Evénements de Srebrenica

Comptes rendus des auditions de la mission d'information commune

Audition de M. Daniel O'BRIEN,
directeur de l’antenne médicale de Médecins sans Frontières à Srebrenica (1995),
et de Mme Christina SCHMITZ,
infirmière de Médecins sans Frontières à Srebrenica (1995)
(en présence de M. Jean-Hervé Bradol, président de MSF)

(jeudi 29 mars 2001)

Présidence de M. François Loncle, Président

Le Président François Loncle : Je remercie M. O'Brien, citoyen australien, d'être venu devant la Mission d’information. M. O'Brien, vous étiez médecin à l'antenne Médecins sans Frontières (MSF) de Srebrenica en 1995. Vous êtes donc un témoin privilégié de ce drame. J’accueille aussi Mme Christina Schmitz, une infirmière allemande qui était elle aussi à Srebrenica en juillet 1995 pour le compte de MSF.

M. Daniel O'Brien : Je vous remercie. A mes côtés se trouve donc Christina Schmitz, ma collègue, qui était également à mes côtés à l'époque et, si vous le voulez bien, c'est elle-même qui va commencer.

Mme Christina Schmitz : Je suis Christina Schmitz, infirmière, et j'ai coordonné les activités de MSF du 24 juin 1995 au 21 juillet 1995 sur place, à Srebrenica. Nous sommes là pour partager avec vous notre témoignage des événements que nous avons vus avant, pendant et après la chute de l'enclave mais aussi pour parler au nom de la population, puisqu'aucun ressortissant bosniaque n'a été invité, à notre connaissance, à porter son témoignage sur les événements. Pour nous, les habitants de Srebrenica mais également pour la communauté internationale, il nous faut savoir qui est responsable de cette tragédie.

Le sort de Srebrenica et de sa population reste un souvenir très douloureux pour moi-même, pour Daniel et pour bien d'autres collègues de MSF. Entre autres, cela tient au fait qu'en travaillant dans la zone de sécurité depuis mars 1993, MSF a en quelque sorte participé à l’illusion que la population serait protégée. Nous ne nous sommes pas posé assez rapidement la question de la durée de cette protection. A partir de quel moment l'enclave n'en serait plus une, à partir du moment où la protection ne tiendrait plus et dans quelles circonstances ?

Le 11 juillet 1995, nous avons appris que c'était ce jour-là que cette protection s'arrêtait.

Nous étions l'un et l'autre sur place lorsque l'enclave a été envahie. Des milliers d'hommes, de femmes et d'enfants ont été déportés, des milliers d'hommes ont été séparés et tués. Nous ne pouvons ni ne voulons oublier et nous voulons que d'autres, surtout les responsables de cette tragédie, ne puissent pas oublier, et que l’on fasse la lumière sur les responsabilités et, par conséquent, l'échec des uns et des autres.

Environ 40 000 personnes, dont la plupart étaient déplacées, habitaient l'enclave depuis mars 1993 lorsque le général Morillon a déclaré Srebrenica zone protégée en s'engageant à fournir une protection à la population sous l'égide des Nations unies. Les conditions de vie étaient pénibles. C'était comme si on avait été dans une prison à ciel ouvert ou dans un ghetto. Les gens étaient entièrement tributaires de l'aide humanitaire qui, souvent, n'arrivait pas en quantité suffisante. Seul le minimum vital de médicaments, d'aliments et d'objets était autorisé par les autorités bosno-serbes. On vivait constamment sous la menace d'une attaque, privés de liberté et devant un avenir incertain pendant des années. Il s'agissait seulement de survivre.

Au moment de notre arrivée, le 25 juin 1995, du fait du blocus imposé par les forces serbes, l'équipe habituelle de 5 expatriés a dû être ramenée à 2 personnes en juin 1995, à savoir Daniel et moi-même. Nous n'avions pas l'avantage d'avoir avec nous le chirurgien de MSF à Srebrenica. Notre travail consistait à apporter à l'hôpital et dans des postes de santé une assistance médicale et technique. Nous soutenions également un centre social où vivaient 98 personnes âgées.

Avant le 11 juillet, nous étions régulièrement en contact avec les autorités locales, avec le personnel local de l'hôpital et les représentants des Nations unies, mais également avec notre équipe de coordination à Belgrade.

Daniel et moi-même avons rencontré le 28 juin le commandant de la FORPRONU à Srebrenica, Thom Karremans, qui nous a promis que l'enclave ne tomberait jamais. Une fois Srebrenica prise, nous avons eu des contacts avec la FORPRONU, notamment avec le commandant Franken, mais également avec le personnel médical et d'autres représentants des Nations unies. J'ai assisté à des réunions entre la FORPRONU et les commandants bosno-serbes et je me suis trouvée deux fois en présence de Ratko Mladic.

Nous allons chronologiquement vous décrire la période qui s'est déroulée du 4 au 21 juillet.

Le mardi 4 juillet, nous avons été informés d'une concentration importante d'hommes de troupes bosno-serbes, mais également de matériel lourd, d'artillerie et de chars autour de l'enclave. C’est un membre du HCR, entré ce jour là avec un envoi de nourriture, qui nous avertit.

Le 5 juillet, lors du point de sécurité quotidien, ces informations ont été confirmées et une nouvelle équipe médicale de la FORPRONU a été autorisée à rentrer. Ce jour-là, nous avions donc deux équipes médicales dans la zone de sécurité avec des médicaments, du matériel et un hôpital bien équipé à Potocari, la principale base des Nations unies, dans le nord de l'enclave.

M. Daniel O'Brien : Jeudi 6 juillet vers 4 heures 30 du matin, nous avons été réveillés par le bruit d'explosions. L'armée bosno-serbe avait commencé à bombarder le sud de la zone de sécurité. Cela s'est poursuivi pendant trois heures et a été très intense. Entre 8 heures 30 et 9 heures du matin, 10 obus ont atteint le centre de Srebrenica.

Afin d'essayer de faire face à l'arrivée de blessés, nous organisons la sortie de l’hôpital de tous les patients qui ne sont pas dans un état grave. Les obus ont continué de tomber pendant toute la journée. L'après-midi, nous avons entendu le klaxon d'un camion qui annonçait l'arrivée des premiers blessés à l'hôpital. Il s'agissait d'enfants atteints lorsqu'ils jouaient dans le parc, dans le centre-ville. Un garçon était déjà mort, décapité, et les autres enfants avaient d'horribles blessures dues à des éclats d'obus.

Nous nous sommes rendus à l'hôpital pour travailler avec le personnel afin de traiter les blessés. A la fin de la journée, nous avions accueilli 13 blessés et 4 sont décédés à l'hôpital. Il s'agissait tous de civils.

Mme Christina Schmitz : Nous avons demandé une assistance à la FORPRONU pour une jeune fille gravement blessée, assistance refusée en raison d'un manque de matériel et de capacités de réanimation, nous a-t-on dit. Une transfusion qui avait été promise pour un patient a également été refusée.

Un jour plus tard, le vendredi 7 juillet, les obus ont continué de tomber, notamment sur Potocari. Nous sommes allés chercher des blessés en ville, mais également à Potocari en utilisant notre véhicule personnel, ce qui était risqué puisque le bombardement continuait pendant ce temps-là, mais nous n'avions pas le choix.

Tout au long de la journée, 7 civils blessés sont arrivés, dont 5 nécessitaient des interventions importantes. Au cours des douze heures suivantes 3 sont décédés.

M. Daniel O'Brien : Le lendemain, samedi 8 juillet, le docteur Elias Pilav, le chirurgien de l'hôpital de Srebrenica, était fatigué et vraiment à la limite d'une crise de nerfs : lui et son équipe n'avaient pas arrêté de travailler pendant les deux derniers jours et chacun était véritablement à la limite de ses capacités sur un plan physique et émotionnel. Non seulement le travail était très lourd mais l'hôpital était exposé aux obus. En outre, ceux qui étaient blessés et tués devant eux ne leur étaient pas inconnus : il s'agissait de proches et d'amis.

Des obus sont encore tombés à l'heure du petit-déjeuner, après quoi il y a eu une accalmie jusqu'à l'heure du déjeuner. Les accalmies étaient souvent plus difficiles à supporter, car les gens commençaient à sortir de leurs habitations et de leurs bunkers pour trouver de l'alimentation et de l'eau. Ils avaient également l'espoir que les envois d'obus aient cessé pour de bon. A ce stade, la population avait encore le sentiment de confiance que l'armée bosno-serbe n'allait pas progresser vers l'enclave. Je pense que les gens avaient confiance et s'attendaient à ce que les Nations unies les protègent.

Lorsque les obus ont recommencé à tomber, cela a inévitablement provoqué de nouvelles pertes civiles.

Pendant l'après-midi, nous avons reçu des informations de la part des observateurs militaires des Nations unies indiquant que les forces bosno-serbes avaient pris le premier poste d'observation de la FORPRONU, Foxtrott, et avaient donc atteint pour la première fois la ligne de front dans le sud de l'enclave. Un soldat des Nations unies fut gravement blessé et trouva la mort peu de temps après. D'après la FORPRONU, il avait été tué par les combattants bosniaques.

Dans la ville, les transporteurs de troupes blindées des Nations unies se déplaçaient dans un va-et-vient continu le long de la route. Nous avons entendu des avions qui volaient très haut en pensant qu'il s'agissait d'avions de l'OTAN, mais rien ne s'est passé.

Avec les nouvelles qui se propageaient dans la ville indiquant que l'armée bosno-serbe avait pénétré dans l'enclave, j'ai constaté un sentiment de crainte et d'appréhension qui saisissait la population, même les plus stoïques des personnels.

Le dimanche 9 juillet, les tirs d'obus se sont poursuivis pendant toute la journée et l'hôpital restait très actif. A un moment, des victimes sont arrivées alors qu'un obus avait atteint une salle remplie de gens dans la ville. Parmi les autres blessés, je me souviens très bien d'un chef d'établissement scolaire qui a provoqué beaucoup d'émoi parmi le personnel hospitalier.

Mme Christina Schmitz : On nous a ensuite informés qu'un deuxième poste d'observation des Nations unies avait été pris et que des casques bleus avaient été pris en otage par l'armée bosno-serbe à Bratunac. Au cours de la journée, l'armée bosno-serbe a avancé en dépit de quelques manœuvres de défense entreprises par les résistants. Les trois observateurs militaires des Nations Unies postés en ville se sont retirés l'après-midi à Potocari sans nous en informer. Le danger se rapprochait, la population avait de plus en plus peur et se sentait de plus en plus isolée et abandonnée.

Au terme de quatre jours de bombardement, les forces bosno-serbes étaient sur le point de pénétrer dans l'enclave sans qu'une opposition ne se soit manifestée de la part des troupes des Nations unies.

Le 10 juillet 1995, un jour plus tard, nous avons été réveillés par le bruit de violents combats plus au sud. Un peu plus tard, nous avons été informés par la FORPRONU qu'il s'agissait d'une offensive des Bosniaques. L'hôpital a été alors débordé, avec un grand nombre de nouveaux blessés qui sont arrivés. On entendait constamment les cris des blessés. Selon la FORPRONU, en dépit des bombardements, la situation de l'enclave demeurait stable.

Vers 10 heures, un obus a éclaté près de l'hôpital, soufflant les vitres de la salle d'opération et de la pharmacie. L'hôpital de la ville avait été aussi pris pour cible. Les Nations unies nous ont aidés à réparer les fenêtres. Quel signe d'impuissance de leur part !

Vers 16 heures, la ligne de front s'est rapprochée. Le chirurgien de l'hôpital avait demandé une assistance aux équipes médicales de la FORPRONU. L'équipe chirurgicale bosniaque, en sous-effectif, travaillait 24 heures sur 24 et avait besoin d'un coup de main. J'ai envoyé un télex à la base de la FORPRONU à Potocari, mais on m'a refusé cette assistance pour le motif suivant : " Les soins médicaux doivent aller prioritairement à mes soldats ", comme l'a dit le commandant.

Pour nous, il était difficile de comprendre que la FORPRONU, qui avait deux équipes médicales, refuse son assistance à ce moment crucial. Il s'agissait de blessés civils et il n'était même pas question pour eux d'opérer ces civils.

M. Daniel O'Brien : Le soir, la rumeur s'est propagée selon laquelle l'armée bosno-serbe avait pénétré dans le sud de la ville. J'aurai du mal à décrire cela correctement, mais cela a entraîné un sentiment de panique et d'hystérie totale parmi la population. Toute la population de la partie sud et centrale de Srebrenica s'est répandue dans le nord de la ville autour de notre hôpital. Les gens avaient véritablement le sentiment que s'ils tombaient entre les mains des Bosno-Serbes, ils seraient sans nul doute tués. Cette crainte était tout à fait palpable.

Notre bunker contenait à peu près 80 personnes, la plupart venant de l'hôpital local, qui souhaitaient ardemment, en tant que seuls représentants, à l'époque, du monde extérieur, que nous puissions les protéger. Elles nous ont suppliés d'utiliser notre radio pour dire au monde extérieur ce qui se passait. " Les Nations unies ont promis de nous protéger ", disaient-ils, " Nous vous supplions de faire quelque chose avant qu'il ne soit trop tard ". Nous nous sentions complètement désemparés, mais nous avons tenté de les rassurer.

La FORPRONU nous a appris que l'armée bosno-serbe n'était pas encore entrée dans la ville et que la FORPRONU essayait de la bloquer avec quatre transporteurs blindés sur la route, au sud de Srebrenica. De plus, nous avons été informés que si l'armée bosno-serbe devait franchir cette ligne, elle donnerait l'ordre de procéder à des attaques aériennes.

Le lendemain matin, le mardi 11 juillet, était une belle journée ensoleillée. Le matin était calme, sans obus, mais l'hôpital et son voisinage étaient entourés de milliers de personnes qui y avaient passé la nuit et qui avaient trop peur de regagner leur habitation dans l'autre partie de la ville. En début de matinée, nous avons constaté qu'un grand nombre de gens prenaient la route vers Potocari. Trois soldats britanniques se trouvaient devant le bâtiment des PTT, en face de l'hôpital, et lorsqu'ils sont sortis, les gens ont commencé à courir en craignant que les attaques aériennes ne commencent.

Il nous semblait que les gens avaient commencé à perdre foi en la protection de la FORPRONU. Une infirmière à l'hôpital m'informa catégoriquement que les Nations unies n'allaient pas venir à la rescousse. De plus, les médecins ont insisté pour organiser l'évacuation des 80 patients de l'hôpital vers Potocari. Ils se souvenaient de Vukovar, en octobre 1991, où environ 200 patients et membres du personnel médical de l'hôpital avaient été tués par les soldats serbes, et ils redoutaient que les mêmes événements ne se reproduisent. D'après le docteur Elias (le chirurgien), la FORPRONU leur avait interdit de le faire, mais ils furent néanmoins envoyés dans deux camions parce qu'ils pensaient qu'une fois arrivés, la FORPRONU ne pouvait pas refuser de les accueillir.

Mme Christian Schmitz : A midi, le bombardement a repris et un début de panique s'est manifesté. Les gens ont commencé à fuir vers le nord en direction de Potocari. La FORPRONU nous a dit avoir demandé des frappes aériennes et nous a demandé de nous préparer. Le maire de Srebrenica est venu dans le bunker pour nous informer que l'armée bosno-serbe commençait à pénétrer dans la ville, et ce n'est que vers 15 heures, l'après-midi, que nous avons commencé à voir les premières frappes aériennes, les premiers avions. Déjà, la ville s'était vidée de ses habitants et l'armée bosno-serbe avait sensiblement progressé vers le centre de la ville.

Nous avons décidé de suivre la population et nous sommes allés à l'hôpital pour essayer de réunir les patients restants. Nous manquions de place. J'ai donc dû laisser un certain nombre de malades âgés à l'hôpital. J'ai essayé de revenir en arrière, mais la FORPRONU m'a déconseillé de le faire en raison de l'arrivée imminente de l'armée bosno-serbe.

Sur la route de Potocari, c'était le chaos. Il faisait très chaud, les gens couraient dans tous les sens ; ils portaient des enfants qui hurlaient et leurs affaires dans des petits sacs en plastique. Des casques bleus marchaient aux côtés de la population. Les bombardements continuaient depuis les montagnes. Je me souviens très bien avoir été bloquée à un moment par un camion des Nations unies. Nous avons été témoins des efforts que faisaient les gens pour monter sur le camion et faire n'importe quoi pour se faire transporter jusqu'à Potocari.

M. Daniel O'Brien : Nous avons rejoint la base de la FORPRONU à Potocari. Les casques bleus avaient déjà installé un hôpital de fortune dans un couloir sombre. Cinquante-cinq patients étaient arrivés, mais tous les médecins sur place et bon nombre des membres du personnel hospitalier n'étaient pas arrivés. Ils craignaient d’être tués, s'ils devaient être remis à l'armée bosno-serbe.

Cependant, la FORPRONU a refusé de remettre ses médicaments à Médecins sans Frontières parce qu'elle souhaitait les garder pour ses propres soldats. Je n'avais que l'approvisionnement d'urgence. Il s'agissait de liquide intraveineux et de quelques comprimés anti-douleur qui ne suffisaient pas pour traiter tous ces patients. A l'extérieur du site, environ 20 000 personnes cherchaient un abri parmi les bâtiments détruits en essayant d'échapper aux bombardements qui se poursuivaient.

La FORPRONU a accepté environ 5 000 personnes au sein de sa base à Potocari, protégée des obus et loin du regard des soldats bosno-serbes.

Mme Christina Schmitz : Dans une réunion avec le commandant Franken, celui-ci m'a dit qu'il avait essayé d'obtenir des forces bosno-serbes, qui étaient déjà à Potocari, que l'on puisse revenir en ville pour prendre des médicaments dans notre stock, mais que Mladic lui avait dit que tout était vide. Ensuite, Mladic a demandé des autocars des Nations unies pour évacuer la population et a offert de la nourriture et des médicaments.

A l’issue de cette journée, tard le 11 juillet, je continuais à penser que la population et nous-mêmes serions autorisés à retourner à Srebrenica, que c'était temporaire. Je n'arrivais pas à comprendre que l'enclave était finalement tombée et qu'il n'y avait pas de retour en arrière possible.

Le mercredi 12 juillet, l'armée bosno-serbe a annoncé un cessez-le-feu jusqu'à 10 heures, en demandant à la FORPRONU de recommander à tous les combattants locaux de rendre leurs armes en échange de la sécurité de la population déplacée. Cependant, à ce moment-là, la FORPRONU avait déjà perdu tout contact avec les autorités locales.

A 9 heures 45, le bombardement reprend. Le commandant Franken m'informe que l'armée bosno-serbe a essayé de pénétrer avec des chars dans l'enclave depuis Bratunac, qui se trouve face à Potocari, côté serbe.

Ce n'est que plus tard, dans la matinée, que les militaires de la FORPRONU ont reçu l'ordre de se mettre en situation de non-combat car ils n'étaient plus sous la menace d'une attaque. Ils ont alors proposé l'accès à toutes leurs installations médicales et à leurs médicaments.

A ce moment-là, je me déplaçais constamment et je faisais des allers-retours entre l'hôpital improvisé de MSF et la population qui se trouvait à l'extérieur pour essayer de m'occuper des gens, des blessés. Les conditions étaient abominables. Les gens n'avaient aucun abri, n'avaient pas de quoi manger, n'avaient pas de quoi boire et gisaient dans leurs excréments.

Nous avons alors été informés que Mladic allait commencer la déportation de la population à Tuzla et l'évacuation des blessés au stade de football de Bratunac. Je suis allée le trouver pour contester cette intention, mais il m'a dit de faire mon boulot et il m'a tourné le dos pour partir.

Ensuite, on nous a annoncé que les plans avaient été changés, et la déportation a commencé, mais il s'agissait uniquement des gens qui avaient été déplacés par les forces bosno-serbes. Tout cela était tellement bien organisé que nous étions convaincus que c'était prévu et qu'il y avait un plan.

Devant le secteur des Nations unies, les hommes devaient se signaler et donner leurs coordonnées dans une maison où 35 hommes ont été retenus. J'ai exprimé mes vives préoccupations au commandant Franken ; il m'a assuré qu'ils étaient bien traités. J’en ai parlé également au commandant Karremans qui s’est dit sûr qu’aucun de ces hommes ne serait tué. Malgré tout, peu de temps après, j'ai entendu le bruit d'armes légères autour de cette maison.

Vers 19 heures, l'évacuation des malades, qui attendaient à la base de la FORPRONU depuis deux jours, a commencé dans des véhicules conduits par des casques bleus. C'était le chaos. Tout le monde voulait faire partie du convoi puisque tout le monde y voyait une possibilité de salut. Il est difficile de faire comprendre le désespoir, mais les gens sautaient sur les camions et d'autres ont demandé qu'on évacue leurs parents ou leurs malades. Neuf infirmières bosniaques et un technicien médical ont pu accompagner ce convoi.

A 7 heures du matin, jeudi 13 juillet, la déportation des civils a repris. Les casques bleus essayaient de maintenir un bon ordre en formant une chaîne humaine. Tous ceux qui auraient pu arrêter cet exode de masse ou qui pensaient qu'il était possible de stopper cet exode devraient être forcés de constater de visu le climat de panique et de désespoir de cette population. On poussait les gens comme des animaux. Il y avait des enfants qui hurlaient dans les bras de leurs mères qui fuyaient, désespérées.

L'après-midi, un père qui portait dans ses bras un bébé d'un an est venu me trouver. Il pleurait et il était accompagné d'un soldat bosno-serbe en arme. J'ai compris qu'ils devaient être séparés. Il m'a remis son bébé. C'est une scène horrible que je ne pourrai jamais oublier. J'ai dû écrire le nom de l'enfant et j'ai su que ce père n'allait plus jamais revoir sa petite fille.

Plus tard, j'ai été informée par la FORPRONU que des cadavres gisaient derrière l'usine. Un soldat de l'armée bosno-serbe m'a dit que si je voulais y aller pour en avoir la confirmation, avec un militaire des Nations unies, libre à moi, mais qu'il ne pourrait garantir ma sécurité. Je n'y suis pas allée.

L'après-midi, j'ai vu un Bosniaque qui faisait une crise d'hystérie et qui se faisait tabasser. Depuis leur arrivée à Potocari, 7 femmes avaient donné naissance à des bébés dans le couloir qui nous servait d'hôpital, dans la saleté, dans les immondices et le désespoir.

Vers 16 heures, la partie extérieure du camp était vide et la déportation des personnes déplacées a commencé à l'intérieur de l'enceinte de la FORPRONU. Les casques bleus ont aidé les personnes déplacées à se rendre jusqu'à la porte extérieure et on nous a dit qu'à l'extérieur de l'enceinte, les gens étaient pris par des militaires qui séparaient les hommes, les femmes, les enfants et les personnes âgées, et que les gens étaient mis sur des véhicules distincts. 25 000 personnes ont ainsi été évacuées en l'espace de deux jours.

Après plusieurs jours de négociation, un convoi du HCR, avec de la nourriture, a reçu l'autorisation de se rendre à Potocari. Ensuite, une délégation de militaires bosno-serbes s'est rendue sur la base des Nations unies. Cette mission a passé dix minutes dans le camp en interrogeant un certain nombre de patients de l'hôpital de MSF. Notre traducteur local a été chargé de rédiger une liste de tous les patients afin de demander les autorisations pour leur évacuation médicale.

Entre-temps, j'ai demandé à la FORPRONU l'autorisation de revenir à Srebrenica pour prendre les quelques malades restants. Flanquée d'une escorte bosno-serbe dans une autre voiture et d'un observateur militaire des Nations unies, j'ai trouvé 3 malades au centre social et 3 à l'hôpital. Plus tard, nous avons entendu le bruit d'armes légères à proximité dans la forêt.

Un jour plus tard, le commandant Franken tente d’évacuer les malades restants. Un convoi de la FORPRONU est arrivé l'après-midi avec des médicaments et 35 000 litres de gas-oil, dont 30 000 ont été confisqués par l'armée bosno-serbe, qui a également gardé le matériel. Il était très astucieux, de la part de l'armée bosno-serbe, d'avoir permis l'entrée du convoi précisément au moment où la population n'était plus là.

Le samedi 15 juillet, on nous a informés que les otages de la FORPRONU détenus à Bratunac depuis le début de l'offensive avaient été libérés pour être envoyés à Belgrade, en Serbie.

Je me suis renseignée auprès du commandant Franken sur le lieu où se trouvaient les hommes qui avaient été séparés et il m'a informé que certains jeunes étaient effectivement arrivés à Kladanj et qu'un groupe de 700 à 1 000 hommes était détenu à Bratunac.

Le lendemain, le dimanche 16 juillet, 9 casques bleus toujours détenus dans un poste d'observation par les soldats bosniaques ont été libérés et ont pu regagner le site des Nations unies à Potocari.

M. Daniel O'Brien : Le lundi 17 juillet, le commandant Nikolic, le commandant bosno-serbe local de Bratunac, a insisté pour pénétrer à l'intérieur du périmètre des Nations unies pour inspecter chacun des 55 malades de notre hôpital avant qu'ils ne soient autorisés à être évacués avec le CICR vers Tuzla. Il passait de lit en lit à l'hôpital en dialoguant avec pratiquement chaque malade et, en quittant l'hôpital, il avait inscrit 7 noms sur une feuille de papier en informant tout un chacun que ces 7 hommes devaient rester à Bratunac, à la clinique locale et que, là, ils seraient pris en charge par le ministère bosno-serbe de la santé. Le commandant Franken a demandé qu'un anesthésiste de la FORPRONU déjà à Bratunac suive ces patients.

A 18 heures 15, tous les patients étaient dans les voitures du CICR et quittaient Potocari, à l'exception des 7 hommes sur la liste qui avaient été séparés par l'armée bosno-serbe et étaient transportés par la FORPRONU à Bratunac. Là, ils furent remis au CICR pour être laissés au centre de soins à Bratunac.

Enfin, après plusieurs journées de négociation, le soir, nous avons reçu des informations de la part de l'armée bosno-serbe indiquant que, fort heureusement, tout le staff local de MSF, c'est-à-dire 8 membres du personnel MSF et 5 membres de leurs familles, avaient été amnistiés et pouvaient être évacués avec nous.

Le mardi 18 juillet, la FORPRONU nous a informés qu'elle était également d'accord pour procéder à notre évacuation avec les 8 personnels de MSF, les 5 membres de leurs familles et 2 citoyens vers le territoire croate. Ces 2 citoyens avaient été trouvés par des soldats bosno-serbes au sud de Srebrenica et amenés vers nous. Nous les avons pris en charge, puisque la FORPRONU ne pouvait pas accepter de les prendre sous sa responsabilité.

Le mercredi 19 juillet, nous avons été informés qu'à la suite d'une réunion entre Rupert Smith et Radko Mladic, tous ceux qui habitaient la base des Nations unies à Potocari auraient la possibilité de partir avec le convoi de la FORPRONU le vendredi 21 juillet.

Ce même vendredi 21 juillet, le convoi s'ébranlait vers Potocari, avec nos 3 voitures MSF et 163 véhicules de la FORPRONU. Le commandant Nikolic a fait ses adieux aux portes du site de la FORPRONU. Mladic, avec une grande délégation comprenant la presse serbe et le commandant Karremans, chef de la FORPRONU à Srebrenica, nous attendaient côté bosniaque du pont de fer avant que nous partions vers le territoire serbe.

Nous sommes arrivés à Zagreb en début de matinée le 22 juillet avec les 15 membres de notre staff local et leurs familles, y compris 9 jeunes hommes.

Nous tenons à signaler que, parmi les 128 membres du personnel, 21 ont été portés disparus et que, parmi les 13 membres du staff national de MSF, l'un a été tué en juillet 1995. Il s'appelait Meho Bosnjakovic et il travaillait en tant que logisticien avec MSF. Nous tenons à rendre hommage ici à toutes ces personnes.

Mme Christina Schmitz : Pour conclure, je dirai que nous sommes convaincus que la communauté internationale n'a pas pu ou n'a pas voulu assurer la protection promise. Au départ, au moment de la création de l'enclave protégée, les forces dépendaient du général Morillon puis, par la suite, du général Janvier.

Des milliers de femmes et d'enfants ont été déportés et ont perdu leur maison, leur fils, leur mari. Plus de 7 000 hommes ont été massacrés et ce en présence de forces de maintien de la paix. Personne aujourd'hui ne peut dire : " Je ne le savais pas ".

Nous voulons la justice, non pas seulement à la suite des actions des Nations unies, mais également à la suite des atrocités commises par l'armée bosno-serbe.

Le récit horrible que vous venez d'entendre, c'est ce dont nous avons été les témoins, mais la réalité des événements est infiniment plus grave et plus horrible encore.

Nous sommes membres de la communauté internationale et nous avons honte que, cinquante ans après la deuxième guerre mondiale, une telle tragédie ait pu se produire en Europe, alors que les gens savaient. Nous espérons que, jamais, cela ne pourra être oublié.

Le Président François Loncle : Merci beaucoup, Monsieur O'Brien et Madame Schmitz. Nous avons tous mesuré le degré de votre émotion. Merci de ce récit très précis.

M. François Léotard, rapporteur : Merci, Monsieur le Président. Madame, je voudrais d'abord vous dire tout le respect que nous avons pour la souffrance que vous avez exprimée et le sentiment de gratitude que je souhaite vous traduire de la part du Parlement français pour avoir bien voulu participer à l'effort de vérité que nous engageons dans cette Mission d'information. Vous me permettrez de rendre un hommage tout particulier à vos camarades disparus, à ceux qui ont donné le meilleur d'eux-mêmes dans cette tragédie pour soigner des malades, des femmes et des enfants.

Je voudrais poser quelques questions qui s'adressent autant à vous-même, comme personne ayant vécu ce drame, qu'à l'organisation de Médecins sans Frontières.

Premièrement, vous est-il arrivé ou va-t-il vous arriver de témoigner devant le TPI et pouvez-vous nous dire dans quelles conditions s'est passé ce témoignage, s'il a pu contribuer à l'émergence de la vérité de la part des magistrats qui ont ou qui auraient enregistré votre témoignage ?

Deuxièmement, puisque votre président est présent, votre organisation a-t-elle tiré des conséquences ou des conclusions de cet échec formidable de la communauté internationale, notamment dans ses relations avec l'ONU ? Avez-vous été consultée dans la rédaction du rapport de M. Brahimi sur les opérations de maintien de la paix ?

Troisièmement - je rentrerai un peu plus dans les détails, si vous le permettez - y avait-il des médecins de MSF dans les colonnes à pied qui ont fui la zone de Srebrenica ? Cela ne figure pas dans votre déposition, mais y a-t-il eu des gens qui ont suivi ces malheureuses personnes qui ont fui à pied et qui ont contribué pour beaucoup à l'ampleur de la catastrophe ?

Quatrièmement, pouvez-vous nous donner votre jugement sur les zones de sécurité ? Vous avez terminé en disant que des assurances vous avaient été données par le général Morillon. A votre avis, eût-il été préférable de ne pas créer ces zones, qui ont effectivement laissé espérer à des populations civiles qu'elles pouvaient être protégées ?

J'ai une dernière question, mais le Président me permettra sans doute de revenir ensuite sur quelques points plus précis. Quel était exactement le statut des membres de MSF ? Quelles étaient les nationalités de vos camarades, de vos collègues, médecins ou infirmiers ? Vous avez évoqué à un moment les deux équipes médicales de la FORPRONU. Etaient-ce des médecins ou des militaires médecins ? Etaient-ils tous néerlandais ? Nous aimerions avoir une information sur ces deux équipes médicales qui auraient, d'après vous, refusé d'opérer des civils. Etaient-ce des médecins militaires ou des civils néerlandais ou d'autre nationalité ?

Enfin, à qui s'adressait la radio de MSF et quel en était le circuit de diffusion ? Vous avez évoqué une radio qui était à votre disposition, si j'ai bien compris, mais peut-être me suis-je trompé. Vers qui émettait-elle ?

Mme Christina Schmitz : C'était un télex.

M. François Léotard, rapporteur : D'accord. Donc quel en était le destinataire ?

Mme Christina Schmitz : La première question porte sur Médecins sans Frontières et sur nos témoignages éventuels au TPI. J'ai passé une journée avec l'un des enquêteurs et j'ai effectivement apporté un témoignage en donnant un récit qui a été noté, et il est convenu qu'en cas de besoin, le TPI m'invitera à me présenter. Je me présenterai donc devant le TPI s'il le faut et si on me le demande. Le témoignage existe, mais je ne me suis pas rendue physiquement à La Haye, pour répondre à la première question.

Sur les leçons tirées de Srebrenica, je ne pense pas que nous soyons les mieux placés, tous les deux, pour répondre à cette question. Je pense que Pierre Salignon vous répondra mieux en mai. En tant qu'ONG, nous allons évidemment continuer à nous engager dans des situations comme cela, mais nous ne tenons pas à nous prononcer aujourd'hui sur les éventuelles leçons que nous aurions pu tirer de Srebrenica.

Troisième question : la question de la présence au sein de la colonne de membres de l'organisation. Il y avait sûrement des locaux (les docteurs Elias, Fatima, Branka…) mais je pense qu’il n’y avait aucun étranger, aucun " international ".

Quatrièmement, vous m'avez demandé une appréciation personnelle des zones protégées et si on avait créé un faux espoir. Pour Srebrenica, oui : il est clair que les gens étaient sûrs de bénéficier d'une protection. Fausse ou inexistante ? Encore une fois, ce n'est pas à moi qu'il appartient de porter un jugement, de manière générale, sur les zones protégées.

M. Daniel O'Brien : Ensuite, vous avez posé une question sur les deux équipes médicales de la FORPRONU. Leur composition était analogue ; je sais que les deux avaient des anesthésistes, des chirurgiens et également un certain nombre de médecins, d'infirmières et de paramédicaux. Je ne connais pas l'effectif exact et je ne sais pas exactement combien de personnes se trouvaient dans chaque catégorie, mais c'était la structure générale, à ma connaissance. Il y avait donc deux chirurgiens au total.

M. François Léotard, rapporteur : Est-ce que c'étaient des médecins militaires ?

M. Daniel O'Brien : Oui. Il s'agissait de médecins militaires.

Il reste la question sur la radio de MSF. C'est une radio émetteur-récepteur qui permettait une communication avec Belgrade et avec personne d'autre. Nous étions donc régulièrement en contact avec notre base pour être informés sur la situation et pour recevoir des conseils sur la conduite à tenir de notre côté. Nous étions en relation uniquement avec notre centre, mais ces informations que nous avons transmises à Belgrade ont été reprises dans les communiqués de MSF qui, ensuite, ont été diffusés dans le monde entier.

Mme Christina Schmitz : Avant le 11 juillet, les communications avec la FORPRONU se faisaient uniquement au moyen du télex. Donc lorsque je dis que j'ai demandé une assistance médicale, j'ai envoyé et reçu en réponse un télex.

Le Président François Loncle : J'ai une question à vous poser pour poursuivre. Puisque vous avez indiqué à plusieurs reprises que cette attaque et ces massacres étaient prévisibles, pourquoi MSF n'a-t-il pas évacué ou tenté d'évacuer son personnel bosniaque ?

Mme Christina Schmitz : Je dirai tout d'abord que la question reste posée à tout un chacun. Etait-ce prévisible ? Les autres savaient-ils ? Saviez-vous que ces choses se passaient ? Nous ne le savions pas mais, avec le recul, il semblerait que cela ait été prévisible. Pourquoi n'avons-nous pas retiré nos personnels bosniaques ? Nous souhaitions rester avec la population, quoi qu'il arrive. Si nous avions retiré à la fois notre staff international et national pendant la chute de l'enclave, qui serait resté avec la population à l'époque ? Nous ne le savions pas et je tiens à vous l'assurer : j'avais la certitude que j'allais y retourner. Nous ne savions pas que l'enclave allait être prise.

Le 11 juillet, comme je l'ai dit, je pensais que j'allais pouvoir y retourner et que ce serait uniquement un déplacement temporaire des gens.

M. Pierre Brana : Vous avez dit tout à l'heure que le colonel Karremans, le 28 juin, avait déclaré que l'enclave ne tomberait pas. A ce moment-là, avez-vous connaissance de menaces ? Les informations qui vous parviennent font-elles état de troupes serbes qui se concentreraient autour de l'enclave ? En effet, à partir du moment où on dit que l'enclave ne tombera pas, cela suppose qu'a priori, des menaces existeraient. Ont-elles été portées à votre connaissance ?

Deuxièmement, vous avez signalé, le 9 juillet, des actes de défense par des résistants bosniaques. Je voudrais donc savoir comment ils étaient armés, si c'étaient des individualités éparses ou des petites troupes organisées avec un commandement.

Vous avez également indiqué que, le 11 juillet, vers 15 heures, des premiers avions procédaient à des bombardements. Que bombardaient ces avions ?

Enfin, pour le jeudi 13, avec beaucoup d'émotion, que nous avons tous partagée, vous avez donné votre récit de ce père et de sa petite fille. Est-ce que, à ce moment-là, vous soupçonniez que ces séparations d'hommes, de femmes et d'enfants recelaient la tragédie que l'on a connue par ailleurs ? Est-ce que, à ce moment-là, ont commencé à être connus de vous, mais également de la population, les massacres qui avaient débuté ?

Je ne suis peut-être pas clair. Est-ce que, au moment où vous avez vécu cet épisode tragique de ce père et de sa petite fille, vous commenciez à vous douter de ce qui allait arriver, c'est-à-dire que les hommes allaient être fusillés et qu'il allait y avoir cette tragédie ?

Enfin, j'ai une dernière question. Quand vous arrivez le 22 à Zagreb, avez-vous à ce moment-là des informations sur les massacres ?

Mme Christina Schmitz : Merci d'avoir posé ces questions. S'agissant de la question de la réunion avec Karremans le 28 juin, le but de la réunion était simplement de se présenter et d'entendre un récit de la situation de sécurité au sein de l'enclave. A l'époque, nous n'avions pas conscience de menaces. Il s'agissait de savoir quel était le dispositif de sécurité au sein de l'enclave. Est-ce qu'on s'attendait à des changements ? Cela portait vraiment sur la situation générale en matière de sécurité.

Deuxièmement, concernant les combattants bosniaques, vous avez demandé s'il s'agissait d'individualités ou de petits groupes armés. Nous ne connaissions pas l'équipement, le nombre d'éléments et les armes dont ils disposaient. Je me souviens que le pédiatre en chef, un responsable de l'hôpital, non pas après le 11 mais pendant les bombardements, entre le 6 et le 11, se présentait en uniforme en portant une arme. A part cela, nous n'avons jamais rencontré les gens et nous ne savions pas quel était leur nombre, leur équipement, leurs armes et la taille des groupes.

Sur la question des frappes aériennes, je donne la parole à Daniel.

M. Daniel O'Brien : Là aussi, sur la question de savoir ce que les avions bombardaient, nous nous ne l'avons pas vu. C'était vers le sud de la ville, nous avons vu les avions arriver et entendu deux grandes explosions qui auraient pu correspondre à un largage de bombes, mais nous n'avons pas vu sur quoi ces bombes étaient lâchées. Les gens de la FORPRONU nous disaient que certains blindés avaient été pris pour cible, mais nous n'étions pas des témoins oculaires.

Mme Christina Schmitz : J'en viens à votre question portant sur le moment où le père m'a remis son enfant. Vous avez demandé si, à ce moment précis, nous avions connaissance de ce qui se passait, des massacres et des séparations des familles. Nous avions en effet l'idée qu'il y avait des séparations et des problèmes, mais je ne peux pas affirmer aujourd'hui que nous avions conscience de ce qui s'est véritablement passé. Si nous l'avions su, nous aurions été beaucoup plus forts dans nos agissements et dans nos messages vers le monde extérieur à Belgrade.

Nous n'avions que cet exemple où les hommes étaient détenus. Il faut savoir que tout s'est passé très vite et que nous n'étions que deux. Nous étions vraiment pris de vitesse. Les choses allaient très vite et lorsqu'un événement se produisait, il était vite dépassé par un autre. Nous n'avions pas de recul pour suivre les événements. Nous étions vraiment pris dans l'engrenage des événements. Je dois donc dire que nous n'étions pas au courant de l'étendue de ce qui s'est passé, pas plus le 22 juillet, lors de notre arrivée à Zagreb. Ces tristes nouvelles ne nous sont parvenues que par bribes par la suite.

M. Daniel O'Brien : Je veux rajouter quelque chose. Il y avait des craintes, en effet, car la population locale et le personnel sur place savaient que les hommes étaient séparés et ils nous disaient qu'ils allaient être tués sans nul doute. Des craintes étaient donc exprimées autour de nous, mais c'est à chacun de se faire une opinion. En ce qui me concerne, j'ai du mal à concevoir que, lorsqu'on voit des milliers de gens et des personnes que l'on connaît avec des soldats des Nations unies, alors que le monde savait ce qui se passait, que le monde savait qu'ils étaient là, avec des gens qui vivaient ensemble auparavant, qu'ils seraient embarqués et tous exécutés. Non, je ne pouvais pas y croire à l'époque. Donc même si ces craintes nous étaient exprimées, j'avais suffisamment confiance en l'humanité pour qu'au plus profond de moi-même, je ne puisse pas y croire.

Malheureusement, ce n'était pas le cas. Avec le recul, il apparaît que nous étions naïfs. Les locaux, eux, le savaient.

Le Président François Loncle : Je vais intervenir avant de donner la parole à Marie-Hélène Aubert. On observe dans vos réponses toute la difficulté du caractère prévisible ou non de l'issue. Il est difficile d'être affirmatif, même si vous avez tenté de l'être pendant votre récit sur ce point particulier. C'est l'un des problèmes qui nous occupent au long des auditions.

Cependant, votre conclusion est une accusation rude sur ce que vous avez appelé au début la " responsabilité de la communauté internationale ". Quand on parle de communauté internationale, chacun sait que cela ne veut pas dire grand-chose ou que cela veut tout dire. Autrement dit, cette expression " communauté internationale " est une façon d'exonérer tout le monde.

Je souhaiterais pour ma part que vous puissiez nous préciser davantage - vous l'avez fait un peu - les responsabilités - personnes, pays, militaires, civils, responsables politiques - que vous souhaitez énoncer avec plus de précision dans cette affaire tragique. L'expression " communauté internationale " n'est pas suffisante, si vous me le permettez.

Mme Christina Schmitz : Je suis entièrement d'accord avec vous pour penser que la communauté internationale, c'est à la fois tout le monde et personne. Nous en sommes tous membres, mais les questions que vous vous posez sont également celles que nous nous posons et c'est bien pour cela que nous sommes là. Nous voulons savoir, grâce à vous, grâce à la communauté internationale, qui était responsable et de quoi.

Ce n'est pas à une ONG qu'il appartient de dire : " C'était tel pays, telle organisation ou telle nationalité ". C'est la question que nous nous posons, mais les gens de Srebrenica se demandent aussi qui sont les responsables. A ce jour, nous ne le savons toujours pas.

Le Président François Loncle : Mon intention n'était pas de vous inciter à être procureur, dénonciateur ou accusateur. J'évoquais simplement votre vécu, que vous avez décrit avec tant de précision, et les informations dont vous pouviez disposer. Il est clair aussi - cela n'aura échappé à personne - que ce n'est pas par hasard si vous avez cité le nom de deux militaires.

Mme Marie-Hélène Aubert : Merci. Je tiens tout d'abord à dire que je partage et que nous partageons tous votre émotion face à la tragédie dont vous avez été témoins.

Vous avez dit que vous aviez des contacts par télex avec la FORPRONU et le colonel Karremans en particulier, mais aviez-vous aussi des conversations avec les casques bleus que vous pouviez côtoyer ? Quel était leur état d'esprit, leur vision de la situation et leurs relations avec la population ?

D'après ce que vous nous dites, les propos de la FORPRONU ont sans cesse été rassurants, à savoir que l'enclave ne tomberait pas, que la situation était stabilisée, etc. Pourtant, dès le 6 juillet, il y a eu des bombardements et des obus, et vous n'avez pas mentionné dans votre témoignage de réaction de la FORPRONU à ce sujet. On peut en effet imaginer que s'il y a des bombardements, il pourrait se passer quelque chose et qu'il y aurait une réaction de la FORPRONU. Avez-vous eu des contacts à ce moment là ?

Vous dites que vous avez pris contact par télex pour avoir une assistance médicale, mais est-ce que, dans ce même télex, vous sollicitiez aussi une assistance tout court ou demandiez des précisions sur la situation ?

Ma deuxième question concerne le sentiment de la population bosniaque dans la zone de sécurité de Srebrenica et l'attitude des " forces " bosniaques. Avez-vous été informés du départ de Naser Oric, par exemple ? Avez-vous eu le sentiment qu'il y avait une confiance totale de la part de la population et des forces bosniaques à l'égard de la FORPRONU pour protéger la zone ou avez-vous été informés de projets de défense de la zone par les Bosniaques ou non ?

J'ai une dernière question. Vous avez dit que vous avez rencontré à deux reprises Ratko Mladic. Quelle perception avez-vous eue de cet homme ?

Mme Christina Schmitz : Je commencerai par votre première question sur les casques bleus, leur perception de la chose et leurs réactions, et si nous avons demandé des informations et une assistance au-delà des deux télex dans lesquels nous demandions une assistance médicale.

A deux reprises, j'ai effectivement demandé une assistance à la FORPRONU par télex et j'ai dit que nous voulions continuer à travailler à l'hôpital, que nous souhaitions rester sur place aux côtés de la population, mais j'ai demandé des consignes et un arrêt des bombardements. J'ai dit que nous ne pouvions pas continuer sous les bombardements. J'ai donc demandé deux fois aux casques bleus de Potocari de m'accorder une assistance pour la population.

Quelle était la perception des casques bleus ? Entre le 6 et le 11 juillet, il n'y a eu pour ainsi dire pas du tout de contact personnel. Nous étions à 5 kilomètres de Potocari. J'y suis allée une fois pour demander une assistance, mais il y avait peu de contacts. Parfois, ils sont venus dans l'immeuble des PTT et il y avait parfois des réunions, mais toujours de courte durée.

Lorsque nous étions à Potocari, c'est-à-dire du 11 au 21, j'avais l'impression que les gens - ils étaient peu nombreux, 300 à peu près - étaient choqués. J'étais en contact régulièrement avec le commandant Franken et, sincèrement, je pense qu'il a fait ce qu'il a pu, mais peu importe. Quand je lui ai demandé des choses, il essayait de les obtenir. Par exemple, il a essayé d'organiser l'évacuation médicale des malades qui restaient après le 13. Je ne peux pas vous dire grand-chose d'autre.

M. Daniel O'Brien : Vous avez parlé du moral des gens, de leur attitude et de leur réaction. Nous avions des contacts limités au début, mais j'ai l'impression que leur moral était très faible. Pourquoi ? Sans doute parce que les locaux avaient toutes les peines du monde à passer la ligne de front. Les militaires qui étaient partis en congé n'avaient pas eu l'autorisation de revenir. Ils étaient donc en sous-effectifs. Je ne sais pas pourquoi. Ils n'avaient pas forcément toujours de quoi manger à leur faim et ils devaient se contenter de rations de survie.

L'hygiène était mauvaise : il n'y avait pas de douches, par exemple, et ils me disaient qu'ils ne savaient pas ce qu'on attendait d'eux. Ils étaient conscients de l'angoisse au sein de la population locale, mais également de l'hostilité dans l'esprit des Serbes. Donc le moral était détestable.

Mme Christina Schmitz : Je réponds à la question sur le départ de Oric. Nous ne savions pas qu'il était dans l'enclave ; nous n'étions pas informés sur sa présence dans l'enclave pendant que nous y étions et je ne peux donc pas parler de son départ entre le 6 et le 11. J'ai rencontré Kamic - je ne connais pas son nom de famille - qui était son adjoint. Quant à Naser Oric, je ne peux pas vous en parler.

Sur l'éventuelle intention de monter une défense, là aussi, il est difficile de répondre. Nous recevions les informations par bribes. Il nous était donc difficile de connaître les intentions des combattants bosniaques.

M. Daniel O'Brien : J'ajoute que, jusqu'au début des bombardements, je ne suis pas convaincu d'avoir vu des combattants locaux. S'il y en avait, ils étaient peu nombreux. D'ailleurs, la première fois que je pense avoir vu des combattants locaux, c'était le jour de la chute de l'enclave, lorsque tout le monde a pris la fuite. Effectivement, on en a vu quelques-uns, mais soit il n'y en avait pratiquement pas, soit nos informations étaient insuffisantes.

Mme Christina Schmitz : Vous avez demandé ce que j'ai ressenti face à Mladic. Il se fichait de ce que je disais. En même temps, il était troublé par ma présence. Ce moment a été éphémère.

La deuxième fois - je faisais des allers-retours entre l'intérieur et les gens à l'extérieur - il se trouvait à côté des autocars. Il m'a regardée avec l'air interrogateur parce que je me dirigeais vers les cars. Je lui ai demandé si je pouvais aller chercher les blessés et il m'a dit : " Oui, sans problème ". Tout cela était traduit ; il ne s'exprimait pas en anglais.

Sinon, j'hésiterais à parler de ses attitudes ou de ses perceptions. L'armée bosno-serbe était euphorique. C'est clair. Il y avait de l'enthousiasme. Beaucoup avaient pris une cuite et il y avait une ambiance de beuverie dans la victoire.

Mme Marie-Hélène Aubert : Je voudrais ajouter une question concernant l'organisation de la déportation. Vous avez dit que, vu la façon dont c'était organisé, vous aviez eu le sentiment que c'était planifié. Pouvez-vous préciser votre sentiment à ce sujet ? Pourquoi avez-vous pensé que c'était planifié ? D'où venaient tous ces bus ? Qui mettait les gens dans les bus et les camions ? Qu'est-ce qui vous a donné ce sentiment ?

Mme Christina Schmitz : Je le pensais et j'en étais convaincue parce qu'alors que les gens étaient réunis à Potocari, le 11, dès le lendemain, à midi, des camions et des bus sont arrivés en grand nombre. Karremans m'a parlé d'environ 70 véhicules. Cela fait une sacrée file d'attente et cela ne s'improvise pas. Ce n'est pas une coïncidence ; il n'y a pas 70 autocars et camions qui se pointent à Bratunac. Pour moi, c'était prévu et c'étaient les soldats des forces bosno-serbes qui canalisaient les gens vers les cars et qui formaient une haie le long des véhicules pour empêcher les gens qui auraient souhaité ne pas y monter de le faire.

M. Jean-Noël Kerdraon : Dans le récit très précis que vous nous avez fait, ce dont nous vous remercions, avec la forte émotion que vous avez exprimée, vous nous avez indiqué que, le 11 juillet, une infirmière a dit : " La FORPRONU ne nous aidera pas ". Pouvez-vous m'indiquer la nationalité de l'infirmière qui a dit cela ?

M. Daniel O'Brien : C'était une Bosniaque. Elle était en poste à l'hôpital. Alors que je cherchais à rassurer les gens en disant que les choses allaient bien se passer, j'ai été très frappé par la manière dont elle m'a dit de but en blanc : " Non, l'ONU ne nous aidera pas ; il ne faut pas compter sur ces gens-là ". Cela a été, pour moi, le signe révélateur de cette perte de confiance des gens.

Par ailleurs - je ne l'ai pas dit dans mon récit -, les médecins locaux, que je connaissais bien et qui se sont donnés énormément de mal dans des conditions invraisemblables pour essayer de faire face à des traumatismes abominables et des situations désespérantes, avaient été d'un grand calme, d'une grande sérénité et d'un grand courage jusqu'à ce dernier jour, cette dernière matinée où ils n'étaient pratiquement plus en mesure de travailler parce qu'ils savaient que l'enclave allait tomber. Tous, hommes comme femmes, étaient convaincus de leur propre sort. Ils savaient qu'ils seraient massacrés s'ils tombaient entre les mains des Bosno-Serbes.

M. François Léotard, rapporteur : A la fin de votre déposition et de votre texte, vous faites appel au mot " justice " à très juste titre. La Mission d’information va rencontrer les associations des familles de disparus, à la fois ici, à Paris, et sur place. Il est évident que le jugement des criminels de guerre est le seul très modeste apaisement que l'on peut apporter à leur souffrance.

Vous avez dit que vous avez fait un témoignage écrit devant le TPI. Je suis étonné de la modestie des questions qui vous sont posées par le Tribunal pénal international alors que vous êtes des témoins essentiels de ce drame.

Le libre accès des médecins aux victimes est l'un des aspects du droit de la guerre, si on peut employer ce terme et, en tout cas, des conventions de Genève. Vous avez fait une évocation très juste de la seconde guerre mondiale. La question que je vous pose est la suivante : vous est-il possible de donner des noms de personnes susceptibles d'être accusées de crime de guerre, en dehors de personnalités, hélas, comme M. Mladic, des noms de subordonnés pour des actes de cruauté ou des traitements inhumains ? Il est très important, en effet, que ce ne soient pas simplement les " patrons " de cette horreur qui puissent être jugés mais aussi, éventuellement, des personnes qui auraient utilisé des méthodes cruelles ou inhumaines.

Je retourne la question dans l’autre sens, toujours par référence à la seconde guerre mondiale : y a-t-il eu des médecins d'origine serbe qui auraient sauvé l'honneur ? Y a-t-il des femmes et des hommes que vous avez rencontrés dans ce drame qui ont porté secours, bien qu'ils fussent d'origine serbe, à des victimes bosniaques, notamment des médecins ?

M. Daniel O'Brien : J'ai vu des crimes de guerre, bien sûr. Le bombardement de civils non armés est un crime contre l'humanité. J'ai vu chaque jour, jour après jour, des cas de ce type qui impliquaient des civils qui ont été blessés ou tués. Quant à savoir qui appuyait sur la détente, je ne peux pas le dire, bien sûr. Selon les informations que je reçois du TPI, il n'y a pas de preuves exploitables. Je n'ai pas été témoin de viols ni d'exécutions sommaires.

J'étais à l'hôpital ; je voyais les conséquences des crimes de guerre, mais je n'ai pas vu les auteurs de ces actes à l'œuvre. Il n'y avait pas, dans l'enclave, de médecins serbes. Ils étaient tous Bosniaques et ils étaient peu nombreux. Ils étaient 4 plus moi-même alors que la population comptait 40 000 âmes. Comme vous le savez, d'après notre récit, non seulement au cours des bombardements mais également avant ceux-ci, cette population vivait dans des contraintes et des difficultés considérables. L'accès des convois militaires était fort limité et nous avions nous-mêmes des difficultés pour avoir accès aux convois médicaux. Les médicaments arrivaient très difficilement.

J'ai donc travaillé avec 4 médecins locaux qui ont été remarquables. Si je peux retirer quelque chose de cette expérience, ce sera ce dont, face à des brutalités sans nom, l'être humain est capable. Les médecins et les infirmières locaux ont fait tout leur possible pour la population locale. Ce sont des gens qui m'ont profondément marqué.

M. Pierre Brana : Un soldat néerlandais a été tué par une balle bosniaque. Quelles ont été les réactions parmi la population que vous côtoyiez et quelles ont été également les réactions parmi le bataillon néerlandais, ou du moins ce qui est parvenu à vos oreilles ?

Mme Marie-Hélène Aubert : Les 12 et 13 juillet, vous notez que vous avez entendu énormément de coups de feu d'armes légères. Pouvez-vous préciser de quel type d'armes il s'agissait ? Vous dites dans le même temps que vous avez discuté avec le colonel Karremans, qui était sûr qu'aucun des hommes ne serait tué. J'imagine que les casques bleus entendaient aussi bien que vous ces coups de feu. N'y a-t-il pas eu de réactions non plus de la part des commandants de la FORPRONU à ce sujet ? Ces coups de feu n'inquiétaient-ils que les populations et vous mêmes ?

Mme Christina Schmitz : S'agissant de votre première question concernant le soldat néerlandais tué, c'était au moment où l'enclave a été bombardée. Comme je vous l'ai dit tout à l'heure, nous n'avions pas beaucoup de contacts avec les casques bleus ni avec la population. Lorsque nous n'étions pas à l'hôpital, nous étions dans l'abri qui se trouvait dans le sous-sol de l'hôpital et nous ne nous sommes pas beaucoup déplacés. Par conséquent, je ne pourrais pas vous dire aujourd'hui quelle était la réaction de la population suite à la mort du soldat néerlandais, ni les sentiments des casques bleus.

S'agissant des coups de feu d'armes légères, j'ai le souvenir d'avoir exprimé ma préoccupation au commandant Franken, qui était lui-même inquiet. Il a envoyé un certain nombre d'hommes vers cette maison - c'est ce qu'il m'a dit - pour voir comment les hommes étaient traités. Encore une fois, comme je l'ai dit à la fin de mon exposé, nous ne pouvons dire ici que ce que nous savions et ce que nous avons vu. Ce n'est qu'une toute petite partie de ce qui s'est passé.

Ce qui se passait dans la structure interne des casques bleus de la FORPRONU à Potocari, je ne peux pas le dire. Quelles ont été leur réactions et quel a été leur degré de préoccupation face aux événements ? Je ne peux pas me prononcer là-dessus. Je peux dire ce que nous avons tenté de faire. Nous avons essayé d'exprimer nos craintes et nos préoccupations à chaque fois qu'il y avait lieu de le faire, mais je ne pourrais pas vous dire quelles étaient les décisions internes qui furent prises. Je n'en avais pas connaissance.

Le Président François Loncle : Je voudrais vous demander ce que vous avez pensé du rapport de Kofi Annan, le rapport de l'ONU dont vous avez eu certainement connaissance. Cela correspond-il à ce que vous attendiez de conclusions lucides de l'ONU par rapport aux événements que vous avez vécus ?

Mme Christina Schmitz : Je préférerais que cette question soit posée à Pierre Salignon au mois de mai. Je n'ai pas pris connaissance de ce rapport et je ne peux donc pas répondre à cette question aujourd'hui.

M. Daniel O'Brien : Je n'ai pas lu non plus ce rapport et je ne peux donc pas me prononcer à son sujet.

Le Président François Loncle : Il faut vous le procurer ; il est parfaitement disponible. Je poserai bien sûr cette question à M. Salignon. Est-il indiscret de vous demander, en tant que praticiens et membres de Médecins sans Frontières, si vous avez, depuis, en tant qu'infirmière ou médecin, exercé sur d'autres lieux ou d'autres régions et si vous avez pu malgré tout surmonter ces atrocités ?

Mme Christina Schmitz : Depuis Srebrenica, je travaille continuellement avec MSF. Je suis revenue du Soudan dimanche ; je suis revenue plus tôt en raison de l'audition d'aujourd'hui qui me paraissait importante.

Après Srebrenica, j'ai vécu une période assez difficile de dix-huit mois au cours de laquelle j'ai été suivie par un psychologue et j'ai été traversée par de nombreux sentiments de culpabilité parce que nous, MSF, n'avions pas pu empêcher ce qui s'est produit.

Par la suite, j'ai pu reprendre mes activités et cela n'a fait que renforcer ma motivation. Je me souviens très bien qu'au mois de mai 1999, alors que j'étais à Kukes, un petit village d'Albanie, j'ai vu les gens quitter le Kosovo et j'imaginais très bien comment cela pouvait être à l'intérieur. Par comparaison avec la situation de Srebrenica en 1995, à l'époque j'étais à l'intérieur alors que, cette fois-là, j'étais à l'extérieur et j'accueillais la population sous la contrainte, dans des situations très difficiles. Cela n'a donc fait que renforcer et accroître ma motivation.

Il est vrai qu'étant de nationalité allemande, du fait de l'histoire allemande, cela m'est très difficile et que, jusqu'à ce jour, je n'ai pas pu prendre suffisamment de recul, mais en fait, je ne souhaite pas non plus avoir ce recul. Je ne souhaiterai jamais avoir une attitude détendue à l'égard de ce qui s'est passé. Je préfère être touchée et marquée et qu'il en soit de même pour les autres, même aujourd'hui.

M. Daniel O'Brien : Moi de même. Je pense que, sans nul doute, cela a changé ma vie. On ne peut pas oublier ces événements et cela donne une autre façon de voir la vie, le bien ou le mal dans la société et ce qui peut arriver. On éprouve un plus fort sentiment de justice de s'occuper de ceux qui sont démunis et qui n'ont pas de voix, non seulement en Australie mais en dehors de l'Australie. Ces gens existent partout et ce sentiment a été renforcé chez moi.

Bien sûr, c'est traumatisant et cela vous accompagne, mais je dois être la voix de tous ceux qui ont été les victimes de ce qui s'est passé à Srebrenica et qui ne peuvent plus parler. Etant deux personnes qui n'étions pas des locaux et qui ne faisions pas partie de l'armée, nous sommes bien placés pour donner vraiment un regard sur ces événements que peu de gens ont pu avoir. Nous sommes la voix de bon nombre de ces gens qui ont péri. J'ai travaillé en Géorgie l'an dernier avec des réfugiés tchétchènes, où la situation était semblable, non pas la chute de Srebrenica mais les conditions dans leur pays et la manière dont ils ont vécu à la suite de leur fuite, dans des conditions sensiblement analogues. Cela m'a rappelé des souvenirs.

Cela nous motive à faire davantage, car on voit combien les gens ont besoin de cette aide.

Le Président François Loncle : Merci infiniment, en particulier de ces dernières réponses qui nous ont beaucoup touchés les uns et les autres.

Le président de Médecin sans Frontières, M. Bradol est parmi nous. S'il souhaite s'exprimer, je lui donnerai volontiers la parole, puisqu'il nous fait l'honneur d'être présent avec ses collègues.

M. Hervé Bradol : Merci, Messieurs et Madame. J'aimerais simplement préciser le contexte dans lequel se déroule cette audition. Tout d'abord, il s'agit du personnel de terrain de Médecins sans Frontières, de gens qui étaient enfermés dans une situation et qui étaient arrivés très peu de temps auparavant, en juin. Leur témoignage, avec une grande honnêteté - quand nous en avons discuté avec eux, c'est aussi le conseil que nous leur avons donné - se limite à ce qu'ils ont vu eux-mêmes.

Par conséquent, les autres éléments d'information dont nous disposons et les positions de notre organisation sur cette histoire, comme l'a dit plusieurs fois Christina, vous seront communiqués par Pierre Salignon lors de l'audition du 17 mai.

Le Président François Loncle : Merci. Nous avons tous mesuré, en particulier les membres de la Mission d’information, à quel point ce témoignage était fort, important et déterminant et à quel point leur investissement humain nous a touchés et se poursuit.

Merci beaucoup, Madame Schmitz et Monsieur O'Brien. Merci de ce que vous avez pu nous dire et merci, surtout, pour ce que vous faites.

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