Mission d’information sur le Rwanda

SOMMAIRE  DES COMPTES RENDUS D’AUDITIONS
DU 30 JUIN 1998 AU 9 JUILLET 1998

Pages

 

Mardi 30 juin 1998

— M. Gérard PRUNIER, chercheur au CNRS

181

— Colonel Alain LE GOFF, Chef du bataillon logistique Turquoise (20 juin-30 août 1994)

211

— Colonel André SCHILL, Chef de la cellule affaires humanitaires Turquoise (25 juin-
23 août 1994)

211

— M. Michel ROCARD, Premier Ministre (mai 1988-mars 1991), Député européen

223

— Mme Edith CRESSON, Premier Ministre (1991-1992), Commissaire européen

223

— M. Roland DUMAS, Ministre des Affaires étrangères (mai 1988-mars 1993), Président du Conseil constitutionnel

223

— Mme Edwige AVICE, Ministre de la Coopération et du Développement
(mai 1991-avril 1992)

223

Mercredi 1er juillet 1998

— M. Ahmedou OULD-ABDALLAH, ancien représentant spécial du Secrétaire général de l’ONU au Burundi

249

Jeudi 2 juillet 1998

— M. Bernard LODIOT, Ambassadeur en Tanzanie (22 mars 1990-10 décembre 1992)

263

— M. Georges ROCHICCIOLI, Ambassadeur en Tanzanie (10 décembre 1992-4 mai 1995)

269

— M. Jean-Christophe BELLIARD, Premier Secrétaire de l’ambassade de France en Tanzanie (avril 1991-juillet 1994), représentant de la France en qualité d’observateur aux négociations d’Arusha

277

Mardi 7 juillet 1998

— M. Yannick GÉRARD, Ambassadeur en Ouganda (18 août 1990-6 août 1993)

295

— M. François DESCOUEYTE, Ambassadeur en Ouganda (janvier 1994-décembre 1997)

305

— M. Claver KANYARUSHOKI, Ambassadeur du Rwanda en Ouganda (jusqu’en août 1994)

317

— M. Herman COHEN, Conseiller pour les Affaires africaines du Secrétaire d’Etat américain aux Affaires étrangères (avril 1989-avril 1993)

325

Mercredi 8 juillet 1998

— M. Henri RETHORÉ, Ambassadeur au Zaïre (20 juin 1989-8 décembre 1992)

337

— M. Jacques DEPAIGNE, Ambassadeur au Zaïre (28 juillet 1993-12 janvier 1996)

347

— M. Marcel CAUSSE, Ambassadeur au Burundi (6 février 1990-17 février 1993)

353

— M. Henri CRÉPIN-LEBLOND, Ambassadeur au Burundi (17 février 1993-
5 janvier 1995)

361

Jeudi 9 juillet 1998

— M. Robert DE RESSEGUIER, Médecin en chef des services, Adjoint santé du COMFORCES Turquoise (20 juin-22 août 1994)

379

— M. François PONS, Médecin en chef, Chef de l’antenne chirurgicale parachutistes Turquoise (22 juin-22 août 1994)

379

 

Audition de M. Gérard PRUNIER

Chercheur au CNRS

(séance du 30 juin 1998)

Présidence de M. Paul Quilès, Président

 

Le Président Paul Quilès a accueilli M. Gérard Prunier, chercheur au CNRS, spécialiste de l’histoire africaine et auteur d’un ouvrage largement cité et commenté sur le génocide rwandais, paru d’abord en anglais, en 1995, avant d’être publié en français en 1997.

 

M. Gérard Prunier s’est d’abord félicité de l’existence de la mission d’information. Il a déclaré que, comme beaucoup de ceux qui ont été mêlés au drame rwandais, il avait été, pendant longtemps, en état de choc, qu’il avait été très pessimiste sur les chances que le rôle très ambigu de la France dans cette tragédie soit un jour sérieusement examiné, et qu’il était extrêmement heureux que tel ne soit pas le cas. Il a indiqué qu’il avait tout lieu d’espérer, et qu’il espérait effectivement que la mission d’information jouerait son rôle jusqu’à la plénitude de ses potentialités.

Il a précisé qu’il souhaitait témoigner à deux titres, d’une part, en tant que chercheur africaniste spécialiste de l’Afrique orientale, fort d’une expérience de vingt-huit ans de cette région, où il est arrivé en 1970, et, d’autre part, en tant que responsable de l’Afrique orientale au secrétariat international du parti socialiste durant la crise rwandaise. Il a ajouté qu’il avait pu ainsi avoir un double regard à la fois sur les événements qui se déroulaient sur place en Afrique et sur la manière dont ils étaient gérés à Paris, même s’il n’avait jamais eu le moindre rôle dans la prise de décision, le privilège et la frustration des experts étant de voir beaucoup et de ne décider jamais, et qu’il essaierait, en historien, de restituer la réalité d’un certain nombre d’événements dissimulés sous le masque du discours politico-administratif.

Il a d’abord noté qu’en visionnant les enregistrements vidéos des auditions de la mission d’information, dont certaines étaient des plus importantes puisqu’elles concernaient des responsables politiques tels que MM. Balladur, Léotard, Jean-Christophe Mitterrand et Védrine, il avait été frappé par le fait que, très souvent, ces témoignages se situaient soit à un niveau très général, la défense de l’action de la France ou d’une politique globale, soit à un niveau d’extrême détail, tel que la transmission d’une note au Président de la République. Il a ajouté que, dans les deux cas, cette présentation ne lui paraissait pas refléter la réalité telle qu’il l’avait vécue, soit sur place, en Ouganda et au Rwanda, soit à Paris, et qu’il avait, à l’époque, trouvée très grumeleuse et très rude.

Pour préciser sa pensée, il a insisté sur le fait qu’il ne portait aucune accusation mais qu’il retrouvait plutôt là, comme le disait à plusieurs reprises M. Léotard le 21 avril, " le reflet de l’éloignement du Rwanda qui est à sept mille kilomètres du territoire métropolitain ", et fait remarquer, que dans ces témoignages officiels, les sept mille kilomètres étaient présents de manière effrayante.

Se demandant en conséquence ce qui s’était réellement passé au Rwanda, il a cité M.Védrine dans son témoignage du 5 mai : "J’ai toujours vu François Mitterrand se poser en continuateur d’une politique qui remontait au général de Gaulle. Il estimait que la France avait en Afrique un engagement de sécurité (...) le Rwanda, c’était un raisonnement du même type" et a estimé que toute l’ambiguïté résidait dans cette notion de sécurité.

Il a alors souligné que la signification particulière du concept de sécurité en Afrique remontait à la décolonisation. Il y avait après la deuxième guerre mondiale quatre puissances coloniales principales en Afrique ; les décolonisations belge et portugaise ont été des catastrophes sans mélange ; la Grande-Bretagne, dont la situation était la plus proche de la France du fait de l’importance des territoires qu’elle contrôlait et de son ancienne rivalité avec elle, a évolué de façon différente après la décolonisation. Sur ce point, il a noté que le dernier engagement anglais sérieux avait eu lieu lors de la guerre du Biafra, avec l’aide apportée au gouvernement fédéral nigérian entre 1966 et 1970 pour maintenir l’intégrité territoriale du Nigéria, mais que, après la catastrophe biafraise, la Grande-Bretagne s’était elle aussi désengagée.

Il a fait valoir, en revanche, que le cas de la France était unique et étonnant, et tenait largement à un certain nombre de circonstances historiques françaises, notamment au traumatisme de la défaite de 1940, à la personnalité du général de Gaulle, et au souci de celui-ci de maintenir le rang et la grandeur de la France dans un monde où sa place d’ex-super-puissance ne cessait de lui échapper. Il a jugé que la décolonisation de 1960 n’avait pas été une décolonisation, que la France était demeurée obsédée par l’idée que sa couvée de petits poussins noirs sur le continent africain lui permettait, en regroupant derrière elle une alliance, une sorte de diaspora, d’accroître son poids et contribuait à son maintien au rang de grande puissance, que l’on pouvait mesurer lors des votes aux Nations unies.

Il a ajouté qu’ainsi une relation spécifique s’était créée, qui n’était pas une relation néo-coloniale, bien que l’extrême gauche l’ait parfois qualifiée ainsi, puisqu’il n’y avait pas de décolonisation. C’était une relation qui restait une relation d’allégeance à la fois sur le plan économique, sur le plan de la sécurité, et, peut-être encore plus gravement, à son avis, sur le plan de la dépendance psychologique.

Sur ce plan, ajoutant qu’il était beaucoup plus familier de l’Afrique non francophone que de l’Afrique francophone, et de terrains exotiques pour les Français, comme l’Ethiopie, l’Ouganda et le Soudan, il a insisté sur l’extraordinaire différence de structure psychologique entre les dirigeants de ces pays et les dirigeants de l’Afrique francophone ; alors que ceux-ci ne cessent de regarder vers Paris, et sont de fins connaisseurs de la politique française, les dirigeants du restant de l’Afrique ne regardent pas vers Lisbonne, vers Londres, pas même vers Washington. Il a conclu que le cordon ombilical entre les dirigeants africains francophones et Paris n’avait jamais été coupé.

M. Gérard Prunier a alors expliqué que cette introduction avait eu pour but d’essayer d’identifier les éléments de l’enchaînement qui a entraîné la France dans l’affaire rwandaise.

Rappelant que l’engagement de sécurité dont M. Védrine attribuait le souci au président Mitterrand et dont il faisait remonter la genèse au général de Gaulle, s’était concrétisé pour la première fois en 1965 au Gabon avec le rétablissement au pouvoir de Léon M’Ba par les parachutistes français, il a fait valoir que les diverses interventions françaises en Afrique, à l’exception notable de celle du Tchad, n’étaient pas destinées à défendre des pays contre des agressions extérieures, mais qu’elles avaient eu essentiellement pour but le maintien au pouvoir d’un gouvernement ou son remplacement par un autre, selon que celui-ci avait, n’avait pas ou n’avait plus l’onction du Seigneur à Paris.

Il a ajouté qu’il y avait dans cette relation quasiment symbiotique que la France entretenait avec les pays africains francophones des côtés tout à fait touchants et un amour certain de l’Afrique, très peu de racisme et un certain romantisme, mais fait observer que cette relation présentait aussi l’inconvénient d’avoir conforté constamment la prédation des alliés privilégiés de la France, le cas le plus spectaculaire étant celui du maréchal-président Mobutu.

Il a précisé qu’à la faveur de ce lien, à la faveur d’une situation où les chefs d’Etat africains se souciaient beaucoup plus de savoir s’ils étaient bien en cour à Paris que de s’assurer qu’ils disposaient d’un soutien suffisant auprès de leur propre population, s’était créé, à l’intérieur des pays du pré carré, un type de structure socio-économique unique caractérisé par la prédation exercée par une bourgeoisie qui n’était pas à base économique comme celles qu’on a connues en Europe ou que l’Asie connaît aujourd’hui, mais qui constituait une classe bureaucratique, confortée par une ex-métropole coloniale.

Abordant l’action de la France au Rwanda, il a indiqué que, le 5 octobre 1990, alors qu’il était dans le bureau de M. Jean-Christophe Mitterrand, sans lien avec le Rwanda, le président Habyarimana avait appelé ce dernier qui, après une conversation de cinq minutes, lui avait dit après avoir raccroché : " Ah, on va lui envoyer quelques bidasses, au petit père Habyarimana, et dans un mois, tout sera fini ".

Il a fait valoir que la familiarité de ce type de remarque est bien plus révélatrice de l’état d’esprit qui préside aux rapports que la France entretient avec l’Afrique que le libellé même des notes officielles. Ajoutant que ce n’était pas la première fois qu’on envoyait quelques troupes, qu’il s’agissait d’une pratique courante et que, le plus souvent, au bout d’un mois, tout était fini, il a souligné que l’application de cette méthode au Rwanda avait eu des conséquences très graves, la France se trouvant face à un système social où sa conception des rapports avec l’Afrique n’était plus opératoire et où il était hors de question que quelques bidasses puissent rétablir la situation.

Il a alors décrit ce qu’étaient les Tutsis et les Hutus. Il a précisé qu’il ne s’agissait en aucun cas d’ethnies. Une ethnie est en effet une micro-nation qui avait, avant l’arrivée, soit des musulmans, soit des colonisateurs européens et du christianisme, sa propre religion, son propre terroir, sa propre langue, sa propre culture. Faisant remarquer qu’il n’y avait ni langue, ni culture, ni religion spécifique aux Tutsis ou aux Hutus, mais qu’ils partageaient au contraire ces trois éléments, il a jugé qu’il s’agissait de ce que l’on appelait dans l’Europe d’avant 1789, des ordres, et de ce que l’on désigne en allemand par le mot Stand, c’est-à-dire des groupes structurés à partir de leur activité, et souligné que si, dans leur cas, ils avaient peut-être des origines raciales différentes dans un passé distant de cinq, six ou sept siècles, ils avaient par la suite largement fusionné dans des intermariages.

Il a indiqué que, dans le Rwanda précolonial, ces groupes sociaux, ces ordres, étaient inégaux et qu’il ne fallait pas tracer de cette époque une image paradisiaque, comme on a parfois voulu le faire. Il a ajouté que la société rwandaise était une ancienne société étatique, aristocratique, structurée, non pas dans le cadre des ethnies acéphales que l’on connaît dans la zone de la grande forêt ou dans le Sahel, mais bien d’un Etat-nation dont les frontières étaient grossièrement celles d’après la décolonisation, comme au Burundi voisin, faux jumeau du Rwanda. Il a souligné que le caractère inégalitaire de la société rwandaise avait été aggravé par la colonisation, pour des raisons toutes simples de simplification administrative et d’économie. Il a précisé, en effet, que le colonisateur, d’abord allemand, puis belge, soucieux de ne pas dépenser trop d’argent, avait renforcé l’inégalité en utilisant les Tutsis pour manipuler la situation, non pas avec des vues diaboliques, mais simplement dans une perspective d’efficacité économique à court terme.

Il a fait valoir qu’on avait créé ainsi une société qui constituait une véritable bombe, où les tensions sociales, renforcées par l’approfondissement des inégalités dans le cadre du système colonial, avaient abouti, au moment de la décolonisation, en 1959, au massacre : la première expression de la démocratie a été le massacre et la démocratisation a été l’occasion pour les victimes d’un système inégalitaire, une fois le Blanc parti, de se venger avec une extraordinaire brutalité sur ceux qu’ils estimaient être responsables de ce système.

Il a ajouté que, de ce fait, le pays dans lequel avait été lancée l’opération Noroît en 1990 n’avait rien à avoir avec ceux que la France connaissait, avec l’aimable Sénégal, ou l’aimable Côte d’Ivoire, et qu’en fait la France ne savait pas dans quel pays elle arrivait ; précisant que pour quelqu’un qui connaît la région, c’était une évidence éclatante, il a estimé que les acteurs de la politique française, à défaut de connaître le pays où ils allaient intervenir, auraient pu au moins être conscients de l’ignorance dans laquelle ils se trouvaient et de la nature du terrain sur lequel ils posaient le pied.

S’agissant de l’opération Noroît, il a jugé qu’elle n’était pas forcément négative ; il a considéré qu’une prise de pouvoir extrêmement rapide et par les armes d’un groupe d’enfants de réfugiés tutsis – le général Kagame, l’actuel réel maître du Rwanda, étant âgé de deux ans lors de son départ du Rwanda en 1960 –, en octobre ou novembre 1990, aurait été une catastrophe. Il a estimé cependant que l’opération Noroît ne pouvait se concevoir que comme un moyen de chantage vis-à-vis du gouvernement Habyarimana, qu’il aurait fallu dire à celui-ci que son régime s’était construit depuis vingt-cinq ans sur la discrimination raciale, que les Rwandais avaient institutionnalisé un système d’apartheid, avec une rigueur variable, que s’il voulait que la France le sauve, il devait en contrepartie accepter l’ouverture, la décrispation, la restructuration profonde d’un Etat qui n’avait rien à envier, dans sa philosophie politique, à l’Afrique du sud. Il a précisé que le fait que l’apartheid se soit exercé entre Noirs n’était pas du tout un critère déterminant et qu’on avait connu en Europe des racismes entre gens à peau blanche.

S’interrogeant sur la politique française à l’égard du Rwanda, au-delà du court terme, et de la sécurisation d’un régime dont le renversement brutal par une force armée n’aurait rien résolu, il a mis l’accent sur le problème de la manipulation de la France par ses partenaires rwandais. Il a fait valoir qu’on avait tort de voir toujours la relation entre l’Afrique et l’Europe sous l’aspect d’une domination de l’Européen apte à manipuler son partenaire africain et que très souvent, dans son expérience de la politique dans cette région du monde, il avait vu le contraire, les Ethiopiens manipuler les Russes à la période communiste, ou au Soudan le maréchal-président Nemeyri manipuler les Américains pour ses buts politiques personnels. Il a estimé que les Rwandais avaient à leur tour très habilement manipulé la France.

Il a illustré son propos par ce qu’il a appelé la soi-disant attaque de Kigali par le FPR, dans la nuit du 4 au 5 octobre 1990, au cours de laquelle des milliers de coups de feu ont été tirés. Relevant qu’au matin du 5 octobre, il n’y avait pas un mort et pas un seul impact de balle sur les bâtiments, il a expliqué ce phénomène par le fait que, cette soi-disant attaque ayant été mise en scène par les Forces armées rwandaises, à l’instigation de leur propre état-major, pour impressionner les Français, on leur avait demandé de ne pas tirer sur les bâtiments. Il a ajouté qu’il serait curieux de voir l’écho qu’avait eu cette intoxication grossière dans les dépêches de l’ambassadeur de France au Rwanda et précisé, qu’à l’époque, lorsque lui-même en avait parlé avec M. Jean-Christophe Mitterrand, celui-ci semblait croire à la réalité de cette attaque, à moins qu’il ait seulement feint d’y croire.

Il a insisté sur le fait qu’au Rwanda, la France était face à une culture étatique ancienne, que toute l’histoire du royaume du Rwanda s’apparentait aux Chroniques italiennes de Stendhal, faite de conspirations, de meurtres, de manipulations politiques, que c’était là l’Italie du XIVe siècle, et estimé que la France arrivait dans cet univers avec une bonne volonté digne d’une meilleure cause.

Il a tenu à signaler que les Américains se retrouvaient désormais vis-à-vis du gouvernement rwandais exactement dans le même type de relations aux prises au même type de manipulations, et ce, avec la même naïveté.

Il a ajouté que la France avait ainsi, dès le départ, de fausses grilles de raisonnement, qui ressortaient très bien des auditions auxquelles la mission d’information avait procédé. Il a cité deux exemples tirés des auditions de MM. Balladur et Védrine. S’agissant de M.Balladur, il a rappelé que, le 21 avril, celui-ci avait dit que son but était de voir la majorité hutue associer le FPR au gouvernement. Faisant remarquer que cette expression impliquait que le gouvernement du général Habyarimana représentait en lui-même la majorité hutue, il a jugé qu’on sombrait là dans une sorte de communautarisme, et que si l’on considérait que le fait d’être un Hutu permettait de représenter tous les Hutus, cela signifiait qu’on admettait qu’il n’y avait pas de place pour l’expression individuelle que seuls pouvaient s’exprimer le Stand, " l’ordre ", le groupe, le clan, la tribu et que, dès lors, la notion de démocratie n’avait plus aucun sens. Il a ajouté que le fait de raisonner ainsi - les Hutus sont 85 %, donc, le général Habyarimana les représente, puisqu’il est hutu - était l’exact reflet de la théorie raciste que proposait l’Etat rwandais lui-même, puisqu’en kinyarwanda, le terme rubanda nyamwinshi "le peuple majoritaire", renvoyait à une sorte de logique coextensive, selon laquelle les Hutus formant 85 % de la population, il suffisait que l’un d’entre eux soit au pouvoir pour que la démocratie soit réalisée.

S’agissant de M. Védrine, il a estimé qu’il était encore plus étonnant dans son témoignage du 5 mai lorsqu’il disait: "Habyarimana est Hutu, il représente donc au moins 80 % de la population" et qu’il ajoutait : "On se demande bien pourquoi il devrait partager le pouvoir avec l’infime minorité tutsie". Supposant qu’à cette aune, n’importe quel président français représente 100 % de la population, puisqu’il est français, il a fait observer que c’était là l’expression même de la pensée communautariste, c’est-à-dire de la philosophie politique qui sous-tendait le régime qui a produit le génocide. Il a ainsi conclu que lorsque les responsables français raisonnaient ainsi à propos des Rwandais, lorsqu’ils se laissaient intoxiquer par leur philosophie politique, ils entraient en fait dans la logique de leur esprit de discrimination interne et faisaient leur la pensée de type apartheid qui présidait au fonctionnement du régime rwandais. Précisant qu’ils n’agissaient certainement pas ainsi de propos délibéré, mais plutôt de façon involontaire, il a estimé que ce n’était pas pour autant plus excusable.

Il a ensuite exposé que les pouvoirs publics français n’avaient prêté aucune attention aux clignotants qui s’allumaient sur le tableau de bord au fur et à mesure que s’affirmait la présence de la France au Rwanda. Il a rappelé que, dès octobre 1990, il y avait eu des massacres et que ceux-ci avaient redoublé en janvier 1991 avec les tueries de la région du Bagogwe. Soulignant que les Bagogwe étaient des Tutsis restés fidèles à leur mode de vie traditionnel, c’est-à-dire les derniers nomades pasteurs, des gens à l’ancienne mode et dont personne ne se souciait beaucoup, il a indiqué que leur massacre, en janvier 1991, marquait le début de l’activité des escadrons de la mort rwandais et correspondait à un moment où les tueurs n’étaient pas encore bien organisés. A propos des Bagogwe, il a indiqué que l’image du Tutsi nomade pasteur n’avait plus de sens dans le Rwanda moderne avec ses 8 millions d’habitants sur 23 000 kilomètres carrés car il n’y avait plus suffisamment de place. S’agissant des tueurs, M. Gérard Prunier a ajouté qu’on allait les voir beaucoup mieux organisés en mars 1992, lors des massacres du Bugesera, plus graves, plus importants, plus structurés. Précisant que son collègue belge Filip Reyntjens avait appelé leur mode d’organisation le "réseau zéro", parce que la philosophie de ce réseau aurait été : "zéro Tutsi, c’est bon pour le Rwanda", il a indiqué qu’on n’était pas sûr que cette appellation ait correspondu à une réalité aussi clairement formulée.

Relevant que ces massacres étaient organisés par des groupes para-gouvernementaux, que ces clignotants étaient sous les yeux des responsables français, il s’est demandé si ces derniers ne les voyaient pas parce qu’ils étaient aveugles ou parce qu’ils ne voulaient pas les voir.

Il a ajouté qu’une Italienne était morte pour l’avoir dit, qu’elle s’appelait Antonia Locatelli, et qu’elle était non pas une religieuse mais une laïque qui vivait au Rwanda depuis dix-huit ans, et qui connaissait très bien les habitants de sa commune du Bugesera. Présente pendant les massacres, elle a parlé en direct sur RFI. Elle a dit: "Je sais que les gens qui sont venus commettre ces meurtres sont venus de l’extérieur. Ils ont été amenés par des véhicules des services gouvernementaux. Contrairement à ce que l’on dit, ce n’est pas une colère populaire qui s’exercerait contre les Tutsis, c’est un mouvement délibéré du gouvernement pour commettre des meurtres de type politique." Ayant osé parler en direct sur RFI, elle a été assassinée le lendemain par les mêmes tueurs.

M. Gérard Prunier a souligné que, pendant ce temps, non seulement la France ne voyait rien, mais qu’au contraire, elle était en train de collaborer militairement. Rappelant que M. Léotard avait dit devant la mission d’information qu’il existait, dans le cadre des DAMI, une coopération de l’armée française avec l’armée rwandaise et l’avait présentée comme très neutre, comme celle que la France menait sur la base des nombreux autres accords de coopération avec d’autres pays africains, il a ajouté que tout le problème était justement qu’il ne s’agissait pas de l’un de ces autres pays africains et que, loin d’avoir l’action bénigne que M. Léotard ou d’autres responsables semblaient vouloir suggérer, les DAMI avaient entraîné les recrues des FAR dont l’effectif passait de 5.200 hommes au début de la guerre à près de 50.000 à la fin. Soulignant que ce décuplement en trois ans signifiait que l’armée rwandaise avait recruté toutes sortes de gens, y compris des miliciens interahamwe qui ont ensuite commis le génocide, il en a déduit que ceux-là aussi avaient été largement entraînés par l’armée française.

Il a néanmoins tenu à indiquer que s’il ne s’agissait pas de dire, comme on a pu le lire, que la France avait préparé le génocide et délibérément formé les miliciens pour leur permettre de tuer les Tutsis, en revanche elle avait effectivement entraîné des miliciens qui ont participé au génocide sans avoir pris conscience, bêtise ou naïveté, de ce que représentait son action.

Il a ajouté que les forces françaises étaient aussi plus nombreuses que ce qui avait été dit. Il a expliqué qu’en effet, certains officiers, soucieux d’une excellente collaboration avec les Forces armées rwandaises, jouaient sur le rythme des rotations pour maintenir jusqu’à mille hommes sur place, à certaines périodes, en 1992 et 1993, alors que le chiffre maximum officiel n’avait jamais dépassé six cents et était très souvent descendu à quatre cent cinquante. Il a indiqué qu’il avait entendu, à l’époque, un colonel de l’armée française s’en vanter devant lui.

Il a souligné que, dans leur action quotidienne, ces soldats français n’étaient pas dans une position neutre mais qu’ils procédaient, par exemple, à des contrôles d’identité à des barrages routiers et demandaient, de manière assez brusque : "Tutsi ou Hutu ?". Ayant recueilli les témoignages de personnes qui avaient subi ces contrôles, il a ajouté que ceux-ci n’étaient pas brutaux, que les gens n’étaient pas battus, mais que la question était crue, équivalente, selon lui, à " Juif ou Aryen " et précisé que quand certains Tutsis éduqués demandaient aux soldats français pourquoi ils leur posaient cette question, on leur répondait que c’était : "Pour savoir qui était l’ennemi". Il a alors souligné la gravité des conséquences de la politique de coopération ainsi menée.

Il a estimé en effet que cette attitude signifiait aux yeux des autorités rwandaises que la France était là pour les soutenir, non seulement devant une menace extérieure, mais également devant ce qu’elles concevaient comme une menace intérieure, dirigée contre le système d’apartheid qu’elles avaient instauré, c’est-à-dire la caste, l’ordre des Tutsis puisque les soldats français eux-mêmes, sans honte, sans être gênés, posaient la question de l’appartenance à cette caste à ceux qu’ils contrôlaient à des barrages routiers.

Il a ajouté qu’il y avait aussi eu, de la part la France, une participation, qu’il a qualifiée de secondaire, aux combats. Convenant que les militaires français n’avaient pas été engagés dans des combats terrestres, il a témoigné qu’il y avait l’artillerie commandée par un officier français lorsqu’il avait visité les zones tenues par le FPR dans la région de Byumba, en juin 1992. Il a précisé qu’en écoutant, avec le FPR, sur la fréquence radio des Forces armées rwandaises les ordres donnés par l’officier commandant la batterie d’artillerie, il lui avait été facile de comprendre que le français parlé par cet officier était du français tel qu’on le parle en France. Il ne pouvait donc s’agir que d’un officier français. Ajoutant qu’il obéissait sans doute à des ordres, il a estimé qu’en commandant des feux d’artillerie, il prenait part à la guerre.

Il a conclu que, là aussi, l’essentiel était bien la nature du message qui était adressé aux autorités rwandaises, à savoir que la France était derrière elles, quoi qu’elles fassent. Il a fait remarquer que les " petits massacres " qui se sont déroulés dans le courant des années 1990, 1991 et 1992, et qui ont repris en janvier 1993, entraînant l’offensive du FPR, n’ont rien changé au dispositif français, qui est resté aussi ferme et solide sans que la philosophie politique du régime rwandais soit mise en cause. Il a illustré ce dernier point, a contrario, par l’attitude de la France vis-à-vis des négociations qui se déroulaient alors à Arusha. Il a indiqué que, alors que le leitmotiv qu’il avait entendu en visionnant l’enregistrement vidéo des témoignages devant la mission d’information, tous partis politiques confondus, était que le soutien de la France au gouvernement rwandais était soumis à une condition de démocratisation, dans la réalité, on avait assisté durant ces quatre années au blocage constant du président Habyarimana à l’égard de toute ouverture démocratique, face à des pressions constantes qui venaient, non pas des Français mais, à l’intérieur de son propre pays, des Hutus qui lui étaient opposés, et à l’extérieur, des réfugiés tutsis en armes.

Il a estimé que les négociations d’Arusha étaient le lieu géométrique de ces contradictions et souligné que, alors même que les responsables français disaient aujourd’hui que la France avait joué un rôle majeur dans leur déroulement, elles avaient traîné en longueur, et que la représentation diplomatique de la France y avait été assurée non pas par l’ambassadeur de France en Tanzanie mais par le premier secrétaire de l’ambassade, Jean-Christophe Belliard, qui avait souvent eu beaucoup de mal à obtenir des instructions claires sur la nature de sa mission, et n’avait certainement pas un grand pouvoir de décision.

Citant les propos de M. Védrine qui, lors de son témoignage, avait fait état d’une exaspération des extrémistes contre les pressions de la France, il a ajouté que lui-même n’avait jamais senti cette exaspération quand il était à Kigali, mais, qu’au contraire, on avait vu dans le journal Kangura, publié par la fraction la plus extrémiste du régime, un portrait de François Mitterrand, avec une légende dont il a dit qu’elle lui avait fait énormément de mal : "Un véritable ami du Rwanda".

Il a estimé que ce dont on pouvait accuser la France dans l’affaire rwandaise ne constituait pas un crime, mais une faute. Ajoutant que la France n’avait certainement pas voulu le génocide, il a relevé en revanche que le message constant qu’elle avait envoyé aux autorités rwandaises en ignorant les " petits massacres " dont le nombre ne cessait d’augmenter, en entretenant une coopération militaire de nature particulière, en manifestant peu d’enthousiasme pour les négociations d’Arusha, était un message de blanc-seing, dont elle ne se rendait pas compte des conséquences.

Il a jugé que le plus effrayant était que les pouvoirs publics français ne se sont pas rendus compte de la nature de la structure de pouvoir qu’ils soutenaient et en même temps créé largement les conditions de sa constitution.

Il a ajouté que, pour lui, il s’agissait de l’échec final d’une certaine conception de la politique africaine, paternaliste, clanique, manipulatrice, telle qu’elle avait été fondée par Jacques Foccart, en accord avec la conception du général de Gaulle.

Sur ce point, il s’est déclaré effaré par le témoignage de M. Juppé devant la mission. Rappelant que celui-ci avait repoussé l’accusation selon laquelle le gouvernement français avait hésité devant la qualification de génocide en soulignant qu’il avait employé le terme dès le 15 mai, il a affirmé qu’en tant que chercheur connaissant bien la région, il lui avait fallu environ trois jours pour comprendre ce qui était en train de se dérouler et que le 10 ou le 11 avril, il avait compris que tous les obstacles venaient de sauter et que, cette fois, la solution finale était tentée, et que pour cela, il n’avait ni disposé ni eu besoin des synthèses de la DGSE ou des rapports des ambassadeurs.

Il a précisé que, pendant ce délai de cinq semaines, entre le début du génocide et le 15 mai, au moins six cents mille personnes étaient mortes. Précisant que le 27 avril, MM. Balladur et Juppé avaient reçu ex officio, M. Jean-Bosco Barayagwiza et M. Jérôme Bica mumpaka, deux grands coupables de génocide, dans leurs bureaux, à Paris, il a ajouté que si l’on ne s’était pas rendu compte de la nature des crimes en train de se commettre, alors qu’on recevait des génocidaires, c’est qu’il existait un problème de perception au sein du gouvernement français.

Il a ensuite estimé que c’est pour ces raisons qu’on avait fait un mauvais procès à l’opération Turquoise et qu’après de tels antécédents, il était évident que les bonnes intentions de cette opération Turquoise seraient automatiquement l’objet de suspicion. Il a déclaré que, personnellement, il ne pensait pas du tout que Turquoise avait été une mystérieuse opération secrète destinée à exfiltrer les criminels hutus et que ceux-ci étaient parfaitement capables de s’enfuir seuls sans l’aide de la France. Il a ajouté qu’on ne voit pas quel aurait été l’intérêt d’envoyer deux mille hommes et une telle logistique pour sortir de leur propre pays une centaine d’assassins qui pouvaient s’enfuir sans aide.

Il a caractérisé l’opération Turquoise plutôt comme une opération de relations publiques devant les pressions de l’opinion et de la presse. Il a estimé cependant que même dans ce cadre, c’était trop peu et trop tard, dans la mesure où toutes les accusations portées contre la France ne tenaient pas r Turquoise mais r tout ce qui s’était passé avant, et que c’est ce passé qui rendait automatiquement suspect un retour de l’armée française, en plein génocide, sur les lieux où son assistance avait, c’est le moins qu’on puisse dire, produit des effets qu’elle ne souhaitait pas.

Il a ajouté cependant que cette opération n’avait pas été aussi dépourvue d’ambiguïté qu’elle avait été présentée, notamment dans les témoignages de M. Balladur et de M. Juppé. Rappelant que M. Juppé avait fait allusion à la visite d’une délégation du FPR conduite par M. Bihozagara, il a précisé qu’il avait été extrêmement difficile d’obtenir qu’elle soit reçue. En fait, contrairement à ce qui avait été dit, il n’y avait pas de contact entre le gouvernement français et le FPR. Il a ajouté qu’en revanche lui-même était en contact avec le FPR. C’était d’ailleurs assez difficile, car le FPR n’avait qu’une seule ligne de téléphone, à Bruxelles, et ces jours-là, il fallait appeler sans cesse pendant longtemps avant de réussir à trouver un créneau pendant lequel la ligne n’était pas occupée. Il a ajouté que, lorsque, avant Turquoise, on avait invité une délégation du FPR à Paris, on lui avait alors proposé comme interlocuteur Mme Michaux-Chevry, ministre délégué à la francophonie, qui, eu égard aux circonstances de l’époque, n’apparaissait certes pas comme une personnalité politique capable de jouer un rôle déterminant dans la prise de décision à l’égard du Rwanda. Il se rappelait très bien que Jacques Bihozagara lui avait alors dit au téléphone qu’on se moquait de lui et qu’il n’irait pas à Paris. Il a ajouté que lors de sa visite, on lui avait d’abord proposé de rencontrer Mme Boisvineau, sous-directrice de l’Afrique de l’est à la Direction des Affaires africaines et malgaches, c’est-à-dire un interlocuteur qui n’était pas en situation de prendre des décisions politiques, et que ce n’est qu’à la suite de tractations au sein de l’exécutif français que M. Juppé avait accepté de rencontrer la délégation du FPR.

 

Le Président Paul Quilès a demandé à M. Gérard Prunier si, selon lui, la France était trop intervenue, pas assez intervenue, mal intervenue ou les trois à la fois, et ce qu’il aurait fallu faire. Aurait-il mieux valu ne pas être présent au Rwanda comme cela a été le cas, comme pour beaucoup d’autres pays, au Burundi, où il y a eu des centaines de milliers de morts et où on n’a jamais reproché son absence à la France.

Relevant ensuite que M. Gérard Prunier avait critiqué la participation insuffisante de la France à la négociation des accords d’Arusha, il a rappelé que le FPR l’avait pourtant remerciée et félicitée pour la contribution qu’elle avait apportée à leur conclusion. Il a alors souhaité savoir si M. Gérard Prunier estimait que lorsque le président Habyarimana avait consenti à signer ces accords, il accomplissait un geste authentique, signe d’un tournant politique, début d’une démocratisation, ou s’il se livrait à une manœuvre tactique destinée à gagner du temps, autrement dit s’il avait joué double jeu en permanence. Il a posé la même question pour le FPR.

Relevant qu’à propos des massacres qui ont eu lieu une année après le génocide, en 1995, M. Gérard Prunier avait écrit dans l’ouvrage qu’il avait consacré à la crise rwandaise : "Les massacres du FPR sont moins ambitieux et apparemment beaucoup plus tactiques que ceux des responsables hutus du génocide", il s’est interrogé sur ce qu’il entendait par "manque d’ambition" et "caractère tactique" d’un massacre.

Enfin, citant le jugement sévère que M. Gérard Prunier portait dans cet ouvrage sur le déroulement de l’opération Amaryllis : "Le personnel rwandais de l’ambassade, principalement tutsi, est abandonné de sang-froid à une mort certaine. Le Pr Guichaoua réussit à détourner l’attention des officiers français et à faire monter en cachette à bord d’un avion en partance pour Paris les cinq enfants du premier ministre assassiné, Agathe Uwilingiyimana " , il lui a demandé s’il avait eu des renseignements précis à ce propos, s’il avait personnellement rencontré Venuste Raymaé qui a témoigné du refus d’évacuer les Tutsis employés à l’ambassade et si celui-ci lui avait confirmé ces conditions de l’évasion des cinq enfants. Il a indiqué à ce sujet que la mission avait entendu d’autres témoignages, notamment d’officiers français, qui n’allaient pas dans ce sens.

 

M. Gérard Prunier a d’abord estimé qu’on ne pouvait pas dire que la France était trop ou n’était pas assez intervenue, mais qu’elle était mal intervenue. Considérant que, dans la mesure où elle s’engageait dans la région, elle se créait vis-à-vis d’elle-même un certain nombre de contraintes, et notamment une contrainte de performance, il a jugé que la France était mal intervenue, parce qu’elle n’avait pas fait assez de chantage sur le Président Habyarimana, parce qu’elle avait trop accepté la version rwandaise des faits, voire parce qu’elle n’avait pas été pour ainsi dire assez impérialiste. La France offrait quelque chose de très important au régime, sa sanctuarisation. Elle assurait la sanctuarisation militaire d’un régime dictatorial et d’une dictature raciste. Relevant qu’il s’agissait d’un comportement exceptionnel de la part d’un pays démocratique, il a ajouté qu’une telle exception aurait dû se faire payer et qu’on n’avait pas exigé de contrepartie suffisante alors que c’était le seul moyen d’éviter la catastrophe. Il a précisé que le président Habyarimana n’était en aucun cas un homme obtus, mais au contraire un assez bon politique, un homme de realpolitik, qu’il était sensible à quelques méchancetés gentiment dites, que des pressions pouvaient être exercées, et que la France avait disposé de leviers dont elle n’avait pas joué à plein. Il a ajouté que si elle ne l’avait pas fait, c’est que, dans l’esprit des responsables de cette politique, il y avait un certain accord avec la position rwandaise, notamment sur le caractère exogène de la menace qui pesait sur le gouvernement rwandais. Pour la France, derrière le FPR, il y avait le diable anglo-saxon.

Sur ce point, il a souligné que c’était un hasard que le FPR soit venu d’Ouganda et que ce hasard tenait à la politique ougandaise. La communauté tutsie en exil en Ouganda, en participant à la guerre civile ougandaise, avait pu recevoir des uniformes, des armes et une formation militaire, ce qui n’était le cas ni au Zaïre ni au Burundi. Il a estimé qu’il était faux de dire, comme M. Jean-Christophe Mitterrand ou M. Védrine, que la communauté tutsie d’Ouganda était la plus importante de la diaspora puisque c’est au Burundi qu’on trouvait le plus grand nombre de Tutsis en exil. Il a ajouté que les Tutsis rwandais n’ayant pas eu accès à une formation militaire, ils n’ont pas pu prendre les armes et que sont tout simplement revenus les armes à la main ceux qui avaient des armes dans les mains, à savoir les Tutsis d’Ouganda. Il a fait remarquer qu’il avait toujours pensé que si le FPR avait été formé par des exilés tutsis du Burundi ou du Zaïre et si ses cadres avaient été parfaitement francophones, l’attitude de la France aurait été beaucoup plus nuancée. Il a ajouté que si la France n’avait pas exercé de chantage à l’égard du président Habyarimana, c’est parce que les responsables français partageaient le sentiment profond que la menace qui pesait sur son régime avait un caractère exogène et non endogène.

Il a conclu sur ce point que l’intervention française avait plutôt été mal conduite. La France n’a pas su moduler son aide, elle ne connaissait pas le terrain. Elle a fait des erreurs. Elle s’est aventurée dans un pays où elle ne maîtrisait pas la situation.

S’agissant des félicitations du FPR pour le rôle de la France dans les négociations d’Arusha, il les a qualifiées de politesse diplomatique, et a fait observer que le FPR n’avait aucune raison de s’y refuser.

À propos de l’éventuel double jeu du président Habyarimana, M. Gérard Prunier a déclaré qu’à son sens, celui-ci ne jouait pas un double jeu mais au moins un quintuple jeu. Il a estimé que son attitude était effroyablement compliquée. Il cherchait à garder le pouvoir. Il avait contre lui à la fois son opposition hutue et le FPR venant de l’étranger. Il essayait de séduire une partie des membres de l’opposition hutue en leur disant que, en tant que hutus, ils devaient être avec lui contre les ennemis tutsis. Il devait aussi composer avec un certain nombre de pressions venant du Zaïre, d’un côté, de l’Ouganda, de l’autre. En même temps, il cherchait à éviter la montée en puissance de ses propres extrémistes à l’intérieur de son régime. Sur ce point, M. Gérard Prunier a précisé qu’il demeurait convaincu que ce sont ces extrémistes qui l’ont assassiné, le 7 avril 1994, tout en ajoutant qu’il disposait d’éléments qu’il ne pouvait malheureusement pas communiquer à la mission d’information pour des raisons de sécurité personnelle.

 

Le Président Paul Quilès a alors relevé que, sur ce sujet, M. Gérard Prunier était le premier à affirmer qu’il avait des convictions alors que tous ceux que la mission avait entendus n’avaient formulé que des hypothèses. Il lui a fait observer que, s’il ne pouvait pas donner les éléments sur lesquels il fondait sa certitude, ses propos n’auraient aucune valeur.

 

M. Gérard Prunier a convenu, en effet, qu’ils n’avaient aucune valeur, qu’il ne fallait pas que la mission en tienne compte et que c’était effectivement dommage.

Il a ajouté qu’il était parfaitement conscient de l’importance du rôle de cet attentat dans la déclenchement du génocide, et que s’il lui était possible de faite état d’éléments précis à ce sujet, il le ferait.

Reprenant son analyse, il a exposé que le Président Habyarimana était un semi-extrémiste qui, au fur et à mesure qu’il percevait que la situation se dégradait, revenait vers le centre tandis que de manière symétrique, l’aile extrémiste du MRND, l’ancien parti unique qui demeurait le parti dominant, ne cessait de se renforcer. Il a ajouté qu’on ne pouvait pas comprendre la position du président Habyarimana si on ne le voyait pas menacé de plusieurs côtés à la fois. Dans la situation inconfortable et fragile où il se trouvait, il ne pouvait, pour garder le pouvoir, que mener un jeu multiple basé sur la duplicité.

Il a précisé que la conclusion et l’application des accords d’Arusha représentaient avant tout, pour le président Habyarimana un enjeu tactique. Il se préoccupait d’abord des réactions de l’opposition hutue du sud, des extrémistes de la CDR, des Interharamwes ou du FPR. De ce fait, il n’a pas signé tant qu’il a eu l’impression qu’il valait mieux ne pas signer, il a signé quand il a pensé que c’était la meilleure tactique et après avoir signé les accords, il ne les a pas appliqués car il avait peur des conséquences de leur mise en œuvre. Il a fait observer que, alors que ces accords avaient été signés le 3 août 1993, le 6 avril 1994, jour de l’assassinat du président Habyarimana, ils n’avaient toujours pas reçu le plus petit début d’application.

M. Gérard Prunier a estimé que le président Habyarimana ne savait sans doute pas lui-même où cette tactique menait et qu’en fait, il ne s’agissait que de durer. Il a précisé que la situation était devenue extrêmement tendue, qu’à Kigali où il se trouvait lui-même alors, la montée de la tension était physiquement palpable. A 20 heures, il n’y avait plus personne dans les rues. A l’appui de cette considération, il a cité un souvenir personnel. Rentrant un soir chez lui avec un ami, après avoir traversé douze barrages de soldats sur une distance d’environ deux kilomètres, il avait finalement décidé d’aller passer la nuit dans un hôtel hutu d’opposition car son ami craignait de ne pas survivre au prochain barrage. Il a ajouté que dans cet hôtel, ils avaient constaté qu’ils étaient une vingtaine dans la même situation. Il a conclu que, dans un tel contexte, le président Habyarimana ne pouvait pas agir autrement qu’au jour le jour.

 

M. Bernard Cazeneuve a d’abord relevé que la démonstration de M. Gérard Prunier sur la posture politique du président Habyarimana mettait en évidence le fait que celui-ci avait été confronté à de multiples oppositions, celle du FPR se doublant d’une opposition au sein même de son gouvernement, opposition qui s’était radicalisée à mesure que le temps passait, que les accords d’Arusha se négociaient, que la date de leur application approchait. C’est cette opposition, à laquelle M. Gérard Prunier attribuait la responsabilité de l’assassinat du Président Habyrimana, qui avait été la plus redoutable, la plus extrémiste et à l’origine de la conception et de la mise en œuvre du génocide.

Il a alors fait remarquer que le fait que le président Habyarimana ait été confronté à toutes ces oppositions pouvait justifier la thèse développée par un certain nombre d’acteurs politiques ou diplomatiques français, selon laquelle il occupait une position centrale, voire centriste, dans le système politique rwandais et qu’il était donc en mesure de forger autour de sa personne un certain consensus.

Il a observé qu’on pouvait aussi considérer que le président Habyarimana était le centre de contradictions à ce point fortes qu’il était incapable de susciter le moindre mouvement et que toute la stratégie élaborée par la France était nécessairement vouée à l’échec. Il a alors demandé à M. Gérard Prunier si l’erreur avait été plutôt d’avoir considéré que le président Habyarimana était en position centrale ou centriste ou d’avoir sous-estimé le fait qu’il était nécessairement condamné à l’immobilisme.

 

M. Gérard Prunier a répondu que la position politique du président Habyarimana n’avait pas été la même durant toute la durée du conflit, qu’au départ, il n’était certainement pas dans une position centriste mais qu’il s’était retrouvé dans cette situation au fur et à mesure que les oppositions, contradictoires en elles-mêmes, se développaient autour de lui.

 

M. Bernard Cazeneuve s’est alors demandé si ces oppositions contradictoires qui s’étaient cristallisées autour de lui et auxquelles il s’était trouvé confronté étaient dues à son absence d’habileté à les résoudre ou à la pression que la France avait exercée sur lui pour que son régime évolue. Il a ajouté que, dans cette dernière hypothèse, on ne pouvait reprocher à la France de n’avoir pas fait suffisamment pression sur lui.

 

M. Gérard Prunier a répondu d’abord que la difficulté était que le président Habyarimana ne pouvait pas payer le prix que la France aurait pu demander, à savoir l’abandon du pouvoir. Pour lui, il n’en était évidemment pas question.

Il a ajouté que, s’il s’était retrouvé dans cette situation, ce n’était ni parce qu’il était incapable de la gérer ni à cause des pressions de la France mais à cause de l’évolution de la société rwandaise elle-même, qui était en plein mouvement de transformation et ce, bien avant le sommet de La Baule, contrairement à ce qu’avait dit M. Jean-Christophe Mitterrand lors de son audition.

Sur ce point, il a fait observer que, très souvent, le problème des étrangers en Afrique, -et c’était à nouveau le problème des Américains dans la région-, était de ne pas faire suffisamment confiance à la dynamique interne des sociétés et de penser que si on ne s’en mêle pas, rien ne changera. Or, a-t-il précisé, cette dynamique, on peut la négliger, on peut l’accompagner, mais on ne peut pas la nier. Elle se produit de toute manière, contre l’intervenant extérieur, en dépit de lui ou indépendamment de son action. Il a ajouté que, de ce point de vue, il ne considérait pas que l’action de la France ait été déterminante dans ce qu’on pourrait appeler le glissement centriste du président Habyarimana mais que celui-ci y avait été forcé par le déroulement des événements qui ne correspondait d’ailleurs pas du tout à ce que lui-même aurait souhaité. Il a ajouté que le président était constamment en position défensive et qu’à partir de 1992, il glissait, glissait sans arrêt et que c’est pour demander qu’on le soutienne quoi qu’il arrive qu’il excipait de sa qualité de modéré comparativement à certains autres. Il a précisé cependant que pendant l’extraordinaire procrastination qui va du 3 août 1993 jusqu’à l’explosion du génocide, on sentait la montée de la pression et estimé que, eu égard au fait que, selon l’expression consacrée, on peut tout faire avec des baïonnettes sauf s’asseoir dessus, il lui était devenu impossible de rester dans cette situation.

 

M. Bernard Cazeneuve a alors considéré que, au point où elle en était de ses investigations, la mission d’information avait le sentiment que le processus de libéralisation du régime procédait bien d’une dynamique propre à la société rwandaise, née bien avant 1990, avec notamment le mouvement de libéralisation de la presse et le développement de l’idée que le pluripartisme pourrait s’imposer un jour.

Il a cependant remarqué que si, avant 1990, on était dans une situation où la dynamique propre de la société rwandaise tendait au pluripartisme et à la démocratisation, à partir de 1990, en revanche, on assistait à une crispation. Il s’est alors étonné que ce soit justement au moment où le FPR attaquait, où les haines augmentaient, où les tensions s’accroissaient, où la haine raciale et les extrémismes s’exacerbaient, bref, où la dynamique était cassée, que le président ait pris une position centriste. Il en a conclu que ce n’était pas la dynamique propre à la société rwandaise qui le lui avait imposé, mais des pressions venant d’ailleurs.

Il a ajouté que les dépêches diplomatiques que M. Gérard Prunier avait regretté de ne pas avoir eu en sa possession montraient que la France n’avait cessé de faire des pressions, peut-être maladroites, entre 1990 et 1994, notamment sur le thème des droits de l’homme.

 

M. Gérard Prunier a répondu que c’était là toute la différence entre les notes officielles et le sentiment brut sur le terrain. Ajoutant que ces pressions existaient peut-être sous la forme de notes, mais qu’il y avait une sous-conversation qui exprimait exactement le contraire, il a jugé qu’il s’était ainsi creusé un écart considérable entre la position officielle de la France et la perception par la population rwandaise de la présence française aux côtés du régime.

Il a précisé que les extrémistes hutus avaient toujours eu l’impression que la France était derrière eux et a mentionné à ce propos l’accueil extraordinaire fait à l’arrivée de l’opération Turquoise par les responsables du génocide qui applaudissaient et déployaient de gigantesques drapeaux français -dont il s’est demandé où ils avaient trouvé le tissu- parce qu’ils croyaient que l’armée française était venue les aider.

Il a ajouté que, même si ce n’était pas du tout le message que la France voulait adresser aux Rwandais, c’est ainsi qu’il avait été reçu, a la fois par les extrémistes mais aussi par les Hutus libéraux ou par les Tutsis qui avaient l’impression que la France était leur ennemi. Ajoutant que les gens n’agissaient pas en fonction des intentions profondes que l’on peut avoir mais de la perception qu’ils en ont, il a estimé que, même si cette perception était fausse, elle avait suffit pour contribuer au déroulement des événements.

 

M. Bernard Cazeneuve a précisé qu’il comprenait parfaitement la démonstration de M. Gérard Prunier selon laquelle une dynamique propre à la société rwandaise aurait obligé le président à changer de posture. Il a cependant observé que, chronologiquement, ce dernier avait adopté une position modérée non pas avant 1990 lorsque la dynamique politique du Rwanda poussait à la démocratisation, mais après, lorsque la situation était devenue inextricable pour lui. Il a demandé comment on pouvait considérer, dans ces conditions, que c’étaient les forces politiques rwandaises qui lui imposaient alors cette posture politique.

 

M. Gérard Prunier a attiré l’attention de la mission d’information sur le fait que les forces politiques rwandaises qui s’étaient constituées au moment où le président Habyarimana a changé d’attitude, en 1993, n’étaient pas celles qui existaient avant la guerre. Il a précisé que la tension n’avait pas commencé en 1990, mais à la fin des années 80, avec l’effondrement des cours du café, la disparition de l’étain, l’ajustement structurel et la diminution du volume de l’aide internationale et qu’à cette époque, un certain nombre de Hutus voyant en quelque sorte leur gâteau rétrécir, avaient commencé à s’entre-tuer. A ce propos, il a observé que l’expression qui qualifiait le Rwanda de "Suisse de l’Afrique" avait toujours beaucoup fait sourire les gens qui connaissaient le pays et que dans cette Suisse se trouvaient des caves où l’on a assassiné tous les ministres hutus du précédent régime. Il a précisé que les tensions ne concernaient alors qu’un certain nombre de Hutus. On ne pouvait pas considérer que les Hutus étaient au pouvoir comme l’exprimait l’idéologie de propagande, le rubanda nyamwinshi. En fait, il s’agissait de luttes au sein de ce que l’on appelait l’Akazu, c’est-à-dire la petite maison, la cour du pouvoir rwandais. Il a ajouté que cette tension s’était manifestée, par exemple, par l’assassinat du colonel Mayuya, qui était très proche du président Habyarimana. Il a estimé que l’offensive des Tutsis avait alors simplement fait monter la température d’un chaudron qui cuisait déjà à gros bouillons.

Il a fait observer qu’ainsi, en 1993, si le président Habyarimana s’était retrouvé en position centriste, ce n’est pas du tout parce qu’il était centriste, mais parce qu’il avait trouvé plus extrémiste que lui et qu’il commençait à avoir peur de la manière dont il était contourné.

Il a ajouté, qu’à son avis, pour ces extrémistes qui débordaient le Président Habyarimana, le pouvoir devait passer par son élimination.

M. Gérard Prunier a souhaité alors répondre à l’argument selon lequel les extrémistes hutus n’avaient pas pu abattre l’avion présidentiel puisque deux des leurs s’y trouvaient, le colonel Elie Sagatwa et le général Déogratias Nsabimana, chef d’état-major de l’armée rwandaise.

 

Evoquant d’abord le cas du général Nsabimana, M. Gérard Prunier l’a présenté comme un opposant qui, au printemps 1994, avait donné d’importantes informations sur la préparation du génocide à son cousin, Jean Birara, à l’époque directeur de la banque centrale du Rwanda. Celui-ci les avait ensuite portées à la connaissance des Belges - c’est le fameux épisode qui a été retracé par la commission d’enquête du Sénat belge - mais les Belges avaient refusé de le croire ou lui ont manifesté un intérêt poli sans donner suite à ses avertissements. N’ayant pas de contact à l’extérieur du pays, le général Nsabimana avait communiqué à son cousin une première liste de plus de mille personnes destinées à être assassinées, dont il avait eu connaissance en raison de ses relations avec les extrémistes appartenant aux services secrets. Il lui avait demandé, puisqu’il allait souvent en Europe, d’expliquer aux Blancs la gravité de la situation. Au regard de l’étendue du génocide, le nombre des victimes ainsi désignées pouvait paraître faible mais il s'agissait des hommes politiques, des journalistes, des hommes d’affaires qui appartenaient à l’opposition hutue ou à l’élite tutsie et dont la plupart ont été tués les 7, 8, 9 et 10 avril. Expliquant que le général Nsabimana n’était pas du tout d’accord avec les projets de génocide et que les extrémistes le savaient parfaitement, il a conclu qu’il n’y avait à leurs yeux aucun problème à ce qu’il disparaisse avec le président.

Quant à Elie Sagatwa, il l’a décrit comme un vrai extrémiste, un homme calculateur qui avait choisi le camp d’Habyarimana contre la montée de la CDR et des Interahamwe. Il s’opposait ainsi au clan de Madame, c’est-à-dire Agathe Kansinga, dont il a souligné qu’elle avait eu les honneurs d’une réception quasiment officielle lors de son arrivée à Paris, et ses frères, clan dont il a estimé qu’il avait véritablement été au cœur de l’organisation du génocide. Il a précisé qu’il n’était plus là question de Tutsis, mais uniquement de Hutus et que c’étaient des luttes de pouvoir à l’intérieur même de l’Akazu.

A propos des tensions qui avaient pu se créer entre Hutus, M. Gérard Prunier a cité les propos d’un homme à la mémoire duquel il a voulu rendre hommage, son ami Seth Sendashonga, assassiné quelques semaines plus tôt, à Nairobi, très probablement à l’instigation du nouveau gouvernement rwandais et qui était l’un de ces Hutus libéraux éternelles victimes, c’est-à-dire victimes du régime Habyarimana puis victimes du régime actuel. Seth Sendashonga lui disait : "Si les Tutsis n’avaient pas attaqué le Rwanda, il y aurait eu une guerre civile entre nous, entre Hutus". M. Gérard Prunier a ajouté qu’il pensait que son ami avait parfaitement raison et que c’était le genre de considération qui passait complètement par-dessus la tête des responsables français.

Il a ensuite exposé que les luttes de pouvoir au sein de l’Akazu amenaient un certain nombre de gens à changer de côté et, qu’ainsi, le colonel Sagatwa avait décidé de devenir l’umugaragu c’est-à-dire le "client", au sens romain, du président. Il a précisé qu’en fait le président n’était qu’un immigré, un grand type costaud qui avait fait son chemin dans l’armée et dont tout le monde savait qu’il n’était même pas rwandais d’origine mais zaïrois. Il a ajouté qu’en épousant Agathe, issue d’une grande famille hutue du nord, il avait fait un mariage très au-dessus de sa situation et qu’en fait, c’est elle et ses frères qui étaient le cœur du système tandis que le président n’en était que la périphérie. Il a souligné que le président avait toujours perdu ses "clients", que, lorsque des hommes se rangeaient à ses côtés, ils mouraient et que tel avait été le cas du colonel Mayuya, assassiné en 1988.

M. Gérard Prunier a alors fait valoir que le colonel Sagatwa avait pensé qu’il était possible de jouer ce rôle auprès du président, qu’il avait parié sur le succès des accords d’Arusha, sur le fait que le président irait jusqu’au bout. Le colonel Sagatwa avait donc considéré qu’il lui serait profitable de se mettre du côté du président, en abandonnant son camp précédent, c’est-à-dire, celui de Madame. Il était évident qu’à partir de ce moment-là, ses anciens amis avaient jugé que ce changement de tactique faisait de lui un homme marqué. Le fait qu’il ait été dans l’avion ne garantissait donc absolument plus, du point de vue d’une certaine frange politique de l’Akazu, la sécurité du président. Ce n’était certainement pas lui qu’on allait épargner.

 

M. Bernard Cazeneuve a alors demandé à M. Gérard Prunier si, comme cela avait été dit à plusieurs reprises à la mission d’information, le colonel Sagatwa était le frère de Madame.

 

M. Gérard Prunier a répondu que ce n’était absolument pas le cas et rappelé que le terme de "frère" est utilisé de manière très lâche dans la culture africaine. Il a précisé que, personnellement, il ne pensait pas que le colonel Sagatwa ait eu le moindre lien familial avec Mme Kansinga et ajouté qu’il n’y avait pas de doute qu’il soit devenu un homme du président dans le courant de l’hiver 1993-1994.

Revenant sur l’analyse présentée par M. Gérard Prunier sur l’attentat, le Président Paul Quilès lui a demandé comment il expliquait que le FPR n’ait jamais donné de preuves formelles de la responsabilité des extrémistes hutus.

Précisant que lorsqu’on parlait de preuves, il s’agissait d’éléments factuels admissibles devant un tribunal comme des documents, des objets, des témoignages oculaires, M. Gérard Prunier a estimé que le FPR n’en disposait pas.

Evoquant ensuite ce qu’il avait écrit sur les massacres du FPR, à savoir qu’ils étaient moins ambitieux et constituaient une tactique, il a précisé les raisons pour lesquelles il avait employé ces termes. Il ne s’agissait pas en effet d’une solution finale, les actes de violence du FPR, qui ont commencé dès la période du génocide, ne visant pas à exterminer la totalité de la population hutue, ce qui était évidemment une impossibilité physique. Par ailleurs, contrairement à ce qu’il avait cru lui-même un moment, ces massacres n’étaient pas de simples dérapages mais relevaient réellement d’une tactique, d’une politique d’intimidation menée dans l’espoir d’obtenir la soumission de la population hutue.

Il a fait observer que, aujourd’hui, en 1998, du fait de l’élimination des Hutus modérés, qui avaient un moment fait partie du gouvernement d’union nationale, le Rwanda se trouvait dans une situation de coupure quasiment totale entre les deux communautés. Précisant sa pensée, il a estimé que le pouvoir était devenu un bunker ethnique tutsi, de même qu’il y avait eu autrefois un bunker ethnique hutu, et que cela ne signifiait pas plus qu’autrefois que la totalité de la communauté en question était représentée par ces instances gouvernementales. Il a ajouté qu’un certain nombre de Tutsis étaient même épouvantés par la dérive des partisans de ce bunker, qu’il a qualifiés de "parmetutsi", par référence au "Parmehutu" qui était le nom du parti du président Kayibanda.

Il a précisé que la tactique du massacre avait été employée par le FPR avec une intensité variable. Elle avait été utilisée à plein entre août 1994 et mars 1995. Puis le calme est revenu dans le courant de l’année 1995 ainsi qu’en 1996, avant que les massacres reprennent avec force depuis avril 1997 avec le retour au Rwanda des réfugiés du Zaïre, certains de ces réfugiés, coupables d’actes de génocide, renouvelant leurs attaques contre les Tutsis sans que l’armée et le gouvernement rwandais soient capables de les contrôler, contrairement à ce qu’ils espéraient.

S’agissant du sort des personnels tutsis de l’ambassade de France au moment de l’opération Amaryllis, M. Gérard Prunier a indiqué qu’il disposait de témoignages oculaires et de noms qu’on lui avait demandé de ne pas citer en public mais qui pouvaient être mis à la disposition de la mission. Il indiqué que les interventions avaient surtout été demandées par téléphone et qu’au moment où le génocide avait été déclenché, il y avait eu des coups de téléphone frénétiques de personnes travaillaient à l’ambassade, mais aussi sur certains projets de développement français, à l’Alliance française ou au bureau de la Caisse française de développement.

Bien souvent, en effet, les ONG, les Nations unies, les ambassades des grands pays occidentaux avaient une majorité de personnels tutsis. Beaucoup des employés de l’ambassade de France, des organismes français ou des projets français étaient des Tutsis. Cette situation reflétait simplement l’écart d’éducation qui remontait à l’époque coloniale. En conséquence de la politique belge, les Tutsis étaient beaucoup plus éduqués, même après vingt-cinq à trente ans de régime à base ethnique hutue.

M. Gérard Prunier a expliqué que ces personnes, sachant qu’elles allaient mourir, avaient pensé que c’était leur dernière chance et avaient donc demandé qu’on vienne les chercher. Il a fait valoir que les habitants n’osant pas sortir de chez eux, il était relativement facile de venir à leur secours. Il a cité l’exemple d’un capitaine sénégalais de la MINUAR, tué plus tard dans les combats lors de la prise de Kigali, qui s’était spécialisé dans la recherche des Tutsis : il allait les chercher chez eux et, en plaisantant avec les miliciens ivres, il réussissait à leur faire franchir les barrages. Il a alors indiqué que, malgré ces circonstances, au moment de l’opération Amaryllis, on n’était pas allé chercher les Tutsis qui demandaient de l’aide. Il a ajouté qu’il connaissait le cas d’un couple mixte, qui vit aujourd’hui en France, dont on a essayé de convaincre la femme de ne pas insister pour partir avec son mari, ou encore que, alors que la plus grande pharmacie de Kigali était tenue par un Tutsi marié à une Russe, on avait évacué la femme blanche, mais pas le mari et que l’évacuation des enfants avait donné lieu à une longue et très difficile négociation sur le tarmac de l’aéroport.

 

M. Pierre Brana, faisant remarquer qu’il avait été dit à la mission que toutes les personnes réfugiées à l’ambassade avaient pu être évacuées mais que les membres du personnel n’avaient pas pu s’y rendre parce qu’ils étaient chez eux, à l’exception d’une personne d’origine Tutsie, M. Gérard Prunier a répondu qu’il avait entendu parler de cette personne, mais qu’il ne la connaissait pas. Il a expliqué, en revanche, qu’il savait que les gens réfugiés à l’ambassade étaient pour la plupart des dignitaires du régime, un certain nombre d’entre eux ayant voulu se mettre à l’abri, parce qu’ils n’étaient pas du tout sûrs, avec juste raison, de l’issue du processus qu’ils venaient de déclencher. Il a précisé qu’un seul opposant politique avait pu entrer dans l’ambassade, Joseph Ngarembe, dont la famille vit à Lille et qui est aujourd’hui employé du tribunal international pour traduire les documents en kinyarwanda. M. Ngarembe, qui était membre et cadre moyen du parti-social démocrate rwandais dont tous les cadres de niveau supérieur ont été assassinés, était entré à l’ambassade en raison d’une amitié personnelle et pas du tout à la suite d’une décision politique.

Il a réaffirmé que les employés de l’ambassade n’avaient pas reçu d’aide pour une possible évacuation, alors même qu’il aurait suffi de les emmener non pas en France, mais simplement au Burundi ou en Ouganda pour les mettre en sécurité.

 

M. Jacques Myard, demandant à M. Gérard Prunier, où il se trouvait au moment des faits, celui-ci a répondu qu’il était à Paris et qu’il tenait à préciser à M. Myard qu’il n’était en aucun cas un témoin oculaire des événements qu’il exposait.

A propos des évacuations, M. Jacques Myard a précisé que la centaine d’enfants qui avait été sortie d’un orphelinat par l’armée française au moment de ces faits n’appartenait, elle, à aucun parti.

 

M. Gérard Prunier a objecté que, autant il se réjouissait de l’évacuation de ces orphelins, autant cette opération avait servi de camouflage pour évacuer un certain nombre de personnes fort peu recommandables, qui se sont évaporées dès qu’elles ont mis le pied sur le sol de l’aéroport de Roissy. Il a ajouté qu’il y avait, parmi elles, une quarantaine de soi-disant infirmiers que l’on n’avait jamais vus auparavant à l’orphelinat et que l’on n’a jamais plus revus depuis. Il ne s’agissait donc pas d’une opération de nature entièrement humanitaire.

 

M. Pierre Brana a rappelé que, dans son ouvrage, M. Gérard Prunier avait écrit avec précaution : "Le colonel Bagosora, directeur des services au ministère de la défense, éminence grise du gouvernement provisoire, semble l’organisateur général de toute l’opération. Il paraît avoir coordonné la solution finale". Il lui a demandé s’il pouvait fournir à la mission d’information des précisions complémentaires à ce sujet.

Exposant ensuite que le Rwanda avait toujours été présenté comme la clé de voûte de la région et que, de fait, suite aux événements du Rwanda, se sont produits ceux du Zaïre, il a souhaité connaître son point de vue sur cette thèse.

Enfin, il s’est interrogé sur le rôle joué par l’OUA, dont il a estimé qu’il avait été pour le moins d’une extrême discrétion.

 

M. Gérard Prunier a d’abord répondu que l’OUA n’avait joué aucun rôle efficace et avait été, comme d’habitude, complètement dépassée par les événements.

Il a ensuite estimé que le rôle du colonel Bagosora était effectivement très important, précisant que celui-ci était un grand survivant, qu’il avait survécu à tous les purges et remaniements ministériels et que son itinéraire illustrait de manière exemplaire les luttes au sein de l’Akazu.

Il a expliqué que, en 1992, le président Habyarimana avait demandé au ministre de la défense James Gasana de le débarrasser d’un certain nombre d’hommes de son entourage, qu’il trouvait peu sûrs, voire dangereux pour lui, en les marginalisant ou en les éliminant de leur poste et que parmi ceux-ci figuraient les colonels Rwagafilita, Serubuga, Sagatwa, avant qu’il ne change de camp, et Bagosora. Il a ajouté que si James Gasana avait réussi pour les colonels Rwagafilita, Serubuga et Sagatwa, il avait toujours échoué dans le cas du colonel Bagosora qui représentait l’ultime point de résistance de Madame et de ses frères. Tant qu’il demeurait secrétaire administratif du ministère de la défense, eux et leur groupe gardaient, dans ce ministère, un accès qu’ils estimaient absolument vital, non seulement pour le contrôle de l’armée, mais aussi parce que l’anse du panier dansait énormément. A ce propos, il a fait observer que le décuplement, en trois ans, de l’effectif de l’armée, de 5 200 à 50 000 hommes, en accroissant de façon considérable le budget de la défense, avait ouvert de façon tout aussi considérable les possibilités de détournement de fonds, d’abord pour financer les milices -ainsi les milices comme les Interahamwe ou les Impuzamugambi ont-elles été financées par de l’argent volé au ministère de la Défense- mais aussi dans un but d’enrichissement personnel ou politique, l’argent transféré en Belgique ou au Luxembourg pouvant servir de trésor de guerre pour le futur. M. Gérard Prunier a ajouté que tel était le cas à l’heure actuelle, et que cette circonstance expliquait que les frères de Madame étaient toujours actifs. Il a estimé qu’il ne croyait pas trahir de secret en disant que M. Rwabukumba, frère de Madame, disposait de la signature sur son compte à Bruxelles, permettant le fonctionnement de leur groupement politique. Il a ajouté que c’est ce rôle spécifique d’agent du groupe au sein du ministère de la défense qui avait rendu Bagosora impossible à écarter pour James Gasana, alors même qu’il était allé jusqu’à fracturer les tiroirs du bureau de son ministre, pour y prendre des documents. Il a indiqué, au passage, à quel point cette anecdote montrait que tout ne baignait pas dans la tendresse et l’amour au sein du camp des extrémistes.

A propos du rôle du colonel Bagosora lors de l’attentat contre l’avion du président, M. Gérard Prunier a noté d’abord que celui-ci semblait pour ainsi dire avoir un peu " perdu les pédales " dans la nuit du 7, et que, quand il était allé voir l’ambassadeur des Etats-Unis, ou M. Booh-Booh, le représentant des Nations unies, il semblait dans un grand état d’émotion. Il a ajouté que, compte tenu du désordre qui régnait alors, il était très difficile de savoir s’il était le point de contrôle des opérations ou le sommet, le point central de l’affaire. Il a précisé qu’on voyait une nébuleuse de gens, que plusieurs personnes avaient joué des rôles clés et qu’il était possible qu’il n’y ait jamais eu de sommet .

Quant à la thèse du Rwanda, clé de voûte de la région, M. Gérard Prunier a répondu qu’il n’y croyait pas du tout, ou plus exactement, que si la déstabilisation du Rwanda pouvait avoir des conséquences dans la région, la paix au Rwanda n’avait aucune conséquence sur les pays frontaliers. Il a cité l’exemple de l’Ouganda, qui a été en état de guerre civile active ou larvée de 1966 à 1986 sans que le Rwanda ait joué le moindre rôle, sauf à la fin, entre 1981 et 1986, lorsque des réfugiés tutsis sont entrés dans l’organisation de guérilla de Yoweri Museveni. A ce propos, il a précisé que ce n’étaient pas les Tutsis rwandais qui constituaient la majorité de la force de guérilla de Yoweri Museveni en janvier 1986, quand il a pris Kampala, mais les Baganda, c’est-à-dire l’ethnie la plus nombreuse dans la région et que les Tutsis représentaient pour leur part sans doute entre 20 et 30 % de cette force, et en tout cas moins de 40 %.

 

M. Pierre Brana lui demandant quelle explication il donnait de l’impuissance complète de l’OUA dans le drame du Rwanda, M. Gérard Prunier a évoqué plusieurs moments de l’histoire de cette organisation. Il a d’abord souligné qu’en 1978, quand le président Nyerere avait repoussé l’armée d’Idi Amin Dada qui avait envahi la Tanzanie, mais l’avait aussi pourchassée jusqu’à Kampala dans le but de provoquer l’écroulement du régime, il avait été violemment critiqué par l’OUA, qui avait estimé qu’il s’agissait d’une ingérence dans les affaires d’un Etat souverain. Il a ajouté que le président Nyerere, complètement désabusé, avait dit, à l’époque: "L’OUA n’est pas une organisation internationale, c’est un syndicat de chefs d’Etat, dont le rôle essentiel est de se couvrir les uns les autres".

Il a ensuite exposé qu’en février 1986, lorsque Yoweri Museveni avait pris le pouvoir en Ouganda, l’un de ses premiers actes avait été de se rendre à l’OUA et d’insulter publiquement l’assemblée générale de l’organisation à laquelle il avait tenu, en substance, les propos suivants : "Où étiez-vous, pendant qu’on nous massacrait ? Où étiez-vous, à l’époque du régime dictatorial d’Idi Amin ? Où étiez-vous pendant la dictature d’Obote ? Quinze ans plus tard, il y a trois cent mille morts en Ouganda. Vous ai-je déjà entendus dénoncer cette dictature de Noirs sur des Noirs ? Je vous ai beaucoup entendu parler de l’apartheid en Afrique du Sud. Je ne vous ai d’ailleurs pas vu faire beaucoup à ce propos. Mais en ce qui concerne ce qui s’est passé en Ouganda, vous n’avez jamais parlé, parce que, pour vous, il n’est pas grave qu’un Africain tue un autre Africain." Ajoutant qu’il aimait beaucoup le franc parler du président Museveni, et que cette intervention, dont l’impact devant l’assemblée de l’OUA avait été assez impressionnant, lui avait fait un immense plaisir, il a conclu que si le général de Gaulle a qualifié l’ONU, dans un moment d’irritation, de "machin", il ne savait pas comment il fallait qualifier l’OUA.

Après avoir souligné qu’il avait écouté avec grand intérêt la description de la dynamique interne de la société rwandaise qu’avait présentée M. Gérard Prunier, et estimé qu’elle pouvait laisser penser que, quoi qu’on ait fait, le résultat final aurait peut-être été le même, M. Jacques Myard lui a demandé quelle attitude il aurait recommandée au Président de la République si, en 1990, il avait été son conseiller pour les affaires africaines.

 

M. Gérard Prunier a répondu, qu’en 1990, il aurait proposé d’envoyer Noroît. Il a ajouté que c’est sur la suite qu’il y avait divergence. Il a estimé que la question était celle du prix que Noroît devait coûter au régime Habyarimana, qu’il aurait fallu le fixer beaucoup plus haut et qu’on avait vendu une marchandise de premier choix à un prix de Prisunic.

Il a jugé qu’il ne fallait à aucun prix que le FPR prenne Kigali car les conséquences auraient été très graves. Il a ajouté que c’était aussi le point de vue de beaucoup d’opposants hutus en février 1993, lorsqu’à la suite d’une autre offensive, le FPR avait été a deux doigts d’atteindre Kigali. Il a précisé que si le FPR s’était arrêté de lui-même, c’est parce qu’il avait noué des contacts avec l’opposition hutue qui lui avait demandé de ne pas prendre Kigali en raison des risques qu’aurait comporté cette action, les extrémistes étant prêts à déclencher des massacres dans le reste du pays.

Il a considéré que la France avait la possibilité d’exercer des pressions réelles plus efficaces que celles qu’elle avait faites, dont il s’est déclaré certain qu’elles avaient existé, et que la mission les recueillerait dans ses archives, mais qui se limitaient à des textes polis. Il a précisé qu’autant il était sûr que toutes les conditions formelles d’un soutien à la démocratisation avaient été remplies, autant il n’y avait pas eu de véritable politique de contrainte et qu’on avait laissé trop de marge au régime.

 

M. Jacques Myard a alors demandé si cette politique de pressions aurait pu suffire et si, eu égard au caractère ancestral de l’antagonisme entre les communautés hutus et tutsis, la démocratisation aurait pu être maintenue sur la durée.

Relevant que M. Gérard Prunier avait employé des expressions comme "massacres moins ambitieux" et "tactique de massacre", M. René Galy-Dejean lui a demandé s’il acceptait la conclusion que le massacre était une forme de gouvernement au Rwanda. Il s’est demandé, à l’instar de M. Myard, comment le type de pression qu’il suggérait pouvait avoir la moindre efficacité dans ces conditions, sauf à aller jusqu’à la coercition extérieure complète, afin d’empêcher l’exercice de cette forme de pouvoir que constituait la tactique du massacre.

 

M. Gérard Prunier a d’abord répondu qu’il y avait eu aussi des moments dans l’Histoire de l’Europe où le massacre avait été une tactique de gouvernement et que depuis les guerres de religion en France jusqu’à l’épisode nazi, on avait vu sur notre continent le massacre utilisé comme un moyen d’action politique.

Il a ensuite déclaré qu’il ne croyait pas à la fatalité de façon générale et encore moins à celle de l’Histoire. Il a relevé qu’avant la période coloniale, on ne trouvait aucune trace de massacres mutuels entre Tutsis et Hutus mais que, au contraire, les multiples guerres qui se déroulaient au Rwanda opposaient chaque fois un lignage tutsi et ses clients hutus à un autre lignage tutsi avec ses clients hutus. Ces guerres ressemblaient ainsi étrangement à celles qu’on a connues au Moyen-âge, opposant des nobles avec leurs vassaux, possesseurs de chevaux, suivis de leur piétaille, de vilains et de serfs.

Il a jugé que l’évolution du Rwanda vers une situation de massacres périodiques entre les communautés hutue et tutsie vers les massacres était le produit d’une histoire et que, comme tout produit, il pouvait être changé, faisant valoir que si une situation a été créée, elle peut également être modifiée ou remplacée. S’agissant de la France, il a estimé qu’elle aurait eu le droit de ne pas intervenir mais que dans la mesure où elle décidait d’intervenir, il fallait le faire bien. A ce propos, il a précisé qu’à l’époque il y avait une marge d’intervention, une marge de manœuvre, qu’il n’y avait pas deux communautés figées face à face, comme c’est le cas à l’heure actuelle mais que des Hutus, comme Seth Sendashonga, pouvaient se retrouver au FPR, tandis qu’on avait vu des chefs miliciens interahamwe tutsis. Il a ajouté que, maintenant, la porte était fermée du fait du génocide et jugé que le but du génocide, et c’est en cela qu’il avait été un acte diabolique, avait été de détruire l’espace de liberté qui existait à l’époque entre les deux communautés. S’agissant du FPR, il a indiqué que le génocide y avait provoqué la marginalisation des libéraux et l’avait transformé en bunker ethnique tutsi. Le génocide a ainsi donné aux extrémistes tutsis l’occasion de faire prévaloir une politique de rupture de tout lien avec les hutus, décrits comme les assassins des tutsis.

Il a ajouté que la France avait l’occasion d’élargir l’espace de liberté entre les deux communautés, de renforcer d’autant la main des libéraux et des modérés, aussi bien tutsis que hutus, dans leur parti respectif, de façon à éviter que la situation soit prise en main par les extrémistes, mais que cette politique nécessitait plus de fermeté. Il a estimé à ce propos qu’il fallait parler au régime du président Habyarimana avec des mots qu’il était capable de comprendre, des mots qui n’étaient pas tendres, qu’il fallait littéralement le soumettre à un chantage et que c’est cette politique qui aurait permis de désamorcer la crise. Il a ajouté que la France n’avait pas compris le Rwanda, mais que, lorsqu’on ne comprenait pas, il ne fallait pas agir.

 

M. François Lamy s’est interrogé sur la contradiction entre la thèse d’un attentat commis par des extrémistes hutus en vue de prendre le pouvoir et de commettre le génocide et le déroulement des événements puisque, au lieu d’assister au phénomène classique de l’affirmation de responsables politiques, on avait vu, au contraire, la famille du président Habyarimana et les dignitaires du régime se réfugier à l’ambassade de France et donner l’impression d’une déliquescence totale.

Ensuite, rappelant que lors, de son audition, M. Jean-Christophe Mitterrand avait contesté la phrase que M. Gérard Prunier avait citée ainsi que sa présence dans son bureau, il lui a demandé ce qu’il savait des liens entre les responsables politiques français et la famille du président Habyarimana et notamment des relations entre M. Jean-Christophe Mitterrand et le fils du président Habyarimana.

 

M. Gérard Prunier a répondu que sur la déliquescence du régime qui a suivi l’attentat et le début du génocide, il se posait lui aussi des questions. Il a estimé que, dans ces événements d’une extraordinaire confusion, il s’était passé plusieurs choses à la fois. Au sein même des extrémistes, certains ont été épouvantés par ce qu’ils avaient fait ; ils ont vu qu’ils avaient mis le feu à la maison et qu’ils devaient l’évacuer. D’autres, habitués à une vie très confortable, comme Madame et ses frères, sont partis avec des stratégies assez personnelles et avec l’intention de revenir quand tout serait terminé ; ils estimaient qu’en attendant, ils seraient mieux à Paris. Enfin, des gens comme Kambanda, Sindikubwabo, Bicamumpaka, sont partis à Gitarama parce qu’ils avaient l’impression que la situation militaire ne pouvait pas être maîtrisée à Kigali et sont allés jusqu’au bout.

S’agissant de sa rencontre avec M. Jean-Christophe Mitterrand, il a estimé que la mémoire de ce dernier lui faisait peut-être défaut et déclaré qu’il pouvait donner des détails très précis, qu’il était venu lui parler du Soudan, ce qui n’avait strictement rien à voir avec ce qui venait d’arriver au Rwanda et qu’il ne s’attendait pas, pas plus que M. Mitterrand, d’ailleurs, à ce que le président Habyarimana appelle alors qu’il était dans son bureau.

Concernant les liens de M. Jean-Christophe Mitterrand avec M. Jean-Pierre Habyarimana, il a exposé qu’il y avait des témoins oculaires de leurs relations et qu’on pouvait donner les dates où ils ont été vus ensemble au Rwanda. Il a ajouté qu’il était étonnant que la mémoire de M. Mitterrand soit défaillante au point d’oublier les lieux et dates de ces rencontres et que la dernière fois où il avait été vu en compagnie de M. Jean-Pierre Habyarimana dans un lieu public, c’était en avril 1992. S’interrogeant sur l’attitude extrêmement défensive de M. Jean-Christophe Mitterrand lorsqu’on mentionnait le nom de Jean-Pierre Habyarimana, et sur le fait qu’il dise qu’il ne l’a pas connu, alors qu’il était facile d’apporter la preuve du contraire, il a déclaré, en revanche, que sur la nature de leurs relations, sur le contenu de leurs conversations, il serait bien incapable d’apporter la moindre précision.

Précisant qu’il n’avait pas posé sa question pour en rester à l’anecdote des rencontres de M. Jean-Christophe Mitterrand, M. François Lamy a demandé à M. Gérard Prunier s’il pensait qu’un certain comportement de l’administration et des responsables politiques français avait pu empêcher les autorités politiques d’avoir une vision claire de ce qui se passait réellement au Rwanda.

 

M. Gérard Prunier a répondu qu’à son avis, on n’avait pas vu ce qui s’y passait et que M. Jean-Christophe Mitterrand n’avait pas le moins du monde aidé à le voir.

 

Audition des Colonels Alain LE GOFF, Chef du bataillon logistique Turquoise (20 juin-30 août 1994) et André SCHILL, Chef de la cellule affaires humanitaires Turquoise (25 juin-23 août 1994)

(séance du 30 juin 1998)

Présidence de M. Paul Quilès, Président

 

Le Président Paul Quilès a rappelé que la réalisation de l’opération Turquoise, action de grande ampleur, menée dans un délai rapide et dans un environnement difficile et mal connu, avait nécessité une organisation solide et des moyens importants. C’est la raison pour laquelle la mission avait souhaité obtenir des indications sur l’aspect logistique de cette opération. La mission désirait également mieux comprendre la contribution humanitaire de Turquoise et la nature des secours qui avaient été apportés à une population soumise à de terribles épreuves. Il a ajouté que le Colonel André Schill pourrait éclairer les parlementaires sur l’objet même de l’opération Turquoise, la mission ayant entendu à ce sujet à la fois les témoignages de reconnaissance et des critiques.

 

Le Colonel Alain Le Goff a tout d’abord indiqué qu’au cours de l’opération Turquoise, il avait exercé la fonction de commandant du bataillon de soutien logistique, du 20 juin au 30 septembre 1994. Il a souhaité présenter ce qu’était le bataillon de soutien logistique, comment il avait assuré le soutien de l’opération Turquoise et quelles étaient les actions humanitaires auxquelles il avait participé.

Il a précisé que le bataillon de soutien logistique (BSL) avait été une unité très particulière, à durée de vie éphémère. Créé pour l’opération Turquoise le 20 juin 1994, il avait en effet été dissous le 30 septembre 1994, à la fin de la mission. Son rôle était d’assurer le soutien administratif et logistique de l’opération, à l’instar du groupement de soutien logistique de l’opération Daguet ou du bataillon de soutien logistique de l’opération Oryx, ou encore du régiment de commandement et de soutien de la division multinationale sud-est à Mostar. Il s’agissait d’un détachement de première catégorie, qui, à ce titre, disposait d’une autonomie administrative et financière complète. Lors de l’opération Turquoise, il n’y avait que deux détachements de première catégorie sur le théâtre : le groupement interarmes du Rwanda, à Kibuye, et le bataillon de soutien logistique.

Le BSL a été constitué à partir de 64 formations de métropole et d’une formation appartenant aux éléments français d’assistance opérationnelle en République Centrafricaine. Il comprenait des éléments des principaux services et armes représentés : train, matériel, service de santé, service des essences, commissariat, génie, transmissions, infanterie, sécurité civile, aumônerie, poste aux armées et gendarmerie.

Le bataillon de soutien logistique a compté jusqu’à six cents personnes sur les deux mille sept cents de l’opération Turquoise, toutes des personnels d’active, à l’exception de cinq appelés. Il était articulé en cinq unités élémentaires regroupées autour d’un état-major classique : il comprenait une compagnie de commandement à laquelle étaient réunis les services destinés à la bonne marche, au fonctionnement et à la sûreté du bataillon ; une compagnie logistique comportant deux pelotons de transport, un peloton de manutention, une section des essences, un peloton de transit aéroportuaire et un peloton de circulation routière ; une compagnie du matériel pour la réparation et les approvisionnements des véhicules et des équipements, ainsi que pour la gestion d’un dépôt de munitions ; une compagnie du service de santé avec l’antenne chirurgicale et les moyens d’évacuation, de ravitaillement et d’hospitalisation associés et enfin une compagnie du soutien de l’homme avec une section vivres et équipements et une section d’épuration et de distribution d’eau.

Le Colonel Alain Le Goff a souligné que la réalisation de l’organigramme et la création de ce bataillon de soutien logistique avaient été effectuées en cinq jours par l’état-major de la Force d’action rapide, à partir des moyens des divisions, des brigades et éléments organiques de cette dernière. Les unités se sont constituées et regroupées dans cinq garnisons dans lesquelles elles ont attendu l’ordre d’embarquement par voie aérienne. Elles ont été acheminées par Antonov à Goma entre le 22 juin et le 17 juillet, puis ont été déployées sur l’emprise de l’aéroport de Goma, au nord de la ville, de part et d’autre de la piste.

Il a relevé que le caractère de mosaïque de ce bataillon n’avait pas nui à sa cohésion et, par voie de conséquence, à son efficacité. La diversité des origines des soldats le composant s’expliquait par le fait que les personnels du service de santé et du service des essences provenaient de multiples organismes, ce qui n’a pas nui outre mesure au bon déroulement de la mission. Les pelotons et compagnies des autres armes étaient homogènes et formaient des cellules constituées. Par ailleurs, la plupart des personnels appartenant à la Force d’action rapide avaient une solide expérience des interventions extérieures.

Le bataillon de soutien logistique avait deux rôles : le soutien administratif, financier et comptable de la force, hormis la base aérienne de Kisangani, et le soutien logistique des opérations.

Le dispositif logistique se composait de deux entités aux rôles différents. Bangui, en République Centrafricaine, constituait la base arrière et faisait office de relais entre Turquoise et la métropole. Goma, où se situait le bataillon de soutien logistique, était la base avancée, c’est-à-dire le pion de soutien principal auquel les détachements étaient rattachés.

Le BSL a d’abord exercé ses efforts au profit de l’opération Turquoise proprement dite, dont l’essentiel du dispositif se trouvait au Rwanda, en zone humanitaire sûre, du 20 juin au 22 août, puis, lors du retrait de ces moyens, de la fin juillet au 22 août, il a offert des conditions d’accueil aux troupes désengagées et reconditionné leur matériel avant embarquement, au moment de la constitution et de la montée en puissance du bataillon interafricain, composé de forces de plusieurs pays (Sénégal, Tchad, Congo, Guinée-Bissau et Niger) pendant la première quinzaine du mois d’août ; enfin, il a assuré le soutien de ce bataillon interafricain, qui a remplacé les troupes françaises en zone humanitaire sûre, du 22 août au 14 septembre, date à laquelle il a été pris en compte d’une manière effective par la MINUAR.

Puis, le BSL a effectué son propre désengagement, amorcé le 6 septembre et terminé le 30 septembre.

Le Colonel Alain Le Goff a alors précisé quels avaient été les bénéficiaires de son soutien : d’une part au Rwanda, le groupement interarmes, à Kibuye, le groupement Est, le Commandement des opérations spéciales (COS) de Gikongoro, le groupement Sud, le groupement Ouest, l’Elément médical d’intervention rapide (EMIR), jusqu’au 22 août, puis le bataillon interafricain ; d’autre part à Goma, le bataillon a soutenu le poste de commandement interarmées de théâtre, le détachement de l’aviation légère de l’armée de terre et le détachement air.

Le Colonel Alain Le Goff a également fourni des précisions sur les quatre fonctions majeures qui avaient été assurées : le soutien santé, le maintien en condition, le soutien de l’homme et le ravitaillement.

Le maintien en condition avait comme finalité le maintien à niveau du potentiel des matériels et le Service de santé celui des personnels. Le Service de santé n’a été, fort heureusement, que peu sollicité en ce qui concerne les forces. Le soutien de l’homme a beaucoup œuvré pour donner un minimum de confort aux personnels (cuisine, douches, blanchisserie de campagne, etc.). Le ravitaillement consistait à accueillir, transporter et distribuer les ressources en carburant, vivres, eau et munitions. La sous-fonction munition n’a pratiquement pas eu à être exercée. Les fonctions santé et de maintien en condition ont été essentiellement mises en œuvre sur place, dans leurs installations respectives. Le soutien de l’homme et le ravitaillement ont été tributaires du bon déroulement des flux d’approvisionnement en provenance de la métropole via Bangui.

Les ressources et équipements étaient mis en place à Goma par voie aérienne, Antonov mais aussi Boeing 747, C 130 et C 160. Une rupture de charge avait alors lieu, qui était assumée par le peloton de transit aéroportuaire du BSL.

Les formations abonnées ont reçu leurs équipements et leur ravitaillement, soit en urgence par voie aérienne, soit normalement par des convois routiers. Ces derniers ont dû être stoppés le 14 juillet lorsque le FPR avait abordé la frontière à Gisenyi. Le ravitaillement lourd a été acheminé, à partir de cette date, sur le lac Kivu, grâce à une barge de vingt tonnes et un bac de quarante tonnes, qui reliait Goma à Kibuye, Bukavu et Cyangugu. Ces bateaux ont été, bien entendu, loués.

L’organisation du soutien s’est avérée originale, d’abord par la mise en place de la totalité des moyens par voie aérienne, ensuite, par l’obligation d’utiliser la voie lacustre. Mais elle n’a pas posé de difficultés majeures, car il n’y a pratiquement pas eu de consommation de munitions ni de blessés français. Seuls six blessés français et un blessé sénégalais ont été dénombrés.

Le Colonel Alain Le Goff a souligné qu’initialement il n’avait pas été envisagé de conduire des actions humanitaires au Zaïre mais que les groupements en zone humanitaire sûre, en dehors de leur mission de sécurité pouvaient, en revanche, être appelés à en effectuer. L’EMIR avait d’ailleurs été déployé à cette fin à Cyangugu. Il a indiqué que la situation qui s’était développée à Goma, à partir du 14 juillet, dans le domaine humanitaire, avait dans ces conditions constitué une véritable surprise mais qu’une partie significative des capacités étant restée disponible en santé et en transports, il avait été possible de s’y adapter.

Le Colonel Alain Le Goff a alors souhaité présenter brièvement les faits, puis les actions humanitaires dans lesquelles le BSL avait été impliqué. Il a indiqué que, suite à l’offensive victorieuse du FPR à Ruhengeri, des centaines de milliers de réfugiés avaient fui les combats en se dirigeant vers le lac Kivu et notamment vers la frontière avec le Zaïre, à Gisenyi. Alors qu’ils étaient massés depuis plus de 72 heures à la frontière, celle-ci a été ouverte par les Zaïrois le 14 juillet au matin. Très vite, la ville et ses environs ont été littéralement submergés. Petit à petit, les réfugiés se sont répartis au nord et à l’ouest de Goma, ce qui a permis une reprise des communications, qui restaient toutefois difficiles.

En revanche, la situation sanitaire s’est rapidement détériorée. Le choléra a fait son apparition. Les premiers morts sont apparus dans les rues et au bord des routes dès le 17 juillet. L’Etat zaïrois était complètement dépassé. La ville de Goma n’avait plus les moyens de faire face à la situation et les ONG étaient majoritairement déployées en zone humanitaire sûre, au Burundi et en Tanzanie. Le commandement français s’est vite rendu compte qu’il fallait intervenir et le Général Jean-Claude Lafourcade a alors décidé l’engagement d’une partie des capacités disponibles du bataillon de soutien logistique.

Il a d’abord fallu procéder au ramassage des morts du choléra. Six circuits de ramassage ont été organisés, utilisant en tout jusqu’à douze véhicules qui passaient au moins deux fois par jour dans les rues de Goma et de sa proche banlieue. Au début, pendant les premières semaines, les soldats français ont ramassé seuls les cadavres puis de la main d’œuvre locale a été embauchée et rétribuée pour cette tâche. Les ONG et les particuliers ont participé à l’enlèvement des corps, ce qui a considérablement accru les capacités disponibles. En tout, 5 500 cadavres ont été ramassés jusqu’à la mi-août, et il a fallu les ensevelir. En liaison avec le génie, le BSL a ouvert une fosse commune à côté de l’aéroport. Au bout de quatre à cinq jours, il a été nécessaire d’organiser l’accès à la fosse pour éviter les encombrements et faciliter le travail des engins. Cette zone était comme un immense chantier. Les soldats du bataillon de soutien logistique réceptionnaient les véhicules amenant les cadavres, les dirigeaient vers les fosses déjà creusées, faisaient déverser les corps par les engins du génie, puis traitaient l’ensemble à la chaux avant remise en place de la terre.

Au bout de dix jours, le site a été saturé car 17 000 cadavres y avaient été enterrés. Une deuxième fosse a été ouverte à côté de la frontière. Le nombre des inhumations a été évalué, pour les deux fosses, à un total de 42 000 à 45 000. Les personnels du BSL ont travaillé sur ces sites pendant plus d’un mois, à raison d’une dizaine d’heures par jour.

Le Colonel Alain Le Goff a également évoqué l’assistance médicale aux populations en précisant que le service de santé avait été sollicité très tôt à cet effet. Dès le 30 juin, il avait opéré et soigné une centaine de Tutsis évacués de la zone humanitaire sûre vers Goma par hélicoptère. L’irruption des réfugiés dans Goma a amené à prendre en charge de très nombreux malades et blessés, notamment lorsque le FPR a tiré six obus de 120 mm qui sont tombés sur un quartier populaire, aux abords de l’aéroport, le 17 juillet.

La bioforce arrivée courant août a contribué, par ses campagnes de vaccination massive, à juguler avec succès les épidémies de méningite et de choléra. Son intervention dans les camps au nord et à l’ouest de Goma nécessitait un renforcement en moyens de transmission, transport, circulation et infanterie, afin d’assurer la sécurité des médecins dans ces zones qui étaient devenues dangereuses.

Dans le flot des réfugiés, il y avait des orphelins, âgés de cinq à douze ans. Dés la première nuit, une dizaine d’enfants étaient venus se mettre sous la protection des soldats français qui étaient de garde aux abords de la route. Ces soldats leur ont donné à boire et à manger. Très vite, ils sont devenus trente, puis cinquante à la fin de la nuit. Après avoir rendu compte au Poste de commandement interarmées de théâtre (PCIAT), les militaires français les ont transportés auprès de personnes ou d’associations qui les ont pris en charge. Mais pendant une quinzaine de jours, tous les matins, le BSL a eu ainsi à convoyer de trente à cinquante enfants vers des centres de regroupement. A chaque fois qu’on amenait des orphelins, les soldats apportaient des cartons de pain, des boîtes de conserves, des bonbons, des biscuits qu’ils avaient mis de côté afin de les distribuer aux enfants.

Le Colonel Alain Le Goff a souligné que la distribution de l’eau épurée avait été l’action la plus importante qui avait été menée. En effet, à partir du moment où les orphelinats et les camps avaient été approvisionnés en eau saine, le choléra avait reculé. Au début, le BSL était seul à remplir cette tâche et ses possibilités étaient faibles. Il ne pouvait distribuer qu’une soixantaine de mètres cubes d’eau par jour aux réfugiés. Les Américains, qui avaient installé des épurateurs pouvant produire jusqu’à sept cents mètres cubes par jour, n’avaient pas, en revanche, les capacités de transport requises et les ONG non plus à cette époque. Le BSL a équipé ses moyens de transport avec des réservoirs souples du commissariat et porté ainsi ses capacités de livraison jusqu’à deux cents mètres cubes par jour, créant des circuits de distribution d’eau dans la ville et les environs. Jusqu’à seize véhicules par jour ont été engagés dans cette mission qui était la plus recherchée par les soldats français. En tout, jusqu’à 5 500 mètres cubes ont été délivrés. Fin juillet, les ONG ont pu de leur côté engager des moyens très importants dans cette action. De la sorte, le choléra a pratiquement disparu.

S’agissant de la distribution de l’aide gouvernementale d’urgence, le Colonel Alain Le Goff a indiqué que le BSL avait assuré plus des quatre cinquièmes du traitement des quelque 510 tonnes de médicaments, couvertures, denrées alimentaires, tentes, que le France avait fait acheminer par avions affrétés. Il avait été, à cette fin, renforcé par des personnels de la sécurité civile. Il a indiqué qu’il était arrivé que plus d’un tiers du régiment -soit 200 personnes- soit simultanément engagé dans les différentes actions humanitaires : décharger les avions des ONG ou de l’aide gouvernementale d’urgence, transporter les cadavres et les enterrer, organiser la circulation, convoyer la bioforce, distribuer de l’eau, amener les orphelins dans une structure d’accueil, soigner les blessés et les malades.

Le Colonel Alain Le Goff a souligné que le BSL avait été marqué par son engagement au profit des réfugiés et que ses hommes s’étaient sentis impliqués personnellement, au-delà, peut-être, de leur devoir de soldat, mais il n’était pas possible de rester insensible à tant de détresse ou de rester les bras croisés alors que des milliers d’hommes mouraient sous vos yeux. Il a fait part de la difficulté qu’il éprouvait à restituer ce que le BSL avait vécu et à décrire la situation qu’il avait connue, notamment au mois de juillet.

 

Le Colonel André Schill a indiqué qu’il avait été adjoint au général commandant la 9e DIMA qui fournissait une partie des troupes engagées dans l’opération Turquoise.

Il a souligné que Turquoise avait été, à bien des égards, une opération singulière et novatrice, notamment pour ce qui relevait à l’époque de son domaine d’action, dans la mesure, en particulier, où elle avait pris en compte, dès le stade de la planification, le facteur humanitaire, ce qui avait donné lieu, entre autres, à la création d’une cellule affaires civiles. Il a précisé qu’il n’était pas envisagé pour autant que la force Turquoise se substitue aux acteurs humanitaires spécialisés. Elle ne disposait pas en effet, à l’exception d’un hôpital de campagne, de moyens humanitaires spécifiques.

Composée de neuf personnes dont quatre officiers, la cellule affaires civiles conseillait et informait le commandant de la force en évaluant la situation et les besoins humanitaires, assurait l’interface avec l’état-major des armées et diffusait vers l’échelon supérieur les renseignements à caractère humanitaire. Elle assurait la liaison et la coordination avec la cellule humanitaire interministérielle d’urgence française qui était présente à Goma, avec les agences de l’ONU, avec les ONG, avec les communautés religieuses et avec la société civile. Elle assurait le suivi des actions humanitaires engagées par Turquoise, en liaison avec les autres cellules de l’état-major et les unités sur le terrain, en particulier le bataillon logistique. Elle participait à la gestion et à la projection de l’aide humanitaire du gouvernement français, gérait les demandes d’intervention et d’évacuation et collectait les informations concernant les atteintes aux droits de l’homme.

Dans le déroulement général des opérations vues sous l’angle humanitaire, le Colonel André Schill a distingué deux grandes périodes : avant le 14 juillet et après. Dans la première phase, à partir du 22 juin, la force Turquoise s’est mise en place à Goma, alors que simultanément commençaient les opérations au Rwanda. Dès le 23, le conseiller pour les affaires civiles, arrivé en précurseur avec les premiers éléments, a pris contact avec les agences de l’ONU et les ONG représentées à Goma. L’arrivée, le 28 juin, de la cellule humanitaire interministérielle d’urgence a permis de créer une structure civilo-militaire appelé Cellule humanitaire France et qui, dans un lieu civil, distinct du PC militaire, a organisé journellement une réunion d’information et de concertation avec les agences et les ONG qui se renforçaient à Goma. Les renseignements obtenus par les forces de Turquoise sur la situation humanitaire ont été présentés et commentés au cours de ces réunions ; en particulier, les concentrations de personnes déplacées ont été répertoriées. A partir du début juillet, le représentant permanent à Goma de la cellule d’urgence des Nations Unies pour le Rwanda (United Nations Rwanda Emergency Office-UNREO), délégation spécialisée du département des affaires humanitaires de l’organisation, a assisté à ces réunions.

Le Colonel André Schill a indiqué que, simultanément, avait commencé la gestion de l’aide gouvernementale française d’urgence, soit environ trois avions de trente tonnes affrétés par semaine. Les quatre premiers avions ont été pris en compte par les personnels de la cellule interministérielle avec l’aide de transitaires locaux, mais par la suite et très rapidement, les capacités logistiques de la force Turquoise ont permis un traitement totalement militaire de cette aide. Pendant cette période, l’hôpital militaire de campagne s’est déployé au sud de la zone humanitaire sûre et a commencé à fonctionner.

Dans la deuxième phase, à partir du 14 juillet, est arrivée à Goma la tête d’une colonne de plus d’un million de réfugiés, qui a mis trois jours à s’écouler autour de la ville. Dès le 21, quatre cents cadavres cholériques encombraient les rues de Goma. Les éléments de Turquoise ont alors mené simultanément deux engagements. A Goma, sous la conduite d’un responsable du Haut Commissariat aux réfugiés des Nations Unies (HCR) et sous l’œil de deux cents journalistes, les militaires français ont participé, avec deux cents autres organisations et ONG, à la lutte contre le choléra et au sauvetage des réfugiés rwandais: ramassage, enfouissement des cadavres, distribution d’eau, terrassement, gestion de l’aéroport, déchargement des avions. Parallèlement, dans la discrétion, les unités de combat menaient l’action principale de Turquoise, c’est-à-dire la sécurisation de la zone humanitaire sûre pour favoriser l’arrivée des organisations humanitaires en assurant à leur niveau les escortes de convoi du soutien logistique, du transport et de la coordination.

En zone humanitaire sûre, malgré cette action des forces Turquoise, l’engagement des organisations humanitaires a été progressif et relativement lent. Il n’allait devenir massif qu’à la fin du mois d’août, alors que l’opération se terminait. Il n’a eu lieu que parce que les organisations humanitaires craignaient alors la répétition d’un exode du même type que celui de Goma en juillet.

En conclusion, le Colonel André Schill a indiqué que la notoriété des forces françaises auprès des grandes agences de l’ONU et des ONG était, à l’issue de l’opération Turquoise, indiscutable et incontestée. Certaines des ONG qui avaient été très critiques vis-à-vis de l’action des militaires français reconnaissaient alors volontiers publiquement l’efficacité et la diversité de l’aide qu’ils avaient apportée. Cependant, cette notoriété ne devait pas faire oublier que les efforts déployés pour engager les ONG dans le cadre de l’espace-temps de la manœuvre Turquoise n’avaient eu qu’un succès relatif.

 

Le Président Paul Quilès a demandé au Colonel André Schill et au Colonel Alain Le Goff quelle était leur réaction face aux réserves formulées par certaines ONG, sur le thème : " Chacun doit exercer son métier, les militaires auraient dû intervenir pour faire cesser les massacres et arrêter leurs auteurs, les organisations humanitaires pour secourir les populations. "

Le Colonel André Schill a répondu que ces réserves lui paraissaient surprenantes dans la mesure où, si l’on met à part le cas de Goma, les militaires n’avaient pas mené d’action spécifiquement humanitaire dans la zone humanitaire sûre. Il a en outre souligné que les militaires étaient, comme les organisations humanitaires, au service du responsable du HCR pour participer à la gestion de la situation créée à Goma. En zone humanitaire sûre, les militaires ont très rapidement organisé la sécurité et assuré les escortes de convois. Ils ont distribué au total 500 tonnes d’aide gouvernementale d’urgence. Avec 500 tonnes pour deux millions de personnes, on ne peut pas dire qu’ils faisaient concurrence aux ONG. L’hôpital de campagne fonctionnait. Dans cette période, en zone humanitaire sûre, parmi les quelques ONG ou organismes de l’ONU qui agissaient, le CICR distribuait 1 100 tonnes par semaines, le Programme alimentaire mondial, 600 tonnes, Caritas, 200 tonnes. C’est-à-dire qu’ils soutenaient 400 000 personnes à raison d’une ration journalière de 500 grammes.

 

Le Président Paul Quilès a demandé comment le BSL était organisé pour éviter les accrochages ou les heurts entre les forces d’intervention qui avaient des conditions de vie convenables et les populations qui vivaient dans une détresse extrême. Il a souhaité savoir comment survivaient ces populations et quel était leur mode d’organisation.

 

Le Colonel André Schill a souligné que le Rwanda était un pays très organisé et que, vu du Zaïre, il apparaissait comme une sorte de Suisse de l’Afrique où l’administration fonctionnait bien. A leur arrivée, le premier travail des militaires en zone humanitaire sûre avait été d’assurer la sécurité et de créer les conditions d’un fonctionnement minimum des administrations et des organismes de support de la population. Les troupes avaient essayé de susciter un début de reprise de l’administration locale, afin qu’il y ait un minimum d’organisation dans les bourgs et les campagnes. La cohabitation avec les populations les plus démunies, celles des camps de déplacés ou même des lieux où s’étaient regroupés les rescapés des massacres, se passait bien, parce que les campements des militaires étaient relativement modestes. Il n’y avait donc pas de différence outrancière dans les conditions de vie, en particulier, dans la zone de Kibuye. A côté de tous les PC des unités, il y avait des regroupements de Tutsis, qui avaient été placés là, d’une part, pour que leur protection en soit facilitée et, d’autre part, parce qu’à Goma, les militaires partageaient volontiers avec eux une partie de leur ration.

 

M. Pierre Brana a demandé au Colonel André Schill s’il avait observé ou si on lui avait rapporté des scènes d’affrontement entre réfugiés dans les camps et si des armes y avaient été saisies ou vues.

 

Le Colonel André Schill a distingué, selon la terminologie des Nations Unies, le terme de réfugiés, qui s’appliquait aux populations passées au Zaïre, et celui de déplacés. En zone humanitaire sûre, des déplacés se trouvaient dans des conditions très proches de celles des réfugiés, même s’ils n’étaient pas considérés comme tels juridiquement.

Dans les camps de réfugiés autour de Goma, il n’y a pas eu d’affrontements importants durant la période de l’opération Turquoise. Il n’y avait pas d’armes dans cette région, dans la mesure où l’armée zaïroise les avait fait déposer au passage de la frontière. Les FAR débandées, mêlées à la population et au flot des réfugiés, s’étaient fait confisquer leurs armes au passage, ce qui avait d’ailleurs posé un problème de sécurité à Goma. Le BSL a participé au ramassage de ces armes, puis à la destruction d’explosifs qui se trouvaient au bord des routes et qui pouvaient présenter un danger. Les personnes regroupées dans les camps n’avaient pas d’armes, mais dans un pays où 500 000 personnes avaient été massacrées à la machette, la question de la détention des armes était un peu accessoire. Il est certain toutefois que les populations avaient gardé une organisation paroissiale et villageoise, et que les ex-FAR restées en uniforme pouvaient éventuellement, ainsi que l’armée zaïroise, exercer sur elles à un certain nombre de pressions pour s’approprier une partie de l’aide qui était distribuée.

Dans la zone humanitaire sûre, les personnes portant une arme étaient désarmées par les groupements. Dans le camp de Nyarushishi, gardé par le CICR, il y a eu des tentatives d’affrontements, parce que c’était un camp homogène tutsi, dans un environnement hutu, et que les habitants des environs se plaignaient de ce que les déplacés étaient mieux traités qu’eux.

 

M. Jacques Desallangre a souhaité avoir des précisions sur la collecte d’informations relatives aux atteintes aux droits de l’homme.

 

Le Colonel André Schill a indiqué qu’avant le vote de la résolution†935 du Conseil de sécurité de l’ONU, créant une commission d’enquête sur les violations des droits de l’homme, la cellule affaires civiles avait pour mission de collecter, dans les renseignements qui remontaient des unités, ceux qui pouvaient apparaître utiles pour déterminer les auteurs d’éventuels massacres et la nature de leurs crimes. En application des directives reçues, la cellule affaires civilo-militaires du poste de commandement interarmées de théâtre a transmis ces informations, par l’intermédiaire de la cellule diplomatique de Goma, aux représentants de l’ONU venus enquêter sur les atteintes aux droits de l’homme.

 

Le Président Paul Quilès a demandé quels avaient été les contacts avec les autorités locales dont le BSL avait eu besoin de solliciter le concours pour ses différentes opérations. Rappelant que des avions lourds de transport à longue distance avaient été loués aux Russes et aux Ukrainiens, et que des avions d’Air France avaient été utilisés, il a demandé combien d’appareils avaient été effectivement affrétés et si une demande de soutien en ce domaine avait été formulée auprès des Américains, des Belges et des Anglais.

 

Le Colonel Alain Le Goff a répondu que le contact avec les autorités locales passait par l’intermédiaire du poste de commandement interarmées de théâtre. La cellule affaires civiles de ce poste de commandement assurait l’interface avec, d’une part, les organisations humanitaires, et, d’autre part, les autorités zaïroises. Lorsque le bataillon a été sollicité, un certain nombre de démarches avaient déjà été effectuées en amont, notamment auprès des autorités administratives et militaires de l’Etat et de la ville de Goma. Aux alentours des 14, 15 et 16 juillet, lors de l’arrivée de tous les réfugiés, le BSL s’est aperçu que les moyens que l’Etat et la ville pouvaient mettre en œuvre étaient totalement insuffisants.

L’organisation des transports stratégiques a été le fait de l’état-major des armées, où un bureau est chargé de cette question. Pour la mise en place des forces de Turquoise, il a été fait appel à une centaine de rotations d’Antonov qui, à partir de cinq plates-formes en France, notamment Roissy, Nantes, Istres et Lyon, ont amené les personnels, les matériels et les ressources. Ces avions pouvaient atterrir à Goma, puisque la piste, longue de 3 300 mètres, le permettait.

Les détachements qui sont venus de France et qui représentaient une partie seulement de la force -1 500 personnes sur 2 700, le reste étant principalement représenté par des unités de combat des forces prépositionnées en Afrique- ont été mis en place par Antonov, essentiellement ukrainiens. Les autres types d’appareils ont permis la mise en place des personnels et de l’aide gouvernementale d’urgence. Le désengagement de la force, à partir du mois de septembre, a aussi été réalisé avec des Antonov. Au moment de ce désengagement, les Etats-Unis ont été sollicités pour mettre à la disposition de la force des C5EA Galaxy. Le BSL est revenu, en ce qui concerne le personnel, avec des avions appartenant à Air France ou à l’armée de l’air. Le matériel et les ressources ont été rapatriés avec des Antonov sur Djibouti. Le commandement avait à cœur de diminuer les boucles, car l’affrètement de ces appareils est onéreux.

 

M. Bernard Cazeneuve, soulignant que la durée de l’opération Turquoise avait été limitée à deux mois et qu’il était prévu que les Nations Unies prennent le relais, a demandé dans quelles conditions ce relais avait été pris, s’il y avait eu des difficultés et quels contacts le BSL avait pris avec les forces qui lui avaient succédé.

 

Le Colonel Alain Le Goff a souligné que les Nations Unies avaient pris le relais en zone humanitaire sûre. Il a précisé que les forces françaises y avaient été remplacées par le bataillon interafricain qui avait débuté sa mission le 22 août. Le BSL a facilité sa montée en puissance pendant la première quinzaine du mois d’août. Le général qui commandait la MINUAR s’est rendu, pour sa part, au moins deux ou trois fois au poste de commandement interarmées de théâtre de Turquoise. Le PC du BSL a même accueilli une réunion entre le général commandant la force Turquoise et le Général Romeo Dallaire. Outre les contacts pris au niveau du commandement, des relations ont été établies pour faciliter le transfert du soutien du bataillon interafricain de la force Turquoise à la MINUAR. Des réunions de travail ont eu lieu à cet effet soit à Goma, soit à Kibuye avec des officiers de l’état-major de la MINUAR, responsables en particulier de tous les domaines du soutien.

En accord avec eux et le colonel commandant le bataillon sénégalais, le transfert a été effectué le 14 septembre. C’est une des raisons pour lesquelles le bataillon de soutien logistique est resté plus longtemps que la force Turquoise et que sa mission s’est terminée le 30 septembre. Sa mission était de soutenir le bataillon interafricain tant que la MINUAR n’avait pas les moyens de le prendre en compte. La date du 4 septembre était initialement prévue, mais c’est finalement le 14 septembre que s’est effectué le transfert. Le désengagement a eu lieu après que ce transfert eut été réalisé.

 

Audition de M. Michel ROCARD, Premier Ministre (mai 1988-mars 1991), Député européen, Mme Edith CRESSON, Premier Ministre (1991-1992), Commissaire européen, M. Roland DUMAS, Ministre des Affaires étrangères (mai 1988-mars 1993), Président du Conseil constitutionnel, et Mme Edwige AVICE, Ministre de la Coopération
et du Développement (mai 1991-avril 1992)

(séance du 30 juin 1998)

Présidence de M. Paul Quilès, Président

 

Le Président Paul Quilès a accueilli Mme Edith Cresson et M. Michel Rocard, anciens Premiers Ministres, ainsi que M. Roland Dumas, ancien Ministre des Affaires étrangères de 1988 à 1993, et Mme Edwige Avice, Ministre de la Coopération de mai 1991 à avril 1992. Il a souligné que leurs témoignages permettraient à la mission de mieux comprendre quelle avait été l’appréciation, par les autorités politiques françaises, de la situation au Rwanda, à la veille de la crise ouverte par l’offensive du FPR, le 1er†octobre 1990, ainsi que les mécanismes de décision ayant présidé au déclenchement de l’opération Noroît, et au renforcement de la coopération militaire avec le Rwanda.

 

Mme Edith Cresson s’est tout d’abord félicitée de l’initiative prise par l’Assemblée nationale de procéder à une analyse de la crise rwandaise. Elle a souligné que, sous la Vème République, sauf, sans doute, pendant les périodes de cohabitation, la gestion des questions africaines relevait de relations directes entre la présidence de la République et les ministères des Affaires étrangères, de la Coopération et de la Défense. Le chef du Gouvernement ne jouait généralement pas un rôle de premier plan en ce domaine, sauf si une situation présentait des éléments annonciateurs d’une crise grave nécessitant la mobilisation de l’ensemble des moyens publics.

Elle a relevé que tel n’avait pas été spécifiquement le cas pour le Rwanda pendant son gouvernement. Au cours du sommet franco-africain de La Baule, en 1990, le Président de la République, François Mitterrand, avait ouvert la voie, de façon pragmatique, à un mouvement politique d’évolution vers la démocratie des pays africains francophones, dont le Rwanda. Par ailleurs, la volonté d’autres puissances, et notamment des Etats-Unis, de peser sur le destin de cette zone du monde est indéniable, même si l’influence américaine s’est surtout affirmée dans une période postérieure à 1992.

La politique française vis-à-vis du Rwanda de mai 1991 à avril 1992 a comporté deux axes. Il s’agissait, d’une part, d’aider le Gouvernement rwandais et son armée à faire face à des incursions de déstabilisation venues ou soutenues de l’étranger, en particulier de l’Ouganda, où se trouvaient basées les troupes du Front patriotique rwandais et où demeuraient des centaines de milliers de réfugiés tutsis désireux de rentrer au Rwanda. D’autre part, les massacres à caractère ethnique qui avaient ensanglanté dans le passé les relations entre Hutus et Tutsis au Rwanda, et plus généralement dans la région des Grands Lacs, amenaient la France à prôner avec vigueur auprès des pouvoirs en place l’ouverture démocratique et le dialogue avec les opposants. Bien entendu, cette action d’urgence ne devait pas masquer la réalité d’une coopération civile active, orientée principalement vers l’agriculture, l’éducation et la santé.

Mme Edith Cresson a souligné que la période de son gouvernement avait été davantage marquée par l’intensité de l’action en faveur du dialogue démocratique que par le soutien aux opérations militaires. Face à des attaques relativement limitées à cette époque, l’appui militaire en place a été prolongé. Le niveau des exportations de matériels militaires autorisées par le Gouvernement était réduit. Bien entendu, les missions assignées aux militaires français consistaient à assurer un appui technique aux forces rwandaises ainsi qu’une protection des ressortissants français, à l’exclusion d’interventions directes dans les opérations. Sur le plan politique, les voies du dialogue et de l’ouverture politique en direction de l’opposition politique ainsi que celles de la diversification ethnique ont été exploitées.

Mme Edith Cresson a alors cité deux exemples de cette attitude. Les pressions directes exercées sur le Président Habyriamana, aussi bien par les envoyés du Gouvernement français à Kigali que par le Président de la République, en marge du Sommet de la francophonie qui s’est tenu à l’automne 1991, au palais de Chaillot, ont permis de faire évoluer la situation. Ainsi la Constitution rwandaise a été modifiée dans un sens démocratique en juin 1991. Le dialogue a été également poursuivi avec les opposants du FPR, dont un des dirigeants a été reçu au quai d’Orsay. Cette visite a été suivie d’une rencontre à Paris entre représentants du pouvoir et représentants du Front patriotique rwandais. Mme Edith Cresson a estimé qu’avec le recul, il était délicat de porter un jugement objectif sur cette période et sur les efforts entrepris par la France pour contenir les tensions au sein de la société rwandaise. Ces efforts, qui visaient à instaurer plus de démocratie et de dialogue, étaient nécessaires, justifiés et méritoires. Peut-être pourrait-on rétrospectivement leur reprocher d’avoir été trop classiquement politiques, c’est-à-dire de s’inscrire dans le droit fil de ce qu’avait toujours été la politique de la France à l’égard des pays d’Afrique francophone, dans un climat et une période où le poids des réfugiés, leur aspiration à rentrer au Rwanda et le refus obstiné du pouvoir à faire droit à cette aspiration portaient en germe les ingrédients d’une tragédie.

Mme Edith Cresson a souligné que la volonté d’agir n’avait pas manqué mais qu’elle n’avait peut-être pas été éclairée par une compréhension suffisante de la réalité des forces à l’œuvre, dans une région dont l’équilibre aurait nécessité une complète implication de la communauté internationale.

 

Mme Edwige Avice a tout d’abord rappelé qu’elle avait exercé les fonctions de Ministre de la Coopération et du développement pendant une courte période, de mai 1991 à avril 1992 mais qu’auparavant, depuis 1988, elle avait exercé diverses responsabilités, en tant que Ministre délégué aux Affaires étrangères, dont celle des Français de l’étranger et des droits de l’homme. Ces responsabilités l’ont amenée à intervenir sur des questions concernant les pays africains, à la demande du Ministre d’Etat Roland Dumas, comme, par exemple, la situation des réfugiés. Avant même d’être Ministre de la Coopération, elle avait donc eu à connaître des conflits ethniques et de violence dans la région des Grands Lacs.

Elle a indiqué à ce propos qu’après des massacres perpétrés au Burundi, elle avait, à la demande de Roland Dumas, convoqué l’ambassadeur de ce pays et reçu une délégation avec laquelle elle avait évoqué en termes particulièrement énergiques la situation des blessés. De même, au cours d’une mission au Kenya, elle avait à nouveau reçu, à l’ambassade de France, une délégation du Burundi, pour réaffirmer l’attitude de fermeté de la France à l’égard des violences et en appeler au respect des droits de l’homme.

Soulignant qu’elle avait tenu à mentionner ces faits pour montrer le contexte dans lequel elle agissait, elle a indiqué qu’elle avait parfaitement conscience du risque de contagion de la violence aux pays voisins, notamment le Rwanda, dans la mesure où la présence de 600 000 réfugiés dans ces pays, comme l’impossibilité de leur retour, créaient un abcès de fixation permanent. En octobre 1990, après l’attaque lancée contre le Rwanda par un mouvement armé venu de l’Ouganda, la France a monté l’opération Noroît, à laquelle participait un bataillon belge, et commencé l’évacuation de ses ressortissants. Une très grande activité diplomatique s’est alors déployée dans toute la région pour chercher à mettre un terme au conflit. M. Jacques Pelletier, Ministre de la Coopération, s’est rendu sur place pour appuyer la démarche française, parfaitement claire, qui avait a été définie par le Président de la République dans sa lettre du 30 janvier 1991 au Président Habyarimana : la France appelait à un règlement négocié et à une concertation générale, seule solution au conflit.

Mme Edwige Avice a fait observer qu’au moment où elle avait pris ses fonctions, les termes de la politique française étaient définis sans ambiguïté : une présence militaire avec Noroît, dans le double but de dissuader le FPR de poursuivre sa recherche d’une solution militaire et de protéger nos ressortissants d’une part ; une action diplomatique pour amener le Président Habyarimana à négocier une solution de partage du pouvoir avec le FPR, ce qu’il n’envisageait pas volontiers, et avec l’opposition intérieure, ce qu’il envisageait encore moins. Le Rwanda s’était déjà engagé, avec l’appui de pays de la région qui jouaient les médiateurs, dans des négociations qui avaient abouti à un accord de cessez-le-feu et à une nouvelle Constitution, en juin 1991. Cette démarche s’est poursuivie. En août 1991, une rencontre des ministres ougandais et rwandais des Affaires étrangères a eu lieu à Paris pour améliorer les relations entre les deux pays. Dès juillet, le Président Habyarimana avait d’ailleurs accepté une loi sur la formation des partis politiques. Le 21 septembre 1991 se tenait, à Paris, une rencontre entre le major Kagame et M. Paul Dijoud, directeur des Affaires africaines et malgaches. De nouvelles discussions entre des représentants des autorités de Kigali et le FPR se déroulaient en octobre 1991 et janvier 1992. En décembre 1991 et en mars 1992, une mission française composée d’un diplomate et d’un militaire a été chargée de l’observation des violations de la frontière avant le déploiement d’observateurs des Nations unies.

Elle a remarqué qu’en avril 1992, juste avant son départ du ministère de la Coopération, avait été constitué un gouvernement de coalition dirigé par le Premier Ministre Dismas Nsengiyaremye, du MDR, qui était le chef de l’opposition. Cette démarche conduisait logiquement aux accords de paix d’Arusha en août 1993. L’action diplomatique avait alors abouti à un protocole signé par tous les partis politiques du Rwanda.

Mme Edwige Avice a également mentionné qu’au moment où elle quittait le ministère de la Coopération, il était prévu une mission du Général Varret, chef de la mission militaire de coopération, destinée à élaborer, au Rwanda, un plan de démobilisation sur le modèle de celui qui avait été mis au point au Tchad. La situation restait tendue, car les combats se poursuivaient dans le Nord, en zone frontalière et en mars, dans le sud-est du Rwanda, il y avait eu trois cents morts dans le Bugesera. M. Marcel Debarge, Ministre de la Coopération, effectua une mission à Kigali en mai pour rappeler avec fermeté le message de la France. Il se rendit aussi en Ouganda où il rencontra le Président Museveni.

En conclusion, Mme Edwige Avice a estimé que, s’il fallait juger cette période avec le recul, il apparaîtrait que ce n’était pas le Rwanda, engagé dans les négociations, qui semblait connaître, à ce moment-là, la situation la plus urgente. A cette époque, se déroulait une crise par semaine, conflit tchadien, difficultés du Congo ou du Niger, problèmes du Togo et de Madagascar, arrêt de la coopération avec le Zaïre. Cette époque très tendue nécessitait de plaider auprès des instances internationales la cause des pays africains car les Américains faisaient pression, par l’intermédiaire notamment de la Banque mondiale, pour la dévaluation du franc CFA, et certains pays, dont la Côte d’Ivoire, étaient menacés d’une forte diminution de l’aide internationale.

Mme Edwige Avice a rappelé qu’elle s’était rendue à plusieurs reprises aux Etats-Unis et au Japon pour expliquer aux bailleurs de fonds que la démocratie avait besoin du développement et que la France était déterminée à rendre plus rigoureux le contrôle de l’utilisation de l’aide.

A cette époque, avec l’accord du Premier Ministre et du Président de la République, un groupe de travail a été constitué pour définir de nouveaux modes de relations avec l’Afrique. M. Marcel Debarge a également encouragé cette réflexion. M. Pierre Bérégovoy, alors Ministre de l’Economie et des Finances, veillait tout particulièrement à ce que l’aide française soit soumise à des conditions plus rigoureuses et davantage tournée vers des projets. M. Pierre Joxe comme M. Roland Dumas poussaient aussi à la réduction des dépenses militaires en Afrique. La réunion de Bangkok du Fonds monétaire international et de la Banque mondiale, début 1992, a beaucoup insisté sur cette question. Ce point de vue sur le niveau des dépenses militaires des pays africains était relayé par le Général Varret, responsable de la Coopération militaire, qui avait notamment bâti le plan de démobilisation du Tchad.

Mme Edwige Avice a fait observer qu’elle avait contribué à resserrer les liens entre les ministères de la Coopération, des Affaires étrangères et de la Défense, pour adopter une attitude commune sur ces sujets. La France avait la volonté de ne pas être impliquée directement dans les conflits africains, tout en respectant les accords qu’elle avait conclus et en protégeant ses ressortissants. Les termes de l’accord du 18 juillet 1975 avec le Rwanda prévoyaient que les militaires français ne pouvaient en aucun cas être associés à la préparation et l’exécution des opérations de guerre, de maintien ou de rétablissement de l’ordre ou de la légalité. En application de cet accord, l’aide militaire était indirecte et visait à protéger les ressortissants étrangers, tout autre objectif étant formellement exclu.

 

M. Michel Rocard s’est montré heureux que la mission ait pris en charge la tâche de première importance qu’elle s’était fixée.

Il a souligné que son approche de la question rwandaise était double. Il avait en effet été Premier Ministre pendant la période où tout avait commencé, mais, en tant que président de la Commission du Développement et de la Coopération du Parlement européen, il avait également été amené à visiter le Rwanda et à tenter d’y bâtir une politique européenne avec un regard rétrospectif. Il a alors proposé de donner lecture d’une déposition qu’il avait rédigée.

 

Le Président Paul Quilès lui a suggéré de limiter, dans un premier temps, son exposé à la période de trois ans où il avait été Premier Ministre, et de réserver l’autre partie, qui ne relève pas du témoignage mais de l’analyse politique, à un échange ultérieur. La mission souhaitait en effet avant tout comprendre les événements à partir des récits et des témoignages des acteurs.

 

M. Michel Rocard a rappelé qu’il avait été Premier Ministre de la France du 10 mai 1988 au 15 mai 1991 et qu’il avait eu à s’occuper de l’Afrique pour des raisons budgétaires et financières, ayant été un des premiers à avoir songé qu’il était impossible d’asphyxier ces pays qui exportaient et à avoir soutenu l’idée, contre l’avis de nombreuses autorités françaises, qu’il fallait en arriver à l’ajustement de la parité du franc CFA. Les trois quarts de ces pays, qui étaient bien gérés et avaient quelque chose à exporter, devaient bien s’en sortir. M. Michel Rocard a alors souligné qu’il était tacitement admis que l’action diplomatique et militaire de la France en Afrique échappait au Premier Ministre, et que cette restriction de ses compétences faisait partie de règles dont le Président François Mitterrand n’était pas l’initiateur puisqu’elles lui étaient antérieures.

Il a indiqué que le Ministre de la Coopération de son gouvernement, M. Jacques Pelletier, n’aurait pu lui rendre compte de son action sans mettre en cause la confiance du Président de la République et a affirmé qu’il n’avait jamais entendu parler du Rwanda pendant la période où il était Premier Ministre et qu’il avait appris le lancement de l’opération Noroît par la presse.

Soulignant qu’il n’était ni juge, ni historien, ni journaliste, il a relevé que sa tâche, en visitant le Rwanda, sept ans après, n’était pas d’écrire l’histoire ni de porter jugement sur elle, mais de faire la politique européenne d’aujourd’hui, c’est-à-dire de porter des jugements de valeur sur les perceptions des faits, ce qui est un autre problème que celui de l’examen de moralité des décisions de la République française, à l’époque.

Il a arrêté là son témoignage restant à la disposition de la mission pour tout complément.

Il a communiqué le rapport de mission qu’il avait établi pour la Commission du Développement du Parlement européen, au retour de son voyage au Rwanda, au milieu du mois de septembre 1997 ainsi que la photocopie d’une pièce, les fameux "dix commandements du Hutu", publiés en décembre 1990 ainsi que le texte d’un projet de déclaration plus complet mais que le temps imparti ne lui permet pas de lire en entier.

 

Le Président Paul Quilès a indiqué que lors d’un conseil des ministres, M. Roland Dumas, Ministre des Affaires étrangères, avait rendu compte des événements du Rwanda et, notamment de l’opération Noroît.

 

M. Michel Rocard a déclaré que M. Roland Dumas ne pouvait pas avoir le souvenir d’une intervention de sa part sur ce sujet.

 

M. Roland Dumas s’est tout d’abord réjoui de l’occasion qui lui était donnée d’apporter quelques précisions et d’aider au travail de la mission. Il a présenté en quelques mots la situation de l’ensemble de l’Afrique en 1990 et les interventions que le ministère avait été amené à entreprendre au Rwanda sous sa direction, étant entendu que cette action avait été menée en parfaite coordination avec les Premiers Ministres successifs et les Ministres de la Coopération.

Formulant une observation de caractère général, il a d’abord indiqué que dans les années quatre-vingt dix, les acteurs se trouvaient, tant du côté africain que du côté français, dans une situation assez paradoxale. Les événements rwandais d’octobre 1990 qui auront des prolongements jusqu’en 1994 se situaient immédiatement après la rencontre de La Baule de juin 1990. La notion " d’Afrique du champ " pourrait laisser penser que les pays qui en font partie se trouvent en harmonie. Or, il n’en était rien, en particulier dans la période évoquée car tout, en effet, y était contradictoire. Du côté africain, dans cette période de transition due à l’intervention du congrès de La Baule, la variété s’imposait plutôt que l’harmonie. Des pays, comme le Sénégal ou l’île Maurice, connaissaient déjà des régimes démocratiques. D’autres, au contraire, se trouvaient dans une situation de dictature plutôt que de régime démocratique.

Les relations entre les pays du champ et la France n’étaient pas uniformes non plus au regard des accords de coopération et surtout de coopération militaire. Avec certains, la France avait conclu des accords de coopération militaire d’assistance et de défense, avec d’autres, à l’extrême, aucun accord n’engageait notre pays.

C’était le cas du Tchad car lorsque la France avait décidé d’y intervenir pour résister à l’invasion extérieure, aucun accord de défense n’avait été conclu avec ce pays. C’était donc au nom des grands principes généraux de la politique française que la décision d’intervenir avait été prise.

M. Roland Dumas a souligné que l’important appel au changement lancé à La Baule pouvait se résumer en deux formules : " Le vent de liberté qui a soufflé à l’Est devra inévitablement souffler un jour en direction du Sud " et - deuxième phrase qui résumait la pensée du Président de la République de l’époque -: " Il n’y a pas de développement sans démocratie et il n’y a pas de démocratie sans développement ".

M. Roland Dumas a estimé qu’au début des années 1990, le dispositif institutionnel régissant la politique africaine de la France n’avait pas changé depuis le Général de Gaulle. L’Afrique restait un terrain réservé, mais on constatait à l’intérieur de l’Etat une dispersion des compétences et des centres de décision qui, si elle avait ses avantages, représentait un certain handicap dans les moments de crise, même si elle s’accompagnait fort heureusement d’une solide coordination. Cette coordination était assurée au niveau de la présidence de la République, c’est-à-dire au plus haut niveau de l’Etat, qui bénéficiait de l’assistance de la cellule africaine et de l’état-major particulier. Cette organisation qui datait du début de la Veme République allait devenir un handicap avec le temps.

L’influence américaine commençait par ailleurs à se faire jour en Afrique. Une réflexion était également en cours, sur la notion de droit d’ingérence, sur ce qu’il voulait dire, si c’était un droit naturel ou un droit créé par l’ensemble des nations, et comment il devait s’exercer. Mais personne n’était sûr ni de la conception qu’il fallait en avoir ni de l’usage qu’il fallait en faire.

M. Roland Dumas a indiqué que, lorsque l’offensive du FPR a été lancée le 1er octobre 1990, le Président de la République a commencé très tôt, en liaison avec le Gouvernement, à réunir des conseils restreints. Avec l’aide du ministère de la Coopération, le ministère des Affaires étrangères a étudié les événements qui semblaient présenter des similitudes avec l’affaire du Tchad et de la Libye. On assistait, en principe, au retour de citoyens d’un pays chez eux, mais avec une aide extérieure. Il était en effet apparu très tôt que les actes commis le 1er†octobre 1990 étaient en réalité soutenus fortement par un pays voisin. La situation rappelait la politique du Colonel Khadafi entre 1985 et 1990, qui consistait à prendre l’apparence du soutien de revendications émanant des nationaux d’un pays voisin. Le colonel Khadafi prétendait qu’il était pour les Tchadiens, derrière Goukouni Oueddeï, contre le Gouvernement de Hissène Habré. La France a très vite découvert à la suite de ses propres investigations et grâce à l’aide de ses alliés que derrière les Tchadiens du nord qui voulaient rentrer chez eux se cachait en réalité l’armée libyenne.

M. Roland Dumas a indiqué qu’il avait de même acquis très vite la certitude que les "rebelles" du FPR étaient fortement soutenus par les cadres et l’armée de l’Ouganda. Certes, des éléments tutsis d’origine rwandaise faisaient la guerre, mais ils étaient encadrés par l’Ouganda. L’Ouganda leur fournissait des armements et des bases arrières où ils pouvaient se replier. Cette situation posait à la France un problème, non seulement sur le terrain juridique, en raison des accords qui dataient de 1975 et qui ont été rajeunis par la suite, mais également sur le terrain politique : la présence de la France en Afrique l’obligeait à se préoccuper d’une situation où un pays ami est confronté à une agression extérieure.

M. Roland Dumas a indiqué qu’il avait alors proposé aux membres du Gouvernement, au Premier Ministre, au Président de la République, d’intervenir. Puis il a présenté les deux initiatives prises dès que le danger qui menaçait le Rwanda avait été mesuré. La ligne définie par le Président de la République et par les premiers conseils restreints était claire et simple. Il s’agissait d’abord de protéger les ressortissants français et étrangers. De là, l’opération qui a consisté à assurer le contrôle de l’aéroport, car dans un pays enclavé comme le Rwanda, il était difficile d’envisager une évacuation par la terre. Il s’agissait ensuite d’envoyer, dans le cadre des engagements qui nous liaient au Rwanda, des renforts pour arrêter l’offensive qui venait du Nord.

M. Roland Dumas a appelé l’attention sur le fait qu’il a été très précisément dit au cours de ce conseil restreint et au cours du conseil des ministres, que la position de la France était de fournir au Rwanda les moyens de se défendre contre une agression étrangère, mais qu’en aucun cas, les forces françaises ne devaient intervenir dans ce combat. Il s’agissait, en effet, évidemment, d’une résistance à une agression étrangère, mais aussi d’un problème intérieur auquel la France n’avait pas à se mêler. Non seulement la France ne s’est pas livrée à une intervention militaire directe mais elle a recherché un rapprochement systématique en s’adressant aux deux parties et à ceux qui apparaissaient à l’horizon comme leur soutien. Cette action s’inspirait du discours prononcé quelques mois auparavant à La Baule, et visait à encourager le Rwanda à s’engager sur une voie démocratique, ce qui pouvait prendre plusieurs formes : premièrement, la mise en place d’un gouvernement de coalition, d’où la pression exercée sur le Président rwandais Habyarimana pour qu’il cède un peu de terrain, change de mentalité et accepte de constituer ce gouvernement ; deuxièmement, des élections et le retour de ceux qui aspiraient à rentrer.

M. Roland Dumas a regretté que n’apparaisse peut-être pas très bien dans les dépositions faites devant la mission, du moins dans ce qui en a été rapporté par la presse, que, pour le chef de l’Etat, la France devait faire ce premier effort en faveur de la sécurité du Rwanda mais que, le plus tôt possible, un arrangement intérieur devrait intervenir et que, si une intervention de maintien de la paix apparaissait nécessaire, elle devrait incomber aux Nations Unies.

Cette position explique la nécessité d’une action diplomatique progressive, exposée à des progrès et à des reculs mais qui aboutira, après un cessez-le-feu, et deux autres arrangements, à la signature du traité d’Arusha, en août 1993.

Il a souligné que ce n’était pas un des moindres enseignements de cette affaire que de constater que, malgré le changement de majorité et de Gouvernement, la même politique a été poursuivie. Il a également insisté sur le fait qu’en dépit du nombre des centres de décision et d’action, il était important qu’il y ait une coordination au niveau du chef de l’Etat, ce qui a permis de maintenir la ligne politique, telle qu’elle avait été définie dès 1990.

M. Roland Dumas a alors évoqué deux missions qui lui avaient été confiées, indépendamment de celles qui consistaient à assurer, au niveau du quai d’Orsay, la coordination des actions diplomatiques. La première était d’agir sur le soutien apporté aux rebelles qui avaient envahi le Rwanda par le Nord. M. Roland Dumas a indiqué qu’il avait été amené à se rendre à Londres, à deux ou trois reprises, pour y rencontrer son homologue, M. Douglas Hurd, et obtenir de lui, d’une part, l’assurance que le Royaume-Uni ne s’engageait pas dans ce mouvement en direction du sud, en soutien des troupes qui avaient franchi la frontière, et d’autre part, qu’il userait, au contraire, de son influence pour appuyer le plan français de négociation et de constitution d’un gouvernement de coalition dans la perspective d’élections.

M. Roland Dumas a rappelé que l’assurance lui avait été donnée par le Gouvernement britannique que non seulement il soutenait l’action du Gouvernement français mais qu’il n’était pour rien dans l’offensive du FPR. Il a relevé qu’avec le recul, il pensait peut-être ne pas avoir saisi alors toutes les nuances qu’il y avait dans ce propos et ne pas avoir suffisamment remarqué que les Britanniques s’étaient abstenus de lui parler des Américains. Il a affirmé que, contrairement à ce que l’on imagine, les Etats-Unis nourrissaient depuis longtemps une visée, non pas de déstabilisation de la région mais de prise en compte de ses évolutions dans leurs intérêts en terme de stratégie mondiale, en raison notamment de la proximité du Soudan, qu’ils considéraient comme une source de terrorisme. Cet intérêt géostratégique faisait que les Américains poursuivaient, depuis pas mal de temps, une même idée, ce que l’on pouvait constater à la lecture des télégrammes et au grand nombre de déplacements du Sous-Secrétaire d’Etat pour les Affaires africaines M. Hermann Cohen dans les pays d’Afrique.

M. Roland Dumas a rapporté qu’ayant fait savoir un jour à M. Cohen qu’il serait heureux de le recevoir, comme Ministre des Affaires étrangères, puisqu’il s’intéressait beaucoup à l’Afrique francophone, il lui fut répondu de manière à peine polie, qu’après tout, les Américains n’avaient pas à demander la permission de la France pour " se promener " en Afrique.

M. Roland Dumas a indiqué que la seconde mission qui lui avait été confiée était d’intervenir auprès des Nations unies pour préparer au plus tôt le remplacement des forces françaises par une force de l’ONU et qu’à cette occasion, il avait constaté que certains membres du Conseil de sécurité n’approuvaient pas cette perspective avec ardeur.

Souhaitant établir un bilan, il lui est d’abord apparu nécessaire que la France redéfinisse à la lumière des incidents de 1990, une politique d’ensemble pour l’Afrique et que s’instaure, un débat sur le plan international, sur la notion d’intervention, pour ne pas parler d’ingérence qui a une connotation péjorative. En second lieu, il a regretté que la France n’ait pas maintenu plus longtemps la présence de troupes dans l’attente de l’arrivée des forces de l’ONU. Ce maintien n’aurait toutefois pas changé grand chose à la situation car la détermination avait été prise, et elle venait de loin, de reconquérir le Rwanda par la force.

L’action menée jusqu’en août 1993 a réussi sur le plan diplomatique mais non sur le plan militaire. Les Tutsis étaient non seulement de bons guerriers mais aussi de bons stratèges. Lorsque la percée du nord a été arrêtée, ils se sont comportés comme d’autres au moment de la guerre des Ardennes et sont passés par l’est. L’offensive de 1993 qui menaçait à la fois les arrangements politiques déjà conclus et l’indépendance du Rwanda, a nécessité des dispositions pour éviter que la capitale ne soit prise par les troupes rebelles.

 

Le Président Paul Quilès, rappelant que Roland Dumas avait indiqué que la présence de la France au Rwanda reposait sur l’engagement de garantir la stabilité et la sécurité du pays, avec pour contrepartie la démocratisation du système politique et le respect des droits de l’homme, et soulignant qu’il était toujours facile de réécrire l’histoire, a demandé à M. Michel Rocard s’il pensait, avec le recul du temps, que le Président Habyarimana faisait ce qu’il devait ou s’il avait, comme l’hypothèse en avait souvent été évoquée au cours des travaux de la mission, en quelque sorte, joué un double jeu en acceptant le dialogue avec l’opposition intérieure et la négociation des accords d’Arusha uniquement dans un but tactique.

 

M. Michel Rocard a souligné qu’il n’avait pas eu connaissance écrite de l’accord d’assistance militaire de 1975.

Il a fait valoir qu’à l’époque, la France était liée par plus d’une dizaine d’accords d’assistance militaire avec divers pays d’Afrique et que ces accords représentaient simplement des compléments d’une politique générale qui consistait à favoriser les progrès vers plus de démocratie.

Il a estimé que l’enjeu de l’accord avec le Rwanda était modeste et qu’il avait été signé à un moment où ce pays commençait seulement à se construire en régime monoethnique persécuteur. Le régime rwandais ne commettait pas encore de massacres. Les horribles "dix commandements" interviendront plus tard, en 1990. Alors que l’Ouganda était placé sous l’autorité d’Idi Amin Dada, le Rwanda représentait une zone paisible et tranquille et avait encore son image de " Suisse de l’Afrique " qu’Habyarimana va détruire assez vite.

Il a exprimé un désaccord ponctuel avec M. Roland Dumas, non sur les faits mais sur leur interprétation. Il a considéré qu’en 1975, les deux Présidents Giscard d’Estaing et Habyarimana étaient parfaitement fondés à signer l’accord de coopération militaire entre les deux pays mais que celui-ci fondera en droit l’appel à l’aide que le Président Juvénal Habyarimana a adressé à la France au moment de l’offensive du Front patriotique rwandais, en 1990.

Il a souligné que le Conseil des Ministres est une instance solennelle où chaque mot compte, et où il est inconvenant d’intervenir sur une affaire à laquelle vous n’êtes pas convié à vous mêler. Son ordre du jour est en outre chargé. Il a ainsi mentionné qu’en tant que Premier Ministre, il se trouvait impliqué dans la bataille de la CSG et la gestion de la crise du Golfe, après que le Koweït eut été envahi. Son attention n’était pas appelée sur un problème dont il eût été inconvenant qu’il se mêle, et il n’a pas prêté toute l’attention qui aurait convenu à l’intervention militaire de la France.

 

M. Roland Dumas a fait remarquer, sans vouloir polémiquer avec son ancien Premier Ministre, qu’il était un peu inquiet de constater que ce dernier n’écoutait pas beaucoup son Ministre des Affaires étrangères.

 

M. Michel Rocard a suggéré que la réciproque avait pu être vraie et a proposé de laisser à la mission sa déposition écrite pour qu’elle soit étudiée.

Il a récusé complètement la comparaison de la crise rwandaise avec celle du Tchad. Khadafi était le chef d’un Etat étranger, dont les troupes n’étaient qu’étrangères alors que le Front patriotique rwandais était pour l’essentiel composé de Rwandais tutsis. Il a rappelé que Paul Kagame avait trois ans quand sa famille avait fui les persécutions anti-Tutsis. C’est pour cette raison qu’il était anglophone et qu’il avait fait toute sa carrière en Ouganda.

Au fur et à mesure que le régime Habyarimana se durcissait, un certain nombre de Hutus, dont l’actuel Président de la République rwandaise, Pasteur Bizimungu, rejoignaient le Front patriotique rwandais parce qu’ils estimaient nécessaire de le combattre. L’Ouganda était la base arrière du FPR. Il en avait fourni les cadres, les uniformes, les munitions et des soldats, mais on ne peut pas considérer que l’instrument de combat que constituait le FPR ait été aux mains d’une puissance étrangère.

M. Michel Rocard a estimé que la France s’était trompée de camp et qu’elle avait soutenu trop longtemps un régime qui devenait indigne. Mais elle était liée par un acte légal de solidarité, qui aurait nécessité beaucoup de solennité et d’effort de collecte d’informations pour être dénoncé à temps.

 

M. Pierre Brana, a rappelé au Premier Ministre qu’il avait déclaré, le 6 octobre 1990 à la télévision : " Nous avons envoyé des troupes pour protéger les ressortissants français, rien de plus. C’est une mission de haute sécurité et un devoir républicain ". Il a alors souligné que, si quelques jours avaient suffi pour évacuer tous les ressortissants, nos soldats étaient ensuite restés au Rwanda. Il a demandé à M. Rocard s’il y avait eu débat à ce sujet au conseil des ministres, dans la mesure où sa déclaration du 6 octobre se trouvait dépassée par les événements, et s’il existait une divergence à cet égard avec le Président de la République.

 

M. Michel Rocard a répondu qu’il n’y avait pas eu divergence avec le Président de la République sur ce sujet étant donné que, ne disposant pas d’informations, il n’entendait pas soutenir une thèse différente de la sienne et que la nécessité de protéger nos ressortissants était incontestable. Il a reconnu que c’était longtemps après qu’il avait appris que les soldats français avaient fait plus que cela. Il a souligné que l’on tenait pour acquis au Rwanda que le fondateur du Front patriotique rwandais, et de l’armée de libération, le Général Fred Rwigyema, avait été tué, lors de l’offensive d’octobre 1990, par un obus français tiré par des artilleurs français. Il a alors estimé important que la mission puisse éclaircir cette question et infirmer une rumeur qui l’avait beaucoup gêné pendant son voyage, dans la mesure où il n’aurait pas été en état de la démentir formellement. Selon lui, les troupes françaises étaient allées au-delà de la mission qui découlait d’une lecture honnête du procès-verbal du conseil des ministres.

 

Le Président Paul Quilès a souligné que, sur ce point, la mission disposait de documents abondants qui lui permettront de progresser dans l’établissement des faits. Il a indiqué qu’au conseil des ministres du 17 octobre, M. Roland Dumas avait précisé que nos troupes avaient évacué 316 ressortissants, soit environ la moitié de la communauté française, conformément à la mission impartie à l’opération Noroît et que le Président de la République avait alors souligné  : " l’intervention de nos troupes au Rwanda n’a pas d’autre objet que d’assurer la protection de nos compatriotes. La France n’a pas à se mêler des combats d’origine ethnique qui se déroulent dans ce pays. Nous entretenons des relations amicales avec le Gouvernement du Rwanda, qui s’est rapproché de la France après avoir constaté la relative indifférence de la Belgique à l’égard de son ancienne colonie. "

M. Bernard Cazeneuve a souhaité avoir des précisions sur les modalités d’engagement de l’opération Noroît. Il a estimé qu’il n’était pas anormal au regard de la Constitution que la décision d’engager une opération aussi lourde que l’opération Noroît, fût-elle réduite à une opération d’évacuation de ressortissants, puisse relever d’une prérogative du Président de la République.

 

M. Michel Rocard a répondu à M. Cazeneuve qu’il partageait entièrement son analyse.

 

M. Bernard Cazeneuve a considéré qu’en cas d’intervention française dans un pays étranger, les décisions relevaient de la prérogative conjointe du Président de la République, lorsqu’il s’agissait d’opérations militaires, et du Gouvernement pour la politique de développement, ou les actions diplomatiques. De plus, lorsqu’une opération comme Noroît est engagée, une cellule de crise rassemblant tous les cabinets des ministres concernés se réunit au ministère des Affaires étrangères.

 

M. Roland Dumas a ajouté qu’à un niveau supérieur à celui de la cellule de crise, des réunions sont constamment provoquées par le Président de la République, sous la forme de conseils restreints réunissant les ministres compétents pour traiter un sujet donné. Il a estimé qu’en comparaison d’autres opérations réalisées en Afrique, Noroît n’avait pas été une opération lourde. Elle avait un double but. Le premier et le plus urgent était d’évacuer les ressortissants. Mais il y avait aussi une obligation juridique générale, résultant des accords passés avec le Rwanda, qui consistait à fournir une formation, d’abord à la Gendarmerie, puis aux forces armées rwandaises. A cet effet, ont été envoyées sur place au titre de Noroît deux ou trois centaines d’hommes qui avaient pour mission d’assister les forces rwandaises sans intervenir directement dans le combat. La seconde mission de l’opération Noroît était donc d’aider l’armée rwandaise à résister à une agression venue de l’extérieur.

L’opération restait légère mais elle allait devenir plus importante après l’offensive sur le sud-est du Rwanda, qui menaçait Kigali. L’intervention militaire française était donc destinée, d’une part, à l’évacuation des ressortissants français et belges, et, d’autre part, à assister l’armée rwandaise, afin qu’elle puisse rétablir l’ordre dans la zone et que notre coopération civile avec le Rwanda puisse se dérouler normalement en favorisant notamment la marche vers la démocratie.

 

Le Président Paul Quilès a relevé que l’information du Parlement sur les accords de coopération ferait vraisemblablement partie des propositions de la mission. En effet, non seulement des accords restent secrets, mais les ministres concernés n’en ont pas connaissance. L’information du Parlement sur les accords qui nous lient aux pays africains permettrait une plus grande transparence et une meilleure connaissance du cadre précis de nos intervention militaires.

Il a considéré que l’opération Noroît était allée au-delà des accords de coopération existants. S’il s’agissait, dans un premier temps, d’évacuer nos ressortissants, à la suite de ce que d’aucuns ont appelé une attaque simulée de Kigali, permettant au Président Habyarimana de demander des effectifs supplémentaires, la présence militaire française au Rwanda s’est prolongée, alors que les accords en vigueur ne permettaient pas d’aller aussi loin.

 

M. Bernard Cazeneuve soulignant que le Président de la République est le chef des armées, que le Gouvernement conduit la politique de la nation, que des cellules de crise sont mises en place et que des conseils restreints sont réunis, a demandé comment les institutions ont concrètement fonctionné dans le cas rwandais, face à un problème courant et classique en Afrique.

 

M. Michel Rocard a indiqué qu’il était hautement vraisemblable que son conseiller sécurité ait participé à la cellule de crise, ainsi que son conseiller diplomatique. Dès lors qu’il excluait toute possibilité d’influer sur les décisions relatives à la question rwandaise, il y avait pris un intérêt inférieur à la normale. Il s’était consacré avant tout à la bataille de la CSG, et avait suivi la préparation de la guerre du Golfe, mais non l’affaire rwandaise. La mécanique de l’Etat fonctionnait, les organigrammes officiels sont une chose et la réalité des relations de confiance entre décideurs en est une autre. Compte tenu de la Constitution et de la nécessité d’un commandement unique dans les affaires graves, il était normal qu’il n’y ait eu qu’un seul chef. M. Michel Rocard n’a pas discuté cette attribution constitutionnelle, même s’il a été attentif à ce que les formes soient respectées*.

 

M. Roland Dumas a ajouté que, lorsque des réunions se tenaient au quai d’Orsay, il veillait à ce que Maurice Ripert, membre du cabinet du Premier Ministre fût présent. Il lui était alors demandé expressément de rendre compte au Premier Ministre, qui avait la responsabilité d’une partie de l’action. Il a souligné que, lorsque se tenaient chaque semaine à l’Elysée les réunions consacrées à la préparation de la guerre du Golfe, étaient toujours présents non seulement les militaires, mais aussi le Premier Ministre, qui prenait part à la discussion et, par conséquent, à la décision.

 

M. Michel Rocard a confirmé les propos de M. Roland Dumas. Il a relevé que, dans le cas de la guerre du Golfe, l’engagement était plus grave et plus lourd. Pour ce qui est du partage des responsabilités dans la gestion de la crise rwandaise, il a distingué entre les décisions de gestion et les décisions d’orientation. Il a regretté ne pas avoir eu suffisamment d’informations sur les "dix commandements" de 1990 et sur le régime Habyarimana, qui méritera à la fin l’appellation technique, par un universitaire, de nazisme tropical. La nature des délibérations de puissance publique pour s’engager était telle qu’il fallait que l’équilibre des causes soit représenté. Cette condition n’a pas été remplie. M. Michel Rocard s’est donc interrogé sur le déséquilibre qui a caractérisé l’information de l’appareil de l’Etat et a qualifié l’intervention de la France de faute géopolitique mais non de faute contre l’honneur. Au cas où une faute contre l’honneur aurait éventuellement été commise, il appartiendra à la mission de l’évaluer, notamment en déterminant si l’aide aux forces armées rwandaises a été maintenue alors que le scandale était devenu trop grave. Il a demandé qu’il lui soit donné acte que la portée de la décision d’intervenir au Rwanda n’avait pas été débattue au sommet de l’Etat dans des conditions équilibrées au moment où il le fallait et qu’il avait, pour sa part, loyalement fait fonctionner la machine de l’Etat et appliquer les décisions prises.

 

Le Président Paul Quilès a relevé qu’il appartenait également à la mission d’examiner comment avaient fonctionné les mécanismes d’information des autorités compétentes, puisqu’elle avait accès aux documents concernés, qui ont été déclassifiés pour les besoins de ses travaux, en particulier les télégrammes diplomatiques, les rapports de mission et les déclarations.

 

Mme Edith Cresson a souligné que le rôle du Premier Ministre est très lourd et que celui-ci est sollicité de toutes parts. Il a pour mission de conduire la politique de la nation qui consistait, dans la gestion des problèmes africains, à se conformer au discours de La Baule, c’est-à-dire à aider les pays d’Afrique francophone à évoluer vers davantage de démocratie par tous les moyens possibles, notamment par la voie diplomatique.

Se demandant si le Président Habyarimana avait eu des arrière-pensées, s’il avait été sincère lorsqu’il a constitué un gouvernement avec l’opposition ou pris des dispositions apparemment démocratiques, elle a estimé que les événements semblaient plus compliqués. Quant à l’action du Premier Ministre, elle a pu consister par exemple, à tout faire pour que les Ministres des Affaires étrangères ougandais et rwandais se rencontrent -comme ce fut le cas en août 1991- que des missions diplomatiques françaises puissent se rendre sur place ou que la visite du major Kagame auprès du directeur des Affaires africaines et malgaches se passe bien. Mme Edith Cresson a indiqué que le Premier Ministre ne lisait pas tous les télégrammes, qu’il disposait pour cela auprès de lui d’une cellule diplomatique et d’un conseiller militarise. Elle a également souligné que pendant la période où elle était à Matignon, elle avait été principalement tenue informée de l’activité diplomatique relative au Rwanda qui, à ses yeux, représentait l’essentiel de l’action de la France à ce moment.

 

M. Jacques Myard a demandé à M. Michel Rocard ce qui, à part la victoire militaire du FPR, lui faisait dire que la France s’était trompée de camp, alors que de 1990 à 1992, rien ne disait que les choses allaient tourner de cette manière. Il a considéré qu’il n’était absolument pas sûr et certain que l’on s’était trompé de camp mais que la situation avait évolué dans un sens qui avait échappé aux puissances extérieures.

Il a également demandé à M. Roland Dumas quel motif avait conduit le Président Mitterrand à décider de s’engager, non pas sur la base de l’accord de 1975, qui était un accord d’assistance technique ordinaire, mais sur la base de principes généraux du droit international selon lesquels un Etat peut en aider un autre face à une agression.

 

M. Michel Rocard a rappelé que le Président de la République avait eu, en plusieurs occasions, la possibilité de s’exprimer à propos de la crise rwandaise. Il était lui-même, dès le début, assez en accord avec l’analyse du Président de la République. La comparaison avec la crise tchadienne doit être modérée, mais elle n’est pas dépourvue de tout intérêt. L’offensive du FPR était une agression venue de l’extérieur, disposant de moyens extérieurs au pays, conduite par des ressortissants du Rwanda et pouvant conduire à un renversement de situation. Mais ce qui intriguait beaucoup le Président de la République était, au-delà de cette réflexion, de constater que la France, qui s’était engagée à maintenir la stabilité au Rwanda, mais aussi dans d’autres pays de la région, devait honorer cet engagement sous peine de perdre une partie de son crédit, au détriment d’autres influences, et de ne plus avoir le même prestige et ni la même autorité à l’égard d’autres pays de l’Afrique noire.

Il a relevé que ce raisonnement avait prévalu aussi au Tchad et a indiqué que lorsque l’armée de M. Goukouni Oueddei descendait du Tibesti, avec derrière elle l’aviation libyenne, la France avait accueilli à Paris tous les chefs d’Etat de l’Afrique noire. Ceux-ci avaient alors demandé aux autorités françaises de ne pas abandonner la partie du territoire tchadien où se déroulait l’offensive, une théorie voulant que le Tchad soit exposé au risque d’un partage en deux régions, parce que, si la France n’intervenait pas, ce genre d’opérations venues de l’extérieur, et plus ou moins présentées comme des revendications de politique intérieure, allaient se multiplier.

 

M. Pierre Brana a observé que, si le Président Habyarimana avait réglé le problème des réfugiés, leurs enfants n’auraient pas cherché à revenir dans leur pays et que l’on pouvait dès lors considérer l’offensive d’octobre 1990 à la fois comme une agression extérieure et comme une guerre civile. Et, en fait, comme une tentative de retour au pays de réfugiés rwandais avec une aide extérieure.

 

M. Roland Dumas a répondu que sur le plan historique, les querelles entre ethnies lui rappelaient les guerres de religions que la France a connues. Lorsque les protestants et les catholiques s’affrontaient, les premiers cherchaient le soutien de la grande puissance protestante la plus proche, qui était l’Angleterre, d’où le siège de La Rochelle, et les seconds s’adressaient à la puissance catholique également la plus proche, à savoir l’Espagne.

Il a estimé que le raisonnement suivi à propos de la crise rwandaise n’était pas contraire aux données de l’Histoire et à la réalité des faits, qu’il s’agissait d’une agression venue de l’extérieur, même si elle portait la revendication légitime d’une minorité d’avoir été évincée de la vie politique intérieure du Rwanda et même si le régime imposé par un Hutu du nord, le Président Habyarimana, était devenu odieux avec le temps. Le droit dont se réclamait le FPR pouvait s’exprimer dans un régime démocratique, que la France souhaitait aider à instaurer mais il est possible de se demander s’il était juste d’aller chercher une aide extérieure pour combattre par la force une autorité légitime reconnue sur le plan international alliée de la France.

 

M. Michel Rocard a ajouté que M. Roland Dumas avait raison de renvoyer à une longue histoire même s’il n’en avait pas nécessairement la même lecture. Il a fait un parallèle entre le Front patriotique rwandais qui a mis fin au génocide et peut être considéré comme une armée de libération venue de l’étranger, et la division Leclerc venue d’Angleterre. Il a estimé que sa lecture des événements le conduisait à penser qu’il s’agissait d’une guerre civile, dans laquelle une armée de libération était venue de l’extérieur, parce qu’elle ne pouvait pas se former à l’intérieur, et avait entrepris la reconquête du pouvoir avec l’appui d’un pays étranger selon un schéma très classique dans le monde contemporain.

Pour répondre avec précision à M. Jacques Myard, il a fait valoir que, sur le plan de la moralité, dès les années 1985-1990, le régime Habyarimana était devenu infiniment plus odieux que dans le passé, que le voulaient ses engagements internationaux et, en tout cas, que ce que souhaitaient pour leur avenir les Rwandais en train de créer le Front patriotique rwandais.

Il a convenu qu’il s’agissait d’une analyse politique et non d’un jugement sur le droit et l’honneur. Il a remercié M. Pierre Brana d’avoir précisé cette interprétation, soulignant qu’on était dans l’évaluation politique. L’idée que l’avenir de l’Afrique appartient à des pays plus démocratiques et plus respectueux des droits de l’homme et qu’il n’y a pas de développement sans démocratie, était déjà partagée par les adversaires d’Habyarimana. C’est en ce sens que la France s’est trompée de camp et c’est pour cette raison qu’elle se trouve dans une grande difficulté pour entretenir une relation sérieuse avec l’Afrique de l’Est solidaire de Paul Kagame.

 

Le Président Paul Quilès a demandé à M. Michel Rocard si, avec le recul, il envisageait un seul instant que le Gouvernement français, le sien ou le suivant, aurait pu dans un pays d’Afrique comme le Rwanda défendre le FPR, c’est-à-dire un mouvement qui visait à abattre le régime au pouvoir.

 

M. Michel Rocard a rappelé qu’un gouvernement se posait souvent la question de savoir s’il avait raison de soutenir un régime légal, à la moralité un peu incertaine sur le plan des droits de l’homme. Il a estimé que si, en 1990, il avait participé à la chaîne de décision et s’il avait eu l’information que, dès 1990, le régime d’Habyarimana était ce qu’il y avait de plus abominable parmi les pays avec lesquels la France coopérait, il se serait battu pour une autre orientation. Il a affirmé qu’il fallait néanmoins sauver nos ressortissants, ce qui était une autre affaire.

 

Le Président Paul Quilès a relevé que, même s’il s’agissait d’une autre affaire, il fallait commencer par là.

 

M. Michel Rocard a fait valoir que le Front patriotique rwandais n’avait jamais menacé les ressortissants européens.

 

M. Jean-Louis Bernard a demandé à M. Roland Dumas s’il avait rencontré personnellement le Général Habyarimana et si, entre 1988 et 1993, son ministère considérait le Président rwandais comme un dictateur africain imperméable à des pressions morales, politiques, économiques ou bien, au contraire, comme un homme d’Etat modéré, capable de faire avancer le partage du pouvoir et la démocratie. Il a estimé que, selon les époques, on peut être politiquement efficace mais éthiquement incorrect.

 

M. Michel Rocard  a souligné que si des divergences d’analyse étaient apparues en 1990, à la lecture des "dix commandements", elles n’étaient pas venues à sa connaissance.

 

M. Jean-Louis Bernard a également souhaité savoir s’il y avait eu une divergence ou une convergence d’analyses entre la cellule africaine de l’Elysée, le ministère des Affaires étrangères et le ministère de la Coopération et si rétrospectivement, M. Roland Dumas ne pensait pas que les différents ministères avaient gravement sous-estimé le poids politique, militaire et surtout médiatique du Front patriotique rwandais. Enfin, se déclarant frappé qu’à la fin de son propos liminaire, M. Roland Dumas ait parlé des " rebelles " du FPR, il lui a demandé s’il considérait qu’actuellement, à Kigali, le pouvoir était aux mains de rebelles ou de Hutus ralliés et de Tutsis exilés d’origine rwandaise.

 

M. Roland Dumas a d’abord indiqué qu’il avait, en effet, rencontré plusieurs fois le Président Habyarimana. Chaque fois que le Président de la République le recevait, il conviait également M. Roland Dumas. Le Président Habyarimana était également venu lui rendre visite au Quai d’Orsay, pour une rencontre en tête à tête. Il avait également eu un entretien avec lui lorsqu’il était de passage à Paris, dans un salon de l’aéroport de Roissy. Il a indiqué qu’il lui avait tenu à chaque fois le même discours que celui qu’il venait de rappeler.

Le quai d’Orsay estimait que le régime du Président Habyarimana n’était pas un modèle de vertu et de démocratie, mais qu’il présentait l’avantage de maintenir dans le pays une certaine stabilité.

Dès que l’on s’est préoccupé de l’évolution politique du Rwanda, des pressions constantes ont été exercées sur le Général Habyarimana dont la réponse était toujours : " Je ne peux pas aller plus vite et plus loin dans l’immédiat, mais comptez sur moi ". En réalité, il a eu la volonté d’évoluer, mais il était en même temps tenu par son appareil et par ses extrémistes. Il s’appuyait sur le clan de sa femme et sur l’ethnie hutue du nord. Il était " prisonnier " de cette ethnie, le mot " prisonnier " devant, comme le mot " rebelle " être compris entre guillemets.

Il a fait observer que quelques difficultés avaient parfois surgi avec la Direction des affaires africaines - pas du tout avec le ministère de la Coopération -, qui trouvait que, de temps en temps, la cellule africaine de l’Elysée " tirait un peu la couverture à elle ". C’était presque devenu un automatisme, qui n’était pas particulier au Rwanda. Quand un chef d’Etat africain n’obtenait pas tout ce qu’il voulait du ministère de la Coopération, du ministère des Affaires étrangères, du ministère des Finances ou de la Caisse centrale de coopération, il appelait un collaborateur du Président de la République, parce qu’il pensait qu’il aurait un contact direct plus efficace. C’était un léger dysfonctionnement, mais il n’y avait pas de divergences.

L’aspect médiatique de la crise rwandaise a été probablement sous-estimé, de même que l’importance du mouvement favorable au FPR et le soutien qu’il avait su mobiliser pour atteindre ses objectifs. Se contenter de dire que c’était une guerre civile qui prolongeait les guerres ethniques du passé ne correspond pas tout à fait à la situation car, sur le plan technique, le mouvement qui venait du Nord était beaucoup plus puissant, organisé et habile que ne l’aurait été une simple insurrection et la démonstration a été faite de son efficacité.

Il a jugé que la désignation du FPR par le terme de "rebelles" employé entre guillemets rendait compte de l’évolution des circonstances historiques et a rappelé que, pendant l’Occupation, les résistants étaient qualifiés de " terroristes ", avant de devenir les vainqueurs et les gestionnaires du pays.

 

Mme Edwige Avice a observé qu’il y avait au Rwanda 85 à 90 % de Hutus et que cette situation donnait la mesure des difficultés rencontrées.

En tant qu’ancien Ministre de la Coopération, elle a déclaré qu’il lui était difficile d’entendre que la France n’avait pas choisi le bon camp. Elle a estimé qu’à l’époque, la France risquait d’être prise à partie, dans beaucoup de pays, par une ethnie ou par une autre, par un camp ou par un autre avec, au milieu, ses ressortissants. Elle a considéré que la seule règle à garder en tête, est que la démocratie, comme la réconciliation nationale, ne se construit qu’en fonction d’évolutions internes et qu’il s’agit parfois d’un long processus. Ce n’est pas par des interventions extérieures ni en choisissant un camp plutôt qu’un autre que l’on peut aboutir à ce résultat.

 

M. Michel Rocard  a récusé la notion de camp et a préféré celle de cause soulignant que le drame avait largement frappé tous ceux qui n’avaient pas envie de tuer, qu’ils fussent Tutsis ou qu’ils fussent Hutus, et à qui on a enlevé la parole. Le tiers des massacrés du génocide étaient des Hutus modérés, c’est-à-dire ceux qui avaient refusé d’être enrôlés dans les pelotons de tueurs.

 

M. François Lamy, rappelant que la France était intervenue directement au Tchad sans accord de défense, et au Rwanda sur la base d’un accord de coopération militaire, dont ce n’était pas vraiment l’objet, a estimé que dans les deux cas l’intervention était dénuée de base juridique.

Il a alors demandé à M. Roland Dumas s’il n’avait pas l’impression d’avoir appliqué un schéma classique sur un pays mal connu, parce qu’historiquement, il ne faisait pas partie des pays anciennement colonisés par la France. Puis, il a souhaité savoir pourquoi, alors que la France veillait à être très présente et ne désirait pas que les Américains interviennent, elle avait décidé brusquement, en 1993, de " passer la main " à l’ONU, tandis qu’à la même période cette organisation montrait ses limites en Bosnie et faisait déjà l’objet de critiques. Pourquoi, après s’être engagée pendant trois ans, la France avait-elle choisi de se désengager au profit d’une organisation dont elle savait que l’efficacité militaire n’était pas sa plus grande qualité.

 

M. Roland Dumas a confirmé que les autorités françaises avaient agi de façon classique mais qu’elles s’étaient trouvées devant une situation secouée de courants contraires, tels que ceux suscités par le discours de La Baule, et une évolution qu’il était facile de concevoir mais difficile de réaliser. Il a risqué un jeu de mots sur un poème célèbre en proposant la formule : nous avons essayé sur des vers anciens de faire des chants nouveaux.

Il a rappelé qu’il avait d’abord été fait appel à l’OUA, qui avait fait très vite la démonstration de son impuissance, ce qui n’était pas la première fois. La France était animée par le désir de maintenir la stabilité du Rwanda, sans être pour autant engagée dans un conflit dont elle sentait bien qu’il allait prendre une mauvaise tournure, surtout après les offensives de 1993 et où l’armée française risquait d’être impliquée outre mesure.

Le Président de la République avait donné comme instruction de contacter d’abord l’OUA, ensuite l’ONU, pour favoriser l’instauration d’un régime démocratique ou d’un embryon de régime démocratique avec la présence d’une force internationale.

Il a ajouté que s’il avait été encore en fonction en 1994, il aurait plaidé pour le maintien des forces françaises pour permettre aux forces de l’ONU de prendre mieux le relais et dans de meilleures conditions.

 

Le Président Paul Quilès a rappelé à M. François Lamy que la mission, en l’état actuel de ses travaux, constatait que l’OUA avait échoué, bien que des demandes nombreuses lui aient été faites pour qu’elle contribue à la solution du conflit et que le Président Museveni en ait été le président en exercice en 1990.

 

M. Roland Dumas a relevé que cet argument avait été avancé puisqu’on pensait que le président de l’OUA mènerait des actions que le président de l’Ouganda aurait été peut-être réticent à entreprendre.

 

Le Président Paul Quilès a ajouté que, s’agissant de l’ONU, la mission poserait des questions à ses responsables actuels et de l’époque, étant donné qu’elle constatait dans tous les documents auxquels elle avait accès, qu’il n’y avait pas eu de véritable volonté de sa part de s’intéresser sérieusement au dossier du Rwanda, pour parler en termes diplomatiques.

 

M. François Loncle, évoquant l’attentat commis en avril 1994 contre l’avion du Président Habyarimana, a souhaité connaître le point de vue de M. Roland Dumas sur les circonstances de cet événement tout à fait décisif.

 

M. Roland Dumas a répondu qu’il ne pouvait se livrer qu’à un certain nombre de considérations techniques sur l’arme utilisée.

Rappelant le vieil adage : " A qui profite le crime ? ", il a exprimé le sentiment profond que c’était une opération politique destinée à casser le processus de paix, notamment le processus d’Arusha. Il a remarqué que cet attentat n’avait profité qu’à ceux qui étaient opposés aux accords d’Arusha qui étaient en cours d’application, c’est-à-dire les extrémistes de plusieurs camps.

Il a estimé que si la pression internationale, en particulier française, avait continué de s’exercer sur le Président du Rwanda, on aurait pu, sinon améliorer l’homme, du moins faire évoluer le régime. Il n’en reste pas moins qu’à partir du moment où il avait accepté le processus d’Arusha, il avait signé son arrêt de mort, mais les coups pouvaient venir aussi bien de son camp que de l’autre.

 

M. Michel Voisin, rappelant que la présence des troupes françaises, belges et zaïroises avaient aidé, par leurs " gesticulations ", les FAR à repousser l’offensive du FPR d’octobre 1990, a demandé ce qui avait motivé la décision politique de maintenir les forces françaises, alors que les autres forces s’étaient retirées et que, par la suite, les Nations Unies avaient mis en place le groupe des observateurs neutres.

 

M. Roland Dumas a souligné que la France avait eu une autre approche du problème. Les Belges s’étaient retirés à la suite d’une campagne menée contre eux car leur présence était difficilement admise, dans la mesure où ils représentaient l’ancienne puissance coloniale, ce qui n’était pas le cas de la France. Pour ce qui est du Zaïre, on demandait toujours au Général Mobutu d’accompagner les interventions destinées à préserver la stabilité régionale, mais à la première occasion, il retirait ses éléments. La France était venue pour assurer l’évacuation de ses ressortissants, ce qui a été fait, bien que des Français soient restés là-bas, et parce qu’elle avait une obligation, à l’égard du Rwanda, que les autres pays n’avaient pas notamment en matière de formation des forces rwandaises qui devaient recevoir une assistance.

Il a indiqué que, s’agissant du maintien de nos forces, il avait assisté au conseil au cours duquel la décision avait été prise et qu’il y avait été favorable, parce qu’il sentait que les difficultés allaient renaître et que les renseignements, notamment les télégrammes reçus de l’Ouganda, ne rassuraient pas sur les intentions du FPR. Il a été de ceux qui ont dit qu’il fallait, au moins pendant quelque temps, voir ce qui allait se passer. Les effectifs n’ont alors pas été augmentés, au contraire, ils ont été réduits à quelques dizaines d’hommes.

 

M. Bernard Cazeneuve, a souhaité revenir sur la remarque de M. Roland Dumas selon laquelle les Etats-Unis développaient à l’égard de la région des Grands Lacs un fort tropisme qui avait conduit le Sous-Secrétaire d’Etat Hermann Cohen à refuser de le rencontrer alors qu’il était sollicité sur cette affaire. Il a indiqué, à ce propos, que les documents émanant du ministère des Affaires étrangères qu’il avait pu consulter témoignaient, jusqu’en 1992, du souci de la France de préserver son influence, alors qu’après cette date l’intervention américaine paraît être davantage souhaitée.

Il a souhaité savoir si M. Roland Dumas pensait qu’il était judicieux de vouloir régler le problème seuls, alors que sa complexité extrême apparaissait dès l’origine et que les Etats-Unis pouvaient exercer sur l’Ouganda la même pression que celle que nous exercions sur le Président Habyarimana.

Enfin, il a interrogé M. Roland Dumas sur les dispositifs diplomatico-militaires de gestion des crises en Afrique. Il a demandé si son expérience au Quai d’Orsay lui permettait d’estimer que la Mission militaire de coopération, qui dépend du ministère de la Coopération, facilitait l’action ou, au contraire, entretenait l’opacité lors de la gestion des crises.

 

M. Roland Dumas a rappelé qu’il avait tenu à mentionner l’incident survenu avec M. Hermann Cohen, en sachant que, bien évidemment, des rencontres se tenaient au niveau des chefs de service et qu’il avait approuvé la réunion à laquelle ce diplomate américain avait participé au quai d’Orsay avec Paul Dijoud. Il a toutefois regretté la désinvolture avec laquelle les Etats-Unis, se sachant dans une zone d’influence française et le reconnaissant, traitaient la France.

Il a indiqué qu’il l’invitait à Paris pour un échange de vues et qu’il avait trouvé sa façon d’agir un peu cavalière. Il a précisé qu’il avait choisi d’intervenir prioritairement auprès des Britanniques, influents en Ouganda pour associer les Américains, mais le processus était déjà bien avancé et le Royaume-Uni n’avait plus de capacité d’intervention.

La difficulté du jeu à conduire avec les Américains tenait au fait qu’ils tenaient des propos dans les discours officiels et dans les rencontres et avaient, avec les Etats concernés, des comportements différents et en contradiction avec ces propos. Il a souligné qu’il avait assisté à des manœuvres de cet ordre dans des pays où la présence des Etats-Unis n’était absolument pas justifiée, si ce n’est par la richesse du sous-sol, par exemple, au Gabon, o? l’intervention des délégations américaines se faisait insistante. Il a relevé que la politique américaine s’était ensuite légèrement infléchie et que les choses étaient revenues un peu dans l’ordre, en raison de l’équilibre des deux forces en présence : le Gouvernement et les intérêts économiques.

Enfin, il a fait observer que la mission militaire de coopération, dans la mesure où elle avait de bons rapports avec les services du ministère de la Défense, pouvait être utile mais qu’il y avait des tiraillements entre administrations.

 

M. Pierre Brana a souhaité savoir si effectivement les Etats-Unis s’intéressaient moins au Rwanda qu’à l’Ouganda, notamment comme point d’ancrage dans la lutte contre certaines influences provenant du Soudan. Puis il a demandé si une réflexion avait été engagée au niveau ministériel ou à celui du conseil des ministres sur la manière dont le discours de La Baule avait pu être perçu en Afrique de l’Est, étant donné la spécificité de cette région, que la France connaissait peu, et qui est très différente de l’ancienne AOF et de l’ancienne AEF.

Enfin, il a demandé si la position française aurait été la même si le FPR avait été principalement composé de Tutsis burundais ou zaïrois, c’est-à-dire de francophones.

 

M. Roland Dumas a partagé le point de vue selon lequel le Rwanda était un relais pour les Etats-Unis et qu’ils étaient plutôt intéressés par l’Ouganda et par la proximité du Soudan, les services spéciaux américains considérant ce pays comme un lieu de formation de terroristes.

Il a affirmé qu’effectivement la région des Grands Lacs n’était pas du tout comparable à l’Afrique francophone qui avait connu la colonisation française et que la présence de la France y était de plus fraîche date. Il n’y a rien de commun entre les " eaux mêlées " du Sénégal et de la France, par exemple, et des pays comme le Burundi et l’Ouganda, qui ont connu d’autres systèmes coloniaux, qui ont été bouleversés par l’histoire et qui ont connu successivement l’occupation allemande, l’occupation belge et enfin une présence française.

Il a rappelé que la francophonie avait été un argument utilisé en faveur de l’intervention française. Dans l’esprit du Président de la République, elle créait une obligation de solidarité mais il n’était pas question de revenir à l’esprit de Fachoda. Il ne s’agissait pas d’une rivalité entre le monde anglo-saxon et le monde francophone, mais la constatation qu’il y avait, d’un côté, des Tutsis francophones, de l’autre, des Tutsis anglophones, constituait une complication supplémentaire. Ce facteur n’a cependant pas été déterminant.

 

Audition de M. Ahmedou OULD-ABDALLAH

Ancien représentant spécial du Secrétaire général de l’ONU au Burundi

(séance du 1er juillet 1998)

Présidence de M. Paul Quilès, Président

 

Le Président Paul Quilès a accueilli M. Ahmedou Ould-Abdallah, représentant spécial du Secrétaire général des Nations Unies au Burundi de novembre 1993 à octobre 1995. Il a rappelé que depuis 1985, il était chargé des questions africaines aux Nations Unies, et qu’à ce titre il avait été envoyé en mission au Burundi, notamment pour aider au rétablissement du dialogue entre les différents partis burundais, pour contribuer à la restauration des institutions démocratiques après l’assassinat du Président Ndadaye, en octobre 1993, et pour favoriser la constitution d’une commission d’enquête sur cet événement. Il a également souligné son rôle, que de nombreux observateurs ont considéré comme essentiel, dans l’apaisement des tensions qui ont suivi la mort du Président burundais, Ntaryamira, lors de la destruction de l’avion du Président Habyarimana. Il a indiqué que, depuis 1996, M. Ahmedou Ould-Abdallah exerçait les fonctions de Secrétaire exécutif de la Coalition mondiale pour l’Afrique, organisation intergouvernementale chargée d’encourager les réformes institutionnelles, économiques et politiques en Afrique, de favoriser le dialogue interafricain et de réfléchir aux modes de prévention des conflits sur ce continent.

 

M. Ahmedou Ould-Abdallah a indiqué que son intérêt pour la région des Grands Lacs tenait au fait qu’il avait exercé pendant deux années les fonctions de représentant spécial du Secrétaire général des Nations Unies au Burundi. Il a estimé que le Rwanda était une belle région, mais une région tendue où les antagonismes -que l’on cherchait à exporter- sont très forts. Il a précisé qu’il était environ 20 heures 20, 20 heures 30 à Bujumbura quand la tour de contrôle a averti de difficultés à Kigali et ce n’est qu’un peu plus tard qu’il a appris que l’avion du Président rwandais avait explosé.

Peu après l’attentat, il est entré en contact avec le président de l’Assemblée du Burundi à qui il a demandé de convoquer le Premier Ministre, le Chef d’état-major et le Ministre de la Défense, afin d’envisager les mesures à prendre, concernant notamment la déclaration annonçant qu’un accident venait de se produire. Le Président Ntaryamira étant certainement mort, il fallait agir vite de façon à prendre de vitesse tous les extrémistes et apaiser la situation. Pendant la préparation du discours du Président de l’Assemblée, il a appelé New York -vers 21 heures 30- pour informer le Secrétaire général de l’ONU de la situation. Il a également appelé ses collègues de Kigali. Vers 22 heures 30, accompagné du Président hutu de l’Assemblée burundaise, il s’est rendu à l’état-major prévenir toutes les garnisons militaires et le Président de l’Assemblée a appelé tous les gouverneurs de province pour leur demander de collaborer avec les militaires.

Le vendredi 8 avril et le samedi 9 avril, les personnels civils des Nations Unies ont quitté Kigali pour Bujumbura, où ils lui ont confirmé que les massacres avaient débuté le 6 avril vers 22 heures et qu’il s’agissait de massacres sélectifs. Les personnels africains des Nations Unies devaient montrer leur pièce d’identité pour échapper aux massacres. Le samedi 9 avril, les Français et les Belges ont envoyé des troupes à Kigali afin d’évacuer leurs ressortissants ; les Américains lui ont demandé, le même jour, de faciliter l’atterrissage de leurs avions à Bujumbura pour les mêmes raisons. Il a souligné que la situation à Kigali n’intéressait personne. Les représentants des grands pays et la presse internationale étaient beaucoup plus intéressés par les événements d’Afrique du Sud. Il n’y avait donc personne à Kigali, tout le monde pensait qu’il ne s’agissait que d’un massacre de plus dans la région. Ce n’est que vers le 10 ou 12 avril que la presse s’est intéressée à ce qui se passait dans cette région du monde.

Il n’a pas souhaité porter de jugement sur le comportement de la MINUAR le 6 avril, estimant que celle-ci ne s’était rendu compte de la gravité de la situation que lorsqu’elle avait commencé à lui échapper.

M. Ahmedou Ould-Abdallah a indiqué qu’à son arrivée, en novembre 1993, il avait perçu une tension due au fait que les accords d’Arusha étaient ressentis comme un processus imposé au gouvernement et au FPR. Il a toutefois fait remarquer qu’il en allait souvent ainsi, les belligérants ayant souvent besoin d’une intervention extérieure pour parvenir à un accord.

Il a souligné que, conformément à la tradition de l’ONU qui veut que le commandant d’une force soit un représentant du contingent le plus important, le Secrétaire général avait nommé le Général canadien Romeo Dallaire à la tête de la MINUAR. Il a estimé que le déficit de coordination entre le représentant spécial de l’ONU, le Camerounais Jacques Booh-Booh, et le chef de la MINUAR pourrait avoir pour origine l’annonce faite au Général Dallaire de son éventuelle nomination en qualité de chef de la mission politique et militaire.

La suite des événements est connue ; une partie de la population tutsie du Rwanda a été exterminée, ce qui correspond à la définition d’un génocide. Il a rappelé que la convention des Nations Unies du 9 décembre 1948 punissait non seulement les auteurs du génocide, mais également la conspiration, l’incitation, la tentative et la complicité de génocide.

 

Le Président Paul Quilès a rappelé les différentes hypothèses couramment évoquées concernant les auteurs de l’attentat contre l’avion du Président rwandais, qui a coûté la vie au Président burundais. Il a souhaité savoir si M. Ahmedou Ould-Abdallah privilégiait une piste particulière et s’il avait eu connaissance de démarches entreprises par le Burundi auprès du Rwanda et des Nations Unies pour demander l’ouverture d’une enquête.

 

M. Ahmedou Ould-Abdallah a tout d’abord souligné que cette région était minée par le virus de la rumeur, qui atteignait aussi bien les dirigeants que les paysans, au point qu’elle en devenait un outil politique, d’où l’extrême prudence avec laquelle il convenait d’interpréter toute information.

Une semaine avant l’attentat du 6 avril, le Président rwandais avait demandé au Président burundais de l’accompagner au Zaïre. Cette démarche avait gêné M. Ahmedou Ould-Abdallah qui ne souhaitait pas que les événements du Rwanda contaminent et déstabilisent le Burundi. Sachant que les Tutsis du Burundi n’aimaient pas le Président rwandais, il avait recommandé au Président burundais de ne pas emprunter le même avion. La rumeur prétendait que le Président rwandais se sentant menacé se servait du Président burundais pour se protéger. Le 6 avril, le même scénario s’est reproduit, le Président Ntaryamira étant rentré d’Arusha dans l’avion du Président rwandais.

Il a estimé que l’attentat avait été exécuté par des amis du Président Habyarimana. En effet, en Afrique, lorsqu’un président voyage, il est de tradition que les corps constitués soient présents à l’aéroport pour l’accueillir à son retour. Or, ce jour-là, personne n’avait été invité pour cet accueil, ce qui permet de penser que ceux qui d’habitude invitaient les corps constitués savaient que l’avion n’arriverait jamais.

 

Le Président Paul Quilès a demandé à M. Ahmedou Ould-Abdallah s’il avait eu d’autres occasions de constater l’absence des corps constitués lors du retour d’un président.

 

M. Ahmedou Ould-Abdallah a répondu par la négative soulignant qu’une telle situation avait pu se produire ailleurs, mais a insisté sur cette entorse à une pratique institutionnalisée. Il a considéré que le fait que le Président ait été accompagné de son chef d’état-major n’avait pas de signification particulière, dans la mesure où les chefs d’état-major n’avaient en fait pas de pouvoir et ne pouvaient pas, par conséquent, servir de protection.

Il a précisé qu’il avait proposé au gouvernement burundais de demander la création d’une commission d’enquête. Il s’agissait d’une demande de principe car, l’ONU n’avait pas les moyens de mener une enquête, et il ne s’agissait pas d’une priorité. Il convenait d’abord de retrouver le corps du Président -et ceux des deux ministres qui l’accompagnaient- afin de l’enterrer officiellement pour mettre fin aux rumeurs et stabiliser la situation dans le pays.

 

Le Président Paul Quilès a souhaité savoir s’il avait eu connaissance d’une demande d’enquête, formulée ultérieurement, auprès du Rwanda.

 

M. Ahmedou Ould-Abdallah a indiqué que cette demande avait été formulée pour le principe, mais qu’elle ne figurait pas au nombre des priorités du gouvernement qui souhaitait éviter avant tout que la situation intérieure se dégrade. Il convenait d’éviter qu’après l’attentat contre le précédent Président, la rumeur véhicule l’idée que le Président burundais constituait la cible de l’attentat.

 

Le Président Paul Quilès a voulu savoir si l’assassinat du Président Ndadaye, le 21 octobre 1993, avait pu constituer -comme certaines personnes l’ont dit- un signe d’encouragement pour ceux qui envisageaient un coup d’Etat au Rwanda et quelles avaient été les conséquences de cet assassinat sur l’évolution de la situation rwandaise, dans la mesure où la force de l’ONU n’était toujours pas mise en place.

 

M. Pierre Brana a estimé que le putsch du 21 octobre avait constitué le véritable point de départ d’une politique visant à " tuer pour ne pas être tué ". Les putschistes et les troupes loyalistes ne s’étant pas affrontés, laissant ainsi supposer qu’ils entretenaient une certaine complicité, il a souhaité savoir si l’ONU avait fait une analyse de cette situation et si elle était intervenue auprès de l’Ouganda, où s’étaient réfugiés les putschistes.

 

M. Ahmedou Ould-Abdallah a fait remarquer que l’assassinat du Président Ndadaye avait constitué un événement exceptionnel au Burundi, car contrairement à beaucoup de pays africains, il y avait dans ce pays un respect protocolaire, historique du Chef de l’Etat. Bien que la mort y fût un phénomène quotidien, jamais un Chef d’Etat n’avait été assassiné. De nombreuses thèses ont circulé concernant cet assassinat, certaines impliquant le FPR ou l’ancien président qui ne voulait pas d’un Président Hutu, d’autres prétendaient qu’il avait été commis pour empêcher les Hutus modérés, proches des Tutsis, d’accéder au pouvoir.

Il a estimé qu’aucune de ces thèses n’était crédible et que l’attentat avait été perpétré par des personnes désemparées. Le pays étant pauvre, il n’y avait pas d’alternative à des fonctions au sein du gouvernement. Les gens étaient désespérés, ils s’étaient endettés auprès des banques et avaient peur que le nouveau régime ne les obligent à rembourser, tout comme ils craignaient de perdre leur fonction et leur source de revenus.

Il a partagé l’analyse de M. Pierre Brana concernant une éventuelle complicité entre les putschistes et les loyalistes. L’armée du Burundi, comme l’armée du Rwanda, était contrôlée par une seule ethnie. L’armée du Burundi était constituée à 80 % de Tutsis et à 20 % de Hutus, issus d’ailleurs de la même province. Tous les militaires étaient par conséquent frères, cousins, beaux-frères, etc.. Ils n’allaient pas se battre parce qu’un membre de leur famille avait assassiné une personnalité extérieure à leur milieu. Il a souligné que la plupart des coups d’Etat, dans ces régions, étaient réalisés par des sous-officiers ou des jeunes cadets et qu’il était hors de question d’importuner un cousin pour ce qu’il fait. Au Rwanda, l’armée était à 100 % composée de Hutus de la même province. Il n’y avait donc pas de distinction entre les putschistes et les loyalistes. Il s’est déclaré persuadé que les officiers opposés au putsch n’avaient pas de prise sur les autres, en raison des liens familiaux ou des complicités.

Il a insisté sur le particularisme des armées du Rwanda et du Burundi. Les officiers sont généralement bien formés, ayant fait leurs études en France ou en Allemagne, mais n’ont jamais fait de guerre et savent qu’un sous-officier peut leur tirer dessus, ce qui crée des rapports bizarres, les adjudants et les caporaux-chefs étant de fait les véritables titulaires du commandement.

Enfin, il a précisé que le chef présumé des putschistes ne s’était pas rendu en Ouganda, mais au Zaïre. Le Colonel Sylvestre Ningaba, censé être le chef spirituel ou politique du putsch y a été emprisonné pour une tentative de coup d’Etat commise le 5 juillet 1993. Il a été ensuite extradé de Kinshasa. Trois lieutenants se sont réfugiés à Kigali et les autorités burundaises ont fait une demande formelle d’extradition auprès du gouvernement rwandais.

A M. Pierre Brana qui s’interrogeait sur un éventuel soutien de l’ONU à cette démarche, M. Ahmedou Ould-Abdallah a indiqué qu’à sa connaissance, l’ONU avait simplement appuyé la demande.

 

M. Michel Voisin a fait part de son désaccord avec la présentation qu’avait faite M. Ahmedou Ould-Abdallah du climat qui a suivi l’avènement de M. Ndadaye. Ayant été observateur des élections de 1993, il a précisé qu’à l’annonce des résultats des mesures de sécurité avaient été prises et qu’un couvre-feu avait même été décrété. Des Burundais étaient atterrés et anxieux. Ils ont clairement annoncé que le nouveau président allait être assassiné, indiquant même le nom du régiment qui conduirait l’opération. La suite des événements a démontré combien ces personnes avaient raison, ce qui l’a conduit à émettre des doutes sur la réalité de la tradition historique de respect du Chef de l’Etat.

 

M. Ahmedou Ould-Abdallah a soutenu que, du fait du système monarchique antérieur, les Burundais avaient un respect certain pour les hiérarchies et les chefs d’Etat. Il a émis l’hypothèse selon laquelle l’annonce d’un attentat futur contre le Président Ndadaye pouvait constituer une entreprise de manipulation, ce qui correspond bien à l’esprit et à la pratique d’une partie de la population burundaise. Il s’est toutefois déclaré persuadé qu’il y avait une volonté de renverser le régime. Lorsque le Président Buyoya a été battu le 29 juin 1993, les étudiants tutsis ont manifesté dans les rues et une tentative de coup d’Etat a eu lieu. Ces réactions peuvent s’expliquer par la pauvreté de la population qui ne voyait pas d’alternative à la fonction publique, source de tous les maux : corruption, trafic avec le Zaïre. Par ailleurs, ils se doutaient que les survivants hutus du massacre de 1972 reviendraient, ce qui augmentait leur peur. Un clan a donc certainement planifié l’exécution, puis l’a mise en oeuvre.

 

M. Bernard Cazeneuve a souligné l’importance du rôle diplomatique du représentant de l’ONU dans un pays victime d’une crise extrêmement profonde, situé dans une sous-région traversée par des conflits meurtriers qui conduiront, pour ce qui concerne le Rwanda, au génocide. Il a estimé que sa situation au coeur du réseau des relations diplomatiques et politiques, lui permettait de bien percevoir les enjeux de ces conflits et le rôle de ceux qui s’y trouvent impliqués, ce qui l’autorisait à exprimer la vision de la communauté internationale et des représentants des organismes multilatéraux sur le rôle de la France au Rwanda entre 1993 et 1995.

Rappelant qu’il était aujourd’hui en charge du dossier de la prévention des crises en Afrique, dans un cadre multilatéral, il a souhaité savoir quelles réflexions lui inspirait la situation qui a prévalu dans la région des Grands Lacs entre 1990 et 1995, et comment il interprétait l’extraordinaire faiblesse de l’OUA et l’incapacité de l’ONU à intervenir. Il s’est également enquis des propositions qu’il pouvait formuler pour que la gestion des crises, dans un cadre multilatéral, en Afrique soit plus efficace

Soulignant que M. Ahmedou Ould-Abdallah avait vécu au Burundi une période pendant laquelle deux présidents burundais ont été assassinés à quelques mois d’intervalle, ce qui avait dû provoquer un profond traumatisme dans la population, il a demandé pourquoi la situation n’y avait pas tourné à la tragédie comme ce fut le cas au Rwanda : le dispositif de l’ONU y était-il plus efficace et plus performant au Burundi ?

 

M. Ahmedou Ould-Abdallah a indiqué que la population du Rwanda et du Burundi suffoquait sous le surpeuplement, leur densité démographique étant la même que celle du Japon ou des Pays-Bas, 360 habitants au kilomètre carré. Cependant, il s’agit de vrais Etats -même langue, même culture, de vieux régimes établis- qui, depuis les années soixante, vivent au rythme des massacres, dus à l’attitude des leaders politiques, qui pour se maintenir au pouvoir ont renforcé la haine ethnique.

En arrivant au Burundi, il avait été surpris de constater, par exemple, qu’il n’existait pas de corps d’administrateurs. En Afrique francophone, quel que soit le niveau de développement du pays, il existe des préfectures, une administration structurée avec des fonctionnaires formés, alors que dans un pays comme le Burundi ou le Rwanda, n’importe qui peut être nommé gouverneur de province ou préfet. Pendant la colonisation, l’Eglise assurait les soins, l’éducation et l’administration, rien de structuré n’a été mis en place depuis.

La France était présente au Burundi et au Rwanda et a participé à la gestion de la crise d’octobre 1993 au Burundi, notamment grâce à la présence de gendarmes. Leur effectif ne dépassait pas la trentaine, mais ils avaient la ferme volonté de maintenir l’ordre. Une douzaine de gendarmes supplémentaires sont venus de Paris les renforcer, ce qui a permis de stabiliser la situation et donné la possibilité aux militaires qui avaient fait le putsch de reculer en sauvant la face tout en protégeant les Hutus.

La France a traditionnellement dans la région un rôle particulier qui conduit ses alliés à penser que les Français sont envahissants, " qu’ils savent mieux que les autres ".

 

M. Bernard Cazeneuve a demandé s’il considérait qu’il s’agissait d’un trait de caractère français d’être envahissant ou plutôt d’un trait de caractère des autres pays européens de considérer que les Français le sont.

 

M. Ahmedou Ould-Abdallah a relevé la nuance, précisant que dans l’ensemble les Européens prétendaient que les Français se considéraient comme les experts des problèmes africains. Il a toutefois constaté que la France et le Royaume-Uni avaient en commun une approche différente de l’Afrique, s’inscrivant dans une perspective à long terme, malgré les relations étroites entre le Royaume-Uni et les Etats-Unis. La volonté de changer l’Afrique prend en compte la nécessité de ne pas bouleverser les mentalités et les attitudes des Africains.

 

M. Bernard Cazeneuve a noté que la complicité franco-britannique n’avait pas été apparente dans la gestion du dossier rwandais.

 

M. Ahmedou Ould-Abdallah a considéré qu’il convenait mieux en l’occurrence de parler de conceptions communes. Les Britanniques ne diront jamais que les Français connaissent mieux les problèmes africains, tant les conceptions de l’Etat et la vision de l’Afrique sont proches dans les deux pays. Pour la France, comme pour la Grande-Bretagne, l’instauration de la démocratie doit être progressive et s’effectuer sans heurt. Toutefois, il est non moins exact que l’on reconnaît maintenant un rôle réel à la France en Afrique. De nombreux militaires burundais ont accompli leurs études en France ou en Allemagne, les relations militaires avec la Belgique ayant été rompues. Les gendarmes français présents au Burundi étaient donc particulièrement bien acceptés, ils n’ont jamais fait l’objet de menaces.

S’agissant de la prévention des crises, il a souligné qu’il était clair que la France, en faisant savoir qu’elle était prête à intervenir militairement, a joué un rôle dissuasif, que ce soit au Tchad ou en Mauritanie quand, en 1976, le Polisario l’a attaquée à partir de l’Algérie. Ces actions préventives ont été très efficaces. Il a indiqué qu’il n’était certes pas possible de prévoir les conflits, mais qu’en montrant une certaine fermeté sans se contenter de discours, une prévention pouvait être efficace. Il a estimé que le rôle préventif joué par la France dans la région avait eu un effet certain et a déclaré que la présence française au Rwanda en 1990 ne l’avait pas choqué, car il avait vécu une situation identique au Tchad. Toutefois, lorsque le conflit dégénère et que la situation dérape comme en 1994, on ne peut empêcher que l’opinion publique se pose des questions qui peuvent causer bien des dégâts dont on ne prend conscience que plus tard.

Les grands pays, tels que la France, le Royaume-Uni ou les Etats-Unis, n’avaient pas d’intérêt particulier pour intervenir au Burundi ou au Rwanda. Lorsque les Nations Unies, sur place, ont fait des propositions cohérentes, ils ont eu tendance à les accepter. M. Ahmedou Ould-Abdallah a reconnu que les Nations Unies avaient commis deux erreurs. La première, quand les forces de la MINUAR ont accepté de reculer à la demande des militaires rwandais. A ce sujet, il s’est déclaré persuadé que les forces de l’ONU avaient reçu l’ordre de pénétrer dans l’aéroport afin de procéder aux premières investigations lorsque l’avion a explosé au-dessus de l’aéroport. Or des soldats hutus ivres les ont refoulés.

 

Le Président Paul Quilès a relevé l’importance des propos tenus par M. Ahmedou Ould-Abdallah et lui a demandé si le contingent de l’ONU, qui était sur place, avait la possibilité d’agir au regard des dispositions de la Charte de l’ONU dans la mesure où il ressortait de son propos que les troupes de l’ONU n’étaient pas obligées de laisser le terrain libre à des émeutiers.

 

M. Ahmedou Ould-Abdallah a précisé que le mandat de la MINUAR au Rwanda relevait du chapitre VI et qu’elle devait par conséquent agir en accord avec le gouvernement local. Cependant, lorsque la situation s’est aggravée et a menacé la paix et la sécurité, la notion de souveraineté nationale n’avait plus de légitimité, la situation n’étant plus maîtrisable, le respect du droit international ne devait plus être une règle intangible et l’action s’imposait. Or, à 20 heures 45, des troupes de l’ONU étaient présentes sur le terrain quand l’avion a explosé. Elles auraient dû pénétrer dans l’aéroport. Il n’appartenait pas à un sergent chef rwandais de leur imposer de reculer. Perdre la face dans de telles circonstances a entamé la crédibilité de la MINUAR.

La seconde erreur a été de livrer une femme enceinte, Premier Ministre, aux troupes ennemies. Un tel acte n’avait rien à voir avec une décision du Conseil de Sécurité, car elle concernait une personne. Il s’agit là de deux erreurs fondamentales de la MINUAR.

 

M. René Galy-Dejean a souhaité savoir d’où M. Ahmedou Ould-Abdallah tenait ces renseignements.

 

M. Ahmedou Ould-Abdallah a indiqué qu’il les tenait de ses collègues, présents à Kigali. En effet, les troupes des Nations Unies étaient postées en permanence à l’aéroport, qui était une base militaire rwandaise. Le Général Romeo Dallaire a donné l’ordre à certains de ses militaires de pénétrer dans l’aéroport pour y effectuer une reconnaissance. Les militaires rwandais les ont refoulés. Bien que cette information doive être vérifiée, il s’est déclaré quasiment certain de son authenticité. Il a précisé que ces événements l’avaient conduit par la suite à n’accepter d’être accompagné dans ses fonctions au Burundi que par des troupes agissant en vertu du chapitre VII, estimant qu’un militaire hors d’état d’agir se trouvait dans une situation pire que celle d’un civil. Ce constat a hélas été vérifié lors du massacre de Mme Agathe Unwilingiyimana, le Premier Ministre du Rwanda, qui s’était réfugiée chez des militaires des Nations Unies, ces derniers, dès lors qu’ils avaient accepté d’être désarmés avaient perdu tout ascendant psychologique sur leurs agresseurs. Ils auraient dû s’interposer physiquement, or ils n’en avaient pas le droit.

Revenant sur les propos de M. Ahmedou Ould-Abdallah selon lesquels les crises pourraient être évitées, non pas par des discours, mais par la fermeté des forces internationales présentes, M. Kofi Yamgnane a considéré que des négociations ou des interventions devaient être possibles avant qu’un malentendu ne se transforme en conflit ouvert, voire en massacres. Considérant que l’Afrique n’avait mis en place aucune structure pour régler les conflits, il s’est interrogé sur l’intérêt que pouvaient avoir les pays du nord à prévenir les crises au sud.

 

M. Ahmedou Ould-Abdallah a regretté qu’il n’y ait pas de véritable prévention des conflits en Afrique, estimant toutefois qu’elle était difficile à réaliser des lors que les populations sont déterminées à se battre. Force est de constater que parfois les Nations Unies ne disposent pas de moyens de prévention convaincants, pas plus que l’OUA. Pour empêcher les conflits des pressions sont nécessaires pour décourager les parties d’avoir recours à la violence. Elles doivent prendre conscience que la guerre pourrait leur coûter cher. Il faut faire pression sur leurs leaders en interdisant la délivrance des visas, en refusant des bourses à leurs enfants, en bloquant leurs comptes en banque à l’étranger, etc. Il convient de faire en sorte que les responsables des conflits ne se sentent en sécurité nulle part. Sans exercer ces pressions, il ne sera pas possible d’empêcher les conflits. Les chefs de guerre et de factions agissent comme des mafieux et la communauté internationale doit parfois faire de même. Il n’est par contre pas fondamental de contrôler les ventes d’armes, l’Afrique regorgeant d’armes individuelles, que ce soit au Nigeria, au Zimbabwe ou au Soudan. Elles sont exportées par les mafias de Hongkong, de Macao, de Russie, rendant tout contrôle impossible. Lorsque les armes étaient exportées par des pays démocratiques, il était possible d’exercer des pressions par l’intermédiaire des ONG ou de la presse pour empêcher qu’elles soient livrées à des parties en conflit.

Les pays africains ne peuvent pas faire de prévention car ils ne disposent pas de moyens de pression sur leurs habitants, notamment sur leurs chefs de guerre. En revanche, les pays du nord ont, pour leur part, de nombreuses raisons pour s’engager dans la prévention des conflits en Afrique, ne serait-ce que pour éviter l’afflux de réfugiés sur leur territoire et parce que les ONG et la presse en alertant l’opinion publique sur la situation africaine les contraignent à l’action.

S’agissant de la gestion des crises africaines par les Africains, il a déclaré ne pas partager l’analyse de M. Kofi Yamgnane et a considéré que les crises africaines sont des crises internationales dont le règlement relève des Nations Unies. Les crises menaçant la paix, telles que celles de Bosnie, du Cambodge, de l’Afghanistan, du Liberia, ou du Burundi ont une dimension internationale. Il a considéré qu’il existait une alliance objective entre les bureaucrates africains qui cachent leur incompétence en affirmant qu’ils vont, seuls, gérer leurs crises, et l’extrême droite européenne qui ne souhaite pas intervenir en Afrique. Quand il s’agit d’intervenir en Haïti, en Bosnie, au Cambodge ou en Afghanistan, les Européens et les Américains répondent présents. Pourquoi ne serait-ce pas le cas en Afrique, d’autant qu’il existe des conflits d’intérêt entre puissances africaines, notamment lorsqu’un grand pays domine une région et qu’il y impose son système ? La volonté récemment exprimée par les Etats-Unis, la France et le Royaume-Uni de soutenir une action concertée de troupes africaines peut paraître une excellente initiative. Elle ne règle toutefois pas le problème des pays africains qui ont recours à la force dans leurs relations avec leurs voisins. C’est la raison pour laquelle M. Ahmedou Ould-Abdallah a souhaité que les crises africaines soient gérées par la communauté internationale dont les fondements démocratiques sont plus assurés que ceux des pays africains.

 

M. Kofi Yamgnane s’est interrogé sur la possibilité d’une nouvelle crise identique à celle du Rwanda en Afrique.

 

M. Ahmedou Ould-Abdallah a répondu par la négative. Les pays africains connaissent des violences, mais elles n’ont aucun point commun avec un génocide. En effet, pour commettre un génocide, il faut l’avoir pensé, planifié, il faut une volonté politique de massacrer toute une population, ce qui nécessite le consentement des troupes qui massacreront la population visée. Au Rwanda, l’exécution de telle ou telle personne, était subordonnée à sa présence sur une liste communiquée par les autorités et recensant tous les noms des victimes à abattre.

Après avoir rappelé que les accords d’Arusha prévoyaient le retrait de la présence militaire française au Rwanda, M.  Michel Voisin a indiqué que des voix s’étaient élevées pour dire que leur maintien aurait pu éviter l’aggravation de la situation. Il a souhaité connaître le sentiment de M. Ahmedou Ould-Abdallah sur ces commentaires.

 

M. Ahmedou Ould-Abdallah n’a pu affirmer que le maintien des troupes françaises aurait suffi à éviter le génocide. Toutefois, il est certain que leur présence aurait eu un effet dissuasif beaucoup plus crédible que celle des troupes de la MINUAR, dans laquelle un contingent pouvait refuser d’exécuter un ordre donné par un chef d’une autre nationalité. Il a fait part de sa satisfaction à l’annonce de l’opération Turquoise, à un moment où les Nations Unies connaissaient une situation extrêmement difficile et étaient discréditées après les événements de Bosnie et de Somalie. Par l’opération Turquoise la communauté internationale prouvait qu’elle existait, qu’elle agissait et qu’elle pouvait dire " non ", c’est-à-dire s’opposer aux événements. L’opération Turquoise a démontré qu’un contingent national structuré était plus crédible qu’un assemblage de contingents ne disposant pas d’une chaîne unique de commandement. S’agissant du retrait des troupes françaises, il avait été exigé par le FPR, la question de leur maintien ne se posait donc pas.

 

M. François Loncle a remercié M. Ahmedou Ould-Abdallah pour la pertinence de ses analyses, mais a demandé si, dans le cas de crises mineures en Afrique, il ne serait pas plus judicieux que l’ONU aide l’OUA à se renforcer pour lui permettre d’intervenir. Il a ensuite fait observer que, à maintes reprises, des démarches et des textes de l’Eglise catholique de la région avaient eu pour effet de dresser les ethnies les unes contre les autres, et s’est interrogé sur le rôle réel qu’elle avait pu jouer directement ou indirectement dans l’enchaînement des événements de la crise rwandaise.

 

M. Ahmedou Ould-Abdallah a rappelé que l’OUA avait créé, en 1994, un bureau appelé " organe central pour la prévention et la gestion des conflits ", au renforcement duquel tous les grands pays ont contribué en fournissant soit des experts soit des équipements. Cet organe existe donc, mais il est vrai qu’il mérite plus d’intérêt afin de gagner en efficacité. Il a souligné la difficulté de répondre à la question concernant le rôle de l’Eglise catholique, qui a une présence historique dans la région. Quand les grands pays ont donné le Congo au roi Baudouin, celui-ci a fait appel aux Britanniques pour la gestion des mines et à l’Eglise pour les soins, l’éducation, l’administration et l’évangélisation de la population. Au Rwanda et au Burundi, l’Eglise a joué un rôle assez positif au plan agricole, par exemple. Ces deux pays, malgré leurs difficultés, étaient autosuffisants sur le plan alimentaire. En outre, les taux de scolarisation étaient cinq à six fois plus élevés que dans le reste de l’Afrique. Les cuisiniers, les jardiniers, contrairement au reste de l’Afrique, savaient lire et écrire. Il a été dit que l’Eglise avait encouragé le surpeuplement, qu’elle avait évité l’urbanisation qui aurait facilité l’intégration, les gens des villes ne sachant pas s’ils sont Hutus ou Tutsis. Pour avoir passé beaucoup de temps avec des prêtres et des évêques, il a pu témoigner de leurs difficultés face aux antagonismes ethniques.

 

M. Pierre Brana a constaté que ces régions étaient surpeuplées et que le contrôle des naissances avait certainement été freiné par l’Eglise.

 

M. Ahmedou Ould-Abdallah en a convenu. Il a considéré que l’un des grands problèmes, souvent sous-estimé, de la région des Grands lacs, était bien le surpeuplement auquel s’ajoutait la pauvreté. Le Burundi, avec une surface de 28 000 km², compte 6 millions d’habitants et le Rwanda qui est de taille comparable en comptait 7 millions ; l’ensemble du Kivu est surpeuplé. Les crises successives ont déterminé les populations à avoir plus d’enfants ; c’était pour elles une question de survie car il ne fallait pas laisser la place aux autres.

 

Le Président Paul Quilès s’est interrogé sur les solutions envisageables dans une région qui, depuis trente ans, connaît des massacres et des déplacements de populations. Comment enrayer un processus qui semble s’autoalimenter en raison de l’interaction de facteurs tels que le développement des extrémismes, la ruine d’une économie en perdition et la surpopulation ?

 

M. Ahmedou Ould-Abdallah a souligné l’importance du sujet. Depuis 1959 ces pays sont en crise. Tout a commencé au Rwanda avec le massacre et l’expulsion des Tutsis, au moment de l’indépendance, puis a continué au Burundi, les cycles de violence revenant tous les trois ans. Les violences que ces pays ont connues ont revêtu une particulière gravité depuis près de quarante ans. En outre, leurs conflits ont divisé les pays occidentaux, l’ONU et l’OUA. Le Rwanda et le Burundi ont réussi à culpabiliser les autres pays en leur faisant prendre position pour ou contre telle ou telle ethnie. Il a insisté sur le fait que la communauté internationale se devait de dénoncer haut et fort ce qui s’est passé, et ce qui se passe encore, mais qu’elle ne devait pas entrer dans les affaires internes de ces pays. La seule façon d’aider ces populations victimes de leur histoire -elles se sont enfermées dans un véritable ghetto psychologique-, est de refuser de se prêter à tout chantage. Il faut rétablir parmi elles le respect des droits de l’homme et aider notamment le Burundi à sortir de l’embargo qui lui est imposé.

 

M. Jacques Myard a considéré que la croissance démographique de pays comme le Rwanda, le Burundi et le Kenya et au-delà le Maghreb et l’Egypte posait le double problème du contrôle des naissances et de la surpopulation. La poursuite de cette évolution bloquerait à terme tout développement et produirait une jeunesse " interdite d’avenir ", susceptible de programmer de futures catastrophes.

 

M. Ahmedou Ould-Abdallah a souligné qu’avec une croissance démographique de 3 à 4 %, la croissance économique devrait être d’au moins 8 %, ce qui était tout à fait impossible pour des pays pauvres et enclavés. Actuellement le Rwanda exporte son café vers Mombasa ; or son acheminement est entravé par le rançonnement effectué par les douaniers et policiers corrompus qui arrêtent et pillent les transporteurs. Les agriculteurs et les éleveurs sont qualifiés, et indépendants économiquement, mais ils manquent de terres et de débouchés et se retrouvent piégés comme ils ont piégé la communauté internationale. Face aux contradictions internes des pays africains, la seule solution plausible réside dans le développement économique qui doit constituer la clef de voûte de l’intervention des pays du nord.

 

Audition de M. Bernard LODIOT

Ambassadeur en Tanzanie (22 mars 1990-10 décembre 1992)

(séance du 2 juillet 1998)

Présidence de M. Paul Quilès, Président

 

Le Président Paul Quilès a accueilli M. Bernard Lodiot, qui a été ambassadeur de France en Tanzanie de mars 1990 à décembre 1992.

Il a rappelé qu’en 1990 et 1991, la Tanzanie a offert sa médiation à l’Ouganda et au Rwanda pour que soit trouvé un accord concernant le conflit entre le Président Habyarimana et le FPR ainsi que le grave problème des réfugiés. La Tanzanie a également proposé sa médiation en 1992 dans la négociation d’Arusha pour pacifier définitivement le Rwanda. Elle a donc joué un rôle diplomatique extrêmement actif.

 

M. Bernard Lodiot a précisé que pendant toute la durée de son séjour à Dar Es-Salam, le problème du Rwanda et de la stabilité régionale a toujours été au coeur des entretiens qu’il avait eu, tant avec le Président Mwinyi qu’avec le ministère des Affaires étrangères et ses divers interlocuteurs habituels. Tout ce qui pouvait risquer de porter atteinte à la stabilité régionale était une source de préoccupations pour la Tanzanie.

Le problème des réfugiés constituait une préoccupation majeure pour Dar Es-Salam.. M. Bernard Lodiot a cité un entretien entre M. Jacques Pelletier, qui était alors Ministre de la Coopération, et le Président Mwinyi, au cours duquel ce dernier disait à son interlocuteur : " On n’a jamais entendu parler d’un seul réfugié tanzanien à l’extérieur. En revanche, nous accueillons sur notre sol des centaines de milliers de réfugiés rwandais, burundais ou zaïrois. C’est à ce titre que nous appelons la communauté internationale à prendre en compte ce problème des réfugiés et à nous aider à le régler. "

Le Rwanda était à l’évidence une des préoccupations majeures de la politique étrangère de la Tanzanie.

Au départ, la Tanzanie témoignait une sympathie non dissimulée pour le Président Museveni, une attente un peu impatiente vis-à-vis du Général Habyarimana à qui il était reproché de ne pas faire assez pour ouvrir le dialogue politique à l’opposition, et enfin beaucoup d’agacement à l’égard du Maréchal Mobutu que l’on accusait de se mêler de choses qui le regardaient peu et pour des fins de pure politique intérieure.

M. Bernard Lodiot a déclaré avoir entendu le Président et ses interlocuteurs dire que la présence militaire française au Rwanda était légitime car fondée sur des accords : ils espéraient que la France exercerait sur Habyarimana les pressions nécessaires pour que le processus démocratique s’accélère. Il n’a jamais perçu chez ses interlocuteurs tanzaniens la moindre acrimonie ou la moindre réticence vis-à-vis de la politique du Gouvernement français.

 

Le Président Paul Quilès a évoqué une réunion tripartite d’octobre 1990 entre M. Mwinyi, M. Museveni et le Président Habyarimana soulignant que cette réunion avait dégagé des principes qui auraient pu permettre un règlement du conflit, il a demandé à M. Lodiot comment il expliquait l’échec de ces premières initiatives.

 

M. Bernard Lodiot a mis en avant la méfiance entre les Présidents Habyarimana et Museveni.

Il a fait remarquer que les principes qui avaient été acquis à la conférence de Mwanza, à savoir l’engagement du Président Habyarimana de renforcer l’ouverture politique de son gouvernement sous les auspices de l’OUA, et l’engagement de la Tanzanie et de l’Ouganda de faire pression sur le FPR pour qu’il accepte à la fois le cessez-le-feu et son contrôle par des troupes neutres, constituaient des préalables dont les conditions ne paraissaient pas réunies à l’époque. Personne ne croyait beaucoup au cessez-le-feu.

La mise sur pied d’un groupe d’observateurs militaires était rendue d’autant plus difficile qu’on ne savait pas à quel pays faire appel pour le constituer. Tout cela explique qu’à l’issue de la rencontre de Mwanza le pessimisme était tout à fait réel.

 

Le Président Paul Quilès a demandé pourquoi il n’avait pas été possible de mettre en place ce groupe d’observateurs militaires. Il a fait remarquer qu’il semblait un peu étrange, avec le recul du temps, qu’on puisse prendre des décisions, sans se préoccuper de leur mise en oeuvre.

 

M. Bernard Lodiot a rappelé que les quatre-vingts observateurs militaires dont on parlait à l’époque, sont apparus, d’entrée de jeu, tout à fait insuffisants pour contrôler l’intégralité du cessez-le-feu.

Il était indispensable, par ailleurs, de trouver des observateurs neutres. La Tanzanie, si elle contribuait à la constitution de ce groupe d’observateurs militaires, n’offrait pas la garantie que ses troupes seraient neutres et suffisamment objectives.

Le faible nombre d’observateurs militaires sur lequel on s’était entendu à l’origine et la difficulté de trouver des observateurs militaires venant d’autres pays non voisins du Rwanda n’ont donc fait qu’alimenter le pessimisme de l’époque.

 

Le Président Paul Quilès a évoqué une conférence sur les réfugiés tenue à Dar Es-Salam au mois de février 1991 et souligné que cette conférence a formulé des propositions qui n’ont pas été appliquées sur le terrain.

Il a demandé à M. Lodiot s’il jugeait que les uns et les autres s’étaient suffisamment engagés dans la traduction en actes concrets de ces intentions.

 

M. Bernard Lodiot a souligné qu’aucun des pays n’avait les moyens financiers de contribuer à résoudre le problème des réfugiés dans la région. C’est la raison pour laquelle la Tanzanie a constamment fait appel à l’Europe et, en particulier, à la France, pour aider à résoudre ce problème. Mais les moyens financiers n’ont jamais suivi.

 

M. Pierre Brana a demandé si des pressions étaient exercées par le Gouvernement de la Tanzanie et son Président, auprès de M. Habyarimana, pour que ce dernier accepte le retour des réfugiés présents en Ouganda depuis 1959.

 

M. Bernard Lodiot a répondu que M. Mwinyi a souvent dit à M. Habyarimana qu’il fallait qu’il accepte le retour des réfugiés où qu’ils soient, aussi bien en Ouganda qu’en Tanzanie. Le Président Mwinyi était très souvent agacé par le FPR. Il a déclaré avoir entendu le Ministre des Affaires étrangères s’exclamer : " Ils exagèrent, ils posent des conditions absolument inacceptables par Habyarimana. "

Le gouvernement tanzanien était finalement plus proche de l’opposition démocratique rwandaise que du FPR car ce dernier, du fait de ses exigences estimées outrancières à Dar Es-Salam, avait perdu beaucoup de crédibilité.

 

M. Yves Dauge a demandé si le FPR avait une existence et une action en Tanzanie, ou si les réfugiés y attendaient simplement un éventuel retour sans participer au conflit.

 

M. Bernard Lodiot a répondu que le FPR n’avait pas de base à Dar Es-Salam, mais qu’il existait des camps de réfugiés.

 

M. Pierre Brana a demandé si le gouvernement tanzanien était conscient que le problème des réfugiés rwandais d’Ouganda, avec un FPR qui bénéficiait du soutien logistique du Président Museveni, pouvait constituer un facteur de déséquilibre profond pour toute la région dans les années à venir.

 

M. Bernard Lodiot a répondu que le gouvernement tanzanien n’avait sûrement pas considéré à l’époque que la présence des réfugiés rwandais en Ouganda et l’attaque de 1990 pouvaient constituer le facteur déclenchant d’une crise grave au Rwanda. En fait, la Tanzanie était plus préoccupée par les réfugiés rwandais sur son propre sol que par les réfugiés rwandais dans les autres pays.

 

M. Pierre Brana a pris acte que les deux grandes préoccupations de la Tanzanie étaient, d’une part, les réfugiés et, d’autre part, la stabilité de la région. Il a demandé si le gouvernement tanzanien faisait le lien entre ces deux problèmes.

 

M. Bernard Lodiot a estimé que le gouvernement tanzanien n’avait pas pris toute la mesure du risque.

 

Le Président Paul Quilès a demandé si gouvernement tanzanien était proche du gouvernement ougandais, s’il avait de bonnes relations avec lui.

 

M. Bernard Lodiot a confirmé qu’il y avait toujours eu de bonnes relations entre les gouvernements tanzanien et ougandais.

 

Le Président Paul Quilès a demandé si ces bonnes relations avaient amené la Tanzanie à garder une attitude de stricte neutralité quand les choses se sont envenimées sur le plan militaire.

 

M. Bernard Lodiot a répété que le Président Mwinyi avait toujours entretenu de bonnes relations avec le Président Museveni mais que le FPR avait fini par singulièrement l’agacer. Il a cité l’exemple de la conférence d’Arusha de juillet 1992 où les exigences de la délégation du FPR avaient provoqué une sérieuse crise entre le facilitateur tanzanien et cette délégation.

 

Le Président Paul Quilès a rappelé que le progrès des négociations avait été dû en grande partie à l’attitude du Ministre des Affaires étrangères du premier gouvernement pluripartite du Rwanda, M. Ngulinzira. Il a demandé quelles étaient les relations entre le Président Habyarimana et son Ministre et quelle avait été l’attitude de la France au regard des divergences qui opposaient les deux hommes.

 

M. Bernard Lodiot s’est déclaré avoir été très frappé par l’expérience, la cohésion et l’intelligence de la délégation du FPR, en comparaison d’une délégation gouvernementale rwandaise dépourvue d’instruction. M. Ngulinzira était issu de l’opposition démocratique. Ses relations avec le Président Habyarimana n’étaient pas bonnes, pas plus qu’avec les autres membres de la délégation. Cette situation avait produit une impression extrêmement pénible sur la présidence tanzanienne et les observateurs.

 

Le Président Paul Quilès a demandé s’il était vrai que M. Ngulinzira avait fait progresser les négociations et comment ses efforts étaient ressentis par les gens proches du Président Habyarimana.

 

M. Bernard Lodiot a rappelé que le facilitateur tanzanien avait, au préalable, demandé à la délégation gouvernementale rwandaise de s’entendre avec le Président Habyarimana. La délégation rwandaise était donc retournée à Kigali et avait obtenu du Président rwandais des instructions beaucoup plus précises qu’en juillet 1992.

 

M. Yves Dauge a demandé s’il y avait en Tanzanie une population tutsie présente depuis des générations, comme cela était le cas dans d’autres pays avoisinants.

 

M. Bernard Lodiot à répondu qu’à l’origine, il n’y avait pas de population tutsie en Tanzanie.

 

M. Yves Dauge a demandé si les Tutsis ont participé à des gouvernements tanzaniens.

 

M. Bernard Lodiot a répondu par la négative. La politique tanzanienne vis-à-vis des réfugiés a toujours consisté à permettre leur installation en leur donnant des terres et la possibilité de s’intégrer, notamment en leur octroyant la nationalité tanzanienne, ce qui n’allait pas sans tensions parfois avec les populations locales qui se sentaient particulièrement frustrées. Mais il n’y a jamais eu d’incident majeur entre les réfugiés et les populations locales.

 

Le Président Paul Quilès a demandé pourquoi la Tanzanie avait été choisie, de préférence au Zaïre, pour être le pays facilitateur de la négociation.

 

M. Bernard Lodiot a rappelé que le Président Mobutu n’avait pas toute la sympathie qu’on aurait pu attendre de la part des pays de la région. En revanche, compte tenu de sa politique vis-à-vis des réfugiés et de son souci affiché de stabilité régionale, compte tenu également du passé et de la personnalité du Président Nyerere, la Tanzanie avait toujours été un des pays les plus respectés dans la région.

 

Le Président Paul Quilès a demandé si les Etats-Unis et la Belgique avaient un avis sur ce choix et quels étaient les rapports de ces pays avec la Tanzanie au cours de ces négociations.

 

M. Bernard Lodiot a précisé qu’après avoir connu des vicissitudes très graves, les relations entre les Etats-Unis et la Tanzanie étaient redevenues bonnes. Il a indiqué qu’il assistait à la conférence d’Arusha en tant qu’observateur de même que l’ambassadeur des Etats-Unis, l’ambassadeur du Burundi et le directeur d’Afrique au ministère belge des Affaires étrangères. Les Belges, les Français et les Américains étaient les observateurs occidentaux privilégiés. Il a ajouté que l’on attendait moins des Américains que des Français pour faire pression sur le gouvernement rwandais.

 

M. Pierre Brana a demandé s’il avait eu l’impression que les Etats-Unis s’intéressaient beaucoup plus que par le passé à l’Afrique orientale.

 

M. Bernard Lodiot a répondu par la négative.

 

M. Pierre Brana a demandé si les Etats-Unis attachaient une attention particulière au Rwanda.

 

M. Bernard Lodiot a répondu à nouveau par la négative et a déclaré que l’ambassadeur américain présent comme observateur obéissait à ses instructions mais semblait avoir une connaissance assez limitée du dossier.

 

Le Président Paul Quilès a demandé comment la Tanzanie avait réagi lorsqu’il a été question d’installer à la frontière entre l’Ouganda et le Rwanda et au Rwanda même des contingents sous l’autorité de l’ONU et que les Français se sont engagés à retirer leurs troupes du Rwanda.

 

M. Bernard Lodiot a répondu que les Tanzaniens n’ont jamais insisté sur ce point. Le problème s’est posé lorsque le groupe d’observateurs militaires a été mis en place. L’article 2, paragraphe 6 de l’accord de N’Sele prévoyait qu’il fallait que les troupes étrangères quittent le Rwanda. Or, les Tanzaniens n’ont jamais exercé de pression pour que cette stipulation s’applique à la France.

 

Audition de M. Georges ROCHICCIOLI

Ambassadeur en Tanzanie (10 décembre 1992-4 mai 1995)

(séance du 2 juillet 1998)

Présidence de M. Paul Quilès, Président

 

Le Président Paul Quilès a accueilli M. Georges Rochiccioli, ambassadeur de France en Tanzanie de décembre 1992 à mai 1995. Il a souligné que M. Georges Rochiccioli a occupé ses fonctions au moment où les négociations d’Arusha, après de nombreuses difficultés, ont débouché sur les accords d’août 1993.

 

M. Georges Rochiccioli a tout d’abord exposé qu’il n’avait jamais entendu prononcer le mot Rwanda à l’occasion des visites qu’il avait rendues aux différentes administrations, cellules et autorités militaires, avant son départ en poste, sauf au quai d’Orsay bien entendu.

Au Département, la négociation d’Arusha était suivie par un observateur que le ministère envoyait en fonction de l’importance des sujets traités. En son absence, la relève était prise par les diplomates en poste à Dar Es-SalaM. Pour des raisons diverses, le Département a mis fin à cette procédure d’observateurs particuliers et lui a demandé de suivre à temps complet cette négociation d’Arusha, avec son collaborateur, M. Jean-Christophe Belliard, ce qu’ils ont fait jusqu’au mois d’août, au cours duquel ont été signés les accords.

Certes, la mission était essentiellement une mission d’observation, de contact avec les autorités tanzaniennes qui jouaient le rôle de facilitateur et avec des diplomates belges, allemands et américains qui étaient eux-mêmes également observateurs. Bien entendu, au moment où les sujets les plus importants étaient traités, l’ambassadeur de France au Rwanda, qui avait la connaissance du sujet et des hommes, venait en renfort à Arusha pour participer également à la négociation.

La mission n’avait aucune autre instruction que de suivre et maintenir les contacts, tant avec ceux qui négociaient qu’avec ceux qui entouraient la négociation, et de rendre compte au Département.

Ultérieurement, après l’attentat d’avril 1994, l’ambassade en Tanzanie a eu à connaître des événements du Rwanda en raison de l’afflux de réfugiés qu’ils avaient provoqués sur le territoire tanzanien. Là aussi, la mission de M. Rochiccioli fut de renseigner Paris sur la situation des camps où se regroupaient ces réfugiés et son évolution possible tout en maintenant les contacts les plus étroits, tant avec les différentes ONG présentes qu’avec les organismes relevant des Nations Unies.

 

Le Président Paul Quilès a demandé des indications sur l’attitude de la Tanzanie et des observateurs belges et américains à l’égard de la revendication du FPR qui consistait à poser le retrait des troupes françaises comme préalable à toute discussion sur la formation d’une nouvelle armée nationale rwandaise. Il a rappelé que le prédécesseur de M. Georges Rochiccioli avait rapporté que la Tanzanie considérait que, puisqu’il y avait un accord entre la France et le Rwanda, cette présence n’était pas fondamentalement critiquable.

 

M. Georges Rochiccioli a expliqué que le rôle des autorités tanzaniennes dans cette négociation avait véritablement été un rôle d’arbitre. Elles tenaient à leur rôle de facilitateur. Elles avaient pu amener les différentes parties à Arusha et, pendant toute la négociation, elles se sont vraiment efforcées de maintenir la balance entre le FPR et le gouvernement rwandais de l’époque, de façon très neutre, du moins la plus neutre possible. A leur avis, il n’était pas question d’imposer le départ des troupes françaises du Rwanda comme condition essentielle à l’aboutissement de la négociation qui se déroulait à Arusha.

Il convient de rendre hommage à l’action qu’ont menée les autorités tanzaniennes à l’époque. Elles se sont toujours efforcées de jouer leur rôle de facilitateur dans la plus grande neutralité possible et de renseigner les différents observateurs qui suivaient la négociation.

 

Le Président Paul Quilès a demandé comment la Tanzanie avait réagi lorsqu’il y avait eu violation du cessez-le-feu par le FPR en février 1993. D’après ce qu’on peut savoir, le gouvernement tanzanien aurait demandé à la France de faire davantage pression sur le Président Habyarimana pour faire cesser les exactions contre les Tutsis.

 

M. Georges Rochiccioli a déclaré qu’il ne pouvait pas répondre à cette question. Il ne se souvenait pas de pressions insistantes des autorités tanzaniennes pour amener la France à changer de politique au Rwanda.

 

M. Pierre Brana a demandé en quoi consistait le rôle de M. Rochiccioli, s’il rencontrait les différents protagonistes et s’il avait des entretiens avec eux .

 

M. Georges Rochiccioli a exposé qu’il assurait une permanence constante à Arusha avec son collaborateur, M. Jean-Christophe Belliard, sauf lorsqu’il y avait quelques temps morts. Leur présence était quasi-continue. Tout se passait dans le cadre assez réduit d’un hôtel. Il leur était permis d’assister à certains moments de la négociation dans la salle des séances. Le reste du temps les contacts se faisaient en commission avec les autorités tanzaniennes qui leur rendaient compte de l’évolution des négociations lorsqu’elles se déroulaient en dehors de la présence des observateurs. Cela se faisait sur un plan informel mais quotidien.

 

M. Pierre Brana a demandé s’il y avait beaucoup de huis-clos.

 

M. Georges Rochiccioli a précisé que les négociations étaient assez ouvertes.

 

Le Président Paul Quilès a souhaité savoir s’il y avait beaucoup de discussions de couloirs.

 

M. Pierre Brana a demandé si ces conversations en coulisses se faisaient devant les observateurs.

 

M. Georges Rochiccioli a répondu par l’affirmative.

 

M. Pierre Brana s’est enquis de savoir quels observateurs étaient présents en permanence outre la France.

 

M. Georges Rochiccioli a précisé qu’il y avait les Belges, les Allemands et les Américains. L’Egypte était également représentée en permanence, ainsi que le Zaïre, le Burundi et le Zimbabwe. Tous les pays africains n’étaient pas représentés.

 

M. Pierre Brana a demandé s’il y avait un représentant permanent de l’OUA.

 

M. Georges Rochiccioli a répondu que par la négative.

 

Le Président Paul Quilès a fait observer qu’il y avait un représentant du Président Museveni, qui avait de fait une double casquette.

 

M. Georges Rochiccioli a précisé que le Président Museveni n’était pas représenté en tant que Président de l’OUA.

 

Le Président Paul Quilès a rappelé qu’au cours de son audition devant la mission, M. Gasana, qui avait participé aux négociations en qualité de Ministre de la Défense du Rwanda, avait regretté la faiblesse de la contribution française à ces négociations.

Il a demandé à M. Rochiccioli comment il pouvait expliquer ce jugement et si la France aurait pu faire plus.

 

M. Georges Rochiccioli a estimé qu’à partir du moment où la négociation plaçait les deux parties sous l’égide du facilitateur tanzanien, qui plus est à Arusha même, la France et les autres observateurs n’avaient rien d’autre à faire que du lobbying ou de l’observation au sens strict. Il a émis l’hypothèse qu’il fallait peut-être comprendre l’observation de M. Gasana comme un reproche fait à la France de ne pas avoir exercé de pressions en dehors du contexte d’Arusha.

 

Le Président Paul Quilès a précisé que M. Gasana parlait d’Arusha.

 

M. Georges Rochiccioli a déclaré que la France ne pouvait agir autrement qu’elle l’a fait à moins d’outrepasser son rôle d’observation. Il a fait remarquer que si les observateurs étaient sortis de leur rôle, cette attitude aurait été vraisemblablement très mal perçue par les Tanzaniens. Certains observateurs faisaient quand même un peu d’activisme comme l’ambassadeur américain, par exemple.

 

Le Président Paul Quilès a demandé de quelle façon.

 

M. Georges Rochiccioli a expliqué que l’ambassadeur américain tenait des propos qu’on pouvait qualifier de soutien aux positions défendues par le Président Museveni. Mais ce n’étaient que des propos de couloir car il n’intervenait jamais au cours de la négociation proprement dite.

 

M. Pierre Brana a souhaité savoir si M. Rochiccioli avait assisté à la rencontre de Dar Es-Salam qui s’est déroulée le 4 et le 5 avril, avant l’attentat.

 

M. Georges Rochiccioli a confirmé sa présence à cette rencontre. Tous les membres du corps diplomatique y avaient été conviés par le Président Mwinyi.

 

M. Pierre Brana a demandé si M. Rochiccioli avait perçu une certaine tension. On a lu un peu partout qu’il y avait eu des retards, plus ou moins voulus dans le déroulement des travaux.

 

Le Président Paul Quilès a relevé que l’on avait dit que Président Museveni aurait retenu le Président Habyarimana.

 

M. Georges Rochiccioli a déclaré qu’il n’avait rien remarqué de particulier. Dans certains pays, les emplois du temps sont bien souvent un peu bouleversés. A posteriori, si on interprète ces modifications comme le résultat de calculs politiques, toutes les conclusions sont possibles.

 

M. Pierre Brana a demandé si les participants avaient l’impression de vivre un moment important.

 

Le Président Paul Quilès a rappelé que d’après certains témoignages, il s’agissait presque de l’aube d’une ère nouvelle et que l’on était convaincu que tous les problèmes allaient enfin se régler. Il paraît que le Président Museveni voulait faire venir le Président Habyarimana en Ouganda pour accomplir des progrès décisifs dans le processus de paix.

 

M. Georges Rochiccioli a estimé que l’évolution des attitudes n’était pas aussi spectaculaire et que cette réunion ne serait pas entrée dans l’histoire, s’il n’y avait pas eu l’accident malheureux qui l’a suivie. Dire le contraire est un peu une réécriture de l’histoire.

 

M. Bernard Cazeneuve a relevé que de nombreux témoignages rapportaient que le Président Habyarimana avait déclaré à la fin de la réunion à laquelle il avait assisté qu’il considérait que des choses déterminantes s’étaient passées et qu’il croyait, pour la première fois depuis le début du processus de négociation à Arusha, que le dialogue et la réconciliation étaient possibles.

Il a également été indiqué que le Président Museveni avait demandé au Président Ntaryamira de rentrer avec le Président Habyarimana à Kigali pour se rendre plus facilement le lendemain à Kampala afin de participer à une réunion de travail destinée à sceller définitivement leur accord.

 

M. Georges Rochiccioli a répondu qu’il n’avait aucune information à ce sujet.

 

M. Jacques Myard a demandé si, à la fin de cette journée du 6 avril, M. Rochiccioli était au courant de ce qui s’était passé lors des négociations ou s’il attendait un compte rendu.

 

M. Georges Rochiccioli a indiqué qu’il avait directement suivi les négociations à Arusha, mais qu’à Dar Es-Salam il devait attendre la publication d’un compte rendu, ce qui n’avait pas encore été fait le soir du 6 avril.

 

M. Jacques Myard a demandé si ce compte rendu avait été publié par la suite.

 

M. Georges Rochiccioli a répondu par la négative car après l’attentat, les problèmes ont pris une autre envergure.

 

M. Bernard Cazeneuve s’est interrogé sur le fonctionnement diplomatique d’un processus comme celui d’Arusha. Deux parties négociaient entre elles : le FPR et le gouvernement d’Habyarimana. Il y avait un facilitateur, le gouvernement tanzanien, et des observateurs. On peut s’interroger sur le rôle de ces observateurs : soit ils observent sans rien dire et, dans ce cas, il s’agit d’un exercice dont l’utilité politique mérite sans doute d’être démontrée ; soit ils interviennent et, dans ce cas, il est intéressant de comprendre comment ils interviennent, quels objectifs ils poursuivent en intervenant et quelles sont les relations qui se nouent entre eux.

 

M. Georges Rochiccioli a répondu que le rôle des observateurs était d’observer.

 

M. Bernard Cazeneuve s’est inquiété de cette activité.

 

M. Georges Rochiccioli a précisé que, dans la négociation d’Arusha, il faisait de l’observation de terrain et que l’ambassadeur de France au Rwanda venait en renfort lorsque la négociation prenait une tournure importante sur des points essentiels. Le rôle l’ambassade de Dar Es-Salam était un rôle d’observation, au sens le plus plat du terme. Bien entendu, le Département lui demandait de temps à autre de faire passer des messsages à l’autorité tanzanienne qui servait de facilitateur. Les messages aux délégations rwandaises étaient en revanche délivrés par l’ambassadeur au Rwanda.

 

M. Bernard Cazeneuve, rappelant que les observateurs assistaient à l’ensemble des réunions, en tiraient des informations qui pouvaient aboutir éventuellement à des conclusions et des démarches communes, a demandé s’ils avaient beaucoup de contact entre eux.

 

M. Georges Rochiccioli a déclaré que ses relations avec ses collègues, allemands et belges en particulier, étaient particulièrement étroites et que l’échange d’informations était vraiment très loyal. Avec les collègues africains, la communication passait bien. Avec les Tanzaniens, la communication passait très bien parce qu’ils jouaient le jeu très loyalement et très correctement.

 

M. Pierre Brana a souhaité savoir si M. Georges Rochiccioli se souvenait de messages que le Département aurait pu demander de faire passer au facilitateur par l’intermédiaire de l’ambassadeur au Rwanda ou par lui-même.

 

M. Charles Cova a demandé si l’ambassadeur au Rwanda lui apportait une aide pour la connaissance des dossiers et des hommes.

 

M. Georges Rochiccioli a précisé que l’ambassadeur au Rwanda n’était pas chargé de lui apporter une aide. Lorsque la négociation le justifiait, il faisait le déplacement pour Arusha, et lorsque les sujets abordés étaient très importants, il venait vraisemblablement avec des instructions du Département.

 

M. Charles Cova a demandé si l’ambassadeur au Rwanda lui demandait d’intervenir auprès des Tanzaniens pour leur communiquer des messages.

 

M. Georges Rochiccioli a répondu par la négative.

 

M. Charles Cova a demandé si M. Rochiccioli avait uniquement un rôle de messager.

 

M. Georges Rochiccioli a répondu par l’affirmative et qu’il se considérait comme un messager informel.

 

M. Jacques Myard a souhaité savoir ce que voulait dire le terme " messager informel " et si on pouvait l’assimiler au rôle d’un " petit télégraphiste ".

 

M. Georges Rochiccioli a répondu qu’un consensus existait sur la nécessité de faire aboutir les accords d’Arusha et que chaque observateur s’efforçait non pas d’orienter les débats, mais de faire passer certains messages, de faire apparaître certaines difficultés, de compléter éventuellement l’information des Tanzaniens sur des points précis.

 

M. Pierre Brana a demandé si l’ambassadeur de France au Rwanda avait des contacts directs avec les négociateurs, que ce soit l’équipe du Président Habyarimana ou le FPR.

 

M. Georges Rochiccioli a déclaré que l’ambassadeur au Rwanda était un observateur plus engagé du fait de sa connaissance beaucoup plus grande des dossiers.

 

M. Pierre Brana a demandé si l’ambassadeur au Rwanda avait des messages du Département à faire passer aux négociateurs.

 

M. Georges Rochiccioli a répondu qu’il ignorait la réponse à cette question.

 

Le Président Paul Quilès a demandé a partir de quel moment le représentant de l’ONU à Arusha avait participé aux discussions et quelle avait été sa contribution à la conclusion de l’accord.

 

M. Georges Rochiccioli a observé que la présence du représentant des Nations Unies ne l’avait pas marqué de façon particulière.

 

Le Président Paul Quilès a noté que si la contribution de ce représentant avait été très forte, elle aurait marqué M. Georges Rochiccioli.

 

M. Georges Rochiccioli a estimé que la contribution de ce représentant n’avait pas été essentielle à la signature des accords.

 

Audition de M. Jean-Christophe BELLIARD

Premier Secrétaire de l’ambassade de France en Tanzanie (avril 1991-juillet 1994), représentant de la France en qualité d’observateur aux négociations d’Arusha

(séance du 2 juillet 1998)

Présidence de M. Paul Quilès, Président

Accueillant M. Jean-Christophe Belliard, premier Secrétaire à l’ambassade de France en Tanzanie de 1991 à 1994 et, à ce titre, observateur pour la France du processus des négociations d’Arusha, le Président Paul Quilès a mis l’accent sur l’intérêt de cette audition puisque le processus de négociations dont M. Jean-Christophe Belliard avait été observateur était au coeur des préoccupations de la mission, certains considérant même que c’est l’hostilité à leur entrée en application qui avait pu être le motif de l’attentat contre le Président Habyarimana. Il a ajouté que pour la mission d’information, il était très utile, et même essentiel, d’étudier attentivement le contenu de ces accords, leur faisabilité, leur perspective d’application et la position des différents participants aux négociations qui ont permis leur élaboration.

 

M. Jean-Christophe Belliard a tout d’abord exposé qu’agent du cadre d’Orient maîtrisant le swahili et le somali, il avait fait l’essentiel de la première partie de sa carrière en Afrique, au Kenya puis au Soudan, après quoi, entre 1987 et 1991, il avait été affecté à la direction des Affaires africaines et malgaches où il s’était occupé du Rwanda et du Burundi, et ensuite en Tanzanie comme adjoint de l’Ambassadeur. Il a précisé que c’est au cours de ce séjour tanzanien qu’il lui avait été demandé d’aller à Arusha et qu’il en avait suivi les négociations pendant environ seize mois.

Il a ajouté qu’il avait été présent à Arusha en juin 1992, pour la première négociation, qui a conduit à un cessez-le-feu et à la création du Groupe d’observateurs militaires neutres (GOMN), puis pour la négociation et la signature du protocole sur l’Etat de droit, pour celles du protocole sur la question des réfugiés, et qu’il avait ensuite suivi la négociation sur le partage du pouvoir et la négociation militaire, sur le reformatage de l’armée et la question des pourcentages, jusqu’à la conclusion. Il a précisé que les deux parties ayant gardé pour la fin les sujets les plus difficiles et les plus épineux, il était resté jusqu’à la signature définitive des accords, le 4 août 1993. Retourné ensuite en poste à l’ambassade, il avait continué à suivre la question rwandaise et, le 6 avril 1994, il était dans les couloirs du sommet de Dar Es-Salam, les observateurs d’Arusha n’étant pas autorisés à participer aux discussions elles-mêmes.

Il a indiqué que ce jour là, il avait discuté avec les trois pilotes français et qu’il s’était entretenu avec le Président Habyarimana lorsqu’il était sorti.

Nommé à Washington après son séjour en Tanzanie, il avait été cependant brièvement affecté à Goma pendant les deux mois de l’opération Turquoise, le premier mois en tant qu’adjoint de l’Ambassadeur Yannick Gérard, à l’époque Directeur adjoint de la direction des Affaires africaines et malgaches, et ensuite seul jusqu’à la fin de l’opération Turquoise ; il avait alors quitté Goma par le même avion que le Général Jean-Claude Lafourcade.

M. Jean-Christophe Belliard a alors présenté les deux délégations en présence à Arusha, celle du FPR et la délégation rwandaise.

Il a expliqué que la délégation du FPR était une délégation unie qui parlait d’une seule voix. Le Président en était M. Pasteur Bizimungu, qui est aujourd’hui Président du Rwanda. Il était le seul francophone de cette délégation et il était le seul à parler. Avec lui se trouvait M. Théogène Rudasingwa, à l’époque secrétaire général du FPR et aujourd’hui Ambassadeur du Rwanda à Washington qui n’a pas dit un mot de toute la négociation mais qui était l’homme clé. Etaient également présents M. Patrick Mazimpaka, qui prenait la parole à l’occasion, et M. Jacques Bihozagara, francophone, mais qui parlait rarement.

Il a précisé que lorsqu’on faisait une proposition à cette délégation rwandaise, elle disait toujours : " On vous répondra demain ". Entre temps, un contact était opéré par M. Théogène Rudasingwa avec M. Paul Kagame, qui se trouvait à l’époque à Mulindi. En fait, la délégation du FPR, c’était M. Paul Kagame. M. Paul Kagame décidait et M. Pasteur Bizimungu parlait.

Il a ensuite décrit la délégation gouvernementale rwandaise. Cette dernière était très divisée. Son chef était M. Boniface Ngulinzira qui était à l’époque le Ministre des Affaires étrangères du Rwanda, un ministre de la mouvance démocratique, membre du MDR et qui a été assassiné le 6 avril, aussitôt après l’attentat contre le Président Habyarimana. Il était accompagné de l’Ambassadeur Pierre-Claver Kanyarushoki, l’homme de confiance du Président Habyarimana, qui était à l’époque Ambassadeur du Rwanda en Ouganda, et également du Colonel Bagosora.

M. Jean-Christophe Belliard a ajouté que la délégation rwandaise était en perpétuel désaccord et donc en situation de faiblesse dans cette négociation. Sur ce point, il a précisé qu’il arrivait, par exemple, que le Ministre Ngulinzira, qu’il voyait en permanence et en tête-à-tête, lui donne son accord sur une formulation, mais tout en le prévenant que ce n’était pas lui qui décidait et qu’il fallait en parler à M. Kanyarushoki. Il lui fallait alors aller discuter avec l’Ambassadeur Kanyarushoki, ce qui constituait une partie importante de son travail. Lorsque M. Kanyarushoki était convaincu, il finissait par lui exprimer son accord et celui du Président Habyarimana, mais ajoutait qu’il fallait désormais convaincre le Colonel Bagosora.

Il a jugé que c’est le FPR qui avait gagné à Arusha, et cela parce qu’il était uni tandis que la délégation rwandaise était complètement divisée et n’arrivait pas à se mettre d’accord. Il a estimé aussi qu’en fait, il avait si bien gagné qu’il avait obtenu trop de concessions et avait, par contrecoup, suscité la réaction des extrémistes hutus. Il a conclu que le FPR avait mené de main de maître une négociation difficile, mais que la victoire diplomatique qu’il avait obtenue avait eu des effets secondaires graves.

Il a ajouté que, alors même que le facilitateur de la négociation était tanzanien et que les Tanzaniens n’étaient pas forcément des plus neutres aux moments les plus importants, la négociation avançant, on avait pu observer une exaspération tanzanienne croissante à l’égard du FPR, qui rejetait en permanence des formulations raisonnables.

S’agissant des observateurs, il a indiqué qu’ils ne prenaient pas la parole pendant la négociation, mais intervenaient dans les couloirs, que certains, comme celui du Zaïre, ne venaient pas et que ceux qui comptaient étaient les représentants des Etats-Unis, de la Belgique et de la France.

M. Jean-Christophe Belliard a alors indiqué que le premier contact qu’il avait eu avec M. Pasteur Bizimungu avait été très difficile : lors de la première séance introductive, alors que celui-ci s’était exprimé toute la journée en français, il lui avait répondu en anglais lorsqu’il avait voulu le saluer ce qui avait créé une certaine tension. Il lui avait alors proposé de conduire leurs entretiens non pas en français ou en anglais, mais en swahili. Cette proposition leur avait permis de trouver une sorte de terrain linguistique neutre. Au bout de seize mois, leurs relations personnelles s’étaient nettement améliorées.

Il a souligné qu’il y avait au départ un vrai contentieux entre la France et le FPR. Il a précisé que, même si ses relations personnelles avec les membres de la délégation du FPR étaient amicales, dès qu’il s’agissait de politique et de la négociation, il était obligé de passer par les représentants des autres pays, par exemple par celui du Sénégal, qui exerçait à l’époque la présidence de l’OUA et qui avait dépêché son Ambassadeur sur place, ou par l’observateur américain.

M. Jean-Christophe Belliard a ensuite expliqué qu’il souhaitait parler de trois sujets qui lui semblaient avoir constitué des enjeux essentiels de la négociation, et qui pouvaient contribuer à expliquer la suite des événements.

Il a d’abord évoqué la question de la CDR. Il a indiqué que, s’agissant du protocole sur le partage du pouvoir, il avait reçu une instruction ferme et écrite de la direction des Affaires africaines et malgaches d’intégrer la CDR, c’est-à-dire les extrémistes hutus, dans le jeu politique, ce qui supposait qu’elle ait des responsabilités dans le gouvernement issu des accords ou, à défaut, au moins des députés à l’Assemblée nationale. La France estimait en effet qu’il valait mieux intégrer ces extrémistes au jeu politique pour éviter qu’ils deviennent incontrôlables. En Afrique du Sud, c’est d’ailleurs la politique qu’avait suivie Nelson Mandela vis-à-vis des extrémistes blancs.

Il a indiqué que la réponse du FPR avait été totalement négative et qu’il avait été impossible d’obtenir la moindre concession de sa part. Il a ajouté que l’observateur américain, le Colonel Tony Marley, et l’Ambassadeur des Etats-Unis à Dar Es-Salam, qu’il avait alors sollicités, avaient refusé de porter le sujet devant le FPR, la position des Etats-Unis étant également de refuser la CDR.

Il a estimé que l’impossibilité de parvenir à un accord sur ce point avait eu des conséquences graves pour la suite des événements et indiqué qu’au moment de la négociation du partage des pouvoirs, le Colonel Bagosora avait demandé à le voir pour lui déclarer qu’il fallait absolument que la CDR soit représentée.

Il a ensuite évoqué les négociations militaires. Il a indiqué qu’elles avaient été les plus difficiles et les plus longues, et qu’elles s’étaient conclues par un succès du FPR. En effet, alors qu’au départ, la délégation gouvernementale rwandaise avait proposé au FPR un quota de 15 % des postes de l’armée rwandaise, en considérant qu’il représentait les Tutsis, soit 15 % de la population du Rwanda, il a finalement obtenu 40 % des effectifs, mais surtout 50 % des officiers ainsi que les postes qu’il souhaitait, c’est-à-dire par exemple le renseignement militaire et la sécurité du territoire.

M. Jean-Christophe Belliard a souligné que c’est au milieu des négociations militaires qu’était intervenu l’assassinat du Président Ndadaye, premier Président hutu du Burundi, par des extrémistes tutsis, et indiqué qu’à ce moment, alors que les négociations se passaient plutôt bien, le Colonel Bagosora lui avait dit que les événements du Burundi allaient se reproduire au Rwanda, que le FPR faisait semblant de négocier, mais qu’en fait il cherchait à obtenir les leviers nécessaires pour faire un coup d’Etat.

M. Jean-Christophe Belliard a enfin évoqué la question de la force militaire internationale qui serait mise en place une fois les accords signés. Il fallait choisir entre l’ONU et l’OUA. La position tanzanienne consistait à jouer la carte de l’OUA, dont le Secrétaire général était tanzanien. Cela faisait l’affaire du FPR, qui souhaitait aussi l’OUA. En revanche, la position du Gouvernement rwandais, qui était également celle de la France, était qu’il fallait que l’ONU soit engagée parce qu’elle avait l’expérience de ce genre de missions et qu’elle était capable de les mener à bien.

Dans la mesure où pendant des mois, on n’avait pas réussi à conclure sur ce sujet, celui-ci avait donc été reporté à la fin de la négociation.

A la fin du mois de juillet, les délégués du FPR ont finalement dit qu’ils voulaient bien accepter la garantie de l’ONU mais mis en garde sur les délais nécessaires à son intervention puisqu’il allait falloir que le Conseil de sécurité adopte une résolution, puis que l’organisation trouve des troupes.

M. Jean-Christophe Belliard a exposé que, de fait, sans la présence des Nations Unies sur place, il ne pouvait pas y avoir formation du gouvernement intérimaire ; ainsi, en attendant leur arrivée, tout le processus était bloqué.

Soulignant qu’en fait, la résolution du Conseil de sécurité avait été votée au mois d’octobre et que les troupes de la MINUAR étaient arrivées au mois de décembre, soit dans les quatre mois environ, M. Jean-Christophe Belliard, a estimé que, si le FPR avait voulu jouer le jeu des Nations Unies depuis le début, il aurait pu le faire, puisqu’il était conscient des délais qu’imposait leur intervention et qu’en refusant d’aboutir à un accord sur cette question et en prolongeant de ce fait les négociations il avait volontairement perdu quatre mois supplémentaires.

Il a également fait remarquer qu’après la signature des accords, le FPR n’avait cessé d’accuser le Président Habyarimana de bloquer leur application et de manoeuvrer pour que le processus échoue.

M. Jean-Christophe Belliard a ensuite abordé l’action de la France à Arusha. Il a expliqué que celle-ci avait d’abord insisté sur les principes et que ce n’était pas si facile. Ainsi, pour le protocole sur l’Etat de droit, il avait fallu négocier durement avec le FPR qui présentait des formulations à l’ougandaise, telles que la démocratie sans parti par exemple. Sur ce dernier point, lorsqu’une formulation satisfaisante avait finalement été trouvée, le FPR, renversant totalement ses prises de position, s’en était pris à la délégation rwandaise l’accusant d’être antidémocratique. M. Jean-Christophe Belliard a considéré que, compte tenu de ses positions antérieures, le FPR avait alors franchement dépassé la mesure.

De même, sur le protocole concernant les réfugiés, trois semaines avaient été perdues sur la notion de rapatriement volontaire. Alors que la vie internationale est organisée autour de cette notion de volontariat, il ne semblait évident, ni pour le FPR ni pour les Américains, que le mot " volontaire " doive apparaître.

M. Jean-Christophe Belliard a expliqué que, chaque fois, la France devait se battre pour ces principes, et ce, eu égard à son statut d’observateur, en coulisses, par l’intermédiaire des représentants sénégalais, belge ou américain.

M. Jean-Christophe Belliard a par ailleurs exposé qu’à Arusha, la France avait également fait pression en permanence sur la délégation rwandaise. Dans ce cadre, son travail quotidien était de répéter aux Rwandais, qu’ils allaient devoir partager le pouvoir et donc faire des concessions, mais qu’en revanche, ces concessions devaient avoir des limites et rester raisonnables. L’ambassade de France recevait des instructions de Paris en ce sens. Il a indiqué qu’en revanche la France n’avait pas de moyen de pression sur le FPR.

M. Jean-Christophe Belliard a ajouté que ce travail est devenu très frustrant à un moment donné. Pour les négociations militaires, il avait reçu instruction de Paris d’aller jusqu’à 30 % de membres du FPR dans l’armée rwandaise. Une fois cette concession obtenue des Rwandais, le FPR a exigé plus. Une fois l’accord obtenu pour 40 % des effectifs, le FPR a voulu un pourcentage supérieur pour les officiers et, une fois ce résultat obtenu, il a encore voulu la Direction des renseignements militaires.

Il a indiqué que tout le monde en était exaspéré, y compris le facilitateur tanzanien, qui en désespoir de cause a dû plusieurs fois faire appel à son Ministre de la Défense, voire au Président Mwinyi qui est venu deux fois à Arusha.

M. Jean-Christophe Belliard a ensuite évoqué la journée du 6 avril 1994, date de l’attentat contre le Président Habyarimana.

Précisant qu’il n’avait pas assisté au sommet de Dar Es-Salam, qui avait été convoqué par les Tanzaniens et auquel avaient participé le Président burundais, le Président ougandais, les Tanzaniens et bien sûr le Président Habyarimana, puisque les observateurs n’y étaient pas autorisés, il a indiqué qu’à la sortie du sommet, il avait échangé quelques mots avec le Président Habyarimana. Celui-ci était en retard, la nuit équatoriale était déjà tombée et il devait absolument rentrer. M. Jean-Christophe Belliard était allé vers lui, l’avait salué et, tout en marchant, lui avait demandé si la conférence s’était bien passée. M. Habyarimana lui avait répondu : " C’est un bon sommet et, vous allez voir, cela va marcher cette fois-ci. "

Il a ajouté qu’il l’avait alors entendu proposer au Président du Burundi, M. Cyprien Ntaryamira, de monter dans son avion. Après quoi, il était allé s’enquérir du déroulement du sommet auprès de l’Ambassadeur du Rwanda.

M. Jean-Christophe Belliard a expliqué qu’il était ensuite allé dîner chez l’Ambassadeur d’Allemagne, sans passer par l’ambassade pour rédiger un télégramme, en se disant qu’il pourrait le faire le lendemain matin. A 8 heures du matin, à son arrivée à l’ambassade, le garde de la sécurité lui a demandé s’il avait lu la presse. Il lui a montré le gros titre annonçant la mort du Président Habyarimana.

M. Jean-Christophe Belliard a abordé ensuite l’opération Turquoise. Il a précisé qu’alors qu’il était encore en poste à Dar Es-Salam, Paris l’avait affecté pour un temps à Goma, où avait été installée une petite structure, d’abord pour être l’adjoint de l’Ambassadeur Yannick Gérard puis, au bout d’un mois, en tant que responsable de ce poste diplomatique.

Il a expliqué que le 14 juillet, il s’était produit un événement inouï : on avait vu arriver à pied un million de réfugiés. La ville, qui n’était peuplée la veille que de quelques milliers d’habitants, en comptait plus d’un million le lendemain.

Il a indiqué que pendant la première partie de son séjour, les contacts politiques l’avaient plus mobilisé que les questions humanitaires. Goma se trouve à la frontière du Zaïre et du Rwanda. Elle fait face, de l’autre côté de la frontière, à la ville rwandaise de Gisenyi où le Gouvernement intérimaire rwandais hutu en fuite s’était installé. Le poste français de Goma recevait quotidiennement des appels au secours de ce gouvernement intérimaire. Les diplomates français avaient instruction de ne pas aller rencontrer ses membres à Gisenyi et ne pas les recevoir à Goma, cette instruction valant tout particulièrement pour le Premier Ministre.

M. Jean-Christophe Belliard a précisé qu’une fois, il avait été impossible de résister, et que le chef de poste avait reçu l’un des ministres. L’entretien, auquel il avait lui-même assisté, avait été très formel. Le Ministre a demandé l’aide de la France ; on l’a remercié de sa visite et on lui a souhaité un bon retour. C’était une fin de non recevoir.

Il a ajouté qu’à une autre reprise, il lui avait été demandé de recevoir M. Ferdinand Nahimana, le directeur de la Radio des Mille Collines, qui était de passage. L’entretien s’était déroulé un peu de la même façon. M. Ferdinand Nahimana a exposé ses soucis et la visite s’est soldée également par une fin de non recevoir.

Il a souligné que c’était à ces échanges que s’étaient limités les contacts purement politiques avec les autorités de fait de Gisenyi.

M. Jean-Christophe Belliard a ensuite évoqué plus précisément l’action politique de la France dans les dernières semaines de l’opération Turquoise. Il a indiqué que la tâche essentielle qui avait mobilisé les fonctionnaires et les militaires français à cette période avait été, tout en expliquant aux Rwandais hutus de la zone humanitaires sûre que des militaires français allaient partir et que le FPR allait arriver dans trois semaines, de les convaincre de ne pas s’enfuir et de leur faire comprendre que le FPR n’était pas composé de monstres avec des cornes et des queues, comme le répétait sans cesse la Radio des Mille Collines.

Il a ajouté que les Français étaient allés plus loin encore. Ils sont allés chercher des ministres du nouveau gouvernement rwandais dans la zone tenue par le FPR, et les ont amenés dans la zone humanitaire sûre, dans des stades, pour qu’ils s’adressent à la population. Sont ainsi venus M. Seth Shendashonga, Hutu et, à l’époque, Ministre de l’Intérieur, qui a été récemment assassiné à Nairobi, et M. Jacques Bihozagara. On voyait ainsi des ministres du FPR protégés par des soldats français, s’adresser à des populations civiles hutues pour leur dire qu’ils allaient arriver dans trois semaines, et les persuader de ne pas partir.

Il a fait valoir que l’opération Turquoise avait d’abord rempli cette mission : stabiliser une région, y maintenir la population et organiser le mieux possible la transition politique.

Sur ce point, il a ajouté qu’il avait passé les derniers jours de l’opération Turquoise à la frontière entre le Rwanda et le Zaïre. Installé sur le pont entre Cyangugu, au Rwanda, et Bukavu, au Zaïre, il comptait les passages ; or, alors que le 14 juillet, il avait vu arriver un million de personnes, ces jours là, il y avait deux cents départs et cent retours quotidiens ; il n’y avait pas d’exode.

Il a estimé que si un exode des populations de la zone humanitaire sûre avait eu lieu, les conséquences auraient été dramatiques.

Il s’est déclaré convaincu que sans Turquoise il y aurait eu un deuxième Goma à Bukavu, et au moins un troisième Goma au Burundi ; en effet, une partie de la population de la zone humanitaire sûre se serait réfugiée au Burundi. De plus, la situation du Burundi étant alors extrêmement instable, on peut envisager qu’un tel afflux de réfugiés aurait pu avoir les conséquences politiques les plus graves.

Il a conclu que le vrai succès de l’opération Turquoise, la vraie réussite des militaires français, ce n’était pas uniquement d’avoir sauvé des vies, fourni de l’eau ou soigné les populations, mais plutôt d’avoir protégé ces dizaines de milliers de vies humaines dont on ne sait même pas à quel point elles ont été menacées, en faisant en sorte qu’il n’y ait pas d’exode vers Bukavu et le Burundi.

M. Jean-Christophe Belliard a souhaité conclure son propos par un souvenir plus personnel. A l’âge de 19 ans, il avait effectué à bicyclette un voyage en solitaire de quatre mois dans la région. Ce voyage l’avait conduit, depuis l’Ouganda, le Rwanda et le Burundi, jusqu’au pont sur l’Akagera, qui est en fait le Nil, à la frontière entre le Rwanda et la Tanzanie.

Après l’attentat contre l’avion présidentiel, il avait reçu de l’Ambassadeur la permission d’aller jusqu’à la frontière rwandaise. Il s’était retrouvé sur le même pont, mais de l’autre côté de la rivière. Celle-ci était méconnaissable, elle était encombrée de centaines de cadavres. Il avait rencontré un chauffeur routier tanzanien qui venait de Kigali et avait réussi à sortir du Rwanda. Celui-ci, en larmes, lui avait décrit ce qu’il avait vu, les assassinats et sa sortie de Kigali par des rues et des routes jonchées de milliers de cadavres.

 

Le Président Paul Quilès a évoqué les accords d’Arusha. Faisant remarquer qu’aujourd’hui, il était de bon ton de dire qu’ils étaient inapplicables, il a relevé que la politique française, telle qu’on pouvait la voir à l’oeuvre à travers les déclarations, les télégrammes diplomatiques et les consignes données à nos représentants, était néanmoins de favoriser, dans toute la mesure du possible, la conclusion d’un accord entre les belligérants. Il a alors demandé à M. Jean-Christophe Belliard si, à l’époque, il était visible que les accords conclus ne seraient pas mis en oeuvre.

 

M. Jean-Christophe Belliard a répondu qu’au contraire c’est un vrai soulagement qui avait accompagné leur conclusion. Il a ajouté que le 4 août 1993 avait été une vraie fête : on voyait les Rwandais des deux délégations s’embrasser, danser ensemble, alors que si, jusque là, les deux parties se saluaient, il n’y avait jamais eu une telle familiarité.

Il a indiqué qu’il avait beaucoup parlé de ces accords avec le facilitateur tanzanien et qu’il continuait à en discuter avec lui, étant donné qu’il se trouvait être aujourd’hui comme lui-même en poste en Afrique du Sud. Il a souligné que tous deux convenaient que les accords d’Arusha étaient ceux qui résultaient des négociations et qu’on n’avait pas obtenu d’autres accords que ceux-là.

Il a précisé que lui-même faisait à l’époque partie de ceux qui pensaient qu’ils allaient réussir et que ce n’était que rétrospectivement qu’il s’était mis à rechercher quels étaient les points qui pouvaient révéler les causes de leur échec. Il a ajouté que ses propos sur la CDR, l’ONU, l’OUA et les questions militaires étaient la traduction de cette réflexion.

 

M. Bernard Cazeneuve lui a alors demandé si, a posteriori, il considérait que le FPR avait eu un très haut niveau d’exigences pendant les discussions parce qu’il considérait que les accords étaient importants, qu’il fallait que les négociations aboutissent et que ses intérêts devaient être préservés, ce qui signifie que la dynamique de partage du pouvoir avait un sens pour lui, ou si au contraire il estimait que le FPR avait multiplié les exigences pour que les négociations n’aboutissent pas, et que les accords avaient été conclus malgré lui.

 

M. Jean-Christophe Belliard a répondu qu’il croyait que le FPR avait été très dur dans la négociation pour obtenir précisément certains éléments d’accord.

Il a ajouté que chacune des deux parties avait peur de l’autre et voulait des garanties. Il a indiqué que la hantise du FPR était la sécurité des ministres qui allaient le représenter dans le gouvernement de Kigali. C’est ce qui explique que sa délégation ait négocié la venue d’un bataillon de six cents militaires sur place. Il a estimé que, pour le reste, le FPR avait concentré ses efforts sur les éléments qui lui auraient permis, après coup, après la période de transition, de s’assurer des garanties.

Il a précisé à ce propos que, dans la négociation, le FPR avait cédé sur un point, la durée de la période de transition. Le gouvernement de Kigali la souhaitait évidemment la plus courte possible. Il était au pouvoir, et il avait l’assurance de gagner les élections. Il voulait donc qu’elle soit limitée à un an, tandis que le FPR voulait une période de cinq ans. Or, le FPR a accepté de transiger à vingt-deux mois. M. Jean-Christophe Belliard a indiqué que, sur le coup, cette concession l’avait beaucoup surpris. Avec le recul, il a déclaré qu’il pensait que le FPR savait à ce moment-là qu’il ne serait pas allé jusqu’au bout de la période de transition. C’est pourquoi il voulait le ministère de l’Intérieur, qu’il a obtenu, et un vrai partage des responsabilités militaires, ainsi que l’attribution des quelques postes clefs déjà évoqués. M. Jean-Christophe Belliard a ajouté qu’en revanche, on sentait vraiment que le partage du pouvoir politique, la répartition des ministères, le poste de Premier Ministre n’intéressaient pas les délégués du FPR.

Il a estimé que le FPR savait très bien que le résultat des élections n’aurait pas été à son avantage. Lors des élections qui s’étaient déroulées au Burundi, le Président Buyoya n’avait obtenu que 30 % des voix environ, alors qu’il y avait déjà un certain dépassement du clivage entre Hutus et Tutsis puisqu’un tel résultat supposait que 15 % de Hutus aient voté pour lui. Il a ajouté qu’il pensait que les négociateurs du FPR avaient négocié avec cette perspective en tête.

 

M. Bernard Cazeneuve demandant ce que signifiait le fait d’avoir autant d’exigences pour participer à un gouvernement au sein duquel on sait qu’on ne restera pas parce qu’on perdra le pouvoir au terme d’un processus démocratique, et le Président Paul Quilès considérant qu’il fallait aller jusqu’au bout du raisonnement et penser à un coup d’Etat, M. Jean-Christophe Belliard a répondu qu’à son avis le FPR jugeait qu’il avait besoin d’un an de présence à Kigali. Rappelant que la frontière ougandaise n’est qu’à 60 km de Kigali par la route et que, lorsque, en février ou mars 1993, des massacres ont eu lieu dans la préfecture de Gisenyi, le FPR a rompu le cessez-le-feu et a avancé facilement jusqu’à 20 ou 30 km de la capitale, il a estimé que ses forces auraient pu facilement la prendre pendant la guerre, et que, s’il ne l’avait pas fait, c’est seulement parce qu’il savait qu’il n’aurait pas pu gérer politiquement sa victoire.

 

M. Bernard Cazeneuve, exposant qu’il comprenait bien l’interprétation rétrospective des faits présentés par M. Jean-Christophe Belliard, lui a alors demandé si, entre la conclusion des accords d’Arusha et le 6 avril 1994, il aurait pu se passer des événements de nature à conduire le FPR à faire un coup d’Etat, par exemple en tirant sur l’avion présidentiel.

 

Le Président Paul Quilès, faisant alors remarquer que, selon certains interlocuteurs de la mission, le FPR avait joué un jeu qui a beaucoup inquiété le Président Habyarimana, et encore plus son entourage, en tentant de le destituer pour corruption par la voie de procédures légales, a demandé à M. Jean-Christophe Belliard ce qu’il pensait de cette interprétation.

 

M. Jean-Christophe Belliard a répondu que, sur ce dernier point, c’étaient les diplomates français en poste à Kigali à ce moment là qui pourraient répondre.

Il a réitéré son interprétation rétrospective des négociations, selon laquelle le FPR avait bien souhaité qu’un accord finisse par être signé et appliqué, tout en préparant le terrain pour des évolutions ultérieures. Il s’agissait pour le FPR, une fois rentré à Kigali, d’avoir ses arrières assurés et de disposer des leviers permettant, le moment venu, de passer à l’action.

Rappelant alors que le FPR avait refusé absolument que la CDR soit incluse dans le processus et que des ministres de ce parti extrémiste puissent siéger au sein du gouvernement, M. Bernard Cazeneuve a demandé s’il en était résulté qu’il n’avait effectivement pas été intégré dans les institutions de transition.

 

M. Jean-Christophe Belliard a répondu qu’en effet, la CDR n’avait été incluse ni dans le gouvernement, ni dans l’assemblée de transition. Il a ajouté qu’à un moment donné, tout en ayant renoncé à l’intégration au gouvernement, on essayait de faire en sorte qu’elle dispose au moins de quelques députés.

 

M. Bernard Cazeneuve s’est alors étonné de cette absence de la CDR, rappelant que l’Ambassadeur Jean-Michel Marlaud avait indiqué à la mission que c’est parce qu’il avait été accepté par le FPR comme membre du gouvernement de transition à base élargie qu’on avait accepté de procéder à l’évacuation de M. Ferdinand Nahimana à la suite de l’attentat.

 

M. Jean-Christophe Belliard a alors fait remarquer que M. Ferdinand Nahimana, directeur de la Radio des Mille Collines, n’était pas membre de la CDR mais du MRND et que c’est à ce titre qu’il avait été retenu comme membre du gouvernement transitoire à base élargie, le responsable de la CDR étant M. Théoneste Nahimana.

 

M. Bernard Cazeneuve s’est alors interrogé sur les raisons pour lesquelles, quelques semaines après son évacuation de Kigali, M. Ferdinand Nahimana était à Goma au Zaïre.

 

M. Pierre Brana a demandé à M. Jean-Christophe Belliard d’une part, son intime conviction sur les auteurs de l’attentat du 6 avril 1994 : extrémistes hutus ou FPR, d’autre part s’il était exact que le Président Habyarimana avait accepté que la CDR n’ait pas de représentant au gouvernement, et, enfin sur ce que venait demander à la France le directeur de la Radio des Mille Collines à Goma.

 

M. Jean-Christophe Belliard a répondu que M. Ferdinand Nahimana voulait d’abord être reconnu et qu’on lui parle ; ensuite dans la mesure où il avait plaidé pour que le poste diplomatique français rencontre le gouvernement de Gisenyi, dont plusieurs demandes en ce sens avaient déjà été écartées, on peut penser qu’il revenait à la charge, en tant qu’intermédiaire.

Sur le premier point, M. Jean-Christophe Belliard a fait observer qu’il ne disposait pas de plus d’éléments que quiconque et que, de ce fait, il ne lui paraissait pas intellectuellement honnête de répondre.

Revenant sur le sommet de Dar Es-Salam, le Président Paul Quilès a demandé à M. Jean-Christophe Belliard si, bien qu’il n’ait pas assisté aux débats, il avait eu des informations a posteriori sur leur contenu et à quels éléments le Président Habyarimana faisait allusion lorsqu’il lui avait dit que c’était une bonne rencontre et que l’affaire allait marcher cette fois-ci.

 

M. Jean-Christophe Belliard a répondu que le blocage à ce moment-là venait de la question de l’intégration de la CDR, et d’elle seulement. Il a précisé que comme le processus avait pris du retard, la CDR, qui avait été déboutée parce qu’elle avait refusé le code d’éthique, en avait profité pour entreprendre une ultime tentative en vue d’être intégrée et que c’est pour cette raison qu’un sommet avait été convoqué à Dar Es-SalaM. Il a ajouté que le Président Habyarimana ayant accepté que la CDR ne soit pas intégrée dans les institutions politiques nouvelles, il n’y avait donc plus d’obstacle à la mise en oeuvre des accords. M. Jean-Christophe Belliard a précisé que, d’après lui, le fait que le Président Habyarimana lui ait dit que tout était réglé alors qu’il rentrait à Kigali après avoir prêté serment, qu’on savait qui étaient les ministres, que le gouvernement était constitué et que les 500 ou 600 hommes du bataillon du FPR étaient déjà sur place, voulait dire que l’ensemble du dispositif prévu par les accords était prêt à être mis en oeuvre et allait désormais l’être.

A M. Jacques Myard qui se demandait si le ministère des Affaires étrangères à Paris se rendait compte que la façon dont le FPR faisait monter les enchères était lourde de menaces quant à l’application sincère des accords d’Arusha, M. Jean-Christophe Belliard a répondu qu’il n’était pas si simple de tirer cette conséquence de son attitude. Il a ajouté que, par définition, le processus des négociations est délicat ; il faut faire des concessions à un moment donné. Il a aussi fait observer que la France n’était pas le seul observateur mais que la Belgique ou les Etats-Unis l’étaient aussi, et que, surtout, c’était la partie rwandaise qui faisait ou non telle concession et que c’était elle qui avait donc accepté que 40 % des effectifs militaires et 50 % des officiers proviennent du FPR.

Il a précisé qu’il y avait eu de nombreux allers et retours entre Arusha et les capitales avant qu’on s’accorde sur ce pourcentage, et que les négociations duraient depuis le mois de juin 1992.

Il a enfin expliqué que, lorsqu’on arrive à une formule à l’issue d’une négociation, elle est, à défaut d’être la formule idéale, celle sur laquelle on a réussi à s’entendre, et donc à laquelle on adhère.

 

M. Jacques Myard lui demandant en quelle langue se faisaient les négociations, M. Jean-Christophe Belliard a répondu qu’elles avaient lieu en français et en anglais. Il a ajouté que si le représentant des Nations Unies, un Zimbabwéen, et le facilitateur tanzanien s’exprimaient en anglais, les représentants du gouvernement rwandais parlaient tous français ainsi que les trois porte-parole du FPR, MM. Pasteur Bizimungu, Patrick Mazimpaka et Jacques Bihozagara. Il a précisé qu’en revanche, lorsque les deux délégations discutaient entre elles, elles utilisaient le kinyarwanda.

 

M. Jean-Christophe Belliard a ensuite précisé, à la demande de M. Jacques Myard, que les observateurs avaient accès à la salle des négociations, les deux parties étant d’un côté et les observateurs ensemble de l’autre côté.

Faisant remarquer que, si le détachement Noroît avait bien quitté le Rwanda en décembre 1993 en application des accords d’Arusha, le dispositif de coopération militaire, constitué de vingt-six assistants militaires techniques, avait en revanche été maintenu, M. François Lamy a demandé si cette question avait été abordée lors des négociations.

 

M. Jean-Christophe Belliard a répondu que dans la négociation, on ne parlait jamais de " troupes françaises " mais de troupes étrangères, chacun sachant ce qu’il fallait entendre par là. Il a ajouté que, s’il était clair que les Français partiraient le jour où la force internationale, qui restait à définir, émanant soit de l’OUA, soit des Nations Unies, arriverait, en revanche, la question des assistants militaires techniques n’avait pas été abordée à Arusha et qu’il ne pouvait donc pas apporter de réponse sur ce sujet.

Revenant sur la conférence de Dar Es-Salam, le Président Paul Quilès a demandé si tout le monde savait que la discussion allait porter sur la participation des extrémistes au gouvernement et au jeu politique.

 

M. Jean-Christophe Belliard a répondu que c’était l’objet de la rencontre et que tous savaient que c’était sur cette question qu’allaient porter les discussions.

 

Le Président Paul Quilès a alors demandé si les extrémistes qui entouraient le Président Habyarimana en étaient informés et, en ce cas, s’ils avaient une idée de la conclusion de la rencontre, c’est-à-dire s’ils pensaient qu’ils pouvaient échouer. Il a à ce propos évoqué l’hypothèse selon laquelle, s’ils avaient pensé que le Président Habyarimana était en quelque sorte en train de les trahir, ils auraient pu organiser l’attentat.

 

M. Jean-Christophe Belliard a répondu que c’est pour résoudre le problème de la demande de participation de la CDR que l’ensemble des négociateurs s’était déplacé à Dar Es-Salam, et qu’il était clair que c’était bien le sujet qui allait être traité.

Quant à savoir si les extrémistes hutus savaient ce que le Président Habyarimana avait en tête en arrivant dans la salle des négociations et si le Président lui-même avait une idée précise du résultat des discussions, il a avoué son ignorance. Il a ajouté que tout ce qu’il savait était que le Président Habyarimana avait conclu un accord et qu’il était sorti de la salle des conférences avec cette assurance.

 

M. Jacques Myard a alors demandé si, entre la signature des accords d’Arusha et le sommet du 6 avril 1994, des rencontres avaient eu lieu pour traiter de la participation de la CDR.

 

M. Jean-Christophe Belliard a répondu que le 4 août 1993, la question de la participation de la CDR avait été résolue par la négative, puisque ce parti avait refusé de signer les accords. Elle avait surgi de nouveau seulement dans la semaine précédant le 6 avril, la CDR profitant des lenteurs de la mise en oeuvre du processus d’Arusha pour tenter de revenir dans le jeu.

 

M. Jacques Myard s’est alors demandé si, la réunion étant convoquée pour traiter de la participation de la CDR mais le FPR la rejetant et les dirigeants de cette même CDR se doutant que le Président Habyarimana allait accepter leur exclusion, on pouvait envisager qu’ils aient appris sa décision de céder lors de sa sortie de la salle de conférence et qu’ils soient ensuite passés à l’acte et aient provoqué l’attentat contre son avion.

Il s’est alors posé la question de savoir si la France avait fait pression sur le Président Habyarimana pour qu’il cède sur la participation de la CDR.

 

M. Jean-Christophe Belliard a répondu qu’il n’en savait rien.

 

Le Président Paul Quilès a alors cité le passage suivant du rapport de fin de mission de l’Ambassadeur Jean-Michel Marlaud.

 

" L’objectif était, pour le MRND de débaucher suffisamment d’opposants pour détenir une minorité de blocage d’un tiers et, pour le FPR, d’obtenir la majorité de deux-tiers qui lui permettait d’imposer sa loi. La CDR pouvait avoir un rôle charnière.

A l’Assemblée nationale, tous les sièges avaient été répartis. Seul demeurait ouvert le problème de la CDR, le parti extrémiste hutu souhaitant signer le code d’éthique politique et obtenir ainsi un siège à l’assemblée.

Le FPR s’y est opposé. Le Président Habyarimana et les partis d’opposition y étaient favorables. La communauté internationale avait aussi pris position en faveur de cette signature qui permettait ensuite de faire pression sur la CDR pour qu’elle respecte le code d’éthique politique inclus dans les accords d’Arusha et interdisant d’attiser les haines ethniques et régionales. "

M. Jean-Christophe Belliard a répondu que ces questions se négociaient à Kigali, et que, pendant ce temps, il était lui à Dar Es-SalaM. Il a ajouté que ce n’était que le 3 ou le 4 avril qu’il avait appris, les Tanzaniens faisant les préparatifs, qu’une conférence allait se tenir et que le sommet avait eu lieu le 6.

En revanche, M. Jean-Christophe Belliard a indiqué qu’à son avis le Président du Burundi, Cyprien Ntaryamina était mort tout simplement parce que son avion était trop lent. Il a ajouté en effet qu’il avait entendu le Président Habyarimana lui proposer de l’emmener, en ces termes : " Viens, ce sera plus rapide. Viens jusqu’à Kigali, ensuite je te prête mon avion jusqu’à Bujumbura. "

Le Président Paul Quilès lui demandant s’il avait discuté avec les membres de l’équipage de l’avion avant le décollage, M. Jean-Christophe Belliard a répondu qu’il avait eu avec eux une conversation banale, pour passer le temps, et qu’ils n’avaient pas l’air particulièrement inquiets.

 

M. Jacques Myard a considéré qu’il ressortait de l’audition de M. Jean-Christophe Belliard que le processus dans lequel les Rwandais de l’intérieur et le FPR s’étaient engagés pouvait, selon la façon dont il était géré, se retourner contre les uns ou les autres, et qu’ils étaient conscients les uns et les autres qu’il reviendrait à celui qui jouerait de la manière la plus fine, la plus forte et la plus rapide au moment opportun de porter l’estocade, l’issue des événements se décidant pendant cette période intermédiaire.

Il a jugé que, dans ces conditions, éliminer le Président Habyarimana était un jeu dangereux aussi bien pour l’une que pour l’autre partie. En effet, du côté du FPR, éliminer le Président Habyarimana signifiait se priver de la période d’essai pendant laquelle on allait pouvoir acquérir la maîtrise des leviers du pouvoir. Du côté de la CDR, l’assassinat du Président Habyarimana pouvait faire perdre toute maîtrise de la situation. M. Jacques Myard en a conclu que les assassins du Président Habyarimana s’étaient comportés comme des apprentis sorciers.

 

M. Jean-Christophe Belliard a rappelé que la méfiance était intrinsèque à toute négociation et que, devant le même résultat, on pouvait provoquer l’événement irréparable en se préparant à l’éventualité de l’échec, ou enclencher la réussite en jouant le jeu de l’accord.

 

M. Jacques Myard s’est alors demandé si le processus d’Arusha, qui était un processus politique, avait la moindre chance de succès dès lors qu’on connaissait la permanence du fait ethnique, et si l’opposition entre Hutus et Tutsis ne viciait pas structurellement tout processus démocratique.

 

M. Jean-Christophe Belliard a répondu qu’on n’aurait pas imaginé le 3 ou le 4 août ce qui allait se produire ensuite, puisqu’un processus de ce type venait de réussir au Burundi.

Il a ajouté que, lors de sa première arrivée au Rwanda, à 19 ans, il avait posé sa bicyclette, planté sa tente et s’était retrouvé au milieu d’une centaine d’enfants ; sa première question avait consisté à leur demander s’ils étaient Hutus ou Tutsis ; ils l’avaient regardé effarés.

Il a précisé que cet effarement l’avait amené à s’intéresser de manière particulière à cette question de l’opposition entre Hutus et Tutsis, mais que plus il s’y intéressait, moins il était capable de trouver de réponse.

Indiquant qu’il ne pouvait pas dire qu’il n’y avait pas de fait ethnique, il a souligné surtout qu’il voyait mal aujourd’hui, compte tenu de ce qui s’était passé, comment on pouvait trouver une troisième voie, alors qu’il avait cru que l’avenir du Rwanda serait dessiné par la mouvance et les idées d’hommes politiques comme MM. Twagiramungu ou Ngulinzira. L’ensemble de cette tendance ayant été liquidée après le 6 avril 1994, il ne voyait plus quelles perspectives pouvaient s’ouvrir pour le Rwanda.

Il a alors fait état des équations formulées à propos des événements du Rwanda : " France = Habyarimana, Habyarimana = génocide, donc France = génocide ". Il s’est déclaré en désaccord avec un tel raisonnement, et a jugé que si la France avait effectivement des relations avec Habyarimana, on ne pouvait pas établir un rapport d’égalité entre Habyarimana et le génocide.

Revenant sur la CDR, M. Jacques Myard lui a demandé s’il avait pu constater l’influence des extrémistes hutus sur la délégation du gouvernement rwandais pendant la négociation d’Arusha.

 

M. Jean-Christophe Belliard a répondu que tel était le cas. Relevant néanmoins que la conclusion aurait été plus rapide si le FPR avait accepté de faire plus de concessions, il a rappelé que, comme il l’avait dit dans son exposé liminaire, lorsque le Ministre Ngulinzira avait accepté une formulation, il allait ensuite voir l’Ambassadeur Kanyarushoki qui lui répondait que si le Président en était d’accord, d’autres ne l’étaient pas et qu’il devait aussi tenir compte de leur avis. Il a ajouté qu’il avait même assisté à plusieurs reprises à des scènes de désaccord au sein de la délégation du gouvernement rwandais ; on levait alors la séance et on remettait la suite de la discussion à plus tard.

 

Audition de M. Yannick GÉRARD

Ambassadeur en Ouganda (18 août 1990-6 août 1993)

(séance du 7 juillet 1998)

Présidence de M. Paul Quilès, Président

 

Le Président Paul Quilès a accueilli M. Yannick Gérard, Ambassadeur en Ouganda du 18 août 1990 au 6 août 1993. Il a rappelé qu’il était en fonction à Kampala lorsque le FPR, basé en Ouganda, a lancé son offensive le 1er octobre 1990 et qu’il a également suivi, entre 1990 et 1993, l’évolution de la situation, caractérisée par des alternances de négociations, de cessez-le-feu et de reprise de la guérilla. Il a participé à la tentative de mise en place d’un dispositif d’observation militaire à la frontière entre l’Ouganda et le Rwanda. Il était toujours en fonction lorsque le processus de négociation des accords de paix d’Arusha s’est achevé en août 1993. Son témoignage donnera la possibilité d’apprécier la position de l’Ouganda dans le conflit rwandais et de mieux comprendre les relations qu’entretenaient les autorités ougandaises avec le FPR.

 

M. Yannick Gérard a indiqué qu’il avait effectivement pris ses fonctions en Ouganda environ six semaines avant l’invasion du Rwanda par le FPR et qu’il les avait exercées jusqu’à deux ou trois jours après les accords d’Arusha.

Il a précisé qu’en ce qui concernait l’action du FPR au Rwanda, le secret devait être bien gardé car quasiment personne ne parlait de l’éventualité d’une telle attaque à partir de l’Ouganda. Les forces ayant mené cette attaque comptaient, au début, près de 4 000 à 5 000 hommes, dont la quasi-totalité appartenait à l’armée ougandaise qu’ils avaient quittée avec armes et bagages le 1er octobre pour entrer au Rwanda.

Il a estimé qu’il était difficile de mesurer avec exactitude le degré de responsabilité personnelle de Museveni dans le déclenchement du conflit, et que l’alternative suivante était envisageable, soit il ignorait les préparatifs comme il a voulu le faire croire pendant un certain temps au monde entier, soit il les a lui-même personnellement organisés. De ces deux thèses, la première ne paraît guère plausible compte tenu des informations disponibles concernant l’assistance, au moins logistique que la NRA (National Resistance Army), a apportée par la suite aux rebelles et de l’appui diplomatique que Museveni n’a pas ménagé au FPR pendant toutes ces années. Avec le recul du temps et une meilleure connaissance de sa pensée et de sa façon d’agir, notamment à propos du sud Soudan, la seconde hypothèse selon laquelle il aurait lui-même organisé, orchestré l’offensive d’octobre 1990, ne paraît pas invraisemblable, mais il est difficile de mesurer avec précision le degré de son implication personnelle dans le déclenchement de cette offensive.

Pour mieux faire comprendre ce qui s’est effectivement passé, M. Yannick Gérard a souligné l’étroitesse des liens personnels qui unissaient Museveni aux Tutsis rwandais vivant en Ouganda. Ceux-ci provenaient de deux vagues successives d’immigration. La première, qui remonte au début du XXème siècle, était composée de Rwandais fuyant la colonisation belge pour venir travailler dans les plantations britanniques dont le protectorat était réputé moins oppressif. Elle résultait également des échanges de territoires entre colonisateurs européens en 1910. La seconde vague d’immigration de 1959-60 avait été provoquée par la prise du pouvoir à Kigali par les Hutus et ne concernait qu’une partie des émigrants qui s’étaient également réfugiés dans divers pays voisins du Rwanda : Zaïre, Ouganda, Burundi, Tanzanie. En 1960, ces Tutsis rwandais installés en Ouganda étaient estimés à 75.000 par le Haut Commissariat aux Réfugiés. En 1991, le recensement national officiel évaluait leur nombre à 247.000. Il s’agissait de l’ensemble des réfugiés de 1959, de leurs familles et de leurs descendants qui ne possédaient pas la nationalité ougandaise.

Ayant été plus ou moins persécutés par les régimes d’Amin Dada et d’Obote, considérés comme des étrangers aux droits incertains, installés pour la plupart dans le sud, dans l’ouest et dans le sud-ouest du pays, apparentés ethniquement aux Bahima d’Ouganda, les enfants de réfugiés rwandais ont, depuis le début de la lutte armée de Museveni contre le régime Obote, de 1980 à 1985, constitué une clientèle et un vivier de recrutement pour les forces participant à cette lutte et ils ont permis à Museveni de parvenir au pouvoir en janvier 1986. Au lendemain de la prise de Kampala et dans les années qui ont suivi, les postes les plus importants de la défense ougandaise et les principales fonctions de commandement au sein de l’armée ougandaise ont été occupés par ces Tutsis. Fred Rwigyema, ordonnance de Museveni pendant toutes les années de guérilla interne et vice-Ministre de la Défense, est devenu le chef des rebelles lors de l’offensive d’octobre 1990 et a été tué dans les tous premiers jours de cette offensive. Le Colonel Banyingana, décédé au début de l’invasion, ancien chef des services médicaux de l’armée ougandaise, était un autre de ces rebelles tutsis et le Major Kagame avait été chef des services de renseignement de l’armée ougandaise. Les principaux commandements régionaux, notamment dans le nord et le nord-est du pays étaient entre les mains de ce que l’on appelait là-bas les Banyarwanda, les Rwandais installés en Ouganda. Ceux-ci étaient souvent choisis pour suivre des stages de formation complémentaire aux Etats-Unis.

M. Yannick Gérard a considéré que l’hypothèse d’un pacte conclu pendant la période de guérilla avec Museveni au terme duquel, une fois la victoire acquise et consolidée en Ouganda, celui-ci aiderait le FPR dans la mesure de ses moyens à reconquérir le pouvoir au Rwanda, était tout à fait probable. Tout indique que, dès le début de l’attaque, en octobre 1990, Museveni savait qu’il ne pouvait pas, vis-à-vis de la communauté internationale et de la population ougandaise, apporter une assistance ouverte aux rebelles rwandais. La première réaction officielle du gouvernement ougandais, le 2 octobre 1990, a d’ailleurs été de dire : " Nous condamnons cette action qui a été menée à partir de notre territoire. " et d’annoncer des mesures solennelles comme la fermeture de la frontière, la prohibition de l’assistance aux rebelles et l’interdiction de leur retour en Ouganda.

Le Président Museveni était en voyage à New York à l’assemblée des Nations Unies au moment du déclenchement de l’offensive. Dès son retour, le 10 octobre, il s’est employé à démontrer sur un plan diplomatique la justesse de la cause des rebelles. Déjà en 1989, dans un entretien avec le Président Habyarimana, il l’avait mis en garde contre le mécontentement des réfugiés rwandais en Ouganda qui souhaitaient obtenir le droit de rentrer dans leur pays. Il se défendait d’avoir été informé de leur projet d’attaque et continuait donc officiellement à la condamner, tout en estimant que le problème devait pouvoir trouver une solution négociée. Il affirmait que l’Ouganda et l’armée ougandaise n’apportaient aucune assistance aux rebelles, mais qu’il était possible qu’il y ait quelques complicités individuelles la frontière n’étant pas imperméable. Il prétendait que l’Ouganda ne pouvait pas être tenue pour responsable dans cette affaire, le pays n’étant pas en mesure de retenir des gens qui voulaient rentrer chez eux. Enfin, il ajoutait que la communauté internationale était la bienvenue pour déployer des observateurs à la frontière si elle voulait s’assurer qu’aucune assistance n’était prodiguée aux rebelles à partir de l’Ouganda.

Dans les nombreux entretiens diplomatiques confidentiels que la représentation diplomatique française a eus avec lui de 1991 à 1993, le Président Museveni a par la suite, reconnu qu’il conservait une influence sur les principaux rebelles qui étaient partis d’Ouganda. Il admettait également, surtout à partir de la constitution à Kigali d’un gouvernement de coalition en avril 1992, que la France exerçait d’importantes pressions sur le Président Habyarimana afin notamment d’encourager les autorités rwandaises à négocier un règlement du conflit. Il continuait d’estimer que le Président rwandais se comportait en chef de tribu et non pas en homme d’État. A certains moments, il a critiqué les conséquences de la présence militaire française au Rwanda qui, selon lui, retardait le règlement du conflit et renforçait " l’intransigeance " du régime Habyarimana. Les informations qui ont été recueillies au fil des mois par la diplomatie française attestent bien qu’une aide, au moins logistique, a été apportée aux rebelles par l’armée ougandaise. La lettre d’avril 1993 dans laquelle le Président du FPR reproche au secrétaire général des Nations unies de vouloir couper les lignes d’approvisionnement de ses forces en envisageant un déploiement d’observateurs à la frontière ougandaise, confirme ce qui était depuis longtemps une quasi-certitude.

M. Yannick Gérard a toutefois fait remarquer qu’en près de trois ans d’appui ougandais aux rebelles, d’autres pays, tels que la Grande Bretagne ou les Etats-Unis, semblaient ne pas avoir tenu beaucoup rigueur au Président Museveni de cette politique. Tous ces pays, de même que l’Allemagne ou les pays nordiques ont maintenu leur coopération avec l’Ouganda comme si de rien n’était.

Il a noté que, même dans son pays, le Président Museveni n’avait jamais cherché à transformer l’appui qu’il apportait aux rebelles en cause nationale. L’assistance qu’il leur a prodiguée a toujours été clandestine. Cette attitude trouvait sa justification dans le fait qu’en Ouganda l’ethnie bahima, celle du Président Museveni et bien évidemment les Banyarwandas civils, éprouvaient une réelle sympathie pour le FPR, que ne partageait pas la vingtaine d’autres tribus composant la population. Au départ du FPR, le sentiment de la majorité de la population ougandaise pourrait être résumé dans la formule : " Bon débarras ! " La politique du Président Museveni vis-à-vis du FPR provoquait plutôt de l’inquiétude, sans qu’elle n’ait jamais été remise en cause publiquement. Il n’y a pas eu le débat au Parlement ougandais sur cette question. L’inquiétude ressentie par les Ougandais du nord portait sur les répercussions au plan international de cette politique. D’une façon générale, le langage très clair que Museveni tenait devant les diplomates au sujet du Sud-Soudan paraît assez bien transposable pour définir son attitude à l’égard du conflit rwandais : il disait qu’il fallait négocier et rechercher un règlement politique mais, à défaut d’obtenir satisfaction dans le cadre des négociations, les armes auraient le dernier mot.

M. Yannick Gérard a ensuite évoqué les contacts qu’il avait eus avec les représentants du FPR à Kampala. Pendant trois ans, il a saisi toutes les occasions, notamment les demandes de visas, pour maintenir le contact avec les représentants du FPR et certains d’entre eux étaient venus lui expliquer leur cause dès octobre 1990, quelques jours après le début des combats. Les initiatives de ces rencontres étaient partagées mais venaient généralement de leur part lorsqu’ils avaient un message à faire passer. Il a précisé qu’il n’avait pas rencontré les trois principaux dirigeants rebelles, tués dès le début de la guerre, MM. Rwigyema, Banyingana et Bunyenyezi. Il a indiqué avoir eu, en revanche, plusieurs entretiens avec le Major Kagame en septembre 1991, en septembre 1992 et en juillet 1993, ainsi qu’avec le Colonel Kanyarengwe qui était le Président du FPR, avec Pasteur Bizimungu, Tito Rutaremara, boursier du gouvernement français pendant huit ans et quelques autres comme Jacques Bihozagara, M. Patrick Mazimpaka, ou Théogène Rudasingwa. Selon les circonstances, combats ou négociations, ces contacts ont été plus ou moins faciles mais se sont toujours déroulés dans la courtoisie. A partir du moment où les négociations d’Arusha se sont vraiment nouées, de juillet 1992 jusqu’en 1993, ces contacts avec le FPR se sont raréfiés.

De ces rencontres, M. Yannick Gérard a dit qu’il avait retiré, dès le début du conflit, l’impression d’un groupe déterminé, composé de nombreux éléments, intelligents, voire brillants pour certains d’entre eux. Il était clair qu’ils disposaient d’un réseau de contacts que leur offrait la diaspora tutsie un peu partout, aux Etats-Unis, en Belgique, au Zaïre, au Burundi, et que cette diaspora était financièrement à l’aise. Le programme politique du FPR tel qu’il a été présenté en octobre-novembre 1990 s’inspirait, jusqu’à la caricature, de celui du NRM (National Resistance Movement), le mouvement politique ougandais que Museveni avait lancé pendant sa guérilla dans les années 1980. Il était clair aussi que les rebelles rwandais, lors de l’offensive d’octobre, étaient partis avec la conviction qu’ils allaient pouvoir reproduire au Rwanda ce qu’ils avaient fait en Ouganda avec Museveni.

Bien qu’ils aient affirmé au cours de ces trois années ne rien avoir contre la France, ils indiquaient cependant qu’ils ne comprenaient pas ce qui leur apparaissait comme un soutien au régime d’Habyarimana. Souvent, ils espéraient qu’une fois la question réglée, la coopération entre la France et le peuple rwandais réconcilié avec lui-même, pourrait reprendre et se développer. A chacune de leurs rencontres, M. Yannick Gérard a précisé qu’il avait toujours mis l’accent sur les efforts permanents développés par la France à Kigali pour promouvoir le dialogue, l’ouverture et la réconciliation nationale de tous les Rwandais, et souligné, en s’appuyant sur la Constitution de 1991 ou le gouvernement de coalition de 1992, que ces efforts avaient porté leurs fruits. Il expliquait que la France était disposée à soutenir tout accord, tout compromis politique et pacifique qui résulterait des négociations d’Arusha. D’ailleurs, au lendemain de ces accords, le FPR a remercié par écrit la France des efforts qu’elle avait faits pour soutenir les négociations. C’est sur cette note optimiste et confiante que son séjour en Ouganda s’est achevé.

 

Le Président Paul Quilès a fait tout d’abord allusion à une rencontre entre les Présidents rwandais et ougandais le 17 octobre 1990 au cours de laquelle avaient été dégagés les principes d’un règlement portant aussi bien sur le dialogue intérieur au Rwanda et les conditions d’un cessez-le-feu, que sur la mise en place d’une conférence régionale ; il a souhaité connaître la position réelle du Président Museveni par rapport à l’ensemble de ces questions : souscrivait-il à ces principes de bonne foi, était-il réellement disposé à favoriser leur application ? Rappelant que le Président Museveni avait été Président en exercice de l’OUA, il a demandé quel était son rôle en cette qualité et quelles avaient été les suites de sa rencontre avec le Ministre de la Coopération, M. Jacques Pelletier, en novembre 1990.

 

M. Yannick Gérard a indiqué, que s’agissant de la conférence du 17 octobre 1990 à Mwanza entre les Présidents Museveni et Habyarimana, il croyait se souvenir qu’elle comprenait également des représentants de la Tanzanie, du Burundi, du Zaïre et d’autres pays. Bien qu’il n’ait plus en tête les principes résultant de cette rencontre, il a estimé que certains d’entre eux impliquaient des changements dans la politique rwandaise, concernant notamment le libre retour des réfugiés rwandais et la tenue d’une conférence régionale dont il convenait de fixer la portée. Les années 1990 à 1992 ont été marquées par une série de rencontres un peu comparables à cette conférence de Mwanza auxquelles participaient notamment le FPR et le gouvernement rwandais.

Le Président Museveni a manifestement adhéré à ce processus qui allait dans le sens qu’il souhaitait, ce qui est de nature à expliquer l’absence de réelle évolution jusqu’à ce que la négociation ne se noue véritablement. Celle-ci débutera réellement à partir de juillet 1992, quelque temps après la mise en place d’un gouvernement de coalition au Rwanda.

L’activité de l’OUA n’a pas été particulièrement marquée par la présidence, de juin 1990 à juin 1991, de Museveni qui a adopté pendant cette période un profil très bas. La question s’est posée d’éventuelles interférences de l’attaque du FPR sur l’exercice de son mandat. Finalement, avec le recul du temps, il apparaît qu’il n’y avait pas vraiment de relation significative à établir entre les deux événements.

Il a ensuite précisé que M. Jean-Christophe Mitterrand accompagnait M. Jacques Pelletier lors de sa visite à Kampala en novembre 1990. Au cours de leurs entretiens avec le Président Museveni, celui-ci a développé les positions officielles selon lesquelles il ignorait les actions entreprises par le FPR, en les nuançant toutefois par l’évocation du problème du retour des réfugiés dont la solution découlait d’une évolution du régime rwandais. Cette dernière préoccupation était aussi celle de la France qui souhaitait notamment l’ouverture du régime d’Habyarimana à l’opposition. D’autres visites ministérielles ont suivi celles du Ministre de la Coopération et, en sa qualité d’ambassadeur, il a souvent eu pour instruction de rendre visite au Président Museveni pour l’entretenir des positions françaises.

 

M. Pierre Brana a demandé si, au cours des rencontres avec les diverses délégations du FPR, M. Yannick Gérard avait pu noter des nuances, voire des divergences, dans le discours tenu, et si l’accord de sécurité mutuelle signé entre l’Ouganda et le Rwanda correspondait à une volonté réelle de l’Ouganda de stopper les infiltrations du FPR vers le Rwanda. Il a également fait part de ses interrogations sur le sens qu’il fallait donner à la participation, en qualité d’observateur, de l’Ouganda aux négociations d’Arusha. Enfin, il a souhaité savoir si la concomitance de l’attaque du FPR avec l’exercice de la présidence de l’OUA par Museveni pouvait être interprétée comme marquant sa volonté de manifester son absence d’implication dans le conflit, voire comme une tentative de freiner toute initiative qu’aurait pu envisager l’organisation africaine.

 

M. Yannick Gérard a tout d’abord précisé qu’il existait des variantes dans le discours de ses interlocuteurs, mais que celles-ci tenaient plus à leur qualité et à leur place dans la hiérarchie interne du mouvement FPR. Parce qu’il en était l’animateur, M. Paul Kagame pouvait se permettre un langage plus souple, donnant parfois l’impression d’ouverture. Il avait une plus grande latitude dans son expression que d’autres représentants du FPR à des niveaux moins élevés ou appartenant à l’autre ethnie. Le ton du discours a varié dans le temps, selon que l’on était dans une phase où les négociations pouvaient donner l’impression de progresser, de bien évoluer ou dans une phase de combats. Pendant toute cette période, l’alternance des situations expliquait les variations de la tonalité du discours. Par contre, dans la présentation par le FPR de la cause qu’il défendait, le discours fut toujours le même. La doctrine n’a pas évolué au cours de ces trois années, comme si elle avait été bien mise au point avant le début du conflit. De même, lorsque les membres du FPR se défendaient d’appartenir à un mouvement ethnique, leurs théories et leurs argumentations ne variaient presque pas.

Il a constaté que la présence à Kampala de membres du FPR n’était a priori pas compatible avec la politique officielle du Gouvernement ougandais, celui-ci ayant déclaré dès octobre 1990 qu’ils étaient des déserteurs, devaient être considérés comme des traîtres et arrêtés s’ils revenaient sur le territoire ougandais. Tel n’était manifestement pas le cas. Qu’il y ait eu des tensions entre les uns et les autres, entre le pouvoir ougandais et le mouvement FPR, cela n’a jamais vraiment transparu dans les contacts qu’il a eus avec eux. Mais il est possible, même probable, qu’à certains moments, en particulier en février 1993, lorsque le FPR a lancé une offensive généralisée au Rwanda, le Président ougandais ait essayé de le convaincre de ne pas pousser l’avantage trop loin, ne serait-ce qu’en termes tactiques. Tel était, semble-t-il, sa position à l’époque malgré les inévitables divergences d’approche tactique entre Museveni et les dirigeants du FPR sans pour autant qu’il y ait eu de véritables tensions politiques.

M. Yannick Gérard a estimé que la signature de l’accord de coopération mutuelle sur la surveillance de la frontière ougando-rwandaise du 8 août 1991 constituait plus un signe donné à la communauté internationale que la manifestation d’une volonté réelle de l’Ouganda. En effet, il s’agissait plus d’un effet d’affichage dans la mesure où il était loisible de revendiquer le déploiement d’observateurs à la frontière tout en sachant que sa configuration sur 250 kilomètres dans une région montagneuse en empêchait de facto la réalisation effective, d’autant plus que l’essentiel du soutien ougandais au FPR se déroulait de nuit.

Il a ensuite considéré que la personnalité du Secrétaire d’Etat ougandais, désigné comme observateur aux négociations d’Arusha pouvait être un indice du rôle modérateur que l’Ouganda aurait pu jouer auprès du FPR. Cette impression est étayée par le fait qu’il était de l’intérêt de l’Ouganda d’afficher une telle attitude, mais aussi par la bonne connaissance de la scène internationale qu’avait le Président Museveni et qui le poussait à encourager le FPR à se montrer plus modéré.

Enfin, M. Yannick Gérard a estimé qu’il était difficile de répondre à la question de savoir s’il existait un rapport entre l’exercice de la présidence de l’OUA par Museveni et le début du conflit. Il n’a pas totalement exclu que le Président Museveni ait pu envisager d’utiliser son mandat pour pouvoir se disculper par la suite, mais il a souligné qu’il fallait toutefois garder présent à l’esprit que l’OUA n’était pas une institution connue pour avoir des interventions de poids. Le Président Museveni n’avait donc pas dû s’inquiéter des réactions qu’aurait pu avoir l’OUA ou les appréhender outre mesure.

 

M. Bernard Cazeneuve a souhaité savoir si le Président Museveni aurait pu s’appuyer sur sa présidence de l’OUA pour encourager l’action du FPR en l’assurant d’une neutralité bienveillante de l’organisation.

 

M. Yannick Gérard a tout d’abord rejeté cette hypothèse, estimant que l’exercice de la présidence de l’OUA ne pouvait qu’inciter Museveni à prendre un peu de recul ou à avoir une attitude relativement réservée par rapport à cette affaire. Toutefois, il a considéré, au regard des actions modestes de l’OUA sur la question, qu’aucune hypothèse n’était à exclure tout en soulignant que cette circonstance n’avait sans doute pas dû être un élément décisif dans l’engagement du FPR.

Rappelant qu’à la suite d’une réunion des Ministres des Affaires étrangères du Rwanda et de l’Ouganda à Paris, le 14 août 1991, la France s’était vu confier la mission de recueillir toute information sur les violations du cessez-le-feu, le Président Paul Quilès a souhaité savoir si le travail de la mission d’observation française dirigée par l’ambassadeur Gendreau qui a procédé à une surveillance de la frontière rwando-ougandaise entre novembre 1991 et mars 1992, avait été facilité par les autorités ougandaises et si les forces françaises avaient été autorisées à franchir la frontière ougandaise dans le cadre de cette mission.

 

M. Yannick Gérard a indiqué que la question du franchissement de la frontière par les forces françaises du Rwanda ne s’était jamais posée. Il s’agissait d’une mission temporaire dont l’objet était de recueillir des informations lorsque l’un des deux gouvernements se plaignait d’agissements de la part de son voisin sur son territoire. L’Ambassadeur Gendreau s’est effectivement rendu sur le terrain, à plusieurs reprises, du côté rwandais et à deux reprises, du côté ougandais dans le cadre d’échanges d’informations.

 

Le Président Paul Quilès a fait part de ses interrogations sur l’intérêt d’une telle mission.

 

M. Yannick Gérard a précisé que la mission avait pour objet de montrer tout l’intérêt que la France manifestait sur le sujet, d’illustrer sa volonté, dans la continuation de la rencontre des ministres des Affaires étrangères rwandais et ougandais, de jouer un rôle dans cette affaire, mais que les travaux de la mission n’avaient vraisemblablement pas eu un impact décisif sur l’évolution du conflit.

A M. Bernard Cazeneuve, qui relatait le contenu d’articles de presse indiquant que certains militaires français avaient franchi la frontière, dans le cadre d’opérations dites spéciales, pour des missions de reconnaissance, M. Yannick Gérard a répondu qu’il n’avait jamais eu d’échos particuliers sur de telles actions.

 

Le Président Paul Quilès a souligné qu’à la suite de la constitution du premier gouvernement pluripartite au Rwanda en avril 1992, la France avait demandé à l’Ouganda de faire pression sur le FPR pour qu’il abandonne la lutte armée. Il a souhaité connaître quelles avaient été les réactions du gouvernement ougandais à cette demande.

 

M. Yannick Gérard a rappelé que le mois d’avril 1992 avait constitué un tournant pour l’action diplomatique française puisqu’elle a pu, dès lors, arguer d’un résultat considérable dans les pressions qu’elle avait exercées pour faire évoluer les positions rwandaises. Il n’a pas été en mesure de préciser les propos qui lui ont été alors tenus mais a noté que quelques mois plus tard, à partir de juin ou juillet, les négociations se sont engagées. Le Ministre des Affaires étrangères rwandais, M. Ngulinzira, a engagé un véritable dialogue, les premiers contacts ayant eu lieu à Kampala en juin 1992. S’il y a eu un début de réelle négociation, le FPR n’a toutefois pas renoncé à la dimension militaire de son action.

 

M. Jacques Myard a demandé des précisions sur la lettre que le FPR aurait adressé au gouvernement français en 1993.

 

M. Yannick Gérard a précisé qu’il avait fait allusion à une lettre de remerciement, datée d’août ou septembre 1993, émanant soit de M. Paul Kagame, soit du Colonel Kanyarengwe, Président du FPR, pour le rôle que la France avait joué en encourageant les négociations d’Arusha.

Revenant sur les propos antérieurs de M. Yannick Gérard, M. Jacques Myard a souhaité savoir si le sentiment de soulagement suscité par le départ des Tutsis rwandais du territoire ougandais était largement partagé et s’il était lié à des incidents entre les deux populations.

 

M. Yannick Gérard a indiqué que, contrairement à l’époque d’Idi Amin Dada et d’Obote, il n’y avait pas d’incidents avec la population d’origine rwandaise en 1990 mais que celle-ci était encore perçue comme étrangère et donnait aux nationaux l’impression de réussir dans les affaires. De même, les Tutsis rwandais étaient nombreux dans l’administration ougandaise qui n’appliquait pas la règle de l’appartenance nationale pour ses recrutements, d’où une certaine jalousie de la part de la population d’origine ougandaise.

 

Audition de M. François DESCOUEYTE

Ambassadeur en Ouganda (janvier 1994-décembre 1997)

(séance du 7 juillet 1998)

Présidence de M. Paul Quilès

Le Président Paul Quilès a accueilli M. François Descoueyte, ambassadeur en Ouganda de janvier 1994 à décembre 1997. Il a rappelé qu’il était entré en fonction au moment où les événements rwandais prenaient une tournure tragique puisque les premiers mois de sa nomination coïncidaient avec les difficultés de mise en application des accords d’Arusha et avec la montée incontrôlée des tensions ethniques qui ont abouti, après l’assassinat du Président Habyarimana, aux massacres et au génocide. Son audition permettra d’appréhender l’influence que le Président Museveni a pu exercer sur le déroulement de la crise, dans les mois qui ont précédé le génocide, en ce qui concerne notamment l’application des accords d’Arusha et la mise en place du gouvernement de transition à base élargie.

 

M. François Descoueyte a indiqué que, vu depuis Kampala, trois éléments semblaient avoir joué un rôle important dans la crise rwandaise : la politique intérieure de l’Ouganda, ses relations avec le Rwanda et la politique des principaux acteurs de la communauté internationale.

S’agissant de l’Ouganda, il convient de garder à l’esprit la descente aux enfers qu’a connue ce pays pendant une décennie, de 1975 à 1985, sous les régimes d’Amin Dada et d’Obote. Le bilan de cette période est estimé à 800 000 morts et à une division par quatre de la production économique du pays. C’est seulement en l’an 2000, d’après les calculs économétriques, que le pays retrouvera le niveau de revenu par tête qu’il avait atteint lors de son indépendance en 1962.

Dans ces conditions, l’arrivée au pouvoir du Président Museveni en janvier 1986, après cinq ans de guérilla, a été vécu par beaucoup d’Ougandais, sauf au nord - la région d’où étaient originaires les détenteurs du pouvoir précédent- comme une libération et comme le début d’un renouveau : stabilité politique, croissance économique rapide, de l’ordre de 5 à 7 % par an, progrès incontestables des droits de l’homme individuels par rapport à la période antérieure et par rapport aux pays voisins. Ainsi s’expliquent les jugements contrastés qui ont pu être portés sur l’Ouganda et son gouvernement car la performance de développement récente de l’Ouganda est l’une des meilleures d’Afrique, mais le pays n’en reste pas moins l’un des moins avancés du monde comme presque tous ces voisins. On ne saurait donc ni sous-estimer, ni surestimer ce pays de 20 millions d’habitants dont les relations économiques et culturelles avec la France ne cessent du reste de se développer.

C’est de la période sombre de l’histoire contemporaine de l’Ouganda, vécue dans l’indifférence de la communauté internationale -CNN n’existait pas à l’époque- que datent les liens inextricables noués entre le Président Museveni, et son mouvement du NRM, et les plus dynamiques des réfugiés tutsis rwandais qui se regrouperont plus tard dans le FPR. Les rescapés des massacres de Tutsis de 1959 à 1962 au Rwanda se sont en effet réfugiés nombreux en Ouganda, en particulier dans l’ouest du pays, dans la région de l’Ankole où existent des similitudes de structures sociales avec le Rwanda, les Tutsis ressemblant fort aux Bahima qui y vivent tandis que les Hutus sont plus proches des paysans de cette région

Ces Tutsis réfugiés et leurs enfants, souvent très jeunes, ont été persécutés sous le régime Obote qui en avait fait les boucs émissaires de ses difficultés. Ils étaient pourchassés, désignés à la vindicte publique dans cette époque sombre de l’histoire du pays. Ils étaient également empêchés de retourner au Rwanda par le régime Habyarimana qui considérait qu’il n’y avait pas assez de place pour cette minorité agissante et encombrante dont les ambitions étaient évidentes. Les Tutsis les plus énergiques n’avaient donc d’autre choix que de s’enrôler dans la guérilla du Président Museveni et de prendre le maquis. Ils ont ainsi représenté jusqu’à un quart des cadres –et non pas des effectifs de base– et des officiers de l’Armée de résistance nationale où ils se sont signalés comme étant parmi les plus combatifs.

Dès la prise de pouvoir par le Président Museveni, les cadres tutsis rwandais font valoir leurs qualités et atteignent des positions importantes, non seulement dans l’armée et l’administration ougandaises mais aussi dans les affaires. Leurs succès éveillent la jalousie, notamment à Kampala et dans la région centrale du Buganda où les habitants se mettent à critiquer -la presse de cette époque en fait état régulièrement- ce qu’ils appellent la " mafia tutsie ".

En janvier 1990, vient en discussion au Parlement ou à ce qui en tenait lieu, le Conseil national de la résistance, une loi sur la propriété des terres qui interdit l’acquisition, même à titre onéreux, de terres ougandaises par des étrangers. Le Président Museveni est, à l’époque, accusé, notamment par la population bugandaise et l’opposition politique de l’époque, de favoriser la minorité tutsie rwandaise. Il cherche à se débarrasser de ces accusations en limogeant des responsables tutsis, à commencer par Fred Rwigyema, vice-ministre de la Défense, le titulaire du portefeuille de la défense étant par tradition le Président. C’est alors que les Rwandais tutsis qui estimaient avoir droit à la reconnaissance des populations ougandaises pour la part qu’ils avaient prise à la lutte de libération, comprennent avec amertume, -cela se voit très bien dans les nombreux propos tenus par Kagame ultérieurement- qu’ils ne seront jamais chez eux en Ouganda.

Les plus décidés d’entre eux se rendent compte que leurs postes de commandement dans l’armée vont leur être retirés et que bientôt, ils n’auront plus les moyens de mettre en oeuvre la seule solution qu’ils estiment leur rester : l’invasion par les armes de leur propre pays. Ils déclenchent alors la première attaque sur Kagitumba. Elle est fort mal préparée, décidée à la va-vite, et déclenchée précipitamment le 1er octobre 1990, alors que Museveni et Habyarimana se trouvent à New York.

M. François Descoueyte a tenu à souligner -et cela a été rarement mis en valeur dans les commentaires sur l’origine de la crise- que cette attaque du FPR sur le Rwanda, n’était qu’une face de la médaille, l’autre face étant que ses membres avaient été poussés dehors par l’Ouganda. Le Président Museveni, en effet, n’avait rien à perdre. Que le FPR gagne ou perde, il avait réglé un problème de politique intérieure, potentiellement dangereux, en se débarrassant des Tutsis rwandais. Dans tous les témoignages de première main concernant les discussions du FPR avec le Président Museveni à l’époque, le message que répète le Président ougandais est que certes, ils sont libres de partir et qu’il ne fera rien pour les retenir, mais qu’une fois partis, il n’est pas question qu’ils reviennent.

La communauté internationale a eu bien des difficultés à comprendre la dynamique des événements, quand bien même elle y portait intérêt. Ses réactions ont été fondées sur des principes : l’inviolabilité des frontières, le règlement pacifique des différents, le non-recours à la force. Ils ont certes, toute leur valeur. Ce sont ceux de la charte des Nations unies mais, sur le terrain, les protagonistes, même s’ils les connaissaient, ne les avaient pas pour autant intériorisés. Dans la région des Grands Lacs, le recours à la force est bel et bien la première solution qui vient à l’esprit des responsables de tous bords. Cette vision, à l’opposé du droit international, est à l’origine des nombreux malentendus entre la communauté internationale –la France, les Etats-Unis et d’autres puissances mondiales– et les dirigeants de la région quels qu’ils soient. Il est essentiel d’insister sur la difficulté pour la communauté internationale de transposer ses valeurs et ses grilles de lecture dans un milieu situé presque aux antipodes, en termes de développement économique et social par rapport aux principales puissances mondiales.

M. François Descoueyte a indiqué que ces précisions lui étaient apparues indispensables pour tenter de situer les responsabilités dans le déroulement des événements et pour tirer du drame rwandais quelques leçons pour l’avenir.

S’agissant des responsabilités, la première incombe aux acteurs politiques et opérationnels des massacres, même si la peur a joué un rôle des deux côtés. En second lieu, les Etats voisins sont responsables pour avoir soutenu des deux côtés une solution de force dont ils avaient gravement sous-estimé les conséquences catastrophiques. Certes, la France n’avait pas non plus prévu le génocide mais elle avait répété les avertissements sur la gravité des violences qui risquaient d’être déclenchées par une approche militaire. Celui-ci jurait, à l’époque, qu’il ne lui faudrait pas huit jours pour arriver à Kigali, ce qui était militairement raisonnable, mais aussi qu’il y serait accueilli à bras ouverts par la population, enfin libérée de la dictature d’Habyarimana. Ses membres se sont sans doute piégés eux-mêmes en adhérant à leur propre propagande de guerre. Il a indiqué que lors de sa dernière conversation avec le Président Museveni sur le Rwanda, il y a près d’un an, celui-ci avait conclu la conversation en disant que, dans la crise rwandaise, tout le monde avait fait des erreurs, y compris lui-même.

Enfin, il a estimé que la communauté internationale avait également une responsabilité, celle de n’avoir pas réussi à empêcher le génocide. Cette responsabilité n’est pas du même ordre que celle d’avoir perpétré des massacres, ni même d’avoir soutenu, plus ou moins aveuglément, ou laissé faire les partisans de la force. Au Rwanda, comme dans l’ex-Yougoslavie, la logique qui prévalait à l’époque de la crise était celle du " qui n’est pas pour moi est contre moi ". Dans une telle situation, il n’y a pas à proprement parler, une fois que le fossé du sang s’est élargi, d’espace de médiation ou de neutralité, comme un responsable d’ONG humanitaire l’a bien dit : " il n’y avait plus, à une époque, d’espace humanitaire ".

En tentant, presque seule, l’impossible, la France a exprimé sa solidarité avec les peuples africains, plus profonde que dans tout autre pays extérieur au continent. Elle n’a pu, à elle seule, changer le cours des événements qui s’inscrivaient dans un long cycle de violences intergénérationnelles et réciproques entre les groupes concernés.

Il a considéré qu’à long terme, la solution passait dans la région des Grands Lacs par l’intégration économique régionale, par ce que Jean Monnet et les fondateurs de l’Europe ont appelé la communauté d’intérêts. Ce sera l’affaire, dans cette région des Grands Lacs, d’une, deux ou plusieurs générations. La France peut y aider en soutenant l’intégration d’au moins trois ensembles économiques viables en Afrique subsaharienne, l’ouest, le sud et l’est du continent.

Par ailleurs, les pays développés doivent approfondir leur réflexion, leur connaissance de l’ensemble des régions africaines avec lesquelles ils ne sont pas familiarisés. Il s’agit d’affirmer clairement la primauté des droits de l’homme individuels sur la forme des institutions démocratiques qui varient nécessairement en fonction du degré de développement économique et social du pays. Dans le couple droits de l’homme individuels et démocratie, il a estimé que le premier terme était plus important que le second, notamment le droit à la vie qui, dans cette région, était encore des plus précaires. L’information réciproque est donc très importante et il est fondamental de maintenir les contacts avec toutes les parties. Telles étaient ses instructions quand il est parti pour l’Ouganda le 7 janvier 1994. Le 4 juillet, il était dans le bureau du Président Museveni avec Kagame qui était de passage à Kampala où il était venu la veille de la chute de Kigali tant il était sûr de son fait. Il a été le premier officiel français à retourner à Kigali, le 6 août, après le changement de régime pour négocier la réouverture progressive de notre ambassade.

M. François Descoueyte a souligné que de 1991 à 1994, les Présidents français et ougandais ne s’étaient pas rencontrés et qu’il avait par conséquent tout mis en oeuvre, en Ouganda comme à Paris, pour faire en sorte que les deux Présidents se rencontrent, considérant que quel que soit le contenu du dialogue, il était important qu’il soit établi, tant au niveau présidentiel que ministériel. Aucun ministre français de la coopération, bien que trois d’entre eux l’aient assuré qu’ils allaient le faire, n’a visité cette région des Grands Lacs depuis plus de cinq ans. Or, il est important d’aller sur place pour comprendre.

Il a insisté sur l’importance du rôle joué par la communication dans une crise comme celle du Rwanda. Il fut un temps où toutes les informations sur cette crise étaient disséminées par deux canaux : Reuter et CNN. La France doit fournir un effort pour faire monter en puissance ses propres canaux de communication et pour tenter d’influencer ces canaux primordiaux dans le monde anglophone que sont Reuter et CNN. La communication appelle donc un effort particulier, ne serait-ce qu’en termes de contre-désinformation car le monde était plongé au sujet du Rwanda dans une atmosphère de propagande de guerre.

Enfin, il a considéré que, dans le cas d’une crise à grande échelle, comme au Rwanda ou en ex-Yougoslavie, impliquant des dizaines de milliers de combattants, la condition d’une action efficace, à supposer qu’elle soit possible, résidait dans l’action massive et commune des principales puissances mondiales : plus de coopération serait donc également souhaitable.

 

Le Président Paul Quilès a fait part de l’intérêt particulier qu’il avait porté aux propos de l’intervenant, notamment pour son analyse des raisons ayant conduit le FPR à déclencher son offensive. A ce propos, il a demandé des explications complémentaires sur la loi ougandaise de janvier 1990 limitant l’achat de terres par des étrangers.

 

M. François Descoueyte a précisé que cette loi avait fait l’objet d’une longue discussion au Parlement en janvier 1990 et qu’elle reflétait une situation de rejet des Tutsis rwandais par la société, sinon ougandaise en général, du moins bagandaise. Il a rappelé que la société ougandaise de la région centrale de Kampala tenait la clef du pouvoir politique en Ouganda et que le Président Museveni ne pouvait pas gouverner uniquement avec l’appui de l’ouest, sa région. Sachant que le nord lui était hostile, il lui fallait absolument avoir au moins une petite majorité dans la région du centre, l’est étant divisé par moitié entre les partisans du régime actuel et l’opposition. A cette époque, il commençait à préparer les élections à l’assemblée constituante, les premières élections, " démocratiques " qui aient eu lieu en Ouganda depuis la prise du pouvoir par le NRM en 1986. Il devait commencer à réfléchir aux campagnes électorales, des élections présidentielles et législatives ayant eu lieu ensuite.

 

Le Président Paul Quilès a souhaité connaître quelle avait été l’attitude de l’Ouganda à l’égard du génocide, notamment quelles avaient été les positions publiques prises à ce sujet par les autorités ougandaises et quel jugement les Ougandais avaient porté sur l’opération Turquoise.

 

M. François Descoueyte a indiqué que les contacts qu’il avait eus avec les différents protagonistes avant le 6 avril 1994, notamment avec les responsables du FPR qui se trouvaient pour la plupart à Kampala, montraient bien que l’on était dans une logique de guerre et que l’espoir de sortir de cette logique s’amenuisait de jour en jour. Il a souligné que l’idée même de partage du pouvoir ne venait pas naturellement aux responsables politiques de cette région. Sitôt l’attentat du 6 avril, le Président Museveni a pris l’initiative de réunir les ambassadeurs américain, britannique et français, une à trois fois par semaine pendant le mois d’avril, pour obtenir la compréhension de la communauté internationale. Etaient également présents à la plupart de ces réunions le secrétaire général du FPR, l’ambassadeur du Rwanda, aujourd’hui réfugié en France, et le médiateur tanzanien, dit " facilitateur ".

L’idée développée par le Président Museveni était d’éviter à tout prix que la crise rwandaise, par effet de dominos, ne contamine toute la région et dégénère en un affrontement, entre des troupes notamment françaises, et le FPR ou les forces ougandaises. Cette attitude a été constante. Le leitmotiv du Président Museveni était d’éviter l’escalade et la contagion. A chaque occasion, il lui était rappelé que la France n’était l’ennemi de personne et qu’elle n’avait nullement l’intention de faire la guerre à qui que soit. Cette position a été également expliquée au FPR qui avait du mal à la croire.

L’une des grandes obsession du FPR étant à l’époque de savoir si son gouvernement serait reconnu par la France, après la prise de Kigali, M. François Descoueyte a indiqué qu’il avait été amené à expliquer que la pratique française n’était pas, à la différence de la pratique américaine, de reconnaître les gouvernements mais les Etats et que si le FPR arrivait au pouvoir dans la capitale, il serait, ipso facto, considéré par la France comme le gouvernement du Rwanda. Le FPR craignait que la France ne se mette en travers de sa conquête du pouvoir.

Il a alors évoqué les conditions dans lesquelles il avait, le 4 juillet, participé à une rencontre entre le Président Museveni et le Major Kagame. Le 3 juillet 1994 au soir, il a reçu un appel téléphonique du Président Museveni qui lui a expliqué qu’il venait de voir sur CNN que des soldats du FPR avaient tiré sur les troupes françaises de l’opération Turquoise. Le Président lui a déclaré : " C’est inacceptable. Kagame est aujourd’hui à Kampala. Je le verrai demain. Je vais lui dire qu’il n’est pas question que ce genre de chose se reproduise ". M. François Descoueyte a alors suggéré au Président Museveni de l’inviter à cet entretien avec celui qu’on appelait déjà l’homme fort du Rwanda. Bien qu’anecdotique, la discussion permet de comprendre les attitudes de l’un et de l’autre. Le Président Museveni revenait de Paris où avait été organisée la première rencontre depuis trois ans entre le Président Mitterrand et lui, à l’issue de laquelle il avait accepté la publication d’un communiqué disant qu’il n’avait pas d’objection à l’opération Turquoise, dans la mesure où celle-ci resterait dans les limites de son mandat strictement humanitaire et serait rapatriée dans un délai de deux mois. Au cours de la rencontre du 4 juillet, le Président Museveni a fait mine de vendre l’opération Turquoise à Kagame. Il expliquait que cette zone humanitaire était une bonne chose et qu’il serait bien utile qu’une puissance accepte d’assurer cette mission au sud-Soudan. Il exposait à Kagame qu’il n’avait aucune raison d’adopter une attitude hostile dans la mesure où l’opération s’en tenait strictement au mandat défini.

La discussion sur les conditions du cessez-le-feu qui a suivi ces propos liminaires a permis à M. François Descoueyte d’observer la différence de comportement des deux hommes. Museveni ayant commencé à dessiner sur un papier une ligne de cessez-le-feu, Kagame a précisé que pour envisager d’instituer cette ligne en deçà de la frontière du Zaïre, il faudrait deux conditions : d’un point de vue militaire, elle devait être géographiquement facile à tenir -rivière, ligne de crêtes, accident naturel quelconque- ; d’un point de vue politique, il devait, pour appliquer le cessez-le-feu, avoir en face de lui un interlocuteur responsable. Or, il a émis les plus extrêmes réserves sur les capacités du gouvernement intérimaire à faire appliquer ces décisions. Dans ces conditions, il envisageait de poursuivre son action jusqu’à la frontière du Zaïre. Le Président Museveni est alors intervenu : " Ne dites pas cela à l’ambassadeur de France ". Il était clair que Kagame s’était montré assez direct, tenant des propos marqués par une franchise parfois abrupte, alors que Museveni apparaissait comme un politicien beaucoup plus habile et plus soucieux des réactions de la communauté internationale ; il a d’ailleurs réussi à se faire une réputation internationale flatteuse.

Afin de permettre à la mission de mieux cerner la personnalité du Président Museveni, M. François Descoueyte a relaté un entretien qu’il avait eu avec lui à l’issue de sa dernière rencontre avec le Président Jacques Chirac. Comme il lui demandait pour quelle raison il n’avait pas parlé très franchement au Président français de ce qui se passait au Zaïre, le Président Museveni lui a répondu que c’était sans doute dû à son absence de relations avec les autorités françaises au moment de sa guerre secrète, qui ne permettait pas d’établir aujourd’hui un climat de confiance dans les échanges.

M. François Descoueyte a noté au passage que les rapports avec l’ANC ou la SWAPO étaient actuellement plus empreints de confiance dans la mesure où la France les a soutenus à l’époque de leurs luttes, ce qui n’a pas été le cas avec le Président Museveni en Ouganda. Cette tradition de confiance dans les moments difficiles n’existant pas, il convient désormais de la bâtir de manière plus normale et plus classique, dans les relations entre Etats.

Il a précisé que le Président Museveni voulait à tout prix éviter de se trouver en position antagonique avec la France à propos de l’opération Turquoise. Contrairement aux Rwandais qui soupçonnaient la France d’intentions hostiles, il accordait crédit aux promesses françaises, compte tenu de son expérience des relations franco-ougandaises. Il n’était pas autrement préoccupé d’un quelconque dérapage de l’opération Turquoise. Il était conscient que ce genre d’opération impliquant un millier d’hommes sur un terrain où évoluaient 30 000 soldats du FPR ne pouvait être que temporaire. Les entretiens avaient alors pour objet de faire connaître à Paris son attitude et ses réflexions sur le conflit. S’il n’a jamais admis son soutien au FPR, c’est essentiellement parce qu’il réglait ainsi une question intérieure en appuyant indirectement le départ des Tutsis rwandais d’Ouganda. M. François Descoueyte a indiqué qu’il avait pu vérifier ce dernier point à l’occasion d’entretiens avec son collègue ambassadeur des Etats-Unis avec qui il confrontait ses notes concernant des questions identiques posées au Président Museveni et dont les réponses comportaient parfois des nuances importantes.

Il a souligné que ce comportement découlait d’une différence de culture dont il ne faut pas se formaliser trop rapidement. La distinction entre l’imagination et la réalité n’est pas si claire dans cette région. La région des Grands Lacs est culturellement dominée par le paganisme bien que les statistiques fassent état d’une population christianisée à 90 %. Or les travaux de sciences sociales montrent, sans qu’il y ait là aucun jugement de valeur, que le paganisme est différent du christianisme dans la mesure où il identifie rapports de force et rapports de sens. Il n’y a donc pas de place pour un troisième terme arbitre qui serait moral ou éthique. Il s’agit de références profondément et objectivement différentes de celles des principaux acteurs de la communauté internationale.

 

M. Pierre Brana a souhaité savoir si le Président Museveni et l’ambassadeur des Etats-Unis avaient des contacts particuliers et si ce dernier avait eu un rôle spécifique. Evoquant le contenu des télégrammes diplomatiques qui indiquent que, sous l’influence du FPR, l’Ouganda insistait beaucoup pour que la MINUAR ne soit pas confondue avec la MONUOR, il a demandé à l’intervenant comment il expliquait cette insistance.

 

M. François Descoueyte a rappelé que les Etats-Unis, étant la première puissance mondiale, avaient une position spécifique, ce qui expliquait que l’ambassadeur des Etats-Unis ait partout un rôle un peu particulier. Toutefois, son influence sur les décisions et le comportement du Président Museveni était limitée, ce dont les Américains se sont progressivement aperçus. Les dirigeants africains possèdent un véritable talent politique. N’ayant guère de ressources financières et peu de capacités militaires, ils sont forcément dépendants de l’extérieur. Mais ils ont la capacité d’influencer les décisions de partenaires beaucoup plus puissants qu’eux. Il faut se souvenir qu’à l’époque de Machiavel en Europe, la région des Grands Lacs connaissait déjà des Etats constitués. Il ne s’agissait pas des sociétés horizontales, par classe d’âge que l’on trouve ailleurs en Afrique et aussi en Ouganda au nord et à l’est, mais bien de théocraties militaires avec un appareil d’Etat et un système de renseignement. Il existe donc dans cette région une longue tradition de sophistication dans le maniement d’un appareil d’Etat, fût-il très modeste par rapport à ceux des grandes puissances.

Le Président Museveni a probablement pu manipuler les Etats-Unis. Il faut comprendre qu’il est avant tout un leader nationaliste qui se bat pour l’intérêt de son pays et qui se distingue, en ce domaine notamment, des dictateurs à tendance familialiste ou tribaliste. Il n’est pas pour autant un idéaliste avant tout préoccupé de la Charte des Nations Unies. L’erreur qu’il a commise dans la crise rwandaise a été de se soucier assez peu des conséquences qu’aurait au Rwanda, l’expulsion de cette minorité agissante tutsie qui le gênait en politique intérieure.

Les Américains ont attaché une grande importance à l’Ouganda en raison de sa frontière avec le Soudan qui en fait un cordon sanitaire avec l’Ethiopie et l’Erythrée. Les intérêts américains d’endiguement du Soudan et ceux du Président Museveni concordaient puisqu’en Ouganda, la seule véritable menace militaire est au nord, constituée non seulement par le Soudan, mais aussi par une rébellion soutenue par le Soudan. Il y avait donc coïncidence objective entre les intérêts américains et ougandais. Les Américains ont cru pouvoir affirmer leur influence en apportant à l’Ouganda une aide militaire qui était destinée au nord et non à l’ouest. Lorsqu’ils se sont aperçu qu’une partie de cette aide militaire était détournée de son objectif, ils ont commencé à tirer le signal d’alarme. Pendant toute la crise zaïroise, il est apparu clairement que les Américains délivraient avertissement sur avertissement au Président Museveni pour faire en sorte qu’il n’intervienne pas aux côtés des troupes de Kabila. Tout le monde sait depuis qu’il l’a fait avec des effectifs limités et pour une brève période, ce qui a été officialisé par le chef d’état major devant le Parlement ougandais. Il a refusé de l’admettre devant Mme Allbright et devant le Président Chirac, comprenant bien que ce genre d’agissements serait mal compris et mal jugé. La confiance que les dirigeants concernés pouvaient lui accorder en a été réduite.

L’influence des Etats-Unis sur la politique ougandaise n’était manifestement pas aussi importante qu’ils l’auraient souhaitée. M. François Descoueyte a indiqué, à titre d’exemple, que la pression exercée par les Etats-Unis sur le Président ougandais en faveur de la démocratisation avait donné lieu à un incident diplomatique américano-ougandais.

Le Président ougandais avait alors déclaré à plusieurs reprises, et notamment en conférence de presse, que les occidentaux ne se rendaient pas compte de certaines caractéristiques de la société ougandaise et notamment d’un seuil très bas de déclenchement de la violence. Suivre les conseils de démocratisation des Américains serait irresponsable car, si les choses tournaient mal, ils évacueraient leurs ressortissants tandis que les Ougandais resteraient sur place et subiraient des violences. Par conséquent, les Etats-Unis pouvaient exprimer leur opinion mais il était hors de question que quiconque dicte au Président ougandais la conduite à tenir en politique intérieure.

A plusieurs reprises, le Président Museveni lui a demandé d’expliquer aux autorités françaises qu’il ne " roulait pas pour les Américains, ni pour personne d’autre, mais pour l’Ouganda ". Il ajoutait que la France était la bienvenue et qu’il n’avait pas l’intention de concéder un privilège aux Américains, sachant qu’ils l’abandonneraient si d’autres intérêts les appelaient ailleurs. Ses propos ont été vérifiés par la suite, notamment sur des questions économiques. Il s’agit d’un dirigeant nationaliste qui prendra l’aide d’où qu’elle vienne. Les Américains lui ont proposé beaucoup d’aide en pensant au Soudan. M. François Descoueyte a indiqué que le Président Museveni lui avait fait de nombreuses demandes de coopération civile et militaire qui ont été transmises au Département, sans réponse positive, alors que, dans le même temps, les Etats-Unis y ont donné suite. Les Américains conduisent une " Realpolitik ", visant à défendre avant tout leurs intérêts, faisant passer au second plan le soutien aux institutions internationales. C’est dans le cadre de cette politique qu’ils ont envoyé en Ouganda, au titre de la coopération militaire, des forces spéciales.

S’agissant de la MONUOR, il a précisé que la mission internationale des Nations Unies à la frontière ougando-rwandaise avait un mandat plus réduit que celui de la MINUAR et des moyens plus limités. Tous les experts ont souligné le manque de sérieux de cette mission. Il s’agissait simplement d’un signe politique. Elle n’avait aucune possibilité de contrôler la longue frontière entre le Rwanda et l’Ouganda. Jusqu’au dernier moment, elle ne disposait ni des matériels de vision nocturne, ni des hélicoptères qui lui auraient permis de remplir sa tâche. Une partie de la frontière lui était interdite. Quand elle a eu enfin des hélicoptères et qu’un pilote brésilien particulièrement courageux a survolé la zone qui lui était interdite par les accords, il a vu des camions militaires bâchés se dirigeant vers la frontière. Il a alors essuyé quelques tirs et a fait rapidement demi-tour. La MONUOR était un alibi commode pour les Ougandais. Ils pouvaient afficher les résultats négatifs de la mission. Ceux-ci n’avaient rien d’étonnant car tout se passait la nuit dans une zone non couverte par la mission. La MINUAR aurait peut-être été plus efficace.

 

Audition de M. Claver KANYARUSHOKI

Ambassadeur du Rwanda en Ouganda (jusqu’en août 1994)

(séance du 7 juillet 1998)

Présidence de M. Paul Quilès, Président

 

Le Président Paul Quilès a rappelé brièvement les fonctions successives occupées par M. Claver Kanyarushoki. De 1991 à 1992, il a participé, en tant que chef de la délégation du gouvernement rwandais, aux négociations de paix entre le Rwanda et le FPR, puis à celles d’Arusha de juillet 1992 à août 1993, en tant qu’adjoint au chef de la délégation du gouvernement rwandais. Il s’est ensuite trouvé aux Nations unies, après août 1993, pour négocier le déploiement d'une force de maintien de la paix et les discussions auxquelles il a participé ont débouché, le 5 octobre 1993, sur la création de la MINUAR. Il est arrivé en France le 1er septembre 1994 après avoir participé aux efforts de relance des négociations de paix à Kampala, en avril 1994, et à Arusha en mai 1994. Il a alors refusé le poste de ministre du Plan que lui proposait le premier gouvernement du FPR parce qu’il considérait que celui-ci ne voulait plus mettre en oeuvre les accords de paix d'Arusha.

 

M. Claver Kanyarushoki a indiqué qu’il avait eu à traiter, lors des discussions de paix, du problème de la présence des forces étrangères au Rwanda. Il a souligné que le FPR avait toujours demandé que le retrait de ces forces soit une partie intégrante des différents accords de cessez-le-feu et en avait toujours fait un préalable à la poursuite de toute négociation.

Il a précisé que tous les efforts menés pour prévenir la guerre avaient porté sur la résolution du problème des réfugiés qui a mal été géré du côté rwandais. En 1990, on avait toutefois sérieusement commencé à s'en occuper. Une commission mixte ministérielle rwando-ougandaise à laquelle ont participé l'OUA et le HCR avait poursuivi ses travaux jusqu’à un stade très avancé et avait élaboré un plan d'action pour résoudre la question des réfugiés rwandais. La dernière réunion de cette commission s’est tenue du 27  au 30 juillet 1990 à Kigali.

Le plan qu’elle avait élaboré n’a pu aboutir car le FPR craignait de perdre la légitimité de son mouvement et celle d’une attaque armée contre le Rwanda une fois que le problème des réfugiés aurait été résolu. Il serait intéressant de comparer toutes les causes présentées par le FPR pour justifier la guerre et les tentatives de résolution de ce problème des réfugiés.

Après le déclenchement de la guerre, des efforts ont été entrepris pour essayer de résoudre le conflit par les négociations. Il y a eu des négociations secrètes et des négociations officielles, côté politique et côté politico-militaire. Il y en a même eu à Paris, qui ont impliqué le FPR et le gouvernement rwandais, et d'autres impliquant directement le gouvernement rwandais et le gouvernement ougandais. M. Claver Kanyarushoki a évoqué une réunion tripartite qui a eu lieu à Paris, le 14 août 1991, entre les ministres des Affaires étrangères rwandais et ougandais et le directeur du département Afrique au Quai d'Orsay. Lors de cette réunion, l'aide de la France a été sollicitée pour départager les deux pays qui s'accusaient mutuellement d'agression. Suite à cette réunion, la France a envoyé la Mission d'observation française (MOF) à la frontière rwando-ougandaise, entre novembre 1991 et mars 1992.

Des représentants du Rwanda et de l'Ouganda, se sont à nouveau retrouvés, le 20 juin 1992, à Paris, pour recevoir les conclusions de cette mission. Il avait été demandé que la France utilise éventuellement des moyens technologiques pour vérifier si des troupes et des matériels de guerre franchissaient la frontière en provenance de l'Ouganda.

Il y a eu ensuite les négociations d'Arusha mais aussi des négociations bilatérales à Paris, au Quai d'Orsay, entre le FPR et le gouvernement rwandais, en octobre 1991 et en janvier 1992.

En juin 1992, s’est tenue une réunion entre le gouvernement rwandais et le FPR au Centre Kléber de Paris pour déterminer le nouveau programme des négociations. C'était après la mise en place, en avril 1992, du gouvernement de coalition à Kigali. C’est à partir de cette réunion de juin 1992, à Paris, que l'on a décidé d'aller à Arusha afin d’y poursuivre les négociations et de relancer les discussions en vue d’un accord de cessez-le-feu. Cet accord de cessez-le-feu a été finalement conclu à Arusha du 10 au 12 juillet 1992 et a été suivi de négociations politiques pendant plus de douze mois.

La participation des troupes ougandaises au conflit a surtout consisté à accorder un appui logistique plus qu’à intervenir directement, même si on a assisté, à des moments critiques, notamment en février 1993, à des entrées sur le territoire rwandais de quelques bataillons ougandais qui se sont rapidement repliés en Ouganda pour laisser le FPR occuper les positions qu'ils avaient aidé à conquérir.

M. Claver Kanyarushoki a souligné que les efforts de la France ont beaucoup contribué à l'apaisement du conflit et ont poussé le gouvernement rwandais au compromis. La France a joué un grand rôle dans toutes les négociations, notamment avec la participation d’observateurs à Arusha. Elle a contribué à l'adoption des résolutions des Nations unies concernant le Rwanda relatives notamment à la MONUOR, à la MINUAR, et à l’Opération Turquoise.

 

Le Président Paul Quilès a demandé qui composait la délégation rwandaise aux accords d’Arusha et selon quelles modalités le président Habyarimana participait à ses décisions. Il a souhaité obtenir des précisions sur l’organisation des discussions avec le FPR.

Le Président Paul Quilès s’est également préoccupé de connaître les positions des principaux pays membres du Conseil de sécurité lors du vote sur le déploiement d’une force de maintien de la paix au Rwanda ainsi que celles du Secrétaire général de l'ONU et de son adjoint responsable des opérations de maintien de la paix.

 

M. Claver Kanyarushoki a précisé que la délégation du gouvernement rwandais aux négociations d’Arusha était dirigée par le ministre des Affaires étrangères, issu du parti MDR (Mouvement démocratique républicain). Le gouvernement de coalition constitué en avril 1992 comprenait en effet des représentants de quatre ou cinq partis politiques, dont le principal parti d'opposition, le MDR, qui avait obtenu les postes de Premier ministre et de ministre des Affaires étrangères.

Le gouvernement a décidé de changer le chef de délégation au moment où allait s’engager, en février 1993, une série de discussions sur l'intégration des forces armées des deux parties au conflit. Le ministre des Affaires étrangères a alors été remplacé par le ministre de la Défense. La série de discussions n’a pas débuté officiellement, puisque le FPR a bloqué les négociations en exigeant que le gouvernement rwandais démette plusieurs responsables des préfectures où s’étaient déroulés des massacres. Il a lancé, le 8 février 1993, une offensive généralisée qui a mis fin, temporairement, aux négociations.

Les négociations ont repris en mars 1993, avec à nouveau le ministre des Affaires étrangères comme chef de délégation. M. Claver Kanyarushoki était alors son adjoint.

Au début des négociations d’Arusha, les partis autres que le MDR ou le MRND, ont demandé à être représentés dans la délégation du gouvernement rwandais. Cette demande a été formulée après le premier " round " des négociations d'Arusha, qui avait traité de l'Etat de droit. A partir du mois d'octobre 1992, quand le protocole sur le partage du pouvoir a commencé à être négocié, participaient également aux discussions des représentants du parti libéral, du parti social-démocrate et du parti démocrate chrétien. La délégation rwandaise était alors censée comprendre des représentants de tous les partis représentés au gouvernement.

Les négociations s’organisaient autour du médiateur, que l’on appelait " facilitateur ". Ce rôle de médiateur revenait à la république de Tanzanie, dont la délégation était dirigée au début par des ministres puis par le directeur des Affaires africaines du ministère des Affaires étrangères. Etaient également présents plusieurs observateurs dont la France, l'Allemagne, la Belgique et les Etats-Unis. L'OUA a été très active dans ce processus de négociation ainsi que les Nations unies. La plupart du temps, l'ordre du jour était fixé à l'avance. Des négociations bilatérales s’engageaient directement entre le FPR et la délégation du gouvernement rwandais, sous la présidence du représentant du médiateur. Parfois, il y avait des huis clos. Avant d'entamer la discussion d’un point de l’ordre du jour, chacun exposait son point de vue. En cas de blocage, on recourait au facilitateur et aux observateurs lors des réunions en séance plénière.

S'agissant du processus de décision au sein la délégation rwandaise, M. Claver Kanyarushoki a précisé que le ministre chef de la délégation était en permanence en relation avec le Premier ministre. Il a indiqué qu'il avait beaucoup plus de facilité à communiquer avec le Premier ministre, qui était de son parti, qu'avec le Président. Le conseil des ministres se réunissait à Kigali en cas de blocage ou pour chaque décision sur des points importants. Il y a eu de nombreux blocages concernant l'intégration des forces armées. Il y avait déjà eu des problèmes sur le partage du pouvoir dans les ministères. La délégation préparait à Arusha les propositions de compromis ou les positions que le gouvernement adoptait par la suite et qu’il lui transmettait.

Lors de la négociation relative à la création de la MINUAR, le point de vue de la délégation rwandaise n'a pas varié. Compte tenu de l'incapacité de l'OUA à gérer l’intervention des observateurs chargés de surveiller le cessez-le-feu, le gouvernement rwandais avait demandé que les Nations unies prennent en charge le contrôle de l'application des accords de paix lorsqu’ils seraient conclus. Le FPR y était totalement opposé ; il ne voulait pas entendre parler des Nations unies et préférait rester dans le cadre de l’OUA. De toute évidence, le FPR ne voulait pas d'un processus de paix sérieusement surveillé et d'une force qui aurait pu s'imposer en cas de besoin. La délégation du gouvernement rwandais a toutefois continué de soutenir la proposition d'une force de maintien de la paix des Nations unies et le FPR s'y est finalement rallié.

S'agissant de la position des pays membres du Conseil de sécurité, M. Claver Kanyarushoki a souligné que la France avait pratiquement piloté, de bout en bout, les négociations sur la résolution créant la MINUAR, adoptée le 5 octobre 1993. Les autres pays, en règle générale y étaient favorables. Le problème concernait plutôt le niveau des effectifs de cette force et sa mission. Une certaine résistance provenait des Etats-Unis et une visite à Washington d’une délégation conjointe du gouvernement rwandais et du FPR a été nécessaire pour que les Etats-Unis lèvent leur réserve. C'était peu après la débâcle de la Somalie et les Etats-Unis ne voulaient pas être impliqués, d'une manière ou d'une autre, dans d'autres opérations de maintien de la paix.

Chacun était conscient toutefois de la nécessité d’obtenir une force pour la mise en oeuvre des accords d’Arusha, qui avaient été très longs à négocier. Les Etats-Unis ont finalement accepté que cette force soit créée à la condition de réduire de façon drastique ses effectifs et sa mission. Le Secrétaire-général des Nations unies et son adjoint chargé des opérations de maintien de la paix, soutenaient pour leur part sa création.

 

Le Président Paul Quilès a rappelé pour leur part que le représentant de la France aux négociations d’Arusha a fait part devant la Mission de dissensions qui se manifestaient de manière quasi-publique entre les membres de la délégation rwandaise.

 

M. Claver Kanyarushoki a précisé que la délégation du gouvernement rwandais, comme celle du FPR, était composée de membres issus des partis politiques, de l'administration, mais aussi des forces armées. Parmi ces derniers, il y avait le Colonel Bagosora. Il y a eu effectivement des dissensions et quelques éclats au sein de la délégation. Ayant dû s'absenter pour apporter un message au président ougandais, M. Claver Kanyarushoki a précisé qu’il n'était pas présent à Arusha entre les 4  et 12 décembre 1992, mais qu’il avait appris qu'il y avait eu alors un très grave incident qui ne provenait pas du colonel Bagosora ou des membres des forces armées, mais d'un des militants du MRND qui faisait partie de la délégation. Ce dernier avait pratiquement désavoué le ministre des Affaires étrangères, qui était chef de la délégation.

A partir d'octobre 1992, les désaccords au sein du gouvernement de coalition à Kigali se transposaient au sein de la délégation, qui était devenue une mosaïque des représentants de différents partis, qui provoquaient parfois quelques incidents. Il y a eu cet éclat où un membre du MRND, suivi par les autres membres de son parti, a claqué la porte. Ces manifestations de désaccord avaient toutefois lieu lors des séances de discussions internes à la délégation qui précédaient les rencontres avec le FPR ou les séances plénières en présence des observateurs.

Lorsque des concessions ont été faites dans la négociation du protocole sur l'intégration des forces armées, il y a eu aussi des éclats de voix entre le colonel Bagosora et le ministre des Affaires étrangères à propos de questions sur lesquelles ils ne parvenaient pas à se mettre d'accord. Bagosora étant pratiquement le plus gradé des militaires, il assumait de fait le leadership des membres de la délégation appartenant aux forces armées.

 

M. Pierre Brana a supposé que le président Habyarimana avait dû demander au président Museveni de cesser ou de diminuer son aide au FPR. Il a souhaité connaître l’attitude du président de l’Ouganda lorsqu’il recevait ces demandes.

Il a demandé également si le président Museveni n'aurait pas été mécontent de voir les réfugiés rwandais quitter l’Ouganda comme peut le laisser supposer le vote -si cette information est exacte-, en octobre 1990, d’une loi interdisant aux étrangers d'acheter des terres dans ce pays. Il a voulu savoir si cet élément avait pesé dans l'esprit des dirigeants du FPR, lors du déclenchement de l’offensive d'octobre 1990 .

Il a voulu connaître également l'attitude du président Museveni au moment des négociations d'Arusha, notamment à l’égard du FPR.

Il s’est enfin interrogé sur la politique des Etats-Unis à l’égard de l’Ouganda et sur l’aide qu’ils ont pu apporter à ce pays.

 

M. Claver Kanyarushoki a souligné que le président Museveni avait un ascendant, qu'il a dû conserver, sur le FPR. Chaque fois qu'il y avait dans les négociations des blocages, de la part du FPR, sur des questions que le président Museveni considérait comme secondaires, voire puériles, il intervenait souvent pour les lever.

L'influence qu'il avait sur le FPR était déterminante. En témoignent les diverses démarches des délégations de différents pays, y compris de la France et des Etats-Unis, ainsi que du médiateur tanzanien. Lorsqu'il y avait un blocage provenant du FPR, tout le monde allait à Kampala. Généralement, le président ougandais, très attentif, parvenait à lever ces blocages.

La présence des réfugiés en Ouganda et les difficultés qu’elle créait pour le gouvernement et même le président ougandais qui était traité de Rwandais par l'opposition, ont certainement joué dans le sens du laissez-faire. Ce n'était un secret pour personne que les réfugiés rwandais, de 1986 à 1990, ont procédé à la formation d’une armée distincte au sein de l'armée ougandaise. Leur action était facilitée par la position des officiers d'origine rwandaise au sein de la NRA, l'un d'entre eux, le général-major Rwigyema, occupant même le poste de vice-ministre de la Défense et de commandant en second des forces armées ougandaises. De nombreux autres officiers d’origine rwandaise, y compris Paul Kagame, occupaient également des positions stratégiques au sein de l'armée ougandaise.

Le souci de résoudre le problème des réfugiés qui gênait beaucoup le président ougandais et son parti, les a certainement incités à laisser le FPR agir à sa guise. Le président ougandais et ses proches craignaient, en cas d’échec, de revoir " tout ce petit monde " revenir en Ouganda. Les militaires d’origine rwandaise étaient cependant partis avec armes et bagages. D'ailleurs, dans la foulée de la première offensive, un grand nombre de réfugiés civils excités avaient suivi le mouvement.

M. Claver Kanyarushoki a jugé que, globalement, le président Museveni avait joué un rôle modérateur lors des négociations d’Arusha même si, lorsqu’il n’était pas d'accord avec certaines positions du gouvernement, il confortait le FPR dans l’intransigeance.

M. Claver Kanyarushoki a déclaré qu’il avait toujours entretenu de très bonnes relations avec les trois ou quatre ambassadeurs américains qui se sont succédés en Ouganda, tout au long de son séjour. En 1987, le président rwandais avait demandé au Département d'Etat américain, lors d'une visite à Kigali du sous-secrétaire d'Etat chargé des Affaires africaines, de vérifier si une invasion était préparée par le FPR au sein de l'armée ougandaise. L'ambassadeur des Etats-Unis à Kampala avait été chargé d’effectuer cette vérification. Il avait cru obtenir l’assurance que les réfugiés rwandais, au sein de l'armée ougandaise, n'étaient pas du tout intéressés par leur retour au Rwanda et préféraient être intégrés en Ouganda. L'ambassadeur américain avait, de fait, posé la question au vice-premier ministre ougandais qui était un proche du FPR.

Au fur et à mesure des péripéties, des négociations, des offensives et des violations de cessez-le-feu, l'ambassadeur des Etats-Unis à Kampala, comme l'ambassadeur de France, ont incité le président ougandais, au cours de leurs fréquents entretiens avec lui, à interrompre son aide au FPR ou à agir sur lui pour favoriser les négociations.

Les Etats-Unis ont toujours refusé d’aider à établir que des troupes et des camions chargés de matériels militaires passaient régulièrement la frontière ougandaise à destination du Rwanda. Ils affirmaient qu'ils n’observaient pas de mouvement de ce type et qu'ils n'allaient pas mobiliser leurs moyens satellitaires pour surveiller la frontière rwando-ougandaise. M. Claver Kanyarushoki s’est pourtant déclaré convaincu que les moyens d’observation des Etats-Unis avaient permis de voir des mouvements dont les autorités américaines ne voulaient pas faire état.

Le président Museveni a avoué lui-même que le FPR bénéficiait de l’aide des renseignements militaires ougandais, étant donné que M. Kagame n'avait pas coupé le cordon ombilical avec ce service. M. Claver Kanyarushoki a relaté que l'ambassadeur des Etats-Unis lui avait confié être persuadé que l'Ouganda apportait son aide au FPR. Sa divergence avec lui portait uniquement sur l’importance supposée de l’aide accordée.

M. Claver Kanyarushoki a fait part d’informations selon lesquelles du matériel militaire américain a été acheminé à travers l'Ouganda à destination de la guérilla soudanaise, la SPLA, de John Garang. Il n’a pas pu vérifier ces informations mais il a déclaré posséder de fortes présomptions qu’il y avait des prélèvements sur ces lots en faveur du FPR. Il n’avait toutefois pas de certitudes à ce sujet et s’interrogeait sur les éventuelles réactions américaines face à de telles pratiques, dans l’hypothèse où elles auraient été constatées.

 

Audition de M. Herman COHEN

Conseiller pour les Affaires africaines du Secrétaire d’Etat américain aux Affaires étrangères (avril 1989-avril 1993)

(séance du 7 juillet 1998)

Présidence de M. Paul Quilès, Président

 

Le Président Paul Quilès a accueilli M. Herman Cohen, sous-secrétaire d'Etat pour les Affaires africaines du gouvernement américain entre avril 1989 et avril 1993. Il a précisé que M. Herman Cohen avait participé, à plusieurs reprises, en tant qu'observateur, aux négociations entre les représentants du gouvernement rwandais et ceux du FPR.

 

M. Herman Cohen a souligné tout d’abord que la France n'était pas le seul gouvernement à avoir soutenu le président Habyarimana qui a reçu en son temps l’appui des Etats-Unis, de l'Allemagne, des Nations unies, de la Banque mondiale, du Fonds monétaire international. Tous considéraient le gouvernement du Rwanda comme légitime et méritant une aide. A Washington, l’Agence pour le développement international (USAID) notamment était très satisfaite du Rwanda, en raison du succès de son programme d'ajustement structurel.

M. Herman Cohen a affirmé que l'invasion du 1er octobre 1990 avait surpris les Etats-Unis qui n’en avaient pas été avertis, malgré leurs excellentes relations bilatérales et leur programme de coopération militaire avec l'Ouganda, et le fait que M. Kagame ait étudié dans une école militaire américaine. M. Herman Cohen a déclaré qu’il avait reproché à l’époque à l’ambassade américaine à Kampala et aux services de renseignements de ne pas avoir été à même de prévoir cette attaque.

M. Herman Cohen a relaté que, le 1er octobre 1990, il était à New York, avec le président Bush et le secrétaire d’Etat Baker, pour une réception offerte aux chefs d'Etat africains qui participaient au sommet de l'Enfant. A l’annonce de l’attaque du FPR, les présidents Habyarimana et Museveni qui étaient présents se sont retirés pour en discuter, le président Museveni affirmant qu'il n'était au courant de rien.

Les Etats-Unis n’avaient pas lieu d’être satisfaits de cette invasion. Le FPR n'était pas accueilli à bras ouverts par la population rwandaise, ce qui mettait à bas la thèse d’une armée de libération. Cette attaque était même critiquée par certains Tutsis qui disaient que, si le FPR gagnait la guerre, les Tutsis rwandais en feraient les frais et qu’ils seraient tous tués. La première conséquence de cette invasion a d’abord été une catastrophe humanitaire qui a jeté sur les routes 250 000 réfugiés. L’invasion, qui survenait en outre à la fin du programme d'ajustement structurel, contraignait le Rwanda à accroître ses dépenses budgétaires pour acheter des armes et pour augmenter les effectifs de l’armée, qui passaient de 5 000 à 50 000 hommes. Il n’est donc pas étonnant que les Etats-Unis se soient réjouis de l’arrivée des soldats français. Cette intervention permettait de stabiliser le front, d’atténuer la catastrophe humanitaire et d’ouvrir un espace pour les négociations.

Entre octobre 1990 et avril 1992, la politique des Etats-Unis a été volontairement peu active au Rwanda. Il faut rappeler qu’ils étaient alors très occupés par leur rôle de médiateur en Angola, au Mozambique, au Soudan et en Éthiopie. Le Rwanda était moins prioritaire. La France et la Belgique y étaient en revanche présentes et l’OUA avait décidé de prendre en mains les négociations.

M. Herman Cohen a relaté qu’il s’était rendu à Kampala le 8 et 9 mai 1992 pour y rencontrer le président Museveni. L’ambassadeur américain au Rwanda estimait alors que les Etats-Unis pouvaient faciliter les négociations. M. Herman Cohen a donc demandé au président Museveni de faire pression sur le FPR pour qu’il accepte de négocier de bonne foi. Le président Museveni a donné son accord, à la condition que l’on fasse également pression sur le président Habyarimana car il estimait que l’origine du conflit était rwandaise et non ougandaise. Lors de son séjour au Rwanda les 10 et 11 mai, M. Herman Cohen a déclaré avoir découvert que l'ancien système de parti unique avait disparu, remplacé par un système multipartite, à l’occasion notamment d’une grande manifestation organisée en son honneur, par l’opposition, dans les rues de Kigali. Il a rencontré le président Habyarimana qui lui a fait observer que le problème était, pour lui, d’abord ougandais et non rwandais.

M. Herman Cohen a relaté qu’il avait passé beaucoup de temps avec le Premier ministre et le ministre des Affaires étrangères rwandais qui étaient des responsables de l'opposition. Il a été étonné de constater qu'eux aussi étaient opposés à la perspective de négociations avec le FPR car ils en avaient peur. M. Herman Cohen a dû les persuader d’accepter ces négociations. Finalement, le ministre des Affaires étrangères rwandais s’est rendu dans cet esprit à Kampala le 24 mai.

Le 6 juin 1992, les discussions préliminaires ont commencé à Paris. Le samedi 20 juin, une réunion s’est tenue dans cette ville entre M. Dijoud, directeur des Affaires africaines et malgaches, M. Ssemogerere, ministre des Affaires étrangères de l’Ouganda et M. Herman Cohen. Cette réunion avait été suscitée par M. Dijoud qui avait demandé à M. Herman Cohen de l’appuyer auprès du ministre ougandais afin que ce dernier obtienne du FPR qu’il renonce aux conditions inadmissibles qu’il avait posées en préalable à toute négociation, notamment la démission du gouvernement Habyarimana. Au cours de cet entretien, M. Ssemogerere s’est défendu de toute aide au FPR mais M. Herman Cohen lui a précisé que les Etats-Unis dépensaient des millions de dollars en aide humanitaire au Rwanda et que si cette situation se prolongeait, ils seraient obligés de réduire, par mesure d’économie, leur contribution en faveur de l’Ouganda. M. Ssemogerere en a pris acte et est rentré à Kampala. Le 12 juillet suivant, les négociations d'Arusha commençaient. Indéniablement, c’était le résultat des pressions conjointes de la France et des Etats-Unis sur les gouvernements rwandais et ougandais.

Les Etats-Unis avaient envoyé un observateur aux négociations d’Arusha, l'ambassadeur David Rawson. Ses instructions étaient d'encourager les discussions susceptibles de conduire à un système démocratique au Rwanda. L'OUA a joué un grand rôle dans les négociations, en particulier le ministre des Affaires étrangères de la Tanzanie.

M. Herman Cohen a indiqué qu’il n’avait pas personnellement suivi les négociations d'Arusha de très près. Mais fin 1992 et début 1993, il a commencé à recevoir des signaux indiquant que la situation évoluait de manière défavorable. La CIA a fait une analyse, fin 1992, selon laquelle, il serait impossible d'appliquer les accords. A Arusha, un siège restait vide, celui du président Habyarimana qui n'était pas présent. Le ministre des Affaires étrangères du Rwanda négociait de fait sans l'appui du président Habyarimana et il semblait impossible d’envisager la mise en oeuvre d’accords obtenus dans ces conditions.

M. Herman Cohen s’est déclaré avoir été un peu choqué de constater que les accords d’Arusha attribuaient au FPR 50 % des officiers et 40 % des effectifs de l’armée, et qu’il permettaient à six cents de ses soldats de stationner au Rwanda pendant la période de transition. Il s’est souvenu avoir dit que cette concession provoquerait des réactions hystériques parmi la population hutue. Il était donc très pessimiste lorsqu’il a quitté ses fonctions en avril 1993. M. Herman Cohen a, au reste, souligné le rôle positif qu’avait joué la France tant par la présence de ses soldats que par son action diplomatique.

M. Herman Cohen a déclaré qu’après le déclenchement du génocide, il avait été très fâché de l’attitude du gouvernement des Etats-Unis qui avait empêché une intervention de l'ONU. Il l’a même écrit dans un article paru dans le Washington Post du 4 juin. Il a estimé que l’opération Turquoise avait été le seul effort entrepris pour sauver la vie des Tutsis et il a chiffré entre 20.000 ou 40.000 le nombre de Tutsis ainsi épargnés grâce à la France.

 

Le Président Paul Quilès a demandé M. Herman Cohen s’il avait été informé des rencontres entre des représentants du FPR et du gouvernement rwandais, organisées à Paris entre octobre 1991 et janvier 1992.

 

M. Herman Cohen a répondu qu’il en était tenu informé par l’ambassade des Etats-Unis à Paris, même s’il n’avait pas beaucoup de détails.

 

Le Président Paul Quilès a interrogé M. Herman Cohen sur la politique africaine des Etats-Unis dans la région des Grands Lacs et s’il était vrai qu’ils considéraient l’Ouganda et le président Museveni comme un point d’appui contre toute tentative de déstabilisation de la région en provenance notamment du Soudan.

 

M. Herman Cohen a confirmé que les Etats-Unis étaient très favorables à l'Ouganda et au président Museveni pour plusieurs raisons. Ce dernier était considéré comme une personnalité nouvelle aux idées modernes, qui cherchait à bâtir une économie de marché. Il est vrai que les Etats-Unis craignaient une déstabilisation en provenance du Soudan mais ils ont toujours refusé, du moins lorsque M. Herman Cohen était aux affaires, de vendre des armes à l’Ouganda bien que M. Museveni disait craindre une invasion des forces soudanaises. Cette crainte paraissait non fondée à M. Herman Cohen qui faisait observer que la principale menace consistait surtout dans l’appui que le Soudan accordait aux rebelles de l’Ouganda.

M. Herman Cohen a démenti à ce propos que les Etats-Unis aient fourni des armes à M. Museveni pour qu’il les partage avec le FPR. Certes, l'administration Clinton a décidé de fournir des matériels militaires à l’Ouganda mais il ne s’agissait pas d’armes, mais simplement de camions et d’uniformes.

 

Le Président Paul Quilès a demandé si M. Herman Cohen possédait des informations sur les sources d’approvisionnement en armes et munitions du FPR.

 

M. Herman Cohen a précisé qu’elles avaient été prélevées sur les stocks de l’Ouganda. Les responsables du FPR faisant partie de l'armée ougandaise, ils avaient accès aux armes qui se trouvaient dans ses stocks. Des armes ont également été prises à l’armée rwandaise.

 

M. Pierre Brana a demandé si, au sein de l’ONU, les interventions des Etats-Unis allaient dans le même sens que celles de la France qui tendaient à éviter toute solution militaire risquant de déboucher sur des massacres.

 

M. Herman Cohen a expliqué que, lorsqu’il était aux affaires, l'ONU n’était pas encore partie prenante aux discussions qui demeuraient bilatérales entre l’Ouganda et le Rwanda. Les Etats-Unis ont toujours soutenu des négociations qui amèneraient une transition démocratique au Rwanda. Ils encourageaient à l’époque les efforts de l’OUA qui leur semblait devoir être privilégié par rapport à l’ONU.

 

M. Pierre Brana a demandé si, avec le recul du temps, M. Herman Cohen avait le sentiment que M. Museveni s’était servi davantage des Etats-Unis que les Etats-Unis de lui et s’il en était de même pour M. Habyarimana avec la France.

 

M. Herman Cohen a rapporté que le président Museveni pensait, avec raison, que les Etats-Unis seraient réticents à critiquer publiquement l'Ouganda pour l’invasion du Rwanda par le FPR. Ce fut sans doute une erreur de Washington de ne pas demander qu’il soit mis fin à l'invasion et que les envahisseurs se retirent en Ouganda. Les Etats-Unis ont surtout pensé à utiliser cette invasion comme un moyen d’encourager des négociations entre Rwandais pour une transition démocratique.

M. Herman Cohen a estimé que la France avait eu tort d'accorder trop sa confiance à M. Habyarimana et de dire à l'avance, qu'elle serait à ses côtés quelle que soit la situation, et quoi qu’il fasse sur le plan militaire et politique. C'était, au demeurant, la même situation des deux côtés. La France et les Etats-Unis étaient tous les deux trop gentils avec leur "client" respectif.

 

M. Pierre Brana a demandé quelle était l'attitude de Mobutu à l'égard d'Habyarimana et de Museveni et si la déstabilisation du Rwanda a été la cause de la chute du régime zaïrois.

 

M. Herman Cohen a déclaré que Mobutu haïssait Museveni. Il le regardait comme un jeune arriviste moderne tout en sachant que Museveni le considérait comme un représentant des dictateurs de l’ancien style, et le détestait en retour. Mobutu, qui était très ami avec Habyarimana était, par ailleurs, convaincu que l'armée ougandaise appuyait Kabila.

Mobutu croyait, après le déclenchement du génocide, que les Hutus allaient gagner. Il fondait son jugement sur l’idée qu’il était impossible que les Tutsis tuent tous les Hutus. Il soutenait les Hutus, également pour des raisons intérieures, car au Zaïre même il y avait une minorité tutsie qui n'était pas bien vue par le reste de la population.

 

M. Pierre Brana a demandé quels étaient les intérêts géopolitiques des Etats-Unis dans la région des Grands lacs.

 

M. Herman Cohen a estimé que, si l’on mettait à part le problème du Soudan, il n'y avait pas de réelle stratégie géopolitique des Etats-Unis dans cette région, du fait notamment de l’absence de ressources naturelles. Ils considéraient toutefois l'Ouganda comme un pays ayant de grandes chances de se développer, avec une bonne politique économique.

 

M. Pierre Brana a demandé si M. Herman Cohen pensait que les Etats-Unis avaient tout fait pour retarder le moment où les Nations unies auraient utilisé le terme de génocide, afin d’échapper à l'obligation d'intervention.

 

M. Herman Cohen a répondu par l’affirmative. Après l’épisode somalien, les Etats-Unis étaient devenus allergiques à toute intervention militaire de l'ONU dans les pays sous-développés. M. Lake, qui était chargé de la sécurité nationale à la Maison Blanche, a donné en 1997 une interview où il reconnaissait n’avoir pas voulu, à l’époque, envoyer au Rwanda des soldats qui risquaient de subir le même sort qu’en Somalie. Mais il n'était pas prêt non plus à permettre l’envoi d’une force africaine qui aurait été disponible et que le Secrétaire général de l’OUA avait promise si on lui avait fourni la logistique.

Les américains, qui ont longtemps refusé de reconnaître le génocide, pour échapper aux conséquences juridiques d’une telle reconnaissance, n’ont pas voulu non plus approuver une action du Conseil de sécurité.

M. Herman Cohen a estimé que la défaite de Mobutu a été d’abord provoquée par sa propre attitude. Il n'a rien fait, dans les camps, pour séparer les réfugiés de ceux qui avaient perpétré le génocide. Il a voulu, au contraire, aider les responsables du génocide à attaquer le Rwanda. De ce fait, le nouveau gouvernement rwandais a décidé de détruire les camps, alors même que la communauté internationale ne faisait rien. A cette occasion, le Rwanda s’est aperçu que l'armée du Zaïre n'était pas une vraie armée, et le résultat a été l'arrivée de Kabila au pouvoir. L'effet domino a donc joué mais de manière indirecte.

 

M. François Loncle a rappelé que M. Roland Dumas s’était plaint devant la Mission de l’attitude de M. Herman Cohen. Il a demandé si, dans les moments décisifs, il y avait eu des différences d'appréciation très nettes entre la France et les Etats-Unis.

 

M. Herman Cohen s’est déclaré très étonné du sentiment de M. Roland Dumas étant donné qu’il passait très souvent à Paris où il avait de nombreux entretiens avec MM. Dijoud, de la Sablière, Jean-Christophe Mitterrand ou Delaye. Aucune demande d'entretien, à sa connaissance, ne lui a été adressée par M. Dumas, sinon M. Herman Cohen aurait considéré comme un honneur de rencontrer le ministre.

 

M. François Loncle a demandé quelle était la nature exacte de l’aide américaine au FPR et ce qu’il pensait des thèses selon lesquelles les Etats-Unis auraient pris une part dans l’attentat du 6 avril 1994.

 

M. Herman Cohen a affirmé que les Etats-Unis n’apportaient aucune aide au FPR. Une douzaine d’officiers du FPR avait suivi des cours aux Etats-Unis, mais c’était dans le cadre de la coopération militaire américaine avec l'Ouganda. Ils avaient reçu cette formation en tant que militaires ougandais. Il a souligné par ailleurs que les Etats-Unis avaient toujours refusé les propositions d’achat d’armes du Président Museveni, et que le FPR ne pouvait donc en bénéficier par cet intermédiaire.

M. Herman Cohen s’est déclaré très étonné de la théorie d'un complot anglo-saxon contre les intérêts de la France qui ne correspondait à aucune réalité. Si les Etats-Unis avaient voulu entreprendre une action contre les intérêts français en Afrique, ils n’auraient pas commencé par le Rwanda, car c’est un pays de très petite importance. Les Etats-Unis ont toujours reconnu le " pré carré français " en Afrique comme un élément positif, qui n’était pas contraire aux intérêts américains dans la mesure où il se traduisait par une aide substantielle en faveur des pays concernés.

Cette crainte d’un complot anglo-saxon a empêché un réel dialogue entre la France et les Etats-Unis pendant la crise, à l’exception de la période où M. Dijoud dirigeait le service des Affaires africaines et au cours de laquelle la coopération entre les deux pays a donné de très bons résultats. M. Herman Cohen a, du reste, déclaré qu’il parlait très peu du Rwanda avec ses interlocuteurs parisiens.

Quant à l'attentat contre le président Habyarimana, M. Herman Cohen a pris acte de la thèse selon laquelle les missiles soviétiques tirés contre l’avion venaient du golfe persique, qu’ils avaient été récupérés en Irak par les Etats-Unis et donnés à l'Ouganda qui les aurait, à son tour, livrés au FPR. Mais M. Herman Cohen n’a pas pu faire de commentaires à ce sujet, l’attentat ayant eu lieu après qu’il eut quitté ses fonctions. Il a toutefois estimé que la famille d’Habyarimana avait organisé cet attentat, en tout cas c’est ce qu’il avait entendu dire par des membres de l’ambassade des Etats-Unis à Kigali. Sa famille reprochait à Habyarimana d’être trop mou et de vouloir des compromis avec le FPR. M. Herman Cohen a cependant déclaré ne détenir toutefois aucune preuve de cette supposition.

 

Le Président Paul Quilès a souligné que la mission était avide d’éléments factuels.

 

M. Bernard Cazeneuve a fait valoir que lorsqu’on examine les textes philosophiques qui ont inspiré le FPR et l'action de Museveni, on s'aperçoit qu'ils sont d'inspiration fortement marxiste avec beaucoup de concepts idéologiques empruntés à la pensée de Marx. Les Etats-Unis n’ayant pas d’intérêt particulier à aider l’Ouganda, mais entretenant seulement des relations amicales avec ce pays et ne manifestant pas vraiment de tropisme marxiste, il a demandé sur quelles bases étaient fondées ces relations.

 

M. Herman Cohen a considéré que Museveni était effectivement marxiste quand il était étudiant à l'Université de Dar Es Salam mais que ce n’était déjà plus le cas lorsqu’il est arrivé au pouvoir. Il était, parmi les dirigeants africains, le plus favorable à l'économie de marché. L’Ouganda est le pays où il est le plus facile d’investir, alors que ce n’est pas toujours le cas dans les pays africains.

 

M. Bernard Cazeneuve a demandé si beaucoup d'Américains ont investi en Ouganda.

 

M. Herman Cohen a répondu par la négative. Il a souligné que les entrepreneurs américains s'intéressent peu à l'Afrique, sauf dans certains secteurs comme l'énergie, le pétrole et les télécommunications.

 

M. Bernard Cazeneuve a souhaité obtenir des précisions sur le comportement des Etats-Unis à l’égard de la négociation des accords d’Arusha à partir de 1992, dès lors qu’ils avaient acquis la certitude, exprimée dans une note de la CIA, qu’ils ne seraient pas appliqués.

 

M. Herman Cohen a rappelé qu’à cette époque, il se préparait à quitter ses fonctions, du fait de l’élection de M. Clinton. Il a toutefois indiqué que les Etats-Unis avaient continué à encourager les deux parties au dialogue, sans être véritablement actifs.

 

M. Bernard Cazeneuve a demandé si M. Herman Cohen considérait que la France avait mené une bonne politique vis-à-vis du gouvernement d'Habyarimana.

 

M. Herman Cohen  a répondu par l’affirmative. Il a rappelé que tout le monde était content du régime d'Habyarimana entre 1985 et 1990. Contrairement à ce que M. Michel Rocard a mentionné, lors d’une audition précédente, ce n’était pas un régime qui devenait de plus en plus odieux. Tout le monde l'appuyait et il était normal que la France ait une coopération militaire avec lui.

 

M. Bernard Cazeneuve a demandé si les Etats-Unis avaient prévu le génocide.

 

M. Herman Cohen a répondu par la négative mais il a reconnu qu’il y avait, à l’époque, des signes inquiétants qui auraient dû être mieux interprétés, comme les assassinats où la création de la Radio Mille Collines. Personne n’a imaginé la possibilité d’un génocide alors même qu’il y en avait eu un au Burundi en 1972.

 

M. Bernard Cazeneuve a rappelé que Romeo Dallaire avait envoyé une dépêche à New-York pour indiquer que quelque chose de terrible se préparait.

 

M. Herman Cohen a répondu que cet épisode se situait après son départ des affaires.

 

M. Jacques Myard a demandé si M. Herman Cohen n’avait pas eu le sentiment que certains intérêts américains, qu’il a distingués du Gouvernement, avaient avantage à une victoire du FPR, qui aurait pu avoir des répercussions jusqu’à Kinshasa.

Il a également souhaité savoir si M. Herman Cohen pensait qu’essayer de plaquer sur la sociologie africaine un processus démocratique tel que celui que prévoyaient les accords d’Arusha, n’était pas voué à l'échec du fait des clivages ethniques.

 

M. Herman Cohen a fait part de ses doutes quant à l’existence d’une vision stratégique de l’administration Clinton à l’égard de la zone des Grands lacs. Même après la prise de Kisangani par Kabila, les Etats-Unis cherchaient encore une solution avec Mobutu. Il n’ont jamais eu l’idée que le FPR serait l'instrument du changement au Zaïre.

Quand s’est posé le problème de l’action des extrémistes dans les camps, où ils prenaient les réfugiés en otage, M. Kagame a demandé aux Etats-Unis d’agir et averti qu’il interviendrait s’ils ne le faisaient pas. Il a attendu douze mois et a détruit les camps. Mais les Etats-Unis n'ont pas réfléchi aux conséquences ultérieures de cette action. Même M. Kagame n’a pas pensé qu’elle allait mener à la défaite de Mobutu.

M. Herman Cohen a jugé que les accords d’Arusha n’étaient pas mauvais, à l’exception des clauses sur le partage de l’armée qui avantageaient trop le FPR. En outre, le Président Habyarimana n’avait pas participé à la négociation mais laissé agir son ministre des Affaires étrangères.

Il a regretté que la communauté internationale ait été obsédée par la signature de ces accords, ce qui a conduit à négliger d’analyser précisément leur contenu pour savoir s’ils pouvaient être appliqués. L’alerte de la CIA est venue un peu tard. Cette obsession de faire signer à tout prix des accords quel que soit leur contenu avait déjà créé des difficultés en Angola. Les Etats-Unis en avaient tiré les leçons au Mozambique, où ils ont refusé des accords qui ne leur semblaient pas applicables.

 

Le Président Paul Quilès a évoqué la directive présidentielle n° 25 du 5 mai 1994, qui prévoit que les Etats-Unis ne soutiendront militairement ou financièrement des opérations des Nations Unies que si elles sont utiles aux intérêts nationaux américains. Il semble bien que cette directive ait été appliquée pour la première fois dans l’affaire rwandaise. Il a demandé à M. Herman Cohen s’il pensait que le contenu de cette directive était de nature à donner une impulsion nouvelle au rôle de la communauté internationale, et plus exactement du Conseil de sécurité.

 

M. Herman Cohen s’est déclaré atterré par la directive présidentielle n° 25. Après le voyage du président Clinton en Afrique, son administration a demandé des avis d’experts, n’appartenant pas au gouvernement, pour savoir ce qu’il fallait faire en Afrique. Le conseil de M. Herman Cohen a été d’abroger cette directive. Certes, il est très difficile, pour des raisons de politique intérieure, d’envoyer des soldats américains dans des missions de l’ONU après ce qui s’est passé en Somalie. Mais il est ridicule de refuser d'envoyer des soldats d'autres pays, sous l'autorité des Nations unies. Si on avait envoyé le détachement de 5 000  soldats africains que l’OUA proposait, leur seule présence aurait rendu le génocide plus difficile. Un paysan qui a un soldat étranger à côté de lui ne va pas couper la tête de son voisin à la machette. Une simple présence de l’ONU aurait pu sauver de nombreuses vies.

M. Herman Cohen a estimé que l’attitude des Etats-Unis s’expliquait aussi par une question d'argent. Les Etats-Unis ont un gros arriéré de contributions au budget des Nations unies, surtout au titre des opérations de maintien de la paix. Ils ne veulent donc pas autoriser des opérations qui augmenteraient ces arriérés. La crise centrafricaine a récemment soulevé la même difficulté. Il a été difficile d’obtenir l’accord des Etats-Unis pour une action de maintien de la paix. Après avoir finalement voté positivement en faveur de cette action, le gouvernement américain a eu des difficultés avec le Congrès. La révision de la directive présidentielle n° 25 apparaît dans ces conditions nécessaire.

 

M. Bernard Cazeneuve a demandé si une mission d’information pourrait être créée aux Etats-Unis sur les événements du Congo Kinshasa.

 

M. Herman Cohen a rappelé que les enquêtes faisaient partie de l’activité quotidienne des commissions du Congrès, même si elles ne sont pas aussi longues qu’en France.

 

M. Bernard Cazeneuve a demandé si ces enquêtes concernaient des sujets sur lesquels la responsabilité américaine est très fortement mise en cause par la presse.

 

M. Herman Cohen a remarqué que le Congrès enquête surtout sur les sujets qui passionnent le public américain, comme l'affaire " Iran-Contras " dans laquelle les Etats-Unis ont fourni des armes à l'Iran pour de l'argent destiné à financer les Contras au Nicaragua. Cette affaire a passionné tout le monde et le Congrès a mené sur ce sujet une très grande enquête. Mais tous les jours, il y a de petites enquêtes qui ennuient beaucoup les responsables de l’exécutif obligés de témoigner devant le Congrès.

 

Audition de M. Henri RETHORÉ

Ambassadeur au Zaïre (20 juin 1989-8 décembre 1992)

(séance du 8 juillet 1998)

Présidence de M. Paul Quilès, Président

 

Le Président Paul Quilès a accueilli M. Henri Rethoré, Ambassadeur au Zaïre du 20 juin 1989 au 8 décembre 1992. Il a expliqué que la mission d’information sur le Rwanda souhaitait entendre les responsables diplomatiques en poste dans les pays voisins du Rwanda de 1990 à 1994, même si l’incidence des événements rwandais n’avait peut-être pas été la plus forte au Zaïre.

 

M. Henri Rethoré a d’abord souligné qu’il était un témoin lointain des événements qui faisaient l’objet des travaux de la mission d’information : lointain dans le temps, puisqu’il avait cessé ses fonctions au Zaïre en décembre 1992, alors que l’on n’en était encore qu’aux prémices du drame rwandais de 1994 ; lointain dans l’espace, Kinshasa étant, d’une part, séparée de Kigali par près de 2 000 kilomètres et par une immense forêt, et, d’autre part, située dans un environnement physique, humain, culturel et économique extrêmement différent ; lointain, enfin, en raison du contexte dans lequel il avait travaillé comme ambassadeur.

Il a rappelé à cet égard qu’il avait, tout au long de son séjour à Kinshasa, vécu la décomposition du Zaïre : la fin du monde bipolaire, la fin du soutien des occidentaux au régime en place dans ce pays, les tactiques catastrophiques du Maréchal Mobutu pour garder le pouvoir, son repli à Gbadolite -sa résidence personnelle à 1 000 kilomètres de la capitale-, le poids croissant de son entourage clanique, son effacement progressif de la scène internationale et sa perte de crédibilité en Afrique. M. Henri Rethoré a également rappelé que c’était dans cette débâcle qu’avait été assassiné, par la garde présidentielle, en janvier 1993, l’Ambassadeur de France au Zaïre, M. Philippe Bernard.

M. Henri Rethoré a fait observer qu’à cette époque et vu de Kinshasa, le Rwanda, dont on savait les problèmes ethniques et politiques, et dont on pensait bien qu’il connaîtrait un jour de nouvelles flambées de violence, apparaissait comme un exemple de développement, contrairement au Zaïre où tout était en ruine. Le Rwanda était ce que n’était pas le Zaïre : le pays des routes parfaites, des champs cultivés, de l’électricité et même du téléphone. Il a mentionné, à ce propos, le fait que lorsqu’il était à Goma, au Kivu il fallait aller de l’autre côté de la frontière, au Rwanda, à Gisenyi, pour téléphoner. Quant à l’image du Président Habyarimana, elle était plutôt bonne. Il a ajouté à ce sujet que ses collègues étrangers en poste à Kinshasa, revenaient toujours très impressionnés de leurs missions périodiques au Rwanda, pays dans lequel, à cette époque, comme ailleurs en Afrique, le processus de démocratisation semblait engagé, même si chacun était conscient qu’il y avait fort à faire en matière de respect des droits de l’homme, quoique, là encore, la comparaison entre le Rwanda et le Zaïre paraissait, à tort ou à raison, accablante pour ce dernier.

M. Henri Rethoré a évoqué les activités agressives du FPR, au sujet desquelles il avait eu des conversations avec son collègue rwandais, à Kinshasa, avec certains conseillers du Maréchal Mobutu ainsi qu’avec les représentants des institutions internationales, expliquant que les uns, dont il était lui-même, considéraient l’attaque d’octobre 1990 comme une agression à l’égard du Rwanda, tandis que les autres y voyaient le geste désespéré de jeunes gens auxquels le régime du Président Habyarimana refusait le retour dans leur pays. M. Henri Rethoré a précisé que les représentants des organisations internationales, notamment, voyaient dans la position du régime rwandais une attitude anti-Tutsi et anti-anglophone, mais que dans ces années-là et jusqu’en 1992, on croyait encore possible une réconciliation entre Rwandais, grâce à des changements institutionnels.

M. Henri Rethoré a expliqué que le Rwanda, le Burundi et l’Ouganda ne pesaient pas de façon prioritaire dans les préoccupations d’un diplomate en poste à Kinshasa. Il a précisé qu’il n’était informé que succinctement de la politique française à l’égard du Rwanda et que les télégrammes échangés entre Paris et Kigali n’étaient pas systématiquement communiqués à Kinshasa, pas plus que les notes et synthèses de la direction des affaires africaines et malgaches relatives à la crise rwandaise.

Il a déclaré avoir néanmoins eu à connaître de l’affaire rwandaise entre 1990 et 1992, plus ou moins directement, dans différentes occasions.

La première occasion survint en octobre 1990, lors de l’attaque du FPR. A la requête du Président Habyarimana, le Président Mobutu avait envoyé au Rwanda un corps d’environ 2 000 hommes, composé d’éléments de la division spéciale présidentielle, d’un bataillon de la 31ème brigade parachutiste et du service d’action et de renseignements militaires. En appui aux FAR, cette troupe progressa jusqu’à Gabiro, au nord du Rwanda, où elle perdit un homme et eut plusieurs blessés. Sur ordre du Maréchal, selon les uns, à la demande du Président Habyarimana, selon les autres, elle rentra au Zaïre après quinze jours, non sans d’être livrée à quelques pillages, notamment celui de l’hôtel de Gabiro.

La deuxième occasion intervint en juillet 1991. M. Henri Rethoré a expliqué qu’il avait participé, à cette date, à Kigali, à une conférence régionale d’ambassadeurs, organisée par le directeur des affaires africaines et malgaches, à l’époque M. Paul Dijoud. Celui-ci avait alors présenté, s’agissant du Rwanda, point majeur de l’ordre du jour, la ligne politique française : rétablissement par le dialogue des rapports entre l’Ouganda et le Rwanda grâce à la relance de la diplomatie française dans la région ; réouverture de la route Kigali-Kampala, axe majeur entre le Rwanda, le Burundi, le Zaïre et le port de Mombasa au Kenya, que l’on appelait le corridor et qui avait une extrême importance sur le plan économique ; réaffirmation, à l’attention des dirigeants rwandais, d’un lien fort entre l’aide française et le processus de démocratisation. M. Henri Rethoré a ajouté que les problèmes démographiques et fonciers avaient également été abordés, compte tenu de leur importance pour le Rwanda, de même que la question de la nécessaire suppression des mentions d’appartenance ethnique sur les cartes d’identité. En marge de la réunion, M. Paul Dijoud avait eu des contacts avec les différents partis politiques rwandais qui venaient d’être autorisés et avec les autorités en place. M. Henri Rethoré a précisé qu’il avait été reçu à cette occasion, avec M. Paul Dijoud, par le Président Habyarimana et son épouse, et qu’à l’issue de cette réunion, le Ministre des Affaires étrangères rwandais était parti, à bord d’un avion personnel, vers Gbadolite, sans doute pour " rendre compte " au maréchal Mobutu. M. Henri Rethoré a fait observer que, à l’aller, comme au retour, il avait fait le trajet par la route entre Goma et Kigali, en longeant la frontière nord du Rwanda, et que, si l’on voyait beaucoup de militaires, le pays paraissait alors calme et étonnamment civilisé par rapport au Zaïre.

M. Henri Rethoré a indiqué qu’il avait également eu à connaître de la question rwandaise lors de ses visites au Kivu, durant lesquelles il avait rencontré à Goma des personnes d’origine rwandaise qui y étaient installées depuis des générations, les Banyamulenge. Ces personnes avaient été transférées par les Belges, au moment de la colonisation, pour peupler le Kivu ou bien s’étaient réfugiées au Kivu au début des années soixante et en 1973. M. Henri Rethoré a expliqué que ces Rwandais se montraient très inquiets de l’attitude du gouvernement zaïrois qui manifestait la plus mauvaise volonté à leur reconnaître la nationalité zaïroise. Une loi de 1972 avait accordé cette nationalité à tous les Rwandais installés au Zaïre avant 1950, mais elle avait été abrogée dans les années quatre-vingts sous la pression des populations autochtones et de leurs représentants.

Dans la perspective d’élections au Zaïre, comme le prévoyait la démocratisation annoncée par le Président Mobutu en 1990, une procédure d’identification avait été décidée. Cette procédure traînait du fait de son rejet, non seulement par l’opinion locale, qui ne tenait pas du tout à voir tous ces Tutsis confirmés comme zaïrois, mais également par le Président de l’Assemblée nationale, aujourd’hui réfugié en Tanzanie et qui avait mené un combat farouche contre les Banyamulenge. M. Henri Rethoré a ajouté que, dans la pratique, ceux qui étaient chargés de la mise en oeuvre de cette procédure d’identification rançonnaient ceux qui demandaient à être identifiés comme zaïrois. Il a précisé qu’il était évident, à cette époque, que le climat se détériorait au Kivu entre la population autochtone et les étrangers d’origine rwandaise, présents depuis des générations, le plus souvent Tutsis, actifs, entreprenants, plus riches que la moyenne et qui finançaient à la fois les autorités zaïroises et le FPR. Déjà, dans le nord du Kivu, plus ou moins bien contrôlé par l’armée zaïroise, les incursions du FPR étaient fréquentes et impunies. Il fut même dit, à cette époque, qu’il y avait des camps d’entraînement du FPR dans le nord du Kivu. La situation était aussi confuse dans la partie du Haut-Zaïre, située aux confins du Soudan.

M. Henri Rethoré a déclaré qu’à l’occasion d’un tête à tête avec le Président Mobutu en 1991, il lui avait fait part de ses inquiétudes s’agissant du Kivu, mais que ce dernier avait tenu des propos rassurants sur ses intentions, affirmant qu’il comprenait parfaitement le désir des populations d’origine rwandaise d’être stabilisées et reconnues comme zaïroises dès lors qu’elles travaillaient au Zaïre. Il avait, en outre, affirmé à M. Henri Rethoré que l’identification serait menée à bien, toujours dans la perspective des élections à venir. M. Henri Rethoré a indiqué à cet égard qu’en 1986, les élections législatives n’avaient pas pu être organisées dans le Kivu, parce que l’on ne savait pas distinguer les étrangers des populations locales.

Il a toutefois fait observer que, comme toujours, le Président Mobutu n’avait pas su s’abstraire du réseau d’influence qui l’enserrait de plus en plus et que, inquiet à l’égard de toute perspective de changement, peut-être déjà malade, ayant perdu une bonne partie de son autorité, il avait oublié ses projets et choisi l’immobilisme. M. Henri Rethoré a cependant insisté sur le fait que le Président Mobutu n’éprouvait aucune hostilité personnelle à l’égard des Tutsis, qu’il avait d’ailleurs eu, comme directeur de cabinet, un Tutsi de grande valeur, M. Barthélémy Bisengimana, mort de maladie en 1992, et qu’en fait, le Maréchal avait un mauvais souvenir des autochtones du Kivu qui avaient soutenu, à l’époque des rébellions de 1965, son adversaire Mulélé.

M. Henri Rethoré a expliqué que le Maréchal Mobutu avait néanmoins tenté d’apporter son concours au Président Habyarimana, en raison, tout d’abord, des liens personnels très forts qui les unissaient, ensuite parce que l’intégrité du territoire zaïrois, qui était la préoccupation de sa vie et le succès de son action depuis 1965, était menacée, et, enfin, en vue de sauvegarder son pouvoir personnel.

Il a ajouté qu’étant le doyen des Chefs d’Etat de la région et le chef du deuxième Etat francophone du monde, comme il le disait, le Président Mobutu avait toujours voulu jouer un rôle sur la scène internationale, qu’à cette époque où son pouvoir s’effritait, c’était, avec la défense, le seul domaine réservé que lui reconnaissaient les institutions de la transition démocratique, préparée notamment par la conférence nationale. C’est dans cette perspective que s’inscrivait, en 1990, dans le cadre de la Communauté économique des Grands Lacs (CEPGL), la création d’une commission chargée de superviser le retour des réfugiés au Rwanda. En octobre 1990, aussitôt après l’attaque du FPR, une réunion avait été organisée entre les Chefs d’Etat de la CEPGL. Le Président Mobutu avait été chargé d’une médiation, qui était déjà un peu entachée par le fait qu’il avait envoyé un corps expéditionnaire aux côtés des troupes du Président Habyarimana, ce qui le rendait suspect aux yeux du FPR et de la partie ougandaise. En mars 1991, cette médiation avait abouti à N’sele, dans la banlieue de Kinshasa, à la signature d’un accord de cessez-le-feu et à la décision de déployer un groupe d’observateurs neutres africains sous l’égide de l’OUA, décision qui ne fut pas suivie d’effet. En septembre 1991, au sommet de Gbadolite, les négociations se poursuivirent, en prélude aux réunions d’Arusha. La médiation du Maréchal Mobutu n’était cependant pas allée jusqu’à son terme et celui-ci avait alors cessé de jouer un rôle actif, ce qui témoignait de l’effacement du Zaïre confronté à des problèmes intérieurs majeurs sur lesquels se fixa l’attention des représentants français, américains et belges à Kinshasa.

M. Henri Rethoré a estimé qu’un Zaïre fort aurait pu donner un autre tour aux événements de 1994, mais que son effondrement, prévisible et inéluctable eu égard au système de gouvernement du Président Mobutu, avait été et restait dramatique pour la région des Grands Lacs. Citant pour conclure une phrase de Tocqueville qu’il avait mise en exergue dans son rapport de fin de mission en 1992 : " Il n’y a qu’un grand génie qui puisse sauver un prince qui entreprend de soulager ses sujets après une oppression longue ", M. Henri Rethoré a jugé que, six ans plus tard, après ce qui s’était passé au Rwanda et au Zaïre, on appréciait singulièrement la pertinence de cette citation s’agissant des deux Chefs d’Etat zaïrois et rwandais de l’époque.

 

Le Président Paul Quilès a fait observer que le témoignage de M. Henri Rethoré recoupait celui des anciens ambassadeurs français en Ouganda, concernant notamment l’attitude des autorités politiques des pays limitrophes du Rwanda à l’égard des réfugiés. Il a noté que ces communautés déplacées, constituées en général de personnes actives, entreprenantes et disposant de moyens supérieurs à ceux de la majorité de la population locale, avaient, de ce fait, été rapidement rejetées par celle-ci. Le Président Paul Quilès a alors souhaité que M. Henri Rethoré précise son analyse de la communauté tutsie, en présentant notamment son organisation, ses rapports avec le FPR et sa volonté de revenir au Rwanda, sans doute exacerbée par le rejet dont elle était l’objet.

 

M. Bernard Cazeneuve a posé une question complémentaire relative à l’existence éventuelle, parmi ces réfugiés, d’une élite susceptible de dispenser un enseignement politique concernant l’avenir de leur nation et de leur communauté.

 

M. Henri Rethoré a rappelé qu’il y avait eu plusieurs vagues d’entrée de Tutsis au Zaïre et indiqué que ceux qui étaient au Zaïre de longue date n’avaient qu’une ambition, celle de devenir Zaïrois. Ces réfugiés vivaient en effet fort bien au Zaïre où ils possédaient des plantations, des élevages, des boucheries, des abattoirs, et étaient bien intégrés. Cette première vague de réfugiés s’était d’ailleurs si bien insérée dans la société zaïroise que l’un de ses représentants, M. Barthélémy Bisengimana, avait été directeur de cabinet du Président de la République pendant des années. Il s’agissait de personnes actives qui savaient parfaitement qu’elles ne retrouveraient pas au Rwanda la situation florissante qui était la leur dans le nord du Kivu.

M. Henri Rethoré a fait observer que le gouvernement zaïrois n’était cependant pas capable, à ce moment-là, alors qu’il n’était pourtant pas encore submergé par des vagues de réfugiés, de les assimiler et de les considérer comme Zaïrois. Il a alors évoqué les reproches qui avaient été faits au Premier Ministre M. Kengo Wa Dondo qu’on accusait d’être issu d’une mère étrangère -elle était rwandaise- et de nationalité " douteuse ".

Quant aux réfugiés arrivés plus récemment au Zaïre, M. Henri Rethoré a indiqué qu’ils connaissaient de grandes difficultés économiques et désiraient, sans aucun doute, rentrer chez eux, au Rwanda, mais qu’ils y étaient également rejetés.

 

M. Bernard Cazeneuve a souhaité savoir comment les Tutsis installés depuis longtemps au Zaïre percevaient ces nouveaux venus.

 

M. Henri Rethoré a répondu qu’à sa connaissance, il n’y avait aucun problème entre les Tutsis anciennement installés et les nouveaux arrivants et que la solidarité jouait entre eux, avec, comme objectif commun, l’idée qu’il fallait devenir zaïrois.

Au Président Paul Quilès qui lui demandait à combien de personnes pouvait être évalué le nombre de réfugiés, M. Henri Rethoré a indiqué, sans pouvoir donner un chiffre précis, qu’ils étaient très certainement plusieurs milliers, mais qu’ils n’étaient pas organisés en tant que communauté tutsie au Zaïre -le Maréchal aurait, de toute façon, veillé à l’empêcher-, qu’ils n’avaient aucune activité politique en tant que Tutsis, mais cotisaient fortement, notamment au FPR qui devait venir les taxer sachant qu’ils avaient de l’argent.

 

M. Bernard Cazeneuve s’est interrogé sur les motifs qui conduisaient ces Tutsis à cotiser au FPR, alors qu’ils étaient intégrés dans la vie économique zaïroise.

 

M. Henri Rethoré a estimé qu’ils acceptaient d’être rackettés, ne sachant pas quel serait leur avenir et préférant donc prendre des garanties. Il a ajouté que ces personnes, allant très souvent à Kigali et n’étant pas du tout coupées du Rwanda, savaient ce qui s’y préparait et préféraient ménager l’avenir.

 

M. Pierre Brana a demandé à M. Henri Rethoré si ce n’était pas également par solidarité avec ces réfugiés en situation précaire que ceux qui étaient intégrés dans la vie zaïroise cotisaient au FPR de façon volontaire, afin de leur garantir le droit de revenir, un jour, au Rwanda, s’ils le souhaitaient.

 

M. Henri Rethoré a exprimé son accord avec ce raisonnement. Si d’un côté, les Tutsis du Kivu sentaient que la situation y était très instable et constataient une grande agressivité des populations locales à leur encontre, il existait également une solidarité tutsie et un sentiment de fierté très puissant au sein des Tutsis.

 

M. Bernard Cazeneuve a souhaité connaître la nature de leurs activités commerciales.

 

M. Henri Rethoré a répondu qu’ils étaient présents dans tous les domaines -l’essence, le pétrole, les commerces d’huile et d’alimentation- et qu’en outre, ils exerçaient des activités locales très appréciées, telles que l’exploitation des grandes plantations, des élevages et des abattoirs, toutes ces activités ayant été réduites à néant lorsque le désordre s’était installé dans la région.

 

M. Jean-Louis Bernard a voulu savoir sur quels éléments reposait l’intime conviction de M. Henri Rethoré que les réfugiés tutsis versaient leur obole au FPR.

 

M. Henri Rethoré a indiqué que cette information faisait partie des renseignements dont disposait l’ambassade, même si elle n’en avait pas la preuve formelle. Toutes les informations dont elle disposait se recoupaient cependant et montraient également que des membres du FPR venaient s’entraîner dans le nord du Kivu et commençaient à s’y installer.

 

Le Président Paul Quilès a demandé à M. Henri Rethoré comment il expliquait qu’en mars 1991, lors de la réunion qui avait donné lieu aux accords de N’sele, le Maréchal Mobutu avait amené avec lui une délégation du FPR conduite par MM. Bizimungu et Kagame. Il a également voulu connaître l’état des rapports entre le Président Mobutu et le FPR.

S’agissant de la première question, M. Henri Rethoré a estimé ce geste effectivement très surprenant sachant que le Maréchal s’était rangé du côté du Président Habyarimana dès l’agression du FPR. Le fait est cependant que le Maréchal Mobutu avait réussi à convaincre ces deux personnalités de venir à N’sele.

Quant aux rapports entre le Maréchal Mobutu, alors triomphant, et le FPR, M. Henri Rethoré a fait observer qu’il n’y avait entre eux aucune espèce de familiarité. Il a ajouté que le Maréchal Mobutu voulait jouer le rôle de grand médiateur de la région et qu’il s’était ensuite vanté d’avoir réussi à faire venir ces personnes, de la même manière qu’il s’était vanté, en 1989 d’avoir réuni MM. Dos Santos et Savimbi à Gbadolite, tout en regrettant que ces rencontres n’aient pas produit davantage de résultats.

 

M. Bernard Cazeneuve, évoquant les bonnes relations entre le Maréchal Mobutu et le Président Habyarimana, dont M. Henri Rethoré avait fait état, s’est demandé quel était, au-delà des tempéraments, le substrat philosophique de cette connivence politique.

 

M. Henri Rethoré a déclaré qu’il n’était pas aisé de saisir les ressorts de cette amitié, notant toutefois que les deux hommes étaient tous les deux des militaires, des Chefs d’Etat et qu’ils travaillaient dans la cadre de la Communauté des Grands Lacs. Il a ajouté que le Maréchal Mobutu considérait le Président Habyarimana comme son jeune frère et qu’il avait probablement le sentiment qu’il avait besoin de ses conseils.

A M.  Bernard Cazeneuve qui lui demandait s’il n’y avait pas, dans cette amitié, une certaine condescendance de la part du Président Mobutu, M. Henri Rethoré a répondu que ce dernier était le doyen et qu’ayant de grandes difficultés avec le Kenya et l’Ouganda, il avait tendance à rallier autour de sa personne les dirigeants francophones.

 

M. Bernard Cazeneuve s’est alors interrogé sur la vision qu’avait le Maréchal Mobutu de la personnalité et des vues politiques du Président Museveni.

 

M. Henri Rethoré a déclaré que le Président Mobutu s’en méfiait énormément, ayant, peut-on supposer, conscience qu’il pouvait jouer un rôle important dans la région. En outre, le Président Museveni étant anglophone et le Maréchal ne parlant pas un mot d’anglais, ils n’avaient aucun contact. M. Henri Rethoré a ajouté que le Maréchal Mobutu avait été très agacé lorsque le Président Museveni, invité à Paris, en 1989 pour le bicentenaire de la Révolution, avait été reçu avec les honneurs et considéré comme un plus grand démocrate que lui.

 

M. Bernard Cazeneuve s’étant demandé, avec étonnement, si le Maréchal Mobutu avait le sentiment d’être un grand démocrate, M. Henri Rethoré a répondu par l’affirmative et indiqué qu’il affirmait avoir décidé lui-même le processus de démocratisation, en 1990, avant le discours de La Baule. Il a ajouté qu’aux yeux du Président zaïrois, le Président Museveni, comme d’ailleurs tous les dirigeants anglophones, n’était pas un démocrate, puisqu’il s’en tenait à un parti unique. C’est pourquoi il avait été meurtri que le Président Museveni soit mieux reçu en France que lui, Maréchal Mobutu, qui avait tant fait pour essayer de développer la démocratie dans son pays.

 

M. Antoine Carré, évoquant les propos de M. Henri Rethoré selon lesquels, dans ces années-là, on croyait encore possible une réconciliation entre Hutus et Tutsis, s’est demandé s’il s’agissait d’une analyse politique des Chefs d’Etat de la région ou d’une analyse des milieux étrangers et quels étaient ceux qui partageaient ce point de vue.

 

M. Henri Rethoré a rappelé le contexte de démocratisation qui avait suivi le discours de La Baule, faisant observer qu’on pensait alors que les problèmes des pays africains allaient être réglés grâce au multipartisme et à l’introduction des différentes tendances politiques dans les instances dirigeantes de l’Etat. Il a précisé que telle était, en tout cas, la vision des diplomates étrangers en poste à Kinshasa. Quant à savoir si le Président Mobutu pensait vraiment qu’une réconciliation fût possible, il a déclaré n’en être pas certain.

 

Audition de M. Jacques DEPAIGNE

Ambassadeur au Zaïre (28 juillet 1993-12 janvier 1996)

(séance du 8 juillet 1998)

Présidence de M. Paul Quilès, Président

 

Le Président Paul Quilès a accueilli M. Jacques Depaigne, en poste au Zaïre de juillet 1993 à janvier 1996. Il a rappelé que la mission avait souhaité entendre l’Ambassadeur pour mieux apprécier ce qu’avait été, au cours de cette période, la politique suivie par les autorités zaïroises concernant à la fois les négociations d’Arusha et la participation du Zaïre à l’opération Turquoise.

 

M. Jacques Depaigne a tout d’abord précisé que, bien qu’ayant été Ambassadeur au Zaïre à l’époque du génocide, il était resté assez loin des événements, notamment au moment de l’opération Turquoise car, même avant l’installation d’une cellule du ministère des Affaires étrangères à Goma, l’Ambassadeur de France à Kinshasa avait pour instruction de ne pas se rendre sur le terrain. Lors de la venue des ministres et du Premier Ministre dans le Kivu, il était entendu qu’ils venaient voir les soldats français et non les Zaïrois.

Il a également souhaité cadrer le tableau quelque peu surréaliste du Zaïre de l’époque en indiquant que la situation s’y était vite aggravée, qu’à son arrivée à Kinshasa le Gouvernement de M. Birindwa venait d’être nommé et qu’il avait instruction -ce qui est étrange pour un Ambassadeur- de n’avoir aucun contact avec lui. Seul le Maréchal Mobutu était considéré comme légitime, mais ce dernier habitant à 1 500 kilomètres, les rencontres n’étaient pas très fréquentes. Pendant plusieurs mois, y compris au début du génocide, le Gouvernement zaïrois était considéré comme infréquentable et l’une des raisons pour lesquelles aucun déplacement n’avait été effectué, c’est qu’il ne fallait pas courir le risque d’être accueilli par l’un de ses ministres.

Il a répété que, par conséquent, il était resté éloigné des événements et qu’il avait l’impression que l’ensemble du processus, depuis les discussions de paix jusqu’à " l’invasion ", comme disait le Gouvernement zaïrois, devenu fréquentable avec l’arrivée de M. Kengo Wa Dondo après le mois de juillet, avait été totalement subi par le Zaïre. Le degré de délabrement de l’ensemble des structures de l’Etat zaïrois était tel -comme on a pu le vérifier à l’entrée de M. Laurent-Désiré Kabila- que la capacité zaïroise en n’importe quel domaine, que ce soit pour organiser l’accueil des réfugiés, essayer de les repousser ou de contrôler leur entrée, s’était révélée tout a fait insuffisante.

Lorsque le flot des réfugiés était entré dans le pays, l’armée zaïroise avait exercé un minimum de contrôles. Les armes lourdes des ex-forces armées rwandaises avaient été saisies et les FAR plus ou moins regroupées mais ces actions avaient été conduites avec approximation, de telle sorte qu’une véritable gestion de la situation était impossible. Néanmoins, les armes, dont la restitution était devenue un des sujets essentiels de discussion, avec le retour des réfugiés que réclamaient les Zaïrois, au fil des mois, lors des discussions bilatérales engagées entre le Gouvernement de M. Kendo Wa Dondo et les responsables rwandais, notamment au niveau du ministère de l’Intérieur, avaient en réalité été conservées par les Zaïrois comme moyen de pression sur les Rwandais.

M. Jacques Depaigne a souligné que le leitmotiv du Gouvernement zaïrois était le départ des réfugiés qui furent, petit à petit, considérés comme la cause de tous les ennuis dans cette région. Le Ministre de l’Intérieur de l’époque, devenu ensuite Ministre des Affaires étrangères, M. Kamanda Wa Kamanda, avait imaginé un système très difficile à mettre au point : il aurait souhaité que soit instituée une fiction d’extra-territorialité et que l’on transfère les camps du Zaïre au Rwanda mais en considérant leur périmètre comme zaïrois pour qu’ils continuent de bénéficier de la protection du HCR et soient soustraits à la pression des forces rwandaises. Naturellement, cette demande n’avait pas pu aboutir et, au fil des mois, l’impression s’était installée que le Gouvernement ne contrôlait rien, ce qui était d’ailleurs le cas pour pratiquement n’importe quel domaine et de manière particulièrement frappante pour tout ce qui concernait le traitement du problème des réfugiés.

Pendant ce temps, le Maréchal Mobutu se montrait incapable d’agir véritablement, faute de relations satisfaisantes avec ses collègues des pays environnants et également en raison de son peu d’inclination à suivre un dossier et à conduire une stratégie.

M. Jacques Depaigne a fait observer en conclusion que l’absence du Maréchal Mobutu au sommet de Dar Es-Salam s’expliquait très bien et que, sur le moment, elle n’avait même pas posé de questions particulières. Le Maréchal ayant convoqué les deux principaux protagonistes, il avait fait, en quelque sorte, son " numéro ", ce qui devait lui suffire. De plus, la qualité de l’accueil qui lui aurait été réservé par ses autres collègues n’était pas suffisamment garantie pour qu’il pense devoir effectuer le déplacement.

 

Le Président Paul Quilès a demandé quelle avait été l’appréciation portée par les autorités zaïroises ou par le Maréchal Mobutu sur le contenu des accords d’Arusha au moment de leur conclusion et de leur entrée en vigueur.

 

M. Jacques Depaigne a répondu que ces accords étaient officiellement appréciés, comme s’inscrivant dans une évolution jugée -toujours officiellement- positive mais il a fait remarquer que c’était aussi une époque où il n’y avait guère d’opinion représentative au Zaïre. La presse, très nombreuse, était pour l’essentiel d’opposition et on n’entendait pas véritablement de voix officielles s’exprimer. Il a ajouté que le Maréchal Mobutu avait clairement choisi son camp et a indiqué qu’il n’était pas certain qu’il n’ait pas émis quelques réserves.

 

Le Président Paul Quilès a rappelé que, même s’il avait choisi son camp, il était venu avec les représentants du FPR à la réunion de 1991.

 

M. Jacques Depaigne a précisé que cette circonstance ne l’avait pas empêché de choisir son camp et qu’il avait d’ailleurs parfois manifesté en privé un sentiment de solidarité bantoue, expression entendue chez les responsables zaïrois.

 

Le Président Paul Quilès a demandé en quoi consistait cette solidarité.

 

M. Jacques Depaigne a indiqué que c’était quelque chose de vague, répondant à ce qui était encore un fantasme : la notion d’une grande région tutsie réunissant le Rwanda, le Burundi, le Kivu et l’Ouganda.

 

Le Président Paul Quilès a souhaité savoir si, au nom de " la solidarité bantoue ", le Maréchal Mobutu avait pu intervenir auprès du Président Habyarimana pour favoriser l’entrée en vigueur des accords d’Arusha, ou pour l’alerter contre la montée des tensions ethniques.

 

M. Jacques Depaigne a répondu que tel était, en tout cas, ce que la France demandait au Maréchal de dire par des canaux divers, le Maréchal ayant de nombreux contacts avec les dirigeants francophones en dépit du sort difficile qui lui était réservé.

 

Le Président Paul Quilès a demandé si c’était le message que l’Ambassadeur transmettait et si le Maréchal appliquait cette recommandation.

 

M. Jacques Depaigne a précisé que le message ne transitait pas forcément par le canal de l’Ambassadeur et que le Maréchal avait appliqué cette recommandation puisqu’il ne s’était pas activement opposé au processus d’Arusha.

 

Le Président Paul Quilès a souhaité savoir comment s’étaient déroulées les négociations entre le Zaïre et la France au moment de l’opération Turquoise. Il a relevé à ce propos que la création de la zone humanitaire sûre était considérée comme une solution permettant d’éviter notamment au Zaïre un afflux de réfugiés, dont le moins que l’on puisse dire est qu’il n’était pas souhaitable pour ce pays.

 

M. Jacques Depaigne a considéré qu’il n’y avait eu aucun problème et a indiqué que le Maréchal avait accepté tout de suite. Le Maréchal recherchait une amélioration de sa position internationale et la France l’a, d’une certaine façon " remis en selle ", ce que l’opposition zaïroise avait d’ailleurs reproché. Avec, en outre, la nomination de M. Kengo Wa Dondo, Premier Ministre élu par le gouvernement de transition, le pouvoir zaïrois devenait ainsi plus acceptable qu’avec M. Birindwa à sa tête.

 

M. Pierre Brana a souhaité savoir si la flambée de violence dans la région du Kivu était ressentie comme la conséquence des événements du Rwanda et ce qu’en pensait le Maréchal Mobutu.

 

M. Jacques Depaigne a rappelé qu’il s’agissait d’une situation ancienne mais qui avait connu avec l’affaire du Rwanda une aggravation considérable du fait que des réfugiés hutus étaient venus au Zaïre alors que les Banyarwanda étaient en conflit avec les populations autochtones pour la possession des terres depuis fort longtemps. A l’époque, on parlait d’ailleurs beaucoup des Banyarwanda et pas du tout des Banyamulenge qui, au sud du Kivu, furent par la suite le fer de lance de Laurent-Désiré Kabila. Là encore, il n’y avait pas véritablement de position arrêtée : l’armée zaïroise pouvait à la fois prendre le parti des Banayarwanda ou des populations autochtones, non pas en fonction de considérations politiques mais en fonction de considérations financières, c’est-à-dire qu’elle choisissait ceux qui pouvaient lui donner le plus d’argent.

 

M. Pierre Brana a évoqué la comparaison avec les seigneurs de la guerre.

 

M. Jacques Depaigne a ajouté qu’il était impossible de conduire une véritable politique, faute de moyens de transmission entre les pouvoirs politiques et l’armée.

 

M. Pierre Brana, rappelant que le Maréchal Mobutu avait annoncé qu’il allait se donner les moyens d’arrêter les criminels, a demandé si ces déclarations avaient été suivies d’un début de mise en application ou si elles n’étaient qu’un effet de théâtre.

 

M. Jacques Depaigne a souligné qu’elles répondaient à une véritable volonté partagée, à cette époque, par le Gouvernement de M. Kengo Wa Dondo, mais que les autorités étaient incapables de les mettre en application. Ce qui aurait été déjà extrêmement difficile pour n’importe quel Gouvernement l’était encore davantage pour les autorités zaïroises. La seule mesure mise en oeuvre fut d’organiser la sécurité à l’intérieur des camps. Le HCR avait financé, en quelque sorte, une milice privée composée de militaires zaïrois qu’il avait décidé d’habiller, de payer et d’encadrer et dont tout le monde reconnaissait, à l’époque en tout cas, qu’ils faisaient un assez bon travail. L’armée n’était pas composée de mauvais soldats mais elle était décomposée ; dès lors que ses hommes se sont trouvés encadrés, ils ont bien travaillé. Cette démarche aurait pu marquer le point de départ d’une espèce de tri entre les responsables d’actes de génocide et les autres. Cependant, la pression des milices était très forte à l’intérieur des camps et on n’était pas parvenu à les empêcher de l’exercer.

L’une des conséquences de cette incapacité des autorités zaïroises à gérer la situation a été une décision, prise par le Gouvernement zaïrois à la fin du mois d’août 1994, d’expulser les réfugiés. L’idée était que l’expulsion par la force permettrait aux réfugiés d’échapper à la pression des milices à l’intérieur des camps mais, naturellement, cette entreprise était impossible.

 

M. Pierre Brana a souhaité savoir quelle était la validité de l’analyse de la presse notamment, mais aussi de la littérature, qui présentait souvent le Maréchal Mobutu comme un pompier pyromane, laissant entendre par là qu’il aurait, par moments, exacerbé les tensions ethniques pour ensuite calmer le jeu.

 

M. Jacques Depaigne a répondu que cette tactique faisait partie de sa méthode mais que, dans ce cas précis, la situation était déjà extrêmement difficile.

 

M. Pierre Brana a souhaité savoir si les événements du Rwanda, notamment le génocide, figuraient parmi les causes de la chute de Mobutu, autrement dit, si la théorie des dominos dont on a beaucoup parlé dans la région, pouvait être prise en compte.

 

M. Jacques Depaigne a affirmé que le régime de Mobutu se dégradait très nettement de lui-même. La théorie à laquelle se référait M. Pierre Brana supposerait qu’il y ait eu une organisation quelque part qui ait prévu la chute des différents dominos. Les opportunités ont été utilisées : personne ne parlait de M. Laurent-Désiré Kabila, la seule référence à cette personnalité se trouvait dans les mémoires de Che Guevara qui en disait d’ailleurs beaucoup de mal. En outre, les soutiens de M. Laurent-Désiré Kabila ne souhaitaient même pas, au départ, qu’il aille jusqu’à Kinshasa.

 

M. Pierre Brana a demandé à M. Jacques Depaigne s’il avait rencontré M. Laurent-Désiré Kabila avant son arrivée au pouvoir.

 

M. Jacques Depaigne a répété que personne n’en parlait et que personne ne le connaissait, ce qui était également le cas de son collègue américain, des différents diplomates et des Zaïrois au Gouvernement.

 

Le Président Paul Quilès a souhaité savoir quelle était l’analyse de l’Ambassadeur sur les événements qui se déroulaient dans l’ex-Zaïre et qui étaient largement la conséquence de ce qui s’était passé en 1994 au Rwanda. Il a rappelé qu’un rapport de l’ONU venait récemment de faire état de toute une série de massacres, ou pour le moins de disparitions massives de populations.

 

M. Jacques Depaigne a indiqué qu’à Nairobi, pendant les premiers mois où il était en poste, il avait rencontré MM. Kengo Wa Dondo et Kamanda qui étaient venus au seul sommet auxquels les responsables zaïrois avaient assisté. Il avait vu se mettre en place un début de logistique pour une intervention humanitaire que la France seule réclamait en décembre 1996 -notamment avec un général et un état-major canadiens. Il y avait eu quelques discussions et, finalement, c’était au grand soulagement de la plupart des membres de la communauté internationale qu’il avait été décidé que l’opération, jugée impossible, n’aurait pas lieu.

La politique de l’époque était de laisser les réfugiés partir dans la forêt. Lorsque les camps avaient été attaqués et que la vie des réfugiés était devenue impossible, certains d’entre eux étaient rentrés au Rwanda. Ce retour avait été jugé satisfaisant par le Gouvernement rwandais, tous les autres étant considérés comme coupables de génocide.

 

Le Président Paul Quilès s’est demandé si ce soupçon justifiait leur disparition.

 

Audition de M. Marcel CAUSSE

Ambassadeur au Burundi (6 février 1990-17 février 1993)

(séance du 8 juillet 1998)

Présidence de M. Paul Quilès, Président

 

Le Président Paul Quilès a accueilli M. Marcel Causse, Ambassadeur de France au Burundi de 1990 à février 1993. Il a souhaité que M. Marcel Causse expose à la mission d’information comment il avait vécu, du Burundi, l’évolution de la situation au Rwanda durant la période où il était en poste et quelles répercussions les événements qui survenaient au Rwanda ou au Burundi pouvaient avoir chaque fois sur l’autre des deux pays.

 

M. Marcel Causse a d’abord exposé que lorsqu’il avait pris ses fonctions au Burundi, le 6 février 1990, le Major Pierre Buyoya présidait aux destinées du pays depuis deux ans et demi. Il a ajouté que le traumatisme subi par les populations à la suite des massacres ethniques d’août 1988 était encore très vivace et précisé qu’au Burundi comme au Rwanda voisin, toute la vie politique était conditionnée par la lutte que se livrent depuis des décennies les deux composantes de la population, les Hutus et les Tutsis.

Il a indiqué que la répartition entre les deux ethnies était la même dans chacun des deux pays, les Hutus représentant près de 80 % de la population et les Tutsis un peu moins de 20 %, et que, au Burundi comme au Rwanda, ces ethnies ne se distinguaient l’une de l’autre ni par le territoire, ni par la langue, ni par la religion, ni par des coutumes particulières. Il a fait observer cependant qu’au Burundi, contrairement au Rwanda, il y avait longtemps que toute référence à une origine ethnique avait disparu des cartes d’identité et autres documents administratifs et que, à l’époque, c’était l’ethnie minoritaire tutsie qui y était au pouvoir et qui y constituait et dirigeait l’armée. C’étaient donc les Hutus qui, dans les périodes de tension, étaient victimes de la soldatesque tutsie.

Il a exposé que les excès commis lors des massacres de 1988, quelques mois après la prise du pouvoir par le Major Buyoya, avaient décidé celui-ci à tenter de changer le cours des choses, et ce, d’abord en prônant l’unité nationale. Dès le 4 octobre 1988, il mettait en place une commission consultative sur l’unité nationale. La charte de cette commission qui affirme, entre autres choses, la suprématie des droits de l’homme au Burundi, fut adoptée par plus de 89 % des suffrages exprimés, lors d’un référendum populaire, le 5 février 1991. M. Marcel Causse a estimé que cette charte et la campagne d’explication qui l’a entourée, si elle n’avait pas empêché le renouvellement d’incidents interethniques graves, comme en novembre 1991 ou en avril 1992, avait cependant largement contribué à une évolution favorable des esprits.

Il a précisé que, bien qu’il ait été porté au pouvoir par l’armée, le Major Buyoya avait eu pour deuxième objectif d’éliminer progressivement tous ses représentants des instances politiques. Ce processus avait été achevé avec l’acceptation, le 9 mars 1992, d’une nouvelle constitution, interdisant toute activité politique aux militaires. M. Marcel Causse a indiqué que, parallèlement, une action était menée contre l’omnipotence des Tutsis au sein de l’armée. Tous les ans pendant cette période, on a pu constater une augmentation du nombre des élèves officiers d’ethnie hutue, ceux-ci constituant un tiers de la promotion en 1993.

Il a ajouté que la même politique d’ouverture fut menée en ce qui concerne l’accès aux fonctions gouvernementales. D’octobre 1988 jusqu’au changement de régime en 1993, tous les gouvernements furent dirigés par un Hutu, M. Adrien Sibomana. De plus, alors que dans un premier temps, la participation des deux ethnies était égalitaire, dès le 2 avril 1992 les Hutus devinrent majoritaires avec quatorze ministres contre dix Tutsis.

M. Marcel Causse a exposé que si les Occidentaux considéraient que cette évolution devait rapidement aboutir à une démocratisation totale assortie du multipartisme, le Major Buyoya, homme éclairé s’il en était, semblait néanmoins souhaiter que le processus soit plus évolutif. Cependant, sur la pression de la France, notamment après le discours de La Baule, il avait fini par se résoudre à accélérer la démocratisation. En mai 1990, il annonçait dans son programme de réformes la préparation d’une constitution. Celle-ci fut approuvée par référendum le 9 mars 1992, par 90,23 % des électeurs inscrits, et proclamée le 13 mars. La première conséquence fut l’instauration du multipartisme. L’UPRONA perdit son statut de parti unique. Sept autres formations apparurent dont la principale, le FRODEBU, devint rapidement le parti des Hutus, et le principal adversaire de l’UPRONA. Des élections à tous les échelons eurent lieu ensuite et virent la victoire des Hutus. M. Marcel Causse a fait remarquer que si l’on avait pu constater, à cette occasion que, pour les Burundais, l’intérêt de l’ethnie passait avant celui de la Nation, le Major Buyoya avait cependant obtenu 34 % des voix aux élections présidentielles, ce qui signifie qu’un nombre de Hutus représentant environ 14 % du corps électoral avait, malgré tout, voté pour lui.

M. Marcel Causse a alors analysé les relations entre le Burundi et le Rwanda. Il a considéré que c’est certainement avec le Rwanda que le Burundi a entretenu les pires relations de voisinage alors que ces deux pays présentent les mêmes caractéristiques de dimension et de composition ethnique.

Il a estimé que l’origine de ces tensions tenait sans doute au fait que le pouvoir dans chacun des deux pays était alors dans les mains d’une ethnie différente, chacune ayant contraint à l’exil dans l’autre pays des milliers de réfugiés.

Il a ajouté que, si les Rwandais tutsis réfugiés au Burundi n’avaient pas beaucoup interféré dans les relations bilatérales, il n’en était pas de même des Burundais hutus réfugiés au Rwanda. Ceux-ci, parqués nombreux dans des camps du HCR proches de la frontière, ont servi de base de recrutement au PALIPEHUTU, parti d’opposition au régime burundais, prônant la violence et donc interdit au Burundi, mais soutenu par le Gouvernement du Président Habyarimana, et installé au Rwanda.

Il a précisé que, pour sa part, le Président Habyarimana, lors de l’attaque du FPR, en octobre 1990, avait accusé le Burundi d’apporter une aide importante aux rebelles tutsis venus d’Ouganda, et avait même réussi à en convaincre le Gouvernement français. Il a ajouté qu’il avait lui-même dû, dans les jours qui avaient suivi cette attaque, effectuer, en tant qu’Ambassadeur de France au Burundi, deux démarches successives auprès du Major Buyoya pour le mettre en garde contre une telle assistance, mais que le Président du Burundi avait toujours proclamé sa neutralité dans ce conflit. Il s’est déclaré persuadé de la sincérité de celui-ci, faisant remarquer que malgré les sentiments favorables de l’élite tutsie burundaise à l’égard du FPR, et son rejet profond de la personnalité du Président Habyarimana, le Major Buyoya avait toujours fait preuve de la plus grande prudence dans ses relations avec le régime alors en place à Kigali.

Il a enfin expliqué que la présence militaire française au Rwanda faisait l’unanimité contre elle au Burundi, même si ses interlocuteurs officiels ne l’avaient jamais ouvertement critiquée.

 

Le Président Paul Quilès a alors demandé à M. Marcel Causse s’il pouvait préciser les caractéristiques de la communauté des réfugiés tutsis rwandais au Burundi, forte de 300 000 personnes en 1990 selon ses informations, et notamment s’il s’agissait d’une communauté intégrée, quelles relations elle entretenait avec les Tutsis du Burundi, et si elle souhaitait rester dans ce pays ou revenir au Rwanda.

 

M. Marcel Causse a répondu que les réfugiés tutsis rwandais n’étaient pas, pour la plupart, parqués dans des camps de réfugiés comme c’était le cas des réfugiés hutus burundais au Rwanda mais qu’ils étaient assez intégrés dans la population -il y avait par exemple des mariages entre Burundais et réfugiés rwandais- et même dans l’administration burundaise où beaucoup de fonctionnaires, voire de chefs de service, étaient des réfugiés rwandais. Il a ajouté que lui-même, à l’ambassade, avait parmi son personnel de nombreux réfugiés tutsis rwandais et que lorsque les Tutsis avaient repris le pouvoir au Rwanda, si certains étaient partis pour ce dernier pays, d’autres avaient préféré rester.

Il a précisé qu’il n’avait jamais entendu parler d’interférences importantes dans la vie publique burundaise de ces Rwandais.

A une question complémentaire du Président Paul Quilès, M. Marcel Causse a répondu que durant les trois années qu’il avait passées au Burundi, il n’avait jamais remarqué d’influence spécifique de ces réfugiés, et ajouté qu’on ne pouvait pas les distinguer du reste de la population dans la mesure où ils étaient en tout point semblables aux Burundais.

A une nouvelle question du Président Paul Quilès sur l’opinion du Gouvernement burundais sur l’influence de la France auprès du Président rwandais, M. Marcel Causse a répondu que les Burundais devaient supposer que cette influence était importante et pacificatrice puisque, à plusieurs reprises, le Président Buyoya lui avait demandé de transmettre des messages au Gouvernement français afin qu’il intercède auprès du Chef de l’Etat rwandais pour qu’il contienne la violence de la radio rwandaise, qui jetait de l’huile sur le feu tous les jours, et du PALIPEHUTU.

Il a ajouté que ce jugement avait changé lorsque l’armée française était intervenue au Rwanda. Il a précisé que si ses interlocuteurs officiels n’avaient jamais critiqué la présence de l’armée française, le bruit courait au Burundi que les militaires français intervenaient directement auprès de l’armée rwandaise dans les combats contre le FPR. En privé ses interlocuteurs plus familiers, des proches du Gouvernement, tutsis ou hutus, avec qui il entretenait des relations amicales, condamnaient assez fermement l’intervention de l’armée française.

Revenant sur les mauvaises relations qui existaient entre le Burundi et le Rwanda et auxquelles il supposait que devaient correspondre de mauvaises relations entre le Président Buyoya et le Président Habyarimana, M. Bernard Cazeneuve a demandé à M. Marcel Causse s’il expliquait cette situation plutôt par des raisons ethniques, le Président Buyoya, Tutsi, voyant avec beaucoup de méfiance et de ressentiment la politique de ségrégation ethnique du Président Habyarimana, ou plutôt pour des motifs politiques le Président Buyoya s’étant engagé dans une politique de démocratisation que le Président Habyarimana n’avait, au contraire, mise en oeuvre qu’avec retard.

 

M. Marcel Causse a répondu qu’on ne pouvait pas nier l’influence ethnique dans ce qui était sans doute plus que de l’incompréhension entre les deux Présidents.

Il a ajouté que l’animosité contre le Président Habyarimana était répandue dans l’ensemble de la population burundaise. Il a précisé que la politique de ce dernier était généralement mal perçue au Burundi, en particulier par les Hutus proches du Gouvernement. Avant même l’attaque du FPR, elle était ressentie comme une politique de clan plus que d’ethnie, la façon dont le Président Habyarimana favorisait, à l’intérieur de l’ethnie hutue, son clan familial étant fortement critiquée.

 

M. Bernard Cazeneuve lui demandant si l’exercice de la politique était différent au Burundi, M. Marcel Causse a répondu que, pour lui, le Président Buyoya était l’homme providentiel de ce pays, un homme ayant le sens de l’Etat et qui essayait de donner à son peuple le sens de la Nation et de l’éloigner petit à petit des rivalités ethniques. Il a estimé que, s’il était resté au pouvoir, on n’aurait pas connu les massacres qui ont été perpétrés après son départ.

Il a ajouté qu’il n’avait jamais entendu parler à son sujet, après qu’il eut quitté le pouvoir ou depuis qu’il l’a repris, d’accumulation de fortune personnelle ou de prévarications et a conclu qu’à son avis il s’agissait d’un homme de grandes qualités morales.

 

M. Pierre Brana a alors évoqué la rencontre qui avait été organisée entre le Président Buyoya et la direction du PALIPEHUTU à Paris, en octobre 1991, en marge du sommet de la francophonie et qui avait été ajournée du fait qu’avait éclaté au Burundi une série d’attaques contre des installations militaires et contre des civils tutsis. Il a demandé à ce propos à M. Marcel Causse comment il expliquait que le PALIPEHUTU ait pu en même temps accepter de rencontrer le Major Buyoya et soutenir des attaques sur le terrain destinées à torpiller la rencontre qu’il avait acceptée, et si cette offensive était due à un double jeu de sa part ou à l’action d’une frange extrémiste hutue.

 

M. Marcel Causse a répondu qu’il se souvenait bien que la visite officielle à Paris du Président Buyoya qu’il accompagnait, avait été écourtée et que la délégation burundaise avait repris l’avion en catastrophe deux ou trois jours avant la date prévue, mais qu’il lui semblait qu’on avait accusé à l’époque non pas le PALIPEHUTU, mais plutôt des Tutsis extrémistes.

 

M. Pierre Brana lui a répondu que nombre de chercheurs, notamment M. Filip Reyntjens et M. Jean-Pierre Chrétien, estimaient au contraire que cette série d’attaques était l’oeuvre du PALIPEHUTU.

Il lui a ensuite demandé s’il pensait que le Président Habyarimana avait une influence sur les Hutus du Burundi.

 

M. Marcel Causse a répondu qu’il pouvait au moins l’exercer grâce à la Radio des Mille Collines, qui était bien captée et très écoutée au Burundi. Il a indiqué à ce propos que le Président Buyoya avait fait demander au Président François Mitterrand d’intervenir auprès du Président Habyarimana pour faire cesser les attaques virulentes de cette radio, qui était également très écoutée par les Hutus burundais réfugiés au Rwanda.

En réponse à une question du Président Paul Quilès, il a ajouté que pendant qu’il était en poste, il n’avait pas entendu parler d’une radio extrémiste hutue au Burundi.

 

M. Pierre Brana a alors demandé à M. Marcel Causse s’il pensait que le Major Buyoya avait la volonté de développer progressivement la démocratie malgré le clivage ethnique et, eu égard notamment au nombre de Hutus qui avaient voté pour lui lors de l’élection présidentielle, s’il y avait une chance que le Burundi parvienne dans un délai raisonnable à dépasser ce clivage.

 

M. Marcel Causse a répondu qu’il ne fallait pas précipiter les choses, d’autant que la nouvelle période de massacres que le Burundi venait de traverser avait provoqué l’inversion de l’ensemble du processus qu’avait petit à petit mis en place le Président Buyoya, jusqu’à revenir peut-être même en deçà de son point de départ.

 

Le Président Paul Quilès, remarquant que le Président Buyoya était revenu au pouvoir grâce à un coup d’Etat et non pas à des élections, M. Marcel Causse a précisé que, comme la première fois, ce n’était pas le Major Buyoya qui avait agi mais l’armée qui, après avoir repris le pouvoir, le lui avait confié. Il a ajouté, à l’appui de cette analyse, qu’il y avait certainement dans l’armée burundaise des officiers supérieurs pleins d’ambition et que, si ceux-ci n’avaient pas estimé que le Major Buyoya était l’homme de la situation, ils auraient sûrement pris eux-mêmes le pouvoir plutôt que de le lui confier.

Après que le Président Paul Quilès et M. Bernard Cazeneuve se furent montrés dubitatifs devant cette interprétation, M. Pierre Brana a demandé quelle était la proportion de Hutus dans l’armée burundaise.

 

M. Marcel Causse a répondu que, tous les ans, il y avait des concours d’entrée à l’école d’officiers et que la promotion 1993 était composée pour un tiers de jeunes officiers hutus, ce qui constituait un grand progrès. Il a ajouté que, le concours ne comportant aucun quota, rien ne s’opposait en principe à ce que toute la promotion soit hutue. Cependant, les jeunes Tutsis étant élevés dans des familles aisées où la culture est d’un accès plus facile, leurs chances de succès étaient plus grandes, la différence de situation entre les deux ethnies s’apparentant à celle que l’on peut observer entre les classes sociales en France ou en Europe.

Répondant ensuite à une question de M. Pierre Brana sur les conditions d’un dépassement des clivages ethniques au Burundi, M. Marcel Causse a considéré que, pour peu qu’on laisse au Président Buyoya le temps nécessaire, ce qui supposait aussi qu’il ne connaisse pas le sort de ses prédécesseurs, une évolution positive était tout à fait envisageable et cela en une seule génération.

Evoquant alors une affaire survenue en avril 1989, avant la nomination de M. Marcel Causse comme Ambassadeur au Burundi -l’expulsion du Burundi de ressortissants libyens au motif qu’ils étaient les hommes de l’ancien Président Bagaza-, M. Pierre Brana lui a demandé si ce problème de présence libyenne avait connu des suites.

 

M. Marcel Causse a répondu qu’il n’en avait eu aucune et que d’ailleurs l’importance qu’avait pris alors la présence de la Libye au Burundi s’expliquait mal.

Soulignant que le Rwanda et le Burundi connaissaient les mêmes conditions géographiques, économiques et démographiques -même répartition ethnique, même absence d’industrie ou de richesses minières susceptibles d’absorber le surplus de population-, M. Bernard Cazeneuve s’est demandé comment une situation analogue avait pu aboutir à une telle tension et à de tels massacres au Rwanda, tandis qu’au Burundi, malgré les difficultés, les affrontements n’avaient pas pris cette ampleur.

 

M. Marcel Causse a répondu que cette différence était peut-être due aux personnalités des deux chefs d’Etat, l’un ayant su gouverner avec prudence et beaucoup de lucidité tandis qu’en favorisant peut-être excessivement son clan, l’autre avait encouru l’hostilité non seulement des Tutsis, mais aussi d’une grande partie des Hutus.

Il a ajouté qu’au Burundi les difficultés étaient purement internes, l’assassinat du Président Ndadaye ayant été le fait de Tutsis burundais tandis qu’au Rwanda l’armée du FPR, composée de Tutsis vivant en Ouganda depuis une, voire deux générations, et maîtrisant désormais, outre le kinyarwanda, l’anglais et non plus le français, pouvait presque apparaître comme une force étrangère.

Il a néanmoins précisé que le Burundi, où les massacres de 1993 avaient fait entre 50 000 et 100 000 morts, qui s’ajoutaient aux 100 000 ou 200 000 morts des massacres de 1972, apparaissait comme un pays meurtri et que la sérénité politique y serait longue à rétablir.

 

Le Président Paul Quilès a alors demandé si la Communauté économique des pays des Grands Lacs, dont le Burundi assurait la présidence en 1990, avait pu constituer un cadre approprié pour régler les problèmes politiques et économiques des réfugiés Tutsis qui se posaient dans toute la région.

 

M. Marcel Causse a répondu que la Communauté économique des pays des Grands Lacs ne constituait certainement pas une structure appropriée pour régler ce type de difficultés, la preuve étant qu’elle n’avait eu aucune efficacité en ce domaine.

Il a ajouté en revanche qu’elle avait certainement favorisé les échanges, les contacts, le dialogue, non seulement entre les chefs d’Etat mais aussi entre leurs ministres.

 

Le Président Paul Quilès lui demandant s’il avait souvenir de ce qui s’était passé lors de la réunion tenue en février 1993, à Bujumbura, entre l’opposition au Président Habyarimana et le FPR, sous la présidence de MM. Twagiramungu et Kanyarengwe, M. Marcel Causse a répondu que, s’il y avait des réfugiés éminemment politiques au Burundi, l’un d’entre eux ayant même été reçu par le Directeur des Affaires africaines et malgaches, M. Michel Lévêque, lors de la visite au Burundi du Ministre Jacques Pelletier, il n’y avait pas pour autant de relations entre le FPR rwandais et les autorités burundaises.

Il a ajouté qu’en revanche, dès la constitution d’un gouvernement rwandais plus ouvert, comportant des Hutus de l’opposition, les relations entre le Burundi et le Rwanda s’étaient améliorées : il y avait eu des contacts entre les ministres, ce qui n’avait pas eu lieu parfois depuis des mois, voire des années, et même entre les autorités administratives de chaque côté de la frontière.

Il a précisé, à la demande de M. Pierre Brana, que la frontière entre les deux pays était très perméable, n’étant faite que de collines et comportant de nombreuses zones boisées.

 

Auditon de M. Henri CRÉPIN-LEBLOND

Ambassadeur au Burundi (17 février 1993-5 janvier 1995)

(séance du 8 juillet 1998)

Présidence de M. Paul Quilès, Président

 

Le Président Paul Quilès a accueilli M. Henri Crépin-Leblond, Ambassadeur de France au Burundi de février 1993 à janvier 1995. Il a rappelé que l’année 1993, au cours de laquelle M. Henri Crépin-Leblond avait pris ses fonctions, avait été marquée par la reprise des négociations d’Arusha, par la conclusion des accords de paix, le 4 août mais aussi, au Burundi, par l’élection démocratique du Président hutu Ndadaye et son assassinat quelques mois plus tard.

Ajoutant que ce dernier événement avait provoqué dans le pays de graves massacres, mais aussi ébranlé gravement le dispositif de paix mis en place par les accords d’Arusha, en accroissant la méfiance réciproque des parties au conflit rwandais, il lui a demandé d’évoquer tout particulièrement cette question. Il s’est déclaré également très intéressé par l’analyse que pourrait faire l’Ambassadeur de la situation au Burundi après l’attentat perpétré contre l’avion du Président Habyarimana, au cours duquel le Président burundais avait également trouvé la mort, dans la mesure o? il était apparu à la mission d’information que les conséquences de cet événement avaient été très différentes au Burundi et au Rwanda.

 

M. Henri Crépin-Leblond a indiqué qu’il évoquerait successivement quatre questions : l’expérience avortée de mise en place d’institutions démocratiques au Burundi, les tentatives de partage du pouvoir qui ont suivi et finalement échoué, la place de l’armée au Burundi, point important à la lumière des questions du Président Paul Quilès, et enfin, certains aspects de son travail diplomatique.

Concernant les premiers pas de la démocratie, il a indiqué que ce n’était sans doute pas sans mérite, ni détermination, mais peut-être avec quelques illusions que, dans un contexte interne très difficile, le Président Buyoya, au pouvoir depuis 1987 à l’issue d’un putsch militaire, avait conduit, à marche forcée, le Burundi vers un régime démocratique à l’image de ceux des pays occidentaux.

Il a ajouté que si la plupart des Tutsis s’étaient résignés au changement d’institutions sous la houlette du Président Buyoya, ils comptaient bien garder l’essentiel du pouvoir et pensaient que la population hutue aurait un réflexe légitimiste et reconduirait le chef de l’Etat en exercice. Il a précisé qu’en cela ils se trompaient et que l’élection présidentielle du 1er juin 1993 avait été un véritable choc puisque l’ethnisation avait quasiment triomphé, le Hutu Melchior Ndadaye, candidat de l’opposition, ayant en effet été élu avec 65 % des suffrages. Il a souligné que celui-ci allait remporter quelques semaines plus tard les élections législatives avec une majorité plus confortable encore.

M. Henri Crépin-Leblond a précisé que la campagne électorale du parti hutu, le FRODEBU, avait été rondement menée, relativement discrète, car effectuée surtout nuitamment, mais aussi centrée sur le thème de la revanche de la majorité ethnique. Il a souligné cependant qu’un pourcentage non négligeable de Hutus, aux environs de 20 %, avait voté pour le candidat du parti précédemment aux affaires. Il a ajouté qu’au Burundi les choses n’étaient pas si simples puisqu’il y a des Tutsis au sein du parti FRODEBU, à grande majorité hutue, et également des Hutus au sein de l’UPRONA, à majorité tutsie, le président de l’UPRONA, qui l’était déjà à l’époque, étant lui-même un Hutu.

M. Henri Crépin-Leblond a ensuite expliqué que, si le nouveau Chef de l’Etat avait accédé au pouvoir, il était loin d’en détenir les clés, l’administration, l’armée, l’économie restant dans les mains des Tutsis tandis que, fait très important, l’intelligentsia hutue, décimée en 1972, était peu nombreuse et inexpérimentée.

Il a ajouté que, intelligent et pragmatique, M. Ndadaye avait immédiatement entrepris de mettre en oeuvre, quoique avec prudence, une doctrine de partage du pouvoir, nommant un Premier Ministre tutsi, Mme Kinigi, une économiste proche de l’opposition, et dosant avec habileté son gouvernement où l’opposition s’était vu confier des portefeuilles importants.

M. Henri Crépin-Leblond a ajouté que les propres partisans du Président Ndadaye n’allaient pas lui faciliter la tâche. Influencés par l’expérience rwandaise, beaucoup d’entre eux ayant été, après 1972, réfugiés au Rwanda, y ayant fait leurs études et exercé un métier, comme le Président Ndadaye lui-même et M. Sylvestre Ntibantunganya, Président du Burundi après la mort de Cyprien Ntaryamira, ces Hutus étaient poussés par le désir de profiter de la victoire électorale. En outre, chez certains, l’impatience ne masquait pas le manque d’expérience et de compétence.

Il a souligné que la gestion de deux problèmes que le Président Ndadaye jugeait prioritaires pour donner satisfaction à son électorat avait progressivement dressé contre lui l’opposition et particulièrement les Tutsis.

Le premier était la question du retour des réfugiés du Rwanda, de Tanzanie et du Kivu dont le nombre était estimé à environ 600 000 au total dans ces trois pays. Un tel retour impliquait notamment de disposer de terres pour réinstaller les réfugiés. Cependant, les terres disponibles avaient été autrefois promises aux militaires qui devaient en prendre possession à leur retraite. Un problème de terres se posait donc, qui se doublait d’un problème relationnel avec les militaires.

Or, la deuxième question était la réforme de l’armée, composée à 90 % environ de Tutsis, que le Président Ndadaye souhaitait voir s’ouvrir aux Hutus.

M. Henri Crépin-Leblond a expliqué que, malgré de fortes concessions sur le premier point et le report du second projet de réforme, les frustrations accumulées à la suite de l’échec électoral et le mécontentement grandissant de la classe politique avaient alors encouragé les intentions d’élimination du Président que nourrissaient certains milieux tutsis, notamment la minorité rwandaise tutsie en exil au Burundi depuis les années 1959-1963. Il a indiqué que cette minorité, qui se caractérisait par ses positions " ultra ", s’était constituée à partir d’environ 200 000 Rwandais réfugiés au Burundi, et comportait une élite qui avait fait sa place dans le pays en prospérant dans les affaires, mais n’avait jamais bénéficié d’une naturalisation.

Il a ajouté que des éléments de l’armée s’étaient chargés de l’élimination du Président le 21 octobre 1993, mais que l’on n’avait jamais vraiment pu déterminer qui avait commandité l’assassinat. Il a précisé que tel était le cas pour la plupart des assassinats politiques commis au Burundi depuis l’indépendance.

M. Henri Crépin-Leblond a expliqué que cet attentat avait été suivi d’un début de génocide des Tutsis dans les provinces, et qu’on avait pu estimer à 50 000 le nombre des victimes de ces massacres. A propos de ces événements, il a précisé trois points.

Il a d’abord expliqué que les militaires avaient systématiquement cherché, le 21 octobre, à Bujumbura, à décapiter le Gouvernement et la haute administration de plusieurs de ses responsables, hutus pour l’essentiel mais aussi tutsis. C’est en trouvant refuge à l’ambassade de France qui avait déjà accueilli la veille la veuve du Président, que la plupart des ministres hutus avaient pu être sauvés. Les ministres d’origine tutsie, à l’exception d’un seul, devenu Ministre des Affaires étrangères par la suite, les rejoignaient à l’ambassade à l’occasion des réunions de Gouvernement présidées par le Premier Ministre. Celui-ci, ainsi que la veuve du Président, demeurait à la résidence de France. M. Henri Crépin-Leblond a précisé qu’il avait dû lui-même aller chercher en pleine nuit, dans les quartiers périphériques quadrillés par l’armée, le Ministre des Relations extérieures, Sylvestre Ntibantunganya, devenu plus tard Président de la République, ainsi que d’autres responsables.

Il a ajouté que cet accueil à l’ambassade du gouvernement légal en place avait permis d’assurer la continuité républicaine alors que, pour assurer sa sécurité, l’ambassadeur ne disposait pendant la première semaine que de trois gendarmes et de quelques éléments de l’Assistance technique militaire française, laquelle était peu nombreuse puisqu’elle ne dépassait pas vingt personnes. Le renfort décidé par Paris d’une vingtaine de militaires avait permis ensuite d’installer le Gouvernement dans des locaux protégés en périphérie de la capitale.

Il a souligné que cette situation, qui concourait à la stabilité de la position de l’Etat burundais, avait conduit les membres du " Comité de salut public ", constitué de manière improvisée au lendemain de l’assassinat, ainsi que le haut état-major de l’armée à réintégrer la légalité dans les 48 heures qui avaient suivi. Cependant, chacun avait eu peur, et était resté sur sa peur par la suite : d’anciens responsables, lors de ces événements, étaient allés se réfugier chez le Nonce apostolique et l’ancien Président Buyoya s’était, lui-même, caché quelques jours à l’ambassade américaine.

Il a conclu sur ce point en relevant que l’armée n’avait pas eu exactement les choses en main et avait craint des représailles hutues.

M. Henri Crépin-Leblond a ensuite exposé qu’il n’en était pas allé de même en province. Les exécutions de Tutsis, commencées au moment de l’assassinat du Président Ndadaye, avaient pris de l’ampleur. Les cadres hutus de l’UPRONA, le parti du Président Buyoya, ont également été tués. Des mots d’ordre de soulèvement ont été donnés. La radio officielle de Kigali, ainsi que la Radio des Mille Collines, bien captées dans le nord du pays, ont accentué ce mouvement. Deux ministres burundais réfugiés à Kigali dans l’après-midi de l’assassinat du Président et encouragés par l’entourage de M. Habyarimana, ont constitué un gouvernement en exil dont l’action a perturbé pendant plusieurs semaines le rétablissement du pouvoir gouvernemental à Bujumbura.

Il a précisé, en ce qui concerne les massacres, qu’il n’y avait pas eu, à son sens, d’entreprise organisée et systématique d’extermination des Tutsis par les cadres du FRODEBU. Si un plan insurrectionnel avait été mis au point quelques mois plus tôt et devait être exécuté au cas où le résultat des élections présidentielles de juin aurait été annulé, ce plan, qui avait été appliqué en octobre, était de résistance à l’armée, éventuellement de prise d’otages mais non de massacre des populations tutsies et des opposants. Il a expliqué que la haine ethnique et les rancoeurs accumulées l’avaient néanmoins emporté chez un certain nombre de meneurs et les avaient conduits à verser le sang, d’où ces massacres.

Il a ajouté que la chasse aux Tutsis avait entraîné une double réaction de l’armée. De nombreux Tutsis dispersés dans les campagnes ont été rassemblés dans des camps protégés par des militaires. Mais, en même temps, ces militaires se sont aussi livrés à des représailles sanglantes contre la population hutue, accentuant le nombre des victimes sans que l’état-major à Bujumbura soit en mesure de calmer ses troupes stationnées en province.

Il a conclu qu’ainsi une guerre civile était née et qu’elle n’avait pas cessé depuis, multipliant tragédies et horreurs dans la population.

M. Henri Crépin-Leblond a alors abordé le deuxième volet de son exposé, relatif aux tentatives de partage du pouvoir.

Il a expliqué qu’au lendemain de l’assassinat du premier président hutu élu s’était ouverte, dans un climat d’insécurité marquée, une première période de négociations sur la constitution d’un nouveau gouvernement et la nomination d’un chef de l’Etat. Les Tutsis faisant pression par toutes sortes de moyens pour corriger les résultats du scrutin de juin, mais l’appui des autorités de Kigali, d’un autre côté, confortant les dirigeants hutus dans leur volonté de maintenir leurs prérogatives, c’est la formule du " partage du pouvoir " qui a finalement prévalu sous la houlette intelligente et attentive du représentant spécial des Nations Unies, M. Ahmedou Ould Abdallah, soutenu dans son action par un appui très conséquent et très affirmé des ambassadeurs occidentaux et notamment du représentant de la France.

M. Henri Crépin-Leblond a précisé que certains des principes qui avaient guidé les pourparlers d’Arusha entre le FPR et les autorités de Kigali avaient servi de référence et qu’une solution d’entente avait finalement été approuvée malgré l’opposition des radicaux des deux bords, aboutissant à l’élection, en février 1994, d’un Président hutu, M. Cyprien Ntaryamira, avec pour Premier Ministre un Tutsi venu de l’opposition, le gouvernement comprenant 40 % de ministres issus de cette opposition.

Il a fait observer qu’une telle construction était cependant éminemment fragile, les extrémistes hutus et tutsis restant très actifs et Bujumbura connaissant ce que l’on appelait alors " l’épuration ethnique " : il s’agissait de donner à chaque quartier une appartenance ethnique unique, au besoin par la force ; M. Henri Crépin-Leblond a remarqué que, dans ce domaine, les Tutsis s’étaient révélés particulièrement dynamiques.

Puis il a exposé qu’ensuite, la mort du Président Ntaryamira dans l’avion du Président Habyarimana avait modifié très sensiblement les données et radicalisé la situation.

En effet, d’un côté les Hutus perdaient l’assistance rwandaise dont ils avaient besoin pour faire pièce aux partis d’opposition tutsis. Même si leurs éléments " ultra " avaient rejoint, au Zaïre, les restes de l’armée rwandaise et ainsi renforcé sensiblement la rébellion armée, encore embryonnaire, née quelques mois plus tôt, à Bujumbura, les Hutus se trouvaient sérieusement affaiblis et l’on avait pu craindre, en province, un soulèvement populaire.

De leur côté, les Tutsis se montraient d’autant plus exigeants que la victoire du FPR au Rwanda leur rendait un grand espoir de retour aux affaires et pouvait même convaincre les plus extrémistes que les armes leur permettraient de reconquérir le pouvoir. Ceux de la minorité rwandaise tutsie de Bujumbura n’étaient pas les moins actifs car, si la minorité rwandaise exilée au Burundi avait regagné Kigali dans les mois de juillet et août 1994, elle avait su, puisqu’elle prospérait dans les affaires, garder ses positions économiques ou les transmettre à ses descendants.

M. Henri Crépin-Leblond a souligné que, dans cette situation, il avait fallu toute l’habileté et la diplomatie de M. Ahmedou Ould Abdallah pour calmer les esprits et entamer de nouveaux pourparlers politiques. Il a fait valoir que M. Ahmedou Ould Abdallah avait certainement gagné de l’influence : dans la nuit du 6 au 7 avril, c’est lui qui, par son intervention, avait sans doute prévenu de nouveaux massacres : il a su rencontrer les autorités et l’armée et ainsi éviter des actions qui auraient pu se décider assez rapidement après la mort du Président Ntaryamira. Il lui revient également d’avoir abouti, dans un climat d’insécurité notoire où aux exécutions sommaires succédaient des actions de vengeance, à la mise au point d’une " Convention de gouvernement " finalement conclue entre la majorité issue des élections de 1993 et les oppositions d’obédience tutsie. Ayant fait remarquer que M. Ould Abdallah avait été aidé dans cette tâche par la pression de la communauté internationale dans son ensemble, notamment de la France et des Etats-Unis, par les efforts développés par la société civile ainsi que par la contribution des modérés des deux bords, M. Henri Crépin-Leblond a expliqué que la convention de Gouvernement consacrait une nouvelle fois le partage du pouvoir : les événements étant favorables aux Tutsis, ceux-ci ont gagné du terrain et 45 % des postes ministériels leur ont été réservés. Le Président restait cependant un Hutu et il nommait un Premier Ministre tutsi. Par ailleurs, point qui aurait pu devenir important, " un dialogue national " était envisagé pour la définition d’institutions adaptées au Burundi et, par conséquent, centrées sur la place et la protection de la minorité tutsie.

Il a fait cependant observer qu’en fait, les protagonistes n’avaient pu réellement s’entendre, les extrémistes hutus et les extrémistes tutsis, dont le modèle était désormais le pouvoir FPR mis en place à Kigali, prenant clairement le pas sur les tendances modérées, et que ces résultats restaient donc particulièrement précaires. Il a précisé néanmoins que, si l’insécurité dans la capitale et en province grandissait, une sorte de dissuasion réciproque s’était établie, le risque d’un déferlement de 5 millions de Hutus sur la capitale étant contenu par la protection que la minorité tutsie pouvait attendre de l’armée.

M. Henri Crépin-Leblond a alors abordé le troisième point de son exposé, l’armée burundaise. Il a exposé que, forte d’environ 20 000 hommes, y compris les gendarmes, son rôle et sa responsabilité étaient très grands dans tous les événements survenus au Burundi depuis l’indépendance. Devenue progressivement mono-ethnique, d’un corporatisme ayant résisté à toutes les réformes, elle a tenu le pouvoir sans discontinuer de 1966 à 1993, s’appuyant sur un parti unique et un secteur parapublic important, presque systématiquement dévolu aux officiers. Elle a mené plusieurs répressions sanglantes, notamment celle de 1972 qui a fait entre 100 000 et 200 000 victimes, et celle de 1988 qui en a causé entre 10 000 et 20 000. Ajoutant que c’est un groupe de militaires qui a tué le Président Ndadaye et ses compagnons, que c’est l’armée qui, depuis, a organisé maintes expéditions punitives dans la population à l’occasion d’incursions de la rébellion hutue et que c’est encore elle qui a encouragé, voire aidé matériellement, des groupes extrémistes tutsis à mener leur action à Bujumbura, M. Henri Crépin-Leblond a précisé que si ces agissements étaient particulièrement condamnables -il avait eu personnellement l’occasion de le dire au chef d’état-major et au Ministre de la Défense du moment- les réalités pouvaient conduire à porter un jugement plus équilibré. L’armée, loin d’être unanime dans ses options politiques, apparaissait au contraire comme le reflet de la société tutsie burundaise : elle comportait certes des " ultra " mais aussi des modérés, en particulier dans le corps des officiers.

Il a ainsi souligné que le ralliement de l’ensemble de l’armée au gouvernement légal réfugié à l’ambassade de France en octobre 1993 avait évité une énorme tragédie, que c’est en grande partie grâce à la collaboration immédiate de l’état-major qu’un nouveau désastre avait été empêché à la mort du Chef de l’Etat, le 6 avril 1994, et que l’accueil des étrangers évacués du Rwanda avait pu être organisé comme il convenait par les ambassades, notamment l’ambassade de France. Il a aussi indiqué que c’est la pression de l’état-major sur les oppositions qui avait permis, en octobre 1994, de conclure " la Convention de gouvernement " et d’éloigner les perspectives d’aggravation d’une situation au bord de l’éclatement.

Il a fait observer également que, ombrageuse et fortement nationaliste, l’armée burundaise avait fait obstacle avec détermination à tout projet d’intervention de troupes étrangères, et que lui-même avait toujours eu la conviction, comme ses collègues, que la venue d’un contingent international aurait exacerbé les passions, les Hutus se sentant encouragés à reprendre le dessus, et les Tutsis se considérant, de leur côté, agressés. Il a précisé que cette attitude de l’armée rejoignait certes son intérêt corporatiste mais qu’elle n’était pas contraire à l’intérêt immédiat du pays.

Il a conclu sur ce point que d’une manière générale, l’armée burundaise s’identifiait concrètement à l’Etat dont elle avait été l’ossature pendant trente ans, que sans elle les structures étatiques ne pourraient se maintenir et que son effacement ouvrirait la porte à d’interminables luttes entre factions, les Tutsis comme les Hutus étant extrêmement divisés entre eux. Il a estimé que l’armée, interlocuteur incontournable de toute évolution négociée, était susceptible de jouer à nouveau un rôle positif à condition qu’elle soit sollicitée de manière adéquate.

M. Henri Crépin-Leblond a achevé son propos en évoquant quelques questions liées à sa mission.

Il a souligné que la politique suivie par la France au Rwanda, du moins telle qu’elle avait été perçue au Burundi, avait servi en permanence, aux yeux de ses différents interlocuteurs burundais, de toile de fond ou de points de repère dans les relations que lui-même avait entretenues avec eux, les responsables tutsis ayant eu tendance, d’une manière générale, à soupçonner la France de collusion avec le parti hutu et les Hutus ayant conservé de leur côté à l’égard de la France un préjugé favorable. Il a ajouté que ces derniers avaient notamment vu dans l’opération Turquoise le témoignage que la France savait ne pas abandonner les populations en détresse.

Il a fait alors valoir que, dans ce contexte difficile, il s’était efforcé constamment de contribuer à éclairer, à apaiser les esprits et de soutenir au mieux les éléments modérés de l’une et l’autre ethnie.

S’agissant de la coopération militaire française, il a souligné qu’elle était restée d’un niveau modeste -une vingtaine de coopérants en long séjour et un renfort d’une vingtaine de militaires à la fin octobre 1993- et a estimé qu’elle avait rempli son rôle de rappel permanent aux cadres militaires burundais des principes et des valeurs démocratiques. Il a fait observer que la collaboration franco-burundaise en matière de formation s’était située, après octobre 1993, dans un cadre essentiellement militaire et au bénéfice de recrues appelées à intégrer des unités de l’armée déjà constituées, ce qui indiquait qu’il ne s’agissait pas d’une aide aux milices, comme on avait pu le dire.

Il a ajouté que la préparation d’une conférence des pays des grands lacs avait été largement discutée avec le Président de la République du Burundi et son Ministre des Relations extérieures, et que des initiatives avaient d’ailleurs été prises en ce sens par le Burundi en 1994, d’une part pour résoudre le problème des réfugiés, alors abcès de fixation d’une rébellion hutue armée, et d’autre part pour exercer une pression internationale sur l’Ouganda et le Rwanda, soupçonnés par le gouvernement burundais -c’est-à-dire le Ministre des Affaires étrangères et le Président, qui étaient du parti FRODEBU- d’aider les Tutsis " ultra ". Il a précisé que l’idée de l’envoi d’une force internationale au Burundi n’était pas absente de leurs préoccupations et que, de toute façon, une initiative française ou un appui de Paris en faveur d’un sommet régional leur paraissait opportune même si les représentants au Gouvernement de l’opposition tutsie se montraient fort réservés sur le sujet.

Pour conclure sa présentation, M. Henri Crépin-Leblond a souhaité formuler trois réflexions d’ordre général.

Il a d’abord estimé que l’instauration d’institutions démocratiques au Burundi s’était faite, à son avis, de manière beaucoup trop hâtive. L’antagonisme ethnique existant aurait dû, dans ce pays resté rural à 90 %, conduire à mettre d’abord en place une gestion commune des affaires provinciales et locales par les populations concernées afin qu’elles prennent progressivement l’habitude de travailler ensemble.

Par ailleurs, les événements ont montré que l’application du principe " un homme, une voix " présentait un très grand risque d’élimination de la minorité. Il fallait donc adopter d’autres institutions, d’autres usages, et ménager une période de transition.

Il a enfin considéré que la communauté internationale, si elle voulait influencer le destin d’un pays comme le Burundi, se devait de ne pas intervenir en ordre dispersé. La multiplication des " facilitateurs " de tous ordres envoyés au Burundi dans le même moment et qui ne tenaient pas le même langage a concouru à alimenter les surenchères entre les différents protagonistes burundais, qui ont d’ailleurs su très habilement en jouer.

 

Le Président Paul Quilès s’est étonné qu’avec une vingtaine d’hommes, M. Henri Crépin-Leblond ait réussi à protéger les ministres hutus et tutsis installés à la résidence de France et à dissuader les militaires d’aller plus loin alors qu’ils entreprenaient un coup d’Etat et venaient d’assassiner le Président en exercice. Il a observé à ce propos que, lorsque des militaires font un coup d’Etat, c’est pour prendre le pouvoir.

 

M. Henri Crépin-Leblond a répondu que l’attitude de l’Armée signifiait en fait qu’il n’y avait pas eu, à proprement parler, de coup d’Etat.

Il a ajouté que, sous la conjonction d’un certain nombre de mécontentements, de frustrations ayant mené à l’idée d’une disparition ou d’une annulation des pouvoirs du Président, un groupe de militaires, avec une certaine connivence de l’armée, mais sans qu’il y ait véritablement eu aide et appui de sa part, avait pris l’initiative, d’abord d’attaquer le Président, la garde de ce dernier s’étant du reste fort mal défendue, ensuite de saisir à l’aide de listes les principaux responsables du parti au pouvoir. Cependant, eu égard à sa diversité d’inspiration politique, l’armée n’était pas d’accord dans son ensemble avec ces agissements. Le chef d’état-major et ses principaux officiers ont été, à un moment donné, menacés de perdre leur vie s’ils ne faisaient pas preuve de neutralité dans l’attentat qui allait se perpétrer contre le Président, l’armée a d’ailleurs gardé un certain sentiment de honte de cet assassinat.

Il en a conclu que le petit groupe qui a assassiné le Président et quelques-uns de ses compagnons n’avait pas été nettement appuyé, ce qui a fait que l’armée, constatant que ces actes ne rencontraient pas d’approbation est revenue sur ses positions et a proclamé, dans les 48 heures, son loyalisme. Il a ajouté que ce loyalisme était d’autant plus simple à formuler qu’il y avait, à l’ambassade de France, le Premier Ministre du Gouvernement légal qui avait été reconnu par l’armée elle-même au lendemain des élections grâce notamment aux efforts de persuasion déployés par le Président Buyoya, et le Ministre de la Défense. Au bout du compte, ce revirement a entraîné le ralliement, sinon de toute l’armée, du moins du corps des officiers dans sa majorité.

 

Le Président Paul Quilès s’est de nouveau étonné du peu d’information obtenu sur cet attentat, ceux qui étaient accusés d’avoir été les auteurs de l’assassinat du Président Ndadaye ayant, à leur tour, été assassinés en décembre 1995, et la comparution d’un certain nombre de responsables -ancien Ministre de la Défense, chef d’Etat-major général des armées, chef d’Etat-major de la gendarmerie- n’ayant rien donné.

 

M. Henri Crépin-Leblond a répondu qu’à son avis, on ne saurait jamais exactement la vérité sur cet assassinat. Il a estimé que, pour sa part, il croyait qu’il y avait eu connivence mais non initiative de certains responsables, et que le maintien à l’ambassade du Gouvernement en corps constitué avait incité les militaires à se rallier aux autorités légales.

 

M. Pierre Brana, soulignant qu’il n’y avait pas eu d’affrontements au sein de l’armée, s’est demandé si l’on ne pouvait pas émettre l’hypothèse de la formation d’un groupe d’activistes ayant agi avec la complicité de la masse des militaires. Ce ne serait qu’en constatant que les choses ne tournaient pas comme prévu que l’armée se serait dégagée et aurait proclamé son loyalisme. Il a cité, à l’appui de cette hypothèse, la condamnation unanime du coup d’Etat par toute la communauté internationale et l’annonce, dès le 22 octobre, par les Etats-Unis, la France, l’Allemagne, la Belgique, et l’Union européenne- de la suspension de leur aide au Burundi. Il s’est demandé si, au cas où les putschistes n’auraient pas été ainsi isolés, l’armée n’aurait pas basculé de leur côté. Il a noté, sur ce point l’absence totale d’affrontements entre les troupes putschistes et les troupes loyalistes, et le fait que celles-ci ne se soient déclarées telles qu’après l’arrestation des mutins, c’est-à-dire le 23 octobre.

Il a également souhaité savoir si le FPR rwandais, qui avait condamné l’assassinat du Président Ndadaye, pouvait, d’une manière ou d’une autre, comme le sous-entendaient certaines rumeurs, être lié à cette tentative de coup d’Etat.

 

M. Bernard Cazeneuve s’est étonné que le Président Ndadaye, élu en juin 1993 avec 65 % des voix, ait été assassiné seulement quatre mois plus tard, et ce, après que des élections législatives eurent conforté sa légitimité. Il s’est demandé comment il avait pu, à moins d’être d’une maladresse insigne et totale, ce qui selon M. Henri Crépin-Leblond n’était pas le cas, laisser à ce point les mécontentements s’accroître.

 

M. Henri Crépin-Leblond a répondu qu’il avait souligné que, répondant aux espoirs de son électorat, le Président Ndadaye avait défini deux questions prioritaires, le retour des réfugiés et l’ouverture de l’armée, ce qui avait profondément inquiété la classe politique tutsie et notamment l’armée elle-même. Il a ajouté que, s’il avait a fait des pas en arrière sur ces deux points, ces reculs étaient arrivés trop tard, les frustrations et les mécontentements ayant déjà gagné trop de terrain.

En réponse à une nouvelle question de M. Bernard Cazeneuve, M. Henri Crépin-Leblond a précisé qu’en revanche, la popularité politique du Président dans le pays était intacte, et que c’est pour cette raison qu’un soulèvement avait eu lieu.

 

M. Bernard Cazeneuve a alors rappelé la description qu’avait faite, dans son ouvrage, le professeur Filip Reyntjens des quelques heures qui ont précédé l’assassinat du Président Ndadaye, et notamment de plusieurs entretiens qu'il avait eus avec ses ministres, où ceux-ci attiraient son attention sur la montée des crispations et des mécontentements dans l’armée et au sein de la minorité tutsie et sur les risques qu’il courait tandis que lui-même les écoutait avec beaucoup de distance et d’ironie. Il s’est demandé si cette distance et cette ironie résultaient d’un trait de tempérament ou d’une absence de lucidité du Président sur les dangers encourus.

 

M. Henri Crépin-Leblond a répondu que deux éléments devaient être pris en considération.

Le premier était en effet le tempérament du Président Ndadaye. Celui-ci ayant beaucoup lutté, beaucoup réfléchi, ayant gagné les élections, avait tendance à estimer qu’il avait derrière lui cette " baraka " du premier président hutu élu, et qu’il pouvait donc surmonter les obstacles, les difficultés et éventuellement échapper aux menaces de mort.

Il a ajouté qu’il fallait aussi bien se rendre compte que le Burundi comme le Rwanda est le pays de la rumeur. Chaque jour y est une menace, chaque jour y est porteur d’un avertissement ou de l’annonce d’une catastrophe. Ainsi, on a prédit maintes fois un déferlement des Hutus sur la capitale Bujumbura. Dans la masse de ces renseignements innombrables parmi lesquels il est impossible de faire la part des choses, il arrive un moment où l’on se dit qu’encore une fois les loups ont hurlé sans savoir. Il a conclu qu’on avait mis le Président en garde mais que celui-ci croyait en son étoile et que c’est pour cette raison qu’il n’avait pas vu venir la menace de son assassinat.

M. Henri Crépin-Leblond a précisé que c’est après avoir beaucoup discuté avec l’épouse du Président Ndadaye, celle-ci étant restée près de deux mois à la résidence, et souvent évoqué avec elle ce qui s’était passé, qu’il en était venu à penser que c’est cette interprétation qu’il convenait d’avoir.

Quant à une éventuelle action du FPR, M. Henri Crépin-Leblond a répondu qu’il ne disposait pas d’éléments de réponse. Il a toutefois rappelé qu’il avait souligné à deux ou trois reprises au cours de son exposé l’influence déterminante, et cachée, du fait que ses responsables n’occupent pas de postes d’autorité, de la minorité rwandaise tutsie, très proche du FPR. Il a ajouté qu’il était bien connu sur place que cette minorité tutsie avait envoyé et de l’argent et des jeunes dans les troupes du FPR dès 1990, et qu’il y avait un courant à la fois financier et humain, surtout après 1992, vers l’Ouganda. Il a précisé qu’en fait, il n’avait pas d’éléments sur l’influence du FPR mais qu’il pressentait que celle de cette minorité rwandaise était très forte.

 

M. Pierre Brana lui a alors demandé s’il pouvait confirmer ou infirmer la rumeur selon laquelle les Hutus réfugiés au sud du Rwanda, notamment après cet attentat, pour fuir les massacres de l’armée, auraient été ensuite formés par les milices rwandaises pour participer au génocide de 1994.

 

M. Henri Crépin-Leblond a répondu que si la présence de réfugiés hutus burundais au sud du Rwanda, notamment depuis 1988, et la grande activité du PALIPEHUTU, parti extrémiste, dans cette région, rendaient vraisemblable que se soient produits des faits de ce type, il ne disposait d’aucun élément sur l’aide apportée par les réfugiés burundais aux milices rwandaises.

 

M. Pierre Brana, s’interrogeant alors sur la thèse, à peu près abandonnée aujourd’hui selon laquelle l’attentat du 6 avril aurait été perpétré par des Burundais, M. Henri Crépin-Leblond a répondu qu’il n’en avait jamais entendu parler, tandis que les Hutus lui disaient que l’attentat était certainement le fait du FPR et les Tutsis le contraire.

Il a ajouté qu’il connaissait relativement bien Cyprien Ntaryamira, assez francophile, qui avait séjourné à l’ambassade pendant une semaine. Il a précisé que, d’une certaine manière, c’était un modéré, mais qu’il n’était pas exclu qu’il ait mené un jeu tout à fait ambigu qui consistait, d’une part à envoyer des émissaires particuliers pour réclamer une force internationale, et d’autre part à prendre lui-même sur place une position contraire devant les membres du Gouvernement. Dans la mesure où il y avait là quelque chose qui ne pouvait durer, M. Henri Crépin-Leblond a relaté qu’il était très inquiet pour le Président d’autant que celui-ci avait vu quelque temps auparavant le Président Mobutu, à Gbadolite, ce qui, sans doute, l’avait conforté dans son attitude de double jeu. Cette attitude lui avait paru tellement dangereuse qu’il souhaitait, d’une part, obtenir de lui des explications, et, d’autre part, au vu de celles-ci, lui prodiguer quelques conseils.

 

M. Pierre Brana a alors demandé à M. Henri Crépin-Leblond quelle était, lors de son départ en janvier 1995, la répartition des deux ethnies dans les effectifs de l’armée.

 

M. Henri Crépin-Leblond a répondu que l’armée n’avait guère changé sur ce point et était toujours composée à 90-95 % de Tutsis, même s’il y avait eu un certain nombre de recrutements d’origine hutue. Il a ajouté que l’attaché militaire et lui-même faisaient très attention à ce que toutes les activités de coopération se déroulent dans un cadre militaire et n’aient aucun caractère paramilitaire qui aurait rapidement pu devenir paramilicien.

 

M. Pierre Brana, remarquant que son prédécesseur avait dit à la mission d’information que lorsqu’il se trouvait en poste, un tiers des promotions d’officiers était formé de Hutus, M. Henri Crépin-Leblond a répondu qu’en effet l’on admettait des Hutus aux concours militaires, mais que leur formation et leur accueil étaient tels qu’au bout d’un certain temps ils démissionnaient. C’est sans doute pour cette raison qu’il ne devait pas en rester beaucoup au moment de son installation. Il a ajouté que, lorsque le Président Ndadaye avait voulu ouvrir l’armée, dans ses initiatives d’août et septembre 1993, on l’avait alors prévenu qu’il aurait beau ouvrir les concours et imposer un certain quota ethnique, rien n’assurait qu’au bout du compte il n’y aurait pas à nouveau uniformisation.

 

M. Pierre Brana lui demandant alors quelle vision il avait du Major Buyoya, M. Henri Crépin-Leblond a répondu qu’il avait une grande estime pour lui, qu’il le croyait sincère. Il a souligné que le Major Buyoya s’était fixé un certain nombre de buts sur le plan interne mais qu’il était sans doute conduit, du fait de l’ethnie à laquelle il appartenait, du fait de son éducation et de son appartenance à l’armée, à composer dans un sens qui ne correspondait peut-être pas à ses principes. Il a estimé que c’était un homme d’Etat et un interlocuteur de valeur, mais aussi réaliste, et qu’il se devait de maintenir une certaine ambiguïté dans la mesure où il se trouvait confronté à un pays qui était lui-même véritablement ambigu.

Il a ajouté que le Président Buyoya avait eu le mérite d’avoir résisté, au lendemain des élections présidentielles, à toutes les pressions et d’avoir déclaré que le résultat était la conséquence d’un choix délibéré et qu’il fallait le respecter. Il avait lui-même toujours considéré que cet homme, qui avait amené la démocratie et qui, par la suite, alors qu’il n’était plus Président, avait milité dans un certain nombre de fondations, faisait preuve d’un certain attachement à une forme démocratique du pouvoir, étant entendu qu’il lui fallait tenir compte des réalités.

 

M. Bernard Cazeneuve suggérant que le Président Buyoya était peut-être favorable à une sorte de démocratie entrecoupée de coups d’Etat, M. Henri Crépin-Leblond a précisé que, dès juillet 1994, il était déjà un recours pour toute une partie de la classe politique, qui souhaitait qu’il prenne la direction du pays.

 

M. Bernard Cazeneuve lui ayant demandé s’il y avait des liens personnels entre le Major Buyoya et les dirigeant du FPR, notamment Paul Kagame, et ce qu’il pensait des relations entre le Gouvernement du Burundi et l’actuel Gouvernement du Rwanda, M. Henri Crépin-Leblond a répondu qu’il n’avait pas d’éléments de réponse sur ces deux points. Il a ajouté qu’il avait beaucoup regretté qu’il n’y ait pas eu pendant longtemps de représentant de la DGSE à Bujumbura, l’ambassade ne se procurant que difficilement des indications et des informations sur ces questions. Il a précisé que ce n’est qu’à la fin de sa mission qu’il avait pu bénéficier de renseignements nouveaux et utiles.

Il a en revanche expliqué qu’il avait toujours été frappé par le fait que l’activisme des membres de la minorité rwandaise tutsie au Burundi n’ait pas reçu, de la part du Président Buyoya, une approbation telle qu’il leur permette de bénéficier de la nationalité burundaise. Il a estimé que cette attitude du Président Buyoya témoignait de son souci de garder une certaine distance vis-à-vis de cette minorité.

 

M. Bernard Cazeneuve a alors présenté une analyse des documents de doctrine émanant du FPR. Il s’est déclaré très frappé de constater que ce dernier gommait complètement de ces documents la dimension ethnique de sa démarche et de son discours, pour se cantonner à des thèmes comme la démocratisation du régime, l’instauration du multipartisme, la critique du clanisme et de la corruption du régime du Président Habyarimana. Il s’est alors demandé si la vision de ce que devait être la société rwandaise qu’avait la minorité tutsie rwandaise vivant au Burundi était bien celle-là ou si ce n’était pas plutôt une vision ethnique beaucoup plus classique et étroite.

 

M. Henri Crépin-Leblond a répondu qu’il était assez habituel de trouver ce type de décalage entre l’attachement proclamé à un certain nombre de grands principes et la pratique concrète.

Il a précisé qu’au Burundi à l’époque, s’il y avait douze partis d’opposition, la grande majorité d’entre eux était dirigée par de tout petits états-majors qui, quelle qu’ait été leur capacité à parler bien et longtemps de la démocratie, de la représentation du peuple, de la nécessité du dialogue constant, cherchaient essentiellement à obtenir des fonctions de ministres et à partager entre quelques clients des postes importants dans l’administration.

 

M. Bernard Cazeneuve, soulignant le contraste entre cette description réaliste et le volume de la production théorique de certains universitaires sur les intentions et la doctrine du FPR, M. Henri Crépin-Leblond a répondu qu’il n’y avait pas de raison que cette doctrine n’existe pas et que ce ne serait pas la première fois que doctrine et réalité seraient en décalage.

 

M. Bernard Cazeneuve a relevé qu’on pouvait à travers la lecture des écrits du FPR, retrouver les lieux de formation des rédacteurs, l’organisation des textes et l’utilisation d’un certain nombre de concepts montrant bien qu’on n’avait pas affaire à la pensée marxiste originale mais au marxisme issu de l’alchimie des régimes d’Europe de l’Est.

 

M. Henri Crépin-Leblond est alors revenu sur les relations entre les dirigeants politiques burundais, ceux d’Ouganda et le FPR. Il a expliqué que le grand rival de M. Buyoya était le Colonel Bagaza, Président du Burundi de 1976 à 1987. Il a précisé que M. Bagaza avait toujours entretenu des liens très étroits avec l’Ouganda et y avait conservé des intérêts financiers. Il a indiqué que le parti assez radicalement tutsi qu’il dirigeait maintenant au Burundi, où il est revenu après un exil en Libye grâce à l’autorisation du Président Ndadaye, le PARENA, semblait avoir reçu des subsides d’Ouganda .

Il a ajouté qu’il n’était pas exclu que, dans la mesure où il a le soutien de l’armée, la grande crainte du Président Buyoya soit, tout autant qu’une action des extrémistes du FRODEBU, un coup d’Etat que pourrait fomenter M. Bagaza, qui a toutes raisons d’entretenir des relations étroites, et d’affaires et de finances, avec l’Ouganda.

 

M. Jacques Myard a rappelé le fil des événements : M. Buyoya, Tutsi, est battu aux élections par un Hutu, Melchior Ndadaye ; celui-ci est assassiné et remplacé par un autre Hutu, Cyprien Ntaryamira ; après sa mort dans l’attentat contre l’avion du Président Habyarimana, Cyprien Ntaryamira est remplacé de nouveau par un Hutu, Sylvestre Ntibatunganya ; celui-ci est alors renversé par l’armée tutsie et le Président Buyoya revient au pouvoir. Il s’est demandé ce qu’il fallait en déduire.

 

M. Henri Crépin-Leblond a répondu qu’il fallait aussi avoir à l’esprit que le résultat des élections législatives avait été respecté de façon continue et que l’Assemblée nationale, qui est à très grande majorité hutue et FRODEBU, était restée nominalement au pouvoir depuis les élections de juin 1993.

Il a insisté sur la continuité du processus de partage du pouvoir. Il a pour cela repris lui aussi le fil des événements : le Président Ndadaye est élu directement au suffrage universel ; il prend un Premier Ministre tutsi. Assassiné, il est remplacé quelques mois plus tard par un Président hutu ; celui-ci prend également un Premier Ministre tutsi. Ce Président, Cyprien Ntaryamira, meurt dans l’avion du Président Habyarimana. Des négociations s’ouvrent à nouveau sur le partage des pouvoirs. Elles durent cinq ou six mois pour aboutir, en septembre à la " Convention de gouvernement " qui prévoit l’élection du Président de la République par l’Assemblée nationale. Le Président élu est Hutu. Il nomme successivement deux ou trois Premiers Ministres tutsis, allant du plus modéré au plus radical selon les circonstances et au fur et à mesure de l’accroissement de la pression tutsie. Il est renversé par un putsch militaire, en juillet 1996, et remplacé par le Président Buyoya, à la demande de l’armée.

M. Henri Crépin-Leblond a ajouté qu’il ne pensait pas que le Président Buyoya ait comploté pour prendre le pouvoir. Il a rappelé qu’en 1987, le Président Bagaza avait été renversé à l’initiative d’un groupe de sous-officiers dont la solde avait été réduite et que ce n’est qu’ensuite que ceux-ci s’étaient adressés à Buyoya parce qu’il était officier.

A la demande de M. Jacques Myard, il a ensuite précisé que, à sa connaissance, le Président Sylvestre Ntibantunganya, qui avait poursuivi ses études et débuté sa vie professionnelle au Rwanda, circulait librement aujourd’hui à Bujumbura.

 

M. Jacques Myard a alors demandé à M. Henri Crépin-Leblond si, selon lui, au Burundi, les Tutsis et les Hutus percevaient le clivage qui les opposait comme une réalité ethnique ou culturelle, quelle était la définition qu’ils privilégiaient eux-mêmes et si celle-ci comportait les mêmes critères qu’au Rwanda.

Après avoir souligné la difficulté de répondre à une telle question, M. Henri Crépin-Leblond a répondu qu’il donnerait, autant que possible, son sentiment sur ce problème complexe.

Il a d’abord remarqué qu’il y avait des querelles d’école et des incertitudes très fortes sur le passé ancien du Burundi et du Rwanda. Si l’image de cultivateurs ayant subi l’invasion de pasteurs et fait les frais de querelles pour l’acquisition de pacages était crédible, on n’en trouvait aucune preuve. M. Henri Crépin-Leblond s’est également déclaré frappé par le fait que, s’il y avait bien des Hutus et des Tutsis -les Tutsis plutôt éleveurs et les Hutus plutôt agriculteurs sans que les choses soient aussi clairement tranchées- les uns et les autres parlaient la même langue. Il s’est interrogé sur l’explication qu’on pouvait donner à cette unicité de langage.

Il a ensuite exposé qu’avant la colonisation, le Rwanda et le Burundi constituaient déjà des pays distincts. Leurs sociétés respectives étaient sans doute féodales. Elles étaient dominées par une aristocratie, tutsie certes, mais dont n’étaient pas absents un certain nombre de chefs hutus, notamment militaires, qui aidaient le roi, au Rwanda comme au Burundi.

Soulignant que Tutsis et Hutus ont la même langue, à peu près les mêmes moeurs, qu’ils ont adopté par la suite, du fait de la colonisation, la même religion -le pourcentage de chrétiens étant de plus de 80 %- et adhéré, récemment certes mais incontestablement, aux mêmes valeurs, M. Henri Crépin-Leblond a estimé que le sentiment qui les séparait tenait en fait à la perception que l’on se fait soi-même d’une différence. Or, cette différence avait été, non pas inventée, mais amplifiée par un certain nombre d’hommes politiques, d’idéologues ou de chercheurs qui ont voulu précisément marquer les disparités entre une féodalité d’exploiteurs et un peuple asservi.

Il a précisé que dans ces conditions, depuis l’entre-deux-guerres, ce sentiment ethnique s’était cristallisé et avait produit progressivement, au fur et à mesure des circonstances, des événements et de la succession de dirigeants politiques, une séparation entre les deux ethnies, difficile à définir mais importante. Un Hutu se sent en effet Hutu et brimé par le Tutsi alors que le Tutsi, du moins au Burundi, a le pouvoir, veut le conserver et garde le sentiment qu’il lui revient d’assumer les responsabilités de l’avenir du pays.

Il a ajouté que, comme la richesse n’est pas grande dans ces pays, dès lors qu’un groupe s’est organisé en classe politique pour la gérer, et ce peut être le cas des militaires, la référence ethnique devient plus forte encore, tandis que s’affirme le désir de la majorité hutue, qui se sent puissante par le nombre, qui connaît les valeurs de la démocratie et souhaite que la situation change ; et c’est comme une sorte de révolution que conçoivent, dans ces conditions, les plus activistes d’entre eux.

 

Audition de MM. Robert DE RESSEGUIER Médecin en chef des services, Adjoint santé du COMFORCES Turquoise (20 juin-22 août 1994)
et François PONS, Médecin en chef, Chef de l’antenne chirurgicale parachutistes Turquoise (22 juin-22 août 1994)

(séance du 9 juillet 1998)

Présidence de M. Paul Quilès, Président

 

Le Président Paul Quilès a accueilli le Médecin en chef des services de classe normale Robert de Resseguier, adjoint santé du COMFORCES Turquoise entre le 20 juin et le 22 août 1994, et le Médecin en chef François Pons, Chef de l’antenne chirurgicale parachutistes Turquoise entre le 22 juin et le 22 août 1994.

Il a souligné que l’action du service de santé était au coeur de la mission humanitaire que la France a entrepris quasiment seule pour porter secours aux populations victimes de la tragédie qu’a connue le Rwanda.

 

Le Médecin en chef Robert de Resseguier a précisé qu’il était en retraite depuis le 1er juillet dernier et qu’il avait participé à l’opération Turquoise du 20 juin au 22 août 1994, après avoir été pré-alerté le 17 juin. Il a relaté qu’il avait rejoint Lyon, où se trouvait la mise en alerte de l’Elément médical d’intervention rapide (EMIR), le 20 juin, puis Maisons-Laffitte, où se trouvait le Général Lafourcade, le 21 juin, avant de décoller le 25 avec escale à Libreville et d’arriver à Goma, le 26 juin, en fin d’après-midi. Il a rappelé qu’il était à l’époque Médecin en chef de la onzième division parachutiste stationnée à Toulouse et qu’il avait servi dans cette opération, en tant que conseiller santé du commandant de la force, et chef santé des différents éléments du service participant à l’opération Turquoise.

Il a décrit l’organisation du soutien santé comme assez classique avec une chefferie basée au poste de commandement interarmées de théâtre (le PCIAT). Il a précisé qu’il était assisté, en tant que chef santé, par trois adjoints : un vétérinaire pour tout ce qui était de l’hygiène alimentaire, un épidémiologiste pour l’hygiène en général et pour l’épidémiologie, en particulier l’épidémiologie des populations civiles, et un psychiatre pour l’hygiène mentale. Ce dernier les a rejoint le 27 juillet.

Un groupement médico-chirurgical (GMC) stationné sur l’aéroport de Goma était chargé au départ uniquement du soutien de la Force. Il était composé d’une antenne chirurgicale sous les ordres du médecin en chef Pons. Cette antenne a été opérationnelle dès le 25 juin.

Un poste de secours faisait fonction d’infirmerie de garnison pour les différents éléments militaire basés à Goma. Ce poste de secours a été armé à partir des éléments suivants : un poste d’embarquement par voie aérienne (ce qu’on appelle un PEVA), une petite cellule santé Armée de l’air chargée de la récupération des pilotes éjectés, une cellule Rapace SAR, et une cellule santé pour le soutien du détachement hélicoptères qui était présent sur place.

Un cabinet dentaire, un groupe de véhicules sanitaires, et une cellule de ravitaillement avec un pharmacien étaient également présents.

L’Elément médical militaire d’intervention rapide (EMIR), qui a été déployé à Cyangugu au Rwanda, a été opérationnel seulement à partir du 5 juillet en raison du temps nécessaire pour créer la zone humanitaire sûre.

La formation a été prévue dès le départ au profit des populations civiles avec une cellule chirurgicale, une cellule médicale, une cellule pédiatrique, un laboratoire et une cellule hospitalisation à 50 lits. Devaient être également pris en compte les postes de secours des unités élémentaires : cinq postes de secours au niveau du groupement nord et deux postes de secours au niveau du groupement sud. Le commandement des opérations spéciales avait son propre soutien. Un poste de secours était également installé sur la base aérienne de Kisangani.

A compter du 24 juillet, la Bioforce est venue s’ajouter au dispositif. Elle était composée d’un laboratoire extrêmement performant puisqu’il a servi de référence aux différents organismes internationaux présents à Goma, et de six équipes d’investigation. La Bioforce avait besoin du soutien logistique de Turquoise mais a travaillé uniquement au profit des populations civiles réfugiées en liaison avec les différents organismes internationaux présents.

Le Médecin en chef Robert de Resseguier a signalé également les éléments de renfort. A Bangui, se trouvaient un poste d’embarquement par voie aérienne et une section hospitalisation à 50 lits. L’antenne chirurgicale stationnée à N’Djamena était en alerte. La Mauritanie a envoyé une équipe médico-chirurgicale qui a été mise à la disposition de l’EMIR en raison de la qualification des personnels envoyés et du fait qu’ils n’avaient pas de matériels techniques. Elle était composée d’un chirurgien agrégé du Val-de-Grâce, d’un gastro-entérologue, d’un radiologue, d’un médecin généraliste et d’infirmiers. Le Sénégal a également envoyé une équipe médico-chirurgicale qui a été mise à la disposition du groupement nord et comme soutien du contingent sénégalais.

L’effectif santé a représenté 6 % de l’effectif total des militaires participant à Turquoise.

Le Médecin en chef Robert de Resseguier a mis en avant le fait que tous les problèmes rencontrés ont été dus à l’exode massif des populations rwandaises. L’EMIR avait une capacité initiale d’hospitalisation de 50 lits mais il a été nécessaire de monter jusqu’à 130 lits. L’EMIR a fonctionné à 99 % au profit des populations déplacées et pour 1 % au profit des militaires présents dans la zone.

L’antenne chirurgicale devant soutenir la force était équipée pour 2 000 hommes. Sa dotation était prévue pour 48 heures et elle comptait 12 lits, ce qui pouvait être considéré comme largement suffisant, d’autant qu’il n’était pas prévu d’affrontements. Mais au plus fort de l’exode, il y a eu jusqu’à 130 hospitalisés au groupement médico-chirurgical de Goma.

Il a fallu faire face à des problèmes quantitatifs d’approvisionnement, les réserves ayant été rapidement épuisées. Les délais d’acheminement étaient très longs puisque l’approvisionnement arrivait de façon partielle jusqu’au 22 juillet, mais après cette date, tout a semblé se débloquer. Entre le 22 juillet et le 12 août, 35 tonnes de matériels santé ont été livrés au profit du service lui-même, auxquelles il convient d’ajouter les approvisionnements que l’Armée de l’air a convoyés au profit des différentes ONG.

Il a fallu aussi faire face à une insuffisance de personnel pour s’occuper des hospitalisés. En Afrique, ce sont traditionnellement les familles qui font ce qu’on appelle le " nursing " des malades. Or les familles étaient complètement disloquées et les capacités d’accueil largement dépassées. Il a donc fallu faire appel à toutes les bonnes volontés : militaires présents sur place et bénévoles locaux qui sont venus prêter main-forte.

Il a également fallu libérer les lits occupés par manque d’évacuation secondaire des hospitalisés. Il n’était pas possible de faire sortir les hospitalisés des formations puisqu’il n’y avait pratiquement pas de possibilité d’accueil. Il a donc fallu faire appel aux orphelinats pour faire prendre en charge les enfants, et aux différents organismes caritatifs internationaux pour les adultes.

L’épidémie de choléra qui a été confirmée le 22 juillet a justifié la venue de la Bioforce. Cette épidémie a fait des milliers de morts et les forces françaises, devant la carence des réactions locales, ont été obligées d’effectuer elles-mêmes le ramassage et l’enfouissement des corps, et ce, petit à petit, dans tout le secteur de Goma.

Les risques de troubles psychologiques plus ou moins graves encourus par les personnels militaires, qui étaient confrontés à cette mission pour laquelle ils n’étaient pas préparés, ont justifié la venue du psychiatre.

Le Médecin en chef Robert de Resseguier a dressé le bilan des activités médicales de l’opération Turquoise, c’est-à-dire jusqu’au 22 août, en tenant compte des activités du groupement médico-chirurgical resté présent à Goma jusqu’au 30 septembre : 17 000 consultations, 1 100 interventions chirurgicales, 11 000 journées d’hospitalisation, 90 000 soins ambulatoires, 24 000 vaccinations, et 24 naissances. 98 % des interventions chirurgicales ont concerné la population civile de même que les 24 000 vaccinations et les 24 naissances.

Le Médecin en chef Robert de Resseguier a conclu en rappelant que l’action des forces françaises a d’abord été beaucoup décriée par les ONG qui ont toutefois fini par reconnaître unanimement leur professionnalisme et leur savoir-faire pour finalement déplorer leur départ. Ce fut une mission enrichissante, mais dure psychologiquement. Le service de santé a eu un rôle important dans cette opération, et il a prouvé, encore une fois, son efficacité. Le Médecin en chef Robert de Resseguier s’est déclaré généralement très fier de ce qu’a fait l’armée pendant l’opération Turquoise.

 

Le Médecin en chef François Pons a rappelé qu’il était chirurgien des hôpitaux des armées, professeur agrégé au Val-de-Grâce, et actuellement chirurgien dans le service de chirurgie viscérale et thoracique du nouvel hôpital Percy à Clamart.

Il a indiqué qu’il assurait en 1994, outre ses fonctions au Val-de-Grâce, celles de chirurgien chef de la 14ème antenne chirurgicale parachutiste. C’est avec cette antenne qu’il a servi deux mois dans le cadre de l’opération Turquoise, du 24 juin au 22 août.

Le Médecin en chef François Pons a commenté ensuite quelques diapositives qu’il avait préparées.

Il a présenté la première diapositive dont l’objet était d’expliquer ce que sont les antennes chirurgicales du service de santé des armées. Il s’agit de petites formations chirurgicales élémentaires qui ont pour mission de faire fonctionner un bloc opératoire efficace au plus près du combattant. Cette mission nécessite un matériel très performant qui permet de faire face à tous types d’urgence mais également une équipe très réduite et un matériel très compact de manière à faciliter leur mobilisation.

Le Médecin en chef François Pons a détaillé la constitution d’une antenne : trois médecins, deux chirurgiens, un réanimateur, neuf personnels para-médicaux ou auxiliaires sanitaires. L’ensemble travaille sous deux tentes : une pour le bloc opératoire et l’autre pour l’hospitalisation de douze blessés. Le matériel permet une autonomie de 48 heures. L’ensemble est conditionné de manière à pouvoir être acheminé très rapidement, soit par voie routière, soit par voie aérienne. Les antennes chirurgicales peuvent également être larguées et, une fois à terre, il faut une heure pour que le bloc opératoire soit en état de fonctionnement.

Dans le cadre de l’opération Turquoise, l’antenne chirurgicale était à Goma alors que l’EMIR était à Cyangugu. Le rôle initial de cette antenne était uniquement d’assurer le soutien des forces françaises mais, comme toujours dans les missions auxquelles le service santé des armées participe, il est toujours possible, dans le cadre de l’aide médicale gratuite, d’apporter des soins aux populations. En l’occurrence, les événements ont fait que cette action est devenue l’élément le plus important de l’intervention, au moins quantitativement, mais la mission première est toujours restée le soutien des forces.

Le Médecin en chef François Pons a expliqué que la diapositive suivante montrait l’installation de l’antenne avec les deux tentes et la suivante le bloc opératoire. Il a souligné que l’on pouvait disposer, même sous une tente, de matériels de réanimation très performants et effectuer une chirurgie d’urgence de qualité.

Les diapositives suivantes montraient le coin de la tente consacré au " déchocage ", avec possibilité de production d’oxygène, et le couloir situé entre le bloc opératoire et l’hospitalisation où étaient déposés les post-opérés, ce qui permettait de les avoir à proximité immédiate du chirurgien réanimateur et donc de faciliter leur surveillance.

Le Médecin en chef François Pons a souligné qu’il y avait eu trois temps forts pour l’antenne chirurgicale au cours de la mission : l’accueil de réfugiés tutsis qui avaient été rapatriés depuis la zone humanitaire sûre par les troupes françaises ; puis, à partir du 14 juillet, l’exode des réfugiés hutus à Goma, qui a été accompagné par un bombardement ayant entraîné un afflux de blessés ; et enfin, l’épidémie de choléra.

Les blessés tutsis sont arrivés de manière très massive puisqu’une centaine d’entre eux a été déposée en deux heures par une noria d’hélicoptères. Il s’agissait de Tutsis ayant été retrouvés dans les collines par les troupes françaises et errant pour certains depuis plusieurs semaines avec leurs blessures. Ils ont reçu les premiers soins des médecins des unités et ont été adressés ensuite à l’antenne médicale. 30 % d’entre eux étaient des enfants et la majorité des plaies étaient avaient été causées par des coups de machette.

D’un point de vue médical, les lésions les plus graves ayant malheureusement déjà entraîné la mort, le risque était moins celui de blessure vitale que d’infection majeure.

L'antenne de 12 lits a dû assurer l’organisation et l’accueil d’une centaine de patients arrivant très brutalement. Le triage s’est fait de nuit sous les projecteurs ainsi que sous les flashes de beaucoup de journalistes. Le problème essentiel a été d’organiser l’accueil et l’identification de ces blessés, d’autant que la plupart ne parlaient pas français et qu’un certain nombre de patients en bas âge ne se connaissaient pas entre eux. Il a été fait recours à ce système classique en chirurgie de guerre qui consiste à marquer les renseignements, soit sur le poignet, soit sur le front du blessé en indiquant soit le nom, soit la gravité de la pathologie.

La diapositive suivante montrait des réfugiés présentant une plaie de l’épaule par balle traitée par fixateur externe. Le Médecin en chef François Pons a souligné au passage l’état de maigreur, de cachexie des réfugiés en raison de la dénutrition mais peut-être aussi du sida et de la tuberculose, fréquents dans ces populations.

Le bloc opératoire a dû être dédoublé pour pouvoir traiter tous ces patients. Un des chirurgiens opérait avec un scialytique, l’autre avec une lampe frontale. Les lésions observées donnaient, de manière certainement très limitée, une idée de l’horreur des massacres auxquels les blessés avaient échappé.

La diapositive suivante montrait l’instrument qui a, selon le Médecin en chef François Pons, fait beaucoup plus de dégâts que les armes les plus sophistiquées : la machette du paysan rwandais.

Les diapositives suivantes présentaient des exemples de lésions : une tentative de décapitation qui n’avait pas abouti, une main tranchée. Le Médecin en chef François Pons a fait observer qu’il y avait beaucoup de mains tranchées car cette blessure était infligée dans un but de torture. Il a souligné également que nombre d’enfants étaient concernés ; ils représentaient un tiers des blessés et souffraient le plus souvent de fractures du crâne provoquées par les machettes. Les fractures étaient dans un état d’infection très avancé mais ne présentaient pas de lésion cérébrale puisque ceux qui en avaient eu étaient déjà morts.

Les enfants présentés sur la diapositive se trouvaient dans la tente d’hospitalisation de l’antenne, dont une dizaine avec des pansements sur la tête. Ils racontaient tous la même histoire : ils avaient été laissés pour mort après avoir perdu connaissance et avaient réussi par la suite à s’échapper.

Une autre diapositive a montré un enfant souffrant d’une plaie par balle du périnée et la suivante le même enfant au bout de deux mois. Sa guérison complète a pu être obtenue au prix de quatre interventions chirurgicales.

Le Médecin en chef François Pons a insisté sur la nécessité où il s’était trouvé de réorganiser l’antenne pour la transformer d’une structure de 12 lits en une structure d’un peu plus de 130 lits qui devait prendre également en charge, du fait de l’absence de famille et de structure sociale, le logement, la nourriture, etc. Une aide précieuse a été apportée à cet effet par le bataillon de soutien logistique du Commissariat de l’Armée de Terre et, ultérieurement, par des organisations caritatives ou non gouvernementales.

Il a fallu installer les blessés sous des tentes, assurer leur couchage sur des brancards ou des lits Picot, et les nourrir. Chaque blessé a reçu chaque jour la même chose que les militaires, c’est-à-dire une ration de combat, qui, tout en n’étant pas conforme à ses traditions culinaires, présentait l’avantage d’être constituée d’aliments hyper-caloriques, hyper-énergétiques, et donc susceptibles de favoriser la cicatrisation.

Lors de l’exode des réfugiés hutus, le 14 juillet, le spectacle était assez impressionnant : pendant quatre jours un million de réfugiés, devançant le FPR, a défilé pratiquement sans bruit devant l’aéroport et devant l’antenne. Ils avaient tous leurs bagages sur la tête. Ils étaient déjà vraisemblablement épuisés par 300 ou 400 kilomètres de marche. Ils se sont installés autour de Goma et de ses environs dans des camps improvisés.

Ils précédaient de très peu les forces FPR puisque, le 17 juillet, un bombardement au mortier a duré une dizaine d’heures. Il a eu lieu à proximité de l’antenne et de l’aéroport et, en raison de la densité de population, le Médecin en chef François Pons a estimé qu’il avait fait plusieurs centaines de morts. Ce bombardement a entraîné un afflux de blessés graves. Il a fallu s’organiser pour les recevoir en masse et les trier.

Une soixantaine de blessés a été accueillie, parmi lesquels un tiers d’enfants. Les lésions les plus courantes étaient causées par des éclats de mortier. En raison de l’impossibilité d’opérer plusieurs blessés en même temps, il a fallu déterminer un ordre de passage. Le Médecin en chef François Pons a souligné la difficulté de l’exercice, surtout quand les lésions sont graves, toute erreur peut en effet entraîner le décès d’un des blessés pendant que l’on procède à une opération sur un autre patient. Le plus grave de ces blessés était un officier français qui avait été atteint au coeur par une balle, mais qui a pu être opéré avec succès.

D’autres diapositives ont présenté une plaie thoraco-abdominale par obus de mortier et un fracas de membre, également par obus de mortier qui ne relevait que de l’amputation.

La mortalité parmi les blessés était de 20 %, ce qui est élevé, et montre bien toute la difficulté du triage, encore plus délicat à réaliser chez les enfants

Les diapositives suivantes ont présenté une petite fille qui avait subi un arrachement paroi lombaire par éclat de mortier et une autre victime d’un arrachement du bras et de plusieurs lésions : Le Médecin en chef François Pons a relevé qu’il s’agissait de patients opérés sans succès et qu’il aurait peut-être fallu ne pas opérer pour en opérer d’autres à leur place.

L’épidémie de choléra, qui a dû faire 20 000 à 50 000 morts en dix jours, a posé le problème, heureusement rare mais très difficile, de l’association du choléra et des blessures de guerre.

Le premier vibrion cholérique a été isolé chez un des patients de l’antenne chirurgicale et certains des opérés ont alors présenté des diarrhées cataclysmiques qui ont été le signe des premiers cas de choléra. Il a fallu à nouveau transformer l’antenne en aménageant certaines tentes en unités de soins aux cholériques ou en établissant des mesures d’isolement qui ne pouvaient avoir qu’un caractère symbolique.

Une diapositive a illustré le traitement du choléra dont le Médecin en chef François Pons a souligné la simplicité : il suffit de remplir les patients par deux voies veineuses, plus vite qu’ils ne se vident par leur diarrhée et de les poser sur des brancards dont le fond est découpé pour recueillir les selles. Tous les réfugiés n’ont malheureusement pas pu bénéficier de ces soins. Ont été traités les blessés atteints du choléra mais également un certain nombre de patients non chirurgicaux qui venaient à l’antenne et qui étaient soignés de la même manière.

Le Médecin en chef François Pons a montré une diapositive d’une jeune fille, probablement hutue, de 15 ans, qui avait été blessée par un éclat de mortier. Elle n’a pas été soignée immédiatement. Elle a été retrouvée trois ou quatre jours après avoir été blessée au milieu de soldats rwandais, dans un état très avancé de délabrement physique, avec un fracas de cuisse par éclat de mortier déjà arrivé à un stade de gangrène très évoluée. Il a fallu désarticuler la hanche et, peu de temps après, le choléra s’est déclaré.

Les difficultés de l’équipe soignante étaient extrêmes pour maintenir à peu près propre le moignon d’amputation d’un blessé atteint de surcroît de choléra. Il fallait faire et refaire les pansements plusieurs fois par jour.

Si la jeune fille présentée sur la diapositive a échappé à la gangrène et au choléra, elle est restée dans un état de prostration psychologique. L’équipe soignante a réussi à la verticaliser mais, lorsque les troupes françaises sont parties, elle était toujours dans cet état de prostration, que l’on retrouvait chez un certain nombre d’enfants.

La diapositive suivante présentait le camp de réfugiés de Kibumba où le choléra a fait des ravages compte tenu des conditions extrêmement précaires dans lesquelles vivaient les personnes qui s’y étaient installées. Il y a eu à ce moment-là une centaine de cadavres.

Le Médecin en chef François Pons a ensuite présenté l’hôpital militaire des forces armées rwandaises en déroute qui s’étaient installées sur le centre sportif de Goma où 1 000 à 1 500 blessés de guerre plus ou moins anciens étaient déjà décimés par le tétanos et la gangrène auxquels s’est rajouté le choléra. L’équipe française allait prendre régulièrement deux ou trois de ces soldats pour les traiter et elle était pratiquement la seule à accepter de le faire. Pendant que ces blessés étaient recueillis, les camions de l’armée française relevaient une centaine de cadavres de personnes décédées du choléra dans la journée. La diapositive montrait, derrière le brancard, un amoncellement de cadavres illustrant la gravité de cette épidémie.

Le Médecin en chef François Pons a indiqué qu’il avait coutume de travailler assez fréquemment avec les ONG qui sont arrivées à ce moment étant donné que c’était celles qu’il avait l’habitude de retrouver sur tous les théâtres d’intervention. S’il peut y avoir parfois des divergences dans les décisions, la préparation, au niveau des équipes soignantes, s’effectue généralement dans de bonnes conditions de coopération, d’autant qu’il existe une complémentarité : l’antenne militaire propose le traitement des patients relevant du geste chirurgical et, inversement, elle confie aux ONG un certain nombre de post-opérés.

La fin de la mission a été, selon le Médecin en chef François Pons, plus conforme à ce qu’il connaissait. Elle a consisté à accorder une aide aux populations, essentiellement par la chirurgie d’urgence, tout en continuant, bien sûr, à assurer le soutien des troupes françaises.

Le problème majeur était de savoir que faire des opérés qui commençaient à se recréer une petite vie sociale à l’antenne. Il fallait les placer. Or, il n’existait aucune structure d’accueil. Certains ont pu repartir au Rwanda grâce à l’aide des affaires civiles, d’autres ont dû être placés dans les camps de réfugiés. L’antenne chirurgicale s’occupait d’eux en collaboration avec les ONG ou le Haut commissariat aux réfugiés.

Un autre problème grave était celui des enfants blessés. Certains ont été réclamés par leurs parents, d’autres ont été adoptés par des femmes de l’antenne mais la majorité d’entre eux a été placée dans un des nombreux orphelinats qui pullulaient autour de Goma. Ils y vivaient encore il y a peu de temps.

Pour conclure, le Médecin en chef François Pons a précisé que plus de 500 personnes avaient été hospitalisées et que 315 interventions chirurgicales avaient été réalisées : 7 soldats français dont 2 gravement blessés par balle, 21 soldats zaïrois, 32 soldats rwandais en avaient bénéficié, mais l’essentiel de l’activité -80 %- a concerné les réfugiés rwandais parmi lesquels aucune différence n’a été faite entre Hutus et Tutsis. Le chiffre le plus impressionnant demeure celui des enfants opérés, qui représente un tiers du total des interventions, ce qui n’est pas classique en chirurgie de guerre.

Le Médecin en chef François Pons a souligné que l’action chirurgicale qu’il a menée était, comme toujours, ponctuelle. Elle a apporté certainement quelques soulagements à l’échelon individuel mais, dans l’océan de désespoir des victimes, elle a sans doute représenté très peu de chose.

 

Le Président Paul Quilès s’est déclaré personnellement ému par la présentation à laquelle il avait assisté et par les indications qui avaient été données.

Il a demandé des précisions sur les relations entretenues sur place par le Service de santé des armées avec les ONG humanitaires comme MSF. Il a demandé aux officiers leur sentiment sur la critique selon laquelle il revenait aux ONG humanitaires de faire ce travail de soins et d’assistance aux populations en difficultés sanitaires, alors que c’était aux militaires d’intervenir pour neutraliser les criminels et les responsables de crimes contre l’humanité.

 

Le Médecin en chef Robert de Resseguier a souligné que les ONG étaient relativement peu présentes au départ. Elles ont eu des états d’âme, par exemple à l’égard des militaires rwandais des FAR. La Croix Rouge ne souhaitait pas s’en occuper, au motif qu’ils n’étaient pas prisonniers, comme le Haut Commissariat aux réfugiés parce que c’étaient des militaires.

Les relations avec les ONG se sont ensuite considérablement améliorées quand elles ont vu en particulier l’efficacité de la Bioforce qui a essayé d’organiser et de contrôler tout ce qui était de l’ordre du soutien. C’est bien la France, et non d’autres pays, qui a fourni les vaccins des 24 000 vaccinations.

Le Médecin en chef Robert de Resseguier a signalé par ailleurs que les ONG ne peuvent manifestement intervenir que lorsque la zone est pacifiée.

Mais certaines organisations refusent d’intervenir en présence des militaires. Dans la zone humanitaire sûre, il est arrivé plusieurs fois que des organismes souhaitent faire transiter des convois en sécurité. Il leur a été proposé de se joindre aux convois militaires mais cette offre était le plus souvent rejetée. Il leur a été précisé que les militaires ne pouvaient pas assurer leur sécurité s’ils n’étaient pas présents. La zone humanitaire sûre était aussi sûre que possible, mais il y avait quand même encore des milices et des convois d’organismes humanitaires ont été pillés.

Le Médecin en chef Robert de Resseguier a jugé que les ONG ont finalement apprécié le travail effectué par l’antenne chirurgicale et elles en ont tout naturellement pris la suite.

 

Le Président Paul Quilès a voulu savoir aussi si des reproches avaient été adressés sur place au Service de santé.

 

Le Médecin en chef François Pons a répondu qu’une seule ONG était déjà présente avant leur arrivée, à savoir MSF Zaïre qui s’occupait de la lutte contre la peste. Les membres des ONG étaient manifestement assez réticents pour travailler avec les militaires sans d’ailleurs faire preuve d’hostilité à leur égard. Quand toutes les autres ONG sont arrivées par la suite, les relations ont toujours été bonnes entre les équipes soignantes. Les ONG n’ont alors pas adressé de reproches au Service de santé. Peut-être leurs décideurs éprouvaient-ils une certaine réticence vis-à-vis de l’armée, mais le Médecin en chef François Pons a déclaré ne pas en avoir ressenti parmi les médecins avec lesquels il a été amené à travailler.

Le Médecin en chef François Pons a estimé qu’il était du devoir des troupes françaises de faire de l’action humanitaire. C’est une tradition ancienne puisque, depuis très longtemps en Afrique, sous forme d’aide médicale gratuite ou, même avant, avec le service de santé des troupes coloniales, l’armée s’est toujours occupé des populations, même si elle le faisait avec moins de publicité que certaines ONG.

 

M. Pierre Brana a noté que le médecin psychiatre était arrivé sur place le 27 juillet, ce qu’il a jugé un peu tardif. Il a demandé s’il n’aurait pas été bon d’avoir une équipe psychiatrique dès le départ auprès des troupes françaises. Il a, par ailleurs, souhaité savoir si les traumatismes psychiques des enfants rwandais avaient été soignés.

 

Le Médecin en chef Robert de Resseguier a répondu qu’il aurait sans doute été souhaitable que le psychiatre participe à l’opération dès le départ, comme cela se pratique aux Etats-Unis. Mais quand une opération est montée, l’effectif est malheureusement toujours restreint au minimum, en particulier au niveau du soutien. C’est pour cette raison que le psychiatre n’a pas fait partie de l’équipe médicale mise en place au départ, contrairement à l’épidémiologiste. Il a été fait appel au psychiatre pour les personnels qui encadraient les opérations d’enfouissement des cadavres. Ce n’étaient pas les militaires français qui effectuaient le ramassage mais c’étaient eux qui conduisaient les camions et qui dirigeaient les équipes, c’était le Génie de l’air qui creusait les fosses avec les engins dont il était le seul à disposer. Le psychiatre est arrivé quand on s’est aperçu que les personnels qui accomplissaient ces tâches commençaient à connaître des difficultés d’ordre psychique.

 

Le Médecin en chef François Pons a précisé que le psychiatre s’était également occupé des enfants rwandais même si le traitement psychiatrique d’une personne qui n’est pas de même culture et qui ne parle pas la même langue reste difficile. Toutefois, quelques résultats assez satisfaisants ont été obtenus.

 

Le Président Paul Quilès a demandé aux deux officiers leur opinion sur la critique selon laquelle la création de la zone humanitaire sûre aurait entraîné une augmentation du risque épidémique du fait de la concentration des populations.

 

Le Médecin en chef Robert de Resseguier a rappelé que les populations s’étaient, de toute façon, déjà en partie regroupées dans cette zone.

Il a souligné qu’il n’y avait pratiquement pas eu de cas de choléra dans la zone humanitaire sûre. Le choléra est apparu dans la région de Goma en raison de l’épuisement des réfugiés et de leur exode massif. Dans la zone humanitaire sûre, au contraire, les réfugiés ont pu commencer à reconstituer leurs forces. Il y a donc eu moins de phénomènes épidémiologiques mais il n’en demeure pas moins que les risques épidémiologiques sont de toute façon aggravés par la concentration des populations.

 

Le Président Paul Quilès a demandé si l’équilibre entre le déploiement des moyens humanitaires et militaires était satisfaisant.

 

Le Médecin en chef Robert de Resseguier a jugé que cet équilibre était satisfaisant dans sa conception mais que dans la réalisation, l’antenne médicale a été débordée par la masse de réfugiés, comme tous les organismes présents.

 

Le Médecin en chef François Pons a souligné que l’opération Turquoise a été la première mission où une telle importance a été donnée au volet médical et humanitaire. L’équilibre entre moyens militaires et humanitaires a été bon mais l’importance de l’épidémie était telle que toute structure ne pouvait être que dépassée.

 

Le Président Paul Quilès a demandé s’ils s’attendaient trouver une situation de cette nature.

 

Le Médecin en chef François Pons a répondu que la mission ressemblait un peu à celle que les militaires français avaient l’habitude de mener au Tchad, en tout cas pour l’antenne chirurgicale, dans la mesure où elle consistait à soutenir les troupes et à traiter les réfugiés. Il a toutefois précisé qu’il n’avait pas prévu que les problèmes auxquels il allait devoir faire face prendraient une telle dimension.

 

Le Président Paul Quilès a félicité les deux officiers pour le travail qu’ils ont accompli dans des conditions particulièrement difficiles.


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