RAPPORT

FAIT AU NOM DE LA COMMISSION D'ENQUÊTE (1)
sur L'ACTIVITE ET LE FONCTIONNEMENT DES TRIBUNAUX DE COMMERCE

TOME II
SOMMAIRE DES AUDITIONS (partie 5)

Les auditions sont présentées dans l'ordre chronologique des séances tenues par la Commission

(la date de l'audition figure ci-dessous entre parenthèses)

_ Audition de M. Bernard SOINNE Professeur de droit, Mandataire judiciaire à la liquidation des entreprises (2 avril 1998)

_ Audition d'une délégation du Conseil national des administrateurs judiciaires et des mandataires judiciaires à la liquidation des entreprises composée de M. Jean-Louis LAUREAU, Président, de M. Jean-Yves AUBERT, Vice-président, de M. Xavier HUERTAS et de Mme Françoise LONNÉ (7 avril 1998)

_ Audition de M. Horacio GRIGERA NAON, Secrétaire général et de M. Dominique HASHER, Conseiller général de la Cour internationale d'arbitrage de la Chambre de commerce internationale (9 avril 1998)

_ Audition de M. Serge ARMAND, Substitut général à la Cour d'appel de Paris (9 avril 1998)

Audition de M. Bernard SOINNE,

professeur de droit, mandataire judiciaire

(extrait du procès-verbal de la séance du 2 avril 1998)

Présidence de M. François COLCOMBET, Président puis de M. Christian MARTIN

M.  Soinne est introduit.

M. le Président lui rappelle que les dispositions législatives relatives aux commissions d'enquête lui ont été communiquées. À l'invitation du Président, M. Soinne prête serment.

M. Bernard SOINNE : Je suis à la fois professeur d'université et mandataire judiciaire. Seul en France dans cette situation, je suis une espèce en voie de disparition puisque ces fonctions sont aujourd'hui incompatibles et que, par ailleurs, je suis en fin de carrière.

Je vais distinguer, comme le font tous les juristes, la question de la juridiction consulaire et celle, qui s'y trouve largement liée, des mandataires de justice et du fonctionnement de la loi de 1985 sur les procédures collectives.

En ce qui concerne la juridiction consulaire, je dois dire qu'avant de songer à réformer et à modifier, il faut réfléchir sur la nature réelle de la juridiction consulaire.

Une tendance s'est manifestée, et continue à se manifester, non seulement en France mais aussi à l'étranger, qui vise à rénover cette structure classique et à la transformer en une magistrature que l'on appellerait « magistrature économique ». C'est la tendance exprimée notamment par certains membres de la Conférence générale des tribunaux de commerce.

Le rapport Nougein indique que dans la structure de la juridiction consulaire, constituée par 227 tribunaux auxquels s'ajoute une vingtaine de tribunaux de grande instance à compétence commerciale, il conviendrait de créer une magistrature économique à laquelle serait affecté un ensemble normatif qui, contrairement à aujourd'hui, ne traiterait pas des seuls litiges entre commerçants, mais de l'ensemble beaucoup plus vaste du domaine économique. Il s'agirait d'y intégrer les problèmes de production, d'échanges, de distribution de biens et de services, de régulation des prix, de protection du consommateur, de libre concurrence, de liberté du droit d'établissement, de l'abus de position dominante ; en fait, l'ensemble du contentieux économique traité actuellement non seulement par les tribunaux de commerce, mais également par des autorités administratives indépendantes.

Cette tendance est européenne, mais elle m'apparaît plus comme un voeu pieux que comme une possibilité concrète. Il me semble très difficile de faire disparaître la commission de surendettement, la COB, le Conseil de la concurrence, celui des bourses de valeurs. L'idée, qui est assez plaisante, innovante, de l'institution de quelques dizaines de tribunaux dits économiques, n'est pas applicable.

Je suis donc plutôt partisan de maintenir le système tel qu'il existe aujourd'hui, c'est-à-dire les juridictions consulaires et les autorités administratives indépendantes, même si, sur le fond, je suis hostile à ces autorités administratives qui reçoivent une partie des attributions judiciaires, ce qui m'est toujours apparu comme contraire à l'idée de séparation des pouvoirs.

Ainsi, deux thèses s'opposent : celle d'une magistrature économique centralisée - régionale ou départementale - à laquelle je n'adhère pas, et celle d'une justice de proximité.

Dans les procédures collectives - 60 000 dont 90 % de liquidations sinon immédiates du moins dans les jours qui suivent l'ouverture de la procédure -, on traite rarement de grandes questions économiques. Sans doute les tribunaux de commerce de Paris ou de Nanterre en traitent-ils, mais en province, la justice consulaire est une justice de proximité. Il s'agit essentiellement de panser les blessures, de calmer les souffrances.

La vision selon laquelle il pourrait y avoir une juridiction économique avec un grand dessein me paraît donc irréaliste. Cela ne veut pas dire pour autant qu'il ne faille pas faire disparaître les tribunaux qui n'ont plus de réelle activité. Ils sont, à mon avis, une quarantaine ou une cinquantaine, à avoir moins de deux cents ou trois cents chronos, en termes d'inscription au registre du commerce.

Au cours de ces dernières années, l'on a constaté un maintien du contentieux en matière de faillites et une réduction considérable, parfois de moitié, du contentieux général, au point qu'à l'heure actuelle, dans certaines juridictions consulaires, de même que dans les tribunaux de grande instance à compétence commerciale, 80 % du rôle se trouve attaché à des problèmes de faillite. En fait, l'idée développée par certains membres de la Conférence générale, selon laquelle il faudrait attribuer à quelques dizaines de tribunaux la compétence en matière de faillites, aboutirait inéluctablement à ruiner toutes les autres juridictions qui n'auraient pas cette compétence.

Cependant, je suis partisan d'un certain nombre de regroupements, mais ceux-ci doivent être opérés avec toute la sérénité qui convient. Plutôt que de parler de suppressions, il est préférable de parler de regroupements. Le terme ne change certes pas la réalité, mais il faudrait faire en sorte que les situations acquises soient sauvegardées, que les juges ne soient pas immédiatement renvoyés, que le greffe puisse demeurer quelque temps.

Quant à la nature de la juridiction consulaire, il est clair que si l'on adopte le schéma d'une magistrature économique, on aboutira nécessairement à une présidence par un magistrat professionnel.

J'ai examiné la situation en Italie, en Allemagne, en Belgique et aux Pays-Bas. Au Royaume Uni, la différence tient au fait que les britanniques n'ont pas la même vision du droit commercial qu'en France ; en Allemagne non plus. Ces pays sont passés d'une juridiction élue à une juridiction fonctionnarisée. Pour autant, il faut comparer ce qui est comparable. Ainsi, en Italie, la justice en la matière est une justice professionnelle, mais il y a énormément d'arbitrages. Aux Pays-Bas, ils ont supprimé la distinction entre droit commercial et droit privé. En Belgique, il existe une justice commerciale étatique, mais aussi une justice sous forme d'arbitrages, qui dépend des chambres de commerce et qui est considérable. Dans ces deux pays, comme en Allemagne, et contrairement à la situation française, le ministère public, soit n'existe pas, soit est très peu présent.

Par conséquent, j'adhère à la conception de madame la ministre de la justice qui, dans un journal il y a quelques semaines, disait qu'elle n'avait pas l'intention de remettre en cause le système du bénévolat et de l'élection.

Pour autant, le système est-il totalement satisfaisant ? Évidemment non.

Je fréquente des magistrats professionnels au tribunal de grande instance de Béthune et des magistrats consulaires. S'il est vrai qu'il existe une insuffisance de connaissances juridiques chez les juges consulaires, je suis étonné parfois par la méconnaissance de certains juges professionnels en matière économique et commerciale.

Je vous livre une simple anecdote. Il y a quelques semaines, un boucher est venu déposer son bilan. Il présente son bilan au président du tribunal, qui lui dit : « Mais monsieur, que venez-vous faire ici ? Dans votre bilan, l'actif et le passif sont égaux. Par conséquent, vous n'êtes pas en cessation de paiement ». Et il l'a renvoyé.

Autre anecdote : je me souviens avoir instruit une juge d'instruction sur le mécanisme des traites qu'elle ne connaissait pas.

Ainsi, selon moi, l'idée selon laquelle il y aurait des juges professionnels compétents et honnêtes et des juges consulaires incompétents et soumis à une certaine corruption est fausse. Je n'ai jamais constaté de corruption dans les juridictions auprès desquelles je travaille, qui sont des juridictions petites ou moyennes. S'il y avait corruption auprès de ces juridictions, cela se saurait immédiatement. Si un jour, en tant que mandataire, je demandais 5 000 francs en espèces à quelqu'un pour présenter une requête, cela parviendrait dans les cinq minutes qui suivent au procureur de la République. La situation est sans doute différente auprès des tribunaux de commerce de Nanterre ou de Paris. Mais je ne vois aucune objection à ce qu'un juge consulaire fasse une déclaration de patrimoine. Je n'y vois aucune objection non plus pour les mandataires.

M. le Président : Vous avez parlé de justice de proximité. Certaines des personnes que nous avons entendues nous disaient que proximité s'entendait certes par proximité géographique, mais aussi par proximité sociologique. Il semblerait que certains juges des tribunaux de commerce soient soupçonnés d'être trop proches de tel ou tel milieu ; certes, ils le connaissent bien, mais appartenant à ce milieu, ils ont parfois des intérêts voisins ou des intérêts concurrents. La proximité prise dans ce sens est plus inquiétante que rassurante. Que pensez-vous d'un président de tribunal de commerce qui est aussi le banquier de la ville ?

M. Bernard SOINNE : Sur des tribunaux de taille moyenne ou petite, je n'ai jamais eu de problème de ce type. Mais inversement, si vous voulez développer la prévention, il ne faut pas croire qu'un artisan d'Arras se déplacera facilement à Lille.

M. le Président : Actuellement, la prévention n'est pas de la compétence des tribunaux. Le problème qui se pose est précisément de savoir quelle est la légitimité des personnes qui font de la prévention. Au nom de qui agissent-elles ? Sont-elles désignées par le président ? Qui les contrôle ? C'est un domaine dans lequel il va falloir légiférer rapidement pour éviter d'assister à des scandales.

Mais vous paraît-il normal qu'une banque soit représentée dans un tribunal de commerce alors qu'elle est intéressée dans presque toutes les affaires, soit du côté des créanciers, soit du côté des débiteurs ?

M. Bernard SOINNE : Au tribunal de Lille, il y a des banquiers parmi les juges. Lorsque je veux exercer une action en responsabilité contre la banque, je choisis une autre chambre.

M. le Président : Par ailleurs, dans la mesure où le fondement de cette juridiction est que des commerçants exercent la justice pour les commerçants, estimez-vous normal que des salariés, certes de haut niveau, aient la même légitimité ?

M. Bernard SOINNE : Non. Le fait qu'un groupe industriel délègue un salarié au tribunal de commerce pour exprimer sa position n'est pas normal.

De même, il est mauvais qu'un expert-comptable ou un commissaire aux comptes soit présent au sein de la juridiction, parce que cela conduit à des liaisons parfois malsaines.

M. le Président : L'une des personnes que nous avons entendues nous faisait remarquer que l'on est parfois à la limite de l'infraction à la loi sur les sociétés commerciales ou du délit d'initié lorsqu'un commerçant dispose, par l'accès au dossier, d'informations lui permettant éventuellement soit de conseiller la reprise, soit de savoir quelle est la clientèle, etc. Le risque existe-t-il ?

M. Bernard SOINNE : Il peut y avoir un risque, mais celui-ci doit être corrigé par une déontologie stricte. Il faut savoir ce que les juges peuvent faire ou ne pas faire. C'est également vrai pour un juge professionnel qui est dans la cité.

Je réfléchis actuellement à cette question. J'ai dit à M. Mattei que j'allais publier un article sur ce problème. Il faudrait envisager une réglementation, par exemple sous forme de charte que le juge signerait.

M. le Président : Comment interprétez-vous le fait que l'on trouve fréquemment dans des contrats nationaux ou internationaux des clauses d'exclusion de la compétence des tribunaux de commerce ? Une des interprétations qui nous a été donnée est qu'il s'agit d'une fuite vers l'arbitrage.

M. Bernard SOINNE : Je ne le pense pas parce que l'on constate exactement la même chose dans les pays étrangers qui ont des magistrats professionnels, notamment aux Pays-Bas.

M. le Président : En faveur de l'arbitrage ?

M. Bernard SOINNE : Oui, même à Lille, on assiste à un certain développement de l'arbitrage. C'est une tendance générale parce que la justice est réputée lente.

Je me suis rendu il y a une dizaine de jours dans une grande université hollandaise qui avait organisé un débat sur ce thème. Il y avait des Allemands et diverses autres nationalités. Ce phénomène existe partout, y compris face à des magistratures professionnelles.

M. le Président : Faut-il encourager cette tendance ? Vous avez dit que certaines petites juridictions sont vidées de leur contentieux par l'arbitrage ; est-ce une démarche qui peut être généralisée ?

M. Bernard SOINNE : Non. Elles sont vidées de leur contentieux parce que les courants de population depuis plus de deux siècles ont fait qu'il n'y a plus d'affaires. Je peux en citer un certain nombre de cas.

M. le Président : Mais vous avez fait état de la baisse du contentieux et vous l'avez attribuée au fait que l'on a plus fréquemment recours à l'arbitrage.

M. Bernard SOINNE : Je n'ai pas fait de liaison avec l'arbitrage.

On assiste à un phénomène assez curieux depuis 1993-1994, à savoir une baisse drastique, de l'ordre de 50 % parfois, du contentieux général, tandis que les faillites restent à peu près au même niveau, de l'ordre de 60 000. À quoi cela est-il dû ?

Cela s'est produit brusquement pour tous les tribunaux. Je pensais au début que ce phénomène ne concernait que tel ou tel tribunal, qu'il y avait une désaffection pour une juridiction donnée. Or, je l'ai constaté à Lille et dans un certain nombre d'autres tribunaux. J'ai alors pensé que l'entreprise n'avait plus confiance dans les moyens d'exécution de la justice jugés moins coercitifs.

Mais il y a peut-être aussi une autre raison. En effet, le contentieux résulte de l'importance des entreprises moyennes. Or, force est de constater que le nombre des entreprises moyennes a baissé : les créations d'entreprises ont diminué et les entreprises existantes ont plutôt tendance à disparaître.

M. le Président : Ce serait donc lié à un phénomène de regroupement ?

M. Bernard SOINNE : De concentration et de disparition des structures petites ou moyennes.

M. le Président : La demande d'une juridiction économique correspond peut-être au fait que l'économie évolue. Une telle juridiction serait peut-être plus adaptée étant donné le mouvement de concentration des entreprises.

M. Bernard SOINNE : Comme je l'ai dit précédemment, je ne suis pas opposé à une magistrature économique mais cela n'est pas réaliste.

M. le Président : Nous allons maintenant aborder les procédures collectives qui font l'objet de nombreuses critiques.

M. Bernard SOINNE : Il y a tout d'abord un problème de fond, celui de la compatibilité ou de l'incompatibilité des professions et des fonctions. Voulons-nous, comme dans certains pays étrangers, qu'il y ait des mandataires occasionnels, qui se retrouvent intégrés dans la profession d'expert-comptable, dans celle d'avocat ?

M. le Président : J'ouvre une parenthèse sur le tribunal de commerce. Le juge-commissaire a-t-il assez de poids et de savoir-faire pour jouer un rôle face aux mandataires de justice ? Le parquet est-il réellement présent ?

M. Bernard SOINNE : Pour ce qui est du parquet, chacun est très satisfait dès qu'il intervient.

Sa présence est très variable. Je peux vous citer mon expérience dans le Nord. À Saint-Omer, jamais une audition ne se déroule sans le parquet. À Lille, il n'est jamais là, ou fort peu. Quand on le voit, c'est probablement qu'il y a une raison particulière, que l'on a attiré son attention. À Arras, il est toujours là. À Boulogne, il n'est jamais là ! Ce n'est pas une bonne chose. L'inverse se produit aussi : certains procureurs interviennent tellement que le tribunal de commerce fait figure d'exécutant.

Le juge consulaire ne doit pas non plus être dépendant du mandataire. En tant que mandataire, il ne m'est jamais arrivé d'intervenir dans le cadre du délibéré. Je plaide le dossier au tribunal de commerce et les juges consulaires décident totalement. Mais, dès lors, il ne faut pas me reprocher de faire appel. Un jour, un magistrat m'a demandé pourquoi je voulais faire appel, ajoutant que bientôt je n'aurais plus d'affaires. Je lui ai répondu qu'il fallait que chacun soit à sa place. J'avais plaidé, il faisait ce qu'il voulait, mais il n'était pas question de m'interdire de faire appel. Sans doute des prescriptions plus nettes en ce sens devraient-elles figurer dans la loi.

M. le Président : Etait-ce le juge-commissaire qui vous avait dit cela ?

M. Bernard SOINNE : Oui.

M. le Président : Une des critiques majeures est que certains tribunaux désignent toujours les mêmes mandataires.

M. Bernard SOINNE : C'est vrai. Je dirais très simplement qu'étant universitaire, je ne suis pas le dernier des mandataires. Pour autant, je ne suis pas le mieux placé.

M. le Président : Vous avez l'air d'avoir du caractère...

M. Bernard SOINNE : Il le faut, monsieur.

M. le Président : ... ce qui, dans certains cas, est une contre-indication.

M. Bernard SOINNE : Ce qui est sans aucun doute une contre-indication ! Je préfère rester moi-même. Il est vrai qu'il y a beaucoup à réfléchir quant à l'indépendance nécessaire des uns et des autres. Chacun doit rester à sa place.

M. le Président : Le juge-commissaire est-il indépendant vis-à-vis du mandataire ?

M. Bernard SOINNE : Le juge-commissaire connaît l'affaire incidemment par ce qu'on lui donne comme précisions, tandis que le mandataire est parfaitement informé. Il a une vision globale et il connaît mieux l'entreprise. Le juge-commissaire regarde le dossier de plus loin.

Le mandataire de justice est un collaborateur du service public ; cela veut dire qu'il ne doit pas avoir de clientèle, qu'il ne doit pas recevoir les personnes avant qu'elles déposent le bilan. J'ai souvent dit au tribunal qu'il ne fallait pas nommer le mandataire proposé par le débiteur. Le mandataire de justice n'est pas une assistante sociale, il est chargé d'appliquer la loi. Par conséquent, il ne doit pas être proposé par le débiteur. Or, cela se fait souvent. Et je critique toujours cette pratique.

Par exemple, certains mandataires vont chez les banques demander qu'elles leur envoient les débiteurs en difficulté. Ils reçoivent la personne, vont au tribunal la présenter, et sont nommés !

M. le Président : Surtout si le banquier est juge !

M. Bernard SOINNE : Oui.

M. le Président : Les mandataires de justice sont très contestés.

M. Bernard SOINNE : Ils l'ont toujours été. Mon père, avant moi, exerçait cette fonction. Il était syndic et cela n'a jamais été une profession appréciée. C'est un peu comme les croque-morts.

M. le Président : J'ai été rapporteur d'une loi sur les pompes funèbres ; il existe peu de poursuites pénales en cette matière. Ce n'est, hélas, pas le cas pour les mandataires. Nous nous sommes fait communiquer les dossiers sur les affaires terminées ou en cours. Le nombre est assez inquiétant.

M. Bernard SOINNE : Il existe une règle d'or, qui doit être celle du mandataire : nous ne devons ni faire « agioter » ni profiter des fonds dont nous disposons, d'une manière directe ou indirecte. D'une manière générale, il doit y avoir une séparation nette entre notre vie privée et notre vie professionnelle. Chaque fois que cette séparation pose problème, il faut se déporter, c'est-à-dire demander au tribunal de nommer un autre mandataire.

Deux administrateurs, vous le savez, sont partis avec 220 millions...

M. le Président : Oui, et sur dix ans. Cela ne s'est pas fait du jour au lendemain.

M. Bernard SOINNE : Il paraît qu'une trentaine de mandataires ont « agioté ».

Un jour, un banquier m'a demandé pourquoi je ne le faisais pas, comme les autres, me proposant d'avoir un compte A créditeur avec les fonds de faillite et un compte B débiteur sans agios.

Il faut que le ministère agisse. Il faut poursuivre toutes ces personnes.

Je ferai remarquer que cela ne se passe seulement chez les mandataires. Renseignez-vous sur ce que font les commissaires-priseurs des fonds qu'ils sont chargés de gérer. De même pour les huissiers. J'avais proposé il y a une dizaine d'années d'élaborer une règle générale : celui qui reçoit les fonds des autres est tenu de restituer les intérêts ou de ne pas en profiter.

Cela concerne les huissiers, les greffiers pour expertises, les commissaires-priseurs, les notaires...

M. le Président : Pour les notaires,...

M. Bernard SOINNE : Pour eux, il y a une réglementation...

M. le Président : Vous pensez donc qu'il faut davantage encadrer le placement des fonds ?

M. Bernard SOINNE : Oui. Le Conseil national a demandé à tous les mandataires, sur formulaire, de dire si les fonds étaient ou n'étaient pas déposés à la Caisse des dépôts et consignations. Je n'ai jamais eu de problème pour répondre : depuis vingt ans, j'ai toujours mis les fonds à la Caisse des dépôts et rejeté les banquiers qui venaient me les demander. Savez-vous, monsieur le président, les sommes que j'ai à disposition tous les jours ?

M. le Président : Vous allez me le dire.

M. Bernard SOINNE : 600 millions de francs.

Mon étude est une étude importante mais, à Paris, certaines gèrent un ou deux milliards de francs. Il faut donc avoir une règle impérative, avec un contrôle du commissaire aux comptes. Il m'arrive de dire parfois à mes confrères que je vais partir avec la caisse demain matin. Certains sont affolés à l'idée de devoir rembourser 600 millions. D'autres me disent qu'ils vont partir avec moi.

Il n'est pas difficile de régler le problème du placement des fonds. Il suffit que le parquet fasse passer une note : « Où mettez-vous les fonds ? Depuis cinq ans, où les avez-vous mis ? » Le Conseil national l'a fait, mais peut-être n'a-t-il pas diffusé toutes les informations qu'il détenait ?

D'après mes renseignements, une trentaine de mandataires sont concernés par ces pratiques.

Je voudrais également aborder le problème de la distinction entre les deux professions, celle d'administrateur judiciaire et celle de mandataire judiciaire.

Le système instauré en 1985 est correct ; il est bon qu'il y ait une sensibilité pour l'emploi et une sensibilité pour les créanciers en chambre du conseil. Cependant, depuis 1985, ces deux professions se sont développées dans une atmosphère de compétition, de concurrence, voire d'hostilité. Je me demande s'il ne faudrait pas rétablir pour les petites affaires - bouchers, charcutiers, petites épiceries - le système d'une personne unique, administrateur ou mandataire, qui prendrait en charge l'ensemble du dossier. En tout état de cause, il s'agit de mandats de justice. Par conséquent, les mandataires ne doivent pas avoir une clientèle.

J'ai une autre réflexion à formuler concernant l'accès à la profession. Il existe deux techniques pour accéder à la profession de mandataire. La technique classique - un stage et un examen - est celle que je tends à privilégier et celle qui doit l'être, mais l'examen professionnel est inadapté.

M. le Président : Pourriez-vous rédiger une note sur ce que pourrait être l'examen idéal ?

M. Bernard SOINNE : Volontiers.

Ensuite, il faudrait régulariser la sous-traitance utilisée par les mandataires, c'est-à-dire définir objectivement les tâches des mandataires et définir limitativement les cas et les conditions dans lesquels il peut être fait appel à un tiers. C'est parfois indispensable : le mandataire doit par exemple faire appel à un avocat lorsqu'il faut plaider devant un tribunal de grande instance. Mais il faut se méfier du mandataire qui demande au juge-commissaire un expert comptable. Les rémunérations sont parfois énormes.

M. le Président : Ces rémunérations devraient être prises sur les honoraires des mandataires ?

M. Bernard SOINNE : Ce n'est pas la règle. Il y a là une insuffisance qui donne lieu à des abus : on fait appel à un expert comptable ; on lui donne un, deux puis trois millions et après, vous savez ce qui se produit...

Enfin, il est indispensable que les ventes d'immeubles soient publiques.

J'ai lu ces temps derniers dans un article du Figaro concernant l'une des plus énormes faillites connue en France, qu'il fallait s'adresser au mandataire pour présenter une offre et racheter les actifs, soit 10 milliards de francs.

M. le Président : C'est dans les publicités ?

M. Bernard SOINNE : Oui. C'est un mauvais procédé. Il faut des enchères publiques. La vente publique purge tous les vices, chacun peut se présenter, pourvu que vous fassiez une publicité efficace.

Je voudrais aborder le problème posé par l'article 215. Cet article qui oblige l'État à financer les procédures impécunieuses, fait actuellement l'objet d'une dérive parce que les avoués font passer par l'article 215 tous les honoraires et frais d'honoraires, de sorte que le coût de l'article 215 n'est pas loin d'équivaloir le coût des poursuites impécunieuses en pénal.

M. le Président : Avez-vous une statistique ?

M. Bernard SOINNE : Non. L'avocat général me l'a dit. Peut-être a-t-il tort, je ne l'ai pas vérifié...

M. le Président : Quel avocat général ?

M. Bernard SOINNE : Il s'agit de l'avocat général du Nord, M. Foucard.

Il faut réglementer dans ce domaine. J'ai contesté une créance et sur la contestation de cette créance, l'avoué a réclamé 400 000 francs. J'ai contesté auprès du juge taxateur. Finalement, j'ai dû payer 400 000 francs, parce que le tarif est ainsi fait.

M. le Président : L'article 215 est une piste nouvelle.

M. Bernard SOINNE : Je voulais également vous parler des voies de recours en matière de plan de cession.

Pour ces plans de cession, il faut quand même concilier l'efficacité, - une entreprise vit et ne peut pas supporter des procédures pendant des années - avec l'impossibilité actuelle du recours, car certaines juridictions font n'importe quoi en matière de plans de cessions.

Je suis d'avis d'ouvrir davantage les voies de recours. Des établissements bancaire m'ont même demandé ce que je pensais de telle ou telle situation où il n'y avait aucune voie de recours. La tierce opposition était impossible. Les banques sont allées en appel et se sont vues refuser un recours nullité.

J'ai écrit un article, qui s'appelle le « Bateau ivre », sur cette technique admise par la Cour de cassation, qui admet qu'en dehors du plan, l'acquéreur puisse payer n'importe quelle créance. Autrement dit, une entreprise est cédée pour dix francs puis, une fois cédée, l'acquéreur peut payer qui il veut dans l'ancien passif.

M. le Président : Quel est cet arrêt de la Cour de cassation ?

M. Bernard SOINNE : C'est un arrêt qui date de 1995.

M. le Président : Est-ce un arrêt isolé ?

M. Bernard SOINNE : Non, il y en a deux.

M. Bernard SOINNE : Que se passe-t-il, en pratique ? Dans les cas les moins graves, l'acquéreur paie le créancier pour lequel les dirigeants ont donné leur caution, c'est-à-dire que le cessionnaire veut dégager les dirigeants qui sont caution.

M. le Président : On fait alors des paiements préférentiels.

M. Bernard SOINNE : Oui, grâce à cette technique. Je n'approuve pas la solution ainsi adoptée par la Cour de cassation.

M. le Président : Nous étudierons cet aspect.

Au point où en est la commission dans ces travaux, deux problèmes ressortent : d'une part, les tribunaux de commerce ont-ils une légitimité ? Sont-il adaptés à l'évolution de l'économie ? Entre la justice étatisée et la justice privée, des équilibres pourraient-ils être trouvés ?...

Nous avons reçu le témoignage d'un magistrat qui a été président d'une juridiction échevinée...

M. Bernard SOINNE : Dans l'est.

M. le Président : ... et qui nous disait qu'il avait été assez fréquemment mis en minorité par les deux juges professionnels. Le système peut donc fonctionner.

Par ailleurs, faut-il ouvrir davantage le recrutement ? Certains ont insisté sur le manque d'indépendance des salariés de grandes entreprises.

M. Bernard SOINNE : Ils n'ont pas tort, ce sont souvent des cadres qui ne sont délégués qu'à seule fin de défendre la politique de leur entreprise au tribunal.

M. le Président : En revanche, faut-il ouvrir aux artisans ? À d'autres catégories ?

M. Bernard SOINNE :  La question se pose.

M. le Président : Le deuxième problème qui ressort de nos travaux est celui des procédures collectives.

Dans le fond, ces deux problèmes sont tout à fait distincts.

M. Bernard SOINNE : Je le pense également.

M. le Président : Sauf la question de savoir si le juge-commissaire remplit réellement sa fonction, si le parquet est assez présent et si l'institution judiciaire parvient à maîtriser le « bateau ivre ».

M. Bernard SOINNE : Souvenez-vous d'un scandale datant d'une dizaine d'années ; il s'agissait d'un syndic dénommé Stigger qui était parti avec la caisse après avoir « agioté » considérablement. Il était auprès d'un juge professionnel !

Personnellement, je n'ai jamais eu autant de liberté qu'auprès de juges professionnels. C'est curieux, mais c'est ainsi.

M. le Président : Vous ne pouvez pas juger sur votre exemple. Vous avez une telle réputation qu'ils vous font confiance.

La problématique est donc celle-ci : que faisons-nous des tribunaux de commerce ? Et que proposons-nous sur les procédures collectives ?

Ce que vous avez dit sur la carte judiciaire me paraît raisonnable. Conduire une évolution prudemment...

M. Bernard SOINNE : Sereinement.

M. le Président : Mais cela veut dire qu'il faut conduire une évolution.

M. Bernard SOINNE : Il y a une quarantaine de tribunaux à supprimer, mais il faut aussi en créer.

M. le Président : Montélimard est en suspens. Il est créé depuis longtemps, mais il n'est pas encore installé.

M. Bernard SOINNE : Il ne faut pas toujours être négatif. Je l'ai dit à la Conférence générale : « Vous parlez toujours de suppressions, parlez de créations. »

À Paris, le tribunal fait 100 000 chronos. Cela veut dire qu'un tribunal très important de province ne représente que 10 % de l'activité du tribunal de commerce de Paris. Je verrais volontiers un tribunal rive droite et un tribunal rive gauche.

M. Gilbert MITERRAND : Doit-on spécialiser les tribunaux de commerce ?

M. Bernard SOINNE : Dans le Nord et le Pas-de-Calais, on peut penser à une juridiction consulaire pour le contentieux général, une juridiction pour les procédures collectives, une juridiction pour le droit des sociétés, etc. Mais, dès lors, le problème est celui de la proximité.

À mon sens, vous ne pourrez pas échapper à la mondialisation de l'économie, mais la justice doit rester proche des gens.

M. le Président : Qu'entend-on par proximité ? Est-ce une proximité géographique ou sociologique ? C'est là le problème. Les prud'hommes ont été créés pour donner une proximité sociologique, on a intégré la lutte des classes dans une juridiction. La proximité géographique, c'est tout autre chose.

M. Bernard SOINNE : Parmi les 60 000 faillites, il y a une grande majorité de petites entreprises, d'artisans. Ceux-ci, ne se déplaceront pas de cinquante kilomètres. Ils ont confiance dans les gens qui sont chez eux.

M. le Président : Le bruit court que les tribunaux de commerce dans certaines petites juridictions sont le bras séculier des chambres de commerce...

M. Bernard SOINNE : C'est mauvais.

M. le Président : Cela sert à évacuer le salarié qui a quitté son patron pour monter sa propre entreprise. Il est mis en liquidation de biens et sa clientèle revient au patron.

Les chambres de commerce ont une attitude très malthusienne en économie.

M. Bernard SOINNE : Tout à fait, mais cela n'est pas le problème.

Je voudrais également vous parler de la nécessité de limiter la durée du mandat de président du tribunal. Je dis toujours que lorsque l'on a un mauvais magistrat professionnel, on attend un peu, il finira pas s'en aller...

M. le Président : On lui donne de l'avancement !

M. Bernard SOINNE : Ce n'est pas le cas dans la juridiction consulaire. Dans une juridiction dont je tairais le nom, j'ai eu un très mauvais président de tribunal pendant des années. Finalement il a déposé le bilan. J'ai quand même attendu pendant quatorze ans.

M. le Président : S'agissant des comptes rémunérés, que nous suggérez-vous ?

M. Bernard SOINNE : Sur les techniques ? Je vais vous envoyer une note. Je suppose que vous connaissez les banques qui ont ces pratiques ?

M. le Président : Non.

M. Bernard SOINNE : Il s'agit de la SDBO, de la banque Rivaud et de la banque Gallière. Il y en a peut-être d'autres.

Soyons clairs, ce sont les pratiques des mauvais mandataires, une trentaine sur cinq cents professionnels. Je n'ai jamais fait cela depuis trente-cinq ans que j'exerce. Mais je peux quand même l'expliquer.

Il faut souligner que pour les fonds des commissariats au plan, le mandataire peut les déposer où il le souhaite et non à la seule Caisse des dépôts et consignations.

Il y a plusieurs techniques. La première consiste à avoir un compte A « faillites » qui n'est pas rémunéré, ou rémunéré au taux donné par la Caisse des dépôts et consignation, 3 % environ, puis, un compte B, débiteur, au profit du mandataire, qui ne fait pas l'objet d'agios débiteurs.

La deuxième technique consiste à octroyer des prêts à 2 % ou 3 % au mandataire.

La troisième consiste à avoir des fonds A, les fonds de faillite, qui donnent un taux d'intérêt de 3 % et les fonds B, ceux du mandataire, qui donnent un taux d'intérêt de 15 %.

Il faut savoir que les cinq cents mandataires gèrent autant de fonds que les notaires.

M. Christian MARTIN : Je comprends que de telles sommes attirent les banques.

M. Bernard SOINNE : J'ai reçu des propositions du Crédit agricole, qui avait proposé de me consentir un taux privilégié moyennant le versement des fonds du commissariat au plan, soit 150 millions. J'ai refusé, j'ai soixante ans et je ne vais pas me livrer à de telles pratiques. Tous les fonds que je gère sont déposés à la Caisse des dépôts.

À ma grande surprise, le directeur m'a demandé pourquoi je ne le faisais pas, puisque d'autres l'avaient fait. J'étais sur le point de demander qui, mais je n'ai pas osé.

Il faut interdire cela de manière impérative et établir une séparation très stricte entre les fonds gérés pour autrui et les fonds personnels du mandataire.

Dernièrement quelqu'un m'a dit : « On dépose les fonds des faillites auprès d'une banque à Paris et les intérêts sont versés auprès d'une succursale à Genève ou ailleurs ». Je n'ai pas eu confirmation de ces propos.

Le problème se pose plus pour les administrateurs que pour les mandataires de justice. Pour les administrateurs qui traitent d'affaires importantes, il n'y a pas de délais impératifs pour le versement des sommes à la Caisse des dépôts. Cela veut dire que vous pouvez continuer à faire fonctionner les comptes de l'entreprise pour des sommes créditrices très importantes. Il faut réglementer cela de manière stricte et donner une mission permanente aux commissaires aux comptes.

Dans mon étude, je demande au commissaire aux comptes de venir tous les trois mois.

L'affaire Sauvan-Goulletquer aurait pu être évitée si les commissaires aux comptes avaient vu l'état de rapprochement bancaire en fin de mois. L'affaire Sauvan-Goulletquer est un véritable hold-up. On aurait pu s'en apercevoir s'il y avait eu un véritable contrôle, mais celui-ci est parfois défaillant. Comme dans les autres professions, il y a des personnes qui ont mauvaise réputation, que l'on contrôle et recontrôle, et d'autres que l'on ne contrôle jamais.

M. Christian MARTIN : Vous avez ouvert des voies nouvelles.

M. Bernard SOINNE : Je connais tout cela de l'intérieur et j'essaie d'apporter quelque chose, dans l'intérêt général.

M. Roger FRANZONI : Il y a des réformes très simples que vous nous avez suggérées, comme l'égalité des créanciers.

M. Christian MARTIN : L'égalité des créanciers suppose qu'il n'y ait plus de créanciers privilégiés.

M. Bernard SOINNE : Non, ce n'est pas ainsi qu'il faut l'entendre ; l'égalité consiste à ce que les créanciers qui sont en situation identique soient traités de la même façon.

En Finlande, ils ont prévu une loi supprimant tous les privilèges fiscaux. Mais, il faut faire attention, car ce que l'État ne récupérera pas sur ses débiteurs, il l'obtiendra ailleurs, de vous et moi.

Admis à prendre connaissance du compte-rendu de son audition, conformément à l'article 142 du Règlement de l'Assemblée nationale, M. Bernard Soinne a présenté les observations suivantes :

« L'anedocte relatée relative à un dépôt de bilan auprès d'un tribunal de grande instance s'est passée il y a plusieurs années et non pas il y a quelques semaines comme indiqué à tort. Il ne s'agit d'ailleurs pas d'un tribunal de grande instance de la région du Nord. Il est énoncé qu'au tribunal de Lille, lorsque l'on exerce une responsabilité contre un établissement de crédit, il est choisi une composition de la juridiction de telle sorte que la plaidoirie n'intervienne pas devant le banquier concerné. C'est là une évidence et la décision est évidemment prise par le président du tribunal. Il existe ainsi une auto-discipline toute naturelle. Il est précisé également que des difficultés peuvent apparaître lorsqu'un expert-comptable ou un commissaire aux comptes fait partie de la juridiction. Il faut ajouter, pour que la pensée soit clairement comprise, que c'est précisément pour ces raisons qu'il doit être envisagé une déontologie consignée par un arrêté ou une charte. Il s'agit d'éradiquer définitivement le risque de conflit d'intérêt. Il est énoncé , reflétant la situation dans le Nord, que certains procureurs sont présents alors que d'autres ne le seraient pas. Tout d'abord une erreur a été commise car renseignements pris auprès de mes collaborateurs, il s'avère que la présence est certaine auprès du tribunal de commerce de Lille. Le procureur de la République est présent dès qu'une difficulté se manifeste. Au tribunal de commerce de Boulogne, le procureur de la République ne manque jamais d'être présent lorsque cela est nécessaire. Il apparaît de toute façon qu'évidemment je n'ai pas pour mission de déterminer ce qui est bien ou non dans le fonctionnement du parquet. Je n'ai ni compétence, ni connaissance pour cela. Il est en outre précisé que certains mandataires solliciteraient une « clientèle ». Les faits relevés sont exceptionnels. Il n'empêche que je maintiens le principe exprimé de la nécessité d'une totale indépendance du mandataire et donc d'une désignation par la seule autorité de justice. Ici encore, cette tendance devrait être définitivement éradiquée. Les propos relatés datent déjà d'il y a quelques années. Je me suis fait l'écho de propos d'ailleurs assez rares énoncés au cours de plus de 35 ans de carrière. Il ne s'agit donc que d'épiphénomènes dont le caractère exceptionnel ne permet pourtant pas d'éviter parfois un effet désastreux auprès du public en général. Il a été indiqué qu'une trentaine de mandataires pouvaient être concernés par des pratiques contestables relatives aux fonds déposés. C'est un chiffre tout à fait approximatif. Il est possible qu'il soit bien inférieur. Il n'est certainement pas supérieur. En tout cas, seul le ministère de la Justice et le Conseil national sont parfaitement au courant de cette situation et sont à même de déterminer le chiffre exact. Toutes ces pratiques ont en tout cas aujourd'hui cessé. J'ai évoqué la volonté de « purger » le problème de la sous-traitance. Je maintiens ce point de vue sauf à ajouter que les déviations observées, ici ou là, par les propos parfois rapportés, sont probablement exceptionnelles. J'ai indiqué qu'il me semblait que la durée de fonction possible des présidents de juridiction consulaire me paraissait exagérée. L'anedocte que j'ai citée concerne une situation que j'ai effectivement connue il y a une trentaine d'années et qui ne concerne pas la région du Nord et du Pas-de-Calais. J'ai également évoqué la société SDBO, la banque Rivaud et la banque Gallière qui auraient reçu les fonds des faillites moyennant contrepartie auprès des mandataires. Il ne s'agit évidemment là que de « on-dit ». Ces établissements de crédit, forts honorables, sont probablement exempts de toutes critiques. De même, j'ai indiqué que j'avais reçu des propositions du Crédit agricole. En réalité, la mémoire a besoin parfois d'être ravivée. Ce n'est pas de cet établissement de crédit dont il s'agit et la proposition venait d'un établissement parisien... »

    M. Bernard Soinne.

Audition d'une délégation du Conseil national des administrateurs judiciaires et des mandataires judiciaires à la liquidation des entreprises composée de M. Jean-Louis LAUREAU, Président, de M. Jean-Yves AUBERT, Vice-président, de M. Xavier HUERTAS et de Mme Françoise LONNÉ.

(procès-verbal de la séance du 7 avril 1998)

Présidence de M. François COLCOMBET, Président

MM.  Laureau, Aubert, Huertas et Mme  Lonné sont introduits.

M. le Président leur rappelle que les dispositions législatives relatives aux commissions d'enquête leur ont été communiquées. À l'invitation du Président, MM.  Laureau, Aubert, Huertas et Mme  Lonné prêtent serment.

M. Jean-Louis LAUREAU : Je vous présente Jean-Yves Aubert, mandataire judiciaire et Vice-président du Conseil national, Xavier Huertas, administrateur judiciaire à Nice, et Françoise Lonné, mandataire judiciaire à Bordeaux.

Le statut actuel de la profession résulte de la loi n° 85-98 du 25 janvier 1985 relative au redressement et à la liquidation judiciaires des entreprises et de la loi n° 85-99 du même jour relative aux administrateurs judiciaires, aux mandataires judiciaires à la liquidation des entreprises et experts en diagnostic d'entreprise. La loi a séparé la profession de syndic en deux : les administrateurs et les mandataires judiciaires, les premiers étant plutôt chargés de gérer et les seconds plutôt chargés de représenter les créanciers et de liquider les entreprises. La loi sur les procédures collectives est liée à celle sur les statuts. L'exercice de l'activité tient pour l'essentiel à l'interaction entre les deux textes. L'article premier de la loi sur les procédures collectives précise : « Il est institué une procédure de redressement judiciaire en vue de la sauvegarde de l'entreprise, le maintien de l'activité et de l'emploi et l'apurement du passif. » Je fais observer à la commission que l'expression « apurement du passif » n'a jamais signifié « paiement ». À ce titre, le Conseil national estime que 150 000 emplois sont sauvés chaque année dans le cadre des procédures de redressement judiciaire ouvertes par les juridictions, lorsque cela est possible par voie de continuation ou de cession.

Nous sommes aujourd'hui, toutes professions confondues, 479, soit 140 études d'administrateurs judiciaires et 339 études de mandataires judiciaires. Pour la profession d'administrateurs judiciaires, le Conseil a une compétence nationale, et c'est une commission nationale, composée de magistrats, d'un inspecteur des finances, d'un magistrat de la Cour des comptes, d'un universitaire et de professionnels en nombre minoritaire, qui statue en matière d'inscription et de discipline. La même situation prévaut au niveau régional pour les mandataires judiciaires.

Le Conseil national, que je préside, a été créé par la loi n° 90-1259 du 31 décembre 1990 portant réforme de certaines professions judiciaires et juridiques. Entre le 1er janvier 1986, date d'application de la loi du 25 janvier 1985 et le 31 décembre 1990, il n'existait aucune institution prévue par la loi chargée de représenter la profession. Aux termes de la loi, le Conseil national poursuit trois objets : représenter la profession, assurer la formation et l'organisation matérielle des examens professionnels, contrôler les études.

L'essentiel des fonctions des administrateurs judiciaires concerne les procédures collectives. Ils sont désignés par les tribunaux de commerce et les tribunaux de grande instance dans les procédures collectives civiles. Il faut, pour cela, être inscrit sur une liste spéciale. Xavier Huertas, installé récemment, vient de passer les deux examens pour exercer tant en matière commerciale que civile. Les missions judiciaires peuvent être soit de représentation, c'est-à-dire la substitution pure et simple de l'administrateur judiciaire aux organes de gestion, soit d'assistance, ce qui consiste en la création d'une direction bicéphale où le dirigeant de l'entreprise et l'administrateur ne peuvent rien faire l'un sans l'autre et où leur désaccord se tranche par l'arbitrage du juge-commissaire ou de la juridiction qui désigne l'administrateur.

La mission de surveillance est une mission de contrôle de l'activité a posteriori. Nous avons également la possibilité d'être désignés en qualité d'administrateurs provisoires pour nous substituer à des organes de gestion défaillants. Il existe encore d'autres mandats plus spécifiques : convocation d'assemblée générale, intervention, depuis la loi du 10 juin 1994, dans le cadre des procédures de prévention ou de conciliation, telle la liquidation amiable, judiciaire ou non. Il en va de même pour les mandataires, qui, dans le cadre des procédures collectives, sont désignés en qualité de représentants des créanciers lorsqu'est décidé un redressement judiciaire - les fonctions de gestion et celles de représentation des créanciers sont donc bien séparées - ou une liquidation judiciaire prononcée d'entrée.

Le Conseil national est extrêmement sensible aux questions de formation. Il s'efforce de l'organiser pour nos stagiaires avec la préparation de l'examen professionnel en collaboration avec l'université de Paris Dauphine depuis plusieurs années et à l'occasion de plusieurs types de manifestations organisées par le Conseil national à l'égard des professionnels.

Nous avons également le souci des contrôles qui nous sont confiés par la loi. Notre profession est contrôlée de différentes façons. D'abord, par l'existence au sein de nos études d'un commissaire aux comptes qui a l'obligation de s'assurer de la représentation des fonds, aujourd'hui dans le cadre d'une attestation annuelle qui est remise tant au Conseil national qu'au parquet général et à la Chancellerie. Ensuite, un contrôle de qualité ; contrôle quadriennal confié au Conseil national, il porte sur le fonctionnement des études. Il peut amener le Conseil national à appeler l'attention du parquet sur des dysfonctionnements. Un contrôle occasionnel peut être mené à l'initiative du bureau du Conseil national lorsque des dysfonctionnements ont pu apparaître. Nous sommes essentiellement alertés par les parquets et par la « sinistralité », communiquée par la Caisse de garantie. Nous avons été amenés à opérer un certain nombre de contrôles occasionnels liés à une sinistralité qui peut démontrer, mais pas toujours, un dysfonctionnement. Nous pouvons également être informés de dysfonctionnements par des plaintes de débiteurs ou de créanciers. J'ajoute à la liste des raisons qui suscitent les contrôles occasionnels le stock trop important de dossiers dans une étude.

Le troisième type de contrôle institutionnel est l'inspection. Elle est réservée pour les cas les plus graves et s'instrumente à la seule diligence du magistrat chargé de l'inspection qui dépend de la Chancellerie.

M. le Président : L'unique magistrat ; n'y en a-t-il qu'un seul ?

M. Jean-Louis LAUREAU : Aujourd'hui, à la Chancellerie, oui. À cet égard, le Conseil national souhaite émettre quelques propositions. Nous représentons aujourd'hui 5 500 salariés. La structure moyenne d'une étude compte dix salariés. Le Conseil national est de création récente. La loi de 1990 est intervenue notamment à la suite d'initiatives prises par les organisations syndicales. La question d'alors était de savoir s'il fallait un ou deux conseils nationaux. Le législateur a choisi de regrouper les deux professions au sein d'un conseil unique.

M. le Président : Pouvons-nous revenir aux questions relatives à l'inspection ?

M. Jean-Louis LAUREAU : Il est un contrôle oublié facilement faute d'être institutionnel ; c'est celui pratiqué en permanence par les débiteurs, par les créanciers, comme par le parquet, partie principale à la procédure collective ou par les juges. C'est là un contrôle permanent ; le juge-commissaire est chargé de la surveillance des procédures. Il arrive qu'un contrôle occasionnel soit déclenché par des plaintes des débiteurs, mais nous travaillons toujours sous l'autorité du tribunal. Même si nous avons des propositions à faire en la matière, il est difficile de considérer qu'il y aurait aujourd'hui absence ou même défaillance des contrôles.

Nous avons subi un très grave sinistre, celui de Nanterre, où nous avions affaire à deux voyous. Je ne sais pas éviter ce type de situation. Mais c'est la profession qui a découvert le détournement. L'on a beau multiplier les contrôles, si quelqu'un veut voler - c'est le terme -, il le fera toujours le lendemain du contrôle.

Il n'en demeure pas moins qu'à l'égard de ce sinistre, la profession a fait face ; nous avons de notre poche réglé la totalité du sinistre afin d'éviter que les tiers ne soient lésés. Cela a représenté pour la plupart d'entre nous un très gros effort.

M. le Président : Vous avez détaillé les contrôles. Néanmoins, l'impression qui nous anime est qu'ils resteraient insuffisants. Que proposez-vous ?

M. Jean-Louis LAUREAU : La profession a plusieurs propositions. En termes de formation, il s'agirait d'institutionnaliser les projets. Ainsi, sous le contrôle d'une commission paritaire où siégeraient des magistrats et des universitaires, nous souhaitons très clairement institutionnaliser la formation.

M. le Président : La formation était-elle de nature à modifier le comportement des personnels de Nanterre ?

M. Jean-Louis LAUREAU : Probablement pas. L'un d'eux avait 24 ans, avait fait Math. sup., Math. spé., Sciences Po. et HEC. Ce n'est donc pas un problème de formation, mais de moralité.

M. le Président : Concrètement, à Nanterre, des fonds ont été détournés ?

M. Jean-Louis LAUREAU : Tout à fait, il s'agissait de vol.

M. le Président : Si le détournement n'était pas maquillé, comment ne pas s'en être aperçu avant ? Cela porte sur des sommes importantes et sur une longue période.

M. Jean-Louis LAUREAU : Les contrôleurs professionnels ne sont pas intervenus, car ils n'ont pas à le faire s'agissant de la représentation des fonds. C'est là le rôle du commissaire aux comptes.

M. le Président : Il était de mèche ? Est-il mis en examen ?

M. Jean-Louis LAUREAU : Non, mais il est mis en cause.

M. le Président : Les services demanderont les réquisitions prises par le parquet sur ce point. Dans la liste des différents contrôles, c'est celui-là qui n'a pas fonctionné.

M. Jean-Louis LAUREAU : Oui, très clairement. Mais cela ne porte que sur un exercice.

Notre souhait en la matière est que le commissaire aux comptes ne procède plus par une seule attestation annuelle, mais deux, sachant qu'en toute hypothèse un contrôle de commissaire aux comptes devrait être permanent. C'est là sa mission.

M. le Président : Que proposez-vous d'autre, car votre profession, avec trois sinistres comme celui-ci, disparaît ?

M. Jean-Louis LAUREAU : Non, deux suffiraient.

M. le Président : C'est un gros sinistre. Admettons que l'on en trouve deux ou trois identiques pour le même volume et vous seriez ruinés, mais de plus petits sinistres seraient déjà inacceptables pour l'opinion publique.

M. Jean-Louis LAUREAU : Nous proposons deux attestations annuelles, sachant que le contrôle des commissaires aux comptes devrait être permanent ainsi que le prescrit leur statut.

Nous souhaitons par ailleurs que les contrôles ne soient plus quadriennaux. Ils pourraient avoir lieu, non pas tous les deux ans, mais tous les trois ans. Nous souhaitons avoir la possibilité de saisir directement les commissions de discipline en cas de dysfonctionnements décelés par les contrôles. Au surplus, nous souhaitons que le Conseil national ait la possibilité de faire appel des décisions des commissions de discipline. Dans un exemple récent, j'ai été amené à demander à la Chancellerie de faire appel d'une décision où la sanction était insuffisante. Il est probable que nous avions raison puisque la cour d'appel a radié la personne concernée.

M. le Président : Quelle affaire était en cause ?

M. Jean-Louis LAUREAU : Une affaire de Paris, celle mettant en cause la banque Galière.

Nous souhaitons agir directement envers les commissions de discipline. Nous souhaitons également qu'une recommandation du Conseil national qui prévoit l'obligation de déposer la totalité des fonds à la Caisse des dépôts et consignations prenne force de loi. C'est là une recommandation ancienne.

M. le Président : Qui n'a pas été suivie.

M. Jean-Louis LAUREAU : Qui ne l'a pas toujours été.

M. le Rapporteur : De quand date-t-elle ?

M. Jean-Louis LAUREAU : Du 27 février 1996.

M. le Président : Vous souhaiteriez que ce soit une obligation légale. L'on se demande pourquoi à l'occasion de toutes ces réformes, notamment celle de 1994, l'on n'a pas prévu cela ; les sinistres étaient déjà connus. Aviez-vous alors présenté cette proposition à la commission des lois ?

M. Jean-Louis LAUREAU : Nous n'avons pas été entendus.

M. le Président : Vous auriez dû demander à l'être.

M. le Rapporteur : Je souhaiterais obtenir le sentiment des uns et des autres sur le bilan que l'on peut tirer du passé. Vous émettez un certain nombre de propositions, qui vous honorent, sur la façon pour la profession de s'autocontrôler et sur l'installation d'un certain nombre de verrous sur la gestion des fonds. Vous employez des mots forts à l'adresse de vos confrères. Considérez-vous que ce sinistre excepté, la profession se porte bien et répond aux missions confiées par les textes et par les tribunaux ? Et, en dehors des questions relatives au contrôle, quels sont les points sur lesquels vous aimeriez une amélioration ?

M. Jean-Louis LAUREAU : Je crois que l'on ne parle pas des trains qui arrivent à l'heure, ce qui est le cas de la plupart des trains en matière de procédure collective alors même que c'est un lieu de conflits permanents. Il ne faut pas perdre de vue que la procédure collective gère le conflit entre un débiteur et son créancier, entre les créanciers, entre le banquier et le fournisseur, entre les salariés, dont le souci légitime est d'être payés et de conserver leur emploi. Le conflit est permanent. Il est assez normal que nous soyons au milieu de ce conflit. Globalement, la profession donne satisfaction.

J'ai évoqué, déjà, la sauvegarde de 150 000 emplois, l'on n'en parle pas assez. Quand un dossier réussit - il y en a énormément, surtout depuis la loi de 1985 -, l'on conserve une entreprise, une activité économique, un emploi. Je ne suis pratiquement jamais interrogé sur le point de savoir pourquoi l'on a réussi à sauver telle ou telle entreprise. Globalement, la profession donne parfaitement satisfaction.

M. Jean-Yves AUBERT : Le rôle du mandataire judiciaire à la liquidation des entreprises est tout à fait différent de celui de l'administrateur judiciaire. Il intervient en fin de procédure. Il doit constater, comme le fait le tribunal, le décès de l'entreprise. Nous intervenons lorsqu'il n'existe plus pour l'entreprise de solutions viables. Mais, pour conforter les propos de Jean-Louis Laureau, nonobstant l'existence d'une liquidation judiciaire, l'on parvient parfois à sauver des entreprises et des emplois. Mais il est clair que la proportion est infinitésimale par rapport aux emplois sauvés en matière de redressement judiciaire. Il faut savoir que les procédures collectives que nous gérons dans nos cabinets concernent souvent une personne et un ou deux salariés. 90 % des procédures collectives concernent des petites entreprises artisanales, le boulanger et son apprenti, le maçon et ses deux salariés. Rares sont les grosses entreprises faisant l'objet d'une liquidation judiciaire dans nos tribunaux, car les juridictions essaient préalablement, avec le ministère public et l'administrateur désigné, de sauver le maximum d'emplois en poussant la procédure à son terme. Lorsque nous sommes désignés, nous avons un rôle de constat et nous payons selon l'ordre imparti par les textes.

M. le Rapporteur : Au-delà de ces éléments de satisfaction, je voudrais aborder des éléments un peu plus fâcheux.

Il est vrai qu'il y a eu focalisation de la presse sur l'affaire Sauvan-Goulletquer. Mais nous nous sommes fait communiquer par la Chancellerie le nombre d'affaires pénales en cours qui concernent les administrateurs judiciaires et les mandataires-liquidateurs. Au nombre de trente-six, certains dossiers impliquent plusieurs de vos confrères et parfois des magistrats consulaires. Nous sommes prêts d'atteindre dix pour cent des effectifs de votre profession. Je ne parle pas des nombreuses affaires disciplinaires qui interviennent postérieurement à la sanction pénale.

Je souhaiterais tout de même avoir vos réactions face à une telle situation. Ils signifient qu'à chaque fois que l'on entre dans une procédure collective, l'on compte - au vu des statistiques actuelles - une chance sur dix de tomber sur une personne qui commet des délits.

M. Jean-Louis LAUREAU : Certains peuvent être relaxés !

M. le Rapporteur : D'autres sont condamnés. Il n'empêche, la mise en examen marque la reconnaissance d'indices concordants d'infractions.

Vous parlez de l'affaire Sauvan-Goulletquer comme d'un sinistre. Deux administrateurs judiciaires ont utilisé les fonds des entreprises dont ils étaient en charge dans le cadre d'une poursuite d'activités, ils les ont placés sur un compte personnel et l'argent a disparu dans des conditions qui n'ont toujours pas été élucidées, d'où l'incarcération pour abus de confiance aggravé de l'un des deux administrateurs. Il a été établi, par une procédure elle aussi en cours, que 42 de vos confrères avaient procédé à ce type de placement. C'est une proportion qui dépasse les dix pour cent. Il n'y a pas eu poursuite alors que, pour le coup, sont constitués les éléments d'un délit de malversation qui fait aujourd'hui l'objet de recommandations adressées par voie de circulaires par la Chancellerie à tous les parquets généraux. Elles expliquent que tous ceux qui, administrateurs judiciaires ou mandataires-liquidateurs, placeraient des fonds sur des comptes pour en capter les bénéfices devraient être poursuivis. C'est là une nouvelle position de la Chancellerie qui, des années durant, a fermé les yeux. Il n'empêche que les redressements fiscaux afférents à l'enrichissement illégal ont abouti à épingler quarante-deux de vos confrères. D'un côté, trente-six procédures pénales, de l'autre, quarante-deux redressements fiscaux ...

M. Jean-Louis LAUREAU : Ce peuvent être les mêmes.

M. le Rapporteur : Pas forcément, les chefs d'inculpations ne correspondent pas. Il y a des faux en écritures privées, des tentatives d'abus de confiance, des vols, des escroqueries, des escroqueries aggravées, des infractions passibles de l'article 216 de la loi n° 85-98 du 25 janvier 1985.

M. Jean-Louis LAUREAU : Vous parlez de 42 confrères épinglés. Vous possédez une information dont je ne dispose pas. Je l'ai lu dans la presse, mais, en tant que président du Conseil national, je ne l'ai pas ! Je ne puis en conséquence répondre sur une information que je n'ai pas. La Chancellerie comme le ministère des finances ne m'ont absolument rien communiqué.

M. le Président : Avez-vous une information sur le nombre d'administrateurs qui, à une certaine époque, ont pu commettre de tels faits ?

M. Jean-Louis LAUREAU : Je n'ai absolument aucune information sur le sujet.

M. le Président : Des banques s'étaient-elles spécialisées pour émettre des propositions en cette matière ? Des rumeurs courent.

M. Jean-Louis LAUREAU : C'est très clair pour la SDBO. Je crois même savoir qu'une plainte a été déposée par la SDBO.

M. le Président : Contre qui ?

M. Jean-Louis LAUREAU : Je ne sais.

M. le Président : Nous vérifierons auprès de la Chancellerie.

M. Jean-Louis LAUREAU : Rivaud est la banque concernée par l'affaire Sauvan-Goulletquer. Il en irait de même pour Galière.

M. le Rapporteur : Ce sont des faits connus et révélés par la presse. À moins que vous ne vous parliez pas entre confrères, il est tout à fait étonnant que vous n'ayez aucune information sur ces abus à répétition. Que vous ayez recouru une fois à la caisse de garantie d'accord, mais quarante-deux redressements fiscaux sans que jamais vous n'en ayez entendu parler !

M. Jean-Louis LAUREAU : Je n'ai pas d'information sur le nombre de quarante-deux.

M. le Rapporteur : Mais vous en avez sur les pratiques.

M. Jean-Louis LAUREAU : Vous trouverez au dossier préparé pour votre commission une délibération du Conseil national recommandant de déposer la totalité des fonds à la Caisse des dépôts et consignations et de ne pas se livrer à de telles pratiques.

M. le Président : De quelle date ?

M. Jean-Yves AUBERT : Nous vous la ferons parvenir.

M. le Rapporteur : L'affaire Sauvan-Goulletquer a de quoi faire jaser. Elle engendre des cotisations élevées. Y a-t-il eu, préalablement à l'ouverture de l'information judiciaire, un contrôle de la part de la profession sur l'étude ?

M. Jean-Louis LAUREAU : Il n'y en a pas eu un, mais trois en l'espace de quatre ans. Le premier contrôle a été opéré dans leur structure des DOM, ce qui a d'ailleurs permis à l'époque de signaler - cela fit l'objet d'une recommandation du Conseil national - la quasi-impossibilité de gérer une affaire à huit mille kilomètres de chez soi. À ce titre, deux contrôles furent effectués. L'année qui a précédé la découverte du sinistre, l'un permit de révéler des dysfonctionnements, notamment au niveau du rendu des comptes.

M. le Rapporteur : Mais cela était postérieur au sinistre.

M. Jean-Louis LAUREAU : Non, antérieur à sa découverte. Ce rapport a été diffusé au parquet et à la Chancellerie.

M. le Rapporteur : Pourriez-vous nous le faire passer ? Qui en était chargé ?

M. Jean-Louis LAUREAU : De mémoire, Maîtres Philippot et Becquet.

M. le Président : En clair, ils n'ont rien vu !

M. Jean-Louis LAUREAU : Ils ont vu qu'il n'y avait pas de reddition des comptes ; ce point est certain. Cela dit, j'insiste sur le fait qu'ils n'étaient pas chargés de vérifier la représentation des fonds alors que là résidait le problème.

M. le Président : Ont-ils appelé l'attention du commissaire aux comptes ?

M. Jean-Louis LAUREAU : Il est certain qu'en l'espèce le commissaire aux comptes n'a pas joué son rôle.

M. le Président : Qui était-ce ?

M. Jean-Louis LAUREAU : Mme Hénault. J'ajoute que dans le cadre des contrôles occasionnels, le Conseil national souhaiterait bénéficier de la possibilité de faire participer le commissaire aux comptes lorsque cela lui paraît nécessaire.

M. Jacky DARNE : L'une des personnes qui connaît le mieux votre fonctionnement est le président du tribunal de commerce de Paris. Lors de la dernière Conférence générale des tribunaux de commerce, un certain nombre de commentaires ont été formulés sur votre profession. Qu'en pensez-vous ?

Le rapporteur de cette instance, qui est le président du tribunal de commerce de Lyon, écrit : « Les devoirs d'un mandataire de justice sont, dans notre esprit, très supérieurs à ceux d'un auxiliaire de justice tel l'avocat qui, s'il doit certes respect et considération aux juridictions n'est pas, fonctionnellement, leur obligé. Lorsqu'on est directement investi d'une telle mission par l'institution judiciaire, on est astreint à une rigueur déontologique qui va, évidemment, bien au-delà des seuls interdits légaux. (...) Au nom de ce principe et de la confiance que nous accordons à ces femmes et à ces hommes, nous devons nous interroger et proposer. L'acuité des questions en cause permet au surplus, et dans un souci de clarté, de le faire sans développements superflus, par énumération et sans véritable ordre hiérarchique.

- Le mode de calcul de la rémunération des mandataires judiciaire n'est pas adapté et, à notre sens, ne l'a d'ailleurs jamais été. L'application pratique de certaines de ses dispositions est choquante. (...) Le tarif doit être repensé. Cette refonte est urgente.

- Les fonds détenus pour le compte de tiers doivent, sans aucune exception, être versés à la Caisse des dépôts et consignations et leur gestion, par cet organisme, doit impérativement se faire à travers des sous-comptes individualisés.

- Le recours à des tiers (experts, sociétés de recouvrement, spécialistes divers) pour effectuer des tâches en « sous-traitance » doit, sous le contrôle du juge, être strictement réglementé.

- Les mandataires-liquidateurs doivent, comme les administrateurs, avoir une compétence territoriale plus étendue, voire nationale, ouvrant, pour les juridictions, des possibilités de choix actuellement, ici ou là, inexistantes ou insuffisantes.

- Les administrateurs et mandataires judiciaires exercent leur activité sous la surveillance du ministère public. Il faut que les parquets aient la volonté et/ou les moyens de remplir pleinement cette mission.

Complémentairement et à défaut d'une rigoureuse procédure d'autocontrôle de la profession, il est impératif que des mécanismes adaptés soient prévus, étant précisé qu'il n'est pas dans la fonction des magistrats du siège que sont les juges des tribunaux de commerce d'effectuer ces tâches d'inspection et de contrôle financiers et/ou déontologiques.

- L'utilité de la seule fonction de représentants des créanciers n'apparaît pas toujours évidente. D'autres moyens de gestion des passifs ne sont-ils pas envisageables ?

- Une grande partie des critiques adressées à ces professions ne vient-elle pas de son caractère fermé ? Elles doivent accepter qu'à leur monopole de fait, soit substituée l'ouverture à d'autres professionnels, tels des avocats, dont la compétence aurait été reconnue et certifiée.

La technicité de certaines procédures commande qu'il puisse, notamment, être fait appel à des personnes physiques ou morales spécialisées. À titre d'exemple, il nous semble anormal que la Caisse des dépôts et consignations ne puisse être désignée comme liquidateur d'un établissement financier. »

Voilà une énumération établie par des gens que l'on ne peut suspecter de vous méconnaître et qui est implicitement une critique très rigoureuse.

Pour terminer, je voudrais revenir sur les commissaires aux comptes défaillants, puisque vous y avez fait allusion. Or, ceux-ci se plaignent très souvent de la grande difficulté à contrôler les comptes des sociétés en situation de redressement judiciaire, à obtenir des informations et à avoir accès aux dossiers. L'inertie que leur opposent les professionnels est une remarque que les commissaires aux comptes formulent fréquemment.

De quelle façon permettez-vous le contrôle des comptes au titre des dossiers dont vous avez la charge ?

Vous portez un jugement globalement positif ; les présidents de tribunaux de commerce semblent dire que globalement cela va mal.

M. Jean-Louis LAUREAU : Je crois avoir entendu dans votre exposé - qui correspond à l'intervention de M. Nougein - que les magistrats consulaires ne seraient pas chargés du contrôle. En tant que juges-commissaires, les magistrats consulaires doivent exercer un contrôle sur les mandataires : c'est la loi qui les contraint à ce contrôle. Permettez-moi d'être surpris par les propos de M. Nougein !

Cela étant, que les rémunérations ne soient pas adaptées, je n'en sais rien ; ce que je sais c'est que le décret qui prévoit nos modes de rémunération est extrêmement compliqué - c'est certain. Il n'en reste pas moins que ce n'est pas la profession qui a décidé des termes de ce décret. Je ne crois pas d'ailleurs à l'époque y avoir été associé.

Au sujet de votre dernière question qui porte sur les commissaires aux comptes, je suis obligé de répondre en fonction de mon expérience personnelle. Je ne vois pas quelles difficultés liées à la communication des comptes des entreprises en redressement judiciaire se posent. C'est rigoureusement la même chose si elles poursuivent leur exploitation qu'une entreprise in bonis. En revanche, l'on rencontre parfois des problèmes d'appréhension du commissaire aux comptes lorsque l'entreprise a été amenée à déposer son bilan. Il faut en avoir conscience.

M. Jacky DARNE : Et s'agissant du recours au tiers pour effectuer les tâches de sous-traitance ?

Vous êtes payés pour une mission. En réalité, vous avez recours à une sous-traitance qui entraîne un supplément d'honoraires, lequel n'est pas toujours déduit de vos rémunérations, mais présenté au juge-commissaire comme montant supplémentaire.

M. Jean-Louis LAUREAU : Le recours à la « sous-traitance » pour employer votre expression, est réglementé par les textes ; autrement dit, le Conseil national n'a pas attendu que les problèmes se posent pour arrêter une recommandation sur le sujet - vous la trouverez dans notre dossier. Toute la question qui se pose en matière de « sous-traitance » est de savoir ce qui entre ou non dans le cadre de la mission de l'administrateur judiciaire ou du mandataire judiciaire en termes d'expertise technique industrielle. L'expertise comptable reste souvent indispensable, notamment dans le cadre de la recherche de responsabilité, lorsque la désorganisation des services comptables ne permet pas d'y voir clair. Or il faut souvent y voir clair extrêmement rapidement. Au cours de ma carrière, j'ai eu affaire à des industries différentes. Je sais que je ne sais pas tout. Il est souvent indispensable d'avoir recours à des conseils. Par ailleurs, il faut recourir à des professions réglementées, tels les commissaires priseurs - je n'ai pas qualité pour vendre aux enchères -, les notaires - je n'ai pas qualité pour rédiger un acte de vente d'immeuble -, les avocats pour la représentation devant les tribunaux, les avoués à la cour. La notion de sous-traitance repose sur de multiples situations, toutes différentes. La question qui se pose est de savoir ce qui relève ou non de notre tâche.

M. le Président : Premièrement, il est très souvent avancé que les missions sous-traitées n'entrent pas dans la tâche du mandataire et que l'on doit donc la rémunérer en plus. On dit, d'une façon générale, que l'on abuse d'un tel recours parfois systématique.

M. Jean-Louis LAUREAU : Le texte le prévoit, monsieur le Président.

M. le Président : Deuxièmement, on peut se demander s'il ne revient pas à l'administrateur de payer le professionnel qui lui donne des conseils.

M. Jean-Louis LAUREAU : Cela dépend du type de conseil. S'il s'agit d'expertise technique, ce n'est pas chose simple.

M. le Président : Selon vous, il n'y a pas d'abus en la matière ?

M. Jean-Louis LAUREAU : Je serai malvenu de le dire, puisque je viens de déclarer que le Conseil national a pris la précaution de prendre une recommandation spécifique sur le sujet. Je ne vous cache d'ailleurs pas que nous avons d'ores et déjà l'intention de la remettre sur l'établi.

M. le Président : C'est dire qu'elle a besoin d'être complétée.

M. Jean-Louis LAUREAU : On ne s'améliore qu'en se remettant en cause.

M. Jacky DARNE : Je reviens sur quelques questions auxquelles vous n'avez pas pu répondre, tant l'énumération était longue.

L'insuffisance de l'autocontrôle de la profession et donc la nécessité de mécanismes ou de structures de contrôle en matière déontologique ont été évoquées. En complément, ma question est celle-ci : comment sont organisées vos études ? Le titulaire, l'administrateur doit suivre un stage et remplir un certain nombre de conditions d'aptitude, mais qu'en est-il de vos collaborateurs ?

Pour vous quatre - à moins que vous ne disposiez de statistiques portant sur la profession -, quel est le nombre d'affaires suivi en moyenne par un administrateur ? Quels sont vos collaborateurs et quelles sont leurs compétences habituelles ? Quels sont les collaborateurs de tâche d'exécution - secrétariat ou autre ? Comment les études sont-elles structurées ? Disposez-vous de règles indicatives, de conseils, permettant de s'assurer que celui qui suit réellement une affaire n'est pas le troisième collaborateur quand il a du temps à la place du professionnel désigné par le tribunal ? Dans votre profession, quelles sont les règles qui permettent de s'assurer de la compétence et de la diligence normale que l'on peut attendre d'un professionnel, de la manière dont, finalement, on traite un dossier ? Pour s'en assurer, le mode de fonctionnement d'une étude est un élément décisif.

M. Jean-Louis LAUREAU : On ne peut répondre à cette question qu'en fonction d'une expérience personnelle. La plupart des études sont hiérarchisées et organisées en deux parties : une fonction comptable, pour l'essentiel la passation d'écritures ; une fonction de traitement des dossiers. Généralement, les deux fonctions sont séparées à l'intérieur d'une étude, les patrons surveillant les deux fonctions.

Du point de vue de la formation du personnel, les choses ont beaucoup évolué ces dernières années. Je le constate de plus en plus s'agissant des stagiaires inscrits tant à la commission nationale qu'à la commission régionale dans le cadre des formations que j'organise à Paris Dauphine. Ils atteignent un niveau bac + 5 ou bac + 6 ou sortent des grandes écoles de commerce. On rencontre de plus en plus de HEC, d'ESSEC ou de Sup de co, que ce soit chez les mandataires ou les administrateurs.

M. Jacky DARNE : Je citerai un exemple concret que j'ai relevé récemment à l'occasion d'un déplacement. Un liquidateur a pour seul collaborateur une secrétaire et a en charge 600 dossiers. Une simple division démontre qu'il peut consacrer trois heures par an à chaque dossier, de même que sa secrétaire qui doit naturellement assumer le secrétariat et la gestion des rendez-vous. Cela vous paraît-il un rapport convenable ? Je reviendrai symétriquement sur les affaires en redressement : quel est le bon rapport ? Vous-mêmes, combien avez-vous d'affaires, de collaborateurs ? Un travail de qualité passe par des moyens matériels.

M. Jean-Yves AUBERT : Vous évoquez un confrère qui emploie un salarié et traite 600 dossiers. Il convient tout d'abord de connaître la gestion de ce confrère au niveau de ses dossiers. Vous admettrez comme moi que les dossiers tournent, qu'ils sont vivants ; il y a des dossiers que l'on reçoit et des dossiers qui se terminent, lentement mais sûrement.

Si, bien sûr, l'on établit un rapport brutal - un confrère, une salariée, 600 dossiers - cela permet d'imaginer que ce confrère a eu dans son portefeuille, en une seule année, 600 dossiers. Si tel est le cas, j'ai le regret de constater que ce confrère n'est pas organisé comme il le devrait. Cela voudrait dire qu'il ne répond pas aux besoins de sa juridiction.

Tout à l'heure, M. Laureau évoquait les contrôles quotidiens. Si un confrère ne répond pas de façon systématique aux créanciers, aux salariés ou au téléphone, s'il ne le fait pas régulièrement, les personnes citées se plaindront auprès du président du Tribunal, au procureur de la République, au Conseil national. Dans le cas dont vous nous entretenez de façon tout à fait générique, il est difficile de se prononcer. Mais s'il s'agit d'un confrère qui arrive à gérer 600 dossiers en deux ans avec l'aide d'une seule collaboratrice, peut-être dispose-t-il d'une organisation extraordinaire en matière informatique et en matière comptable.

Je voudrais moduler maintenant les propos de mon collègue sur les mandataires judiciaires. Le métier de mandataire judiciaire est relativement différent de celui d'administrateur judiciaire, dans la mesure où nous gérons des entreprises arrêtées.

Lorsque nous sommes désignés - je parle sous le contrôle de ma consoeur, Françoise Lonné -, la première priorité à laquelle nous ayons à répondre est le règlement du dossier des salariés. Nous disposons en outre de délais fixes pour licencier. Il faut donc aller très vite et essayer de faire en sorte que les salariés, qui subissent déjà un choc psychologique au moment du dépôt de bilan de l'entreprise et du licenciement, n'en subissent pas un second lié aux problèmes inhérents à leur situation financière et à la gestion de leur situation sociale. En second lieu, nous devons dresser l'inventaire. Ainsi que le déclarait Maître Laureau, n'étant pas des techniciens de l'inventaire, nous envoyons un commissaire priseur sous l'autorité du juge-commissaire - nous demandons une ordonnance. Débute alors un phénomène de revendications, de réalisations. En matière de mandatement judiciaire et de liquidation d'entreprise, nous sommes hors du circuit économique normal. Des contraintes s'imposent à nous qui ne s'imposent pas aux entreprises in bonis. Lorsqu'un tiers revendique un bien dans le cadre d'une procédure, nous sommes obligés de rendre compte au juge-commissaire que telle société revendique son bien. D'où la nécessité d'une organisation serrée.

M. le Président : Combien avez-vous de salariés ?

M. Jean-Yves AUBERT : Actuellement, au tribunal de commerce de Chalon-sur-Saône, je gère à peu près 355 missions de mandataire judiciaire et une cinquantaine de missions de représentant des créanciers dans le cadre de procédures où je ne suis que représentant des créanciers, soit au total 400 dossiers.

J'ai deux collaborateurs, dont l'un est un jeune confrère ayant obtenu son examen à la fin de l'année dernière, avec lequel je m'associerai dans le futur. Parallèlement, j'emploie trois secrétaires, un service comptable tenu par une personne ; elle est la seule à avoir accès au service comptable de l'étude. J'emploie également une personne qui s'occupe de la gestion des salariés, des états de salaire, toutes choses complexes.

En tout, j'emploie sept personnes à plein temps.

M. le Président : Quel est le chiffre d'affaires de votre étude ?

M. Jean-Yves AUBERT : Pour l'étude de Chalon-sur-Saône, il est d'environ 9 millions de francs.

M. le Président : Nous allons poser la même question à chacun d'entre vous.

M. Xavier HUERTAS : J'enregistre 80 affaires de redressement judiciaire. Ainsi que l'exposait le président Laureau, nous avons des mandats ad hoc et des conciliations, soit une vingtaine par an au maximum, et des dossiers civils, puisque je suis également administrateur civil, nommé par les tribunaux de grande instance, à hauteur de cinquante dossiers de succession et de copropriété, soit un total de 150 dossiers par an.

J'emploie quatre collaborateurs ayant un niveau d'études bac+5, une collaboratrice qui a son diplôme de notaire, un collaborateur qui, douze ans durant, fut patron de contentieux d'une grande banque, une collaboratrice ayant une maîtrise de droit et une autre formée en sciences économiques - de niveau maîtrise et DESS. Travaillent également un comptable interne, cinq secrétaires. Un contrôle permanent est exercé par un cabinet d'expertise comptable externe qui a mission de procéder à des contrôles inopinés au sein de ma comptabilité.

Le chiffre d'affaires moyen se situe, sur les trois dernières années, à 5 millions de francs hors taxes.

Mme Françoise LONNÉ : Je suis en société civile de moyens (SCM). Nous sommes deux mandataires judiciaires. Je ne connais pas le chiffre d'affaires de ma consoeur pour l'année 1997, car je n'ai pas pensé à le lui demander avant de venir, mais je vous donnerai l'information adaptée à mon étude. Dans la SCM, je suis un professionnel indépendant. J'utilise les services de la SCM et notre partage s'opère au prorata de notre « consommation » dans la SCM, auquel le personnel est attaché.

Actuellement, je traite 700 dossiers de mission de liquidation judiciaire et de représentant des créanciers. J'ai un plan de redressement par cession en tant que mission de commissariat au plan, 38 plans de commissariat au plan, plans par continuation, deux liquidations amiables, une mission de représentant de masses des obligataires et deux expertises ; ces dernières missions sont annexes, mais restent des missions judiciaires.

La SCM emploie douze personnes.

M. Jacky DARNE : La partie que vous avez décrite concerne votre seule activité, alors que les douze personnes employées travaillent pour la SCM.

Mme Françoise LONNÉ : Ma consoeur n'est en exercice que depuis trois ans. Elle doit avoir en stock environ 300 dossiers.

La SCM emploie un collaborateur doté d'un diplôme d'huissier et un diplôme d'études supérieures comptables et financières (DESF) ; il prépare actuellement le diplôme de mandataire judiciaire ; deux collaborateurs ont un diplôme d'études comptables et financières (DECF) ; une collaboratrice a une formation notariale, non un diplôme de notaire, et ensuite des secrétariats plus ou moins élaborés.

Pour 1997 et en ce qui me concerne, j'ai réalisé un chiffre d'affaires de 4 millions de francs.

M. Jean-Louis LAUREAU : Je suis en société civile professionnelle. Nous sommes deux. J'emploie trente-deux salariés.

M. le Président : De niveau comparable ?

M. Jean-Louis LAUREAU : Non. Il y a un HEC, un ISA, un DESS d'économie, un titulaire d'une maîtrise de gestion, deux d'une maîtrise de droit, les autres personnes formant pour l'essentiel le secrétariat ; trois personnes sont à la comptabilité.

Mon chiffre d'affaires est de 20 millions de francs par an.

M. le Rapporteur : Combien déclarez-vous de revenus annuels en moyenne sur les cinq dernières années ?

J'ai déjà posé la question devant la presse à Maître Segard à Auxerre qui a refusé de répondre. Vous pouvez refuser de la même façon. Mais nous serions intéressés de savoir combien aujourd'hui les mandataires-liquidateurs gagnent à constater le décès d'une entreprise et à répartir ce qui reste aux créanciers.

M. Jean-Yves AUBERT : Je ne puis vous répondre pour l'année 1997 n'ayant pas encore rempli ma déclaration d'impôts.

M. le Rapporteur : Sur les cinq dernières années en moyenne.

M. Jean-Yves AUBERT : Je me situe dans la tranche d'imposition la plus élevée de la grille fiscale.

M. le Rapporteur : Cela ne nous dit rien de précis ! 9 millions de francs de chiffre d'affaires et sept salariés : j'imagine que vous ne leur donnez pas 1,5 million de francs chacun !

M. Jean-Yves AUBERT : En moyenne, le montant imposable peut varier entre 3 et 4 millions de francs par an.

M. le Rapporteur : De revenus imposables ou d'impôts par an ?

M. Jean-Yves AUBERT : Non, d'impôts.

M. le Président : Provenant de votre étude ?

M. Jean-Yves AUBERT : Tout à l'heure, je vous ai indiqué le chiffre d'affaires que j'ai réalisé sur l'étude de Chalon-sur-Saône. J'ai également une petite activité à Mâcon et une activité à Dole qui génère des ressources supplémentaires.

M. le Président : Les impôts que vous avez évoqués correspondent à... ?

M. Jean-Yves AUBERT :  À l'ensemble des trois activités.

M. le Président : Et sur Nice ?

M. Xavier HUERTAS : J'ai procédé à une moyenne pondérée sur les trois dernières années. Après impôts, j'ai gagné net 900 000 francs par an sur trois ans.

M. le Président : Vous n'avez que votre seule charge comme revenus ?

M. Xavier HUERTAS : Oui.

M. le Président : Et vous, madame ?

Mme Françoise LONNÉ : S'agissant des perspectives sur 1997, je pense que mes revenus, après impôts, s'élèveront à 550 000 francs.

Nos activités sont cycliques. Nous avons connu des périodes où nous avions beaucoup de dossiers ; d'autres périodes sont moins fastes, ce qui est aujourd'hui la tendance. En 1997, j'ai clôturé 165 dossiers, 80 étaient totalement impécunieux.

M. le Président : Le chiffre de 700 dossiers est le chiffre des dossiers en cours.

Mme Françoise LONNÉ : Ce sont 600 dossiers ouverts au 31 décembre 1997.

M. le Président : Tous les chiffres que vous avez cités, les uns et les autres, sont ceux des dossiers en cours. (Acquiescement. )

Qu'en est-il sur Versailles s'agissant des revenus ?

M. Jean-Louis LAUREAU : Chacun d'entre nous enregistre un revenu brut de l'ordre de 2,2 millions de francs sur la moyenne des trois dernières années.

M. le Président : Combien êtes-vous dans votre société ?

M. Jean-Louis LAUREAU : Nous sommes deux associés.

M. Alain VEYRET : Je suis issu du département du Lot-et-Garonne qui ne compte guère de grandes entreprises ; il s'agit plutôt de petites entreprises et d'artisans qui éprouvent énormément de difficultés. Nombreuses sont les procédures collectives en cours.

J'ai été surpris par le nombre de personnes venues à ma permanence exprimer leur incompréhension. Ces personnes étaient, soit des créanciers, soit des personnes qui, un jour, se sont retrouvées en situation de liquidation judiciaire. J'aimerais que nous revenions sur le mode de rémunération qui, le plus souvent, reste totalement incompris par les justiciables. Ils ne comprennent pas comment les factures s'accumulent pour venir rémunérer le mandataire-liquidateur.

Peut-être s'agit-il d'une particularité du département, mais l'on retrouve souvent la même personne comme administrateur judiciaire et comme représentant des créanciers. N'est-il pas antinomique de jouer les deux rôles ?

Enfin, se pose le problème de la formation - vous l'avez évoqué. Les entreprises qui rencontrent des difficultés et qui peuvent avoir besoin de « vos services » sont différentes, et l'on ne comprend pas qu'une personne, dans le cadre de la formation que vous recevez, puisse faire tous les métiers en même temps, lorsqu'elle doit gérer une entreprise en liquidation judiciaire.

Le dernier problème qui se pose est celui du monopole. Dans des départements comme le nôtre, deux mandataires-liquidateurs se partagent le département. Il est à noter que chacun d'eux est toujours nommé sur la même circonscription géographique. Il n'y a jamais de concurrence au niveau du tribunal. Il y a situation de monopole.

Sans vous retrancher derrière le fait que ce n'est pas vous qui l'avez décidé, j'aimerais que vous me disiez ce que pense votre profession du mode de rémunération. Considérez-vous ce mode de rémunération comme normal, en ce qui concerne en particulier les créances à recouvrer, au titre desquelles la profession touche un pourcentage ?

M. Jean-Louis LAUREAU : Je fais observer que, si le décret fixant nos rémunérations est mal compris, il nous arrive aussi, compte tenu de la complexité du texte, de mal comprendre.

M. le Président : Quels sont les fondements de ce décret ? S'appuie-t-il sur des textes anciens ? Auparavant, le décret relatif aux syndics n'était-il pas plus favorable ?

M. Jean-Yves AUBERT : Celui-ci est plus favorable.

M. le Président : Est-ce la Chancellerie qui a pris l'initiative d'un système plus favorable ?

Mme Françoise LONNÉ : Préalablement, la rémunération était fondée sur l'importance du passif. La Chancellerie jugeait tout à fait anormal que la rémunération du syndic soit d'autant plus importante que le passif était élevé. Aujourd'hui, la rémunération est juste, puisqu'elle est fonction du nombre de créanciers. Que la créance de 3 000 francs ne pose aucune difficulté ou qu'une créance de 75 000 francs engendre un contentieux, la rémunération est aujourd'hui de 250 francs par créancier.

M. le Président : Grosso modo, on a repris ce qui se faisait avant ?

M. Jean-Yves AUBERT : La rémunération de 1985 diffère tout à fait de la précédente, puisqu'elle a institué les unités de valeur en ce qui concerne les administrateurs judiciaires et toute une catégorie de droits proportionnels pour les mandataires judiciaires.

À l'époque, j'étais en fonction. Je n'ai pas participé aux négociations qui ont amené à la rédaction de ce décret. J'ignore si les professionnels y ont participé.

Cela étant, ce décret sur les tarifs n'est pas clair, car il fait appel à une multitude de références.

Quel que soit le type de mission confié à mes confrères ou consoeurs dans le cadre de la procédure collective, au-delà de 450 000 francs, la rémunération est fixée par le président du tribunal en accord avec le juge-commissaire. Il n'en demeure pas moins vrai que cette rémunération n'est pas satisfaisante, car non comprise. En outre, elle ne rémunère pas forcément les professionnels en fonction de leurs peines et frais. Soit elle est injuste par excès, soit elle est injuste par défaut. Certes, il n'existe pas de rémunération totalement juste, mais il n'est pas exclu qu'il soit nécessaire de rechercher une rémunération de nos frais et peines, qui soit la moins injuste possible.

Tout à l'heure, vous parliez de l'artisan qui déposait son bilan. Pour les rencontrer dans vos permanences, monsieur le Président, vous savez comme moi que ce sont là des personnes complètement perdues. Elles n'ont plus de repères. Si nous ne faisons pas preuve d'un peu de psychologie pour les remettre dans le droit chemin en leur disant : « Nous vous donnons une chance pour vous sauver », cet artisan et sa famille vivront des moments très difficiles. Au surplus, ils auront à payer quelqu'un qui s'occupe d'eux par obligation, auxquels s'ajouteront les frais de greffe et toute une série de frais de justice. Ces débiteurs malheureux, ce qui est souvent le cas - ce ne sont pas tous des voyous -, ne comprennent pas qu'il en soit ainsi. Ils nous demandent souvent le coût de notre intervention, ce que nous leur donnons. Lorsque l'affaire n'est pas en cessation, nous proposons à la personne de lui accorder un délai de paiement si elle ne peut honorer les frais immédiatement. En ce qui concerne les juridictions auprès desquelles j'exerce, rares sont les cas où l'on arrête l'activité de l'entreprise au motif qu'elle n'est pas en mesure de payer les frais de justice.

J'en viens au monopole et rejoins l'intervention du président Nougein. La loi de 1985 avait institué les mandataires judiciaires de proximité. Les législateurs s'étaient demandé pourquoi faire venir quelqu'un de Paris, de Marseille ou de Lyon pour vendre la maison, la bétaillère, les machines-outils dans une circonscription donnée. A contrario, cette obligation de proximité a créé une situation de monopole dans un certain nombre de départements.

Je répondrai tout d'abord que le monopole rencontre ses limites dans le cadre des intérêts opposés dans plusieurs affaires. On ne peut être nommé dans l'affaire Dupont si elle entre en intérêts contraires avec l'affaire Durand. Il appartient au président du Tribunal ou au parquet de dire : « Attendez ! Ne nommez pas le même mandataire judiciaire pour deux procédures. » En outre, se pose un problème de distance pour la gestion de certains dossiers. Comme partout du reste, on trouve plus facilement des professionnels susceptibles d'aller s'installer dans le Midi de la France qu'en Lozère. C'est là une question de situation géographique, économique et de marché potentiel.

Le Conseil national mène actuellement une réflexion sur la compétence nationale des mandataires judiciaires.

M. Jean-Louis LAUREAU : Monsieur le député, vous avez déclaré, dans votre exemple, que l'on retrouvait la même personne administrateur et mandataire judiciaire, ce qui est parfaitement illégal. C'est interdit et ne peut résulter que d'un dysfonctionnement.

M. Alain VEYRET : Cela arrive.

M. Jean-Louis LAUREAU : Il faut alors suggérer au parquet de faire appel de ce type de décision puisque c'est illégal.

M. Alain VEYRET : Sur la question du monopole, je suis étonné que si peu de mandataires judiciaires puissent venir s'installer dans un département. Le niveau de rémunération que vous avez cité est élevé.

Je suis chirurgien libéral, je me situe dans la même tranche d'impôt que vous. Mais on voit, à intervalle régulier, la population des chirurgiens augmenter dans le Lot-et-Garonne, puisqu'elle a doublé en dix ans, ce qui n'est pas le cas des mandataires judiciaires. Il y a donc quelque chose que je ne comprends pas. Au vu de la rémunération perçue, je pense qu'il y aurait place pour une deuxième personne, ce qui vous éviterait de payer autant d'impôts !

Vous évoquiez tout à l'heure l'artisan désespéré qui pouvait se retrouver en situation de liquidation judiciaire pour défaut de paiement de 20 000 ou 30 000 francs. À la fin, le montant de la facture du mandataire judiciaire qu'il doit acquitter est de l'ordre de 150 000 à 200 000 francs. Je connais quelques cas ; des plaintes ont même été déposées. Je me pose des questions. Comment est-ce possible ?

M. Jean-Yves AUBERT : Je vous répondrai au sujet du monopole et du parallèle que vous avez fait avec la médecine, dont vous êtes un éminent serviteur. Comme l'a indiqué Maître Laureau, les études ont produit un effort pour se structurer en hommes et en matériels. Sur le plan pratique, j'ai réalisé l'année dernière un investissement informatique de l'ordre de 350 000 francs. Jean-Louis Laureau a consenti à peu près le même. Nous avons essayé de trouver un logiciel qui améliorait notre système, nos performances et permettait d'obtenir la célérité que les personnes attendent de nous, d'une part, et la transparence de l'exécution de nos missions, d'autre part. Cela étant, monsieur le député, nous ne sommes pas maîtres du nombre de procédures qui, aujourd'hui, a tendance à diminuer. Les défaillances d'entreprises sont en baisse. Mme Lonné faisait également référence au nombre de procédures impécunieuses. L'installation d'un confrère supplémentaire dans une région suppose une demande du tribunal et du parquet. Si un de nos confrères ne répond pas aux besoins du parquet et du tribunal, il importe que le parquet ou le tribunal indique à ce confrère qu'il souhaite qu'un second confrère vienne s'installer et que le Conseil national soit saisi. Actuellement, au sein de nos études, 75 personnes sont en cours de stage en vue de la préparation de l'examen. Cela vous donne une idée des futurs confrères susceptibles de s'installer dans nos études.

M. le Président : Ou de s'associer. Il y a deux politiques : soit on multiplie le nombre des études ; soit on grossit les études elles-mêmes. Le système des associés revient à grossir les études. Cela ne donne pas le choix du mandataire aux tribunaux.

M. Jean-Yves AUBERT : Je ne suis pour l'heure pas associé, mais notre mandat est un mandat intuitu personae.

M. le Président : Vous me dites former 75 personnes. S'il s'agit de 75 jeunes destinés à s'installer, cela permet un certain assouplissement et donne la possibilité aux juridictions de choisir, car, aujourd'hui, le choix est quasiment automatique. Dans certains tribunaux de commerce, c'est tout juste si le nom n'est pas imprimé par avance sur les ordonnances !

Une bonne moitié du territoire, sinon plus, connaît une situation de monopole.

M. Jean-Louis LAUREAU : On ne peut que regretter les situations de monopole. Il n'en reste pas moins qu'il appartient aux juridictions de décider si elles sont ou non satisfaites.

M. le Président : Oui, mais si elles n'ont pas le choix !

M. Jean-Louis LAUREAU : Il y a toujours le choix quand on le souhaite. Les juridictions ont le choix des mandataires judiciaires du ressort de la cour d'appel, et pas seulement du département. Vous avez dit qu'il y avait deux mandataires dans votre département. Les nominations peuvent être arrêtées au-delà des limites départementales dans le ressort de la cour d'appel et dans les tribunaux des départements mitoyens.

En toute hypothèse, les juridictions, si elles le souhaitent, auraient d'ores et déjà le choix. Cela étant, nous réfléchissons aussi à la compétence nationale des mandataires.

M. le Président : Vous concevez que la question se pose. Le bruit court avec insistance que les juges consulaires, qui ne sont jamais que des amateurs, puisqu'ils font cela en plus de leur métier, ne consacrent pas forcément un temps très grand à la fonction consulaire et ont en réalité très peu d'autonomie par rapport au mandataire. C'est ce qui se dit et ce que la commission a constaté à Auxerre. Si les choses fonctionnent de certaine façon dans les villes, dans les zones urbanisées - ce qui doit être le cas à Nice, à Versailles, à Paris - il en va différemment en France profonde ou semi profonde.

M. Jean-Louis LAUREAU : J'observe que les parquets ont un droit d'appel.

M. Jacky DARNE : Les relations entre le juge-commissaire et vous-mêmes constituent un point important. Lorsque l'on écoute les partenaires, qu'ils soient économiques ou magistrats, le rapport apparaît toujours en votre faveur. Si l'on examine l'activité de ceux qui ont exercé la fonction d'administrateur, voire éventuellement celle de mandataire, combien de fois le juge-commissaire a-t-il refusé une ordonnance par vous proposée ? Combien de fois le juge-commissaire a-t-il refusé le repreneur d'une entreprise que vous avez proposé ? Combien de fois n'a-t-il pas validé une de vos propositions de continuation ou d'arrêt d'activité ? Autrement dit, si vous prenez votre dernier mois d'activité, le juge-commissaire a-t-il parfois opposé un refus à vos propositions et dans quels cas ? Combien de fois cela s'est-il produit par rapport au nombre total d'affaires que vous avez soumises ? Je ne vous demande pas un chiffre d'une grande précision, l'objet de la question consistant, vous l'aurez compris, à mesurer l'autonomie du juge-commissaire par rapport à vous.

M. Jean-Louis LAUREAU : Je ne sais si c'est dans le mois, mais récemment, sur six plans de continuation présentés, deux ont été refusés par la même juridiction. Quant aux ordonnances du juge-commissaire, sans pouvoir vous livrer un chiffre, il est extrêmement fréquent, notamment en matière de clauses de réserve de propriété, que le juge-commissaire ne soit pas de notre avis. Ce fut le cas encore hier : le juge-commissaire a refusé ma proposition. C'est extrêmement fréquent.

M. le Président : En va-t-il de même à Chalon-sur-Saône ?

M. Jean-Yves AUBERT : Il m'arrive d'être en désaccord avec mon tribunal. Par déférence vis-à-vis de mon président, je lui indique que je fais appel d'une décision qu'il a rendue.

M. le Président : Combien d'appels ? De l'ordre de cinq, dix ?

M. Jean-Yves AUBERT : De l'ordre de cinq ou six. Cela arrive essentiellement dans les procédures de faillites personnelles, d'interdiction de gérer ; le Tribunal ne me suit pas alors que j'estime qu'il conviendrait de poursuivre le débiteur.

Il faut savoir qu'il existe un lien organique entre le mandataire de justice et le juge-commissaire. Le juge-commissaire ordonne, le juge-commissaire décide, le professionnel propose.

Dans toutes les ordonnances - c'est le cas des tribunaux auprès desquels je sers -, le débiteur est entendu. Lorsque le débiteur indique qu'il n'est pas d'accord pour que je vende telle chaise dix francs, le juge-commissaire tranche alors pour qu'elle soit vendue aux enchères. Le débiteur est à chaque fois entendu, du moins appelé. Il arrive que le juge-commissaire, saisi de plusieurs propositions, retienne la meilleure dans l'intérêt des créanciers.

Nous ne décidons donc pas seuls avec le juge-commissaire et le mandataire de justice sur le coin d'une table. Pour toutes les ordonnances que je présente, les débiteurs sont convoqués et sont entendus par le juge-commissaire lui-même ou par un autre juge. Lorsque l'on vend la maison d'un débiteur, il faut savoir - c'est chose importante que de devoir vendre sa maison - que le débiteur est entendu. Si après avoir écouté le juge-commissaire lui indiquer que Maître Aubert demande à ce qu'il vende sa maison aux enchères, celui-ci demande qu'on lui donne le temps de la vendre à l'amiable, le juge-commissaire ne s'y oppose pas. Le lien entre le mandataire de justice et le juge-commissaire n'est pas le seul à considérer ; il y a un lien entre le juge-commissaire, le débiteur et la mandataire de justice. De plus, lorsqu'il y a un contrôleur, celui-ci est entendu.

M. Robert GAÏA : Quelle est la durée moyenne de blocage des sommes que vous percevez ? Depuis l'ouverture de la commission d'enquête, je reçois dans ma permanence des personnes dont l'essentiel des requêtes porte sur la durée avant laquelle les fonds sont bloqués : deux ans, trois ans...

Avez-vous des statistiques sur le sujet ?

M. Jean-Yves AUBERT : Aucune. Je suis incapable de vous répondre. C'est fonction de la procédure. Dès lors que les fonds sont bloqués à la Caisse des dépôts et consignations, on ne peut les répartir, très souvent en raison des situations liées aux difficultés de connaître le montant des créances privilégiées. Pour l'essentiel, ce sont les créances fiscales. Lorsque le fisc ne fixe pas le montant de sa créance, cela peut durer très longtemps. Or, on ne peut répartir les fonds tant qu'on ne connaît pas les créances fiscales.

M. Robert GAÏA : Lorsque tout est bouclé, quel délai reste nécessaire ?

M. Jean-Louis LAUREAU : Cela devrait être immédiat.

M. Robert GAÏA : Et ce ne l'est pas.

M. Jean-Yves AUBERT : Comme l'indiquait tout à l'heure Maître Laureau, les fonds sont consignés à la Caisse des dépôts et ne nous appartiennent pas. La priorité des priorités reste les salariés, qui sont payés sur un compte à part. Les mandataires de justice disposent d'un compte spécial à l'Association pour la gestion du régime d'assurance des créances des salariés (AGS) : ils reçoivent les fonds, les reversent et remboursent. Notre priorité consiste, non pas à payer les salariés, mais à rembourser l'AGS. Nous envoyons les fonds disponibles de façon quasi systématique. C'est de là que naissent des phénomènes de blocage. Pourquoi ? Parce qu'il existe toute une série de créances privilégiées qui s'entrechoquent et se font concurrence, telles les créances fiscales, et qui souvent n'étant pas arrêtées de façon définitive, bloquent la redistribution. Si jamais nous distribuons trop vite, nous nous retrouvons bloqués par l'administration fiscale. Dans toutes les procédures, monsieur le député, nous rendons compte à l'administration fiscale pour que celle-ci passe les créances en non-valeur. Chaque fois que nous devons procéder à une répartition, l'administration fiscale nous demande nos raisons, que nous devons expliciter : nous payons le loyer pour maintenir un fonds de commerce, nous payons une assurance. Et parfois nous ne sommes pas certains de vendre l'immeuble pour lequel on est assuré, parce que se posent des problèmes de réalisation. Il n'y a donc pas de moyenne en ce qui concerne ces fonds. Ils sont à la Caisse des dépôts et produisent des intérêts, versés uniformément à l'ensemble des professionnels par la Caisse des dépôts pour le compte des affaires.

M. Robert GAÏA : Vous procédez à des contrôles chez vos confrères. Les réalisez-vous systématiquement ou parce que vous percevez un certain flottement dans un département ?

M. Jean-Louis LAUREAU : Ainsi qu'indiqué précédemment, il existe deux types de contrôle : d'une part, le contrôle quadriennal ; d'autre part, le contrôle systématique.

M. le Président : Les charges sont donc contrôlées tous les quatre ans.

M. Jean-Louis LAUREAU : Au moins une fois tous les quatre ans. Il s'agit du contrôle quadriennal. Le second, qui concerne toujours le Conseil national, est le contrôle occasionnel, décidé par le bureau du Conseil.

M. le Président : Combien en réalisez-vous par an ? L'an dernier, par exemple.

M. Jean-Louis LAUREAU : Une bonne dizaine.

M. le Président : Comment déterminez-vous le lieu ?

M. Jean-Louis LAUREAU : L'une des sources essentielles provient du parquet qui nous signale que telle étude présente des défaillances. La deuxième source provient de la Caisse de garantie qui est informée des sinistres. La troisième prend la forme des plaintes reçues par le Conseil national. Si elles s'avèrent justifiées, elles peuvent conduire à un contrôle occasionnel. Dans le passé, des informations ont été communiquées par la Chancellerie au Conseil national qui faisaient état d'un risque de dysfonctionnement dans des études dont le stock de dossiers était trop élevé.

M. Robert GAÏA : Avez-vous procédé à des contrôles ces dernières années dans le département du Var ?

M. Jean-Louis LAUREAU : Que ce soit le département des Alpes-Maritimes ou celui du Var, je ne sais plus, il fut effectivement concerné par des stocks de dossiers trop importants.

M. Jean-Yves AUBERT : Pour répondre d'une façon plus générale, la cour d'appel d'Aix a fait l'objet d'inspections de la part de la Chancellerie et de contrôles occasionnels.

Pour compléter votre information, monsieur le Président, au sujet de l'organisation des contrôles, au fur et à mesure que le Conseil national, instance récente, s'organisait, il a essayé d'améliorer les contrôles. Maître Laureau et moi-même ainsi que les membres du bureau ne participons pas aux contrôles ; nous ne figurons pas sur la liste des contrôleurs. Nous nous sommes rendus compte que, bien souvent, l'on envoyait nos confrères contrôleurs sans qu'ils disposent de beaucoup d'informations. C'est la raison pour laquelle, préalablement à tout contrôle, nous écrivons au parquet général, au Trésorier payeur général, au centre régional de gestion des AGS, pour savoir si l'étude concernée présente des risques de dysfonctionnement. Bien souvent, lorsqu'un contrôle est diligenté, nos confrères qui en sont chargés - je parle de ma consoeur Françoise Lonné ou de mon confrère Xavier Huertas - reçoivent préalablement du Conseil national un dossier sur le confrère contrôlé, indiquant si le parquet général ou le TPG a émis des observations sur tel ou tel dossier ou si le centre de gestion de l'AGS se plaint de ne pas être remboursé dans des délais suffisants. Cela incitera les contrôleurs à augmenter leurs contrôles et à travailler de façon plus approfondie sur les lieux de contrôle.

M. Robert GAÏA : Vous vous rendez donc sur un lieu de contrôle ; vous trouvez des dysfonctionnements. Que faites-vous ?

M. Jean-Louis LAUREAU : Nous n'avons qu'une solution aujourd'hui, celle qui consiste à saisir le parquet et la Chancellerie. Nous souhaitons avoir la possibilité de saisir directement les commissions de discipline. Cela pourrait être très utile.

M. Robert GAÏA : Vous avez parlé de la cour d'appel d'Aix. Avez-vous souvenance d'avoir saisi vous-même la Chancellerie ou le parquet ?

M. Jean-Louis LAUREAU : La réponse est claire : oui.

M. le Président : Nous venons de recevoir le rapport du procureur général de la cour d'Aix qui nous indique que cinq professionnels sont mis en cause dans des procédures pénales : à Grasse, à deux reprises à Toulon et à Aix-en-Provence. Il s'agit d'affaires pénales, dans lesquelles les mandataires sont mis en cause. Peut-être en savez-vous davantage ?

M. Jean-Louis LAUREAU : Personnellement, je n'en connais pas plus. Parmi les affaires évoquées, il en est une qui m'échappe.

M. le Président : Un administrateur de Paris est inculpé dans une affaire à Aix-en-Provence.

M. le Rapporteur : Il est intéressant de vous en donner les raisons sans citer son nom pour ne pas violer la présomption d'innocence. Mis en examen à Aix-en-Provence, cet administrateur ayant pignon sur rue, est soupçonné de malversation, au titre de l'article 207 de la loi n° 85-98 du 25 janvier 1985. Il lui est reproché, alors qu'il avait été désigné comme administrateur judiciaire de onze sociétés constituant un groupe x, qui faisait l'objet d'une procédure de redressement judiciaire, d'avoir fait intervenir un tiers rémunéré sur les actifs du groupe alors que ses honoraires - 2,3 millions de francs pour une période de vingt mois - auraient dû être imputés sur les émoluments de l'administrateur judiciaire. Le procureur général nous signale : « Aucune mesure de suspension n'a été prise à l'encontre de l'intéressé. » Qu'en pensez-vous ?

M. Jean-Louis LAUREAU : Tout d'abord, une instruction est en cours. Ensuite, je ne sais de quoi il s'agit.

M. le Rapporteur : Renseignez-vous ! Il s'agit de vos confrères !

Il est étonnant que le président, chargé de la commission de discipline...

M. Jean-Louis LAUREAU : Je ne suis pas chargé de la commission de discipline.

M. le Rapporteur : Vous en êtes chargé, parce que vous avez des membres de votre profession qui participent à la commission de discipline et que vous-même dressez un bilan de bonne santé de votre profession.

Vous ignorez que des affaires sont en cours, dont certaines ont été publiées dans la presse. Tout à l'heure, monsieur le Président parlait de présomption d'innocence, mais parmi les affaires, on peut relever des décisions de cour d'appel, des condamnations, des décisions de tribunaux. Tout cela est inquiétant !

On pourrait interroger le barreau de Paris, par exemple, sur les dispositions qu'il a prises parce que certains de ses membres ont fait l'objet de poursuites pénales. Il existe des mécanismes d'élimination, du moins provisoires.

M. Jean-Louis LAUREAU : Mais le barreau de Paris est chargé de sa discipline. Nous pas ! Précisément, nous voudrions avoir la possibilité de saisir les commissions de discipline.

M. le Président : Cela vous échappe en grande partie. Vous ne pouvez prendre une mesure d'interdiction provisoire. Qui est habilité à le faire ?

M. Jean-Louis LAUREAU : Soit la commission nationale en ce qui concerne les administrateurs judiciaires, soit les commissions régionales en ce qui concerne les mandataires judiciaires.

M. le Rapporteur : Ne pouvez-vous saisir cette commission ?

M. Jean-Louis LAUREAU : Nous n'en avons nullement le droit.

M. le Rapporteur : Vous pouvez signaler les faits.

M. Jean-Louis LAUREAU : C'est ce que nous nous efforçons de faire. Nous n'avons pas la possibilité de saisir la commission de discipline. La seule autorité que nous puissions saisir est le parquet et la Chancellerie, ce qui revient au même.

M. le Président : Que pensez-vous du parquet ? Estimez-vous qu'il a tendance à tourner la tête lorsqu'on évoque le sujet ou fait-il son métier ?

M. Jean-Louis LAUREAU : Dans la plupart des cas, le parquet fait son métier sérieusement. Cela dit, dans certaines juridictions, il peut y avoir des carences du parquet.

M. Raymond FORNI : Je voudrais revenir aux généralités, puis essayer - car je crois que tel est l'objet de la commission d'enquête sur l'activité et le fonctionnement des tribunaux de commerce - de connaître l'état de votre réflexion. Les administrateurs et mandataires sont désignés par le tribunal de commerce. Le juge-commissaire vient ensuite devant ce même tribunal de commerce présenter ses propositions, en un mot faire son travail. Cela peut créer un lien ambigu. Ce n'est pas de votre fait ; c'est ainsi depuis longtemps. Considérez-vous que le fait d'être à la fois nommé par le tribunal de commerce et de venir devant lui pour votre travail peut effectivement faire naître des ambiguïtés ? Si oui, quel est l'état de la réflexion du Conseil national sur ce lien. Avez-vous imaginé d'autres propositions ?

M. Jean-Louis LAUREAU : Non, mais les tribunaux de commerce ne sont pas seuls concernés par notre activité. Les tribunaux de grande instance le sont également. Je représente l'ensemble des professionnels qui exercent leur activité sous les trois formes de juridictions possibles. Je représente des professionnels qui travaillent devant les magistrats consulaires, devant des magistrats professionnels, des tribunaux de grande instance pour la matière civile et des chambres commerciales de tribunaux de grande instance. Je représente également les professionnels qui travaillent devant les juridictions échevinées. Je vous rappelle que trois départements métropolitains - le Bas-Rhin, le Haut-Rhin et la Moselle - et que les départements d'outre-mer sont échevinés.

Je n'ai pas d'opinion ; je représente tout le monde.

Le fond de votre question porte sur l'indépendance. Les membres de votre commission savent comme moi que c'est avant tout une question de caractère.

M. Raymond FORNI : Je pose la question, car j'ai eu l'occasion de travailler avec certains de vos confrères, qui eux-mêmes s'interrogent. Voilà pourquoi je voulais connaître l'état de la réflexion de l'organisation que vous représentez sur le sujet. Je suis certain que ceux qui s'interrogent sont des personnes extrêmement honnêtes.

M. Jean-Louis LAUREAU : Dépendre de la décision de quelqu'un qui a un droit de vie ou de mort sur l'activité de son mandant - car nous sommes des mandataires - peut en effet poser problème. Encore une fois, tout est question de caractère, du mandant et du mandataire.

M. Jacky DARNE : Vous avez indiqué que certains d'entre vous exerçaient la fonction de représentant des créanciers. Les présidents de tribunaux de commerce semblent dire qu'il s'agit d'une fonction sans utilité. Pensez-vous qu'il faut, effectivement, la supprimer ? Je relis la phrase du président du tribunal de commerce de Lyon, car l'on pourrait croire que c'est là mon interprétation : « L'utilité de la seule fonction de représentants des créanciers n'apparaît pas toujours évidente. »

M. Jean-Louis LAUREAU : Depuis que les faillites existent, c'est-à-dire depuis le droit romain, il y a eu un représentant des créanciers. Il a pris divers noms - ce fut le syndic -, il a été élu, nommé. Sa mission n'est pas seulement passive ; il a un rôle tout à fait actif. L'éliminer d'un revers de manche en déclarant que la fonction est inutile ne me semble pas une solution. Selon moi, le représentant des créanciers joue son rôle en organisant les créanciers eux-mêmes. Vous imaginez facilement, monsieur le Président, les conflits qui existent parmi les créanciers entre les créanciers fiscaux, les créanciers salariés, les créanciers banquiers, les créanciers qui ont une clause de réserve de propriété, le prestataire de services, le fournisseur de chaussures, le fournisseur de lacets... Le rôle de représentant des créanciers consiste à mettre un peu d'ordre sous l'autorité du juge-commissaire. On ne peut ainsi l'éliminer. Il aide également le débiteur à vérifier le montant de ses créances.

M. le Président : Connaissez-vous la position du CNPF sur ce point ?

M. le Rapporteur : Il eût en effet été intéressant d'engager une sorte de confrontation entre vous, mon cher Maître, et M. Verny du CNPF qui a eu les mots les plus cruels au sujet de votre profession, expliquant que les créanciers étaient obligés de payer ou de contribuer à rémunérer sur l'argent de la masse des personnes qui, non seulement ne les représentaient pas, mais qui étaient incitées à les débouter de leurs prétentions.

M. Jean-Yves AUBERT : Nous avons eu cette confrontation avec M. Verny, Jean-Louis Laureau et moi-même, en 1994, lorsque la Chancellerie a réformé une partie des procédures en instituant un système de contrôleurs. Nous avions, face à nous, M. Verny qui nous disait : « Les représentants des créanciers ne nous représentent pas », ce à quoi nous lui avions répondu : « Si vous estimez que nous ne vous représentons pas, nous représentons au moins les autres » - à savoir les autres créanciers qui ne sont pas banquiers. Il a alors estimé nécessaire de prévoir la désignation de cinq contrôleurs. « Faites-en désigner huit, si vous voulez ! » lui avons-nous répondu. Vous pouvez faire venir tous les contrôleurs que vous souhaitez, le problème demeure : les gros créanciers ne s'estiment jamais représentés, car ils considèrent que l'on fait toujours la part trop belle aux petits créanciers. Le rôle du représentant des créanciers est de faire respecter les règles d'égalité graduée qui existe entre eux.

M. le Président : Que pensez-vous de la présence de banquiers parmi les juges consulaires ? Je fais allusion à l'affaire d'Aurillac, où un certain nombre de juges consulaires étaient administrateurs du Crédit agricole. Parmi les nombreuses personnes mises en liquidation, on comptait des débiteurs du Crédit agricole.

M. Jean-Louis LAUREAU : Banquiers ou industriels, dès lors qu'il peut y avoir une opposition d'intérêt, je crois qu'il s'agit là d'un problème de déontologie des magistrats. C'est une tout autre question. Personnellement, je n'ai aucune opinion sur le sujet.

Je rebondis sur les propos de Jean-Yves Aubert à propos de la représentation des créanciers. Le secrétaire général du Crédit Lyonnais avait prôné la possibilité de nommer cinq contrôleurs dans la procédure collective. Je ne vous cacherai pas qu'il y a très peu de demandes au sujet des contrôleurs. Je serais d'ailleurs curieux de savoir combien de fois le Crédit Lyonnais, alors qu'il est un gros créancier, s'est fait désigner en qualité de contrôleur, directement ou par la personne interposée d'un avocat !

M. le Rapporteur : Cela dit, on ne peut réduire la position exprimée par les représentants du CNPF à la position personnelle de M. Verny. Il s'est exprimé au nom du CNPF. Pour la première fois, je constate que les représentants des mandataires de justice rejoignent la position de M. Mattei, président du tribunal de commerce de Paris. On ne peut évacuer la position défendue par l'ensemble de la commission juridique du CNPF. On ne peut la réduire à la position qu'a occupé personnellement M. Verny au sein du Crédit Lyonnais. Le CNPF s'est présenté comme l'usager du service public de la justice consulaire et usager des charges que vous occupez. Je voudrais que vous répondiez de façon un peu moins personnelle et un peu plus générique.

M. Jean-Yves AUBERT : Ce n'était pas une réponse personnelle sur la qualité de M. Verny dans les fonctions qu'il exerce. Nous avons rencontré M. Verny en tant que représentant du CNPF en 1994 lorsque se sont posés des problèmes liés à la réforme des procédures et à la nomination des contrôleurs.

Nous avons confronté nos idées à celles de M. Verny...

M. le Rapporteur : Je veux dire qu'il ne représente pas exclusivement les banques, même s'il a été banquier et encore moins, parmi les banques, le Crédit Lyonnais auquel vous faites allusion. Il y aurait beaucoup à dire sur le Crédit Lyonnais et sur sa filiale, la SDBO.

M. Jean-Yves AUBERT : En 1994, le CNPF - je ne personnalise pas sa position et je retire le nom de M. Verny - indiquait qu'il fallait contrôler le travail des représentants des créanciers, car il n'était pas certain qu'ils défendent leurs intérêts. Aujourd'hui, on nous dit qu'il faut carrément les supprimer. Pourquoi ? Peut-être dérangent-ils !

M. le Rapporteur : Je crains, en effet, que le débat n'ait toujours pas été tranché. Il appartient à la commission de présenter un certain nombre de propositions.

M. Verny et les représentants du CNPF ont accentué les critiques malgré la réforme de 1994 qui, d'une certaine façon, donnait des éléments de satisfaction aux créanciers bancaires. Cela démontre bien que la position du CNPF dépasse largement la position particulière des banques.

M. Jean-Louis LAUREAU : Pour revenir à cette question de représentation des créanciers, on ne parle plus de masse des créanciers, mais l'histoire du droit des procédures collectives, depuis le droit romain, a montré la nécessité d'un seul représentant de la totalité des créanciers. Vous le constaterez en vous référant aux ouvrages des grands auteurs.

La procédure collective est le lieu de tous les conflits. Si les créanciers ont la possibilité d'une représentation individuelle, ce sera une multiplication des conflits telle que l'encombrement des juridictions sera assuré.

M. le Rapporteur : D'une certaine façon, cela transférerait au tribunal la responsabilité d'arbitrer les conflits de façon plus contradictoire, plus transparente, ce qu'il ne fait pas ; la position du CNPF consiste à dire les représentants des créanciers constituent une profession qui gagne beaucoup d'argent, qui se paye sur un organisme malade, ce qui, parfois, l'achève, qui arbitre les conflits sans rien dire au CNPF, sans que jamais il ne puisse avoir la parole - je caricature à dessein la critique afin que vous y répondiez - et qui, finalement, empêche le tribunal d'exercer son arbitrage, car il n'y a pas de débat devant le tribunal. Le juge-commissaire qui est l'arbitre naturel de ce type de conflit, est dépossédé de sa faculté d'appréciation et d'arbitrage et c'est dans une sorte de boîte noire assez opaque que les arbitrages s'opèrent au profit ou au détriment d'intérêts qui n'ont pu se confronter devant un juge. C'est donc la fonction judiciaire qui est, en quelque sorte, amoindrie par la présence du représentant des créanciers. Qu'en dites-vous, mon cher Maître ?

M. Jean-Louis LAUREAU : Je vais laisser Jean-Yves Aubert répondre, mais je puis d'ores et déjà vous dire que je ne partage pas du tout cette analyse.

M. Jean-Yves AUBERT : Je vous répondrai, monsieur le Rapporteur, que je partage tout à fait l'analyse de mon confrère !

M. le Rapporteur : Ce n'est pas une analyse, vous exprimez un désaccord.

M. Jean-Yves AUBERT : En ce qui concerne la lutte interne entre les créanciers, lorsque l'on peut analyser les clauses de réserve de propriété, cela revient devant les juges-commissaires et les personnes sont entendues. Que ce soit un banquier ou un fournisseur, il est entendu par le juge-commissaire s'il veut faire valoir ses droits. Lorsqu'il y a contestation de créances, le débiteur et le créancier sont entendus par le juge-commissaire et le juge-commissaire rend une ordonnance qui vaut jugement. Si les parties en présence ne sont pas d'accord, le débiteur ou le créancier peut saisir la cour d'appel. Actuellement, de nombreuses instances sont pendantes devant les cours d'appel qui ne résultent que des contestations de créances au niveau de la vérification des créances effectuées en présence du débiteur et du créancier chirographaire.

Audition de M. Horacio GRIGERA NAON, secrétaire général
et de M. Dominique HASHER, conseiller général de la cour internationale d'arbitrage
de la chambre de commerce internationale

(extrait du procès-verbal de la séance du 9 avril 1998)

Présidence de M. François COLCOMBET, Président

MM. Grigera Naon et Hascher sont introduits.

M. le Président leur rappelle que les dispositions législatives relatives aux commissions d'enquête leur ont été communiquées. À l'invitation du Président, MM. Grigera Naon et Hascher prêtent serment.

M. le Président : La chambre de commerce internationale étant l'une des instances internationales les plus importantes, nous avons souhaité vous recevoir pour faire avec vous le point sur le recours à l'arbitrage dans les entreprises.

Nous souhaitons avant tout vérifier, premièrement une hypothèse dont nous avons eu connaissance par plusieurs témoignages selon laquelle de nombreux contrats comporteraient des clauses d'exclusion de la compétence des tribunaux de commerce français, les uns prétendant qu'il s'agirait d'un mouvement général en faveur de l'arbitrage et les autres d'un mouvement particulier à la France, deuxièmement l'exactitude d'un constat faisant apparaître une diminution sensible de l'importance du contentieux devant les tribunaux de commerce dont, selon l'explication des professionnels, une grande partie irait à l'arbitrage.

M. Horacio GRIGERA NAON : Comme vous le savez le système d'arbitrage CCI a été créé en 1923. C'est un système d'arbitrage qui n'est pas destiné à connaître des litiges internes mais surtout à régler les affaires relevant du commerce international.

Notre système d'arbitrage est tout à fait cosmopolite : comme vous l'avez dit, je suis secrétaire général de la cour et je ne suis pas français mais argentin, le président de la cour est, quant à lui de nationalité suisse, et le secrétaire général adjoint de nationalité française.

La cour d'arbitrage de la CCI est composée d'une soixantaine de membres en provenance de tous les coins du monde et elle se limite à gérer des arbitrages. Elle ne décide pas des différends, mais s'en remet pour cela à des arbitres choisis d'après notre règlement. Notre tâche peut se définir comme un contrôle de qualité. Elle consiste à nous assurer que notre règlement est appliqué de façon adéquate et surtout que les sentences arbitrales qui seront émises par le tribunal arbitral puissent recevoir une sanction légale auprès des législations étatiques.

L'année dernière, nous avons eu à connaître de 452 affaires nouvelles. Nous avons géré à peu près 10 000 arbitrages depuis la création du système d'arbitrage CCI en 1923 et en ce moment , environ 950 affaires arbitrales sont en cours.

Pour répondre à l'une de vos premières questions, je dirai qu'il s'avère exact que l'arbitrage commercial international enregistre un essor, en raison, d'une part des bénéfices de l'arbitrage qui ont été amplement prouvés et des résultats positifs de l'expérience pour les milieux d'affaires, d'autre part de l'influence de la globalisation et de la privatisation de l'économie mondiale. Pour la CCI, vient encore s'ajouter deux facteurs supplémentaires, à savoir sa neutralité et le fait qu'elle soit la seule institution d'arbitrage à caractère vraiment international.

Pour ce qui a trait à votre seconde question, et avant de laisser la parole à mon collègue français qui connaît beaucoup mieux que moi le fonctionnement des tribunaux de commerce français, je ne peux pas assurer, en regardant les clauses d'arbitrage insérées dans des contrats faisant référence à notre système d'arbitrage, qu'elles visent à échapper à la juridiction des tribunaux de commerce français.

Je crois que les raisons profondes qui poussent les hommes d'affaires à choisir l'arbitrage sont d'une part les qualités dudit système d'arbitrage, c'est-à-dire la neutralité et j'entends par là, non seulement l'impartialité des arbitres mais aussi la neutralité culturelle, et d'autre part le fait qu'au niveau international une sentence arbitrale peut très fréquemment être exécutée plus facilement que ne le serait une sentence émise par un tribunal étatique.

Il existe des conventions internationales qui ont été ratifiées par la France telles que la Convention de New-York ou la Convention européenne, auxquelles je suis sûr que mon collègue fera référence, qui facilitent ce processus mais je ne pourrais pas affirmer que le but du recours à l'arbitrage CCI soit d'échapper à la juridiction française.

Je voudrais ajouter que la France offre un cadre juridique très favorable à l'arbitrage. Il est très favorable d'abord au fonctionnement de notre institution, ensuite au fonctionnement des arbitrages et en particulier au fonctionnement des arbitrages dont le siège se trouve en France mais je ne veux pas parler de ce que vous connaissez mieux que moi : la jurisprudence des tribunaux français, la cour d'appel, la Cour de cassation, la coopération du tribunal de grande instance de Paris où un magistrat spécialisé s'occupe de l'arbitrage, sans compter la législation française en matière d'arbitrage à partir des années 1980.

Je vais maintenant passer la parole à mon collègue, M. Hascher, afin qu'il puisse compléter cette introduction.

M. Dominique HASCHER : Je voudrais juste apporter une précision historique qui sera peut-être de nature à vous intéresser.

La chambre de commerce international doit largement sa création à Clémentel ministre du commerce extérieur de Clemenceau. C'est lui qui a été à l'origine de la création, non seulement de la chambre mais aussi de la cour d'arbitrage dont la première session s'est tenue dans les locaux du tribunal de commerce de Paris, en 1923. Lyon-Caen, membre de l'Institut, professeur de droit à la Faculté de Paris, s'était notamment occupé de la rédaction du premier règlement d'arbitrage.

Pour répondre à votre question relative aux raisons du recours des entreprises à l'arbitrage, et au fait de savoir s'il s'agit d'un comportement de fuite devant la juridiction nationale, je dirai que pour ce qui nous préoccupe plus particulièrement, ce n'est sûrement pas le cas, car ce phénomène de l'augmentation du contentieux arbitral s'observe dans tous les pays et pas uniquement en France. Il est vrai, néanmoins, que les entreprises françaises représentent, en raison du siège et de la présence ancienne de la chambre de commerce internationale à Paris, un contingent important des parties dans l'arbitrage CCI mais il n'y a pas que des sociétés françaises puisque nous n'en comptons en moyenne que 120 chaque année.

Si nous devons regarder uniquement les affaires d'arbitrage qui opposent des sociétés françaises entre elles et où n'intervient aucun élément d'internationalité, - j'entends par là lorsque le contrat lui-même, bien que signé entre deux sociétés françaises, n'est pas regardé au sens du droit français comme étant un contrat international, car il peut arriver que l'opération ait lieu à l'étranger - donc lorsqu'il s'agit de procès qui auraient pu aller devant le tribunal de commerce compétent, on tombe au chiffre à peu près constant de cinq affaires. Par conséquent, il s'agit d'un chiffre extrêmement faible si on veut le comparer à celui des affaires que nous traitons qui est d'environ 450 ou encore à celui des affaires qui impliquent des parties françaises qui est de 120, comme je le mentionnais.

M. le Président : Quand vous évoquez la neutralité des arbitres, vous faites allusion au fait qu'elle n'est pas toujours garantie ?

M. Horacio GRIGERA NAON : Non, je veux dire que dans le système d'arbitrage CCI la neutralité a été l'un des soucis les plus fondamentaux, dès sa création en 1923.

Nous avons un nouveau règlement d'arbitrage, entré en vigueur le 1er janvier 1998, où l'on maintient les deux caractéristiques du système : les arbitres doivent être indépendants vis-à-vis de toutes les parties, y compris de celle qui les a désignés ; cette indépendance est contrôlée par la cour par le biais d'une procédure de confirmation. Cela signifie que chaque fois qu'un arbitre est proposé par une partie il doit signer une déclaration d'indépendance et que sur la base de cette déclaration, la cour va confirmer ou infirmer le choix de l'arbitre. Si cette déclaration d'indépendance est contestée ou si l'une des parties soulève des réserves quant à l'indépendance de l'arbitre, il appartient à la cour de trancher.

En outre, cette déclaration d'indépendance doit contenir une déclaration de l'arbitre sur sa disponibilité pour remplir ses fonctions tout au long de la procédure et sur ses qualités personnelles pour résoudre l'affaire tant du point de vue des connaissances, de l'expérience que de la flexibilité culturelle.

En parlant de neutralité, je voulais donc dire que, dans le cadre de notre système, l'indépendance est regardée de très près et qu'elle fait partie du contrôle de qualité auquel je faisais allusion précédemment.

M. Jean-Paul CHARIÉ : L'exemple dont je dispose est, malheureusement, interne à la France, mais je le cite à titre d'illustration.

Il s'agit d'une entreprise de 200 personnes qui assure la construction de la charpente d'un établissement public en France. Dans le secteur du bâtiment, il y a des avenants pour le cas où les travaux ne se déroulent pas aussi bien que prévu. Un conflit éclate entre une très grosse entreprise - Bouygues pour ne pas la citer - et la petite entreprise. Un arbitre est nommé. Il est exact qu'il n'a plus aucun lien juridique avec Bouygues mais c'est un de ses anciens partenaires. L'entreprise de 200 personnes a suspecté la qualité de l'indépendance de l'arbitre mais elle n'a pas pour autant obtenu satisfaction compte tenu du poids de Bouygues - je suis très caricatural mais c'est ainsi... Comment auriez-vous réagi en pareil cas ?

M. Horacio GRIGERA NAON : Quand je parle d'indépendance, je fais précisément allusion à l'analyse de ce genre de rapports. Je ne peux pas vous donner un échantillon des décisions de la cour compte tenu du fait que chaque décision répond à un cas de figure différent, mais dans une situation comme celle que vous venez de décrire, le fait que cet arbitre ait été un ancien partenaire d'une des parties serait pris en compte dans la décision de la cour quant à l'indépendance de l'arbitre.

Avoir eu des liens dans le passé n'implique pas automatiquement la mise en cause de l'indépendance de l'arbitre, mais en pareil cas la cour aurait eu de grands doutes, et je pense que l'indépendance se trouverait très compromise et que l'arbitre serait probablement non confirmé.

M. Hascher ayant précisément écrit sur ce sujet il pourrait peut-être vous faire parvenir son article.

M. Jacky DARNE : J'ai une question d'ordre général et quelques autres tendant à obtenir des précisions.

Ma question principale est la suivante : de votre point de vue, comment fonctionnent les tribunaux de commerce français puisque, même s'il y a peu d'affaires, votre relation avec les entreprises vous permet nécessairement de connaître l'appréciation qui est portée sur eux.

Par ailleurs, sur les affaires en cours, que ce soit les 120 qui correspondent à des entreprises françaises ou les 5 qui auraient pu être portées devant les tribunaux de commerce, quelle est la nature des différends : y a-t-il une répartition possible en grandes masses ?

J'aimerais aussi connaître l'appréciation que vous portez sur le fonctionnement de l'arbitrage en termes de coût , par exemple, mais aussi de délais, de pertinence et savoir comment s'appliquent les décisions arbitrales. Quel est le pourcentage de cas où la décision est appliquée et où elle ne l'est pas et, dans cette dernière hypothèse, vers quelle juridiction est portée le différend, comment est-il traité ? Avez-vous mesuré les perspectives d'évolution de ce dispositif que vous jugez bon ? Pensez-vous que, dans l'avenir, l'usage de clauses qui vous donnent compétence va s'amplifier ?

M. Dominique HASCHER : Sur l'appréciation du fonctionnement des tribunaux de commerce, il nous est difficile de vous apporter une réponse.

Je crois que ce serait faire fausse route de considérer que l'arbitrage entre en concurrence avec les juridictions étatiques et je vous le dis d'autant plus librement que je suis magistrat en détachement dans les fonctions que j'occupe actuellement.

Les raisons du recours à l'arbitrage, ainsi que le disait le secrétaire général, se trouvent ailleurs. Les entreprises qui souhaitent avoir un arbitrage recherchent un juge neutre, et souhaitent pouvoir choisir le droit applicable, la procédure, la langue, toutes choses que, bien entendu, on ne peut pas obtenir devant un juge étatique.

Prenez les affaires les plus connues pour lesquelles il a fallu une ratification du Parlement, comme ce fut le cas pour les accords avec le Royaume-Uni pour la construction du tunnel sous la Manche, ou l'investissement Euro Disney, vous y trouvez des clauses d'arbitrage. Pourquoi ?

Non pas parce que l'on se défiait particulièrement de la juridiction consulaire parisienne mais tout simplement parce que le juge français - je prends l'affaire Euro Disney - pas plus qu'un juge américain n'aurait eu une compétence naturelle à juger ce litige. Les parties ont donc choisi une juridiction internationale, neutre, la partie américaine ne tenant pas à se soumettre au juge national français qui tire légitimité de l'État et statue au nom du peuple français. Les parties ne souhaitent pas avoir une décision au nom d'une souveraineté étatique quelconque : elles souhaitent, sur une base au départ consensuelle, avoir un instrument juridictionnel adéquat pour résoudre les grands différends internationaux.

C'est une constatation que nous faisons en France mais aussi partout dans le monde, car nous voyons que la montée du nombre des arbitrages accompagne les différents flux économiques, notamment avec et entre des parties asiatiques. Le recours à l'arbitrage est donc un phénomène général qui ne pourra, si j'en crois en tout cas la multiplication des centres d'arbitrage, que s'amplifier. Mais il n'a rien à voir avec une quelconque défiance à l'égard des juges étatiques.

On se défie d'ailleurs d'autant moins de ces derniers que s'agissant du résultat de l'arbitrage, la justice étatique peut être sollicitée car la sentence arbitrale ne possède pas de force exécutoire. Le but d'un arbitrage est, bien évidemment, que les parties exécutent spontanément la sentence mais si l'une d'elles ne le fait pas il faut avoir recours au juge étatique. À cet effet, - signe que les États encouragent le recours à l'arbitrage - ont été signés un certain nombre de traités internationaux, le plus connu étant la Convention de New-York  négociée au siège des Nations unies en 1958, dont la France est un État contractant et qui a été ratifiée par plus d'une centaine d'États à travers le monde, succès considérable pour un traité international.

En conséquence, je dirai que les juges étatiques prêtent, en quelque sorte, main forte à l'exécution des sentences et qu'ils sont nécessaires lorsqu'ils comprennent bien leur rôle comme c'est le cas, je dois le dire, des juges français mais également des juges suisses ou anglais, pour apporter également leur concours en tant que juridiction d'appui de l'arbitrage, notamment en cas de défaillance d'un système d'arbitrage.

M. le Président : Les tribunaux nationaux conservent quand même leur compétence lorsqu'il n'y a pas de clauses d'arbitrage et, le droit international public permettant même à un tribunal national d'appliquer une loi étrangère, il s'agit là de mesures préventives prises en amont de l'apparition du conflit.

Ce qui nous intéresse beaucoup dans vos précédents propos, c'est un aspect un peu inattendu des choses, à savoir le niveau de garantie que vous exigez pour assurer la neutralité des arbitres : il est sûr que si ce modèle était transposé aux juridictions consulaires, un grand nombre des critiques qui leur sont faites seraient écartées...

M. Jean-Paul CHARIÉ : On pourrait le faire !

M. le Président : Une note sur ce sujet serait utile à la commission. Comme l'une des critiques qui est faite aux juges consulaires c'est d'être consubstantiellement en liaison avec le milieu d'affaires local et donc d'être l'objet de nombreuses suspicions, il serait utile de mentionner dans le rapport que dans les formes les plus modernes de justice commerciale, il existe une procédure de ce type. Qu'en pensez-vous ?

M. Horacio GRIGERA NAON : Personnellement, je ne suis pas tellement au courant de ce qui se passe au niveau des juridictions consulaires en France, aussi ne suis-je pas en mesure de porter un jugement...

M. Dominique HASCHER : Oui , les juridictions consulaires sont conçues comme des juridictions de commerçants, à même de juger les litiges entre commerçants.

L'un des avantages que présente l'arbitrage pour les parties est de pouvoir recourir à un arbitre qui, pour juger leur procès, est compétent, car il possède une formation aux affaires du commerce international, une formation linguistique, une formation en droit international et comparé, situation assez rare parmi les juges nationaux, y compris les juges consulaires !

Cela ne veut pas dire pour autant, et nous y veillons, qu'en matière d'arbitrage les arbitres sont tous liés aux entreprises qui les ont désignés ou aux cabinets d'avocats. Cependant, il existe un marché du droit sur lequel agissent les cabinets d'avocats qui sont derrière les grandes affaires internationales, qui les suscitent et qui en tirent des revenus.

M. le Président : Pour ce qui concerne l'indépendance par rapport aux parties, il s'agit d'une démarche tout à fait intéressante alors que l'indépendance n'a plus beaucoup de sens lorsque le juge consulaire est un banquier de la place locale. Vous parliez aussi de flexibilité culturelle ce qui fait, je suppose, référence à la connaissance de plusieurs droits.

M. Dominique HASCHER : Plusieurs droits, ou plusieurs langues. En tout cas, l'arbitrage international ne devrait pas être la transposition des attitudes nationales des arbitres, des avocats ou des parties.

M. le Président : Il est indéniable que le point faible des juridictions consulaires est de n'offrir de garanties, ni sur l'indépendance, ni sur la compétence particulière du juge.

M. Dominique HASCHER : Puisque vous m'interrogez sur le rôle des tribunaux de commerce français, je crois qu'il faudrait peut-être les comparer avec d'autres juridictions de pays européens pour savoir si, effectivement, le service public de la juridiction commerciale est aujourd'hui performant et si compte tenu, là aussi, des différents instruments tels que les conventions de Bruxelles ou de Lugano, les entreprises, sauf si elles souhaitent recourir à l'arbitrage, ne préféreront pas se faire juger par un juge allemand ou anglais. Il ne faut pas oublier que la juridiction étatique anglaise, la Commercial Court de Londres, a bâti son succès et sa jurisprudence qui est citée dans le monde entier, même dans les affaires soumises à l'arbitrage, grâce aux plaideurs venus de tous les pays du monde se faire juger à Londres.

À propos de marché du droit, les Britanniques sont parvenus à faire de Londres une place judiciaire et juridique importante avec un barreau spécialisé, des juges remarquables et des instruments juridiques qui sont constamment réadaptés et appuyés sur des compétences certaines.

M. Jacky DARNE : Le marché juridique a-t-il fait l'objet d'études de marché ?

M. Dominique HASCHER : Non, mais il existe sûrement des articles et des livres sur le sujet, faits notamment par l'École Nationale de la Magistrature. Il existe un livre rédigé par un sociologue français, M. Desalay qui porte plus particulièrement sur l'arbitrage et le rôle et le fonctionnement des grands cabinets d'avocats qui sont aujourd'hui des multinationales du droit. Il a été cosigné par un Américain.

M. Jean-Paul CHARIÉ : Dans une de ses questions, le président a fait état de l'existence de clauses excluant la compétence des tribunaux de commerce français...

M. le Président : Vous avez répondu que dans les contrats internationaux la démarche était différente et qu'il y avait peu de clauses de cette nature dans les contrats nationaux.

M. Dominique HASCHER : Sur le plan des contrats nationaux, nous avons cinq affaires internes françaises mais tout ne passe pas par nos mains ! Il s'agit généralement de contentieux contractuels dont les montants en litige sont limités. Je n'en ai pas le détail...

M. Jean-Paul CHARIÉ : Est-ce que dans le monde des affaires vous sentez une volonté des parties se faire juger plutôt à Londres qu'à Paris ?

M. Horacio GRIGERA NAON : Je crois qu'il conviendrait d'apporter quelques précisions. Nous avons dit qu'il n'y avait pas de clauses d'arbitrage qui visaient l'exclusion d'une juridiction nationale déterminée et que les hommes d'affaires et les entreprises choisissaient plutôt l'arbitrage afin d'avoir une juridiction spécialisée qui se chargerait de trancher l'affaire !

Votre question vise à savoir si le choix des parties penche pour un pays plutôt que pour un autre comme siège d'arbitrage : il est très difficile de répondre car ce choix dépend de facteurs très variables. Par exemple, en ce qui concerne la CCI, pour presque 70 % des affaires nouvelles introduites en 1997, le siège de l'arbitrage était situé dans des pays d'Europe occidentale.

M. le Président : Parce que dans les clauses d'arbitrage on stipule, non seulement les clauses d'arbitrage, mais aussi le siège de l'arbitrage ?

M. Dominique HASCHER : Ce n'est pas obligatoire, mais normalement cela se fait !

M. le Président : Quelles sont les différentes formules de clauses d'arbitrage ?

M. Horacio GRIGERA NAON : La clause type est incorporée dans le document que je viens de vous communiquer. Vous la trouverez rédigée en français et dans d'autres langues.

Pour essayer de répondre à votre question, je voudrais préciser que nous avons eu, ainsi que je vous le disais tout à l'heure, 452 affaires nouvelles en 1997 et, pour la même année, 110 arbitrages dont le siège d'arbitrage était la France. Cela représente quand même un pourcentage important de parties qui ont choisi la France comme lieu d'arbitrage ou de situations où les parties, n'ayant pas choisi ce pays comme lieu d'arbitrage, la cour, en application du règlement de la CCI, l'a fixé comme lieu d'arbitrage.

M. le Président : Qui pourrait nous renseigner sur la proportion des clauses d'arbitrage dans les contrats franco-français et nous dire si une tendance se dégage, en particulier dans les contrats frontaliers ? Qui synthétise ces informations ?

M. Dominique HASCHER : Vous pourriez interroger le Professeur Philippe Fouchard, de l'Université Paris II, qui connaît bien l'arbitrage, mais, en raison de la confidentialité de cette matière, personne ne dispose d'informations synthétiques. Nous sommes d'ailleurs les seuls à publier nos statistiques.

Pour revenir aux clauses d'exclusion, je voudrais préciser que même dans les contrats franco-français, nous ne voyons pas à proprement parler de clauses d'exclusion, en raison de la rédaction usuelle des conventions d'arbitrage, puisque les contractants, lorsqu'ils rédigent leur contrat, prévoient une clause d'arbitrage du type de celle que vous avez sous les yeux. Ils n'ont pas à exclure expressément la compétence de tel ou tel tribunal.

M. Jean-Paul CHARIÉ : Je lis : « Tous différends découlant du présent contrat ou en relation avec celui-ci seront tranchés définitivement suivant le Règlement d'arbitrage de la chambre de commerce internationale... » ce qui sous-entend qu'ils ne seront pas tranchés par le tribunal de commerce.

M. le Président : De toute façon toute clause d'arbitrage est une clause d'exclusion des juridictions étatiques !

M. Dominique HASCHER : Bien sûr !

M. Jean-Paul CHARIÉ : C'est la loi des parties !

M. Dominique HASCHER : C'est non seulement la loi des parties mais c'est la loi internationale puisque les traités que la France a ratifiés obligent les juges étatiques à renvoyer, en présence d'une clause d'arbitrage, le litige devant les arbitres !

M. Jean-Paul CHARIÉ : Donc les juges étatiques ne seront consultés que si la sentence arbitrale n'est pas appliquée.

M. Dominique HASCHER : C'est cela.

M. le Président : Le développement de l'arbitrage peut à la fois provenir d'une espèce de suspicion à l'égard des juridictions étatiques ou du formidable accroissement des affaires qui justifie la mise en place d'un droit dépassant les États.

M. Dominique HASCHER : Il est sûrement le fait du développement des affaires !

M. Jean-Paul CHARIÉ : Je ne veux pas être provocateur mais vous n'avez pas une grande activité : vous pourriez avoir plus de 450 affaires !

M. Dominique HASCHER : Ce sont de très grosses affaires !

M. Horacio GRIGERA NAON : Il s'agit du nombre d'affaires nouvelles en une seule année.

M. Dominique HASCHER : Nous avons 900 affaires en cours - ce qui, il est vrai, peut paraître peu par rapport au tribunal d'instance du VIIIe arrondissement qui doit en traiter quelques milliers, mais ces affaires représentent des enjeux financiers d'environ 20 milliards de dollars. La France est une place d'arbitrage extrêmement importante grâce notamment à un droit et à une jurisprudence très favorables.

L'arbitrage en France est une activité juridique importante. En revanche, pour ce qui est du traitement par les juridictions étatiques des grands contentieux commerciaux, c'est sans doute autre chose et il conviendrait de voir ce que font les Britanniques.

M. le Président : Selon vous, la Grande-Bretagne est parvenue à mettre en place une juridiction étatique qui attire beaucoup de monde et qui est une juridiction de professionnels.

M. Dominique HASCHER : Absolument ! Il y avait autrefois le système du jury mais il a été supprimé.

M. le Président : Que pensez-vous du développement des juridictions spécialisées sur Paris, par exemple en matière boursière ? Vous leur prédisez de l'avenir ?

M. Dominique HASCHER : Oui, pourquoi pas ?

M. le Président : Comme le disait précédemment mon collègue, toute clause d'arbitrage est indicative d'une volonté d'échapper à une juridiction pour des raisons de confidentialité ou de neutralité etc. mais on ne parvient pas à savoir quel est l'importance du développement de l'arbitrage au sein du monde des affaires français.

M. Jean-Paul CHARIÉ : En réalité vous intervenez en bout de chaîne : vous traitez 900 dossiers mais il y a combien de contrats qui font référence à la chambre arbitrale ?

M. Dominique HASCHER : Des milliers sans doute, mais on ne peut pas le savoir ! Une bonne clause d'arbitrage devrait, en principe, être protectrice parce que, si la clause d'arbitrage fonctionne et est valable, les parties doivent savoir que si elles n'exécutent pas leurs obligations contractuelles, il y aura un arbitre qui pourra sanctionner les comportements contractuels ou professionnels déficients. En conséquence, la clause d'arbitrage est aussi une protection et pour qu'il y ait 900 arbitrages pendants à la chambre de commerce internationale, il faut des dizaines de milliers de contrats qui prévoient l'arbitrage de la CCI car, heureusement, tous ne viennent pas en arbitrage et ne donnent pas lieu à procès !

M. Horacio GRIGERA NAON : Je voulais aussi ajouter qu'il y a une forte proportion des affaires soumises à l'arbitrage CCI qui finissent avant la fin de la procédure parce que les parties ont abouti à un accord à l'amiable.

Les chiffres des cinq dernières années prouvent que les deux tiers des nouvelles affaires introduites chaque année finissent ainsi. Cela explique aussi pourquoi le nombre des affaires traitées semble peu important.

M. le Président : Oui et vous décrivez aussi une justice plus souple où les parties restent vraiment propriétaires de leur affaire.

Audition de M. Serge ARMAND,

substitut général à la cour d'appel de Paris

(extrait du procès-verbal de la séance du 9 avril 1998)

Présidence de M. François COLCOMBET, Président puis

de M. Jean-Paul CHARIÉ, Vice-président

M.  Armand est introduit.

M. le Président lui rappelle que les dispositions législatives relatives aux commissions d'enquête lui ont été communiquées. À l'invitation du Président, M.  Armand prête serment.

M. Serge ARMAND : J'exerce actuellement deux sortes d'attribution puisque je suis, d'une part, commissaire du Gouvernement auprès de la commission nationale d'inscription et de discipline des administrateurs judiciaires et , d'autre part, chef de la section commer-ciale au parquet général ce qui me permet de suivre les affaires commerciales. J'ajoute que j'ai exercé pendant quatre ans, les fonctions de représentant du ministère public au tribunal de commerce de Paris.

M. le Président : Nous aimerions savoir en premier lieu, quel regard vous portez sur l'institution et sa fiabilité, ensuite si la présence du parquet est suffisante.

M. Serge ARMAND : L'expérience dont je peux faire état au tribunal de commerce de Paris remonte à plusieurs années puisque j'ai représenté le ministère public au tribunal de commerce de Paris de décembre 1988 à octobre 1992. C'est donc une expérience qui est un peu ancienne et, depuis, un certain nombre de modifications sont intervenues, résultant notamment de la loi du 10 juin 1994 qui a entraîné une évolution du rôle du parquet dont je pourrai faire état dans la mesure où mon rôle au parquet général, m'a permis de la suivre.

M. le Président : Le parquet est-il toujours hiérarchisé à Paris ?

M. Serge ARMAND : Oui, et je pourrai donc faire précisément état de l'évolution du rôle du parquet tel qu'il ressort de l'application la loi de 1994.

Le parquet au tribunal de commerce intervient principalement en matière de procédures collectives mais il intervient aussi en matière de contentieux général.

Il est évident qu'il intervient beaucoup moins fréquemment dans ce dernier cadre, mais son intervention n'est pourtant jamais neutre parce qu'il suffit qu'il soit présent pour que cette présence soit immédiatement interprétée. En conséquence, le parquet ne souhaite pas tellement intervenir dans les affaires de contentieux général s'il doit uniquement le faire en qualité d'observateur. S'il intervient dans ce type d'affaires c'est, soit pour présenter un point de vue, soit pour communiquer éventuellement un avis sur l'application du droit.

Comment intervient-il ? Il intervient sous deux qualités : soit comme partie jointe, soit comme partie principale.

Il intervient comme partie jointe notamment lorsque sa participation se justifie par des raisons d'ordre public. En réalité, il s'agit surtout d'interventions à l'occasion d'assignations en référé ou d'assignations au fond. C'est ainsi que, ces derniers temps, il y a eu beaucoup d'assignations d'associations de minoritaires qui entamaient des actions en référé et dont la demande justifiait la présence du parquet : il y a eu des demandes d'associations de minoritaires à l'occasion de l'affaire du Crédit foncier, par exemple, qui visaient la consultation de documents remis lors d'une assemblée générale ou l'annulation de votes intervenus lors de l'assemblée générale. Je pourrais citer également l'affaire Artémis où M. Pinault réclamait l'annulation de la cession d'Artémis par le Consortium de réalisations (CDR) à l'Etablissement public de financement et de restructurations (EPFR). Ce sont des affaires dans lesquelles le parquet est intervenu en qualité de partie jointe.

En qualité de partie principale, le parquet n'intervient qu'exceptionnellement, à telle enseigne que bien qu'étant au parquet général et assurant le suivi des affaires commerciales des parquets du ressort de la cour, je n'ai pas eu connaissance d'interventions du ministère public en qualité de partie principale.

En revanche, j'ai des expériences de participation du parquet comme partie principale puisque, étant représentant du ministère public au tribunal de commerce, j'ai eu à intervenir à deux reprises à ce titre. La première fois lors de l'affaire Béghin Say, où j'avais demandé une expertise de gestion sur les conditions dans lesquelles cette entreprise avait acquis une société étrangère, et la seconde lors de l'affaire Pathé cinéma pour laquelle il convenait de demander le report de l'assemblée générale dans la mesure où M. Paretti, dirigeant de cette société à l'époque, ne l'était devenu qu'à la suite d'investissements étrangers qu'il avait opérés de façon illégale.

Encore une fois, il s'agit de cas tout à fait exceptionnels.

M. le Président : Comment aviez-vous été saisi dans cette affaire ?

M. Serge ARMAND : Par la chancellerie dans les deux cas.

En réalité, c'était le ministère de l'économie et des finances qui était intéressé mais comme il ne pouvait pas assigner lui-même, la seule possibilité était de passer par le parquet et c'est ainsi que la chancellerie, sollicitée par le ministère de l'économie, m'avait demandé de procéder à cette assignation.

J'en arrive au rôle du parquet en matière de procédures collectives. Sans vous imposer la litanie des cas dans lesquels le parquet intervient - il suffit de reprendre la loi ou le décret - je vais essayer de vous brosser le tableau du rôle effectif du ministère public et de vous montrer s'il est réel ou finalement illusoire...

M. le Président : Combien étiez-vous à l'époque ?

M. Serge ARMAND : Deux.

M. le Président : Et maintenant ?

M. Serge ARMAND : Toujours deux !

M. le Président : C'est suffisant ?

M. Serge ARMAND : Non, c'est insuffisant.

Enfin, tout dépend du rôle que l'on attribue au parquet ! C'est insuffisant pour exercer un rôle vraiment effectif au tribunal de commerce.

M. le Président : C'est donc un rôle purement décoratif ?

M. Serge ARMAND : Non, ce n'est pas décoratif. C'est utile mais cela peut aussi, par ailleurs, être considéré comme un peu illusoire, c'est vrai.

Pourquoi est-ce utile, voire parfois essentiel sur certains points ? C'est utile tout d'abord parce que le parquet est présent aux audiences ou essaie de l'être, que cette simple présence a une influence dans la mesure où elle témoigne de l'existence d'un observateur et qu'elle est ainsi dissuasive et empêche les dérives grossières. En outre, elle rappelle aux magistrats du tribunal de commerce que l'ordre public est concerné. Cette présence du parquet, qui est pour ainsi dire d'ordre symbolique, se révèle donc avoir des conséquences pratiques.

Par ailleurs, le parquet, un peu comme le fait un commissaire du Gouvernement en matière administrative, dit le droit, il présente sur le respect de la loi des observations qui prennent la forme de conclusions principalement orales, mais parfois aussi écrites, et il intervient à tous les stades de la procédure, notamment à l'occasion du dépôt de bilan pour dire le droit.

Actuellement, il y a un problème au tribunal de commerce de Paris concernant la compétence en matière de dépôts de bilan de sociétés dépendant d'une holding lorsque la société filiale, contrairement à la holding, n'a pas son siège à Paris. En effet, lorsqu'il y a dépôt de bilan de la société filiale, la holding dépose le bilan en même temps ou est déjà en redressement judiciaire et le tribunal de commerce, en l'état actuel du droit, n'est pas compétent pour connaître du redressement judiciaire de la société filiale, puisque la loi ne reconnaît pas la notion de groupes de sociétés. Le tribunal de commerce a donc tendance à vouloir tout accaparer, et parfois dans un but louable, considérant qu'il est préférable qu'il ait connaissance de tous les redressements judiciaires de toutes les sociétés qui appartiennent à une même entité économique.

M. le Président : Dans ce cas, il désigne des administrateurs de Paris ?

M. Serge ARMAND : Oui, mais il peut aussi désigner un administrateur de Paris et un administrateur local qui a son domicile professionnel là où la société a son siège social.

Le rôle du parquet est donc de dire le droit et il faut rappeler sans cesse cette règle de compétence, comme il faut rappeler que, sauf confusion des patrimoines, le tribunal ne peut pas ouvrir la procédure et qu'il existe des règles pour procéder au regroupement éventuel des sociétés qui ont une même entité économique si cela s'impose : c'est la règle qui est prévue à l'article 7 de la loi n°85-98 du 25 janvier 1985. Bref, le parquet est là pour dire le droit.

À l'occasion de l'adoption de plans, le parquet est là aussi pour rappeler le droit puisqu'en matière de plans de continuation, il doit veiller à ce que la consultation des créanciers ait bien eu lieu. J'ai le souvenir, lorsque j'étais au tribunal de commerce, d'avoir rappelé à de nombreuses reprises au tribunal qu'il ne pouvait pas le jour même adopter un plan de continuation parce qu'il fallait respecter le délai de consultation des créanciers.

Il peut également s'opposer, par exemple, à des plans de cession qui seraient assortis de conditions suspensives. C'est là un problème récurrent qui se posait déjà lorsque j'étais au tribunal de commerce. Actuellement, le parquet doit toujours veiller à ce que le tribunal n'arrête pas des plans avec des conditions suspensives.

Enfin, en matière de sanctions, le ministère public a aussi un rôle très important à jouer puisqu'il doit veiller à ce que le tribunal, lorsqu'il veut prononcer une sanction à l'encontre d'un dirigeant, applique bien les textes qui prévoient les différentes fautes pour lesquelles un dirigeant peut être condamné. Or le tribunal aurait parfois tendance à prendre simplement en considération le comportement général dudit dirigeant, sans relever les fautes qui sont prévues aux articles 182 et suivants de la loi de 1985.

M. le Président : La parquet prend des initiatives dans cette partie de la procédure ?

M. Serge ARMAND : En matière de sanctions, je ne dirai pas qu'il prend des initiatives à proprement parler.

M. le Président : Qui décide de sanctionner un dirigeant ?

M. Serge ARMAND : Le tribunal de commerce après voir entendu les conclusions du parquet.

M. le Président : La loi vous permet de demander des sanctions et si oui, le faites-vous ?

M. Serge ARMAND : Oui, la loi permet de saisir le tribunal mais nous ne le faisons pas, faute de temps.

M. le Président : Nous en revenons à ce que nous disions précédemment ; pourtant cela pourrait être une fonction importante du parquet de veiller à ce qu'un certain nombre de dirigeants ne puissent pas, dans les trois mois suivant un jugement , se réinstaller à la tête d'une autre société comme c'est souvent le cas ?

M. Serge ARMAND : La procédure de sanction se passe de la façon suivante : le parquet est avisé du comportement des dirigeants dans toutes les procédures collectives puisqu'il reçoit le rapport que l'on appelle « le rapport sur l'opportunité de citer en sanction le dirigeant ». En conséquence, le parquet formule un avis négatif ou positif selon qu'il souhaite ou non la citation. Le tribunal de commerce se saisit d'office et cite le dirigeant en sanction. Le parquet, à l'occasion de l'audience, fait valoir son point de vue et ce n'est qu'ensuite que le tribunal prend sa décision.

Il se pose un problème que je comptais d'ailleurs évoquer dans le second temps de mon exposé concernant les limites du rôle du parquet, en matière d'appel. En réalité, l'appel du parquet en matière de sanction s'exerce, selon moi, de façon insuffisante pour des raisons d'ordre pratique. Lorsque j'étais au tribunal de commerce, il y avait des audiences un peu « fourre-tout » avec des sanctions, des plans, puis il a été décidé de créer des audiences de sanction.

À ces audiences de sanction, une trentaine de dirigeants sont convoqués en présence du parquet qui donne donc son avis avant que le jugement ne soit mis en délibéré, généralement à trois semaines. Le temps qu'il soit dactylographié, le jugement parvient au parquet des semaines, voire des mois plus tard. Il est toujours possible de faire appel, puisque le délai court à partir de la notification du jugement au parquet mais en fait, si l'on ajoute le temps qui s'est écoulé entre le jugement et le délibéré et celui qui s'est écoulé entre le délibéré et la notification au parquet, cela fait plusieurs mois. Le substitut reçoit donc une pile de jugements de sanction concernant des affaires vieilles de plusieurs mois dont il a d'autant moins souvenir qu'il y a eu chaque semaine de nouvelles audiences. Les jugements sont si peu motivés qu'il ne fait pratiquement pas appel, sauf pour des affaires qu'il suit de manière particulière.

M. le Président : C'est une explication du faible taux d'appels ?

M. Serge ARMAND : Certainement, en matière de sanction. Vous n'êtes pas sans savoir qu'un arrêt de la Cour de cassation, relativement récent puisqu'il date de janvier 1998, a cassé un arrêt de cour d'appel confirmant un jugement de sanction au motif que le parquet, partie jointe, ne peut interjeter appel que si l'ordre public est concerné. Les règles du nouveau code de procédure civile s'appliquent puisqu'il n'y a pas de dispositions spécifiques de la loi de 1985 relatives à l'appel du parquet en matière de sanction, contrairement à ce qui existe en matière de plan, d'ouverture de procédures etc.

En réalité, il existe une façon de contrecarrer cet arrêt puisque si la Cour de cassation en a ainsi décidé, c'est parce que la cour d'appel n'avait pas motivé dans son arrêt le motif de l'appel du ministère public relatif à l'ordre public. On indique maintenant que c'est un frein à l'appel du parquet alors qu'en réalité il n'en est rien ! Néanmoins, il serait sans doute bon qu'une réforme prévoie un droit d'appel du parquet en matière de sanction. Mais si le parquet fait peu appel des jugements de sanction, c'est essentiellement pour la raison pratique que je viens de vous indiquer qui vient s'ajouter au manque de moyens sur lesquels je ne vais pas revenir.

M. le Président : Comme nous sommes limités par le temps, d'autres aspects vous semblent-ils devoir être soulignés ?

M. Serge ARMAND : Oui. Il me semble également important d'indiquer que le parquet veille à la régularité et à la moralisation de la procédure. Par exemple, en cas de dépôt de bilan, j'ai eu très souvent l'occasion de constater qu'un dirigeant pouvait se présenter en chambre du conseil pour déposer le bilan, alors qu'un petit interrogatoire suffisait à prouver de façon évidente qu'il n'était qu'un pur gérant de façade. Lorsque ce cas se présentait, j'en faisais prendre acte par le greffier et j'essayais de savoir qui était le gérant réel pour pouvoir, s'il devait y avoir des sanctions, se tourner directement vers lui.

En cas de plan, le parquet veille aussi à la moralisation puisqu'il s'oppose aux facultés de substitution, aux liquidations judiciaires déguisées, c'est-à-dire à des plans de cession de fonds de commerce...

M. le Président : Pour se débarrasser des salariés ?

M. Serge ARMAND : Non. Je pense à des fonds de commerce qui emploient peu ou pas de salariés et dont la vente aurait dû faire l'objet d'une liquidation judiciaire alors qu'on la fait passer sous la forme d'un plan de cession. Pourquoi ? Parce que l'administrateur, qui y trouve un intérêt matériel puisqu'il va toucher des honoraires, passe d'abord un accord tacite avec le représentant des créanciers, avant de dire au débiteur qu'il a tout intérêt à avoir un plan de cession pour éviter les risques de sanction.

La parquet doit, en outre, vérifier la réalité du prix de cession. Je me souviens d'affaires de plan de cession dans lesquelles étaient inclus des immeubles qui n'étaient pas utiles à l'outil de production et qui se trouvaient vendus à une valeur tout à fait inférieure au montant de l'expertise, quand ils étaient expertisés ce qui n'étaient pas toujours le cas, ce qui justifiait de s'opposer au plan.

M. le Président : Il est exact qu'il y a des spécialistes de l'achat à bas prix dans les procédures ?

M. Serge ARMAND : On le dit, mais je pense que c'est plutôt le cas en matière de liquidation.

En réalité, les plans de cession - et c'est là toute l'utilité du rôle du parquet - tels qu'ils apparaissent à l'audience sont rarement critiquables, d'où le faible taux d'appel. En effet, à l'audience tout est déjà prêt et bien présenté, car il va de soi que personne ne soumettra un plan avec une cession à un prix bradé en sachant qu'il va passer en audience en présence du procureur. En revanche, en matière de liquidation le procureur n'intervient pas et il peut y avoir des cessions à des prix ridicules et des actifs bradés : c'est certain.

En ce qui concerne les limites du rôle du parquet, je ne reviendrai pas sur les problèmes récurrents de manque d'effectifs et de surcharge de travail mais il est vrai qu'à Paris actuellement - vous m'avez tout à l'heure posé cette question - il n'y a que deux magistrats alors que se tiennent parfois simultanément au tribunal de commerce trois audiences de procédure collective, d'où l'impossibilité pour les magistrats d'être présents à toutes.

Dans les tribunaux de la périphérie parisienne, les magistrats du parquet sont dans l'incapacité d'assister à toutes les audiences du tribunal de commerce, tant ils son accaparés par leurs multiples charges.

M. le Président : Est-ce que les magistrats du parquet de Paris qui vont aussi au tribunal de commerce, s'occupent de l'aspect pénal ?

M. Serge ARMAND : Lorsque j'étais au parquet, on distinguait, au sein de la section financière, les commercialistes et les pénalistes. Aujourd'hui, les magistrats reçoivent les rapports du liquidateur et s'ils estiment qu'il y a lieu à poursuites, ils font en sorte qu'elles soient engagées.

M. le Président : Donc, par rapport à votre époque, les magistrats ne sont pas plus nombreux et ils travaillent plus ?

M. Serge ARMAND : Exactement. En tout cas, ils ont un travail différent.

M. le Président : Dans certains petits tribunaux de province, ce sont les pénalistes qui exploitent les rapports des mandataires ?

M. Serge ARMAND : Oui, exactement comme cela se faisait lorsque j'étais à la section financière.

Je vous indiquais donc qu'il y avait des limites au rôle du parquet. Je peux déjà souligner qu'il n'est pas présent en matière de prévention et je crois que ce point pourrait utilement être revu dans le cadre d'une réforme législative.

M. le Président : Par qui est assurée la prévention à Paris ?

M. Serge ARMAND : Vous avez deux formules : soit le règlement amiable, soit le mandat ad hoc. Sur ce dernier on pourrait dire beaucoup de choses, notamment que le parquet n'est jamais sollicité et que l'on ne recueille pas son avis.

M. Jean-Paul CHARIÉ : Est-ce que vous pourriez avoir l'amabilité de nous fournir quelques exemples concrets pour illustrer vos propos et montrer l'utilité que pourrait avoir la présence du parquet dans les procédures de prévention ?

M. Serge ARMAND : Des exemples concrets, non. Mon appréciation est d'ordre général. La prévention est, de toute façon, confidentielle. Le parquet est informé de l'existence de ces procédures mais il serait important qu'il soit présent pour veiller à la désignation - c'est un aspect très partiel - des mandataires ad hoc et je dirai même à leur rémunération, car ils jouissent d'une rémunération tout à fait libre dont il faut bien reconnaître qu'elle constitue, à Paris en tout cas, une prébende pour les magistrats du tribunal de commerce.

M. le Président : Le terme « prébende » est fort !

M. Serge ARMAND : On désigne principalement des magistrats et si j'emploie ce terme c'est parce qu'il concerne une fonction.

M. le Rapporteur : Ne vous excusez pas d'employer des mots forts !

M. Serge ARMAND : Je ne m'excuse pas, je justifie l'emploi du terme puisque, pour moi, la définition de la prébende, c'est l'avantage que l'on retire d'une fonction.

M. le Président : On m'a pourtant longuement expliqué que les anciens magistrats du tribunal de Paris acceptaient de faire de la prévention, gratuitement insistait-on...

M. Serge ARMAND : Personnellement, je ne connais pas d'exemples de mandataires ad-hoc qui ne seraient pas rémunérés. Mais il est bien certain que les anciens magistrats participant à la cellule de prévention du tribunal de commerce de Paris le font bénévolement ! En revanche, on m'a parlé de rémunérations de mandataires ad hoc qui sont telles que pour sauver l'entreprise il suffirait de les réduire...

M. le Rapporteur : Elles peuvent être de quel ordre ?

M. Serge ARMAND : On m'a indiqué des sommes, mais comme j'ignore si elles étaient mensuelles ou trimestrielles... On m'a parlé, par exemple, de 400 000 francs sur un dossier mais il faut que je sois prudent car j'ignore si cette somme était fractionnée ou versée à plusieurs reprises.

M. le Président : Finalement, il s'est développé à côté de l'institution quelque chose qui n'est pas prévu par la loi puisque les anciens magistrats n'ont aucun titre à se mêler de cela, sinon avec l'accord des parties. Ils le font donc sous l'autorité du président en quelque sorte ?

M. Serge ARMAND : Oui, ils sont désignés par le président.

M. le Président : C'est donc le président du tribunal de commerce qui recrute parmi des anciens juges des personnes pour faire de la prévention. De toute façon, c'est illégal et il conviendra d'y remettre de l'ordre. Par ailleurs nous ignorions également que de l'argent entrait en ligne de compte. Je croyais que c'était totalement gratuit.

M. Christian MARTIN : C'est d'ailleurs ce que l'on nous avait dit.

M. le Président : Cela doit l'être, excepté lorsqu'ils sont mandataires. Nous allons nous renseigner sur ce point.

M. Serge ARMAND : Pour ma part, je tiens mon information d'un administrateur judiciaire qui m'a indiqué qu'ayant hérité d'un dossier après un mandataire ad hoc, il avait reçu dudit mandataire ad hoc la note de ses honoraires.

M. le Rapporteur : Parce que non seulement ce n'est pas négocié avant, mais en plus on reçoit une facture !

M. le Président : Donc cela apparaît dans une procédure et on devrait pouvoir le retrouver.

M. Serge ARMAND : Normalement, c'est négocié avec le débiteur mais il y a des moyens de pression sur le débiteur.

M. le Président : Dès qu'une affaire est en difficulté, beaucoup de gens sont intéressés à se payer sur la bête.

M. Serge ARMAND : Absolument !

Je vous disais donc que le parquet était, par exemple, présent aux audiences de plan. Son intervention a pourtant une limite qui tient au fait qu'il est bien présent à l'audience mais qu'il n'a pas assisté aux tractations antérieures et qu'il n'assistera pas à celles qui auront lieu après.

C'est ainsi qu'il ne connaît rien des négociations qui se sont déroulées entre l'administrateur judiciaire, le juge-commissaire et les repreneurs. Il ignore s'il y a eu un repreneur mieux disant qu'un autre qui a été évincé et autant de choses dont on parle et dont le parquet ne peut pas avoir connaissance. De même, il n'assiste pas aux entretiens qui se déroulent entre l'administrateur judiciaire et le juge-commissaire. Pourtant c'est souvent à ces différents stades que se joue le sort de l'entreprise car, ainsi que je vous le disais précédemment, quand on arrive à l'audience, tout est prêt et le plan est présenté de telle façon qu'il est acceptable et que le parquet ne peut que l'approuver.

M. Jean-Paul CHARIÉ : Avez-vous la possibilité de demander à l'audience s'il y avait d'autres repreneurs ?

M. Serge ARMAND : Bien sûr !

M. Jean-Paul CHARIÉ : Et si un repreneur plus intéressant aux yeux de l'ordre public s'est trouvé écarté, avez-vous la possibilité d'intervenir ?

M. Serge ARMAND : Il est effectivement possible de demander un renvoi mais comme, généralement, il s'agit de dossiers qui demandent un traitement urgent, nous hésitons à le faire.

M. le Président : Alors, vous êtes bel et bien décoratifs. Disons que vous êtes l'asparagus du bouquet...

M. Serge ARMAND : En réalité, nous jouons un rôle sur l'application du droit mais nous ne pouvons pas juger s'il y a ou non des manoeuvres.

M. le Président : Vous nous dites donc que, grâce à vous, le tribunal ne peut pas se passer de la loi et qu'il est obligé de mieux présenter les choses. Pourtant, apparemment, il ne motive pas plus ?

M. Serge ARMAND : C'est vrai dans les procédures de sanction, mais pas dans les procédures de plan. Il est évident que dans les procédures de sanctions il y a un grave problème de motivation.

M. le Président : Précisément, serait-il possible que le parquet général de Paris nous fasse le point sur les procédures de sanction ? En effet, il apparaît nettement, d'une part que le tribunal de commerce permet à un certain nombre de personnes de vivre sur les entreprises en difficulté, d'autre part qu'il ne fait même pas la police parmi les dirigeants qui ont conduit les affaires à la catastrophe de sorte qu'on les retrouve peu après à la tête d'une autre entreprise. S'il y avait systématiquement des procédures de sanctions commerciales et civiles...

M. Serge ARMAND : Il n'y a pas systématiquement des procédures de sanction dans la mesure où, comme je l'ai dit tout à l'heure, elles sont fonction des rapports des mandataires. S'il ne ressort pas du rapport du mandataire que le dirigeant est fautif, il n'y a pas lieu de le citer devant le tribunal de commerce. En outre, quand ce dernier comparaît devant le tribunal de commerce, il est parfois difficile d'établir des griefs tels qu'ils sont prévus par la loi et, à cet égard, il faut bien reconnaître que le fameux non-respect de l'obligation de déclarer l'état de cessation des paiements dans les quinze jours est bien pratique puisque, comme on a du mal à établir les preuves, il représente quelquefois le seul moyen de sanctionner un dirigeant dont on se rend compte qu'il est, par ailleurs, quasiment un délinquant.

M. le Président : Je voudrais savoir si la pratique des tribunaux du ressort de la cour d'appel de Paris permet d'opérer une moralisation du monde commercial. Est-ce un outil fiable ou pas ? On peut se poser la question tant il est vrai que l'on retrouve les mêmes personnes très rapidement qui, par exemple, rachètent sous un faux nez, leurs propres actifs : c'est une chose fréquente !

M. Serge ARMAND : S'il y a faux nez, même si elles ont été condamnées, rien n'empêchera qu'elles rachètent leurs actifs sans qu'on puisse s'en rendre compte.

M. Jean-Paul CHARIÉ : Est-ce que, globalement, les tribunaux de commerce fonctionnent correctement ?

M. Serge ARMAND : Je poserai plutôt la question sous la forme suivante : est-ce que les juges consulaires exercent leurs fonctions correctement ? Il y a vraiment une grande partie d'entre eux - du moins c'est ce que j'ai remarqué à Paris mais c'est peut-être une spécificité parisienne - qui sont irréprochables, qui ont beaucoup de qualités et qui sont même, pour certains, d'excellents juristes. Il est vrai, néanmoins, qu'il y a un certain nombre de juges consulaires dont le comportement suffit à jeter l'opprobre sur la totalité de l'institution.

M. le Président : Par exemple, l'affaire dite « de Bobigny » a quand même un peu dépassé les limites, non ?

M. Serge ARMAND : Oui, mais à Bobigny on a eu des preuves suffisantes.

M. le Président : On connaît maintenant cette affaire mais, le système mis à jour montrant une connivence à très haut niveau, est-ce qu'il y a eu une enquête générale sur le comportement des magistrats qui jouaient un rôle très important dans cette juridiction ?

M. Serge ARMAND : Je ne peux pas vous dire, parce que cela remonte à une époque où je n'étais pas au parquet général.

M. le Président : Ma question est la suivante : a-t-on profité de cette affaire de Bobigny dans laquelle on a établi qu'un juge rachetait des actifs avec l'accord du président et qu'un administrateur était de mèche, pour autant que je me souvienne, pour mener une enquête générale de comportement ?

M. Serge ARMAND : Je ne crois pas.

M. le Président : Est-ce que vous pourriez le vérifier dans les archives de la cour d'appel de Paris parce que nous avons l'impression que si une telle affaire a pu se développer, ce n'est pas sans exercices préparatoires : il y a donc certainement des affaires de même nature qui n'ont pas été découvertes. Le tout est de savoir si on s'est donné la peine de les rechercher.

On peut espérer que les magistrats qui étaient en fonction à ce moment-là ont compris la leçon et se tiennent tranquilles, mais l'affaire était d'une telle gravité que - j'en suis persuadé - elle ne pouvait que résulter d'un laisser aller général.

M. Serge ARMAND : Je crois qu'il n'y a pas eu d'enquête générale.

M. le Rapporteur : Cela étant dit, avant que le président Colcombet n'évoque Bobigny, vous ne parliez pas spécialement de cette juridiction.

M. Serge ARMAND : Non, je parlais de manière générale, en fonction des rumeurs qui courent et de certains comportements que j'ai pu remarquer, même sans qu'il y ait malversations.

Je peux vous citer un exemple : je n'ai pas abordé la question de la liquidation, mais elle pose un gros problème qui est le contrôle que pourrait exercer le parquet sur la réalisation des actifs. Or, le parquet est totalement démuni précisément là où il peut y avoir des dérives.

M. Jean-Paul CHARIÉ : J'ai l'exemple d'un syndic, qui habitait la commune où le propriétaire avait une maison dont il s'est ensuite porté acquéreur pour un prix évidemment très intéressant. Et je connais quelques autres exemples de liquidation dont le moins que l'on puisse dire est qu'elle prêtaient à interrogations. Le parquet n'a pas d'autorité là-dessus ?

M. Serge ARMAND : Si les pratiques que vous évoquez sont portées à la connaissance du parquet et que les preuves sont établies, celui-ci engage bien évidemment les poursuites appropriées.

M. le Rapporteur : Reprenez les exemples que vous vous apprêtiez à nous décrire.

M. Serge ARMAND : Vous savez qu'il y a trois catégories d'actifs : ceux de l'article 154, les ventes d'immeubles ; ceux de l'article 155, les unités de production et ceux de l'article 156, les autres biens. Parmi ces différents actifs seuls ceux de l'article 155, donnent lieu, quand ils sont vendus, à un avis au procureur de la République.

M. le Président : Les fonds de commerce en quelque sorte.

M. Serge ARMAND : Exactement, les unités de production, celles qui ont une exploitation autonome, etc. Des cessions extrêmement importantes entrent dans le cadre de ces liquidations : j'ai ainsi connu la liquidation de La Cinq, celles de la BCCI, de Felix Potin, des actifs Tapie etc. Or, avant la loi de 1994, les cessions de l'article 155 ne donnaient pas lieu à un avis au parquet. Normalement, lorsqu'il s'agissait de la vente d'un actif très important, le tribunal de commerce avisait le parquet.

Or, dans une affaire de cession d'une banque libanaise - ce n'était quand même pas rien - je savais qu'il y avait un repreneur qui ne jouissait pas d'une réputation particulièrement bonne et qui s'intéressait au rachat de cet actif à un prix qui n'allait pas spécialement dans le sens d'un désintéressement des créanciers et des déposants. Ce repreneur a d'ailleurs connu par la suite un certain nombre de déboires. Il s'agissait d'un personnage dont on connaissait le peu d'honnêteté et qui s'est révélé être un affairiste.

J'ai appris un jour, tout à fait par hasard, parce qu'un avocat de l'un des autres repreneurs, qui était en réalité une association de déposants, est venu me voir et m'en a informé, que la cession de la banque avait été faite à ce repreneur : personne ne m'en avait avisé ! Comme nous étions heureusement, encore dans le délai d'un mois, je suis aussitôt allé voir le président du tribunal de commerce pour lui parler de l'affaire et lui indiquer qu'il y avait une possibilité de saisine d'office du tribunal pour faire opposition à l'ordonnance ; il y eu finalement audience et annulation de la cession. Pour éviter que l'affaire ne s'ébruite, le juge-commissaire n'avait même pas respecté l'obligation de convoquer le contrôleur.

Voilà un exemple dans lequel, si le délai d'un mois avait été dépassé, il n'aurait plus été possible d'intervenir.

M. le Rapporteur : Le juge-commissaire est toujours en fonction au tribunal ?

M. Serge ARMAND : Non.

M. le Rapporteur : Il a démissionné ? A-t-il eu l'honorariat ?

M. Serge ARMAND : Je l'ignore mais c'est possible ! Il n'a jamais eu d'ennuis par la suite, mais il faisait partie des juges qui avaient une réputation sulfureuse, à telle enseigne que lorsque j'ai communiqué son nom au président du tribunal de commerce, ce dernier n'a pas paru en être autrement surpris. Au tribunal de commerce, des rumeurs couraient sur certains noms.

M. le Rapporteur : Dans ce cas précis cela paraissait aller au-delà de la rumeur...

M. Serge ARMAND : Mais on n'était pas face à un comportement illégal puisque, avant la loi de 1994, il n'y avait pas obligation de tenir le parquet informé.

M. le Président : Aujourd'hui de telles pratiques paraissent ne plus pouvoir se reproduire puisque la loi de 1994 exclut l'outil de travail, mais elles peuvent continuer pour tout le reste ?

M. Jean-Paul CHARIÉ : Le parquet n'est donc toujours pas obligatoirement tenu informé des ventes d'immeubles et biens autres que les unités de production et vous pensez qu'il y aurait, au nom de l'ordre public, intérêt à ce qu'il le soit ?

M. Serge ARMAND : Il y en a tellement que si c'était le cas, il risquerait de se trouver complètement asphyxié par le nombre d'avis sur de telles cessions.

M. le Président : Je dois m'absenter mais je vous engage à poursuivre ce débat en demandant à mon collègue M. Charié de bien vouloir le présider.

M. Jean-Paul CHARIÉ : En effet, vous pouvez nous aider du fait de la place d'observateur qu'il vous est donné d'occuper.

Le Président Colcombet vous a demandé ce que vous pensiez de l'honnêteté, de l'éthique et du fonctionnement des administrateurs et auxiliaires de justice. J'aimerais que vous puissiez rapidement revenir sur ce sujet. Y a-t-il des améliorations à apporter en la matière ?

M. Serge ARMAND : En réalité, je ne vois guère d'autres améliorations possibles que la généralisation des inspections des études. Ce n'est que par le biais des inspections que l'on peut découvrir quelque chose ! Le rôle du parquet dans ce domaine est parfaitement illusoire : il s'agit vraiment d'un rôle en trompe-l'oeil parce qu'il n'a pas les moyens de contrôler les administrateurs judiciaires et les mandataires-liquidateurs.

Quand on sait que le contrôle de la profession n'avait rien décelé de l'affaire Sauvan-Goulletquer...

M. le Rapporteur : Nous avons posé la question avant-hier aux personnes intéressées et elles ont prétendu que c'était elles qui avaient « fait le ménage », mais nous avons demandé le rapport...

M. Serge ARMAND : Non, ceux qui ont tout vu, ce sont les administrateurs provisoires qui ont été désignés à la suite de l'incarcération de Maître Sauvan. Intervenant alors, le comptable a signalé qu'il y avait un problème.

M. Jean-Paul CHARIÉ : Mais si la loi vous autorisait à faire des inspections vous en feriez régulièrement et vous seriez organisés à cet effet.

M. Serge ARMAND : Oui, mais à mon avis, le magistrat du parquet n'est pas outillé pour faire l'inspection. Vous savez qu'un avant-projet de décret prévoit qu'il y ait des magistrats inspecteurs régionaux au sein des cours d'appel. Je vois mal - c'est mon opinion personnelle - comment ils auraient, d'une part la disponibilité, d'autre part la formation, pour mener ce genre d'inspections. À mon avis, il faudrait un véritable corps d'inspecteurs spécialisés qui ne fassent que cela, accompagnés d'experts comptables, agissant au niveau national car ce sont les inspections qui ont permis de déceler un certain nombre d'anomalies qui ont donné lieu ensuite à des poursuites disciplinaires ! Celles que j'ai engagées devant la commission de discipline avaient pour origine, soit des inspections, soit des poursuites pénales engagées généralement à la suite de plaintes : ce n'est pas la parquet lui-même qui avait pu découvrir quoi que ce soit !

M. Christian MARTIN : S'agissant de la vente d'immeubles, on pourrait déclarer obligatoire la publicité des enchères ?

M. Serge ARMAND : J'ignore si c'est effectif mais je sais que le président du tribunal de commerce de Paris indique que, dans un souci de transparence, il souhaite que toutes les ventes d'immeubles se fassent désormais par voie d'enchères publiques.

M. Christian MARTIN : On pourrait se baser sur une estimation du service des Domaines, pour démarrer les enchères, par exemple.

M. Jean-Paul CHARIÉ : Vous recevez bien les avis concernant les cessions d'unités de production ?

M. Serge ARMAND : C'est une expérience que je n'ai pas connue mais je me suis renseigné, ce qui me permet même de dire qu'à Paris, on fait les choses plutôt bien, dans la mesure où les magistrats commercialistes reçoivent effectivement les avis et où le juge-commissaire fait, ce qui n'est pas obligatoire, une sorte d'audience dans laquelle le parquet peut intervenir. Ce faisant, le tribunal de commerce va même au-delà de ce que demande la loi et je pense qu'en cas de réforme il conviendrait peut-être de s'orienter vers une procédure de ce genre.

M. le Rapporteur : Dans l'affaire du groupe Royal-Monceau quelle a été la position du parquet général devant la cour d'appel ?

M. Serge ARMAND : C'était une affaire qui devait m'incomber mais qui, pour des raisons de surcharge de travail, a été suivie pour un avocat général affecté à la troisième chambre. Il conviendrait donc de lui poser la question, mais il me semble qu'il a conclu oralement à la confirmation du jugement. Ses conclusions écrites, rédigées juste après la déclaration d'appel, ont soutenu le recours du parquet tendant à l'infirmation de la décision du tribunal de commerce.

M. le Rapporteur : Les magistrats du parquet de Paris ont interjeté appel et le parquet général n'a pas suivi la position des magistrats de la section financière ?

M. Serge ARMAND : Il peut se produire beaucoup de changements au stade de l'appel, et à ce moment-là certaines questions qui avaient justifié l'appel du parquet avaient déjà été résolues ; je pense notamment aux conditions de désintéressement des créanciers, aux délais qui n'étaient pas conformes à la loi, et aux apports de fonds demandés en première instance. Un certain nombre de griefs qui justifiaient l'appel du parquet ont donc été balayés pendant l'appel.

M. le Rapporteur : Il serait agréable à la commission d'enquête que vous puissiez transmettre à ses membres, en qualité de commissaire de Gouvernement devant la commission de discipline, les éléments dont vous pouvez être en possession ainsi que le texte de votre intervention.

M. Jean-Paul CHARIÉ : Avez-vous quelque chose à ajouter ?

M. Serge ARMAND : Rien, sinon qu'il me paraît indispensable de réformer le tarif des mandataires.

M. le Rapporteur : Soyez sans inquiétude, nous avons déjà fait le tour de cette question !

M. Christian MARTIN : La commission a déjà forgé son opinion !



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