N°1918

ASSEMBLÉE NATIONALE

CONSTITUTION DU 4 OCTOBRE 1958

ONZIÈME LÉGISLATURE

Enregistré à la Présidence de l'Assemblée nationale le 10 novembre 1999.

RAPPORT

FAIT

AU NOM DE LA COMMISSION D'ENQUÊTE (1)
SUR LE FONCTIONNEMENT DES FORCES
DE SÉCURITÉ EN CORSE

Président
M. Raymond FORNI
,

Rapporteur
M. Christophe CARESCHE
,

Députés.

TOME II
AUDITIONS

(1) Cette commission est composée de : MM. Raymond Forni, Président, Yves Fromion, Michel Vaxès, vice-présidents, Franck Dhersin, Jean-Yves Gateaud, secrétaires, Christophe Caresche, rapporteur ; MM. François Asensi, Jean-Pierre Blazy, Jean-Yves Caullet, Bernard Deflesselles, Jean-Jacques Denis, Bernard Derosier, Patrick Devedjian, Renaud Donnedieu de Vabres, Renaud Dutreil, Christian Estrosi, Mme Nicole Feidt, MM. Roland Francisci, Roger Franzoni, Michel Hunault, Georges Lemoine, Jean Michel, Jean-Pierre Michel, Robert Pandraud, Christian Paul, Didier Quentin, Rudy Salles, Mme Catherine Tasca, MM. Michel Voisin, Philippe Vuilque.

TOME II
volume 7

SOMMAIRE DES AUDITIONS
Les auditions sont présentées dans l'ordre chronologique des séances tenues par la commission
(la date de l'audition figure ci-dessous entre parenthèses)

- Monsieur Jacques COËFFÉ, préfet de Corse de décembre 1994 à janvier 1996 (mardi 14 septembre 1999)

- Monsieur Jean-Pierre COUTURIER, procureur général près la cour d'appel de Bastia de décembre 1995 à mai 1998 (mardi 14 septembre 1999)

- Monsieur Bernard LEGRAS, procureur général près la cour d'appel de Bastia (mardi 21 septembre 1999)

- Monsieur Bernard GRAVET, directeur central de la police judiciaire (mardi 21 septembre 1999)

- Lieutenant-colonel Bertrand CAVALLIER, (mardi 21 septembre 1999)

- Monsieur Olivier SCHRAMECK, directeur du cabinet de M. Lionel Jospin, Premier ministre (mardi 21 septembre 1999)

- Monsieur Alain CHRISTNACHT, conseiller au cabinet du Premier ministre (mardi 5 octobre 1999)

- Monsieur Jean-Jacques PASCAL, directeur central de la surveillance du territoire (mardi 5 octobre 1999)

- Madame Laurence LE VERT, premier juge d'instruction au tribunal de grande instance de Paris (mardi 5 octobre 1999)

- Colonel Henri MAZÈRES, ancien commandant de la légion de gendarmerie de Corse (mardi 5 octobre 1999)

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Suite du rapport :
tome II, auditions, vol. 8

 


Audition de M. Jacques COËFFÉ,
préfet de Corse de décembre 1994 à janvier 1996
(extrait du procès-verbal de la séance du le mardi 14 septembre 1999)
Présidence de M. Michel VAXÈS, Vice-Président
M. Jacques Coëffé est introduit.
M. le Président lui rappelle que les dispositions législatives relatives aux commissions d'enquête lui ont été communiquées. A l'invitation du Président, M. Jacques Coëffé prête serment.
M. Jacques COËFFÉ : J'ai essayé de rassembler mes souvenirs à propos des trois thèmes d'enquête qui ont été assignés à votre commission.
Concernant le premier, c'est-à-dire l'organisation des forces de sécurité dépendant de l'Etat en Corse, à vrai dire, je n'ai rien à vous apprendre de spécial dans la mesure où cette organisation était, à l'époque où je me trouvais en Corse, tout à fait classique tant pour la police que pour la gendarmerie.
Pour ce qui a trait aux conditions de fonctionnement de ces forces de sécurité, je dirai que, quantitativement, les effectifs de gendarmerie et de police m'ont paru, à l'époque, suffisants et je n'ai jamais demandé de renforts. J'ai simplement noté, qualitativement, une certaine insuffisance au SRPJ en matière de spécialistes de la délinquance financière.
D'une façon générale, j'ai le souvenir de cadres de police et de gendarmerie fortement motivés, passionnés par leur métier et désireux d'obtenir des résultats ; la motivation était certainement moindre à la base des services de police qui sont, comme vous le savez, essentiellement composés de Corses pour lesquels la situation est probablement plus difficile à vivre puisqu'elle suppose de sévir à l'égard de personnes qui leur sont souvent très proches.
Deux petits problèmes matériels me sont revenus à la mémoire : d'abord, celui, non résolu au moment où je suis parti, de la création d'un nouveau commissariat central à Ajaccio qui était prévue dans une banlieue un peu excentrée, ce qui me paraissait une très mauvaise idée ; ensuite, celui de la création d'un centre de rétention. Cette question peut paraître secondaire mais elle est importante parce que, même si l'on n'en parle jamais, il y a, en Corse, beaucoup de travailleurs étrangers en situation irrégulière, notamment dans l'agriculture et faute d'avoir un centre de rétention, les gens sont immédiatement relâchés dans la nature sans qu'on puisse les retrouver ; j'ignore si cette question a été résolue.
Je serai peut-être un peu plus précis sur le troisième thème, qui vous intéresse d'ailleurs davantage, à savoir celui des modalités de coordination des interventions des différents services compétents. Sur ce sujet, j'aborderai deux problèmes très différents.
Le premier est celui de la coordination entre le préfet et le procureur de la République qui n'est pas un problème spécifiquement corse mais qui peut y avoir des conséquences importantes s'il n'est pas convenablement traité. Dans ce domaine, en effet, si la règle qui est claire et connue de tous - en matière de police judiciaire, c'est la procureur de la République qui est le patron, et le préfet n'a pas à intervenir - la réalité est un peu plus complexe. J'en donnerai deux exemples.
Quand on vous annonce le matin, et c'est malheureusement souvent le cas, qu'un établissement commercial a sauté dans la nuit, c'est a priori un problème de police judiciaire, mais si l'attentat est assorti d'une revendication d'un groupe politique, il devient une affaire politique et de renseignement qui mobilise aussi le préfet et ses services.
Je peux vous donner un second exemple très banal : nous nous sommes souvent retrouvés, le procureur et moi, nuitamment, dans les décombres de bâtiments publics qui avaient sauté et où notre présence à tous les deux était naturelle.
En réalité je n'ai pas ressenti de difficultés particulières parce que j'ai entretenu avec le procureur de la République de l'époque des rapports très étroits et surtout parce que j'ai eu recours à un moyen administratif qui est le conseil départemental de sécurité - je ne garantis pas l'exactitude de la dénomination car je n'en conserve pas le souvenir très précis. C'est une commission présidée par le préfet de département, dont le vice-président est le procureur, et qui réunit tous les responsables des services de sécurité. Je crois que l'on peut y faire venir aussi, le cas échéant, des militaires. J'ai utilisé ce moyen qui nous permettait de nous retrouver dans mon bureau tous les deux mois environ, de manière à examiner la situation, à prévoir les événements et à décider ensemble les priorités à donner aux services de police et de gendarmerie.
Il est un second problème qui s'est avéré difficile : celui de la coordination avec le préfet adjoint pour la sécurité. Il ne s'agissait pas d'un problème d'hommes parce que je me suis très bien entendu avec les deux titulaires de cette fonction - successivement M. Lacave et M. Guerrier de Dumast - mais d'un problème structurel. Pourquoi ?
Parce que lorsque la situation est calme - et cela se produit heureusement en Corse où il n'y a pas la guerre tous les jours - le préfet dit " de police " n'a pas grand-chose à faire, s'ennuie même un peu et a tendance à chercher d'autres activités - il se rend notamment fréquemment à Paris, ce qui agace un peu le préfet - bref, il est sous-employé ; en revanche, lorsque les choses vont très mal, notamment en cas de conflits sociaux qui, en Corse, prennent souvent un tour très violent, le problème se déplace tout naturellement en direction du préfet vers qui tout le monde se tourne, depuis les responsables syndicaux jusqu'aux chefs d'entreprise en passant par le président de la chambre de commerce, et qui se trouve assailli de demandes de rendez-vous et d'audiences, alors que le préfet de police est présent mais ne se trouve pas en première ligne.
C'est donc là une situation qui, à mon sens, n'est pas satisfaisante, d'autant qu'elle pose aussi un problème de relations avec le directeur de cabinet du préfet qui a du mal à trouver sa place entre le préfet de département et le préfet de police, et un problème pour les services de gendarmerie et de police qui ne savent pas exactement qui est leur patron. C'est pourquoi, à l'époque j'avais proposé que l'on supprimât la fonction et on m'avait répondu que ce n'était pas le moment, mais je crois que ce n'est jamais le moment pour prendre ce genre de décision...
Je terminerai, si vous le permettez, monsieur le Président, par une remarque un peu plus générale : l'action de l'Etat, notamment celle des services de sécurité, y compris celle de la préfecture dans le domaine du contrôle des armes et des explosifs, a été rigoureuse et persévérante, je crois pouvoir le dire, durant mon séjour en Corse mais c'était aussi le cas auparavant, et elle a permis d'obtenir des résultats. qui ont été chiffrés - j'ai rédigé un rapport sur le sujet et j'en ai aussi parlé devant l'assemblée de Corse, lorsque je suis venu présenter, en septembre 1995, l'action de l'Etat sur l'île. Pour autant, cette action, aussi persévérante qu'elle ait été, n'était pas suffisante pour corriger une image qui, sur le continent mais surtout en Corse, était et restait très négative quant à l'action de l'Etat.
Cette insuffisance, que nous ressentions tous comme un vrai problème, a constitué par moment un motif de découragement pour les services de police et de gendarmerie qui, croyant bien faire leur travail et n'étant pas suspects de laxisme, se voyaient reprocher la situation. Cela nous avait conduits, M. Viau, préfet de la Haute-Corse et moi-même, en septembre 1995 si je me souviens bien, à proposer que l'on élargisse le champ de l'action des services de sécurité un peu trop centrée - j'y reviens - sur les problèmes de terrorisme et de violence nationaliste, en leur demandant de se montrer plus attentifs à d'autres problèmes : bien sûr, le contrôle de la détention et du port illégal des armes, mais aussi de la délinquance financière et celui - nous l'avions mentionné par écrit avec le préfet de la Haute-Corse - du respect par les agriculteurs de certaines règles essentielles.
En un mot de conclusion, nous souhaitions que l'on se focalise moins sur les problèmes graves de la violence nationaliste et davantage sur un environnement qui nous semblait mériter aussi beaucoup d'attention.
M. le Président : Votre intervention appelle une première réflexion de ma part. Nous avons entendu à plusieurs reprises que des difficultés de coordination existaient entre les différents services chargés de la police et de la justice.
Or, je suis un peu surpris car, si j'ai compris vos propos - et vous me reprendrez si ce n'est pas le cas - les relations que vous entreteniez, pendant que vous étiez en poste en tant que préfet de Corse, avec les différents services de police, ou de justice à travers le procureur, paraissaient satisfaisantes, toutes les réunions que vous organisiez avec l'ensemble de ces services n'ont pas fait l'objet, de votre part, de remarques particulières, indépendamment de ce que vous nous avez dit au sujet du préfet de police, et cependant, ce que nous retenons des auditions auxquelles nous avons procédé, c'est le constat de l'existence de difficultés majeures - c'est un euphémisme - au niveau de la coordination de l'ensemble de ces services.
En conséquence, je souhaiterais que vous entriez un peu plus dans le détail de ce travail de coordination. Nous avons compris - la presse en a fait état mais cela s'est également dit ici - qu'il y a eu des affrontements ou, pour le moins, des rivalités et une absence de coopération entre la police et la gendarmerie, des insuffisances du côté des services de justice, des problèmes entre les magistrats du siège et ceux du parquet. J'aimerais recueillir votre opinion sur la base de l'expérience courte, certes, mais importante qui a été la vôtre entre la fin de l'année 1994 et le début de l'année 1996.
M. Jacques COËFFÉ : Sur les rapports entre magistrats, je n'ai pas grand-chose à vous dire dans la mesure où cela ne relevait pas de ma compétence.
M. le Président : Mais vous rencontriez le procureur ?
M. Jacques COËFFÉ : Je le rencontrais très souvent, mais jamais les juges d'instruction : c'est la règle et je la respectais totalement !
J'ai eu des contacts, de temps en temps, protocolairement avec le président du tribunal de grande instance mais très fréquemment le procureur. Je n'ai pas le souvenir d'avoir eu le moindre problème ni même d'en avoir évoqué avec lui, sinon dans certains cas au moment où le procureur saisit ou dessaisit un service - c'est lui qui décide si, pour telle ou telle affaire, l'enquête sera confiée à la gendarmerie ou la police urbaine - car, à chaque fois, le service qui n'est pas saisi en est un peu chiffonné sur le moment. En-dehors de ces cas, très honnêtement, je n'ai pas vécu " d'affrontements " pour reprendre votre terme et je dois même dire qu'entre les responsables, les commissaires et les officiers, que je réunissais fréquemment et conviais même à déjeuner ensemble, j'ai toujours constaté, sinon un amour angélique du moins une collaboration raisonnable, telle que celle que j'ai vécue dans d'autres départements.
Je n'ai franchement pas le souvenir de ce que l'on appelle la " guerre des polices " ou la " guerre des boutons ", ou quelque chose d'approchant !
M. le Président : Entre les services de police et les services de justice - sans que vous en ayez été le témoin principal - les choses se passaient-elles comme il est souhaitable qu'elles se passent ?
M. Jacques COËFFÉ : Je n'ai pas le souvenir qu'un responsable de service de police ou de gendarmerie se soit ouvert à moi de difficultés avec la justice. D'ailleurs, la personnalité du procureur faisait que c'était peu vraisemblable ! Je suis très surpris d'apprendre qu'il y a eu une guerre des polices et que je l'ai ignorée... Dieu sait si nous avons vécu ensemble des moments difficiles, des moments graves, des moments durs, des périodes agitées, mais elles n'ont jamais été agitées entre nous.
M. le Rapporteur : Monsieur le préfet, vous avez été en Corse à une période assez particulière, c'est-à-dire à un moment où le gouvernement menait des discussions, sinon ouvertes, du moins parallèles, avec un certain nombre de mouvements nationalistes.
Vous-même, dans un article du journal Le Monde que je n'ai pas sous les yeux, aussi vous demanderai-je de me pardonner de ne pas vous citer exactement, expliquiez que vous aviez le sentiment d'être un peu " court-circuité "...
M. Jacques COËFFÉ : Pas un peu...
M. le Rapporteur : ... je vous demanderai, d'entrée de jeu, comment vous avez vécu cette période en tant que préfet : avez-vous eu connaissance de ces négociations parallèles ? Avez-vous été amené à interroger votre hiérarchie à ce sujet ? Quelles ont été les conséquences sur les services locaux, à commencer par vous, de cette " diplomatie " secrète ?
M. Jacques COËFFÉ : Je suis de ceux qui considèrent que le préfet est là pour appliquer les instructions que le gouvernement lui donne. Les gouvernements successifs - j'en ai connu deux - m'ont donné des instructions claires et précises qui revenaient à dire : " Faites votre métier ! ". Je n'ai jamais reçu d'instructions écrites puisque cela fait longtemps que les préfets ne reçoivent plus de lettres de mission, ces dernières ont d'ailleurs eu une existence éphémère. J'ai donc fait mon travail qui était, en autres tâches, d'appliquer la loi en Corse et ce qui se passait ailleurs ne me concernait pas. J'étais à mon poste, mon collègue de Bastia aussi, et nous avions suffisamment à faire pour ne pas aller chercher ailleurs.
M. le Rapporteur : Cependant, votre déclaration au journal Le Monde reflète une manifestation de dépit et un sentiment d'amertume. N'est-ce pas ainsi qu'il faut l'interpréter ?
M. Jacques COËFFÉ : Vous savez, j'ai été réveillé par le coup de téléphone d'une journaliste du quotidien Le Monde un dimanche matin - j'étais encore au lit - ; elle m'a dit qu'elle devait avoir écrit son papier pour midi ; soit dit en passant, il est sorti trois jours plus tard. Nous nous sommes entretenus pendant un quart d'heure au téléphone et elle m'a essentiellement demandé comment j'avais appris l'existence de la conférence de presse de Tralonca : c'est tout ! Je n'ai donc guère fait d'autres commentaires et l'article a été écrit après. Je n'ai pas fait une " déclaration " au journal Le Monde.
M. le Rapporteur : Vos propos sont néanmoins cités...
M. Jacques COËFFÉ : Je le sais bien !
M. le Rapporteur : Justement, concernant cette conférence de presse, pouvez-vous nous dire comment les choses se sont déroulées ?
M. Jacques COËFFÉ : C'est fort simple ! Comme vous le savez Tralonca se situe en Haute-Corse et j'ai été informé, le matin que cette conférence de presse s'était tenue, comme j'étais informé trois ou quatre fois dans l'année du déroulement de conférences de presse nocturnes, toujours à peu près suivant le même scénario, si ce n'est que pour Tralonca, le spectacle était plus " grandiose ".
Voilà, c'est tout ce que j'ai à dire de Tralonca.
M. le Rapporteur : Le ministre arrivait le matin...
M. Jacques COËFFÉ : Oui, il arrivait ce jour-là.
M. le Rapporteur : Et vous avez eu une conversation avec le ministre à ce sujet à son arrivée en Corse?
M. Jacques COËFFÉ : Non, nous en avons fort peu parlé.
M. le Rapporteur : J'imagine pourtant qu'à son arrivée, compte tenu du retentissement de l'affaire, la question devait être à l'ordre du jour ! Est-ce que vous-même ou le ministre l'avez analysée ?
M. Jacques COËFFÉ : Non, le ministre venait pour faire une déclaration qu'il avait préparée, qui était écrite et qu'il a prononcée à la préfecture une heure après son arrivée. C'est donc de cela que nous avons parlé : de la manière dont les choses allaient se faire, de l'organisation etc. ; c'était cela l'urgence à son arrivée et c'est ce dont nous avons parlé.
M. le Rapporteur : M. Guerrier de Dumast nous a dit qu'il avait eu, avant cette conférence de presse, un certain nombre d'indices, d'informations qui pouvaient laisser penser qu'un événement de ce type allait se dérouler, sans savoir exactement où ; c'était peu de temps avant la conférence de presse : avez-vous également été informé à ce moment-là ?
M. Jacques COËFFÉ : Ce que nous savions, c'est que l'organisation en question - je crois que c'était la Cuncolta - devait faire une déclaration. Cette déclaration était donc attendue ; elle pouvait prendre la forme d'un communiqué alors qu'elle a pris la forme d'une conférence de presse : les deux formules sont souvent utilisées par les mêmes interlocuteurs.
M. le Rapporteur : Mais, dans la nuit, lorsque se tient la conférence de presse, vous n'êtes pas, vous, informé de quoi que ce soit ? Les gendarmes ne vous en informent pas ?
M. Jacques COËFFÉ : Lorsque l'événement se déroule dans le département dont on a la charge, on est réveillé la nuit. Je vous avoue franchement qu'à cette période, c'est-à-dire début 1996, nous venions de vivre des semaines d'explosions nocturnes successives qui nous conduisaient à être constamment dehors, de telle sorte que j'avais demandé à mon chef de cabinet, lorsque des événements se produisaient dans l'autre département, de ne pas me réveiller, car la situation était vraiment très difficile, au point qu'après avoir quitté la Corse, j'ai dormi pendant huit jours !
M. le Rapporteur : A l'époque, les attentats étaient-ils liés à des règlements de comptes entre mouvements nationalistes ?
M. Jacques COËFFÉ : Non. Si je fais un rapide panorama de l'année 1995 et du début de l'année 1996, je peux dire que le premier semestre fut marqué par un énorme conflit social : la " grève quinquennale " des fonctionnaires corses qui, d'ailleurs, ne devrait pas tarder à resurgir... entraînant la désorganisation générale de l'économie insulaire, des coupures de courant etc. C'était une situation de crise assez classique mais très dure.
C'est durant l'été qu'a commencé l'affrontement meurtrier entre le MPA et la Cuncolta faisant un certain nombre de victimes ; assez logiquement d'ailleurs, puisqu'il fallait bien que cela s'arrête, les organisateurs ou les instigateurs de ces règlements de comptes se sont tournés vers l'Etat - d'une façon ou d'une autre, c'est toujours vers lui que l'on se tourne - en commettant une série d'attentats allant crescendo et dont l'apothéose fut l'explosion, à l'aide de 70 kilogrammes de dynamite, de la cité administrative de Sartène. Les bâtiments du Conseil exécutif de Corse ont également sauté, de même que ceux du conseil général, et toutes les nuits, ou presque, des bâtiments de l'Etat étaient détruits.
Voilà comment s'est achevée l'année 1995. J'ajoute que, dans la nuit de Noël, un quart d'heure après l'homélie radiotélévisée de l'évêque, le centre des impôts d'Ajaccio sautait lors d'un attentat qui a soufflé toutes les vitres du quartier : c'était cela les nuits ajacciennes auxquelles je faisais allusion tout à l'heure.
M. Le Rapporteur : Et les forces de sécurité, comment réagissaient-elles à cette situation ? Certains attentats ont-ils été élucidés ?
M. Jacques COËFFÉ : Non, parce que je pense que vous savez comment cela se passe : les gens utilisent de la dynamite volée, un cordon et souvent un " tampax " en guise de ralentisseur. Il se trouve que l'on a pu filmer l'auteur de l'attentat contre le centre des impôts : on le voit sortir de l'ombre, poser son paquet, allumer la mèche et repartir, le tout durant trois secondes... Au moment de l'explosion, le type est déjà reparti dans sa voiture. On ne retrouve jamais une empreinte si bien qu'il est absolument impossible, sauf à le prendre sur le fait, d'attraper qui que ce soit.
L'année 1995 fut aussi marquée par les attentats de la bande de Kelkhal, ce qui a fait dire à certains - et les services de police l'ont très mal vécu : " vous voyez, lorsqu'on le veut, on peut attraper les terroristes ! ". Or, dans ce cas, on avait affaire à des apprentis qui avaient laissé des empreintes sur des bonbonnes de gaz et qui se promenaient avec des carnets d'adresses où figuraient les numéros de téléphone de tous leurs copains. Dans ce cas, il est assez facile de retrouver les auteurs, mais en Corse ça l'est beaucoup moins et je dois dire que ce n'est pas faute de mobilisation. A ce propos, je tiens d'ailleurs à rendre hommage à l'équipe de Mireille Ballestrazzi qui a accompli un très bon travail mais qui n'a pas eu les résultats attendus, précisément parce qu'il s'agit d'une mission quasiment impossible.
M. le Rapporteur : On vient de me communiquer le compte rendu exact de l'audition de M. Guerrier de Dumast sur l'affaire de Tralonca. A la question " Comment avez-vous été informé que cette conférence de presse se tiendrait la nuit ? " sa réponse a été la suivante : " Par le préfet de région et les renseignements généraux. J'avais eu une réunion avec le préfet de région qui m'avait dit que le ministre de l'époque - qui ne s'en est pas caché puisqu'il l'a déclaré lui-même au journal Le Monde - souhaitait que cette conférence de presse se déroule sans incidents... ".
Il semble que le préfet adjoint pour la sécurité n'ait pas la même version des faits que vous !
M. Jacques COËFFÉ : Eh bien, il n'a pas le même souvenir que moi, effectivement ! Moi, je n'ai pas le souvenir que l'on m'ait parlé d'une conférence de presse, je répète qu'on attendait une déclaration du FLNC. Une déclaration peut prendre d'autres formes qu'une conférence de presse et même une conférence de presse n'est pas forcément de la nature de celle qui s'est déroulée à Tralonca.
M. le Rapporteur : Vous nous avez parlé d'une grève importante de fonctionnaires ; comment vous en êtes-vous sorti ?
M. Jacques COËFFÉ : J'ai été mandaté par le gouvernement pour négocier les conditions d'un accord salarial et nous avons négocié, plusieurs nuits durant, sur trois ou quatre semaines.
Je rendais compte au ministre de la Fonction publique de l'époque de l'évolution de la situation, de ce qui était considéré comme acceptable ou insuffisant par mes partenaires, et nous sommes finalement parvenus à un accord qui a permis aux fonctionnaires de Corse d'obtenir des avantages assez importants, en matière d'indemnités de résidence notamment.
M. Le Rapporteur : Et entre qui se déroulaient les négociations ?
M. Jacques COËFFÉ : Entre les organisations syndicales de fonctionnaires et moi-même.
M. le Rapporteur : Y compris les organisations d'obédience nationaliste ?
M. Jacques COËFFÉ : Non, il n'y avait pas d'organisations de fonctionnaires d'obédience clandestine si c'est ce que vous voulez dire...
M. le Rapporteur : Non...
M. Jacques COËFFÉ : Il y avait simplement, parmi les syndicats qui se trouvaient autour de la table, le syndicat des travailleurs corses.
M. le Rapporteur : C'est cela ! A la suite de ce mouvement, sont intervenues toute une série de mesures gouvernementales, notamment des mesures fiscales, je crois : avez-vous été associé au processus de décision et où se déroulaient les discussions ?
M. Jacques COËFFÉ : A la suite de ce grand mouvement qui avait désorganisé l'économie, les organisations socioprofessionnelles ont, à leur tour, exprimé un certain nombre de revendications. J'ai reçu beaucoup de personnes, bien sûr, ainsi que je l'avais fait précédemment ; j'ai transmis les demandes des organisations aux différents ministères concernés, mais, cette fois, les décisions ont été prises à Paris : c'est moi qui les ai mises en _uvre, mais il s'agissait de décisions d'ordre fiscal ou financier qui ne pouvaient être prises qu'à Paris.
M. le Rapporteur : Etiez-vous informé des discussions qui se déroulaient à Paris ?
M. Jacques COËFFÉ : J'étais en liaison avec les ministères concernés et notamment le ministère de l'Intérieur qui était le chef de file dans cette affaire.
M. le Rapporteur : Et qui était votre interlocuteur au ministère de l'Intérieur ?
M. Jacques COËFFÉ : A l'époque, pendant le premier semestre, c'était essentiellement Pierre-Etienne Bisch.
M. le Rapporteur : M. Bisch se rendait souvent en Corse ?
M. Jacques COËFFÉ : Non, pas souvent mais on se téléphonait beaucoup !
M. le Rapporteur : Il travaillait essentiellement sur ce dossier ?
M. Jacques COËFFÉ : Oui. C'est lui qui, au cabinet du ministre de l'Intérieur de l'époque, était chargé du dossier de la Corse.
M. le Rapporteur : Il vous rendait compte de ses contacts ?
M. Jacques COËFFÉ : Le conseiller technique d'un ministre ne rend pas compte à un préfet de ses contacts !`
M. le Rapporteur : Cela peut se discuter...
M. Jacques COËFFÉ : Ce n'est pas l'habitude en tout cas...
M. Robert PANDRAUD : Nous avons entendu des appréciations extrêmement diverses, voire radicalement opposées, quant à l'institution du préfet adjoint pour la sécurité.
Ne pensez-vous pas que cette institution bancale - j'en conviens volontiers - tente de pallier maladroitement une insuffisance que nous constatons sur l'île ? Je m'explique : les procureurs généraux nous ont tous dit qu'ils avaient un pouvoir hiérarchique sur les deux procureurs des deux départements ; du côté de la police administrative et du maintien de l'ordre en particulier, l'égalité des deux préfets de département n'est-elle pas de nature à poser problème et ne pensez-vous pas qu'il serait bon de donner, comme cela existe dans la région Ile-de-France au profit du préfet de police, un pouvoir hiérarchique au préfet de région sur le préfet de la Haute-Corse pour qu'il y ait une coordination ?
Je ne vous aurais sans doute pas posé cette question si vous ne m'y aviez pas incité en disant que Tralonca s'était passé ailleurs, quelque part de l'autre côté de la frontière du département, ce que je conçois très bien. Toutefois, pensez-vous que les autonomistes, les indépendantistes reconnaissent cette frontière ? N'y a-t-il pas des incidences de ce qui se trame à Corte sur la vie à Ajaccio et peut-on, sans modifier les règles institutionnelles et hiérarchiques, jouer de la camaraderie dont je suis obligé de constater qu'elle existe de moins en moins dans tous les corps ?
Nous avons, en effet, entendu des choses horribles entre préfets, notamment entre M. Pomel et M. Bonnet et réciproquement, des choses horribles entre policiers, notamment entre M. Dragacci et M. Marion, des choses horribles concernant la période où vous étiez en poste d'ailleurs entre le procureur général et le préfet adjoint pour la sécurité, M. Lacave, entre le procureur général et le directeur régional des renseignements généraux etc.
On a l'impression qu'il manque un patron et que l'ensemble est composé d'électrons un peu libres...
Je sais bien qu'il y a l'autorité judiciaire et l'autorité administrative, mais ne pensez-vous pas qu'il en irait différemment s'il y avait une autorité administrative plus ferme ? Il faudrait pour cela procéder à une modification institutionnelle en supprimant le préfet adjoint pour la sécurité et en confiant au préfet de région le soin d'assurer la coordination, assisté de son directeur de cabinet à qui il ne resterait plus qu'à donner le grade de préfet, comme cela s'est vu à Paris dans certains secteurs.
On aurait ainsi, pour le moins, une logique et un correspondant. Alors qu'il n'est déjà pas facile d'établir une coordination entre le procureur général qui se trouve à Bastia et le préfet de région qui est à Ajaccio, il faudrait au moins que chacun ait le même ressort et le même pouvoir hiérarchique sur ses collaborateurs. Ce n'est nullement une question d'hommes, mais on a l'impression que cette absence de pouvoir hiérarchique crée un peu, ce qui est d'ailleurs normal, des îlots d'indépendance ou de flou.
M. Jacques COËFFÉ : Je pense que vous avez en grande partie raison : le fait que le préfet de Corse soit à Ajaccio et le procureur général à Bastia explique qu'ils ne se voient pas beaucoup ; ils se téléphonent, bien sûr, mais ils n'ont pas les mêmes rapports que s'ils étaient côte à côte. Les contacts que j'ai eus avec le procureur de la République d'Ajaccio, j'aurais dû les avoir de façon aussi étroite avec le procureur général... Cela n'a l'air de rien vu d'ici, mais il faut savoir que la distance entre Ajaccio et Bastia est considérable - la montagne les sépare - et, à chaque fois que l'on veut aller d'une ville à l'autre, il faut prendre l'hélicoptère car le voyage par la route prend une journée. Il y a donc un véritable problème physique !
L'idée de ne conserver qu'une entité administrative réglerait sans doute une partie des problèmes - cela a été le cas autrefois puisqu'il n'y avait qu'un seul département, avec un sous-préfet à Bastia. Je n'ai pas d'opinion personnelle sur ce point, si ce n'est qu'il faudrait, à ce moment-là, mettre tout le monde au même endroit, car ne faire qu'un seul département en laissant le procureur général à Bastia et le préfet de Corse à Ajaccio ne réglerait en rien la question.
Pour ce qui est du préfet adjoint pour la sécurité, il n'assure absolument pas la coordination entre les préfets du département. Peut-être certains collègues se sont-ils disputés mais j'ai eu, pour ce qui me concerne, les meilleures relations avec MM. Goudard d'abord et Viau ensuite. Nous nous concertions quotidiennement au téléphone et travaillions donc ensemble comme si nous étions côte à côte.
M. Robert PANDRAUD : Quand j'étais jeune fonctionnaire, le préfet de Corse avait une résidence d'été à Vizzavona : qu'est-elle devenue ? Ne pensez pas que c'était une bonne manière d'échapper au bunker du palais Lantivy dont certains de vos successeurs ont pu pâtir ?
M. Jacques COËFFÉ : Elle appartenait au département qui, je crois, l'a vendue. Il n'y a plus de résidence pour qui que ce soit, pas même pour le président du conseil général, à Vizzavona. Le préfet adjoint pour la sécurité disposait d'une villa sur la route des Sanguinaires. Cela posait évidemment des problèmes de gardiennage et de sécurité et mobilisait une section de CRS en permanence, ce qui était tout à fait déraisonnable ! Je crois qu'il faut éviter de se disperser dans la nature compte tenu des problèmes que l'on rencontre en Corse.
M. Roger FRANZONI : La résidence de Venaco est propriété du département de la Haute-Corse qui l'utilise pour les vacances de ses fonctionnaires ; il fallait bien l'utiliser...
M. Robert PANDRAUD : Je n'en discute pas l'utilisation...
M. Roger FRANZONI : La villa de Vizzavona n'est plus résidence du préfet de la Corse-du-Sud alors que, du temps où il n'y avait qu'un seul préfet, elle était résidence d'été du préfet de la Corse.
M. Yves FROMION : Monsieur le préfet, j'aurai deux questions à vous poser.
Premièrement, quel regard portez-vous sur les résultats de l'action des forces de sécurité durant l'époque où vous étiez préfet de Corse ? Vous nous avez parlé, dans votre préambule, des problèmes de coordination et des difficultés techniques que vous avez rencontrés mais, globalement, estimez-vous les résultats positifs ou insignifiants comme d'aucuns l'ont dit ?
Deuxièmement, avez-vous été tenté d'utiliser ou avez-vous eu recours à l'article 40 du code de procédure pénale ?
M. Jacques COËFFÉ : Pour ce qui est des résultats, je dirai qu'ils ont été très mauvais s'agissant de la recherche des assassins - je parle des meurtres politiques car pour le droit commun, les résultats ont été à peu près les mêmes que partout ailleurs. C'est donc un constat d'échec que je dresse. C'est là-dessus que l'opinion fonde son impression première car elle estime que l'on sait qui sont les assassins.
En revanche, pour ce qui est de la délinquance " normale " et de l'action menée en matière de contrôle de la détention d'armes, - j'y reviendrai un peu tout à l'heure - je peux dire que nous avons considérablement serré la vis et que, pratiquement je n'autorisais plus aucune détention d'armes - je ne parle pas des ports d'armes - contrairement au passé où l'on en accordait assez volontiers, ne serait-ce que pour des activités dites " de tir sportif ".
En matière de port d'armes, nous avons marqué des points significatifs puisque, pour la première fois, nous avons exercé des contrôles, arrêté des gens dans la rue, que nous avons déférés à la justice, et qui ont été condamnés en flagrant délit à des peines de prison ferme. Cela a tellement surpris que nous nous sommes fait " arroser " au fusil mitrailleur la nuit suivante... C'était quelque chose de nouveau et je me souviens bien du staccato du pistolet mitrailleur, mais c'est une aventure qui nous est arrivée à plusieurs reprises !
Je crois pouvoir dire que la police et la gendarmerie ont fait du bon travail mais un travail à la fois ingrat et peu spectaculaire ou insuffisamment spectaculaire, ce qui a laissé cette image d'un Etat un peu absent ou " au balcon " comme l'ont dit certains à l'époque, sous-entendant qu'il regardait mais ne faisait rien. Selon moi, cette accusation-là était profondément injuste !
Quant à l'article 40 du code de procédure pénale, je ne l'ai jamais utilisé : je vous parle très franchement, je crois même que je ne savais pas ce que c'était et je n'avais jamais vu, dans ma carrière quand même assez longue, un préfet l'utiliser. En revanche, j'ai déféré au tribunal administratif et à la chambre régionale des comptes tout ce que j'ai vu passer et pu déceler. Il est possible que mes services n'aient pas découvert un certain nombre de choses, mais nous n'avons rien laissé passer. Cela se voit d'ailleurs bien à travers les chiffres et les statistiques : il suffit de les consulter... J'ai fait annuler des décisions très importantes, y compris le régime indemnitaire des personnels du département de la Corse-du-Sud à une époque où, je le rappelle, le président du conseil général était ministre en exercice !
M. Robert PANDRAUD : Monsieur le préfet, en cas de règlements de comptes entre truands, ce qui arrive régulièrement à Marseille, Nîmes ou ailleurs, on peut avoir deux réactions : mettre énormément de moyens ou se dire qu'après tout Dieu reconnaîtra les siens et que cette justice expéditive coûte moins cher aux contribuables.
Est-ce que ce réflexe n'a pas joué un peu lors des règlements de comptes entre diverses factions du mouvement nationaliste, réaction qu'en fin de compte je ne saurai critiquer puisque, historiquement, c'est celle que, très volontairement, en 1956 ou 1957, nous avons tolérée face aux règlements de comptes entre Algériens, en France, notamment entre le FLN et le MNA : tant que les choses ne débordaient pas et qu'il n'y avait pas de bavures sur la population métropolitaine, on laissait un peu courir - d'autant que l'on ne pouvait d'ailleurs pas faire autrement. N'y avait-il pas un peu de cela en Corse ? Après tout, cela ne m'étonnerait pas...
M. Jacques COËFFÉ : Très honnêtement, je vous réponds non ! D'abord, parce que, ainsi que je l'ai dit tout à l'heure, je crois que la motivation des responsables de la gendarmerie et de la police était entière, ensuite, parce qu'ils avaient besoin d'obtenir un résultat, précisément pour prouver qu'ils n'étaient pas nuls ou complices. Ils rêvaient d'obtenir un résultat et si la situation a évolué comme vous le savez, ce n'est pas faute d'avoir travaillé et cherché...
M. le Président : Monsieur le préfet, j'aurai une dernière question : vous êtes arrivé en Corse en décembre 1994, pour Noël...
M. Jacques COËFFÉ : Oui, pour Noël.
M. le Président : Et vous êtes reparti après Noël, en 1995 ?
M. Jacques COËFFÉ : Très exactement, en février 1996...
M. le Président : Comment se fait-il que vous soyez resté sur une période aussi courte ?
M. Jacques COËFFÉ : Vous savez, dans la carrière d'un préfet ou d'un sous-préfet, les périodes d'activité sont très variables : je suis resté quatre ans dans le même poste à plusieurs reprises et beaucoup moins dans d'autres... C'est le gouvernement qui décide : c'est comme cela, c'est la règle et nous l'acceptons quand nous exerçons cette fonction..
M. le Rapporteur : Vous aviez manifesté la volonté de repartir ?
M. Jacques COËFFÉ : Non monsieur !
M. Yves FROMION : Monsieur le préfet, vous avez évoqué au début de votre intervention la différence de motivation que vous aviez observée entre les cadres de la police et de la gendarmerie et la " base ". Pensez-vous que la corsisation de la fonction publique de contact peut constituer un obstacle à un bon fonctionnement de l'institution - ou des institutions s'agissant de la police et des forces de sécurité - ou êtes-vous plutôt partisan d'une régionalisation comme cela se fait dans d'autres régions ou départements ? Voyez-vous là un problème et pensez-vous qu'il faudrait un contingentement, un malthusianisme ou des mesures spécifiques, plus restrictives ou contraignantes en Corse, pour éviter la porosité dont nous ont parlé certaines personnes que nous avons entendues avant vous ?
M. Jacques COËFFÉ : Le fait que les policiers de base soient des Corses présente le petit inconvénient que j'ai signalé tout à l'heure, à savoir qu'ils rencontrent quelques difficultés, ne serait-ce que pour contrôler les jeunes qui circulent en scooter, sans casque, sur le cours Napoléon, dans la mesure où il s'agit souvent de leurs cousins, leurs parents ou leurs amis...
Par ailleurs, je n'ai pas l'impression que les remplacer par des continentaux constituerait un progrès parce que, à ce moment-là, on assisterait à un rejet de la population et on créerait des problèmes qui n'existent pas. Par conséquent, je ne pense pas que ce serait une bonne formule et, en fin de compte, j'estime que, dans de nombreux domaines, il faut que la Corse obéisse au droit commun. On a promulgué trop de règles d'exception pour la Corse et je crois qu'il faut, en la matière, que la régionalisation s'applique comme ailleurs, avec peut-être ses inconvénients mais aussi ses avantages.
M. Yves FROMION : On a quand même le sentiment qu'en Corse la régionalisation des personnels est plus forte qu'en Bretagne, dans le Berry ou ailleurs. Vous ne pensez pas que c'est un élément qui peut induire des dysfonctionnements liés à ce qu'on appelle " la porosité ", c'est-à-dire l'incapacité des services à travailler dans la confidentialité, et donc expliquer certaines dérives ?
M. Jacques COËFFÉ : Non. La préfecture où le personnel est corse, y compris les chefs de division que l'on appelait autrefois les directeurs - je ne parle pas du préfet, du sous-préfet ou du secrétaire général - est une préfecture qui marche bien et qui fait son travail, y compris en matière de contrôle de légalité. Par conséquent, je ne pense pas que ce soit un handicap.
M. Jean-Yves CAULLET : Pour revenir à un thème évoqué précédemment, quelle est pour vous, monsieur le préfet, la place qu'occupe une nomination en Corse dans la carrière d'un fonctionnaire ? On a parlé d'un état d'esprit différent - vous-même l'avez évoqué - entre l'encadrement des services de police et de gendarmerie extrêmement motivés et une troupe peut-être un peu plus blasée, mais je crois savoir, qu'il s'agisse d'un préfet, d'un commissaire de police, d'un procureur ou d'un directeur des impôts, qu'une affectation en Corse n'est pas une affectation banale.
Est-ce que cette particularité, ce sentiment d'être affecté dans une région à problèmes spécifiques n'a pas un impact sur le comportement de chacun, les uns souhaitant y acquérir des lettres de noblesse, les autres souhaitant s'en tirer sans problèmes délicats susceptibles de ternir la suite de leur carrière et est-ce que l'on ne ressent pas, lorsque l'on est sur place, cette espèce d'ambiguïté dans le positionnement de chacun par rapport à sa tâche et à son avenir ? Que devient-on quand on quitte la Corse ?
M. Jacques COËFFÉ : Je comprends très bien votre question, mais je n'ai pas vraiment eu ce sentiment-là.
Dans la plupart des corps, on est nommé selon des règles ou des habitudes
- s'agissant du corps préfectoral il s'agit plus d'habitudes que de règles - qui font qu'un jour vous allez en Corse, le lendemain vous serez ailleurs et le surlendemain encore ailleurs ! Je tente, en même temps que je vous parle, de me remémorer les chefs de service
- le recteur, l'inspecteur d'académie, le directeur départemental et régional de l'équipement, celui de l'agriculture - c'étaient des fonctionnaires qui étaient là sans avoir, je crois, spécialement demandé à venir, qui n'avaient pas refusé non plus de le faire, qui savaient qu'ils seraient mutés après et qui avaient des comportements identiques à ceux que j'ai constatés dans d'autres départements.
Je pense que l'on surestime peut-être la spécificité de la situation corse. C'est vrai qu'il y a des côtés un peu plus désagréables qu'ailleurs par moments, notamment le fait que l'entrée du rectorat - seule l'entrée, heureusement - sautait régulièrement ; c'est vrai que les chefs de service sont soumis à un régime local qui est un peu rude, mais il ne m'a pas paru peser sur le comportement de ces cadres de l'administration, excepté peut-être sur certains - et je pense à quelques policiers - qui avaient été l'objet de menaces personnelles, généralement par le biais de tracts, ce qui est stressant pour l'intéressé et sa famille.
M. Georges LEMOINE : Monsieur le préfet, je souhaite rebondir un peu sur la question précédente : ce matin, quelqu'un, à votre place, disait, concernant les gendarmes et notamment deux d'entre eux qui ont été sur le devant de la scène au cours des derniers mois - un colonel de gendarmerie et un lieutenant-colonel - que l'un pensait à ses étoiles de général et l'autre à sa cinquième barrette. Par conséquent, est-ce que, dans les motivations dont vous avez fait état, la Corse n'entre pas dans ce que l'on appelle communément " un plan de carrière " ?
M. Jacques COËFFÉ : C'est vrai, mais c'est vrai partout : je n'ai jamais connu un colonel qui ne rêve pas de ses étoiles, un commandant qui ne rêve pas de sa cinquième barrette ou un sous-préfet qui ne rêve pas, à un certain moment de sa carrière, de devenir préfet ! C'est humain ! Encore une fois, j'ai beau tenter de rassembler mes souvenirs, je n'ai pas constaté que cela ait influencé la façon de servir de ces gens-là, à l'époque où je me trouvais en Corse. Je n'en ai honnêtement pas le souvenir.
Audition de M. Jean-Pierre COUTURIER,
procureur général près la cour d'appel de Bastia
de décembre 1995 à mai 1998
(extrait du procès-verbal de la séance du mardi 14 septembre 1999)
Présidence de M. Michel VAXÈS, Vice-président
M. Jean-Pierre Couturier est introduit.
M. le Président lui rappelle que les dispositions législatives relatives aux commissions d'enquête lui ont été communiquées. A l'invitation du Président, M. Jean-Pierre Couturier prête serment.
M. Jean-Pierre COUTURIER : Monsieur le Président, mesdames et messieurs les députés, j'ai été nommé procureur général près la cour d'appel de Bastia le 14 décembre 1995 et j'ai quitté la Corse le 24 mai 1998. Cela signifie que dans l'exercice de mes fonctions, j'ai eu à connaître, en qualité de garde des sceaux, tour à tour, M. Jacques Toubon pendant un an et demi, et Mme Elizabeth Guigou pendant un an.
En décembre 1995, autrement dit à l'époque de ma nomination, je ne connaissais pas la Corse ou plus précisément je n'avais de la Corse que la vision qu'en peut avoir un touriste, c'est-à-dire une vision éminemment superficielle. Ma culture était en l'espèce essentiellement livresque. J'avais eu, entre autres documents, l'occasion de consulter un rapport adressé au Président de la république, M. François Mitterrand, en décembre 1982, rapport qui avait été rédigé par un parlementaire et qui notait que l'autorité de l'Etat en Corse était gravement mise en cause, que la population vivait dans un véritable climat de violence et de peur et qu'on avait dénombré cette année-là plus de 800 attentats par explosifs, armes à feu ou substances incendiaires.
A mon arrivée en Corse la situation n'avait guère changé puisque le bilan de l'année 1995, statistiquement parlant, était particulièrement lourd : il y avait eu 535 attentats ou tentatives d'attentats dont 164 avaient été revendiqués par des organisations séparatistes. Il n'est pas indifférent de noter cet écart entre les revendications et le nombre d'attentats constatés car il permet sans doute - avec toute la prudence utile - d'affirmer ou d'avancer qu'un certain nombre d'attentats n'étaient pas imputables à des organisations terroristes connues.
De plus, et à l'évidence cela ne pouvait pas apparaître dans les statistiques, il existait les pressions, le chantage, les menaces dont nos concitoyens en Corse faisaient souvent les frais et j'ajoute, car cela me paraît important qu'en toile de fond, quelques personnes animaient une véritable campagne de désinformation. Pourquoi ? Parce ce que ces quelques personnes demandaient la fermeté sous certains cieux mais criaient à l'intolérable répression quand les forces de l'ordre exerçaient leur mission.
A mon arrivée, la situation était donc, pour le moins, critique et les perspectives, sans être pessimistes, étaient quelque peu sombres même si, je tiens à le préciser, j'avais et j'ai eu pendant tout mon séjour, le soutien total de la place Vendôme, je veux dire le soutien des deux gardes des Sceaux et des services. Mais je devais faire avec les moyens du bord et l'objectif qui m'avait été fixé d'entrée de jeu était simple : efforcez-vous de rétablir l'ordre mais ne mettez pas le feu dans l'île !
Alors, puisque je devais faire avec les moyens du bord, quels étaient-ils ? Quantitativement, je pense que les moyens étaient suffisants tant en ce qui concerne le personnel de justice d'une façon générale que les militaires de la gendarmerie et les fonctionnaires de police.
En revanche, qualitativement, les moyens étaient insuffisants, ou plus précisément, ils étaient inadaptés et, parce qu'inadaptés à la situation, largement inefficaces. Que faut-il entendre par-là ? Tout d'abord, les fonctionnaires locaux, quelle que soit leur administration de tutelle, avaient très souvent peur et estimaient généralement que la position de l'Etat dans le traitement des affaires corses était floue, ambiguë, qu'il y avait en la matière des fluctuations insaisissables, autant d'éléments qui poussaient lesdits fonctionnaires à ne pas faire d'excès de zèle ! Je veux dire par-là qu'il y avait un manque évident de motivation.
Ensuite et surtout, il y avait la gendarmerie et la police nationale ! Les gendarmes quadrillaient le terrain mais ils étaient rarement efficaces. Pourquoi ? Pour une raison très simple : la gendarmerie, comme la police nationale d'ailleurs, n'avait pas de renseignements fiables. L'absence de renseignements fiables en Corse est un des gros problèmes auquel les magistrats du parquet et les responsables des services de police et de gendarmerie ont été confrontés. En outre, les gendarmes, dans les brigades, vivaient dans un climat psychologique très difficile car les gendarmeries, très souvent, étaient mitraillées avec tous les risques que cela comporte pour les personnes et en particulier pour les familles qui vivaient dans ces brigades.
Quant à la police, je m'attarderai essentiellement sur le fer de lance de la police, à savoir le service régional de police judiciaire d'Ajaccio. Ce service travaillait dans l'urgence, parait au plus pressé - et cela est évident pour qui a connu la situation à cette époque-là - tout simplement parce qu'il y avait, en moyenne, un attentat toutes les 48 heures ! Or comme les parquets, ainsi que les textes le suggèrent, saisissaient en priorité, le service régional de police judiciaire pour mener les enquêtes en matière de terrorisme, c'était une avalanche d'enquêtes qui pesait sur ce service avec les moyens qui étaient les siens, c'est-à-dire, je me permets de le répéter, une absence de renseignements fiables. J'ajoute, car cela me paraît important, que la brigade financière du service régional de police judiciaire qui comportait quelques fonctionnaires particulièrement compétents et motivés, ne pouvait pas s'adonner normalement aux travaux qui étaient les siens tout simplement parce que, pour des raisons évidentes, les fonctionnaires de cette brigade étaient employés à d'autres tâches, c'est-à-dire aux permanences, aux services administratifs et, surtout, en peu de mots, à la lutte contre le terrorisme.
Il s'agissait d'une véritable obsession : dans les services de police l'objectif numéro un était la lutte contre le terrorisme et l'on comprend pourquoi quand on sait combien la Corse, à cette époque, vivait une période extraordinairement pénible !
Je me permets cependant d'ajouter que le taux d'élucidation, en matière de droit commun, était plus que convenable : je dis bien en matière de droit commun car, malheureusement, en matière de terrorisme, je n'irai pas jusqu'à dire qu'il tendait vers zéro mais je dirai qu'il était éminemment perfectible !
C'est avec beaucoup de plaisir que nous avons vu arriver des fonctionnaires de la sixième division de la police judiciaire, service central dirigée par le M. Marion, à l'époque commissaire divisionnaire, parce que l'expérience permet d'affirmer que dans un contexte insulaire, un contexte où la pression psychologique était permanente, quelle que soit la loyauté de l'homme, quel que soit son professionnalisme, celui qui réside là-bas depuis plusieurs années est nécessairement englué dans un système : je veux dire qu'il n'a pas une vision claire des choses. L'arrivée d'enquêteurs, dans le cadre de missions ponctuelles, limitées dans le temps, permettait à ces gens qui étaient des professionnels de grande qualité, de vivre en-dehors du cercle et peut-être, pour l'avenir, de faire avancer quelques dossiers. En tout cas, je peux dire qu'ils furent les bienvenus pour les parquetiers !
En ce qui concerne la justice en Corse, il est absolument nécessaire, monsieur le Président, de séparer soigneusement la justice civile et la justice répressive.
La justice civile, quoi que certains beaux esprits aient pu en dire, ne fonctionnait pas mal en Corse : les décisions étaient rendues, les juges des tribunaux de grande instance, chambres civiles, faisaient leur travail et, sur ce terrain-là, je n'ai pas connu plus de problèmes en Corse que sur le continent.
Bien entendu, le problème était ailleurs : il se situait au niveau de la justice répressive. Je crois pouvoir dire que la justice répressive, à cette époque-là, était gravement handicapée. Elle était gravement handicapée même si les chefs de parquet - je pense aux procureurs de la République près le tribunal de grande instance d'Ajaccio et près le tribunal de grande instance de Bastia - étaient des professionnels rompus aux pratiques parquetières : ils étaient là déjà depuis longtemps, le séjour avait été long, il avait même sans doute été trop long pour ces hommes car il faut savoir qu'un magistrat du parquet, lorsqu'il était de permanence, et son chef de juridiction, le procureur de la République, étaient réveillés toutes les nuits plusieurs fois. J'ai connu un procureur de la République de très grande qualité à la limite de l'épuisement et peut-être aussi parfois du découragement.
Quant aux substituts, il y avait parmi eux des magistrats de grande qualité - j'ai gardé un souvenir très vif de magistrats très dévoués, disponibles, compétents - mais, très généralement les substituts affectés dans les parquets en Corse étaient de jeunes magistrats, de trop jeunes magistrats, qui sortaient souvent directement de l'Ecole nationale de la magistrature. Or, c'est une mission bien dure, c'est un apprentissage bien difficile que de commencer sa carrière au parquet d'Ajaccio ou au parquet de Bastia !
C'est la raison pour laquelle j'avais été amené à rappeler quelques règles élémentaires de fonctionnement dans une note où j'indiquais aux magistrats des parquets qu'il fallait rendre compte, entre autres choses, immédiatement de tout attentat terroriste. Cette note a été exploitée - j'ai le regret de le dire mais je le pense et je ne vois pas pourquoi je ne vous le dirais pas car je vous dois la vérité - dénaturée, par des personnes plus promptes à condamner et à juger qu'à comprendre, personnes étrangères à la justice ou à la police et à la gendarmerie, bien sûr !
J'ajoute que le fer de lance, la vitrine, l'image de marque de la justice répressive, à savoir les cours d'assises de Haute-Corse et de Corse-du-Sud, étaient souvent paralysées. Il était extrêmement difficile de faire avancer les dossiers criminels, d'une part, parce que les juges d'instruction, eux aussi, étaient de très jeunes magistrats et par là même les travaux étaient longs, d'autre part, parce qu'un juge d'instruction, quels que soient son dévouement et son engagement, n'a dans son dossier que ce que la police et la gendarmerie peuvent y amener. En outre, les cours d'assises étaient paralysées parce que - et il faut avoir vécu une session d'assises à Ajaccio ou à Bastia pour le comprendre - les pressions sur les jurés étaient constantes, et que les certificats médicaux produits par les jurés qui ne souhaitaient pas siéger, pour des raisons personnelles, leur sécurité et celle de leur famille, étaient incontrôlables quant à leur sérieux.
Au cours de ces sessions d'assises, monsieur le Président, c'était la peur des familles des accusés, c'était la peur des victimes qui servaient de toile de fond aux débats. Je me permettrai de vous raconter une anecdote qui, pour moi, est parfaitement symptomatique : au cours du deuxième trimestre 1996, alors que le conseiller qui présidait la cour d'assises d'Ajaccio, cour d'assises de Corse-du-Sud, prononçait une décision d'acquittement, comme toujours pour défaut de preuves, un fonctionnaire de police, qui avait été cité en qualité de témoin, - je peux le dire car les débats, à ce moment-là, étaient publics - a applaudi au moment du verdict ! C'était quelque chose d'assez extraordinaire mais c'est ainsi que nous vivions les sessions d'assises en Corse à cette époque-là.
Cette anecdote, monsieur le Président, fait partie de quantité d'exemples que l'on pourrait citer, mais je crois cependant pouvoir dire que des résultats tangibles ont été obtenus, même s'ils n'ont pas toujours été connus, même s'ils n'ont pas toujours été publiés, depuis la fin de l'année 1995 jusqu'à l'assassinat le 6 février 1998, de celui qui fut un ami, je pense à Claude Erignac. Ce fut le cas en particulier en matière de port d'armes, en matière de détention d'armes, infraction extrêmement fréquente en Corse même si les services préfectoraux délivraient alors facilement des autorisations de détention, tout au moins durant les années 1995-1996.
En matière de port d'armes et de détention d'armes, les parquets ont mis en place le système de la comparution immédiate. Sur réquisition des substituts d'audience, des peines de deux à six mois d'emprisonnement étaient prononcées avec mandat de dépôt à l'audience, sanction plus sévère que celle que l'on prononçait habituellement sur le continent. J'ajoute que, à l'initiative du directeur du service régional de police judiciaire et avec le concours de tous les services concernés, une analyse systématique des armes et des munitions fut mise en place ; cette collection qui, peu à peu s'est étoffée, permettait ou devait permettre pour l'avenir, - c'est un travail de longue haleine - de connaître le passé et l'origine d'une arme saisie, en quelque sorte de faire parler une arme. C'était un moyen d'information, de renseignement et d'aide à l'investigation important.
Si nous nous penchons sur les statistiques, il est possible de noter que la délinquance de droit commun à cette époque a connu une déflation de 20 %, étant précisé que les vols avec armes diminuèrent de 40 % ; corrélativement, on peut noter une progression constante des gardes à vue - plus de 60 % de personnes mises en garde à vue et plus de 30 % de personnes mises en examen ; c'était bien entendu le résultat des efforts conjugués des fonctionnaires de police, des militaires de la gendarmerie et des magistrats des parquets de Bastia et d'Ajaccio. J'ajoute, car il me paraît important de le dire, que le taux d'élucidation du service régional de police judiciaire en matière de droit commun - je dis bien de droit commun - était monté jusqu'à 64 %, autrement dit un taux nettement supérieur à la moyenne nationale.
Il restait un problème important que nous n'avons pas pu résoudre : celui de la délinquance financière. Cette dernière n'a jamais, à cette époque, été traitée convenablement, ce qui tient, bien sûr, à plusieurs raisons, mais il faut savoir que les administrations compétentes, ne dénonçaient aux parquets, en moyenne, que cinq ou six affaires financières par an et qu'il s'agissait toujours de petites affaires et d'affaires à la limite de la prescription. Pourtant, les renforts, les moyens furent demandés, oralement et par écrit, en audience de rentrée devant les autorités de l'île, mais il n'y avait pas de juges d'instruction spécialisés et l'on n'en a jamais vu vraiment arriver de performants parce qu'il n'y avait pas de candidats et qu'on ne peut pas obliger un magistrat du siège à se déplacer en Corse s'il ne le veut pas : son statut lui permet de le refuser. En outre, il n'y avait pas de substituts spécialisés dans les affaires financières, et rares étaient les officiers de police judiciaire capables de démêler une affaire financière complexe.
Je me permets d'ajouter, monsieur le Président, que le ministre de la Justice a toujours eu en Corse, de grandes difficultés - je le dis parce que je l'ai constaté personnellement - pour obtenir l'assistance nécessaire à l'action de la justice. Je donnerai un seul exemple : il a fallu rompre des lances pendant des mois et des mois pour arriver à faire garder convenablement les palais de justice d'Ajaccio et de Bastia. Les efforts déployés furent inimaginables mais nous nous heurtions à des résistances : il n'y avait pas d'effectifs pour garder nos locaux. Je suis malheureusement obligé de constater qu'il a fallu la mort d'un préfet de région pour que la situation change.
On a beaucoup parlé de l'article 40 du code de procédure pénale qui invite les administrations à dénoncer les infractions dont elles ont pu avoir connaissance. L'article 40 a, certes, apporté beaucoup, même si dénoncer une infraction est une chose et mener à bien une enquête judiciaire en est une autre. Le diagnostic n'est pas nécessairement bon au niveau de la dénonciation, c'est une évidence ; cependant, je pense que l'utilisation de l'article 40 est une bonne chose et c'est tellement vrai que, à la demande des parquets, les gendarmes et les fonctionnaires de police ont trouvé des infractions là où, antérieurement, ils ne pouvaient pas en trouver, faute de moyens.
Globalement - et je vous prie de m'excuser, monsieur le Président d'avoir peut-être été un peu long - j'estime que l'action des parquets d'Ajaccio et de Bastia, que l'action de la gendarmerie et de la police nationale - et quand je dis police nationale, je pense à tous les fonctionnaires de police, ceux du service régional de police judiciaire mais également ceux de la police de l'air et de frontières, la DICCILEC, qui ont toujours fait preuve, à notre égard, d'une totale loyauté, ce qui mérite d'être relevé même si l'on n'en parle jamais - ont permis dans un contexte extrêmement difficile, d'obtenir des résultats même s'ils n'étaient à l'évidence pas à la hauteur des efforts déployés.
Je crois vraiment que tous ces fonctionnaires n'ont pas démérité. Aussi, monsieur le Président, le magistrat du siège qui a cru devoir déclarer que le parquet général de Bastia n'existait pas et que le procureur général était venu en Corse pour ne rien faire
- cette déclaration figure à la page 391 du rapport de M. Jean Glavany -, exprimait sans doute un malaise que je comprends parfaitement, mais je pense sincèrement qu'il était animé par des motivations sur lesquelles je n'ai pas à m'étendre et que son statut, en tout cas, ne lui permettait pas - j'ai été magistrat du siège, je sais de quoi je parle - de savoir quels étaient les efforts déployés par les fonctionnaires de justice et les magistrats du parquet, dont certains ont perdu le sommeil et la foi, ni d'outrager ces fonctionnaires et ces magistrats et, personnellement, je prends la liberté de vous le dire parce qu'en leur nom je le pense vraiment très sincèrement !
Telles sont, monsieur le Président, mesdames et messieurs, les quelques observations que je souhaitais présenter devant votre commission.
M. le Président : Je vous remercie, monsieur le procureur. Vous avez, semble-t-il, bien accueilli l'initiative prise au niveau central de procéder au dépaysement d'un certain nombre d'affaires dans le cadre de la lutte antiterroriste et de faire intervenir la DNAT en Corse. Pourtant, au cours des auditions précédentes, nous avons constaté l'existence de difficultés évidentes entre services, entre magistrats, ainsi que des problèmes beaucoup plus sérieux que vous ne l'indiquez dans la coordination, au niveau local, de l'action des ces services. Je souhaiterais donc que vous entriez un peu plus avant dans le détail ou, pour le moins, que vous nous expliquiez ces différences d'appréciation entre les personnes que nous avons entendues.
M. Jean-Pierre COUTURIER : Je m'en expliquerai bien volontiers, monsieur le Président. Vous avez certainement noté que j'ai pris soin de préciser dans mon exposé que les fonctionnaires de police parisiens étaient bienvenus en Corse " pour les parquetiers " laissant ainsi de côté d'autres personnes.
M. le Président : Pour compléter ma question, j'aimerais savoir quels étaient les rapports entre les magistrats du parquet et les magistrats du siège et s'ils étaient à ce point difficiles qu'ils expliqueraient que les affaires n'aboutissaient pas.
M. Jean-Pierre COUTURIER : Monsieur le Président, avec votre permission, je commencerai par le problème des fonctionnaires de police parisiens... Vous avez parlé de délocalisation, de dépaysement : l'idée d'utiliser les textes, qui accordent une double compétence aux juridictions locales et aux juridictions parisiennes en matière de terrorisme, est née d'un d'échec - je pense au fonctionnement des cours d'assises. Nous avons, sauf erreur de ma part car je parle de mémoire, obtenu de la Chambre criminelle de la Cour de cassation, le dépaysement d'une vingtaine de dossiers criminels. C'était des dossiers qui n'avançaient pas !
J'admets bien volontiers qu'il s'agissait sans doute d'un moyen pas très satisfaisant. Pourquoi ? Parce que le magistrat instructeur local se sentait dépouillé et pouvait légitimement penser qu'il était mis en cause ce qui, dans notre esprit, n'était pas le cas. J'ai connu un juge d'instruction de grande qualité qui était soumis à des pressions dont il ne parlait jamais. Ces pressions existaient et il était difficile pour ces gens-là de travailler.
Personnellement, j'ai vécu le problème des dépaysements lorsque j'étais en Guadeloupe, à une époque où il y avait des morts et des attentats toutes les nuits : cela n'a jamais posé de problèmes dans la vie des palais de justice. Il se trouve qu'en Corse, nous avons connu cette difficulté mais c'est en conscience que nous avons exécuté les instructions de la chancellerie, sans aucune réticence, parce que nous estimions, avec les données qui étaient les nôtres, que c'était peut-être une chance de faire avancer certains dossiers. Pourquoi ? Parce que le dossier arrivait entre les mains d'un juge d'instruction particulièrement rodé aux affaires terroristes - un juge d'instruction parisien, spécialisé - et parce qu'il avait à sa disposition des moyens que les lois de la République lui donne et qui sont infiniment plus importants que les moyens que nous avions localement.
Il est vrai que ce n'était pas satisfaisant parce que c'est d'entrée de jeu qu'il eût fallu saisir les équipes spécialisées. Il est en effet détestable de dire à un jeune magistrat : " La Chambre criminelle a décidé, parce que le parquet général l'a demandé, de vous enlever le dossier pour l'envoyer à des juges parisiens qui a priori sont plus anciens, plus compétents et mieux armés. " C'est vrai qu'il le vit mal mais, dans l'intérêt du service bien compris, je crois qu'il faut quand même prendre un peu de distance avec les affaires - nous ne sommes pas propriétaires de nos dossiers, monsieur le Président - et je crois que les faits ont démontré qu'en fin de compte, passée l'émotion première, tout le monde a admis dans le milieu judiciaire qu'après tout, il fallait quand même le faire !
Voilà pour l'élément psychologique. Quant aux relations avec les magistrats du siège, je dirai qu'elles étaient excellentes. Du reste, les magistrats du siège n'étaient pas impliqués dans la conduite de la lutte antiterroriste. Ils étaient des témoins privilégiés tout simplement parce qu'ils vivaient au palais de justice, mais quelle opinion peut avoir un juge chargé des affaires matrimoniales sur la conduite d'une affaire qui est entre les mains du parquet et qui est menée confidentiellement ?
Par conséquent, lorsque l'on parle des magistrats du siège concernés, il faut parler des magistrats instructeurs et uniquement de ceux-ci. Je comprends l'émotion de certains juges d'instruction et je dois dire que si j'avais été juge d'instruction, je l'aurais partagée et que j'aurais sans doute réagi comme eux, mais nous avions des éléments d'analyse qui nous permettaient de penser que la voie parisienne était la meilleure. Encore une fois, je me permets de rappeler que nous ne faisions qu'appliquer les lois de la République qui, en d'autres temps, ont donné satisfaction et n'ont jamais été contestées.
M. le Rapporteur : Toujours sur cette question, pour que les choses soient bien précisées, le dessaisissement des vingt dossiers auquel vous avez fait allusion, intervient dans un contexte particulier : c'est une réponse à un mouvement de contestation des juges de Bastia qui disent qu'ils ne peuvent plus travailler dans les conditions qui sont les leurs. J'ai ici la lettre que des magistrats de la cour d'appel de Bastia ont adressée au garde des sceaux pour l'alerter qu'ils sont soumis à des pressions intolérables, à des attentats... Bref, c'est tout un contexte qui est dénoncé par les juges !
Ce contexte, il n'est pas dénoncé à l'époque par la chancellerie, par le procureur ou par le préfet, mais par les juges, et la réponse de la chancellerie est de les dessaisir ! C'est une réponse que j'ai du mal à comprendre : les juges dénoncent la situation en lançant un appel au secours. C'est comme cela que je l'interprète...
M. Jean-Pierre COUTURIER : C'était un appel au secours !
M. le Rapporteur : ... et ils reçoivent de la chancellerie une réponse qui n'est pas : " On va essayer de vous aider et de trouver avec vous les moyens d'avancer " mais : " On vous dessaisit des dossiers ! ". J'ai donc l'impression que dans cette affaire, les juges locaux ont eu le sentiment que vous avez évoqué mais que le problème a encore été amplifié du fait que c'était eux-mêmes qui avaient pris l'initiative.
J'imagine que, pour vous, cela a été une situation pratiquement ingérable ?
M. Jean-Pierre COUTURIER : Cela a été, effectivement, extrêmement difficile à gérer et je comprends parfaitement et partage totalement l'émotion de ces collègues qui se trouvaient dans une situation inextricable.
M. le Rapporteur : Mais le gouvernement, jusqu'à la réception de cette lettre semblait se satisfaire de la façon dont les affaires se déroulaient : vous voyez ce que je veux dire ?
M. Jean-Pierre COUTURIER : Oui, tout à fait ! Je comprends très bien le problème !
Ce courrier, dont j'ai bien sûr eu connaissance mais dont j'ai oublié la date...
M. le Rapporteur : Il date du 12 janvier 1996.
M. Jean-Pierre COUTURIER : En janvier 1996, je venais de prendre mes fonctions. Je me suis donc saisi du problème à bras le corps et permettez-moi de le dire très simplement : je n'ai jamais pu obtenir, jusqu'à l'assassinat de M. Erignac, de renforts - parce qu'il fallait les aider ces magistrats ou les protéger - tout simplement parce que l'on me répondait qu'il n'y avait pas de volontaires, ce qui était vrai !
Nous avons demandé vainement, en matière financière par exemple, le détachement d'inspecteurs des impôts pour aider les enquêteurs qui éprouvaient des difficultés à analyser certains dossiers : jamais le ministère des Finances n'a répondu à cette demande. Nous avons demandé - et le directeur régional des douanes en était parfaitement d'accord - l'assistance de douaniers pour fouiller les voitures, car vous savez très bien que cela pose des problèmes de procédure, les douaniers ayant des pouvoirs plus larges : l'administration des Finances a répondu par la négative et je pourrais multiplier les exemples...
Monsieur le Rapporteur, je me permets de vous dire que nous n'avons jamais pu faire protéger plus de quelques jours un juge d'instruction, un magistrat qui était menacé...
M. le Rapporteur : Comment expliquez-vous cette situation ? Par un manque de volonté ?
M. Jean-Pierre COUTURIER : Monsieur le Rapporteur, je n'ai pas à porter de jugement...
M. le Rapporteur : Votre prédécesseur nous a dit ce matin qu'il était mal informé, qu'il entretenait des relations exécrables avec le préfet adjoint pour la sécurité et qu'il avait le sentiment que les questions de sécurité en Corse étaient gérées par le ministère de l'Intérieur.
Partagez-vous ce sentiment et pensez-vous que, finalement, le gouvernement, ne faisant plus confiance aux juges locaux, a décidé de centraliser les affaires sensibles à Paris et, pour le reste, de s'appuyer sur les forces de sécurité ?
M. Jean-Pierre COUTURIER : Je ne peux pas parler au nom du gouvernement et j'ignore ce que les responsables de l'époque pensaient, mais ce n'est pas ainsi que j'ai perçu les choses, pour une raison très simple : j'avais une vision de technicien. Pour moi, la possibilité de dépaysement était prévue par la loi, donc cela ne me paraissait ni monstrueux, ni hérétique. Ce qui me paraissait monstrueux, en revanche, c'était de ne pas pouvoir obtenir l'assistance demandée pour protéger les gens, les locaux...
A mon arrivée à Bastia - tout le monde le savait, c'était de notoriété publique - rentrait qui voulait au palais de justice et pénétrait qui voulait dans tous les locaux. J'ai même entendu - inutile de préciser quelle est la personne qui me l'a déclaré un soir : " Je ne vois pas, monsieur le procureur général, pourquoi nous ferions garder le palais de justice de Bastia, puisque l'inspection académique n'est pas gardée... " ce à quoi j'ai répondu : " il y a, au palais de justice de Bastia, les efforts de mois et de mois, d'années et d'années, de fonctionnaires de police, de gendarmerie et de juges d'instruction, qui dorment dans les dossiers ! " Nous nous sentions impuissants.
Il reste que c'est une question de relations personnelles : j'ai eu d'excellentes relations avec un préfet adjoint pour la sécurité qui, chaque fois qu'il l'a pu, a fait tout son possible ; j'ai eu d'excellentes relations avec le préfet de région qui, malheureusement, est mort le 6 février 1998, je l'ai rencontré souvent et nous partagions globalement les mêmes options ; j'ai eu d'excellentes relations avec le dernier préfet de Haute-Corse qui faisait ce qu'il pouvait et me donnait ce qu'il pouvait me donner, mais nous avions toujours l'impression que les services - parce que la " guerre des polices " existe... - ne suivaient pas.
M. Yves FROMION : Monsieur le procureur général, il y avait à Ajaccio, un escadron de gendarmerie mobile bien connu qui, par la suite, s'est vu transformer en ce fameux GPS. Il était sur le point d'être dissous, précisément parce que l'on n'avait aucune mission à lui confier, ou en tout cas parce qu'on ne lui en confiait pas.
C'est justement parce que la question de sa dissolution s'est posée au niveau de la direction générale de la gendarmerie nationale que l'on a finalement procédé, non pas à une dissolution, mais à une transformation : il y avait donc des moyens...
Pensez-vous qu'il y avait une mauvaise volonté évidente puisque les moyens d'assurer une garde existaient bel et bien ? Cette incapacité à répondre à votre demande, somme toute légitime, à quoi l'attribuez-vous ?
M. Jean-Pierre COUTURIER : Je ne peux pas apporter de réponse mais seulement donner mon impression, monsieur le député, et vous le comprendrez bien.
J'avais l'impression qu'il y avait une mauvaise volonté évidente de nos partenaires pour faire garder le palais de justice de Bastia. Au cours de l'été 1996, j'ai été obligé d'appeler M. Toubon, qui a lui-même appelé Matignon, afin que des instructions soient données au préfet pour qu'enfin le palais de justice soit gardé !
Je n'ai pas de jugement de valeur à porter, je n'ai ni qualité pour le faire, ni intention de le faire : je ne fais que constater et il y a, dans les archives de la chancellerie, des notes, sous ma signature, parfois assez vives, dénonçant cette situation. Nous nous heurtions à un mur en cette matière aussi bien pour la protection des personnes - quand je dis des personnes, je pense aux magistrats qui pouvaient être menacés et qui n'étaient protégés que l'espace de deux ou trois jours - que pour la protection des bâtiments. Le palais de justice d'Ajaccio a été mitraillé sauvagement à plusieurs reprises, et si son gardien n'est pas mort c'est parce qu'il a eu beaucoup de chance...
La chancellerie a fait des efforts pour la défense passive - M. Toubon a fait débloquer des crédits spécialement pour faire blinder les vitres de la façade - mais les gardes du palais de justice n'étaient pas ou mal assurées. On me répondait : " Nous ne voulons pas de gardes statiques, nous ferons des patrouilles ". Pour ce qui est des patrouilles, je préfère ne pas me poser de questions sur leur efficacité...
Je ne sais pas si j'ai répondu à votre question, mais nous avons vécu dans un sentiment d'impuissance, étant entendu - je me permets de le redire - que nous avons toujours été écoutés, côté chancellerie, aussi bien par le cabinet du garde des sceaux - qu'il s'agisse du premier ou du second, peu importe - que par les services, direction criminelle ou services judiciaires, mais on nous répondait, très justement le plus souvent " Cela ne dépend pas de nous ". En effet, un escadron de gendarmerie ne dépend pas d'un procureur général pour ce qui est de son utilisation, mais d'une autre autorité, et vous savez très bien, pour ce qui est des mutations et des renforts, que le garde des sceaux n'a pas la possibilité d'affecter d'office un magistrat.
Par conséquent, nous nous trouvions dans une situation qui nous paraissait certains jours sans issue et c'est la raison pour laquelle je me permettais de vous dire que certains procureurs, parfois, parce qu'ils étaient sur le terrain, parce qu'ils étaient au contact et recevaient les doléances, sentaient quelque peu le désespoir les envahir.
M. le Rapporteur : Mais vous aviez des relations avec la chancellerie...
M. Jean-Pierre COUTURIER : Absolument, elles étaient excellentes ! Mais la chancellerie ne pouvait que répercuter auprès des autorités compétentes...
M. le Rapporteur : Quelle était l'orientation de la chancellerie pour ce qui concerne l'action publique en Corse ?
Vous nous avez dit que l'on vous avait recommandé de ne pas " mettre le feu ". Comment avez-vous interprété cela, encore qu'après l'affaire des paillotes on peut peut-être en avoir une petite idée...
M. Jean-Pierre COUTURIER : Non, je ne me permettrai pas de faire un mauvais jeu de mots.
Nous étions en 1995 et l'on ne parlait pas de paillotes, monsieur le rapporteur...
M. le Rapporteur : Je l'avais bien compris !
M. Jean-Pierre COUTURIER : ... même si des paillotes, il en existait également sur le rivage méditerranéen. J'en ai même connu, en Guadeloupe, montées illégalement et qui subsistaient tranquillement pendant des années. Sans rentrer dans ce débat, je peux donc dire que j'ai vécu cette situation de non-droit dans d'autres circonstances.
Bien entendu, la recommandation de la chancellerie était une image, mais aussi un rappel aux règles élémentaires de la conduite de l'action publique. Quand j'ai invité mes collaborateurs à faire preuve de circonspection, je n'ai fait que rappeler une règle élémentaire de la conduite de l'action publique. La circonspection est égale à la prudence. Je me permettrai de prendre un exemple, monsieur le rapporteur, et un exemple qui n'a rien de corse : si dans un département sans grands problèmes, survient un jour un conflit social et qu'un cadre est pris en otage, faut-il faire donner la garde ? Faut-il incarcérer et traduire immédiatement en justice les syndicalistes qui se trouvent devant la porte ? Le procureur qui le fera va créer un trouble à l'ordre public qui sera peut-être plus important que celui résultant du conflit social.
Il faut donc toujours, en toute matière, et c'est la règle fondamentale de l'action du parquet, faire preuve de prudence. J'ajoute - et je me permets de le dire parce que c'est ainsi que je l'ai vécu - que tout cela est parti d'une anecdote. Un jour, en effet, je me suis plaint de ne pas avoir été informé d'une explosion, d'un attentat dont j'avais eu connaissance par France-Info, et le substitut, qui était une femme très compétente, m'a répondu : " Cela fait deux nuits que je n'ai pas dormi, monsieur le procureur général " ! C'est ainsi que vivaient nos substituts et il convenait donc de rappeler un certain nombre de principes : ne pas agir n'importe comment et agir en étroite liaison avec l'autorité. Vous connaissez la structure des parquets : il s'agit d'une structure pyramidale. J'avais donc le devoir, et telles étaient mes instructions permanentes, de rendre compte immédiatement - je dis bien immédiatement, quelle que soit l'heure - à la chancellerie, à la direction criminelle et au cabinet si nécessaire, en fonction de la gravité de la situation, d'un événement qui pouvait se produire.
M. le Rapporteur : Vous comprenez que cette note ait choqué parce qu'elle concerne non pas des mouvements sociaux mais l'action terroriste.
M. Jean-Pierre COUTURIER : Le pain quotidien de la vie parquetière en Corse !
M. le Rapporteur : Est-ce que cela ne pouvait pas être interprété comme un certain laisser-faire ou un certain laxisme ?
M. Jean-Pierre COUTURIER : Monsieur le Rapporteur, je ne pense pas qu'il y ait eu volonté de laisser faire ! Puisque vous avez parlé d'actes terroristes, je me permettrai de vous rappeler que presque les deux tiers des explosions que l'on comptabilisait la nuit, en Corse, n'étaient pas imputables à des mouvements séparatistes ! C'est un premier point statistiquement avéré...
Alors, il est certain que certains attentats n'étaient pas revendiqués pour des raisons multiples mais qu'ils auraient pu l'être. Reste que j'estime, personnellement, que plus de la moitié des attentats n'étaient pas imputables à des groupements séparatistes. Reste aussi que le pain quotidien des fonctionnaires de police et des magistrats des parquets en Corse était le terrorisme.
M. le Président : Précisément, au nombre des commentaires qui ont entouré cette note, je lis la chose suivante : " Les magistrats de Bastia demandaient au garde des sceaux de venir les rencontrer sur place, quelques-uns d'entre eux reprochant aux enquêteurs de ne pas aller au bout de toutes leurs investigations, notamment dans certaines affaires clé qui ont frappé de plein fouet l'opinion publique, accréditant parfois la thèse que certaines poursuites pouvaient être encore plus inopportunes que les délits eux-mêmes... ".
Quelle lecture et quelle appréciation faites-vous de ce type de déclarations ?
M. Jean-Pierre COUTURIER : Elles sont très simples, monsieur le Président : pour un observateur qui n'est qu'un observateur, qui ne connaît pas les éléments de l'enquête, - et ce peut être le cas du magistrat du siège s'il n'est pas magistrat instructeur - des questions pouvaient se poser, mais il reste que, dans la quasi-totalité des affaires, nous n'avions aucun élément objectif d'incrimination. On nous disait souvent que c'était untel mais un magistrat du parquet n'ouvre pas une information sur des ragots : nous voulons des éléments objectifs d'incrimination ; or, ces éléments, nous ne les avions pas...
M. le Rapporteur : Pour Tralonca, vous les aviez les éléments...
M. Jean-Pierre COUTURIER : Ah, monsieur le rapporteur, merci de me parler de Tralonca!
Permettez-moi de vous dire, premièrement, que j'ai appris l'existence de ce que nous appelons Tralonca, c'est-à-dire ce rassemblement tout à fait inadmissible à Tralonca, en lisant la presse et en écoutant la radio, deuxièmement, qu'une enquête a été ouverte...
M. le Rapporteur : Par qui ?
M. Jean-Pierre COUTURIER : A la demande du parquet, ce qui est la règle logique ! Une enquête préliminaire est ouverte. Pourquoi une enquête préliminaire plutôt que tout de suite une instruction ? Parce qu'en matière d'enquête préliminaire, les fonctionnaires de la police ont des pouvoirs d'investigation beaucoup plus larges... Il est de bonne règle, en particulier en matière financière mais aussi en d'autres matières, qu'on laisse - c'est en tout cas l'esprit du parquet - le cadre juridique le plus large aux enquêteurs.
Un jour, j'ai dit à la chancellerie - cela n'est pas un secret et cela fait partie des échanges d'informations - que cette affaire n'avançait pas et qu'il était peut-être souhaitable de prendre le problème d'une façon différente en ouvrant une instruction. L'affaire est partie à Paris et nous a échappé, mais le travail qui devait être fait l'a été au niveau du parquet !
Je n'ai rien à ajouter. Je n'ai pas de jugement de valeur à porter sur le reste !
M. Roger FRANZONI : Il n'y a pas de continuité territoriale en matière judiciaire ?
M. Jean-Pierre COUTURIER : Monsieur le député, quand un dossier quitte le ressort, nous n'avons plus aucune information, sauf par une voie latérale, c'est-à-dire amicale.
M. Yves FROMION : Ne pensez-vous pas que tous ces malaises aient pour cause profonde ce que vous évoquiez vous-même au début de votre intervention, à savoir la peur des magistrats, voire des fonctionnaires de police ou de gendarmerie, liée au caractère " insaisissable " de la politique de l'Etat, puisque vous avez employé les termes " flou " et " ambiguïté " ?
M. Jean-Pierre COUTURIER : Monsieur le député, je l'ai dit parce que c'est ce que j'ai constaté. C'est un état d'esprit que j'ai perçu.
M. Yves FROMION : Je voulais vous entendre dire que c'était l'une des raisons de la démotivation des services et des magistrats. En effet, on cherche les responsables de ces insuffisances, mais je crois que vous avez, de façon très nette, mis en cause la politique de l'Etat dans sa continuité - je ne cherche pas à faire un débat polémique - et je souhaitais vous entendre le confirmer...
M. Jean-Pierre COUTURIER : Absolument ! Il suffit de se pencher sur l'histoire des événements qui ont émaillé la Corse, sur les nuits corses puisque les attentats se produisaient la nuit, pendant des années et des années. Nous avons eu, vous le savez très bien et même mieux que moi sans doute, une époque où s'exerçait une répression et une époque où cette répression semblait reculer quelque peu.
M. le Rapporteur : Vous avez connu ces deux époques ?
M. Jean-Pierre COUTURIER : J'ai connu avant et après l'assassinat du préfet de région.
M. le Rapporteur : L'attentat de Bordeaux n'a pas été un tournant ?
M. Jean-Pierre COUTURIER : Sans doute, psychologiquement parlant, dans l'opinion publique, sur les comportements de certains fonctionnaires ou de certains militaires de gendarmerie qui ont senti que, peut-être, il se passait quelque chose, mais je n'ai pas d'éléments objectifs à vous livrer : ce n'est pas le procureur général de l'époque qui parle mais le citoyen.
M. Yves FROMION : Est-ce que les éléments qui figurent dans votre note, dont nous avons parlé tout à l'heure, n'étaient pas aussi fondés un peu sur le fait que le manque de continuité de l'action de l'Etat, quel que soit le gouvernement je tiens à le souligner, pouvait ou devait conduire un procureur général à inciter à la prudence ?
M. Jean-Pierre COUTURIER : C'était un rappel aux principes élémentaires : il faut toujours être prudent, en particulier lorsque le contexte est explosif. J'ai eu l'occasion de constater que certaines actions pouvaient être très mal interprétées.
M. Yves FROMION : J'ajouterai une observation. Je participais à la commission d'enquête présidée par M. Jean Glavany et je me rappelle très bien notre rencontre à la juridiction de Bastia. J'ai été très profondément marqué - et je crois que je ne l'oublierai jamais - par cette arrivée insolite et inopinée de magistrats venus d'Ajaccio qui voulaient être entendus pour nous faire part de leur détresse, j'allais dire de leur déprime : nous avons notamment entendu une magistrate qui était au bord de la crise de nerfs.
Vous-même, comment ressentiez-vous cette déliquescence - le terme est sans doute un peu fort - cette extrême déprime de l'outil judiciaire placé sous votre autorité ?
M. Jean-Pierre COUTURIER : Vous parlez de déliquescence : je ne partage pas votre analyse sur ce terrain...
M. Yves FROMION : J'ai reconnu moi-même que le terme était un peu fort !
M. Jean-Pierre COUTURIER : ...car ces magistrats-là faisaient leur travail et l'ont fait chaque fois qu'ils l'ont pu, mais leur désespoir - parce que je crois que chez certains, il y avait du désespoir - venait de ce qu'ils ne percevaient pas comment eux, magistrats, pourraient obtenir les résultats qu'ils souhaitaient, tout simplement parce qu'ils n'avaient pas les moyens pour agir ou ne pensaient pas les avoir.
M. Yves FROMION : Pardonnez-moi, monsieur le procureur général, mais je crois qu'il est important de dire que les magistrats que nous avons entendus - et nous avons failli rater notre avion tant ils étaient nombreux pour nous dire à tout prix tout ce qu'ils avaient sur le c_ur - à quelques exceptions près, ne remettaient pas globalement en cause le principe du dépaysement des affaires dans la mesure où eux-mêmes se rendaient bien compte que c'était peut-être la seule façon de faire avancer les choses. Même si un ou deux d'entre eux critiquaient la méthode, parce que c'était une frustration ainsi que vous l'avez souligné vous-même, globalement, ils ne contestaient pas le bien-fondé de l'opération mais ils la vivaient très, très, mal...
M. Jean-Pierre COUTURIER : Je me permets de redire, monsieur le député, ce que j'ai dit initialement, à savoir que si j'avais été jeune juge d'instruction, je l'aurais très mal vécu aussi d'autant que, sur le plan technique, c'est au départ d'une affaire qu'il faut prendre la bonne orientation ! Changer de magistrat instructeur en cours de route est toujours extraordinairement frustrant pour celui qui le vit !
M. le Rapporteur : C'est pratiquement toujours le cas dans les affaires de terrorisme.
M. Jean-Pierre COUTURIER : A l'heure actuelle, c'est la règle, mais à mon arrivée en Corse, j'ai posé la question de savoir pourquoi les affaires n'étaient pas dépaysées. J'avais participé à des opérations judiciaires antiterroristes en Guadeloupe, à l'époque où il y avait de gros problèmes - en 1984-1985, je pense notamment à l'affaire Faisans, alors que je présidais la Chambre des appels correctionnels - ou au parquet de Pau, mais cela ne posait pas de problème pour nous... L'affaire démarrait entre les mains du procureur de Bayonne ou du procureur de Pointe-à-Pitre qui faisait effectuer les premières investigations dans les 48 premières heures, après quoi l'affaire était envoyée naturellement à la 14ème section du parquet du tribunal de Paris.
Aussi ai-je été étonné, à mon arrivée en Corse, de découvrir cette pratique, qui n'était pas juridiquement hérétique mais qui me choquait car je pensais que l'on ne peut pas convenablement opérer, en tant qu'enquêteur ou directeur d'enquête, - je pense aux juges d'instruction et aux substituts - dans un contexte insulaire où la menace est permanente. Il me paraissait donc personnellement logique d'appliquer les textes mais j'ai constaté qu'ils n'étaient pas appliqués pour une raison que j'ignorais et que je n'ai jamais réellement réussi à élucider.
Ce que j'ai constaté, c'est que les dossiers d'instruction étaient vides et ce n'est pas une critique contre les juges d'instruction. Ils étaient vides, pourquoi ? Parce que les enquêteurs ne trouvaient rien !
M. le Rapporteur : L'un des magistrats de la section antiterroriste nous a dit que les dossiers étaient " sinistrés ".
M. Jean-Pierre COUTURIER : Je n'ai pas de jugement de valeur à porter sur le travail des juges d'instruction qui, souvent, ont fait un très bon travail en Corse mais ils n'avaient pas le savoir-faire des juges d'instruction de la section antiterroriste du tribunal de Paris.
Peut-être est-ce là l'analyse de magistrats parisiens ? Personnellement, je la trouve un peu exagérée ; je dirais plutôt que les dossiers étaient vides et qu'ils ne pouvaient, par conséquent pas être " sinistrés ".
M. le Rapporteur : Donc ces dossiers n'ont pas beaucoup de chances d'aboutir, même s'ils sont traités par la 14ème section ?
M. Jean-Pierre COUTURIER : Hélas ! Mais nous avons pensé, à tort ou à raison, que des enquêteurs plus spécialisés pourraient peut-être obtenir des résultats...
M. Roger FRANZONI : Monsieur le procureur général, comme vous le savez, j'ai vécu tous ces événements. Il y a eu quand même un malaise ! Ce ne sont pas les magistrats évidemment qui sont en cause : que voulez-vous que fasse un magistrat dans son cabinet d'instruction si on ne le suit pas, si la police judiciaire n'enquête pas, s'il n'y a pas de renseignements généraux ? Il y a quand même eu des faits aveuglants : le conseil général a été plastiqué et détruit or, avant son plasticage, il y a un monsieur en vélomoteur qui distribuait des tracts à la population en disant : " Sortez du palais, il va sauter ! " A-t-il été poursuivi ? Non !
Par ailleurs, nous avons eu un jeune sous-préfet détaché au conseil général, M. Massimi, qui a été assassiné : je vous assure que toutes les voies qui ont été poursuivies pour retrouver les auteurs de son assassinat ne risquaient pas de mener à eux, car il s'agissait de voies frelatées, alors que l'on savait qui avait assassiné, mais l'instruction - et ce n'est peut-être pas le juge d'instruction qui est à mettre en cause - a cherché l'adultère, le jeu, la magouille, toutes choses fausses et on le savait !
Maintenant, puisque l'on parle de ragots, monsieur le procureur général, il se disait à un moment à Bastia et à Ajaccio que le fait d'être nationaliste était un sauf-conduit et que si on arrêtait un nationaliste avec des armes, il lui suffisait de dire qu'il était nationaliste pour que l'on téléphone au ministère de l'Intérieur ou je ne sais où...
M. Jean-Pierre COUTURIER : Pas à la justice, monsieur le député, pas au parquet !
M. Roger FRANZONI : Je ne vous dis pas le contraire ! ...pour que l'Intérieur donne l'ordre de le libérer. Le type, non seulement sortait, mais, une fois arrivé à la porte, se sentant nu, il réclamait son pistolet mitrailleur et on le lui remettait !
Tout cela, c'est peut-être des ragots mais cela se disait tellement que ça devenait une vérité pour la population...
M. Jean-Pierre COUTURIER : Parfois ce n'était pas des ragots, j'en suis convaincu, même si je ne l'ai pas vécu personnellement...
M. Roger FRANZONI : Ah, monsieur le procureur général, vous l'avez entendu dire ! Monsieur le procureur général, il n'y avait plus d'Etat ! Je sais que vous ne pouvez pas le dire mais, moi, je peux le dire !
M. Jean-Pierre COUTURIER : Monsieur le député, les magistrats du parquet - je ne peux parler que d'eux - chaque fois qu'ils ont pu faire quelque chose, l'ont fait !
M. Roger FRANZONI : Je sais mais ils n'en pouvaient mais...
M. le Rapporteur : Il n'y a jamais eu d'instructions dans telle ou telle affaire ?
M. Jean-Pierre COUTURIER : Parlons clair, monsieur le rapporteur : on ne m'a jamais demandé " d'enterrer une affaire " puisqu'il faut employer l'expression consacrée, même si elle n'est pas très jolie...
M. Roger FRANZONI : Elles s'enterraient toutes seules !
M. Jean-Pierre COUTURIER : Il reste que certaines affaires ont avancé plus vite que d'autres pour des raisons multiples, mais je n'ai jamais reçu d'instructions précises pour me dire qu'une affaire ne devait pas sortir et qu'elle ne sortirait jamais. Je n'ai jamais entendu un tel discours et il est évident que, dans les affaires financières en particulier, l'impossibilité de mener à bien des enquêtes en l'absence d'enquêteurs spécialisés a fait que certaines affaires ont traîné en longueur. Mais on ramenait au parquet ce qu'on pouvait ou ce qu'on voulait : les enquêtes étaient entre les mains des fonctionnaires de police et de gendarmerie qui, il est important de le dire, ont les moyens à leur disposition, le choix du moment et le choix des moyens...
M. le Rapporteur : Précisément, je voulais poser une question à ce sujet. Il nous a été rapporté, à l'aide d'exemples précis, que des juges avaient les plus grandes difficultés à faire exécuter certaines procédures par la police, voire la gendarmerie.
Avez-vous eu, vous, à connaître de cas de cette nature et des juges se sont-ils plaints de telles difficultés ?
M. Jean-Pierre COUTURIER : Je pense que les chefs de service de gendarmerie ou de police - mais nous revenons aux problèmes de principe - qui ont le choix des moyens et du moment de leur utilisation, préféraient peut-être, dans certains cas, les mettre au service d'un dossier plutôt que d'un autre mais, en la matière, le juge d'instruction ou le parquetier ne peut faire qu'une chose : des rappels !
M. le Rapporteur : Vous vous êtes trouvé confronté à ce genre de situations ?
M. Jean-Pierre COUTURIER : Je n'ai pas, officiellement, été saisi de tels problèmes : je dis bien officiellement.
En revanche, je sais parfaitement que si certaines enquêtes ont pu avancer plus vite que d'autres, c'est tout simplement parce que les moyens étaient dirigés de leur côté plutôt que d'un autre...
N'oublions pas que, durant les années 1996-1997 - à partir du printemps 1997, le nombre d'attentats a largement diminué, ce qui mérite d'être souligné - tous les efforts demandés par les chefs de service de police ou de gendarmerie à leurs hommes étaient dirigés vers la lutte contre le terrorisme, même si, malheureusement, on ne voyait pas venir grand-chose au niveau du résultat.
Par voie de conséquence, certains dossiers étaient en attente. Lorsque je vous disais que la brigade financière du SRPJ d'Ajaccio, composée d'éléments de grande valeur était largement paralysée, ce n'était pas une critique adressée aux chefs de service, mais une constatation. Cette brigade financière était occupée à d'autres tâches, c'est-à-dire à travailler sur les dossiers terroristes, sur l'explosion de la veille, de l'avant-veille etc. C'était un problème grave car pour des raisons purement matérielles, on avait pratiquement délaissé tout un pan, toute une série d'investigations qui auraient pu être faites et s'avérer profitables dans l'avenir.
M. Roger FRANZONI : A titre personnel, j'ai vécu le cheminement d'une instruction puisque j'ai été victime d'un attentat. Vous me direz qu'il n'y a eu qu'un million de francs de dégâts - l'immeuble a failli s'écrouler mais, comme nous étions à l'intérieur, nous avons paré le danger. Un juge d'instruction a été saisi, une enquête ouverte et cela a duré deux ans. Au terme de ces deux années, j'ai reçu la visite de deux inspecteurs de police qui m'ont dit : " Alors maître Franzoni, vous avez des éléments à nous communiquer ? " et comme je leur répondais par la négative et les interrogeais sur ce qu'ils avaient pu découvrir de leur côté, ils m'ont dit : " On ne trouve rien ! " Au bout de deux ans, le dossier était vide ! Le juge d'instruction m'a convoqué pour me dire qu'il était obligé de prendre une ordonnance de non-lieu, quitte à reprendre l'affaire sur charges nouvelles ; on reprendra donc sur charges nouvelles d'ici vingt ou trente ans, on ne sait jamais... Voilà ! On n'avait certainement aucun intérêt à trouver...
Il faut que tout cela cesse ! Je sais, monsieur le procureur général, que vous n'êtes ni coupable, ni responsable mais enfin...
M. Jean-Pierre COUTURIER : Je ne mets pas le problème sur ce terrain !
M. Roger FRANZONI : Il faut changer de société !
M. Yves FROMION : Monsieur le procureur général, vous avez quitté la Corse en mai 1998...
M. Jean-Pierre COUTURIER : Très exactement le 24 mai 1998.
M. Yves FROMION : Le GPS a été créé en juin 1998 : est-ce que vous aviez entendu parler de ce projet de la gendarmerie au cours des entretiens que vous pouviez avoir tout naturellement avec les gendarmes, et vous semble-t-il que la création d'une unité spécialisée était une bonne réponse aux problèmes qui se posaient puisque, précisément, l'une des raisons de la vacuité des dossiers paraissait être le manque de formation ou de moyens des enquêteurs pour obtenir des renseignements ?
Par ailleurs, vous n'avez jamais eu affaire au préfet Bonnet ?
M. Jean-Pierre COUTURIER : Si, puisque M. Bonnet est arrivé juste après l'assassinat de M. Erignac et que j'ai quitté la Corse beaucoup plus tard...
M. Yves FROMION : Quelles étaient donc vos relations ?
M. Jean-Pierre COUTURIER : Nos relations étaient inexistantes. J'ai vu M. Bonnet quand il m'a rendu visite - il a rendu visite aux différentes personnes qui pouvaient être ses partenaires en Corse - et je l'ai revu à son dépôt de gerbe, c'est-à-dire à sa prise de fonction. Ensuite, je n'ai plus vu M. Bonnet.
M. Yves FROMION : Aviez-vous connaissance de la volonté qu'on lui prêtait de mener une enquête parallèle, c'est-à-dire de se livrer à des investigations hors du cadre judiciaire ?
M. Jean-Pierre COUTURIER : Je n'en ai pas eu connaissance officiellement et je n'ai pas même entendu de " ragots de couloirs " : rien, rigoureusement rien ! J'ai reçu la visite du lieutenant-colonel Cavallier une fois. Il m'a présenté sa mission à son arrivée et je ne l'ai pas revu par la suite. Donc, le GPS, je l'ai découvert, comme tous nos concitoyens, en lisant la presse.
Maintenant, puisque vous me posez la question plus générale de savoir ce que j'en pensais, je dirai, monsieur le député, que j'estime que la gendarmerie doit être employée là où elle compétente ! Les gendarmes peuvent faire un excellent travail quand on leur demande de le faire dans la configuration qui est la leur. Chacun son métier : le gendarme est un homme de brigade, un homme de terrain, un homme de police judiciaire s'il a été spécialisé mais le gendarme " classique " ne doit pas se substituer aux unités spécialisées telles que certaines unités de la police nationale ou de la gendarmerie nationale, je pense au GIGN, par exemple.
M. Yves FROMION : Oui, mais on ne peut pas dire que créer une espèce de mini GIGN sur place soit forcément contre nature. A côté des brigades de gendarmerie qui rencontrent tous les problèmes que vous évoquiez et compte tenu de la difficulté à remplir des missions en uniforme dans le maquis ou ailleurs, il n'est peut-être pas absurde de vouloir doter la gendarmerie de moyens un peu plus adaptés aux réalités du terrain...
M. Jean-Pierre COUTURIER : Je partage tout à fait votre sentiment. Il n'est pas hérétique, au plan des principes et de l'efficacité, d'envisager la création d'une unité spécialisée, à condition que cette unité soit bien formée, compétente et surtout bien encadrée. Mais je n'ai pas de jugement de valeur à porter sur cette unité-là puisque je ne l'ai pas connue.
M. le Rapporteur : M. Bonnet vous a-t-il, dès son arrivée, " abreuvé " d'articles 40 ?
M. Jean-Pierre COUTURIER : Les articles 40 étaient adressés aux parquets. Au départ, on ne pouvait pas parler d'inflation. On a vu effectivement arriver des dénonciations, ce qui pour nous, était une excellente chose !
M. le Rapporteur : Vous n'en aviez pas parlé avec lui ?
M. Jean-Pierre COUTURIER : Absolument pas ! Les seules conversations que j'ai eues avec M. Bonnet étaient de pure courtoisie.
M. le Rapporteur : A quoi l'attribuez-vous ?
M. Jean-Pierre COUTURIER : Je pense, d'abord, que M. Bonnet lorsque nous nous sommes rencontrés n'avait pas encore pris la mesure des problèmes auxquels il allait se trouver confronté et ensuite, que son interlocuteur naturel était le procureur de la République ! Je parle, bien entendu, de l'article 40. La dénonciation, sur la base de l'article 40, est pour nous une excellente chose et nous avons beaucoup regretté, en matière financière en particulier, que certaines administrations, qui peut-être auraient pu dénoncer...
M. le Rapporteur : En tant que procureur général, vous avez quand même la maîtrise de la définition de l'action publique.
M. Jean-Pierre COUTURIER : Bien sûr, absolument !
M. le Rapporteur : Dans ces conditions, il est assez difficile de comprendre que l'autorité préfectorale développant une pratique qui avait existé avant mais d'une façon plus mesurée, n'ait pas eu de discussions avec vous, ne serait-ce que pour vous tenir informé...
M. Jean-Pierre COUTURIER : Je crois que le préfet Bonnet - mais je ne peux pas parler en son nom - n'aimait peut-être pas tellement travailler avec l'autorité judiciaire... C'est possible, c'est une hypothèse.
M. le Président : Monsieur le procureur général, j'aurai encore deux questions.
Premièrement, vous avez défendu avec beaucoup de passion, ce qui vous honore, les magistrats du parquet. Faut-il en conclure que les magistrats du siège posent de réels problèmes ?
Deuxièmement, vous ne nous avez pas donné votre opinion sur " la guerre des polices ". Avez-vous le sentiment qu'elle existait et si oui, pouvez-vous nous en dire quelques mots ?
M. Jean-Pierre COUTURIER : J'ai défendu avec un brin de passion, je vous l'accorde, les magistrats du parquet parce que j'ai la conviction profonde, qu'à chaque fois qu'ils ont pu agir, ils l'ont fait et qu'ils l'ont fait en toute liberté !
Pour ce qui est des magistrats du siège, je n'avais aucune autorité sur eux : les pouvoirs d'un procureur général s'arrêtent à la porte d'un juge d'instruction !
M. le Président : Certes, mais sans avoir d'autorité, vous pouvez avoir une opinion...
M. Jean-Pierre COUTURIER : Globalement, je dirai, monsieur le Président, que certains magistrats du siège ont fait un travail important en Corse, en particulier dans un tribunal correctionnel où des décisions ont été rendues avec beaucoup d'efficacité, de rapidité et de vigueur. Je ne veux pas personnaliser, mais il est manifeste que l'un des tribunaux correctionnels qui, à une certaine époque n'était pas vraiment opérationnel et qui souffrait d'une vacance de présidence, a ensuite fait preuve d'efficacité grâce à l'arrivée d'un président qui a restauré une conduite des affaires correctionnelles digne du plus grand éloge. Les affaires y étaient réglées rapidement, les sanctions étaient courageuses ; cet homme était courageux et il n'était pas le seul !
Je n'ai donc aucune opinion péjorative sur les magistrats du siège sauf à l'égard de ceux qui, parfois, ont parlé de problèmes qu'ils ne connaissaient pas, en particulier quand ils déclaraient que le parquet général n'existait pas !
Pour ce qui est de " la guerre des polices ", monsieur le Président, vous savez très bien qu'elle a toujours existé partout, tout au moins c'est une idée que l'on a et qui a souvent été largement amplifiée.
En Corse, entre les enquêteurs, entre les officiers de police judiciaire, entre les hommes qui travaillaient sur le terrain, je n'ai pas vraiment le sentiment qu'il y ait eu de guerre, qu'il y ait eu des tiraillements. Si des tiraillements ont pu exister, il faut sans doute les rechercher à un niveau plus élevé de la hiérarchie. Je ne peux pas évaluer avec précision les dissensions qui ont pu exister. Ce que je sais, car j'ai pu le constater, c'est que les enquêteurs n'ont - passez-moi l'expression - jamais " saboté " un dossier relevant du service en face. Que certains chefs de service aient voulu jouer dans leur pré carré plutôt qu'aider le service voisin, c'est sans doute possible, mais je n'avais pas qualité pour le contrôler.
M. le Président : Je vous remercie, monsieur le procureur général, de votre contribution.
Audition de M. Bernard LEGRAS, procureur général de la cour d'appel de Bastia
(extrait du procès-verbal de la séance du mardi 21 septembre 1999)
Présidence de M. Raymond FORNI, Président
M. Bernard Legras est introduit.
M. le Président lui rappelle que les dispositions législatives relatives aux commissions d'enquête lui ont été communiquées. A l'invitation du Président, M. Bernard Legras prête serment.
M. le Président : Monsieur le procureur général, nous souhaiterions que vous nous décriviez la situation de la justice en Corse et notamment l'état de cette institution à votre arrivée sur place. Elle avait connu quelques mouvements, ou en tout cas des prises de position exprimées par des magistrats, qui avaient quelque peu troublé sur le territoire continental, voire en Corse, un certain nombre d'esprits.
Nous aimerions avoir des précisions sur la politique que vous avez mise en _uvre et savoir si elle relayée au niveau de l'ensemble de l'institution.
Nous avons eu l'occasion de nous rendre à Bastia et nous avons procédé à l'audition d'un certain nombre de vos collègues. Je ne vous cacherai pas que le sentiment des membres de la commission est mitigé. Ils ont relevé quelques problèmes et sans doute quelques failles dans la mise en _uvre d'une politique de rétablissement de l'Etat de droit.
Nous aimerions également savoir comment s'articulent vos fonctions avec celles des autres services chargés de la sécurité, notamment la police et la gendarmerie. Si les rapports entre ces services ne sont pas toujours faciles sur le continent, ils le sont encore bien moins en Corse. Par ailleurs, il faut souligner qu'une partie des affaires est traitée à l'échelon national : je pense à la DNAT, je pense aux juges antiterroristes, au parquet de Paris, 14ème section, qui intervient régulièrement en Corse.
Nous nous sommes rendu compte de l'inefficacité de la politique de prévention mise en _uvre et la preuve, si j'ose dire, en est apportée ces jours-ci puisque les attentats ont repris, mêlant sans doute les aspects politiques et les aspects liés à une forme de criminalité particulière à l'île.
Tel est un peu le cadre général dans lequel nous souhaiterions que vous vous exprimiez mais j'aimerais aussi que vous nous parliez, monsieur le procureur général, des tentatives de déstabilisation dont vous faites personnellement l'objet : j'ai lu récemment des informations concernant cette affaire dans laquelle vous êtes cité, qui relie l'île de la Réunion avec l'île de Corse et dans laquelle les services de gendarmerie semblent jouer un rôle particulier - c'est une question que je pose, étant entendu que je respecte évidemment la présomption d'innocence avec force, ce qui n'empêche pas que l'on s'interroge sur le fait de savoir comment tout cela peut arriver, pourquoi maintenant et là où vous êtes et s'il n'y a pas un lien imaginable entre ces tentatives de déstabilisation qui peuvent finir par ruiner l'action que mènent un certain nombre de fonctionnaires sur l'île... 
M. Bernard LEGRAS : Monsieur le Président, mesdames et messieurs les députés, j'ai effectivement pris mes fonctions à Bastia le 8 juin 1998 avec une mission très large d'étude et d'audit de la justice en Corse et avec l'engagement du garde des sceaux de mettre à la disposition de la justice, en Corse, des moyens nouveaux et efficaces pour lui permettre de sortir de l'ornière dans laquelle elle pouvait se trouver ou, en tout cas, dans laquelle la plupart des observateurs considéraient qu'elle se trouvait, sachant que, à mon sens, il y a eu un certain nombre d'exagérations ou de jugements d'une grande brutalité sur les institutions corses. Je pense en particulier au rapport, rédigé en septembre dernier sous la présidence de M. Glavany, qui avait porté sur la justice en Corse un jugement extrêmement dur et qui avait provoqué, au sein de l'institution, des mouvements divers et une cassure entre les magistrats originaires, fort peu nombreux d'ailleurs, et les autres, de telle sorte qu'il nous a fallu, avec le premier président et les chefs de juridiction, déployer un travail en profondeur de reconstruction psychologique d'un certain nombre de collègues qui n'avaient pas démérité.
Lorsque j'ai pris mes fonctions, j'ai naturellement essayé d'analyser l'état des juridictions. J'ai constaté qu'il y avait un certain nombre de blessures mal refermées et, en particulier, qu'un certain nombre de magistrats avaient mal vécu des conflits qui les avaient opposés aux magistrats spécialisés parisiens. C'était en particulier le cas de juges d'instruction qui avaient été dessaisis d'un certain nombre d'affaires au profit de Paris, dans des conditions qu'ils jugeaient brutales.
J'ai donc estimé qu'il s'agissait là d'une priorité et qu'on ne pouvait pas continuer à vivre sur ces blessures, les intéressés tenant en permanence des discours du style : " Nous avons beaucoup souffert et nous appartenons à un peuple qui a beaucoup souffert... ". Dans cette volonté de fermer les plaies, j'ai organisé, peu après mon arrivée, avec le procureur de la République de Paris qui s'est transporté en Corse et un certain nombre de collègues parisiens dont, notamment, M. Bruguière, une réunion qui s'est tenue sur une journée au cours de laquelle nous avons très librement échangé, évoqué ces difficultés passées et mis sur pied un protocole, en particulier un protocole procédural, concernant les saisines de la juridiction parisienne pour éviter toute hésitation et donc tout dysfonctionnement.
Ainsi, nous avons établi des critères très précis nous permettant de régler désormais ces problèmes de dessaisissement vers la juridiction parisienne sans douleur. Il faut savoir que cela se place dans le contexte des déclarations du ministre de la justice, Mme Guigou, qui a annoncé à son arrivée qu'il n'y aurait plus d'instructions dans les dossiers individuels ; donc les arbitrages qui, jusque là, étaient faits par le ministère de la justice lorsqu'il y avait conflit de compétence, ne pouvaient logiquement plus relever de l'administration centrale et il convenait que les magistrats chargés de l'action publique, à Paris et en Corse, mettent en place des critères et un protocole permettant à l'avenir d'éviter tout dysfonctionnement.
C'est ce qui a été fait et - je le dis d'une manière très sereine - depuis cette réunion, il n'y a pas eu le moindre problème entre les magistrats en fonction en Corse, et les magistrats parisiens sur ces questions de compétence en matière de terrorisme. Sur les événements récents, les arbitrages ont été réalisés sans délai, au niveau des parquets eux-mêmes, sans que les parquets généraux de Paris et de Bastia aient à intervenir.
Par conséquent, je considère qu'à ce niveau-là, des progrès ont été accomplis : je ne me prononce pas sur l'efficacité de la justice antiterroriste mais, notre législation prévoyant cette compétence concurrente entre la Corse et Paris, nous avons mis en _uvre un dispositif qui, désormais, nous permet d'éviter, au sein de l'institution tout conflit sur ce terrain.
Pour le reste, la commission Glavany, relayant ce qui se disait sur le terrain, avait constaté un spleen généralisé chez les magistrats corses et attribué cet état d'esprit un peu décadent à un manque de mobilité chez les magistrats en Corse et à une tendance, dans la magistrature, à s'incruster sur l'île.
J'ignore si, dans les documents que je vous ai adressés, j'ai précisé les choses, mais si je me réfère au dernier annuaire de la magistrature à notre disposition qui remonte à 1997, sur quinze magistrats qui étaient à l'époque en fonction à la cour d'appel de Bastia, treize ont quitté cette cour d'appel et ont été remplacés, ce qui revient à dire qu'il y a, aujourd'hui, en Corse, au niveau des magistrats, un turn over très supérieur à celui que l'on enregistre au plan national.
Certes, il existe, comme partout, un certain nombre de magistrats, en particulier - n'y voyez aucun sexisme de ma part - des femmes, dont le conjoint exerce en Corse des activités ne leur permettant pas d'être mobiles, qui sont donc également peu mobiles, mais cela correspond à la situation générale de la magistrature.
En revanche, tous les magistrats qui exercent des fonctions de responsabilité, tous les magistrats qui exercent des fonctions d'action publique ou d'instruction tournent beaucoup plus vite qu'ailleurs. Je signalerai, à cet égard, un mouvement récent qui, pour nous, est encourageant. Lorsque je suis arrivé en Corse, j'ai demandé à la Chancellerie de me faire un listing des candidatures : sur certains postes, les états étaient néants, ce qui revient à dire qu'à la mi-1998, nous n'avions pas de candidats pour l'exercice de certaines fonctions en Corse et il en ressortait en particulier - il faut être clair - que les magistrats corses appartenant à la " diaspora " pour reprendre une appellation traditionnelle, ne veulent pas revenir exercer leurs fonctions en Corse.
Depuis quelques mois, la tendance s'inverse : nous avons aujourd'hui, pour la plupart des fonctions, qu'il s'agisse des fonctions de parquet ou des fonctions d'instruction, des candidatures multiples, ce qui permet au niveau du ministère et au niveau du Conseil supérieur de la magistrature, d'opérer de vrais choix et notamment d'innover en définissant des profils de poste et en choisissant pour lesdits postes des candidats adaptés !
Mon effort a consisté aussi à permettre aux magistrats qui voulaient quitter l'île de le faire dans de bonnes conditions car l'immobilisme qui était dénoncé tenait aussi au fait que la chancellerie, à l'époque, ne voulait pas tenir compte de la situation particulière dans laquelle s'étaient trouvés ces magistrats et entendait les traiter à égalité avec ceux qui avaient exercé leurs fonctions à Limoges ou à Bourg-en-Bresse. On leur opposait donc les mêmes objections qu'aux magistrats continentaux. J'ai plaidé pour que l'on instaure un contrat de carrière avec les magistrats voulant exercer en Corse, afin qu'ils puissent ensuite quitter l'île dans des délais raisonnables et des conditions correctes. Je pense que c'est une idée qui est en train de s'imposer et, depuis un certain temps, les magistrats quittent la Corse dignement : le dernier exemple en date est celui de M. Vogt, procureur de la République de Bastia, qui est parti pour occuper la fonction de procureur de la République à Pointe-à-Pitre, poste qui correspondait à ses desiderata. Je tente actuellement de négocier pour que les magistrats qui ont exercé leurs responsabilités dignement pendant un temps suffisant puissent repartir dignement sur le continent : je pense que c'est là une condition sine qua non de l'évolution des mentalités au sein de la magistrature locale.
Par ailleurs, j'ai constaté en arrivant, qu'il avait pu y avoir des difficultés dans les relations entre les magistrats et leurs partenaires naturels que sont les avocats et les services de police et de gendarmerie.
Pour ce qui me concerne, je peux uniquement parler ici, surtout sous serment, soit de ce que j'ai constaté depuis mon arrivée, soit sur la base des archives que j'ai pu consulter.
Il m'a été indiqué - comme à vous sans doute - qu'à une certaine époque, les services de police ou de gendarmerie avaient refusé, par exemple, d'exécuter des commissions rogatoires de magistrats instructeurs et que cela avait provoqué des réactions très dures de la part de la magistrature locale.
Depuis mon arrivée, cela ne s'est jamais produit et je n'ai pas trouvé dans mes archives de rapports faisant état d'incidents à ce sujet. Il n'empêche que ces informations étaient vécues par les magistrats comme une réalité et que j'en ai donc tenu compte. Je me suis ainsi efforcé, avec les deux procureurs, de rétablir des rapports normaux, des rapports de confiance avec les services de police et de gendarmerie.
Pratiquement en même temps que moi, à quelques semaines près, sont arrivés le nouveau patron de la police judiciaire, M. Veaux et le colonel Mazères, nouveau commandant de légion. Je dois dire que, très rapidement, j'ai trouvé avec l'un et l'autre un terrain d'entente : étant d'accord sur l'essentiel, nous avons mené, aussi bien avec M. Veaux qu'avec le colonel Mazères, des actions concertées pour rétablir ce climat de confiance entre les magistrats, la police et la gendarmerie.
Effectivement, on peut, aujourd'hui, lorsque l'on examine le fonctionnement des services de police en Corse, comme vous l'avez dit, monsieur le Président, avoir des réactions négatives : je proposerai à la commission de relativiser les choses en comparant, en particulier en matière de banditisme et en termes d'efficacité des SRPJ, ce qui se passe en Corse et ce qui se passe dans des régions touchées par une délinquance très forte. Si vraiment on souhaite relativiser, je pense qu'il conviendra d'appréhender la situation corse avec moins de dureté ou de pessimisme... 
Je dirai que M. Veaux, en particulier, est un fonctionnaire de qualité, très motivé, qui a trouvé une situation extrêmement difficile mais qui, en un peu plus d'un an, a déjà obtenu des résultats considérables.
D'abord, il a dû gérer un problème lancinant bien qu'il n'y en ait aucune trace - soit qu'elles n'aient jamais existé, soit qu'elles aient disparu dans le cadre d'une psychose-perquisition qui a pu s'installer à un moment donné - je veux parler du problème des fuites qui était considéré comme un problème majeur au sein du SRPJ d'Ajaccio.
M. Veaux, tout en ménageant les susceptibilités - j'y reviendrai dans un instant - a mis en place un dispositif de verrouillage, d'étanchéité des services qui fait que, depuis de longs mois maintenant, il n'est plus question de fuites au départ du SRPJ. Il y a eu, depuis mon arrivée en Corse, un seul exemple de fuite : la transmission, à l'évidence au départ du SRPJ, de photocopies concernant une affaire de banditisme. L'auteur des faits a été confondu : il s'agit d'un fonctionnaire d'exécution, un agent de catégorie C, qui avait agi ainsi pour rendre service, apparemment à un proche. Une information est ouverte ; l'intéressé a été incarcéré dans un premier temps et se trouve, aujourd'hui, sous contrôle judiciaire.
Il y a eu, par ailleurs, une seconde affaire d'interpellation d'un fonctionnaire du SRPJ d'Ajaccio par le SRPJ de Marseille, mais dans le cadre d'une procédure concernant les activités de l'intéressé lorsqu'il était en poste à Marseille. Par conséquent, la PJ a fait un gros effort à ce niveau !
Ensuite, comme dans la magistrature d'ailleurs, il y avait une cassure qui existait entre les Corses et les non Corses, qui s'accompagnait d'un affichage de défiance à l'égard des fonctionnaires originaires de l'île alors que, objectivement, la plupart d'entre eux n'avaient jamais fauté.
Pour faire face à ce problème, M. Veaux a joué la carte de la confiance avec ses fonctionnaires et il a rétabli, au sein du service, un climat normal, ce qui a d'ailleurs permis à la PJ d'obtenir un certain nombre de résultats - on exploite les échecs mais on parle peu des réussites - en particulier l'arrestation d'un nommé Cadillac, en fuite depuis de longues années alors que des moyens exceptionnels avaient été mis en place. Il a été interpellé, à la suite d'une opération de surveillance particulièrement bien menée, par une équipe de fonctionnaires originaires qui auraient peut-être souhaité qu'à la suite de cette victoire on leur rende hommage de manière un peu plus appuyée.
Enfin, la PJ a voulu donner aux magistrats des moyens d'enquête adaptés, ce qui, il faut bien le dire, n'était pas le cas jusque là : les portefeuilles de la PJ étaient enflés et les affaires ne sortaient pas !
Pour remédier à cette situation, M. Veaux a obtenu le renforcement de l'antenne PJ de Bastia et surtout, il a obtenu de sa direction centrale que, très régulièrement, des fonctionnaires SRPJ du continent soient détachés en Corse pour de courtes périodes et travaillent en renfort, en particulier, sur les affaires économiques et financières. Très régulièrement le parquet général habilite donc ces renforts qui viennent pendant un certain temps traiter des affaires sur l'île.
On en mesurera les résultats à terme parce qu'on ne peut pas gérer de tels dossiers en quelques semaines, ni même en quelques mois - je ne vais pas revenir sur le temps judiciaire qui a provoqué tant de débats. D'ailleurs, le problème auquel nous allons nous trouver confrontés d'ici quelque temps sera un problème d'embouteillage, puisque toutes ces affaires, ayant été lancées en même temps, vont arriver à maturité en même temps, ce qui veut dire qu'il va nous falloir gérer un audiencement qui risque d'être relativement difficile.
Je pourrais parler encore longtemps de la PJ, mais je vais passer à la gendarmerie nationale.
Je voudrais dire, encore une fois, que les rapports de la justice avec le colonel Mazères ont été des rapports de confiance jusqu'à la fin.
Le colonel Mazères a obtenu, grâce à des soutiens extérieurs, certes, le renforcement de ses structures avec, en particulier, ce qui pour nous a été fondamental, le renforcement considérable de la section des recherches régionale de gendarmerie et, notamment l'affectation, au sein de cette unité, de spécialistes de la matière économique et financière ainsi que la création, à Bastia, d'une antenne de cette même section. C'est cette section des recherches qui, actuellement, gère le dossier du Crédit agricole qui est un dossier massif...  La gendarmerie a beaucoup investi en moyens matériels et humains sur ce dossier : si elle n'avait pas consenti cet effort, il est indéniable que l'affaire n'aurait pas pu être traitée.
Je mentionnerai également la création du GPS dont on a également beaucoup parlé. On l'a beaucoup dénigré et on en a fait in fine un groupe d'assaut aux activités essentiellement clandestines alors que, là encore, je crois qu'il faut appréhender les choses sereinement et d'une manière objective... 
La création de ce GPS était justifiée par la situation particulière de la Corse ! J'en donnerai un simple exemple : les arrestations que l'on doit opérer, aussi bien en matière de droit commun qu'en matière économique et financière ne se déroulent pas toujours très facilement en Corse et, lorsque l'affaire du Crédit agricole a commencé, les premières interpellations ont été réalisées dans des conditions aberrantes et véritablement fantasmagoriques : je me souviens, alors que je n'étais pas encore en Corse mais que j'y arrivais, m'être trouvé dans un avion et avoir entendu l'avion tout entier s'exclamer lorsque les actualités ont présenté les conditions de l'interpellation de l'un des premiers mis en examen dans cette affaire parce que, pour interpeller un seul individu, on avait déployé l'équivalent de deux escadrons de gendarmerie en tenue de combat.
Le GPS mis à la disposition de la section des recherches de la gendarmerie, a permis ensuite d'opérer toutes les interpellations dans des conditions de grande dignité et de grand professionnalisme.
Je citerai un autre exemple concernant le GPS - je ne veux pas me faire l'avocat du GPS, d'autant que je suppose que vous n'attendez pas cela de moi...  Mais il faut être objectif ! : lors de la tentative de destruction légale de la paillote appartenant à M. Gaggioli sur la plage Mare et Sol , le 9 avril 1999, il y a eu de nombreux incidents, une opposition violente, des interventions désordonnées de-ci, de-là. Les choses auraient pu dégénérer et le problème a été géré sur le terrain, en l'absence totale de l'autorité administrative, par le procureur de la République d'Ajaccio, avec le GPS, et en particulier avec le capitaine Ambrosse qui a fait preuve d'une parfaite maîtrise et qui a permis d'éviter que la situation ne se dégrade... 
Pour le reste, nous avons découvert, ensuite, avec stupeur, que cette unité qui, encore une fois, avait son utilité en Corse et dont la création n'était pas aberrante, avait été utilisée d'une manière souterraine, contrairement aux règles de droit. Cela étant je crois qu'il ne faut pas nier l'efficacité de cette structure pendant les mois durant lesquels elle a fonctionné, pour partie au moins, dans le respect des règles procédurales et démocratiques.
Par conséquent, aussi bien avec le SRPJ qu'avec la section des recherches, un travail en profondeur a été accompli pour rétablir des rapports de confiance entre les magistrats, la police et la gendarmerie. Le rétablissement de ces rapports de confiance passait naturellement par une meilleure efficacité de ces services et je pense qu'à ce niveau, des résultats ont été obtenus.
M. le Président : Je vais vous faire part d'une réaction à chaud, monsieur le procureur général : quand on auditionne un certain nombre de témoins, on a le sentiment, à les écouter que " tout baigne ", si vous me permettez cette expression. Seulement quand on va sur le terrain et que l'on prend la mesure de l'efficacité des différents services, on prend conscience de l'existence d'un décalage considérable.
Je vais préciser ma pensée : concernant les attentats et le terrorisme, quels sont les résultats obtenus par la justice et les services de sécurité ? J'ai cru comprendre qu'ils étaient quasiment nuls, et cela pour des raisons qui ne sont pas uniquement liées à l'inefficacité des services mais qui tiennent aussi au contexte, à l'omerta, à l'impossibilité d'obtenir des renseignements...  Quoi qu'il en soit, il est évident qu'on est dans un cercle un peu vicieux et que si l'on ne condamne pas les terroristes, on n'incite pas les témoins à déposer et à faire part de ce qu'ils savent sous peine d'avoir quelques problèmes personnels.
Le discours que vous tenez ne correspond pas tout à fait à ce que nous avons pu observer jusqu'à présent. Vous parlez d'un GPS professionnel : bien, mais quand même jusqu'à un certain point : est-ce que des professionnels s'amusent à se comporter comme l'a fait le GPS, ou un certain nombre de ses membres, en allant de nuit - même si la présomption d'innocence pèse, il y a des aveux et des déclarations qui ont été faits et il ne s'agit pas, non plus, de tourner autour du pot - incendier une paillote ? Est-ce que, si les services de sécurité fonctionnaient aussi bien que cela, si la justice fonctionnait aussi bien que cela, l'arrestation des assassins du préfet Erignac ne se serait pas produite plus précocement que cela n'a été le cas dans la réalité ? Comment se fait-il que la justice, à travers les cheminements Corse-Paris et les juges antiterroristes qui se voient communiquer un certain nombre de renseignements concernant ces assassins, ne les aient pas exploités pendant plusieurs mois ?
Quand on entend des responsables de police de haut niveau, - et nous en avons entendus - mettre en cause directement un certain nombre de personnages, personnellement - vous connaissez sans doute, monsieur le procureur général, l'affrontement entre M. Marion et M. Dragacci - et se livrer à des règlements de comptes, c'est assez lamentable ! Je ne parle pas de l'opinion émise, en Corse même, par un certain nombre de témoins sur M. Marion.
Quand vous nous dites que tout va bien avec les magistrats parisiens, je suis quand même obligé de vous dire que tout va sans doute bien entre vous et eux, individuellement, mais qu'entre eux, ce n'est pas vraiment le cas : entre M. Thiel et M. Bruguière ce n'est pas " le grand amour " comme on dit de manière un peu populaire... 
Par conséquent, est-ce que cette présentation des choses, que vous-même faites de bonne foi, j'imagine, et sous serment donc avec sincérité et conviction, ne met pas en lumière un décalage entre cette vision et la réalité telle qu'on peut la vivre quand, comme nous, on approche ce problème sans forcément le connaître au départ et que l'on découvre des choses qui paraissent invraisemblables ?
Je vous fais part de cette réaction un peu forte, monsieur le procureur général, pour bien montrer que, si je comprends qu'il y ait des discours lénifiants de la part des ministres - ils ont tous été pareils devant nous et s'accordaient à dire que tout allait bien ; à gauche comme à droite, il n'y avait pas de problème, on maîtrisait le sujet, on allait y apporter une solution qui d'ailleurs était déjà en route et on nous citait des statistiques qui ne présentaient pas le moindre intérêt car, mélangeant tout, elles pouvaient faire croire ce que l'on voulait alors qu'il y a une différence de nature évidente entre le voleur de poules et le poseur de bombes... - je ne m'explique pas, en revanche, qu'un tel décalage entre le discours et la réalité puisse se produire ailleurs.
M. Bernard LEGRAS : " Discours lénifiants ", dites-vous, de la part des responsables, discours lénifiants généralisés et coupure totale entre ces responsables et les responsables nationaux, les observateurs avisés, les observateurs honnêtes... 
J'apporterai, si vous le permettez, quelques rectificatifs pour essayer d'atténuer le choc de cette appréciation.
D'abord, je suis procureur général à Bastia et ce n'est pas moi mais vous, législateur, qui avez décidé de créer, en matière de terrorisme, une concurrence entre Paris et la Corse. C'est-à-dire que c'est vous, législateur, qui avez décidé de priver le juge naturel de ses prérogatives en la matière et donc, en magistrat honnête, je suis l'orientation donnée par le législateur. Au fur et à mesure que s'est mise en place cette structure, il a été décidé que Paris aurait compétence exclusive en matière d'attentats politiques parce que, d'une part, il était opportun de centraliser ces affaires et de les confier à des spécialistes qui pourraient donc avoir une approche globale de ces dossiers et que, d'autre part, il apparaissait utile de dépayser ces procédures pour des raisons de sécurité car il semblait difficile de les gérer, en particulier avec des détentions, en Corse.
Par conséquent, lorsque je vous dis que tout va bien, je ne vous dis pas que ce système fonctionne bien et j'ai moi-même précisé que je ne me prononçais pas sur son efficacité. Ce que je vous dis, c'est qu'en tant que responsable de l'action publique en Corse, en l'état de ce système tel qu'il fonctionne aujourd'hui - et vous avez la possibilité, à tout moment, vous législateur, de le modifier - on m'a demandé - et j'ai compris que c'était une priorité - de faire en sorte qu'il n'y ait pas de heurts entre la justice corse et la justice parisienne. J'ai donc fait en sorte que des règles très claires de saisine soient mises en place pour éviter tout dysfonctionnement. Ce que je vous dis, c'est que je suis parvenu à ce résultat et qu'il n'y a pas eu le moindre problème entre les magistrats en fonction en Corse et les magistrats en fonction à Paris depuis le mois de juillet 1998.
C'est tout ce que je peux vous dire et là, je le précise, ce n'est pas lénifiant, c'est une réalité. Je ne pense pas que dans les auditions que vous avez pu réaliser, on vous ait signalé, depuis le mois de juillet 1998, des problèmes de dysfonctionnement entre les magistrats de Corse et ceux de Paris... 
C'est un premier point !
Par ailleurs, dans le rapport Glavany - je suis désolé d'y faire encore référence, mais les rapports d'enquête parlementaire, lorsqu'ils sont publiés, provoquent souvent des réactions extrêmement dures et je pense que j'aurai donc à gérer, de nouveau, dans les prochaines semaines, un certain nombre de problèmes.
M. le Président : Nous tiendrons le plus grand compte de ce que vous nous avez dit sur le rapport Glavany.
M. Bernard LEGRAS : ... donc, dans le rapport Glavany, il était écrit, et c'est ce que vous reprenez d'une certaine manière, que ces histoires d'omerta et autres n'étaient finalement que des alibis que la justice et les services de police et de gendarmerie mettaient en avant pour justifier leur inefficacité : je trouve qu'il s'agit d'une approche qui ne tient pas compte des réalités locales !
Les spécificités corses sont, à certains moments, des spécificités exceptionnelles, extraordinaires. Cette loi du silence, en particulier, constitue pour nous une difficulté qui est le problème numéro un. J'ai préparé un rapport sur la justice criminelle en Corse, dont je crois vous avoir adressé un exemplaire, qui n'est pas définitif mais qui contient, notamment sur le problème de la loi du silence, un certain nombre d'analyses qui me paraissent utiles et je souhaiterais qu'éventuellement la commission en tienne compte.
La loi du silence est tout à fait généralisée en Corse ! Il est impossible, aujourd'hui, aux services de police et de gendarmerie, en amont de l'acte, d'obtenir du renseignement. Les services de police et de gendarmerie n'ont pas accès aux renseignements et il leur est impossible, en aval, après commission des faits, d'obtenir le moindre témoignage. Je ne bêtifie pas : vous verrez, à travers les analyses qui ont été faites sur la délinquance criminelle en Corse au cours des dix dernières années, que le taux de criminalité par habitant, en matière de crime de sang, est quatre à cinq fois supérieur à la moyenne nationale et que le taux d'élucidation est infiniment inférieur à la moyenne nationale.
Est-ce que c'est la conséquence de l'inefficacité des policiers, des gendarmes, des magistrats ou est-ce que c'est le résultat d'un certain nombre de pesanteurs sur lesquelles nous n'avons aucune prise ? Je pense qu'il faut se poser la question et, là encore, on peut, je peux m'adresser au législateur...  Le parti a été pris de traiter le problème corse comme un problème non spécifique, d'appliquer en Corse les lois de la République sans aucune adaptation : dont acte, mais encore une fois, les lois qui s'avèrent adaptées à la Haute-Vienne, à la Corrèze, à la Dordogne, sont peut-être difficilement applicables à une situation comme celle que nous connaissons.
Par conséquent, les services de police et de gendarmerie sont désarmés : ils n'ont pas de renseignements, ils n'ont pas de témoignages... 
Lorsque, par miracle, un témoin accepte de déposer, dans la grande majorité des cas, il se rétracte. Lorsque, par bonheur, on parvient à pousser l'affaire jusque devant une juridiction criminelle, il est aujourd'hui pratiquement impossible de composer un jury de jugement. La session de la cour d'assises de Haute-Corse s'est ouverte hier, l'audience a été ouverte à quatorze heures. A vingt heures, - lorsque je partais pour vous rejoindre -, la présidente était en train de se battre et de poursuivre des jurés suppléants pour parvenir à composer un jury de jugement parce que, au cours de cette session, il y a une affaire qui concerne un Corse.
Il est donc pratiquement impossible aujourd'hui de juger en Corse des affaires criminelles concernant des Corses. En revanche, lorsque sont en cause des non Corses, il n'y a aucun problème ! Les deux dernières sessions d'assises en Haute-Corse et Corse-du-Sud, au cours desquelles on a jugé des personnes non originaires - je ne préciserai pas leur origine mais certaines origines favorisent aussi la liberté d'action - se sont déroulées sans le moindre problème et j'ajoute que les jurés se sont déclarés très fiers d'avoir pu faire leur devoir ! A partir du moment où sont en cause des personnes originaires de l'île, on ne peut plus juger d'une manière sereine !
Donc, certains de mes prédécesseurs avaient envisagé la généralisation de la procédure de dépaysement. Chaque fois qu'est envisagé un dépaysement, nous avons sur le terrain des réactions extrêmement violentes non seulement des avocats mais également de tout le corps social. Le dépaysement est considéré comme une atteinte à l'honneur de la Corse, un atteinte au peuple corse : il faut que les Corses puissent juger eux-mêmes leurs affaires... 
M. Robert PANDRAUD : Il y a des procès qui ont été dépaysés et qui ne se sont pas mieux passés : je pense à Dijon... 
M. Bernard LEGRAS : On en a dépaysé six en dix ans et à Dijon, cela ne s'est pas très bien passé... 
Donc, on nous demande, en Corse, de gérer les affaires criminelles comme ailleurs, et nous obtenons les résultats que nous obtenons. Ce n'est pas un problème d'efficacité des magistrats, des policiers ou des gendarmes : si nous avons un taux d'acquittement cinq, six, voire neuf fois supérieur au taux d'acquittement national, ce n'est pas la faute des magistrats, ce n'est pas la faute des gendarmes, ce n'est pas la faute des policiers... 
Donc, considérer que ces pesanteurs extrêmement lourdes et incontournables ne sont que des alibis mis en avant par les responsables locaux d'une manière lénifiante pour justifier leur incapacité ne correspond pas, selon moi, à une approche juste de la situation et je ne vous ai cité qu'un exemple mais je pourrais en prendre de très nombreux.
Maintenant, sur les dysfonctionnements qui ont affecté les rapports entre les magistrats parisiens entre eux, entre les services de la DNAT et les services de gendarmerie, je vous répondrai : qu'y puis-je ?
M. le Président : L'essentiel est que vous ne les contestiez pas !
M. le Rapporteur : Vous les avez constatés ?
M. le Président : Vous les avez constatés comme nous ?
M. Bernard LEGRAS : Je les ai constatés, mais comme vous, c'est-à-dire en lisant tous les matins la presse nationale et en écoutant un certain nombre d'interventions.
M. le Président : Excusez-moi de vous avoir interpellé de manière un peu forte sur la gendarmerie mais vous nous avez parlé de l'utilité de créer un GPS, une structure spécialisée adaptée à la situation en Corse - tout cela nous a été dit puisque l'on est parti de ce qui existe dans les territoires et départements d'outre-mer en le qualifiant différemment -du professionnalisme de ces gens, du colonel Mazères en qui vous aviez toute confiance...  Tout cela a fini de telle sorte qu'il est permis de s'interroger sur le fait de savoir si la confiance que l'on avait en eux, à la fois quant à leur professionnalisme et à leur comportement, était justifiée.
M. Bernard LEGRAS : Je répondrai encore une fois sans langue de bois, d'une manière tout à fait directe et sereine en termes de jeu normal des institutions.
A la suite de ce qui s'est passé, un certain nombre d'interlocuteurs et de décideurs m'ont interviewé en me demandant quelles seraient, à mon avis, les mesures qui pourraient être prises pour éviter la réitération de ce genre de dérives, chacun proposant telle mesure, telle commission, tel comité, telle usine à gaz... 
Moi, ma position est tout à fait claire : si l'on veut éviter le renouvellement de ce genre de dérives, il n'y a qu'une solution qui est le jeu normal des institutions ! Il faut que chacun tienne sa place et joue son rôle à la place qui est la sienne.
J'aborde, à cet égard, une question précise parce que je sais qu'une autre commission qui va s'intéresser à moi dans quelques jours s'attache beaucoup à cet aspect des choses : les relations entre l'autorité judiciaire et l'autorité administrative en Corse durant cette période.
Avant tout, je tiens à dire que, là aussi, il y a eu beaucoup d'exagérations et de caricatures. A mon arrivée, j'ai constaté que, d'une manière évidente, il y avait une immixtion de l'administratif dans le judiciaire et que, là aussi certainement en toute bonne foi et dans le souci de bien faire, l'autorité administrative à l'époque considérait que, d'une certaine manière, le judiciaire faisait partie de son domaine normal d'intervention, compte tenu des spécificités de la situation locale.
L'autorité administrative, le préfet de l'époque, souhaitait en quelque sorte avoir, à côté d'un préfet adjoint pour la sécurité, un préfet adjoint pour les affaires judiciaires. Cela s'est traduit par un certain nombre de choses et en particulier par le fait que l'autorité administrative privilégiait la gendarmerie et se tenait très régulièrement informée - et quand je dis très régulièrement c'est au jour le jour - de l'évolution des affaires qu'elle avait initiées d'une certaine manière avec la pratique, sui generis ou, peut-on dire, adaptée à la situation locale, de l'article 40 du code de procédure pénale.
Mon souci a été de faire comprendre à l'autorité administrative que son approche n'était peut-être pas conforme aux règles de fonctionnement normal des institutions. Dans un premier temps, j'ai tenté de procéder de manière pédagogique et discrète mais, devant certaines manifestations qui ont été à la limite du folklore, j'ai dû, dans un second temps, me placer également sur le terrain médiatique pour essayer de rétablir les équilibres.
S'agissant - et j'insiste sur ce point - de la délinquance locale demeurant de la compétence de l'institution judiciaire locale, à partir du 15 septembre 1998, les choses étaient rentrées dans l'ordre : à compter de cette date, il n'y a plus eu immixtion de l'administratif dans le judiciaire.
Sur des procédures échappant au contrôle de l'institution judiciaire locale, confiées à l'institution judiciaire parisienne, ce contrôle n'a peut-être pas été le même et certaines dérives ont alors pu se pérenniser.
Je parlais de jeu normal des institutions ! Chaque jour, chaque après-midi, pratiquement, le colonel de gendarmerie participait, à la préfecture de région, à des réunions de travail et de réflexion au cours desquelles la chose judiciaire était en permanence au centre des débats. Au cours de ces réunions, se sont certainement créées des relations que je ne pouvais pas maîtriser mais je répète que si l'on respecte le jeu normal des institutions, si chaque structure reste dans le cadre strict de ses prérogatives, on évitera bien évidemment le renouvellement de ce type de dérives. Je dois dire d'ailleurs qu'avec la préfecture de Haute-Corse, il n'y a jamais eu le moindre problème et que les " articles 40 " ont été gérés d'une toute autre manière !
Sur ce dernier point, je peux affirmer qu'à aucun moment, contrairement à ce qui a été dit, la justice n'a voulu refuser ou contester l'utilisation de l'article 40 du code de procédure pénale. Depuis que j'exerce ce beau métier, je me bats justement pour obtenir l'application de cet article, car il n'est absolument pas utilisé sur le reste du territoire national !
Ce que j'ai dénoncé d'une manière vigoureuse, c'est son utilisation médiatique. En effet, pour un certain nombre d'affaires, et d'affaires de première importance, j'ai découvert qu'il était fait application de l'article 40 en lisant, le matin, Libération, Le Monde, Le Figaro, voire Le Journal du dimanche, les parquets n'ayant été destinataires des mêmes éléments que dans un deuxième temps. Mon combat de l'époque - parce qu'il y a effectivement eu un combat sur ce terrain - a été d'obtenir la fin de cette médiatisation car on a ainsi jeté en pâture à l'opinion publique locale et nationale un certain nombre de noms, de noms d'élus en particulier, pour s'apercevoir avec le recul que ces mises en cause n'étaient pas justifiées ou que, du moins, ces mises en cause devaient être très largement nuancées. Or, compte tenu de l'état actuel des enquêtes engagées, il s'avère que dans un nombre très important de ces dossiers il y aura, ou il y a déjà eu, classement sans suite ou non-lieu : il n'empêche que le mal a été fait, que les intéressés se sont trouvés brutalement jetés en pâture à l'opinion publique et que cela a alimenté tout un discours populiste et démagogique sur lequel, naturellement, les mouvements clandestins, aujourd'hui, bâtissent l'essentiel de leur argumentation.
Pour me résumer, je dirai que, s'agissant de l'article 40, je suis tout à fait demandeur, et les parquets avec moi, mais que, pour ce qui est de son utilisation à des fins médiatiques - pédagogiques disait-on -, je considère qu'elle a été très dangereuse et qu'elle a produit des effets extrêmement néfastes.
M. le Président : Je crois avoir compris votre propos, monsieur le procureur général, mais vous allez nous dire s'il est exact ou non, que les relations que vous entreteniez avec M. Bonnet étaient assez exécrables et que vous aviez des approches différentes des questions - il ne s'agit pas de savoir qui avait tort ou raison mais simplement d'examiner les faits. Est-ce que cela ne compliquait pas encore la lisibilité de la politique mise en _uvre que d'avoir ces affrontements médiatiques ? Vous avez notamment évoqué l'article 40 et je comprends bien que vous ayez eu à vous plaindre de son utilisation trop médiatisée, mais il n'empêche que l'affaire du Crédit agricole, un certain nombre de dossiers financiers, sont venus à jour grâce à cela. Quand on est préfet de Corse et que l'on arrive dans un département ou dans une région où l'on se rend compte que, jusqu'alors, personne n'a jamais bougé pour essayer de faire avancer des dossiers qui, manifestement, auraient mérité l'attention de la justice, n'y a-t-il pas là de manière sans doute un peu exagérée - je ne cherche pas prendre la défense de M. Bonnet - une réaction normale de la part d'un fonctionnaire qui doit accomplir jusqu'au bout la mission qui lui a été confiée ?
M. Bernard LEGRAS : Je précise à nouveau que nos rapports n'ont jamais été exécrables - c'est là une fabrication médiatique - et que j'avais des rapports tout à fait normaux avec M. Bonnet !
M. le Président : Il ne s'agit pas seulement d'allégations médiatiques : c'est ce qu'il nous a dit !
M. Bernard LEGRAS : En fait, on a présenté nos rapports comme ceux de deux coquelets en rivalité dans un poulailler. Il ne s'agissait pas du tout de cela mais d'un problème de conception de l'action de l'Etat en Corse et, pour ce qui me concerne, de l'action de la justice. Lorsque l'on m'a demandé si j'acceptais ce poste, on ne m'a pas proposé un poste de préfet adjoint pour les affaires judiciaires, ni un poste de colonel de la légion étrangère : j'aurais refusé l'un et l'autre. On m'a proposé un poste de procureur général en me disant qu'il y avait un travail de restructuration et un travail sur la justice et sa crédibilité. C'est donc ce poste que j'ai accepté et j'ai limité mes interventions extérieures au strict minimum pour rétablir un certain équilibre qui avait été complètement brisé.
Je n'en citerai qu'un exemple.
Je vous parlais, tout à l'heure, de cette réunion qui s'est tenue à Bastia entre les magistrats parisiens et les magistrats corses pour établir, pour l'avenir, des relations normales. Il ne s'agissait pas d'une initiative pédagogique, ni folklorique, ni médiatique de ma part. C'était une action que nous avions longuement préparée avec le procureur de la République de Paris, pour permettre à l'avenir aux deux institutions corse et parisienne, encore une fois, de fonctionner d'une manière normale. Nous voulions tenir cette réunion en Corse pour des raisons symboliques afin de prouver que l'on pouvait travailler normalement en Corse et non pas, encore une fois, pour monter une opération folklorique.
Il y a eu des fuites et la presse a annoncé cette opération.
Le soir même, sur FR3, M. Bonnet, à propos de cette réunion, parlait de " non-événement " et de " bulle de l'été ", discréditant ainsi cette initiative qui était à vocation exclusivement interne et qui, n'associant que des magistrats à l'exclusion de fonctionnaires de police et de gendarmerie, ne répondait pas à une volonté de la justice d'apparaître en phase de reconquête de quoi que ce soit : c'était une réunion de magistrats entre eux !
A la suite de ces déclarations, logiquement, on est venu me demander ce que je pensais de la " bulle de l'été " et du " non-événement ". Je ne pouvais pas dire que j'appréciais l'humour de M. Bonnet et que, finalement, son analyse, au nom de l'image lisse de l'Etat, était la bonne approche. J'ai donc pris mes distances par rapport à cette appréciation.
M. le Président : Et vous avez sans doute ouvert une enquête pour savoir d'où venait la fuite puisqu'apparemment c'était un magistrat qui avait parlé.
M. Bernard LEGRAS : Mais les faits ont peut-être été commis en-dehors de mon ressort...
M. le Président : Je suis sans doute dur à votre égard mais je suis un peu las d'entendre sans cesse le discours qui consiste à renvoyer la responsabilité au législateur. Le législateur assume pleinement les responsabilités qui sont les siennes et je vais vous dire pourquoi : lorsque le législateur a décidé de confier à des sections spécialisées la lutte contre le terrorisme, je crois qu'il a fort bien fait et c'était à une époque où l'on parlait d'autres terrorismes que le terrorisme corse : il y avait le terrorisme basque, international, islamiste, etc...  Pour autant, le législateur lorsqu'il en a ainsi décidé, ne vous a pas délivré une espèce de blanc-seing qui consiste, dans ce cadre-là, à faire n'importe quoi... 
Lorsque vous dépaysez des dossiers qui n'ont manifestement pas lieu de l'être, ne considérez-vous pas que vous trahissez, d'une certaine manière l'esprit de la loi ?
Lorsque l'on ne parvient pas à cerner auprès des magistrats corses la définition même du terrorisme corse - et je crois que vous serez d'accord avec moi pour convenir que ce terrorisme est divers et qu'il n'a pas simplement une connotation politique : on le voit bien à travers tout ce qui se passe aujourd'hui - comment faites-vous les choix ? En effet, le législateur ne vous a jamais imposé une règle absolue consistant à dire qu'à chaque fois qu'il y a plus de cent grammes de TNT, Paris serait saisi...  Il y a un pouvoir d'appréciation qui vous est donné.
Je vais vous fournir un deuxième élément. Vous nous dites qu'il est très difficile de rendre la justice dans le domaine criminel parce que l'on n'arrive pas à constituer les cours d'assises. Je le comprends, mais il y a des dispositions dans le code de procédure pénale qui vous permettent de dépayser les juridictions de jugement, de constater - et c'est votre rôle à vous, procureur général - qu'il est impossible de rendre, à tel endroit, la justice de manière sereine. Mais, si je descends dans la hiérarchie, qu'est-ce qui s'impose aux magistrats qui rendent, par exemple, les décisions en matière pénale au regard des délits qui sont commis en Corse ?
Est-ce que vous n'observez pas, monsieur le procureur général - ce que je vais dire est sans doute un peu dur, mais je mesure le propos à l'aune de ce que j'ai observé même si ma vision est sans doute incomplète, je vous l'accorde... - qu'il y a parfois, de la part des magistrats qui rendent la justice au quotidien dans les juridictions correctionnelles en Corse, un manque de courage par rapport à l'environnement général qui est le leur. On peut, bien entendu, l'expliquer, car manquer de courage peut signifier ne pas être apte à exercer un métier, mais aussi être soumis à une pression quotidienne permanente qui rend les choses extrêmement difficiles : je suis prêt à accepter toutes les explications, mais à condition qu'on ne cherche pas systématiquement un bouc émissaire. Or, je trouve là quelque chose qui est un peu gênant dans cette répartition des tâches.
J'ajoute - et ce sera le troisième élément de réflexion - que la médiatisation à laquelle on a assisté ces temps derniers, depuis un an et demi environ, n'a sans doute pas servi les intérêts de la politique de l'Etat. Qui est responsable de cette médiatisation ? C'est à nous de le dire ! Sans doute, du côté de l'autorité administrative y a-t-il une part de responsabilité non négligeable, je vous l'accorde, mais si l'on tombe dans la surenchère et dans l'escalade, cela rend quand même difficile la mise en _uvre d'une politique relativement sereine sur le territoire corse... 
J'assume mes responsabilités mais je suis un peu fatigué - et je pense que tous mes collègues parlementaires sont comme moi - d'entendre sans arrêt ce discours répandu actuellement de façon assez générale au sein de la magistrature et qui tend à se débarrasser des problèmes en les rejetant sur le pouvoir législatif : je trouve que cet affrontement n'est pas sain et qu'il finira mal un jour ou l'autre. Il met en jeu des équilibres démocratiques avec lesquels il ne faut pas jouer... 
M. Bernard LEGRAS : Sur ce dernier point concernant l'état actuel de la magistrature française, je ne prendrai pas position. S'agissant des boucs émissaires et de savoir qui est le bouc émissaire de l'autre, je crois que l'on pourrait en débattre.
Pour ce qui est de la spécialisation parisienne en matière de terrorisme, le législateur a effectivement décidé, non pas pour la Corse, mais pour les problèmes généraux du terrorisme, de créer, à la suite d'ailleurs de dysfonctionnements majeurs au niveau des juridictions " naturelles "... 
M. Robert PANDRAUD : A la suite de la suppression de la cour de sûreté et du vide juridique ainsi créé... 
M. Bernard LEGRAS : ... durant lequel on a assisté... 
M. Robert PANDRAUD : ... à une dérive prodigieuse !
M. Bernard LEGRAS : ... à une dérive grave !
M. Robert PANDRAUD : Je me permets de le dire ayant été à l'origine de la modification législative.
M. Bernard LEGRAS : Le législateur a donc créé ce dispositif spécial et chargé les magistrats de l'appliquer. Nous avons l'habitude d'analyser l'esprit de la loi et d'essayer de déterminer la volonté du législateur.
Un consensus s'est dégagé pour considérer que les affaires de violence politique, les affaires de terrorisme politique devaient être confiées à Paris car la loi aurait été vidée de sa substance s'il y avait eu une répartition faite au hasard entre Paris et la Corse.
M. le Président : Si vous me permettez une parenthèse pour éclairer les collègues, sur les dernières affaires qui se sont produites ces jours-ci... 
M. Bernard LEGRAS : Paris a pris !
M. le Président : Tout ? Y compris l'affaire de Porto-Vecchio et de ces malheureux Bretons ?
M. Bernard LEGRAS : ...  qui a été revendiquée par le FNLC-Canal historique, oui !
J'ai trois chiffres et je vous demanderai de me permettre de m'y référer. J'ai pris la dernière production de la PJ en ce qui concerne les attentats commis en Corse.
Depuis le début de l'année, nous avons enregistré 186 attentats en Corse, contre 198 pour toute l'année 1998. A la même date, l'an dernier, nous avions enregistré 136 attentats. Donc, par référence à l'an dernier, il y a 50 attentats de plus. Par conséquent
- et encore une fois, ce n'est pas un alibi - les attentats sont, en Corse, un contentieux de masse comme ailleurs, à Tulle, les vols à la roulotte...  Je ne plaisante pas : c'est un contentieux de masse ! C'est-à-dire que, chaque semaine, les parquets ont à gérer ces procédures, de nuit car il faut savoir que les substituts ne dorment pas durant leurs permanences... 
Face à un contentieux de masse - c'est du moins ce que l'on m'a appris et ce que j'ai appris sur le terrain - il faut définir une politique pénale cohérente et une politique pénale cohérente repose sur la définition de critères. En conséquence, nous avons considéré que les attentats commis sur des bâtiments publics, revendiqués par des organisations clandestines, ou commis avec des moyens très exceptionnels, relevaient naturellement de la compétence de Paris. Pourquoi ? Parce que, à deux heures du matin, lorsque l'attentat se produit, le procureur de la République de Bastia ou d'Ajaccio, gère l'affaire ; il peut imaginer de la confier à la section des recherches de gendarmerie de Corse ; le lendemain, ou trois ou quatre jours après, on va constater qu'il s'agit effectivement d'une affaire terroriste et le dossier va être transmis à Paris ; à ce moment-là, la section antiterroriste va considérer qu'il faut plutôt saisir le SRPJ ou la DNAT et il va donc y avoir une cacophonie en ce qui concerne la gestion de ces affaires !
Nous avons donc élaboré des critères que nous appliquons d'une manière systématique pour que, dès la commission de l'acte, on puisse donner à l'affaire la destination qui sera ensuite la sienne !
Maintenant, pour répondre à la question concernant les derniers attentats, je dirai que les différents attentats qui ont été commis immédiatement avant ou immédiatement après la visite du Premier ministre, sur des bâtiments de l'éducation nationale en particulier, ont été transmis à Paris. Concernant le dossier relatif à l'attaque de la famille bretonne - le tract du FLNC que vous avez peut-être eu est particulièrement éclairant à ce sujet puisqu'il se termine de la manière suivante : " revendiquons opération commando Launay Porto-Vecchio. Que les allogènes sachent que cette terre ne leur appartiendra jamais et qu'ils n'auront jamais les moyens de décider sa transmission. FLNC ", vous émettiez des réserves quant à sa transmission à Paris... 
M. le Président : Parce que j'ai lu un certain nombre de choses et notamment, si j'ai bien compris ce qui s'écrit, que ces terres appartenaient à un pied-noir qui refusait de les vendre à des Corses. Or il y avait, paraît-il, à Porto-Vecchio, toujours d'après ce qu'en rapporte la presse, quelques individus qui avaient quelques visées sur ces terrains... 
On peut penser que la revendication politique cache une affaire qui n'a strictement rien à voir avec les revendications habituelles... 
M. Bernard LEGRAS : Oui, mais dans la mesure où le parquet de Paris a confié l'enquête au SRPJ d'Ajaccio, il est bien évident que cette dimension éventuellement locale, et économique du problème sera prise en compte par les enquêteurs. Donc votre interpellation disant : " ne mettez pas en cause le législateur dans la mesure où vous faites n'importe quoi au quotidien en ce qui concerne l'affectation des dossiers ".
M. le Président : Vous raccourcissez encore plus que moi...  (Rires.)
M. Jean MICHEL : Il faut des critères objectifs !
M. Bernard LEGRAS : L'affectation des dossiers, c'est le contraire du bricolage... 
M. le Rapporteur : Mais c'est nouveau à ma connaissance...  Etait-ce le cas avant votre arrivée ?
M. Bernard LEGRAS : J'ai dit que ce qui a provoqué la prise de conscience sur ce problème comme sur d'autres, c'est la position du garde des sceaux consistant à ne plus donner d'instructions dans les affaires individuelles. C'est-à-dire que, jusque là, face à un problème de terrorisme, si les deux parquets n'étaient pas d'accord entre eux, on téléphonait à la chancellerie qui arbitrait ce qui était d'ailleurs considéré comme étant la norme... 
A partir du moment où la chancellerie a dit " désormais, ce sont des affaires individuelles et les parquets doivent arbitrer entre eux ", nous avons effectivement conforté un système qui existait déjà mais d'une manière moins claire, c'est-à-dire que nous avons mis en place une procédure très stricte d'attribution des dossiers qui fait que, maintenant, il n'y a plus de problèmes. Je crois, sans faire référence à d'autres débats, que nous avons prouvé dans cette affaire que, sans instructions de la chancellerie, nous pouvions gérer d'une manière relativement efficace des problèmes qui pourtant sont des problèmes d'envergure nationale.
M. le Président : Vous décidez avec Mme Stoller ? Comment les choses se passent-elles concrètement ?
M. Bernard LEGRAS : Les deux procureurs de la République sont en contact permanent avec Paris, la 14ème section, laquelle, ainsi que chaque parquet, a un magistrat de permanence. Sur chaque attentat, le substitut local, qui est le premier informé, se rapproche du substitut parisien et ils mettent en application les critères. En cas d'hésitation, les procureurs sont saisis et en cas d'hésitation de leur part, les procureurs généraux sont saisis ce qui, je crois, ne s'est produit qu'à deux reprises en un an et demi... 
M. Robert PANDRAUD : Premièrement, monsieur le procureur général, ne pouvez-vous pas retrouver des informations sur des reconstitutions de ligues dissoutes puisque, pratiquement, tous ces organismes ont été dissous au gré des vicissitudes historiques ?
Deuxièmement, cet organisme FLNC me paraît totalement tomber sous le coup de la loi dite " Gayssot "...  En effet, vous feriez un tel tract en Seine-Saint-Denis contre les Français ou les arabophones, votre collègue de Paris engagerait immédiatement des poursuites pour infraction à la loi Gayssot.
Par ailleurs, j'ai été très intéressé par tout ce que vous avez dit mais, depuis que nous siégeons dans cette commission, le terrorisme corse me fait un peu penser à l'histoire du canard de Robert Lamoureux que vous connaissez certainement : on a tout essayé, tous les gouvernements successifs ont sans doute fait preuve de la même bonne volonté, les services ont changé ainsi que les pratiques judiciaires mais le terrorisme est toujours là... 
Estimez-vous - il vous est sans doute difficile de me répondre mais c'est une question que j'ai posée à plusieurs de nos interlocuteurs -, comme je le pense depuis longtemps, que dans un territoire où l'on se heurte à de très grandes difficultés pour recueillir des témoignages - vous l'avez très justement dit -, où les procès de cours d'assises intéressant les indigènes pour reprendre la terminologie qui fait pendant à celle d'allogènes et en m'excusant du terme -, sont pratiquement impossibles, estimez-vous que l'on pourra vaincre le terrorisme par des voies judiciaires ? A ce propos, je me tourne vers M. Forni pour dire que le dépaysement c'est très bien, mais qu'il pourrait donner de mauvais exemples aux autres car les pressions sur les jurés vous les auriez à Agen ou ailleurs, comme on les a eues à Dijon : je ne suis pas sûr, du tout, que nos jurés métropolitains seraient plus courageux que les jurés corses... 
Enfin, puisque vous avez fait appel au législateur, ne pensez-vous pas qu'un jour, il faudra que l'on en arrive, hélas - mais c'est une forme de l'Etat de droit à condition qu'elle soit bien encadrée -, à des internements administratifs ? Je vous ai dit qu'il vous serait difficile de répondre à ma question et je comprendrais fort bien que vous n'y répondiez pas... 
Cela étant, je ne formule pas de critique sur les magistrats : je fais référence à l'inapplicabilité et à l'inefficacité des procédures actuelles, dans la mesure où il existe un groupuscule qui n'a pas de représentativité politique, qui n'a de représentativité que par les explosifs, dont tout le monde nous dit que ses membres sont connus - la gendarmerie et la police peuvent dresser des listes qui se recoupent de cent à cent cinquante personnes, de même que vous pouvez le faire tout comme les préfets - mais qui est toujours là comme le canard de l'histoire de Robert Lamoureux... 
M. Bernard LEGRAS : Sur le problème du terrorisme, je peux dire que le canard a l'air de se porter de mieux en mieux... 
M. Robert PANDRAUD : Eh oui !
M. Bernard LEGRAS : ... et en particulier depuis quelques semaines puisque, avant les journées de Corte, c'est-à-dire avant le mois d'août, avant les 5, 6 et 7 août, on annonçait que le FLNC-Canal historique était sur le point de proclamer finalement une trêve au long cours et en tout cas avait annoncé une initiative majeure.
A ce moment-là, on a vu se développer une forme de surenchère puisque cette annonce du FLNC a provoqué l'émergence, dans un premier temps d'Armata Corsa, et depuis quelques jours du FLNC III - FLNC du 8 mai 1996.
Le FLNC-Canal historique existe sur le terrain depuis maintenant de longues années. Armata Corsa reste difficile à situer, son discours étant très contradictoire. Le FLNC III, Corsica Viva, est une émanation du MPA, ennemi héréditaire du FLNC-Canal historique.
Donc, depuis quelques semaines et quelques jours, on assiste à une surenchère sur le terrain entre ces groupuscules. Les attentats concernant les bâtiments publics
- éducation nationale - et la prise d'otages de la famille Launay... 
M. Robert PANDRAUD : ... et les bâtiments de l'équipement !..
M. Bernard LEGRAS : ... ont été revendiqués par le FLNC-Canal historique alors qu'Armata Corsa vient de revendiquer les attentats contre les DDE, à l'exception d'une seule parce que l'on ne revendique pas les attentats qui ont provoqué des blessures sur des Corses ou les attentats qui auraient pu provoquer des catastrophes. Or, on a découvert, hier, devant la DDE de Bastia, en plein milieu d'un quartier très habité, à côté d'une école, une charge de 25 kilos de nitrate-fuel qui n'avait pas explosé, qui aurait pu provoquer des dégâts considérables et qui aurait dû exploser, a priori, d'après les premières constatations, en même temps que les cinq autres charges... 
M. Robert PANDRAUD : La police urbaine est occupée à mettre des contraventions sur les pare-brise des voitures ? Que fait-elle ?
M. Bernard LEGRAS : La charge était dissimulée... 
M. Robert PANDRAUD : On a l'impression que tous ces centres sont très vulnérables et on se demande où est toute cette quantité de policiers qui est très supérieure à celle de tous les autres départements.
M. Bernard LEGRAS : Pourquoi cette inefficacité des services de police et de gendarmerie face à ce phénomène de violence clandestine ?
Parce que d'abord - et ce n'est pas un alibi - règne la loi du silence. Ces gens-là se noient dans le corps social, se protègent au sein du corps social et je dirai que, sur place, les médias lorsqu'ils sont associés à certaines opérations folkloriques, prennent des précautions pour ne jamais fournir d'éléments qui pourraient permettre de les identifier.
Les réactions de la population face à ces attentats sont des réactions de pur fatalisme. Ces attentats ne sont jamais condamnés, en tout cas pas par la population. Pour ma part, à chaque audience solennelle, lorsque j'ai devant moi des représentants du corps social, des représentants des élus et autres, d'une manière systématique, je leur fais savoir que la simple dénonciation claire et nette de ces agissements est un encouragement pour tous ceux qui participent à la lutte ou qui essaient de lutter contre ces dérives et pourrait peut-être inciter à la population à réagir elle-même. Donc, il y a ces réalités locales qui font que, effectivement, les services sont inefficaces.
Je voudrais maintenant affiner l'analyse : en matière de vols à main armée
- certains de ces vols étant désormais des vols hautement professionnels commis par des individus qui, manifestement, connaissent très bien de l'intérieur le fonctionnement des établissements bancaires et les circuits de transferts de fonds... - du 1er janvier au 12 septembre 1999, nous avons enregistré 106 vols à main armée, contre 39 à la même date de l'an dernier, et 63 pour toute l'année 1998.
Il semble qu'il y ait une explosion des chiffres par rapport à l'année 1998 mais quand on analyse les choses de manière plus globale, on rejoint, sans vraiment les rejoindre, les chiffres des années précédentes, c'est-à-dire qu'on renoue en 1999 avec les chiffres des années 1997, 1996 etc. Certains disent : " Voilà,... il y avait un préfet, le préfet est parti... ".
M. Jean MICHEL : C'est ce que l'on nous a dit !
M. Bernard LEGRAS : C'est évident !
M. le Rapporteur : Vous pensez que c'est plutôt un legs du préfet en question ?
M. Bernard LEGRAS : Ah non ! Pas du tout !
M. Robert PANDRAUD : Y a-t-il, d'après vous, moins de délits sur le continent ?
M. Bernard LEGRAS : Nos chiffres sont sept fois supérieurs à la moyenne nationale !
Voilà l'analyse que je propose. Après l'assassinat du préfet Erignac, des moyens exceptionnels - on rejoint l'application de la loi ici comme ailleurs et les spécificités locales - ont été mis en place sur le terrain avec, en particulier, des renforts très importants de gendarmerie mobile et de brigades anticriminalité : le terrain a été effectivement maillé à cette époque-là ! En plaisantant, un fonctionnaire de police me disait, en juillet 1998: " Aujourd'hui, même le Mossad ne pourrait pas voler une voiture à Bastia ! " C'était donc une chape policière qui pesait sur la Corse avec des contrôles permanents, y compris de nuit, dans les rues etc.
Par ailleurs, après l'assassinat du préfet Erignac, tous les discours valorisant, glorifiant et justifiant la violence se sont tus. Tous les leaders du nationalisme - je pense, entre autres, à M. Talamoni - qui, depuis, ont refait surface se sont tus et la société corse, d'une manière globale, pendant cette première période de l'année 1998, a baissé la tête. Je suis, en ce qui me concerne, intimement persuadé que les discours de valorisation de la violence, les discours exhortant à la violence la favorisent naturellement.
A la suite de certains événements, d'une certaine évolution de l'opinion publique, pour les observateurs avisés, il était évident que les Corses n'allaient pas continuer à baisser la tête comme ils l'avaient fait après l'assassinat du préfet Erignac et que, tôt ou tard, ils reprendraient la parole.
Certains ne l'ont peut-être pas compris et ont cru que, désormais, les Corses baisseraient la tête. Or, plusieurs événements ont fait basculer l'opinion publique et l'ont repoussée vers ses anciens démons. Parmi eux - là encore, je vous parle très librement - l'abrogation des arrêtés Miot qui a été surexploitée localement par la plupart des responsables, toutes tendances confondues, qui ont convaincu les Corses que c'était une mesure de représailles, une mesure injuste prise à leur encontre. A partir de ce moment-là, on a senti un basculement - nous l'avons vécu en direct autour de nous - les discours ont repris et se sont accentués avec un point fort qui, à mon sens, a été l'intervention du bâtonnier Sollacaro à l'audience solennelle de rentrée du tribunal d'Ajaccio.
M. Jean MICHEL : Comment se fait-il qu'il ait pu prendre la parole puisque les audiences solennelles sont régies par la législation de manière très précise ? Je ne connais pas d'autres tribunaux où un bâtonnier prend la parole... 
M. Bernard LEGRAS : Si ! C'est une pratique assez courante. Il y a des traditions qui ont été instaurées dans un certain nombre de juridictions. J'ai connu cela ailleurs. Cela existe dans de nombreuses juridictions... Disons que, dans le cadre d'une vie judiciaire normale, on donne la parole au barreau, à l'occasion de l'audience solennelle. Je l'ai vu faire dans des régions telles que la Dordogne, par exemple, où l'on donnait toujours la parole au bâtonnier depuis des générations... 
Cette tradition s'est instaurée à Ajaccio et les chefs de juridiction dont c'était la responsabilité, pensaient que l'on pouvait continuer dans cette tradition et que, compte tenu des circonstances, l'avocat en question ferait preuve d'un minimum de " savoir-vivre ". Il a exploité cette audience pour marquer un acte lourd avec les conséquences que l'on sait... 
Donc, parmi les causes qui expliquent cette augmentation de certaines formes de délinquance, il y a la reprise de ces discours de valorisation de la violence au quotidien : aujourd'hui, lorsque vous circulez en Corse, vous voyez tous les cinq cents mètres inscrite la formule " Gloire à toi Yvan ! " qui n'est pas effacée... 
En outre, sur le terrain, on en est revenu à une gestion des effectifs beaucoup plus classique puisque le maillage très lourd qui existait a disparu. Or, malheureusement, bien que j'aie beaucoup investi sur le terrain de la prévention, je sais d'expérience qu'il existe des effets mécaniques : lorsque vous mettez des forces de l'ordre en quantité suffisante, vous obtenez mécaniquement une baisse de la délinquance et lorsque vous levez le dispositif vous retrouvez la délinquance qui existait avant sa mise en place... 
Vous avez évoqué un point que je retrouve dans un rapport précédent, à savoir le manque de courage des magistrats. Cela fait partie des leitmotivs. Moi, j'aimerais que l'on me donne des exemples, parce que j'ai constaté, au contraire, de la part des magistrats, des comportements extrêmement courageux, aussi bien par rapport à la peur physique qu'aux conséquences de leurs décisions.
Par exemple, quand le tribunal d'instance de Corte explose complètement, au mois de juillet 1998, le juge d'instance de Corte, sorti depuis deux ans de l'école de la magistrature, se transporte immédiatement sur les lieux et tente de déblayer un petit espace pour continuer à recevoir du public et montrer que la justice continue à fonctionner.
Au mois de décembre 1998, sur la base d'une bonne vieille tradition, les adhérents du STC - le syndicat des travailleurs corses - décident de s'attaquer à un bureau électoral professionnel à Ajaccio. Ils attaquent le directeur régional des affaires sanitaires et sociales, qui était sur place. Ils volent les urnes et les détruisent et, naturellement, font monter la pression. Le procureur de la République d'Ajaccio me dit : " Monsieur le procureur général, j'envisage de faire interpeller le secrétaire général de ce syndicat, auteur des faits : garde à vue, procédure normale ! " ce à quoi je réponds : " Bien sûr ! ". Il y a eu interpellation, garde à vue, comparution immédiate, condamnation à une peine d'emprisonnement sèche, ferme et lourde qui n'aurait pas, je pense, été prononcée ailleurs pour des faits de cette nature ! Les magistrats ont donc tenu bon et, finalement, face à cette attitude, le STC a reculé et est venu négocier une sortie humanitaire pour les fêtes de Noël ! Donc, encore une fois, citez-moi, depuis un an et demi, des cas dans lesquels les magistrats auraient fait preuve de lâcheté... 
M. le Président : Monsieur le procureur général, nous avons pour charge d'examiner la période 1993-1999 et ce n'est pas moi qui ai écrit à mes collègues magistrats qu'il fallait, en ce qui concerne les nationalistes, agir à leur égard " avec circonspection "... 
M. Bernard LEGRAS : C'est un peu grâce à cette formule que j'occupe les fonctions qui sont les miennes aujourd'hui, donc... (Rires.)
M. le Président : Comprenez bien : ce n'est évidemment pas vous dont chacun connaît les mérites et les qualités professionnelles que je vise et si vous avez été choisi pour occuper ces fonctions, j'imagine que ce n'est pas l'effet du hasard. Je tiens à vous rassurer mais nous sommes chargés d'examiner les faits sur une période plus longue que la vôtre. Vous êtes arrivé, dans des circonstances difficiles, qui coïncidaient malheureusement avec les errements auxquels on s'est livré sur le plan administratif, donc tout cela complique la vision que l'on peut avoir de la situation en Corse. C'est pourquoi nous tentons, nous, de dégager des pistes pour l'avenir.
Précisément, je voudrais vous poser une question très simple à laquelle il est possible de répondre par oui ou par non : êtes-vous favorable au maintien de l'institution du préfet adjoint chargé de la sécurité ?
M. Bernard LEGRAS : Oui mais !
M. le Président : A condition qu'il fasse son travail ?
M. Bernard LEGRAS : A condition qu'il reste dans le cadre de ses prérogatives, qu'il joue le rôle majeur qui peut être le sien, c'est-à-dire un rôle de coordination entre les différents services de police et qu'il ne s'immisce pas sur le terrain judiciaire... 
M. le Président : Ne pensez-vous pas, monsieur le procureur général, que le fait d'être à Ajaccio, sous la coupe, si j'ose dire, du préfet de Corse et du préfet de Haute-Corse, ne complique pas un peu les choses ? Est-ce que, finalement, dans le cadre de ce que l'on pourrait définir comme une politique de droit commun conduite en Corse pour éviter, autant que faire se peut, des mesures d'exception, une telle institution trouve vraiment sa place ?
M. Bernard LEGRAS : Je pense qu'elle est justifiée en Corse compte tenu des spécificités locales, compte tenu de ces problèmes de violence, compte tenu de ces problèmes massifs de délinquance qui nécessitent une gestion particulière des services de police, une gestion particulière au niveau de l'ordre public. En effet, si ces tâches revenaient aux préfets territoriaux, au préfet de région et au préfet de Haute-Corse, les intéressés, à mon avis, pourraient s'y absorber alors que, selon moi, aujourd'hui - mais ce n'est pas mon problème - les préfets devraient plutôt investir sur le terrain économique. Je pense donc qu'il faut les libérer de ces tâches qui sont résiduelles dans un département classique mais qui sont massives en Corse. Tel est mon sentiment, indépendamment d'ailleurs de la personnalité du titulaire du poste : je pense que l'on ne doit pas juger d'une institution par référence au titulaire !
M. le Président : Tout à fait !
M. Jean MICHEL : Les institutions ne vivent que par les titulaires, malheureusement !
M. le Président : Est-ce que le fait que le SRPJ soit à Ajaccio et vous-même à Bastia n'est pas gênant pour une bonne administration de la justice ?
M. Bernard LEGRAS : Si, et je voudrais pouvoir détailler ce point parce qu'il me tient à c_ur... 
M. le Président : Bien volontiers ! Nous avons rencontré M. Veaux et visité le SRPJ d'Ajaccio et il est vrai que cela doit poser problème.
M. Bernard LEGRAS : Toutes les institutions régionales sont implantées à Ajaccio. Seule la justice, dans ses trois composantes - justice judiciaire, justice administrative et chambre régionale des comptes - est implantée à Bastia, au nom d'une tradition séculaire.
Je sais que certains élus de Bastia pourraient peut-être mal prendre ce que je vais dire, mais cela crée un déséquilibre dans la mesure où mes interlocuteurs sont des responsables départementaux et où les responsables régionaux ont pour interlocuteurs les représentants départementaux de la justice en Corse-du-Sud. Il convient encore d'insister sur les conditions particulières de circulation en Corse : il faut, au moins, deux heures et demie pour faire Bastia-Ajaccio en voiture et sauf à être d'une constitution particulière, on arrive dans " un sale état ".
Nous évitons donc au maximum d'organiser des réunions de travail et nous sommes en train de réfléchir à des systèmes de vidéoconférences pour essayer de pallier ces difficultés. Mais, et je le dis d'une manière tout à fait nette, je pense que si la structure régionale justice avait été implantée à Ajaccio, au cours de ces derniers mois, certaines dérives auraient certainement pu être évitées... 
M. Roger FRANZONI : Et si l'on faisait l'inverse, monsieur le procureur général ? A partir du moment où il y a totale séparation des pouvoirs entre le préfet et la justice, rien ne s'opposerait à ce que le SRPJ vienne à Bastia... 
M. Bernard LEGRAS : Il faudrait aussi amener la préfecture de région... 
M. Roger FRANZONI : Le cas échéant pourquoi pas ? De toute façon, je peux vous dire que si, par malheur, on touche à ce problème, ce sera pire que l'affaire des arrêtés Miot... Soyez prudents ! 
M. Bernard LEGRAS : Je n'aurais jamais abordé cette question en Corse où le sujet est tabou et blasphématoire. Mais, si l'on veut faire une analyse raisonnable du fonctionnement des institutions, cette situation n'est pas bonne et favorise des dérives et des dysfonctionnements : je pense à un exemple, mais je ne vous le citerai pas, car je violerais le secret de l'instruction... 
M. le Président : J'ai encore une petite question à laquelle il vous sera sans doute difficile de répondre même si vous avez eu connaissance du dossier : quelle appréciation portez-vous, en tant que magistrat et procureur général aujourd'hui en Corse, sur les réponses apportées en termes d'action publique et d'investigation judiciaire dans les affaires de Spérone et de Tralonca ?
M. Bernard LEGRAS : C'est simple : il n'y a pas eu de réponse judiciaire. Dans l'affaire de Tralonca, en tout cas, qui est considérée par tous les fonctionnaires et magistrats exerçant en Corse comme une blessure, une atteinte à leur honneur et à leur image, il n'y a pas eu de réaction de l'institution judiciaire.
M. le Président : Quand je parle de manque de courage, monsieur le procureur général, vous comprenez que l'on puisse se poser des questions par rapport à de tels comportements : sur Tralonca et sur Spérone, qu'est-ce qui empêchait l'autorité judiciaire d'agir ?
M. Jean MICHEL : Les ordres !
M. Bernard LEGRAS : Monsieur le président, magistrat du ministère public depuis de longues années, j'appartiens, moi aussi, à un peuple qui a beaucoup souffert ! La situation que nous connaissons aujourd'hui n'était peut-être pas celle que mes prédécesseurs ou moi-même connaissions, il y a cinq, dix, quinze ou vingt-cinq ans... 
M. le Président : Tralonca remonte à moins loin !
M. Bernard LEGRAS : Oui, mais... 
M. le Président : Je comprends bien ! Merci, monsieur le procureur général, pour les renseignements fort utiles que vous nous avez fournis. Vous nous pardonnerez l'impertinence dont nous avons fait preuve à votre égard, mais je pense que vous comprenez qu'il nous importe de bien saisir ce qu'est la réalité et ce n'est pas simple. Vous-même, au bout de presque dix-huit mois, vous avez sans doute encore des choses à apprendre sur la Corse et donc le fait de travailler seulement sur six mois et à Paris suppose que nous provoquions quelque peu nos interlocuteurs pour qu'ils se livrent et nous livrent surtout le fond de leur pensée.
Quoi qu'il en soit, je tiens personnellement et, je pense, au nom de mes collègues, à vous rendre hommage pour le travail que vous accomplissez en Corse. Il est difficile. Nous savons que si les choses ne sont pas simples sur le plan professionnel, elles ne le sont pas, non plus, sur le plan personnel et qu'il est pénible de vivre en permanence sous des pressions de toutes natures et exercées de toutes parts... 
Nous espérons que vous contribuerez à apporter une réponse lisible aux problèmes qui se posent aujourd'hui en Corse et cela le plus rapidement possible : c'est l'intérêt de tous... 
M. Bernard LEGRAS : Effectivement, les conditions d'exercice sont particulières, surtout - vous avez posé une question au départ et je ne veux pas l'esquiver - lorsque l'on est rattrapé par une affaire datant de 1994, gérée ailleurs, et qui resurgit à bon escient dans des conditions un peu spéciales. Il s'agit d'une affaire tout à fait banale, d'une affaire de maintien de l'ordre qui a dégénéré, qui a mal tourné. Une information a été immédiatement ouverte. La justice s'est heurtée - à l'époque, je n'employais pas ce vocabulaire mais je le fais maintenant - à une véritable omerta de la part de la gendarmerie nationale qui a tenté d'étouffer l'affaire par tous les moyens : disparition de preuves et autres... Un registre de sortie d'armes avait, par exemple, disparu mais nous avons tenu bon. Le juge d'instruction a fait des perquisitions. Trois juges d'instruction se sont succédé dans ce dossier.
Finalement, l'auteur des faits a été identifié. L'officier qui avait donné l'ordre de tirer a été identifié et le juge d'instruction a entendu, il y a quelques jours, le colonel qui commandait, à l'époque, le groupement de gendarmerie. Il reconnu qu'il avait étouffé cette affaire, mais il a tout de même tenu à préciser qu'il en avait informé les autorités locales, c'est-à-dire le préfet, M. Fournier, sans citer son nom, le directeur de cabinet, le procureur de la République, M. Legras, le procureur général et le juge d'instruction lui-même, sans en aviser naturellement sa hiérarchie parisienne car il considérait qu'il s'agissait d'une affaire d'hommes alors qu'il était lui-même porteur de la commission rogatoire qui l'invitait à faire toute la vérité sur cette affaire... 
Immédiatement, la presse locale, dans le contexte un peu particulier de la Réunion - la commission des lois, qui doit s'y rendre, sera sûrement confrontée, sur ce problème à un risque de désinformation, je me permets de le dire, mais je serai à ce moment-là tout prêt à fournir tous les renseignements utiles - s'est emparée de déclarations assez fantaisistes qui, ailleurs, auraient été tout simplement négligées et a immédiatement fait le lien avec la Corse, a parlé de l'ancien procureur de la République, du procureur général, de règlements de comptes des gendarmes, ce qui donne à l'affaire une certaine envergure qui, effectivement, ne favorise pas l'action sur le terrain.
Pour terminer, sans vouloir paraître obsessionnel, je dirai que le rapport précédent, dont nous reconnaissons toutes les qualités, a provoqué au sein de certaines institutions, et, en particulier, au sein de l'institution judiciaire, des réactions extrêmement difficiles à gérer pour les responsables. Je pense qu'il s'agissait plus d'un problème de forme que d'un problème de fond. En effet, sur le fond, il y avait un quasi-consensus, ou, du moins, on aurait assez facilement pu parvenir à un consensus, alors que la forme a provoqué des réactions extrêmement vives.
M. Jean MICHEL : Je faisais partie, ainsi que quelques-uns de mes collègues, de la précédente commission d'enquête sur la Corse. Dans ce cadre, nous nous sommes rendus à Ajaccio et à Bastia et je dois dire que le rapport tel qu'il a été fait ne traduit pas la réalité car j'étais très peiné - et je le dis à titre confidentiel, devant vous, aujourd'hui - ainsi que tous les membres de la commission qui s'étaient rendus à Bastia, de trouver une magistrature dans un tel état de décomposition que le président lui-même n'en revenait pas ! C'est la seule fois où nos interlocuteurs nous ont demandé à être reçus individuellement et où nous avons entendu de tels propos prononcés par un juge d'instruction sur le procureur de la République, par le procureur de la République sur la chambre d'accusation, par des magistrats non Corses sur des magistrats Corses, l'un d'entre eux nous ayant même dit qu'il était, lui, un vrai magistrat, qu'il n'était pas Corse et ainsi de suite... 
Ce qui transparaît donc à travers le rapport n'est qu'une toute petite part de la réalité et les termes employés sont véritablement mesurés par rapport à ce que nous avons entendu et vu !
M. le Président : N'effrayez pas M. le procureur général !
M. le Rapporteur : Le voyage que nous avons fait ne nous a pas laissé la même impression !
M. Bernard LEGRAS : Ce sont 80 % des magistrats qui ont changé et, encore une fois, sans vouloir caricaturer les choses, un certain nombre d'institutions ont su préparer en interne la venue de la commission, y compris au niveau des syndicats, pour lui donner une image lisse d'institution fonctionnant correctement... Je pourrais donner des exemples car j'ai des éléments sur ce point. En revanche, effectivement, l'institution judiciaire s'est livrée benoîtement à la commission en pensant - pauvre institution judiciaire ! - que ses membres venaient pour l'aider à se sortir de cette galère et, en particulier, à obtenir les moyens, les statuts etc. Aussi, lorsque ces magistrats, qui s'étaient ainsi confiés à des personnes venues les aider, ont vu la transformation de leurs propos, je dois vous dire que cela a été le choc !
M. le Président : Merci, mais cette fois, nous n'avons pas eu le même sentiment... 
M. Roger FRANZONI : Mais les choses ont changé, monsieur le Président ! Vous avez le sentiment d'être magistrat de la République ?
M. Bernard LEGRAS : Oui !
M. Roger FRANZONI : Cela n'a pas toujours été le cas, et c'est important !
M. le Président : Et c'est un Corse qui le dit ! Je vous remercie.
Audition de M. Bernard GRAVET, directeur central de la police judiciaire
(extrait du procès-verbal de la séance du mardi 21 septembre 1999)
Présidence M. Raymond FORNI, Président,
de M. Michel VAXÈS et M. Yves FROMION, Vice-Présidents
M. Bernard Gravet est introduit.
M. le Président lui rappelle que les dispositions législatives relatives aux commissions d'enquête lui ont été communiquées. A l'invitation du Président, M. Bernard Gravet prête serment.
M. le Président : Ce que nous souhaiterions, monsieur le directeur, c'est que vous nous fassiez part de l'expérience que vous avez acquise depuis 1995, notamment en ce qui concerne la fonctionnement de la police en Corse. Nous aimerions que vous nous précisiez le rôle particulier joué par la DNAT, qui est sous la responsabilité de M. Marion mais placée sous votre autorité, et les problèmes que vous avez pu observer depuis votre entrée en fonction. Peut-être serait-il également intéressant que vous nous fassiez part des moyens qui, selon vous, seraient susceptibles de remédier à quelques dysfonctionnements.
Je ne vous cacherai pas que nous sommes un peu surpris, pour ne pas dire plus, du fonctionnement des différents services de police en Corse. Nous avons constaté qu'il y avait un mélange de querelles internes, parfois de querelles de personnes, assez désagréables et que, bien évidemment, lorsque l'on traite un problème aussi sensible que la Corse, de tels conflits ne manquent pas d'avoir des répercussions sur la politique affichée du Gouvernement - d'hier comme d'aujourd'hui - de rétablir l'Etat de droit sur l'île : tout cela fait un peu désordre !
A cela s'ajoutent, bien entendu, les classiques problèmes relationnels entre les services de police et les services de gendarmerie - on les connaît ailleurs qu'en Corse - mais, bien évidemment, sur un territoire aussi sensible, ces " affrontements " prennent un tour particulier et nous souhaiterions donc avoir votre sentiment sur tout cela.
Par ailleurs, nous aimerions savoir ce qu'il en est des accusations graves qui ont été portées devant la Commission, notamment sur le fait que certaines affaires n'auraient pu être conclues en raison des interventions intempestives, c'est le moins que l'on puisse dire, de certains policiers - on nous a dit, par exemple, que l'un des membres du commando ayant participé à l'assassinat du préfet Erignac avait été alerté par un policier, ce qui lui avait permis d'échapper à son arrestation. Nous sommes aussi curieux de connaître la façon dont réagissent, face à cela, les cabinets, ou le cabinet du ministre de l'Intérieur sous la responsabilité duquel vous êtes, car je ne vous cache pas, non plus, qu'au travers des auditions auxquelles nous avons procédé, nous avons le sentiment que cette guerre interne nuit un peu, non seulement à la lisibilité extérieure, mais aussi à la lisibilité intérieure, tant il est improbable que tout le monde maîtrise parfaitement tous ces mécanismes assez compliqués.
M. Robert PANDRAUD : Puis-je avoir la parole pour un rappel au règlement ?
M. le Président : Je vous en prie !
M. Robert PANDRAUD : J'ai l'impression que vous instruisez à charge car, si ce que vous avez dit est exact, il est un élément que vous avez sous-estimé et qu'il est préférable de préciser, à savoir qu'il y a un fonctionnaire qui fait l'unanimité - c'est le seul --, je veux parler de l'actuel directeur du SRPJ, M. Veaux. S'agissant d'un élément positif, ne nous privons pas de le rappeler !
M. le Président : Vous avez raison, monsieur Pandraud, mais nous avons la chance d'avoir en face de nous M. le directeur central de la police judiciaire qui est en fonction depuis 1995, alors que M. Veaux n'est arrivé en Corse que depuis environ un an... 
M. Bernard GRAVET : Tout à fait : en avril 1998... 
M. le Président : Or, comme nous avons pour mission de procéder à des investigations sur une période beaucoup plus large allant de 1993 à 1999 et recoupant deux périodes, 1993-1997 et 1997-1999, avec l'autorité de plusieurs ministres de l'Intérieur, je pense que M. Gravet est dans un poste d'observation qui lui permet d'avoir une vue complète des choses.
Cela étant, M. Pandraud a raison de dire que nous avons constaté que le travail actuellement accompli par M. Veaux était un travail remarquable, même si nous avons regretté - je le dis à l'intention de M. Pandraud qui n'était pas en Corse avec nous - que, lors de son audition à Bastia, il ait un peu eu recours à ce que j'appellerais en termes politiques " la langue de bois " au point d'ailleurs que je me suis posé la question de savoir si son directeur n'était pas intervenu juste avant pour lui suggérer d'adopter une position nuancée par rapport à la commission d'enquête, mais peut-être est-ce que je me trompe... 
Quoi qu'il en soit, il ne s'agit nullement de viser tel ou tel fonctionnaire des services de police dont la majorité fait un travail difficile et remarquable, mais d'examiner les mécanismes de fonctionnement dans leur ensemble car cet ensemble nous intéresse plus que les jugements portés sur les hommes.
M. Bernard GRAVET : Monsieur le Président, je vous remercie de m'avoir convoqué. Mesdames et messieurs, je tiens à vous dire que c'est avec la plus grande sincérité et objectivité, sans être un témoin à charge ou à décharge, que je vais m'efforcer de répondre aux questions déjà précises que vous m'avez posées. Mais d'abord, avec votre permission, je voudrais, très brièvement et sans abuser de mon temps de parole, situer mon service dans l'organisation de la police pour peut-être mieux en faire comprendre le rôle et les missions.
La direction centrale de la police judiciaire est l'une des directions opérationnelles de la police nationale, mais ce n'est pas la plus importante en nombre puisqu'elle représente 4 300 fonctionnaires dont 3 000 actifs, 1 000 administratifs pour les tâches de support - essentiellement police technique et scientifique - et 300 scientifiques. Ces 4 300 fonctionnaires sont répartis entre les services centraux et les services régionaux. Il y a, à peu près, 800 fonctionnaires dans les offices et divisions centrales. La division nationale antiterroriste - la sixième du temps où les divisions étaient numérotées - appartient à la sous-direction des affaires criminelles dont elle constitue l'un des services centraux, fort de 80 fonctionnaires environ, et est dirigée par M. Marion.
Les services régionaux de police judiciaire qui sont au nombre de 19, représentent les services territoriaux de la PJ et ils exécutent les mêmes missions que les services centraux qui sont répartis entre de grandes spécialités dont les principales sont la lutte contre le crime organisé, le terrorisme qui tient une place très à part et qui vous préoccupe aujourd'hui au premier chef - et c'est normal - mais également les infractions les plus complexes.
Si je le souligne, c'est parce qu'on ne peut pas considérer que la lutte contre les crimes et les délits, en Corse, se réduit exclusivement à la lutte contre le mouvement antiterroriste. Cela paraît bête de le dire mais lorsque l'on est directeur central de la police judiciaire, qu'on a en charge environ 100 000 des crimes et délits commis en France chaque année, et qu'on a des forces réparties sur tout le territoire et dans toutes les spécialités, on a le souci, bien entendu, de faire face à toutes ses obligations mais aussi de ne pas en privilégier certaines par rapport à d'autres.
Pourtant, il est une règle, je tiens à le dire avec force, que mes prédécesseurs comme moi-même nous sommes attachés à faire respecter : que toujours la priorité soit donnée à la lutte contre le terrorisme, les attentats, les actions violentes liées au mouvement autonomiste corse.
Cette priorité a fait que nous avons toujours manifesté le souci (c'est l'une des missions du directeur central de la police judiciaire et j'allais dire son devoir principal) selon bien sûr les priorités du moment et également celles qui sont fixées par le Gouvernement - soyons clairs, depuis 1998, après l'attentat contre le préfet Erignac on a, encore plus qu'avant, mis l'accent sur le rétablissement de l'Etat de droit - de veiller en permanence au bon fonctionnement de l'ensemble des services engagés sur cet axe, que ce soit les services régionaux, le service de police judiciaire d'Ajaccio en première ligne, la direction nationale antiterroriste ou les sections spécialisées de la sous-direction des affaires économiques et financières dont on ne parle pas toujours mais qui sont également fortement engagées dans ce combat puisque l'attaque en matière économique et financière des mouvements autonomistes liés à certains mouvements mafieux n'est pas négligeable.
Tel est donc l'ensemble des préoccupations d'un directeur central et j'ai toujours veillé depuis que je suis à la tête de cette belle maison, c'est-à-dire depuis mars 1995, à ce que ce secteur soit doté des moyens qui, raisonnablement, pouvaient être mis à sa disposition, étant entendu que l'on ne peut pas, non plus, déshabiller Pierre pour habiller Paul, d'autant que cela s'avérerait inutile. D'ailleurs, pour répondre très clairement à votre question concernant les difficultés rencontrées pour lutter contre un certain état de fait en Corse, nous ne pouvons pas augmenter indéfiniment les moyens : le raisonnable a ses limites... 
Je pense que ces limites, nous les avons atteintes, lorsque, déjà en 1979, mes prédécesseurs ont décidé la création d'un service régional de police judiciaire en Corse pour mieux appréhender les mouvements autonomistes naissants après Aleria, en 1975. Ainsi était déjà apparue la nécessité de prendre à bras le corps la réalité corse qui ne pouvait en rien se raccorder à la réalité de la région PACA, même si, à l'époque, c'était le SRPJ de Marseille qui fournissait des moyens en police pour réprimer ce qui se passait sur l'île, ce qui n'était pas très raisonnable.
A partir de 1979, on a mis en place des moyens de plus en plus importants pour parvenir - je fais un raccourci car je sais que votre temps est compté - à 158 fonctionnaires de police dont environ cent sur Ajaccio et une cinquantaine sur Bastia, antenne forte qui couvre les deux pôles d'activité, avec des gens spécialement sélectionnés.
Si, à une certaine époque - je le dis très franchement devant vous car je vous dois cette franchise que vous avez à juste titre réclamée - on pouvait se plaindre de l'insularité et de ses effets particuliers sur les fonctionnaires de police qui étaient pris d'un certain héliotropisme ou d'une certaine inhibition parce qu'ils étaient eux-mêmes Corses ou noyés dans le tissu corse, je peux déclarer - je parle pour la police judiciaire, ne me permettant pas de juger ce qui se fait ailleurs - qu'au fil des ans, on a mixé davantage les personnels et qu'il y a aujourd'hui un peu plus de " continentaux ", comme l'on dit, que d'insulaires mais que les insulaires qui sont en place valent autant, sinon plus parfois, en ardeur, en sérieux, en dignité, en sens du service public et en fidélité à l'Etat français que les " continentaux ". C'est important !
Nous avons procédé au mixage le plus savant possible pour que les cultures se mêlent et également pour que nous puissions profiter du savoir et de la compétence particulière des insulaires qui vivent dans un milieu où ils connaissent physiquement les gens, les habitudes et les difficultés du terrain, ce dont nous avons besoin... C'est cette espèce de fusion permanente - que nous pouvons nous permettre lorsque nous jouons sur une centaine de fonctionnaires actifs - que, dans un souci de qualité, je m'efforce constamment, depuis que j'ai pris mes fonctions à la police judiciaire, d'assurer. Je tiens à vous le dire avec beaucoup de passion et de sincérité car parfois on entend des propos très injustes à l'égard des fonctionnaires locaux.
Même s'il y a des erreurs, même s'il y a des abus, l'arbre ne doit pas cacher la forêt : il est clair que nous avons, là-bas, des policiers conscients de leur devoir. Monsieur le Président, je le dis avec beaucoup de solennité et je le crois très fortement.
Au niveau de l'organisation, je pense que nous sommes arrivés maintenant à un savant équilibre. La question que vous vous posez est tout à fait légitime : comment faire cohabiter, d'une part, une division nationale antiterroriste très proche des magistrats du parquet et des juges parisiens spécialisés dans ce domaine, et d'autre part, des fonctionnaires qui sont pris au quotidien par leurs tâches liées à la lutte antiterroriste. Ces derniers, s'ils sont complètement impliqués dans ce combat au service de l'Etat qu'ils mènent avec la même vigueur et la même envie de réussir, ont aussi en charge, pour n'être pas aussi spécialisés, la lutte contre le crime organisé, c'est-à-dire les vols à main armée, les extorsions de fonds et toutes ces affaires économiques et financières que l'on ne saurait négliger car réprimer cet ensemble, c'est combattre pour l'Etat de droit. Comment y répondre ? J'allais dire de la façon la plus naturelle ! Cela a été, effectivement, ma tâche et en le disant, je réponds à certaines de vos questions comme vous allez le constater.
Mon souci a toujours été et demeure - et, comme l'a dit l'honorable parlementaire, cela a été beaucoup plus facile depuis l'arrivée de M. Veaux à la tête du SRPJ - d'éviter ces considérations personnelles qui n'auraient jamais dû exister et que je déplore. Je les ai subies et je me suis efforcé de les arbitrer dans l'intérêt de l'Etat et du service public mais les choses ont changé ! On pourrait parler d'avant et d'après.
On peut parler du passé et je suis à votre disposition pour le faire... Je dis que, pendant un temps, j'ai été effectivement amené à convoquer dans mon bureau le directeur du SRPJ et le chef de la sixième division, pour leur faire comprendre que leurs querelles personnelles, leur ego personnel très fort, tout ce qui fait, après tout, leurs qualités, leur dynamisme et leur passion étaient excessifs et qu'il n'était pas question que l'action de la police judiciaire puisse s'en ressentir.
Je peux vous dire, monsieur le Président, que, indépendamment des propos que peuvent tenir les uns ou les autres - je ne les ai pas entendus et, à la limite, je serais tenté de dire que je ne veux pas les entendre : je me fais sourd car je considère que la passion est mauvaise conseillère et que ces querelles de personnes sont indignes et ne devraient pas exister - seul compte le travail. Les uns et les autres ayant beaucoup travaillé, il ne faudrait pas oublier ce qui est à porter à leur crédit. Ce sont des policiers qui ont cru et qui croient en leur métier - M. Dragacci est en retraite depuis quelques mois - et ce sont des hommes qui se sont donnés et qui se donnent complètement à leur mission.
Peut-être se sont-ils laissés aller à des critiques personnelles, à des procès d'intention que la presse parfois rapporte avec un souci de dramatisation, un souci de spectaculaire, de scandale et de polémique que je déplore et qui me rend malheureux, car notre maison vaut beaucoup mieux que ce qui peut apparaître au travers de ces querelles de personnes.
Je vous assure, monsieur le Président, - j'en parle avec le maximum de sincérité et la totale franchise que je vous dois -, que ces hommes valent mieux, à la limite, que ce qu'ils laissent eux-mêmes paraître. Il faut retenir l'action et je le dis : il n'y a pas eu, à l'occasion de l'enquête Erignac, au niveau de la police judiciaire dont j'ai la charge, de dysfonctionnements. La raison en est très simple : après cet événement dramatique auquel l'Etat a dû faire face, très vite il est apparu que les querelles personnelles, l'approche personnelle, passionnelle de l'un et de l'autre ne pouvaient pas perdurer. Notre ministre a décidé - notre directeur général et moi-même partagions ce point de vue - que l'Etat avait besoin d'un service absolument serein, qu'il fallait que les esprits ne soient pas mobilisés par des querelles personnelles, mais uniquement par le souci de réussir une enquête.
L'arrivée de M. Veaux est intervenue en avril 1998, donc très peu de temps après les faits. Mais, de toutes façons, l'enquête avait été lancée normalement, sans qu'il y ait eu de dysfonctionnements puisque le directeur du SRPJ appliquait les consignes que je lui donnais, ce à quoi je veillais personnellement et de très près. J'ajoute qu'au-delà de moi, il appartenait également à l'UCLAT, unité de coordination placée sous l'autorité directe du directeur général, de remettre les choses à plat, de communiquer toutes les informations et qu'il n'était donc pas question de laisser certaines choses dans un coin pour que qui que ce soit sorte l'affaire de son côté : ces choses-là n'existent pas et j'ai toujours veillé personnellement à ce que jamais cela n'arrive.
En cas de réticences de l'un ou de l'autre, je m'efforçais d'être celui qui faisait passer l'information, ce qui était mon devoir de chef de service car, avant tout, ce qui m'anime et m'animera toujours c'est la sérénité d'un service, sa faculté à remplir pleinement les fonctions que l'on attend de lui et je pense que, sur cette affaire, les résultats sont là et qu'ils ont été à la mesure de l'attente !
Certes, il a fallu attendre quinze moins, certes l'enquête s'est avérée extrêmement difficile - je pense que d'autres que moi ont pu vous présenter les étapes de cette enquête qui se poursuit... 
Vous avez fait allusion à des fuites, et là je réponds encore très simplement en fonction de ce que je sais, à la question directe que vous avez posée : non, le directeur du SRPJ d'Ajaccio tel que je le connais n'a pas, à ma connaissance et selon ma conviction d'homme, pu " balancer " à Yvan Colonna ! Je ne peux pas le prouver mais je ne pense pas que l'on puisse, non plus, prouver le contraire ! Vous avez posé une question simple et j'y réponds en homme - je ne peux pas y répondre autrement - mais il me coûte beaucoup d'avoir, malheureusement, à évoquer des questions de cette nature car il n'est pas normal que votre commission, au plus haut niveau de l'Etat et de nos institutions, soit amenée à se préoccuper de telles questions... Il n'en reste pas moins que la question était importante et que je me suis efforcé d'y répondre !
Si vous le permettez, comme je pense avoir répondu par anticipation à certaines de vos questions, j'aimerais dire - et la boucle sera bouclée - que, s'il est vrai que le terrorisme est notre préoccupation majeure, que s'il est vrai que la lutte contre le terrorisme est sans doute notre échec majeur, il est aussi l'échec de tous ceux qui ont précédé. Il est l'échec, non pas seulement des services qui sont engagés en Corse, mais aussi de tous ceux qui ont à combattre les attentats commis sur notre territoire - et il y en a eu ! - qu'ils soient le fait des Corses ou d'autres groupements autonomistes.
Actuellement, nous nous préoccupons - et même si je reconnais que l'affaire n'est pas du même niveau, j'ose la comparaison - d'un groupuscule qui se revendique de l'ARB, mouvement autonomiste breton qui a commis depuis le mois d'octobre de l'année dernière quelques attentats dont on a parlé, notamment un attentat à Cintegabelle, chez M. Jospin, et un autre à Belfort chez notre ministre, sans compter quelques autres qui, bien que de moindre importance, ne sont pas négligeables. C'est là une atteinte intolérable à l'Etat et ce sont des attentats du même ordre que les attentats perpétrés contre la DDE au cours de cette " nuit bleue " de vendredi à samedi ! Pour l'instant, nous travaillons beaucoup mais nous n'avons pas encore découvert l'identité de ces poseurs de bombes.
C'est dire qu'en matière de lutte contre le terrorisme, nous nous heurtons, bien entendu, à des difficultés majeures que nous n'avons pas réussi à surmonter parfaitement. Il est vrai que nous sommes parfois dépendants d'un coup de chance. Pourquoi ? Parce que nous avons affaire à des professionnels, à des gens qui vivent dans la clandestinité, qui sont conditionnés par elle, qui voient des policiers partout, qui voient notre ombre partout, y compris là où nous ne sommes pas, qui sont organisés et bénéficient d'un tissu de complicités sinon de silence dont ils profitent : jamais nous n'obtenons d'informations exploitables. Comme on dit dans notre jargon, nous n'avons jamais cette " ficelle " que nous pouvons tirer pour dérouler une enquête comme ce fut le cas dans l'affaire Erignac où les communications téléphoniques par portables nous ont permis de nous passer de témoignages et ont été la faiblesse qui nous a permis de dérouler la mécanique policière.
La Corse, peut-être plus que la Bretagne, est un lieu difficile pour nous du fait que les méthodes traditionnelles de surveillance, de filature sur nos objectifs potentiels sont beaucoup plus délicates : nous sommes repérés très facilement. Il s'agit d'une île traversée par la montagne où la population vit de façon un peu clanique dans de petits villages : chacun se connaît et toute personne étrangère au village est repérée dans l'instant. Comment s'y maintenir pour voir dans la durée qui rencontre qui et qui se réfugie chez qui ? C'est extrêmement difficile... 
Très fréquemment la presse se demande ce que fait la police, mais on ne peut pas dire " il n'y a qu'à... ", " il faut que... " ! La situation est difficile et nous essayons d'y faire face au mieux avec des moyens qui restent ceux d'une démocratie, ceux d'un Etat de droit. Il est clair que notre action a des limites qui nous interdisent d'avoir recours à des moyens qui, peut-être, donneraient plus de résultats - et je réponds par là un peu à votre question - mais il est extrêmement difficile de balancer. Rester dans le cadre de la mission qui nous est impartie, constitue toute la difficulté !
J'en veux pour preuve - et j'en terminerai là pour ne pas abuser de mon temps de parole - le fait que, si l'on veut juger la police judiciaire qui est engagée en Corse comme ailleurs, il faut prendre en compte, non seulement ses échecs que nous assumons car c'est notre responsabilité même si nous essayons d'être meilleurs, que j'assume, mais également ses résultats qui sont encourageants, y compris en matière de lutte contre le terrorisme.
Ces résultats - nous vous les avons fournis, monsieur le Président, et vous avez un dossier statistique complet que vous avez pu consulter - se traduisent par une baisse significative du nombre des attentats qui tient sans doute à des causes diverses car tout est lié : qui peut prétendre, par exemple, que l'arrestation de Santoni pour une affaire d'escroquerie, l'affaire Dewez, pour laquelle il sera jugé en janvier de l'année prochaine, n'a pas déstabilisé le FLNC-Canal historique dont il était un peu le leader, le porte-bannière mais qu'elle n'a pas, aussi, peut-être été l'un des facteurs déterminants de la radicalisation de certains groupes et, malheureusement, du passage à l'acte de l'équipe Castela, Alessandri, Colonna ? C'est vrai, tout cela est lié et nous ne sommes pas toujours maîtres de tout, mais il est clair que le nombre des attentats, qui était de l'ordre de 400 par an, est tombé à 150, voire 130 l'année dernière. C'est, je crois un signe encourageant qui signifie que l'action de l'Etat est possible, mais la police seule ne peut pas réussir.
C'est un pari ! Quand on parle de l'Etat de droit, c'est l'ensemble des institutions qui doit se mobiliser pour recréer peut-être, que sais-je, un courant d'harmonie nationale, un sens civique qui reste à faire renaître. C'est possible puisqu'on sait que 95 % des Corses sont prêts à dire très clairement qu'ils sont Français à part entière et qu'ils n'attendent pas la sécession.
Comment les désolidariser de groupes radicaux ? Je terminerai sur un point d'actualité.
On croyait avoir déstabilisé le mouvement autonomiste. Le MPA n'existe plus puisque l'on a vu qu'il était réduit à l'expatriation et qu'on a démontré que le temps, l'espace, ne suffisent pas et qu'il est possible de retrouver ses membres là où ils sont réfugiés : je pense à Lovisi naturellement que nous cherchions depuis le 1er juillet 1996, date de l'attentat sur le port de Bastia où le MPA, ou ce qu'il en restait, a réglé ses comptes avec le camp adverse et où Lorenzi a trouvé la mort ce qui a déchaîné l'ire de ses compagnons... 
On pensait avoir complètement déstabilisé le FNLC-Canal historique et lui avoir porté un coup fatal, avec l'arrestation du groupe de Colonna, groupe fondamentaliste, attaché à une action radicale et violente et refusant le processus de " négociation " ou de normalisation.
Or, on s'aperçoit qu'il y a encore une tentative de restructuration, de refondation d'un FLNC-Canal historique IV ou III, peu importe, ainsi qu'une tentative de reconstruction autour d'un noyau dur avec Armata Corsa. Ces deux groupes sont actuellement en train de se livrer à une surenchère l'un revendiquant, avant-hier je crois, quatre attentats divers et l'autre, Armata Corsa, revendiquant les attentats perpétrés durant la nuit bleue de vendredi contre les DDE.
On se dit : " mais quand aurons-nous terminé ? "
Je pense que nous ne devons pas nous avouer vaincus, ni désespérés mais le combat est difficile ! Quand on croit avoir tué l'hydre, elle renaît avec une nouvelle tête, deux parfois comme c'est le cas actuellement, mais je peux vous garantir, monsieur le Président, mesdames et messieurs, que, quelle que soit l'adversité, quelles que soient nos faiblesses, quelles que soient les erreurs commises par certains, l'institution est là, l'institution veille à rester mobilisée, sereine, en pleine possession de ses moyens, sans se disperser dans de vaines querelles de personnes dont elle n'a que faire et qui m'horripilent au dernier point ! Si vous me permettez de répondre précisément à la question que vous m'avez posée, je dirai qu'il n'y a pas de recette miracle, mais qu'il faut, en Corse, un effort permanent. Il ne faut pas relâcher l'attention mais veiller à ce que perdurent la prévention, la mobilisation de tous les services de renseignements qui, en amont, doivent continuer à rechercher à mieux connaître, mieux découvrir ceux qui sont, peut-être, en train de reconstruire ce courant autonomiste violent.
Chacun doit continuer à apporter sa petite contribution sans ignorer que tout est lié et que, lorsque l'on porte des coups à des équipes qui commettent pour subsister des vols à main armée ou du racket en levant " l'impôt révolutionnaire ", il faut le démontrer quand bien même on en est persuadé. Il faut qu'il y ait des plaintes, que les victimes se manifestent et que nous soyons témoins de ces passages d'enveloppes ou autres façons de faire. Il faut donc poursuivre l'action en permanence en se disant que la Corse, même si l'action policière y est plus difficile qu'ailleurs, c'est quand même la France et que ce n'est pas en procédant autrement, en traitant avec des corps expéditionnaires ou en combattant par d'autres méthodes extraordinaires la délinquance et la criminalité qui y sévissent, qu'on touchera au but.
Je le dis : c'est sur la voie de la plus grande banalisation possible de l'action, dans un contexte qui n'est pas banal : c'est vrai que la Corse constitue une grande originalité : ce n'est pas par hasard que, depuis 1975, on s'efforce d'apporter une solution à un problème qui est peut-être politique et qui dépasse largement la mission policière. Je pense qu'avec les moyens de la police et de la justice, nous devons poursuivre sur cette voie car, je crois, nous avons démontré qu'elle pouvait donner des résultats.
M. le Président : Merci, monsieur le directeur, on comprend bien quelle est votre approche de ces questions difficiles et mon propos initial n'était destiné qu'à cadrer d'une manière un peu schématique votre intervention devant la commission : n'y voyez pas de critique à l'égard de quelque fonctionnaire que ce soit, mais quand même... 
Ce que vous avez dit à l'instant suscite chez moi une interrogation et finalement une question assez simple : êtes-vous favorable au maintien telle qu'elle est et avec l'action telle qu'elle la mène aujourd'hui de la DNAT en Corse ? J'ai cru comprendre que vous sembliez privilégier l'action des fonctionnaires sur le terrain, que vous avez d'ailleurs apporté un certain nombre de remèdes aux dysfonctionnements que l'on pouvait observer, notamment par un mixage susceptible d'éviter une trop grande corsisation des corps de police, par conséquent pour être schématique et rapide, si vous aviez une proposition à faire, pensez-vous que les interventions de la DNAT telles qu'elles se déroulent aujourd'hui en Corse, sont pleinement justifiées ?
M. Bernard GRAVET : Monsieur le Président, je vous dois la franchise et ma réponse est oui et si je n'ai pas été suffisamment clair précédemment, je vous prie de m'en excuser !
Je pense effectivement que si la DNAT n'existait pas, il faudrait la créer. Très sincèrement, dans un domaine aussi difficile, il faut des fonctionnaires spécialisés, il faut des fonctionnaires qui soient déchargés de tout autre souci. Si j'ai dit tout à l'heure que le SRPJ participait, c'est parce qu'il le fait !
Actuellement, je crois que nous sommes parvenus à ce mélange très intime des moyens : la plupart des interpellations opérées par les fonctionnaires de la DNAT le sont également avec des fonctionnaires du SRPJ. Les choses sont peut-être présentées différemment par un raccourci journalistique, mais je tiens à vous dire que les fonctionnaires du SRPJ participent et sont saisis au même titre, la plupart du temps, que la DNAT et qu'il n'y a pas de monopole, de droit d'évocation de la DNAT, excluant les autres services,.
Selon moi, la DNAT correspond à un besoin. Pourquoi ? Parce qu'encore une fois, indépendamment de la personnalisation excessive qui peut être faite - je suis toujours très choqué lorsqu'on parle des hommes de M. untel ou du commissaire untel -, le travail est un travail d'équipe. Pour l'enquête Erignac, ce sont 140 fonctionnaires qui ont travaillé durant quinze mois : ceux de le DNAT, mais également les personnels spécialisés de la direction centrale des renseignements généraux qui, par leurs analyses et leurs approches, leur surveillance en amont, ont apporté des éléments déterminants permettant de circonscrire certains objectifs ; il faut également citer les fonctionnaires de la sous-direction des affaires économiques et financières que j'ai mis à disposition du SRPJ et de la DNAT, qui ont été saisis par les magistrats spécialisés pour l'aspect financier de certaines enquêtes. En effet, au départ, les recherches se sont orientées dans toutes les directions puisqu'on ignorait quelle était la motivation du groupe criminel - dans cette approche effectivement financière, souvenez-vous de ce qui a été fait autour de l'enquête sur le Crédit agricole, par exemple... 
Tous ces fonctionnaires ont donc été mobilisés. Mais, si l'on veut que ce ne soit pas la pagaille, si l'on veut qu'il y ait une concentration des informations en temps réel, il faut un leader de même que sur un bateau - je prends une image excessive et je vous demande de me pardonner cette métaphore - il faut un maître de rames, pour éviter qu'il n'aille de guingois.
La DNAT, je le précise, existait bien avant les événements de Corse et bien avant M. Marion. Je pense à une époque où existait la cour de sûreté de l'Etat et où il était important que cette cour bénéficie d'informations et de procédures extrêmement cadrées, s'agissant d'un domaine très sensible où il est effectivement important de veiller au respect des règles procédurales qui sont elles-mêmes les garantes des droits individuels. Nous sommes en démocratie : il ne s'agit pas de tomber dans l'arbitraire ! Je crois donc que nous ne pouvons agir que par des procédures très professionnelles et, - puisque la lutte contre le terrorisme bénéficie de pouvoirs exorbitants par rapport au droit commun - avec des fonctionnaires habitués à ces procédures, habitués aux limites de leur action ainsi qu'aux pouvoirs accrus dont ils peuvent user sans abuser, sous le contrôle, car tout est lié, de magistrats eux-mêmes spécialisés, garants du professionnalisme, du suivi et j'allais dire du " niveau " à fixer à chaque objectif.
Je m'explique : le pire serait de s'attaquer à tous les membres de cette mouvance autonomiste de la même façon alors qu'il y a des gros poissons, des têtes de file, des violents, des dangereux qu'il convient vraiment d'éliminer le plus vite possible en les " habillant procéduralement " comme on dit dans notre jargon, et puis d'autres qui sont quand même de moindre niveau !
Seule la spécialisation permet d'assurer cette espèce d'appréciation des degrés d'engagement dans l'action autonomiste et ce ne sont pas quelques mois, mais des années, qui sont nécessaires pour bien se pénétrer des réalités. C'est une jungle dans laquelle on se perd. Les autonomistes eux-mêmes s'y perdent et ne savent pas toujours qui appartient à tel mouvement ou à tel groupe dissident : on l'a vu avec U Ribombu, avec Lorenzi, avec Filidori, avec le groupe Castela... Ils s'y perdent eux-mêmes et maintenant, de nouveau peut-être sont-ils en train de se compter, de se repérer, de chercher qui est d'Armata Corsa, qui du FLNC héritier du Canal historique... On ne sait plus trop et ils ne savent plus eux-mêmes. Il faut donc du professionnalisme et c'est la culture de la PJ puisqu'on y trouve des spécialistes des stupéfiants, des spécialistes des affaires économiques et financières et, au sein même de ces spécialités, d'autres spécialistes, par exemple des marchés publics ou du blanchiment d'argent.
Je vis dans la police depuis trente ans, monsieur le Président, et je crois que, très sincèrement, la meilleure recette consiste à garder cette spécialisation qui peut paraître extrême aux yeux de certains, exorbitante en droit commun. Parallèlement, il faut veiller, bien entendu - c'est la contrepartie et, ainsi que je le disais tout à l'heure, elle est fondamentale - à ce que ce service ne joue pas les francs-tireurs, ne soit pas libre de tout mouvement mais s'intègre dans un ensemble, ce qui est, à mon sens, le rôle des magistrats. En effet, nous travaillons sous l'autorité des magistrats qui saisissent qui ils veulent : les services de police ou de gendarmerie. Certains faits restent de la compétence de la gendarmerie, ce que nous n'avons pas à contester et, au sein de la police, certaines actions plus banales restent traitées par le SRPJ. Actuellement, c'est le SRPJ qui travaille sur les attentats contre les DDE, sur saisine de la 14ème section, parce qu'il y a des actes immédiats, des constatations à faire : il faut faire venir les gens des laboratoires, rechercher les traces, il faut que l'identité judiciaire fasse un travail de fond pour voir si on peut avoir immédiatement " l'embellie " comme on dit et savoir si l'auteur n'a pas laissé ses empreintes : c'est un travail immédiat mais la DNAT est là en support pour faire éventuellement le lien entre cette série d'attentats, cette nuit bleue, et l'autre série de quatre attentats ainsi que l'assassinat de Savelli qu'Armata Corsa a revendiqués.
Il y a donc là une nécessité de synthèse ! Souvenons-nous des attentats commis sur le continent... 
M. Robert PANDRAUD : Oui, c'est un argument de poids !
M. Bernard GRAVET : Il était clair pour tous que les attentats commis dans la région marseillaise, dans le Gard et à la mairie de Bordeaux, étaient le fait d'autonomistes - encore restait-il à l'établir - mais le SRPJ d'Ajaccio était totalement incompétent ! Alors, laisser seul chacun des SRPJ territorialement compétent n'était pas très raisonnable. Il fallait que quelqu'un dirige l'ensemble ! Des actions étaient d'ailleurs à mener, comme on l'a vu, contre l'environnement de Santoni, en Corse du Sud, alors que les investigations ont été conduites par le SRPJ de Bordeaux, mais en liaison très étroite avec la DNAT. Tout s'est bien passé parce qu'entre le directeur du SRPJ de Bordeaux, comme c'est actuellement le cas avec le directeur du SRPJ d'Ajaccio, et le chef de la DNAT, les relations sont bonnes.
M. le Président : Tout cela est très satisfaisant sur le plan intellectuel, monsieur le directeur, mais je voudrais néanmoins faire deux observations.
Premièrement, le nombre d'élucidations des affaires de terrorisme les plus graves est quand même - excusez-moi de le rappeler - extrêmement faible. Il y a sans doute des raisons à cela que l'on connaît dont on nous a déjà exposé en détail les origines et les causes qui tiennent à la particularité de cette île, mais il n'empêche, quand même, que, sur le plan des élucidations, les résultats ne sont pas exceptionnels ! Même lorsque vous évoquez l'affaire Erignac, dont on nous a parlé par ailleurs, quels que soient les défauts des uns et des autres - je pense notamment au préfet Bonnet - il semble que cette enquête dirigée par le SRPJ n'a pas tenu compte d'un certain nombre d'éléments qui, pourtant, étaient connus notamment des services judiciaires puisque, dès le mois de novembre 1998, des informations avaient été fournies au procureur de Paris, transmises au juge d'instruction spécialisé et que l'on avait, hormis l'un d'entre eux, les noms de tous ceux qui avaient commis l'attentat à l'encontre du préfet... Lorsque vous décrivez la stratégie, la politique de la direction centrale de la police judiciaire, j'ai quand même, moi, sous les yeux, les déclarations de M. Marion qui nous dit : " Pourquoi y a-t-il eu tant de controverses dans la presse en ce qui concerne l'action de ma division ? Tout simplement parce que notre directeur central, M. Gravet, nous imposait d'avertir le SRPJ d'Ajaccio. Si l'on a réussi dans l'affaire Erignac, c'est parce que nous avons fait le contraire avec M. Chevènement ", le contraire des instructions que vous leur aviez données.
Il ajoute plus loin : " J'affirme donc que la politique de la direction centrale de la police judiciaire consistant à imposer aux fonctionnaires de la DNAT ou même aux fonctionnaires de la brigade financière de passer par le SRPJ d'Ajaccio, est source de fuites. Heureusement que Jean-Pierre Chevènement a eu assez d'autorité pour imposer le contraire, parce que ce n'était pas la position de mon directeur central. ". Ces déclarations, faites il y a quelques semaines devant la commission, jettent quand même un trouble assez sérieux parmi ses membres qui essaient de comprendre comment les choses se passent : avouez-le !
M. Bernard GRAVET : Tout à fait !
M. le Président : Ce sont des déclarations faites sous la foi du serment de la part d'un responsable d'une structure placée sous votre autorité, qui s'appelle la DNAT. Or il dit qu'heureusement cette structure ne suit pas les instructions du directeur central sans quoi elle n'arriverait jamais à rien... Je résume mais de manière, je crois, assez fidèle... 
M. Robert PANDRAUD : Assez !
M. le Président : Merci, monsieur Pandraud ! J'ai même la caution de M. Pandraud... 
Pour nous qui essayons de comprendre, c'est un problème ! Nous nous demandons comment tout cela peut fonctionner et si une telle situation n'explique pas
- excusez-moi de le dire - une partie des échecs... 
M. Bernard GRAVET : Monsieur le Président, cette déclaration me trouble tout autant que vous ! Je la comprends d'autant moins que les raisons personnelles qui pouvaient inciter M. Marion à tenir de tels propos n'existaient plus, puisqu'il la menait seul cette enquête... 
M. le Président : Permettez-moi de vous interrompre un instant, monsieur Gravet. M. Marion a été entendu comme un certain nombre d'autres personnes et l'un des témoins auditionnés par la commission nous a dit : " l'art de M. Marion est de se positionner, quel que soit le ministre de l'Intérieur... ". Je tenais quand même à vous rassurer sur la relativité de cette déclaration... 
M. Bernard GRAVET : Vous me rassurez et peut-être l'avenir vous donnera-t-il encore plus raison. Mais je tiens à dire que tout cela est assez affligeant : cela revient à jeter le discrédit sur des collègues de province qui ne méritent pas ces accusations et, encore une fois, c'est absolument injuste puisque le SRPJ n'était pas chargé de cette enquête ; la sous-direction des affaires économiques et financières a fait des actes d'assistance dans des aspects particuliers de l'enquête, mais je n'ai jamais été amené à dire aussi crûment qu'il fallait informer le SRPJ... 
M. le Rapporteur : Le SRPJ était co-saisi ?
M. Bernard GRAVET : Bien sûr, mais pour permettre les interventions et les interpellations : la direction de l'enquête a toujours été le fait de M. Marion et de la DNAT, et c'est bien comme cela ! Je trouve qu'il n'y a rien à y redire ! Je n'ai jamais demandé à M. Marion, de partager des secrets " d'alcôve " ou d'enquête avec qui que ce soit... 
M. le Président : Evitons de parler de secrets d'alcôve car cela reviendrait à s'aventurer sur un terrain qui, en Corse, me paraît dangereux... (Sourires.)
M. Bernard GRAVET : ... J'ai seulement - et je pense que c'est sans doute la confusion qu'il a pu commettre dans un jugement un peu lapidaire, ou excessif en tout cas à mes yeux - eu constamment le souci, ainsi que je l'ai dit tout à l'heure, de faire en sorte que les fonctionnaires du SRPJ d'Ajaccio, comme les autres, ne se sentent pas étrangers à cette affaire. Sinon, comment mobiliser des troupes sur le terrain, leur demander de participer à des recherches d'informations et aux enquêtes ? Ce n'est pas ainsi que l'on fait de la bonne police. Je n'ai jamais eu cette conception du SRPJ d'Ajaccio et je pense que la plupart, pour ne pas dire la quasi-totalité, voire la totalité, des fonctionnaires du SRPJ ne méritaient pas cette charge. Pour ce qui me concerne, l'affaire est sans importance car le sens que je donne aux remarques que j'ai pu faire à M. Marion était d'associer, dans l'intelligence d'une enquête, des fonctionnaires qui appartiennent à la même maison et il ne saurait en être autrement !
Je ne renie rien de ce que j'ai pu dire à M. Marion à cet égard !
M. Robert PANDRAUD : C'est exactement le problème de la bouteille à moitié vide ou à moitié pleine : je crois que le directeur central est tout à fait dans sa mission en associant au maximum les fonctionnaires placés sous son autorité, et pourquoi pas, d'autres services de police, d'autant que s'il y avait eu des bavures - nous pouvons quand même nous réjouir que tel n'ait pas été le cas - nous aurions su alors qui en était à l'origine et quel avait été le non-respect des instructions... 
Il est vrai qu'en prévenant tout le monde il y a un risque de porosité. Mais quand vous avez un policier ou un gendarme abattu par ses propres collègues ou compères, c'est encore beaucoup plus grave... 
M. le Président : Oui, mais j'essaie d'y voir clair ! Je ne porte pas de jugement et je comprends tout à fait la remarque que vous formulez de même que je comprends fort bien les explications de M. Gravet : j'en tiens le plus grand compte... 
M. Bernard GRAVET : Monsieur le Président, pour ajouter un élément de réponse - non pas que j'aie à me justifier à l'égard de M. Marion, ce dont je me garderai bien - je tiens à préciser que, durant tout ce temps de l'enquête, se sont tenues à Paris, sous l'autorité du directeur général, des réunions de coordination des services au sein de l'UCLAT... 
M. le Président : Oui, dont, soit dit entre nous, monsieur Gravet, on nous a appris qu'il ne s'y disait pas grand-chose... 
M. Bernard GRAVET : C'est encore une information de M. Marion ?
M. le Président : Oui, c'est encore M. Marion !
M. Robert PANDRAUD : Monsieur le directeur, je vais vous poser une question : j'avais, il y a bien longtemps, rédigé une circulaire visant à répartir les problèmes de la lutte antiterroriste entre les directions chargées du renseignement et la direction de la police judiciaire en confiant à la police judiciaire le monopole de l'exploitation judiciaire et aux services de renseignement la responsabilité de recueillir le maximum d'informations d'où la nécessité de l'UCLAT.
Cette circulaire est-elle toujours valable ou a-t-elle été abrogée, annulée, jugée superfétatoire ?
M. Bernard GRAVET : Je pense qu'elle a toujours cours... 
M. le Président : On n'aurait pas osé abroger une circulaire de M. Pandraud ! (Sourires.)
M. Robert PANDRAUD : Si, je sais que pendant un temps elle a été violée : je connais l'histoire de la maison quand même !
M. Bernard GRAVET : Dans son esprit, elle est toujours appliquée et je peux vous dire, à cet égard, au-delà peut-être des réunions formelles de l'UCLAT, qu'entre la DCPJ et la Direction centrale des renseignements généraux, l'échange d'informations, dans cette affaire comme je pense dans les autres - je parlais précédemment de la lutte contre le groupuscule de l'ARB renaissant - joue totalement, à plein et sans arrière-pensées puisqu'il n'y a pas de concurrence et que notamment, M. Squarcini, qui est le patron du service de recherche en matière de renseignements généraux, entretient les meilleures relations du monde avec M. Marion, chef de la DNAT et qu'il y a une grande qualité d'échange.
Je pense que les analyses des renseignements généraux - je l'ai dit tout à l'heure mais je le redis - ont été fort utiles à l'enquête, indépendamment du travail de fou qui a été réalisé et qui n'a abouti que très tardivement ce qui explique pourquoi nous avons tant traîné au niveau des interpellations. En effet, il nous fallait les résultats des réquisitions téléphoniques qui avaient été lancées, pour situer les responsabilités des uns et des autres : il ne s'agit pas seulement d'identifier des auteurs possibles, encore faut-il aller les chercher avec le maximum d'éléments à charge de façon à les retenir.
M. Christian PAUL : Monsieur le directeur, nous avons beaucoup parlé, durant votre audition, de terrorisme mais je voudrais, pour ma part, également aborder le sujet de la grande criminalité en Corse, considérant en effet que le problème corse ne se limite pas à la violence politique issue des mouvements nationalistes et que la direction centrale de la police judiciaire ne se limite pas à la DNAT.
Je voudrais connaître votre sentiment sur le point suivant : est-ce que le caractère dramatique qui entoure la violence politique, son accélération à certains moments, notamment avec l'assassinat du préfet Erignac mais aussi, tout récemment, avec une relance des attentats, ne détourne pas les énergies d'un autre front qui peut paraître tout aussi important quant à ses conséquences sur les malaises et la crise que traverse la société corse ? Je veux parler de toutes les autres formes de délinquance, telles que la grande criminalité, la délinquance financière et notamment les réseaux que l'on a parfois baptisés mafieux et qui semblent avoir sur la société corse une emprise assez forte. J'aimerais savoir s'il n'y a pas difficulté à combattre tous les fronts à la fois car je crois que cette question a directement trait à votre mission sur l'île.
J'aurai une seconde question qui est tout à fait connexe : on entend finalement deux analyses quant à la réalité de la criminalité en Corse : la première consiste à dire que tout cela n'est pas très important, que La Brise de mer n'existe plus, que Jérôme Colonna est un parrain repenti et rangé des voitures ; la seconde, un peu plus préoccupante à mes yeux, et dont je n'exclus pas personnellement qu'elle se rapproche davantage de la vérité, consiste à dire que ces réseaux sont tous extrêmement présents dans la société corse, qu'ils ont, sous des formes et avec des intensités diverses, des activités criminelles et, en tout cas, une influence réelle sur la situation dans l'île. J'aimerais donc, en termes de pilotage de l'action de la police judiciaire et en termes d'analyse de la situation dans l'île, recueillir votre point de vue.
M. Bernard GRAVET : Je me garderai bien de brosser un tableau angélique et vous avez raison de dire - je crois l'avoir dit moi-même d'entrée de jeu - que si le terrorisme est fondamental, il n'est pas tout !
Ce n'est pas parce que l'on s'intéresse aux assassins du préfet Erignac que l'on doit penser qu'il ne se passe rien d'autre sur l'île ! Vous avez raison : il se passe des choses, il en a toujours été ainsi et, pour mener la lutte nécessaire contre les autres formes de criminalité, le crime organisé sous toutes ses formes, que ce soit les attaques à main armée, le racket ou encore l'affairisme dans ses formes les plus insidieuses, les plus difficiles à détecter, il est évident que nous ne pouvions pas dire que nous ne faisions rien, faute d'avoir les moyens ou au motif que le SRPJ serait mobilisé contre le terrorisme, c'est faux !
Il y a, au sein du SRPJ, une section économique et financière, une brigade criminelle qui n'est pas mobilisée à plein sur le terrorisme et nous avons créé un outil supplémentaire qui est la brigade régionale d'enquête et de coordination : implantée à Ajaccio et à Bastia, elle regroupe des personnes qui, dégagées de toutes procédures, accomplissent un travail de surveillance et de filature sur le milieu proprement dit, un peu comme le font les BRI et les BREC sur le continent, et ont précisément pour vocation de s'intéresser davantage au droit commun.
Cela ne suffit pas et nous en avons conscience. C'est pourquoi j'ai mis en place, en matière économique et financière un système de renforts permanents, pour appréhender avec plus de moyens cette réalité difficile à cerner, car là encore à côté de la partie visible de l'iceberg, il en est une autre, invisible, qu'il faut parfois aller rechercher dans les profondeurs, ce qui n'est pas le plus facile. C'est-à-dire que les services nationaux de police judiciaire mettent à disposition du directeur du SRPJ, des équipes tournantes de fonctionnaires très spécialisés en matière économique et financière à qui l'on confie des tâches très précises pour éviter que l'action ne se déroule dans une sorte de cacophonie. Des objectifs leur sont assignés - ils ont notamment à traiter les commissions rogatoires - et cela sous l'autorité du chef de la division économique et financière. Du fait de la création que vous n'ignorez sans doute pas, d'un pôle financier à Bastia, la charge de travail sans être accrue n'est pas moindre et cette organisation est une façon de répondre aux besoins tout en permettant d'appréhender plus nettement les problèmes. Depuis un an, nous faisons fonctionner au mieux ce système qui a été bien accepté par les collègues d'Ajaccio et de Bastia qui ont compris que ces renforts étaient là pour leur prêter la main et non parce qu'on les jugeait incompétents.
En matière de banditisme, nous avons procédé de même. Très régulièrement, l'office central de répression du banditisme, dont c'est la vocation nationale, envoie des équipes qui vont travailler en collaboration étroite avec les BREC et le SRPJ d'Ajaccio sur différents objectifs. Nous avons constaté, depuis quelques mois, qu'il y a davantage d'attaques à main armée, notamment dans le Sud de la Corse, ce qui nous inquiète d'autant plus que nous avions enregistré, en la matière, une forte baisse l'année dernière. Il faut donc agir. Le SRPJ qui est toujours mobilisé - la recherche de Colonna mobilise les gens sur place car ce n'est pas la DNAT qui, depuis ses bureaux parisiens peut faire de la recherche dans le maquis, sur le GR 20 ou ailleurs... - doit le rester et être complètement impliqué dans cette affaire et à ce niveau de compétence qui suppose un travail de terrain, presque de rue pour recueillir des renseignements.
J'ai décidé qu'une équipe de BRI - elle est opérationnelle, ses hommes sont en place -, composée de fonctionnaires vraiment triés sur le volet et qui appartiennent aux SRPJ de Marseille, de Nice, de Lyon, se relayerait là-bas pour donner un potentiel supplémentaire et tenter de mener un travail de fond en matière de surveillance dans un contexte difficile, hostile et cela, évidemment, en mêlant les fonctionnaires, car il ne s'agit pas, là encore, d'avoir un corps expéditionnaire, venu incognito accomplir un travail au nez à et à la barbe de leurs collègues qui seraient considérés comme " de seconde zone ".
Il s'agit vraiment de la réponse la plus souple possible, en fonction des moyens dont je dispose à la DCPJ, pour faire face à une réalité que vous avez raison de dépeindre comme inquiétante en ce sens que la réalité est certainement plus grave qu'elle ne le paraît mais aussi, peut-être, moins grave que ce que l'on peut dire ou écrire... 
Vous savez, je suis un vieux fonctionnaire de PJ puisque j'ai trente ans de PJ et j'ai souvent entendu des choses très alarmistes alors qu'il faut aborder les réalités - non pas que nous cherchions à les minimiser - avec objectivité et sérieux. Lorsque nous avons un élément objectif attestant d'un racket, de la préparation d'une attaque à main armée ou autre, nous mobilisons immédiatement le maximum de moyens pour aller au bout de nos possibilités et faire ce que l'on appelle " la recherche de flagrant délit " qui est le rêve de tout service de police judiciaire ou, si l'on n'y parvient pas, pour réunir des éléments qui permettent d'éliminer une équipe, dans le cadre d'une enquête traditionnelle et classique, d'une information ouverte sous le contrôle d'un magistrat. Ce n'est pas toujours facile. Je dirai même que c'est très difficile !
La lutte contre le crime organisé est très difficile et pas seulement en Corse. Il suffit pour le mesurer de savoir que certains Corses réfugiés en Amérique du sud, organisent un trafic de stupéfiants via les Caraïbes, ou le Mexique vers l'Europe - et pas forcément vers la Corse - avec des complicités et des bailleurs de fonds qui, parfois, se trouvent en Corse... 
M. Robert PANDRAUD : C'est la mondialisation !
M. Bernard GRAVET : Ce n'est vraiment pas une chose facile à établir et c'est la vraie dimension de la lutte contre le crime organisé en Corse comme dans notre région PACA. Actuellement, je travaille beaucoup avec la police judiciaire espagnole et avec les policiers du Bundeskriminalamt allemand, pour essayer justement, de mieux capter ces éléments du puzzle qui sont très dispersés.
S'agissant des organisations criminelles, comme vous le disiez très justement, monsieur le ministre, c'est souvent à l'échelon mondial que nous essayons de les appréhender et nous rencontrons donc, il est vrai, beaucoup de difficultés. Mais je peux vous garantir que l'on gobe tout ce qui passe à proximité, la moindre petite mouche, que rien n'est laissé au hasard. Il est vrai que ce serait encore mieux si je disposais de cent fonctionnaires supplémentaires à mettre en Corse, mais nous ne pouvons pas, non plus, laisser les hommes au garde-à-vous dans l'attente que d'hypothétiques victimes viennent se plaindre ! Il faut réagir... Il y a aussi d'autres chantiers : sur la région PACA, nous connaissons actuellement de gros problèmes au niveau des organisations criminelles qui règlent leurs comptes pour s'imposer sur le marché des machines à sous : c'est là une préoccupation que je ne peux pas négliger : il nous faut donc souvent passer d'un chantier à l'autre, mais qu'y faire ?... 
M. Philippe VUILQUE : Monsieur le directeur, comment qualifieriez-vous les relations entre les services de police et de gendarmerie dont vous ne nous avez pas beaucoup parlé ?
M. Bernard GRAVET : Encore une fois, je ferai abstraction des effets journalistiques, de la " guerre des polices " dont on se plaît à parler.
Je vais peut-être vous surprendre, mais je suis de ceux qui considèrent que la gendarmerie n'a peut-être pas toujours suffisamment mobilisé ses effectifs en Corse pour lutter aussi bien contre le terrorisme que contre d'autres infractions en matière économique et financière ou en matière de droit commun. Je dis encore maintenant que nous sommes très heureux et nullement jaloux de la mobilisation de la gendarmerie. Ce qui compte, c'est que son engagement ne se fasse pas n'importe comment, et ne se fasse pas en-dehors d'une cohérence globale avec l'action de la police pour des enquêtes déterminées.
La plupart du temps, il n'y a aucun problème. La guerre des polices est un faux problème ! Il y a tellement de crimes et délits à combattre qu'il y a largement du travail pour tout le monde, sans que personne ne se marche sur les pieds ! Nous sommes plus près d'un conflit négatif de compétences que d'un conflit positif.
Combien de fois ai-je demandé à la direction générale de la gendarmerie de former des fonctionnaires en matière économique et financière pour nous soulager, car nous n'en pouvons plus ici comme en Corse... Cet aspect-là du problème est donc clair !
Maintenant, en ce qui concerne l'affaire Erignac, pour appeler un chat un chat, il est manifeste qu'il n'y a pas eu longtemps de concurrence puisque c'est la DNAT qui a été chargée du dossier. La difficulté est venue du fait que le lien a été établi en cours d'enquête entre l'attaque de la brigade de Pietrosella, en septembre 1997, l'attaque de l'ENA à Strasbourg et les attentats de Vichy d'après un certain nombre d'éléments évidents de l'enquête - d'ailleurs pour Pietrosella, l'un des membres du groupe Colonna - Castela- Alessandri a fait des aveux. Il fallait donc, à ce moment-là, non pas que la police et la gendarmerie s'entendent, mais que les magistrats qui avaient en charge ces différentes affaires tombent d'accord pour que soit assurée, au niveau des instructions, la cohérence qui s'imposait au sein de la 14ème section.
La police comme la gendarmerie, ne faisaient qu'exécuter des instructions dans le cadre d'une information ouverte dans un cabinet et dans l'autre. Alors, qu'il y ait eu à un certain moment chevauchement, j'allais dire qu'il y ait eu des enquêtes parallèles, je dirai que c'était normal ! Il s'agissait de faits très différents les uns des autres et ce n'est qu'au fil du temps que l'on a vu que les choses se rapprochaient et se concentraient. A la limite, dans la mesure où tout se fait sous le contrôle des magistrats, j'estime qu'il s'agit, comme le disent certains, d'une " saine émulation " mais encore faut-il que ce ne soit, ni l'anarchie, ni le mélange des genres.
Je pense très sincèrement que l'issue de l'enquête Erignac, d'après ce que j'en sais, n'a pas été retardée pour des raisons de cette nature !
M. le Rapporteur : Vous ne partagez pas l'avis de M. Marion qui, s'exprimant publiquement, disait que l'on avait perdu trois ou quatre mois ?
M. Bernard GRAVET : M. Marion, à ce que je vois est habitué à formuler des jugements lapidaires... 
M. le Rapporteur : C'est un jugement public !
M. Bernard GRAVET : Il peut être public et lapidaire... Je considère, moi, que je n'ai pas les éléments pour dire que je partage cette analyse.
M. le Rapporteur : Pouvez-vous me préciser les circonstances dans lesquelles ont été interpellés les membres de l'ex-MPA : il y a eu, semble-t-il, un défaut d'information des juges ou un certain nombre de problèmes ?
M. Bernard GRAVET : Les choses sont, je crois, extrêmement simples et il ne faut pas les compliquer !
Les membres du groupe Orsoni ont été repérés, il y a un certain nombre de mois, en Amérique centrale. Le travail a consisté, avec les services locaux, à rechercher les activités de ces gens qu'on n'avait pas encore identifiés formellement, notamment Lovisi. Nos recherches tournaient autour des frères Orsoni que nous soupçonnions de participer à un trafic de stupéfiants à partir de l'Amérique du Sud. C'est sur ces bases-là que les services spécialisés de l'office des stupéfiants ont travaillé, difficilement et de façon périodique, avec leurs collègues du Nicaragua jusqu'à ce qu'ils arrivent, à la fin du mois d'août, à la quasi-certitude qu'il n'y avait en définitive pas de trafic de stupéfiants ou que l'on ne parviendrait pas à établir quoi que ce soit, mais qu'il y avait effectivement dans l'entourage d'Alain Orsoni, contre lequel on n'avait rien, des individus qui pouvaient nous intéresser et particulièrement Lovisi. Lovisi faisait l'objet de plusieurs mandats en France, dont le signalement avait été diffusé au niveau international et nous avions de bonnes raisons de le rechercher, notamment depuis le 1er juillet 1996 et la découverte de la cache de Lupino, appartement qui recelait des armes ayant servi pour des vols à main armée opérés précédemment dans des bureaux de Caisse d'Epargne.
C'est donc ce qui été indiqué aux autorités locales qui étaient intéressées par cet espèce de groupuscule de Français qui " bricolaient ", plaçaient des machines à sous, bref qui tentaient de s'imposer dans les affaires. Ces autorités ont décidé, puisqu'il n'était pas possible de leur envoyer une demande d'arrestation provisoire en vue d'extradition, faute de convention d'extradition, de se débarrasser de ces individus. Elles les ont donc expulsés, par mesure administrative d'ordre public relevant de l'autorité souveraine du Nicaragua. Elles les ont mis dans des avions et ils sont arrivés, librement pour certains - je pense notamment à Stéphane Orsoni qui, depuis, s'est, librement présenté aux services de police pour être entendu dans le cadre de l'enquête sur l'affaire Antona ou à Stéphane Zonza qui l'accompagnait et qui est arrivé et reparti de Paris librement.
En revanche, quand Marcel Zonza, Lovisi et Giacomoni sont arrivés, la police de l'air et des frontières qui a, évidemment, connaissance des mandats exécutoires en France, a noté leur présence sur le territoire ; elle a notifié les mandats à Giacomoni et à Zonza qui ont été aussitôt transférés dans une maison d'arrêt en exécution de ces mandats de justice. Quant à Lovisi, qui faisait l'objet de plusieurs mandats d'arrêt mais également d'une fiche de recherche du juge Bruguière pour être entendu dans l'affaire qui nous intéressait - l'attentat dont j'ai parlé tout à l'heure - il a été transféré dans les locaux de la DNAT qui avait la commission rogatoire. Il a été entendu, puis présenté au juge Bruguière qui a délivré un mandat de dépôt le concernant.
Tel est donc le scénario qui est d'une simplicité totale. M. Bruguière était tenu informé par M. Marion en temps utile et j'ai moi-même informé, personnellement, le jour de l'arrivée des personnes recherchées - on ignorait la date puisque leur transfert ne dépendait pas de nous mais des autorités du Nicaragua - le procureur de la République de Paris, ce qui est tout à fait normal même si c'est le parquet de Bobigny qui a traité les mandats d'arrêt et non pas le parquet de Paris.
M. Robert PANDRAUD : Ne pensez-vous pas, monsieur le directeur, que votre service régional devrait plutôt se situer à Bastia pour être le plus près possible du procureur général ? En effet, nous avons quand même l'impression que, depuis Ajaccio, les rapports ne sont pas toujours très aisés avec l'autorité judiciaire régionale et que sa présence à Ajaccio, près du préfet de région, pose des problèmes entre les autorités judiciaire et administrative.
M. Bernard GRAVET : Monsieur le ministre, c'est là une question dont on peut effectivement débattre. Personnellement, je pense quand même que l'essentiel de la criminalité et de la délinquance se trouve plus centrée en Corse du Sud qu'en Haute-Corse. Quand on voit tout ce qui se passe actuellement en Corse du Sud, autour de Bonifacio, de Porto-Vecchio, où les liaisons sont déjà difficiles, j'estime qu'une présence forte à Bastia
- l'antenne est loin d'être négligeable puisqu'elle compte cinquante fonctionnaires - permet de répondre à l'attente au quotidien du procureur général, d'autant que, d'une part, M. Veaux fait l'effort d'aller toutes les semaines à Bastia pour rencontrer le procureur général, le magistrat du pôle financier, le procureur de la République et que, d'autre part, les deux commissaires de l'antenne de Bastia sont des gens extrêmement qualifiés qui assurent, à mon sens, cette espèce de pérennité de la police judiciaire indépendamment du siège lui-même. Cela étant, c'est une question qui pourrait peut-être s'envisager, mais il y a des données qui m'échappent... 
M. le Président : Quelles informations détenez-vous concernant la fuite de la note Bougrier, que M. Dragacci est d'ailleurs accusé d'avoir facilitée ?
M. Bernard GRAVET : Je pense également par M. Marion ?... 
M. le Président : Nous y revenons, monsieur le directeur !
M. Bernard GRAVET : Je vais vous répondre extrêmement clairement : l'enquête de l'inspection générale de la police nationale, d'abord, et l'enquête pénale, ensuite, conduites dans le cadre de l'instruction menée par le cabinet de M. Bruguière, ont établi que les tracts qui ont été distribués ont été fabriqués à partir d'une photocopie réalisée au SRPJ d'Ajaccio.
Cela dit, aller plus loin et prétendre que c'est M. Dragacci qui a fait cette photocopie et qui l'a adressée à des fins de nuire à l'un ou à l'autre est un pas qu'un policier digne de ce nom et soucieux d'objectivité ne saurait franchir !
Les magistrats qui ont eu à connaître du dossier - je ne trahis aucun secret d'instruction - n'ont, à ce jour, je pense, pas établi cette responsabilité. Je laisse donc à ceux qui affirment de telles choses la responsabilité de leurs dires... 
M. le Président : Nous vous remercions, monsieur le directeur.
Audition du lieutenant-colonel Bertrand CAVALLIER
(procès-verbal de la séance du mardi 21 septembre 1999)
Présidence de M. Raymond FORNI, Président
Le lieutenant-colonel Bertrand Cavallier est introduit.
M. le Président lui rappelle que les dispositions législatives relatives aux commissions d'enquête lui ont été communiquées. A l'invitation du Président, le Lieutenant-colonel Bertrand Cavallier prête serment.
M. le Président : Lieutenant-colonel, quelles sont les raisons qui vous ont conduit à suivre le préfet Bonnet en Corse ? Car il est évident que c'est en dehors de tout schéma traditionnel que cette affectation a eu lieu. Vous avez été affecté en Corse à la demande du préfet Bonnet, préfet que vous aviez côtoyé à Perpignan.
Lieutenant-colonel Bertrand CAVALLIER : Monsieur le Président, mon départ pour la Corse n'a pas résulté, dans un premier temps, de raisons particulières, mais plutôt d'une décision de mon administration centrale.
Je rappelle les faits : deux jours après l'assassinat du préfet Erignac, le préfet Bonnet me téléphone chez moi, vers 22 heures, pour me dire qu'il était convoqué à Paris par M. Chevènement, ministre de l'intérieur. Je précise que le préfet ne m'avait jusqu'alors jamais appelé chez moi à une heure aussi tardive. Il me rappelle le dimanche pour me dire qu'il était probable qu'il rejoindrait la Corse et qu'il me recontacterait. Il me recontacte en effet le lundi pour m'inviter à déjeuner.
Il me demande alors d'exposer mon analyse de la situation en Corse. Puis, à la fin du repas, il me pose la question de savoir si je souhaite l'accompagner. Je lui réponds que je ne suis pas partant, mais d'un revers de la main il balaye mes réticences. Je lui précise alors que je rendrai compte de ce déjeuner à mes supérieurs hiérarchiques, ce que je fais très rapidement. Le directeur général me répond qu'une telle décision ne releve pas de l'administration générale.
J'avoue avoir été très surpris de cette demande, mais je ne lui ai pas demandé les raisons de sa démarche. A partir du moment où l'on me demandait d'aller servir pour la restauration de l'Etat de droit en Corse, je pensais que cela rentrait dans les fonctions d'un serviteur de la République. J'ai donc rejoint la Corse quelques jours plus tard, sans mandat particulier, comme simple accompagnateur du préfet.
M. le Président : Vous n'aviez effectivement aucune fonction particulière, et en tout cas aucune mission particulière à remplir en Corse, si ce n'est d'accompagner le préfet. Les choses se sont-elles précisées après votre arrivée ? Vous a-t-on confié une mission de réorganisation, de contrôle, d'audit, de surveillance... ? Que vous a-t-on demandé de faire ?
Lieutenant-colonel Bertrand CAVALLIER : J'ai rejoint le préfet Bonnet dans la soirée du 20 février - au cours de laquelle nous avons eu un premier entretien. Le préfet n'était pas fixé sur l'action à développer et sur le rôle qu'il allait me confier. Le terme de " chargé de mission ", que j'ai d'ailleurs moi-même proposé, est venu par la suite afin de donner un habillage officiel à ma présence qui n'avait jamais fait l'objet d'une directive écrite.
Le préfet m'a simplement demandé mon avis. Je lui ai donc proposé, d'emblée, de procéder à un état des lieux, une sorte d'audit assez général.
M. le Président : Vous connaissiez la Corse ?
Lieutenant-colonel Bertrand CAVALLIER : Je connaissais la Corse pour y avoir servi à trois reprises, dans le cadre de commandement en gendarmerie mobile ; j'ai passé, à ce titre, cinq ou six mois en Corse.
La problématique à étudier me paraissait intéressante. Pour ce faire, je suis allé au contact de certaines autorités, de chefs de service extérieurs afin de recueillir des informations concernant leur domaine de compétence sur la situation en Corse.
J'ai commencé à travailler dans ce sens dès le lendemain, et très rapidement le préfet m'a confié qu'il serait reçu par le Premier ministre début mars et qu'à cette occasion il devrait lui remettre ses premières propositions. J'ai travaillé d'arrache-pied pour rédiger un rapport général articulé en trois parties. Le préfet en a remanié quelques paragraphes puis l'a remis au Premier ministre à la date prévue.
M. le Préfet : Vous avez ce rapport ?
Lieutenant-colonel Bertrand CAVALLIER : Tout à fait, je l'ai d'ailleurs déjà communiqué à la commission du Sénat.
M. le Président : Pouvez-vous également nous le communiquer ?
Lieutenant-colonel Bertrand CAVALLIER : Bien entendu.
Ce rapport était donc composé en trois parties. La première faisait un état des dérives majeures constatées en Corse. La deuxième évoquait l'émergence d'un système mafieu sous les apparences de la légalité ; l'interaction entre les centres de décisions politiques, le nationalisme, l'affairisme et le banditisme y était évoquée. La troisième partie, enfin, proposait les voies d'une action républicaine.
M. le Président : Vous aviez des contacts avec les responsables de service au plan local. Quelles étaient vos relations avec, d'une part, le préfet adjoint chargé de la sécurité, M. Spitzer, et, d'autre part, le directeur de cabinet du préfet, M. Pardini - qui avait également été amené " dans les bagages " du préfet ? Vous logiez d'ailleurs, dans un premier temps, si j'ai bien compris, à la préfecture même.
Lieutenant-colonel Bertrand CAVALLIER : J'ai effectivement séjourné à la préfecture à trois reprises, entre le 20 février et le 1er mai ; j'ai dû y séjourner, en tout, pendant trois semaines, un mois.
Dans un premier temps, M. Pardini n'était pas là ; j'étais seul avec le préfet. Je l'ai assisté dans une démarche assez généraliste mais dans laquelle j'ai tout de même montré quelques limites - je ne suis pas, en effet, un spécialiste de droit administratif. J'ai donc vu arriver M. Pardini avec plaisir au bout d'un mois, ainsi que le préfet Spitzer qui a succédé au préfet Lemaire.
J'ai rapidement entretenu des relations très conviviales avec les intéressés. Professionnellement, lorsqu'ils sont arrivés, j'étais pratiquement dégagé du travail d'audit et du travail sur dossiers que m'avait confiés le préfet ; j'étais déjà davantage engagé dans une réorganisation de la gendarmerie et dans le lancement de certaines enquêtes d'importance, dont celle du Crédit Agricole.
M. le Président : Vous avez ensuite été nommé chef d'état-major.
Lieutenant-colonel Bertrand CAVALLIER : A compter du 1er mai.
M. le Président : A ce moment-là, quel a été votre rôle et quelles relations entreteniez-vous avec le colonel Mazères ?
Lieutenant-colonel Bertrand CAVALLIER : Au départ, nous avions de très bonnes relations. Je dois vous préciser que j'avais perçu les limites de ma fonction auprès du préfet dès le début. Je lui ai donc indiqué que je souhaitais quitter ce rôle de " chargé de mission ".
A un moment donné, le préfet avait souhaité que je prenne le commandement de la légion de Corse, mais je lui avais répondu que, au stade où en était ma carrière, ce n'était pas dans mes prétentions et que je désirais vivement réintégrer de façon organique la gendarmerie.
Je suis allé à Paris me présenter au colonel Mazères, en lui précisant qu'il ne devait être en aucun cas soucieux, que le nouvel interlocuteur du préfet serait le commandant de légion. Cela a été évoqué de façon très claire également avec le préfet Bonnet. Il y a donc eu une période de tuilage de quinze jours, trois semaines, puis il m'a paru tout à fait normal que le colonel Mazères devienne l'interlocuteur du préfet pour la gendarmerie.
M. le Président : Lieutenant-colonel, on dit de vous que vous êtes un officier carré, respectueux des règles hiérarchiques. Vous êtes arrivé en Corse, sur demande du préfet et sans mandat officiel ; par ailleurs, vous avez été rapidement dégagé de vos fonctions de chargé de mission lorsque MM. Pardini et Spitzer se sont mis au travail.
Lieutenant-colonel Bertrand CAVALLIER : Essentiellement M. Pardini, puisque la fonction de M. Spitzer était limitée à celle de préfet adjoint chargé de la sécurité.
M. le Président : Si j'ai bien compris, il était limité dans sa fonction même : il ne semble pas qu'il ait effectué toutes les tâches d'un préfet adjoint chargé de la sécurité.
Lieutenant-colonel Bertrand CAVALLIER : C'est exact, je voulais parler de sa vocation affichée.
M. le Président : Vous ne donnez pas d'explications sur les raisons qui ont conduit non pas le lieutenant-colonel Cavallier à suivre le préfet Bonnet, mais le préfet à vous demander de venir avec lui.
Lieutenant-colonel Bertrand CAVALLIER : J'étais à ses côtés depuis plus d'un an en tant que commandant de groupement de la gendarmerie départementale des Pyrénées-Orientales, et je pense pouvoir me prévaloir de résultats intéressants en matière de recul de la délinquance et de règlements de certains problèmes d'ordre public. Par ailleurs, mes relations avec les magistrats de la juridiction de Perpignan étaient connues comme étant excellentes. Tout cela a peut-être motivé le préfet Bonnet. Mais je ne lui ai jamais demandé ses véritables raisons. Il est vrai que j'ai trouvé cette demande assez curieuse, mais compte tenu du contexte... C'est moi qui lui ai proposé d'utiliser le terme de " chargé de mission ".
M. le Président : Cette situation était vraiment exceptionnelle. Aucun gendarme, en France, n'est le chargé de mission d'un préfet.
Lieutenant-colonel Bertrand CAVALLIER : A ma connaissance, c'est effectivement un cas unique.
M. le Président : Vous nous avez parlé du colonel Mazères, mais vous n'avez pas expliqué les relations que vous aviez avec lui.
Lieutenant-colonel Bertrand CAVALLIER : Mes relations avec le colonel Mazères se sont détériorées très rapidement. Je crois qu'il voulait démontrer qu'il était le seul responsable - ce que personne ne contestait. Et je me suis vu progressivement limité dans mes tâches de chef d'état-major.
M. le Président : Est-il courant, dans la gendarmerie, que les relations se détériorent entre un subalterne et un supérieur - en dehors des relations personnelles, bien entendu -, s'agissant de la stratégie à adopter ? Car dans la gendarmerie, il y a des grades, il faut bien que cela serve à quelque chose ! Entre un lieutenant-colonel et un colonel, c'est ce dernier qui commande. Vous étiez en contradiction sur les stratégies concernant l'avenir de la Corse ; vous sembliez d'ailleurs être un spécialiste, puisque le préfet Bonnet vous consulte quelques heures après avoir été reçu par le ministre de l'intérieur. Vous aviez donc une certaine connaissance du milieu, du moins le supposait-il.
Lieutenant-colonel Bertrand CAVALLIER : Je ne sais pas si j'avais une connaissance des plus ajustées de la problématique corse ; cela dit, au plan de la sécurité et de l'action de justice, en général, j'ai en effet quelques théories, notamment en ce qui concerne la grande délinquance économique et financière, qui paraît un mal endémique en Corse. C'est la thèse centrale de l'exposé que je lui avais fait.
La dégradation de mes relations avec le colonel Mazères résultait de deux facteurs : d'une part, nous avions des personnalités antinomiques, et, d'autre part, nos approches quant à l'orientation de l'activité de la gendarmerie n'étaient pas toujours convergentes. Alors est-il coutumier qu'il y ait de telles dégradations ? Elles ne sont pas le propre de la gendarmerie. Toute organisation est humaine et se traduit par des oppositions à l'intérieur des services. Mon esprit de discipline a fait que j'ai essayé, dans cette situation, de faire au mieux pour préserver l'intérêt général et le bon fonctionnement de la gendarmerie.
M. le Président : Lorsque vous avez eu connaissance de ce que l'on a appelé " l'affaire des paillotes ", vous n'avez pas averti votre direction générale ?
Lieutenant-colonel Bertrand CAVALLIER : Non.
M. le Président : Pourquoi ?
Lieutenant-colonel Bertrand CAVALLIER : Je me trouve, à ce moment-là, dans une situation extrêmement délicate. Je ne dispose que de très peu d'éléments sur les faits et toute mon énergie est centrée sur le désamorçage du plan paillotes qui m'a été révélé. Pour ce faire, je m'entoure de toutes les garanties - du moins ce que je pense être toutes les garanties.
S'agissant du premier fait, je m'interroge sur les conséquences d'une divulgation par rapport à tout ce qui a été entrepris, tous les efforts accomplis, tout l'opprobre qui pourrait rejaillir sur la République et sur l'Etat de droit. Et je privilégie la démarche que j'ai exposée.
M. le Président : Cela vous conduit, après avoir essayé de désamorcer le plan paillotes pour éviter que l'opprobre soit jeté sur la gendarmerie, à enregistrer une conversation entre vous et le préfet de région - ce qui n'est pas courant, avouez-le.
Lieutenant-colonel Bertrand CAVALLIER : J'enregistre cette conversation à mon retour de permission. Je suis abasourdi par l'incendie de cette paillote. Lors du week-end qui précède mon retour, le préfet me téléphone à plusieurs reprises pour me parler de ma carrière - il en reparlera d'ailleurs le jour de l'enregistrement -, me disant que je suis promis à un bel avenir et qu'il a évoqué de nouveau mon cas auprès de Matignon. Il relativise les faits et ne semble pas porter beaucoup d'intérêt aux militaires qui sont déjà en garde à vue. Pour ma part, je le considère comme quelqu'un qui m'a totalement berné et qui cherche à obtenir sinon mon silence du moins ma passivité.
Je rappelle que tout cela se déroule dans un contexte très lourd, la légion de gendarmerie est " KO " et j'assiste à une déstabilisation, ce qui est un euphémisme. J'essaie d'ailleurs de relancer le bon fonctionnement des services de gendarmerie, de rappeler quelques principes. Le préfet me convoque donc le lundi matin - alors que je n'étais plus coutumier de ce genre d'entretien depuis longtemps - pour 15 heures 30 ; à 14 heures 50, je décide de me munir d'un magnétophone de poche, chose que je n'avais jamais pratiquée auparavant.
M. Le Président : Il semble pourtant que vous avez déjà procédé de la même manière lorsque vous étiez à Perpignan.
Lieutenant-colonel Bertrand CAVALLIER : Non, jamais.
M. le Président : C'est en tous les cas ce que nous a dit le préfet Bonnet.
Lieutenant-colonel Bertrand CAVALLIER : Non, jamais, avec quiconque, que ce soit avec le préfet Bonnet ou une autre autorité. C'était la première fois que j'usais de ce genre de procédé.
M. le Président : Après avoir procédé à cet enregistrement - qui vous brûle les doigts, j'imagine - vous rencontrez le colonel Rémy le lundi soir.
Lieutenant-colonel Bertrand CAVALLIER : Non, je le rencontre le vendredi.
M. le Président : Vous écoutez ensemble la cassette et vous décidez d'effacer une partie de l'enregistrement, au motif que la dernière phase de la conversation n'avait pas d'importance pour la preuve que vous souhaitiez rapporter - tels sont les propos du colonel Rémy.
Lieutenant-colonel Bertrand CAVALLIER : On ne peut pas, à ce moment-là, parler encore de preuve ; je n'avais aucune idée de l'utilisation que j'allais faire de la bande. Cependant, il est vrai qu'une partie de la conversation n'ayant aucun lien direct avec l'affaire, je décide de l'effacer.
M. le Président : Donc, de votre initiative, sans aucun contrôle judiciaire, vous décidez de supprimer une partie de l'enregistrement, en accord avec le colonel Rémy qui a entendu la cassette.
Lieutenant-colonel Bertrand CAVALLIER : Tout à fait.
M. le Président : En tant qu'officier de gendarmerie, ça ne vous choque pas de procéder à deux reprises à des actes qui ne sont pas tout à fait conformes aux règles de droit : un enregistrement clandestin, puis une suppression d'une partie de cet enregistrement - même si vous pensiez qu'elle n'avait pas d'intérêt pour l'enquête elle-même ? Cela ne vous pose pas de problème de conscience ?
Lieutenant-colonel Bertrand CAVALLIER : Evidemment que cela m'en pose !
M. le Président : On vous présente comme quelqu'un de très rigide, de très droit. Nous ne sommes pas là pour vous charger, mais pour essayer de comprendre, et je dois dire que nous avons beaucoup de mal à comprendre que l'on puisse se comporter de cette manière.
Jusqu'à votre audition, je ne comprenais pas, mais je dois dire que je comprends encore moins maintenant ! J'imaginais que vous aviez des liens d'amitié avec le préfet Bonnet, que vous l'aviez suivi pour l'accompagner dans sa démarche, pour le soutenir.
Lieutenant-colonel Bertrand CAVALLIER : Qui a pu vous dire que j'entretenais des liens d'amitié avec le préfet Bonnet ? Je n'ai jamais été intime avec lui !
M. le Président : C'est tout le contraire de ce que nous avons entendu, monsieur Cavallier !
Lieutenant-colonel Bertrand CAVALLIER : Je suis tout de même le mieux placé pour vous dire qu'à Perpignan je n'ai jamais eu de relations personnelles avec l'intéressé ; nous n'avons jamais eu de dîner privé, nous ne sommes jamais sortis ensemble. Nos relations étaient purement professionnelles et les deux seuls repas auxquels j'ai participé à la préfecture de Perpignan étaient officiels.
S'agissant maintenant d'Ajaccio, mon épouse et moi-même n'avons jamais été invités à déjeuner à ou dîner ; cela s'est limité à deux ou trois apéritifs en famille. Nos relations n'ont jamais été marquées par l'amitié.
Cela étant dit, j'avais du respect pour ce haut fonctionnaire et j'avais essayé de le servir de mon mieux dans cette mission que je considérais comme centrale et très noble. Maintenant, ce préfet que j'avais solennellement mis en garde le week-end avant mon retour - alors que le colonel Mazères m'avait interdit de me rendre à la préfecture - développe à mon égard une démarche ; je reviens dans un contexte extrêmement lourd, difficilement imaginable, dans lequel je rencontre des personnes totalement désemparées. Je n'ai pas demandé à rencontrer le préfet, et il me convoque ; pour quelle raison ?
J'ai, à ce moment-là, face à ce que je considère être une machination, une réaction de protection. Il est vrai que le procédé ne correspond pas du tout à mes principes et qu'il me pose un problème de conscience. D'ailleurs, il me faudra beaucoup de temps pour me décider à livrer cet enregistrement...
M. le Président : Permettez-moi de vous rappeler que juste après l'enregistrement, vous passez cinq heures avec un journaliste !
Lieutenant-colonel Bertrand CAVALLIER : C'est vrai, mais le journaliste n'a pas connaissance de cet enregistrement.
M. le Président : Certes, mais vous lui livrez un certain nombre d'informations qui sont d'ailleurs aujourd'hui évoquées dans un livre. Et ces informations sont à charge contre le préfet Bonnet et ceux qui l'entourent.
Vous enregistrez une conversation avec le préfet Bonnet - cela vous pose des problèmes de conscience -, vous rencontrez un journaliste pendant cinq heures, vous effacez une partie de la cassette... Moi qui n'ai ni amitié, ni solidarité avec aucun des intéressés de cette affaire, j'ai l'impression d'être dans un panier de crabes absolument épouvantable ! Comment peut-on espérer rétablir l'Etat de droit en Corse quant à l'intérieur des services de l'Etat on se comporte de cette manière-là ? Aviez-vous le sentiment de participer au rétablissement de l'Etat de droit en procédant de cette manière ? Si vous me répondez " oui ", j'en prendrai acte, mais je n'en croirai pas un traître mot !
Lieutenant-colonel Bertrand CAVALLIER : Nous ne sommes pas là en plein procès, monsieur le président. Je sais que mon pouvoir de conviction a atteint ses limites.
Le journaliste me contacte, je lui dis que je suis décidé à témoigner - que j'irai voir les magistrats - et je lui raconte ce qui s'est passé.
M. le Président : A ce moment-là, vous n'aviez pas encore vu votre hiérarchie ?
Lieutenant-colonel Bertrand CAVALLIER : Si, bien sûr ! J'avais vu le colonel Rémy et le général Capdepont. Ma démarche est donc connue de ma hiérarchie. J'ai également prévenu le général Lepetit que j'irai témoigner. Je n'ai pas le sentiment d'être cru à ce moment-là.
M. le Président : Votre hiérarchie ne vous a tout de même pas donné le feu vert pour aller voir les journalistes !
Lieutenant-colonel Bertrand CAVALLIER : Non, il s'agissait d'une initiative personnelle. Je connaissais M. Irastorza et j'avais confiance en lui.
Monsieur le Président, vous ne pouvez pas parler de panier de crabes. Avant cet événement, ma situation était simple : je n'avais plus de relation avec le préfet Bonnet et ses collaborateurs depuis des mois et j'attendais mon départ pour Paris. Je ne me suis jamais permis de porter le moindre jugement sur le fonctionnement de la préfecture et le comportement de M. Bonnet.
J'acceptais une certaine relégation dictée par les circonstances. Pour moi, l'intérêt général prévalant, je n'avais qu'à attendre mon départ ; il n'y avait aucune acrimonie à l'égard du préfet Bonnet.
M. le Rapporteur : Mais vous avez une fonction opérationnelle : vous êtes chef d'état-major. Or on a l'impression que vous n'avez aucun rôle dans le fonctionnement de la gendarmerie.
Lieutenant-colonel Bertrand CAVALLIER : Je suis en fait dans un cadre assez étriqué, puisque le colonel Mazères m'a limité dans mes fonctions. J'ai connaissance d'une partie des opérations, mais pas de la totalité.
M. le Président : Vous comprenez que l'on peut prendre cela comme une certaine conception de l'Etat - la défense de la République ; c'est une explication que l'on peut accepter. Cependant, on peut aussi émettre l'hypothèse, - compte tenu de tout ce que nous avons entendu - du règlement de comptes, de l'expression d'une certaine rancune, liée au fait que vous avez progressivement été marginalisé, que l'on ne tenait plus compte de votre avis, que vous vous êtes mis dans une espèce de piège qui se refermait progressivement sur vous...
Lieutenant-colonel Bertrand CAVALLIER : Monsieur le Président, si j'avais agi par rancune, je l'aurais certainement fait plus tôt, ce qui d'ailleurs aurait peut-être été plus efficace et mieux inspiré. J'aurais pu dénoncer le colonel Mazères bien avant !
M. le Président : C'est d'ailleurs ce que l'on peut peut-être vous reprocher : ne pas avoir alerté les autorités sur les dysfonctionnements de la gendarmerie en Corse.
Lieutenant-colonel Bertrand CAVALLIER : Mais, on peut tout à fait me le reprocher !
Je reste dans un parcours d'humilité. J'étais dans un contexte donné, j'ai essayé de faire au mieux. Ma situation n'était pas des plus favorables depuis des mois ; cela dit, je ne suis pas le premier à qui cela arrive. Il est peut-être plus sage dans ces cas-là d'attendre une nouvelle affectation pour s'exprimer à nouveau. C'était d'ailleurs mon état d'esprit à tel point qu'étant peu coutumier de permission, je n'en ai jamais autant pris qu'en Corse.
M. Renaud DONNEDIEU de VABRES : Lieutenant-colonel, lorsque vous avez été nommé en Corse, vous êtes-vous senti dans une situation opérationnelle un peu particulière en raison des circonstances marquées par l'assassinat d'un préfet ? Dans les conversations initiales concernant la feuille de route, que vous avez eues soit avec M. Bonnet, soit avec la direction centrale de la gendarmerie, vous êtes-vous senti dans une situation très particulière justifiant votre affectation auprès du préfet ?
L'enquête sur l'assassinat du préfet Erignac était-elle une priorité ? Ou bien, est-ce à partir de dysfonctionnements entre la police et la gendarmerie que les choses se sont réorientées et que le préfet a dû veiller de manière très personnelle au suivi de cette enquête ?
Enfin, comment se traduisaient les éléments de violence dans les rapports entre la police et la gendarmerie ?
Lieutenant-colonel Bertrand CAVALLIER : Durant la période où j'ai assisté le préfet, l'enquête sur l'assassinat du préfet Erignac n'était pas une préoccupation prédominante de la préfecture ; elle était gérée par les services compétents. Mais le préfet portait un intérêt majeur à cette question.
M. Renaud DONNEDIEU de VABRES : Dès le début ou progressivement ?
Lieutenant-colonel Bertrand CAVALLIER : Progressivement. Cela n'a pas été immédiat.
M. Renaud DONNEDIEU de VABRES : Le préfet Bonnet s'est intéressé à cette enquête pour corriger certains dysfonctionnements ?
Lieutenant-colonel Bertrand CAVALLIER : Je n'ai pas eu connaissance de dysfonctionnements particuliers. Je crois que le préfet avait pour objectif de stimuler les différentes forces de sécurité et qu'il était en attente d'avancées significatives.
M. Renaud DONNEDIEU de VABRES : N'y avait-il pas, d'une certaine manière, une obligation de résultat qui explique qu'un certain nombre de hauts fonctionnaires ont estimés être dans une situation très exceptionnelle, la fin justifiant les moyens ?
Lieutenant-colonel Bertrand CAVALLIER : Nous étions certes dans une situation exceptionnelle, mais elle était appréhendée selon des principes de droit, au travers de critères qui relèvent de la normalité.
M. Georges LEMOINE : Lieutenant-colonel, vous bénéficiez d'une image très positive au sein de la gendarmerie. Comment pouvez-vous expliquer qu'à un moment donné vous vous soyez trouvé en porte-à-faux entre le préfet et le colonel Mazères ?
Ma deuxième question concerne le GPS. Quels étaient les relations personnelles et les rapports d'autorité que vous entreteniez avec cette unité ?
Enfin, s'agissant de l'enregistrement auquel vous avez procédé, vous avez reconnu qu'il ne s'agissait pas d'une pratique ordinaire. Mais saviez-vous ce que vous aviez l'intention d'en faire ?
Lieutenant-colonel Bertrand CAVALLIER : Sur ce dernier point, non, je n'avais pas arrêté de décision quant à l'utilisation de cet enregistrement. C'est après avoir demandé conseil auprès de magistrats que je me suis décidé, selon une démarche où j'ai livré toutes les informations que je détenais. J'avais bien conscience que la manière dont cela serait perçu soulevait des difficultés. Au point d'ailleurs que ce procédé marque davantage les esprits que les faits survenus quelques jours auparavant. Ma réflexion sur ce sujet se poursuit, mais je n'en livrerai pas les enseignements.
S'agissant du GPS, c'est une unité que je considérais comme utile ; je vous rappelle que j'ai participé à la réflexion qui a présidé à sa création. Les relations que j'entretenais avec ses membres étaient des relations hors service, puisqu'il m'était très difficile de rencontrer les responsables de cette unité.
M. le Président : On vous l'interdisait ?
Lieutenant-colonel Bertrand CAVALLIER : Mon supérieur m'interdisait en effet d'avoir des contacts avec le GPS.
M. le Président : Il vous interdisait non seulement d'entrer à la préfecture, mais d'établir des contacts avec les membres du GPS !
Lieutenant-colonel Bertrand CAVALLIER : Oui, il faisait tout pour l'entraver.
M. Robert PANDRAUD : Lieutenant-colonel, selon vos dires vous n'aviez pas de relations amicales avec le préfet Bonnet quand vous étiez dans les Pyrénées-Orientales. Il vous emmène dans ses bagages et vous nous dites que c'est un cas unique. Il tient tellement à vous que, pendant un premier temps, pour faciliter votre adaptation, il vous loge à la préfecture. Vous aviez, à partir de là, aux yeux des autres dirigeants des forces de sécurité, un rôle important, faisant presque l'intérim de la direction du cabinet avant l'arrivée de M. Pardini ; tout le monde devait donc penser que vous étiez son chef d'état-major en matière de forces de sécurité.
Ensuite, vous devenez chef d'état-major du colonel. Vous avez dû vivre cela comme une rétrogradation. Vos rapports avec le colonel sont tendus ; on est là dans une situation complètement conflictuelle. Compte tenu du sort qui vous est réservé
- interdiction de vous rendre à la préfecture ou d'entretenir des relations avec les membres du GPS - vous n'avez jamais pensé à demander votre départ ?
Vous enregistrez une conversation privée. Vous allez trouver les magistrats pour leur dire que vous avez un enregistrement, mais vous ne leur donnez pas. Vous n'avez pas suffisamment d'expérience pour raconter la même chose en disant que vous souhaitez protéger vos sources ; vous savez bien que l'enregistrement d'un supérieur hiérarchique va peser longtemps dans votre carrière. Quelle était votre véritable motivation ?
Quelles sont les instructions en ce qui concerne les rapports entre les officiers et les journalistes ? Les officiers doivent-ils demander une autorisation au commandant de groupement, à la direction, ou cela est totalement libre ? Vous avez tout de même eu de longues discussions concernant une affaire judiciaire en cours avec un journaliste ! Nous pouvons donc nous poser une question : n'avez-vous pas transgressé les règles élémentaires qui font la force de la gendarmerie et qui représentent son âme ? Je suis un peu brutal mon colonel, mais nous avions été habitués à une autre image de l'arme.
Lieutenant-colonel Bertrand CAVALLIER : Compte tenu des faits que vous avez rappelés, monsieur le député, je considère que le déroulement de ma carrière revêt un aspect dérisoire. Et je comprends vos interrogations.
Je ne reviendrai pas sur l'évolution de la norme, je ne pense pas mériter d'être " ostracisé ". Je rappelle que le contexte est extrêmement pesant ; je suis confronté à une situation qui me dépasse, seul et extrêmement inquiet pour l'avenir de l'institution, ce qui est d'ailleurs ma préoccupation centrale.
En ce qui concerne ma rencontre avec Pascal Irastorza, je n'ai demandé aucune autorisation. J'évoque avec lui les faits. Je ne cherche pas à me dédouaner, je comprends que l'on puisse porter un jugement sur mon attitude, mais je crois que la gendarmerie est assez forte et donne assez de preuves de générosité et d'efficacité pour ne pas la percevoir au travers de ce qui pourrait être interprété comme ambigu, à savoir le fait que j'ai rencontré un journaliste et que j'ai pu enregistrer un préfet dont je sentais qu'il était en train de monter une véritable machination.
M. Philippe VUILQUE : Lieutenant-colonel, vous avez dit avoir passé beaucoup de temps au désamorçage du plan paillote. De quel plan parliez-vous ? Du plan visant à rétablir l'Etat de droit en détruisant légalement des paillotes, ou d'un autre plan auquel vous auriez participé ?
Ma seconde question concerne vos rapports avec M. Pardini : avez-vous eu d'autres contacts avec lui après son installation ?
Lieutenant-colonel Bertrand CAVALLIER : Je n'ai eu que des contacts très épisodiques avec M. Pardini. Lorsqu'il est arrivé, nous avons travaillé un peu ensemble, puis il s'est attaqué aux dossiers, alors que j'avais fini mon travail sur les orientations générales et certains dossiers concernant notamment l'urbanisme. Il s'est donc installé dans sa fonction de directeur de cabinet et nos relations sont devenues très épisodiques.
Quand je parle du désamorçage du plan paillote, il s'agit bien évidemment du plan visant à la destruction illégale de paillotes. Pensant avoir désamorcé ce plan, je suis parti en permission - en liaison administrative sur Paris, puisque j'attends ma mutation -, sachant, depuis le mois de janvier, que je serai bientôt muté.
M. le Rapporteur : Comment expliquez-vous que les hommes que vous pensez avoir convaincus décident de passer à l'acte ?
Lieutenant-colonel Bertrand CAVALLIER : Je ne l'explique pas, je n'ai pas la réponse.
M. le Président : Lors de votre permission, vous n'alertez pas la direction générale ?
Lieutenant-colonel Bertrand CAVALLIER : Non, car un coup de téléphone du capitaine Ambrosse me rend compte d'une arrestation et m'indique qu'il n'y a aucun problème particulier.
M. Christian PAUL : Lieutenant-colonel, vous ne connaissez pas les raisons qui ont poussé ces gendarmes à agir. Mais quels peuvent être, à votre avis, les ressorts qui ont conduit ces hommes à commettre des actes illégaux ? Nous avons entendu de nombreuses explications : la pression qui s'exerçait sur cette équipe depuis l'été 1998, l'usure qui a pu progressivement éroder les caractères les mieux trempés, un haut responsable de la gendarmerie a même parlé d'aberration chromosomique, ce qui ne me paraît pas tout à fait satisfaisant....
Lieutenant-colonel Bertrand CAVALLIER : J'avais une totale confiance dans ces officiers qui ont agi sur ordre.
M. Christian PAUL : Justement, quels sont, à votre avis, les faits générateurs de ces ordres ?
Lieutenant-colonel Bertrand CAVALLIER : Un contexte spécifique très lourd, certains facteurs psychologiques tenant notamment à une pression certaine du commandement en ce qui concerne la relation entre la légion et les officiers du GPS, et, enfin, peut-être une interrogation sur certaines raisons d'Etat.
M. Yves FROMION : Qu'entendez-vous par raison d'Etat ?
Lieutenant-colonel Bertrand CAVALLIER : Personnellement, ce n'était pas ma perception, mais peut-être que les intéressés ont pensé que cette action, en définitive, relevait d'un intérêt supérieur, puisque cela répondait à une attente formulée par un préfet de région et transmise par un commandant de légion.
M. Philippe VUILQUE : Ne pensez-vous pas qu'il existait une certaine frustration des forces de sécurité par rapport à un certain nombre de manifestations qu'il y avait eu sur le terrain concernant les paillotes et le respect de la règle républicaine ?
Lieutenant-colonel Bertrand CAVALLIER : Non. Si je n'étais pas dans le processus préparatoire - ni d'ailleurs dans le processus de décision et le processus d'exécution -, j'avais tout de même quelques contacts informels en dehors du service. S'agissant du dessaisissement sur l'affaire Pietrosella, par exemple, il n'y a pas eu de frustration particulière des personnels qui étaient en charge de nombreux dossiers et qui ont continué à travailler dans le droit commun. Un magistrat nous dessaisit, c'est ainsi, ce n'est pas la première fois. Cela n'a pas été jugé comme existentiel par les enquêteurs.
S'agissant de l'affaire des paillotes - le 9 mars - il n'y a pas eu non plus de frustration particulière - du moins, c'est mon sentiment.
M. Christian PAUL : Je voudrais quitter l'affaire des paillotes pour en venir à la façon dont vous avez vu fonctionner en Corse les services de sécurité et la justice. Dans l'état des lieux que vous avez réalisé en arrivant, figurait de façon centrale l'identification d'un certain nombre de réseaux reliant à la fois les mouvements nationalistes, certains élus locaux, l'affairisme, le grand banditisme.
Au vu de l'action qui a été menée pendant la période où vous étiez en Corse, avez-vous le sentiment que des progrès ont été accomplis ou que des blocages lourds subsistent ? Quels sont, à votre avis, les éléments qui limitent l'action de l'Etat ?
Lieutenant-colonel Bertrand CAVALLIER : La lutte contre la délinquance économique et financière est primordiale en Corse. A ce sujet, j'ai proposé la mise en place d'une plate-forme interservices, projet combattu par les syndicats de commissaires et des hauts fonctionnaires de la police nationale.
Il s'agissait de donner à la justice les moyens de lutter contre ce type de délinquance, en mettant notamment à sa disposition des enquêteurs - police nationale, gendarmerie - et des techniciens. Le juge doit être installé dans un rôle de synthèse au confluent de l'enquête policière et de la démarche technique. Il doit également être en état d'intégrer dans cette synthèse l'approche commerciale par le biais des procédures collectives. Ce pôle financier existe aujourd'hui, mais je pense que l'on aurait pu aller plus loin.
On a évoqué le GPS, mais il n'était pas, pour moi, un outil prioritaire ; la priorité étant de doter la section de recherche d'Ajaccio d'une capacité en matière financière et économique. Cela était d'ailleurs fort attendu par certains camarades de la police nationale, l'un d'eux m'ayant même dûment signifié qu'il était entravé dans l'exercice de ses enquêtes parce qu'il n'avait pas les moyens nécessaires, dans la mesure où ils étaient affectés à la lutte antiterroriste.
Je voudrais d'ailleurs répondre à une question concernant la guerre des polices. Les contacts que nous avions avec le SRPJ étaient fructueux, fondés sur la réciprocité en matière d'échange d'informations. En revanche, la collaboration avec la DNAT et M. Marion, était plus délicate. Après lui avoir fourni des moyens importants dans le cadre de ses opérations, le colonel Mazères a décidé de ne plus collaborer parce que d'une part, M. Marion n'agissait pas avec réciprocité et nous considérait comme des supplétifs et que, d'autre part, les méthodes utilisées - les arrestations à grande échelle - ne nous semblaient pas des plus appropriées.
Pour revenir à cette démarche globale, elle consistait à privilégier plusieurs angles d'accroche, notamment pénal, fiscal et commercial, sachant que le magistrat aurait joué et joue un rôle central. Un magistrat peut, notamment par le biais de l'article 101 du livre des procédures fiscales, faire basculer un dossier pénal dans le domaine fiscal.
Nous nous sommes mis au travail et nous avons rapidement ouvert le dossier du Crédit Agricole. Je précise que les enquêteurs, pour amorcer toutes ces enquêtes, ont travaillé d'arrache-pied - des semaines folles de 60, 70 heures. Ces affaires étaient très techniques et nous nous heurtions à de nombreuses prescriptions ; il convenait donc de cibler les infractions. Il a également fallu franchir pas mal d'obstacles : vous savez par exemple qu'en Corse les banques n'informent pas le Ficoba de l'ouverture des comptes. On rencontrait également des réticences au sein des administrations ; aux centres des deux directions départementales des impôts, on m'avait fait part de manière très ouverte de phénomènes de porosité et de la nécessité de privilégier des enquêtes à partir de la région, voire de la direction nationale des enquêtes fiscales. C'est donc dans un contexte très difficile que se sont développées toutes ces enquêtes qui progressent néanmoins mais nécessitent du temps.
Au plan structurel, le préfet Bonnet avait formulé une demande concernant le renforcement de la justice, portant notamment sur le changement des hommes et l'augmentation des effectifs (il manquait des huissiers, des magistrats du parquet, des juges d'instruction).
N'oublions pas le problème des tribunaux de commerce. Il me semble qu'une professionnalisation des magistrats par la création de chambres de commerce résoudrait de nombreux problèmes. Les tribunaux de commerce constituent selon moi une structure stratégique, notamment pour pouvoir, en matière économique, arriver à une meilleure régulation et à l'application de la norme. Je sais que les parquets sont, maintenant, beaucoup plus attentifs - ils sont d'ailleurs parties au tribunal de commerce -, afin d'être plus efficaces dans ce domaine.
En règle générale, il faudra encore beaucoup de temps pour rétablir l'Etat de droit en Corse, même si certaines choses ont déjà changé : la fraude fiscale a reculé, il y a plus de transparence en matière économique, toutes les missions portant sur l'évaluation des chaînes de contrôle des fonds structurels, sur l'utilisation des fonds publics nationaux, sur les marchés publics ou sur l'utilisation des crédits en matière de RMI produisent des résultats, et un nouveau balisage est en train de s'opérer. De nombreux efforts seront encore nécessaires en raison de l'obstacle que constitue le poids des mentalités.
M. Yves FROMION : Vous avez participé à la création du GPS. Je suis frappé de la contradiction que l'on observe à travers les interventions des personnes auditionnées. Pour les uns, le GPS n'était qu'une unité banale, une réplique de ce qui existait ailleurs, avec une section de recherche, une section de protection et une section d'intervention.
En revanche, pour d'autres, il s'agissait d'un véritable mini-service-action. Et si l'on considère que le délai prévu pour rendre le GPS opérationnel était de trois ans, je ne comprends plus très bien.
Lieutenant-colonel Bertrand CAVALLIER : L'objectif n'a jamais été de créer une unité spéciale ; il s'agissait de créer une unité adaptée au contexte corse, chargée d'une triple fonction. La première en matière d'intervention, avec les équipes légères d'intervention des escadrons de gendarmerie mobiles, intervenant tous les jours dans le cadre d'arrestations de malfaiteurs, de captures de forcenés.
La deuxième mission concernait le renseignement et l'observation. Il est extrêmement difficile, en Corse, à des fins à dominante judiciaire, ce qui était la vocation première du GPS, de localiser les personnes recherchées. Les premières arrestations importantes ont été permises grâce à un travail préalable du peloton de renseignements et d'observation.
M. Yves FROMION : Lieutenant-colonel, s'agit-il d'une unité banale ou spéciale ? Pourquoi le responsable des opérations de la gendarmerie pensait-il qu'il fallait trois ans pour rendre cette unité opérationnelle - il ne comprend donc pas pourquoi le GPS a été utilisé aussi rapidement, ce qui explique selon lui, le dérapage des paillotes.
Lieutenant-colonel Bertrand CAVALLIER : Je crois que dans le contexte corse, il fallait effectivement du temps, car on a affaire à un adversaire plus difficile. Il fallait également du temps pour l'équiper : la gendarmerie étant soumise aux règles des marchés publics, le matériel du GPS ne pouvait être livré que un ou deux ans après sa date de création.
Cependant, compte tenu de l'urgence de la demande - la délinquance, le nombre d'assassinats - cette unité a été engagée très rapidement et peut-être même trop rapidement, compte tenu du nombre de missions à exécuter.
M. Yves FROMION : Qui, selon vous, est à l'origine du plan paillote ?
Lieutenant-colonel Bertrand CAVALLIER : Je n'en sais rien. Ni le préfet, ni Pardini ne s'en sont ouverts. S'agissant de la hiérarchisation des responsabilités, je n'en sais rien.
M. Yves FROMION : Lorsque vous effacez une partie de la cassette, après l'avoir écoutée avec le colonel Rémy, saviez-vous que la bande pourrait avoir une utilisation judiciaire ou estimiez-vous qu'il s'agissait simplement d'un témoignage pour vous couvrir auprès du directeur général de la gendarmerie nationale ?
Lieutenant-colonel Bertrand CAVALLIER : Je la garde en réserve ; je suis dans une situation d'incertitude. Lorsque je témoigne, le mardi, quel est le traitement dont je bénéficie au plus haut niveau de l'Etat, y compris devant la représentation de la Nation ? Je suis un citoyen, un gendarme. J'ai d'ailleurs pris, à cette occasion, de grandes leçons quant à la place d'un citoyen dans la démocratie française.
Puis, rapidement, les campagnes de presse, très sordides, se développent. Et je suis dans une situation de grand désarroi. D'abord parce que les faits sont énormes et que j'éprouve une grande souffrance face à l'atteinte portée à la gendarmerie. Je livre cette cassette, comme pour m'en débarrasser et parce que le parquet me conseille de tout donner.
M. Renaud DONNEDIEU de VABRES : Vous nous avez expliqué, tout à l'heure, que vous vous étiez senti très seul et que vos décisions étaient motivées par le souci de l'image de la gendarmerie et de l'Etat. N'aviez-vous pas un camarade ou un supérieur hiérarchique à qui vous confier ?
Par ailleurs, pensez-vous que devrait exister, sans rompre les liens hiérarchiques, une sorte d'instance de déontologie auprès du directeur général de la gendarmerie ? Si elle avait existé, l'auriez-vous saisie ?
Lieutenant-colonel Bertrand CAVALLIER : Je ne me suis pas ouvert, c'est vrai, mais j'étais convaincu que j'avais fait au mieux. Avec le recul, il est évident qu'une grande interrogation reste posée. Je pensais avoir désamorcé le plan paillote et je me disais que ce ne serait plus qu'un problème de conscience du colonel Mazères qui aurait été coupable d'un dérapage ponctuel, un soir - ce qui n'est pas neutre de toute évidence.
Je pensais revenir sur le continent sans me prévaloir de quoi que ce soit. Il n'y avait donc aucune volonté de ma part de me positionner ou de porter atteinte à quiconque.
M. Yves FROMION : Avez-vous eu le sentiment d'être au c_ur d'une affaire d'Etat ?
Lieutenant-colonel Bertrand CAVALLIER : J'ai eu le sentiment d'être dans une affaire d'Etat... J'ai senti qu'il y avait un risque grave pour la politique engagée lorsque j'ai eu connaissance des tentatives qui avaient eu lieu et du plan qui était préparé.
Je pensais sincèrement que tout pouvait continuer et que l'Etat de droit serait préservé. Mais je ne savais pas comment développer une action en ce sens. J'étais très inquiet ; tout cela me semblait tellement absurde ! Par ailleurs, nous étions, entre fin mars et début avril, dans une période extrêmement dure : mitraillages de brigades, passage à tabac du commandant de la compagnie de Ghisonaccia, mitraillages dans les fenêtres des domiciles.
J'étais adossé à un contexte très dur, très rude et qui ne me permettait peut-être pas de prendre la juste dimension de l'affaire qui était en préparation.
M. le Président : Lieutenant-colonel Cavallier, l'Etat de droit ne repose pas sur les épaules d'un seul homme ; c'est l'affaire de tous. De tous les services de l'Etat, de tous les fonctionnaires qui travaillent dans ces services. Toute action individuelle reposant sur l'idée que l'on est porteur à soi seul de la responsabilité de continuer à maintenir l'Etat de droit est une erreur.
Ce n'est pas à vous directement que je m'adresse ; c'est sans doute au contexte local en général qu'il faut s'en prendre. Et s'il y a eu des appréciations différentes que celle que j'indique, à différents niveaux, elles peuvent expliquer les dysfonctionnements auxquels on a pu assister au cours de ces derniers mois.
Lieutenant-colonel Bertrand CAVALLIER : Je n'ai jamais eu le sentiment d'être porteur de l'Etat de droit, à mon niveau. La démarche que j'ai faite était totalement anonyme, sans revendication particulière. Je souscris pleinement à votre remarque ; il aurait été fondamental de disposer d'une structure collégiale.
Je répondrai d'ailleurs à la question de M. le député en ce qui concerne l'instauration d'une instance déontologique au niveau de la direction générale. Ce genre de problème ne peut pas se poser dans une autre situation. Il apparaît seulement dans des situations très conflictuelles, des situations extrêmes comme celle de la Corse. Une structure particulière, au niveau même de la gendarmerie, en Corse, serait en effet nécessaire ; elle pourrait, par exemple, être composée de trois colonels ayant une mission de régulation, de maintien de l'équilibre. Je crois beaucoup à la collégialité. Beaucoup plus qu'à la déontologie. Quinze jours ou trois semaines avant, il n'y avait aucun problème.
Pour ce qui me concerne, je crois que mon isolement et les contingences locales font que je ne me suis pas exprimé. Cela étant dit, j'en assume le poids, monsieur le président.
M. le Président : Lieutenant-colonel Cavallier, je vous remercie.
Audition de M. Olivier SCHRAMECK,
directeur de cabinet de M. Lionel Jospin, Premier ministre
(extrait du procès-verbal de la séance du mardi 21 septembre 1999)
Présidence de M. Raymond FORNI, Président, de M. Michel VAXÈS
et de M. Yves FROMION, Vice-présidents
M. Olivier Schrameck est introduit.
M. le Président lui rappelle que les dispositions législatives relatives aux commissions d'enquête lui ont été communiquées. A l'invitation du président, M. Olivier Schrameck prête serment.
M. Raymond FORNI, Président : Mes chers collègues, nous accueillons aujourd'hui M. Olivier Schrameck, directeur de cabinet du Premier ministre.
Monsieur Schrameck, la commission a souhaité vous entendre pour être éclairée sur l'organisation de la politique gouvernementale à l'égard de la Corse, au niveau ministériel. Nous aimerions savoir comment les choses fonctionnaient au sein du gouvernement, quelles étaient les relations entre les ministères de l'intérieur, de la défense, de la justice et le cabinet du Premier ministre - et le Premier ministre lui-même -, comment était assurée la coordination de cette action entre ces différents ministères.
M. Olivier SCHRAMECK : Conformément à votre v_u, je commencerai mon exposé en vous livrant quelques indications relevant de ma fonction, à savoir des indications relatives aux procédures et aux méthodes de l'action du cabinet du Premier ministre dans ses relations avec la Corse. Ensuite, je vous dirai quelles sont les orientations de travail auxquelles nous nous sommes attachés pendant les mois qui relèvent de la période que vous examinez.
Au préalable, je souhaiterais vous dire un mot sur la continuité de cette action. On a souvent tendance à en marquer l'origine par la date tragique de l'assassinat du préfet Erignac. Cependant, il convient de ne pas oublier qu'il y a eu une continuité dans la conception de l'action du gouvernement, et plus précisément de l'équipe de Matignon. C'est en effet dès la déclaration de politique générale que le Premier ministre a affirmé sa politique en Corse, qui reposait à la fois sur le respect de la loi républicaine, à laquelle il déclarait vouloir veiller, sur le développement économique de l'île, fondé sur la solidarité de l'ensemble des Français, et sur le développement de l'identité culturelle de l'île à travers, non seulement la culture, mais également l'action éducative.
Par ailleurs, c'est dès l'origine aussi que le Premier ministre avait marqué sa volonté qu'il n'y ait pas, au sein du gouvernement, un ministre chargé de la Corse. M. Jean-Pierre Chevènement lui-même, ministre de l'Intérieur, en visite en Corse en juillet 1997, a confirmé qu'il n'était pas le ministre de la Corse. Cela impliquait que Matignon jouât pleinement son rôle de coordination et d'animation de l'ensemble de l'équipe gouvernementale.
C'est ce qui a été fait dès le début, sous des formes traditionnelles, à savoir les réunions interministérielles ou les notes des différents conseillers au Premier ministre ; chaque conseiller était compétent dans la mesure de son secteur, une action de coordination particulière étant seulement dévolue au conseiller chargé des affaires intérieures et de la sécurité qu'était M. Alain Christnacht qui avait vocation, lui-même ou son adjointe, à coprésider avec les différents conseillers sectoriels, les réunions interministérielles relatives aux problèmes de la Corse.
Bien entendu, ces questions étaient déjà abordées au niveau des directeurs de cabinet, dans les réunions que je tiens chaque lundi avec eux. L'actualité corse a été relativement importante dans les premiers mois de l'action du gouvernement. J'ai par ailleurs eu l'occasion de rencontrer - moi-même ou mes collaborateurs - le préfet Erignac pour l'entretenir des problèmes qui le préoccupaient.
J'en viens maintenant aux modes de fonctionnement tels qu'ils se sont établis postérieurement au 6 février 1998.
En réalité, il n'y a pas eu d'innovations essentielles dans le fonctionnement de l'équipe gouvernementale. Je vais vous présenter, pour être le plus clair possible, les différents niveaux d'élaboration, de délibération et de détermination des décisions.
En tout premier lieu, en ce qui concerne la préparation et l'instruction des affaires, la structure de base est la réunion interministérielle. Ce type de réunions s'est développé en raison de l'intensification de l'actualité corse ; selon un relevé que j'avais fait il y a trois mois, on en comptait une trentaine, consacrées à des sujets extrêmement divers allant des affaires financières aux affaires d'équipement, en passant par les affaires d'environnement. Je note simplement qu'il n'y en a eu aucune consacrée aux problèmes de sécurité, et je vous expliquerai pourquoi il n'y avait pas lieu de tenir une réunion interministérielle sur cette question.
Le deuxième niveau, un peu plus particulier et dont on a beaucoup parlé, est constitué par des réunions de directeurs de cabinet, le lundi. Ces réunions ont eu lieu deux fois par mois jusqu'au début de l'année 1999, puis une fois tous les mois. Ces réunions étaient connues bien avant, et je m'en suis expliqué à plusieurs reprises lorsque les journalistes, notamment, me questionnaient sur le fonctionnement du cabinet du Premier ministre : comme je le leur avais indiqué, après les événements tragiques que vous connaissez, le Premier ministre avait souhaité que la coordination des questions concernant la Corse soit assurée de manière encore plus serrée, plus dense, et donc que la réunion des directeurs de cabinet, à vocation généraliste, puisse se prolonger, périodiquement, par une réunion des directeurs concernés, plus particulièrement consacrée à certains sujets relatifs à la Corse.
La composition de ces réunions de directeurs de cabinet était variable suivant les sujets mis à l'ordre du jour. Celui-ci était déterminé en fonction des indications émanant des différents conseillers du cabinet qui estimaient qu'une discussion était souhaitable pour renforcer la coordination. L'ordre du jour était donc variable ; je vous en parlerai à propos des orientations de travail de l'équipe gouvernementale.
Il ne s'agissait que de réunions de confrontation, d'information réciproque, car nous avions constaté que, par le passé, la gestion et le suivi des affaires concernant la Corse avaient souffert d'un cloisonnement entre les différents ministères. A partir du moment où se manifestait une sorte d'état d'urgence du point de vue de la décision et de l'action gouvernementales sur l'île, il était indispensable que cette coordination soit assurée. Cependant, il ne s'agissait pas de réunions décisoires ; elles étaient simplement destinées à accélérer l'instruction des affaires.
Alors, où étaient prises les décisions ? Elles étaient prises très normalement dans le cadre des échanges au niveau gouvernemental. D'abord, il arrivait que, sur des problèmes ponctuels, le Premier ministre soit saisi par des notes et en mesure de réagir sur ces seules notes ; mais le plus souvent - vous connaissez la méthode du Premier ministre - il souhaitait s'entretenir avec les ministres compétents.
Au premier chef, les problèmes de sécurité étaient traités avec le ministre de l'Intérieur. Vous savez que le Premier ministre rencontre une fois par semaine, très régulièrement, en général le mardi matin, le ministre de l'Intérieur ; il était rare, lors de ces entretiens, que la Corse ne soit pas évoquée, et parfois même assez longuement. C'est à cette occasion, lorsque le ministre de l'Intérieur souhaitait avoir une directive du Premier ministre, qu'il l'obtenait.
Le Premier ministre s'entretient des questions relatives à la Corse avec beaucoup d'autres de ses ministres. Je prendrai deux exemples : le ministre de l'économie et des finances - qu'il voit également régulièrement le mardi - et M. Jean-Claude Gayssot - qu'il voit en général toutes les deux semaines - pour tout ce qui concerne les problèmes d'équipement, de desserte maritime.
Quelquefois, le Premier ministre réunissait les ministres, soit de manière informelle, dans le cadre de réunions de ministres, soit dans le cadre de structures particulières, telles que le conseil de sécurité intérieure, qui a eu à discuter des questions concernant la Corse au printemps 1998, ou le comité interministériel de réforme de l'Etat, où ont été décidées des modifications de structures.
Tels sont les mécanismes, les circuits des décisions gouvernementales. J'en arrive maintenant aux orientations de la politique gouvernementale.
Tout d'abord, une attention particulière a été portée au choix des responsables administratifs de l'action de l'Etat en Corse ; des échanges de vues ont eu lieu sur la nécessité de renouveler un certain nombre d'entre eux - vous avez, bien entendu, eu connaissance de l'ensemble des changements qui ont été opérés. Cela ne fut pas l'essentiel mais ce fut, il est vrai, une préoccupation première.
Les échanges au sein des réunions des directeurs de cabinet portaient de manière beaucoup plus substantielle sur les problèmes de contrôle de l'activité administrative, économique, sociale et financière de l'île. C'est là, en particulier, qu'étaient échangées les informations sur les mandats donnés aux différentes inspections, avec le souci d'utiliser au mieux le potentiel de ces inspections et d'aménager leur phasage pour éviter que, précisément, il y ait dispersion d'un potentiel de contrôle qui est limité.
C'était là aussi qu'était décidé du caractère conjoint de certaines inspections. Nous avons fait en sorte que systématiquement plusieurs inspections soient réunies - inspections générales de l'administration du ministère de l'Intérieur et des affaires sociales, inspection des finances, et de l'industrie et du commerce, etc. - pour obtenir la vue la plus complète de la situation financière et sociale des organismes concernés.
C'est là aussi qu'ont été débattus des renforcements de services qui apparaissaient nécessaires. Le ministre de l'Intérieur vous a certainement parlé de ce qui a été entrepris en ce qui le concerne : les forces de police et de gendarmerie ont été renforcées, un effort particulier a été réalisé pour la constitution d'un pôle économique et financier à Bastia, des efforts d'équipement ont été consentis, notamment pour les commissariats de Bastia et Ajaccio. Ces réunions servaient donc d'aiguillons pour poursuivre cette politique de renforcement des moyens de l'Etat.
Il arrivait que fussent évoqués les problèmes relatifs à la situation générale de l'île, à l'atmosphère générale et politique, notamment par exemple, avant les élections de février 1999. En revanche, les problèmes de sécurité étaient rarement évoqués parce qu'ils n'avaient pas de caractère interministériel : il appartient au ministre de l'Intérieur de diriger la politique de sécurité publique en Corse. Cependant, il est vrai que certains problèmes de ce type ont été évoqués. J'en mentionnerai trois dont j'ai souvenir.
Le premier, qui nous a retenus assez longtemps, c'est celui de l'anticipation des événements qui risquaient de se produire lors des journées de Corte d'août 1998. Cet examen a d'ailleurs été renouvelé pour se préparer le mieux possible aux journées de Corte des 6, 7 et 8 août 1999. Deuxièmement, nous avons évoqué à plusieurs reprises la situation de Bastia Sécurità - non pas à la même période, mais six à neuf mois plus tard. Enfin, nous avons également évoqué le problème d'un vol d'armes dans les locaux de la police municipale d'Ajaccio : il avait été entendu que des mesures de désarmement de cette police devraient être prises pour que ces événements ne se reproduisent pas.
Les problèmes relatifs à l'instruction judiciaire des affaires n'étaient évidemment pas évoqués dans une telle enceinte. Toutefois, lorsqu'un procès pouvait concerner un certain nombre d'activistes corses, le directeur de cabinet du garde des sceaux nous avertissait dans la mesure où cela pouvait avoir des répercussions sur l'ordre public en Corse.
M. Michel VAXÈS, Président : Je suis très préoccupé par l'évolution du dossier corse dans la dernière période, en particulier par l'accumulation d'un certain nombre d'initiatives prises localement paraissant irriter la population corse dans sa majorité et inverser un rapport de force qui, au départ, semblait aller dans le bon sens.
Par ailleurs, l'affaire des arrêtés Miot a compliqué le dossier corse. Je ne suis pas persuadé que l'affaire des paillotes ait été une priorité par rapport aux objectifs fixés par le Premier ministre, que nous avons, je crois, unanimement partagés : l'Etat de droit, le développement économique de l'île ainsi que son développement culturel - en tenant compte de sa spécificité.
M. Olivier SCHRAMECK: La politique du gouvernement se veut tout à fait une et n'a pas connu d'infléchissement entre 1998 et 1999 - période à laquelle vous faites référence.
S'agissant des arrêtés Miot, vous savez que cette réforme est une initiative non pas gouvernementale, mais parlementaire. La question des arrêtés Miot a été évoquée en réunion des directeurs de cabinet. Nous étions parfaitement conscients que cette question risquait d'envenimer une situation qui était d'ores et déjà tendue. Je dois d'ailleurs ajouter que lors d'un entretien avec le préfet Bonnet, celui-ci a attiré notre attention sur les risques que comportait une telle disposition pour le climat d'ensemble en Corse. Il nous conseillait la prudence et la retenue.
M. Michel HUNAULT : Monsieur le directeur, ma question concerne le rôle de Matignon. Nous avons auditionné le préfet Bonnet qui nous a expliqué qu'il était en relation directe avec un conseiller de Matignon. En novembre 1998, lorsqu'il appelle ce conseiller pour lui indiquer qu'il a des révélations importantes à livrer au juge Bruguière, ce même conseiller lui répond qu'il serait préférable qu'il se rende chez le procureur de la République de Paris.
Le conseiller chargé de ces questions à Matignon lui a-t-il donné cette instruction sur sa propre initiative ou vous a-t-il demandé votre avis ?
M. Olivier SCHRAMECK : Le préfet Bonnet s'est ouvert du fait qu'il avait reçu un visiteur qui ne s'était pas présenté pour lui faire des révélations mais qui, à l'occasion de cet entretien, lui avait livré des informations qu'il estimait dignes d'intérêt pour l'enquête qui était menée sur l'assassinat du préfet Erignac. Il s'est ouvert du problème de procédure que cela lui posait à un membre du cabinet du Premier ministre : il lui a demandé son avis et, à travers lui, mon avis.
J'ai été conduit, après avoir consulté des magistrats pour étayer mon point de vue, à lui faire savoir qu'à mon sens, il y avait lieu d'appliquer l'article 40 du code de procédure pénale, aux termes duquel, en son deuxième alinéa, lorsque des renseignements ayant trait à un crime ou un délit sont donnés à un fonctionnaire de l'Etat - et d'ailleurs, ce visiteur s'est adressé non pas au préfet en tant que préfet, mais à un détenteur de l'autorité publique -, il est de son devoir de les transmettre au procureur compétent : en l'occurrence, au procureur de la République de Paris, ces informations étant relatives à une affaire de terrorisme confiée à la 14e section du parquet de Paris.
La seule question posée était celle-là. Aucune autre allusion n'a été faite dans cet échange avec le préfet Bonnet. Je tiens à vous indiquer également, puisque vous avez évoqué ce point, qu'aucune question n'a été posée à M. Bonnet sur son visiteur ou sur le contenu des informations - ce qui aurait été empiéter sur le domaine potentiel d'une instruction judiciaire -, et que nous ne nous sommes nullement enquis des conditions dans lesquelles ces informations avaient pu être transmises au procureur de Paris - nous l'avons appris plus tard par un certain nombre d'informations parues dans la presse.
M. Renaud DONNEDIEU de VABRES : Monsieur le directeur, à plusieurs reprises, de manière publique, Mme Erignac s'est plainte d'un certain nombre de dysfonctionnements dans le cours de l'enquête, ce qui pouvait apparaître, dans un premier temps, comme une espèce de réflexe légitime de quelqu'un d'impatient - on peut le comprendre sur le plan humain -, mais au vu des informations dont dispose maintenant la commission et dont certaines vous étaient connues en tant que responsable de la marche de l'Etat, on s'aperçoit qu'il y a eu des dysfonctionnements très graves et des règlements de comptes parfois très sordides entre les services de police et de gendarmerie. Il y avait donc, bien évidemment, une obligation de résultat.
Quand le préfet Bonnet a appelé Matignon pour savoir ce qu'il devait faire de ces informations, vous êtes-vous dit " au vu de l'obligation de résultat, c'est très bien ", ou " nous avons affaire à un préfet qui est en train de sortir du cadre normal de ses fonctions " ? N'avez-vous pas eu le sentiment que, du fait des conflits entre les services de police et de la gendarmerie, le préfet s'est intéressé personnellement, très fortement, au-delà de la solidarité humaine, au déroulement de l'enquête ? Vous-même, aviez-vous eu connaissance de ces tensions, de leur violence ?
Ma deuxième question concerne l'état d'esprit local, l'exaspération de l'opinion publique locale sur des petits dossiers par rapport aux éléments les plus importants. Quelle était la nature des informations locales qu'un membre du gouvernement et élu de Corse, M. Zuccarelli, pouvait vous faire remonter ? Ne vous a-t-il pas averti du fait que le préfet Bonnet pouvait être en train de " déraper " ? Est-ce l'échelon central qui a recommandé de surseoir à la démolition des paillotes en voulant calmer le jeu ?
N'avez-vous pas eu le sentiment d'être sous-informé, non pas en ce qui concerne l'épisode des paillotes, mais globalement, sur la manière de servir du préfet Bonnet ? Ne regrettez-vous pas de ne pas l'avoir rappelé plus tôt, en vous disant que, par certains éléments de son comportement, il remettait en cause la politique du Premier ministre ?
Troisième question : quelles sont vos réactions face à la conférence de presse d'Armata Corsa ? Pensez-vous que la prévention ou l'interdiction de ce genre de manifestations est difficile à réaliser ?
Enfin, pensez-vous que l'on puisse faire un parallèle entre le nationalisme dans les Balkans et le nationalisme en Corse ?
M. Olivier SCHRAMECK : Voilà de nombreuses questions de portée très diverse auxquelles je serai conduit à répondre avec une précision inégale.
S'agissant de votre première question, monsieur le député, je considère que M. Bonnet, en transmettant les informations qui lui ont été délivrées - et dont je n'ai nulle raison de penser qu'elles avaient été sollicitées -, a fait son devoir, tout son devoir et rien que son devoir d'autorité publique. Après tout, une telle occurrence aurait très bien pu m'arriver ! J'aurais très bien pu recevoir, comme n'importe quel responsable public, une personne qui, au fil de la conversation, m'aurait fait de telles confidences.
Je sais bien qu'au-delà de cet épisode, des campagnes de presse ont été menées sur le thème d'une enquête parallèle. Ces campagnes ont conduit précisément le préfet Bonnet à donner au Premier ministre, à l'occasion d'un entretien, un certain nombre d'explications qui, à ses yeux, démontraient clairement qu'il n'était nullement à l'origine d'une double enquête. Il a même tenu à lui remettre une note de plusieurs pages rappelant le fil des événements et démontrant selon lui que son rôle avait été strictement celui d'une autorité administrative et non pas celui d'une autorité diligentant une quelconque enquête ou instruction. D'ailleurs, le Premier ministre a diffusé un communiqué - le 13 février - en réponse à un certain nombre d'allégations.
Je réponds donc clairement à votre question : nous n'avions aucune indication nous permettant de penser que le préfet Bonnet était allé au-delà de la mission qui lui était normalement dévolue.
Quant aux relations entre les services de police et de gendarmerie en Corse, tel n'était pas l'objet des discussions qui se tenaient à Matignon. Et si Matignon s'était occupé de ce problème, il n'aurait pas joué le rôle normal qui lui revient dans l'équilibre des fonctions et des missions gouvernementales.
La seule chose que, lors de nos entretiens, le préfet Bonnet m'ait dite à cet égard, c'est son souhait, dès son arrivée, qu'un certain nombre des responsables des services de police - SRPJ, renseignements généraux - soient changés. C'est ce que le ministre de l'Intérieur a fait. Cependant, il n'a pas évoqué ce changement en fonction du rôle, de la mission ou de la personne, il l'a évoqué uniquement parce que ces fonctionnaires de police, qui étaient en poste depuis très longtemps en Corse, avaient été les relais d'un certain nombre de politiques gouvernementales dans le passé, fondées sur des liens à établir avec des personnalités nationalistes. Ces relations entretenues depuis plusieurs années pouvaient les mettre en situation difficile, objectivement - il ne s'agissait nullement d'une mise en cause de leur intégrité personnelle - pour appliquer la politique que le préfet Bonnet avait mission de mettre en _uvre. Il s'agit d'un cas de figure tout à fait banal dans la fonction publique, que peut rencontrer le corps préfectoral lui-même.
Quant à votre question concernant les informations que M. Zuccarelli aurait pu recueillir, je vous répondrai directement : non, M. Zuccarelli ne m'a jamais entretenu de ces questions, en tout cas pas avant l'affaire dite " des paillotes ".
Aurais-je dû - je reprends vos termes - " rappeler le préfet " ? D'abord, je ne vous ferai pas l'injure d'insister sur le fait qu'il ne m'appartient pas de décider du remplacement d'un préfet ! En ce qui concerne le comportement général du préfet Bonnet, je témoignerai volontiers ici qu'à chaque fois que j'ai eu un entretien avec lui, il m'a fait un exposé complet, précis, mesuré de la situation telle qu'il l'appréhendait.
En ce qui concerne la conférence de presse d'Armata Corsa, sachez que cette question n'a pas été évoquée lors des réunions concernant le cabinet du Premier ministre ; je n'ai donc pas d'information à vous livrer à ce sujet. Les seules questions qui ont été évoquées, je le répète, avaient trait aux journées de Corte.
Enfin, quant au parallèle entre les Balkans et la Corse, j'ai été professeur associé ; si je le redevenais, peut-être me livrerais-je à cet exercice, mais ici, sûrement pas !
M. le Rapporteur : Monsieur le directeur, je comprends la démarche interministérielle qui a été celle du gouvernement - alors que précédemment le ministre de l'Intérieur jouait un rôle pilote, et concentrait l'ensemble des prérogatives concernant la Corse -, mais je me dis aussi qu'elle est peut-être une source de difficultés et qu'elle casse un peu la lisibilité pour les autorités locales - je pense au préfet. Ce dernier, lorsqu'il venait à Paris, se rendait au ministère de l'Intérieur, à Matignon, voire à l'Elysée - M. Lemaire nous a indiqué qu'il allait tous les 15 jours voir M. Landrieu - pour tester la volonté de fermeté des uns et des autres sur le dossier corse.
N'y a-t-il pas eu là une certaine dilution des responsabilités qui a pu être source de difficultés ?
M. Olivier SCHRAMECK : En ce qui concerne les visites de M. Bonnet à l'Elysée, à l'exception d'une visite, il ne m'a jamais donné d'informations particulières, et je me suis gardé de lui en demander. Mais s'agissant des visites qu'il effectuait en différents endroits, il convient de revenir à la lettre et à l'esprit des textes, à savoir que le préfet est le délégué du gouvernement. Il a à traiter de très nombreuses affaires qui relèvent des différents secteurs gouvernementaux : l'implantation d'un barrage, la desserte maritime, la situation des agriculteurs surendettés, etc. Ce sont des problèmes qui relèvent respectivement du ministère de l'équipement, du ministère des finances, ou, pour d'autres questions, du ministère de l'emploi et de la solidarité. Il est donc normal que le préfet ait des relations avec des ministères et des directeurs de cabinet. C'est le cas, d'ailleurs, de tous les membres du corps préfectoral.
Dans la mesure où la mission du préfet Bonnet s'inscrivait dans un contexte très particulier et où il importait pour lui d'être assuré de la bonne résonance gouvernementale des actions qu'il menait, il était assez normal, alors qu'il se déplaçait à Paris, qu'il en profitât pour prendre des rendez-vous, non seulement avec le ministère de l'Intérieur - ce qu'à ma connaissance il faisait toujours -, mais parfois avec d'autres ministères, et en particulier avec Matignon. A ma connaissance, les rendez-vous à Matignon étaient loin d'être systématiques - le préfet ne venait pas à Matignon chaque fois qu'il se rendait au ministère de l'Intérieur.
En revanche, il est vrai qu'il s'y est rendu plus souvent qu'un autre préfet. Plus souvent même qu'un préfet de Corse en d'autres circonstances. Mais je crois que le contexte de l'action gouvernementale le justifiait pleinement. D'autant qu'il était important, pour lui, d'être en contact avec l'autorité politique elle-même.
Je voudrais d'ailleurs vous préciser à ce sujet, parce que j'ai lu et entendu beaucoup de choses inexactes, que la fréquence des visites et des contacts du préfet Bonnet avec le Premier ministre ou moi-même n'a nullement été plus intense lorsque le ministre de l'Intérieur a été éloigné de la place Beauvau pour des raisons de santé : le rythme en a été le même, avant, pendant et après.
M. Yves FROMION : Monsieur le directeur, je n'arrive pas à comprendre que personne, au sein du gouvernement, n'ait cherché à connaître la suite donnée aux informations recueillies par le préfet !
Vous allez me parler de la séparation des pouvoirs. Certes ! Mais un préfet a été assassiné ! Or, alors que vous êtes informé de la démarche du préfet Bonnet - sans doute le Premier ministre l'a-t-il été également -, plus personne ne s'intéresse à la suite de cette affaire ! Parlons du garde des sceaux, par exemple. On sait très bien que le procureur général est, d'une certaine façon, sous l'autorité du garde des sceaux ; il pourrait donc s'enquérir d'une affaire aussi grave pour l'Etat. On pourrait également penser que le cabinet du Premier ministre, qui suit de très près le dossier corse, essaie de savoir quelle suite est donnée à ces informations !
Par ailleurs, on découvre que le gouvernement semble s'enquérir des choses et les prendre en main après la triste affaire des paillotes, dont naturellement il ne viendrait à l'esprit de personne de faire porter la responsabilité où elle n'est pas.
Comment a-t-on pu attendre si longtemps, même en tenant compte de la séparation des pouvoirs ?
M. Olivier SCHRAMECK : Monsieur le député, je vais essayer de vous répondre sans polémique, mais nettement et clairement : il s'agit là non pas de vertu, mais de l'application de notre Etat de droit. Et si moi, en tant que directeur de cabinet, je m'étais enquis des informations relatives à une instruction judiciaire pour réagir ou l'infléchir sur tel ou tel point, ou me mêler de la coordination des services de police et de gendarmerie sur telle ou telle enquête, j'aurais usurpé mes pouvoirs. Je me serais exposé à des sanctions pénales.
Dans le passé, sans doute, cette distinction entre l'instruction judiciaire et l'action du pouvoir exécutif n'a pas été aussi nette. Mais, peut-être, le gouvernement entend-il trancher avec certains précédents, notamment concernant la Corse.
Mme Catherine TASCA : Monsieur le directeur, vous nous avez décrit avec beaucoup de précision les procédures de travail du cabinet et les liens qui existent non seulement avec les ministres, mais également avec leur cabinet. Depuis ce que l'on appelle " l'affaire Bonnet ", avez-vous été amené à modifier ces circuits de réunion et de décision ?
Vous avez vous-même exposé la complexité de la tâche des préfets qui sont souvent présentés comme les correspondants du ministre de l'Intérieur, alors qu'ils représentent, vous l'avez bien souligné, l'ensemble des ministres, l'Etat dans leur département. Cela ne leur facilite pas la tâche et la Corse, avec son contexte particulier, rend encore plus complexe cette fonction. Le Premier ministre a-t-il été amené à envisager, en ce qui concerne la Corse, un mode de liaison particulier avec le préfet de Corse - celui d'aujourd'hui et celui de demain ? Une réflexion sur le rôle des préfets en général et du préfet en Corse en particulier est-elle menée ? A-t-on prévu de donner au préfet, notamment sur les problèmes de sécurité, des indications précises, de lui dire peut-être plus clairement à qui il doit parler, dans quel ordre, et quels sont les circuits les plus efficaces pour la République s'agissant des relations entre un préfet et l'ensemble du gouvernement ?
M. Olivier SCHRAMECK : Tout d'abord, rien n'a été changé à la façon dont sont examinées, à Matignon, les questions relatives à la Corse. Comme je vous l'ai exposé tout à l'heure, c'est au début de l'année 1999 que la réunion bimensuelle des directeurs de cabinet - qui suivait la réunion plénière - est devenue mensuelle. Tout simplement, parce que d'autres urgences gouvernementales nous requéraient. J'organise, par exemple, chaque mois une réunion qui suit les décisions du conseil de sécurité intérieure.
Aujourd'hui comme hier, une réunion consacrée à la Corse se tient le premier lundi de chaque mois, alors que la réunion consacrée au conseil de sécurité intérieure a lieu le deuxième lundi de chaque mois. Tous les autres volets de la coordination interministérielle que je vous ai décrits - depuis les notes, en passant par les réunions interministérielles et les réunions de ministres au niveau du Premier ministre - sont toujours valables aujourd'hui.
En ce qui concerne les relations entre le préfet et le gouvernement, bien sûr, les préfets ont une relation particulière avec le ministre de l'Intérieur. Pourquoi ? Parce qu'ils sont en propre responsables de la politique de sécurité intérieure, du maintien de l'ordre public. Cela, aucun autre haut fonctionnaire des services déconcentrés de l'Etat n'en est responsable. A ce titre, les préfets sont en relation directe et fréquente avec le ministre de l'Intérieur ou ses collaborateurs.
Le préfet est certes le délégué du gouvernement, mais il a tout de même une attribution sectorielle dans l'éventail des fonctions gouvernementales. Cela étant dit, lorsqu'il est chargé d'appliquer dans une circonscription - ce qui est relativement rare - une politique gouvernementale définie par le Premier ministre lui-même, il est normal qu'il soit aussi en relation directe avec Matignon. Le Premier ministre a toujours considéré que c'était l'ordre naturel des choses et qu'il importait, par-dessus tout, de ne pas établir de procédures extraordinaires de délibération ou de décision pour faire face aux problèmes particuliers de l'île. Cela pourra donc conduire le préfet Lacroix, comme cela a conduit le préfet Bonnet, à prendre des contacts directs avec le Premier ministre, son directeur de cabinet ou ses conseillers, sans faire de distinction entre le conseiller chargé des affaires intérieures et de la sécurité et d'autres conseillers sectoriels.
Bien entendu, il appartient au ministre de l'Intérieur d'assurer une présence plus proche - par des contacts, des rencontres, des déplacements plus denses - que le Premier ministre ou tel autre membre du gouvernement. C'est d'ailleurs à quoi, me semble-t-il, M. Chevènement - et en son absence, M. Queyranne - se sont attachés.
M. Yves FROMION : Monsieur le directeur, vous n'avez pas répondu à l'une de mes questions : avez-vous rendu compte au Premier ministre, d'une part, du fait que le préfet Bonnet détenait des informations, et, d'autre part, des instructions qui lui ont été données à ce sujet ?
M. Olivier SCHRAMECK : Effectivement, je n'ai pas répondu à cette question car la réponse me paraissait évidente : je ne cache rien au Premier ministre.
M. Jean-Yves CAULLET : Monsieur le directeur, nous venons d'évoquer deux sujets sur lesquels je souhaiterais connaître votre sentiment de manière un peu plus approfondie. Ils concernent la période pendant laquelle M. Queyranne a assumé les fonctions de ministre de l'Intérieur, et les liaisons qui existent entre le ministre de l'Intérieur et un préfet pour ce qui concerne l'ordre public.
Continuité de l'Etat, continuité de la politique, continuité du processus décisionnel, situation particulière de la Corse : tels sont les faits. Dans ce contexte, le fait que le ministre de l'Intérieur change dans des conditions à la fois brutales et temporaires, n'a-t-il pas pu induire un léger déséquilibre dans tous les circuits que vous avez évoqués ? Le préfet Bonnet n'a-t-il pas eu le sentiment, pendant cette période, de bénéficier de moins de soutien, de devoir faire plus par lui-même ou de devoir en référer davantage aux conseillers du Premier ministre ?
N'oublions pas non plus un rôle important du ministre de l'Intérieur, celui de proposition dans la nomination des préfets, qui peut, dans des circonstances particulières comme celle de la nomination d'un préfet de Corse, avoir un poids tout à fait particulier.
M. Olivier SCHRAMECK : Personnellement, je n'ai pas senti de changement dans le ton, le contenu de la relation que le préfet Bonnet pouvait avoir avec le Premier ministre et avec moi durant l'absence forcée de M. Chevènement. Les réunions, les échanges se déroulaient exactement de la même manière, que ce soit dans le cadre interministériel ou dans les contacts que j'ai pu avoir avec le préfet Bonnet.
En réalité, le rythme en était acquis. Assez régulièrement, souvent avant une réunion de directeurs de cabinet, parfois après, il était conduit à présenter un état de la situation de l'île. Et il le faisait de la même manière, sur le même mode, au même degré d'examen des problèmes, avant, pendant et après.
Quant à M. Queyranne, il m'a semblé qu'il s'investissait entièrement dans la tâche intérimaire qui lui était confiée par le Premier ministre - il est allé en Corse au mois d'octobre -, et je n'ai observé aucun changement. Il ne faut d'ailleurs pas exagérer la période de temps considérée. Après tout, l'accident qui a frappé M. Chevènement date du début du mois de septembre. Il n'a certes repris complètement ses fonctions qu'au début du mois de janvier, mais vous savez parfaitement qu'il avait repris contact avec ses collaborateurs nettement avant.
A propos de votre remarque sur les propositions de nomination des préfets, je préciserai tout d'abord que l'absence du ministre de l'Intérieur ne gèle pas la composition du corps préfectoral, puisqu'il revient au ministre de l'Intérieur par intérim de faire des propositions au chef du gouvernement. Ce type de débat était par ailleurs complètement extérieur - pour de multiples raisons que je n'ai pas besoin de souligner - aux relations qui pouvaient exister entre le préfet Bonnet, la place Beauvau et Matignon.
M. Christian PAUL : Monsieur le directeur, pensez-vous que l'Etat républicain est réellement armé pour affronter la situation de la Corse ? Ma question s'adresse non pas au professeur, mais à l'homme d'Etat que vous êtes.
La Corse est, depuis 25 ans, une suite presque ininterrompue pour l'Etat, de succès et de nombreuses rechutes sur le plan de l'insécurité, de l'instabilité, de la violence politique ou criminelle. Quels sont, à votre avis, les obstacles majeurs à un retour durable de l'Etat de droit en Corse ?
M. Olivier SCHRAMECK : Vous m'invitez à répondre, monsieur le député, en excluant le professeur que je ne suis plus ! Votre question est difficile ; il n'est pas simple, devant vous, de m'abstraire des fonctions qui sont les miennes aujourd'hui, comprenez-le.
Je vous dirai simplement, pour ne pas éluder totalement la question, que rien, même l'événement horrible et tragique que fut l'assassinat du préfet Erignac, ne doit conduire à désespérer de l'Etat républicain en Corse. Je pense que la fermeté dans l'affirmation des principes et le strict respect de la séparation des pouvoirs doivent, avec la durée, persuader qu'il n'y a pas de voie féconde dans les attentats contre les personnes et les biens.
Et si la politique de l'Etat républicain a pu paraître souffrir sur une longue période, et notamment sur celle que vous examinez - nous n'avons parlé que de la dernière, mais je sais que votre champ d'investigation ne se limite pas à celle-là -, c'est sans doute d'une sorte de flottement, d'une tentation du compromis qui a desservi assez durablement la crédibilité de l'action de l'Etat. Le pari républicain du Premier ministre en Corse, c'est de sortir de l'ambiguïté, d'être ferme mais jamais fermé.
M. Roger FRANZONI : En tant que Corse, je me réjouis de vos paroles, monsieur le directeur, car il s'agit de savoir non pas si l'Etat républicain est armé, mais ce que veut cet Etat républicain. Jusqu'à présent, il flotte l'Etat républicain ! On parle des " MM. Corse ", mais ils ont ruiné la Corse ! Je les ai vus à l'_uvre, je les ai vus nommer les premiers présidents, les sous-préfets, dégommer les préfets... L'Etat républicain est actuellement engagé dans une voie. S'il sait s'y tenir, il gagnera, j'en suis convaincu. Evidemment, s'il se met à flotter lui aussi, c'est perdu. La politique actuelle du gouvernement est la bonne, à condition qu'il s'y tienne.
M. Renaud DONNEDIEU de VABRES : Nous sommes tous convaincus de la nécessité de l'unité de la République et du fait que les Corses doivent se sentir à l'aise au sein de la République française. Dans la gestion de ce problème, considérez-vous qu'à terme la Corse doit être une région comme toutes les autres ou, dans le fond, lui reconnaissez-vous une spécificité qu'il convient de prendre en compte, ce qui implique qu'il n'y ait pas unité de traitement entre tous les départements de la République française ?
M. Olivier SCHRAMECK : Monsieur le député, en réponse à la question précédente, je me suis affranchi un moment de l'exercice de mes fonctions actuelles, parce qu'il s'agissait, en quelque sorte, de la conscience même de mes fonctions et que l'esprit dans lequel je les assure peut éclairer la façon dont elles sont menées. Mais je suis ici en tant que directeur de cabinet du Premier ministre, par conséquent je n'ai pas vocation à affirmer devant vous la politique du gouvernement ; il vous est loisible d'entendre des membres du gouvernement à cette fin.
M. le Président : Monsieur le directeur, je vous remercie.
Audition de M. Alain CHRISTNACHT,
conseiller au cabinet du Premier ministre
(extrait du procès-verbal de la séance du mardi 5 octobre 1999)
Présidence de M. Raymond FORNI, Président
M. Alain Christnacht est introduit.
M. le Président lui rappelle que les dispositions législatives relatives aux commissions d'enquête lui ont été communiquées. A l'invitation du Président, M. Alain Christnacht prête serment.
M. le Président : Monsieur le préfet, nous souhaiterions savoir quel a été votre rôle exact dans la gestion du dossier corse depuis 1997 et connaître plus généralement le jugement que vous portez sur le fonctionnement des institutions chargées de la sécurité en Corse. Nous avons déjà entendu M. Schrameck, directeur de cabinet du Premier ministre, nous entendrons Clotilde Valter, pour compléter l'information de la commission et lui permettre de livrer ses conclusions d'ici à la mi-novembre, date à laquelle nous sommes tenus de déposer nos conclusions. Peut-être pourriez-vous, pour terminer, dégager quelques pistes pour l'avenir, car la commission a constaté qu'en ce qui concerne les forces de sécurité en Corse, les choses ne fonctionnaient pas comme elles le devraient.
M. Alain CHRISTNACHT : Monsieur le Président, mesdames, messieurs, je vous propose de rappeler très brièvement les objectifs et les moyens de la politique de sécurité de l'Etat en Corse, décrits avec plus de précisions par d'autres personnes auditionnées, mais il me semble intéressant d'y revenir avant d'aborder l'organisation générale du suivi de cette politique et mon rôle plus précisément.
La politique d'établissement de l'Etat de droit n'a pas commencé au lendemain de la mort de Claude Erignac, mais il est clair que cet événement, considérable, a conduit à la renforcer et à mieux cerner les priorités.
Au lendemain de l'assassinat, deux constatations se sont imposées. Il est apparu d'une part, que l'Etat de droit était indivisible, autrement dit que l'on ne pouvait lutter de manière pertinente contre la violence, les attentats, certaines formes de délinquance si, par ailleurs, on continuait à admettre qu'un nombre très important de lois et de règlements restaient inappliqués ou peu appliqués - cela visant tout aussi bien l'application du droit fiscal avec le très faible recouvrement d'un certain nombre d'impôts que l'application du droit social, du droit de l'urbanisme, etc.
Ce sentiment que l'Etat de droit était indivisible, qu'il fallait tenter de le rétablir sur tous les fronts, a conduit à mettre en _uvre une politique aussi interministérielle que possible et à établir un lien entre la politique de sécurité et d'autres politiques de l'Etat, lien qui sans doute existe sur tout le territoire, mais qui, en Corse, revêt une importance et une signification particulières.
Le deuxième point que je voudrais souligner, car on peut assez facilement, sur ce dossier, commettre des anachronismes, c'est qu'au lendemain de la mort de Claude Erignac, on ne savait pas où s'arrêterait le déchaînement de la violence. En particulier, on craignait d'autres attentats contre les personnes. Ce point est d'importance. Jusqu'à présent, fort heureusement, aucun autre attentat n'a été commis, du moins contre des personnalités représentant l'Etat ou des élus de l'île. Mais - cela avait déjà été le cas dans le passé et surtout après l'assassinat de Claude Erignac -, on pouvait craindre que d'autres personnes soient menacées. La perception de ce risque a conduit à mettre en _uvre certaines formes d'organisation, notamment de la gendarmerie nationale.
La politique ainsi déterminée s'est manifestée dans un grand nombre de domaines : dans le domaine propre de la sécurité, mais aussi par l'envoi d'inspections : inspections de services administratifs, inspections d'organismes financiers, inspections d'organismes sociaux, d'établissements consulaires. Sont également intervenus des changements de responsables administratifs et le renforcement de structures administratives, comme le pôle économique et financier à Bastia, afin de remotiver les services, assez largement démotivés, et pour lesquels l'assassinat du préfet a été un traumatisme profond.
Le contexte étant rappelé et le caractère global de l'objectif de retour à l'Etat de droit étant souligné, j'en viens à l'organisation du travail gouvernemental sur place et à Paris pour mettre en _uvre cette politique.
En Corse, les institutions publiques sont celles que vous connaissez avec deux départements et une collectivité particulière. Une telle situation conduit à une organisation préfectorale et une organisation des services de l'Etat bidépartementale et régionale, autrement dit assez lourde pour une île de 250 000 habitants, posant de fait d'inévitables problèmes de coordination et de hiérarchie. La règle veut que la sécurité, la police administrative, et l'ordre public plus précisément relèvent de la responsabilité des préfets de département, les préfets de zones de défense ayant une responsabilité limitée, les préfets de région n'en ayant pas.
Evidemment, la politique de sécurité en Corse au sens strict - police administrative et ordre public - ne peut être conduite de manière éclatée entre les deux départements. C'est la raison pour laquelle fut institué un préfet adjoint, adjoint aux deux préfets de département, puisque, encore une fois, le préfet de la collectivité n'a pas de compétences propres en ces matières.
Le préfet adjoint n'a pas non plus de responsabilités propres et les décisions en matière d'ordre public ou de police administrative relèvent de la compétence du préfet, mais il a un rôle de coordination et, au fond, tente auprès des deux préfets de manifester une forme d'unité d'action de l'Etat.
Il existe, par ailleurs, deux directeurs de la sécurité publique, deux groupements de gendarmerie. S'agissant de la sécurité publique et de la police, le préfet adjoint réalise une forme de coordination qui s'applique aussi à la gendarmerie.
S'agissant de la gendarmerie, un officier supérieur a compétence géographique sur l'ensemble de l'île, sans pour autant détenir les pouvoirs de chacun des commandants de groupement. C'est la raison pour laquelle a été créé le GPS en considérant que, pour ces missions importantes dans un contexte marqué par une extrême violence, en matière de renseignements, d'interventions difficiles, notamment au profit de la justice, on ne pouvait avoir deux unités dans chacun des départements, mais une seule pour l'ensemble de l'île.
Voilà donc le panorama local. Je ne porte pas de jugement qualitatif, mais j'indique la tension permanente entre une organisation de droit commun fondée sur le département et l'évidence que, dans cet espace et ce contexte, la mise en _uvre de la politique de sécurité en Corse ne pouvait qu'être unique ou, en tout cas, homogène.
Au niveau central, on part de schémas nationaux, qui ne sont pas bouleversés pour la Corse, avec quelques contradictions et des adaptations. La règle nationale veut que le ministre de l'Intérieur est le responsable de l'ordre public et qu'il a à sa disposition la police et la gendarmerie nationales. Le fait que la gendarmerie nationale soit un corps militaire et, à ce titre, administrée par le ministre de la Défense, ne donne pas à ce dernier une compétence conjointe ou concurrente à celle du ministre de l'Intérieur en matière d'ordre public.
Le responsable de la sécurité au sens administratif - il y a bien sûr le rôle des autorités judiciaires - est le ministre de l'Intérieur.
Comme, ainsi que je l'indiquais en préambule, la sécurité en Corse, le retour à l'Etat de droit ont été volontairement conçus sur un plan global, il est évident que beaucoup d'autres ministres sont concernés par cette politique : le ministre de l'Equipement pour le littoral, le ministre de l'Agriculture pour la remise en ordre des établissements agricoles, le ministre de la Justice.
Le dossier corse suppose donc une coordination interministérielle. Elle ne peut être assurée dans le système français que de deux manières. La première, jamais retenue pour la Corse, est celle d'un secrétariat général interministériel comme il en existe en matière de coordination de la politique européenne. La seconde par le cabinet du Premier ministre, instance interministérielle par nature. C'est ce qui a été fait.
Lorsque le gouvernement a pris ses fonctions en juin 1997, j'ai pris contact avec Claude Erignac qui m'a dit que l'organisation pratiquée jusqu'alors était de réunir tous les mois, en sa présence et à son initiative, l'ensemble des ministères pour faire le point des dossiers. Cette méthode a été reprise. Puis, il est apparu, peu à peu et après son décès, quand le dossier a revêtu la gravité que l'on connaît, que la formule de réunions mensuelles sur tous sujets était un peu lourde et qu'il était préférable d'organiser des réunions particulières sur certaines questions quand elles se présentaient et, au niveau du directeur du cabinet du Premier ministre, et en raison de l'autorité qui s'attache à sa fonction, des réunions périodiques de directeurs de cabinet, ce qui fut entrepris à l'initiative et sous la direction d'Olivier Schrameck.
Mon rôle, celui de Clotilde Valter et de mon équipe, est de préparer ces réunions et d'en assurer le suivi en liaison avec les collègues du cabinet du Premier ministre, chargés de tel ou tel secteur. Autrement dit, nous assurons un suivi plus particulier pour ce qui relève de la responsabilité du ministre de l'Intérieur - puisque nous sommes en charge dans ce cabinet des relations avec ce ministère. Nous effectuons par ailleurs une sorte de synthèse "  géographique " sur les autres sujets avec les conseillers chargés de l'éducation, de la culture, de l'équipement ou des finances.
Ces réunions, sous la présidence du directeur de cabinet, sont le point fort de la coordination interministérielle. En outre, le Premier ministre évoque parfois le sujet au cours de ses entretiens réguliers avec certains ministres. Par ailleurs, il est de mon rôle et celui de Clotilde Valter, d'assurer avec la préfecture, comme nous le faisons avec d'autres préfectures quand le problème se pose - par exemple, avec les représentations de l'Etat dans les départements ou territoires d'outre-mer - un suivi plus particulier, en direct avec les préfets, à la condition évidemment de s'assurer de la bonne circulation des informations avec les ministères en cause.
Voilà l'organisation centrale, qui est classique, en ceci qu'il n'existe aucune instance spécifique à la Corse au plan interministériel - on pourrait l'imaginer, mais ce n'est pas le cas ; sans doute cela présenterait-il aussi des inconvénients - et permet un traitement adapté à la gravité du sujet, à sa spécificité avec des réunions ad hoc au niveau du directeur du cabinet, qui constituent le point le plus original.
Monsieur le Président, vous m'avez sollicité pour que je porte un jugement de valeur sur cette organisation. Le problème de la coordination interministérielle ne se pose pas uniquement dans le cadre de ce dossier. Des problèmes, que j'ai esquissés ou que votre commission a constatés, se retrouvent ailleurs.
Je ne vois pas, sauf à créer un organisme administratif ad hoc, d'autres instances que le cabinet du Premier ministre pour assurer la circulation de l'information et les arbitrages, c'est-à-dire une méthode assez analogue à celle pratiquée sur d'autres sujets.
Le problème le plus délicat est peut-être celui de la circulation de l'information entre les instances administratives locales et les organismes gouvernementaux. La formule utilisée me paraît bonne. Elle a été celle de comptes rendus fréquents, écrits ou oraux, des chefs de service à leur ministre et du préfet au ministre de l'Intérieur ou au cabinet du Premier ministre. Reste à s'assurer que la qualité et la fiabilité de l'information transmise sont à la hauteur du volume de cette information.
M. le Président : Selon vous, l'absence de M. Chevènement pendant quelques mois peut-elle expliquer un défaut de surveillance du pouvoir central sur l'autorité préfectorale en Corse ? Cette absence a-t-elle pu laisser croire au préfet de Corse notamment, qu'il avait les coudées franches et qu'il pouvait agir localement sans forcément en référer en permanence à l'autorité centrale ? Ce fait a-t-il joué dans le dysfonctionnement que l'on a pu observer entre le pouvoir central et le représentant de l'Etat en Corse ?
M. Alain CHRISTNACHT : L'événement qui a traduit le dysfonctionnement majeur est postérieur au retour du ministre de l'Intérieur. Par ailleurs, je le redis, Bernard Bonnet rendait souvent compte, par écrit ou, plus volontiers, oralement. Personnellement, je n'ai pas eu le sentiment que l'absence de M. Chevènement ait joué un rôle dans cette affaire.
M. Queyranne, que je connais bien pour avoir beaucoup travaillé avec lui sur les dossiers d'outre-mer, a pris en charge ce dossier très activement. Il s'est d'ailleurs rendu en Corse durant l'intérim qu'il a exercé. Les membres du cabinet de M. Chevènement qui travaillaient avec lui pourraient dire - à moins qu'ils ne l'aient déjà dit - que M. Queyranne portait une attention particulière à la Corse. Le problème du contrôle de la préfecture
- j'emploie ce mot pour ne pas personnaliser, compte tenu de ce qui a été dit au juge par les uns et les autres (au minimum, il y aurait eu un dysfonctionnement dans la préfecture) - est à traiter. Il n'est pas à rechercher, à mon avis, dans le contrôle au niveau ministériel, mais sans doute plutôt à voir dans le rôle d'inspection, dans des modalités d'alerte qui peut-être sont à revoir. Cela étant, si je puis terminer par cette remarque en réponse à votre question, on a bien vu avec le GPS, dans le rapport du général Capdepont, que les inspections n'ont pas manqué, notamment du général commandant la gendarmerie à Marseille. Ainsi que le formule littéralement le général dans son rapport, même en venant tous les mois en Corse, le général commandant la gendarmerie à Marseille ne pouvait pas déceler ce qu'on lui dissimulait. Cela traduit tout de même la difficulté du contrôle !
M. le Président : Est-il normal, dans un fonctionnement harmonieux, à défaut d'être idéal, que le cabinet du Premier ministre soit si souvent en première ligne ? M. Bonnet nous a indiqué qu'il entretenait avec Mme Clotilde Valter une relation souvent biquotidienne, c'est dire deux contacts téléphoniques par jour, et que vous aviez, en ce qui vous concerne, un contact hebdomadaire, soit téléphoniquement, soit par des rapports écrits qu'il était amené à vous adresser. Vous semble-t-il normal que cela remonte jusqu'à vous ? Le ministre de l'Intérieur et son cabinet sont chargés de cette affaire, notamment du problème de la sécurité ; c'est d'autant plus vrai avec l'affaire Erignac. C'est autour de cela qu'étaient centrés la politique de l'Etat et le rétablissement de l'Etat de droit. Je suis un peu étonné que vous, qui aviez cette relation assez fréquente avec M. Bonnet et avec les services administratifs - car j'imagine que vous ne vous contentiez pas d'un seul son de cloche -, n'ayez pas été informé, par exemple, que le préfet adjoint, chargé de la sécurité, M. Spitzer, connaissait une situation invraisemblable : il ne servait à rien ! Lorsque nous nous sommes rendu à Ajaccio, quelque temps après le départ du préfet Bonnet, nous l'avons trouvé dans un état tel qu'il n'avait pas dû servir depuis longtemps, si j'ose dire. Le pauvre était psychologiquement complètement défait. Ne s'est-on pas rendu compte du dysfonctionnement au niveau des ministères et de Matignon ? N'a-t-on pas perçu la mainmise du préfet sur l'ensemble des structures. Le fait, notamment, qu'il privilégiait la gendarmerie au détriment des services de police, n'a-t-il pas suscité des plaintes dont vous auriez eu à connaître exprimées par les services de police trouvant que l'on en faisait beaucoup en faveur de la gendarmerie et très peu en leur propre faveur ?
M. Alain CHRISTNACHT : Au sujet du préfet adjoint, lorsque la République confie une mission à quelqu'un qui ne se sent pas en mesure de l'exercer, il a le devoir de le dire. Je n'ai ni entendu ni lu que le préfet adjoint se plaignait du fait que ses compétences étaient apparemment exercées par un autre - le directeur de cabinet - dont ce n'est pas, en Corse, la compétence.
Je souligne également que d'un cabinet ministériel ou du cabinet du Premier ministre, il n'est pas si facile d'observer le fonctionnement interne d'une préfecture. Que ne dirait-on pas si les cabinets ministériels interrogeaient les collaborateurs des préfets ou des directeurs d'administrations centrales ! On dirait qu'il y a mainmise.
La question évidemment la plus gênante pour moi est celle de savoir comment, avec cette fréquence de rapports, aucun indice ne soit parvenu. Je soulignerai trois points.
Premièrement, encore une fois, nous ne nous sommes jamais plaints - en tout cas, je n'ai jamais eu à me plaindre - des informations fournies par Bernard Bonnet, qui répondait aux questions, fournissait des informations précises, des rapports détaillés extrêmement précieux. La fréquence de mes rapports avec lui était inférieure à celle des rapports que j'ai eus pendant un certain temps avec le Haut commissaire de Nouvelle-Calédonie. Je ne trouve pas qu'une fois par semaine, ce qui était un maximum, était beaucoup. Quant à Clotilde Valter, je doute que ce fut deux fois par jour régulièrement ; en tout cas, chacun travaille comme il l'entend. Ses coups de téléphone avaient toujours pour but de préciser un point pour une réunion, pour une note et d'obtenir des informations directes et détaillées sur les événements qui se passaient en Corse, notamment les attentats, l'affaire de Bastia Securità, les élections territoriales. C'est triste à dire s'agissant du type d'événements que j'évoque, mais il se passe presque tous les jours quelque chose en Corse. Notamment dans les deux semaines qui ont précédé l'incendie de la paillote, il y eut beaucoup d'éléments sur les autres sujets, notamment l'attentat contre l'armée de l'air ou les rebondissements de l'affaire Bastia Securità.
Dans ce dont M. Bonnet nous a informé, rien ne pouvait laisser suspecter qu'il y eut autre chose. Il répondait clairement et rendait compte. S'il y a eu autre chose à son niveau, ce qu'il nie, cela relève de la dissimulation. Si c'est le cas, soit de lui vis-à-vis de nous, soit de son directeur de cabinet vis-à-vis de lui dans l'autre hypothèse, ce n'est pas une si mauvaise méthode quand on veut dissimuler quelque chose que de parler beaucoup d'autre chose.
M. le Président : Le préfet Bonnet vous a-t-il informé des éléments dont il disposait sur l'assassinat du préfet Erignac ? Il nous a indiqué que ses informations avaient été transmises à Matignon et que Matignon lui avait conseillé de transmettre au procureur de la République, M. Dintilhac, les informations qu'il détenait, ce qui était assez logique. On lui a demandé de transmettre l'information à qui de droit, en l'occurrence le procureur de la République. Confirmez-vous cet élément livré par M. Bonnet à la commission ?
M. Alain CHRISTNACHT : Tout à fait. Ce fut ponctuel. Il nous a dit avoir eu contact avec un informateur qui ne voulait s'adresser qu'à lui pour des raisons de sécurité - ce qui n'est pas invraisemblable. Nous lui avons indiqué qu'il devait porter cette information à la justice. Un débat s'est ensuite engagé entre juristes pour savoir si ce devait être au juge ou au procureur. L'avis des juristes consultés était que ce devait être auprès du procureur, sinon l'autorité administrative aurait été, devant le juge, en qualité de témoin, ce qui eût été une autre position.
Je reviens, monsieur le Président, à l'une de vos questions concernant les échos que nous aurions pu avoir des conflits entre la police et la gendarmerie, liés peut-être au fait que la gendarmerie était privilégiée.
Sur ce point, je dirai deux choses.
Evidemment, ces conflits nous les entendions, mais l'élément déclencheur du conflit a été l'existence de deux enquêtes judiciaires parallèles : l'une ouverte sur l'agression contre la gendarmerie de Pietrosella ; l'autre après l'assassinat de Claude Erignac. Que ces deux enquêtes n'aient été jointes qu'assez tard - je ne sais si c'était trop tard ; en tout cas, objectivement assez tard - a suscité pendant cette période, sur ces affaires importantes, une concurrence entre les deux services.
Par ailleurs, il ne me semble pas absurde d'avoir renforcé la gendarmerie. En effet, la Corse n'est pas, principalement, un département urbain. Dans le partage des zones police/gendarmerie et compte tenu des habitudes de la délinquance, qui se traduit par des attentats et par ce type de violence, c'est bien dans les zones rurales qu'il faut rechercher des renseignements. Le renfort de la gendarmerie ne me paraissait pas absurde ; l'inadaptation de l'escadron de gendarmerie mobile d'Ajaccio face aux menaces d'attentat contre les personnes, face aux demandes de la justice d'interpeller des personnes présumées dangereuses, supposait une réorganisation de la gendarmerie, mais nous ignorions alors que, dans les rapports avec le préfet, notamment au cours des réunions des services de sécurité qu'organisent traditionnellement les préfets, il y avait, outre les réunions où tous les services étaient présents, des rencontres privilégiées et fréquentes entre le préfet et le colonel Mazères. Je ne suis pas sûr que les services de police en connaissaient ni le détail ni la fréquence.
M. le Président : C'est une position intéressante quand on est Paris, mais vous êtes un homme de terrain. Je ne vous ferai donc pas l'injure de vous dire qu'il s'agit là d'une vision quelque peu technocratique. L'efficacité des services de gendarmerie dans le rôle de recherche du renseignement, qui est normalement le leur sur le continent, est totalement absente en Corse. Les gendarmes ne réussissent pas à obtenir d'informations. Ils nous l'ont d'ailleurs confirmé lorsque nous nous sommes rendus dans les gendarmeries pour rencontrer des gendarmes de base. Tous nous ont dit : " S'il y a une mission qu'il est impossible de remplir ici, c'est celle habituellement confiée aux forces de gendarmerie, à savoir celle de renseignement ".
Vous justifiez le rôle plus important donné à la gendarmerie. On peut le comprendre. Son renforcement avait été amorcé dès l'arrivée du préfet Bonnet puisqu'il s'était fait accompagner dans son déplacement vers la Corse par le colonel Cavallier, qui ne savait pas vraiment pourquoi il était là semble-t-il. Mais, apparemment, le préfet Bonnet y tenait beaucoup. Du côté du ministère de l'Intérieur, la guerre interne aux services de police
- entre la DNAT, les SRPJ locaux -, dramatique pour l'efficacité de l'action menée par l'Etat, démontre un mauvais fonctionnement. Ne faisiez-vous pas l'objet d'informations du terrain vous permettant de conclure à une situation de crise en Corse ? La DNAT, les SRPJ se plaignaient. Les renseignements généraux devaient vous fournir un certain nombre d'informations sur la façon dont cela fonctionnait. L'UCLAT ne servait pas à grand-chose. Il s'agissait d'une réunion assez mondaine, nous a-t-on dit, où l'on se donnait le moins d'informations possible de peur que le voisin puisse les saisir et s'en servir. C'est tout de même là une curieuse conception de la coordination ! N'avez-vous pas eu ce sentiment avant que ne survienne l'affaire des paillotes qui n'est qu'un épisode comparé à la dégradation du climat observée au fil des mois ?
M. Alain CHRISTNACHT : La difficulté consiste à apprécier le bruit relatif. Les rivalités entre les services sont regrettables quand le phénomène atteint un niveau tel qu'on peut l'estimer préjudiciable à l'action commune, mais ce n'est pas une nouveauté et je ne suis pas certain que ce soit une spécificité corse s'agissant de la DNAT qui, comme tout organisme spécialisé qui détient les avantages opérationnels de la spécialisation, est critiquée par les services à compétences générales qui font valoir qu'ils feraient tout aussi bien si on les laissait travailler.
Par ailleurs, les querelles de personnes, lesquelles souvent prévalaient avant l'affaire de la paillote et avant l'arrivée du gouvernement, étaient connues. De là à imaginer qu'elles puissent avoir joué un rôle majeur dans cette dégradation, je n'en suis pas personnellement convaincu.
Le principal problème a tenu dans la rivalité exacerbée entre la police et la gendarmerie, dans laquelle la préférence affichée du préfet pour la gendarmerie a sans doute joué un rôle non négligeable, mais la rivalité sur la conduite d'enquêtes judiciaires emblématiques a été, selon moi, un élément plus important encore.
Au sein de la police nationale, la DNAT existant ainsi que la quatorzième section, les frictions sont inévitables, d'autant plus que des services différents étaient chargés par les magistrats d'enquêter dans des affaires jointes, ce qui me semble le motif essentiel de la friction. Je ne dispose pas, à mon niveau, d'éléments suffisants pour porter un jugement. Peut-être faut-il s'interroger - pas uniquement à partir de cette affaire en Corse - sur l'organisation générale des services en charge de la police judiciaire. Mais je ne puis vous dire que le bruit relatif de ces rivalités était particulièrement net.
M. le Président : S'il est un bruit qui n'est pas relatif, c'est bien celui des statistiques : il est objectif. Or, les statistiques démontrent que l'efficacité des services de police en Corse est quasiment nulle - sur les crimes les plus graves. Je ne parle pas de l'affaire Erignac, heureusement élucidée dans les conditions que l'on sait. Savoir qui en a le mérite est une autre affaire, chacun cherchant à se l'approprier.
Pensez-vous que confier à des services de police nationaux, centraux, la répression d'un terrorisme qui ne revêt pas la même connotation que le terrorisme dont on parle habituellement - l'ETA, l'islamisme - cerné sur un plan politique, est un bon système ? En Corse, on mélange allègrement la revendication politique avec le banditisme ordinaire et la criminalité quotidienne. Quel jugement portez-vous ?
M. Alain CHRISTNACHT : Je ne suis pas sûr de pouvoir porter un jugement pertinent ; je vais néanmoins essayer de répondre à votre question.
S'agissant de la spécificité du terrorisme corse, certes, chaque type de terrorisme est différent, mais l'on peut répondre qu'il existe des éléments communs aux différents types de terrorisme : dans l'organisation, dans le fonctionnement, dans les méthodes pour les comprendre et les réprimer. En tout cas, depuis longtemps maintenant, le choix a été retenu d'avoir cette organisation spécialisée.
Les résultats sont faibles de manière générale sur les violences en Corse pour des raisons parfaitement connues : l'absence de tout témoignage est un trait culturel pour le moins spécifique, même lorsque le meurtre se passe dans une fête de village, ainsi que ce fut le cas récemment !
Le taux d'élucidation a augmenté, mais il convient de reconnaître qu'il reste faible. Monsieur le Président, vous posez la question de l'organisation et l'efficacité des services de police. Il me semble qu'elle est à poser aussi à la communauté corse dans son ensemble : pourquoi cette sorte de complicité générale ? J'illustrerai mon propos en reprenant une anecdote du Crépuscule des Corses : une veuve dont le mari a été assassiné la veille dans une assemblée de cinq cents personnes n'a rien vu ! C'est tout de même une difficulté objective pour les services de police.
M. le Président : Bien que vous ne répondrez sans doute pas à ma question, je vous la pose néanmoins : nous avons besoin de rassembler l'ensemble des forces de sécurité. La nomination de M. Marion vous paraît-elle le meilleur moyen pour ce faire ?
M. Alain CHRISTNACHT : Je crains de devoir vous faire la réponse à laquelle vous vous attendiez !
M. Bernard DEFLESSELLES : Monsieur le préfet, j'aimerais que vous nous précisiez vos relations avec le préfet Bonnet, avec Mme Valter également. Quelle était la fréquence de vos relations et des échanges avec Mme Valter sur le dossier corse ? En outre, nous aurions aimé connaître la répartition des rôles et savoir comment vous échangiez avec elle sur le dossier, car il apparaît à travers l'audition du préfet Bonnet qu'il vous rencontrait plus épisodiquement qu'elle. Il nous a dit textuellement : " Je voyais M. Christnacht de façon épisodique. Par contre, j'avais des relations avec Mme Valter de façon quotidienne ou biquotidienne ".
Je voudrais donc que vous précisiez vos relations avec Mme Valter sur le dossier corse, la fréquence de vos échanges avec le préfet Bonnet, et les relations du préfet Bonnet avec Mme Valter, du moins ce que vous en savez.
Dernière question, corollaire des précédentes : vous nous avez dit avoir de bonnes relations avec le préfet Bonnet.
M. Alain CHRISTNACHT : Oui.
M. Bernard DEFLESSELLES : Apparemment, le préfet jouait le jeu, envoyait de bons rapports, vous échangiez avec lui de façon courtoise et, je pense, en confiance. Que pensez-vous aujourd'hui de son revirement, de son attitude à votre encontre ? Ne croyez-vous pas que l'explication que vous avez avancée de façon très fugace en disant " Quand on ne veut pas aborder certains sujets, on parle beaucoup d'autre chose " est un peu courte ?
M. le Président : Vous êtes sans doute informé, monsieur le préfet, des contacts que pouvait avoir le préfet Bonnet ou le préfet de Haute-Corse avec l'Elysée. Il a été question de rapports avec le secrétaire général, avec l'un des conseillers du Président de la République. Sur un tel dossier, cette relation paraît-elle normale, ordinaire ?
M. Alain CHRISTNACHT : Le risque dans cette affaire est, encore une fois, celui d'anachronisme, c'est-à-dire de juger des types de relations qu'avaient les personnes une fois l'affaire survenue, je n'ose pas dire connue, un certain nombre d'événements en tout cas étant connus. Evidemment, les choses étaient différentes avant. Personne n'aurait imaginé que les gendarmes participent à l'incendie d'une paillote !
Le contexte était celui-ci : un préfet dans un département particulièrement difficile. Mais peut-être faut-il revenir sur l'organisation de la cellule dont j'ai la responsabilité.
Je m'occupe de ce qui concerne le ministère de l'Intérieur, le secrétariat d'Etat à l'outre-mer et, dans le domaine de compétence de M. Zuccarelli, de la réforme de l'Etat et de la décentralisation, en excluant la fonction publique qui dépend du conseiller social. Dans cette tâche, je suis entouré de trois adjoints : Clotilde Valter qui suit les affaires du ministère de l'Intérieur, sauf la sécurité civile et les collectivités locales ; le deuxième suit l'outre-mer et la sécurité civile, le troisième la réforme de l'Etat et la décentralisation.
Il n'y a donc rien d'extraordinaire à ce que Clotilde Valter s'intéresse à la Corse davantage que moi-même, qui ai d'autres charges. Cela relève de la division du travail élémentaire.
Je n'en ai pas vérifié le détail, mais je pense que la moyenne de mes échanges téléphoniques avec Bernard Bonnet - je parle de moyenne ; il est des périodes où ils étaient plus fréquents - tourne davantage autour de deux ou trois fois par mois plutôt qu'une fois par semaine. J'ignore quelle était la fréquence des contacts avec Clotilde Valter. Je ne suis pas chargé de surveiller ma collaboratrice en qui j'ai toute confiance. Elle a ses méthodes de travail, qui passent beaucoup par le téléphone : elle rappelle, elle veut avoir des précisions, elle ne laisse rien dans l'ombre. C'est quelqu'un d'extrêmement perfectionniste. Par ailleurs, il est assez clair que Bernard Bonnet appelait souvent, ce que nous mettions sur le compte de son isolement. Le Haut commissaire du gouvernement en Nouvelle-Calédonie, fonctions que je connais, appelait assez souvent à certains moments, parfois pour ne pas dire grand-chose. Le préfet Bonnet avait le sentiment d'être isolé, il voulait nous dire que la Corse c'était difficile, qu'il était tout seul enfermé dans le palais Lantivy avec ses gardes du corps. La relation était celle-là. Je ne connaissais pas Bernard Bonnet avant, ce n'était pas un ami personnel, c'était un collègue dans une situation difficile. Il fallait essayer de l'aider, professionnellement et psychologiquement, du mieux que nous pouvions. Nous n'avions rien à lui reprocher. Il faisait son travail, il appliquait la politique.
Quant à Clotilde Valter, je la vois en général une fois par jour. Elle ne me rendait pas compte de chaque élément, mais globalement des éléments nouveaux de conversation. Il est certain que, plus on monte dans la hiérarchie, plus on perd des détails en information, sinon les échelons supérieurs seraient saturés. C'est une modalité normale d'organisation du travail et il n'y a rien eu de spécial dans les relations entre Clotilde Valter et Bernard Bonnet.
M. Bernard DEFLESSELLES : Ce point est assez intéressant. Vous nous expliquez que Mme Clotilde Valter fait partie de votre cellule et vous rend compte sur les problèmes de sécurité dans son domaine propre d'activités. Vous dites que vous la rencontrez quotidiennement et que vous faites le point quotidiennement avec elle. Je pense que si vous faites un point quotidien avec l'une de vos conseillers, avec quelqu'un qui vous est très proche, vous devez connaître ses relations avec le préfet d'un territoire qui s'appelle la Corse et qui est plutôt en grande difficulté.
Je ne vous demande pas très précisément quelles étaient ces relations, mais, entre le fait de dire " épisodiquement je le voyais " ou " c'était quotidien ou biquotidien ", il y a une marge. Je voudrais que vous précisiez ce point qui n'est pas neutre.
Si vous voyez Mme Valter quotidiennement, vous ne pouvez pas nous dire aujourd'hui que vous ne saviez pas quelles étaient ses relations avec Bernard Bonnet.
M. Alain CHRISTNACHT : Je ne vois pas où est la contradiction. Je rencontre Clotilde Valter tous les jours au cours d'une réunion, soit encore je vais la voir dans son bureau ou elle vient me voir dans le mien. Elle ne me parlait pas tous les jours de la Corse, car, comme je vous le disais, quand elle préparait une réunion, elle rassemblait les éléments avec la préfecture. Elle n'avait pas à me rendre compte systématiquement, sinon il aurait fallu que je me rende dans son bureau à chaque fois pour entendre la conversation. Elle procédait à une sélection, bien faite comme tout ce qu'elle entreprend, des informations qu'elle me portait. Je considère que j'ai été bien informé par Clotilde Valter et je n'ai jamais dit ou tenté de dire, ni devant vous ni ailleurs, que je cherchais à me dégager de quelque responsabilité que ce soit. C'est une division du travail. Elle était plus spécialisée sur ce dossier comme sur deux ou trois autres - la préparation du conseil de sécurité intérieure par exemple - sur lesquels elle travaillait davantage. A elle de voir ensuite si cela nécessitait de passer quatre coups de téléphone dans la semaine, ou deux ou trois.
Pourquoi Bernard Bonnet porte-t-il des attaques ? Quelles attaques ? Je ne sais trop. Une fois, il déclare qu'au cours de la réunion du 27 avril nous avons entendu qu'il n'y était pour rien. En effet, nous l'avons noté, nous l'avons écrit, nous l'avons répété. Il nous a convaincus ce jour-là qu'il n'y était pour rien. Cela ne veut pas dire que nous avons à décerner à Bernard Bonnet un brevet d'innocence non plus que de culpabilité. Nous n'avons pas les éléments du dossier, nous n'avons pas à choisir entre ses déclarations et celles de ses collaborateurs qui la contredisent. Mais il est vrai que ce jour-là, nous l'avons cru.
Depuis cette date, il a adopté un système de défense qu'il ne m'appartient pas de juger. Que je sache, il n'a jamais indiqué dans cette affaire que nous lui avions donné des instructions pour détruire cette paillote, d'autant qu'il indique qu'il n'en a pas donné lui-même. Je ne peux pas répéter les termes de mon audition devant le juge, encore que dans la mesure où, aujourd'hui, le contenu des auditions devant les juges se retrouve dans la presse, je ne sais plus très bien !
J'ai confiance en Clotilde Valter. Je n'ai pas eu d'éléments pendant que j'ai travaillé avec Bernard Bonnet qui me conduisent à ne pas avoir confiance en lui. Quand il est venu, à sa demande, nous rendre compte le 27 avril, j'ai trouvé, comme Clotilde Valter, que ce qu'il disait était crédible. Le reste appartient au juge. Encore une fois, je ne peux pas choisir entre lui et d'autres qui disent le contraire.
M. le Président : Etiez-vous au courant de ses relations avec l'Elysée ?
M. Alain CHRISTNACHT : Je n'ai pas le souvenir que Bernard Bonnet m'en ait informé, mais me l'eût-il dit, je n'aurais pas été choqué qu'il rencontre, à leur demande, le directeur de cabinet du Président de la République ou le secrétaire général de l'Elysée. Pardonnez cette référence personnelle, mais ce que l'on a fait est ce que l'on connaît le mieux : lorsque j'étais commissaire en Nouvelle-Calédonie, en accord avec le ministère de l'outre-mer et le cabinet du Premier ministre, je rendais de temps en temps visite au directeur de cabinet du Président de la République pour lui tracer les grandes lignes. Cela ne me paraît pas choquant et je n'ai pas le moindre indice que cela ait conduit à des situations non conformes au fonctionnement des institutions.
M. Robert PANDRAUD : Nous avons auditionné M. Bonnet. Il m'est apparu - je ne veux engager la responsabilité de personne - tel docteur Jeckill et mister Hide ! Personnage curieux, complexe. Ressentait-il l'isolement ou s'isolait-il lui-même - les deux interprétations nous ont été données. Faisait-il le complexe de ce que l'on nommait au beau temps de la colonisation " le complexe du gouverneur général ou du pro-consul " ? Je l'ignore. Jouait-il la justice, la police parallèles ? Nous n'en savons rien. Je me serais levé pour l'applaudir lorsqu'il a fini son audition. Mais les auditions antérieures et postérieures nous ont donné de lui une impression tout à fait différente.
A mon avis, monsieur le préfet, je ne suis pas sûr que vous soyez bien renseigné. Jamais les gouvernements ne le sont.
Vous avez évoqué les inspections multiples, techniques, sur la gendarmerie, sur la police, inspections techniques et " maison ". L'inspection générale de l'administration s'arrête en dessous du préfet. L'inspection des services judiciaires semble être la risée générale de l'Etat donnant aux hauts magistrats une irresponsabilité quasi totale.
Ne croyez-vous qu'il serait souhaitable d'avoir auprès du Premier ministre un corps d'inspection très limité, mais disposant de pouvoirs sur tous les corps, que ce soit la justice, l'armée, la préfectorale, composé de cinq ou six très hauts fonctionnaires ayant une autorité personnelle, et qui puissent un jour vous dire : " Le préfet Bonnet en Corse a sans doute fait son temps et peut-être serait-il bon de lui donner de l'avancement dans un département moins chargé de risques " ?
S'agissant du préfet délégué, vous vous êtes interrogé - je suis ô combien d'accord avec vous - sur la nécessité ou non de constituer deux départements. Il existe une imbrication des services régionaux et départementaux, un procureur général, un préfet régional pour les affaires de sa compétence pour l'île, mais le maintien de la police administrative sous la responsabilité de deux préfets totalement indépendants. On nomme un préfet, adjoint aux deux préfets. Selon la personnalité, soit la dualité d'autorité leur donne une certaine indépendance dont ils usent largement, quitte à déborder sur les affaires judiciaires, type Lacave. Soit l'on met un soliveau, type celui que nous avons auditionné, M. Guerrier de Dumast, qui nous a donné le pire exemple de ce que pouvait être un haut fonctionnaire tellement il était nul ! Il faut être franc !
Je crois que l'organisation est à revoir. Il y a nécessité d'une coordination. Vous paraîtrait-il anormal que, pour une île comme la Corse, les pouvoirs de police soient accordés au préfet de région et que l'on nomme, comme il en existe un à la préfecture de police, un préfet directeur de cabinet qui pourrait suivre cela de plus près ? Au moins conviendrait-il que l'on sache qui commande et qui fait quoi car, comme nous l'avons entendu de M. Pomel ou de M. Bonnet, l'un dit que l'autre était un incapable, l'autre pensant que M. Bonnet aurait dû aller beaucoup plus tôt en prison ! C'est à peu près en substance ce qu'il en est ressorti. Voyez qu'il n'y a pas que dans la police où des accusations fortes sont portées, monsieur le Président !
Telles sont les deux propositions que j'avance, qui échappent, je crois, à toute appréciation politicienne et n'ont d'autre but que de mieux affermir l'autorité de l'Etat.
Vous avez fait une ouverture. Vous avez déclaré - je le sais bien - qu'elle ne relevait pas de vous, mais tant qu'il ne sera pas réglé, le problème de la police judiciaire dans ce pays restera pendant. Je ne parle pas de la sécurité publique : la gendarmerie et la police font du mieux qu'elles peuvent. Il n'y pas d'opposition majeure. C'est en matière de police judiciaire que le problème se pose de savoir qui fait quoi. On tire sur le pianiste car en définitive, s'agissant de l'opposition entre le SRPJ, la gendarmerie et la DNAT, nul n'ignore qu'il y a des magistrats au-dessus.
Puisque nous parlons de la Corse - il s'agit de l'avenir et je ne fais pas de cas particuliers -, monsieur le préfet, n'aurait-il pas été logique, souhaitable, que le procès, à l'heure actuelle à l'instruction, soit dépaysé rapidement ? Trouvez-vous normal, quelles que soient ses responsabilités - je ne les connais pas - qu'un préfet de région puisse être soumis au cinéma d'un petit juge d'instruction ou d'un procureur qui pouvait avoir des comptes à régler, d'autant qu'Ajaccio est une toute petite ville où tout le monde se connaît avec toutes les rivalités locales qui s'y attachent ? Leurs femmes n'allaient-elles pas chez le même coiffeur ?
On a supprimé - je crois du reste que c'est notre majorité qui l'a proposé - le privilège de juridictions. Ce n'était d'ailleurs pas un privilège, mais une garantie de bonne justice. Il suffisait de donner des instructions ou de faire en sorte que la cour de cassation statue très rapidement pour que cela paraisse plus facile.
M. Alain CHRISTNACHT : Effectivement, le dysfonctionnement peut révéler un problème d'organisation sous-jacent - pas toujours, certains dysfonctionnements peuvent être purement individuels. En tout cas, quand l'organisation n'est pas en cause, il y a, en effet, un problème d'organisation de la vigilance. Les deux sujets sont différents. Sur la vigilance, j'ignore quelle est la réponse adéquate : convient-il d'instaurer une inspection auprès du Premier ministre avec un risque, car inspecter réclame de connaître un peu les métiers. S'il s'agit d'une inspection trop générale, elle peut rencontrer des difficultés à discerner. Ou alors convient-il d'organiser, de renforcer, de muscler, d'élever le niveau des inspections, ministère par ministère ? Je ne sais. Vous aurez remarqué que l'inspection générale de l'administration s'intéresse davantage au fonctionnement des préfectures qu'aux risques de défaillance des préfets. La réforme qui a conduit l'inspection des armées à devenir une inspection interarmées a sans doute entendu répondre à ce type de problème.
M. Robert PANDRAUD : Elle n'enquête pas sur les services judiciaires ; c'est un domaine très lié où subsiste un vide.
M. Alain CHRISTNACHT : S'agissant de l'organisation, plusieurs solutions sont envisageables. Il faut déterminer qui a le pouvoir et qui fait le travail, car le préfet de Corse doit faire face à de nombreuses tâches. On pourrait imaginer un préfet adjoint pour l'aider, mais qui dépende hiérarchiquement du préfet de Corse, lequel détiendrait les pouvoirs de police. Cela poserait la question plus générale de savoir si le préfet de Haute Corse ne pourrait pas être l'adjoint sur tous les sujets, dépendant hiérarchiquement du préfet de Corse. Au fond, ce n'est pas parce qu'il existe deux collectivités qu'il doit y avoir deux organisations d'administration d'Etat strictement conformes au droit commun.
M. Robert PANDRAUD : Vous vexeriez Bastia s'il en allait autrement.
M. Alain CHRISTNACHT : D'autant que la création des deux départements n'est pas si récente. A l'origine, il y avait deux départements ; on en a ensuite supprimé un pour en recréer deux. Il y a, disent les spécialistes de la Corse, des origines profondes dans cette division. Je ne sais. Il est vraisemblable qu'une organisation meilleure pourrait être trouvée.
Sur la question du dépaysement, monsieur le ministre, je ne puis évidemment pas vous livrer un sentiment pour les raisons que vous imaginez.
M. le Président : Monsieur le préfet, je voudrais nuancer votre propos lorsque vous déclarez que le préfet de Corse a beaucoup de choses à faire. L'île compte 260 000 habitants, l'activité économique est faible.
M. Robert PANDRAUD : Et 260 000 sujets de mécontentements !
M. Roger FRANZONI : N'exagérons pas !
M. le Président : Pensez-vous que l'institution du préfet adjoint à la sécurité est une formule qu'il convient de maintenir ?
M. Alain CHRISTNACHT : Dans le système actuel où il existe deux préfets sans rapports hiérarchiques entre eux, il me paraît bon qu'un préfet réalise le lien entre les deux préfets et traite un certain nombre de questions, notamment d'administration de police.
Il y a deux manières de répondre à votre question. La première est de dire qu'il n'en faut pas. La seconde qu'il en faut un qui fasse son travail. Je suis plutôt tenté par la seconde. C'est plutôt mon sentiment ; c'est en tout cas celui du préfet Lacroix.
M. le Président : Les contacts que vous avez avec le préfet Lacroix sont-ils identiques à ceux qui prévalaient avec Bernard Bonnet dans la régularité, la fréquence, dans la manière dont sont portés à votre connaissance les événements qui se déroulent en Corse ? Le système a-t-il changé dans les relations entre l'autorité centrale : Matignon et la préfecture de Corse ?
M. Alain CHRISTNACHT : J'ai avec Jean-Pierre Lacroix la même fréquence de contacts qu'avec Bernard Bonnet. Le paradoxe c'est que ceux que j'entretenais avec Claude Erignac étaient plus fréquents. Tout d'abord, je le connaissais personnellement depuis longtemps ; ensuite, je découvrais un peu le dossier corse. La fréquence de mes rencontres et de mes rapports téléphoniques avec lui était plus grande. Mais, en effet, en ce qui me concerne, les choses n'ont pas changé fondamentalement ni dans le rôle ni dans la manière de l'exercer. Toutefois, souhaitant qu'elle soit moins exposée - car tout de même la personnalisation des critiques est pesante à la longue - je traite plus d'affaires directement avec Jean-Pierre Lacroix, Clotilde Valter un peu moins. Ce n'est pas là une critique des méthodes de travail passées, mais la volonté qu'elle soit moins exposée.
M. Robert PANDRAUD : Une ferme appartenant à des Bretons qu'ils avaient achetée en Corse a été plastiquée. Une information judiciaire a-t-elle été ouverte au titre de la loi Gayssot ? C'est tout de même une manifestation de racisme le plus élémentaire ! Si tel n'est pas le cas, on se demande à quoi sert cette loi.
Les plasticages de bâtiments publics - souvent les mêmes - ne sont pas un phénomène nouveau et ne datent pas de votre gouvernement. La masse de policiers et de gendarmes de sécurité publique chargés de les surveiller ne fait rien, ne voit rien, à moins que les complicités et les porosités soient telles que tout le monde sait où sont les patrouilles et où sont les plastiqueurs qui évitent de se rencontrer.
Jusqu'à maintenant, les auteurs ont fait en sorte qu'il n'y ait pas de morts. Ne pourrait-on pas, dans les bâtiments, aménager un appartement de concierge, bien placé, payé par l'administration d'origine, pour y mettre de préférence des Corses ? Cela donnerait une impunité supplémentaire.
M. Roger FRANZONI : Cela compliquerait la démarche. Il faudrait sortir le concierge avant de mettre le plastic ! (Rires)
M. Alain CHRISTNACHT : Une information judiciaire a été ouverte sur l'affaire de la ferme. J'ignore quelles dispositions du code pénal ont été visées et si, en particulier, la disposition que vous évoquez, monsieur le ministre, l'a été.
M. Robert PANDRAUD : Cela peut avoir un impact psychologique.
M. Alain CHRISTNACHT : En effet.
S'agissant des plasticages des bâtiments publics, les choses, à la longue, deviennent troublantes. Certes, les cibles sont nombreuses, mais ce sont parfois les mêmes. Je ne sais plus s'il s'agissait de l'Inspection académique ou de la Trésorerie, où les rondes étaient extrêmement fréquentes ; pour autant, les plastiqueurs sont passés au travers. L'attentat contre l'IGESA à Bastia, établissement social des armées, présentait également un aspect curieux, dans la mesure où un gardiennage était effectué.
Je pense que les plastiqueurs connaissent bien les lieux et les personnes. Par ailleurs, lorsque quelqu'un en Corse voit des personnes qui sortent d'une voiture et qui ont un comportement pouvant être considéré comme étrange, la proportion de ceux qui s'en étonnent et préviennent la force publique est moindre qu'ailleurs.
Nous essayons de travailler davantage - cela a déjà été fait dans le passé - sur la notion de sécurité passive des bâtiments, non pas nécessairement avec des personnes, mais avec des dispositifs électroniques d'alerte et de protection. J'observe que, depuis quelques semaines, de nombreux attentats se produisent à nouveau contre des biens privés, ce qui rend encore plus difficile la prévention.
M. le Président : Vous avez parlé du problème culturel corse, la loi du silence, l'omerta. Je crois qu'il convient de relativiser. C'est une opinion personnelle. Ne peut-on comprendre que des personnes hésitent à livrer des informations quand elles sont à peu près assurées de rencontrer le lendemain dans la rue les auteurs qu'elles ont identifiés à l'occasion de cet attentat ? C'est l'efficacité des services de police qui est en cause. Le jour où se produiront des arrestations et des condamnations de personnes qui ont commis des attentats sur le territoire corse, je suis persuadé que la répression s'exercera dans des conditions à peu près normales. Il ne peut y avoir une totale incompatibilité entre ce que l'on ressent dans l'opinion corse qui en a quelque peu assez de cette manière de procéder et des événements récents qui sont trop souvent le fait de personnes ou de petits groupes aux intérêts autres que politiques.
Dans l'affaire des Bretons évoquée par M. Pandraud, il est significatif que l'ancien propriétaire, rapatrié d'Algérie, ait refusé de vendre sa ferme à des Corses. Tel est sans doute le motif de l'attentat, la mise en cause d'" allogènes " n'est qu'un habillage. Quelle est la part de revendication politique dans tout cela ? Le sujet n'est pas simple. Nous vous souhaitons beaucoup de courage pour mener votre tâche à bien. Mais vous en avez mené d'autres dans d'excellentes conditions. J'imagine que votre fréquence de contacts avec le préfet Lacroix s'explique aussi par le fait qu'au moment où Bernard Bonnet occupait ses fonctions, vous meniez une autre mission, ô combien importante, relative à la Nouvelle-Calédonie.
M. Alain CHRISTNACHT : Cela ne serait en rien une excuse ; si l'on ne peut mener deux missions, il faut le dire. Il est vrai qu'il y eut quelques périodes d'absence, mais, d'une part, cette négociation a cessé au printemps 1998 ; d'autre part, je n'ai qu'à me féliciter des conditions dans lesquelles, en mon absence ou lorsque je suis pris par autre chose, Clotilde Valter assure sa mission et m'en rend compte suffisamment précisément pour que j'en sois informé et pas trop souvent pour que je ne sois pas noyé par les informations comme elle l'était un peu je crois, et sans l'avoir cherché, par les appels de Bernard Bonnet.
M. Robert PANDRAUD : N'avez-vous jamais imaginé que Bernard Bonnet multipliait les appels - ce qui n'est quand même pas fréquent de la part d'un préfet - pour se donner une indépendance accrue ? Si la plupart des préfets vous téléphonaient deux fois par jour, vous ne vous en sortiriez plus ! Comme je l'ai dit, il m'est apparu comme docteur Jeckill et mister Hyde ! Son comportement, avant et après, me semble bizarre - comme disait Louis Jouvet !
M. Alain CHRISTNACHT : La difficulté réside dans le dosage entre confiance et méfiance. Adopter dès le début une posture de défiance rend les relations humaines impossibles.
Dans cette affaire centrale, de deux choses l'une : soit les choses se sont arrêtées en dessous de lui et, pour le coup, lui n'a rien vu alors que ce qui se passait était proche ; soit il est impliqué et, effectivement, nous ne nous sommes doutés de rien. Dans cette seconde hypothèse, ce peut être mis au compte d'une grande dissimulation de sa part ou d'un excès de confiance de notre part.
M. le Président : Nous avons entendu le lieutenant-colonel Cavallier, qui nous a confié en substance : " Je suis allé en Corse à la demande de Bernard Bonnet, mais je ne sais pas très bien pourquoi il m'a appelé auprès de lui. J'ai été nommé conseiller auprès du préfet, ce qui est une procédure tout à fait exceptionnelle dans le cadre de la hiérarchie militaire. Finalement, quand je suis arrivé là-bas, il ne m'a rien demandé de précis. J'ai fait un rapport sur la Corse, mais je n'y connaissais rien. Et au bout de quelques semaines, j'ai été complètement évincé ; après avoir assuré l'intérim du directeur de cabinet, j'ai été complètement marginalisé. Mazères m'interdisait d'entrer à la préfecture ou ailleurs. Et je suis devenu chef d'Etat-major. ". Ce qui montre l'efficacité de ce genre de responsable.
Vous avez cautionné l'arrivée de M. Cavallier à la demande de Bernard Bonnet en Corse. Comment avez-vous apprécié la demande ?
M. Alain CHRISTNACHT : Je rappelle à nouveau le contexte. Bernard Bonnet a accepté ce poste. Personne ne se bousculait pour le prendre ; la concurrence était limitée. Son prédécesseur avait été assassiné.
Bernard Bonnet vivait dans des conditions désagréables, au même titre que certains responsables publics ici présents dans d'autres responsabilités nationales, mais ce mode de vie est très astreignant. Il a demandé deux choses : à avoir auprès de lui cet officier en qui il avait confiance et il a recommandé un directeur de cabinet, poste d'ailleurs modeste si le préfet adjoint avait fait son travail. Nous avons donc accédé à cette demande. Pour la suite, nous ne pouvons être en situation d'inspection permanente du fonctionnement interne de la préfecture. Ce que je disais tout à l'heure pour M. Spitzer vaut pour le lieutenant-colonel Cavallier : je m'étonne que des responsables administratifs de haut niveau n'ayant rien à faire, ne manifestent pas aussitôt leur désarroi, leur envie de rentrer et de faire autre chose. Que ne l'ont-ils dit !
M. Robert PANDRAUD : Je lui ai posé la question : " Pourquoi n'avez-vous pas demandé votre retour ? " Il n'a pas répondu.
M. Alain CHRISTNACHT : Peut-être le contexte a-t-il joué et sans doute étaient-ils confrontés à une forte personnalité !
M. Robert PANDRAUD : Quant à M. Cavallier ce n'est pas un grand officier de la gendarmerie. Peut-être s'est-il laissé déstabilisé mais il a démenti qu'il y ait eu d'autres liens avec le préfet Bonnet, contrairement à ce que laisse entendre la presse.
M. le Président : Merci, monsieur le préfet, de votre disponibilité.
Audition de M. Jean-Jacques PASCAL,
directeur central de la surveillance du territoire
(extrait du procès-verbal de la séance du mardi 5 octobre 1999)
Présidence de M.  Raymond FORNI, Président
M.  Jean-Jacques Pascal est introduit.
M.  le Président lui rappelle que les dispositions législatives relatives aux commissions d'enquête lui ont été communiquées. A l'invitation du Président, M.  Jean-Jacques Pascal prête serment.
M.  le Président : Nous souhaiterions que vous nous précisiez, monsieur le directeur, l'activité de votre service en Corse et les problèmes qui, selon vous, se posent dans l'île compte tenu de ce que vous avez pu y observer, vous ou vos collaborateurs, ceux qui sont placés sous votre autorité.
Après quelques mois de travail sur la question, la commission éprouve le sentiment que prévaut, en Corse, un certain désordre et que, notamment au niveau du ministère de l'Intérieur, le chevauchement de compétences, les rivalités de service à service, les rivalités entre hommes, compliquent considérablement la tâche de ceux qui exercent sur place dans le cadre d'une orientation générale - rétablir l'Etat de droit - donnée par le Gouvernement. On ne peut rétablir l'Etat de droit que si l'on rassemble les services. Or, on a le sentiment que d'aucuns s'ingénient parfois à les diviser plus qu'à les rassembler. Vous nous direz ce que vous en savez, vous qui n'êtes pas directement en contact avec l'action opérationnelle, celle qui consiste à interpeller les terroristes ou les délinquants, même si les renseignements que vous fournissez peuvent avoir une grande utilité dans la recherche des éléments de preuve.
M. Jean-Jacques PASCAL : Monsieur le Président, mesdames, messieurs, je vais essayer de vous présenter les missions de mon service dans la région Corse. Ces missions n'ont rien de très originales s'agissant de la Corse et je risque de vous décevoir quelque peu, car, si le service a eu une mission assez sensible dans le domaine du terrorisme à l'époque où, de toute évidence, des Etats ou des mouvements révolutionnaires étrangers étaient impliqués dans les attentats, on peut considérer que, depuis de nombreuses années, le terrorisme en Corse fonctionne de façon totalement autonome, débarrassé de toute influence étrangère ou quasiment. De ce fait, les raisons qui avaient justifié notre intervention à la demande des autorités gouvernementales, aujourd'hui n'existent plus.
Notre service répond en Corse à ses missions principales et fonctionne sur l'île comme sur le reste du territoire national. Il n'y a pas vraiment d'originalité corse en ce qui concerne la mission que nous exerçons sur l'île.
C'est un tout petit service. Il est commandé par un officier, en l'occurrence un commandant. Il comporte deux personnels service actif et un agent administratif. Il est placé sous la responsabilité du directeur régional qui se trouve à Marseille qui couvre l'étendue de la zone de défense, puisque c'est ainsi que nous sommes organisés. Les directeurs, faussement appelés régionaux, sont, pour l'essentiel, des directeurs basés au siège des zones de défense. Concrètement, l'unité sur place comporte quatre personnes.
Elles travaillent sur une région que vous connaissez parfaitement et que je ne commenterai que sur un point qui nous concerne plus directement. Il s'agit de l'importance de sa population étrangère. Sur 260 000 habitants, 40 000 sont des étrangers, dont 24 000 Maghrébins, auxquels il faut ajouter nos concitoyens qui sont souvent double nationaux, au nombre de 20 000.
Le service est installé à Bastia, mais il dispose de locaux qu'il peut utiliser, pour des auditions par exemple, à l'hôtel de police d'Ajaccio.
Il assure ses missions traditionnelles sur lesquelles je n'insisterai pas : en matière d'habilitation, de filtrage pour les autorités préfectorales et les différentes autorités locales. Pour vous donner une idée, plusieurs centaines de demandes de naturalisation ou d'acquisition de la nationalité française sont traitées par le service.
Il prête une attention, mais sans excès, car cela ne présente pas de dangers particuliers, aux quatre représentations consulaires présentes sur l'île et à l'intérêt que portent un certain nombre de pays à la Corse. J'y reviendrai dans un second temps, mais je vous dis tout de suite qu'il n'y a pas péril en la demeure !
Au plan du terrorisme, même si sa mission s'est considérablement réduite, le service assure une surveillance générale, veillant aux éventuels liens existant avec l'extérieur.
Il assiste chaque année aux journées de Corte. A ce sujet, vous avez dû noter que, du point de vue de la présence internationale, les journées de 1999 ont présenté beaucoup moins d'intérêt que certaines autres années. En effet, les délégations étrangères étaient peu nombreuses de par leur composition et quelques-unes particulièrement sensibles, notamment le Sinn fein, ne sont pas venues.
En ce qui concerne le terrorisme, qui n'a rien à voir avec l'activité terroriste des groupes nationalistes, bien sûr, le service exerce une surveillance sur le risque islamiste, lequel n'est pas plus grave en Corse qu'ailleurs.
Je voudrais maintenant lancer quelques coups de projecteur sur les trois missions principales de la DST, telles que nous les assumons dans l'île. Il s'agit de la protection du patrimoine industriel, scientifique et technologique ; la mission de contre-espionnage et, enfin, la mission de contre-terrorisme.
Le patrimoine industriel, scientifique et technologique n'est pas négligeable en Corse. Nous avons à la fois une mission de surveillance et de conseil dans l'île comme sur le reste du territoire. Il existe des centres industriels et scientifiques que l'on peut considérer comme des centres de premier plan. En particulier l'Institut d'études scientifiques de Cargèse accueille chaque année plus de cinq cents scientifiques de renommée mondiale, qui séjournent en moyenne dix jours à Cargèse. Je donne cet exemple, mais on pourrait parler des différents laboratoires du CNRS, de l'Ifremer à Santa-Maria-Poggio. Il existe un potentiel au niveau de l'île - parfois ignoré - non négligeable. Citons encore la station de recherches Stareso, le centre hélio-énergétique de Vignole, qui développe, avec des laboratoires étrangers, de nombreux projets concernant, par exemple, les énergies renouvelables. L'île est en quelque sorte ou peut être un laboratoire des énergies nouvelles en Europe. Enfin, il y a la technopole de Bastia.
C'est là un travail classique que nous effectuons dans l'île comme ailleurs, mais qui, pour nos quatre fonctionnaires, représente une part importante de leur travail. A cela s'ajoute le patrimoine industriel, constitué de petites et moyennes entreprises, dont quelques-unes très performantes. Elles occupent des créneaux parfois très sensibles et qui suscitent l'intérêt de concurrents étrangers. A cet égard, on peut citer l'entreprise Cern, spécialisée dans l'électronique, CCA qui fabrique des pièces détachées en matériaux composites pour l'aéronautique, l'entreprise récemment créée avec le concours de l'ANVAR, qui a mis au point un avion de tourisme, de conception entièrement nouvelle, qui peut facilement être transformé en drone et dont on a noté qu'elle faisait l'objet de contacts de pays soumis à des embargos.
Nous participons avec les autorités militaires à la protection des points sensibles : la BA 126, le deuxième REB de Calvi. Cette unité a accueilli un certain nombre de ressortissants des pays de l'ancien bloc de l'Est. Ce n'est pas tant leur devenir même après leur départ de l'unité militaire qui nous intéresse, mais celui des fonds dont ils peuvent disposer, puisque nous sommes toujours sensibles à l'implantation de mafieux russes ou venant de la CEI.
Dans le domaine de l'espionnage, quelques-uns de nos grands alliés manifestent une curiosité certaine. Nos amis américains et anglais s'intéressent en permanence à ce qui se passe dans l'île, non seulement concernant l'activité terroriste, mais aussi son devenir institutionnel. Je n'appellerai pas cela de l'espionnage, c'est une curiosité légitime que l'on peut comprendre, mais qui nécessite toutefois que nous sachions ce que font les différents missionnaires qui se rendent sur l'île. La représentation italienne en Corse ne pose nul problème. Nous considérons même que l'action qu'elle mène en faveur de la création d'une unité économique et culturelle entre les deux îles de Corse et de Sardaigne s'inscrit dans le sens de l'intérêt général et du développement concerté des deux îles.
Quant au Japon, il s'intéresse énormément aux techniques développées par la Corse dans le domaine agro-alimentaire. A plusieurs reprises, nous avons remarqué que le Jetro, le service de renseignements spécialisé japonais, était très présent sur l'île. De toute évidence, le savoir-faire qui anime cette industrie intéresse nos amis japonais.
Sur ce domaine très limité et très peu sensible du contre-espionnage, j'indiquerai que différentes délégations russes visitent régulièrement l'île, sont très demandeurs de stages de formation, tant en matière de tourisme que de gestion administrative. A plusieurs reprises, nous nous sommes aperçus que des chefs d'entreprise russes, proches du pouvoir, manifestaient dans l'île une certaine agressivité commerciale. Nous avons décelé, en 1997, des contacts entre des mafieux russes et la fameuse bande de La Brise de mer. A l'époque, il était question de solliciter cette équipe pour ouvrir un casino en Russie, casino qui paraissait assez directement lié à l'écoulement illégal de diamants. Je reviendrai sur ce point si cela vous intéresse.
Dernier domaine : les Maghrébins et le risque de développement de l'islamisme. Une petite spécificité s'attache à la Corse : historiquement, une communauté marocaine assez importante est installée en Corse, notamment dans le secteur de Porto-Vecchio. Naturellement, avec l'évolution des problèmes politiques en Afrique du nord et tout particulièrement en Algérie, cette communauté marocaine a dû faire face à l'arrivée de nouvelles personnes venant des deux autres pays maghrébins, tout particulièrement d'Algérie. Le relatif calme qui prévalait en Corse, dû à la présence - comme c'est souvent le cas - des services marocains et du contrôle des mosquées, a donné lieu à une concurrence plus vive entre les trois nationalités, ainsi que cela se passe, toutes proportions gardées, sur le reste du territoire. Par ailleurs, l'on a assisté en Corse, comme ailleurs, à une poussée islamiste. Il est notable que la communauté islamique en Corse est assez proche, de par ses positions, des communautés du Gard et du Vaucluse, aux idées assez radicales.
Il existe donc un phénomène islamiste en Corse, qui, pour autant, ne doit pas être exagéré, mais qui présente, malgré tout, un certain danger pour l'ordre public et qui, à lui seul - vous disant cela, je ne présente pas un plaidoyer pro domo - justifierait une présence de notre service et une certaine vigilance. Cette communauté suscite parfois des problèmes d'ordre public, de délinquance, voire de faits plus graves, puisque le nombre de tentatives d'assassinats et parfois même malheureusement de meurtres accomplis, est relativement élevé. Nous l'avons relevé au cours des derniers mois.
J'arrêterai là ce propos introductif, conscient que le sujet est relativement mince. La Corse fait partie intégrante du territoire et l'on ne peut s'inventer en Corse - ce qui serait d'ailleurs extrêmement dangereux - des missions dérogatoires en sus de nos trois missions principales : la protection du patrimoine industriel, scientifique et technologique ; la mission de contre-espionnage et, enfin, la mission de contre-terrorisme, qui, dans le contexte actuel, porte pour l'essentiel, sur la surveillance d'éventuels mouvements radicaux islamistes.
M. le Président : Je vous remercie, monsieur le directeur.
Nous avons constaté que l'une des difficultés en Corse résidait dans la difficulté à obtenir du renseignement. Tous les services soulignent qu'il est extrêmement difficile pour les fonctionnaires chargés de la sécurité sur l'île d'obtenir des informations : c'est vrai de la gendarmerie, des renseignements généraux dans une certaine mesure, de la police. Toutes les personnes auditionnées le confirment.
Comment travaillez-vous avec les autres directions ? Je pense aux renseignements généraux, à la DNAT, au SRPJ local. Existe-t-il des liens, non pour singulariser les procédures en Corse, mais pour tenter d'obtenir ces renseignements qui font défaut et qui conduisent d'ailleurs à un taux d'élucidation des affaires, notamment dites " de terrorisme ", ridiculement faible comparé à celui enregistré sur le continent. Existe-t-il une procédure particulière ?
Seconde question, sans doute subalterne, mais qui a son importance : parmi les quatre fonctionnaires du service, certains sont-ils d'origine corse ?
M. Jean-Jacques PASCAL : Naturellement, nous coopérons avec les autres services de police et la gendarmerie dans toute la mesure où nous pouvons obtenir ponctuellement des renseignements qui concernent leur mission principale dans l'île qui est de lutter contre le terrorisme d'origine nationaliste. Je dis bien " ponctuellement ". Je ne porterai pas de jugement sur la situation actuelle en Corse relative au fonctionnement des services de police et de gendarmerie. Elle est suffisamment compliquée sans qu'on ne vienne la compliquer davantage en donnant l'impression " de marcher sur les plates-bandes " des collègues. La DST a des missions bien précises définies par les textes. En application du code pénal, s'il nous parvient des informations sensibles portant sur des faits délictueux ou criminels sortant directement de notre mission et se rattachant au terrorisme nationaliste, nous les communiquons au service de police concerné, en premier lieu à la police judiciaire ; mais nous n'allons pas, à notre initiative, chercher des renseignements dans un domaine qui relève principalement de la responsabilité de deux autres services de police - je mets de côté la gendarmerie : il s'agit de la direction centrale de la police judiciaire et de la direction centrale des renseignements généraux. Nous essayons de ne pas mélanger les genres. D'une manière générale, notre mode de fonctionnement, en Corse comme sur le reste du territoire, s'attache - je pense avec succès dans l'ensemble - à la coopération avec les autres services, tout particulièrement avec la direction centrale des renseignements généraux, car nous formons deux services de renseignements - souvent, non sur le problème du terrorisme nationaliste, mais sur d'autres sujets, nos missions sont très proches - et avec la direction centrale de la police judiciaire avec laquelle nous entretenons des liens très étroits, en particulier pour ce qui a trait sur le reste du territoire au terrorisme islamiste.
Nos relations de travail avec la gendarmerie sont tout à fait convenables. Même si les textes prévoient en toutes lettres que la surveillance du territoire (ST) est directement rattachée au ministre et au directeur de la surveillance du territoire, je demande toujours - parce que cela participe de la déontologie inhérente au fonctionnement d'un Etat républicain - que nos fonctionnaires restent au contact du préfet, du représentant de l'Etat dans le département et dans la région. Dans la mesure où le préfet a la responsabilité du fonctionnement des services de police, il doit également veiller à ce que la ST joue son rôle à l'intérieur des différentes directions et des différents services de police.
M. le Président : Quel préfet ?
M. Jean-Jacques PASCAL : Au cas particulier, je demande à mes fonctionnaires, dont la mission est composite, d'avoir des relations avec le préfet délégué chargé de la sécurité, mais aussi avec le préfet de région et avec le préfet de Bastia. Je vous ai rappelé nos missions. Il faut, par exemple en ce qui concerne la protection du patrimoine scientifique et technologique, que les préfets soient informés et qu'il y ait un échange entre le représentant de l'Etat et nos fonctionnaires.
M. le Président : Cela, c'est en théorie, car nous avons pu constater que le préfet adjoint chargé de la sécurité, M. Spitzer, ne savait pas grand-chose. Si vous lui communiquiez des informations destinées à enrichir ses sources et les éléments dont il pouvait disposer pour mener à bien une politique de sécurité sur l'île, cela ne devait pas servir à grand-chose, dans la mesure où lui-même ne servait pas à grand-chose ! Avez-vous eu, à l'échelon central, ce sentiment d'inutilité du poste de préfet adjoint chargé de la sécurité ? Avez-vous eu connaissance, par l'intermédiaire de vos quatre fonctionnaires, de dysfonctionnements ?
M. Jean-Jacques PASCAL : Je serai très honnête avec vous : rien n'est remonté auprès de moi de difficultés de ce type ou de quelque lacune que ce soit.
Le contact entre notre brigade et le préfet n'est pas très fréquent, quelle que soit la région ou le département. Je tiens à ces rapports, mais, compte tenu des sujets dont nous traitons, qui peuvent être relativement épisodiques, le contact avec le préfet de région en tout cas, a toujours été pris par le directeur régional. Et, en effet, concernant la Corse, celui-ci m'a averti qu'il allait voir le préfet de région et indiqué que, pour l'essentiel, ils avaient procédé à un tour d'horizon général des problèmes de l'île.
M. le Président : Vous avez souligné la pénétration mafieuse dans le milieu terroriste corse. On a du mal à faire le partage entre le terrorisme relevant d'une certaine forme " d'action politique " et le terrorisme relevant de la criminalité ordinaire. Un peu trop souvent, à mon sens, on qualifie de terroristes tous les actes commis en Corse. Or, certains sont des règlements de compte d'ordre commercial. Avez-vous le même sentiment ? Comment un haut fonctionnaire approche-t-il cette question ? Vous avez parlé des tentatives mafieuses russes de pénétrer les milieux corses ; sans doute y a-t-il aussi tentative de pénétration par la mafia italienne. Les milieux corses sont alimentés en armes, puisque l'île est l'un des territoires où le pourcentage d'armes par rapport au nombre d'habitants est considérable. De quelles informations disposez-vous ?
M. Jean-Jacques PASCAL : De manière générale et systématique, nous ne travaillons pas sur ces sujets de notre propre initiative, car nous considérons qu'ils relèvent essentiellement de la responsabilité de la police judiciaire. J'ai cité la mafia russe, parce que, historiquement, de par notre vocation de service de contre-espionnage, nous avons a acquis une certaine familiarité avec la nomenclature, que l'on retrouve, pour partie, dans ce que l'on peut appeler aujourd'hui de manière légitime " les différentes mafias russes ". En Corse, comme ailleurs, notre service est très attentif aux allées et venues de ces personnes, d'autant plus qu'il est également compétent sur le littoral continental, notamment à Nice, où la présence des nouveaux riches russes en général et de quelques mafieux en particulier est notoire. S'agissant de l'affaire que j'évoquais précédemment, le service, par exemple, a eu une responsabilité particulière dans la non-admission sur le territoire de l'un des acteurs principaux de cette bande mafieuse : il a systématiquement fait refuser le visa par la préfecture des Alpes-Maritimes, par où passait pour l'essentiel la demande. Nous sommes assez bien placés concernant la mafia russe, mais le fait découle, encore une fois, de notre mission historique qui a présidé à la création même de la direction.
Sur le phénomène mafieux italien, qui mérite d'être étudié très attentivement en Corse, du moins je le suppose, nous ne travaillons pas d'initiative, car nous considérons que la DCPJ et la DCRG, sont beaucoup mieux placées que nous pour ce faire et que ce sujet entre vraiment dans leur mission. Il en va de même du trafic d'armes. Je me référais précédemment à l'article 40 du code pénal. Il est clair que si nos officiers tombent sur une affaire de trafic d'armes dans l'île, ils y seront attentifs et piocheront avant de donner, le cas échéant, des informations recoupées à leurs collègues de la police judiciaire et des renseignements généraux, mais ils ne travailleront pas d'initiative.
M. le Président : Votre mission première consiste à veiller à la protection des intérêts industriels et commerciaux de la France par rapport au risque de pénétration de ces milieux par des forces étrangères. Je citerai un exemple.
Nous nous sommes rendus en Corse et nous avons vu ce qu'il était advenu d'une partie d'un lotissement mis en _uvre par le groupe italien Alba Serena, dont on dit que les montages financiers seraient plus ou moins douteux. Avez-vous des confirmations sur ce point ? Même si vous ne travaillez pas d'initiative, le fait de savoir que des intérêts étrangers - russes, italiens - peuvent interférer dans l'économie corse, notamment dans le secteur du tourisme vous intéresse-t-il ou non ? Si tel n'est pas le cas, on peut se demander pourquoi vous avez quatre fonctionnaires sur le territoire corse...
M. Jean-Jacques PASCAL : Bien sûr, cela nous intéresse. Mais de quel point de vue ? Cela nous intéresse, ainsi que vous venez de le souligner vous-même, monsieur le président, dès lors que des intérêts économiques majeurs français peuvent être compromis par ces investissements, surtout s'ils sont malhonnêtes. Et cela nous intéresse si nous pouvons déceler et démontrer l'existence d'un blanchiment d'argent. Notre mission se limite à du renseignement, car nous n'instruirons pas judiciairement ces affaires, puisque nous sommes un service de police judiciaire porté sur des domaines bien précis, autres que le blanchiment d'argent.
Traditionnellement, au sein de la maison, nous mettons quelque peu en garde nos agents concernant ce domaine qui n'est pas normalement le leur, qu'ils peuvent uniquement appréhender au niveau du renseignement, sachant qu'ils doivent immédiatement livrer les informations dont ils disposent à des services juridiquement plus armés pour traiter du blanchiment de l'argent.
M. le Président : Soit nos informations sont inexactes, soit les vôtres sont incomplètes. Je ne peux penser que ce soit l'une ou l'autre des hypothèses. Il me semble me souvenir que, dans la procédure Tracfin, la DST est destinataire des informations. J'ai examiné cela ce matin même dans le cadre de la commission nationale Informatique et Liberté. Nous avons délibéré sur un projet de fichier lié à Tracfin ; il me semble que la DST est destinataire des informations relatives au blanchiment de l'argent sale, notamment des comptes bancaires ouverts en France par les étrangers qui trouveraient là le moyen de légaliser en quelque sorte leur trafic.
M. Jean-Jacques PASCAL : La DST est plus précisément membre d'un groupe de travail constitué dans le cadre du plan national de renseignement, présidé par le Secrétaire général de Tracfin, et qui regroupe, pour l'essentiel, les services ayant à connaître du phénomène de blanchiment d'argent. Nous apportons notre contribution à Tracfin : je la crois dans l'ensemble appréciée, mais elle reste très spécialisée et très ciblée - ce qui, d'ailleurs, intéresse nos partenaires - sur les mafieux russes.
M. le Président : Uniquement ?
M. Jean-Jacques PASCAL : Principalement.
M. le Président : Pourquoi privilégier certaines mafias plutôt que d'autres ?
M. Jean-Jacques PASCAL : Historiquement, c'est un domaine où nous avions une certaine connaissance, encore avérée et appréciée aujourd'hui, y compris par des magistrats qui nous consultent à titre d'experts sur la mafia russe.
M. le Président : Quelles étaient vos relations avec la DNAT et plus précisément avec Roger Marion ?
M. Jean-Jacques PASCAL : J'ai évoqué la DNAT lorsque j'ai parlé globalement de la police judiciaire. Nos relations avec la DNAT portent essentiellement, vous vous en doutez, sur les dossiers ayant trait aux attentats de caractère islamiste de 1995 et de 1996. Nos relations sont très étroites et tout à fait confiantes.
M. le Rapporteur : Avez-vous été sollicités sur l'enquête portant sur l'assassinat du préfet Erignac ?
M. Jean-Jacques PASCAL : Pas du tout.
M. le Rapporteur : Je vous pose la question car, selon une première piste, l'assassin aurait pu être une personne venant d'un autre pays.
M. le Président : Des arrestations d'étrangers marocains sont même intervenues.
M. Jean-Jacques PASCAL : Il y a eu une piste marocaine au début.
M. le Président : Vous avez dû y travailler ?
M. Jean-Jacques PASCAL : Nous n'avons pas du tout été associés à cette enquête, absolument pas.
M. le Rapporteur : Vous siégez au sein de l'UCLAT. Comment fonctionne ce groupe ?
M. Jean-Jacques PASCAL : Les choses se passent tout à la fois dans le cadre des réunions formelles et en dehors. Chaque fois que nous disposons d'un renseignement sensible pouvant constituer une menace pour le pays, nous nous rapprochons de l'instance permanente de l'UCLAT, c'est-à-dire de M. Poinas. Nous travaillons en temps réel avec l'UCLAT dans de très bonnes conditions. Parallèlement, nous assistons aux réunions périodiques qui réunissent les services de police concernés, la direction générale de la gendarmerie et la direction générale de la sécurité extérieure de l'Etat.
M. le Rapporteur : Dans ces réunions d'ordre général, quels sujets abordez-vous ? Parlez-vous de la Corse ?
M. Jean-Jacques PASCAL : Tous les sujets sont abordés. Mais nous n'attendrons pas une réunion pour informer l'UCLAT que nous disposons d'une information d'importance portant sur la Corse.
Il n'y a pas de sélection liée à l'ordre du jour, conduisant par exemple à n'inviter la DST qu'à une partie de la réunion. Autrement dit, nos représentants à l'UCLAT ont une connaissance générale de ce qui se passe en matière de lutte contre le terrorisme.
M. le Rapporteur : Les réunions sont présidées par le commissaire responsable de l'UCLAT ?
M. Jean-Jacques PASCAL : Soit par le commissaire divisionnaire, responsable de l'UCLAT, soit par le directeur général de la police nationale.
M. le Rapporteur : Considérez-vous qu'il s'agisse d'un lieu d'échange efficace ?
M. Jean-Jacques PASCAL : Oui, la DST est très satisfaite du fonctionnement de l'UCLAT.
M. le Président : Vous êtes les seuls.
M. Jean-Jacques PASCAL : Peut-être, mais j'assume.
M. le Président : Tous nous ont dit que l'UCLAT ne servait pas à grand-chose et que si l'on avait des choses à dire, c'était en dehors de l'UCLAT, car l'on avait peur de la porosité, de la fuite.
M. Jean-Jacques PASCAL : Dans le domaine qui est le nôtre, j'assume totalement cette opinion. L'UCLAT est un instrument de coordination très précieux pour l'échange des renseignements, tout particulièrement entre la DGSE, la DCRG, la DCPJ et nous, dans le domaine qui est le nôtre de la lutte contre le risque de terrorisme islamiste. Je le maintiens. C'est vrai que nous entendons le reste, je ne puis vous dire le contraire. L'ordre du jour est étendu à d'autres domaines que le nôtre et nos représentants ont une connaissance générale, aussi bien de ce qui se passe en matière de lutte contre le terrorisme nationaliste en Corse que de lutte contre l'ETA militaire, sujet systématiquement inscrit à l'ordre du jour des réunions de l'UCLAT.
M. le Président : Si prévaut une saine coopération entre les services, cela ne vous surprend-il pas que votre service n'ait pas été associé à l'enquête sur l'assassinat du préfet Erignac - puisque l'une des premières pistes portait sur de prétendus auteurs d'origine étrangère ?
M. Jean-Jacques PASCAL : Des personnes très qualifiées pour travailler sur ce dossier étaient en place. Elles ne se sont pas senties absolument obligées de nous solliciter. S'agissant d'éventuels soupçons portant sur des ressortissants marocains, elles nous auraient sollicités si elles avaient cru deviner une menace terroriste d'origine islamiste. Analyse faite des mobiles de ces personnes, elles ont dû - car j'ignore ce qu'il en était - les considérer comme le bras armé de groupes locaux, vraisemblablement de groupes nationalistes. Nous restions dans un domaine étranger à notre mission, connue des autres services.
M. le Président : Disposez-vous d'éléments permettant de dire que des armes et des explosifs proviennent de l'étranger ?
M. Jean-Jacques PASCAL : J'ai abordé très brièvement ce sujet dans mon introduction, mais je suis persuadé qu'il vous est familier. Il fut une période où l'influence étrangère sur les nationalistes était assez forte et où des trafics d'armes étaient organisés avec la connivence en particulier de la Libye et de mouvements étrangers, au premier rang desquels figuraient l'IRA et peut-être même l'ETA militaire. Cette situation a complètement disparu, ce qui a considérablement atténué l'importance de notre mission dans l'île. Aujourd'hui, les nationalistes se fournissent en armes selon des circuits qui leur sont propres et qui sont des circuits commerciaux, sans interférences d'Etats étrangers ou de mouvements terroristes étrangers.
M. le Président : " Circuits commerciaux " : ils restent tout de même un peu particuliers !
Pour être plus précis, ne pensez-vous pas qu'un homme comme François Santoni ait des contacts avec des mafias russe, italienne ?
M. Jean-Jacques PASCAL : Je n'ai pas d'opinion, je ne puis vous dire - sincèrement. Je ne dispose pas d'éléments sûrs, recoupés, me permettant de formuler une opinion sur les circuits d'approvisionnement de M. Santoni.
M. le Président : On parle de circuits d'approvisionnement, mais les relations entre cette forme de terrorisme dit " politique " et le banditisme ordinaire ne les conduisent-ils pas, à un moment donné, à se rejoindre, se retrouver ?
M. Jean-Jacques PASCAL : En tant que directeur de la surveillance du territoire, je ne dispose pas vraiment d'éléments me permettant d'exprimer une opinion sur ce sujet.
Votre hypothèse est assez couramment développée, y compris par des commentaires de presse. Je pense que l'on peut considérer que les liens entre une grande partie de la mouvance nationaliste et des milieux du grand banditisme sont quasiment certains. Mais, disant cela, je ne m'appuie pas sur des éléments constatés par mes services.
M. Roger FRANZONI : Vous avez énuméré de nombreux sites scientifiques et technologiques d'une certaine importance, dont vous assumez la surveillance. Contre qui et pourquoi faire ?
Je suis un peu admiratif ! Vous avez dit que le service comptait quatre fonctionnaires pour cette mission de surveillance. Or, vous arrivez à connaître des choses. Vous nous avez parlé de la curiosité légitime de nos grands amis anglo-saxons. Pourquoi légitime ?
M. Bernard DEROSIER : Elle date de Napoléon !
M. Roger FRANZONI : Ensuite vous nous avez parlé de la curiosité des Japonais. C'est exact. Je connais des Japonais qui viennent dans l'île, des journalistes. Je croyais qu'il s'agissait de simples touristes. Comment peuvent-ils avoir des visées, par exemple, sur la Corse pour assouvir certaines fins ?
Vous avez ensuite parlé de La Brise de mer en association avec la mafia russe. Qu'est-ce que La Brise de mer ? Moi, j'ai connu La Brise de mer à ses débuts. J'étais même client du bar qu'ils fréquentaient. Ce bar s'appelait La Brise de mer, sur le vieux port de Bastia. La Brise de mer s'est enrichie sur le continent, où elle a réalisé des affaires fructueuses. J'en connaissais qui, aujourd'hui, sont morts, dont des acteurs principaux, des tueurs. La Brise de mer existe-t-elle encore comme association de grand banditisme ? Que revêt ce nom ?
La surveillance du territoire : la Corse compte mille kilomètres de côtes. J'ai le sentiment que rien n'est fait pour protéger les côtes contre les incursions étrangères, contre les départs des Corses ailleurs. Les équipements sont insuffisants. Peut-on faire quelque chose ? Mais, d'abord, s'agissant de la surveillance des sites : comment, contre qui et pourquoi ?
M. Jean-Jacques PASCAL : La surveillance est effectuée par notre service, en Corse comme ailleurs, tout d'abord, par une action de contact auprès des responsables qui sont le plus souvent très peu sensibilisés aux questions de protection de secret de fabrication ou de recherche. D'une manière générale, nous sommes insuffisamment prudents en ces domaines. Notre service mène donc essentiellement une action de sensibilisation, c'est-à-dire que nos agents rencontrent les responsables de laboratoires de recherche. Dans la mesure où ils sont habilités, ils se font expliquer ce que l'on recherche dans ces laboratoires, le principal domaine de travail. Jugeant de la sensibilité des recherches engagées, ils abordent une conversation avec les responsables pour savoir dans quelle mesure ces recherches peuvent intéresser l'étranger. Ils leur donnent un certain nombre de conseils d'une manière, je l'espère, assez intelligente, en tout cas très pédagogique, pour que ces responsables d'entreprise intègrent une donnée " sécurité " qui, chez eux, n'est pas très naturelle.
M. Roger FRANZONI : C'est une surveillance contre l'espionnage scientifique, non contre le terrorisme insulaire que nous subissons.
M. Jean-Jacques PASCAL : C'est cela.
Qu'est-ce qui intéresse les pays amis en Corse ? Il m'est arrivé à trois reprises de rencontrer l'ambassadeur d'un pays très proche du nôtre et très lié au nôtre. Au cours de ces trois rencontres, d'une manière très gentille et très courtoise, il m'a posé la même question : " Que se passe-t-il en Corse ? Comment y voyez-vous l'avenir ? " C'est pourquoi je parle d'une curiosité légitime. Les ambassadeurs de nos alliés s'intéressent au phénomène corse, en tant que tel, en raison de l'activité terroriste qui existe dans l'île et des interrogations qu'ils se posent sur son devenir institutionnel. Vous avez vous-même noté le nombre de déplacements qu'effectuaient certains ambassadeurs en Corse. Ce n'est pas uniquement pour y retrouver le soleil !
Ils aiment à y venir, car ils ont des informations à rapporter sur l'île. Je range cette attitude au niveau de l'information - pas question d'espionnage -, information légitime, mais il est clair que la Corse suscite la curiosité de nos amis.
M. Roger FRANZONI : La question ne peut-elle se poser différemment ? Ne se demandent-ils pas si la France est capable de se maintenir en Corse ?
M. Jean-Jacques PASCAL : Peut-être vont-ils jusque-là, mais sans oser nous le dire !
Quant aux Japonais, d'une manière générale, ils sont très professionnels et ils sont pour notre service un objectif prioritaire. Japonais, Chinois, Sud-Coréens, tous sont de grands professionnels. Ils ont un domaine d'intérêt prioritaire : celui de la technologie de pointe et de la recherche scientifique.
M. le Rapporteur : Autour des industries de la mer.
M. Jean-Jacques PASCAL : Bien sûr.
J'ai daté les informations que je vous ai livrées sur La Brise de mer : elles remontent à 1997.
Je dispose d'informations que j'ai apportées que je ne suis nullement gêné de vous livrer : un Russe, Sladkin, qui appartient à une organisation mafieuse, a été en contact en 1996 et 1997 avec les individus suivants que vous devez connaître : Guazzelli Jean, Ciapalone Dominique, Voilmier Jean-Jacques, Louis Casanova et Jean Megan, ancien diamantaire installé à Monaco.
M. Roger FRANZONI : Ce sont bien les gens de La Brise de mer.
M. Jean-Jacques PASCAL : Ces personnes ont été sollicitées pour monter un casino à Kemerovo grâce au soutien financier de la Banque des transports du Kousbas, où des Français ont été employés, afin d'écouler illégalement des diamants, car la région de Kemerovo dispose d'une mine diamantifère très productive. Cela ne va pas plus loin.
M. Roger FRANZONI : Ce sont les frères du financier Kouseros.
M. Jean-Jacques PASCAL : C'est avéré.
M. le Président : Sur les quatre fonctionnaires formant le service, combien sont corses ?
M. Jean-Jacques PASCAL : Il y a des Corses, ils ne le sont pas tous. Je crois que le commandant de brigade est corse.
J'ajoute - vous ne me posez pas la question, mais je me crois obligé de vous le dire - le directeur régional l'est aussi.
M. Bernard DEROSIER : Il est à Marseille.
M. Jean-Jacques PASCAL : En effet.
M. Bernard DEROSIER : Quatre fonctionnaires, dont un né en Corse. Quel est le taux de rotation ? Font-ils là toute leur carrière ? Trois ans ? Ce qui est la durée moyenne de certains fonctionnaires de police.
Par ailleurs, vous écoutant, j'ai le sentiment que la ST est la seule administration à avoir un taux de représentation dans les deux départements de Corse à peu près comparable à celui des autres départements. J'ai même l'impression que vous êtes sous-représentés.
M. Jean-Jacques PASCAL : Sous-représentés, non. J'hésite toujours beaucoup à livrer le chiffre de notre effectif, car je considère que c'est là une information des plus sensibles, car, à tort ou à raison, à l'étranger on reconnaît un grand professionnalisme et une grande efficacité à notre direction. Nous sommes un très petit service. Tout est donc en proportion. Je vous surprendrai peut-être en vous disant que, proportionnellement, la Corse est bien dotée, car nous n'avons nulle part ailleurs une représentation dans une collectivité, au sens générique du terme, de 260 000 habitants. Il est des grandes villes où nous ne sommes pas représentés. Nous sommes plutôt représentés au siège des zones de défense.
Si je prends l'exemple de la région de Marseille, nous sommes représentés à Nice - c'est la brigade la plus importante -, à Montpellier, à Toulon, et aussi à Perpignan par une petite brigade. Et donc à Bastia. Voyez l'importance proportionnellement forte de la Corse comparée à d'autres localités, d'autres départements de la région de défense.
Pour ce qui est de la rotation, il en est de la Corse comme des autres postes déconcentrés : tous nos fonctionnaires commencent à Paris. Un bon fonctionnaire de police, au bout d'un certain nombre d'années, aspire à se rapprocher de chez lui. Ce ne sont pas que des vétérans. Le commandant, que j'ai rencontré, est un fonctionnaire dynamique et encore jeune. Ce sont des personnes qui viennent en Corse comme ils vont ailleurs, après avoir effectué une bonne partie de leur carrière à Paris. Nos effectifs sont rassemblés pour un peu moins des deux tiers à Paris et seulement un gros tiers en province.
M. Roger FRANZONI : L'argent étranger, surtout italien, s'investit quand il veut et comme il veut en Corse. Il faudrait démontrer que c'est de l'argent sale.
Savez-vous que les Italiens voulaient acheter l'étang de Biguglia ?
M. Jean-Jacques PASCAL : Non, j'en suis désolé.
M. Roger FRANZONI : Ils sont venus avec leur serviette nous proposer l'achat de l'étang de Biguglia. Pour qu'il ne tombe pas dans le secteur commercial, le département l'a acheté. Nous l'avons sauvé.
Savez-vous à quoi font semblant de s'intéresser les Japonais ?
M. Jean-Jacques PASCAL : Ils s'intéressent vraiment à l'industrie agro-alimentaire !
M. Roger FRANZONI : Ils s'intéressent actuellement à la vigne.
M. Jean-Jacques PASCAL : Vous faites bien de me le dire !
M. le Président : Sur ces mots, je vous remercie, monsieur le directeur, de votre disponibilité.
Madame Laurence LE VERT,
premier juge d'instruction au tribunal de grande instance de Paris
(extrait du procès-verbal de la séance du mardi 5 octobre 1999)
Présidence de M. Raymond FORNI, Président
Mme Laurence Le Vert est introduite.
M. le Président lui rappelle que les dispositions législatives relatives aux commissions d'enquête lui ont été communiquées. A l'invitation du Président, Mme Laurence Le Vert prête serment.
M. le Président : Madame, nous souhaiterions savoir depuis combien de temps vous suivez le dossier corse, quelle évolution vous avez pu observer dans les politiques suivies et les moyens mis en _uvre pour les appliquer, et quel jugement vous portez sur l'application de la législation en Corse. Je veux parler de la délocalisation des affaires et de leur centralisation dans une structure spécialisée au niveau judiciaire. De même, vous nous direz un mot sur l'action que mène la DNAT et les relations qu'elle entretient avec la 14ème section.
Nous évoquerons, tout en respectant le secret de l'instruction, les dysfonctionnements qui ont pu être constatés à l'occasion de l'enquête qui est en cours, pour essayer de déterminer ce qui n'a pas marché, et notamment l'absence de relations entre les différents services chargés de mettre en _uvre la politique de sécurité en Corse.
Vous nous direz aussi ce que vous pensez de la centralisation de la lutte antiterroriste. Est-ce une bonne ou une mauvaise mesure ? Ne faudrait-il pas mieux traiter un certain nombre de questions sur place, sur le terrain, plutôt que de les renvoyer systématiquement à Paris - quelle que soit d'ailleurs la compétence des juges, d'autant que les résultats obtenus sont des plus médiocres.
J'aimerais que nous évoquions également les rivalités qui peuvent exister à l'intérieur même de la 14ème section, entre les différents juges. Nous avons, en effet, déjà eu l'occasion de voir des magistrats s'affronter sur la place publique !
Mme Laurence LE VERT : Monsieur le Président, je suis arrivée à la 14ème section du parquet de Paris en mars 1987, alors qu'elle avait été créée au mois d'octobre 1986 dans le but essentiel de centraliser la lutte contre le terrorisme à caractère international. Très rapidement, la Corse posant de gros problèmes en matière de sécurité en raison des attentats quasi-quotidiens, la 14ème section dont ce n'était pas initialement la vocation, a été chargée à la fois du terrorisme en Corse et au Pays Basque, en raison notamment d'évasions spectaculaires de personnes jugées particulièrement dangereuses.
A mon arrivée, les dossiers concernant le terrorisme international étant entre les mains de mes collègues masculins, je me suis retrouvée affectée au domaine corse et basque. A cette époque, le dossier corse était déjà très lourd, les attentats étant extrêmement nombreux. Une politique de lutte contre le terrorisme en Corse avait été mise en _uvre afin d'identifier, d'arrêter et de faire condamner les auteurs de ces attentats. Les succès des forces de l'ordre étaient importants, puisqu'une soixantaine de personnes avaient été arrêtées, dont certaines avec des charges lourdes.
J'ai quitté la 14ème section fin 1989 - pour des raisons de nécessité de carrière -, après avoir rédigé plus d'une soixantaine de non-lieu dans les procédures en cours en raison de la loi d'amnistie intervenue cette année-là. Je suis partie à l'instruction, j'ai effectué un an de service général, puis j'ai repris le cabinet de mon collègue Gilles Boulouque qui s'était tiré une balle dans la tête. C'est ainsi que je suis devenue juge d'instruction en matière de lutte antiterroriste.
A cette époque, en raison de la loi d'amnistie, la 14ème section n'était saisie que de très peu d'affaires corses : elles devaient présenter un caractère d'une importante gravité ou, lorsque les auteurs étaient arrêtés, le caractère terroriste devait être avéré.
Progressivement, certaines affaires ont été délocalisées à Paris et l'intensité de l'activité en matière corse a repris au cours de l'année 1996. Actuellement, mes collègues du parquet pourraient vous le dire mieux que moi, la 14ème section du parquet de Paris se saisit de toutes les affaires à caractère terroriste avéré qui se produisent en Corse.
Je préciserai que les affaires corses sont réparties sur les quatre cabinets, et qu'elles ne représentent pas la charge majeure de mon cabinet.
M. le Président : Quel est le pourcentage des affaires corses que vous avez à traiter par rapport aux autres dossiers ?
Mme Laurence LE VERT : C'est difficile à dire, car depuis que M. Bruguière est devenu premier vice-président chargé de l'instruction, la pratique de la co-saisine s'est développée dans la galerie. Personnellement, il me reste des dossiers concernant, d'une part, les attentats de 1995 et, d'autre part, l'organisation terroriste ETA, puisque je suis la seule à travailler sur ce sujet. Les dossiers corses que je suis seule à traiter doivent représenter 5 % de la totalité de mes dossiers, mais j'en ai un assez grand nombre en co-saisine avec MM. Bruguière, Thiel ou Ricard.
M. le Président : Par rapport au problème corse, le dispositif tel que vous le pratiquez au quotidien, vous paraît-il fonctionner de manière satisfaisante à votre niveau dans les relations entre vous et les services de police chargés de commissions rogatoires ou d'enquêtes ?
Mme Laurence LE VERT : Rien n'est parfait dans ce monde, mais nous faisons pour le mieux avec les capacités qui sont les nôtres et les moyens qui sont mis à notre disposition. Dire que c'est parfait, non. Mais dire que c'est aussi catastrophique que la presse a pu l'écrire, non plus. Les médias se sont en effet beaucoup intéressés à la Corse, cette dernière année, et ont tout présenté de manière extrêmement négative, noire, voire outrageante à l'égard des différents intervenants de la lutte antiterroriste en Corse, alors qu'un travail de fond important a été réalisé.
J'en veux pour preuve le dénouement de l'enquête concernant l'assassinat du préfet Erignac qui est, dans sa majeure partie, résolue, alors qu'au départ le pessimisme était général car nous ne détenions aucun élément matériel exploitable.
M. le Président : Notre commission d'enquête s'intéresse plus particulièrement à la période 1993/1999. Quel est le taux d'élucidation des affaires les plus graves - je veux parler des crimes de sang ? En 1996, par exemple, les affrontements entre bandes nationalistes ont fait des victimes ; combien d'affaires ont-elles été finalement résolues ?
Mme Laurence LE VERT : Je ne peux pas, en matière de statistiques, répondre de manière cohérente, car nous ne sommes saisis, à l'instruction, que d'un certain nombre d'affaires. Seuls le procureur d'Ajaccio, le procureur de Bastia et celui de Paris pourraient répondre de manière honnête et complète en termes de statistiques.
Vous parlez des affrontements entre nationalistes. On peut considérer qu'ils ont débuté en 1993 avec l'assassinat de Robert Sozzi et se sont terminés le 1er juillet 1996 avec l'attentat à la voiture piégée du vieux port de Bastia.
L'affaire Sozzi est venue après un certain temps de latence à Paris, et l'affaire du vieux port a immédiatement été ouverte à mon cabinet et à celui de M. Ricard. Dans l'intervalle, toutes les affaires de règlements de comptes ont été ouvertes localement et traitées par les services locaux.
Ensuite, pour une raison qui m'échappe, il a été décidé, à un moment donné, de leur conférer le caractère terroriste qui, jusque-là, n'était pas reconnu dans les réquisitoires introductifs du procureur de la République, et de nous les envoyer à Paris. En ce qui concerne les affaires que j'ai récupérées, dans l'une, les auteurs d'une affaire sont identifiés mais non arrêtés, et l'affaire est en cours de règlement au parquet de Paris ; pour deux autres affaires, j'ai un petit espoir de réunir les preuves suffisantes parce que nous avons une quasi-certitude en ce qui concerne les auteurs. Quant aux autres affaires, elles sont ce que l'on appelle des affaires en X.
M. le Président : Pouvez-vous nous parler, madame Le Vert, de la coopération avec les différents services chargés de la sécurité - je pense aux services de police judiciaires locaux, à la DNAT, aux renseignements généraux ? Pouvez-vous nous expliquer comment tout cela s'articule et sur qui vous vous appuyez pour poursuivre des investigations en coopération avec ces différents services ? Ce fonctionnement vous satisfait-il ou considérez-vous que certaines choses sont anormales et nuisent à l'efficacité de l'action judiciaire en Corse ?
Mme Laurence LE VERT : Notre interlocuteur privilégié, du fait de la centralisation, est la DNAT. Il s'agit d'un service à compétence nationale, spécialisé, mais qui ne comprend malheureusement qu'un nombre réduit de fonctionnaires qui doit s'occuper de l'ensemble des contentieux terroristes, et pas simplement de la Corse qui pose en outre des problèmes d'éloignement géographique. Nous travaillons donc également avec les services locaux, notamment avec la gendarmerie et le SRPJ de Corse.
En ce qui concerne les renseignements généraux, il s'agit certainement d'une force d'appoint pour les services qui travaillent avec nous. Nous, nous instruisons des dossiers judiciaires, nous travaillons donc avec des officiers de police judiciaire. S'il nous arrive d'exploiter judiciairement des renseignements fournis par les renseignements généraux, il ne s'agit pas d'un service avec lequel nous sommes amenés à traiter directement.
M. le Président : Avez-vous recours aux services de gendarmerie sur place pour traiter vos commissions rogatoires ?
Mme Laurence LE VERT : Oui, tout à fait.
M. le Président : Durant la période où M. Bonnet était préfet de Corse, il semble avoir privilégié les services de gendarmerie " au détriment " des services de police dépendant du ministère de l'intérieur ; quelles ont été vos relations avec les uns et les autres, notamment avec les autorités administratives, pendant cette période ? Votre travail a-t-il été rendu plus facile ou plus difficile ?
Mme Laurence LE VERT : Les affaires que nous avons à traiter ne dépendent pas du préfet de région ; c'est le parquet qui, au départ, saisit un service enquêteur, et si celui-ci donne satisfaction, quand l'instruction est ouverte, on continue à travailler avec lui. En revanche, s'il ne donne pas satisfaction ou s'il apparaît qu'il n'est pas le mieux placé, on change de service.
M. le Président : Prenons l'affaire de l'assassinat du préfet Erignac : il semblerait que des informations vous aient été transmises - pas à vous personnellement. En effet, le préfet Bonnet a transmis au procureur de la République de Paris les informations qu'il détenait sur l'assassinat du préfet Erignac, et notamment un certain nombre de noms, au mois de novembre 1998.
Ces informations ont été transmises à M. Dintilhac, sur les conseils de ceux qui considéraient qu'il s'agissait de la filière normale pour un fonctionnaire qui désire remettre des informations à la justice. Ces informations vous sont ensuite communiquées par le procureur - cela ne peut que vous intéresser puisque vous avez en charge une partie du dossier Corse, et l'assassinat du préfet Erignac est un événement considérable. Que se passe-t-il au niveau judiciaire à partir du moment où vous êtes en possession de ces noms
- même si ces noms ne sont pas des preuves ?
Mme Laurence LE VERT : Je n'ai pas été destinataire d'informations provenant de M. Bonnet et transmises par M. Dintilhac. J'ai appris que M. Bonnet avait fourni des informations, comme tout le monde, en lisant le journal Le Monde.
M. le Président : Il n'y a pas de communication entre les différents cabinets d'instruction sur le dossier corse ?
Mme Laurence LE VERT : Si, bien entendu, nous communiquions sur le dossier corse, mais, à ma connaissance, ni M. Thiel, ni M. Bruguière n'ont été destinataires d'informations en provenance de M. Bonnet ou présentées comme telles.
M. le Président : Je ne comprends plus ! Ou vous n'êtes pas au courant, ce qui est tout à fait possible, ou l'on nous raconte des histoires, ce qui serait franchement désagréable ! Mais MM. Dintilhac et Bonnet eux-mêmes nous ont confirmé que ces informations ont été transmises au cabinet d'instruction de M. Bruguière. De deux choses l'une : ou M. Bruguière les a mises de côté considérant qu'elles n'avaient pas d'intérêt, ou il ne vous les a pas communiquées. L'action antiterroriste est un tout, votre groupe a une existence parce qu'il s'agit de lutter le plus efficacement contre le terrorisme. S'il existe un cloisonnement entre les cabinets d'instruction ! J'imagine que, au-delà du code de procédure pénale, vous avez des relations ! Alors ma question est simple : avez-vous eu ces informations ?
Mme Laurence LE VERT : Je parle d'informations en provenance de M. Bonnet. Au mois de novembre, à la veille de l'arrestation de Jean Castela - arrestation dont j'étais chargée, en lien avec la DNAT -, M. Dintilhac a vu M Bruguière. J'étais alors en train d'exposer à M. Bruguière les arrestations qui étaient programmées. Après leur entretien, je suis allée trouver M. Bruguière, par curiosité, car je ne savais pas qu'il venait de lui parler de l'affaire Erignac - et je pense que M. Bruguière ne le savait pas non plus quand M. Dintilhac l'a sollicité. Il m'a dit qu'il s'agissait d'un renseignement concernant l'assassinat du préfet Erignac. Je lui ai, bien entendu, demandé des précisions, et les noms qu'il m'a donnés se sont révélés être des noms de personnes que nous connaissions, puisque leur arrestation était même programmée !
Parmi ces noms était cité le nom d'un militant nationaliste que j'avais signalé à la DNAT depuis déjà un certain temps comme étant quelqu'un d'intéressant à travailler. M. Bruguière ne m'a absolument pas fait état du fait qu'il s'agissait d'une source officielle
- M. Bonnet. Il m'a simplement dit : " M. Dintilhac m'a communiqué ces informations sans m'en donner l'origine et en m'affirmant qu'il ne s'agissait pas d'une source officielle. De toute façon, on ne change rien au programme des arrestations, puisque les noms qui m'ont été transmis sont ceux des personnes que nous allons interpeller ".
Or ces personnes que nous allions interpeller étaient surveillées depuis plusieurs mois, avec les moyens dont nous disposons en Corse : on surveillait les lignes officielles - sur lesquelles il n'y a jamais de conversation intéressante - en sachant que ce sont les portables qui sont utiles. La justice ayant malheureusement refusé de coopérer au financement des travaux d'adaptation qu'ont réalisés les sociétés de téléphonie cellulaire pour permettre l'écoute des téléphones portables, nous ne pouvons pas placer sous écoute judiciaire un téléphone portable. Nous n'écoutons donc que les lignes filaires et en Corse, il n'y a jamais de conversation intéressante. La seule utilisation qu'on peut faire des portables porte sur l'exploitation que l'on peut faire des " fadettes " ce qui a été fait en l'occurrence. On ne peut pas indéfiniment surveiller des gens quand rien ne se passe. Il faut, à un moment donné, interpeller, aller chez eux, les interroger.
Pour répondre clairement à votre question, c'est quand j'ai lu Le Monde que j'ai su que M. Bonnet était à l'origine de ces renseignements. Jusque là je ne m'en doutais pas.
M. le Président : Que pensez-vous de l'utilisation des médias dans cette affaire ? Mon sentiment est que l'on utilise peut-être un peu trop volontiers les médias avec une mise scène pas forcément conforme à l'idée que l'on peut se faire de la justice et de la sérénité de l'instruction ; y compris au niveau de votre structure. La reconstitution de l'assassinat du préfet Erignac se termine par un flop magistral... Pensez-vous que tout cela donne une bonne image de la justice ?
Mme Laurence LE VERT : Je ne suis pas très impartiale en ce qui concerne l'usage des médias, car personnellement je ne les aime pas beaucoup. Je considère qu'ils utilisent les gens et les jettent ensuite comme des kleenex. Par conséquent je ne fais pas partie de ceux qui alimentent les médias, d'une part, et d'autre part, vous pourrez observer que je suis, parmi mes collègues, très certainement la moins connue et en tout cas celle dont on ne dit jamais de bien, ce qui est significatif de ce que je n'alimente pas la presse !
Je n'apprécie pas l'interférence constante des médias dans les affaires judiciaires ; cela porte préjudice à nos enquêtes. Dans l'affaire Erignac, par exemple, cela nous a considérablement gênés. Par ailleurs, cela m'a profondément choquée et je n'ai pas compris comment le contenu des " notes Bonnet " s'était retrouvé dans la presse - selon un circuit tout à fait officiel d'après la presse -, comment par la suite, un article du Monde pouvait donner les noms d'une partie des gens - même s'il y avait de grosses erreurs dans ces notes. Mais, personnellement je n'ai jamais eu en mains les " notes Bonnet ". Je les connais par Le Monde.
Cet article paraît à un moment où l'enquête avance, où l'on est en train de constituer un petit embryon de charge ; or il contient des renseignements et fait état d'informateurs, ce qui paralyse le travail judiciaire. Cela montre qu'il y a des fuites à un niveau tel que cela me laisse perplexe.
M. le Président : S'agissant du rapport Marion, on est allé jusqu'à dire que l'un des responsables de ces fuites était le juge Thiel. On nous a beaucoup parlé de la porosité des commissariats - explication fournie pour justifier le dépaysement des affaires -, mais s'il en va de même au niveau des cabinets d'instruction, à Paris, c'est tout de même inquiétant ! Surtout quand les juges, entre eux, se renvoient la balle en s'accusant les uns les autres.
Mme Laurence LE VERT : Je sais qu'une information judiciaire est ouverte chez M. Valat. Je lui ai transmis les quelques informations que je possédais, à savoir quand et comment j'avais reçu ce rapport et ce que j'en avais fait. Maintenant, je ne connais pas l'auteur de la fuite.
M. le Président : Madame, vous êtes une grande professionnelle. Si je vous pose la question de savoir quel jugement vous portez sur l'enquête Erignac, que me répondez-vous ? Est-elle ou non satisfaisante à vos yeux ?
Mme Laurence LE VERT : Cette affaire criminelle se présentait mal, puisqu'au départ nous ne disposions d'aucun élément ; or des personnes sont actuellement mises en examen avec l'espoir de les voir traduites, un jour, devant une cour d'assises et condamnées. C'est déjà un résultat.
M. le Président : Comment expliquez-vous la fuite d'Yvan Colonna ? Plusieurs explications nous ont été données, mais j'aimerais connaître la vôtre. M. Marion, par exemple, nous a affirmé que s'il avait pu échapper à son interpellation, c'est parce qu'un policier aurait prévenu sa famille. Confirmez-vous ou infirmez-vous cette information ? En tout cas, si telle est la vérité, je suis très étonné que l'on n'ait pas engagé - vous ou un autre juge d'instruction - de poursuites à l'encontre de ce policier qui aurait agi contrairement à toutes règles légales et a été mis en cause par le directeur de la DNAT lui-même !
Mme Laurence LE VERT : Je ne sais pas si M. Colonna a été ou non prévenu de sa future interpellation, mais il savait en tout cas qu'un certain nombre de personnes ayant participé à l'assassinat de Claude Erignac étaient en état d'arrestation ; cela a pu l'inciter à prendre une retraite prudente.
M. le Président : Si j'étais juge d'instruction, madame, je vous dirais que vous ne répondez pas tout à fait à la question que je vous pose ! Mais je ne me permettrai pas de faire cette remarque insolente. Ce que je vous demande, c'est si vous détenez des informations, en tant que juge d'instruction, sur la manière dont Yvan Colonna a pu échapper à son arrestation.
Mme Laurence LE VERT : La fuite d'Yvan Colonna est un élément de l'instruction en cours. Je ne peux pas vous répondre en vous détaillant les investigations réalisées...
M. le Président : Non madame, il n'y a pas d'information ouverte sur le fait qu'un policier aurait informé la famille d'Yvan Colonna qu'il allait être arrêté ! Vous n'êtes donc pas tenue par la règle qui consiste à isoler l'instruction de notre travail de commission d'enquête !
Mme Laurence LE VERT : Vous me demandez comment Yvan Colonna a pris la fuite !
M. le Président : Je reformule ma question : le directeur de la DNAT vous a-t-il dit que M. Yvan Colonna avait été prévenu par un policier d'Ajaccio, aujourd'hui à la retraite, qu'il allait être arrêté ? Si cette information est exacte, je suis étonné que l'on n'ait pas ouvert une instruction à l'encontre de ce policier !
Mme Laurence LE VERT : A la question de savoir si quelqu'un m'a informée, à un moment ou à un autre, qu'à la veille de son arrestation et pendant la garde à vue des autres personnes soupçonnées d'avoir participé à l'assassinat du préfet, Yvan Colonna avait été prévenu par un policier, je vous réponds non.
En revanche, parmi les bruits, les ragots, les histoires dans l'histoire, etc., je me souviens qu'à un moment donné, alors que nous travaillions sur les objectifs, sur les relations qui existaient entre les uns et les autres, j'ai entendu des histoires de balises trouvées ainsi qu'une histoire concernant à la fois Colonna et l'ancien directeur du SRPJ d'Ajaccio. Mais je suis incapable, en toute honnêteté, de vous dire de quoi il s'agissait ; en tout cas, ce n'était pas un coup de téléphone de l'ancien directeur du SRPJ d'Ajaccio à M. Colonna, car je m'en souviendrais.
M. le Président : Le fait que vous soyez informée de cet élément ne vous a pas conduit à une réaction sur le plan judiciaire ?
Mme Laurence LE VERT : Pour qu'il y ait une réaction sur le plan judiciaire, il nous faut des éléments de procédure et de véritables preuves. Tout ce qui est ragot...
M. le Président : Quand les ragots viennent de M. Roger Marion, directeur de la DNAT !
Mme Laurence LE VERT : Je vous parle de l'époque où moi j'entends ces bruits et non pas de la déposition de M. Marion !
M. le Président : Il a dû obtenir ces informations immédiatement après l'arrestation du commando - sans Colonna - et vous, vous devez avoir entendu parler de cette histoire dans une période très proche. Si vous considérez qu'il s'agit de ragot quand M. Marion parle de cette fuite qui aurait permis à Colonna de s'échapper...
Mme Laurence LE VERT : Jamais M. Marion ne m'a parlé de cette fuite ! Je vous ai dit que, dans une période antérieure, je crois me souvenir d'une histoire à ce sujet. Mais je suis certaine de ne pas avoir entendu parler d'un coup de téléphone de l'ex-directeur du SRPJ d'Ajaccio à Yvan Colonna pour lui dire de prendre la fuite !
M. le Président : Vous avez raison, madame, il ne s'agit pas d'un coup de téléphone. Il nous a été dit que ce fonctionnaire serait allé rendre visite au père d'Yvan Colonna, à Cargèse, pour l'informer de l'arrestation imminente de son fils. Le policier en question habitant également Cargèse, il lui était facile de se rendre chez M. Colonna père.
M. Jean MICHEL: Monsieur le Président, je vous suggère de saisir le parquet de Paris !
M. le Président : Oui, parce que nous sommes quand même étonnés ! On ne peut pas raconter n'importe quoi devant une commission d'enquête en accusant les gens ! Ou ces informations sont exactes et l'on s'étonne que la justice ne réagisse pas, ou elles sont fausses, et je dois dire que les fonctionnaires qui tiennent ce genre de propos sont irresponsables ! Et tout cela me choque : dans un cas comme dans l'autre je suis surpris de l'immobilisme de la justice - et vous êtes, vous, chargée de l'instruction !
Vous parlez de l'amnistie, de l'absence de moyens. Il y a eu, à l'époque, une volonté politique : était-ce un bon ou un mauvais choix, il ne vous appartient pas de porter un jugement sur ce que décide le législateur !
Mme Laurence LE VERT : Mais je n'en ai porté aucun, monsieur le Président !
M. Le Président : Je vous le dis, parce que j'ai trop entendu, depuis quelque temps, cet alibi consistant à nous renvoyer à la loi d'amnistie votée par le Parlement ! Cela, je ne l'accepte pas !
Quant aux moyens de la 14ème section, si on les comparait avec ceux dont dispose la justice en général... Les avions pour se rendre en Corse, la DNAT qui dispose de moyens considérables, vous-même disposez d'un certain nombre de moyens. On ne peut pas dire que vous soyez dans la situation d'un juge d'instruction de province qui n'a même pas une secrétaire pour taper ses procès-verbaux ! Je reconnais que la tâche est immense, difficile, mais il y a des choses que j'ai du mal à comprendre.
Excusez-moi de la vigueur de mon propos, mais c'est une incompréhension qui est à l'origine de cette vigueur, ce n'est pas du tout un jugement que je porte sur telle ou telle personne.
Mme Laurence LE VERT : Monsieur le Président, nous instruisons des dossiers judiciaires. La chambre d'accusation est là pour les contrôler et les sanctionner. Nous rendons compte aux autorités à qui nous avons à rendre compte.
Je respecte tout à fait l'Assemblée nationale et le pouvoir législatif, et je ne pense pas avoir formulé la moindre critique à son encontre. Je ne comprends pas pourquoi je suis ainsi mise en accusation par un pouvoir législatif qui est une autorité distincte de l'autorité judiciaire et qui n'a pas à me demander de rendre compte du travail que je fournis !
Si je travaille mal, si mes dossiers sont mal instruits, si je mets en _uvre des moyens de manière dispendieuse, disproportionnée et excessive, il appartient aux autorités de tutelle à qui j'ai à rendre compte de me le faire observer. Pour l'instant, tel n'est pas le cas. Les dossiers que j'instruis sont normalement jugés, je ne pense pas être désavouée par les juridictions qui jugent mes dossiers, et je comprends mal votre véhémence à mon égard.
Je suis venue répondre à votre commission, je ne peux pas faire état de ce que contiennent mes dossiers, ce qui me permettrait de répondre à certaines questions que vous vous posez. Je regrette que la séparation des pouvoirs et le secret de l'instruction ne me permettent pas de révéler à la commission un certain nombre d'éléments qui figurent dans ces dossiers.
Je sais, parce que cela a été révélé médiatiquement, que vous avez été destinataire d'un long mémoire de M. Dragacci. Je sais - ce n'est pas une violation du secret de l'instruction de ma part - que figurent en annexe des pièces qui sont cotées dans une de mes procédures et que, par conséquent, il a quitté son service en emportant des pièces d'une procédure et qu'il les diffuse dans des conditions qui constituent une infraction ! Les autorités judiciaires ont été destinataires de ce mémoire, moi je ne l'ai pas été, c'est M. le procureur de la République qui m'en a donné une copie quand j'ai constaté qu'il était largement diffusé dans la presse !
Je ne peux pas répondre à vos questions, je ne peux pas faire état auprès de vous de ce qu'ont révélé les dossiers d'instruction ! C'est le secret de l'instruction et je le respecte. Je ne comprends donc pas cette véhémence à l'égard de personnes qui ne font que leur travail et qui essaient - nul n'est parfait -de le faire aussi que bien possible. Et quand je parlais de moyens, je parlais également de mes moyens personnels, car je ne suis pas un génie !
M. le Président : Madame, je vais baisser d'un ton mon propos, car il n'y a de ma part, soyez en sûre, aucune agression. Si je suis un peu véhément - mais il ne s'agit en fait que d'une discussion un peu vive, ce n'est pas vous qui êtes en cause, en tant que Mme Le Vert, mais un ensemble que j'essaie de comprendre et sur lequel nous serons amenés à porter un jugement -, c'est parce que, au détour d'une phrase, vous nous avez dit que vous aviez été obligée, du fait de l'amnistie, de refermer une soixantaine de dossiers. Quelques instants plus tard, vous nous avez dit que vous n'avez pas les moyens, etc.
Je suis législateur, comme tous les collègues ici présents, et je n'ai jamais entendu une revendication précise sur l'absence de moyens dont disposeraient les juges d'instruction chargés de la lutte antiterroriste. J'ai plutôt entendu, de la part de vos collègues magistrats, l'expression inverse, c'est-à-dire la disproportion de moyens mis à votre disposition, par rapport aux moyens dont eux disposent sur le terrain.
Ce n'est pas Mme Le Vert qui est visée, mais cette particularité qui fait que l'on traite un grand nombre de dossiers sur le plan national, alors que certains pourraient - peut-être - être traités sur place. Je ne sais pas si cela est possible, mais je m'interroge ; je suis là pour essayer de comprendre. Et vous n'êtes absolument pas en cause en tant que juge, nous savons que vous effectuez un travail remarquable ; tout le monde vous rend hommage et je vais le faire à mon tour.
Mme Laurence LE VERT : Ce n'est pas ce que je demande. Je demande à ne pas être mise en accusation par l'autorité législative dans le cadre de mon travail judiciaire.
M. le Président : Madame, vous n'êtes pas mise en accusation. Simplement sur l'affaire Dragacci et sur les propos de M. Roger Marion, il n'y a pas d'instruction ouverte ; vous ne pouvez donc pas m'opposer l'ouverture d'une information judiciaire ! Elle n'existe pas ! C'est d'ailleurs ce que je reproche à la justice ! La fuite d'Yvan Colonna est tout de même quelque chose de grave. Voilà un homme qui est accusé d'avoir commis un meurtre, et il est le seul à avoir échappé aux arrestations. Et c'est encore plus grave quand on apprend que cette fuite a été rendue possible par l'intervention d'un policier ! Et quand l'accusation est portée par l'un des plus hauts responsables de la police nationale, le directeur de la DNAT, on a de quoi être surpris et parler avec un peu de véhémence quand on constate quelques contradictions dans les témoignages ! Mais pas dans les vôtres ; vous nous dites que vous n'étiez pas informée, que vous l'avez été postérieurement. Je ne mets pas en cause vos propos, madame.
Mme Laurence LE VERT : Entendons-nous bien. Je n'ai été informée à aucun moment
- ni avant, ni après - du fait que M. Dragacci a été rendre visite au père d'Yvan Colonna la veille de la non-arrestation de ce dernier ! Je ne sais pas ce que M. Marion a dit ici - je n'étais pas dans cette salle quand il a été auditionné !
Par ailleurs, M. Marion n'exerce pas les mêmes fonctions que moi, il est policier, il a accès à des informations de différents services auxquelles, moi, je n'ai pas accès. Par conséquent, il a pu vous livrer des informations que j'ignore et qui sont peut-être vraies ; je ne sais pas.
En revanche, après la parution des notes Bonnet et peut-être même après ou au moment du grand article du Monde qui fait état d'une note que M. Bonnet aurait envoyé aux services du Premier ministre en février, je me souviens très bien que l'on parlait
- MM. Bruguière, Thiel, Marion et moi-même - des possibilités que nos objectifs prennent la fuite ; on ne pouvait rien faire, car nous ne pouvions pas surveiller tout le monde et nous n'avions aucune certitude et il y avait une assez grande sphère de suspects.
Nous ne pouvions donc pas lutter contre : nous ne savions pas encore qui nous allions arrêter. Mais il est certain que les articles de presse mettaient les suspects en alerte, y compris Yvan Colonna. On m'aurait susurré à l'oreille que le directeur actuel du SRPJ d'Ajaccio renseignait Yvan Colonna, sauf à avoir une base solide, je ne vois pas ce que j'aurais fait ni ce que j'aurais pu faire.
M. le Président : Vous êtes chargée de l'instruction de l'affaire de Spérone, me semble-t-il ?
Mme Laurence LE VERT : Spérone 1 et 2.
M. le Président : Comment expliquez-vous que les membres de ce commando aient été libérés - il n'y a pas eu de loi d'amnistie ? Par ailleurs, nous sommes en 1999 et ce dossier n'est toujours pas réglé.
Mme Laurence LE VERT : Il est en cours, monsieur le Président.
M. le Président : Ne craignez-vous pas une saisine de la Cour de Strasbourg, par rapport au retard pris dans l'instruction ? Depuis combien d'années cette instruction est-elle ouverte ?
Mme Laurence LE VERT : Cinq ans.
M. le Président : En ce qui concerne le travail des officiers de police judiciaire présents lors de l'opération de Spérone, avez-vous une appréciation à porter sur la coopération des forces de police ? Cette opération s'est-elle déroulée normalement ?
Mme Laurence LE VERT : Il s'agit de procès-verbaux...
M. le Président : Ah oui. C'est vrai, il y a une instruction ouverte, donc je n'insiste pas.
M. le Rapporteur : En 1996, vous avez hérité d'un certain nombre d'affaires traitées jusqu'alors sur le plan local, et notamment de dossiers " sinistrés " - les procédures ayant été mal faites. Sans entrer dans le détail d'un dossier, pouvez-vous nous dire si cette appréciation est juste et en quoi ces dossiers étaient sinistrés.
Mme Laurence LE VERT : Il est difficile de vous répondre sans aborder le fond des dossiers ; dire qu'une enquête a été bien ou mal effectuée, c'est mettre en exergue ce qui a manqué et qui aurait pu permettre de déboucher ou ce qui a été fait et qui, justement, a permis de déboucher. Il est difficile de l'expliquer sans parler des informations en cours.
Globalement, il est clair qu'il y a une absence de résultats en ce qui concerne tous ces règlements de comptes entre factions rivales. En effet, dans la première affaire, qui est en cours de règlement, des auteurs sont identifiés, mais pas arrêtés.
M. le Président : Lorsque le général Lallement, qui a été commandant de la légion de gendarmerie départementale en Corse, dans un rapport de juillet 1995, écrit : " A noter également, les libérations attendues de Jean-Baptiste Canocini qui marque la fin du processus de libération des militants du commando de l'ex-FLNC-Canal historique interpellés à Spérone en 1994, entamé à la suite du très médiatique dialogue Pasqua-FLNC ", cela n'a pas d'interférence dans l'enquête que vous menez, bien entendu ?
Mme Laurence LE VERT : Je ne comprends pas votre question.
M. le Président : D'après ce que dit le général Lallement dans son rapport - document officiel qui nous a été transmis par la gendarmerie nationale -, la libération des militants du commando a été obtenue par un dialogue politique entre le FLNC et M. Pasqua, ministre de l'Intérieur - il ne s'agit pas d'ailleurs de la seule période susceptible de critiques. Le milieu judiciaire n'a-t-il pas coopéré avec le milieu politique sur cette négociation ? N'y a-t-il pas eu interférence entre votre enquête menée sur Spérone et la libération attendue d'un des membres de ce commando ?
Mme Laurence LE VERT : Je laisse à la gendarmerie la responsabilité de ce qu'elle écrit. Il semble d'ailleurs qu'elle écrive beaucoup...
M. le Président : C'est vrai, mais il y a des libérations attendues qui sont bienvenues !
Mme Laurence LE VERT : Effectivement, j'ai remis en liberté les membres du commando de Spérone...
M. le Président : Au moment où M. Pasqua négociait avec le FLNC ?
Mme Laurence LE VERT : Les libérations ne sont pas toutes intervenues à ce moment-là, puisque la dernière mise en liberté est intervenue postérieurement au départ de M. Pasqua.
M. le Rapporteur : Vous les avez remis en liberté, mais personne n'avait soulevé de nullités de procédure. Où en êtes-vous dans cette enquête ?
Mme Laurence LE VERT : Elle est communiquée pour règlement au procureur de la République.
M. le Président : Et pour Spérone 2 ?
Mme Laurence LE VERT : Personne n'a été identifié. Il s'agit d'un dossier non résolu.
M. le Rapporteur : Et ce qui s'est passé récemment...
Mme Laurence LE VERT : C'est Spérone 4.
M. le Président : On s'y perd...
M. le Rapporteur : En ce qui concerne l'enquête sur l'assassinat du préfet Erignac, nous sommes étonnés que deux instructions aient été ouvertes : la première concernant l'assassinat du préfet lui-même, l'autre concernant l'affaire de Pietrosella. M. Bruguière et vous-même avez été saisis de l'assassinat du préfet, alors que M. Thiel s'occupe de l'affaire Pietrosella. Ne pensez-vous pas que cela a été une source de confusion et de dysfonctionnements, notamment entre les forces de police et de gendarmerie ? Finalement, ces deux enquêtes ont été jointes assez tardivement. Qu'en pensez-vous ?
Mme Laurence LE VERT : C'est un peu plus compliqué que cela. Plusieurs informations judiciaires ont été ouvertes : pour Pietrosella, Strasbourg, Vichy et, enfin, pour l'assassinat du préfet Erignac. Plusieurs services ont alors été saisis, notamment les SRPJ de Clermont-Ferrand, de Strasbourg et d'Ajaccio, la section de recherche de la gendarmerie de Corse et la DNAT.
M. le Président : L'arme volée au commissariat de Pietrosella est retrouvée peu après l'assassinat du préfet ; pourquoi MM. Bruguière et Thiel sont-ils nommés sur deux enquêtes différentes ?
Mme Laurence LE VERT : M. Thiel a été co-saisi immédiatement, en même temps que M. Bruguière et moi-même.
M. le Rapporteur : Mais ce n'est pas la même instruction. Et, si j'ai bien compris, l'enquête sur Pietrosella n'est jointe à l'affaire Erignac qu'en décembre.
Mme Laurence LE VERT : Il s'agit non pas d'une question de jonction d'enquêtes, mais de saisine ou de co-saisine. Gilbert Thiel est saisi de trois informations qui sont successivement ouvertes à son cabinet. Au départ, il ne s'agit que de dossiers d'attentats comme tant d'autres ; ce n'est que le 6 février qu'il se passe un événement extraordinaire et très grave. Quelques jours plus tard, une information judiciaire est ouverte concernant l'assassinat de Claude Erignac ; elle est confiée à MM. Bruguière, Thiel et moi-même. Au fur et à mesure de l'évolution de ses investigations, M. Thiel va, dans un premier temps, joindre les trois premières procédures ; il y a donc, désormais deux dossiers judiciaires : le dossier Erignac et le dossier de Pietrosella, Vichy et Strasbourg qui ne fait plus qu'un seul dossier.
C'est au moment de l'arrestation de Castela - lorsqu'on a les premières possibilités de mises en examen - que Gilbert Thiel demande l'adjonction de deux magistrats supplémentaires, M. Bruguière et moi-même, pour que nous ayons tous les trois une vision complète de l'ensemble des procédures - même si nous échangions, déjà, nos informations sur les différentes enquêtes.
M. le Rapporteur : N'avez-vous pas été confrontée à une certaine compétition entre les services ? Chaque service - la police, la gendarmerie - ne voulait-il pas être celui qui allait découvrir les assassins du préfet Erignac ?
Mme Laurence LE VERT : Je n'ai pas travaillé avec la gendarmerie sur ce dossier, puisque Gilbert Thiel avait dessaisi la gendarmerie quand il nous fait rentrer dans le dossier de Pietrosella. Je n'ai donc pu que constater a posteriori le travail qui avait été effectué par la gendarmerie.
Quant au dossier Erignac, seule la police judiciaire travaillait sur cette affaire.
M. le Président : Cela veut dire que M. Thiel ne vous donnait pas les résultats des investigations menées par la gendarmerie.
Mme Laurence LE VERT : Si, bien sûr. Mais il faut avouer que, pendant longtemps, il n'y en avait pas beaucoup.
M. le Rapporteur : La gendarmerie n'avait pas beaucoup de résultats ?
Mme Laurence LE VERT : La solution des affaires est arrivée non pas par le dossier Pietrosella, mais par le dossier Erignac.
M. le Rapporteur : Les gendarmes considèrent qu'ils avaient un certain nombre d'informations, notamment par rapport aux noms qui ont été cités. Ils estiment d'ailleurs qu'ils avaient " un coup d'avance " ; et lorsqu'ils sont dessaisis, ils en conçoivent une très forte amertume. Avez-vous ressenti une pression très forte de ces services qui se livraient une concurrence féroce.
Mme Laurence LE VERT : Les gendarmes n'étaient pas saisis de l'affaire Erignac. Dans l'affaire Pietrosella, ils ont donné à M. Thiel des raisons de les dessaisir. Cette décision a été prise juste avant que M. Bruguière et moi-même entrions dans le dossier, mais il nous a informés et nous a communiqué, pièces à l'appui, les raisons de cette décision. Ses raisons étaient totalement justifiées et j'aurais pris, à sa place, la même décision.
M. Jean MICHEL : Cela se passe à quelle époque ?
Mme Laurence LE VERT : Fin novembre, début décembre.
M. Yves FROMION : Ne s'agit-il pas d'une note interne de la gendarmerie ?
Mme Laurence LE VERT : Il y a une note de la gendarmerie qui a été largement publiée et commentée, c'est vrai. Mais il existe d'autres raisons strictement procédurales qui sont, à mon avis, plus importantes, et qui m'auraient incité à avoir le même comportement.
M. le Rapporteur : L'enquête a donné lieu à de nombreuses arrestations ou vérifications. Combien de personnes ont été concernées ?
Mme Laurence LE VERT : Il y en a eu beaucoup, c'est vrai. Le travail effectué était important, il y a eu beaucoup de personnes entendues, un assez grand nombre placées en garde à vue, un certain nombre déférées et mise en examen. Il y a eu incontestablement beaucoup d'auditions.
M. le Rapporteur : Plusieurs centaines ?
Mme Laurence LE VERT : Je ne peux pas vous dire. Si vous voulez dire environ 300 personnes, vous ne devez pas être loin de la vérité. Si vous voulez dire par-là 1 500 personnes, non, ça n'a rien à voir.
M. le Rapporteur : Mme Stoller regrette qu'il n'y ait pas de chambre spécialisée au sein du tribunal de Paris pour juger les affaires de terrorisme. Qu'en pensez-vous ?
Mme Laurence LE VERT : Il s'agit là d'un débat au sein de l'institution judiciaire. Il y a le spectre de la reconstitution d'une cour de sûreté de l'Etat. Je pense qu'il s'agit d'un mauvais argument, car c'est un tribunal correctionnel et une cour d'assises ; il convient donc de ne pas véhiculer des idées anciennes. Il y a du pour et du contre.
Tout d'abord, pour juger les actes de terrorisme, il convient de posséder une culture, une connaissance du mouvement. Chaque mouvement a ses règles de fonctionnement. S'agissant de la Corse, par exemple, si vous n'avez pas suivi les ramifications, les développements, si le nom de François Santoni ne vous dit rien, il vous sera difficile de juger un dossier corse.
Bien sûr, dans certains gros dossiers, l'histoire est retracée. Mais lorsque vous devez juger un membre du Canal historique arrêté avec sa charge de dynamite, il faut pouvoir le situer, cerner son rôle au sein de l'organisation et connaître l'organisation et le fonctionnement du mouvement en question.
On pourrait envisager que quatre ou cinq chambres du tribunal correctionnel de Paris jugent nos affaires, comme c'est le cas pour le financier, les stupéfiants ou le proxénétisme. Actuellement, nos affaires sont éclatées sur toutes les chambres et le premier vice-président chargé du tribunal correctionnel doit supplier les présidents de chambre pour qu'ils acceptent de juger ces affaires. Et on ne leur facilite pas la tâche en leur donnant une fois une affaire de Kurdes, une autre fois une affaire basque et une troisième fois une affaire corse, car ils n'ont pas, matériellement, le temps d'étudier à fond ces différents mouvements. En effet, il faut savoir que la chambre correctionnelle qui a jugé l'affaire relative aux attentats de 1995 qui est un dossier très volumineux, n'a eu que cinq jours pour la préparer.
Donc spécialiser une chambre, non - d'ailleurs cela poserait un problème de flux, car l'audiencement des affaires connaît des fluctuations -, mais spécialiser quatre ou six chambres, oui, en les spécialisant chacune, par exemple sur deux contentieux, serait peut-être une solution.
M. Robert PANDRAUD : Monsieur le Président, je voudrais revenir à la fuite d'Yvan Colonna. Après tous les articles parus dans la presse et les émissions de radio, Yvan Colonna n'avait pas besoin d'être averti pour savoir qu'il allait être arrêté - notamment si c'est lui qui a tiré sur le préfet ! Le problème de fuite me paraît être antérieur à la retraite de Colonna ; il s'est produit durant le déroulement de l'enquête. Une fois que telle ou telle personne était en garde à vue, Yvan Colonna devait craindre qu'elle ne parle et en a tiré les conséquences.
Mme Laurence LE VERT : Oui, c'est un peu ce que je disais. A partir du moment où les autres suspects étaient arrêtés, on peut imaginer qu'Yvan Colonna n'a pas eu besoin de source d'information.
M. Jean MICHEL : Pourquoi son arrestation n'a-t-elle pas été concomitante à celle des autres ?
Mme Laurence LE VERT : Pour des raisons de charges contre lui.
M. le Rapporteur : Une erreur de prénom avait eu lieu ; vous aviez le prénom de son frère, non ?
Mme Laurence LE VERT : Non, vous confondez avec la note de M. Bonnet qui désignait le frère. Nous, nous avions tout le monde. On a sélectionné en fonction des charges pesant sur les uns et les autres.
M. le Rapporteur : Il nous a été affirmé que les policiers ne s'étaient pas rendus au bon endroit ; qu'ils étaient allés chez le frère d'Yvan Colonna.
Mme Laurence LE VERT : Nous sommes allés chez le père, le frère, chez tout le monde. Ils habitent un vaste domaine où des maisons sont en construction pour Yvan, Stéphane... C'est la Corse, monsieur le Président, les adresses ne sont jamais très précises.
M. Robert PANDRAUD : Je voudrais maintenant revenir sur la note Bonnet. M. Bonnet contacte le cabinet du Premier ministre - autorité manifestement incompétente et qui se reconnaît comme telle - qui l'envoie, légitimement, chez le procureur de Paris ; celui-ci se déplace ensuite chez le juge d'instruction, lui remet-il ou non la note, nous n'en savons rien.
Mais, monsieur le Président, c'est nous législateurs qui en sommes responsables ! C'est en effet le législateur qui, en 1993, a supprimé l'article 30 du code de procédure pénale. Si le préfet Bonnet avait eu ce texte à sa disposition, il aurait instrumenté tout de suite, requis des officiers de police judiciaire, la DNAT, les gendarmes et aurait transmis le dossier au procureur de la République de Paris immédiatement.
Je ne connais pas les raisons qui ont motivé la majorité parlementaire de l'époque, alors que les préfets ne s'étaient servis de cet article que dans des cas très graves, notamment pendant la guerre d'Algérie. En supprimant l'article 30, on a créé des autorités totalement indépendantes qui ne communiquent plus.
Mme Laurence LE VERT : Je ne sais pas si, en l'espèce, cet article 30 aurait permis de faciliter la communication des informations.
M. Robert PANDRAUD : Je vous lis cet article que tout le monde a oublié : " En matière de crime et délit contre la sûreté de l'Etat et seulement s'il y a urgence, les préfets de département peuvent faire personnellement tous actes nécessaires à l'effet de constater les crimes et délits ou requérir par écrit à cet effet les officiers de police judiciaire compétents ". Le préfet Bonnet aurait donc pu faire tout ce que le procureur de la République de Paris aurait pu faire avec 8 ou 10 jours de retard. Ensuite, il vous aurait passé le dossier. Les délais étaient très stricts. Au moins le préfet pouvait-il agir.
Nous avons l'impression que M. Dintilhac a eu une conversation mondaine avec M. Bruguière ! Il nous a dit lui-même qu'il ne lui avait pas remis la note. Là, il y a un véritable dysfonctionnement.
M. Jean MICHEL : M. Bonnet nous a rappelé qu'il avait décommandé son rendez-vous avec M. Bruguière sur conseil du cabinet du Premier ministre pour aller voir M. Dintilhac. Le juge Bruguière devait donc bien se douter de qui provenaient ces informations.
Mme Laurence LE VERT : En l'espèce, le problème est de savoir si les informations que détenait M. Bonnet ont été communiquées en temps utile et exploitées utilement. Quoi qu'il en soit, je pense qu'elles allaient dans le même sens...
M. le Rapporteur : Vous avez l'air de considérer que ces informations n'étaient pas si importantes que cela.
Mme Laurence LE VERT : Je ne sais pas, chacun n'a qu'un petit bout du problème.
M. le Rapporteur : Quelles étaient ces informations ? Trois noms. Vous aviez celui de Castela, mais pas celui de Ferrandi. Pensez-vous que si ces informations avaient été connues plus tôt de vous et de la police, l'enquête aurait progressé plus vite ?
Mme Laurence LE VERT : Je vous répète encore une fois que je n'ai pas lu les notes de M. Bonnet ; j'en ai eu connaissance à travers la presse. S'agissant de Jean Castela, je pense que nous avions ce nom bien avant M. Bonnet - je sais quand et comment nous avons sorti ce nom ; je crois même que c'est M. Marion ou M. Bruguière qui le lui a communiqué.
Le troisième nom, que vous ne citez pas, est sorti du travail réalisé sur Castela et est devenu un objectif incontournable. Quant à Ferrandi, il s'agit d'un nom que j'avais obtenu en reconstituant le passé des syndicalistes agricoles, des dissidents du FLNC ; depuis le départ, nous travaillions sur la dissidence dans laquelle il y avait une très forte mouvance agricole - d'ailleurs trois agriculteurs font partie du commando. Ce qui nous manquait, à cette époque, c'était le lien qui existait entre Castela et Ferrandi, puisque les numéros de ce dernier étaient tous des numéros professionnels.
M. le Rapporteur : Vous connaissez cette thèse selon laquelle vous auriez essentiellement travaillé sur la piste agricole, avec Lorenzoni, Filidori, et que finalement - mais je ne veux pas révéler ce qu'a dit M. Bonnet - vous n'étiez pas sur la bonne voie.
Mme Laurence LE VERT : M. Bonnet n'a pas lu les dossiers.
M. le Président : Je voudrais revenir très rapidement sur l'affaire de Spérone, pour rappeler que cette affaire était extrêmement grave : un commando avait tiré sur des policiers, 14 membres avaient été arrêtés, 60 bouteilles de gaz, 50 kilos d'explosifs, 10 fusils d'assaut et 10 armes à poing avaient été recensés.
Le FLNC-Canal historique annonce qu'il est en pleine négociation avec le pouvoir politique, qu'une trêve serait possible en échange de la libération de ceux qui ont été arrêtés à l'occasion de cette affaire de Spérone. Comme par hasard, la libération intervient dans le délai imparti par le FLNC-Canal historique.
Lorsque je vous pose des questions à ce sujet, vous me dites que cette affaire est couverte par le secret de l'instruction. Certains nous ont dit que ces libérations avaient été motivées par des procès-verbaux irréguliers, c'est-à-dire non conformes aux dispositions du code de procédure pénale - ce qui démontre le peu de considération que l'on a pour la police locale ; seule la DNAT serait en fait capable d'établir des procès-verbaux sérieux !
Je souhaite donc, en revenant sur les faits, vous rappeler ce rapprochement d'ordre politique. Je sais qu'à d'autres époques, d'autres négociations ont eu lieu - sous des ministres de gauche comme de droite. Il n'y a donc aucune subjectivité dans ma question. Pouvez-vous nous dire s'il y a coïncidence fortuite entre la libération de ces 14 membres du commando de Spérone et les négociations politiques ou si, au contraire, la justice, comme d'habitude, n'est jamais sensible à ce qui se passe sur le plan politique en France ?
Mme Laurence LE VERT : Les mises en liberté ont été faites en fonction des critères légaux. Les raisons d'un maintien en détention sont les suivantes : concertation frauduleuse, risque de renouvellement, maintien de l'ordre public, absence de garantie de représentation.
Monsieur le Président, vous parlez de personnes ayant tiré sur les forces de l'ordre ? A votre connaissance ces personnes sont-elles arrêtées ?
M. le Président : Je ne suis pas juge d'instruction, je n'en sais rien.
Mme Laurence LE VERT : C'est pourtant comme cela que c'est présenté ! Les 60 bouteilles de gaz que nous avons trouvées peuvent-elles être imputées aux personnes arrêtées ?
M. le Rapporteur : Savez-vous si les personnes qui ont été arrêtées dans cette affaire de Spérone ont eu des contacts avec des gens de l'extérieur pendant leur garde à vue ?
Mme Laurence LE VERT : Ce n'était pas seulement des contacts. C'était un défilé !
M. le Président : Etiez-vous juge d'instruction au moment de la conférence de presse de Tralonca ?
Mme Laurence LE VERT : L'affaire de Tralonca a été ouverte au cabinet de M. Bruguière en co-saisine avec mon cabinet plus de six mois après.
M. le Président : Ce délai vous paraît-il normal, sans entrer dans l'instruction... ? Je ne veux pas m'immiscer dans les affaires judiciaires...
Mme Laurence LE VERT : Il ne s'agit pas d'un délai normal si l'on veut faire de la répression et de la lutte antiterroriste classique, mais d'une manière générale, une conférence de presse donne rarement lieu à une information judiciaire.
M. le Rapporteur : Pouvez-vous nous en dire un peu plus sur les personnes qui ont " défilé " pendant la garde à vue des suspects dans l'affaire de Spérone ?
Mme Laurence LE VERT : La presse en a rendu compte.
M. le Rapporteur : Et vous le confirmez ?
Mme Laurence LE VERT : La presse en a rendu compte, et il y avait des témoins. Encore une fois, il s'agit d'un dossier qui va venir à l'audience prochainement. Et chacun pourra apprécier les procès-verbaux et vérifier s'ils ont été établis en conformité avec les dispositions législatives.
M. Robert PANDRAUD : L'infraction de reconstitution de ligue existe-t-elle encore ?
Mme Laurence LE VERT : L'infraction existe et l'on poursuit toujours.
M. Robert PANDRAUD : Il y a pourtant de nombreuses organisations dissoutes, puis recréées...
Mme Laurence LE VERT : Certes, mais l'on poursuit. Quand il s'agit du FLNC, on vise la reconstitution de ligue dissoute.
M. Robert PANDRAUD : Les conférences de presse armées sont de véritables reconstitutions apparentes de ligues dissoutes.
Mme Laurence LE VERT : Les chefs d'accusation retenus, sont " association de malfaiteurs, reconstitution de ligue dissoute ".
M. le Président : Madame Le Vert, je vous remercie, nous avons été très heureux de vous entendre.
Pour conclure, je dirai que je n'aime pas trop que l'on mette en cause l'autorité politique ; et j'imagine que vous n'acceptez pas facilement que l'on mette en cause l'autorité judiciaire. Comme il y a eu de temps en temps, non pas de votre part, mais dans le cadre des auditions en général, un certain nombre de comportements un peu choquants, je me suis permis de vous dire ce que j'en pensais.
Je pense qu'il n'est pas bon que l'autorité judiciaire empiète sur l'autorité politique, comme je pense que l'autorité politique a tout à gagner à laisser la justice s'exercer sereinement. C'est sans doute ce qui explique la vivacité de mes propos et le ton qui a semblé, à un moment donné, vous choquer. J'espère que la fin de cette audition aura permis d'avoir une meilleure appréciation de nos qualités respectives. Pour ce qui nous concerne, nous avons apprécié votre déposition. Je vous en remercie.
Audition du colonel Henri MAZÈRES,
ancien commandant de la légion de gendarmerie de Corse
(extrait du procès-verbal de la séance du mardi 5 octobre 1999)
Présidence de M. Raymond FORNI, Président
Le colonel Henri Mazères est introduit.
M. le Président lui rappelle que les dispositions législatives relatives aux commissions d'enquête lui ont été communiquées. A l'invitation du Président, Le colonel Henri Mazères prête serment.
M. le Président : Mon colonel, vous avez assuré le commandement de la légion de gendarmerie de Corse du 1er juin 1998 au 29 avril 1999. Nous souhaiterions savoir comment fonctionnait la gendarmerie en Corse pendant que vous en étiez responsable. Quel a été le rôle joué par le GPS ? Quelles étaient vos relations avec le préfet Bonnet, le préfet adjoint pour la sécurité, le préfet de Haute-Corse, ainsi qu'avec les magistrats, ceux de Corse et ceux de la 14ème section ?
Colonel Henri MAZÈRES : Monsieur le Président, mesdames, messieurs les députés, je souhaiterais tout d'abord me présenter.
J'ai 50 ans, je suis marié et père de deux enfants. Je suis fils de gendarme et né en gendarmerie. J'ai souhaité tout jeune devenir gendarme. J'ai suivi une scolarité traditionnelle : j'ai eu un bac C, fait math sup et math spé au Prytanée militaire de la Flèche pour préparer mon admission à l'école spéciale militaire de Saint-Cyr. A la sortie de Saint-Cyr, je suis entré directement en gendarmerie.
Ma carrière s'est articulée en deux parties. Première partie, le commandement. J'ai commandé un peloton de gendarmerie mobile en tant qu'officier subalterne - j'étais lieutenant - à Sarreguemines ; en tant que capitaine et chef d'escadron j'ai commandé l'importante et sensible compagnie de Dax de 1983 à 1986. J'ai également commandé le groupement de gendarmerie de Seine-et-Marne de 1993 à 1996.
Seconde partie, l'état-major et plus particulièrement la direction générale de la gendarmerie où, en tant que scientifique, j'ai passé un diplôme d'ingénieur de l'école nationale supérieure des télécommunications à Paris ; j'ai servi notamment à la sous-direction des télécommunications et de l'informatique où j'ai occupé, juste avant de prendre le commandement de la gendarmerie de Corse, le poste de sous-directeur adjoint aux télécommunications et à l'informatique.
Enfin, j'ai pris le commandement de la gendarmerie de Corse le 1er juin 1998 et je l'ai abandonné dans les circonstances que vous connaissez.
Je suis diplômé d'état-major, breveté d'études supérieures de la gendarmerie, et j'ai été, en 1998, auditeur au centre des hautes études de l'armement.
Monsieur le Président, mesdames, messieurs les députés, je vais maintenant vous présenter plusieurs éléments. Je sais que vous connaissez bien la gendarmerie de Corse, mais vous m'avez laissé entrevoir qu'il existait quelques zones d'ombre et d'incertitude. Je vais donc essayer d'être extrêmement concis dans ma présentation de la légion de gendarmerie que j'ai commandée pendant près d'un an.
Je vous parlerai ensuite de la situation de la gendarmerie dans la problématique corse. Enfin, je vous présenterai des statistiques, puis mon bilan personnel et les perspectives que j'aurais souhaité développer si le temps avait joué en ma faveur - en quelque sorte, le testament que j'ai livré à mon successeur.
La légion de gendarmerie départementale de Corse est articulée autour d'un petit état-major et d'un service logistique, d'une section de recherche - la plus importante de France -, du GPS - créé le lendemain de ma prise de commandement et dissout en mai 1999 -, de deux groupements de gendarmerie départementale - de Haute-Corse et de Corse-du-Sud. Ces deux groupements sont articulés en 7 compagnies (57 brigades territoriales, 6 brigades de recherche, 4 pelotons de surveillance et d'intervention), 5 brigades motorisées et 1 peloton de gendarmerie haute montagne, soit 73 unités réparties de manière harmonieuse sur l'ensemble du territoire de la Corse.
En outre, la légion de gendarmerie est renforcée par un certain nombre d'escadrons de gendarmerie mobile déplacés du continent - de six à neuf, soit six avant mon arrivée puis huit ou neuf, selon les périodes, pendant mon séjour dans l'île - ce qui représente jusqu'à 750 gendarmes mobiles. Ces unités étaient employées à des missions de maintien de l'ordre, mais également de protection de bâtiments et de personnalités - sous-préfecture, sous-préfet, maire -, d'escortes de transports sensibles - transports de fonds, de cigarettes, d'explosifs - et surtout d'aide à la gendarmerie départementale dans l'exercice de ses missions traditionnelles de sécurité publique.
L'effectif de la légion de Corse est donc d'environ 1 040 militaires, dont 37 officiers, sans compter les 600 à 750 gendarmes mobiles qui étaient en renfort. Je commandais ainsi un peu moins de 2 000 personnes. Le budget de la légion était d'environ 20 millions de francs, non compris les rémunérations, les charges sociales et les gros travaux d'entretien.
J'ai effectué une étude concernant les effectifs, pour situer un peu l'ancienneté des personnels en Corse, par grade. C'est important, car quand on tient compte, d'une part, du bénéfice que les personnels retirent de la campagne en Corse, et, d'autre part, du travail, j'ai considéré qu'il convenait peut-être de corriger quelques anomalies.
M. le Président : Considérez-vous que la campagne simple est justifiée ?
Colonel Henri MAZÈRES : Tout à fait.
M. le Président : Alors pourquoi ne l'est-elle pas pour les autres fonctionnaires ?
Colonel Henri MAZÈRES : C'est un autre problème.
M. le Président : Le fait d'être corse, de faire toute sa carrière en Corse et de bénéficier de la campagne simple vous paraît-il justifié ?
Colonel Henri MAZÈRES : Monsieur le Président, ce n'est pas la gendarmerie qui a pris cette décision, et tout peut être revu. Après analyse, je pense que cette campagne est justifiée par le fait que les conditions de travail sont particulières, les gendarmes travaillant dans un milieu hostile et loin de chez eux. Cependant, il est vrai que lorsqu'on analyse le temps passé en Corse par certains sous-officiers, on peut s'étonner de les voir effectuer une carrière relativement longue en Corse et bénéficier de la campagne.
La deuxième partie de mon exposé liminaire, monsieur le Président, est relative au rôle de la gendarmerie dans le contexte corse, donc dans le cadre de la politique de sécurité menée par l'Etat dans l'île.
Tout d'abord, j'évoquerai la situation en Corse telle que je l'ai connue.
Je commencerai par les perspectives de rétablissement de l'Etat de droit, sentiment d'optimisme à demi partagé et à l'issue incertaine. Le rétablissement de l'Etat de droit en Corse, aussitôt après le drame de l'assassinat du préfet Erignac, est ressenti comme une nécessité salutaire pour le devenir de l'île. Cette dynamique est cependant susceptible de s'enrayer et le danger, au retour des dérives du passé, ne semble pas totalement écarté.
Quels sont les points positifs de cette situation ? D'une part, la politique de fermeté initiée et conduite avec vigueur par le préfet Bonnet contre toutes les formes de délinquance, économique, financière, terroriste, nationaliste. Cette politique, qui est confortée et légitimée par les plus hauts personnages de l'Etat, permet de fonder les meilleurs espoirs sur l'avenir de la Corse. Ce retour au respect de la règle commune, largement médiatisé, sans aucune compromission, quel que soit le milieu, est particulièrement bien accueilli par une population très sensible à ce nouveau langage républicain.
Deuxième point positif, la lutte menée avec détermination contre les délinquants de droit commun. Elle va permettre d'enregistrer d'emblée, et au fur et à mesure des mois, une diminution significative des incendies volontaires, des attentats et des vols à main armée - j'ai d'ailleurs développé et analysé quelques statistiques de l'année 1998.
Autre point positif, le contrôle du fonctionnement de certains services de l'économie locale et de l'intégrité de ses acteurs par l'intervention de nombreuses missions d'inspection venues de Paris ; je pense notamment aux inspections des affaires sociales, de l'agriculture et des finances.
Quatrièmement, le renforcement du contrôle de légalité et de la gestion des fonds publics.
Enfin, dernier point positif, la clarification et la régularisation des listes électorales.
Cette dynamique semble cependant se heurter à des données structurelles et psychologiques qui ne paraissent pouvoir s'inverser définitivement que dans la mesure où l'action forte engagée par le préfet s'inscrit dans la durée. On note en effet, en dépit du renouvellement de la quasi-totalité des directions des services extérieurs de l'Etat, l'immobilisme d'une partie de l'administration sous l'effet de l'inertie, voire de la compromission de certains fonctionnaires d'exécution ou de proximité. La direction départementale de l'équipement (DDE) constitue pour moi un exemple particulièrement fort de ce dysfonctionnement.
Autre point négatif, l'émergence d'une jeunesse, soit oisive et acquise au mythe cagoulard, soit repliée sur le complexe identitaire. Ce constat est d'ailleurs à relier avec celui de l'érosion considérable des niveaux scolaires depuis vingt ans.
Ensuite, on constate une certaine illisibilité au sein de l'opinion de la réponse judiciaire, ce qui conduit à fragiliser la politique développée. Cette incompréhension est due en partie à l'ignorance des décalages naturels qui existent entre le temps passé pour rédiger une dénonciation dans le cadre de l'article 40 du code de procédure pénale et celui qui amène à la décision du magistrat après enquête - enquête préliminaire, commission rogatoire, expertise -, ou le temps qui s'écoule entre une interpellation et le jugement. Toute cette incompréhension est encore exacerbée lorsqu'elle se fonde - et ce fut le cas à plusieurs reprises - sur l'observation du traitement de certains mis en examen : par exemple, dans l'affaire du Crédit Agricole, un dénommé Paoli qui, en dépit des menaces - connues du public - proférées à l'encontre du préfet Erignac, n'a pas été incarcéré.
Je pense également à l'incertitude qui pèse sur les suites données à des dossiers impliquant certaines hautes personnalités politiques de l'île, laissant se développer un sentiment de justice de classe.
Enfin, on observe une classe politique en partie déconsidérée, mais cependant perçue comme incontournable par la population.
Telle est la situation que j'ai pu apprécier en arrivant, et que j'ai vue évoluer.
Passons maintenant à la place de la gendarmerie dans le rétablissement de l'Etat de droit en Corse. Je préciserai tout d'abord que la gendarmerie tient une place tout à fait spécifique dans la résolution de la problématique corse, et ce à plusieurs titres.
D'une part, elle bénéficie de la confiance des autorités judiciaires, mais également du préfet de région qui n'apprécie guère la police locale sous toutes ses composantes, que ce soit la sécurité publique, la police judiciaire ou les renseignements généraux, lui reprochant notamment son laxisme, sa porosité ou son absence de loyauté et de discrétion à son égard.
D'autre part, à la fois force de sécurité et service de l'Etat le plus démultiplié dans la profondeur du territoire corse, la gendarmerie constitue un symbole très fort de l'Etat qui lui a toujours valu d'être la cible privilégiée des mouvances indépendantistes et, d'une manière générale, des contestataires de la loi.
Enfin, dans le climat très lourd consécutif à l'assassinat du préfet Erignac, la gendarmerie fut l'une des premières institutions, sinon la seule, à se renforcer de façon significative, notamment en détachant auprès de la section de recherche, puis en les affectant, des spécialistes financiers pour traiter les nombreuses enquêtes judiciaires à caractère financier qui résultaient des dénonciations du préfet de région sur le fondement de l'article 40 du code de procédure pénale ; puis en créant le GPS, unité particulièrement bien adaptée à toutes les formes de luttes antiterroristes, notamment dans le domaine de la protection, de l'observation, du renseignement et de l'intervention.
L'action de la gendarmerie s'inscrit dans cinq domaines qui sont intimement mêlés.
Le premier, c'est un effort sans précédent dans la résolution des homicides et des tentatives. En dépit des difficultés liées à la nature des homicides, la plupart volontaires avec préméditation, et de la pauvreté des témoignages, un effort sans précédent a permis à la gendarmerie, en 1998, de solutionner 18 homicides ou tentatives sur 26, police et gendarmerie confondues.
Deuxième domaine d'action de la gendarmerie, une implication première dans le contrôle du territoire et la recherche du renseignement. Comme je vous l'ai précisé en début de cet exposé, renforcée par les unités de gendarmerie mobile déplacées, la gendarmerie départementale engage à peu près chaque nuit plus de 200 militaires articulés en détachements de surveillance et d'intervention, coordonnés dans leur action, qui multiplient les contrôles routiers - contrôles de véhicules et de leurs occupants - les patrouilles de surveillance et de prévention, et les embuscades au niveau de sites réputés sensibles en vue d'interpeller, éventuellement, en flagrant délit, les malfaiteurs.
Ces opérations de sécurisation, qui consistent à saturer le territoire en vue de limiter la mobilité de l'adversaire, sont probablement l'un des facteurs principaux de la diminution très importante des attentats ; je vous rappelle qu'en 1998, ils ont baissé de 70 % par rapport à l'année précédente.
En termes de réactivité, il est important de souligner que grâce à ce type de services, ont été appréhendées en trois mois cinq personnes porteuses d'armes de première et de quatrième catégorie, et, par recoupements méthodiques des renseignements obtenus sur les déplacements des véhicules, l'auteur d'un attentat commis contre un fonctionnaire des impôts, M. Bernard Bonnet -  un homonyme du préfet.
Cependant, s'agissant de la lutte contre les infractions à la législation sur les armes et les explosifs, il est impératif de souligner l'inadaptation préoccupante des dispositions légales actuelles dans le domaine des contrôles préventifs. Souvent, nous nous sommes retrouvés, mais je l'ai parfaitement assumé, un petit peu dans l'illégalité, toutefois avec l'accord bienveillant - mais pas écrit - du procureur de la République. Il n'y a jamais eu de tracasseries inutiles et personne ne s'est plaint du zèle des gendarmes dans le domaine des contrôles. Même s'il est vrai que pour ouvrir un coffre de voiture une commission rogatoire est nécessaire : si nous avions trouvé des armes, ou bien nous nous serions raccrochés à une procédure, ou bien l'infraction aurait cessé et tant pis si les malfaiteurs étaient repartis libres, mais sans leurs armes...
M. Robert PANDRAUD : Il n'y a jamais eu de problèmes ?
Colonel Henri MAZÈRES : Non, jamais. Ces contrôles se sont toujours bien passés. Vous savez, un contrôle peut-être effectué en trois ou quatre minutes - contrôle des occupants, fouille légère, contrôle du numéro du moteur, de sa concordance avec celui de la carte grise, contrôle du coffre, et contrôle au fichier des personnes. Et grâce aux gendarmes mobiles, de nombreuses armes ont été découvertes. Bien entendu, nous aurions pu travailler avec les fonctionnaires des douanes, mais ils ont toujours refusé.
Autre domaine de l'action de la gendarmerie, une activité soutenue dans la police judiciaire, axée sur la répression du grand banditisme, mais en s'attaquant à ses comportements financiers et fiscaux et en développant une intense police de proximité judiciaire, assumée avec détermination par les brigades territoriales à l'encontre des jeunes adultes dés_uvrés et souvent violents. En dépit des répercussions sur les gendarmes et leur famille, la gendarmerie s'inscrit pleinement dans le démantèlement des réseaux mafieux locaux. Les efforts collectifs de renseignement, le constat selon lequel la population craindrait davantage les mafieux que les activistes indépendantistes, l'évolution de la procédure pénale ont conduit à dégager de nouvelles orientations fortes qui font que la lutte contre le grand banditisme doit être une priorité et qu'elle doit être essentiellement menée sous l'angle financier. Actuellement, la section de recherche traite de nombreuses enquêtes financières - une vingtaine lorsque j'étais en poste -, dont l'affaire du Crédit Agricole.
Quatrième domaine de l'action de la gendarmerie, son engagement massif et volontairement global contre le phénomène terroriste.
La gendarmerie constitue un instrument incontournable dans la lutte contre le terrorisme en Corse, même si certains ne veulent pas l'admettre. Complémentaire de son action préventive, son implication dans la répression antiterroriste s'inscrit dans trois domaines.
Tout d'abord, la prévention des démonstrations armées. En la matière, la gendarmerie a mis en place un dispositif sans précédent lors des journées de Corte, pendant lesquelles les nationalistes invitent des camarades d'Irlande, du Pays Basque et de Nouvelle-Calédonie. Pour les journées du 7 au 9 août 1998, j'avais disposé environ 400 militaires, dont des éléments d'intervention du GSIGN, des moyens d'observation de dernière génération. Le gouvernement avait dit au préfet qu'il n'accepterait aucune démonstration armée lors de ces journées ; il n'y en a pas eu. Et selon certaines sources fiables, l'impact dissuasif de cet engagement a été déterminant au niveau de l'évolution de l'opinion corse.
Cette détermination nouvelle de l'Etat affichée dans le sanctuaire du mouvement indépendantiste a constitué un événement d'une portée symbolique première. Ce type de mission demeure une priorité et a justifié pour partie la création du GPS, seule force d'intervention spécialisée implantée sur l'île.
Autre volet de la lutte antiterroriste, l'élucidation des attentats. Disposant d'outils très efficaces au niveau régional - la section de recherche et le GPS -, la gendarmerie s'est notamment investie dans la résolution de nombreux attentats, plus particulièrement dans celui perpétré contre la brigade de Pietrosella. Son dessaisissement a été cruellement ressenti - et je l'ai moi aussi cruellement ressenti - à plusieurs titres : quant au niveau des moyens engagés - j'y avais engagé la section de recherche, des éléments du GSIGN, de l'institut de recherche criminelle de la gendarmerie et du GPS ; quant au fait qu'il s'agissait d'une brigade de gendarmerie et que l'une des armes dérobées a servi à assassiner le préfet Erignac - nous en sommes donc un peu responsables, nous les gendarmes ; quant à l'état d'avancement du dossier qui permettait d'entrevoir des solutions pouvant aller bien au-delà de cette affaire ; et, de façon plus générale, quant à l'efficacité du dispositif d'Etat qui implique une véritable complémentarité inter-services où la gendarmerie a toute sa place. Je précise que le procureur général Legras l'avait reconnu et explicité dans un article paru dans la presse.
Autre volet encore, le tarissement des sources de financement et le démantèlement des moyens logistiques des mouvements liés au terrorisme. Dans le même esprit qui sous-tend la lutte contre le banditisme, sans exclure qu'il ne s'en différencie radicalement, la gendarmerie s'est adaptée pour agir dans cette perspective. A l'heure actuelle, deux dossiers paraissent prioritaires : celui de Bastia Securità, qui permet notamment au FLNC de disposer d'une véritable armée privée - mais ce dossier semble avoir avancé ; celui des sociétés de location de véhicules, notamment Hertz, qui, par les milliers de voitures aux immatriculations fluctuantes, procurent aux activistes indépendantistes mais également aux malfaiteurs de droit commun des capacités de mobilité difficilement contrôlables.
Enfin, je soulignerai l'implication de la gendarmerie de manière très énergique et productive aux côtés des différents services départementaux dans l'application des lois et des règlements. Ces actions concernent essentiellement les domaines de l'urbanisme, du fonctionnement des établissements ouverts au public, de la législation sur les armes - trois domaines qui étaient définis comme prioritaires par le préfet de région - et de la lutte contre le travail dissimulé.
Dans ces différents volets, localement très significatifs quant au retour à la règle commune, le bilan est considérable. En 1998, plusieurs centaines de procédures
- + 64 % en matière d'urbanisme, + 23 % en matière de travail dissimulé - ont eu des suites pénales qui sont généralement rapides et sévères. Dans ces polices " spéciales ", la gendarmerie est une institution très productive, et elle est, aux dires notamment des magistrats judiciaires, dans une situation de quasi-substitution à certains services, notamment à la DDE.
Nonobstant les difficultés, les amertumes et les attentats dont elle est souvent la cible, la gendarmerie est restée déterminée dans ses actions, avec des personnels résolus à honorer leurs responsabilités et convaincus d'apporter une contribution déterminante à l'action entreprise pour le rétablissement de l'Etat de droit.
Monsieur le Président, mesdames, messieurs les députés, je joindrai à mon document les statistiques de la légion de gendarmerie de Corse. Je vous rappelle que les attentats et les tentatives avaient diminué de 70 %, les incendies volontaires et tentatives de 41 % et les vols à main armée de 58 %, et que l'accent avait été mis sur la lutte contre la délinquance économique et financière avec le doublement du nombre de faits constatés, 488 contre 243 en 1997, avec un taux de résolution de 100 %, taux normal, il est vrai, s'agissant d'enquêtes d'initiative.
Quant au bilan synthétique, je l'ai détaillé en trois parties. Tout d'abord au plan de l'organisation : création du GPS, accroissement de la section de recherche. Il n'est pas facile de créer une unité sur les cendres d'un escadron. Quand je suis arrivé, l'escadron existait ; trois mois après, il avait été dissous et remplacé par le GPS. Peu d'administrations sont capables, en si peu de temps, de créer une unité. J'ai participé à la réorganisation du dispositif territorial - on en parle beaucoup sur le continent, les redéploiements, etc. Cela s'est relativement bien passé.
Ensuite, au plan de l'emploi, j'ai essayé de sensibiliser mes personnels et de leur impulser cette volonté d'obtenir des résultats et de travailler dans les domaines bien précis de la police judiciaire et du renseignement.
Enfin, au plan logistique, je pense avoir réalisé quelques avancées importantes.
Cependant, un projet reste au stade de la réalisation : j'avais l'intention de proposer à ma direction générale de reconsidérer les temps de présence des personnels pour les limiter, sauf cas particulier, à une durée qui resterait à définir - je pensais me référer à ce qui se passe outre-mer -, et en même temps subordonner l'agrément de servir en Corse à un examen médico-psychologique attestant de la solidité mentale des personnels. J'ai, en effet, eu à déplorer le suicide d'un gendarme qui avait assisté au mitraillage de la brigade de Saint-Florent et qui n'a pas supporté l'idée de participer à la reconstitution.
Je me permets ainsi de revenir au bénéfice de la campagne, auquel je suis favorable dans des limites raisonnables.
M. le Président : Mon colonel, dans quelles conditions avez-vous été nommé en Corse ? Vous connaissiez le préfet Bonnet ?
Colonel Henri MAZÈRES : Pas du tout. Ma nomination a eu lieu tout à fait naturellement. Fin 1997, étant colonel ancien dans le grade, j'étais prévu pour prendre le commandement d'une légion de gendarmerie. Alors que je m'en étais toujours remis aux décisions de l'administration centrale, j'ai émis le v_u d'aller soit en Ile-de-France, soit en Midi-Pyrénées, soit en Corse. En janvier 1998, le directeur général de la gendarmerie, qui me connaît, m'a fait savoir qu'il envisageait de me confier le commandement de la légion de Corse au départ de son titulaire, prévu en octobre 1998. J'étais très honoré et très heureux de la confiance qu'il m'accordait.
Après l'assassinat du préfet Erignac et l'arrivée de Bernard Bonnet, les choses se sont précipitées. Le préfet Bonnet s'est entouré de M. Pardini et du lieutenant-colonel Cavallier, qu'il avait " pris dans ses valises ", et a renouvelé l'ensemble de ses correspondants directs - préfet adjoint pour la sécurité, secrétaire général, secrétaire général aux affaires corses ; quelques directeurs régionaux du type agriculture et forêt seront également mutés. De même, il a souhaité que le changement de commandant de légion se fasse au plus vite, d'autant qu'il n'entretenait pas d'excellents rapports avec mon prédécesseur.
Compte tenu de la situation - que l'on peut qualifier de crise -, alors que ma mutation était prévue pour le 1er juillet, j'ai été détaché auprès de mon prédécesseur à compter du 25 mai. Puis, les choses sont allées très vite : au bout de deux jours, il m'a été demandé de prendre le commandement effectif de la légion dès le 1er juin. Par ailleurs, élément qui ne m'a pas fait extrêmement plaisir, car on aime bien avoir les coudées franches, j'apprends que mon chef d'état-major, qui devait être celui qui servait déjà avec le colonel Quentel, mon prédécesseur, partait précipitamment et qu'il était remplacé par le lieutenant-colonel Cavallier, que je n'aurais pas choisi, connaissant sa réputation.
Le 1er juin, je prends effectivement mes fonctions de commandant de légion et le 2 juin sort la circulaire ministérielle concernant la création du GPS. Je me suis immédiatement rendu dans le bureau du préfet de région, que je ne connaissais pas, pour lui dire le plaisir et l'honneur que j'avais de travailler avec lui et pour lui affirmer que la gendarmerie travaillerait au mieux de ses possibilités et dans les meilleures synergies, aussi bien avec la police qu'avec toutes les institutions qui concourent à la sécurité des personnes et des biens en Corse.
M. le Président : Apparemment, lorsque vous prenez vos fonctions, tout va bien. Sauf avec le lieutenant-colonel Cavallier. Si l'on en croit ce qui nous a été dit, vos relations étaient épouvantables.
Vous n'aviez pratiquement aucun contact avec votre chef d'état-major, ce qui, à l'intérieur d'une légion, pose quand même quelques problèmes. Vous lui aviez interdit l'accès à la préfecture, limité, d'après ce qu'il nous a dit, ses relations avec la gendarmerie. Pourquoi vos relations étaient-elles si difficiles ? Parce que vous ne l'aviez pas choisi, ou parce que vous considériez que le fait qu'il ait été chargé de mission auprès de M. Bonnet faussait les liens qui existent, normalement, entre l'institution militaire et l'autorité administrative ?
Colonel Henri MAZÈRES : Non, pas du tout. J'avais, il est vrai, de mauvaises relations avec le lieutenant-colonel Cavallier, mais pas pour les raisons que vous invoquez.
D'une part, il est vrai que je n'ai pas choisi mes collaborateurs, et, d'autre part, je pense réellement que le lieutenant-colonel Cavallier n'avait pas sa place au sein de l'état-major. Et ce pour plusieurs raisons. Un chef d'état-major, c'est le chef de l'état-major, c'est-à-dire, de façon un peu schématique, l'homme qui coordonne l'action des différents services de l'état-major - les services administratifs et logistiques, la partie ressources humaines, la partie organisation emploi -, qui arrive en même temps que le commandant de légion et qui ferme la porte derrière lui.
Dans certains métiers, on commande, dans d'autres, on se retrouve dans un bureau : on prend les directives du commandant de légion, on étudie et prépare les dossiers avec les différents services de l'état-major, on sélectionne le courrier arrivé, on travaille sur le courrier à signer au départ, etc. En réalité, il n'a pas été mon chef d'état-major.
M. le Président : C'est bien ce qu'il nous a dit : il n'a pas servi à grand-chose au poste où il avait été nommé et, de façon plus générale, il s'interrogeait sur les motifs qui avaient conduit le préfet Bonnet à lui demander de le suivre.
Colonel Henri MAZÈRES : Il y a plusieurs versions et je ne suis pas convaincu que ce soit la bonne. Mais je préférerais vous parler de faits. Le lieutenant-colonel Cavallier était si mal à sa place comme chef d'état-major, que ma direction générale en était convaincue et avait envisagé, dès le mois de décembre 1998, de le relever. Il a été mis au courant de sa future mutation en janvier 1999. J'étais personnellement très heureux de savoir qu'à l'été 1999, j'allais avoir un véritable chef d'état-major, un colonel, qui plus est, plus ancien que les commandants de groupement - ce qui n'était pas le cas de Cavallier.
Mon analyse est la suivante : le lieutenant-colonel Cavallier a été aspiré par le préfet Bonnet et je suis convaincu qu'il a accepté de gaieté de c_ur en se disant qu'il s'agissait là d'un bon tremplin. Très honnêtement, j'aurais fait pareil, sachant que le préfet a dû lui faire des promesses. Seulement Bernard Bonnet ne connaît peut-être pas très bien les statuts et le déroulement de carrière des officiers dans la gendarmerie. Un lieutenant-colonel qui n'a guère plus qu'un an de commandement de groupement ne peut pas se retrouver, au bout de six mois, commandant de légion - ce que souhaitait Cavallier.
M. le Président : Pourquoi M. Bonnet aurait dit cela à un lieutenant-colonel qui n'est pas son ami et qui ne connaît rien au problème corse ? On ne lui demande rien lorsqu'il arrive sur l'île et on lui confie une responsabilité hiérarchique qui, à l'évidence, n'est pas faite pour lui ! Quels sont, selon vous, les motifs qui ont conduit le préfet Bonnet à l'aspirer dans son sillage ?
Colonel Henri MAZÈRES : Le lieutenant-colonel Cavallier est un officier intelligent et brillant. Je pense qu'il a bien réussi en tant que commandant de groupement dans les Pyrénées-Orientales et qu'il a gagné la confiance du préfet. Nous sommes en pleine crise, le préfet Erignac vient d'être assassiné, le préfet Bonnet, qui a été préfet adjoint pour la sécurité, connaît bien la problématique corse et les problèmes qu'il va immédiatement rencontrer avec les forces de police ; il décide donc de partir avec MM. Cavallier et Pardini, deux hommes qu'il connaît, avec lesquels il s'entend bien. Tout cela est compréhensible.
Par ailleurs, il semble que le gouvernement lui donne pratiquement carte blanche ; il en profite pour s'entourer de personnes qui vont le conforter. Il est naturel qu'il s'entoure de collaborateurs avec qui il puisse discuter franchement.
M. Robert PANDRAUD : Pourquoi s'est-il fâché avec le lieutenant-colonel Cavallier ?
Colonel Henri MAZÈRES : Pour moi, l'explication est simple, c'est ma vérité et je suis persuadé que c'est la vérité. En préalable, je dois vous dire que, bien que ses qualités ne soient pas à remettre en cause, Cavallier est par ailleurs un homme ambitieux, certainement trop ambitieux, opportuniste et, je l'ai découvert il y a peu, pervers.
Après avoir estimé avoir trouvé un bon tremplin, au bout de quelques mois en Corse, Cavallier sait qu'il ne peut pas rester au cabinet du préfet. Les énarques comme les policiers se posent des questions et n'apprécient pas : il s'agissait d'une situation totalement atypique. Même ma direction générale qui, au début, l'a acceptée contrainte, estime qu'il faut faire cesser cette situation.
Dès le mois de janvier 1998, alors que je suis à la direction générale, je suis associé, par le directeur général, à toutes les réunions traitant de la Corse. Au cours d'une de ces réunions, sans doute vers le mois de mars, le cas de Cavallier est évoqué : il convient de le ramener au sein de l'institution, mais on ne peut pas, pour ne pas déplaire au préfet, ne pas le laisser en Corse. La direction générale songe à l'affecter à la légion, comme officier supérieur adjoint chargé des opérations - ce qui paraissait tout à fait justifié.
Cependant, je pense que cette décision n'a pas convenu à Cavallier qui n'a pas accepté d'être le numéro 3 de la légion. Et par des artifices que je ne voudrais pas trop expliquer ici, il s'avère que le colonel Arnaud, chef d'état-major qui aurait dû être maintenu et travailler avec moi, sera muté.
M. le Président : Pour quelle raison ?
Colonel Henri MAZÈRES : Pour laisser la place à Cavallier !
Quant à la rupture entre le préfet Bonnet et le lieutenant-colonel, les raisons en sont multiples. Premièrement, je dois jouer mon rôle de commandant de légion ; je ne suis pas là pour travailler en play back ! Je pense être un chef opérationnel, je crois l'avoir prouvé dans le passé, aussi bien en tant que commandant de compagnie qu'en tant que commandant de groupement, et si le directeur général m'a confié ce poste, c'est parce qu'il pensait que j'étais en mesure d'assumer mes responsabilités. Cavallier a dû croire qu'il allait pouvoir jouer de moi, comme il l'a fait avec d'autres, et me " savonner la planche ".
Je pense avoir par mon travail et les résultats obtenus rapidement gagné la confiance du préfet ainsi que peut-être son amitié. On travaille entre 14 et 17 heures par jour en Corse ! Je n'ai pris que deux jours de permission en un an. Le samedi, je suis dans mon bureau et le dimanche matin, avec le préfet, on fait du sport et en même temps on discute. Cavallier se retrouve écarté, en prend forcément ombrage et nous en veut.
Par ailleurs, Cavallier apprend, en décembre 1998, qu'il n'est pas inscrit au tableau d'avancement de colonel. Il prend immédiatement le téléphone et - j'ai un témoin digne de foi qui pourrait le déclarer - appelle le préfet pour lui dire que c'est scandaleux, qu'il n'a pas joué son rôle, qu'il s'est mal débrouillé... - je ferai certainement acter cet épisode, car j'en aurai besoin pour me défendre ; je suis, en ce moment, dans une situation d'humilié et je le supporte de moins en moins. C'est la première fois que je vois un officier se plaindre à un préfet de ne pas l'avoir fait inscrire au tableau d'avancement de colonel ! En général, on s'insurge un bon coup et on attend que les chefs vous téléphonent pour vous présenter leurs condoléances !
Voilà, l'essentiel. Il en voulait au préfet pour ces raisons, mais il m'en voulait également car j'avais pris sa place auprès du préfet et je réussissais : la gendarmerie avait un bilan extrêmement positif. En plus, il savait que j'étais quelque peu à l'origine de sa non-inscription au tableau d'avancement, parce que, quand même, j'avais mon mot à dire ! Cavallier aura par la suite une réaction que je n'ai pas du tout appréciée et qui est pour le moins perverse !
M. le Président : Vous parlez de l'enregistrement ?
Colonel Henri MAZÈRES : Cela va bien au-delà, et je ne souhaite pas rentrer dans le secret de l'instruction. Il vous suffit de lire Paris Match et le Guêpier corse. Ceux qui ne me connaissent pas et qui ont lu ces documents doivent avoir une piètre opinion de moi. Je me sens humilié ! Tout cela a été téléguidé par Cavallier ! Il convient tout de même de savoir que l'avocat des membres du GPS, qui est un de leurs amis, leur a conseillé, s'ils voulaient s'en sortir, de me " charger " ! Il y a eu un " brain-storming ", piloté par l'avocat, conseillé par Cavallier, pour leur indiquer ce qu'ils devaient dire contre moi. Le seul point positif, c'est qu'ils en ont tellement dit, que je peux maintenant contredire leurs propos. Simplement, pour l'instant, la vérité n'a pas été révélée au grand jour. Je n'ai pas l'habitude d'être bafoué et humilié, et j'en souffre énormément.
J'en suis arrivé à souhaiter qu'il y ait des fuites. Une enquête de commandement est actuellement en cours et j'espère que le directeur de cette enquête - le général Parayre - ira au fond des choses. Dès que cette enquête sera terminée, sans doute à la fin du mois, j'espère qu'il y aura des fuites - et s'il le faut, je m'y emploierai - pour qu'enfin, la vérité soit connue. J'espérais que le procès aura lieu rapidement, mais j'ai l'impression qu'il va être reporté et c'est insupportable.
M. le Président : Comment expliquez-vous le comportement de Cavallier : il enregistre une conversation avec le préfet Bonnet, puis efface une partie de cette conversation ! C'est extrêmement grave. Et quand on sait qu'un autre officier de gendarmerie, M. Rémy, a accepté l'effacement d'une partie de la cassette, c'est encore plus grave !
Colonel Henri MAZÈRES : Je ne le savais pas, monsieur le Président.
Je puis simplement vous dire qu'en dehors de l'épisode malheureux des paillotes, soumis au secret de l'instruction, je suis en mesure de répondre à toutes vos questions. Je suis très à l'aise et je considère que la gendarmerie a extrêmement bien travaillé. Que l'on dise que j'étais exigeant, certes, mais je l'étais également envers moi-même et la situation le justifiait !
M. Georges LEMOINE : Je souhaiterais vous poser deux questions, mon colonel. Tout d'abord, quels étaient les rapports que vous aviez avec le général de la circonscription dont vous dépendiez ? Avez-vous eu l'occasion de lui décrire la situation telle que vous nous l'avez présentée ?
Ensuite, selon quels critères avez-vous recruté les gendarmes de l'escadron mobile pour les muter au GPS ? Ils étaient en effet appelés à réaliser des missions très différentes de celles qu'ils avaient l'habitude d'effectuer. Vous nous avez dit, et je crois que vous avez raison, que dans ces circonstances, il convient de s'appuyer sur des personnes qui ont fait leurs preuves et qui ont un profil psychologique confirmé. Aviez-vous une grille de lecture pour composer ce GPS ?
Colonel Henri MAZÈRES : En ce qui concerne mes relations avec le général Parayre, commandant de circonscription à Marseille, il convient de ne pas oublier que la situation en Corse n'a rien à voir avec celle qui existe sur le continent. Par ailleurs, je suis le seul commandant de légion à avoir des compétences en matière opérationnelle.
Le général commandant la circonscription a en charge une légion de gendarmerie mobile et un certain nombre de légions de gendarmerie départementale
- Languedoc-Roussillon, Provence-Alpes-Côte d'Azur et Corse. Je suis un peu à part, mais c'est tout à fait normal. Il est même prévu que dans des circonstances particulières je m'affranchisse de la voie hiérarchique pour traiter directement avec la direction générale. Ce qui veut dire que j'avais régulièrement le directeur de cabinet du directeur général, ou le directeur général lui-même ou le général Lallement au bout du fil. Bien entendu, je prenais la précaution de rendre compte à mon général a posteriori.
Nous étions dans une situation opérationnelle, il convenait de réduire les délais. Et souvent le général n'est pas au fait de certains problèmes ; je ne peux pas tout lui expliquer. Il est vrai que, officiellement, j'étais subordonné au général, mais il n'en demeure pas moins que j'avais une certaine autonomie qui me permettait de traiter directement avec la direction générale.
Quand il y avait un attentat ou des blessés, je ne passais pas par un échelon intermédiaire supplémentaire. J'appelais directement la direction générale, l'officier de gendarmerie se trouvant auprès du ministre de la Défense, ou l'officier de gendarmerie se trouvant auprès de Matignon ; ils étaient, de toute façon, mes correspondants et je restais dans le domaine de la gendarmerie. C'est vrai, je m'affranchissais de la voie hiérarchique d'une certaine façon, même si je rendais compte a posteriori.
M. le Président : Mon colonel, durant la période où vous exerciez le commandement de la légion de gendarmerie en Corse vous avez obtenu des résultats, c'est incontestable. Cependant, l'on peut s'interroger sur le long terme et sur l'absence de coordination entre les différents services de sécurité.
Mais je reviendrai au problème qui vous a, malheureusement, écarté de la Corse, en avril dernier. Obéir à un ordre illégal est-il concevable pour un officier ?
Colonel Henri MAZÈRES : Mais je ne considère pas que l'ordre est illégal ! Bien entendu, pour comprendre cela, il convient de se placer dans le contexte corse. Un préfet a été assassiné, nous sommes dans une situation de crise. A mon arrivée, un attentat par jour est commis - 350 par an ! C'est inacceptable. Et il y en a encore, même si nous avons fait baisser le chiffre de 70 % !
Le préfet de région, en dehors de son caractère particulier - il a été dépeint comme un proconsul, un gouverneur -, a justement du caractère. Il a la confiance du gouvernement, maintes fois renouvelée. Il est légitimé en permanence. Je n'ai malheureusement pas commandé la légion très longtemps, mais j'ai vu passer de très hautes autorités : le garde des sceaux, M. Jean-Jacques Queyranne, M. Chevènement qui vient, dès son retour à son poste, encourager le préfet. Et il a raison, je pense que ce qu'il faisait était bien, sinon je n'aurais pas adhéré à son ordre. C'est la raison pour laquelle je ne le considère pas comme illégal.
M. Chevènement vient en Corse, encourage le préfet, puis vient me voir et s'adresse à moi en des termes dont la teneur est sensiblement la suivante : " Mon colonel, je vous félicite pour tout le travail que vous accomplissez et que la gendarmerie accomplit en Corse. Bon courage, continuez à travailler avec le préfet ". Il n'y a pas de sous-entendus ! C'est clair !
En résumé, une situation de crise, un préfet-gouverneur - mais il faut un homme fort -, légitimé, encouragé. La situation se dégrade de plus en plus - je sais que chacun va se défendre, mais j'espère qu'il le fera le plus honnêtement possible, dans la plus grande dignité possible ; pour l'instant ce n'est pas le cas. Et le préfet décide : ces constructions illégales sur le domaine public maritime sont insupportables, notamment " Chez Francis " qui représente un sanctuaire de l'illégalité et de la contestation.
Je vous rappelle que le 9 avril, lorsque le préfet veut, de la manière la plus légale, détruire deux paillotes avec l'aide de la gendarmerie et du génie, c'est un échec total ! Pour l'Etat de droit et pour le préfet qui le prend très mal.
Vous connaissez les faits : au milieu de cette contestation, à côté des élus, dont deux anciens ministres, Yves Féraud est là avec des nationalistes. Il a rameuté tout le monde. Puis, il y a cette marche des 4/5 des membres de l'assemblée territoriale qui se dirigent vers la préfecture et le préfet qui se retrouve dans son bureau, acculé ! Il demande à son directeur de cabinet de les recevoir et m'appelle pour m'avertir du fiasco. Je vais le retrouver pour le réconforter, et il me demande d'aller voir ce qui se passe sur le terrain. Je découvre ce que tout le monde a vu : les déménageurs corses ont " pactisé " avec les paillotiers, ils boivent un verre ensemble et ne travaillent pas.
J'appelle le préfet pour lui rendre compte de la situation, je lui dis que c'est une vraie catastrophe sauf si l'armée peut faire le déménagement ; cependant, il n'avait requis l'armée que pour démolir les paillotes. Telle était la situation : un préfet de région, dépositaire de l'autorité de l'Etat, empêché de faire appliquer une décision de justice.
Je ne sais pas ce que j'aurais fait à sa place, monsieur le Président. A la réflexion, avec le recul, je pense que j'aurais immédiatement téléphoné à Matignon - où il avait des relations privilégiées - pour recueillir l'accord de poursuivre coûte que coûte ou me faire relever. Il est certain que le soir-même, le préfet disait : " L'Etat a été bafoué, j'ai été bafoué, la paillote "Chez Francis" sera démolie dans les plus brefs délais ". J'ai adhéré.
J'avais deux possibilités : ou j'adhérais et je considérais donc que l'ordre n'était pas illégal - je ne pouvais pas dire au préfet " je ne marche pas dans votre combine ", ce n'était pas possible, la communion était trop forte -, ou je téléphonais à mon directeur général pour qu'il me relève au plus vite de mes fonctions. Je ne pense pas que je lui aurais donné la raison de cette demande, car quand on me demande de partager un secret, je partage ce secret et ne le divulgue pas. Le général Parayre, comme ma hiérarchie, n'était pas au courant.
Monsieur le Président, de manière un peu paradoxale je dirai que l'affaire des paillotes est, pour moi, une affaire totalement réussie ! L'objectif a été atteint : la paillote a été détruite. J'avais fixé deux conditions aux membres du GPS : ne pas se faire repérer et ne pas créer de dégâts collatéraux. Toutes ces conditions ont été remplies.
M. le Président : Mais comment expliquez-vous les traces laissées par les membres du GPS ? Est-ce le syndrome de l'échec ?
Colonel Henri MAZÈRES : Pas du tout, monsieur le Président. L'affaire en elle-même est simple, et il appartiendra au magistrat de bien comprendre. En revanche, je souffre de la thèse complètement farfelue que sont en train de développer mes anciens personnels. Croyez-vous un seul instant que j'aurais confié une telle mission, que je ne considère pas illégale, à des personnes à qui je ne faisais pas confiance, ou qui m'auraient exprimé des réticences ?
L'échec, je vais vous l'expliquer. Il y a eu un report de cette opération ; en effet, afin de ne pas créer de dégâts collatéraux, cette mission a dû être annulée une première fois. Et les bidons d'essence qui ont servi à cette première tentative ont dû être enterrés ; le mélange intime, homogène se dissocie. Il fait très chaud cette nuit-là, et l'essence devenue pure s'évapore extrêmement vite. Le temps qu'ils sortent les bidons, qu'ils aillent ouvrir les bouteilles de gaz, quand les membres du GPS allument le feu, c'est non pas un départ de feu comme prévu, mais une explosion. Aussitôt le capitaine prend feu. Dans les secondes qui suivent des individus voisins de la paillote et alertés par l'explosion vont arriver, certainement armées - nous sommes dans un milieu hostile -, donc pris de panique, les personnels du GPS s'esquivent dans la confusion.
M. Yves FROMION : Il y a eu une première tentative route des Sanguinaires.
Colonel Henri MAZÈRES : Absolument. Le préfet avait décidé de détruire plusieurs paillotes, dont celle des Sanguinaires. S'agissant de la paillote " Chez Francis ", j'ai considéré que cette opération était trop difficile pour que je la réalise personnellement ; il fallait une observation préalable, un guet, une progression, une esquive et un recueil. C'était une opération de type militaire.
M. Yves FROMION : En ce qui concerne la paillote des Sanguinaires, c'est bien vous et M. Pardini...
Colonel Henri MAZÈRES : Tout à fait. C'est bien nous qui avons détruit, d'ailleurs seulement en partie, cette estrade - car pour moi ce n'est pas une paillote -, et si d'ailleurs les membres du GPS ne l'avaient pas raconté dans leur audition, personne ne l'aurait su.
M. Renaud DONNEDIEU de VABRES : Pour en revenir au déroulement de l'enquête sur l'assassinat du préfet Erignac, vous avez dit tout à l'heure - et je comprends parfaitement ce sentiment - que la gendarmerie avait été éc_urée de ce dessaisissement. Vous aviez le sentiment d'une obligation de résultat, avec des instructions très directes du préfet Bonnet.
Face à ce sentiment d'éc_urement de la gendarmerie, quelles étaient vos relations avec la police et les magistrats ? Avez-vous eu le sentiment qu'il pouvait y avoir une seconde enquête ; que celle-ci était légitime puisqu'il était illégitime de vous dessaisir ?
Par ailleurs, vous nous avez dit que la Corse n'était pas un département ou une région comme une autre, et que vos responsabilités, l'organisation même des choses, étaient d'un type un peu particulier : jusqu'où, à vos yeux, pouvait aller cette obligation de résultat ?
Enfin, quel jugement portez-vous sur les membres des forces politiques nationalistes qui ne sont pas forcément des poseurs de bombes ? Comment pensez-vous assurer leur appartenance à la République française ? Quelles étaient les instructions que vous donniez aux militaires placés sous votre autorité à ce sujet ?
Colonel Henri MAZÈRES : J'ai toujours recherché la meilleure synergie avec les forces de police. J'en veux pour preuve que lorsque j'ai quitté le commandement de la gendarmerie de Dax, mon meilleur ami était le commissaire de police. Je peux revenir à Dax et discuter avec le sénateur-maire de l'époque qui se souvient de mes résultats obtenus là-bas. Quand j'ai commandé le groupement de gendarmerie de Seine-et-Marne - M. Didier Cultiaux, l'actuel directeur général de la gendarmerie nationale, qui était à l'époque mon préfet, pourrait en attester -, mes meilleurs camarades, en dehors de mes collaborateurs directs de la gendarmerie, étaient le directeur départemental de la sécurité publique et le directeur départemental des renseignements généraux.
Lorsque j'arrive en Corse, je n'ai aucun préjugé et je suis tout à fait disposé à travailler avec la police et la DNAT. Je puis vous affirmer que j'ai essayé de travailler avec la DNAT mais cela n'a pas été possible.
Selon moi, le terrorisme corse est un terrorisme régional, local, contrairement au terrorisme islamique et même au terrorisme basque, qui s'exportent. Nul n'est mieux armé pour traiter de ce terrorisme que les unités qui sont stationnées en Corse et donc, entre autres, la gendarmerie et le SRPJ. Cependant, la 14ème section du parquet de Paris se saisissait systématiquement des affaires de terrorisme et saisissait la DNAT, au grand regret, d'ailleurs, du procureur général Legras.
M. le Président : Ce n'est pas ce qu'il nous a dit.
Colonel Henri MAZÈRES : Pourtant il a dit et écrit - on pourrait retrouver cet article facilement - que la gendarmerie était tout à fait outillée pour faire de la lutte antiterroriste en Corse.
Dès le début, la DNAT a mené quelques opérations en Corse, notamment sur la plaine orientale, du côté de l'étang de Diane ; nous y étions associés - c'est de cette façon que j'ai connu M. Marion. Bien entendu, je souhaitais vivement collaborer, participer positivement à ces opérations en y investissant des personnels - parmi lesquels des OPJ, le commandant du groupement de la Haute-Corse - et des matériels. Mais j'ai vite compris que nous n'étions là que comme figurants, chauffeurs ou éventuellement pour héberger les OPJ de la DNAT et les aider à trouver leurs cibles. J'ai donc rapidement prévenu M. Marion que nous n'étions plus d'accord pour travailler avec lui, qu'il n'avait qu'à utiliser des personnes de la police, car nous n'étions pas les larbins de la DNAT.
De toute façon, je savais ce qu'il faisait par le biais de certains de ses collaborateurs qui considéraient la gendarmerie comme une force utile et qui continuaient d'entretenir des relations avec mes collaborateurs.
M. le Président : Cette impossibilité de travailler avec la DNAT provenait donc davantage de l'attitude de M. Marion que de celle de ses personnels qui, eux, étaient prêts à travailler avec la gendarmerie ?
Colonel Henri MAZÈRES : Oui, tout à fait.
M. Renaud DONNEDIEU de VABRES : Compte tenu de l'attitude de M. Marion, vous êtes-vous senti investi d'une mission de rééquilibrage de l'enquête...
Colonel Henri MAZÈRES : Non, pas du tout !
M. Renaud DONNEDIEU de VABRES : ... pour, parallèlement à son enquête, continuer vos recherches ? Par ailleurs, bénéficiez-vous, au sein du cabinet du ministère de l'intérieur, d'un véritable soutien ? Car il est certain que différents membres du cabinet du ministère de l'intérieur partageaient votre méfiance à l'égard de la police ; c'est même la raison pour laquelle ils ont quitté le cabinet du ministre.
Colonel Henri MAZÈRES : Je ne suis pas fondé à répondre à votre question. Je voudrais cependant revenir sur l'affaire de Pietrosella.
La gendarmerie est saisie de cet attentat qui, pour moi, au moment des faits est un attentat banal, parmi d'autres attentats. N'oublions pas que nous sommes avant l'assassinat du préfet Erignac. La gendarmerie est saisie, ce qui paraît logique, mais c'est un juge antiterroriste, le juge Thiel, qui hérite de cette petite affaire. Et il met dans son escarcelle un attentat de plus ; ce n'est pas le premier, ni le dernier. Le SRPJ est également saisi. En principe, l'intérêt de saisir plusieurs services tient à ce que chacun peut apporter sa propre réflexion pour élaborer la stratégie la meilleure sous la responsabilité d'un magistrat unique. La gendarmerie, quant à elle, prend cette affaire à c_ur car deux armes lui ont été volées. Elle travaille énormément - certainement plus que le SRPJ - et quand elle sera dessaisie, ce seront une centaine de kilos de dossiers - de procédure - qui partiront au palais de justice !
M. le Président : Certes, mais une procédure mal faite, nous dira M. Marion, non-conforme au code de procédure pénale.
Colonel Henri MAZÈRES : J'attends qu'un magistrat puisse démontrer que la gendarmerie a fait des erreurs de procédure !
La gendarmerie est donc sur cette affaire Pietrosella quand Claude Erignac est assassiné ; assassiné par une arme volée à Pietrosella ! Vous comprenez bien que la gendarmerie a à c_ur de résoudre cette affaire. Et je suis le premier étonné d'apprendre que la gendarmerie n'est pas co-saisie dans l'enquête relative à l'assassinat du préfet ! Nous avons chacun notre sensibilité mais l'on pouvait travailler dans la même direction et peut-être même aboutir au même résultat ; c'est toujours bon d'être plusieurs à travailler sur la même affaire.
Nous travaillons donc uniquement sur Pietrosella et nous le faisons très sérieusement. Je ne veux pas rentrer dans le secret de l'instruction, mais sachez que nous avons énormément travaillé et je suis particulièrement peiné de voir aujourd'hui que certains noms que je connais bien ne sont pas actuellement écroués à la Santé ! Malheureusement, je ne sais pas s'ils y seront un jour, car maintenant l'enquête est quasiment terminée... Mais ce que je vous dis là est tout à fait personnel et je ne pourrais pas le démontrer.
Et donc la gendarmerie travaille... La DNAT est sur la piste agricole et ratisse large à grand renfort de presse. Nous en payons d'ailleurs les conséquences, car lorsque la DNAT interpelle et emmène des agriculteurs à Paris, ce sont des bâtiments administratifs qui sautent en Corse par réaction ! Nous sommes donc sur l'affaire Pietrosella et nous faisons la relation avec l'assassinat du préfet Erignac : c'est bien une arme volée à la gendarmerie de Pietrosella qui a servi à assassiner le préfet. Alors, bien entendu on peut émettre une hypothèse selon laquelle cette arme a été volée à ceux qui ont commis l'attentat de Pietrosella par un groupe totalement dissident qui n'a rien à voir avec l'affaire : on peut aussi déconnecter complètement l'affaire de sorte que la gendarmerie ne travaille pas sur l'assassinat de Claude Erignac. C'est une hypothèse.
Il n'empêche que jusqu'au mois de décembre 1998 - date à laquelle la gendarmerie va être dessaisie - M. Marion est sur la piste agricole et tente, au travers d'un rapport confidentiel, mais qui sort dans Le Monde, de convaincre le juge Bruguière de mettre en examen, pour assassinat et complicité d'assassinat - alors que jusqu'à maintenant ils ne le sont que pour association de malfaiteurs -, Mathieu Filidori, Lorenzoni et Serpentini. Pour lui, l'affaire est résolue policièrement.
Mais au même moment, nous, gendarmes, dans l'affaire de Pietrosella, nous avons avancé et sommes parvenus à la conclusion, après des investigations approfondies menées avec l'institut de recherche criminelle de la gendarmerie, le GSIGN, le GPS, que le groupe Pietrosella entretenait des relations avec d'autres personnages et que nous pouvions peut-être rebondir sur l'affaire Erignac. Bien entendu, nous rendions compte au juge Thiel de nos conclusions, comme de nos interpellations et continuions à travailler avec le SRPJ.
Puis, nous avons été dessaisis, brutalement et à mon avis de manière arbitraire. Je suis donc allé trouver le juge Thiel, en compagnie du chef de la section de recherche, le lieutenant-colonel Gotab, pour plaider la cause de la gendarmerie.
M. Christian ESTROSI : A quelle époque ?
Colonel Henri MAZÈRES : Fin décembre.
Il m'a donc reçu et, sur son bureau, se trouvait le papier dérobé par ce commissaire de police peu scrupuleux et pervers détaché à la direction générale, rédigé maladroitement par un officier de gendarmerie sur le juge Thiel.
Ce commissaire l'avait donné à sa direction générale, M. Marion l'avait lu et s'était empressé d'en donner un exemplaire au juge Bruguière en lui disant " voyez comme le juge Thiel est mauvais, même les gendarmes le disent ", et un exemplaire au juge Thiel en lui disant " voilà ce que les gendarmes pensent de vous " ! Ainsi, il avait gagné sur les deux tableaux. Telle est certainement la vérité !
Lorsque le juge Thiel me reçoit, il me parle de ce document. Je lui réponds immédiatement que ce document ne vient pas de Corse ! Ce papier, jamais il n'aurait dû l'avoir. Je lui ai donc expliqué que la raison d'Etat était plus importante que cette note et qu'il était hors de question de se chamailler pour si peu. L'incident passé, il m'assure que la gendarmerie est la meilleure. Je l'invite à déjeuner avec mon chef de la section de recherche au mess de la garde républicaine, et tout se passe bien.
Je lui demande comment il pouvait nous dessaisir alors que nous avions des preuves, une montagne d'analyses, d'observations, de recoupements ! Il me répond que je ne dois pas m'en faire, que la réunion des procédures allait avoir lieu - réunion que tout le monde appelait de ses v_ux -, et donc qu'il y avait réunion des enquêteurs, etc... Toujours est-il que nous avons été dessaisis et jamais associés.
Alors maintenant, que l'on dise que nous étions mauvais !... J'attends que les magistrats le démontrent. D'aucuns, notamment la police, disent que nous avons été mauvais. Mais lorsqu'on appartient à un autre service et que l'on va interpeller quasiment les mêmes personnes, il ne faut peut-être pas le faire sur la base des procédures de cet autre service ! On doit tout reconstruire pour essayer de faire en sorte que ce soit totalement décorrélé.
Je vous affirme donc qu'il n'y a pas eu d'enquête parallèle : mais effectivement une enquête qui s'avérera convergente. Au même titre que la DNAT résout l'affaire Erignac et rebondit sur Pietrosella. Eh bien, nous, nous allions résoudre Pietrosella et certainement rebondir sur Erignac ! Et nous l'aurions fait sous le contrôle du juge et en liaison avec la DNAT.
M. Yves FROMION : Vous avez bien eu, de la part du préfet Bonnet, en octobre 1998, des noms qui vous ont permis de rentrer dans la fameuse nébuleuse...
Colonel Henri MAZÈRES : Justement non ! Ces noms n'étaient que la confirmation de ce que nous avions. Nous en savions plus.
M. le Président : En fait, selon vous, l'affaire Erignac a été élucidée, mais ceux qui ont été arrêtés ne sont qu'une partie d'une nébuleuse beaucoup plus importante ?
Colonel Henri MAZÈRES : Monsieur le Président, il convient d'être extrêmement prudent dans nos propos tant que l'affaire n'a pas été résolue. Cependant, il est vrai, selon moi, que certains personnages auraient dû faire l'objet d'investigations plus précises ; peut-être serions-nous alors arrivés à des résultats un peu plus globaux.
Mais au plan de la procédure, nous avions ces noms bien avant que le préfet me les communique.
M. Yves FROMION : L'avez-vous dit au préfet ?
Colonel Henri MAZÈRES : Non, je ne lui ai pas dit. A vrai dire, je ne me souviens plus de ce que je lui ai dit.
M. le Rapporteur : Saviez-vous qu'il avait un informateur ?
Colonel Henri MAZÈRES : Oui.
M. le Président : Que tout le monde connaît, apparemment...
Colonel Henri MAZÈRES : Les policiers l'ont même interpellé ! Ils ont d'ailleurs signé son arrêt de mort ce jour-là ! Mais ils assumeront. Quand on sait qu'il s'agit d'un informateur, on prend des précautions !
Je ne peux pas rentrer dans le secret de l'instruction, mais il est vrai que nous connaissions cet informateur ; nous avions des informations sur lui, par ailleurs, qui confirmaient cela.
M. Yves FROMION : En résumé, vous aviez les trois noms que le préfet a donnés au procureur de Paris ?
Colonel Henri MAZÈRES : Absolument ! Et ce n'est d'ailleurs pas grâce à moi. Je ne vous citerai pas de nom, mais l'un de mes personnels hauts placés a eu de bons renseignements. On travaillait sur le renseignement...
M. le Rapporteur : Vous travailliez avec les renseignements généraux ?
Colonel Henri MAZÈRES : Non !
M. le Rapporteur : Qu'en pensez-vous ? Ils avaient posé des balises...
Colonel Henri MAZÈRES : Oui, mais c'est tout à fait légal !
M. le Rapporteur : On vous observait ?
Colonel Henri MAZÈRES : ... Je ne veux pas rentrer dans un débat tout à fait ahurissant ! Quand je suis sur une enquête avec les policiers, je ne vais pas copier ce qu'ils font ! Si l'on tombe sur les mêmes objectifs, il faut collaborer, communiquer. Dans l'affaire qui nous intéresse, je crois que l'on a été espionné maladroitement.
Quant à l'affaire des balises, je ne sais pas. Baliser un véhicule, c'est légal. Et les véhicules qui ont été balisés ont fait l'objet de rapports, de comptes rendus qui sont joints à la procédure. C'est de l'observation. Et il est vrai que l'on a suivi un véhicule vers Cargèse.
M. Christian ESTROSI : Mon colonel, vous avez, dans votre exposé liminaire, montré d'un doigt accusateur la DDE et ses agissements dans un certain nombre de dossiers. Pensez-vous qu'il existe un lien entre des dossiers instruits par la DDE et l'affaire Erignac ?
Colonel Henri MAZÈRES : Je ne le pense pas.
M. Christian ESTROSI : En matière de surveillance, les noms identifiés par la gendarmerie et le préfet à partir d'octobre, novembre...
Colonel Henri MAZÈRES : ... Permettez-moi de vous interrompre, mais ces noms-là, nous les avions dès juillet !
M. Christian ESTROSI : Ces noms ont-ils été placés sous surveillance par vos services ?
Colonel Henri MAZÈRES : Je suis ennuyé pour vous répondre, car j'ai signé un document précisant que vous êtes susceptibles de publier tout ou partie de mon audition ; c'est le " tout " qui m'ennuie.
M. le Président : Si vous nous le demandez, mon colonel, nous ne publierons pas les passages de votre audition que vous ne souhaitez pas voir publiés.
Votre audition est extrêmement importante pour nous. Je sens que vous êtes très touché par cette histoire, ce que je comprends, et j'apprécie beaucoup la sincérité de vos propos. Je considère qu'il s'agit même d'une des auditions qui nous permettent de mieux comprendre ce qui s'est passé en Corse. Nous vous en remercions. Il n'y a pas de piège de notre part : nous voulons comprendre et votre audition est un élément essentiel.
Vous avez compris que, au fil des mois qui se sont écoulés, nous nous sommes fait une certaine idée du comportement des uns et des autres. Et votre audition me conforte dans les déclarations que j'ai faites.
Colonel Henri MAZÈRES : Sans vouloir vous faire un cours, permettez-moi de vous rappelez qu'il y a deux types d'écoutes légales : les écoutes judiciaires, dans le cadre de commissions rogatoires, et les écoutes administratives qui sont classées " secret défense " et autorisées par le Premier ministre - et en nombre extrêmement limité.
Je peux vous donner ma parole que toutes les écoutes administratives que la gendarmerie a effectuées en Corse ont été autorisées de la manière la plus légale. Nous avons donc écouté des personnes - dont je ne peux révéler les noms du fait du secret défense - de manière administrative, mais de manière également très contraignante. La gendarmerie s'est en effet imposée des contraintes encore plus fortes que celles stipulées par la loi. A tel point que même M. Mandelkern a été très surpris. Ces garde-fous étaient tellement insupportables que je souhaitais presque qu'il y ait un incident pour que je puisse démontrer à mon directeur général que nous n'agissions pas dans le bon sens.
Second point, les écoutes judiciaires priment sur les écoutes administratives. C'est-à-dire qu'une écoute administrative peut être retirée si une écoute judiciaire est décidée.
M. Christian ESTROSI : Ces personnes identifiées ont dû faire l'objet d'une surveillance physique, afin qu'elles ne puissent s'échapper. La fuite d'Yvan Colonna aurait-elle pu avoir lieu sous votre commandement ?
Colonel Henri MAZÈRES : Oui, puisque dès que nous avons été dessaisis, nous avons cessé toutes les investigations et les surveillances ! On ne pouvait pas gêner le service qui avait en charge les affaires Erignac et Pietrosella.
Je ne vous en ai pas parlé tout à l'heure, mais sachez que lorsque nous avons été dessaisis, je suis allé voir le juge Thiel ; je suis aussi allé trouver le juge Bruguière pour lui dire combien je souhaitais qu'il réussisse, qu'il en allait de l'intérêt supérieur de l'Etat ! Bien entendu, j'ai essayé de le sensibiliser aux conséquences de notre dessaisissement. J'ai senti qu'il était particulièrement intéressé par les documents que je lui ai montrés, mais cela n'a pas été suivi d'effet.
M. Jean MICHEL : Comment expliquez-vous la disparition d'Yvan Colonna ?
Colonel Henri MAZÈRES : Je ne sais pas. On entend les explications les plus fantaisistes et les plus farfelues. D'aucuns disent même qu'il a bénéficié de l'aide de M. Marion pour s'enfuir en Amérique du Sud ! Mais personnellement, je n'en sais rien.
Vous savez, professionnellement, on connaît plus d'échecs que de réussites. Ou si certaines affaires sont des réussites policières, elles sont des échecs judiciaires. Je connais des personnes, en Corse, qui ont du sang sur les mains ; " policièrement ", nous en sommes convaincus, mais nous n'arrivons pas à le démontrer sur le plan judiciaire.
Vous comprendrez peut-être plus facilement pourquoi j'ai, au début, menti dans cette affaire - mais je l'ai assumé. C'est vrai, j'ai menti et dit que le GPS était là par hasard. Vous-mêmes en auriez douté ! Encore fallait-il le démontrer ! Il en allait, pour moi, de l'intérêt supérieur de l'Etat. Mais, ensuite, je n'étais pas en mesure d'étouffer l'affaire. S'il n'y avait pas eu ce phénomène Cavallier, il y aurait peut-être eu beaucoup de doutes, sans que nous en soyons là aujourd'hui.
M. Yves FROMION : Vous nous confirmez donc qu'en ce qui concerne la destruction des deux paillotes, l'ordre provenait directement du préfet ?
Colonel Henri MAZÈRES : Bien sûr. Et cela ne fait aucun doute pour les autorités judiciaires. Je suis simplement stupéfait que le préfet ne l'assume pas. J'avais une profonde admiration pour lui et il me déçoit beaucoup en agissant ainsi.
M. le Président : Mon colonel, je vous remercie pour cette très intéressante audition.
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tome II, auditions, vol. 8