RAPPORT

FAIT AU NOM DE LA COMMISSION D'ENQUÊTE (1)
sur L'ACTIVITE ET LE FONCTIONNEMENT DES TRIBUNAUX DE COMMERCE

TOME II
SOMMAIRE DES AUDITIONS (partie 4)

Les auditions sont présentées dans l'ordre chronologique des séances tenues par la Commission

(la date de l'audition figure ci-dessous entre parenthèses)

_ Audition de M. Jean-Luc VALLENS, magistrat, membre du Conseil scientifique de l'Institut du droit local alsacien mosellan (26 mars 1998)




_
Audition d'une délégation de la chambre de Commerce et d'industrie de Paris composée de M. Lucien JIBERT, Président de la commission juridique,
Mme OUTIN-ADAM, Directeur adjoint de la délégation générale chargée des études et de M. Paul LENORMAND, Directeur des affaires institutionnelles (2 avril 1998)

Audition de M. Jean-Luc VALLENS, magistrat,
membre du conseil scientifique de l'Institut du droit local alsacien mosellan.

(extrait du procès-verbal de la séance du 26 mars 1998)

Présidence de M. François COLCOMBET, Président

M. Vallens est introduit.

M. le Président lui rappelle que les dispositions législatives relatives aux commissions d'enquête lui ont été communiquées. À l'invitation du Président, M. Vallens prête serment.

M. Jean-Luc VALLENS : Je suis magistrat de profession ; j'ai exercé depuis le début de ma carrière en Alsace-Moselle où, par le fait du droit local encore applicable, j'occupais, à côté de fonctions judiciaires classiques, des fonctions liées aux tribunaux de commerce : j'ai exercé pendant six ans les fonctions de juge-commissaire dans les procédures collectives, puis pendant quatre ans, j'ai présidé une chambre commerciale avant d'être, par le jeu normal d'une carrière de magistrat, conseiller à la cour d'appel de Colmar pendant six ans également, et d'occuper depuis d'autres fonctions qui ne sont plus en rapport avec les fonctions commerciales.

J'ai été amené, à la demande des ministères de la justice et des affaires étrangères, à négocier la convention européenne sur les procédures d'insolvabilité à Bruxelles et la loi-type sur les insolvabilités internationales au sein de l'Organisation des Nations unies ; ceci m'a permis de côtoyer des collègues étrangers qui ont forcément d'autres pratiques professionnelles, et pour lesquels le modèle de tribunal de commerce que nous avons en France, hormis en Alsace-Moselle, constitue une sorte d'anachronisme ou d'incongruité.

Je porte un regard plutôt critique sur les tribunaux de commerce, ce qui ne vous étonnera pas, puisque ma pratique professionnelle m'a conduit à exercer au sein d'une juridiction échevinée dont j'ai apprécié au fil des années tous les avantages.

Dans un premier temps, j'exposerai ma conception des tribunaux de commerce, dans un deuxième temps, je vous présenterai l'échevinage et la façon dont il est vécu et dans un dernier temps, j'aborderai les réformes qui ont été proposées par la Conférence générale des tribunaux de commerce lors de la célébration de son centième anniversaire.

Le tribunal de commerce français est une exception en Europe puisque tous les autres États qui avaient ce type de juridictions les ont, soit supprimées, soit transformées en profondeur. Seule la France dispose donc encore de tribunaux de commerce composés uniquement de juges non professionnels et élus par leurs pairs.

Vous connaissez les particularités des tribunaux de commerce et je suppose que vos travaux vous ont déjà fourni de nombreuses informations concrètes sur la manière dont ces derniers sont organisés et structurés. Ce sont ses particularismes qui ont fait la légitimité du tribunal de commerce : l'élection des juges, la gratuité de leurs fonctions, une procédure simple, autant d'avantages qui durant longtemps ont été la réalité et auxquels il convient d'ajouter une sorte de nouvelle légitimité, fondée sur la prévention et la recherche de solutions de conciliation ou de médiation - peu importe le terme - c'est-à-dire, aussi souvent que possible, de solutions non juridictionnelles.

Je ne méconnais pas l'importance d'une telle démarche et les tribunaux de commerce ont été, à mon sens, de ce point de vue, beaucoup plus créatifs et imaginatifs que des juges de tribunaux civils, pris par la logique du conflit judiciaire, n'auraient pu l'être.

À en croire les présidents des tribunaux de commerce, tout fonctionne très bien et la qualité de la justice serait prouvée par le faible nombre d'appels. Or, à tous les niveaux de la juridiction des tribunaux de commerce, la réalité est très loin de correspondre à cette description.

D'abord, l'élection des juges consulaires est devenue dans la pratique un vrai système de cooptation. Si cette dernière présente des avantages, car elle permet de filtrer les candidats et de s'assurer parfois de leurs qualités juridiques, elle comporte aussi des inconvénients en permettant à certaines professions d'être sur-représentées et en donnant la possibilité aux chambres patronales de placer leurs candidats et de jouer un rôle très pressant dans la constitution des listes, ce qui, sans doute, limite la représentativité des juges consulaires par rapport à leur électorat.

L'élection reste une bonne démarche dans les petites juridictions où les électeurs - c'est une élection à deux degrés, comme vous le savez - connaissent bien leurs futurs juges, mais elle l'est moins dans les grandes juridictions où cette connaissance est beaucoup plus illusoire dans la mesure où peu de chefs d'entreprise, électeurs à la chambre de commerce et d'industrie, connaissent vraiment les candidats qu'ils vont élire de manière indirecte.

Cette représentativité est devenue assez relative et l'étude des chiffres montre qu'elle comporte des mandataires sociaux de grandes entreprises à hauteur de 62 %, assez peu de cadres salariés, dont la proportion atteint 23 %, et très peu de candidats individuels, avec 13 % seulement, la disponibilité que requiert la fonction n'incitant pas le commerçant individuel à se porter candidat.

M. le Président : Vous faites état de chiffres nationaux ?

M. Jean-Luc VALLENS : Tout à fait !

M. Jacky DARNE : Quelles sont vos sources ?

M. Jean-Luc VALLENS : Ces chiffres ont été publiés dans un numéro des Petites affiches postérieurement à la Conférence générale des tribunaux de commerce qui a fêté son centième anniversaire. Il comportait également des données chiffrées faisant état d'une grande majorité de candidats masculins.

M. Jean-Luc VALLENS : L'élection des juges a, en tout cas, à mon sens, une valeur symbolique très forte et je pense qu'il ne faut surtout pas renoncer à cet aspect de la composition des tribunaux de commerce. Par ailleurs, je ne ferais pas une confiance totale aux juges professionnels pour statuer d'une manière toujours équitable dans les affaires commerciales, où il est aussi important de tenir compte des règles et des usages commerciaux que des règles de droit : je ne suis donc pas très favorable à une justice exclusivement civile en matière commerciale !

La gratuité de la justice commerciale constitue, quant à elle, un avantage. Lorsque l'on a créé les tribunaux de commerce, elle a représenté une économie fantastique pour le roi, et en demeure une pour l'État : on laisse la justice commerciale en dehors du budget affecté à l'appareil judiciaire. C'est là un des arguments forts pour laisser les choses en l'état, mais cette gratuité à un coût :

D'abord, les juges consulaires doivent travailler à l'extérieur parce qu'il leur faut vivre et assurer leur subsistance et celle de leur famille. Ils ne peuvent donc consacrer qu'un temps limité aux fonctions judiciaires. Cette situation peut également influer sur la représentativité, dans la mesure où l'on aura plus souvent affaire à des cadres détachés d'entreprises qui sont capables de supporter un tel détachement ou à des commerçants retraités.

Ensuite, les juges consulaires vont chercher leurs rémunérations ailleurs. Ils vont ainsi être désignés comme conciliateurs dans des procédures de prévention, dont on comprend qu'elles soient attractives, puisque la rémunération du conciliateur n'est pas tarifée comme celles des administrateurs et des liquidateurs. En outre, on voit se créer, à côté des tribunaux de commerce des associations parallèles qui vont être financées de manière plus ou moins occulte - en tout cas en dehors des règles de la comptabilité publique - et qui peuvent recevoir des dons multiples, par exemple des mandataires judiciaires qui seront ensuite désignés par les mêmes tribunaux, d'où les réserves que j'émets. En effet, ces modes de fonctionnement que la Cour des comptes a relevés ne sont pas tout à fait innocents dans les relations entre les tribunaux et les mandataires qui travaillent sous leur contrôle.

Enfin, je soulignerai un autre élément qui est, lui aussi, lié à la gratuité : les greffes des tribunaux de commerce qui sont privatisés - ce sont des charges - sont gérés en fonction de la rentabilité et non pas en fonction des besoins du personnel ou de la juridiction. Ce sont de véritables entreprises privées qui se financent, notamment par les consultations rémunérées des informations légales transmises par la voie télématique. Vous connaissez tous la publicité qui est faite autour d'Infogreffe et d'organismes commerciaux de même nature.

Les greffiers des tribunaux de commerce sont suffisamment puissants pour empêcher la remise en cause de ce système qui fonctionne depuis plusieurs années sans l'accord de la commission nationale de l'informatique et des libertés et apparemment un tel état de fait ne gêne personne. Pourtant, lorsque j'ai souhaité mettre en place un système équivalent dans le ressort de la cour d'appel de Colmar, le premier président m'a fait observer à juste titre que le système Infogreffe était très mal perçu par le ministère de la justice, et qu'il n'était donc pas question d'instaurer un dispositif fonctionnant de cette manière dans les départements d'Alsace et de Moselle.

M. le Président : Le greffe y est public ?

M. Jean-Luc VALLENS : Le greffe est public puisque l'échevinage implique qu'il soit intégré dans la justice civile.

J'en arrive maintenant à parler de la simplicité des règles des tribunaux de commerce aussi bien en matière de procédure que sur le fond.

Cette simplicité qui était l'apanage de juges commerciaux non juristes est en réalité devenue complètement illusoire de nos jours : d'abord parce que les principes généraux des règles de procédure sont globalement les mêmes dans les procédures civiles et commerciales, ensuite parce que le droit commercial, aujourd'hui, requiert de nombreuses compétences (le droit bancaire, le droit des sociétés, le droit de la concurrence, la distribution, le droit des effets de commerce, le droit des sûretés, etc.)

Or, lorsque la compétence fait défaut chez le juge élu, il faut aller la chercher ailleurs, ce qui va faire dépendre des greffiers ou des conclusions des avocats, la qualité juridique des décisions des tribunaux de commerce. Je ne suis pas sûr qu'il soit naturel d'admettre que celui qui prend la décision dépend de celui qui l'exécute !

J'aimerais revenir sur un point que j'ai mentionné, à savoir la faiblesse du taux d'appels. Les présidents des tribunaux de commerce se félicitent à juste titre de ce bon score. J'aimerais donner mon sentiment à ce sujet.

Il faut savoir que l'on intègre dans les statistiques les injonctions de payer. Le CNPF l'a indiqué dans son rapport - à juste titre je pense - car c'est une pratique notoire qui n'est mentionnée nulle part. Les injonctions de payer ne sont pas susceptibles d'appels mais d'opposition. À partir du moment où on les inclut dans la base du calcul, on augmente considérablement la proportion de décisions non frappées d'appels.

Il faut également considérer qu'en matière de redressement ou de liquidation judiciaires les jugements font l'objet de dispositions très restrictives en matière de droit d'appel. Cela a été voulu par le législateur. Les délais des procédures d'appel eux-mêmes sont assez élevés - entre 18 mois et deux ans - pour décourager des chefs d'entreprise condamnés en première instance d'y avoir recours, d'autant qu'entre-temps le jugement (exécutoire) aura été mis à exécution. Enfin, une partie du contentieux échappe à la justice commerciale proprement dite, en amont vers l'arbitrage ou en cours de procédure vers la conciliation, ce qui, loin d'être un mal est plutôt une bonne chose, mais diminue d'autant le nombre des appels, la décision qui constate la conciliation et qui dessaisit le tribunal étant, elle aussi, intégrée dans les chiffres.

Je terminerai cet exposé en posant la question de savoir si le tribunal de commerce remplit bien sa fonction par rapport aux besoins de justice.

Il a été longtemps présenté comme un tribunal qui statue en équité, hors du droit, et l'on retrouve un peu cette idée dans l'accent mis sur la prévention par le président du tribunal de commerce de Paris ou dans d'autres grands tribunaux de commerce.

Aujourd'hui, les règles de droit, notamment celles qui sont inscrites dans le code de procédure civile et qui s'appliquent au tribunal de commerce, tout comme celles qui sont contenues dans la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales, exigent une impartialité, une neutralité du juge, qualités qui font souvent défaut, parce que le juge est lié au justiciable par des relations, soit professionnelles, soit amicales ou familiales : on chasse, on mange au même endroit, on fait partie de la même loge, et on s'arrange entre soi dans les affaires qui sont à juger.

À l'opposé, on trouve des relations de concurrence qui ne sont guère préférables : le juge qui va rendre une décision mettant en liquidation judiciaire l'un de ses concurrents, même si c'est à bon droit, sera tout naturellement suspecté d'avoir agi avec partialité. Il y a de nombreux exemples illustrant cette situation : je parlais des procédures collectives mais dans les procédures contentieuses normales, qui sont l'autre aspect de l'activité d'un tribunal de commerce, celui qui perdra pensera que sa condamnation est liée à l'hostilité du juge ou au fait qu'il est un concurrent. La question se pose également dans les tribunaux civils, mais de façon moins aiguë parce que le juge professionnel n'évolue pas dans le milieu d'affaires de ses justiciables.

Des avocats m'ont d'ailleurs dit à plusieurs reprises que lorsqu'ils vont plaider devant un tribunal de commerce, ils se renseignent sur l'activité du juge et de son conjoint et qu'ils dissuadent souvent leur client d'entamer le procès ou même de défendre en première instance au motif qu'ils en connaissent à l'avance le résultat !

Je peux citer également d'autres inconvénients. Un juge consulaire dans les procédures collectives est nommé comme juge-commissaire pour remplir de très lourdes fonctions directement au contact des entreprises en difficulté. Ce qui était vrai avant la loi de 1985, l'est encore plus aujourd'hui et M. Gouzes qui a été rapporteur de cette loi en 1984 pourrait en témoigner.

Un juge consulaire, homme très intègre que je connais bien, qui est également directeur juridique d'une banque régionale, m'a confié qu'il n'était nullement gêné d'être juge-commissaire d'une entreprise qui avait des dettes envers cette même banque. Il affirme oublier qu'il est banquier lorsqu'il s'occupe de ce dossier. Connaissant sa conscience professionnelle et sa probité, je sais qu'il ne fera pas prévaloir les intérêts de sa banque. Il n'en demeure pas moins qu'il y a une complète confusion, au moins dans l'esprit du justiciable, dans la mesure où il aura devant lui, non pas un magistrat, non pas le membre d'une juridiction, mais le chef du contentieux de la banque qui lui a accordé un crédit ! Cet état de fait pose la question de l'impartialité ; structurellement, quelles que soient les qualités des juges consulaires, il y a un problème de fiabilité et de crédibilité des décisions rendues.

En outre, on constate très souvent que des principes essentiels sont méconnus par les juges consulaires, alors qu'ils sont évidents pour les magistrats professionnels puisque, d'une part, on les leur serine, d'abord tout au long de leurs études de droit, ensuite, à l'École nationale de la magistrature (ENM), et que d'autre part, on leur dit qu'ils doivent rendre, motiver et notifier des décisions, faute de quoi ils commettraient un déni de justice.

Toutes ces prescriptions qui sont relativement évidentes et intégrées dans l'enseignement du droit font souvent défaut dans les pratiques judiciaires et j'en veux pour exemple un juge-commissaire qui m'avait dit qu'il ne voulait pas nommer de contrôleur : alors que je lui demandais naïvement comment il l'expliquait dans sa décision de rejet, il m'avait répondu qu'il n'était pas si bête et qu'il ne rendait pas de décision pour éviter de se voir reprocher d'avoir mal motivé ou de ne pas avoir notifié.

En effet, quand on ne statue pas, il n'y a pas de recours possible. En droit, on peut saisir le tribunal si le juge-commissaire ne statue pas : en fait, le créancier attend et il attend longtemps.

À cette partialité qui existe vis-à-vis des parties, il convient d'ajouter les liens parfois anormaux qui s'instaurent entre les juges et les mandataires de justice. Dans les textes, ce sont les mandataires qui dépendent des tribunaux. Dans la pratique, les rapports sont parfois inversés, parce que les juges ne sont pas disponibles, parce qu'ils ont leur travail, parce qu'ils viennent le soir ou en fin de semaine signer les ordonnances, parce qu'ils prennent connaissance des dossiers la veille de l'audience, parce que, parfois, dépassés par leurs propres activités professionnelles, ils sont bien contents d'avoir des mandataires qui leur préparent leurs ordonnances et les dossiers.

Comme vous pouvez le constater, mon appréciation sur les tribunaux de commerce est mitigée : ils présentent des qualités certaines, mais, à mes yeux, les inconvénients l'emportent sur les avantages.

S'agissant de l'hypothèse de l'échevinage, en vigueur en Alsace et en Moselle depuis un siècle, son application se heurte à des obstacles réels, avant tout parce que les présidents des tribunaux de commerce y sont très hostiles.

La présidence d'un tribunal de commerce est un honneur, mais c'est aussi une fonction et une charge. Elle constitue un des objectifs des candidats aux élections de juges consulaires : ils se présentent à la présidence du tribunal où ils sont élus par leurs pairs.

La présidence d'un tribunal de commerce est une source d'informations, une source de pouvoir considérable et la présence d'un juge professionnel qu'imposerait le principe de l'échevinage est mal vue ! Elle est perçue comme un acte de défiance, comme une intrusion, comme un contrôle sur les pratiques des présidents des tribunaux et sur les pratiques des greffes, et l'on comprend bien l'hostilité qu'elle provoque. Ce que l'on comprend moins, c'est pourquoi, dans ces conditions, les juges consulaires en Alsace et en Lorraine vivent bien le régime de l'échevinage dans lequel ils jouent parfaitement leur rôle sans avoir le sentiment d'être des potiches à côté d'un magistrat professionnel...

En quelques mots, vous me permettrez de rappeler quels sont les avantages et les caractéristiques de l'échevinage.

D'abord, il est vrai que l'une des caractéristiques importantes de cette formule tient au fait que les greffes d'Alsace et de Moselle sont des greffes civils : il n'existe pas un greffe commercial, une charge privée en dehors de la juridiction civile.

Ensuite, la compétence se trouve répartie entre la chambre commerciale et un autre juge, le juge d'instance qui est un magistrat professionnel - en Alsace et en Moselle, ce dernier a conservé un rôle plus important qu'ailleurs du fait de l'histoire - et qui est compétent en matière commerciale jusqu'à 30 000 francs, ce qui retire à la juridiction commerciale une partie du « petit contentieux ».

L'échevinage proprement dit n'existe pas au tribunal d'instance où il y a un juge unique, mais au sein du tribunal de grande instance, où une chambre est présidée par un magistrat professionnel ayant un rang de vice-président et siège avec deux assesseurs juges consulaires, élus comme leurs pairs dans les autres tribunaux de commerce. Les fonctions sont complémentaires.

L'échevinage apporte aux juges, aussi bien aux juges professionnels qu'aux autres, une véritable formation professionnelle constante et réciproque. Mieux qu'un enseignement, c'est une pratique professionnelle où chacun confronte sa propre expérience à celle de l'autre. Ainsi que je vous l'ai dit, j'ai présidé pendant plusieurs années et j'ai souvent été mis en minorité. J'avais, dans ce cas, un peu de mal à rédiger les jugements mais pour les motiver, je me faisais aider par le juge consulaire qui contestait ma position, conformément aux règles du jeu qui veulent que, lorsque l'on statue à trois, celui qui se trouve en minorité se plie aux décisions des autres.

Par rapport aux justiciables, l'échevinage apporte la garantie, d'une part que la justice est « structurellement » impartiale, non pas parce que le juge professionnel ne se trompe pas - je n'oserais pas le dire - mais parce qu'il est, à coup sûr, en dehors des réseaux d'influence qui peuvent exister au sein des milieux économiques, d'autre part que le justiciable, qui est aussi un chef d'entreprise, ne sera pas jugé en fonction des relations commerciales, favorables ou défavorables, qu'il peut entretenir avec le président de la juridiction, mais qu'il sera jugé avec une plus grande objectivité, par un magistrat étranger aux circuits économiques.

L'échevinage constitue aussi la garantie d'une justice qui n'est pas purement civile ce qui est un avantage considérable par rapport à la justice pratiquée par d'autres pays où les réalités économiques sont parfois méconnues des magistrats professionnels. Il est également vrai que les juges qui sortent de l'ENM n'ont pas une approche des problèmes économiques aussi bonne, loin s'en faut, que les juges consulaires.

Si en tant que législateur, vous vous orientiez vers la formule de l'échevinage, cela supposerait un coût politique et financiers :

Le coût politique tiendrait à la difficulté de surmonter l'hostilité des juges consulaires qui est forte, mais aussi celle des élus locaux qui pourraient craindre que la suppression d'un tribunal de commerce n'entraîne une sorte d'affaiblissement de leur ville.

Le coût financier est lié à la création de 150 postes de magistrats du rang de vice-président, puisque c'est environ le nombre de postes supplémentaires qu'il conviendrait de créer pour assurer la présidence de juridictions échevinées sur l'ensemble du territoire.

M. le Président : Sauf à appliquer le système d'Alsace-Moselle et à faire qu'une partie du contentieux soit jugée à juge unique...

M. Jean-Luc VALLENS : Une partie du contentieux peut aller devant le juge unique et donc entraîner la disparition par voie de décret de certains petits tribunaux de commerce, ce qui allégerait d'autant le volume des contentieux mais ne dispenserait pas de créer des postes !

On ne peut pas, à mon sens, demander en plus au corps des magistrats, tel qu'il est, d'assumer aussi les fonctions de juges consulaires.

M. le Président : Dans le système alsacien tel que vous nous l'avez présenté, une partie du contentieux est finalement jugée par le juge d'instance. Il faudrait augmenter le nombre des juges d'instance. Le contentieux commercial nécessiterait alors moins de magistrats...

M. Jean-Luc VALLENS : Je n'avance le chiffre de 150 postes qu'à titre d'estimation grossière : en réalité, il faut d'abord mesurer le volume d'activité des tribunaux de commerce, fixer des catégories et des sous-catégories, les petits tribunaux de commerce ayant vocation à être soit regroupés, soit supprimés au profit d'une autre juridiction, un grand tribunal de commerce ou les tribunaux d'instance, mais on n'évitera pas la création de postes.

M. le Président : Vous oubliez la nationalisation des greffes.

M. Jean-Luc VALLENS : Je ne l'oublie pas et c'est un des éléments à prendre en compte !

Très rapidement, je vais maintenant évoquer les réformes proposées par la Conférence générale des tribunaux de commerce qui, consciente des problèmes, a indiqué trois pistes.

La première passe par une réforme de la carte judiciaire, la deuxième par une formation professionnelle améliorée et la troisième par une meilleure présence du parquet.

Concernant la réforme de la carte judiciaire, je dirai que nous ne l'éviterons pas : elle est dans la nature des choses et suppose un regroupement, une rationalisation des tribunaux de commerce, dont le nombre apparaît aux yeux des présidents des plus grands d'entre eux, comme devant être nécessairement et sensiblement réduit.

Cependant on ne peut que s'interroger sur l'adéquation d'une telle mesure aux problèmes apparus durant ces dernières années : ce n'est pas seulement à Aurillac que se posent des questions de déontologie et la suppression des petits tribunaux de commerce n'effacera pas les problèmes considérables apparus dans les gros tribunaux de commerce. Les parquets de Nanterre, de Bobigny, de Paris connaissent bien ces difficultés et on n'envisage pas, à ma connaissance, de supprimer les tribunaux concernés.

Pour ce qui est de l'amélioration de la formation professionnelle, elle me paraît, elle aussi, indispensable. C'est un aspect très positif des réflexions de la Conférence générale, qui a conscience de ce déficit de formation. Le centre de formation de Tours a accueilli beaucoup de stagiaires et a fourni un énorme travail, mes seules réserves tenant au fait que cette formation repose sur le volontariat - on ne peut pas en l'état actuel des choses, imposer à un juge consulaire de se former - et qu'elle ne règle pas les problèmes de déontologie apparus au cours des dernières années. Je pense que l'on devrait au minimum imposer aux candidats aux élections de juges consulaires de s'engager à suivre cette formation !

Pour ce qui est de l'amélioration de la présence du parquet, c'est une demande qui émane également de la Conférence générale. L'efficacité du parquet, dont l'intervention est propre aux procédures de faillites, dépend de nombreux paramètres, notamment sa disponibilité et sa bonne information, la qualité des relations avec les mandataires de justice et les commissaires aux comptes, ainsi que la motivation des personnes.

Là encore, il s'agit d'une volonté politique, puisqu'il suffit de se doter des hommes et de l'information nécessaires. Le législateur devra affirmer que, dans chaque grand parquet, il y aura un substitut en charge du suivi des tribunaux de commerce.

Par rapport aux problèmes apparus ces dernières années dans les tribunaux de commerce, la présence d'un magistrat du parquet est un avantage, dans la mesure où le tribunal de commerce se sentira davantage observé s'il y a un magistrat professionnel que s'il n'y a aucun procureur de la République, mais il ne faut pas être naïf et croire que la seule présence d'un magistrat dans un bureau va empêcher les dérives, les arrangements en dehors des audiences et les problèmes lourds consécutifs à des décisions un peu hasardeuses ou prises en dehors des règles de procédure normales.

Je trouve bon que le ministère public soit présent, mais je ne souhaite pas qu'il soit un alibi pour perpétuer un système qui ne me paraît pas très équilibré.

Cela renvoie également au problème de la carte judiciaire : s'il y a trop de tribunaux de commerce, les parquets ne pourront pas être présents ; s'il y en a moins, ils y parviendront.

M. le Président : Vous avez dit que vous aviez été, à un moment de votre carrière, juge-commissaire ce qui me conduit à vous demander si dans les tribunaux à échevinage il arrive que le juge-commissaire soit le juge professionnel et comment s'exerce cette fonction.

Par la suite, j'aimerais que vous dressiez un tableau un peu plus complet des problèmes internationaux. Vous avez souligné que la France était le seul pays à avoir conservé les tribunaux de commerce tels qu'ils sont. Je crois donc qu'il serait bon que vous nous traciez à grands traits les systèmes étrangers d'autant que vous avez incidemment indiqué que dans les pays où l'on avait supprimé totalement l'échevinage, le résultat ne donnait pas, non plus, satisfaction.

M. Jean-Luc VALLENS : Les juridictions commerciales électives existaient dans plusieurs pays d'Europe, dont l'Italie, l'Espagne, la France, la Belgique et l'Angleterre. La Grande-Bretagne a été la première à les supprimer : dès le XVIIe siècle elle a transféré à la High Court toutes les compétences en matière de faillites et de contentieux commercial.

L'Italie et l'Espagne ont suivi la même démarche à la fin du XIXe siècle, vers 1880. La Belgique, qui avait un système proche du système français, a attendu un petit peu plus longtemps, puisque c'est en 1967 que le code judiciaire a été réformé, que l'échevinage a été introduit dans les tribunaux de commerce et que les fonctions de président ont été, de fait, assurées par des magistrats professionnels.

Aux Pays-Bas, où les tribunaux de commerce créés sur le modèle français ont été également supprimés au XIXe siècle, il y a des juges civils. En Allemagne, c'est une loi de 1877 sur l'organisation judiciaire qui a mis en place une justice échevinée - c'est d'ailleurs sur ce modèle que le système d'Alsace-Moselle fonctionne encore -, et en Italie, c'est pour des raisons politiques que les tribunaux de commerce ont été supprimés après constatation de certaines compromissions.

M. le Président : Et en Allemagne de l'Est ?

M. Jean-Luc VALLENS : Je ne connais pas du tout le régime de l'Allemagne de l'Est.

Il existe également un aspect intéressant de l'échevinage en Autriche, où le tribunal régional supérieur est écheviné. Cela équivaut à une cour d'appel échevinée avec une majorité de juges non élus.

M. Jacky DARNE : Et aux États-Unis ?

M. Jean-Luc VALLENS : Aux États-Unis, les procédures collectives et les procédures commerciales sont jugées par des juges purement civils qui ont une spécialisation. Il s'agit de juges fédéraux non élus mais désignés, qui appliquent - mais c'est un peu différent parce que le système est fédéral - en priorité le droit fédéral, c'est-à-dire les lois commerciales et le code des États-Unis de 1978 sur la faillite. Il s'agit de juges professionnels.

M. le Président : Pour revenir à l'Europe, peut-on dire que le modèle français s'est développé avec le commerce au début du XIXe siècle, et que les pays l'ont abandonné progressivement ?

M. Jean-Luc VALLENS : Oui, mais au cours du siècle suivant ! Il n'y a plus qu'en France et aussi, je crois, à Genève, que des juges élus exercent des fonctions judiciaires en matière commerciale et en matière de procédure collective.

Les autres pays ont choisi la voie civile, mais par exemple aux Pays-Bas et au Danemark, lorsque les juges civils ont à juger des affaires commerciales, ils s'entourent d'experts commerciaux, parce qu'ils savent bien que les juges professionnels n'ont pas forcément l'approche qui convient pour traiter les problèmes économiques, ni une connaissance des usages, des nécessités et des règles commerciales qui sont parfois un peu différentes des règles de droit civil.

M. le Président : Est-ce qu'il y a des divisions, selon les pays, entre les procédures collectives et les autres ?

M. Jean-Luc VALLENS : On pourrait l'imaginer, mais ce n'est pas le cas.

Les procédures collectives ont été rattachées à la juridiction des tribunaux de commerce en France uniquement au XVIIIe siècle, vers 1710 ; auparavant, la loi ne spécifiait pas qu'il appartenait aux tribunaux de commerce de juger les procédures de faillite.

M. le Président : Et le droit des sociétés ?

M. Jean-Luc VALLENS : Il est jugé par les juges civils tout à fait polyvalents.

M. le Président : Des textes ont-ils été publiés en France au XIXe siècle ?

M. Jean-Luc VALLENS : Le tribunal de commerce existe depuis Michel de l'Hospital, soit depuis 1563, et il a surmonté bien des aléas. Il a été en phase avec la Révolution, et, s'il lui a survécu, c'est parce qu'il correspondait à l'esprit révolutionnaire selon lequel le juge représente la population. Il n'y a en effet rien de tel que des juges élus pour répondre à l'aspiration populaire d'une justice proche. Pour reprendre une formule à la mode, on peut dire du tribunal de commerce qu'il est une justice « de proximité », à la fois géographique et fonctionnelle.

Par la suite, les juges du tribunal de commerce ont vu leur mode d'élection quelque peu modifié, mais il n'a pas été fondamentalement remis en cause dans son existence.

En ce qui concerne l'évolution des tribunaux de commerce, on constate une grande stabilité de leur nombre, puisqu'on en compte aujourd'hui 227 dans toute la France, soit exactement autant qu'en 1930. Ce chiffre a un peu oscillé : ainsi, il a été estimé en 1959 à 240. Mais c'est une institution qui a bien traversé les mouvements, les différences de régimes politiques et de structures juridiques, car elle était adaptée et présentait l'immense avantage de ne rien coûter à l'État.

M. le Président : Et sur la seconde partie de ma question concernant les juges-commissaires, que pouvez-vous nous dire ?

M. Jean-Luc VALLENS : J'ai rempli ces fonctions avant la loi de 1985 sous l'empire de la loi de 1967 quand c'était possible pour un juge d'instance.

En 1978, une loi a permis, ce qui n'était pas le cas auparavant, de nommer aussi des juges consulaires et l'on a mis en oeuvre cette possibilité car il nous paraissait normal que des juges consulaires puissent remplir ces fonctions au contact des entreprises en difficulté.

Aujourd'hui, les juges d'instance ne sont plus juges-commissaires, sauf dans une procédure bien particulière, celle que l'on appelle en Alsace-Moselle, la « faillite civile », c'est-à-dire lorsque l'on ouvre une procédure collective civile contre un particulier ou un professionnel indépendant.

C'est là une question que je ne peux pas aborder ici, mais, dans ce cas, les juges d'instance sont toujours désignés comme juges-commissaires. Ce système qui concerne un nombre de procédures inférieur à celui des procédures commerciales obéit à une raison logique, puisque les procédures de faillite civile sont ouvertes par la juridiction civile et non par la juridiction commerciale.

M. le Président : Et devant le tribunal commercial ce sont toujours les deux juges commerçants qui sont désignés comme juges-commissaires ?

M. Jean-Luc VALLENS : Oui, sauf si la nature de l'activité de l'entreprise en difficulté est assez particulière et appelle le recours à un juge consulaire qui ne siège pas ce jour-là dans la chambre. Dans ce cas on peut désigner quelqu'un de la même profession qui connaît bien l'activité en cause et la manière spécifique de la gérer, mais toujours sous le contrôle de la chambre commerciale, puisque le juge-commissaire travaille sous le contrôle de la juridiction échevinée.

M. Jacky DARNE : J'aimerais que vous m'expliquiez comment se déroulent les procédures collectives en Alsace-Moselle puisque l'une des difficultés tient aux relations entre le juge-commissaire et les auxiliaires de justice, liquidateurs, administrateurs et autres experts qui, souvent, prennent le pas sur les juges eux-mêmes. Est-ce que, dans les tribunaux échevinés, la nature de ces relations se trouve modifiée ou les problèmes sont-ils de même importance ?

M. Jean-Luc VALLENS : Ils ont la même importance dans la mesure où les auxiliaires de justice sont au contact des entreprises de manière quotidienne, alors que les juges consulaires nommés juges-commissaires sont des juges élus et ne peuvent pas, non plus, consacrer leur temps comme ailleurs au contrôle de ces mandataires.

La différence réside plutôt dans la présence d'un magistrat professionnel qui représente pour le juge consulaire une sorte d'« assurance-qualité » ou de base arrière de repli lorsqu'il refuse de faire quelque chose qui lui est demandé par le mandataire. Il peut toujours, en effet, répondre, lorsqu'une démarche du mandataire judiciaire lui paraît un peu contestable, qu'il va en référer au président, ce qui lui donne le recul parfois nécessaire.

Par ailleurs, les mandataires judiciaires savent que leurs contacts ne passent pas seulement par les juges consulaires, mais aussi par un magistrat professionnel qui n'évolue pas dans des relations économiques de dépendance, et qu'ils devront, devant la chambre commerciale elle-même, plaider leur cause, en cas de recours contre la décision obtenue d'un juge-commissaire.

Cela crée, sinon une sorte d'autocensure, du moins une certaine retenue de la part des mandataires judiciaires qui savent qu'ils ne peuvent pas faire n'importe quoi.

Pour autant, je ne suis pas certain de n'avoir jamais « été roulé dans la farine » quand j'étais juge-commissaire par des présentations de bilans avantageuses ou par des informations retenues et non transmises, mais c'est un peu la loi du genre : lorsque l'on reçoit une information, on statue à partir de l'information donnée ; on parvient parfois, avec un peu de « feeling », à discerner ce qu'il y a derrière une simple requête d'autorisation de levée des scellés ou une mesure apparemment anodine, mais ce n'est pas toujours possible !

M. le Président : Y a-t-il eu des sinistres de mandataires dans votre région ?

M. Jean-Luc VALLENS : Quelques-uns, oui ! Il s'agissait de mandataires judiciaires qui plaçaient les fonds là où ils n'auraient pas dû le faire, et le juge-commissaire n'avait pas, à l'époque, exercé le contrôle qu'il devait exercer sur les états trimestriels des fonds. Le mandataire judiciaire doit établir régulièrement un état des fonds qu'il reçoit et qu'il est tenu de déposer à la Caisse des dépôts et consignations, sauf pour les besoins qui répondent aux dépenses courantes pour lesquelles il doit disposer d'un certain volant de fonds. Certains mandataires jugent que le versement à la Caisse des dépôts n'est pas assez rémunérateur, vont déposer les fonds ailleurs, gardent la différence en termes d'intérêts et reversent l'argent par la suite, mais tout se passe en dehors des règles légales.

M. le Président : Y a-t-il eu des poursuites ?

M. Jean-Luc VALLENS : Oui, il y en a eu, non pas contre les juges mais contre les mandataires.

M. le Président : C'est récent ?

M. Jean-Luc VALLENS : Non, cela remonte à une quinzaine d'années. Mais je ne suis pas au courant de toutes les poursuites qui peuvent être engagées, même dans la région où j'exerce.

M. Roger FRANZONI : Vous avez évoqué le cas d'un juge-commissaire qui appartenait au service contentieux d'une grande banque et qui était en charge d'une affaire concernant un débiteur de cette banque. Il estimait pouvoir juger et instrumenter mais ne pouvait-il être récusé ?

M. Jean-Luc VALLENS : En théorie, les règles de la récusation s'appliquent mais ce n'est pas le cas.

Le juge en question estimait en effet pouvoir remplir ses fonctions car, m'avait-il expliqué, ce n'était pas à l'audience qu'il avait découvert la situation : ce n'est qu'une fois nommé, et en prenant connaissance des documents comptables de son client, qu'il avait appris qu'il y avait un encours considérable dans le service contentieux de sa banque. N'étant pas forcément informé de tous les dossiers en cours, il pouvait effectivement parfaitement ignorer le nom de son débiteur le jour de l'audience et ne le découvrir qu'après !

Si dans certains cas, cet état de fait pose problème, le débiteur peut toujours récuser le juge, mais c'est à lui seul de le décider et s'il soulève cette difficulté, ce ne sera que dans le cas où la décision ou la manière de procéder du juge consulaire le heurtera car il peut être préférable de discuter avec le juge-commissaire qui est aussi le principal créancier, dans la mesure où c'est avec lui que se fera le plan de redressement s'il doit y en avoir un.

M. le Président : C'est une confusion des genres assez poussée !

M. Jean-Luc VALLENS : Oui, mais qui, malheureusement, est illustrée par de nombreux exemples.

M. Alain VEYRET : Avez-vous réfléchi à l'extension de l'échevinage à la cour d'appel et l'avez-vous fait en termes financiers ?

M. Jean-Luc VALLENS : Je ne crois pas beaucoup à l'économie qu'un tel changement permettrait de réaliser. Je pense que la présence d'un juge consulaire au sein de la cour d'appel se conçoit parfaitement, mais que cela ne dispenserait nullement les magistrats professionnels de siéger, puisque, à côté du contentieux des procédures collectives ou des procédures commerciales, il y a tous les autres dossiers. Cela ne serait envisageable que dans les grandes cours d'appel, où des chambres spécialisées ne traitent que des procédures commerciales.

Toutes les cours d'appel ne sont donc pas susceptibles d'être échevinées.

J'ai exercé mes fonctions dans une petite cour d'appel où j'ai été chargé de dossiers commerciaux comme de dossiers civils. L'échevinage n'est donc pas si facilement réalisable. Dans les grandes cours en revanche, la piste mérite d'être explorée.

J'ai le sentiment que cela serait positif. Je constate que la Cour de cassation a su, dans une certaine mesure, pratiquer l'échevinage : elle a fait venir en son sein M. Armand-Prévost, un juge consulaire, qui est un ancien membre du tribunal de commerce de Paris recruté à titre extraordinaire à la Cour de cassation. Les cours d'appel pourraient entreprendre la même démarche avec des juges consulaires qui seraient évidemment volontaires. On sent, à ce sujet, une certaine réserve des présidents des tribunaux de commerce : ils sentent bien que si on introduit l'échevinage en appel, c'est avec l'idée de l'introduire dans les tribunaux, ce à quoi ils sont hostiles. En conséquence, ils manifestent peu d'enthousiasme pour introduire l'échevinage en appel.

Si l'on arrive à dissocier les deux, ce dont je doute, les préventions tomberaient !

M. le Rapporteur : Est-ce que vous pensez, puisque vous évoquiez précédemment le rapport de forces inversé entre le mandataire judiciaire, titulaire du mandat, et le mandant, c'est-à-dire le juge consulaire ou le tribunal consulaire, que l'échevinage serait suffisant pour renverser ce rapport de forces qui se fonde sur le savoir, l'expertise, la connaissance du monde économique et quelles seraient, selon vous, les conséquences de l'échevinage sur ce point-là qui me paraît être un point très sensible sur lequel la commission d'enquête s'est d'ailleurs déjà attardée ?

M. Jean-Luc VALLENS : J'ai déjà un peu évoqué cette question en mentionnant l'appui que le juge-commissaire peut trouver auprès du juge consulaire face au mandataire. Je ne pense pas que cela pourrait inverser véritablement le rapport parce que le juge consulaire, structurellement, n'a pas la même disponibilité qu'un magistrat professionnel, et qu'il est préférable néanmoins de confier les fonctions de juge-commissaire au juge consulaire plutôt qu'à un magistrat professionnel.

De ce point de vue, on n'inversera pas le rapport : on rééquilibrera un peu les choses, et peut-être qu'à la marge on évitera les situations trop scandaleuses. Je ne peux pas être plus précis dans ma réponse...

M. le Rapporteur : Dans la mesure où, sur un certain nombre de plans - pas seulement celui de la composition du tribunal mais aussi celui du poids des mandataires de justice - la façon de gérer les procédures collectives ne donne pas aujourd'hui satisfaction, pensez-vous qu'il peut-être nécessaire de créer des postes d'experts mis à la disposition des tribunaux pour leur permettre d'équilibrer les éléments d'expertise qui, en quelque sorte, sont maintenant le fait d'une profession qui monopolise ces fonctions ?

Est-ce qu'il ne pourrait pas y avoir des moyens de contre-expertise attribués aux tribunaux éventuellement échevinés ? Qu'en pensez-vous et jugez-vous possible, aujourd'hui, d'avoir plusieurs voix pour que le tribunal se fasse une bonne opinion ?

M. Jean-Luc VALLENS : À cette question, j'apporterai deux réponses fondées sur le droit positif.

Premièrement, il existe des experts en diagnostic d'entreprise. C'est une profession créée par la loi de 1985, qui est destinée à permettre à des experts extérieurs ayant une formation à la fois en gestion d'entreprise et en comptabilité de fournir au tribunal de commerce une bonne information sur les entreprises dont ils sont saisis.

Ces experts en diagnostic sont désignés par exemple lorsque le tribunal a vraiment des doutes sur l'état de cessation des paiements de l'entreprise, mais, par la suite, dans le courant de la procédure, leur rôle est moindre. Parfois, l'on nommera un expert-comptable pour définir les comptes de la société et pour déterminer, par exemple, si la date de cessation des paiements de l'entreprise doit être reportée, à quelle date l'entreprise était en cessation de paiements : ce sont des cas marginaux !

Deuxièmement, le droit positif prévoit également la fonction de contrôleur. Cette fonction est ancienne, Balzac en parlait déjà. Il s'agit de créanciers qui, à leur demande, peuvent être nommés contrôleurs d'une procédure collective par le juge-commissaire. C'est une formule qui n'a jamais marché. Très peu de contrôleurs sont nommés : la loi de 1994 en a augmenté le nombre en le faisant passer de 2 à 5, en prévoyant que le juge-commissaire doit nommer au moins un créancier titulaire de sûretés parmi les contrôleurs, mais là encore, la chose n'a jamais fonctionné !

Il y a, de temps à autre, quelques contrôleurs : quand j'étais juge-commissaire, j'en avais nommé plusieurs, non pas de ma propre initiative, mais bien parce que j'étais saisi de demandes, et parce que, vis-à-vis de certaines entreprises en difficulté, il était intéressant d'en avoir. Cela a été le cas pour une entreprise du bâtiment en dépôt de bilan où il y avait deux contrôleurs, l'un banquier et l'autre fournisseur de béton. C'était important parce que cela permettait au juge d'accéder à des informations dont il n'aurait pas pu disposer par le mandataire, soit parce que ce dernier ne les possédait pas, soit parce qu'il ne les transmettait pas.

Dans les faits, très peu de créanciers demandent à être nommés contrôleurs, et cela pour plusieurs raisons : d'abord, parce que cela demande un investissement de temps car il faut être présent ; on peut prendre un avocat et lui demander d'être contrôleur lui-même à condition qu'il soit d'accord, mais tout cela a un coût qu'il appartient au créancier de payer ; ensuite, parce que l'on peut s'interroger sur l'opportunité d'être nommé contrôleur en cas de créance moyenne ; enfin, parce que les juges-commissaires n'apprécient pas beaucoup que des personnes extérieures accèdent à la procédure, que les administrateurs et les mandataires judiciaires n'aiment guère les contrôleurs et surtout parce qu'il y a dans la loi un vice que l'on devait rectifier en 1994, mais à la suite du passage en commission mixte paritaire, cela n'a pas été fait. En effet, les contrôleurs acquièrent des informations privilégiées sur les entreprises en difficulté. Or, ils peuvent être de futurs repreneurs d'entreprise ce qui pose un problème. On n'est pas loin du délit d'initié puisque l'on se trouve face à des créanciers, qui sont en mesure d'obtenir davantage d'informations que celles qu'ils auraient eues en tant que simples créanciers du fait que tous les livres leur sont ouverts et qui, au cours de la période d'observation, peuvent venir présenter des offres de reprise de tout ou partie des actifs dont ils connaissent bien la substance.

Sur ce point, on comprend que les juges-commissaires - et je les rejoins - rechignent à nommer contrôleur un créancier qui a virtuellement la possibilité de se porter acquéreur.

De la même manière, on peut hésiter à nommer contrôleur quelqu'un qui a un procès contre le débiteur au moment du dépôt de bilan.

Cela dénature un peu les choses et la fonction de contrôleur est ainsi peu utilisée.

D'autres pays ont engagé d'autres démarches : l'Allemagne a, depuis longtemps d'ailleurs, instauré un comité de créanciers qui est une structure permanente pendant la procédure et qui a son mot à dire sur la nomination des mandataires, sur les orientations de la procédure collective. Elle est obligatoirement présente dans les procédures, mais c'est une autre orientation, qui n'est pas forcément la bonne.

M. Jacky DARNE : Je suis heureux de ces informations sur la fonction de contrôleur et d'expert en diagnostic car j'avais posé à plusieurs reprises des questions à ce sujet, au cours des auditions précédentes et je n'avais toujours reçu que des réponses assez évasives alors que vos propos me semblent très pertinents.

Puisque nous avons abordé la question des procédures collectives, un des fondements de notre législation est de distinguer le dirigeant et l'entreprise : l'entreprise a des propriétaires mais aussi des salariés. Comment pourrait-on envisager dans la décision, dans le jugement, dans les plans de continuation, dans les accords de cession, la place des salariés ? Serait-il, par exemple, possible qu'à l'instar des conseils des prud'hommes les salariés soient juges dans les procédures collectives ?

M. le Président : Vous nous avez parlé au début de votre exposé d'un système qui aboutit à la cooptation avec ses avantages et ses inconvénients. Pourrait-on de lege ferenda envisager d'élargir le nombre des électeurs pour la désignation des juges des tribunaux de commerce ? Je pense en particulier aux artisans et à tous ceux qui exercent des activités à la périphérie du commerce et peut-être aux salariés.

M. Jean-Luc VALLENS : Ce sont là des questions différentes.

Pour ce qui concerne les artisans, ils sont en tant qu'artisans exclus du corps électoral mais les artisans un peu importants sont inscrits au registre du commerce et ils sont donc électeurs.

Je pense donc que ce problème, sauf pour les petits artisans qui n'ont pas fait le choix de s'inscrire au registre du commerce, ne me paraît pas devoir être posé. En théorie, l'artisan pourra comme un commerçant individuel être candidat, être élu et siéger comme juge consulaire, mais en pratique il ne sera pas candidat parce qu'il ne peut pas être « au four et au moulin ».

M. le Président : Oui, mais il pourrait être électeur !

M. Jean-Luc VALLENS : Oui, mais cela ne changerait pas grand chose.

La question des salariés est un peu différente et doit, à mon avis, être rattachée à la philosophie de l'institution judiciaire en matière de procédures collectives.

En France, on confie aux tribunaux de commerce un rôle très important, non seulement en termes de contrôle du respect des droits de tous les intéressés, mais également en termes économiques, dans le choix des solutions : ils doivent choisir d'abord si l'on est en matière de prévention ou en matière de redressement, choisir ensuite entre plusieurs plans, choisir entre un plan et la liquidation, statuer en recours sur toutes les ordonnances des juges-commissaires. Ce sont des fonctions judiciaires mais surtout économiques !

Les salariés sont actuellement présents dans les procédures par le biais de leurs représentants. Cela fonctionne bien dans les grandes entreprises, puisqu'ils sont effectivement nommés dès la convocation devant le tribunal, devant la chambre du conseil ; cela fonctionne moins bien dans les petites entreprises, où ce sont les délégués du personnel qui peuvent être entendus. Ces représentants viennent à l'audience et également devant la cour d'appel car les dispositions de la loi de 1985 donnent aux salariés un droit à être entendus et à être présents par le biais des représentants des salariés ou du délégué élu du personnel.

Pour répondre maintenant à votre question après ce survol, je ne suis pas du tout favorable à ce que les salariés siègent au même titre que les juges consulaires ou que des magistrats professionnels désignés au sein des chambres commerciales ou au sein des tribunaux de commerce.

Je pense que c'est un mélange des genres, qui ressemblerait à une sorte de cogestion, dont il n'est pas sûr que les salariés eux-mêmes la souhaitent.

En outre, cela les transformerait un peu en alibis de la juridiction commerciale qui estimerait avoir fait ce qu'elle devait au motif qu'elle aurait un juge salarié. J'estime, enfin, que les intérêts économiques qui sont en cause dans les procédures collectives ne se bornent pas à l'aspect salarié. Il est bon de prendre en compte les intérêts des salariés, mais il serait mauvais de les intégrer de cette manière : en effet, si on acceptait cette formule pour les salariés pourquoi ne pas l'étendre aux créanciers institutionnels, ou au fisc qui est aussi un créancier important ?

M. le Président : Et pourquoi admettre des salariés cadres supérieurs de grandes entreprises ?

M. Jacky DARNE : Cela existe bien dans les prud'hommes... il y a là un déséquilibre !

M. Jean-Luc VALLENS : Vous ne pouvez pas, à mon sens, mettre sur le même plan un conflit du travail et une procédure collective qui intègre des intérêts contradictoires multiples. Ce ne sont pas uniquement des intérêts individuels entre d'un côté un salarié demandeur et de l'autre une entreprise employeur !

M. Jacky DARNE : Et qu'est-ce qu'un licenciement collectif ?

M. Jean-Luc VALLENS : Là, on est déjà plus proche de la procédure collective.

M. le Président : L'institution a évolué en intégrant les cadres des grandes entreprises mais comme ils sont, en réalité, désignés par les patrons, ils ne sont jamais que des salariés qui travaillent à la place des patrons un peu à la façon de la dame patronnesse qui fait sa bonne oeuvre en envoyant sa femme de ménage nettoyer l'église...

Tout le problème est de savoir si des salariés peuvent figurer dans les tribunaux de commerce en tant que salariés.

M. Jean-Luc VALLENS : Je dirais que l'expérience que j'ai des jugements déférés à une cour d'appel venant des conseils des prud'hommes me rend, sauf à viser très haut auprès de salariés disposant d'une formation juridique élaborée, assez sceptique sur l'apport qualitatif que les salariés seraient susceptibles de fournir à la justice commerciale.

M. Jacky DARNE : Je ne partage pas votre avis ! Je trouve que les représentants des salariés valent bien ceux des employeurs, qu'il n'y a pas entre eux de différence de nature et que l'échevinage pourrait faciliter les choses. S'il y a une décision collégiale sur un certain nombre de dispositions, la réforme est tout à fait envisageable. Je parle, bien entendu, des procédures collectives !

M. Jean-Luc VALLENS : Oui, il est vrai qu'il faut bien établir la distinction entre les procédures collectives et les autres ! Je ne suis pas aussi séduit par cette idée que vous l'êtes, mais peu importe !

Nous avions jusqu'en 1982 des conseils des prud'hommes échevinés en Alsace-Moselle ; pour des raisons d'ordre politique et non pas judiciaire, l'échevinage a été supprimé par la loi de généralisation des conseils des prud'hommes en 1982 et l'on a vu une explosion des appels, parce que les juges non professionnels qui ont été tout à coup seuls à statuer ne rendaient plus une justice de qualité.

M. Roger FRANZONI : Il ne faut pas se faire d'illusions, même pour les prud'hommes : un jour, je plaidais une affaire dans laquelle on demandait la réintégration d'employés dans une entreprise qui avait été détruite par explosion et incendie. En chambre du conseil, comme nous discutions, un représentant des salariés essayait de donner son point de vue avant le jugement et comme je lui disais « ne préjugeons pas, vous êtes juge, je serais gêné que vous me donniez votre opinion ! » il m'a répondu qu'il était là pour défendre les salariés et non pas pour rendre une quelconque justice. Il faut tenir compte de ce type de comportement !

M. Jacky DARNE : Oui mais le juge patronal dit exactement la même chose ! Le juge du tribunal de commerce a forcément et par nature une perception qui est celle du chef d'entreprise et pas des salariés !

M. Roger FRANZONI : En principe, je suis contre toutes les juridictions d'exception !

M. le Président : Nous allons être obligés de rester sur un désaccord !

M. Gérard GOUZES : J'écoutais avec beaucoup d'attention ce petit débat sur l'éventuelle présence des salariés et, ayant été le rapporteur de la loi de 1985, je mesurais à quel point cette loi avait pu provoquer de remous. Il faut reconnaître qu'elle a changé totalement la perception, la responsabilité d'un certain nombre de personnes qui, pouvant justement participer, ont modifié leur attitude. Il est vrai qu'en matière de procédure collective les choses peuvent être différentes. Cela étant dit, j'estime que la présence des salariés est absolument indispensable !

Pour en venir à ma question je souhaiterais savoir pourquoi on parle toujours d'échevinage : le terme est impropre et je ne crois pas, monsieur le Président, que ce soit celui qu'il convient d'utiliser. Il faudrait peut-être, un jour, le rectifier.

M. le Président : Ce n'est pas moi qui l'ai utilisé, mais M. Vallens.

M. Gérard GOUZES : Effectivement, mais c'est un terme qui est en train de tomber dans le langage courant alors qu'il n'est nullement adapté. Cela étant, j'ai cru comprendre que c'était une formule positive.

M. Jean-Luc VALLENS : Tout à fait !

M. le Président : En effet, la présentation qui en a été faite est extrêmement positive.

M. Gérard GOUZES : Ne pensez-vous pas que la notion de tribunal commercial soit aujourd'hui un peu dépassée et ne faudrait-il pas, un jour, parler tout simplement de tribunaux économiques ?

M. Jean-Luc VALLENS : S'il s'agit d'une question de termes...

M. Gérard GOUZES : Non je ne parle pas uniquement de termes. Je me réfère à une vision beaucoup plus globale : je pense, par exemple, à certains secteurs qui se trouvent aujourd'hui être de la compétence des tribunaux civils alors qu'ils pourraient peut-être faire l'objet d'une procédure devant un tribunal économique.

M. Jean-Luc VALLENS : La création d'organes extérieurs comme le Conseil de la concurrence, ou le fait de réserver des matières comme les brevets à d'autres juridictions que les tribunaux de commerce - les baux commerciaux sont encore un autre secteur contentieux lourd - montre que les limites du contentieux commercial ne sont pas nettes. C'est vrai qu'elles ne le sont pas et depuis longtemps.

Aujourd'hui, on pourrait même dire qu'il n'y a plus de contentieux commercial spécifique parce que, ainsi que je l'ai indiqué tout à l'heure rapidement, les juges des tribunaux de commerce doivent connaître, à côté des usages et des règles en matière commerciale, le droit des sociétés, le droit bancaire, le droit de la distribution, le droit de la concurrence et le droit des sûretés pour tous les problèmes liés au cautionnement et aux nouveaux modes de sûreté apparus ces dernières années.

Les juges eux-mêmes ressentent ce besoin de formation. Ils souhaitent avoir de meilleures connaissances et rendre une bonne justice parce que, en dépit des critiques que j'ai formulées, il y a une grande partie des juges consulaires qui souhaitent rendre des décisions convenables. C'est là un but louable, car ils y consacrent du temps - il faut saluer le dévouement des juges consulaires qui, dans beaucoup de tribunaux de commerce, consacrent leurs soirées et leurs week-ends à statuer ou à vérifier les dossiers dont ils auront à s'occuper à l'audience du lendemain - et du temps non rémunéré.

Créer une juridiction économique pourrait éventuellement contribuer à éviter le conflit latent qui existe entre les tribunaux de commerce d'un côté et les tribunaux composés de juges professionnels de l'autre ; mais cela ne réglera pas le problème si l'on ne s'attaque pas à la structure de la juridiction. Si on laisse fonctionner des tribunaux de commerce d'un côté et des tribunaux économiques de l'autre, et si l'on intègre les fonctions commerciales dans des fonctions économiques, il faudra se poser la question de la composition de ces tribunaux et adjoindre d'autres personnes aux commerçants élus.

Le problème des salariés que vous aviez évoqué est un des aspects de la question, celui des juges professionnels en est un autre ! Je pense qu'il vous faut définir une ligne de conduite sur les tribunaux de commerce, car étendre trop le problème et le disperser dans de multiples directions ne pourra, à mon avis, qu'affaiblir le sens de l'enquête que vous menez.

M. Gérard GOUZES : Pour revenir sur votre conclusion, nous sommes obligés de constater que, depuis plusieurs années, sous toutes les latitudes, et j'allais dire sous tous les gouvernements, nombreux sont ceux qui veulent faire évoluer les tribunaux de commerce. Or, reconnaissons que le poids du corporatisme de cette catégorie est très fort : quand on parle « d'échevinage » avec des juges professionnels, on s'entend répondre : « grève de l'ensemble des juges consulaires! ». Je l'ai entendu !

M. Jean-Luc VALLENS : C'est un obstacle politique.

M. Gérard GOUZES : La question que je pose, non seulement à vous mais aussi à l'ensemble de mes collègues ici présents, est donc la suivante : est-ce que la solution qui permettrait d'avancer ne serait pas justement de tout détruire pour tout reconstruire en mettant en place des tribunaux économiques ?

J'ai vécu la période 1985, avec la réforme des procédures collectives et des professions ; les pressions étaient considérables ! Le ministre de l'époque, M. Badinter, n'a pas pu mener à bien le troisième volet de son programme concernant les tribunaux de commerce pour toutes sortes d'empêchements, y compris un conflit familial !

M. Jean-Luc VALLENS : Je pense que votre enquête est importante et naturelle, parce que la multiplication des dysfonctionnements des tribunaux de commerce appelait à mon sens une réaction du législateur.

La constitution de cette commission d'enquête est un premier pas ; le second sera, à mon avis, barré par les problèmes politiques que vous évoquiez précédemment et les problèmes budgétaires qui sont considérables.

Je ne suis pas sûr que l'échevinage qui, à mon avis, est une bonne solution, soit facile à mettre en place même sous l'appellation plus générique de « tribunaux économiques ». Il est probable que, dans un premier temps, le vrai courage politique consisterait à proposer de réformer et non pas de démolir, à réduire le nombre des tribunaux de commerce et à permettre aux procureurs de la République de tous les ressorts où les tribunaux de commerce fonctionnent d'assurer une vraie présence : on en est très loin !

Les particuliers, les chefs d'entreprise, les avocats que vous n'avez certainement pas manqué de consulter vous donneront une image des tribunaux de commerce sûrement moins glorieuse que les juges consulaires eux-mêmes.

Quoi qu'il en soit, il serait utile que les juges consulaires aient conscience que l'échevinage ne représente pas une menace pour eux et qu'ils ne doivent pas se le représenter comme une sorte d'atteinte à leur souveraineté.

En tout cas, les juges consulaires d'Alsace-Moselle le vivent plutôt bien et c'est assez rassurant !

Audition du bureau du Conseil national des greffiers des tribunaux de commerce composé de :

Maîtres Henri NAPPI, président (tribunal de commerce de Bastia),
Bernard GUENIX, vice-président (tribunal de commerce de Paris),
Alain PIERRAT, secrétaire général (tribunal de commerce de Saint-Dié),
Patrix PRINTEMS, secrétaire-adjoint (tribunal de commerce de La Roche-sur-Yon),
Louis LATOUR, trésorier (tribunal de commerce d'Agen),
et de Maîtres Michèle RÉMY (tribunal de commerce d'Elbeuf),
et Régis GRAS (tribunaux de commerce de Bayeux et Vire),
chargés de mission auprès du président

(extrait du procès-verbal de la séance du 26 mars 1998)

Présidence de M. François COLCOMBET, Président puis de M. Roger FRANZONI

MM. Nappi, Guenix, Pierrat, Printemps, Gras et Mme Rémy sont introduits.

M. le Président leur rappelle que les dispositions législatives relatives aux commissions d'enquête leur ont été communiquées. À l'invitation du Président, MM. Nappi, Guenix, Pierrat, Printemps, Latour, Gras et Mme Rémy prêtent serment.

Me Henri NAPPI : Monsieur le Président, je tiens tout d'abord à vous remercier de recevoir le bureau professionnel au complet ; il constitue un échantillon représentatif des greffiers des tribunaux de commerce.

Notre confrère, Maître Gras qui est en charge des tribunaux de Bayeux et Vire peut, par exemple, vous répondre sur les questions afférentes aux greffes binés susceptibles de vous intéresser ; de même il peut être instructif pour vous d'entendre Maître Rémy qui, titulaire d'un « petit greffe » est bien placée pour vous en préciser les difficultés de gestion mais aussi les aspects positifs. Maître Guenix du tribunal de Paris est, pour sa part, à même de vous répondre sur les structures importantes de la profession, alors que Maître Pierrat connaît particulièrement le statut particulier de l'Alsace-Moselle puisqu'il a produit une étude sur le sujet.

Pour présenter notre profession sans retracer un historique trop long, il me suffira de dire qu'à l'époque romaine comme au Moyen Âge les greffiers cumulaient les fonctions d'assistants de juges et de notaires et que la séparation n'a été effective qu'au milieu du XVe siècle. Sous l'Ancien régime, le greffier est un officier, nommé par le roi, qui peut transmettre sa charge. Il a d'abord été chargé d'assister le juge dans la rédaction de ses décisions. Il s'est vu confier au XVIIIe la conservation des archives et ce n'est qu'au XXe siècle, qu'à côté de ses fonctions traditionnelles se dégage une conception nouvelle : la garantie de l'authenticité des actes et des décisions judiciaires.

À cette qualité traditionnelle d'officier public délégataire de la puissance publique de l'État au nom duquel le greffier confère l'authenticité aux actes de sa compétence, s'ajoute celle d'officier ministériel qui habilite le greffier à prêter son ministère aux particuliers pour l'exécution de certains actes, ainsi qu'aux magistrats pour la préparation de l'exécution de leurs décisions.

Son statut d'officier public et ministériel n'empêche pas le greffier d'exercer une profession libérale, d'être soumis à ce titre aux règles de fonctionnement d'une entreprise privée dans la limite, toutefois, de la réglementation propre à la profession, soumise au contrôle de l'État, qui s'exerce sur les conditions d'accès à la fonction, sur la détermination des droits et émoluments de greffiers et sur l'encadrement des conditions d'exercice de son métier.

La profession a connu sa révolution par l'informatisation des greffes dont les greffiers, à travers la constitution de groupements d'intérêts économiques, ont entièrement financé et conçu les programmes.

Il existe aujourd'hui en France 227 greffes de tribunaux de commerce dont 68 sont constitués en sociétés civiles professionnelles et d'exercice libéral, la profession regroupant ainsi 264 greffiers dont 82 femmes au sein d'un Conseil national chargé d'assurer la défense des intérêts collectifs et de représenter l'ensemble de la profession auprès des pouvoirs publics.

Les greffes emploient actuellement environ 1 800 salariés et cadres.

La particularité du greffier de tribunal de commerce ne tient pas seulement à son statut mais surtout aux fonctions qui lui sont dévolues et qui regroupent, non seulement les fonctions judiciaires qu'on retrouve traditionnellement dans les autres juridictions mais également des fonctions économiques qui exigent du greffier rapidité et qualité de la transmission de l'information.

Les fonctions judiciaires du greffier sont prévues par le code de l'organisation judiciaire qui rappelle que les tribunaux de commerce sont composés de juges élus et d'un greffier qui assiste les membres du tribunal à l'audience et dans tous les cas prévus par la loi.

« Le greffier est un membre nécessaire du tribunal » selon la formule de la Cour de cassation. Il fait partie intégrante de la juridiction, évidemment sans pouvoir de décision.

Comme dans les autres juridictions, le greffier assume une fonction traditionnelle d'assistance du tribunal dans le traitement des affaires relevant de sa compétence et une fonction nouvelle d'assistance du président dans l'exercice de ses pouvoirs juridictionnels et administratifs. L'assistance du tribunal est un élément stable et permanent de la juridiction. Le greffier apporte son concours pour toutes les affaires relevant du contentieux général et intervient d'une manière active dans le déroulement des procédures collectives.

En contentieux général, à l'audience, le greffier tient la plume sous la dictée du président. Il notifie donc les composantes essentielles du dossier.

Une période préparatoire consiste dans l'enregistrement par le greffier des demandes présentées au tribunal. Il intervient dans la phase exécutoire pour assurer la mise en forme des décisions - c'est une nouvelle tâche - en effectuer la diffusion, la conservation et l'authentification.

Lorsqu'il s'agit de procédures collectives, le greffier assure, non seulement l'assistance du tribunal dans l'exercice de son pouvoir mais il organise encore le déroulement de la procédure depuis son ouverture jusqu'à sa clôture par la convocation des parties en chambre du conseil devant le juge-commissaire, par les publicités auxquelles il est tenu de procéder lors des étapes principales du redressement ou de la liquidation et par les notifications qu'il doit effectuer aux parties ou aux tiers.

Le dossier constitué au greffe recoupe ainsi tous les actes de la procédure.

À côté des compétences dévolues au tribunal de commerce en fonction collégiale, le président de la juridiction exerce les attributions qui lui sont propres avec le concours du greffier.

Face à l'accroissement des défaillances d'entreprises le législateur de 1994 a confié au président du tribunal de commerce un rôle de prévention grâce à la mise en place de procédures d'alerte assorties de diverses mesures graduelles. L'intervention du président doit respecter la confidentialité tant que n'est pas prononcée la suspension provisoire des poursuites dont la publicité au registre du commerce et des sociétés et la communication aux créanciers sont assurées par le greffier.

La tâche de ce dernier ne se limite d'ailleurs pas aux mesures de publicité puisque, dans la phase confidentielle de la prévention, il joue également le rôle de relais entre le président, le débiteur, le procureur de la République, l'expert, le mandataire ad hoc et le conciliateur. Il apporte un concours précieux au président par la communication des informations relatives à l'endettement des entreprises, notamment concernant le Trésor, l'URSSAF, les impayés, mais je tiens à préciser quand même que ce rôle n'est pas officialisé par la loi - on pourrait utilement y revenir !

Le secrétariat du président est une de nos fonctions nouvelles. Les fonctions du greffier auprès du président du tribunal ont également été renforcées par le décret du 5 juillet 1995 modifiant certaines dispositions du code de l'organisation judiciaire et confiant expressément aux greffiers et aux agents qu'il délègue à cet effet le soin d'assurer le secrétariat propre du président dans le cadre de l'organisation interne de la juridiction.

Les récentes modifications apportées au code de l'organisation judiciaire opèrent ainsi un rapprochement du fonctionnement du secrétariat du président du tribunal de commerce avec celui des autres juridictions. Le statut du greffier, tenu sous serment au devoir de réserve, constitue en lui-même un gage de confidentialité et d'efficacité.

Le greffier assume aussi des fonctions économiques notamment l'information sur l'identité des entreprises. Il y a également un renforcement du devoir de vérification du greffier, intervenu en 1995, du registre du commerce et des sociétés, qui est assez lourd.

Il lui faut vérifier en outre que la constitution ou les modifications statutaires des sociétés commerciales sont conformes aux dispositions législatives et réglementaires qui les régissent : cette tâche est assortie de la faculté de recours à l'arbitrage du président du tribunal ou du juge commis. Le registre du commerce ainsi constitué des déclarations des entreprises soumises à un contrôle de régularité du dépôt des actes, constitue un outil d'information exceptionnel accompagné d'une valeur juridique qui justifie en elle-même qu'il soit placé sous l'autorité juridictionnelle et je vous rappelle que les artisans sont inscrits, non pas à un registre, mais à un répertoire des métiers qui n'a pas la même valeur juridique.

Le greffier a ensuite un rôle d'information sur l'entreprise, sur l'endettement. Les choses se font à un double degré : il y a d'une part, la transmission de l'information au partenaire institutionnel du greffier, c'est-à-dire que le greffier est collecteur de l'information légale et qu'il est tenu d'en assurer la communication à différents partenaires dont la tâche est, soit d'en assurer la centralisation en un lieu unique, soit d'en compléter la diffusion et, d'autre part, la transmission aux journaux officiels, au Bulletin officiel des annonces commerciales. Le greffier entretient également des liens étroits avec l'Institut National de la Propriété industrielle qui est destinataire du double de toutes les déclarations du registre du commerce pour réaliser le registre national du commerce. Un texte est d'ailleurs en cours de préparation qui devrait sortir prochainement et qui prévoit des transmissions télématiques entre les services de l'INPI et les greffiers.

La multiplicité et l'importance du volume des informations ainsi transmises ont conduit les greffiers à recourir aux techniques les plus modernes de communication et à mettre en place, avec l'accord de bon nombre de leurs partenaires, des transmissions électroniques dont la fiabilité et la rapidité permettent de répondre à l'intérêt général . Pour vous donner un exemple, je citerai l'attribution des numéros du système informatique pour le répertoire des entreprises (SIREN) qui arrivent directement sur nos écrans ce qui facilite la délivrance des extraits Kbis et de la fiche signalétique de l'INSEE aux assujettis.

Ces méthodes d'échange ont d'ailleurs été étendues à certains centres des impôts, aux URSSAF dans le cadre de l'inscription de leurs privilèges ainsi qu'à un grand nombre d'établissements bancaires.

Enfin, il y a transmission de l'information aux tiers. Le corollaire de l'obligation de déclaration au greffe trouve sa justification dans la publicité légale confiée aux greffiers. Cette dernière ne peut avoir de réelle efficacité que si elle répond aux exigences de fiabilité et de rapidité que nécessite l'accélération des échanges économiques sur le marché national et international. Afin de satisfaire à ces nouvelles données imposées par la réalité de l'environnement de l'entreprise, les greffiers ont mis à la disposition des tiers la faculté d'interroger leurs services par voie électronique. La publicité légale qui continue à être opérée de façon traditionnelle par la certification du greffier sur un document écrit revêt désormais d'autres formes au travers du Minitel et des réseaux Internet qui permettent aux consultants d'accéder à l'information en temps réel et de commander simultanément le document certifié.

Au travers de la dualité de ses fonctions judiciaires et économiques, on voit que le greffier ne se cantonne pas à son rôle d'assistance du tribunal et de gestion des procédures commerciales mais qu'il fait figure d'observateur du tissu commercial et industriel de son ressort par l'exercice d'un contrôle sur la vie des entreprises.

Dans l'une comme dans l'autre de ces deux fonctions, la communication et l'information doivent être privilégiées car ce sont elles qui apportent aux échanges économiques les garanties de sécurité et de transparence nécessaires à l'exercice d'une concurrence loyale entre les entreprises.

Les greffes des tribunaux de commerce ont un bon fonctionnement et reçoivent régulièrement des délégations étrangères car les prestations fournies en France sont sans équivalent en Europe.

Le greffier est donc bien la plaque tournante du tribunal entre les juges, le parquet, les avocats et tous les auxiliaires de justice. Il est prêt, tant techniquement que juridiquement, à assumer des tâches nouvelles dans l'intérêt du service public de la justice.

M. Jacky DARNE : Je me suis rendu, avec le Rapporteur de la commission, au tribunal d'Auxerre, où j'ai regardé la tenue de quelques dossiers et où j'ai entendu les greffiers.

Ma première question portera donc sur la méthode et l'organisation du travail. L'ouverture des dossiers montre que la gestion, ne serait-ce que de la correspondance dans les procédures collectives, est traitée de manière très aléatoire.

À titre d'exemple, j'ai demandé les courriers reçus au cours des huit jours qui ont précédé ma visite et je n'ai pas obtenu les informations car, apparemment, il n'existait pas de système de réception et d'expédition des courriers.

Par conséquent, je souhaiterais que vous puissiez m'indiquer comment la profession s'assure de la qualité du travail et quelles sont les limites du partage du travail entre le greffe et le tribunal.

Me Henri NAPPI : Je vais vous faire une réponse de caractère général. Il ne faut pas partir d'un fait isolé et en tirer des généralités. Je souhaiterais savoir à quelle correspondance vous faites allusion.

M. Jacky DARNE : Toute la correspondance ! Je suis maire d'une commune et je reçois 38 000 lettres par semaine qui sont toutes enregistrées par informatique de telle sorte que l'on sait immédiatement la teneur de chacune d'elles et le traitement qui lui a été réservé. Apparemment, même de façon manuelle, vous ne procédez pas de même. Ma demande n'est pas propre au tribunal d'Auxerre, elle vise à savoir comment la profession traite ce type d'informations, comment elle procède et quels conseils elle dispense. Nous visiterons bien sûr d'autres tribunaux de commerce et si celui d'Auxerre constitue une exception nous ne tarderons pas à le savoir.

Quelles sont les directives du Conseil national sur les méthodes de travail ?

Me Henri NAPPI : Au niveau du Conseil national, un texte impose tous les quatre ans un contrôle de chaque greffe. Nous avons donc des contrôleurs qui sont nommés par le ministère de la justice sur proposition du Conseil national et, tous les quatre ans, un contrôle est effectué. Un rapport consécutif à ce contrôle est établi et transmis au Conseil national, au procureur local ainsi qu'au ministère.

Pour répondre précisément à votre question, je pense qu'il faut distinguer les correspondances qui sont adressées au greffe des correspondances qui sont adressées au juge-commissaire et de celles qui sont adressées au président. Certains courriers sont ouverts au niveau du greffe quand le nom du magistrat n'y figure pas ou quand ils ne portent pas la mention « personnel ». Il y a également les courriers qui sont envoyés directement au juge-commissaire et dont nous n'avons pas connaissance.

S'agissant du courrier du greffe proprement dit, il doit exister un registre d'enregistrement de ce courrier qui est recouvert d'un tampon « reçu au greffe ».

Pour ma part, je préconise un classement qui indique les correspondances générales, pour les correspondances qui ne se réfèrent pas précisément à un dossier et un classement dans le dossier quand elles ont un rapport avec le registre du commerce ou une procédure collective.

Mais, pour répondre à votre préoccupation, je répète qu'il existe des courriers dont le greffe n'a pas connaissance et qui sont envoyés directement au juge-commissaire. Je peux vous citer pour exemple le rapport du représentant des créanciers qui, lorsqu'il nous est communiqué, figure au procès-verbal mais qui, la plupart du temps, est transmis directement au juge-commissaire, au président et au procureur de la République sans que le greffe en ait connaissance ; les textes ne le prévoient pas.

M. Jacky DARNE : Au-delà de la partie courrier, le Conseil national fixe-t-il des normes professionnelles à ses adhérents sur la tenue des dossiers ? Puisque, à côté du dossier du juge-commissaire, un dossier permanent doit exister au greffe - ce qui apparemment n'est pas toujours le cas - comment doit-il être tenu ? Sa composition est-elle soumise à un certain nombre de règles ?

Me Henri NAPPI : Absolument ! Je ne m'attendais pas à ce genre de questions mais si vous le souhaitez, je peux vous transmettre un modèle type de rapport d'inspection du tribunal, dans lequel l'inspecteur a l'obligation de se faire présenter un dossier de procédure collective et de vérifier si les formalités qui sont prévues par la loi sont bien remplies. Cependant, chacun de mes confrères a sa propre méthode de présentation et de classement, les uns préférant centraliser toutes les informations dans un même dossier et les autres les ventiler dans des rubriques différentes.

M. Jacky DARNE : Le tribunal d'Auxerre ayant fait l'objet d'un contrôle récent, serait-il possible d'obtenir les résultats de ce contrôle ?

Me Bernard GUENIX : J'ai, en effet, inspecté ce tribunal l'année dernière et en ce qui concerne les dossiers de procédure collective, je peux dire qu'ils étaient intéressants dans la mesure où toutes les formalités de la procédure avaient été effectuées dans les délais et de manière régulière.

En ce qui concerne les courriers, nous ne sommes pas en mesure et nous n'avons pas qualité pour vérifier qu'ils sont classés, soit chronologiquement, soit par affaire. Mais il est fort probable, comme c'est le cas la plupart du temps pour les courriers concernant les greffes, qu'ils soient en-dehors des dossiers de procédure pour éviter de les gonfler exagérément ce qui poserait des problèmes de gestion.

M. Jacky DARNE : Nous avons eu affaire à de mauvais dossiers !

Me Bernard GUENIX : C'est possible !

Me Henri NAPPI : Dans un dossier de procédure collective, l'inspecteur constate que toutes les formalités mises à charge au greffier sont bien effectuées. Il ne peut pas vérifier si telle lettre de plus ou moins grand intérêt y figure...

M. Jacky DARNE : Dans un des dossiers que j'ai consultés, je crois qu'une délibération avait été prise sur rapport du juge-commissaire et qu'il n'y avait aucune trace ni écrite, ni orale de l'existence de ce rapport !

Me Henri NAPPI : Logiquement, il doit y avoir un procès-verbal d'audition en chambre du conseil, ledit procès-verbal doit être signé par le président, contresigné par le greffier et intégré dans les actes de procédure. Sur ce procès-verbal d'audition en chambre du conseil ou dans le jugement lui-même, il devrait être indiqué « M. le juge-commissaire a entendu tel ou tel en son rapport » qui peut être, je vous le rappelle, soit verbal, soit écrit . Il suffit donc que le juge-commissaire vienne en chambre du conseil et qu'il se déclare en accord, par exemple avec le plan proposé, mais le jugement doit le préciser, sans quoi il sera frappé de nullité.

M. Jacky DARNE : Quelle est la nature des relations financières entre les greffes et le tribunal ? Répondent-elles à un certain nombre de critères et de textes ou sont-elles le résultat d'une négociation propre à chaque tribunal ?

Me Henri NAPPI : Pour ce qui est du secrétariat, je passerai la parole à Maître Guenix puisqu'il existe un texte qui impose aux greffiers d'assurer le secrétariat du président et qui précise, en fonction du nombre de juges, le personnel mis à disposition.

Au niveau de l'ensemble des tribunaux de commerce, des conventions ont été passées entre le greffe et le tribunal. Évidemment, elles diffèrent et varient en fonction de la spécificité de chaque tribunal et des relations établies entre le tribunal et son greffe, mais elles précisent ce que le greffe fournit au tribunal.

M. Jacky DARNE : Je souhaiterais que nous puissions voir un exemplaire d'une telle convention...

Me Henri NAPPI : La réalité des choses dans les greffes moyens est la suivante : le greffier est le secrétaire naturel du président.

Pour ma part, j'ai vingt ans d'exercice, voire plus, et je suis passé de Marseille à Bastia en passant par l'Île-Rousse et j'ai toujours assuré le secrétariat du président. Je ne parle pas d'assistance du tribunal mais bien du secrétariat du président !

M. Jacky DARNE : Justement, j'aimerais vous rappeler les propos qu'a tenus M. Mattei lorsque nous l'avons entendu : « Il a donc été décidé par la Chancellerie que les greffes devaient prendre en charge du personnel affecté au tribunal et dont l'importance serait fixée en fonction du nombre de juges. Ainsi le greffe de Paris devrait financer 7 emplois ; or, il faut que vous sachiez qu'après deux ans d'efforts, je n'ai pu obtenir que 4 personnes... »

Voilà qui justifie notre question précédente sur les effectifs mis à disposition et sur l'application des dispositions contractuelles ou réglementaires.

Me Bernard GUENIX : Le secrétariat du président du tribunal de commerce de Paris est régi par des règles simples : l'article 4 du décret du 5 juillet 1995 précise que la mise à disposition du personnel est faite à compter de la cessation des fonctions de chacun des agents mis à disposition par les collectivités locales.

En ce qui concerne le tribunal de commerce de Paris, il y a actuellement 7 personnes dépendant des collectivités territoriales mais également du ministère de la justice. Par ailleurs, 8 salariés rémunérés par le greffier sont mis à la disposition du président du tribunal de commerce de Paris :

- deux personnes au secrétariat personnel du président,

- une personne chargée d'aider le président pour les ordonnances présidentielles et le budget,

- une personne chargée de l'accueil téléphonique au standard de la Présidence,

- une personne chargée de l'accueil du public pour l'ensemble du Palais du tribunal de commerce de Paris,

- trois personnes au service de la prévention.

M. Jacky DARNE : Vous estimez donc que M. Mattei s'est trompé dans ses déclarations à la commission ?

Me Bernard GUENIX : Non, je pense que dans ses calculs, il n'a pas compté les trois personnes affectées à la prévention, puisque nous avons trois personnes qui travaillent à la prévention des difficultés des entreprises au tribunal de commerce de Paris.

M. Jacky DARNE : Les moyens en personnel que vous devez utiliser dans la gestion de votre office répondent-ils à des normes telles que, par exemple, le nombre de sociétés inscrites ou sont-ils laissés à votre libre arbitre ?

Me Henri NAPPI : Au niveau du secrétariat du président, le texte est clair ! Pour ce qui est du personnel du greffe, comme pour les notaires ou les huissiers, nous engageons le nombre de personnes que l'on souhaite.

M. le Président : Combien employez-vous de personnes ?

Me Bernard GUENIX : À Paris, nous employons 280 personnes.

Me Henri NAPPI : À Bastia, nous employons actuellement 7 personnes et un stagiaire et nous sommes deux greffiers.

Me Louis LATOUR : À Agen, nous sommes 4.

Me Alain PIERRAT : À Saint-Dié, nous employons l'équivalent de 2 personnes et demi compte tenu du temps partiel.

Me Michèle RÉMY : Mon office emploie deux personnes à temps partiel.

Me Henri NAPPI : Il ne faut pas oublier que l'informatisation et les moyens actuels de transmission justifient que le personnel puisse être restreint. Il relève du choix de chaque titulaire du greffe de disposer de plus ou moins de confort et d'avoir une gestion plus ou moins resserrée.

M. Jacky DARNE : Le Conseil national parvient-il à établir un rapport entre un volume d'activité et l'effectif présent ?

Me Henri NAPPI : Oui, il y a une norme moyenne fondée sur le rapport entre l'effectif et le nombre de chronos.

Me Patrix PRINTEMS : Il est possible de définir un nombre de personnes par rapport à l'exploitation du registre du commerce et au volume des chronos.

Les chronos sont toutes les opérations du registre du commerce qui sont effectuées, sur un an par exemple, et qui vont des immatriculations, aux modifications en passant par les radiations, autrement dit, l'ensemble des mouvements.

Nous avions estimé, il y a quelques années, alors que nous ne fonctionnions pas encore avec un système informatique, qu'il était nécessaire de disposer d'une personne pour mille chronos annuels.

Désormais, avec l'informatique, je ne saurais trop vous dire quel est le rapport car il n'y a pas eu d'études à ce sujet. L'important est que le service public soit assuré dans les délais et que l'officier ministériel puisse vérifier si tous les dossiers sont tenus comme ils doivent l'être !

M. Alain VEYRET : Il semble que dans un certain nombre de petits tribunaux de commerce les fonctions du greffe aillent au-delà de celles qui sont habituelles. Le secrétariat du président et le manque de connaissances juridiques de certains juges consulaires donnent l'impression que l'ensemble des décisions peut être largement influencé par le greffe ; je souhaiterais recueillir votre sentiment sur ce point.

Par ailleurs, concernant une éventuelle réforme de la carte judiciaire, pensez-vous que certains petits tribunaux de commerce ont suffisamment d'activité pour justifier la présence d'un greffe et seriez-vous favorable à certains regroupements de greffes ?

Me Henri NAPPI : Dans la mesure où il s'agit d'un mandat électif, il est clair que certains magistrats ont une formation juridique et d'autres ne l'ont pas.

À mon avis, le greffier, dans de petites juridictions, joue un peu le rôle du secrétaire général d'une petite mairie, c'est-à-dire qu'il travaille en collaboration avec le président. Mais, pour avoir rempli cette fonction pendant plusieurs années, je peux vous assurer que l'idée selon laquelle le greffier prend les décisions ne correspond pas à la réalité du terrain !

Me Michèle RÉMY : Je gère un petit greffe et je confirme les propos du président Nappi. Je ne pense pas que, parce qu'ils appartiennent à de petites juridictions, les juges soient moins compétents et je peux vous affirmer que les juges d'Elbeuf suivent la formation organisée par le centre de Tours, font de la formation interne et que ce sont eux qui prennent les décisions.

Il est vrai que dans un petit tribunal de commerce, le greffier est très présent et qu'il assiste le président mais il n'en demeure pas moins que la décision appartient aux juges !

Me Alain PIERRAT : Au greffe de Saint-Dié, le président est licencié en droit, le juge est titulaire à la fois d'une maîtrise et d'un DESS de droit des affaires et de psychologie, deux ont été formés à l'Institut français de gestion tandis qu'un quatrième est ingénieur.

Donc, le tribunal est petit - il enregistre 1600 chronos et traite environ 200 affaires par an - mais il a des juges parfaitement compétents. J'ignore si la qualité de nos juges constitue une exception mais elle est réelle.

M. Gérard GOUZES : Puisque vous avez parlé tout à l'heure d'un « greffe moyen » , je souhaiterais que vous puisiez nous donner une définition un plus précise de ce que vous entendez par là.

Je crois que tout le monde est d'accord pour reconnaître qu'il ne faut pas mettre en cause la qualité des personnes selon la taille des greffes, mais répondre à une volonté assez largement partagée d'obtenir une certaine taille « critique » pour assurer un bon fonctionnement général.

Me Henri NAPPI : Mon sentiment est que, lorsque l'on parle de « petit greffe » même si le terme ne me plaît pas, il s'agit de structures qui correspondent à mille chronos ou moins, lorsque l'on parle de « greffe moyen » le nombre de chronos est de l'ordre de 3 000 à 3 500 tandis que les greffes importants en traitent un nombre qui peut être supérieur à 10 000.

Me Patrix PRINTEMS : Il faudrait parler du nombre d'affaires !

Me Henri NAPPI : Effectivement ! Je voulais vous dire que certains petits tribunaux qui se situent en dessous du seuil de cent procédures évoqués par le ministre de la justice, ont un greffe parfaitement viable, parce qu'ils sont dans des régions où l'activité est très saisonnière et o le registre du commerce est très important ! Cette question nous pose problème car certains greffes semblent menacés alors qu'ils sont parfaitement viables pour leurs titulaires.

M. le Président : C'est une question sur laquelle la commission sera amenée à se prononcer mais qui est un peu marginale dans la mesure où elle ne concerne pas que les tribunaux de commerce.

Me Henri NAPPI : Permettez-moi d'ajouter à propos de la qualité des juges qu'elle correspond à un choix et qu'en ne retenant que des personnes d'un haut niveau juridique, on dénaturera l'esprit de la juridiction consulaire ; les tribunaux auront une vision différente du monde des affaires : c'est un choix, et, bien sûr, il vous appartient !

M. Alain VEYRET : Il n'en demeure pas moins vrai que certains juges consulaires, du fait de leur profession, ne sont pas aussi disponibles qu'il serait souhaitable et que de grandes entreprises se plaignent, dans de petites juridictions, que le juge soit le petit commerçant de quartier...

Tous les cas de figure existent mais il semble que dans les petits tribunaux, le greffier soit le personnage le plus important, y compris pour les décisions juridictionnelles !

Me Henri NAPPI : S'agissant de la conduite du tribunal et de la procédure elle-même, vous n'avez pas tort, mais il n'en est pas de même de la décision ! Il est certain que si le greffier s'entend bien avec le président et qu'il constate des irrégularités de forme, il peut s'opposer. Personnellement, si je constatais que des ordonnances ne sont pas conformes aux textes, je refuserais de les signer ou j'alerterais le parquet ! Dans ce contexte, le greffier peut intervenir !

M. le Président : Votre institution n'est pas spécialement visée par la mise en place de la commission d'enquête.

Pour ce qui est de la réforme de la carte judiciaire, les arguments que vous pourrez faire valoir en faveur de la proximité seront entendus et la notion de « taille critique » peut s'appliquer également aux grandes juridictions dont on peut se demander si elles ne devraient pas éclater.

Enfin nous sommes curieux de savoir si d'autres formules sont éventuellement imaginables - je pense à l'échevinage - et de préciser quelques points concernant Infogreffe.

Me Alain PIERRAT : Je souhaiterais tout de suite préciser qu'une éventuelle réforme des tribunaux de commerce qui viserait à les spécialiser serait selon nous très mauvaise !

M. le Président : Comment entendez-vous cette spécialisation ?

Me Régis GRAS : Que certaines compétences soient dévolues à certains tribunaux...

M. le Président : La commission n'a pas abordé ce sujet qui suppose une démarche très technocratique et très différente de celle des élus.

M. Jacky DARNE : La Conférence générale des tribunaux de commerce contenait explicitement la proposition que vous condamnez aujourd'hui.

Me Michèle RÉMY : Tout à fait !

M. Jacky DARNE : C'est donc une divergence profonde entre les greffiers et les juges.

Je crois que ce sujet n'est pas dissociable de la réforme de la carte judiciaire, la diminution du nombre des tribunaux étant susceptible de résoudre le problème de la spécialisation.

Me Henri NAPPI : C'est la raison pour laquelle nous sommes favorables à certains regroupements.

M. Jacky DARNE : Mais il convient de souligner cette contradiction avec les déclarations des présidents des tribunaux de commerce lors de la Conférence générale qui s'est tenue en octobre...

Me Michèle RÉMY : Oui, c'est très important !

Me Henri NAPPI : Si on met en place des superstructures compétentes pour les procédures collectives, les offices ministériels des autres tribunaux ne seront plus viables.

De plus, il faut prendre conscience que les contentieux diminuent régulièrement chaque année.

M. le Président : Vous avez évoqué à plusieurs reprises les procédures de prévention. Sont-elles comptabilisées dans le volume des affaires ?

Me Henri NAPPI : Non, c'est complètement confidentiel !

M. le Président : Cela peut-il expliquer, en partie, la diminution du contentieux ?

Me Bernard GUENIX : Oui, tout à fait !

Me Henri NAPPI : S'agissant de la prévention nous souhaiterions une reconnaissance légale de notre activité. Nous fournissons des données, nous nous mettons à la disposition des présidents surtout dans les tribunaux importants, ce qui occasionne aux greffiers des frais qu'ils supportent parce qu'ils estiment nécessaire de le faire, alors qu'aucune rémunération n'est prévue.

M. le Président : Vous assumez ainsi des tâches dont vous n'êtes pas chargés par la loi.

M. Jacky DARNE : Je voudrais aborder l'aspect financier de la gestion des greffes. Existe-t-il des conventions financières précises entre les tribunaux et les greffes ? On a l'impression que cela fonctionne selon des systèmes de compensation du type « je te donne du personnel, je te donne des locaux ». La clarté des relations financières ne semble pas réelle.

La suite de nos investigations nous permettra peut-être de modérer cette appréciation.

Je souhaiterais savoir, par ailleurs, si vos charges, en cas de cession, se vendent à des prix supérieurs ou inférieurs à ceux pratiqués il y a dix ans. Quel est le prix de cession moyen par rapport au bénéfice ou au chiffre d'affaires ? Ce prix s'estime-t-il comme pour les fonds de commerce à trois ou quatre fois le bénéfice annuel ou s'apprécie-t-il par rapport à des pourcentages de chiffre d'affaires annuel ? Quelle est l'évolution de la rentabilité ?

La diminution des tarifs télématiques entraînerait pour vous une baisse de revenus. Elle serait donc compensée, mais sur des bases dont la justification est très faible dans la mesure où l'on ignore tout de l'évolution, des gains de productivité et où l'on ne dispose d'aucune indication sur les volumes futurs.

Ma question vise donc à connaître l'incidence de la télématique sur la gestion des greffes. Le ministère de la justice vous a adressé une circulaire il y a un peu plus d'un an dans laquelle il s'inquiétait d'un certain nombre de pratiques concernant la mise en place et le fonctionnement des serveurs télématiques.

Me Henri NAPPI : Je commencerai par répondre à la première partie de votre question qui avait trait aux conventions financières entre le greffe et le tribunal.

La situation selon laquelle l'on donne ceci en échange de cela est tout à fait anormale : des conventions doivent être signées entre le tribunal et le greffe et la plupart du temps c'est le greffe qui donne au tribunal ! Le greffe assume les frais de téléphone, la gestion du personnel, les frais relatifs au télécopieur qu'il met souvent à disposition du tribunal. Malheureusement, les budgets des tribunaux de commerce sont de plus en plus restreints et ces derniers doivent trouver des compromis avec le greffe.

Pour ce qui est des locaux et de la gratuité de leur occupation, certains de nos confrères emménageant dans une nouvelle cité judiciaire nous ont indiqué que le ministère exigeait un loyer pour occupation du domaine public.

Cette gratuité constitue un avantage acquis sur la base d'un texte qui prévoyait expressément que la commune et le département devaient loger le greffe du tribunal.

Ce texte a évidemment été abrogé par les lois de décentralisation.

Mais il serait très grave qu'un loyer soit appliqué aux greffes car cela inciterait vivement certains greffiers à quitter le palais de justice. Je ne connais pas le greffe d'Auxerre mais j'ai visité de nombreux greffes et, la plupart du temps, je peux dire qu'ils sont très mal logés comme d'ailleurs la plupart des tribunaux...

Dans mon cas, nous travaillons à dix dans 110 mètres carrés et je partage mon bureau avec mon associé alors que j'y reçois des juges et bon nombre d'autres personnes. La situation n'est pas meilleure à Ajaccio et l'on peut dire que nous remplissons nos fonctions dans des conditions indignes !

En conséquence, si demain, nous devions acquitter un loyer, il est certain que beaucoup de mes confrères ne manqueraient pas de quitter le palais de justice pour des locaux extérieurs, ce qui nuirait gravement à l'activité du tribunal.

Le principe de la gratuité doit être d'autant plus confirmé qu'il a pour contrepartie les apports du greffe au tribunal, par exemple à Bastia pour l'affranchissement des courriers...

Seules les charges générales sont exclues par la jurisprudence de celles que le greffier doit supporter !

En ce qui concerne la télématique, nous avons eu, depuis le mois de janvier, des réunions de travail avec le ministère. Il faut avoir conscience que le système télématique constitue un progrès extraordinaire qui ne suscite aucune plainte dans la mesure où il fonctionne parfaitement bien. Il s'agit d'un outil performant.

M. Jacky DARNE : Certains se plaignent pourtant de la lenteur des serveurs.

Me Henri NAPPI : Par exemple, si vous voulez un extrait Kbis du registre du commerce et que vous vous trouvez dans une grande ville, vous êtes obligé de vous déplacer, de vous rendre à un guichet, de garer votre voiture, bref, de perdre une matinée pour obtenir un document que vous allez payer vingt et quelques francs, ou bien de le commander par correspondance donc d'écrire, de demander le coût, d'adresser le paiement etc. Le fait d'avoir accès à un Minitel, de pouvoir commander librement ce que vous voulez et d'en recevoir la copie sur imprimante dans la nuit, est un gain de temps incomparable : aucune profession judiciaire n'est parvenue à mettre son savoir à disposition de manière aussi rapide !

Me Alain PIERRAT : Je tiens à préciser que l'extrait est envoyé gratuitement à son destinataire dont on considère qu'il l'a payé par les frais de connexion au réseau.

Me Henri NAPPI : Ce qui pose actuellement problème c'est que nous nous situons sur un palier 3629 qui est coûteux mais, ainsi que je l'ai dit au ministère, c'est un palier légal !

Effectivement, l'INPI avec un système nettement moins complet que le nôtre, se trouve sur un palier moins cher, le 3617. À l'heure actuelle, le ministère juge notre palier trop coûteux et nous demande de regagner le palier 3617. Mais comme ce changement induit une perte de 41,04 % il nous est impossible, du jour au lendemain, d'accepter cette baisse sans contrepartie.

Nous avons fourni des tableaux et lancé une consultation nationale sur tous les greffes : nous avons déjà reçu une centaine de réponses.

M. Jacky DARNE : On ne peut pas faire abstraction de l'évolution de la rentabilité par la télématique. En conséquence, si vous ne faites pas des séries longues pour exposer ce qu'il en était autrefois et ce qu'il en est aujourd'hui, on peut s'interroger sur la valeur des études et c'est bien pourquoi je vous demande quelle était la rentabilité il y a dix ans et ce qu'elle est aujourd'hui.

Me Henri NAPPI : Nous pouvons vous répondre de manière précise puisque nous avons élaboré des tableaux pour les communiquer au ministère. Les produits télématiques sont mis à part et l'on connaît les coefficients. La télématique a pris une importance considérable ; pour certains greffes comme Paris, elle constitue 55 % du chiffre d'affaires.

M. Jacky DARNE : C'est une rente !

Me Henri NAPPI : Ce n'est pas une rente, c'est un moyen de rentabiliser un outil puisque, en contrepartie de ce moyen que nous avons mis à disposition pour la grande satisfaction des usagers, nous avons des secteurs qui sont en diminution très forte comme le contentieux général et d'autres que nous avons obligation d'assumer gratuitement comme la prévention.

Si, demain, survient brutalement une baisse de la télématique sans contrepartie, l'ensemble des greffes du pays sera confronté à des difficultés financières et certaines situations seront dramatiques. Tout récemment, Mme Lebranchu, secrétaire d'état aux PME, au commerce et à l'artisanat, a demandé que les immatriculations des entreprises se fassent en un jour au lieu de cinq : resserrer de la sorte les délais suppose d'avoir les moyens techniques et humains. Nous n'avons pas été consultés et personne ne nous a demandé si nous avions la capacité de le faire. Il se trouve que nous allons nous adapter mais les tarifs d'immatriculation n'ont pas varié. Personne n'a pensé que nous allions être contraints d'embaucher, d'informatiser et personne n'a proposé de modifier la tarification en conséquence alors que parallèlement, on sait que les centres de formalités des entreprises (CFE) mettent en moyenne 15 à 16 jours pour nous transmettre les dossiers et qu'ils se font, eux, rémunérer alors qu'un texte le leur interdit...

Les textes nous imposent des contraintes sans rémunération que nous ne pouvons assumer que parce que la télématique a permis un accroissement du chiffre d'affaires des greffes. La télématique représente entre 18 % et 55 % de l'activité des greffes.

M. Jacky DARNE : Nous souhaiterions, pour approfondir cette question, disposer d'éléments techniques.

Audition d'une délégation de la chambre de commerce et d'industrie de Paris

composée de M. Lucien JIBERT, président de la commission juridique,
Mme OUTIN-ADAM, directeur-adjoint de la délégation générale chargée des études
et de M. Paul LENORMAND, directeur des affaires institutionnelles

(Extrait du procès-verbal de la séance du 2 avril 1998)

Présidence de M. François COLCOMBET, Président

M. Jibert, Mme Outin-Adam et M. Lenormand sont introduits.

M. le Président leur rappelle que les dispositions législatives relatives aux commissions d'enquête leur ont été communiquées. À l'invitation du Président, M.Jibert, Mme Outin-Adam  et M. Lenormand prêtent serment.

M. le Président : La commission a souhaité vous entendre, notamment parce que vous avez présenté plusieurs rapports, dont l'un portait sur la réforme des tribunaux de commerce, un autre sur les professions d'administrateur judiciaire et de mandataire-liquidateur, et un troisième sur les cessions d'actifs dans le cadre des procédures collectives. Vous avez donc particulièrement travaillé sur le sujet qui nous intéresse.

M. Lucien JIBERT : Je vous remercie de nous faire l'honneur de recevoir la chambre de commerce. Elle a effectivement beaucoup travaillé sur les tribunaux de commerce.

Si nous sommes opposés à l'échevinage, nous sommes favorables à l'introduction de magistrats professionnels dans la mesure où ceux-ci bénéficieraient d'une voix consultative et non délibérative. De plus, nous souhaiterions que des magistrats consulaires fassent leur entrée dans les cours d'appel en bénéficiant également d'une voix consultative et non délibérative.

Il semble souhaitable d'améliorer la formation des juges. À cet égard, les magistrats professionnels peuvent également jouer un rôle en matière de formation des juges.

S'agissant de la qualité de la justice consulaire, il me semble nécessaire d'établir une distinction entre Paris et la Province. Le tribunal de commerce de Paris fonctionne bien globalement.

Par ailleurs, nous sommes très attachés à la présence du parquet auprès des tribunaux de commerce.

Comment faire évoluer les choses ?

Pour rester bref dans mon propos, je dirais simplement qu'il faudrait aujourd'hui accorder plus de moyens à la justice consulaire, assurer un meilleur contrôle, être audacieux en matière de carte judiciaire.

Cette réforme de la carte est jugée nécessaire depuis vingt ans et personne n'a jamais osé la mettre en oeuvre. Les recommandations visant à réduire le nombre des tribunaux de commerce soulèvent de nombreuses oppositions. La proposition que j'avais formulée de supprimer une centaine de tribunaux a suscité un abondant courrier...

C'est pourtant très simple. Les tribunaux tels qu'ils ont été constitués au début du siècle dernier, ne sont plus adaptés. L'institution doit évoluer avec les moeurs et avec l'évolution des bassins économiques, notamment pour les affaires qui ont trait aux dépôts de bilan. Ces affaires, devraient être déplacées dans des tribunaux plus importants où le parquet peut exercer un contrôle et l'on devrait disposer de juges recrutés dans des bassins économiques plus larges.

Globalement, les tribunaux rendent une justice qui est plutôt bien acceptée et qui ne coûte pas cher. En effet, 8 % des décisions font l'objet d'appel et, seulement 2 % sont infirmées par les cours d'appel. De plus, chaque décision coûte en moyenne une trentaine de francs au contribuable puisque le budget alloué aux tribunaux de commerce s'élève à 30 millions de francs pour l'ensemble du territoire.

Il faut aussi parler de la prévention. Aujourd'hui, le tribunal de commerce de Paris, compte une quarantaine de magistrats dévolus à la prévention...

M. le Président : De magistrats ou d'anciens magistrats ?

M. Lucien JIBERT : Il s'agit d'anciens magistrats consulaires, qui donnent leur temps gratuitement. Ils ont entendu près de 6 000 entreprises en difficulté qu'ils ont réussi à aider. Cela a permis de conserver environ 20 000 emplois dans la région parisienne.

Le bilan est donc plutôt positif même si des réformes sont à envisager en matière de contrôle, de formation et de carte judiciaire.

De plus, en tant que citoyen, je me demande où l'on trouverait les moyens budgétaires d'avoir des magistrats professionnels au sein des tribunaux de commerce alors qu'il est déjà difficile de disposer de magistrats du parquet aux audiences. Il faudrait créer de nombreux postes de magistrats, cette justice coûterait très cher, sans être, à mon avis, plus efficace. C'est la raison pour laquelle nous sommes opposés à l'échevinage.

M. le Président : Vous parlez d'élargir les bassins de recrutement. Imaginez-vous d'étendre le recrutement à d'autres catégories que celles qui votent actuellement ?

M. Lucien JIBERT : On pourrait élargir la base électorale aux artisans et aux cadres. Il faut étudier juridiquement cette proposition, cela me paraîtrait de bon aloi.

M. le Président : Dans la pratique, c'est la pire des cooptations qui fonctionne.

M. Gérard GOUZES : Pourquoi la pire ?

M. Lucien JIBERT : La moins mauvaise.

M. le Président : Non, le système n'est pas ouvert.

Mme Anne OUTIN-ADAM : Dans certains endroits, c'est vrai. Mais ceci est lié à la carte judiciaire.

M. Lucien JIBERT : À Paris, il ne s'agit pas de cooptation.

M. le Président : Il y a des tris préalables, même à Paris.

M. Lucien JIBERT : Ces tris sont réalisés objectivement par le comité des élections consulaires qui est formé d'une centaine de syndicats. On voit l'impétrant dans son entreprise, on examine son bilan avant de lui faire passer un oral.

M. le Président : Que pensez-vous de la présence des banquiers ?

M. Lucien JIBERT : Je pense qu'il faut qu'il y ait un dosage. Un banquier est nécessaire pour traiter les affaires concernant les grandes entreprises.

M. le Président : Les banquiers sont souvent représentants des créanciers, qu'ils figurent eux-mêmes parmi les créanciers ou qu'ils soient indirectement intéressés à la bonne santé des créanciers. Leur présence à l'intérieur d'une juridiction vous paraît-elle saine ? Vous paraît-il raisonnable qu'un banquier préside le tribunal de commerce ?

M. Lucien JIBERT : Non, cela ne me paraît pas raisonnable. Il peut y avoir conflit d'intérêt. La banque doit être représentée car c'est une activité très importante, mais il faut définir dans quelle proportion ils doivent entrer dans les tribunaux de commerce.

Ceux-ci doivent compter des banquiers, mais aussi davantage de patrons de PME. On remarque à cet égard une dérive du système. Au tribunal de commerce aujourd'hui, sont représentées bien plus qu'auparavant de grandes entreprises, qui sont soit des entreprises d'affacturage, soit des banques, soit des compagnies d'assurances, qui paient des cadres pour exercer la fonction de juge consulaire. En effet, un magistrat consulaire consacre beaucoup de temps au tribunal, souvent au détriment de sa propre entreprise.

M. le Président : Le fait que certains des juges soient en réalité des salariés et non des patrons vous paraît-il normal ? Ces gens rendent-ils la justice à titre personnel ou en tant que salarié ? Sont-ils réellement indépendants ?

M. Lucien JIBERT : Il est évident que lorsqu'un banquier représente une grande banque créancière - nous avons connu de grandes affaires de ce genre récemment -, cela crée un conflit d'intérêt sérieux.

M. le Président : Et les salariés ?

M. Lucien JIBERT : À titre personnel, je suis très opposé à leur présence au sein du tribunal de commerce ; je n'engage pas la chambre de commerce. Je pense que les patrons élus doivent remplir la fonction pour laquelle ils ont été élus et ne pas déléguer un directeur général ou financier.

M. Christian MARTIN : Vous venez de nous dire que cette activité prenait beaucoup de temps. Comment font des chefs d'entreprise qui veulent s'investir en tant que juge au tribunal de commerce dès lors que, ce faisant, ils risquent fort de mettre en péril leur activité professionnelle ? Les tribunaux de commerce ne comptent-ils que des retraités, des salariés de grandes entreprises ou des personnes qui font gérer par d'autres leur entreprise pendant qu'elles exercent leur activité de juge ?

M. Lucien JIBERT : Il reste encore en France un certain nombre de commerçants qui consacrent leurs week-ends à rédiger leurs jugements. Ils siègent un après-midi par semaine. La plupart trouvent le temps de gérer leur entreprise.

Il y a aussi, c'est vrai, un certain nombre de retraités, mais la retraite n'est pas une tare. Un retraité possède une expérience et est à même de rendre des jugements sereins.

Les juges consulaires prennent beaucoup sur leur temps. J'ai autour de moi deux ou trois amis qui sont magistrats consulaires et qui prennent du temps sur leurs week-ends pour rédiger les jugements. Il existe des personnes passionnées par la magistrature consulaire ; cela leur permet d'aborder des questions nouvelles pour eux.

M. le Président : Vous avez évoqué la prévention, activité souvent mise en avant par le tribunal de commerce de Paris. Comment les personnes chargées de ces fonctions sont-elles choisies ? Quelle légitimité ont-elles ?

M. Lucien JIBERT : Il s'agit de volontaires dont la légitimité repose sur le fait que le justiciable accepte de les rencontrer.

M. le Président : C'est une délégation de la fonction de président. Le volontariat ne suffit pas. Il peut être suspect. Imaginez un banquier qui veut tout savoir et qui se déclare volontaire pour étudier les difficultés de ses concurrents.

M. Lucien JIBERT : Certes, mais aujourd'hui, on peut considérer que le justiciable accepte le rendez-vous fixé. Les personnes chargées de ce travail de prévention sont d'anciens juges.

M. le Président : Ce travail est considéré comme un démembrement du travail du juge. Il est très voisin de ce que l'on appelle la médiation dans d'autres matières. Or, les médiateurs sont désignés selon une certaine procédure ; après contrôle, le procureur les choisit. Mais aujourd'hui tout se fait en dehors de la légalité. Est-ce le président, le garde des sceaux ou le procureur qui doit désigner ces médiateurs ?

M. Lucien JIBERT : Je ne suis pas hostile à ce que le procureur prenne le temps et ait les moyens de désigner les personnes qui doivent être chargées de rencontrer telle ou telle entreprise.

M. le Président : Avec la prévention, le tribunal de commerce a développé une fonction nouvelle. Est-ce positif ?

M. Lucien JIBERT : Oui.

M. le Président : Je le pense aussi. Le problème se pose tout de même de savoir au nom de qui ce médiateur agit. Il n'est pas élu, puisqu'il agit sur délégation du président. Il faut encadrer cette pratique.

M. Lucien JIBERT : Ce que vous dites est conforme à l'esprit de notre rapport puisque nous demandons plus de magistrats et plus de contrôle. Je serais favorable à ce que le contrôle soit exercé par le procureur et que celui-ci donne son accord pour la désignation de tel ou tel magistrat.

M. le Président : Qui décide de la fin des fonctions ?

M. Lucien JIBERT : Le président du tribunal, avec l'assistance active et l'autorité du procureur.

M. le Président : Cette nouvelle fonction de prévention est très intéressante mais il faudrait éviter des difficultés qui existent déjà ici et là, et qui risquent de prendre de l'ampleur.

Mme Anne OUTIN-ADAM : Il ne faut cependant pas trop encadrer ce système qui fonctionne grâce à sa souplesse.

M. le Président : On peut quand même contrôler que les personnes concernées n'aient pas de casier judiciaire. Ce serait un minimum...

Mme Anne OUTIN-ADAM : Tout à fait.

M. le Président : Or, le président d'un tribunal de commerce n'a pas accès aux casiers judiciaires.

M. Gérard GOUZES : Je vous ai entendu parler de « casser » la carte judiciaire, de supprimer une centaine de tribunaux de commerce. J'aimerais que vous nous donniez quelques éléments sur cette adaptation, en vous posant une question annexe : n'avez-vous pas le sentiment que chaque tribunal de commerce joue aussi un rôle en termes d'aménagement du territoire et qu'une telle modification ne pourrait qu'accélérer le phénomène de désertification dans certaines régions ?

On pourrait même ne garder qu'un seul tribunal en France, à Paris. Rien n'est loin : Bordeaux-Paris, ce n'est qu'une heure en avion.

Qu'entendez-vous par « nouvelle carte judiciaire » ?

M. Lucien JIBERT : Monsieur le Président a bien montré qu'il peut y avoir des conflits d'intérêts importants. Et nous sommes tout à fait d'accord sur cette observation.

Vous n'êtes pas sans savoir que dans une petite ville, il y a un certain nombre de personnes qui se réunissent souvent, qui se connaissent, qui chassent ensemble, qui dînent ensemble, qui sont mariés les uns avec les autres. Cette situation, lorsque l'un d'entre eux est concerné par une décision, empêche peut-être - je dis bien peut-être, je mesure mes paroles - la sérénité des débats.

Par ailleurs, certains tribunaux ne fonctionnent pas bien parce qu'ils ne traitent pas suffisamment d'affaires et n'ont pas les moyens de travailler.

Quant à la désertification, je pense qu'il faudrait conserver sur place une justice locale, une sorte de juge de paix qui pourrait avoir à connaître des petits litiges. Il n'empêche que des regroupements sont nécessaires. Je ne plaide pas pour un regroupement à Paris ; il y a tout de même des cours d'appel dans plusieurs grandes villes de France autour desquelles certains tribunaux pourraient être regroupés.

M. le Président : Mais les gens ne chassent-ils pas ensemble, ne boivent-ils pas ensemble et ne se marient-ils pas dans les grandes villes aussi ?

M. Lucien JIBERT : Oui, mais le risque est moindre mathématiquement car le bassin est plus large.

M. Christian MARTIN : Lorsque vous évoquez la carte judiciaire, vous limitez vos propos à la carte des tribunaux de commerce ?

M. Lucien JIBERT : Tout à fait.

M. Christian MARTIN : Iriez-vous jusqu'à un tribunal de commerce unique par cour d'appel, ou par département ?

M. Lucien JIBERT : Je n'ai pas la compétence technique pour vous répondre.

M. Christian MARTIN : Cette solution paraît la bonne dès lors que vous souhaitez que des juges professionnels appartenant au parquet soient présents à titre consultatif pour aider à la prise de décision.

M. Lucien JIBERT : Le parquet ne devrait pas être là à titre consultatif, mais à titre de sanction et de vérification. Les juges ayant voix délibérative seraient des magistrats du siège, ce qui permettrait d'avoir en appel des magistrats mieux formés.

M. Christian MARTIN : On pourrait n'avoir qu'un tribunal de commerce par cour d'appel.

M. Lucien JIBERT : Ce serait un peu réducteur.

M. Christian MARTIN : Vous avez dit que vous n'étiez pas favorable à la présence de salariés parmi les juges consulaires, mais vous risquez de vous priver de personnes compétentes. Combien y-a-t-il, en réalité, de présidents de sociétés filiales de grands groupes ?

M. Lucien JIBERT : Pour vous dire l'entière vérité, je suis très pro-américain sur les lois antitrust. Je trouve que, dans notre pays, nous avons une mauvaise tendance à rassembler auprès de certains PDG et sociétés actionnaires un ensemble de pouvoirs très importants. Et cela me gêne de vivre dans un pays où l'on est soigné dans une clinique Générale des Eaux, abreuvé par la Générale des Eaux, informé par la Générale des Eaux, et probablement enterré par la Générale des Eaux.

M. Christian MARTIN : Je pense aussi que pour garder un peu de bon sens, il faut des petits commerçants et des artisans.

M. Lucien JIBERT : Et des agriculteurs.

M. René DOSIERE : S'agissant de la carte des tribunaux de commerce, pensez-vous qu'il faille les spécialiser ou vaut-il mieux que chaque tribunal reste polyvalent ?

Par ailleurs, la taille des grands tribunaux - Paris, Lyon, Toulouse, Marseille - est-elle parfaitement adaptée aux problèmes qui se posent ? Ne faudrait-il pas en créer d'autres ?

M. Lucien JIBERT : Je crois qu'il faudra une très grande force politique pour que les parlementaires parviennent à réformer la carte judiciaire. Je ne sais si cela fait partie des priorités des hommes politiques aujourd'hui qui sont parfois victimes de pesanteurs locales et sociologiques.

Je suis favorable à la spécialisation des tribunaux sous réserve que la majorité des tribunaux aient des compétences polyvalentes et que certaines affaires soient traitées dans des tribunaux d'une certaine taille. Il faudrait notamment réserver les problèmes de faillites à certains tribunaux pour préserver la sérénité des débats. Il y a des affaires très sensibles. J'ai remarqué avec intérêt que dans la dernière affaire Pallas Stern le président du tribunal de commerce de Paris a fait preuve d'un certain courage en obligeant les actionnaires à faire leur devoir.

M. le Président : Quel est votre point de vue sur les grands tribunaux ?

M. Lucien JIBERT : Les tribunaux, notamment celui de Paris, sont de taille suffisante. En revanche, ils manquent de moyens, au même titre que les juges d'instruction aujourd'hui à Paris. Les tribunaux de commerce manquent de moyens en secrétariat, en informatique.

Mais la situation à Paris n'est pas mauvaise. Le tribunal parvient à traiter beaucoup d'affaires avec un délai moyen de jugement de huit mois. Il en va de même dans les autres grands tribunaux, à l'exception d'un seul que je nommerai pas...

M. le Président : Que pensez-vous de la remarque qui nous a été faite à plusieurs reprises selon laquelle la France est le seul pays à avoir ce système ? L'Angleterre y a renoncé depuis le XVIIe siècle et tous les pays d'Europe connaissent un système d'échevinage.

M. Lucien JIBERT : Il peut y avoir une exception française. Si cela fonctionne bien, nous ne sommes pas obligés de copier les autres pays.

M. le Président : Avez-vous entendu parler des clauses d'exclusion de la compétence des tribunaux de commerce français dans un certain nombre de contrats internationaux ?

M. Lucien JIBERT : C'est peut-être en raison de la prééminence de la common law et de la loi anglaise. Si nos avocats, nos magistrats et nos juges savent évoluer, nous pourrons revenir à des clauses qui n'excluraient pas les tribunaux de commerce français.

Cette évolution résulte du développement très important des cabinets anglo-saxons.

M. le Président : La juridiction française est considérée comme représentant le milieu local des affaires. Dans un conflit avec une firme étrangère, celle-ci pense que la décision sera rendue en sa défaveur ou que, du moins, les milieux d'affaires dont sont issus les juges français bénéficieront d'une information privilégiée.

M. Lucien JIBERT : Les sociétés étrangères sont assez mal traitées chez nous. Elles le sont peut-être sur le plan juridique, mais surtout sur le plan fiscal parce qu'elles ne savent pas de quelle façon la loi fiscale, qui est à géométrie variable, va les traiter. Il faut qu'elles apprennent à nous connaître et à connaître nos tribunaux, il faut donc qu'elles s'installent chez nous, - ce qui suppose un allégement de la fiscalité - qu'elles aient à connaître nos tribunaux et que les tribunaux de commerce montrent que tout le monde est jugé à l'aune des mêmes critères.

M. le Président : C'est précisément parce que la juridiction consulaire fait l'objet de suspicion que la commission d'enquête a été créée.

Mme Anne OUTIN-ADAM : Je souligne que l'exclusion des tribunaux de commerce se fait généralement au profit de l'arbitrage. Ce n'est pas tant le rejet du tribunal de commerce français que celui de la justice d'un pays donné. Le raisonnement pourrait être le même vis-à-vis d'un tribunal d'un autre pays. C'est du moins le sentiment que l'on a dans le cadre des relations internationales. Ainsi l'arbitrage se développe dans le cadre international.

Il y a une méfiance réciproque lorsqu'un contrat est signé de part et d'autre d'une frontière. La tendance est de recourir à l'arbitrage, une justice privée qui permet le choix des personnes qui vous jugent. Nous sommes loin de la médiation.

M. le Président : Vous interprétez donc ces clauses comme témoignant d'une suspicion générale à l'égard de l'institution judiciaire de quelque pays que ce soit ?

Mme Anne OUTIN-ADAM : Le terme suspicion a, à mon sens, une connotation trop négative. Effectivement, personne n'a envie d'être jugé selon le système judiciaire de l'autre, par crainte que le juge de l'autre pays n'ait tendance à être imprégné de la culture de cet autre pays. Peut-être ce fait est-il plus marqué pour la France.

M. le Président : Je voulais également vous interroger sur les liens qui peuvent exister entre les tribunaux de commerce et les chambres de commerce. Quelle distance existe-t-il entre les deux, quelle distance doit-il y avoir ?

M. Lucien JIBERT : Il y a une distance certaine. Vous remarquerez, notamment à Paris, que personne n'est à la fois membre du tribunal et membre de la chambre de commerce.

M. le Président : Depuis quand ?

M. Lucien JIBERT : Je n'ai que six ans de mandat, mais je ne connais personne dans ce cas.

M. le Président : En province ?

M. Lucien JIBERT : Je serais favorable à ce que le cumul soit interdit.

M. Christian MARTIN : Dans le Maine et Loire, les juges consulaires ne sont plus membres de la chambre de commerce.

M. le Président : Ce non-cumul sur Paris est-il volontaire ?

M. Paul LENORMAND : C'est une tradition qui s'est instaurée, une tradition non écrite.

M. le Président : À une époque, les chambres de commerce ont abondé les budgets des tribunaux de commerce, à tel point que le garde des sceaux a appelé au respect de certaines règles.

M. Lucien JIBERT : Cela a été le cas jusqu'en 1993. Des obligations précises ont été fixées depuis ; elles sont respectées par la chambre de commerce de Paris. Si l'on décidait demain que la chambre de commerce ne doit plus abonder le budget du tribunal de commerce, celle-ci s'en réjouirait.

M. le Président : Actuellement, quel est le montant des sommes allouées par la chambre de commerce de Paris au tribunal de commerce de Paris ?

M. Paul LENORMAND : Pour 1997, la chambre de commerce de Paris a versé un million de francs au total, dont 500 000 francs au tribunal via le fonds de concours et l'autre moitié à l'association des magistrats et anciens magistrats.

M. le Président : Exercez-vous un contrôle sur l'usage qui est fait de ces sommes ?

M. Paul LENORMAND : Nous veillons à ce que ces sommes respectent la répartition entre les dépenses qui peuvent être financées respectivement par fonds de concours et par association de magistrats.

Cela étant, je voudrais revenir sur le rapport de la Cour des comptes. Celui-ci n'a pas du tout mis en cause le principe des subventions aux tribunaux de commerce par les chambres de commerce au travers du fonds de concours et des associations. Il a seulement souhaité, en notant qu'à Paris ce n'était pas le cas, que les fonds de concours soient davantage utilisés.

La répartition n'a peut-être pas été optimale parce qu'il y avait et il y a aujourd'hui encore, des incertitudes sur ce qui relève précisément du fonds de concours et ce qui relève des associations parallèles.

Pour 1998, je ne pourrais vous donner la répartition des sommes parce que nous veillons à ce que l'affectation des différentes subventions suive au plus près les nouvelles recommandations de la Cour des comptes et de la Chancellerie. La Chancellerie prépare une nouvelle circulaire visant à préciser encore certains points.

M. le Président : À quoi sert ce qui est donné à l'association ?

M. Paul LENORMAND : Cela sert à trois types de dépenses : des dépenses dites de convivialité, des dépenses d'entraide sociale pour les magistrats et anciens magistrats et des dépenses relatives à la prévention des difficultés des entreprises.

M. le Président : Une association extérieure au tribunal finance donc l'activité de prévention ?

M. Paul LENORMAND : Oui, c'est tout à fait admis.

M. le Président : Connaît-on la ventilation pour 1997 ?

M. Paul LENORMAND : Je ne peux vous répondre précisément.

M. le Président : Pourrions-nous l'avoir ?

M. Paul LENORMAND : Nous pourrons vous la donner.

M. le Président : Ce point est important, Paris jouant le rôle de tribunal modèle dans le domaine du financement. Il serait donc intéressant de voir comment se répartissent ces grandes masses depuis deux ou trois ans.

Que recouvre l'activité d'entraide ?

M. Paul LENORMAND : Cela concerne notamment les veuves, les cas d'invalidité ou de difficultés professionnelles.

M. le Président : Les dépenses de convivialité correspondent à des banquets, des voyages ?

M. Paul LENORMAND : Je n'emploierais pas le mot « banquet ». Il s'agit d'une part, de repas ordinaires pris au cercle par les magistrats en dehors de leur jour habituel d'audience et, d'autre part, de repas qui, pour être plus solennels, sont surtout un moyen de resserrer les liens. Il y a également bien sûr des voyages d'étude...

M. Lucien JIBERT : Un voyage a été organisé en Chine, par exemple.

Mme Anne OUTIN-ADAM : Ou encore au Maroc, pour créer un tribunal de commerce.

M. Lucien JIBERT : Les magistrats consulaires ont beaucoup travaillé l'année dernière sur la Chine et sur les activités internationales.

M. Paul LENORMAND : Sur ce point non plus, le rapport de la Cour des comptes n'a émis aucun reproche.

M. le Président : Pourquoi la chambre de commerce finance-t-elle les tribunaux de commerce ? Pourquoi la chambre des métiers, un syndicat professionnel, des banquiers ou des patrons des petites et moyennes entreprises ne le font-ils pas ?

M. Paul LENORMAND : Nos électeurs sont aussi les justiciables des tribunaux de commerce et nous sommes soucieux que justice leur soit rendue dans les meilleures conditions possibles. Or, notre soutien respecte pleinement l'indépendance de la juridiction.

M. le Président : Que pensez-vous du fait que, selon la réglementation actuelle, le greffier paie les personnes qui sont à la disposition du président ? Ce système vous paraît-il susceptible d'améliorations ?

M. Lucien JIBERT : Je critique les greffiers dans la mesure où souvent ils essaient de diriger les tribunaux. C'est notamment le cas à Bobigny, d'après ce que je sais. Tout le monde a peur du greffier.

M. le Président : À Bobigny, dites-vous ?

M. Lucien JIBERT : Spécialement à Bobigny. À Paris, un peu moins.

Cela étant, je trouverais plus normal que cette fonction soit plus contrôlée et que les fonds que nous versons aident à payer le personnel.

M. Christian MARTIN : Certains secrétaires de tribunaux de commerce sont détachés par les conseils généraux.

M. Lucien JIBERT : Je ne le pense pas.

M. Christian MARTIN : Cela existe. En Maine-et-Loire, à Angers, pour ne prendre que cet exemple, deux personnes du tribunal de commerce sont payées par le conseil général qui se fait rembourser en fin d'année par la Chancellerie des sommes qu'il a versées.

En revanche, au tribunal de commerce de Saumur, l'employé du conseil général ayant démissionné, le greffier prend en charge la secrétaire. Ce sont des situations pour le moins curieuses.

M. Lucien JIBERT : De mémoire, le texte autorise des collectivités locales à fournir ce type de prestations ; il conviendrait cependant d'unifier les règles applicables.

M. Christian MARTIN : C'est en voie de disparition. Lorsque ces personnes partent à la retraite ou démissionnent, comme à Saumur, le conseil général ne peut pas les remplacer.

M. le Président : Ce sont des systèmes compliqués.

M. Paul LENORMAND : Ces situations étranges correspondent à une période de transition entre l'ancien et le nouveau système.

Par ailleurs, M. Jibert indiquait que le financement par le fonds de concours serait préférable à la prise en charge par le greffier. En réalité, la chambre de commerce de Paris considère que c'est à l'État de financer le personnel des tribunaux, et non au greffier ou au fonds de concours.

M. le Président : Tout à fait. La formule serait alors celle des prud'hommes dont les greffes sont payés par l'État et dont les juges sont indemnisés.

M. Lucien JIBERT : C'est très symbolique.

M. le Président : Oui, mais cela a un sens.

Il faut aborder maintenant la question des mandataires. En effet, les procédures collectives sont au centre des difficultés que soulève le fonctionnement des tribunaux de commerce. Par ailleurs, ces procédures concernent d'autres acteurs que les commerçants. La CCIP s'est intéressée aux professions des mandataires de justice.

M. Lucien JIBERT : Nos idées sont simples, je ne sais si elles sont suffisantes : meilleure formation, meilleur contrôle : contrôle sur le recrutement, contrôle sur les émoluments, auto-contrôle des mandataires et meilleur contrôle fait par les magistrats.

Nous avons tous dans nos familles, ou parmi nos amis, des personnes qui ont eu affaire à ce monde opaque et curieux des administrateurs et mandataires.

Deux voies sont possibles pour remédier aux dérives actuelles.

Premièrement, on les supprime. Mais alors comment les remplacer ? Je n'ai pas de réponse.

Deuxièmement, on les améliore, on les contrôle mieux. C'est tout le sens de notre rapport qui est très clair.

Mme Anne OUTIN-ADAM : Une seule personne est aujourd'hui chargée à la Chancellerie de contrôler l'ensemble des mandataires de justice, soit 481 professionnels...

M. Lucien JIBERT : En réalité, les mandataires se partagent le marché en toute impunité.

M. le Président : En effet, les mandataires sont, en théorie l'objet de multiples contrôles, mais l'on constate que les juges chargés de la procédure de suivi du mandataire n'ont pas autorité pour contrôler, ce qui nous ramène au problème de connivence entre les milieux d'argent et certains juges. Les contrôles sont effectués par les juges-commissaires, le parquet, les organes spécialisés, et leur propre profession.

Ces contrôles, soit parce qu'ils sont trop nombreux, soit parce que personne n'a de réelle autorité, ne sont pas efficaces. Finalement, sont honnêtes ceux qui sont honnêtes et ceux qui sont malhonnêtes peuvent le rester, et l'on s'en aperçoit souvent trop tard.

Mme Anne OUTIN-ADAM : Vous avez tout à fait raison. Tous les contrôles sont défaillants : celui assuré par le parquet pèche par manque d'effectifs, l'auto-contrôle assuré par la profession n'est pas satisfaisant ; c'est pourquoi nous avions demandé qu'il soit doublé d'un contrôle par un commissaire aux comptes qui ne soit pas celui de l'étude.

Pour ce qui est du contrôle exercé par les commissions de discipline, le conseil national des administrateurs judiciaires n'a qu'un droit d'information et non un droit de saisine de la commission. De plus, nombreuses sont les commissions régionales pour les mandataires judiciaires qui n'existent que sur le papier.

M. le Président : Vous faites le même constat que la commission à ce stade de ses travaux : le système de contrôle a fait totalement faillite.

M. Lucien JIBERT : C'est extraordinaire de se dire que deux mandataires à Nanterre ont pu soustraire 220 millions de francs sur dix ans et que l'on ne s'en est rendu compte qu'au bout de dix ans.

M. le Président : Probablement allaient-ils à la chasse avec les gens dont vous parliez tout à l'heure !

M. Lucien JIBERT : C'est certain.

Mme Anne OUTIN-ADAM : Cet éventail de contrôles n'est pas illogique parce qu'il permet des approches différentes qui pourraient très bien se compléter. Nous avons donc souhaité conserver cette diversité de contrôles en proposant chaque fois de les améliorer et de les renforcer.

M. le Président : Ainsi, comme pour le tribunal de commerce, votre démarche est de prendre l'institution telle qu'elle est et de l'améliorer.

Mme Anne OUTIN-ADAM : Nous pensons que pour les professions de mandataires, le contrôle est le problème central.

M. le Président : Une critique fréquente est qu'ils sont trop peu nombreux. Surchargés d'affaires, ils délèguent aux salariés de leurs études.

Mme Anne OUTIN-ADAM : Les administrateurs disent, pour leur part, qu'ils sont trop nombreux.

M. le Président : Quand on téléphone, on a affaire à un répondeur neuf fois sur dix, qui d'ailleurs diffuse de la publicité, ce qui montre bien l'esprit commercial de cette profession. Il est très difficile de tomber sur la personne qui prend la décision.

M. Lucien JIBERT : Nous avons interrogé quelques administrateurs qui s'estiment trop nombreux. Cette profession travaille avec des partenaires avec lesquels existent des liens de connivence ; ainsi, lorsqu'un administrateur est nommé, immédiatement, il travaille avec un cabinet comptable ami qui se rémunère sur la trésorerie de l'entreprise. Il n'hésitera pas à prendre 20 000 francs par mois à une PME pour faire de la révision comptable et à lui faire utiliser un assureur !

Souvent le mandataire travaille avec un contrôleur de gestion, souvent un ancien failli qui n'a plus rien à faire... et qui contrôle !

Tous ces intervenants extérieurs ne sont pas toujours nécessaires, ponctionnent l'entreprise et la mènent parfois à la liquidation encore plus vite que sans leur aide.

Le renforcement des contrôles est essentiel. Il faudrait que le juge-commissaire soit plus vigilant et n'accepte pas, par exemple, qu'un administrateur nomme systématiquement le même cabinet comptable pour contrôler les entreprises.

Il faudrait également renforcer le contrôle exercé par la Chancellerie, et celui exercé par le président du tribunal de commerce sur les juges-commissaires ; il faudrait également surveiller le placement des fonds.

M. le Président : Vous estimez donc que l'institution fonctionne mal. Cela ne concerne d'ailleurs pas que les tribunaux de commerce, puisque ce sont les mêmes mandataires qui sont utilisés par les tribunaux civils pour les associations, les agriculteurs, etc. Il y a là un problème sérieux.

Mme Anne OUTIN-ADAM : Absolument.

Il y a aussi un problème historique. En 1986, à la suite de la réforme de 1985, les mandataires de justice sont passés de 19 à plus de 300. Ils ont été recrutés n'importe comment. Tous les stagiaires qui étaient en cours de formation ont été acceptés. On m'a cité quelques cas un peu particuliers. Le recrutement s'est fait trop massivement au dépens de la qualité.

M. Raymond FORNI : Je ne crois pas aux contrôles. Le système est pervers et il me semble qu'il n'existe pas de système qui puisse donner toute garantie pour effectuer un travail aussi particulier.

Je suis cependant étonné que vous n'ayez pas de propositions à faire. Quel est le problème ? Le problème est de gérer des entreprises qui connaissent des difficultés. À partir du moment où il s'agit de gérer des entreprises, vos organismes ne peuvent-ils formuler des propositions pour intégrer des responsables d'entreprises d'une manière différente de celle qui prévaut aujourd'hui ?

M. Lucien JIBERT : On a beaucoup parlé de la formation des mandataires, car peu d'entre eux ont une formation de chef d'entreprise. Nous préconisons très fortement des stages plus longs et des études commerciales plus poussées que celles qu'ils font actuellement. Ils doivent être à la fois des juristes et des administrateurs capables de s'occuper du jour au lendemain d'une entreprise de béton, de textile ou du secteur alimentaire.

Le système est, en effet, assez pervers. Quelle profession pourrait aujourd'hui gérer des entreprises en difficulté ? Les commissaires aux comptes ? Les experts-comptables ? Il existerait d'autres connivences. Un corps spécial d'État ? Faut-il encore plus d'État ? Cela peut être dangereux.

M. le Président : Dans ce domaine, l'État est peu présent, voire absent.

M. Lucien JIBERT : Je me plaçais sur un plan général.

M. le Président : Ce système de justice sans État ne fonctionne pas mieux, peut-être même plus mal qu'avec l'État.

M. Raymond FORNI : Je citerai simplement mon expérience. En moins de dix ans, deux administrateurs ont été emprisonnés dans ma ville. La complicité entre le greffier, les administrateurs et les juges est telle que l'entreprise prise dans cet engrenage est irrémédiablement perdue, et pendant ce temps, des honoraires énormes sont versés. Tout cela donne une image déplorable du système. Il est impossible, dans ma ville, d'obtenir au téléphone l'administrateur d'une société en liquidation. Il faut lui écrire, même quand on est avocat !

M. le Président : Je préside cette commission d'enquête, j'ai donc essayé de joindre un administrateur. La personne n'est jamais présente.

M. Lucien JIBERT : Très modestement, en tant que président de la commission juridique, je parviens à joindre l'administrateur au téléphone ; mais, sans cette fonction, mon appel resterait sans réponse...

M. Christian MARTIN : À Paris, peut-être, mais en province, c'est un peu différent.

M. Raymond FORNI : C'est dramatique !

M. le Président : Quelle que soit la réforme, ou l'absence de réforme des tribunaux de commerce, le problème des administrateurs est un problème à part.

M. Lucien JIBERT : Totalement à part.

M. le Président : C'est un problème essentiel, qui contribue à mon avis à décrédibiliser l'institution des tribunaux de commerce, notamment vis-à-vis des étrangers.

M. Lucien JIBERT : Vous avez absolument raison.

Il faudrait éviter à tout prix d'accepter la constitution d'équipes autour d'un administrateur.

Récemment un de nos membres a demandé mon aide en m'expliquant qu'un avocat lui avait demandé des sommes non négligeables pour le juge, afin d'obtenir un plan de continuation. Finalement, alors que l'entreprise était rentable, le juge-commissaire optait pour la liquidation. J'ai appelé le juge-commissaire pour lui demander des explications, disant qu'on avait garanti un plan de continuation à l'intéressé, que les chiffres de l'entreprise montraient que c'était possible. Après mon intervention, la décision n'a plus été la liquidation, mais une prolongation de la période d'observation de 4 mois !

J'ai voulu aider cette personne que je connaissais bien, en estimant qu'à partir du moment où il gagnait de l'argent, il n'était pas nécessaire de liquider son entreprise. Mais il y avait derrière un cabinet comptable et un avocat qui prenaient des honoraires importants.

Il faut parvenir à « casser » ces équipes.

M. le Président : Y-avait-il connivence avec le juge-commissaire ?

M. Lucien JIBERT : Le juge-commissaire n'avait peut-être pas assez vérifié les indications que lui donnait le cabinet comptable.

M. le Président : Les juges-commissaires sont-ils assez puissants face au monde des affaires ?

M. Lucien JIBERT : Certains sont compétents, d'autres moins.

M. Christian MARTIN : Statistiquement, sait-on combien d'entreprises en difficulté sont redressées et sauvées ?

M. le Président : Très peu. 5 %.

M. Christian MARTIN : Autant abandonner cette procédure.

Mme Anne OUTIN-ADAM : C'est une réflexion qui sera certainement menée.

M. Lucien JIBERT : Aujourd'hui, la prévention permet de sauver beaucoup plus d'entreprises.

M. le Président : Je ne sais pas à quoi correspondent ces 5 %, car certaines entreprises disparaissent, mais d'autres renaissent. Même si l'on doit aller jusqu'à la disparition d'une entreprise, cela peut être fait correctement, en limitant les dégâts.

M. Lucien JIBERT : Il faut noter que les entreprises en France, à la différence d'autres pays développés, notamment de l'Allemagne, manquent de fonds propres, pour deux raisons : d'une part, l'épargne n'est pas assez dirigée vers les entreprises, et d'autre part, les impôts sont trop importants. Avec un taux d'imposition de 33 %, il est impossible de constituer des réserves pour avoir une trésorerie et un fonds de roulement suffisants.

Certes, il y a aussi beaucoup de mauvais chefs d'entreprises ; mais les entreprises françaises sont tout de même très sous-capitalisées et cela a une incidence sur la vie des entreprises.

M. Roger FRANZONI : Les banques souffrent également d'avoir comme clients des entreprises sans fonds propres.

Mme Anne OUTIN-ADAM : Nous n'avons pas abordé le problème très important de la rémunération.

M. Raymond FORNI : Le système est complètement pervers.

M. Lucien JIBERT : Nous avons des propositions très précises et très claires en matière de rémunération.

Mme Anne OUTIN-ADAM : Le système, tel qu'il est, est inadapté. La rémunération de l'administrateur l'incite à poursuivre la période d'observation, puisqu'il est rémunéré en fonction d'un chiffre d'affaires et non d'un résultat. De la même façon, il aura tendance à favoriser le plan de cession, puisqu'il est rémunéré davantage en cas de plan de cession qu'en cas de plan de continuation.

M. Christian MARTIN : C'est la loi.

Mme Anne OUTIN-ADAM : Précisément, c'est pour cela qu'il faut la changer.

M. le Président : Les propositions que vous faites sont tout à fait intéressantes.

M. Lucien JIBERT : Elles sont simples.

Mme Anne OUTIN-ADAM : S'agissant des mandataires judiciaires, l'approche est différente.

M. Lucien JIBERT : Mais l'on a aussi des propositions précises les concernant. Le système des rejets de créances est inacceptable.

M. Christian MARTIN : Les rejets de créances sont un véritable pactole pour le mandataire.

M. Lucien JIBERT : Le parcours du combattant que doit effectuer la personne dont on a rejeté la créance pour la faire admettre est inadmissible !

Mme Anne OUTIN-ADAM : Reste le problème du placement des fonds. Le projet de décret prévoit que tous les fonds doivent être déposés à la Caisse des dépôts et consignations, mais maintient la possibilité de réserver des sommes nécessaires à l'exploitation qui peuvent être sur les comptes de l'entreprise. À cet égard, le décret ne change rien à ce qui existe. Nous sommes favorables au dépôt à la Caisse des dépôts et consignations de toutes les sommes, mais à la seule condition que la Caisse des dépôts et consignations crée une filiale spécialisée pour pouvoir gérer ce qui est nécessaire à l'exploitation. Ce genre de réforme est-il possible ?

M. Raymond FORNI : C'est tout à fait possible, surtout si vous y mêlez les différents fonds, y compris ceux de la caisse des notaires.

M. Lucien JIBERT : Nous n'avons pas discuté de cela avec la Caisse des dépôts... On pourrait aussi attribuer cette gestion à la Caisse des dépôts plutôt qu'à la Banque de développement des petites et moyennes entreprises (BDPME).

M. Raymond FORNI : Si l'on veut donner la possibilité à un organisme bancaire de créer une structure spécialisée, il faut regrouper l'ensemble des fonds, y compris les fonds des notaires.

M. le Président : Pourriez-vous formuler une proposition écrite en la matière ?

M. Lucien JIBERT : Tout à fait.

M. le Président : Cette proposition n'aboutira peut-être pas immédiatement, mais il n'est pas inutile de la faire figurer dans le débat.

Les questions que nous nous posons portent en premier lieu sur l'institution, sa légitimité. Pourquoi les commerçants prennent-ils des décisions qui peuvent intéresser les salariés, par exemple ?

M. Lucien JIBERT : C'est le juge-citoyen et le citoyen-juge, monsieur le président.

M. le Président : En second lieu, nous observons que la cooptation l'emporte sur l'élection, que ce sont des professionnels qui jugent ; ils sont donc peu disponibles, avec les problèmes de rémunération et de formation que cela pose.

En troisième lieu, nous constatons la défaillance des contrôles mis en place, qu'il s'agisse d'auto-contrôle ou de contrôles extérieurs.

À ce propos, nous n'avons pas parlé du parquet. Le contrôle est surtout un problème de motivation. Si les procureurs l'avaient placé parmi leurs priorités,... mais il n'y a pas eu de volonté politique en la matière.

M. Lucien JIBERT : Non, il n'y a pas de signe politique fort.

M. le Président : Enfin, s'agissant des administrateurs, le constat est catastrophique, en particulier en ce qui concerne le défaut de contrôle. Même si beaucoup d'entre eux ne sont pas malhonnêtes, une lourde suspicion pèse sur eux.

M. Lucien JIBERT : Il ne faut pas que la majorité paye pour une minorité malhonnête. C'est pour cette raison que nous ne proposons pas leur suppression.

Mme Anne OUTIN-ADAM : De plus, nous avons besoin d'eux.

M. Lucien JIBERT : Il est difficile de trouver une profession capable de remplir ces fonctions.



© Assemblée nationale