonel Cavallier habitait à la préfecture ?
M. Francis SPITZER : Le lieutenant colonel Cavallier, pendant qu'il était chargé de mission, et M. Pardini habitaient l'hôtel de préfecture.
M. le Président : Aucun des trois hommes n'était célibataire " géographique " ?
M. Francis SPITZER : M. Pardini, dont on connaissait la relation avec la s_ur de Bernard Bonnet, vivait en célibataire " géographique ". Il me semble que le colonel Cavallier ait fait venir sa famille après être devenu chef d'état-major et pouvoir occuper les appartements du chef d'état-major de la légion de gendarmerie.
M. le Président : Puisque nous sommes entre nous, quelles étaient les relations entre M. Bonnet et la femme de M. Cavallier ?
M. Francis SPITZER : Très honnêtement, je n'en sais rien.
M. le Président : Pourtant, Paris Match y fait allusion !
M. Francis SPITZER : Cela fait partie des rumeurs de l'île. Mais puisque nous sommes dans ce ton-là, tout le monde saura vous dire que Bernard Bonnet résiste difficilement à une jolie femme et à un journaliste. Et si la jolie femme est journaliste...
M. le Président : Cela est moins anecdotique qu'il n'y paraît. Dans ce climat d'enfermement, de repli sur soi, de relations amicales faussées par les relations extra-conjugales, avec la ranc_ur, le désir de vengeance, tout finit par s'expliquer si l'on y regarde de plus près - on pourrait en faire un très bon roman à l'eau de rose. Pourquoi le lieutenant-colonel Cavallier est-il allé en Corse ? Est-ce simplement parce qu'il a un crucifix dans son bureau ? Il avait sans doute d'autres motivations pour faire certaines déclarations. Ses états d'âme ont duré suffisamment longtemps pour que l'on s'interroge sur la sincérité de sa démarche depuis un certain nombre de mois.
M. Francis SPITZER : Vous avez raison de poser la question du microcosme, du premier cercle. Cela me paraît évident. Si j'en ai un peu souffert au début, je me suis rapidement fait une raison parce que je n'aime guère les chapelles.
M. le Président : Vous n'étiez pas célibataire " géographique " ?
M. Francis SPITZER : Je suis célibataire tout court, mais j'ai d'autres passions dans la vie : j'aime la lecture, la musique, le tennis. Pour tout vous dire, après avoir subi la pression d'une journée, je suis parfois bien content le soir d'être seul et de ne voir personne. Cela fait partie de la vie équilibrée que je tente de mener malgré tout.
Mes relations avec Bernard Bonnet étaient courtoises, parfois tendues, mais vers la fin, j'ai eu à regretter une ou deux mauvaises manières.
La première fois, ce fut dans le domaine de la communication. Je me souviens parfaitement de la date, c'était le dimanche 25 avril, journée des déportés. Le préfet a appelé mon collaborateur chez lui, le matin. Il était, semble-t-il, très en colère à propos d'un article publié dans Le Journal du dimanche qui faisait référence aux événements récents. Il a demandé à mon collaborateur, qui sait se servir d'un traitement de texte, de venir immédiatement taper un communiqué de presse. Un peu surpris d'être contacté directement par le préfet de région, il m'a joint par téléphone. Je lui ai répondu que j'étais en ville et que j'allais immédiatement rejoindre mon bureau. Nous avons rencontré ensemble le préfet. Le texte avait déjà été tapé par Gérard Pardini et envoyé. C'était après l'incendie de Chez Francis. Le communiqué faisait état d'éléments factuels et rappelait la création du GPS ; dans un deuxième paragraphe, il indiquait que le propriétaire de la paillote avait déjà fait l'objet d'attentats, que son bateau avait été endommagé, etc. J'ai demandé à Bernard Bonnet de quoi il s'agissait. J'ai été un peu mal reçu. Je lui ai dit qu'il n'était peut-être pas utile de réagir à un article d'un journal que personne ne lit. La conversation a tourné court. Le document est parti comme un communiqué de la préfecture de police, mais sur le papier à lettre du préfet de Corse, pas le mien, et, compte tenu de la hâte, sur le fax du préfet. Je n'ai pas trouvé la manière très élégante, mais il y avait l'émotion du moment, la prise d'armes était imminente, et je suis parti. Le cérémonial pour la prise d'armes veut que j'arrive en voiture avec le préfet. Pour le retour, M. Gérard Pardini m'a dit : " Ne montez pas dans la voiture du préfet, c'est le colonel de gendarmerie qui l'accompagnera ". J'ai mis cela sur le compte, non d'un accrochage, mais du fait que j'avais demandé de quoi il s'agissait. Comme c'est à côté, je suis revenu à pied. Ce qui m'a gêné c'est qu'un journaliste m'a demandé : " Qu'avez-vous voulu dire ? " Je lui ai répondu : " Rien, lisez le papier, un point c'est tout ". Je n'allais pas lui dire alors d'interroger MM. Gérard Pardini ou Bernard Bonnet. Là encore, il faut maintenir une façade : je n'allais pas faire savoir qu'ils avaient agi dans mon dos. C'est le premier signe d'énervement, que j'ai mis sur le compte d'un mouvement d'humeur.
La deuxième mauvaise manière, je ne l'ai analysée comme telle que par la suite. Deux nouveaux directeurs venaient d'être nommés au ministère, notamment celui en charge des fonctionnaires de la sécurité publique. Comme j'avais quelques dossiers à traiter, je souhaitais les rencontrer dans un délai raisonnable et ils m'avaient fixé rendez-vous. Lorsque l'on doit aller à Paris, le bon de transport est signé par le préfet. Je m'étais assuré huit jours à l'avance auprès de Gérard Pardini que cette date n'était pas en contradiction avec le programme du préfet, puisqu'il est prévu que l'un d'entre nous soit toujours présent sur place. L'avant-veille de mon départ, le secrétariat m'a indiqué que le bon n'était pas signé et que le préfet ne savait pas que je devais me rendre à Paris. Bernard Bonnet étant absent, j'ai renoncé au déplacement. Le lendemain matin, je lui ai fait part de mon étonnement ; il a paru surpris, semblant me signifier que j'aurais dû le prévenir. Sur le moment, j'ai cru à un désordre administratif, une mauvaise liaison entre le secrétariat et le cabinet. Rétrospectivement, je me demande s'il n'a pas craint que je me doute de quelque chose et n'aille le rapporter à Paris.
Ce sont les deux seuls signes que j'ai pu observer personnellement, parce que le préfet Bonnet a donné le change jusqu'à la fin. Le soir même de son déplacement judiciaire, je l'ai rencontré pendant environ un quart d'heure pour traiter deux ou trois affaires. Avant moi, il s'était entretenu avec le général délégué militaire départemental. Depuis, j'ai eu l'occasion d'en parler avec lui et il m'a dit : " Vous l'avez vu comme moi une heure avant, il a donné le change ". C'est quelqu'un qui a une étonnante maîtrise de soi, un homme de caractère.
Vous avez compris que mon propos n'était pas de me lamenter sur le sort du préfet de police. Sa tâche est difficile mais il remplit sa mission en essayant d'être un réducteur de tensions, en utilisant parfois la diplomatie et l'explication. La fonction ne permet pas toujours d'avoir un commandement direct. Je dois dire que les choses ont changé et que j'exerce ma fonction avec une vraie liberté tout en étant obligé, bien entendu, d'expliquer les choses, de répondre parfois négativement aux demandes. Quand le préfet de département vous demande deux escadrons et que vous n'en avez qu'un, vous devez l'expliquer. C'est le métier de préfet de police qui donne les choix et qui cherche l'accord dans la mesure du possible.
M. le Rapporteur : C'est donc une fonction utile ?
M. Francis SPITZER : J'en suis persuadé. Je n'ai jamais douté de son utilité. Je me demande seulement parfois si je dispose de tous les moyens nécessaires pour remplir ma mission.
Audition conjointe de M. Bernard BURSTERT, lieutenant-colonel commandant le groupement de gendarmerie de Corse-du-Sud, M. Bruno CLEMENCE, chef du service interdépartemental de la police de l'air et des frontières de Corse, M. Jean-François ILLY, chef de cabinet du préfet adjoint pour la sécurité en Corse, M. Jean-Claude PETIT, directeur départemental de la sécurité publique en Haute-Corse, M. Gérard PUPIER, directeur régional des renseignements généraux, M. Jean-Louis RAVET, chef de la délégation régionale des CRS, M. Francis SPITZER, préfet adjoint pour la sécurité en Corse, M. Fabrice TALOCHINO, lieutenant-colonel commandant le groupement de gendarmerie de Haute-Corse, M. Frédéric VEAUX, directeur du service régional de la police judiciaire
(extrait du procès-verbal de la séance du mardi 7 juillet 1999 à Ajaccio)
Présidence de M. Raymond FORNI, Président
MM. Jean-François Illy, Francis Spitzer, Jean-Claude Petit, Frédéric Veaux, Gérard Pupier, Bernard Burstert, Fabrice Talochino, Jean-Louis Bayet et Bruno Clémence sont introduits.
M. le Président leur rappelle que les dispositions législatives relatives aux commissions d'enquête leur ont été communiquées. A l'invitation du Président, MM. Jean-François Illy, Francis Spitzer, Jean-Claude Petit, Frédéric Veaux, Gérard Pupier, Bernard Burstert, Fabrice Talochino, Jean-Louis Bayet et Bruno Clémence prêtent serment.
M. le Président : Messieurs, nous souhaitons procéder avec vous à un échange de vues sur la situation en Corse dans le cadre de la mission qui nous a été confiée par l'Assemblée nationale. Nous sommes plus spécialement chargés d'enquêter sur les dysfonctionnements des services de sécurité, ce qui doit nous conduire à formuler des propositions de réforme.
Nous avons déjà entendu un certain nombre de ceux qui participent directement à la mise en _uvre de la politique définie par le Gouvernement pour la Corse. Je précise que l'Assemblée nationale a décidé que notre commission d'enquête se bornerait à l'examen de la période 1993-1999.
Je rappelle que nous sommes tenus par un certain nombre de règles dont l'une consiste à demander à ceux qui déposent devant la commission d'enquête de prêter serment. Nous n'allons pas vous demander de le faire collectivement car cela n'aurait guère de sens. J'ajoute que nous sommes tenus à la règle du secret, même s'il est, paraît-il, de tradition dans certains commissariats ou dans telle ou telle administration de Corse qu'il y ait des fuites, parfois même organisées.
Je vous propose de procéder par voie d'interrogation. Je m'adresserai tout d'abord à M. Jean-François Illy, chef de cabinet du préfet adjoint pour la sécurité en Corse.
Monsieur le commissaire, depuis combien de temps êtes-vous en poste ?
M. Jean-François ILLY : Je suis chef de cabinet depuis novembre 1995.
M. le Président : Vous avez donc vécu différentes périodes. Comment s'organise la chaîne de commandement en Corse ? Quel rôle y jouez-vous ? Quelles modifications avez-vous observées durant cette période de présence en Corse, de 1995 à 1999, qui vous a permis de suivre l'action de plusieurs préfets ? Tout d'abord, êtes-vous originaire de Corse ?
M. Jean-François ILLY : Non, mais ma femme est d'origine corse.
M. le Président : Ma question est liée au problème de la corsisation des emplois ; elle n'a aucune connotation péjorative.
M. Jean-François ILLY : Je tiens à préciser que je n'ai jamais fait état de l'origine corse de ma femme dans mon travail. J'essaie de bien le faire et les personnels qui travaillent en Corse le font comme ailleurs.
S'agissant de la chaîne de commandement, le rôle du préfet adjoint pour la sécurité, tel que je l'ai vécu depuis 1995, et même un peu plus tôt parce que j'étais présent avant, est un rôle à la fois difficile et ambigu qui le place toujours entre la chaîne de commandement du pouvoir administratif et l'interprétation qui en est faite sur le terrain. Il est systématiquement le relais et l'interlocuteur des services de police et de gendarmerie pour les affaires qui intéressent la Corse.
De par son originalité territoriale, le préfet adjoint a compétence sur les deux départements. Je trouve personnellement que c'est une situation un peu dommageable. Le décret du 13 septembre 1989 prévoit qu'il assiste les préfets de département dans leur mission de direction et de coordination ; il " saucissonne " ainsi la gestion et la vision régionale que l'on peut avoir des difficultés à assumer. Or la spécificité insulaire fait que l'on ne peut pas scinder administrativement, par exemple, un problème apparu à Bastia du problème général de la Corse. Il est, à mon sens, très important d'avoir une vision régionale. D'ailleurs, le SRPJ ou les renseignements généraux ont cette vision régionale qui leur permet une centralisation. Le rôle des préfets adjoints consiste à impulser ou à faire passer un message pour lequel ils ont été missionnés. Ils s'impliquent complètement dans ces missions-là. Ensuite, c'est une question de personne. Certains sont plus tatillons que d'autres, mais je n'en ai jamais vu trop s'écarter de sa mission ou trop s'impliquer.
Le seul élément que je pourrais signaler est que dans la période passée et durant d'autres périodes antérieures, le préfet adjoint a rencontré certaines difficultés à trouver sa place par rapport aux préfets de département. Cela résulte de la délégation. A chaque nomination de préfet adjoint, les préfets de département ont une délégation qui reprend purement et simplement la délégation de maintien de l'ordre public donnée à l'époque du préfet Broussard, alors que, parallèlement, ont eu lieu sur le continent des évolutions institutionnelles : les préfets plus spécialement chargés de la police, eux, se sont retrouvés totalement responsables et en charge de la mission de suivi, de contrôle et de coordination des services de police. Il est vrai que le texte relatif aux préfets délégués prévoit cette gestion au niveau d'une zone de défense, mais le préfet devrait pouvoir assumer pleinement sa responsabilité sans subir de subordination vis-à-vis des préfets de département. Cela ne changerait rien dans les faits puisqu'il existe une étroite collaboration entre les deux directeurs de cabinet ; en effet, le directeur de cabinet du préfet de la Haute-Corse est l'interlocuteur normal du préfet adjoint et de son cabinet.
Nous assumons, au niveau du cabinet du préfet adjoint pour la sécurité, une permanence " H 24 ", une semaine sur deux. Nous assurons la centralisation des informations que nous répercutons à la direction générale de la police nationale, voire au cabinet du ministre de l'Intérieur, lorsque les préfets de département nous le demandent, ainsi que dans les autres services.
S'agissant des services, j'ai toujours eu de très bonnes relations avec l'ensemble de mes collègues. Leur difficulté est de se situer par rapport à l'institution de préfet adjoint. Rien n'est pire dans une organisation hiérarchique pyramidale que de mettre à l'écart un des éléments, parce qu'à un moment, une personne au milieu risque de dire : " Je ne suis pas au courant, donc je ne le fais pas ".Cela crée des dysfonctionnements. Chacun ayant une mission, celle du supérieur ne doit pas venir interférer sur la sienne propre.
M. le Président : Vous n'avez pas tout à fait répondu à ma question sur les différences observées entre 1995 et 1999 par rapport aux préfets qui se sont succédé à la préfecture de région : M. Lacroix, M. Bonnet, M. Erignac et même avant, puisque vous avez connu au moins quatre préfets.
M. Jean-François ILLY : Nous sommes actuellement dans un système " gérable ", dans la mesure où le préfet adjoint pour la sécurité a été investi par le préfet de région et par le préfet de Haute-Corse d'une mission lui permettant de jouer son rôle, c'est-à-dire de suivre les services de police.
Auparavant, le préfet, compte tenu de sa personnalité attachait une grande importance aux affaires de sécurité. Je ne peux pas vous donner ma position sur la période Bonnet car je n'ai jamais participé aux réunions du soir, si ce n'est l'aspect positif que j'ai relevé dans la gestion du problème corse : il n'y avait pas de discussion, la mission était très claire.
Sous la période du préfet Erignac, il y avait un franc échange avec le préfet Bougrier, chacun restant dans sa mission sans pour autant que le lien hiérarchique soit oublié. Le préfet Bougrier participait aux réunions du soir. Il n'y avait pas de sujétion.
Auparavant, avec M. Guerrier de Dumast et le préfet Coëffé, nous avons connu une période assez difficile avec l'affaire de Tralonca. Ensuite, c'est une question de personnalité. Nos collègues ont parfois l'impression qu'on leur met la pression, mais celle-ci vient souvent de Paris.
M. le Président : Sous le préfet Bonnet, aviez-vous le sentiment que les services de gendarmerie étaient privilégiés au détriment des services de police ? Une forme de ressentiment était-elle exprimée par les services de police avec lesquels vous aviez évidemment des contacts ?
M. Jean-François ILLY : Pour être franc...
M. le Président : C'est ce que l'on vous demande.
M. Jean-François ILLY : ... j'ai connu deux périodes : une période de suspicion parce que j'avais fait partie de l'équipe d'avant. On m'a fait comprendre que ma femme étant corse... Ensuite, j'ai fait mes preuves.
S'agissant des relations entre la police et la gendarmerie, nous n'avons jamais favorisé l'une au détriment de l'autre au niveau du cabinet. Nous avons toujours essayé, autant que faire se peut, car cela n'est pas toujours facile, de respecter les principes de la procédure pénale qui prévoit une répartition administrative entre la zone de police et la zone de gendarmerie, notamment pour la protection rapprochée, les voyages officiels. Nous nous attachons toujours à vérifier qu'il n'y ait pas d'empiétement de l'un dans le secteur de l'autre. Je pourrais à cet égard faire la comparaison suivante : la police est comme une voiture qui fait souvent crisser ses pneus dans les virages mais qui tient la route.
M. le Président : D'après les auditions auxquelles nous avons procédé, le taux d'absentéisme dans la police est considérable.
M. Jean-François ILLY : Cela n'a rien à voir. Ce n'est pas la même chose.
M. le Président : Tous les ministres de l'Intérieur que nous avons entendus - M. Pasqua, M. Debré, M. Chevènement - ont souligné cet absentéisme. Cela est peut-être dû à la difficulté de la tâche en Corse.
M. Francis SPITZER : Sur ce point, des éléments chiffrés figurent dans le document qui vous a été remis. Je laisserai les policiers s'expliquer.
M. le Président : Précisément, monsieur Petit, vous êtes le directeur départemental de la sécurité publique de Haute-Corse, à Bastia.
Combien de personnes avez-vous sous votre autorité ?
M. Jean-Claude PETIT : Deux cent cinquante fonctionnaires.
M. le Président : Depuis quand êtes-vous en place ?
M. Jean-Claude PETIT : Depuis un an.
M. le Président : Vous avez donc vécu la période de M. Bonnet et celle de M. Lacroix. Vous n'aviez jamais exercé de responsabilité en Corse auparavant ?
M. Jean-Claude PETIT : Aucune en Corse.
M. le Président : Comment appréciez-vous, avec un _il relativement neuf, le fonctionnement des services de police dans votre secteur géographique ?
M. Jean-Claude PETIT : D'abord avec surprise, car avant d'arriver en Corse après être passé par un certain nombre de bureaux et de services, on vous dresse un tableau assez difficile de la situation. Puis, lorsque vous êtes arrivé vous vous apercevez que les fonctionnaires de police en Corse ne sont ni plus ni moins valeureux que les fonctionnaires de police à Bayonne, à Guéret ou ailleurs. Ils font leur travail dans des conditions souvent moins agréables qu'à Guéret ou à Privat parce qu'ils sont soumis à une pression de la rue et de l'administration bien plus forte. Vous parliez d'absentéisme, monsieur le Président, j'ai connu d'autres circonscriptions où il était d'un niveau supérieur à celui de Bastia. J'ai un service où les gens font leur travail.
Le problème, c'est que l'on a des images. A mon arrivée, la première chose contre laquelle on m'a mis en garde, c'était la porosité, vous en avez parlé tout à l'heure. C'est un mot que l'on a beaucoup utilisé et que l'on continue d'utiliser. Cela signifie qu'a priori tout ce que vous dites à un fonctionnaire de police est censé être diffusé dans la presse et dans la rue. Mais c'est un a priori. Sur des affaires importantes, je n'ai jamais constaté plus de porosité à Bastia qu'à Bayonne où j'ai été commissaire central adjoint. Vous comprendrez facilement pourquoi je prends à dessein l'exemple de Bayonne.
M. le Président : Les choses ont-elles évolué à ce point qu'un ministre de l'Intérieur qui s'est trouvé confronté à cette porosité ait été contraint lorsqu'il était en exercice de préparer de Paris certaines opérations qui devaient se dérouler en Corse, afin d'éviter qu'elles n'échouent, comme c'était le cas quand elles étaient organisées sur place ? Je n'ai pas vérifié affaire par affaire, c'est un ministre de l'Intérieur qui nous l'a dit et j'ai toutes raisons de penser qu'il ne nous raconte pas d'histoires ou alors les informations qu'on lui transmet sont complètement déphasées par rapport à la réalité.
M. Jean-Claude PETIT : Je m'exprime pour ce qui concerne la sécurité publique. A priori, dans mon service, on ne cache rien, tout est transparent. Nous travaillons sur le bitume, sur le trottoir, dans la rue, nous sommes en contact permanent avec la population. Que des services plus spécialisés veuillent tenir des choses sinon secrètes, du moins les laisser dans la discrétion, c'est un autre problème. Il est possible qu'il y ait des fuites de la part de certains services spécialisés mais s'il y a des fuites, c'est parce qu'il y a des choses à cacher. Pour ma part, je travaille dans un service " en verre ", totalement transparent. Les gardiens sont en tenue, sur la voie publique. Je ne me cache pas, je suis dehors et chez moi, je n'ai rien à cacher. Que, dans d'autres services, l'on ait constaté des fuites, c'est évident. Cela a dû être porté à la connaissance de M. le ministre.
J'ai une affaire actuellement pendante, qui a été évoquée ici même au dernier conseil de discipline. Un fonctionnaire qui travaillait dans une unité de recherche s'est manifestement laissé corrompre par un tenancier de bistrot, à tel point qu'il le prévenait lorsque nous réalisions des opérations sur les machines à sous. Le problème n'était pas de dire aux policiers de mieux garder leurs renseignements, mais d'identifier le coupable, de le sanctionner et de le retirer de la circulation, ce qui est chose faite.
En Corse, on ne fait peut-être pas de la police tout à fait comme ailleurs, mais on arrive à faire de la bonne police. Je précise bien que je parle de la police de sécurité publique.
M. le Président : Dans votre domaine, la " corsisation ", dont nous parlions tout à l'heure, peut être un élément positif, car elle permet d'avoir de meilleurs contacts avec la population. Est-ce votre opinion ?
M. Jean-Claude PETIT : Je suis un ancien de la sécurité publique. J'y ai pratiquement fait toute ma carrière, en voyageant beaucoup, et je me suis aperçu que l'on travaillait beaucoup mieux dans les services comprenant 70 à 80 % d'autochtones que dans les services du type de ceux de la région parisienne où l'on trouve beaucoup de gens déracinés. C'est encore plus vrai - je l'ai constaté non seulement en Corse mais aussi au Pays basque et dans les Antilles -, dans les régions ayant un fort particularisme linguistique, culturel ou social.
Compte tenu du travail que nous effectuons en tant que service de sécurité publique chargé de traiter les accidents de la circulation, les différends familiaux, les fugues d'enfants, il est évident que nous avons plus de chances de régler les problèmes de manière calme et efficace que si nous ne comprenions pas un mot de ce que se disent les habitants. Il est donc important pour moi d'avoir du personnel corse. Ce n'est pas parce que ce sont des Corses travaillant en Corse qu'ils sont corrompus. Cela n'est pas vrai. Comme dans toute collectivité, on trouve de temps en temps une brebis galeuse, mais pas plus ici qu'ailleurs.
M. le Président : Feriez-vous la même analyse, monsieur le commissaire, concernant les services de police judiciaire ?
M. Frédéric VEAUX : Mon analyse est forcément différente, sur plusieurs points.
En ce qui concerne la porosité, pour avoir exercé à Nice et à Marseille, je peux dire que c'est un problème que l'on retrouve aussi dans les Alpes-Maritimes et dans les Bouches-du-Rhône. Pourquoi ? Parce que tous ceux qui s'activent dans le domaine du terrorisme ou du grand banditisme veulent savoir ce qui se passe dans les services de police, au travers de renseignements qu'ils obtiennent par la bande, éventuellement en essayant de corrompre des fonctionnaires de police. Ils craignent en priorité la police judiciaire qui a les moyens d'interpeller un terroriste ou un malfaiteur chevronné. Des offensives sont nécessairement conduites en direction de fonctionnaires de ces services. Je l'ai vécu dans le sud de la France et on retrouve forcément ce phénomène en Corse.
Nous avons mené, par exemple, le 30 septembre 1998, une opération contre Charles Pieri, à l'époque secrétaire national de la Cuncolta Independista et présenté comme le leader du FLNC-canal historique. Nous avons monté une opération assez lourde, en présence du RAID, de la DNAT, du SRPJ. Nous avions fixé comme point de rendez-vous le cantonnement de CRS de la Marana, à Bastia ; nous ne nous sommes pas retrouvés au commissariat de Bastia. Je ne désigne pas un fonctionnaire de la sécurité publique, mais nous avons pris des précautions pour faire en sorte non seulement d'éviter la présence des médias mais aussi pour que les intéressés ne soient pas prévenus de notre arrivée. Le résultat a été positif puisque nous les avons arrêtés en possession d'un armement important. C'est donc un paramètre que nous intégrons en permanence.
Autre exemple, pour illustrer mon propos : l'année dernière, malheureusement, - je ne m'en glorifie pas mais je le dis pour démontrer que nous essayons d'apporter une solution au problème -, un agent administratif du service des diffusions du SRPJ à Ajaccio a été convaincu d'avoir transmis la photocopie d'un dossier qui se trouvait dans les archives du service. Il a été mis en examen, écroué et révoqué. Ce sont là des signes forts que nous envoyons en direction de tous les fonctionnaires en place.
Je suis d'accord avec mon collègue bastiais. La morale n'est pas une affaire de Corses ou de continentaux ; ce n'est pas l'origine insulaire qui rend faible. Nous avons pris un certain nombre de dispositions, envoyé des messages forts, sécurisé les locaux. Qu'il s'agisse des opérations de police ou des informations recueillies par la presse, je me félicite que mon service n'ait pas été sur le devant de la scène au cours des derniers mois.
La proximité est un autre problème que l'on retrouve en Corse plus qu'ailleurs. Ajaccio et Bastia comptent chacune environ 65 000 habitants. Dès lors, n'importe quel fonctionnaire, qu'il soit corse ou continental, peut avoir un lien familial ou amical et être ainsi soumis à une pression. C'est à nous d'être attentifs et vigilants pour nous en préserver.
De plus, la police judiciaire a l'avantage de pouvoir s'appuyer sur des services centraux travaillant en Corse. Dans certaines situations, il peut en effet être extrêmement confortable, afin d'avoir le maximum de sérénité et d'éviter tout problème, de faire appel à un service central.
J'ajouterai qu'à la police judiciaire, nous nous appuyons beaucoup sur les Corses. Nous n'aurions pas obtenu tous les résultats de l'année écoulée, sans la présence de fonctionnaires corses. Si nous n'avions eu qu'une vision continentale de la situation et des problèmes, nous n'aurions pas arrêté Charles Pieri, nous n'aurions pas interpellé Jean-Sylvain Cadillac qui était en fuite depuis de nombreuses années et que nous avons récupéré près de Figari, dans une zone a priori hostile pour la police, surtout au mois de février quand il n'y a pas grand monde. Nous avons pu mettre la main sur d'autres individus grâce à ces fonctionnaires qui nous apportent la sensibilité des hommes et la sensibilité du terrain, ce qui est très important ici. Le tout est d'obtenir un dosage cohérent pour la bonne marche du service.
M. le Président : Vous avez fait allusion aux services centraux, je pense notamment à la DNAT. N'y a-t-il pas, de la part des policiers locaux, une espèce de frustration provoquée par son intervention, souvent présentée comme privant la police judiciaire de la possibilité d'agir en Corse au profit d'institutions parisiennes considérées comme plus qualifiées que les gens du cru ? Ce système qui consiste à centraliser certaines procédures est-il bien ou mal ressenti sur le plan local ?
M. Frédéric VEAUX : Le sentiment est mitigé. Là aussi, j'établirai une comparaison avec ce que j'ai vécu dans d'autres postes. Quand une brigade des stupéfiants de province travaille sur un dossier et que l'office central des stupéfiants vient s'y greffer, le fonctionnaire de la brigade locale le vit un peu comme si on le privait d'une partie de son travail au motif qu'il n'est pas assez compétent. Ici aussi, d'une certaine façon, cette frustration est ressentie, mais chacun a aussi la lucidité de penser que nous ne pourrions pas faire face, seuls, à la charge de travail qui est la nôtre.
De toute façon, nous avons besoin d'une aide extérieure des services spécialisés. C'est vrai en matière de terrorisme avec la DNAT, c'est vrai aussi en matière économique et financière ; des effectifs de la sous-direction des affaires économiques et financières sont présents en permanence à Ajaccio et à Bastia et ces services sont saisis par les magistrats.
Je puis vous certifier que le soir des opérations visant à l'interpellation des auteurs de l'assassinat du préfet Erignac, menées en grande partie par la DNAT, je n'ai pas entendu s'exprimer de frustration parmi les fonctionnaires. Le sentiment général était la satisfaction d'être parvenu à un résultat. Tout résultat obtenu, que ce soit par les services parisiens ou par les services locaux, bénéficie à l'ensemble des fonctionnaires de police qui travaillent sur l'île.
M. le Président : On peut comprendre que l'intervention de la DNAT et de la 14ème section du tribunal de Paris soient justifiées face à un terrorisme " traditionnel ", tel que le terrorisme basque ou le terrorisme islamique. N'avez-vous pas l'impression qu'en Corse, se manifestent deux types de terrorisme : le terrorisme à connotation politique, bien entendu condamnable mais que l'on peut situer historiquement, et un terrorisme qui s'appuie sur le grand banditisme qui est utilisé par lui à des fins de racket, d'escroquerie, de pressions ? Est-il possible de les distinguer ? On nous a cité les chiffres de 12 000 attentats, dont 4 600 revendiqués ; les deux tiers ne sont donc pas revendiqués et on peut en déduire qu'une partie des explosions provoquées en Corse ne sont pas forcément destinées à transmettre un message politique.
M. Frédéric VEAUX : J'appellerai cela le terrorisme de proximité, en écho à la police de proximité dont je parlais tout à l'heure. Malheureusement en Corse, de nombreux conflits particuliers se règlent par voie d'explosions. Il est très difficile d'élucider ce type d'infractions ; par définition, il ne reste plus de trace de l'objet utilisé pour le commettre. Cela se produit souvent dans des zones rurales. La gendarmerie de Corse-du-Sud est parvenue à élucider une telle affaire, il y a quelques semaines, près de Propriano. Cela montre bien que des attentats peuvent se produire indépendamment de ceux qui sont revendiqués politiquement par des mouvements clandestins. Nous sommes relativement impuissants face à cette situation. C'est presque un problème sociologique et culturel qu'il est extrêmement difficile de traiter.
Il faut également signaler que nous traitons rarement le terrorisme politique sous la forme de la résolution d'attentats. Nous le traitons davantage sous la forme d'interpellations d'individus en possession d'armes, de munitions, de textes de revendication. Nous obtenons très rarement l'aveu d'un terroriste disant : " tel jour, à telle heure, je suis allé porter tel engin explosif ". La semaine dernière, sur le mitraillage du cantonnement de CRS d'Aspretto, quelqu'un nous a avoué sa complicité, mais c'est très rare. Quand nous avons interpellé Charles Pieri avec quinze pistolets automatiques, il ne nous a pas dit : " C'est moi qui suis allé déposer des charges à tel ou tel endroit ".
Concernant le taux d'élucidation des attentats, qu'il s'agisse d'actions politiques revendiquées ou de " terrorisme courant ", les chiffres ne sont pas extraordinaires.
M. le Président : Le taux est plutôt faible.
M. Frédéric VEAUX : Je vous en ai indiqué les raisons. La seule possibilité serait de prendre les gens sur le fait.
M. le Président : Le fait de transférer les affaires de terrorisme à Paris, à des structures assez éloignées et qui ne sont pas forcément familiarisées avec les dossiers qui sont entre vos mains, n'explique-t-il pas ce taux d'élucidation relativement faible ? En conservant ces dossiers sur le terrain, n'obtiendriez-vous pas de meilleurs résultats ?
M. Frédéric VEAUX : Ces dossiers, nous les partageons. Depuis que je suis en place, des fonctionnaires de la DNAT se rendent à Bastia et à Ajaccio pratiquement toutes les semaines. Nous avons des échanges réguliers, par téléphone ou physiquement avec les responsables de la DNAT. Certains des magistrats instructeurs sont aussi extrêmement présents sur le terrain. En centralisant et en déplaçant la saisine, on gagne en sérénité. Or en Corse, il est essentiel d'avoir un peu de sérénité et de recul par rapport aux événements. Nous avons, en outre, une bonne coordination et centralisation de l'information, ce qui est important car le terrorisme corse se traduit par des attentats aussi bien sur l'île que sur le continent.
Je trouve donc plutôt positif qu'un service soit capable d'assurer la coordination et la centralisation et ne soit pas, comme nous, soumis à l'actualité. Nous connaissons des périodes relativement calmes et d'autres où les assassinats se succèdent. L'erreur serait de déconnecter complètement les services locaux, ce qui n'est pas le cas et je le vis plutôt comme un appui, un soutien. Si nous avions eu à assumer l'affaire Erignac tout seuls, nous n'aurions sans doute pas obtenu les mêmes résultats, car dans le même temps, nous avions à traiter des affaires économiques et financières, des assassinats de droit commun, des attentats, nous devions faire du renseignement, etc...
M. le Président : Etes-vous satisfait de la coordination entre les différents services de police ? La guerre des polices, cela n'existe pas, en Corse ?
M. Frédéric VEAUX : Durant les quatorze mois que j'ai passés sur l'île, j'ai entretenu d'excellentes relations avec mon collègue Gérard Pupier, directeur régional des renseignements généraux, et avec les différents commandants de gendarmerie, notamment avec le commandant des sections de recherches. Il y a parfois des conflits de compétences comme partout ailleurs, mais nous avons eu d'excellentes relations.
M. le Président : Cela va parfois plus loin que des conflits de compétences ; cela peut être lié aux politiques menées. Lorsque M. Bonnet était préfet de région, il a privilégié assez systématiquement les services de gendarmerie au détriment des services de police, qui le vivaient assez mal. De la même manière que les services de gendarmerie ont mal ressenti leur dessaisissement dans l'affaire de Pietrosella lorsque celle-ci a été jointe à l'enquête sur l'assassinat du préfet Erignac et à quelques autres.
M. Frédéric VEAUX : C'est le paradoxe de la situation. Il y avait au départ un certain affichage qui tendait à nous laisser croire que la gendarmerie était favorisée dans le dispositif mis en place par le préfet de région. Toutefois, à titre personnel, j'avais le sentiment de bénéficier de sa confiance. J'ai été d'autant plus meurtri par ce qui s'est passé au mois d'avril.
M. le Président : Participiez-vous aux réunions du soir avec le colonel Mazères ?
M. Frédéric VEAUX : Dans un premier temps, non. Ensuite, à l'initiative du préfet adjoint pour la sécurité, nous y avons été associés deux soirs par semaine, le mardi et le jeudi, avec M. Pupier et M. Frey, un peu plus tard. Eu égard au risque de porosité, je me disais que moins l'on est à partager une information que l'on veut garder confidentielle, moins on a de risques de la voir diffusée.
Il est vrai que la saisine de la gendarmerie nationale dans l'affaire du Crédit agricole, affaire relevant traditionnellement de la compétence de la police judiciaire
- n'étant pas présent à l'époque, je puis difficilement apprécier quels en étaient les motifs -, le renforcement des sections de recherches, un certain affichage, tout cela a conduit les responsables de la police, à considérer qu'il n'y en avait que pour la gendarmerie nationale. Mais je tiens tout de même à souligner le sentiment personnel que j'ai eu sur l'attitude du préfet de région à mon égard.
M. le Président : C'est un comportement que l'on ne rencontre pas très souvent sur le continent. Les services de gendarmerie et les services de police ont leur compétence géographique respective et cette règle est respectée dans l'ensemble des départements français.
M. Frédéric VEAUX : Il y a à la fois une compétence géographique et une compétence matérielle : les infractions financières importantes sont généralement confiées à la police judiciaire de même que les affaires de terrorisme et de criminalité organisée.
M. le Président : Monsieur le directeur régional des renseignements généraux, nous avons rencontré votre directeur général, M. Bertrand, avec lequel nous nous sommes longuement entretenus. Comment ressentez-vous la coordination entre les différents services en Corse ? D'après ce qui nous a été indiqué, l'information remonte assez facilement au niveau central. Existe-t-il un dialogue avec les autres services de sécurité vous permettant d'alimenter les enquêtes diligentées par la gendarmerie ou par les services de police judiciaire ?
M. Gérard PUPIER : Nous avons les deux formes de renseignements classiques : d'une part, l'information générale pour laquelle nous ne rencontrons aucun problème de coordination avec aucun des services de police et de gendarmerie et, d'autre part, le renseignement opérationnel. Vous évoquiez la porosité. Aux renseignements généraux, la situation est totalement différente puisque règne chez nous la culture du secret. Si nous avions un " mouton noir ", ce serait très grave car il pourrait dévoiler des informations bien plus importantes que lors de l'interpellation elle-même.
Le renseignement le plus secret, c'est-à-dire le renseignement touchant le terrorisme, présente deux formes différentes. Par définition, nous ne pouvons pas avoir d'agents à l'intérieur des mouvements, puisqu'une couverture judiciaire est impossible
- nous ne pouvons pas couvrir un acte illégal -, nous les avons en périphérie et pratiquons le renseignement d'ambiance. Nous avons là un rôle assez ambigu. Nous approchons des gens qui appartiennent à des mouvements légaux, comme la Cuncolta Independista, et qui ont une double casquette. Nous savions pertinemment que Charles Pieri appartenait au FNLC-Canal historique ; cependant nous ne le rencontrions pas à ce titre mais, de façon ouverte, en tant que secrétaire général de la Cuncolta. Par cette méthode, nous connaissons bien l'ambiance du mouvement, car ce sont des gens qui ont l'habitude de nous voir et qui se confient facilement sur des thèmes généraux, c'est-à-dire sur leur ligne politique générale.
Nous pouvons aussi obtenir des renseignements beaucoup plus pointus, soit par des sources techniques, soit par des sources humaines. En ce qui concerne les sources humaines, il va de soi qu'elles exigent une protection absolue, car leur vie est mise en danger. Nous préférons occulter une information plutôt que d'en fournir une qui puisse mettre en danger la vie d'un informateur ; même si on nous le reproche parfois, nous ne pourrons jamais faire autrement.
Enfin, nous sommes des prestataires de services pour tous les services. Dans ce domaine, nous avons eu parfois des problèmes avec la gendarmerie. Il est arrivé que nous travaillions depuis un certain temps sur des individus, mais faute de la coordination nécessaire, on procédait à leur interpellation sans que nous ayons été consultés et sans que nous ayons pu auparavant transmettre un dossier.
Nous surveillons une centaine de réunions par an avec des identifications. C'est un travail de fourmis, un travail de longue haleine qui permet aux services judiciaires, généralement au SRPJ ou à la gendarmerie, de disposer immédiatement d'éléments de base. Quand par exemple la DNAT vient de Paris et qu'on doit situer géographiquement quelqu'un, c'est souvent difficile car on n'a généralement pour seule adresse que le nom d'un village et il est impossible d'intervenir à 6 heures du matin au domicile de la personne, si des gens du cru ne peuvent pas guider les fonctionnaires. Cela se passe aussi en toute transparence avec la gendarmerie. Comme prestataire de services, nous accumulons beaucoup d'éléments qui peuvent être utiles au service enquêteur.
Comme vous le disiez tout à l'heure, nous avons deux canaux : celui du service central et celui de la préfecture.
M. Francis SPITZER : Hors judiciaire !
M. Gérard PUPIER : Nous déblayons le terrain, ce qui évite aux enquêteurs de police judiciaire de travailler sur l'environnement et permet d'éliminer des pistes. Dans l'affaire Erignac, on a beaucoup parlé des interpellations de la DNAT, mais nous avons éliminé environ la moitié des pistes sans qu'il ait été besoin de procéder à des interpellations. Au lieu de 300 interpellations, il y en a eu la moitié environ.
M. le Président : Il semble que l'information sur l'identité des responsables de l'assassinat du préfet Erignac, en tout cas d'une partie d'entre eux, était connue depuis un certain temps. Il manquait apparemment un nom dans ce groupe, à savoir celui d'Yvan Colonna, qui n'avait pas été identifié dans une première phase. Il était sans doute surveillé puisque vous avez vous-même procédé à la pose de balises permettant de le suivre.
M. Gérard PUPIER : Ce n'est pas nous, mais un service national. De nombreux services centraux travaillaient sur ce dossier.
Sur l'affaire Erignac, il convient d'observer que les principaux protagonistes ont été découverts et identifiés par la DNAT à partir de sources techniques.
Les sources humaines nous avaient donné des noms, comme le préfet Bonnet avait aussi des noms. Il y avait un petit problème car le décloisonnement était à sens unique, mais comme le disait mon collègue de la police judiciaire, je n'ai jamais eu l'impression que le préfet ne nous faisait pas confiance. Nous étions des chefs de service que le préfet consultait régulièrement et nous participions aux réunions de coordination du soir. Le seul reproche que je puisse faire, c'est que, lors de ces réunions, le décloisonnement s'effectuait à sens unique. En tant que service de renseignement, nous apportions de nombreux éléments, en échange de quoi nous obtenions des informations moins précises. Par exemple, nous avons appris très tardivement que deux services travaillaient sur l'affaire de Pietrosella.
M. le Président : Depuis quand êtes-vous en poste ici ?
M. Gérard PUPIER : Depuis février 1998, soit un an et demi.
M. le Président : Tous les officiers de gendarmerie ici présents sont-ils arrivés récemment dans la région ?
M. Francis SPITZER : Monsieur le Président, le colonel Rémy, commandant la légion, est actuellement en permission. Vous avez là les deux commandants de groupement et le colonel commandant le groupement opérationnel de gendarmerie mobile qui se renouvelle tous les quarante-cinq jours.
M. le Président : Lieutenant-colonel, depuis quand êtes-vous en place ?
M. Bernard BURSTERT : Monsieur le Président, je suis en place depuis le 1er septembre 1997. J'ai presque deux ans de présence, ce qui est le contrat normalement dévolu à un commandant de gendarmerie.
M. Fabrice TALOCHINO : Je suis en poste depuis trois ans.
M. le Président : Le problème de la corsisation ne se pose pas de la même manière dans la gendarmerie nationale que pour les services de police. A quel rythme s'effectue la rotation des personnels ?
M. Bernard BURSTERT : Le temps de présence moyen d'un gendarme dans une brigade est de trois à quatre ans. Mais les sous-officiers tournent sur différentes brigades, toutes situées en Corse. Lorsqu'un sous-officier arrive du continent et est affecté en Corse, sauf s'il demande à revenir sur le continent, il change de poste au sein même de la légion de gendarmerie. Des sous-officiers peuvent donc avoir quinze, dix-huit, voire vingt ans de présence en Corse, en étant passé, en principe, par plusieurs brigades.
M. le Président : Parmi les personnels de gendarmerie, quel est le pourcentage de ceux qui sont d'origine corse ?
M. Bernard BURSTERT : Il est globalement inférieur à 10 %. Sur le terrain, je n'ai pas un gendarme originaire de Corse par brigade, ce qui constitue presque à l'évidence un inconvénient. Un recrutement local plus important permettrait une meilleure approche de la population et une meilleure coopération.
M. le Président : Comment appréciez-vous cette présence tournante des gendarmes d'une brigade à l'autre ? Est-ce plutôt positif ou existe-t-il des risques de pression dans des villages éloignés ?
M. Bernard BURSTERT : Personnellement, je pense que lorsque l'on sert en Corse, que l'on soit d'origine continentale ou corse, marié ou non à une Corse, on subit forcément des pressions. Dès lors que l'exercice des missions comporte une partie répressive, certains actes sont plus difficiles à exécuter qu'ailleurs en France où cet environnement un peu oppressant n'existe pas.
M. le Président : Pour détendre l'atmosphère, je vous rapporterai la plaisanterie que m'a raconté un ami qui rentre de vacances en Corse : " Comment distingue-t-on les Corses des continentaux ? En voiture, les Corses ne mettent pas la ceinture, les continentaux, si ". C'est peut-être un peu caricatural.
M. Bernard BURSTERT : La Corse est un petit pays. Quand on est installé quelque part depuis longtemps, on finit par connaître tout le monde. A partir du moment où l'on connaît les gens, il devient plus difficile de les sanctionner. C'est pourquoi le turn over me paraît important.
M. le Président : Comment la création du GPS a-t-elle été ressentie en Corse par les gendarmes ?
M. Bernard BURSTERT : Il y a deux écoles au sein même de mes troupes. Les uns considèrent qu'il y avait besoin d'un outil pour être plus performant dans le domaine judiciaire, notamment pour effectuer un travail d'approche sur des cibles à interpeller, faciliter l'interpellation d'individus dangereux ou créer un environnement préalable à des interpellations. Je l'ai ressenti comme tel. Je suis de cette école-là. Les autres disent qu'ils pouvaient faire du bon travail sans le GPS et qu'ils pourront continuer de le faire sans le GPS. Ils estiment que la création d'une unité spéciale ne n'imposait pas dans le contexte corse, que certaines de ses méthodes étaient trop brutales, que la médiatisation faite à l'été 1998 était inutile et que le travail se faisait. Se fait-il mieux sans le GPS qu'avec le GPS ? Certains disent " oui ", d'autres " non ". Le sentiment est partagé sans que je puisse fixer les proportions.
Je vais laisser la parole à mon homologue pour la Haute-Corse.
M. Fabrice TALOCHINO : Depuis bien longtemps, les commandants de groupement exprimaient le besoin d'un outil particulier en Corse. D'ailleurs, on faisait venir des unités du continent, telles que le groupe d'observation et de surveillance de Marseille ou des unités encore plus spécialisées de par la qualification de leurs personnels ou les matériels dont ils disposaient comme le GSIG de Paris. Or ces unités ne pouvaient pas forcément intervenir à chaque fois que le besoin en était exprimé par les unités de Corse. Le besoin était donc réel et il le demeure.
Concernant le GPS, il y a eu une faute de communication énorme lors de son installation. Il faut rappeler le contexte : assassinat de M. Erignac, mise en place de M. Bonnet. Avec force tapage, on a insisté sur la montée en puissance de la section de recherches. Non pas pour faire mieux que les autres mais pour participer à l'effort nécessaire, la gendarmerie a " mis le paquet ". On a voulu présenter le GPS, qui répondait au v_u de tout le monde, comme une unité spéciale composée de personnels sélectionnés je ne sais comment, équipée de matériels très sophistiqués, à la limite du légal ou de l'avouable, ce qui n'a jamais été le cas.
Il est vrai que l'on a choisi les personnels. Faites l'expérience de monter sur une petite route qui mène à un village corse et vous comprendrez immédiatement toute la difficulté à travailler dans la discrétion en Corse. Manifestement, ce ne sont pas des gendarmes en bleu et avec un képi qui peuvent réaliser ce travail de renseignement. D'où la nécessité d'un personnel particulier, vêtu et coiffé différemment, mais c'est tout. Il n'a jamais été question d'avoir des super-gendarmes avec du super-matériel d'écoute et de surveillance. A mon avis, des fautes de communication considérables ont donc été commises au départ. Mais, je le répète, le besoin demeure. Si on me demandait s'il faut demain un GPS, je répondrais non, car il a laissé une image négative dans la mémoire collective, mais il nous faut des gens pour travailler d'une certaine façon.
Vous me demandiez comment la création du GPS a été ressentie par les gendarmes. Au niveau du commandement, nous attendions beaucoup de cette unité parce qu'elle allait nous permettre de pénétrer certains milieux, d'approcher plus facilement certains villages, de réaliser des observations longues que ne peuvent pas faire des unités départementales. On ne peut pas retirer deux gendarmes d'une brigade pendant trois jours pour observer les allées et venues de véhicules ou de personnes, ce qu'aurait pu faire, à terme, le GPS. Cela dit, il est vrai que lorsqu'on a présenté la création du GPS en déclarant : " la gendarmerie n'a rien fait depuis vingt-cinq ans - les autres non plus, d'ailleurs -, vous allez voir ce que vous allez voir ", les gendarmes de terrain se sont dit qu'on les prenait pour des idiots. Même sur le plan interne, la communication n'était pas forcément bien adaptée.
M. Christian ESTROSI : Je trouve tout cela très intéressant car l'année 1998 montre, du moins les statistiques de lutte contre la délinquance et la criminalité, d'excellents résultats. S'ils sont attribués à l'ensemble des services de sécurité en Corse et à l'action conduite par le préfet Bonnet, une part d'entre eux l'est aussi à la mise en place du GPS. Aujourd'hui, après la dissolution du GPS, avez-vous le sentiment que votre efficacité se trouve diminuée ? Considérez-vous, dès lors, que c'est une erreur d'avoir dissous le GPS ?
M. Bernard BURSTERT : A titre personnel, je considère, comme mon collègue de Haute-Corse, que le GPS était une unité indispensable pour mener à bien un certain nombre de missions d'ordre judiciaire. Sa dissolution est intervenue alors que tous les gendarmes, et pas seulement eux, venaient de prendre un coup très fort sur la tête. Nous commençons à peine à nous en remettre et à sortir la tête de l'eau. Pendant un à deux mois, nous n'avons traité que les affaires courantes, nous ne nous sommes pas beaucoup investis. Nous n'avons pas jugé utile de faire intervenir des procédés particuliers, nous n'avons pas fait venir le GSPN, nous avons travaillé par nous-mêmes pour essayer, dans un premier temps, de nous remettre sur les rails et de reprendre une place correcte dans le paysage corse. Pour l'instant, nous n'avons pas ressenti le besoin du GPS, parce que l'on n'a pas fait l'effort de poursuivre la politique lancée en mars 1998. Néanmoins, pour l'avenir, une structure comme celle du GPS m'apparaît indispensable. Nous devons disposer d'unités capables de faire du travail de terrain en Corse.
M. Roland FRANCISCI : En ce qui concerne la corsisation des emplois, il ne faut pas avoir une approche ethnique. Il ne doit pas y avoir un taux de fonctionnaires corses plus élevé que le taux des fonctionnaires bretons en Bretagne ou alsaciens en Alsace. Cela dit, on ne doit pas non plus souhaiter qu'il n'y ait plus de fonctionnaires corses en Corse, mais je ne suis pas partisan de la corsisation des emplois.
Je suis conseiller général d'un canton rural de montagne dans lequel se trouvent deux brigades de gendarmerie. Depuis des années, il n'y a plus de tournées de nuit. Est-il vrai qu'après minuit, les gendarmes ne doivent plus faire de tournées ?
M. le Président : Ne profitez pas de votre participation à la commission d'enquête pour poser des revendications locales.
M. Roland FRANCISCI : Pas du tout, c'est un problème national !
Je poserai une autre question, qui s'adresse aux responsables de la police. Est-il exact, comme cela a été rapporté par certains médias, qu'un des responsables locaux de la police serait intervenu auprès de M. Bonnet pour lui demander que la décision de justice de destruction de la paillote illégale Chez Francis soit différée ?
M. Gérard PUPIER : L'intervention n'a jamais été locale.
M. Roland FRANCISCI : Mais a-t-elle existé ?
M. Gérard PUPIER : Elle a existé au plan national, dans un contexte très particulier. Elle ne concernait pas une paillote en particulier mais toutes les paillotes dont la destruction était programmée en application de décisions de justice.
M. Roland FRANCISCI : Ce n'était donc pas particulier à la paillote Chez Francis.
M. le Président : Monsieur Ravet, vous êtes responsable des CRS, qui ne font que passer et qui constituent le renfort de mille personnes auquel il a été fait allusion.
M. Jean-Louis RAVET : Environ 5 200 fonctionnaires passent chaque année sur l'île.
M. le Président : Combien de temps restent-ils en moyenne ?
M. Jean-Louis RAVET : Un mois.
M. le Président : Suivez-vous vous-même leurs déplacements ou bien êtes-vous chargé sur place de leur gestion ?
M. Jean-Louis RAVET : Une délégation de CRS est installée à Ajaccio, avec une antenne à Bastia, où se trouve un effectif de fonctionnaires stables affectés en Corse.
M. le Président : Depuis quand êtes-vous en poste ?
M. Jean-Louis RAVET : J'ai été affecté le 1er juillet 1994. J'ai quitté l'île le 1er décembre 1996. J'y suis revenu le 7 février 1998 pour un mois. J'ai à nouveau été affecté le 1er juin 1998.
M. le Président : Les problèmes particuliers de coordination ne se posent pas forcément pour les CRS qui sont utilisées sous la responsabilité du préfet adjoint pour la sécurité en fonction des événements qui peuvent se produire ici ou là. Puisque vous avez l'habitude de traiter les manifestations importantes et les situations de tension, estimez-vous qu'elles sont plus fréquentes en Corse qu'ailleurs ?
M. Jean-Louis RAVET : Nous intervenons assez régulièrement sur les petites manifestations qui nécessitent de faibles effectifs, de l'ordre de la section qui est notre plus petite unité, soit environ vingt-cinq fonctionnaires. C'est la particularité de l'utilisation des CRS en Corse en matière d'ordre public. Cela arrive très fréquemment.
M. le Président : Etes-vous utilisés aussi, l'été, pour d'autres missions comme la surveillance de plages ?
M. Jean-Louis RAVET : L'été, je fournis environ trente maîtres-nageurs sauveteurs, exclusivement pour les plages de la Corse-du-Sud, et un renfort pour la police aux frontières.
M. le Président : Je me tourne maintenant vers le responsable de la police aux frontières de Corse. Comme on est sur une île, vous avez à exercer la surveillance aux frontières géographiques, dans les ports et les aéroports. La coordination vous paraît-elle s'exercer également dans de bonnes conditions ou bien avez-vous, d'une manière ou d'une autre, à vous plaindre de vos relations avec les autres services ?
M. Bruno CLEMENCE : Je n'ai absolument pas à m'en plaindre. Il existe une coordination fonctionnelle directe. Comme on ne sait chercher que ce que l'on connaît, une partie de la connaissance m'échappe : sur les 949 000 passagers qui transitent par la Corse, je ne peux pas savoir quels sont ceux qui intéressent plus particulièrement les renseignements généraux ou la PJ. Dans ce cadre, je n'ai jamais senti de la part de mes collègues une quelconque réticence : ce sont eux qui me sollicitent. Ils me donnent des consignes très précises que je répercute aux fonctionnaires et tout se passe très bien. En revanche, nous nous heurtons à la difficulté pratique d'un contrôle efficace dans les ports. Cela relève presque de la métaphysique. Le contrôle est très difficile, voire impossible, à réaliser.
M. le Président : Le trafic maritime est intense entre l'Italie et la France...
M. Bruno CLEMENCE : La difficulté provient non seulement de l'importance du trafic mais de la configuration des ports - des ports en milieu ouvert où tout un chacun peut se promener - et de l'absence de documents de contrôle exigibles. Les compagnies ne réclament aucune pièce d'identité. On sait par exemple qu'un véhicule d'un gabarit donné est passé mais on en ignore la marque, l'immatriculation et le nom du propriétaire, ce qui complique les recherches que nous sommes amenés à effectuer. La PAF joue un rôle sensible dans le dispositif policier antiterroriste. Il faut tirer profit de notre position géographique. Ainsi, il est intéressant d'attendre des gens à leur arrivée, dans la mesure où l'on peut le faire mais alors on se heurte à un autre problème qui est celui du dimensionnement des effectifs.
M. le Président : Quel est l'effectif de votre service ?
M. Bruno CLEMENCE : Nous sommes 130, répartis en Corse-du-Sud et en Haute-Corse sur des sites très éclatés. Nous essayons de développer une activité fondamentale, en droite ligne de nos attributions de base, à savoir la lutte contre l'immigration irrégulière et le travail illicite. L'an passé, en Corse-du-Sud, nous avons porté notre attention sur le travail illicite, car nous avons noté qu'il existait des liens évidents entre cette forme de travail et l'immigration irrégulière. Malgré la faiblesse de nos effectifs, nous obtenons des résultats intéressants.
Quant à la porosité, il faut renvoyer à une culture insulaire qui permet une très grande circulation de l'information. Son importance varie selon le degré d'activité auquel on se situe : pour les opérations plus pointues, il faut être très vigilant. Cela dit, je n'ai pas du tout à me plaindre de la présence massive de fonctionnaires locaux.
M. le Président : Quel en est le pourcentage ?
M. Bruno CLEMENCE : Il est de 95 à 98 % chez les personnels du corps de maîtrise et d'application et d'environ 50 % pour les personnels d'encadrement. Je pense qu'un peu de sang extérieur permet d'entretenir un juste équilibre.
M. le Président : En ce qui concerne Yvan Colonna, je pense que tous les services sont mobilisés pour essayer de l'appréhender.
M. Bruno CLEMENCE : Tous le sont.
M. le Président : En parfaite coordination ?
M. Bruno CLEMENCE : Dans la mesure de leurs moyens respectifs.
M. Francis SPITZER : Tous le sont. C'est notre mission principale. Elle est organisée en deux pôles. Le premier est celui de Cargèse qui correspond au dispositif de l'enquête. C'est un dispositif à base terrestre en ce qui concerne la gendarmerie, avec des patrouilles à pied, des patrouilles mobiles et des contrôles. Pour le secteur maritime, jusqu'à présent, nous avions une vedette de la douane et de la gendarmerie maritime ; désormais, des Zodiac de la gendarmerie nationale sont en mesure d'intervenir. Enfin, un peloton de gendarmes mobiles héliporté peut intervenir dans un délai très bref à la demande de la direction de l'enquête.
Par ailleurs, il y a des consignes générales. Elles ont trait à la recherche de renseignements sur la personne et à sa reconnaissance lors de mouvements éventuels. A cet égard, le rôle de la police aux frontières est très important.
M. le Président : Il semble relativement facile de prendre un bateau. Selon vous, est-il encore en Corse ?
M. Francis SPITZER : Le commissaire Veaux a mis l'accent sur l'importance d'avoir des fonctionnaires corses qui sachent traduire les mentalités. De mon point de vue personnel, d'après ce que l'on a pu m'expliquer de la mentalité corse, s'agissant d'un berger, le sachant attaché à son pays au point d'abandonner ses études à Nice - on songe à Barrès avec La terre et les morts - je pense qu'il est quelque part en Corse.
M. le Président : N'aurait-il pas été possible de l'appréhender avant ? Il a donné une interview au Monde, il s'est livré à des déclarations publiques. Certains s'interrogent et vont même jusqu'à accuser le pouvoir politique d'avoir donné des instructions pour qu'il puisse s'enfuir plus aisément.
M. Frédéric VEAUX : On peut toujours arrêter quelqu'un mais il faut avoir des questions à lui poser. En l'état de la procédure, le matin du déclenchement des opérations, il n'y avait aucune question à lui poser. S'il s'était agi uniquement de lui demander pendant quatre jours si c'était lui, cela n'aurait servi à rien. La décision est intervenue après que ses complices l'ont mis formellement en cause comme étant l'auteur des coups de feu, comme faisant partie du commando.
Autre problème, le journal Le Monde était depuis longtemps en possession d'informations très précises sur cette équipe. Depuis le mois de février 1999, il a distillé à plusieurs reprises un certain nombre d'informations plutôt inopportunes.
M. le Rapporteur : D'où venaient ces informations ?
M. Frédéric VEAUX : A mon avis, pas des services enquêteurs, ce n'était pas leur intérêt. Je ne veux désigner personne mais des conflits se sont révélés. Dans l'expression de ces conflits, certains avaient-ils intérêt à ce que l'information soit divulguée ? Je ne sais pas...
M. le Président : A défaut de l'interpeller - je comprends parfaitement que pour interpeller quelqu'un, il faille des raisons -, n'était-il pas nécessaire d'exercer une surveillance qui aurait permis une appréhension plus aisée après les révélations faites par ses acolytes ?
M. Frédéric VEAUX : La surveillance à Cargèse est déjà très difficile en temps normal. La surveillance de gens qui savent par différentes sources qu'ils sont surveillés est quasiment impossible, sauf à exercer une surveillance de garde du corps, pas à pas ou en voiture. Ou l'on a suffisamment d'éléments montrant que quelqu'un est impliqué dans une affaire pour aller le chercher et le placer en garde à vue, ou l'on attend et l'on essaie de mettre en place un service de surveillance, mais alors, ce n'est pas un service de garde du corps.
M. le Président : J'ai envie de vous poser une question encore plus directe. Toutes les supputations viennent du fait qu'Yvan Colonna est le fils d'un ancien parlementaire socialiste. Y a-t-il eu des pressions, des ordres ou des indications données pour éviter l'interpellation d'Yvan Colonna ?
M. Frédéric VEAUX : Je peux vous dire que durant que les quatorze mois que j'ai passés ici, il n'y a jamais eu la moindre intervention, non seulement dans le dossier Colonna mais pour quelque dossier que ce soit, qu'il s'agisse d'affaires financières, de terrorisme ou de droit commun, pour nous demander d'influer sur une décision dans un sens qui soit contraire à l'intérêt de l'enquête.
M. le Président : Dans la gendarmerie, vous n'avez pas non plus entendu parler de pressions de ce genre ?
M. Bernard BURSTERT : Je ferai exactement la même réponse que M. Veaux. Depuis deux ans que je suis à la tête du groupement de la Corse-du-Sud, je n'ai subi aucune pression pour me demander de faire ou de ne pas faire telle ou telle chose.
Je profite de l'occasion pour répondre à la question de M. le député de la Corse-du-Sud relative au travail des brigades territoriales de gendarmerie. Au plan national comme au plan local, aucune brigade n'a reçu de consignes pour faire ou ne pas faire de tournées de nuit. Chaque brigade doit effectuer très régulièrement des tournées de nuit. Vous devriez les voir. Si vous ne les voyez pas, c'est peut-être que les gendarmes travaillent bien.
M. le Rapporteur : L'intervention de M. Bertrand dans l'affaire des paillotes était-elle motivée par l'analyse réalisée par les renseignements généraux du trouble à l'ordre public que pouvait engendrer la destruction des paillotes ou par une autre raison ? Dans la presse, on a cité la volonté de protéger tel ou tel qui aurait pu fournir des informations aux renseignements généraux. Quelle est la bonne version ?
M. Gérard PUPIER : Le trouble à l'ordre public. Nous n'étions d'ailleurs pas les seuls à le dire puisque plus de la moitié des membres de l'Assemblée de Corse était descendue à la préfecture.
M. le Rapporteur : Il n'existe pas de lien particulier entre les services des renseignements généraux et certains propriétaires de paillotes ?
M. Gérard PUPIER : Pas de liens locaux et, à mon avis, pas de liens nationaux.
Il est évident qu'il y a toujours une ambiguïté. Si vous me demandez si untel est un de mes informateurs, je ne vous répondrai ni par oui ni par non, je ne vous répondrai pas parce que si je vous répondais non et si, la fois suivante, je ne vous répondais pas, cela signifierait qu'il en est un.
M. le Rapporteur : Monsieur le directeur du SRPJ, quelle situation avez-vous trouvé en arrivant ici, notamment eu égard à la façon dont nous est décrit votre prédécesseur, M. Dragacci ? La collaboration qui prévaut aujourd'hui entre le SRPJ, la DNAT, voire la gendarmerie, existait-elle précédemment ?
M. Frédéric VEAUX : Je ne suis que rapporter des informations fournies à droite et à gauche et qui peuvent être contradictoires selon les personnes auprès desquelles elles sont recueillies. Il est évident qu'un certain nombre de tensions s'exprimaient, notamment entre le directeur du SRPJ et le chef de la DNAT. Ce n'est un secret pour personne.
M. le Président : M. Dragacci était un personnage, une sorte de proconsul.
M. Frédéric VEAUX : C'est une très forte personnalité. Il est natif de Cargèse et il y habite depuis toujours. Il a été inspecteur, puis commissaire de police à Ajaccio. Il a exercé plusieurs autres fonctions : chef d'antenne de police à Bastia, responsable de la police de l'air et des frontières, chef de cabinet du préfet adjoint pour la sécurité. C'est une forte personnalité qui est venu remplacer un directeur qui avait été remercié.
M. le Rapporteur : Cela avait-il induit des pratiques ou des modes de travail particuliers dans le service ? Avez-vous été confronté à des habitudes particulières ?
M. Frédéric VEAUX : Je suis gêné de parler du fonctionnement du service devant des responsables d'autres services.
M. le Président : C'est la difficulté de l'exercice. Nous ne pensions pas nous retrouver face à une assemblée aussi nombreuse. Si nous n'avions pas été limités par le temps, nous vous aurions rencontrés individuellement, mais nous ne sommes ici que jusqu'à ce soir et ne reviendrons en Corse, à Bastia, qu'à la fin du mois d'août.
M. le Rapporteur : Concernant l'organisation de la gendarmerie, on nous a dit qu'à plusieurs reprises, il avait été envisagé de modifier la répartition territoriale des brigades. Elles sont disséminées à l'intérieur de la Corse et il y a eu, semble-t-il, des projets de redéploiement sur le littoral. Considérez-vous qu'il conviendrait d'évoluer dans ce sens ?
M. Bernard BURSTERT : Tout chef qui se respecte, en prenant le commandement de son unité, essaie de voir ce qu'il peut faire pour en améliorer l'efficacité pour le bien de l'Etat et du service public. Il est certain qu'à mon arrivée à la tête du groupement, je me suis demandé si les brigades étaient judicieusement réparties en fonction des besoins, sachant que pour l'ensemble de la gendarmerie nationale, l'actuel découpage est souvent hérité de très longue date, pour ne pas parler de siècles. Il faut en permanence affiner le dispositif de façon à ce que les moyens collent aux besoins et à la réalité judiciaire du moment et même, si possible, essayer d'anticiper.
Nous réfléchissons donc en permanence à la pertinence du dispositif territorial. Pour ce qui me concerne, au stade actuel de mes réflexions, il m'apparaîtrait utile de regrouper quelques brigades - encore faudrait-il le faire en coordination avec d'autres services -, au demeurant très peu nombreuses, afin de gagner en efficacité. Mais pour l'instant, j'en suis encore au stade de la réflexion, aucun projet n'est formulé.
Ma prochaine démarche consistera à examiner s'il ne vaut pas mieux prévoir, dans certaines zones du territoire, notamment en montagne, une brigade à effectifs quelque peu renforcés, à huit ou dix, plutôt que de maintenir deux brigades à effectifs réduits, de quatre ou six hommes, ayant chacune des contraintes logistiques importantes et générant moins d'efficacité que si on les regroupait. L'inconvénient d'un regroupement de brigades en zone montagneuse est un allongement des délais d'intervention. Tel est le point actuel de ma réflexion. Je suppose que l'on travaille de la même façon en Haute-Corse.
M. Fabrice TALOCHINO : Ma réflexion est la même. J'ajouterai aux simples nécessités du service un élément supplémentaire qui est l'isolement des familles qui vivent dans ces petites brigades de montagne, notamment celles ayant un effectif de quatre gendarmes. Il est vrai qu'au plan local, nous participons à l'aménagement du territoire. Dans les écoles, l'existence de certaines classes est liée à la présence des enfants des gendarmes et le départ de ces gendarmes entraînerait la fermeture d'une classe.
Etre gendarme en Corse n'est pas facile tous les jours, mais être gendarme dans une brigade à quatre de montagne, dans une zone parfois hostile, où l'on ne bénéficie pas du soutien de la population, où l'on fait l'objet de trois ou quatre mitraillages par an, éloignée de toute possibilité de loisirs, d'emploi pour l'épouse, de toute grande surface, pose des problèmes psychologiques considérables. Nous le mesurons puisque nous intervenons en périodes de mitraillage ou de tension particulière avec des équipes de psychologues ou de psychiatres. Nous avons des demandes de mutation très fréquentes et le turn over est important dans ces petites brigades.
Tout cela conduit à se demander si le maintien des petites unités est utile et s'il ne vaudrait pas mieux les regrouper en des unités plus nombreuses et plus efficaces. D'autant que l'on assiste en Corse à une désertification des zones rurales et de montagne au profit du littoral. Il serait donc logique que la gendarmerie, dans ses missions de surveillance générale, suive ces mouvements de population.
M. Roland FRANCISCI : Il ne faut pas non plus accélérer la désertification.
M. Fabrice TALOCHINO : On ne peut pas non plus imaginer que les gendarmes restent les derniers.
M. Bernard BURSTERT : M. le conseiller général a de la chance. Je crois l'avoir entendu dire qu'il y avait deux brigades de gendarmerie dans son canton.
M. Roland FRANCISCI : Oui.
M. Bernard BURSTERT : Ce qui est hors normes. La règle est une brigade par canton.
M. Roland FRANCISCI : Elles y sont depuis cent ans !
M. le Président : Cela n'est pas une raison.
Combien y a-t-il de brigades territoriales en Corse ?
M. Bernard BURSTERT : Il y a cinquante-six brigades territoriales en Corse.
M. Roland FRANCISCI : Combien ont été mitraillées ?
M. Bernard BURSTERT : Durant l'hiver 1996-1997, cinquante-cinq actions de mitraillage ou de plasticage ont été menées contre cinquante-sept brigades territoriales qui existaient alors.
M. Francis SPITZER : Pour les cinq premiers mois de l'année, où les dégradations par mitraillage ont connu une recrudescence, trois mitraillages de casernes de gendarmerie sont à déplorer.
M. le Président : Je suggère de supprimer une brigade dans le canton de M. Francisci, cela permettra d'avoir un mitraillage de moins.
M. Bernard BURSTERT : C'est une piste de réflexion, monsieur le Président. Nous la prenons au sérieux.
M. Christian ESTROSI : Pour relativiser votre situation, mon cher collègue, je signale que j'ai dans ma circonscription deux cantons dont l'un a trois gendarmeries et l'autre deux. On a voulu en fermer, mais je m'y suis opposé.
M. Bernard BURSTERT : C'est une mauvaise attitude, si je puis me permettre cette remarque. On vit sur des traditions séculaires. On souhaite que le gendarme soit le dernier à quitter un bourg, mais dans un contexte économique contraint, il est indispensable que les forces de sécurité soient proches des besoins. Il faut certes maintenir une présence pour faire de la prévention et de la surveillance générale, mais on ne peut pas faire coller un schéma qui date du XIXe siècle à des besoins entièrement différents.
M. Jean-Pierre BLAZY : Monsieur le directeur du SRPJ, s'agissant de la porosité, vous n'étiez pas encore en fonction mais l'affaire la plus grave a été la fuite de la " note Bougrier " dont on dit qu'un photocopieur du SRPJ d'Ajaccio a été l'instrument. Ne pensez-vous pas qu'il y ait dans la police en Corse des fonctionnaires ayant des liens étroits avec des nationalistes ?
Ma deuxième question s'adresse au commandant du groupement de gendarmerie de Corse-du-Sud : vous avez dit tout à l'heure que le GPS avait été pour vous un bon outil. Or dans les conclusions de son rapport, le général Capdepont écrit que le GPS était engagé de façon quelque peu aventureuse, trop rapide et qu'il était à certains égards une force d'exception. Apparemment, vous ne partagez donc pas les analyses du général Capdepont ?
M. Bernard BURSTERT : Ma réponse sera franche, directe et sincère. L'outil est excellent, tout dépend de la façon dont on l'emploie. J'ai jugé l'outil, je n'ai pas jugé ce que l'on en a fait.
M. Fabrice TALOCHINO : Le GPS a malheureusement été utilisé par certains comme on le sait. Les commandants de groupement que nous avons été et que nous sommes encore ont fait des demandes officielles. Ils maintiennent leur position qui consiste à dire que cet outil, ou un autre qui aurait la même vocation, est indispensable en Corse. Il doit être utilisé, bien entendu, pour répondre à des demandes de concours officielles qui s'inscrivent dans un cadre juridique. Le positionnement du GPS sous la coupe directe du commandant de légion de l'époque, qui en a abusé, a conduit à une déviance ; le responsable n'est pas le GPS mais celui qui lui a donné des missions qu'il n'aurait pas dû lui donner.
M. Bernard BURSTERT : Mon camarade de la Haute-Corse comme moi-même n'avons jamais employé le GPS que dans un strict cadre judiciaire, ce qui est encore plus précis que le cadre juridique qui vient d'être évoqué. Chaque fois qu'il a été employé dans mon département, à ma demande, il l'a été en étroite coopération et en concertation avec les autorités judiciaires : le procureur de la République pour les enquêtes préliminaires ou les juges d'instruction pour les enquêtes sur commission rogatoire.
M. Frédéric VEAUX : La fuite de la " note Bougrier " que vous avez évoquée fait l'objet d'enquêtes administrative et judiciaire. Nous verrons quelles en seront les conclusions. Si j'avais un soupçon de fuite, je prendrais immédiatement des dispositions, bien que je ne veuille pas désigner un fonctionnaire sur la base de soupçons. Il faut toujours apporter des preuves. Il est vrai que nous avons pris un certain nombre de dispositions pour faire en sorte que les fuites qui ont pu être observées dans le passé ne se reproduisent plus.
Les fuites, telles qu'elles se sont exprimées au travers des médias, ne provenaient en aucun cas du SRPJ d'Ajaccio. Certaines informations parues dans la presse nationale n'étaient pas en possession du SRPJ d'Ajaccio et ne pouvaient donc pas venir de ce service. Des dispositions très fermes et très strictes de protection des locaux ont été prises et des avertissements donnés aux fonctionnaires. Je le répète, l'un d'entre eux a été mis en examen, écroué et révoqué.
Le risque est patent partout. Lorsque j'étais au SRPJ de Marseille, six ou sept fonctionnaires ont été mis en examen et écroués pour des affaires de corruption ou d'informations fournies au banditisme. Le phénomène existe. A nous de prendre des dispositions pour y faire face.
M. Franck DHERSIN : Qui parmi vous était en poste, en Corse, en janvier 1996 ?
M. Bruno CLEMENCE : Moi.
M. Jean-François ILLY : Moi aussi.
M. Jean-Louis RAVET : Moi également.
M. Franck DHERSIN : Donc, trois personnes. Je pense, bien entendu, à l'affaire de Tralonca. Comment pensez-vous qu'un tel événement ait pu avoir lieu sans que vous en ayez eu connaissance ? Ou bien étiez-vous au courant et avez-vous subi des pressions pour laisser faire ?
M. Jean-François ILLY : A titre personnel, je n'ai reçu aucune information selon laquelle six cents personnes cagoulées allaient se réunir dans le maquis, à Tralonca.
M. Franck DHERSIN : Comment est-ce possible ? Cela me dépasse !
M. Jean-François ILLY : Une enquête judiciaire est en cours. De toute façon, vous pouvez mettre en place tous les dispositifs possibles, si quelqu'un veut faire quelque chose, il peut le faire. Il est vrai que six cents personnes, c'est beaucoup. A titre personnel, je ne l'ai pas su.
M. le Président : Il semble tout de même que vous ayez été l'un des rares à ne pas savoir, parce que les services de gendarmerie avaient repéré les véhicules des personnes qui se rendaient à cette manifestation et transmis ces informations. Le problème est que cela s'est arrêté là. Walter
M. Jean-François ILLY : La mission d'information parlementaire qui s'est penchée sur le sujet a précisé que les gendarmes savaient que quelque chose se préparait. La patrouille était là dans le cadre d'un contrôle ; elle n'était aucunement réquisitionnée pour effectuer un relevé de véhicules.
M. le Président : Ces informations ont été transmises avant la conférence de presse. J'imagine que ne sont pas transmises toutes les informations sur le trafic routier et les numéros des véhicules qui empruntent telle ou telle route. Si l'on a transmis ces informations, c'est que l'on pensait qu'un événement allait sans doute se produire. Cet événement était le rassemblement de Tralonca. Contrairement à ce que certains ont dit, l'ouverture d'une information date de 1996 et depuis, il ne s'est pas passé grand chose.
M. Bruno CLEMENCE : Les informations, je les ai lues dans la presse. Quand on connaît un peu les lieux, on se dit qu'ils n'étaient peut-être que deux cents. Pour moi, cela a été un fait accompli. Je l'ai découvert dans la presse, comme tout citoyen.
M. le Rapporteur : Quelle a été la réaction du préfet Coëffé, qui s'est exprimé depuis sur cette affaire ?
M. Jean-François ILLY : Le lendemain, il s'est posé les questions que se pose tout préfet.
M. le Président : Vous n'avez pas participé à des contacts préalables avec le ministère de l'Intérieur ?
M. Jean-François ILLY : Absolument pas !
M. Jean-Pierre BLAZY : On a tout de même du mal à le croire.
M. Jean-François ILLY : Il est facile de le dire après. Pour la récente conférence de presse clandestine, nous avons eu des retours après qu'elle ait eu lieu.
M. le Président : Nous observons simplement que lors de la conférence de presse de Tralonca étaient posées un certain nombre de revendications très précises, même si elles avaient un habillage assez soporifique, et que le lendemain, le ministre de l'Intérieur venu en Corse répondait point par point aux revendications posées la veille et dont personne n'avait connaissance.
M. Roland FRANCISCI : C'était une coïncidence !
M. le Président : Tout de même ! Des miracles doivent se produire de temps en temps en Corse, qui font que la transmission de pensée entre les membres du FNLC et le ministre de l'Intérieur est telle qu'il leur répond avec une rapidité étonnante.
M. Christian ESTROSI : Vous me permettrez de faire observer aussi qu'à propos des deux conférences de presse qui ont eu lieu il y a quelques jours, un garde des sceaux a dit devant notre commission qu'il n'y avait aucune raison d'engager quelque poursuite que ce soit.
M. le Président : Les réseaux Pasqua, vous n'en avez jamais entendu parler ?
M. Jean-François ILLY : ...
M. le Président : Vous êtes presque aussi bon que M. Pasqua ! M. Pasqua nous a dit : " Vous avez devant vous le chef des réseaux Pasqua. Les réseaux Pasqua, cela n'existe pas ".
M. Roland FRANCISCI : Est-il exact que les gendarmes qui servaient dans le GPS suivaient un entraînement spécial qui faisait d'eux des super-gendarmes ? Si tel est le cas, comment expliquer que dans la lamentable affaire de la paillote Chez Francis, l'un ait perdu un talkie-walkie, l'autre sa cagoule, un autre un poignard et qu'un autre encore ait perdu un morceau du Zodiac ?
M. le Président : La formation n'était pas bonne !
M. Bernard BURSTERT : Comme l'a évoqué mon collègue Talachino, le GPS était de création récente. On a sélectionné, pour le constituer, des personnels compétents. Il leur a manqué de la formation, de la cohésion et des équipements matériels. Quant aux faits dont vous parlez, je ne savais même pas qu'il y avait un Zodiac sur place.
M. Fabrice TALOCHINO : L'affaire des paillotes a porté ombrage à l'action de l'Etat en Corse et elle a gravement compromis l'image de la gendarmerie. Tous les gendarmes que nous sommes en sont profondément choqués. Mais nous ne voulons absolument pas partager la honte d'un seul homme, et je ne voudrais pas que le GPS la partage.
Le GPS, je le répète, appelé de nos v_ux, était composé de gendarmes, y compris d'officiers que nous avons côtoyés de très près, des gens très bien qui avaient comme nous, chevillé en eux, le sens de l'honneur et du service de l'Etat qu'ils ont malheureusement poussé jusqu'à l'obéissance absolue au chef.
Des psychologues et des psychiatres avec lesquels j'ai parlé évoquent le syndrome de l'acte manqué. Quand on fait quelque chose contre sa volonté, on le fait forcément très mal. Or les gens du GPS n'étaient absolument pas faits pour effectuer des missions secrètes et encore moins des actes illégaux. Ils ont, croyez-moi, résisté autant qu'ils l'ont pu avant de commettre ce qu'ils ont fait ce soir-là. Quand, la mort dans l'âme, ils ont exécuté les ordres du chef, ils l'ont très mal fait. Dans un contexte différent, au Kosovo ou ailleurs, donnez-leur des missions, ils les exécuteront remarquablement.
M. le Président : J'indiquerai en conclusion, parce que c'est effectivement très sérieux, non pas par la gravité de l'acte illégal, ce qui est relativement secondaire, mais par la trace laissée, que je pense que non seulement le GPS était mal utilisé, mais que l'on a laissé croire qu'il était spécialisé alors qu'il avait une fonction relativement traditionnelle.
M. Fabrice TALOCHINO : Il y a eu des fautes de communication.
M. le Président : On ne crée pas une unité spécialisée avec des gens qui ne sont pas des spécialistes. Vous avez chacun une compétence dans les domaines traditionnels de la gendarmerie. Ce n'est pas pour autant que le GPS peut se transformer en RAID ou en GSPN.
M. Fabrice TALOCHINO : On a cherché à accréditer l'idée que le GPS était une unité hors du commun. C'était une unité de gendarmerie, tout simplement.
M. le Président : J'indique à mes collègues que le directeur général de la gendarmerie nationale, nous a fait état du maintien en Corse d'un tiers des personnels du GPS pour deux tiers de départs. Pourtant, je ne suis pas sûr qu'ils soient très désireux de s'intégrer dans des unités ou des brigades traditionnelles en Corse.
M. Fabrice TALOCHINO : Comme je vous le disais avant le début de la séance, il faut distinguer par unités subordonnées au GPS. J'ajoute que, bien je me targue d'avoir une formation militaire assez pointue, on ne m'a jamais appris à mettre le feu à quoi que ce soit.
Audition de M. Martin FIESCHI,
lieutenant de police à la direction départementale de la sécurité publique
de Corse-du-Sud
(extrait du procès-verbal de la séance du mardi 7 juillet 1999 à Ajaccio)
Présidence de M. Raymond FORNI, Président
M. Martin Fieschi est introduit.
M. le Président lui rappelle que les dispositions législatives relatives aux commissions d'enquête lui ont été communiquées. A l'invitation du Président, M. Martin Fieschi prête serment.
M. le Président : Depuis quand êtes-vous ici ?
M. Martin FIESCHI : J'ai été affecté le 1er janvier 1995. Je suis d'origine corse.
M. le Président : Vous avez une pratique de la police sur le continent. Considérez-vous qu'elle soit fondamentalement différente de celle qui a cours en Corse ?
M. Martin FIESCHI : J'ai servi dans les Hauts-de-Seine, d'abord dans un commissariat de sécurité publique.
M. le Président : Chez M. Pasqua ?
M. Martin FIESCHI : Oui, chez M. Pasqua.
M. le Rapporteur : Quelle bonne formation !
M. Martin FIESCHI : J'étais alors inspecteur et je travaillais dans la police urbaine de proximité. Je suis ensuite passé dans la police judiciaire, au SRPJ 92, où j'ai servi au groupe de répression du banditisme. Les missions étaient différentes, ne serait-ce que compte tenu de la densité de population, puisqu'il y a deux millions d'habitants dans les Hauts-de-Seine, contre 250 000 en Corse. La concentration d'habitants, la délinquance liée à la drogue provoquent des phénomènes qui n'existent pas ici.
J'ai trouvé ici un travail tout à fait différent. La police est plus " province ". Nous subissons des contraintes assez lourdes inhérentes au contexte politique, avec des plasticages. Pour ma première nuit de permanence, j'ai eu droit à un attentat contre le bar " Corse-Azur ". C'était une affaire de voyous en relation avec le gang des Lyonnais. Pour des affaires de m_urs ou des contentieux commerciaux, il arrive que des voitures, des devantures de magasins ou des appartements sautent. Nous faisions souvent des patrouilles de nuit. C'est peut-être moins dur que ce que j'ai connu sur le continent, mais c'est tout de même assez contraignant.
Dans le contexte nationaliste, on trouve souvent impliquées dans les affaires de droit commun des personnes qui confondent les deux. Les petits délinquants se donnent tous une étiquette nationaliste. C'est dans l'air du temps. Dans les affaires qui touchent les boîtes de nuit et les restaurants, là où de gros budgets sont en jeu, on rencontre rarement des gens sans problème. On tombe souvent sur des gens un peu louches, entre deux zones.
M. Jean-Yves GATEAUD : C'est-à-dire entre le grand banditisme et le mouvement nationaliste ?
M. Martin FIESCHI : Ma connaissance du milieu n'est pas suffisante pour que je puisse en parler en détail, mais je constate que l'on rencontre dans ces établissements des jeunes au crâne rasé, roulant dans des voitures de location, équipés d'un téléphone portable à cinq mille francs, très bien habillés, mais sans situation.
M. le Président : Pour vous, une bonne part du terrorisme est donc d'origine crapuleuse ?
M. Martin FIESCHI : Je ne dis pas cela. Je vois de nombreux voyous en profiter. Ils ont peut-être trouvé là un bon créneau.
M. Roland FRANCISCI : Il y a des voyous nationalistes.
M. Martin FIESCHI : Je le pense.
M. Roland FRANCISCI : Il faut le dire. Les boîtes de nuit sont toutes tenues par des nationalistes.
M. Martin FIESCHI : Je le disais tout à l'heure.
M. Roland FRANCISCI : Et parfois, ils s'entre-tuent, vous le savez bien.
M. le Président : Vous avez assisté à l'épuration de 1996 ?
M. Martin FIESCHI : A l'époque, on les ramassait un par un. Nous intervenions en mettant en place des périmètres de sécurité et en bloquant la circulation. Il y avait une surenchère. Nous avons fini par avoir peur. Lorsqu'ils ont abattu le type derrière les Salines, on a retrouvé des impacts de balles dans une école primaire. Cela fait froid dans le dos.
M. le Président : En tant que policier, subissez-vous en ville une pression de la part de la population ? La police est-elle regardée avec méfiance ? On nous a dit, par exemple, que personne ici n'appelle le " 17 ". Cela est révélateur.
M. Martin FIESCHI : C'est exact. Très peu d'informations remontent par le " 17 ". Les gens savent que leur numéro de téléphone s'affiche quand ils appellent, comme chez les pompiers. Ici, l'appel au " 17 " n'est pas un réflexe comme sur le continent. Là-bas, dès que quelqu'un aperçoit des types louches sur le parking de son immeuble, il appelle le " 17 ". Ici cela n'est pas entré dans les m_urs, mais cela commence à évoluer.
M. le Président : Si les gens n'appellent pas le " 17 " au motif que leur numéro de téléphone s'affiche, c'est parce qu'ils n'ont pas confiance en la police, parce qu'ils jugent qu'elle est susceptible de donner des informations permettant leur identification à l'extérieur. Cela signifie qu'il existe une " porosité " et qu'il est assez difficile de conserver un secret dans cette maison.
M. Martin FIESCHI : Vous avez raison, à ceci près que la fuite ne vient pas de chez nous. Si un renseignement nous parvient par le " 17 ", le témoin est identifié et entendu par procès-verbal. Or vous le savez, ces pièces sont communiquées à la défense. Après le délai de garde à vue, qui est de quatre jours au maximum, le dossier est remis à l'avocat.
M. le Président : Je suis avocat. Vous avez raison de trouver un bouc émissaire et les avocats sont des boucs émissaires tout désignés. Je tiens cependant à rappeler que sur le continent, quand un informateur désire conserver l'anonymat, il est indiqué sur le procès-verbal : " De source anonyme, on nous informe que... ". Dès lors, le nom n'apparaît nullement. C'est assez classique. Sur le continent, une enquête démarre souvent à partir d'informations données par quelqu'un qui n'est pas identifié. Ensuite, en remontant la filière, on obtient des preuves.
Quand vous dites que les fuites viendraient plutôt de l'extérieur, ce n'est pas une opinion partagée par les ministres de l'Intérieur que nous avons entendus. Tous considèrent qu'il est extrêmement difficile de faire un travail de police en Corse en raison de l'impossibilité de tenir un secret à l'intérieur des services.
M. Martin FIESCHI : Chaque fois qu'un secret a été divulgué, il n'est pas sorti de ma bouche. Il est vrai que je n'ai pas beaucoup travaillé sur des affaires sensibles. Ma tâche se limite à régler des problèmes de circulation, à mettre en place des périmètres de sécurité.
M. le Président : Nous sommes tout près de la préfecture. Vous avez tout de même observé que durant la période où le préfet Bonnet exerçait ses responsabilités en Corse, il saisissait plutôt les services de gendarmerie que les services de police. C'est donc bien qu'il existait une méfiance de la part de M. Bonnet.
M. Martin FIESCHI : Il existait une méfiance de la part de M. Bonnet. Cela nous semblait manifeste. Cela dit, au quotidien, en matière de sécurité publique, les problèmes sont différents.
M. le Rapporteur : Dans cette maison, vous êtes en relation avec la police judiciaire, vous vous connaissez.
M. Martin FIESCHI : On se connaît un peu, mais à la police judiciaire d'Ajaccio, les gens tournent beaucoup. Quelques-uns restent, mais il y a beaucoup de fonctionnaires que je ne connais pas.
M. le Président : Dans la sécurité publique, les effectifs sont plus stables et les personnels originaires de l'île plus nombreux.
M. Martin FIESCHI : Ils tournent moins, c'est vrai, mais il y a tout de même une tendance à augmenter la rapidité des rotations.
M. le Rapporteur : Vous êtes souvent amenés à faire les premières constatations. Vous interrogez-vous sur la suite qui leur est donnée ?
M. Martin FIESCHI : En matière politique, la police judiciaire est systématiquement saisie. Nous sommes donc totalement coupés du suivi.
M. le Président : On a dit qu'après l'assassinat du préfet Erignac, les premières constatations n'avaient pas été menées d'une manière telle que soient conservés sur place les éléments de preuve permettant une identification, notamment à partir des tests d'ADN. Avez-vous participé à cette enquête ?
M. Martin FIESCHI : J'ai été appelé vers 21 h 40. J'étais sur place avant 22 heures. Je l'ai vu. Je suis resté jusqu'au bout. J'avais l'impression que c'était irréel. On ne savait plus ce qui se passait. Les premiers barrages de gendarmerie ont été mis en place vers 22 h 30. Les gendarmes ont tiré. La confusion était totale. Tout le monde marchait : les magistrats, tous ceux qui sont au-dessus de moi, et Dieu sait s'il y en a ! Tout le monde venait voir. Je n'ai pas encore beaucoup d'années de carrière derrière moi, mais c'était une atmosphère que je n'avais jamais connue et que j'espère ne jamais avoir à connaître à nouveau. C'était choquant. Il y avait la cohue. Les gens marchaient sur les douilles.
M. le Président : On peut comprendre l'émotion. Elle est légitime. Mais le premier réflexe policier doit être de ménager la preuve.
M. Martin FIESCHI : Les fonctionnaires ont essayé.
M. Christian ESTROSI : Il aurait fallu mettre en place un périmètre.
M. le Rapporteur : Il fallait interdire aux gens d'approcher.
M. Martin FIESCHI : Il y avait aussi des autorités, ce qui rendait la tâche difficile. J'ai alors servi de chauffeur au préfet de police. C'était la panique. On a fait venir du monde. On en cherchait un peu partout.
M. le Président : Comment ressentez-vous les interventions des services venus de Paris ? Par exemple, récemment a eu lieu la tentative de reconstitution de l'assassinat de M. Erignac qui, de mon point de vue, n'était pas forcément utile, eu égard à la mise en scène et à la médiatisation à laquelle elle a donné lieu. N'avez-vous pas été gêné par cette espèce de show, qui a d'ailleurs fait long feu puisque ceux qui devaient y participer se sont décommandés au dernier moment, ce qui était un peu prévisible, non ?
M. Martin FIESCHI : Je ne peux pas juger.
M. le Président : Je ne vous demande pas de juger mais de nous donner votre opinion.
M. Martin FIESCHI : Mon opinion est simple. Pour moi, c'était un service d'ordre comme un autre. On m'a demandé de mettre en place un plan de circulation, avec neutralisation de certaines parties de la ville. C'était un travail technique. Le pourquoi du comment, cela m'est égal. Je ne me pose pas de questions. J'essaie d'avoir le moins possible d'états d'âme. Nous devons un service à la population, nous devons l'assurer en créant le moins de gêne possible. Il est clair que l'on s'en serait bien passé, car il était évident qu'il y aurait des répercussions gênantes pour la circulation.
M. Jean-Pierre BLAZY : Où se trouve l'endroit de l'assassinat par rapport à la préfecture ?
M. Martin FIESCHI : A un kilomètre et demi environ, près du cours Napoléon. Comme les auteurs ont fui dans le quartier limitrophe de Saint-Jean, il a fallu neutraliser tout le secteur.
Le bien-fondé de la chose, je m'en moque. Que ce soit une manifestation sportive ou sur la voie publique, mon job est d'assurer la sécurité. C'est pourquoi j'aime ce travail, parce qu'il n'y a aucune connotation politique, pas de pressions. Une déviation de circulation est valable pour tout le monde.
M. le Président : Des gens de l'extérieur ne vous ont-ils jamais tenu des propos du genre : " Méfie-toi, tu pourrais un jour te retrouver avec un petit attentat chez toi " ? Vous êtes corse, mais vous êtes aussi policier. Vous avez donc une double particularité.
M. Martin FIESCHI : Il y a des policiers d'origine continentale qui n'ont jamais eu de problèmes ici et des policiers d'origine corse qui en ont eu de nombreux. C'est une question d'individu. J'ai pour règle de conduite d'être correct avec les gens, c'est-à-dire de faire mon travail comme je dois le faire, ni plus ni moins, de ne pas m'acharner, ni d'être complaisant. C'est pourquoi j'aime ce que je fais. Celui qui a grillé un feu rouge a grillé un feu rouge. Il peut dire ce qu'il veut, qu'il soit RPR, nationaliste ou autre, mon attitude est la même. J'ai toujours fait ce que j'avais à faire.
Une fois, je suis allé perquisitionner chez le patron du Privilège. Bien qu'il m'ait refusé l'entrée, je suis tout de même allé dans sa villa. J'ai eu affaire, à de multiples reprises, à des nationalistes. Je fais ce que j'ai à faire. Ce n'est pas parce qu'untel est nationaliste que je vais le traiter plus mal que le voyou des Salines. A partir de là, je n'ai jamais été ennuyé.
M. le Rapporteur : Vous dites que vous êtes heureux de travailler pour la sécurité publique. Est-ce à dire que dans la police judiciaire, les fonctionnaires connaissent plus de problèmes ?
M. Martin FIESCHI : Les affaires sont différentes. La police judiciaire a vocation à intervenir directement dans la vie des gens. Cela ne me dérangerait pas. J'y suis passé, c'est intéressant. Travailler dans la police judiciaire en Corse me plairait bien parce que je connais le terrain, les villages. Je pense que je serais à l'abri de certaines erreurs comme se tromper de maison, ainsi qu'ont pu le faire des membres de services centraux qui ont une très mauvaise connaissance des données locales.
Je pense connaître aussi la mentalité. Le Corse n'est pas mauvais. C'est souvent un républicain, profondément attaché à la France. Il faut traiter correctement les gens, comme partout, comme en banlieue. Si, en arrivant dans une famille de maghrébins, vous dites : " Vous n'êtes pas chez vous " et que vous commencez à tout casser chez eux, la prochaine fois que vous aurez affaire à eux, vous aurez des problèmes. Dans les Hauts-de-Seine, à Bagneux, à Antony, nous entrions à deux ou trois dans les cités et nous n'avons jamais été attaqués. Une seule fois, quelqu'un a jeté des pierres sur une de nos voitures, mais c'est tout. On l'a attrapé et il a été condamné à trois mois de prison ferme. C'est une question de comportement. Si on est correct avec les gens, il n'y a pas de danger, en Corse comme ailleurs. Par contre, si on commence à tout casser, à tutoyer les gens, à donner des gifles, etc. - je ne l'ai jamais fait, mais j'en ai eu des échos -, il ne faut pas s'étonner que les gens se braquent.
M. le Rapporteur : C'est la DNAT qui agit de la sorte ?
M. Martin FIESCHI : Je ne cite personne en particulier. Il y a des " cow-boys ", chez nous. En police judiciaire ou en sécurité publique, des types pensent qu'ils peuvent faire ce qu'ils veulent sous prétexte qu'ils ont une carte de police. Avec un tel comportement, ces gens-là font du mal. Sans parler de déontologie, c'est une question de rapports humains.
M. le Rapporteur : Cela existe aussi à Paris.
M. Martin FIESCHI : Cela existe partout. Ici, si vous montez dans un village de trois cents habitants et que vous " cassez la gueule " à quelqu'un, tout le monde va le savoir. Une moitié du village rigolera, parce qu'elle est contre lui, mais l'autre moitié ne rigolera pas et lorsque vous reviendrez, vous serez accueilli par des lance-pierres. Je ne dis pas que ces pratiques sont systématiques mais elles existent. Il convient parfois aussi de prendre des mesures de sécurité : quand on a affaire à des individus dangereux, il faut être prudent.
M. Christian ESTROSI : Le climat qui a régné pendant que le préfet Bonnet était en fonction en Corse était-il plutôt motivant ou plutôt démotivant pour l'action de la police ?
M. Martin FIESCHI : Très motivant. Moi, j'y croyais à l'action du préfet Bonnet ! Je l'ai amené à l'avion quand il a quitté l'île. J'ai emmené M. Erignac dans le cercueil et M. Bonnet en prison.
M. Christian ESTROSI : Vous avez plutôt senti une fierté d'avoir un préfet qui exerce vraiment l'autorité de l'Etat au sein de la police ?
M. Martin FIESCHI : M. Bonnet, on marchait tous derrière lui.
M. Roland FRANCISCI : La population aussi !
M. Martin FIESCHI : Et la majorité de la population aussi. Bien sûr, il y avait des quolibets, mais par qui étaient-ils lancés ? Par les voyous...
M. Roland FRANCISCI : Très bien !
M. Martin FIESCHI : ... les nationalistes, ceux que gênait l'Etat de droit, mais les gens qui paient leurs impôts et leurs amendes étaient contents.
M. Jean-Pierre BLAZY : Vous évoquez, à juste titre, la déontologie du policier et vous condamnez les " cow-boys " mais, si le préfet Bonnet a sans doute fait du bon travail, l'affaire de la paillote est tout de même un débordement.
M. Martin FIESCHI : Je la désapprouve. Si on m'avait demandé de mettre les responsables en garde à vue, je l'aurais fait sans hésiter.
M. Roland FRANCISCI : Comment savez-vous que c'est le préfet Bonnet ? Pour l'instant, il dit que ce n'est pas lui.
M. Christian ESTROSI : Monsieur le Président, me permettez-vous d'intervenir ?
M. le Président : Je vous en prie. Il règne parmi nous une grande diversité. M. Estrosi est député RPR de Nice. Je tiens à vous le présenter afin que vous ne commettiez pas d'impair.
M. Christian ESTROSI : Il importe, pour faire du bon travail, de scinder l'affaire de la paillote qui fait l'objet d'une information judiciaire dont nous ignorons encore les résultats, et la manière dont étaient dirigés les services de sécurité. Le témoignage que vous venez de nous apporter en réponse aux questions du Président me paraît précieux.
M. le Président : Notre mission est d'essayer de comprendre comment, à partir du fonctionnement des services de sécurité, l'on peut aboutir à un dysfonctionnement conduisant à des actes considérés comme illégaux. Vous nous dites qu'il y avait de la part du préfet Bonnet une méfiance à l'égard des services de police. Je ne parle pas du vôtre, car c'est un service un peu à part. Nous comprenons bien, ce qui nous conduit déjà à réviser un peu notre jugement, qu'il ne faut pas avoir une approche globale des services de sécurité. Certains nécessitent sans doute la présence de nombreux fonctionnaires corses, pour favoriser le contact avec la population, alors qu'il y a peut-être besoin d'un turn over plus rapide dans d'autres, tels que les services des renseignements généraux et de la police judiciaire, plus exposés et qui n'accomplissent pas le même travail.
Comment perceviez-vous le fait de privilégier la gendarmerie, avec laquelle vous avez forcément des contacts ? Votre zone géographique étant la commune, vous touchez la zone d'intervention de la gendarmerie. Comment la gendarmerie se comportait-elle à l'époque du préfet Bonnet ? Bombait-elle le torse ? Avait-elle tendance à considérer qu'elle était partout chez elle ? Le GPS intervenait au-delà des limites géographiques habituellement imparties à la gendarmerie. Avez-vous ressenti ou avez-vous perçu autour de vous, de la part des policiers, un sentiment de frustration ? Certains disaient-ils : " On fait une confiance aveugle aux services de gendarmerie, alors que nous sommes meilleurs qu'eux " ?
M. Martin FIESCHI : Je vous répondrai que nous sommes meilleurs qu'eux ! Mon opinion est fondée sur des faits précis. Les commandos de nationalistes pris en flagrant délit l'ont été par des équipes de policiers.
Je citerai l'exemple du mitraillage du palais de justice. Les fonctionnaires de police ont suivi les auteurs avec une voiture pourrie. Ils sont montés jusqu'à Scalella, au-dessus de Bastelica ; Il y a eu cinquante kilomètres de poursuite, des coups de feu. Ils ont appréhendé deux gars sur les trois, parce qu'ils ne les ont pas lâchés. Dieu sait pourtant qu'il est facile de lâcher une filature ! On peut toujours dire que l'on n'a pas pu suivre. A la rigueur, on peut même envoyer sa voiture dans le décor et on n'aura pas démérité. Or dans ce cas, les policiers sont restés jusqu'au bout. L'équipe comprenait plusieurs Corses et des continentaux parfaitement intégrés dans la brigade anti-criminalité.
Je pourrais citer aussi l'affaire de la chambre de commerce. Des individus avaient placé dix kilos d'explosifs qui avaient fait des dégâts importants. Des gardiens de la paix, dont la plupart étaient originaires du pays, sont allés au charbon. Ils ont pourchassé les types sur les toits et ils les ont attrapés.
Il y a eu d'autres affaires dans lesquelles on a pris des types " calibrés ", équipés de beaux matériels que nous n'avons pas. Avec leurs six-coups, les policiers y vont souvent sans gilet pare-balles et une assurance de renfort aléatoire. Il y a beaucoup de gars dévoués, qui se démènent pour que règne l'ordre. L'époque où certains dormaient dans les voitures de police appartient au passé. La nuit, les policiers ne chôment pas, ils assurent des rondes. Ils sont courageux. Bien sûr, il y a de mauvais chevaux, des caractériels mais globalement, ils y vont, ils n'ont pas peur. Je ne dis pas que les policiers corses sont meilleurs que d'autres. Certains sont exécrables et d'autres excellents. C'est comme partout.
Je suis en charge du roulement, je dirige environ soixante-quinze policiers ; dans mon groupement, il y a cinquante hommes. Ils tournent vingt-quatre heures sur vingt-quatre. Les appels de police-secours, les appels du " 17 ", ce sont eux qui y vont. Parmi eux on trouve de tout : des hommes, des femmes, des jeunes fonctionnaires, des fonctionnaires chevronnés, des Corses, des Bretons, même un Maghrébin. Le corse connaît souvent le terrain, il a vécu l'évolution de la situation il sait qui fait quoi. Par exemple, il sait qu'untel, c'est la Cuncolta, untel, c'est le MPA.
M. le Président : François Santoni, c'est quoi ?
M. Martin FIESCHI : C'était l'un des leader de la Cuncolta.
M. le Président : Comment est née la fortune de François Santoni ?...
M. Martin FIESCHI : Je l'ignore.
M. le Président : ... car il possède une fortune.
M. Roland FRANCISCI : Il a une fortune ? Pas affichée, en tout cas.
M. le Président : En tout cas, il a dirigé une compagnie de bateaux.
M. Roland FRANCISCI : Il était instituteur.
M. le Rapporteur : De quoi vit-il ?
M. Martin FIESCHI : Je n'en sais rien. Je ne veux pas le savoir. Il ne m'intéresse pas. Il a fait beaucoup de mal à la Corse, il a fait beaucoup de mal à la France.
M. Christian ESTROSI : Vous avez soixante-quinze hommes sous vos ordres. Quel est le taux d'absentéisme ?
M. Martin FIESCHI : Il est relativement faible. On a restructuré les brigades afin que ceux qui sont en congé de longue durée soient écartés.
M. le Président : Combien sont dans cette situation ?
M. Martin FIESCHI : Sept ou huit, je pense. Parmi les administratifs, je crois qu'ils sont une dizaine. Je n'ai pas les chiffres exacts. Je comptabilise uniquement le personnel opérationnel. Je fonctionne avec des brigades de douze policiers. Il me faut huit présents pour faire fonctionner le service : trois en police-secours, un en chef de poste, les autres pour assurer la garde. Quand je constate qu'une personne est absente depuis un moment, je demande si on peut me la reprendre ou me la remplacer. Généralement, on la remplace.
M. le Président : Vous avez un service médical.
M. Martin FIESCHI : Il y a un service médical, des médecins. S'il y a des certificats médicaux...
M. le Président : Etes-vous satisfait du service médical ?
M. Martin FIESCHI : Je ne m'en plains pas. Je connais les médecins, je ne peux pas les juger.
M. Roland FRANCISCI : Vous n'êtes jamais malade ?
M. Martin FIESCHI : Je me suis fait opérer d'un cancer de la glande thyroïde début décembre sur mes journées de repos. Je n'ai pas pris de congé de maladie. Le 16 décembre, j'étais à nouveau au boulot. Je n'ai pas pris de congé depuis.
M. Roland FRANCISCI : Il n'y en a pas beaucoup comme vous ?
M. Martin FIESCHI : Il y en a. A un moment, on a tourné à deux officiers pendant six mois. Si je m'étais absenté, mon collègue se serait retrouvé seul.
Je suis fier de travailler dans mon pays d'origine. J'en connais un peu la mentalité. Je pense apporter des solutions satisfaisantes à la population et à la police. J'essaie de me battre pour que les fonctionnaires corses en Corse soient reconnus comme n'étant pas si mauvais que cela. Il n'y a peut-être pas besoin de faire venir des super policiers d'ailleurs car ils vont mettre six mois à comprendre comment cela fonctionne ici, qui sont les gens, mais entre-temps les choses auront changé, car cela bouge vite. François Santoni, dont nous parlions tout à l'heure, est passé à la Cuncolta, puis il en a démissionné. Si vous me montrez des gens dans la rue, je reconnaîtrai Pierre Poggioli, Jean-Guy Talamoni, mais ce qu'ils sont exactement, je ne pourrai pas vous le dire. A force, on finit par s'y perdre parce qu'ils " se bouffent entre eux " en permanence.
M. le Président : Avez-vous les mêmes informations que nous sur les dernières conférences de presse clandestines, l'une organisée par François Santoni, l'autre par Jean-Guy Talamoni ?
M. Martin FIESCHI : Par la presse. Je n'en sais pas plus.
M. le Président : C'est un bruit qui circule en Corse ?
M. Martin FIESCHI : Par principe, je ne fais pas de politique. Je vote, je fais mon devoir de citoyen...
M. le Président : Je vous en félicite.
M. Martin FIESCHI : ... mais...
M. Roland FRANCISCI : Il y a des fonctionnaires corses qui ont une grande conscience professionnelle.
M. le Président : Nous n'en doutions pas, mais quand on débarque en Corse et que l'on ne connaît pas du tout le pays, il faut essayer de comprendre. On nous a dit, par exemple, que les automobilistes déchiraient systématiquement les procès-verbaux qu'ils trouvaient sur leurs véhicules mal stationnés....
M. Martin FIESCHI : Quand j'ai pris la tenue, il y a un peu plus de deux ans, j'ai découvert cela. Je venais du civil. Je mettais des contraventions sur toutes les voitures stationnées en infraction. Puis, je me suis demandé à quoi cela servait, puisque 90 % des amendes n'étaient pas recouvrées et que les gens rigolaient doucement. Maintenant, je discute, je dis aux automobilistes que l'on se retrouvera tôt ou tard et ils déplacent leur voiture sans procès-verbal.
M. le Rapporteur : Ce n'est pas la méthode Bonnet !
M. Martin FIESCHI : Elle partait d'un bon sentiment, mais il s'est " planté ". Sa méthode a très vite été mal ressentie par la population. Je ne dirai pas ce qu'il aurait dû faire, car ce n'est pas mon rôle. Le coup des paillotes a été la goutte d'eau. Je n'y croyais pas. Le week-end d'après, les gens ont commencé à parler du GPS.
M. le Rapporteur : Comment la police a-t-elle ressenti cette affaire ?
M. Martin FIESCHI : J'étais éc_uré. J'ai pensé me mettre en congé maladie.
M. le Rapporteur : Vous ne vous êtes pas dit : " c'est les gendarmes " ?
M. Martin FIESCHI : Ambrosse, le capitaine de gendarmerie, est jeune. Il est plus jeune que moi et il est capitaine. C'est assez rare, il est loin d'être un imbécile. Il connaît le code pénal. Il avait un devoir de désobéissance, un devoir de refus. Je ne comprends pas qu'il ait pu accepter. Il risque de se retrouver en prison et de voir sa carrière perdue. Que risquait-il à refuser ?
M. Roland FRANCISCI : Monsieur le Président, c'est la réponse que j'attendais du colonel de gendarmerie, ce matin, mais malheureusement, il ne l'a pas faite. M. Fieschi l'a dit : il n'était pas obligé d'accepter.
M. le Rapporteur : La réponse d'un militaire et celle d'un civil ne peut être identique.
M. Jean-Pierre BLAZY : Tout à fait. Il a répondu que dans l'armée, on a l'habitude d'obéir aux ordres et précisé que ces ordres avaient été mal exécutés.
M. le Président : C'est le syndrome de l'échec. On laisse involontairement des traces.
M. le Rapporteur : Existe-t-il une vie syndicale particulière à la Corse au sein de la police ?
M. Martin FIESCHI : Il n'y a pas de syndicat des travailleurs corses (STC) dans la police. On trouve ici les syndicats majoritaires : l'Union nationale des syndicats autonomes de la police (UNSAP), Alliance et, dans une moindre mesure, la Fédération professionnelle indépendante de la Police (FPIP). Les élections montrent un taux de syndicalisation de 60 %. Je ne pense pas que du bien des syndicats de police, car les délégués passent souvent plus de temps en réunions qu'à leur poste. En Corse, le Front national n'est guère représenté, le vote protestataire va plutôt aux nationalistes.
M. le Président : Je vous félicite parce que vous êtes un bel exemple. C'est sans doute pour cela que l'on vous a demandé de venir devant nous...
M. Roland FRANCISCI : Il n'est pas le seul. Ils sont nombreux dans son cas.
M. Jean-Yves GATEAUD : Si votre carrière le nécessitait, retourneriez-vous sur le continent ?
M. Martin FIESCHI : Je suis rentré en Corse il y a cinq ans. Je ne sais pas de quoi demain sera fait, mais je n'ai pas l'intention de partir. J'ai l'intention de construire et de vivre ici, à Ajaccio.
Audition de M. Jean-Pierre COLOMBANI,
capitaine à la direction régionale des renseignements généraux
(extrait du procès-verbal de la séance du mardi 7 juillet 1999 à Ajaccio)
Présidence de M. Raymond FORNI, Président
M. Jean-Pierre Colombani est introduit.
M. le Président lui rappelle que les dispositions législatives relatives aux commissions d'enquête lui ont été communiquées. A l'invitation du Président, M. Jean-Pierre Colombani prête serment.
M. le Président : Monsieur Colombani, vous le savez, nous sommes chargés d'enquêter sur les services de sécurité en Corse et leurs dysfonctionnements. Notre objet est limité à la période 1993-1999. Notre déplacement est surtout destiné à sentir l'ambiance, respirer l'atmosphère d'une région que beaucoup d'entre nous ne connaissent pas bien.
Depuis combien de temps êtes-vous en poste ici ?
M. Jean-Pierre COLOMBANI : Depuis 1990.
M. le Président : Vous êtes un ancien ! Etes-vous un des plus anciens du service ?
M. Jean-Pierre COLOMBANI : Non, il y a plus ancien que moi.
M. le Président : Vous avez donc vécu des périodes diverses ?
M. Jean-Pierre COLOMBANI : J'ai vécu quelques périodes.
M. le Président : Pourriez-vous caractériser chacune de ces périodes, compte tenu des ordres qui vous ont été donnés, des missions qui vous ont été dévolues, de la manière dont vous pouviez ou non exercer votre métier ? Au cours de la période 1993-1999, avez-vous eu le sentiment d'assister à des changements dans la conduite des affaires de police en Corse ?
M. Jean-Pierre COLOMBANI : Il y a eu des changements. J'ai connu des périodes où la consigne était d'appliquer une certaine fermeté et d'autres où l'on faisait preuve de moins de vigilance sur certains problèmes.
M. le Président : Comment les situez-vous dans le temps ?
M. Jean-Pierre COLOMBANI : Entre 1993 et 1997, la situation était assez tendue mais la période qui a précédé Tralonca était assez " cool ".
M. le Président : On vous demandait de mettre la pédale douce ?
M. Jean-Pierre COLOMBANI : On ne nous l'a pas demandé de façon explicite mais on le sentait. Il n'y a jamais eu d'ordre écrit.
M. le Président : Aviez-vous le sentiment que pendant cette période 1993-1997, parallèlement au travail d'investigation, de renseignement et de recherche que vous effectuiez, des contacts pouvaient avoir lieu entre certaines autorités et des mouvements locaux ?
M. Jean-Pierre COLOMBANI : Nous nous en doutions au même titre que le vulgum pecus. Tout le monde savait qu'il y avait des tractations plus ou moins occultes entre certains émissaires parisiens et les nationalistes. C'était de notoriété publique. Nous n'avons jamais pu constater ce genre de contacts dans le cadre de notre fonction et nous n'étions pas dans le coup.
M. le Président : Qu'est-ce qui a changé à partir de 1997 ?
M. Jean-Pierre COLOMBANI : Après l'attentat contre la mairie de Bordeaux, les consignes ont été strictes. En fait, il n'y a jamais eu de véritables consignes. Il y a eu une période où l'on nous demandait de nous occuper plutôt des droits communs, des problèmes de drogue et des affaires de ce genre, et il y a eu des périodes où l'on nous demandait de renforcer notre action en direction du terrorisme. J'imagine que cela suivait plus ou moins des circonvolutions politiques.
M. le Président : L'attentat de Bordeaux marque une fracture.
M. Jean-Pierre COLOMBANI : Nous avons senti un changement.
M. le Président : Quelle analyse faites-vous du terrorisme en Corse ? A-t-il un fondement politique sérieux, permanent, ou bien est-il utilisé à d'autres fins que ce pourquoi il est annoncé ?
M. Jean-Pierre COLOMBANI : Vaste problème !
M. le Président : Voulez-vous dire qu'il existe une interpénétration entre les milieux nationalistes et les milieux du banditisme ?
M. Jean-Pierre COLOMBANI : C'est évident. Mais à l'origine, il y avait un problème culturel qui est devenu un problème politique à la suite du raidissement des parties. Au départ, selon moi, c'est un problème de langue et de culture.
M. Roland FRANCISCI : C'est-à-dire ?
M. Jean-Pierre COLOMBANI : C'est le problème de la langue et de la culture corse qui, dans les années soixante-dix, a été le moteur du mouvement nationaliste. Les nationalistes ont utilisé la violence pour faire avancer leurs revendications. En réaction, l'Etat, ne pouvant pas accepter cette violence, s'est raidi également et a employé la répression. Tout cela est devenu un problème politique avec une surenchère de part et d'autre.
M. Roland FRANCISCI : Il y a eu aussi Aléria.
M. Jean-Pierre COLOMBANI : Oui, en 1975, mais à mon avis, le problème culturel a joué un rôle moteur avec notamment l'apparition des groupes de chanteurs corses. C'est un élément qui a contribué à la politisation du problème.
M. le Président : Vous avez senti cette politisation monter, mais celle-ci n'a-t-elle pas été récupérée par le milieu lié à la criminalité traditionnelle ?
M. Jean-Pierre COLOMBANI : Bien entendu. Certains nationalistes, qui n'appartiennent d'ailleurs plus aujourd'hui au mouvement, sont restés dans le domaine purement politique, tandis que l'on assistait à la récupération progressive de cette contestation à des fins de gangstérisme.
M. Roland FRANCISCI : Personnelles et financières.
M. Jean-Pierre COLOMBANI : Ou de conquête du pouvoir, tout simplement. A l'évidence, un type comme François Santoni est en quête de pouvoir plus que d'argent.
M. Jean-Pierre BLAZY : Ou des deux !
M. Jean-Pierre COLOMBANI : Peut-être. Il est vrai que l'un ne va pas sans l'autre.
M. Jean-Pierre BLAZY : Pas toujours !
M. Jean-Pierre COLOMBANI : C'est vrai.
M. Christian ESTROSI : Ce que vous dites est important. Avez-vous le sentiment qu'il avait besoin d'argent pour l'aider à conquérir le pouvoir ou bien qu'il était animé d'une volonté d'influence pour en tirer des bénéfices personnels ?
M. Jean-Pierre COLOMBANI : D'après ce que je pense et d'après ce que l'on sait, l'argent était plutôt un moyen de conquérir le pouvoir. Le pouvoir apporte éventuellement autre chose.
M. Roland FRANCISCI : Le pouvoir, c'est le peuple ! Si vous avez de l'argent mais si l'on ne vote pas pour vous, vous n'aurez pas le pouvoir. Les nationalistes souhaitent la dissolution des conseils généraux parce qu'ils sont et seront toujours dans l'incapacité d'avoir un élu au conseil général. Il n'y a pas de conseillers généraux nationalistes et encore moins de députés.
M. Jean-Pierre COLOMBANI : C'est pour cela qu'ils essaient de disposer de groupes de pression violents. Or pour cela, il faut de l'argent.
M. Roland FRANCISCI : Mais ils ne seront jamais élus, en tout cas pas à la proportionnelle.
M. le Président : Vous considérez que tout cela est étroitement mêlé ?
M. Jean-Pierre COLOMBANI : Tout à fait.
M. le Président : Vous êtes en fonction depuis 1990. Etes-vous d'origine corse ?
M. Jean-Pierre COLOMBANI : Oui.
M. le Président : Est-ce plutôt un avantage ?
M. Jean-Pierre COLOMBANI : Tout dépend de ce que l'on attend de nous. Si l'on attend de nous un travail de fond, de contact, de renseignement, il vaut mieux être corse et pratiquer la langue.
M. le Président : C'est plus facile pour plonger dans la réalité.
M. Jean-Pierre COLOMBANI : Quand on est immergé et que l'on est originaire de l'île, on sent mieux les choses, on est peut-être plus sensible à certains symptômes que des fonctionnaires d'origine extérieure.
M. le Président : Vous avez indiqué avoir perçu un changement à partir de l'attentat de Bordeaux. Il y a eu ensuite un changement de gouvernement, en 1997. Avez-vous senti alors une modification ou une continuité de la politique de fermeté ?
M. Jean-Pierre COLOMBANI : Nous sommes restés dans le même cadre et nous y sommes toujours. Notre quotidien est un travail d'écoutes téléphoniques, de renseignements tous azimuts, de filatures, de lecture de la presse - car on y apprend des choses intéressantes -, de contacts divers. Nous sommes moins sensibles que la hiérarchie aux changements politiques occultes. A notre niveau, cela ne transparaît pas.
M. le Président : Aux renseignements généraux, vous avez une vision d'ensemble des services de sécurité. A partir de l'arrivée de M. Bonnet avez-vous senti du côté de la police une espèce de frustration résultant du choix opéré par le préfet de privilégier les services de gendarmerie ?
M. Jean-Pierre COLOMBANI : Non, pas à notre niveau.
M. le Président : Vous travaillez aussi bien avec les services de gendarmerie qu'avec les services de la police.
M. Jean-Pierre COLOMBANI : Nous faisons partie des services de police. S'agissant des services de gendarmerie, nous avons quelques petits problèmes avec certaines brigades. Il nous est arrivé d'avoir besoin d'eux pour des informations ponctuelles, pas très importantes, par exemple pour connaître le logement d'un militant nationaliste, et nous avons senti quelques réticences à nous les donner, mais elles ne résistaient pas à l'intervention d'un chef de service. Mon sentiment est que ce n'était pas une action concertée. Je ne pense pas que la direction de la gendarmerie avait donné pour consigne de ne pas transmettre de renseignements aux renseignements généraux.
M. le Président : Puisque vous avez évoqué cet événement, comment expliquer que les renseignements généraux ne semblent pas avoir eu d'informations sur l'affaire de Tralonca ?
M. Jean-Pierre COLOMBANI : Nous ne pouvons malheureusement pas tout savoir.
M. le Président : Les gendarmes, eux, semblaient en avoir.
M. Jean-Pierre COLOMBANI : S'ils en avaient eu, ils seraient intervenus.
M. le Président : D'après toutes les informations qui nous ont été données, certaines voitures ont été identifiées. Je ne discute pas du chiffre, certains disent qu'il n'y avait pas six cents personnes, c'est possible. A votre avis, en dehors des mannequins et des femmes travesties, combien de personnes y ont participé ?
M. Jean-Pierre COLOMBANI : Trois cents au grand maximum.
M. le Président : C'est déjà beaucoup.
M. Jean-Pierre COLOMBANI : Cela ne veut pas dire trois cents militants nationalistes présents.
M. Roland FRANCISCI : Il y avait aussi des femmes et des enfants cagoulés.
M. Jean-Pierre BLAZY : Et des figurants. Il y avait aussi des armes.
M. Roland FRANCISCI : Très peu !
M. Jean-Pierre COLOMBANI : Il y en avait.
M. Roland FRANCISCI : Beaucoup étaient factices.
M. Jean-Pierre COLOMBANI : Il y avait tout de même des armes assez inquiétantes, des armes de guerre, dont beaucoup étaient inertes.
M. le Rapporteur : Des tubes lance-roquettes.
M. Jean-Pierre COLOMBANI : Oui, ainsi que quelques fusils d'assaut et quelques mitrailleuses qui ne sont pas leur armement courant. Où se sont-ils procuré ces armes et que sont-elles devenues ? C'est un grand mystère.
M. Jean-Pierre BLAZY : Il fallait tout de même les transporter. Cela devait être visible.
M. le Rapporteur : A l'époque, êtiez-vous concentré sur d'autres problèmes ?
M. Jean-Pierre COLOMBANI : Nous étions concentrés sur d'autres problèmes mais nous gardions tout de même un _il sur celui-ci.
M. le Rapporteur : Quelque chose vous a échappé.
M. Jean-Pierre COLOMBANI : Nous ont échappé la date et l'heure mais nous savions plus ou moins que quelque chose était dans l'air. Nous savions qu'il y avait une justification puisque des pourparlers occultes avaient lieu. Nous sentions qu'il allait se passer quelque chose mais nous n'en connaissions ni l'heure ni le lieu.
M. le Président : Cela ne vous a donc pas étonné, le lendemain de la conférence de presse de Tralonca, de lire dans les journaux un certain nombre de revendications...
M. Jean-Pierre COLOMBANI : ... reprises par M. Debré.
M. le Président : ... reprises par M. Debré le jour même ?
M. Jean-Pierre COLOMBANI : C'était la manifestation au grand jour de ce que pensait l'opinion publique, à savoir que des tractations avaient lieu entre le gouvernement et une certaine frange du Canal historique. Ce n'était pas tout le Canal historique mais une partie du Canal historique, la frange santoniste.
M. le Rapporteur : Ce n'était pas Pieri ?
M. Jean-Pierre COLOMBANI : Non, d'après ce que nous savons et qui a été confirmé par Santoni lui-même, si les négociations ont capoté, c'est notamment à cause de Charles Pieri.
M. le Président : On dit qu'à une époque un peu plus ancienne, sous le gouvernement Balladur, de 1993 à 1995, un certain nombre de porteurs de valise alimentaient des nationalistes au travers de réseaux, notamment les réseaux Pasqua. Est-ce une réalité ou est-ce, comme le dit M. Pasqua, un fantasme ?
M. Jean-Pierre COLOMBANI : Ça...
M. le Président : Vous auriez fait une brillante carrière si vous en aviez fait partie.
M. Jean-Pierre COLOMBANI : S'ils avaient existé !
Professionnellement, je n'ai pas eu la preuve de l'existence de ces réseaux. Je suis immergé dans une société où tout se sait, tout se dit et où il y a aussi beaucoup de fantasmes. Il est donc ridicule de nier que les réseaux Pasqua ait eu une existence, au moins virtuelle. Je la connais par la vox populi.
M. le Rapporteur : M. Léandri, M. Massoni, ce sont des noms...
M. Jean-Pierre COLOMBANI : Pour moi, ce sont des personnages que je ne connais pas.
M. le Rapporteur : Vous n'en avez pas entendu parler ?
M. Jean-Pierre COLOMBANI : J'en ai entendu parler mais je ne les connais pas personnellement.
M. le Rapporteur : J'entends bien, mais dans votre approche du mouvement nationaliste à l'époque, vous a-t-on dit que du côté du Canal historique, on avait vu tel ou tel ?
M. Jean-Pierre COLOMBANI : Non. Il nous est arrivé d'apprendre des choses de l'extérieur, mais nous parle-t-on pour nous informer ou pour nous désinformer ?
M. le Président : Pour vous mettre à l'aise, votre directeur général, M. Bertrand, pense beaucoup de bien de vous et du service en général. A la différence des départements du continent où les renseignements généraux se contentent de faire un travail d'information politique souvent très succinct et superficiel, vous plongez vraiment dans la réalité corse. Donc, rien ne peut vous échapper ?
M. Jean-Pierre BLAZY : Si, Tralonca !
M. le Président : On peut le comprendre.
M. Christian ESTROSI : Et les deux conférences de presse récentes ?
M. Roland FRANCISCI : Les deux mascarades qui ont eu lieu il y a deux semaines, avec Armata Corsa ?
M. Jean-Pierre COLOMBANI : Là non plus, nous n'avions rien. Si nous avions eu l'information, les services de police seraient intervenus.
Rudy SALLES : La société corse est une petite société où tout le monde se côtoie et se rencontre. Des conférences de presse clandestines sont organisées, auxquelles sont invités les journalistes. Pourquoi n'arrive-t-on pas à les infiltrer et à obtenir l'information ? On a du mal à le comprendre. On a beaucoup parlé de porosité à propos de l'information en Corse et là, on a une étanchéité.
M. Jean-Pierre COLOMBANI : Il faut avoir présent à l'esprit que l'on a affaire à des terroristes organisés en réseaux. Ce sont des gens extrêmement structurés, même s'ils donnent parfois l'impression d'être un peu brouillons. Il y a un noyau central, une petite périphérie, une grande périphérie et autour il y a la société. Quand il s'agit de choses sérieuses, l'information ne circule déjà plus du noyau à la petite périphérie. Lorsqu'il s'agit de petits mitraillages, comme ceux que nous avons connus récemment, nous le savons et les gens sont généralement interpellés. Reste ensuite à la justice à établir les faits. Mais s'agissant de conférences de presse comportant des risques de dérapage, malheureusement, on ne le sait pas. Nous l'apprenons le lendemain ou parfois quelques heures après, par des journalistes.
Rudy SALLES : Vous collaborez avec la presse puisque vous lui donnez beaucoup d'informations.
M. Jean-Pierre COLOMBANI : C'est un échange.
Rudy SALLES : Nous avons du mal à comprendre que vous n'ayez pas de retour, notamment pour ce type d'informations. La déontologie de la presse ne cache-t-elle pas des pressions terroristes qui conduisent les journalistes à jouer le jeu des terroristes ?
M. Jean-Pierre COLOMBANI : Tout à fait.
M. le Président : N'y a-t-il pas une véritable complicité ? FR3 est-elle contrainte ?
M. Jean-Pierre COLOMBANI : Elle est contrainte.
M. Jean-Pierre BLAZY : De quelle façon ?
M. Jean-Pierre COLOMBANI : Par des pressions. En fait, on a même dépassé le stade des pressions. Chaque journaliste sait très bien que s'il ne joue pas le jeu de certains réseaux, en l'occurrence le FNLC-Canal historique qui est actuellement le plus actif, lui et ses collègues risquent d'avoir des problèmes. Ils en ont déjà eu. Les nationalistes n'ont même plus besoin de leur dire de faire ceci ou cela ; ils le font d'eux-mêmes.
M. Jean-Pierre BLAZY : A quel type de problèmes faites-vous allusion ? Des journalistes ont-ils été menacés ?
M. Jean-Pierre COLOMBANI : Des journalistes ont été menacés et plastiqués.
Rudy SALLES : Le rôle de la presse et les pressions exercées sur elle sont un problème majeur.
M. le Président : Cela représente combien de personnes ?
M. Jean-Pierre COLOMBANI : Jusqu'aux scissions de l'été dernier, cela représentait quelque six cents personnes. Aujourd'hui, on est tombé à environ la moitié.
M. le Président : On nous a dit qu'Armata Corsa, c'était plutôt Santoni et l'autre groupe, plutôt Talamoni.
M. Jean-Pierre COLOMBANI : Et Charles Pieri.
M. le Rapporteur : Les renseignements généraux sont-ils à l'origine de l'information qui a permis d'arrêter Charles Pieri et son fils ?
M. Jean-Pierre COLOMBANI : Franchement, je ne sais pas. Cela a été très curieux pour nous, très bizarre.
M. le Rapporteur : Pourquoi ?
M. Jean-Pierre COLOMBANI : Charles Pieri, en tant que chef du Canal historique, est un individu extrêmement méfiant et prudent. Nous avons donc trouvé très curieux que l'on trouve chez lui un arsenal qui devait y transiter pour un jour ou deux et que l'on soit venu l'interpeller juste à ce moment-là.
M. le Président : Cela peut laisser supposer qu'on l'aurait donné.
M. Christian ESTROSI : Les services de police connaissaient dès le début de l'année les noms des assassins du préfet Erignac. Etes-vous à l'origine des noms qui ont été transmis à Paris ?
M. Jean-Pierre COLOMBANI : Non, pas du tout. C'est la DNAT qui les a obtenus par un informateur...
M. le Président : ... que tout le monde connaît.
M. Jean-Pierre COLOMBANI : ... que tout le monde connaît.
M. le Président : Est-il en Corse ?
M. Jean-Pierre COLOMBANI : D'après ce que l'on sait - je ne suis pas très au courant car je suis au bas de l'échelle de commandement - c'est Antoniotti. Il vit en Corse. Il est le président d'une société à capital-risque chargée d'aider les entreprises locales.
M. le Rapporteur : C'est un ami de Santoni ?
M. Jean-Pierre COLOMBANI : Pas à ma connaissance, mais tout le monde se connaît.
M. Christian ESTROSI : C'est donc lui qui aurait donné les noms au préfet Bonnet, lequel les aurait transmis à Paris ?
M. Jean-Pierre COLOMBANI : Oui, je pense que le préfet Bonnet a transmis les noms à Paris. La DNAT les a obtenus par une autre source que j'ignore.
M. Christian ESTROSI : A aucun moment cela n'a transité par vous ou par votre service ?
M. Jean-Pierre COLOMBANI : Par moi, non. Peut-être par mon service, car il y a la hiérarchie.
M. le Président : Quel est votre niveau hiérarchique ?
M. Jean-Pierre COLOMBANI : Je suis commandant. Au-dessus de moi, il y a un commissaire et un commissaire divisionnaire.
M. le Président : Vous êtes donc le numéro trois ?
M. Jean-Pierre COLOMBANI : Oui, mais il existe une grande différence entre le numéro deux et le numéro trois.
M. le Rapporteur : C'est tout de même vous qui recueillez l'information sur le terrain ? La DNAT a dû travailler avec les renseignements généraux, elle n'a pas agi seule.
M. Jean-Pierre COLOMBANI : Nous avons été les prestataires de services de la DNAT. Nous l'avons aidée. A partir des informations qu'elle nous a communiquées, nous avons déblayé le terrain car il y avait tout de même une soixantaine de noms. A partir de nos informations et de nos écoutes, nous avons pu cerner le noyau central, qui était Ferrandi.
M. le Président : Colonna était-il déjà dans le coup ?
M. Jean-Pierre COLOMBANI : Non. Comme souvent, nous n'avions pas d'informations sur Colonna, mais nous savions que Didier Maranelli, Alain Ferrandi et les autres étaient des proches d'Yvan Colonna. Puisque nous avions mis Yvan Colonna sur écoute, nous savions qu'ils se rencontraient et qu'ils étaient très intimes. Vu leur degré d'intimité, il y avait de fortes chances pour qu'il soit co-auteur de l'attentat.
M. le Président : Mais vous ne saviez pas que c'était l'assassin ?
M. Jean-Pierre COLOMBANI : Non.
M. le Rapporteur : C'est arrivé assez tard dans l'enquête ?
M. Jean-Pierre COLOMBANI : Oui, c'est arrivé assez tard, en décembre 1998.
M. le Président : A ce moment-là, vous n'aviez pas de preuves formelles ?
M. Jean-Pierre COLOMBANI : Non. Nous n'en avons d'ailleurs jamais eu.
M. le Président : La seule preuve, ce sont les aveux ?
M. Jean-Pierre COLOMBANI : La seule preuve, ce sont les aveux. Durant toute la période où ils ont été suivis par nos services, ils ont eu un comportement tout à fait normal, citoyen, irréprochable. A tel point que nous en arrivions à douter de leur culpabilité.
M. le Président : Mais ils avaient décelé qu'ils étaient suivis, à cause des balises qu'ils ont découvertes sous leurs voitures ?
M. Jean-Pierre COLOMBANI : Ils ont découvert les balises. C'est tout le problème des filatures en Corse.
M. le Président : N'était-ce pas dû à la porosité ?
M. Jean-Pierre COLOMBANI : Non, pas du tout.
M. le Président : Il n'est pourtant pas évident de découvrir une balise posée sous une voiture ?
M. Jean-Pierre COLOMBANI : Dans un premier temps, ils n'ont pas découvert les balises, ils ont découvert des gens qui les suivaient. Comme il y avait deux services qui ne se connaissaient pas, c'était d'autant plus facile. Quand, en pleine nuit, vous êtes suivi par trois voitures, il y a de quoi s'interroger ! Comme ils ne comprenaient pas très bien comment ils pouvaient être repérés, ils ont tout naturellement regardé sous les voitures. Je ne pense pas que quelqu'un leur ait dit qu'il y avait des balises.
M. le Président : Ils ne se doutaient pas qu'ils étaient sur écoute ?
M. Jean-Pierre COLOMBANI : Pas du tout. Ou alors, c'est qu'il y aurait eu des fuites. Or s'il y avait eu des fuites, ils auraient peut-être choisi un autre système de défense.
M. Roland FRANCISCI : Il existe des détecteurs d'écoute.
M. Jean-Pierre COLOMBANI : Ils n'en étaient pas là. Dans la mesure où ils avaient repéré les véhicules de police qui les suivaient et découvert les balises, ils savaient très bien qu'ils étaient sur écoute. Ce n'était pas la peine de leur dire, ils le savaient.
M. le Président : Comment expliquez-vous ce dérapage qui les a conduits à cet acte d'une gravité exceptionnelle qui est l'assassinat du représentant de l'Etat en Corse ?
M. Jean-Pierre COLOMBANI : Savoir ce qui se passe dans leur inconscient est très compliqué. Cela relève davantage de la psychiatrie que de l'enquête de police. Ils justifient leur action par le constat que le mouvement national s'est, selon eux, dévoyé avec le gouvernement de l'époque et la crainte que ce mouvement ne se soit irrémédiablement engagé dans une impasse. Le temps joue contre eux. Plus les années avancent, plus la langue corse disparaît et plus la corsitude disparaît, ils ont une conception un peu suicidaire du problème.
Ils se sont dit qu'il fallait faire quelque chose, mener un baroud d'honneur. Ils ont pensé que, perdu pour perdu, il fallait créer un électrochoc dans la société, que cela permettrait de dénoncer les tractations du gouvernement avec les nationalistes et que cela provoquerait une répression policière de nature à regrouper leurs forces. Quand un groupuscule est agressé, il a tendance, pour se défendre, à retisser des liens de solidarité.
M. le Président : Je vais vous poser une question qui va paraître un peu curieuse à mes collègues. Jean-Hugues Colonna a-t-il joué un rôle quelconque dans cette affaire ?
M. Jean-Pierre COLOMBANI : D'après les éléments que nous avons, je ne pense pas qu'il ait joué un rôle, il n'était pas au courant. En apprenant la découverte de la balise, il a dû comprendre qu'il se passait quelque chose. A notre connaissance, il n'a pas joué de rôle ni dans l'affaire Erignac ni dans la fuite de son fils.
Rudy SALLES : Il a été mis sur écoute, bien entendu ?
M. Jean-Pierre COLOMBANI : Oui, nous l'avions sur écoute, ce qui nous a permis de constater qu'il ne savait rien.
Rudy SALLES : Il doit l'être encore ?
M. Jean-Pierre COLOMBANI : Non, nous ne l'avons plus. L'écoute relève désormais de l'autorité judiciaire. Cela ne concerne plus les renseignements généraux.
M. le Président : A votre avis, Yvan Colonna est-il toujours en Corse ?
M. Jean-Pierre COLOMBANI : Qui le sait ? Nous savons qu'il bénéficie d'une chaîne de solidarité virtuelle très importante. Beaucoup de gens sont prêts à l'aider. Parmi les bergers, une chaîne de solidarité s'est créée autour de sa bergerie. Les bergers montent régulièrement s'occuper de son troupeau. Je suppose que si l'on s'occupe de ses animaux et de ses fromages, on peut s'occuper de lui aussi.
M. Jean-Piere BLAZY : Pendant la période qui a précédé l'assassinat du préfet Erignac, vous n'aviez aucune indication, vous n'aviez connaissance d'aucun fait qui pouvait laisser supposer qu'il existait un risque à son encontre ?
M. Jean-Pierre COLOMBANI : Nous n'avions que le fameux tract.
M. Jean-Pierre BLAZY : Il n'était pas protégé ?
M Jean-Pierre COLOMBANI : Non, il avait refusé.
M. Jean-Pierre BLAZY : Vous avez dit qu'il était préférable que les membres des renseignements généraux soient corses parce qu'ils connaissent la langue. Vous avez dit aussi que la corsitude perdait de son influence et que l'on parlait de moins en moins le corse. Cela n'est-il pas quelque peu contradictoire ?
M. Jean-Pierre COLOMBANI : La contradiction existera dans quelque temps, mais il faut savoir que les militants nationalistes sont parmi les derniers à faire un effort pour parler la langue. Dans ce dernier noyau, il est bon que les fonctionnaires de police parlent le corse pour se voir ouvrir quelques portes. Je dis bien : quelques portes, car cela ne va jamais très loin ; pour nous, c'est tout de même important car avec plusieurs éléments, on peut faire des recoupements.
M. Roland FRANCISCI : Parlez-vous la langue ?
M. Jean-Pierre COLOMBANI : Oui. Cela nous aide énormément.
M. Franck DHERSIN : Il n'y a plus que les policiers et les nationalistes qui parlent corse !
M. Roland FRANCISCI : Je pense que vous ne parlez pas le même corse que celui que nous parlions sous le Directoire.
M. Jean-Pierre COLOMBANI : Cela, c'est le corse intellectuel, que ne parlent pas les nationalistes.
M. le Président : Ne considérez-vous pas qu'il manque tout de même un comportement citoyen de la part de la population ?
M. Jean-Pierre COLOMBANI : Il est absent.
M. le Président : Il y a un manque de prise de conscience.
M. Jean-Pierre COLOMBANI : Il y a un manque de prise de conscience mais à charge et à décharge. En schématisant, à mon sens, la solution de l'affaire Erignac n'a guère intéressé la société corse, de même que le problème nationaliste ne l'intéresse que très peu. C'est une société où les problèmes sont très vite marginalisés. Les gens ont été heureux d'apprendre que nous avions arrêté les assassins du préfet Erignac, mais on ne peut pas dire que cela ait provoqué une explosion de joie. Comme on peut constater que, dans leur majorité, les gens ne s'intéressent pas à l'affaire de la société de transport de fonds Bastia Securità, même si elle possède une charge dramatique importante puisque des employés ont entamé une grève de la faim.
M. le Président : Il y a tout de même eu une réaction après l'assassinat du préfet Erignac.
M. Jean-Pierre COLOMBANI : Oui, mais cela est très vite retombé. Il en aurait sans doute été de même ailleurs. La capacité de mémorisation a des limites et les gens oublient très vite. Cela n'est pas propre à la Corse.
M. le Président : Etes-vous optimiste quant à l'évolution de la situation ?
M. Jean-Pierre COLOMBANI : Il y a deux parties en présence. Cela dépendra des Corses et du Gouvernement.
M. le Président : De la volonté politique ?
M. Jean-Pierre COLOMBANI : Tout est question de volonté politique. Si le Gouvernement infléchit sa position, d'un côté ou d'un autre, la situation se clarifiera et on pourra tirer des plans sur la comète. Pour l'instant, c'est un peu flou.
M. le Président : Ne pensez-vous pas que les liens institutionnels entre certains responsables nationalistes, comme Talamoni, et le président de l'assemblée de Corse ne soient de nature à créer aussi une confusion dans l'esprit des Corses ?
M. Jean-Pierre COLOMBANI : Tout à fait. La confusion est présente mais je crois que les gens vont s'en accommoder. Nous verrons le verdict des urnes, puisque nous nous orientons vers une troisième élection territoriale.
M. Roland FRANCISCI : Monsieur le Président, vous verrez que le résultat sera tout autre, parce que, cette fois, les vrais hommes politiques corses vont s'impliquer.
M. le Rapporteur : La nomination du préfet Lacroix doit plutôt vous rassurer sur les intentions du Gouvernement ?
M. Jean-Pierre COLOMBANI : Dans quelle mesure ?
M. le Rapporteur : Vous dites que l'évolution dépendra de l'action du Gouvernement. Celui-ci a décidé de maintenir sa politique.
M. Jean-Pierre COLOMBANI : Pour l'instant, ce n'est pas clair. Pour moi, il y a un manque de lisibilité dans l'action du Gouvernement.
M. le Rapporteur : Après l'affaire des paillotes, pensez-vous qu'il existe un risque d'infléchissement qui nous ramènerait aux errements des années quatre-vingt-dix ?
M. Jean-Pierre COLOMBANI : J'ignore ce que ceux qui nous gouvernent ont derrière la tête, mais il faudrait que les choses s'éclaircissent.
M. le Rapporteur : Vous trouvez que ce n'est pas assez clair ?
M. Jean-Pierre COLOMBANI : Il suffit de lire la presse. Une partie du Gouvernement, constituée de gens que l'on peut qualifier de progressistes dans ce domaine, est favorable à la charte des langues régionales minoritaires, tandis qu'une autre partie est farouchement contre. Dans l'opposition, c'est pareil, une partie est pour, l'autre est contre. Nous avons perdu nos repères. Le clivage droite/gauche n'existe plus, ce qui ajoute au trouble. Il aurait été plus clair d'avoir, par exemple, une gauche progressiste et une droite réactionnaire.
M. le Président : Ou le contraire !
M. Roland FRANCISCI : J'allais le dire.
M. Jean-Pierre COLOMBANI : Je schématise.
M. le Président : C'était pour faire plaisir à mes collègues de l'opposition. Finalement, vous êtes un policier heureux ?
M. Jean-Pierre COLOMBANI : Non. Il nous manque un peu de sérénité dans la vie quotidienne. Nous subissons une pression énorme.
M. le Président : Se traduit-elle par des pressions individuelles ?
M. Jean-Pierre COLOMBANI : Non. S'il existe une pression de la hiérarchie, elle est librement consentie, mais il y a surtout une pression de la vie quotidienne. Pour caricaturer un peu, chaque fois qu'il se produit un attentat, je me dis qu'il va falloir travailler.
Audition de M. Roger MARION,
contrôleur général de la division nationale antiterroriste à la direction centrale de la police judiciaire
(extrait du procès-verbal de la séance du lundi 12 juillet 1999)
Présidence de M. Raymond FORNI, Président
M. Roger Marion est introduit.
M. le Président lui rappelle que les dispositions législatives relatives aux commissions d'enquête lui ont été communiquées. A l'invitation du Président, M. Roger Marion prête serment.
M. le Président : M. Marion, vous êtes directeur de la DNAT depuis le début de la période que la commission a pour mission d'étudier. Nous souhaiterions savoir comment fonctionne votre service en Corse, quelle part il assume dans le règlement des troubles à l'ordre public constatés sur l'île et comment son action s'articule avec celle des forces de sécurité locales. Nous aimerions également connaître ses rapports avec les autorités judiciaires, car il nous est apparu au fil des auditions que les problèmes de coordination entre les services et les hommes chargés de la sécurité jouent un rôle essentiel.
M. Robert PANDRAUD : Je souhaiterais faire un petit rappel au règlement.
M. le Président : Je vous en prie.
M. Robert PANDRAUD : Je pense qu'il serait souhaitable, avant d'auditionner M. Marion, qu'au nom de la commission, vous-même, monsieur le président, le complimentiez pour les efforts qu'il a faits en arrêtant les assassins du préfet Erignac. Si tel n'avait pas été le cas, l'audition se déroulerait certainement dans d'autres conditions. Cela me paraît être le minimum que nous lui devons.
M. le Président : Je vous remercie, monsieur Pandraud. Nous ne sommes pas là pour complimenter. Cela étant, il me paraît en effet légitime de féliciter M. Marion et de lui dire combien le fait d'avoir découvert les assassins du préfet Erignac facilite grandement le travail des administrations de l'Etat en Corse. Nous le savons, puisque nous nous y sommes rendus il y a quelques jours. Mais je ne vous cache pas que parmi ceux qui ont procédé à cette visite subsistent quelques inquiétudes, qui ne sont pas liées aux événements que vous avez contribué à élucider, mais au fonctionnement général des services de sécurité en Corse. Sur ce point, la situation n'est pas encore tout à fait idéale. Ce compliment étant fait, et mérité, je vous prie, monsieur Marion, de bien vouloir nous décrire l'organisation générale de vos services.
M. Roger MARION : Depuis le 1er octobre 1990 je suis chef de la 6ème division, qui est devenue division nationale antiterroriste depuis le 30 mars 1998. Cette appellation nouvelle correspond beaucoup plus à nos missions que l'ancienne.
Cette division fait partie de la sous-direction des affaires criminelles, elle-même placée au sein de la direction centrale de la police judiciaire. Elle possède, comme toutes les divisions de cette direction, une compétence nationale, et elle a été instituée pour lutter contre les atteintes à la sûreté de l'Etat et les menées subversives. A cette époque, la cour de sûreté de l'Etat existait encore.
Aujourd'hui, nous travaillons sous le régime de la loi du 9 septembre 1986, qui prévoit la centralisation des poursuites. C'est ainsi qu'a été créée au sein du parquet de Paris une 14ème section chargée de rassembler les affaires de lutte antiterroriste. Lorsque ces affaires donnent lieu à l'ouverture d'une information judiciaire, elles sont confiées à l'un des quatre juges d'instruction spécialisés. Cette centralisation a évidemment pour corollaire une compétence concurrente entre le parquet de Paris et le procureur de la République du lieu. Lorsqu'une infraction est commise et qu'elle est susceptible d'avoir le label terroriste, c'est-à-dire lorsqu'il s'agit " d'une entreprise individuelle ou collective de nature à troubler l'ordre public par l'intimidation ou la terreur " - cette définition juridique comporte le mot " terreur ", d'où le mot terroriste -, la Chancellerie tranche sur le fait de savoir si c'est le procureur du lieu, en l'occurrence celui de Bastia ou d'Ajaccio, ou celui de Paris qui se saisit de l'affaire. Lorsque le magistrat est saisi, le parquet de Paris se saisit également et, bien évidemment, donne ses instructions aux services de police ou de gendarmerie. S'il y a ouverture d'une information judiciaire, les officiers de police judiciaire exécutent les délégations des juridictions d'instruction dans le cadre défini par l'article 14 du code de procédure pénale. Ce fut le cas pour l'affaire Erignac, l'information judiciaire ayant été ouverte au cabinet de M. Bruguière, de M. Thiel et de Mme Le Vert.
La division nationale antiterroriste que je dirige a, comme l'indique son nom, une compétence nationale et est en liaison constante avec les magistrats spécialisés, qu'il s'agisse des magistrats du parquet ou de ceux chargés de l'instruction. Nos effectifs sont constants : je dispose d'une cinquantaine de fonctionnaires, dont environ la moitié sont officiers de police judiciaire, auxquels s'ajoutent quinze fonctionnaires des services administratifs.
Evidemment, nous ne pouvons pas travailler seuls. Nous ne sommes saisis que d'affaires d'importance nationale, d'affaires graves qui relèvent déjà de la compétence de la police judiciaire tout en ayant des développements sur l'ensemble du territoire national. C'est le cas des attentats commis sur le continent par l'ex-FLNC et c'est le cas des affaires graves qui se situent en Corse. Sinon, les affaires " courantes ", y compris celles de terrorisme, sont traitées, soit par le service régional de police judiciaire, soit par la gendarmerie.
Lorsque nous intervenons sur le ressort du SRPJ d'Ajaccio, nous travaillons en complémentarité avec lui. Il n'est pas rare, comme ce fut le cas pour l'affaire Erignac, que nous soyons co-saisis : je ne suis pas seul saisi du dossier, mais saisi conjointement avec le service régional de police judiciaire, parce que j'appartiens à la police judiciaire et que je travaille en parfaite collaboration avec mes collègues locaux, que ce soit au Pays Basque avec le SRPJ de Bordeaux, ou en Corse avec le SRPJ d'Ajaccio.
Sinon, comme je vous l'indiquais, nous travaillons essentiellement sur commission rogatoire. A partir de ce moment-là, nous exécutons les ordres des magistrats qui nous délèguent leurs pouvoirs pour conduire ces enquêtes.
M. le Président : Vous avez indiqué que le choix d'orientation des dossiers dépendait de la Chancellerie.
M. Roger MARION : Oui.
M. le Président : Pourriez-vous nous en expliquer le mécanisme ?
M. Roger MARION : La loi de 1986 établit une compétence concurrente. Dès lors, il faut prendre la décision de savoir si c'est le parquet local ou celui de Paris qui sera chargé de l'affaire. Lorsqu'un fait terroriste est commis, les magistrats locaux et les officiers de police judiciaire locaux ont mission d'avertir la 14ème section du parquet de Paris. Celui-ci prévient le parquet général, lequel rend compte à la Chancellerie. Quand l'accord ne peut se faire entre les parquets, c'est la Chancellerie qui tranche.
M. le Président : On est là dans l'hypothèse d'un possible conflit entre les autorités judiciaires sur place et les autorités parisiennes de la 14ème section. Mais, en règle générale, compte tenu du nombre de saisines de cette section antiterroriste, le système fonctionne-t-il dans ces conditions ?
M. Roger MARION : Oui. Il fonctionne ainsi à chaque fois, puisque moi, qui suis sur le terrain, j'attends la décision de saisine et les magistrats me disent qu'ils attendent le feu vert de la Chancellerie.
M. le Président : C'est une procédure assez curieuse que la Chancellerie donne des instructions de ce type !
M. Roger MARION : Si vous reprenez les textes de base de la création de la 14ème section du parquet de Paris en 1986, il y a obligation pour les autorités judiciaires et de police d'aviser la Chancellerie.
M. le Président : Que l'on avise la Chancellerie d'une affaire grave, cela me paraît tout à fait normal...
M. Roger MARION : Je réponds très précisément à votre question : en tant que praticien, je vous assure que les magistrats du parquet attendent de connaître les instructions de la Chancellerie pour savoir qui poursuivra l'enquête. D'ailleurs, à la Chancellerie, vous avez un conseiller chargé du terrorisme.
M. le Président : Vous avez donné une définition des actes terroristes tout à fait intéressante, mais la Corse n'est pas le Pays Basque et nous ne sommes pas dans le cadre d'enquêtes sur le mouvement islamiste. En Corse, on nous a indiqué que sur un nombre considérable d'attentats, un tiers était revendiqué avec un affichage politique apparemment clair. Vous serez d'accord, je pense, pour reconnaître que l'affichage n'est pas forcément la garantie qu'il s'agit d'un acte de nature politique. Chacun sait qu'en Corse se mêlent des mouvements dits autonomistes ou indépendantistes et des milieux qui s'appuient moins sur des principes politiques que sur des comportements mafieux, ou du moins, relevant du banditisme. Avant que l'enquête ne soit terminée, comment faites-vous le tri dans tout cela ?
M. Roger MARION : En ce qui concerne les actes terroristes, il y a un modus operandi. On a très vite fait de comprendre s'il s'agit d'une action de ce type et d'identifier le groupe terroriste à l'origine de l'opération. Mais il faut constater que toutes les actions ne sont pas revendiquées, ou qu'elles ne le sont pas immédiatement, sauf lorsque des inscriptions sont laissées ou qu'un communiqué ou des tracts sont abandonnés sur place, ce qui est assez rare. Le groupe terroriste Resistenza, par exemple, signait ses actes par la lettre R, le Canal historique les signait par FLNC bombe. Mais ce n'est pas toujours le cas.
A côté d'actes véritablement terroristes, il y a, malheureusement, des actions qui sont une façon de régler certains contentieux, si j'ose dire, qu'il s'agisse d'une concurrence commerciale ou d'un voisinage difficile. Cela se règle parfois avec une petite quantité d'explosifs. Si ce même événement se produisait à Romorantin, personne n'en parlerait, mais, en Corse, on le comptabilise dans le chiffre global des attentats à l'explosif. C'est la première difficulté, dans les états statistiques que nous sommes chargés de faire à la police judiciaire : la seule façon que nous ayons de différencier ces attentats, c'est de distinguer les actes revendiqués des actes non revendiqués. Cela dit, pour mettre en _uvre les dispositions de la loi antiterroriste, j'ai toujours dit qu'il ne fallait pas être à la remorque des terroristes, qu'il ne fallait pas attendre que l'acte soit revendiqué pour déterminer sa nature, mais se fonder sur la définition donnée par la loi de 1986. Elle ne définit pas l'acte terroriste lui-même, mais elle nous donne une définition du label terroriste, c'est-à-dire des circonstances dans lesquelles le fait est commis et qui sont susceptibles d'entraîner l'application de la loi antiterroriste. Je précise, à cet égard, que l'application de la loi antiterroriste n'est pas le monopole du parquet de Paris. Je vous ai dit " compétences concurrentes ", mais les cas où les parquets locaux ont osé utiliser les dispositions de la loi antiterroriste au lieu de s'en décharger sur le parquet de Paris sont excessivement rares.
M. le Président : C'est une critique ?
M. Roger MARION : Non, c'est une constatation.
M. le Président : Constatation, mais qui peut se transformer en critique...
M. Roger MARION : Non, pas du tout. Je prends un exemple tout à fait neutre : à Nice, il y a cinq ou six ans, il existait un groupe qui a été identifié, qui était composé de malfaiteurs de droit commun et qui se prétendait terroriste. Ils avaient commis plusieurs attentats à l'explosif et le dernier attentat était un attentat contre la maison d'arrêt de Nice. Le procureur de Nice a fait application de la loi antiterroriste sans aller chercher le parquet de Paris. Et bien lui en a pris - je réponds à votre question - car on n'avait pas affaire à un groupe terroriste constitué, mais plutôt à un groupe de voyous qui utilisait l'attentat à l'explosif comme un moyen de pression, parce que quelques membres de l'équipe étaient détenus à la maison d'arrêt de Nice.
M. le Président : Vous venez de répondre à la question de savoir comment s'effectue la répartition entre compétence locale et compétence nationale. Vous avez indiqué que l'on avait un peu trop tendance à se décharger sur la section antiterroriste du parquet de Paris et donc de confier à la DNAT un certain nombre d'enquêtes...
M. Roger MARION : Ce n'est pas parce que la 14ème section est saisie que je suis saisi.
M. le Président : Bien sûr. Mais ne pensez-vous pas que dans un certain nombre de cas, notamment pour ceux qui touchent à des actes de violence qui sont le fait de malfrats sur le territoire corse, il vaudrait mieux tenter de résoudre ces enquêtes grâce aux personnels dont disposent les administrations sur place, à condition d'avoir des magistrats qui acceptent de prendre cette responsabilité ?
M. Roger MARION : Le principe est simple : l'intérêt de la loi de 1986 tient à la centralisation des poursuites. Celle-ci présente un avantage quand on a affaire à des groupes terroristes, parce que l'on peut faire des recoupements sur le plan national. Lorsque le FLNC commet des attentats en Corse et sur le continent, comment voulez-vous que le SRPJ d'Ajaccio traite l'ensemble de ces affaires ? Comment voulez-vous que le SRPJ de Marseille ou l'antenne de Toulon aient connaissance de ce qui s'est passé en Corse ? C'est là que se justifie la division nationale antiterroriste. Le principe de centralisation des poursuites au niveau des magistrats doit pour sa part permettre d'arriver à avoir une connaissance du fonctionnement du groupe terroriste. Si nous avons eu des résultats avec l'ETA militaire, c'est parce que l'on a compris qu'elle n'agissait plus uniquement dans ce qui était à une époque son sanctuaire, c'est-à-dire le Pays Basque, mais qu'elle avait développé ses activités en Bretagne, en région parisienne, et même dans le centre de la France. Pour que ces affaires soient bien traitées au plan technique, au plan policier et juridique, il faut être en mesure de faire la synthèse de tout cela, parce qu'il s'agit d'un même groupe terroriste, même si ses manifestations sont réparties dans le temps et dans l'espace, car les réseaux et les connexions existent.
Quand on a affaire à un véritable groupe terroriste, c'est la centralisation des poursuites qui joue à fond avec la spécialisation des services.
M. le Président : Vous êtes un observateur privilégié, puisque vous pouvez évoquer, en matière de lutte anti-terroriste, une période de neuf ans. L'attitude des magistrats en Corse avant et après 1997 a-t-elle été différente ? On nous a dit que l'un des responsables de la magistrature en Corse abordait dans une période antérieure les problèmes de terrorisme avec " circonspection ". Il est sûr que de telles instructions ne sont pas de nature à susciter une activité débordante dans ce secteur. Avez-vous constaté une modification de la politique menée par la magistrature depuis 1997 ?
M. Roger MARION : J'ai travaillé essentiellement avec les magistrats parisiens. Le principe du fonctionnement de la justice est de traiter les affaires au cas par cas : chaque affaire mérite un examen. Mais je pense que l'on ne peut pas parler si l'on ne connaît pas les dossiers. Vous évoquiez tout à l'heure l'affaire Erignac ; il est ahurissant de voir qu'avant même sa résolution, deux journalistes aient réussi à faire un livre dessus ! Les gens parlent... Quand on voit tout ce qu'on lit dans la presse, je suis horrifié, parce que tous ces gens parlent sans connaître ni les faits ni les dossiers. Heureusement d'ailleurs, il y a déjà assez de fuites comme ça ! Je ne peux pas vous parler de l'attitude des magistrats en Corse en général, mais sur tel ou tel dossier particulier que je connais.
M. le Président : Je ne parle pas d'un dossier en particulier, mais d'une circulaire qui a été envoyée par l'ancien responsable du parquet général de Corse...
M. Roger MARION : Vous parlez d'une circulaire qui a été publiée dans Libération et dont la signature était celle de M. Couturier.
M. le Président : Tout à fait.
M. Roger MARION : Il a fait cette circulaire. Ensuite, comment a-t-elle été interprétée ? Je n'en sais rien.
M. le Président : En avez-vous perçu les conséquences sur le comportement des magistrats à votre égard ?
M. Roger MARION : Absolument pas. Mon service et moi-même travaillons sous l'autorité des magistrats parisiens et nous tenons tous les deux mois une réunion chez le procureur général près la cour d'appel de Paris. Lors de ces réunions, auxquelles participe le représentant de la Chancellerie chargé du terrorisme, sont également invités le procureur général de Corse et le procureur général de Pau lorsque l'on traite des affaires basques. La politique pénale ne se définit pas au niveau du parquet général de Bastia, mais à la Chancellerie et l'on examine son application lors de cette réunion informelle.
M. le Président : Excusez-moi, mais elle ne se définit pas tout à fait de cette manière. Lorsque des gouvernements négocient avec des groupes nationalistes corses, comme cela s'est déjà produit...
M. Roger MARION : Oui, mais cela n'est pas le fait de la police judiciaire. Moi, je suis officier et fonctionnaire de police judiciaire. Les Irlandais négocient, les Espagnols négocient. Je lis les journaux mais je ne suis pas concerné.
M. le Président : Vous n'êtes évidemment pas concerné par les négociations ; le seul angle sous lequel vous pourriez éventuellement l'être, c'est par le degré d'activité de votre service. Car à partir du moment...
M. Roger MARION : Jusqu'à présent, il a été très intense parce que mes fonctionnaires se plaignent que je les fais trop travailler.
M. le Président : Quelles que soient les périodes, l'activité a-t-elle toujours été la même ?
M. Roger MARION : Absolument.
M. le Président : Je parle de la Corse, pas de l'ensemble de l'activité de votre service.
M. Roger MARION : Ces dernières années, je me suis énormément investi sur la Corse. Quasiment toute mon activité avait fini par être centrée sur la Corse.
M. le Président : Ces dernières années, cela veut dire quoi ?
M. Roger MARION : La division nationale antiterroriste est intervenue à partir du moment où il y a eu l'attentat contre la mairie de Bordeaux. Pour quelles raisons ? Parce que, comme je vous l'indiquais, c'est un attentat commis et revendiqué par le FLNC sur le continent. A ce moment là, le SRPJ d'Ajaccio ne pouvait pas aller faire une enquête à Bordeaux.
M. le Président : Monsieur Marion, si je vous pose cette question, ce n'est pas pour vous mettre en difficulté ou pour essayer d'obtenir de vous des choses que vous ne voudriez pas nous dire...
M. Roger MARION : J'ai prêté serment.
M. le Président : Absolument. Tout le monde nous a dit que la politique pénale à l'égard des mouvements corses s'est modifiée à partir de l'attentat à la mairie de Bordeaux. Tout le monde nous l'a dit, tous ceux que l'on a entendus de bonne foi, qui nous ont fait des déclarations assez complètes. Tous nous ont dit qu'il y avait eu un virage et vous le dîtes vous-même...
M. Roger MARION : J'ai connu un autre virage antérieur.
M. le Président : A quel moment ?
M. Roger MARION : Au moment de la mise en place du statut, en 1991-1992, ce fut le premier virage. Le statut particulier avait pour objet de permettre aux nationalistes d'avoir une représentation dans une assemblée territoriale nouvellement constituée après révision des listes électorales. Le but était de tenter de leur faire abandonner les attentats, l'action violente. C'est dans ces conditions qu'a été accordée l'autorisation d'exploitation de Bastia Securità. Mais malheureusement, ces braves gens, au lieu d'utiliser cette possibilité qui leur était offerte de rentrer dans le rang, ont utilisé Bastia Securità pour continuer à financer leurs activités terroristes. Cela a été récemment démontré. Avec la CGS, c'était la même chose. Les locations de voitures Ferrandi et Filippi, c'était pareil. Chaque fois que nous avions des gens du FNLC, ils roulaient dans des voitures de location du groupe Filippi. Chaque fois que nous arrêtions quelqu'un du FNLC, il avait le téléphone portable loué par Bastia Securità. Cela a été un premier virage.
Lors de l'attentat de la mairie de Bordeaux, François Santoni, qui l'a lui-même déclaré, a voulu entreprendre une partie de bras de fer avec le Premier ministre. A partir de ce moment là, j'ai été chargé de l'enquête alors que François Santoni n'était mis en cause dans aucune procédure judiciaire. Tout le monde disait qu'il fallait l'arrêter, mais des magistrats ont ouvert leurs dossiers, en Corse ou ailleurs, et aucun service de police, aucun service de gendarmerie, aucun magistrat n'avait la moindre once de charge contre lui. Il avait simplement été déjà condamné, il avait fait appel, ainsi que le parquet général, parce qu'il s'était entraîné à tirer au pistolet sur un bidon en bordure de route. Tout le monde le faisait passer pour le chef, mais il n'y avait rien. Moralité, nous avons utilisé la plainte de M. Dewez pour une tentative d'extorsion de fonds et nous avons pu neutraliser toute l'équipe de François Santoni. Mais c'est parce que nous avions préalablement fait les surveillances et que l'on s'intéressait au fonctionnement de ce groupe terroriste à partir du moment où a été commis l'attentat de la mairie de Bordeaux, c'est-à-dire à partir du moment où l'on avait remobilisé mon service sur la Corse.
M. le Président : La remobilisation s'effectue donc à partir de cet attentat : il y a donc une continuité d'action en Corse qui n'a pas varié depuis cette époque jusqu'à aujourd'hui ?
M. Roger MARION : Exactement. Avec mon service, nous avons neutralisé tous les chefs du Canal historique. Après avoir neutralisé François Santoni, nous avons neutralisé Jean-Michel Rossi, Jean-Dominique Allegrini-Simonetti en Haute-Corse. Puis, après l'assassinat de Claude Erignac, nous avons arrêté Marcel Lorenzoni, qui était désigné par un communiqué depuis le 6 septembre, alors même qu'entre le 5 septembre 1997 et le 9 février 1998, jour de son arrestation, personne n'avait rien fait. Ensuite, il y a eu toute l'équipe de la plaine orientale, avec notamment Dominique Mathieu Filidori, puis l'équipe de Charles Pieri.
M. le Rapporteur : Il y a des charges sérieuses contre MM. Filidori et Lorenzoni ?
M. Roger MARION : Je ne parle pas des dossiers d'instruction, cela figure dans votre règlement.
M. le Rapporteur : M. Filidori a été relâché par la chambre d'accusation.
M. Roger MARION : Je vous dis que je ne parle pas des dossiers d'instruction. On verra cela quand l'instruction sera terminée. Ce n'est pas à moi d'apprécier la validité des charges, il est toujours mis en examen.
M. le Président : Avez-vous observé parmi les militants nationalistes dont vous nous parlez qu'il y avait un parallélisme entre leur montée en puissance sur le plan politique et la constitution de fortunes personnelles ? Les moyens financiers mis en _uvre autour d'eux sont-ils considérables ou font-ils vraiment dans la modestie ?
M. Roger MARION : Les nationalistes utilisent les moyens de l'Etat et tout ce qu'on leur donne, pour lutter contre l'Etat. C'est clair : il faut voir toutes les subventions dont ils ont bénéficié ! Tout cet argent a été utilisé pour lutter contre l'Etat.
M. le Président : Utilisez-vous parallèlement des administrations comme le fisc, par exemple ?
M. Roger MARION : Oui. Nous avons au sein de la police judiciaire une brigade nationale d'enquête économique constituée d'inspecteurs des impôts. Dans les affaires que j'ai traitées en Corse, ou dans certains volets d'affaires, je me suis fait adjoindre des fonctionnaires des impôts pour examiner l'aspect financier, parce qu'il y a toujours ce fameux problème de financement du terrorisme.
M. le Rapporteur : Je voudrais savoir depuis quand existe cette réunion, même si elle est informelle, avec le président de la cour d'appel de Paris.
M. Roger MARION : Je l'ai toujours connue, depuis 1990.
M. le Rapporteur : Il y a une harmonisation des dossiers ?
M. Roger MARION : Oui.
M. le Rapporteur : Vous êtes le premier à nous en parler.
M. Roger MARION : Elle doit être l'une des conséquences de la mise en application de la loi de 1986 au niveau de l'autorité judiciaire.
M. le Rapporteur : Quel est le rôle de l'UCLAT ? Comment fonctionnent les choses dans ce cadre administratif ?
M. Roger MARION : L'UCLAT est l'Unité de Coordination de la Lutte Antiterroriste. Son action consiste à faire des réunions.
M. le Rapporteur : Vous pensez que cette structure n'a pas vraiment d'utilité ?
M. Roger MARION : Je n'ai pas encore beaucoup vu de terroristes qui aient été...
M. le Président : Nous sommes aussi là pour faire des propositions. Il serait donc utile que vous nous disiez " L'UCLAT ne sert à rien ".
M. Roger MARION : Oui, voilà, elle ne sert à rien.
M. le Président : J'avais cru comprendre...
M. Roger MARION : L'UCLAT ne peut fonctionner que si les gens qui y participent, c'est-à-dire les représentants de tous les services qui participent à la lutte antiterroriste, disent ce sur quoi ils travaillent. Dans les périodes de crise, lors des attentats islamistes de 1995 en France et après l'attentat de la mairie de Bordeaux, quand il a fallu réinvestir sur la Corse, l'UCLAT n'a fonctionné que parce que c'est le directeur général de la police nationale, Claude Guéant, qui en a pris la présidence et la direction. Si le directeur général est obligé lui-même de la diriger, c'est que l'institution elle-même ne fonctionne pas.
M. Robert PANDRAUD : Il faut quand même bien voir que quand l'UCLAT a été créée, il y avait du terrorisme partout. Il y avait du terrorisme proche et moyen oriental, Action directe, le terrorisme régionaliste... Cela donnait une autre dimension au phénomène. L'UCLAT était la seule structure - et je l'ai présidée pendant longtemps, à des degrés différents - qui permettait de regrouper des fonctionnaires de la Chancellerie, des affaires étrangères, du ministère des finances, pour essayer de coordonner et de découvrir la vérité. Que le champ d'activité ait ensuite diminué, on ne peut que s'en réjouir, cela veut dire que le terrorisme a presque disparu. Même si pendant un temps la coquille peut apparaître vide, on ne sait jamais ce qui peut arriver demain ; il vaut mieux avoir des structures prêtes à refonctionner à plein. La centralisation auprès d'une direction de la police judiciaire, vous savez qui l'a créée : c'est Marx Dormoy pour lutter contre les cagoulards ! Ce n'est que par la centralisation qu'il avait édictée qu'il y est parvenu. Quand nous avons fait voter les lois de 1986, on s'est aperçu qu'il y avait un vide prodigieux entre 1981 et 1986, et que les parquets locaux ou régionaux, y allaient gaiement ou n'y allaient pas gaiement du tout. Nous étions bien obligés d'avoir une centralisation à la fois des renseignements, des études et autres. C'est ce qui a motivé l'accroissement de moyens de la 6ème section et lui a permis d'évoluer vers la structure que dirige actuellement M. Marion. Ce n'est là qu'une remarque, pas une question que je pose.
M. le Président : M. Marion n'apprend sans doute rien là ; nous peut-être, mais pas lui.
M. Roger MARION : Le suivi de l'UCLAT est assuré par le CILAT, le Comité interministériel de lutte antiterroriste. L'UCLAT est une structure entièrement policière et administrative, alors que le CILAT est une structure plus politique. C'est là son intérêt. Ce qu'il ne faut pas oublier en matière de lutte contre le terrorisme, c'est que l'on ne peut rien faire si l'on n'a pas de renseignements. Or, la création de l'UCLAT avait pour objectif de faire la synthèse entre les services de renseignements, comme la DST, et les services opérationnels de police judiciaire.
Dans l'enquête sur l'assassinat du préfet Erignac, si l'on a réussi à aboutir, c'est parce qu'il y a eu parfaite entente entre les renseignements généraux et la police judiciaire. On ne peut pas faire de la police en général sans informations, ni renseignements. L'intérêt de l'UCLAT, puis du CILAT, est qu'à un certain niveau, le patron de la DGSE ne va pas aller raconter ce qu'il a à dire à n'importe qui.
M. le Rapporteur : Cette entente avec les renseignements généraux est nouvelle ou a-t-elle toujours existé ?
M. Roger MARION : Elle a toujours existé, mais les renseignements généraux constituent le seul service qui ait travaillé sur la Corse en ayant une connaissance précise de ce qui s'y est passé. Or, pour l'enquête Erignac, comme vous l'avez vu, nous ne sommes pas parvenu à l'identification des auteurs à partir des éléments d'une enquête criminelle classique ; on a attaqué le problème au travers des revendications et de l'identification du groupe terroriste qui en était à l'origine. Telle est la spécificité de l'enquête terroriste. A partir de là, c'est cette collaboration fructueuse avec les renseignements généraux qui ont toujours suivi l'évolution des mouvements politiques et terroristes en Corse, qui nous a permis d'aboutir. C'est ce qui explique aussi en partie la longueur de l'enquête. Il faut quand même se souvenir que dans les premiers temps, deux Marocains et un blond ont été placés en garde à vue au même moment et que le Premier ministre disait : " Maintenant, il faut trouver les commanditaires ".
M. le Rapporteur : Vous avez déclaré dans une interview quelque chose qui m'a frappé, à savoir qu'au début de l'enquête de l'affaire Erignac, vous n'aviez pas grand-chose sur le nationalisme. Est-ce à cela que vous faites allusion lorsque vous dites que vous n'aviez pas une connaissance très précise des mouvements nationalistes ?
M. Roger MARION : Mon service, comme je vous l'indique, n'intervient en Corse que lorsque nous sommes requis par l'autorité judiciaire. Il est évident qu'à une certaine époque, comme le problème était beaucoup plus d'intervenir contre le terrorisme basque et l'ETA militaire, et qu'après, nous avons connu les attentats de 1995, je n'étais pas saisi d'affaires corses et j'avais réduit mon groupe en charge de la Corse à un effectif de deux personnes.
M. le Président : C'était précisément la question que je vous posais sur les changements de politique de 1990 à 1999.
M. le Rapporteur : C'est donc après l'attentat de Bordeaux que vous réinvestissez le terrain ?
M. Roger MARION : Oui ; quand on m'a donné des effectifs supplémentaires pour renforcer le groupe corse, les attentats de 1995 n'étaient pas terminés.
M. le Rapporteur : Aujourd'hui, certains de vos effectifs sont pratiquement en permanence là bas. Le responsable de la PJ locale me disait que vos fonctionnaires étaient pratiquement là tout le temps.
M. Roger MARION : Toutes les semaines, certains de mes fonctionnaires se rendent en Corse. J'en maintiens même par moment quelques-uns en permanence sur place, lorsqu'il s'agit d'assurer le suivi d'écoutes téléphoniques ou autres.
M. le Rapporteur : Cela représente à peu près quels effectifs aujourd'hui ?
M. Roger MARION : Par exemple, la semaine dernière, j'avais quinze fonctionnaires sur place.
M. le Rapporteur : Je voudrais revenir d'abord sur les premiers événements de Spérone. Avez-vous le souvenir de la façon dont les choses se sont passées sur le plan policier?
M. Roger MARION : Sur le plan policier, le SRPJ qui était chargé de l'enquête n'a arrêté personne. Sur les quatorze arrestations qui ont été faites, les quatre premières l'ont été par le RAID, les dix autres par les gendarmes. Le problème est essentiellement d'ordre procédural. Mon directeur central de l'époque, M. Franquet, m'avait demandé de vérifier la régularité de la procédure. J'avais eu des communications avec le procureur adjoint et le problème dans cette affaire est que la procédure est nulle.
M. le Rapporteur : Parce que cela a été fait n'importe comment ?
M. Roger MARION : Le SRPJ non seulement n'a arrêté personne, mais en plus il n'a pas su respecter la procédure.
M. le Rapporteur : C'était M. Lacave qui était préfet adjoint pour la sécurité et qui s'était, semble-t-il, fortement investi sur cette opération ?
M. Roger MARION : Je n'y étais pas. J'ai été appelé à trois heures du matin pour envoyer des procéduriers tenter de récupérer les choses. J'ai eu un entretien avec le procureur adjoint de l'époque, qui m'a dit qu'il fallait essayer de redresser tout cela. Malgré les conseils et les instructions donnés, je me suis aperçu que personne n'a voulu redresser la procédure. C'est un problème juridique très simple. Cette affaire était gonflée au niveau des qualifications, si j'ose dire. Il ne faut pas oublier qu'il y a soi-disant un fonctionnaire du RAID qui a été pris en otage.
M. le Rapporteur : Ils ont, semble-t-il, tiré sur des forces de police.
M. Roger MARION : Non, justement pas. J'ai fait la reconstitution, je peux vous dire que c'est faux. Vous verrez qu'au moment du règlement du dossier, les qualifications criminelles tomberont. On a fait la reconstitution sur place et un tir d'intimidation a atteint le faîte du toit de la façade. La qualification juridique de tentative d'homicide volontaire sur un fonctionnaire ne tiendra pas. Mais le plus grave au niveau de la procédure n'est pas là. Le plus grave, c'est que toutes les saisies d'armes sont juridiquement nulles. Prenons l'exemple des gendarmes, puisque vous en parliez. Les dix se font arrêter sur un barrage de gendarmerie. Un seul officier de police judiciaire est présent sur place. Le SRPJ, qui maîtrise soi-disant l'affaire, n'a aucun officier de police judiciaire sur place. Tout le monde est amené à la gendarmerie de Porto Vecchio et les armes sont saisies indépendamment, en l'absence de l'officier de police judiciaire qui était sur place, par le commissaire principal du SRPJ et en l'absence des personnes intervenant dans l'opération. Juridiquement, pour qu'une saisie soit valable, il faut qu'elle soit faite en la présence des personnes. Cette procédure, de mon point de vue de praticien de la procédure pénale, est nulle. D'ailleurs, il y a un pourvoi en cassation et l'affaire sera jugée.
M. le Rapporteur : Ces problèmes avec le SRPJ n'ont-ils pas été quand même la source de beaucoup de difficultés ? On nous a dit - vous allez peut-être nous éclairer sur ce point - que les premières constatations faites lors de l'enquête sur l'assassinat du préfet Erignac étaient catastrophiques : un policier nous a dit en Corse que les gens marchaient sur les douilles...
M. Roger MARION : En l'absence d'éléments au niveau des constatations, j'ai dû aborder cette enquête par l'identification du groupe terroriste et les revendications. Il faut bien savoir que le fil conducteur et l'élément matériel qui relient toute cette affaire, ce sont les communiqués de revendication. Il faut se souvenir d'abord qu'à l'époque où Lucien Tirroloni, président de la Chambre d'agriculture de Corse-du-Sud, a été assassiné en 1991, la famille a enlevé le cadavre et que les constatations n'ont pas été possibles. Lors de l'assassinat d'Erignac, s'agissant du préfet, il a dû être identifié immédiatement et les constatations ont été faites dans la nuit. Nous avons tenu une réunion de crise au ministère de l'Intérieur et avons décidé d'envoyer sur place quatre techniciens de scène de crime. Mais le lendemain matin, lorsqu'ils sont arrivés, les lieux avaient déjà été dégagés. C'est le premier point.
Deuxième point, le lendemain, au journal télévisé de treize heures de TF1, un passant montrait la seule balle dont on démontrera par la suite qu'elle a été tirée par l'arme qui a tué Claude Erignac.
Troisième point, vous aviez des témoignages contradictoires qui ont abouti à la mise en garde à vue dans le même temps de deux marocains et d'un blond.
Enfin, sur place, aucune recherche de traces papillaires, aucune recherche de traces génétiques, aucun moyen de fuite observé, et des témoignages contradictoires. Avec ça... Il a donc fallu aborder le problème d'une autre manière.
M. le Rapporteur : Vous pensez que le directeur du SRPJ de l'époque, qui est resté à ce poste depuis 1996, est responsable de cette situation ?
M. Roger MARION : Vous savez, je n'ai jamais dit du mal de mes collègues, je ne vais pas commencer aujourd'hui.
M. le Rapporteur : Pour revenir sur cette enquête, il y a eu toute la polémique - peut-être est-elle purement médiatique, je n'en sais rien - au sujet d'une seconde enquête menée par le préfet, qui ne vous aurait d'ailleurs pas informé de la note qu'il avait transmise au procureur. Que pouvez-vous nous dire sur ce point ? Vous avez, toujours dans cette même interview, déploré le retard qui avait été pris. Comment appréciez-vous la façon dont les choses se sont passées durant cette enquête ?
M. Roger MARION : C'est très simple. Quand M. Bonnet - que je connaissais puisqu'il avait été préfet de police en Corse - est arrivé en poste, nous avons eu des échanges fructueux. Puis à une certaine époque, vers le mois d'octobre 1998, il a cessé de me rencontrer ; soit quand j'allais en Corse, il ne pouvait pas me recevoir, soit quand il venait à Paris, on ne se voyait plus. C'est tout.
M. le Président : Vous n'avez pas d'explication particulière ?
M. Roger MARION : Si, je lui en ai demandé les raisons, parce que nous avons eu une explication tous les deux, à la fin du mois de décembre, à la préfecture d'Ajaccio. Il m'a dit qu'il avait fait cela sur ordre.
M. le Rapporteur : Il ne pouvait donc plus vous rencontrer ?
M. Roger MARION : Non, on lui avait interdit de rencontrer les enquêteurs et le juge d'instruction. Quant à ses notes, je ne les ai jamais eues, ou je les ai eues par mon ministère dans le courant du mois de janvier. Il y en a une du 16 novembre et une autre du 20 décembre.
M. le Rapporteur : Il semblerait que le juge Bruguière les ai eues.
M. Roger MARION : Je ne sais pas, il ne me les a jamais données, pas plus M. Bruguière, que M. Bonnet.
M. le Rapporteur : Ce sont quand même des dysfonctionnements majeurs...
M. Roger MARION : L'article 30 du code de procédure pénale a été supprimé par la loi de janvier 1993 : le pouvoir de police judiciaire des préfets en matière d'atteinte à la sûreté de l'Etat leur a été retiré. Depuis 1993, les préfets n'ont donc plus de pouvoirs de police judiciaire.
Par ailleurs, si M. Bonnet avait eu des informations relatives à l'assassinat d'Erignac, l'article 40 du code de procédure pénale est très clair. Le deuxième alinéa de cet article 40 précise que tout fonctionnaire ayant connaissance d'un crime ou d'un délit doit le porter à la connaissance du procureur en transmettant les renseignements et les procès-verbaux. Mais l'article 40 est fait pour que le procureur, qui décide de l'opportunité des poursuites en application de l'alinéa précédent, puisse les engager. Or, en l'occurrence, si M. Bonnet avait eu - je dis bien si M. Bonnet avait eu - des informations concernant l'assassinat du préfet Erignac, il n'avait pas besoin de passer par le procureur de la République. M. Bonnet avait reçu M. Bruguière à la préfecture ; on a eu des réunions ensemble : il savait très bien que c'était M. Bruguière qui était chargé de l'information judiciaire.
M. le Rapporteur : Le procureur de Paris nous a expliqué qu'il considérait que ce n'était pas anormal que le préfet s'adresse au procureur et non au juge d'instruction.
M. Roger MARION : Mais alors pourquoi le préfet de Corse s'adresse-t-il au procureur de Paris ? Que le préfet s'adresse au procureur, c'est très bien, mais que le préfet de Corse s'adresse au procureur général de Bastia ou au procureur de la République d'Ajaccio.
M. le Président : Parce que nous sommes dans le cas d'actes terroristes. Il peut songer à le faire.
M. Roger MARION : Mais un juge d'instruction est saisi. Tout le monde sait que l'enquête sur l'assassinat d'Erignac, c'est quand même M. Bruguière qui la dirige ! Et M. Bonnet sait très bien qu'au ministère de l'Intérieur, c'est moi qui ai commission rogatoire pour mener cette enquête, puisqu'au début on a eu des échanges.
M. le Président : Mais la commission rogatoire ne vous permet que d'agir sous la responsabilité du juge d'instruction. Il n'est donc pas anormal que le préfet Bonnet s'adresse plutôt à l'autorité judiciaire qu'à l'administration de police.
M. Roger MARION : Pourquoi l'a-t-il fait au début et s'est interrompu à un moment donné ? Le nom de Castela, c'est moi qui l'ai donné à M. Bonnet.
M. le Président : Quand vous arrêtez Castela, il semblerait que lui n'en soit pas très heureux.
M. Roger MARION : En quoi est-il concerné par Castela ? Qui mène l'enquête ? M. Bruguière était parfaitement au courant que j'allais arrêter Castela. Je ne vois pas ce que le préfet de Corse vient faire dans cette affaire.
M. le Président : Et avec les gendarmes, comment les choses se sont-elles passées ?
M. Roger MARION : Avec les gendarmes, les choses se sont très bien passées : il y a eu une parfaite collaboration, jusqu'à ce que M. Cavallier arrive à la préfecture.
M. le Président : Il est arrivé tout au début, quand même.
M. Roger MARION : Tout au début.
M. le Président : Quel était son rôle exactement ?
M. Roger MARION : Au début, il était conseiller technique, puis il est devenu chef d'état-major.
M. le Président : Et à partir de ce moment-là...
M. Roger MARION : A partir de ce moment-là, vous l'avez constaté vous-mêmes, la gendarmerie a été renforcée ; le lieutenant-colonel Cavallier est arrivé en costume à la préfecture ; ensuite, il y a eu renforcement des effectifs d'officiers et de sous-officiers de la section recherche, puis création des gendarmes financiers. Alors que les dossiers du Crédit agricole sont saisis dans le cadre de l'affaire d'association de malfaiteurs Lorenzoni, la Chancellerie - il y avait encore M. Couturier dont vous parliez - fait saisir la gendarmerie pour examiner l'affaire du Crédit agricole, qui concerne les mêmes dossiers. Vous croyez que cela est normal ? Les dossiers ont été acheminés à la sous-direction des affaires économiques et financières à Nanterre, annexe du ministère de l'Intérieur, et ensuite le juge d'instruction Gary a donné la commission rogatoire à la gendarmerie.
M. le Président : Vous aviez donc le sentiment qu'à partir de l'arrivée de Cavallier, la police a été vraiment...
M. Roger MARION : Il y a eu un renforcement de la gendarmerie.
M. le Président : Cela paraît évident.
M. Roger MARION : Après, il y a eu transformation d'un groupement de gendarmerie mobile en GPS.
M. le Président : Et à partir de ce moment-là, un quasi dessaisissement des services de police de toute enquête ?
M. Roger MARION : Il y avait une méfiance du préfet.
M. le Rapporteur : Le préfet Bonnet l'exprimait-il ?
M. Roger MARION : Oui, absolument.
M. le Rapporteur : Pas vis-à-vis de vous, mais de la police locale.
M. Roger MARION : Pas vis-à-vis de moi particulièrement. Puisque je collaborais avec M. Bonnet, nous avions des relations fructueuses. La défiance qu'il avait - je réponds à votre question - était par rapport au directeur du SRPJ.
M. le Rapporteur : Dont il avait, semble-t-il, demandé le départ ?
M. Roger MARION : Oui. Ensuite, il avait une défiance vis-à-vis de la police en général. Quand je lui ai demandé des explications en tête-à-tête sur le fait qu'il ait cessé de me voir, il m'a dit que c'était sur ordre.
M. le Président : Mais compte tenu du poids que représentait le directeur régional de la police judiciaire qui était en poste depuis très longtemps, cette méfiance que M. Bonnet pouvait avoir à son égard devait se répercuter sur un certain nombre de services. Je ne parle pas de la DNAT, puisqu'elle est à Paris, mais au plan local, tout le monde nous a dit que la caractéristique des commissariats de Bastia et d'Ajaccio était la porosité, et qu'il était très difficile de garder les informations à l'intérieur de ce cercle d'enquêteurs, que les choses avaient tendance à fuir assez vite. Que l'on ait une méfiance vis-à-vis d'une structure dont il apparaît à l'évidence que son efficacité n'est pas forcément la qualité première, on peut le comprendre.
Sentiez-vous qu'il y avait dans l'esprit de M. Bonnet une différence qui était faite entre vos services, qui faisaient leur travail très correctement, et des services locaux sur lesquels on ne pouvait pas franchement s'appuyer ?
M. Roger MARION : Même nous, services centraux, savions très bien que l'on ne pouvait pas s'appuyer totalement sur le SRPJ. Si je faisais mettre une écoute téléphonique en Corse avec le support du SRPJ, il était certain que cela se savait.
M. le Rapporteur : Les choses ont-elles changé avec l'arrivée de M. Veaux ?
M. Roger MARION : Cela a été le jour et la nuit. M. Veaux a su garder des informations à son niveau, ainsi que son adjoint, qui était déjà en poste avant son arrivée. L'efficacité d'une enquête réside dans le secret et la discrétion. A partir du moment où l'on ne travaille pas dans le secret et la discrétion... Dans mon propre service, certains fonctionnaires ne savaient pas tout. J'ai quand même démontré que l'un de mes fonctionnaires - qui, j'espère, sera sanctionné - était en contact avec le journaliste Gilles Millet et qu'il a fourni des documents qui ont servi à préparer La Marche du siècle.
M. le Rapporteur : On a aussi retrouvé une note dans Le Monde, que vous aviez faite : le rapport Marion.
M. Roger MARION : Quatre-vingt douze pages !
M. le Rapporteur : Comment l'expliquez-vous ?
M. Roger MARION : Je m'en suis expliqué auprès de M. Valat qui mène l'instruction.
M. le Rapporteur : Ce rapport était-il destiné au juge d'instruction ?
M. Roger MARION : Oui, c'était un rapport d'étape sur la première partie de l'enquête, à partir des constatations jusqu'à l'identification de l'auteur présumé des revendications, en l'occurrence Dominique Mathieu Filidori. Il est daté du 3 décembre, et Castela a été arrêté le 18 novembre. Il n'était pas fait pour aller claironner à la presse les objectifs sur lesquels nous travaillions ou les axes d'enquête que nous exploitions. Le rapport d'enquête est fait pour faire le point, une synthèse, lorsqu'un volet de l'enquête est terminé. Il faut savoir que le rapport d'enquête, à partir du moment où il arrive chez le juge d'instruction, est coté à la procédure et que les avocats y ont accès. S'il a pu y avoir une fuite - je l'ai expliqué au juge Valat - c'est parce que, malheureusement, il y avait peut-être quelques collusions au niveau des parties civiles et de l'avocat des parties civiles.
M. le Rapporteur : Ce rapport a-t-il été transmis aux services du ministère de l'Intérieur ?
M. Roger MARION : Pas du tout. C'est un rapport d'enquête judiciaire sur commission rogatoire que j'ai rédigé moi-même et qui était destiné au juge d'instruction.
M. le Président : Excusez ma remarque, mais je trouve quand même un peu facile de mettre en cause les parties civiles et leurs avocats - c'est peut-être parce que je suis avocat que je dis cela -, mais quand on voit comment fonctionnent les commissariats d'Ajaccio et de Bastia et les fuites permanentes qui se produisent dans les services de police, il ne faut pas non plus, forcément, aller chercher au fin fond du comportement des parties civiles les fuites qui peuvent se produire ! Vous-même avez indiqué que l'un de vos fonctionnaires allait être sanctionné parce qu'il avait fourni à un journaliste un certain nombre d'informations.
M. Roger MARION : Je vous ai dit lesquelles.
M. le Président : Vous excluez que votre rapport ait pu être aussi transmis par l'un de vos fonctionnaires à l'extérieur ?
M. Roger MARION : Oui.
M. le Président : Vous l'excluez complètement ?
M. Roger MARION : C'est M. Valat qui est chargé de l'instruction sur la violation de ce secret.
M. le Président : Laissons M. Valat de côté, je parle de vous. Excluez-vous complètement que l'un de vos fonctionnaires, alors que vous en avez un au moins dont il est avéré qu'il a pu communiquer des éléments à des journalistes, ait transmis ces informations ? Pourquoi les avocats sont-ils toujours les boucs émissaires ? Il n'y a pas que des crapules dans ce métier quand même... C'est désagréable.
M. Roger MARION : Je ne vous parle pas des avocats ni des parties civiles en général ; je vous parle de mon rapport du 3 décembre puisque c'est la question de M. le rapporteur. Nous sommes bien d'accord ? Alors je vais vous expliquer. Trouvez-vous normal, en tant qu'avocat, - et je l'ai dit au juge Valat, ça ne me gêne pas de le redire - que chaque fois qu'une affaire concerne une information sur l'affaire Erignac, un journaliste de l'Est républicain ait la primeur de cette information dans la presse, sachant que ce journaliste...
M. le Président : Nous allons l'entendre.
M. Roger MARION : Il vous répondra.
... a pour pseudonyme Jérôme Canard.
M. le Président : Je connais bien ce journaliste, monsieur Marion. Et je peux vous dire que ce n'est pas du côté des avocats qu'il glane les renseignements qu'il publie dans son journal.
M. Roger MARION : Mais en ce qui concerne l'affaire Erignac, trouvez-vous normal que ce soit l'Est républicain qui aille publier que Mme Erignac s'est constituée partie civile, qu'elle a été entendue par le juge Le Vert, que le juge Thiel a délivré une commission rogatoire à la DNAT, qu'il a dessaisi les gendarmes ?
M. le Président : La réponse est non. Je ne trouve pas cela normal.
M. Roger MARION : Le rapport Marion du 3 décembre est dans l'Est républicain puis dans le Canard enchaîné sous la plume de Jérôme Canard.
M. le Président : Je ne trouve pas cela normal.
M. Roger MARION : Moi non plus !
M. le Président : Mais ce n'est pas parce que je ne trouve pas cela normal que je renvoie systématiquement les avocats dos à dos.
M. Roger MARION : J'ai donné au juge Valat les indications qui m'ont permis de faire cette affirmation. Ce n'est ni la profession d'avocat ni la partie civile qui est en cause, mais il existe certaines connexions qui figurent dans ma déposition chez le juge Valat.
M. le Président : Je suis d'autant plus d'accord avec vous que dans ces affaires, un certain nombre d'avocats, notamment corses, ne se sont pas forcément bien comportés. Je regrette qu'il n'y ait pas de procédure qui permette de les mettre en cause, parce qu'il est vrai que l'on ne peut pas faire tout et n'importe quoi.
M. Roger MARION : Effectivement, j'ai fait entendre sur commission rogatoire du juge Ricard les avocats corses qui étaient à la tribune des journées nationalistes de Corte en 1993 et qui applaudissaient la revendication de l'assassinat de Sozzi, dont on a trouvé les communiqués dans l'ordinateur de Lorenzoni six ans après. A l'époque l'antenne PJ de Bastia avait fait une enquête et ils n'ont jamais été poursuivis.
M. le Président : Sur ce point, nous sommes d'accord ; c'est la globalisation qui me gêne un peu.
M. le Rapporteur : A votre avis, le GPS a-t-il été créé d'abord comme une unité d'investigation ou simplement pour répondre à un certain nombre de missions que la gendarmerie assurait de façon traditionnelle ?
M. Roger MARION : Comme je vous l'indiquais en parlant du renforcement de la gendarmerie, il y a eu transformation d'un escadron de gendarmerie mobile en GPS. Cela veut dire qu'il y avait un groupe de protection et un groupe de surveillance. Ce que je constate dans la procédure qui a été faite par la gendarmerie, c'est qu'il y a eu vraisemblablement utilisation du GPS pour faire des surveillances sur le nommé Ferrandi. Or, c'est précisément ce qui est caractéristique d'un détournement de procédure. M. le président, puisque vous êtes avocat...
M. le Président : Ce n'est pas ma qualité première, je vous rassure.
M. Roger MARION : ... nous allons bien nous comprendre. La gendarmerie est saisie de l'enquête sur l'attaque commando à la gendarmerie de Pietrosella sur commission rogatoire du juge Thiel. A partir du mois de novembre, un procès-verbal est rédigé par le chef de la section de recherches, qui fait part d'informations selon lesquelles le groupe terroriste qui a soi-disant commis l'action contre la gendarmerie de Pietrosella envisage de faire un mitraillage de gendarmerie à Belgodère. Il y a détournement de procédure puisqu'ils utilisent le cadre juridique de la commission rogatoire du juge pour faire des surveillances sur une action qui n'est pas encore commise. Au lieu de procéder par enquête préliminaire, ils utilisent un cadre juridique commode qui est la commission rogatoire. Dans ce cadre juridique, j'ai le dossier, je constate qu'il n'y a aucune écoute téléphonique judiciaire ordonnée ni demandée par le juge, et que, par contre, le procès-verbal de surveillance est fait au nom d'un seul officier. C'est à partir de ce moment là que l'on s'est rendu compte que des voitures de gendarmerie surveillaient certains de nos objectifs.
M. le Rapporteur : On a beaucoup entendu d'interrogations sur le fait que l'on n'ait pas réussi à interpeller Yvan Colonna. Pouvez-vous nous expliquer comment les choses se sont passées, surtout que la presse l'avait interviewé le jour même où il est parti ?
M. Roger MARION : Yvan Colonna n'avait pas été mis en cause avant les aveux de ses coauteurs, c'est-à-dire quarante-huit heures après le début des gardes à vue. Il ne figurait dans aucune note de renseignements, ni dans aucune surveillance de la gendarmerie, dont je vous parlais. Yvan Colonna était, comme bien d'autres relations de Ferrandi, sous surveillance des renseignements généraux, puisque dans le dispositif antiterroriste, je n'ai aucun effectif pour faire des surveillances sur le terrain. Ce sont soit les renseignements généraux qui assurent les surveillances - ils ont une section spécialisée -, soit le RAID. Or, en l'occurrence, la surveillance d'Yvan Colonna avait été confiée aux renseignements généraux, qui l'avaient sous-traitée au RAID. Mais comme Yvan Colonna a été prévenu par deux fois au travers de la presse et en raison d'une indiscrétion...
M. le Rapporteur : Nous avons connaissance de l'article du Monde, mais l'indiscrétion, c'est quoi ?
M. Roger MARION : Excusez-moi, la première fois qu'Yvan Colonna a été prévenu qu'il était surveillé, ce n'est pas par la presse, mais par une indiscrétion. En clair, d'après mes informations, c'est l'ancien directeur du SRPJ d'Ajaccio qui a prévenu son père, lequel aurait prévenu M. Bonnet ou M. Pardini. A partir de ce moment là, Yvan Colonna s'est mis à regarder sous sa voiture et y a trouvé une balise de surveillance. Je précise qu'au niveau de l'enquête, j'ai procédé à l'identification des auteurs du meurtre, comme vous l'avez lu, au travers des communications de téléphones portables, entre autres. Je précise qu'Yvan Colonna n'est apparu à aucun moment, puisqu'il n'avait pas de téléphone portable au moment de l'assassinat. A partir du moment où il a été mis en cause dans la procédure, j'ai demandé aux renseignements généraux de resserrer le dispositif de surveillance. Nous sommes donc intervenus le vendredi 21 mai à six heures du matin et Yvan Colonna a dû être mis en cause pendant la journée du samedi. Le dimanche matin, nous sommes intervenus à son domicile, où il n'était plus.
M. le Président : Ce que vous nous dites sur M. Dragacci est grave : ce serait lui qui aurait prévenu indirectement Yvan Colonna qu'il était sous surveillance.
M. Roger MARION : Pas Yvan, son père.
M. le Président : Ce qui permet à Yvan Colonna de découvrir cette balise sous sa voiture. M. Dragacci était-il encore en poste à ce moment là ?
M. Roger MARION : Non, il était conseiller technique auprès du directeur central de la police judiciaire.
M. le Président : Une question d'ensemble : la corsisation des emplois dans la police vous paraît-elle quelque chose de souhaitable, de nécessaire, d'utile ? On a observé qu'il y avait des différences. Je ne parle pas de la sécurité publique, où la corsisation est sans doute nécessaire et indispensable, mais des services de police qui font ce travail d'investigation.
M. Roger MARION : Comme vous l'avez constaté, il y a une certaine porosité des services. Pour l'éviter, j'avais proposé - on a eu le même problème aux Antilles et en Guyane - que l'on établisse un système de rotation, en application duquel les fonctionnaires passeraient quatre ans au maximum. Vous faites la distinction vous-même entre la sécurité publique et la police judiciaire, mais dans les services qui veulent lutter contre le terrorisme, il est bien évident qu'il ne faut pas qu'il y ait trop de collusion, que les gens puissent être tenus par des liens de parenté ou autres avec certains intervenants. Nous avions eu exactement le même problème pour le trafic de stupéfiants à Marseille quand on avait envoyé M. Morin.
M. le Président : Puisque rien n'est forcément tout rose dans l'un ou l'autre des mondes, comment expliquez-vous que M. Dragacci n'ait pas été mis en cause judiciairement ? Communiquer à l'extérieur une information concernant la surveillance que l'on exerce sur quelqu'un qui s'avère être finalement l'assassin du préfet Erignac...
M. Roger MARION : Premier point, un rapport de l'IGPN lui impute la fuite de la note du préfet adjoint et les conclusions en sont claires.
Deuxième point, je ne sais pas si cette information, qui est connue au ministère de l'Intérieur, a été portée à la connaissance de l'autorité judiciaire.
Troisième point, il y a un juge d'instruction qui a quand même la preuve que M. Dragacci a prévenu d'une perquisition qui a été faite en Balagne en présence des caméras de télévision. J'ai, là aussi, fait sanctionner des fonctionnaires de mon service. En clair, il a prévenu la famille Filippi qu'il y aurait une perquisition le lendemain dans leur entreprise.
M. le Rapporteur : Une dernière question concernant l'arrestation de Charles Pieri : pouvez-vous nous dire dans quelles conditions elle s'est faite ? Je crois que la DNAT était présente à ce moment là. Comment l'information était-elle revenue ?
M. Roger MARION : Ce n'est pas l'information qui nous est revenue. On revient à la période de l'attentat contre la mairie de Bordeaux. A partir de ce moment là, on nous demande de travailler sur les chefs du FLNC Canal historique. Charles Pieri, c'était exactement la même chose : personne n'avait rien. On dit : " Il faut arrêter Charles Pieri " qui est connu pour être l'un des leaders nationalistes soupçonnés d'être l'un des chefs présumés du FLNC Canal historique pour la Haute-Corse. Seulement pour arrêter quelqu'un et accomplir la mission de police judiciaire définie à l'article 14 du code de procédure pénale, il faut rassembler des preuves. C'était pareil pour l'affaire Erignac. Rassembler des preuves, cela veut dire que, pour surveiller une personne, il faut déjà la localiser, savoir où elle est. C'est sur une information des renseignements généraux que Charles Pieri a été localisé.
Ensuite, les surveillances ont été, pour des questions de moyens, sous-traitées au RAID et il fallait un cadre juridique pour l'arrêter. On ne pouvait pas le surveiller de trop près, car il se déplaçait toujours avec ses gardes du corps, son fils et Stéphane Sbraggia. Comme il était mis en cause dans l'affaire Garelli, le directeur du SRPJ d'Ajaccio et, plus précisément, le chef de l'antenne de police judiciaire de Bastia est allé voir la juge d'instruction et lui a expliqué que dans ce dossier spécifique de l'assassinat de Garelli, il était important d'aller arrêter Charles Pieri, que c'était un homme dangereux, armé, etc. Bien évidemment, la juge a énormément hésité, parce qu'elle disait qu'elle recherchait Pieri comme auteur présumé puisqu'il participait à la fête de Luciana et qu'il avait été élu : à la limite, elle se serait beaucoup plus satisfaite d'une convocation de Charles Pieri pour être entendu en qualité de témoin dans l'affaire Garelli, que du montage d'une opération de perquisition. Connaissant la dangerosité de Charles Pieri nous avons pris des dispositions avec mon collègue directeur du SRPJ d'Ajaccio, Frédéric Veaux et Dominique Abbenanti, chef de l'antenne de PJ de Bastia. Nous avons monté une série d'opérations et j'étais uniquement là en assistance technique, avec dix ou douze perquisitions programmées. Le RAID était bien sûr en appui sur toutes les perquisitions où les individus étaient supposés dangereux. J'avais mis un fonctionnaire en observateur sur chaque point de perquisition.
Je pense que vous vouliez faire allusion par votre question au mémoire d'annulation déposé par les avocats de Charles Pieri qui ont cru qu'ils allaient faire annuler la procédure en prétextant que les officiers de police judiciaire de la DNAT n'étaient pas saisis. Vous avez vu l'arrêt de la chambre criminelle de la cour de cassation ? Non ? Il faut le lire.
M. Renaud DONNEDIEU de VABRES : Vous avez expliqué avec une passion tout à fait légitime ce que vous aviez ressenti sur les dysfonctionnements de l'organisation de l'Etat dans un certain nombre d'étapes de votre enquête, notamment à partir du moment où les liens qui s'étaient tissés entre le préfet Bonnet et vous-même se sont interrompus. Avez-vous été amené à rendre compte de ces dysfonctionnements, soit auprès du procureur général, soit auprès de votre directeur central, soit auprès du directeur général. Leur avez-vous dit que l'on sabotait votre boulot et que tel que les choses s'engageaient, vous n'étiez plus dans les conditions optimales de l'enquête qui vous était confiée ?
Deuxième question, d'ordre plus général, qui reprend la première question que M. Forni avait posée sur la circulation de l'information. Je prends le point d'application le plus récent, qui est celui de la conférence de presse d'Armata Corsa. Comment se fait la circulation de l'information entre la gendarmerie et vous ? Sur un fait né en zone de gendarmerie, comment se passe la remontée de l'information ? Sur cette conférence de presse, avez-vous d'ailleurs été saisi ?
M. Roger MARION : L'évolution des relations entre services tout au long de l'enquête sur l'assassinat de Claude Erignac a été très sournoise. Les suspicions, c'est moi qui les ai eues, à deux reprises. La première, lorsque je me suis rendu compte de la rupture des relations avec le préfet Bonnet. A partir de ce moment là, le préfet Bonnet continuait de faire des réunions de police dans sa préfecture à Ajaccio, avec le directeur du SRPJ et le directeur des renseignements généraux. J'ai été mis en garde au sein de mon ministère. On m'a dit : " Attention, il y a des choses que l'on retrouve dans la presse et que l'on ne devrait pas y retrouver ". Il est vrai que certains échanges d'informations que j'ai eus avec M. Bonnet se sont retrouvés dans la presse. Par ailleurs, dans les réunions qu'il faisait à Ajaccio, il montrait son aversion pour les structures antiterroristes, qu'elles soient judiciaires ou policières.
A deux reprises, on m'a signalé des voitures de la gendarmerie qui surveillaient des objectifs que j'avais en propre. Ensuite, au niveau des écoutes téléphoniques, certains objectifs faisaient déjà l'objet d'interceptions de sécurité alors que c'était des gens auxquels je m'intéressais moi-même et pour lesquels je demandais des écoutes téléphoniques judiciaires, et qu'en application de la loi de 1991, lorsqu'un juge d'instruction ordonne une écoute, celle-ci prévaut sur une éventuelle interception de sécurité. Cela a été le degré d'alerte.
Ceci dit, quand j'ai fait l'opération du 18 novembre, j'avais l'aval de tout le monde, de ma hiérarchie policière et du juge d'instruction. J'ai pris soin de prévenir M. Bonnet la veille. Il savait donc très bien que je faisais ces interpellations. Mais à partir de la fin du mois d'octobre, on ne se rencontrait plus. Je ne l'ai rencontré par la suite que la dernière semaine du mois de décembre, lorsque nous avons eu une explication en tête à tête à la préfecture d'Ajaccio. On m'a donc demandé des explications après. J'ai fait part à ma hiérarchie de ce que j'avais observé. Mais durant toute cette période, entre la fin du mois d'octobre et le mois de janvier, j'ai été dans l'ignorance des fameuses notes de M. Bonnet.
M. le Président : Cela veut dire que M. Bruguière ne vous les a pas transmises ?
M. Roger MARION : Le juge Bruguière ne m'a rien donné. Je pense qu'il est venu déposer. Les avait-il lui-même ou pas ?
M. Renaud DONNEDIEU de VABRES : En constatant tous ces dérapages, en avez-vous conclu que le préfet sur place avait " pété un joint ", qu'il s'occupait de ce dont il n'était pas chargé, qu'il n'était pas le patron de la police judiciaire, qu'il vous embêtait ? Vous êtes-vous demandé, pourquoi ce type ne saute-t-il pas ?
M. Roger MARION : Cela ne s'est pas passé comme ça. Mais pas loin... Il y avait rupture des relations entre nous. C'est symptomatique. Quand il a pris ses fonctions, M. Bonnet a pris soin de faire installer dans le bureau de mon collègue Squarcini aux renseignements généraux et dans mon bureau des téléphones et des fax cryptés. Nous avions donc des relations étroites. Puis il y a eu rupture des relations téléphoniques et des rencontres. Il m'est arrivé à plusieurs reprises d'être présent à Ajaccio, de demander à son directeur de cabinet, M. Pardini, si le préfet était là, si je pouvais le voir. Je n'avais pas de réponse. Je repartais donc d'Ajaccio sans l'avoir vu.
M. le Président : Quel était le rôle de M. Pardini dans tout cela ?
M. Roger MARION : Une chose m'a choqué au niveau de l'enquête : lorsqu'il y a eu, le 21 janvier, le soi-disant quatrième communiqué du groupe qui avait revendiqué l'assassinat d'Erignac, qui est arrivé chez Michel Codaccioni, ce dernier a avisé M. Pardini qui, sachant très bien que nous menions l'enquête sur Erignac, a orienté le communiqué pour qu'il soit saisi par la gendarmerie. J'ai eu, là encore, des suspicions et j'ai pensé que M. Pardini, le directeur de cabinet du préfet, privilégiait la gendarmerie !
Je me disais simplement que M. Bonnet avait arrêté de nous voir ; je réponds en même temps à une autre question ; si le renseignement concernant Ferrandi m'avait été donné à l'époque, comme il me l'avait promis, nous aurions gagné trois ou quatre mois. J'avais en effet déjà Ferrandi dans mes objectifs, parce qu'il était un proche de Lorenzoni, de Filidori, en tant qu'agitateur et ancien représentant du syndicat corse de l'agriculture, mais je ne l'avais pas en tant que relation de Vincent Andreuzzi.
J'ai abordé l'enquête, comme je vous l'ai indiqué, en partant d'Ajaccio au travers des communiqués de revendication, sachant que ces communiqués étaient toujours postés et que les coups de téléphone émanaient de Haute-Corse. J'ai donc commencé mon enquête par la Haute-Corse, pour redescendre ensuite sur la Corse-du-Sud.
M. le Président : Vous n'aviez pas le nom de l'informateur de M. Bonnet à ce moment-là ? C'est un nom qui circule et que nous avons entendu.
M. Roger MARION : J'ai eu le nom de l'informateur de M. Bonnet depuis le début, puisque comme je vous l'ai dit, je lui ai donné le nom de Castela et que lui m'a donné celui de son informateur. Je vous ai dit que nos relations étaient très fructueuses !
Je me suis ému par deux fois de la position de M. Bonnet. D'une part, auprès de M. Barbeau, directeur de cabinet, à l'issue d'une réunion chez M. Queyranne. Je pense lui avoir dit : " Bonnet ne joue pas le jeu ". D'autre part, je pense que je l'ai également dit à M. Chevènement lorsqu'il est rentré, lors d'une réunion en janvier.
M. Robert PANDRAUD : Je ne voudrais pas revenir sur les détails de l'enquête ni sur des problèmes de personnes, mais plutôt sur les dysfonctionnements globaux.
C'est quand même la gendarmerie qui possède le tissu le plus dense, par ses brigades et par son action. Elle a fait la preuve qu'elle ne servait pas à grand-chose, si ce n'est à se faire mitrailler. Partant de là, elle aurait dû se réorienter vers l'augmentation du tissu territorial. Manifestement, d'après ce que vous nous dites, elle a tout fait pour créer des services opérationnels, de renseignement, de surveillance, d'action, sur toute l'île, missions pour lesquelles elle est peu qualifiée et qui vont même à l'encontre de l'application du code de procédure pénale. Si je pose le problème, c'est plutôt pour vous, monsieur le président. Nous conclurons par la responsabilité de X ou Y ; cela ne durera que l'espace d'un printemps, si nous ne posons pas le problème d'une répartition nationale, avec tous les risques que cela comporte, de la police et de la gendarmerie, que vous retrouverez dans toutes les zones agitées avec les mêmes problèmes et les mêmes dérives.
Deuxièmement, le préfet Bonnet. Est-ce sa faute ? N'est-ce pas sa faute ? Est-il caractériel ou pas ? C'est un problème qui m'intéresse peu. Mais on a rappelé aux préfets qu'en matière de police judiciaire, depuis l'abandon de l'article 30 du code de procédure pénale - que je regrette d'ailleurs - ils n'ont strictement plus rien à faire : il y a là un vide. Qui commande l'intégralité du dispositif ? Je suis obligé d'en conclure, après vous avoir entendu, ainsi que d'autres, que personne ne commande. Par définition, les enquêtes de M. Marion sont automatiquement parcellisées. Vous êtes saisis des enquêtes que vous donne la 14ème section du parquet de Paris et le juge d'instruction. Mais l'appréciation globale, c'est qui ? Le préfet ? Le procureur ? Qui commande à qui ? Est-ce que dans une affaire privée, vous croyez que les choses aboutiront avec une telle dualité de commandement, voire de conception ! On va dire que les instructions particulières ne vont plus au procureur. D'accord. Pour le préfet, plus rien en matière de police judiciaire. Mais qui va commander ? Ne vous étonnez pas ensuite s'il y a des fuites et si chaque service de gendarmerie, police judiciaire ou autre, prend sa marge d'indépendance et d'autonomie, puisqu'il n'y a pas de chef.
Par ailleurs, monsieur Marion, est-il utile, après ce que vous en avez dit, d'avoir un SRPJ à Ajaccio ? Ne serait-il pas plus souhaitable d'avoir un grand SRPJ à Marseille, avec des équipes qui iraient à Ajaccio quand il y en a besoin ? Quand les anciennes brigades mobiles se déplaçaient, la moyenne horaire devait être de 20 ou 30 kilomètres à l'heure ; aujourd'hui, il y a des avions réguliers entre Ajaccio, Bastia et Marseille et Nice. Ne serait-il pas plus logique de revenir aux traditions de la police judiciaire, plutôt que cette implantation territoriale qui met, vous le savez bien monsieur le président, les fonctionnaires locaux, quels que soient leurs services, à la merci de pressions extraordinairement fortes de l'environnement, des voisins, des femmes, des amis, des enfants à l'école, etc. ? Il est très difficile pour un fonctionnaire d'autorité d'avoir une famille en Corse sans être soumis à des pressions locales.
Troisièmement, vous nous avez dit que la gendarmerie avait monté des actions de recherche. Vous me permettrez de rire. Les gendarmes, on les voit sans avoir besoin d'une longue-vue. Je regrette que depuis Vincennes, on ne leur ait pas dit qu'ils n'étaient pas les meilleurs pour effectuer des surveillances. Voilà pour la gendarmerie. Pour la police, je pense que la meilleure équipe de surveillance, c'est la DST. Pour une raison simple, c'est qu'ils sont les mieux formés, car il est plus difficile de suivre des espions virtuels ou réels dans des milieux divers, plutôt que tel ou tel truand. L'activité de la DST a sans doute un peu baissé. Est-ce qu'on vous a déjà mis à disposition des fonctionnaires de la DST spécialisés dans les équipes de surveillance ? J'ai toujours souhaité que ces équipes soient internes à la police nationale et mises à la disposition des services qui en ont le plus besoin interdisant par là même aux gendarmes de faire telle ou telle surveillance sous l'autorité de la justice ?
Quatrième question sur Yvan Colonna : quel est le responsable des recherches ? Y a-t-il un spécialiste compétent en la matière ? Dans un Etat bien constitué, il doit y avoir un responsable, le préfet, ou le préfet de police, ou le directeur d'un service de police, à qui l'on puisse dire : " Il faut arrêter Colonna ; si vous ne l'arrêtez pas, c'est vous qui sautez ".
M. le Président : Pour l'instant, M. Marion n'a pas beaucoup sauté, heureusement d'ailleurs...
M. Robert PANDRAUD : Il n'a pas de densité locale, ce n'est pas à lui que je m'adresse.
Quand on recherchait M. Mesrine, M. Bouvier a un jour reçu une instruction lui disant qu'il fallait Mesrine dans les trois mois ; que s'il n'était pas arrêté ou abattu dans les trois mois, il n'y aurait plus de M. Bouvier. Un mois après, M. Mesrine était abattu.
Dans toutes ces questions, vous voyez qu'aucune n'a trait à une affaire donnée pour laquelle notre compétence est douteuse. Mais je crois que l'un des résultats que nous pourrions attendre de cette commission d'enquête, c'est d'essayer de remédier aux dysfonctionnements graves en ces matières pour avoir aussi, pourquoi pas, un plein rendement des crédits que nous faisons voter sur les impôts nationaux.
M. Roger MARION : Premier point, le fonctionnement et l'organisation ; au niveau de la coordination, comme je vous l'ai indiqué, c'est l'UCLAT qui a autorité sur les services de police et de gendarmerie. Mais l'UCLAT ne peut fonctionner que s'il y a un véritable patron qui ait vraiment autorité. Si cela consiste, comme c'est le cas actuellement, à faire des réunions... Dans l'enquête qui nous intéresse, à aucun moment, les gendarmes n'ont parlé dans le cadre de l'UCLAT des surveillances qu'ils faisaient dans le cadre de leur affaire. Le problème est là : l'institution en elle-même peut être utile, mais si les gens ne disent pas la vérité, c'est-à-dire ne vident pas leurs poches et ne disent pas ce qu'ils savent et cachent à leurs autorités supérieures ce qu'ils font, cela ne peut pas fonctionner. Les dysfonctionnements viennent de là : chacun se fait des cachotteries dans son coin.
M. le Président : On est aussi dans un cercle où l'on ne se livre pas parce que l'on n'a peut-être pas totalement confiance, parce qu'il y a des fuites.
M. Roger MARION : C'est le premier point.
Le deuxième point est que s'il y a une institution qui ne sert plus à rien, c'est celle du préfet de police en Corse.
M. le Président : J'allais vous poser la question. Vous n'aviez aucun contact avec lui ?
M. Roger MARION : J'avais des contacts avec les préfets de police antérieurs, mais M. Bonnet s'était accaparé ces prérogatives. Etant ancien préfet de police, M. Bonnet réagissait en tant que préfet de police et il faisait les réunions de police lui-même. Les autres ne se disaient rien, c'est mon collègue d'Ajaccio qui me l'a dit.
C'était le même problème au Pays basque. La coordination à Pau n'est plus justifiée, parce que le problème basque n'est plus limité, comme je vous le disais, au département des Pyrénées atlantiques. Il existe encore une structure administrative inutile au niveau de la préfecture de Pau. Il n'y a plus de patron sur place puisque le coordonateur des affaires de terrorisme en matière basque est à Paris, au cabinet du directeur général, et vous avez pourtant encore une cellule qui fonctionne à la préfecture de Pau, alors que les terroristes basques ont été arrêtés le 9 mars en plein Paris ! Ce sont deux structures qui ont été créées à peu près à la même époque, que ce soit le préfet de police à Ajaccio ou le coordonateur de la lutte antiterroriste à Pau : ce sont des structures administratives inutiles.
Pour que cela fonctionne, il faut maintenir le dispositif de l'UCLAT, mais celle-ci n'a fonctionné que lorsque c'est le directeur général en personne qui la présidait. Encore faut-il que ceux qui y viennent disent ce qu'ils font réellement. Je répète qu'à l'époque de l'affaire Erignac, les gendarmes n'ont jamais parlé de leurs objectifs.
Quant aux structures du SRPJ, la solution antérieure était que la Corse soit une antenne du SRPJ de Marseille. Le premier directeur du SRPJ a été M. Franquet en 1976 ou 1977. Actuellement, on en revient au même problème : la corsisation des emplois fait que ces fonctionnaires sont complètement neutralisés. Parmi les fonctionnaires qui vont en Corse avec l'intention de travailler, en venant des services de la région parisienne ou d'autres régions, j'en ai vu plusieurs demander leur affectation en Corse puis rentrer sur le continent en disant qu'ils ne pouvaient pas travailler. Ce n'est pas spécifique aux chefs ! Il est certain qu'en ce qui concerne les enquêtes sensibles - mais c'est une infime minorité d'enquêtes - c'est ce qui a justifié la saisine de la DNAT. Il y a certaines affaires qui ne peuvent être confiées aux Corses, c'est clair. Il y a là un problème de confidentialité.
M. le Rapporteur : Notamment en 1996, quand M. Toubon a dessaisi le parquet : je ne sais si vous vous en souvenez ? Il a dépaysé quatorze affaires.
M. Roger MARION : Oui, vous faites bien de me poser cette question. Je finis de parler des structures, puis je vous répondrais car c'est une question fort intéressante.
Il y a une petite distorsion qui n'a jamais été rectifiée : le siège du SRPJ a été fixé à Ajaccio alors que le procureur général qui a autorité sur la police judiciaire est à Bastia. Or, il est beaucoup plus difficile de travailler à Bastia qu'à Ajaccio. Mon collègue Frédéric Veaux est obligé d'être pratiquement toutes les semaines à Bastia. Bastia est une zone beaucoup plus criminogène, on vous a parlé de la Brise de mer, de Charles Pieri, etc., tout cela est en Haute-Corse. Il y a beaucoup plus de terrorisme ou de banditisme en Haute-Corse qu'en Corse-du-Sud.
On a quand même besoin d'une base logistique. Je ne pense pas que l'on puisse envisager la suppression du SRPJ, ce serait une erreur. Mais on a besoin d'une base logistique sûre. Si on est arrivé à certains résultats avec Frédéric Veaux, c'est parce que ce dernier a su garder certaines confidences à son niveau. Mais pourquoi avant les choses se passaient-elles autrement ? Pourquoi y avait-il cette organisation de la fuite ? Je fais référence à cette affaire où on nous a envoyé les journalistes d'Antenne 2 sur la Balagne et à toutes les perquisitions qui ont été faites et dont on a trouvé l'avis sur l'ordinateur de Vincent Andreuzzi : c'est une pièce de justice ! Le juge d'instruction chargé de l'affaire Filippi le sait très bien, puisqu'il a organisé une confrontation entre M. Dragacci et la famille...
Il faut des gens sûrs sur lesquels on puisse s'appuyer. Dans l'affaire Erignac, je n'ai presque pas utilisé les écoutes téléphoniques parce que cela aurait permis d'avertir les gens. On a pris des dispositions au niveau de France Télécom : il existe désormais un système permettant aux gens de France Télécom en Corse de ne pas savoir qui on branche, sauf certaines personnes limitativement désignées.
M. Jean-Pierre BLAZY : Depuis combien de temps ?
M. Roger MARION : Depuis six ou sept ans.
Pourquoi y a-t-il eu tant de controverses dans la presse en ce qui concerne l'action de ma division ? Tout simplement parce que notre directeur central, M. Gravet, nous imposait d'avertir le SRPJ d'Ajaccio. Si l'on a réussi dans l'affaire Erignac, c'est parce que nous avons fait le contraire avec M. Chevènement. Quand vous allez travailler en Corse en venant du continent, si vous êtes obligés de louer des voitures, de faire des réservations de chambres d'hôtels, tout se sait : les voitures de location, c'est le groupe Filippi, soit Vincent Andreuzzi en Haute-Corse et Ferrandi en Corse-du-Sud. Il y a aussi le groupe Orlandini.
M. Roger FRANZONI : Comme loueur de voitures, à Bastia, il y a Filippi et Natali. Tout le monde les connaît !
M. Roger MARION : Dans les enquêtes, c'est surtout le groupe Filippi qui est apparu. Je parle de ce que je connais.
M. Roger FRANZONI : Europcar et Hertz : Europcar pointe chez Natali et Hertz pointe chez Filippi.
M. Roger MARION : J'affirme donc que la politique de la direction centrale de la police judiciaire consistant à imposer aux fonctionnaires de la DNAT ou même aux fonctionnaires de la brigade financière de passer par le SRPJ d'Ajaccio, est source de fuites. Heureusement que Jean-Pierre Chevènement a eu assez d'autorité pour imposer le contraire, parce que ce n'était pas la position de mon directeur central.
M. le Rapporteur : Mais cela ne crée-t-il pas des frustrations vis-à-vis de vos collègues corses qui vous voient arriver - je vous le dis parce qu'on l'entend aussi - et ne savent pas ce qui se passe.
M. Roger MARION : Absolument, mais ont-ils besoin d'être au courant ? Pensez-vous qu'il est normal que l'on avise M. Colonna qu'il fait l'objet d'une surveillance ? La finalité est là. On exige d'être au courant pour pouvoir prévenir. Pensez-vous qu'il soit normal que la note Bougrier soit connue de M. Lorenzoni vingt-quatre heures après que M. Dragacci l'ait eue en sa possession ? C'est cette politique qui a été imposée ! Celui qui y a mis fin, c'est M. Chevènement.
M. le Président : Tout cela concerne les responsables, mais il est vrai que quand on s'adresse aux fonctionnaires de police de base, il y a quand même des gens - je l'espère en tout cas, et je crois que c'est la réalité - qui ont envie de faire leur travail. Cette suspicion qui semble peser sur un service en général, je ne parle pas des individus, cette méfiance que l'on a ressentie très nettement...
M. Roger MARION : Vous la trouvez dans le rapport Glavany. Ce n'est pas moi qui l'ai exprimée, je n'ai pas été entendu par la commission Glavany.
M. le Président : Je sais bien, mais comment peut-on essayer de surmonter cela ? Tout le monde est d'accord pour dire que ce que vous décrivez est malheureusement la réalité. Ce que nous essayons, nous, c'est d'éviter cela pour l'avenir. Sinon, on ne sortira pas du problème corse, c'est aussi simple que cela. Le problème corse ne peut se régler que si l'Etat a une politique cohérente, continue, ferme. Sinon, on s'embourbera dans ces guerres qui sont absurdes. Parce que très franchement, c'est le bordel, excusez-moi de le dire, quand on regarde cela de l'extérieur.
M. Robert PANDRAUD : Non, un bordel, c'est une maison bien organisée qui gagne de l'argent !
M. le Président : Il y a des services qui font un excellent travail ; l'absence de coordination est dramatique. Que suggérez-vous pour l'avenir ? Comment voyez-vous les choses ? On a bien compris que vous souhaitiez une délocalisation d'un certain nombre de dossiers. Il ne faut pas non plus que vos services soient submergés, parce que cela n'aurait évidemment aucune efficacité. Il y a sans doute une partie des dossiers qui peuvent être traités sur place. Comment voyez-vous l'organisation de tout cela ?
M. Roger MARION : En ce qui concerne Colonna, nous avons tout centralisé au SRPJ d'Ajaccio. Pourquoi ? Parce que quand il s'agit de rechercher quelqu'un en Corse, on ne va pas nommer un responsable à Paris. La coordination de toutes les recherches se fait en Corse, ce qui ne veut pas dire que l'on s'en désintéresse.
M. Robert PANDRAUD : Avec autorité sur la gendarmerie ?
M. Roger MARION : Non, pas du tout. Je parle des recherches de police judiciaire. Colonna fait l'objet d'un mandat d'arrêt, c'est-à-dire que tout officier agent de la force publique est capable de l'arrêter.
M. Robert PANDRAUD : Y a-t-il une autorité gouvernementale ou ayant délégation qui ait convoqué à la fois le chef du SRPJ d'Ajaccio, le commandant de la légion de gendarmerie et un magistrat pour leur dire : " Voilà, M. X, chef du SRPJ, vous avez, pour cette opération, pleine autorité " ?
M. le Président : On aurait pu poser la question à M. Lacroix. Mais j'imagine que le préfet Lacroix a dû faire ce genre de travail.
M. Roger MARION : Dans le fonctionnement actuel de nos institutions, on a une réunion demain matin à neuf heures, la seule autorité possible est celle du directeur général de la police. C'est lui qui organise les réunions de l'UCLAT sur la Corse auxquelles assistent les gendarmes. C'est le seul et ce ne peut être que lui.
M. Robert PANDRAUD : Là, je ne suis pas d'accord, ce ne peut être que le Premier ministre, parce que le directeur général de la police n'a aucune autorité sur le directeur de la gendarmerie. C'est la question que je voulais poser, non pas à vous, mais au président.
M. Roger MARION : Je vous dis comment cela fonctionne actuellement.
Là où je ne suis pas d'accord, c'est sur l'échéance. Vous avez vu tout le battage médiatique qui a été fait sur l'anniversaire de la mort d'Erignac. Dans les propos de M. Bonnet, il fallait réussir, sinon l'Etat de droit était menacé si l'on ne sortait pas cette affaire en un an. Dans une enquête judiciaire, on ne peut pas se fixer des échéances pour l'arrestation d'une personne recherchée ou évadée. Que l'on dise mettre tous les moyens en _uvre, qu'une coordination soit assurée, que l'on fasse le point, d'accord, mais fixer une échéance n'entre pas dans la démarche d'investigation de la police judiciaire.
M. Robert PANDRAUD : Y a-t-il une prime, monsieur Marion ?
M. Roger MARION : De capture ?
M. Robert PANDRAUD : Y en a-t-il une pour Colonna ? Les bandits corses avant guerre, je parle sous votre contrôle, monsieur Franzoni, on les arrêtait comment ? Les gendarmes avaient de l'argent.
M. Roger MARION : Une prime qui est offerte ? Actuellement, nous avons fait une diffusion, mais il n'a pas été jugé opportun d'offrir une prime pour toute personne qui apporterait des renseignements. Cela peut se faire demain. On l'avait fait pour Khaled Kelkal.
S'agissant du fonctionnement je rappellerai - et ce sera intéressant pour l'audition de M. Dragacci, parce que tout cela est source de polémiques - que, dans la période où il y a eu quatorze règlements de compte en Corse entre factions nationalistes, entre 1994 et 1995, durant laquelle Mme Ballestrazzi était directeur du SRPJ, M. Dragacci, directeur de cabinet du préfet de police, M. Franquet à la direction centrale et M. Ange Mancini à la sous-direction des affaires criminelles, l'on ne voulait pas faire intervenir les structures antiterroristes en Corse ; tous les assassinats entre leaders nationalistes ont été instruits et les affaires ouvertes chez des juges de droit commun en poste en Corse. On a ignoré la connexité, la caractéristique terroriste, pour essayer de juger les affaires en Corse. Il a fallu ensuite que ce soit la chambre criminelle de la cour de cassation qui ordonne les dessaisissements. J'ai été saisi d'une affaire, l'affaire Sargentini, qui a été assassiné le 30 août 1995 : la compagne qui se trouvait à côté de lui en voiture a, lors de la reconstitution, désigné et reconnu sur photographie les assassins de son mari.
M. le Président : Vous êtes saisi de la conférence de presse d'Armata Corsa ?
M. Roger MARION : Non, c'est le SRPJ qui est saisi.
Les dysfonctionnements sont venus de là. Toutes les personnes que j'ai citées, c'est-à-dire M. Franquet, M. Ange Mancini, Mme Ballestrazzi et M. Dragacci, conduisaient à cette époque une politique pénale qui consistait à ne pas faire intervenir les structures antiterroristes en Corse. Il en était de même au niveau de la Chancellerie, puisque les affaires ne montaient pas à la 14ème section. Bien des dysfonctionnements, bien des polémiques sont venus de là. Plus particulièrement la polémique des juges corses contre les juges parisiens.
M. le Président : Combien y a-t-il eu d'affaires élucidées sur ces quatorze ?
M. Roger MARION : Une.
M. le Président : Ce n'est pas un taux de réussite très élevé.
M. Roger MARION : Non, mais antérieurement, vous pouvez parler de l'assassinat du docteur Lafay, de celui du sous-préfet Massimi, vous pouvez regarder toutes les affaires criminelles, aucune n'a été résolue.
M. Robert PANDRAUD : La Brise de mer existe-t-elle toujours ?
M. Roger MARION : C'est un mythe qui a été créé par les policiers qui ont été incapables de neutraliser les suspects quand ils étaient opérationnels. On veut faire comme les Américains, c'est-à-dire les avoir au plan financier et fiscal, sachant qu'ils ont réinvesti le produit de leur butin.
M. Robert PANDRAUD : Le blanchiment.
M. Roger MARION : Oui, mais la loi sur le blanchiment d'argent n'a pas encore trouvé beaucoup d'applications.
La Brise de mer est un bar du vieux port de Bastia où se réunissaient des gens. C'est comme le gang des postiches : des équipes de malfaiteurs spécialisés, qui allaient commettre des attaques de salles fortes de banques ou de transports de fonds et qui avaient, semble-t-il, réinvesti le produit de leurs infractions dans l'achat de débits de boissons et la construction de discothèques. Mais il faut savoir - j'étais à l'époque à la répression du banditisme et j'ai fait tomber au moins deux équipes de la Brise de mer, tout en étant sur le continent - que le mythe de la Brise de mer est né de l'incapacité des services à les neutraliser. Comme on a vu fleurir ces boîtes de nuit, ces bistrots, etc., l'idée est venue d'aller les inquiéter sur le plan fiscal.
M. le Président : Il convient de remercier M. Marion de s'être prêté pendant un temps assez long à cet entretien et d'avoir bien voulu patienter pour débuter son audition. Ce que l'on peut lui souhaiter, c'est la continuité d'action.
M. Roger MARION : Dix ans bientôt !
M. le Président : Cela vous permet de bien connaître le terrain et sans doute d'être plus efficace.
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tome II, auditions, vol. 4