RAPPORT

FAIT AU NOM DE LA COMMISSION D'ENQUÊTE (1)
sur L'ACTIVITE ET LE FONCTIONNEMENT DES TRIBUNAUX DE COMMERCE

TOME I
RAPPORT (suite)

PREMIÈRE PARTIE : CONSTATATIONS ET DIAGNOSTIC (SUITE)

II.-LES DÉFAILLANCES D'UNE JUSTICE CONFRONTÉE À LA MONTÉE DES PROCÉDURES COLLECTIVES (SUITE)

C.-  UNE JUSTICE DÉFAILLANTE ET SANS CONTRÔLE (SUITE)

4.- L'apparition et le développement de la corruption dans les tribunaux de commerce 1

a) Un mode de fonctionnement propice aux dérives 2

· Un financement opaque, qui entretient la confusion des genres 2

- Les sources des fonds extra-budgétaires, facteurs de risque 2

- Des modes de gestion occultes 2

- Une vive résistance aux contrôles financiers 3

· L'effondrement des procédures de contrôle de la justice rendue 3

- L'opacité des processus décisionnels 3

- Un parquet dépourvu des moyens d'un contrôle efficace 6

b) Des juges aux comportements douteux 7

· La prise d'intérêts et le conflit d'intérêts 7

· La collusion avec les mandataires de justice ou les avocats 12

· La corruption active 14

· Le favoritisme 17

c) Mandataires de justice : la tentation n'est pas loin 18

4.- L'apparition et le développement de la corruption dans les tribunaux de commerce

Comme le souligne M. Yves Mény dans son livre : La corruption de la République : « La corruption n'est pas à côté ou en marge du système, elle vit en symbiose avec lui, se nourrit de ses faiblesses, s'infiltre dans ses interstices . » C'est pourquoi il existe toute une gamme de pratiques douteuses relevées par la commission allant des petites atteintes aux règles déontologiques ou juridiques aux actes de corruption pénalement sanctionnés.

Plusieurs caractéristiques du fonctionnement des tribunaux de commerce sont en effet propices au développement de diverses formes de corruption. Il en est ainsi de l'absence de transparence des procédures collectives, de la faiblesse des contrôles exercés sur ceux qui détiennent le pouvoir dans les juridictions c'est-à-dire les juges, les greffiers et les mandataires, de la concentration du pouvoir aux mains de quelques uns qui ont en plus l'avantage de la durée (certains présidents de tribunal sont en poste depuis 30 ans), de l'absence de règles claires sur le conflit d'intérêt et des possibilités de cumul de fonctions (président de tribunal et président de chambre de commerce et d'industrie, par exemple).

Le tribunal de commerce est ainsi devenu un lieu où l'exercice de fonctions d'intérêt public, rendre la justice, se confond parfois avec les intérêts privés puisqu'il s'agit d'affaires commerciales aux enjeux financiers considérables. Dès lors le bon fonctionnement du système repose uniquement sur la qualité des hommes et leur honnêteté. C'est dire s'il est fragile.

DES JEUX D'INTÉRÊT QUI NE SONT PAS INNOCENTS

Les propos tenus par le président du tribunal de commerce de Lyon, M. Henri-Jacques Nougein en réponse à une question du Rapporteur sur les fonctions du président de tribunal de commerce, en témoignent 

M. Henri-Jacques NOUGEIN, président du tribunal de commerce de Lyon : Pour être plus précis, il faut être toujours vigilant, ne pas être naïf et dire pratiquement toujours non, parce que tout ce que l'on me demande, tout ce qui attire mon attention suppose en général une réponse négative. Donc, de la vigilance, de la rigueur et le pouvoir de dire non. Je ne peux être plus clair.

Il ne faut pas être innocent, nous avons des pouvoirs considérables. Nous sommes au centre de jeux d'intérêt qui sont tout sauf innocents. Il est donc extrêmement important que le président de la juridiction et les personnes en qui il a confiance soient attentifs à tout risque de dérapage.

Cette vigilance ne semble pas la chose la mieux partagée.

a) Un mode de fonctionnement propice aux dérives

Pour des raisons historiques, la juridiction consulaire fonctionne dans des conditions d'opacité qui étonnent tous les observateurs, qu'il s'agisse du financement de l'institution ou de sa façon de rendre la justice. Ce voile alimente le soupçon et, parfois, provoque des tentations.

· Un financement opaque, qui entretient la confusion des genres

- Les sources des fonds extra-budgétaires, facteurs de risque

L'usage est établi de longue date que les tribunaux de commerce complètent des dotations budgétaires insuffisantes en sollicitant des contributions privées de diverses origines (première partie, II-B-3). Ces versements menacent l'impartialité de la justice dans la mesure où les parties versantes représentent des justiciables potentiels (chambres de commerce et d'industrie, unions patronales locales, voire entreprises), ou bien des auxiliaires de justice susceptibles d'être désignés par le tribunal (administrateurs judiciaires) ou pouvant être appelés à défendre des justiciables (avocats).

Les risques de collusion sont d'autant plus grands que ces fonds reçus hors budget et constituant ce que M. Christian Descheemaeker a appelé la « deuxième caisse » de chaque tribunal représentent une part significative des ressources, en dépit de grandes disparités. Dans certaines juridictions, les fonds d'origine extrabudgétaire sont supérieurs au versement de l'État.

- Des modes de gestion occultes

Les fonds qui ne proviennent pas du budget de l'État font peser un risque à un autre titre : tant que la procédure du fonds de concours ne sera pas généralisée, leur gestion restera affranchie en tout ou partie des règles de la comptabilité publique.

Le système le plus traditionnel, qui a en principe disparu depuis les années 1993-1995, était celui du simple compte en banque à la disposition du président du tribunal de commerce. Comme l'a expliqué M. Christian Descheemaeker, certains faisaient l'objet de « comptes scrupuleusement tenus : dans l'irrégularité tout était en ordre ! » Mais il a également trouvé « des gestions extrabudgétaires tenues n'importe comment », dont « les seuls pièces justificatives étaient les souches des carnets de chèques ».

Lorsque la Chancellerie a fermement demandé aux tribunaux de commerce de revenir aux règles de la comptabilité publique, leur réaction a été presque partout d'attribuer les subventions privées à des associations présidées par le chef de la juridiction ou son successeur, perpétuant ainsi la gestion occulte.

M. Christian Descheemaeker a indiqué à la commission que « beaucoup de ces irrégularités ne sont pas accompagnées de détournements de fonds », ce qui signifie que de tels détournements ont été constatés par les Rapporteurs de la Cour.

La Cour des comptes a menacé à diverses reprises d'ouvrir des procédure pour gestion de fait ; elle a en ouvert dans deux cas.

Les situations les plus graves sont donc aussi les plus rares. Mais comme il est toujours à craindre, la « gestion déréglée », selon l'expression employée par le juge des comptes dans les affaires de gestion de fait, a pu déboucher sur le détournement de fonds publics. Un système intrinsèquement pervers ne pouvait manquer de susciter des dérives individuelles.

- Une vive résistance aux contrôles financiers

Lorsque les seules pièces justificatives des dépenses, si elles existent, sont des souches de carnets de chèques, le contrôle est pour le moins difficile. On en viendrait à oublier qu'il s'agit bien de services de l'État. Certaines attitudes pourraient accréditer l'idée que les intéressés eux-mêmes l'ont quelque peu perdu de vue.

La résistance individuelle et collective des tribunaux de commerce aux contrôles mérite d'être relevée. Certains tribunaux se targuent d'avoir mis en place le fonds de concours, tout en maintenant parallèlement une gestion extrabudgétaire par le truchement d'une association ; tel est le cas à Paris.

Cette inertie face à la mise en place de procédures de contrôle financier et comptable a été « téléguidée » par la représentation nationale des tribunaux de commerce, comme en a témoigné M. Christian Descheemaeker : « (...) la Conférence générale des tribunaux de commerce (...)a élaboré de très nombreux textes, circulaires et lettres missives qui, si je résume simplement, équivalaient à dire : « ne changez rien à vos habitudes ! Il y a le fonds de concours : c'est une idée de la Chancellerie ; continuons comme avant ! ». Il existe des documents fort surprenants, rédigés dans un style assez peu administratif signifiant: " On vous pose des questions ? Ne répondez pas ! " ».

Si les contrôles sont difficiles sur le fonctionnement du service, ils ne le sont pas moins sur la façon d'administrer la justice.

· L'effondrement des procédures de contrôle de la justice rendue

- L'opacité des processus décisionnels

La prise de décision juridictionnelle dans les tribunaux de commerce n'est pas suffisamment transparente ce dont se plaignent les justiciables et peut laisser planer la suspicion sur certains jugements.

La procédure orale, gage de rapidité, explique le caractère succinct de nombreux dossiers consultés par la commission au cours de ces contrôles sur place. Elle ne facilite guère le travail des avocats appelés à conseiller des entreprises justiciables.

IMPRESSIONNISME PROCÉDURAL

Me Emmanuel Rosenfeld a fourni à la commission une illustration des inconvénients d'une procédure par trop informelle.

« Me Emmanuel ROSENFELD, avocat : Il y a, dans la procédure commerciale ce qui est écrit et ce qui ne l'est pas. Ce qui ne l'est pas est une pratique informelle qui consiste précisément à s'inscrire en dehors des règles du nouveau code de procédure civile, à imposer une médiation, à suggérer comme je viens d'en avoir l'exemple tout récemment dans une procédure de référé, l'élaboration de codes de bonne conduite, à regretter que la loi soit mal faite, à ne pas statuer ou à consulter.

La consultation informelle est également une pratique que l'on peut rencontrer dans les tribunaux de commerce. J'en trouve l'exemple dans une affaire du domaine de la publicité, où le juge rapporteur au tribunal de commerce avait invité les parties à se rapprocher des organismes professionnels en matière de publicité pour leur faire produire en quelque sorte une consultation : c'est quelque chose qui - sans être radicalement condamnable car, après tout, si la juridiction consulaire a une raison d'être c'est précisément celle d'appliquer certains usages - se pratique à un degré de non-formalisme qui, à mon sens, est absolument incompatible avec un processus juridictionnel. »

Les porte-parole du Syndicat des avocats de France (Maîtres Christophe Delpla et Alain Cornevaux) ont considéré que la procédure était dans l'ensemble correctement appliquée devant les juridictions consulaires. Mais ils ont regretté la diversité des pratiques locales, qui ont indiscutablement pour effet d'en renforcer le caractère « justice de place », voire de « justice de sérail ».

PROCÉDURE : « CHACUN FAIT SA CUISINE »

« Me Christophe DELPLA, président du Syndicat des avocats de France : (...) La procédure devant les tribunaux de commerce semble fonctionner plutôt bien, d'après le sentiment général. Je mets de côté les procédures collectives. Je me réfère plutôt au contentieux général, essentiellement au contentieux de recouvrement.

Il en va ainsi, par exemple, de la plaidoirie devant un juge rapporteur ou de l'obligation devant certains tribunaux de déposer son dossier de plaidoirie avant d'aller voir le juge, ce qui permet un débat entre le juge et les parties.

Un bémol tout de même ! Il faudrait une unification des procédures devant les tribunaux de commerce. Chacun fait sa cuisine, si je puis dire. À Paris, Nanterre, Tulle ou Pontoise, les règles sont différentes et nous ne les connaissons pas. (...)

M. Alain CORNEVAUX : Il faut distinguer. Pour les règles de base, le principe du contradictoire est respecté et les règles du code de procédure civile sont, en principe, applicables. En revanche, il existe un livre des procédures du tribunal de commerce de Paris qui est inconnu, je l'imagine, de votre commission et de la quasi-totalité des avocats, à l'exception de ceux qui fréquentent habituellement le tribunal de commerce de Paris.

Mon ordre et le président du tribunal de commerce ont signé une convention pour organiser cette procédure : les audiences de procédure se déroulent entre onze heures trente et quatorze heures, temps au cours duquel 400 ou 500 affaires sont passées à toute vitesse, en termes de procédure exclusivement.

Certes, tout cela n'est pas dramatique, mais il serait « sympathique » que tout le monde procède de la même façon ! Il serait « sympathique » qu'il y ait un choix, c'est-à-dire que je puisse savoir moi, parisien, quand je vais plaider au tribunal de commerce de Perpignan, comment cela se passe. »

Ces difficultés pour les justiciables et leurs avocats sont accrues dans les moins grands tribunaux par les contraintes matérielles liées à des calendriers d'audiences soumis à variations sans préavis, et parfois fantaisistes.

Me Alain Cornevaux, s'exprimant au nom du Syndicat des avocats de France, a donné l'exemple des « audiences sauvages » du tribunal de commerce de Meaux.

L'absence de publicité des débats en chambre du conseil, conjuguée à l'extrême concision des attendus des jugements, laisse également place au doute sur des décisions inattendues.

Me Emmanuel Rosenfeld va jusqu'à parler du « caractère occulte du processus » judiciaire :

« Il est un autre risque que le biais et le corporatisme, je veux parler du caractère occulte du processus. J'y faisais allusion car, si on peut inviter les parties à procéder elles-mêmes à la consultation, on peut aussi la réaliser dans le dos de ces dernières. C'est malheureusement quelque chose qui arrive... »

Au total, comme l'indique Me Christophe Delpla, « Le problème principal est celui de la transparence des décisions. Vouloir connaître, par exemple, les intérêts d'un juge consulaire dans les affaires du département ne relève pas d'un comportement maladivement suspicieux ! ». La preuve de faits de corruption sera donc très difficile à apporter.

L'insuffisance des règles régissant la publicité des cessions d'actifs, en particulier d'immeubles, est mise en cause, de même que la difficulté à obtenir des informations de la part des administrateurs judiciaires et des mandataires liquidateurs, fréquemment décrits comme injoignables au téléphone et ne répondant pas au courrier.

Le Syndicat des avocats de France a dressé un tableau très critique de la situation en la matière.

PROCÉDURES COLLECTIVES : LE « RÈGNE DE L'OPACITÉ »

Me Christophe DELPLA, président du Syndicat des avocats de France : D'après nos consultations, la tendance générale est d'assimiler les procédures collectives au règne de l'opacité. Or il y a un réel besoin de transparence comme dans nombre de domaines de notre société.

Je vais vous faire part du sentiment, non pas des avocats qui ne traitent que des procédures collectives et qui en sont des spécialistes, mais de nos adhérents et sympathisants qui sont chargés habituellement de traiter des dépôts de bilan, de suivre des débiteurs. Si vous n'êtes pas dans le sérail - le juge, l'avocat spécialiste et le mandataire, bref le trio infernal ! - vous avez vraiment l'impression que les mandataires tiennent leur juge. Tel est le danger !

Sans généraliser, car certaines chambres spécialisées dans les procédures collectives font bien leur travail, on a l'impression, surtout en province, que les juges n'y connaissent rien et qu'en revanche, les mandataires sont très pointus et très au fait de la matière, obtenant de leur juge consulaire ce qu'ils veulent !

L'opacité génère un certain nombre de scandales, mais nous ne sommes pas là pour les dénoncer. La presse et les livres s'en font largement l'écho. Lors de nos consultations, un certain nombre d'exemples tout à fait significatifs nous ont tout de même été rapportés. (...)

L'opacité est réelle dans les décisions, la procédure et la gestion du dossier.

S'agissant des décisions, il n'est tout de même pas normal que le tribunal de commerce statue sur des ordonnances du juge-commissaire qui est une émanation du tribunal de commerce, d'autant plus que ces décisions ne sont pas, pour la plupart, susceptibles de recours. Allez expliquer à un client que l'on va former un recours devant le tribunal de commerce, le juge-commissaire l'ayant débouté de sa réclamation. Heureusement, le juge-commissaire n'est pas dans la formation de jugement !

M. le Président : Cela dépend !

Me Christophe DELPLA : En effet ! En tout cas, c'est tout de même un peu gros !

On retrouve les mêmes problèmes dans la procédure ! Si le juge-commissaire veut savoir si le gérant a commis des irrégularités - et il est tout à fait normal qu'il s'en assure -, il désigne un expert-comptable. Seulement, en tant qu'avocat du débiteur failli, vous n'avez pas le droit de prendre connaissance du document qui peut pourtant vous être utile pour engager une action contre des banques qui vous ont coupé les crédits ! Alors que l'expertise a été ordonnée judiciairement, ce document ne sera connu que si des poursuites sont engagées contre le gérant.

M. le Président : Et vous dites que le principe du contradictoire est respecté !

Me Christophe DELPLA : Excepté pour les procédures collectives, comme je m'étais empressé de le préciser ! (...)

La difficulté principale réside dans la possibilité d'accéder au dossier, selon le jargon pénal. Beaucoup de choses nous échappent totalement !

M. le Président : En l'occurrence, nous ne sommes pas là en matière pénale !

Me Christophe DELPLA : Non, en effet, mais « l'accès au dossier » du débiteur en faillite est un des principes du contradictoire. Il devrait être possible de savoir ce qui se passe, de connaître ce qu'a fait le mandataire dans le cadre de sa mission.

Cette transition me conduit à évoquer l'opacité dans la gestion du dossier par les mandataires.

Citons l'exemple d'une société en faillite appartenant à un artisan en liquidation judiciaire. Ce dernier a des clients très particuliers qu'il connaît depuis des années. Il lui reste quelques chantiers à terminer, c'est-à-dire des finitions qui lui demandent deux ou trois jours de travail. La facture sera alors réglée, ce qui est bon pour la liquidation. La rentrée d'argent va permettre de désintéresser quelques créanciers. Eh bien non ! Au premier rendez-vous chez le liquidateur, est présent un expert en bâtiment qui est envoyé pour se rendre chez le débiteur et les clients auxquels il expliquera que la société est en faillite et qu'il va falloir régler sous huit jours. Quel est le résultat ? Prenant peur, plus aucun client ne paye et ne règle le solde de la facture. À la suite de cela, le liquidateur vous annonce que la société est en déconfiture et qu'elle n'a pas les moyens d'engager une procédure. Qui a pris l'initiative de désigner cet expert en bâtiment ? Voilà un exemple d'opacité !

M. le Président : Par qui cet expert en bâtiment est-il désigné ? Par le juge-commissaire ?

Me Christophe DELPLA : Pas du tout ! Il s'agit d'un expert du mandataire !

M. le Président  : Sans l'accord du juge-commissaire ?

Me Christophe DELPLA : On ne le sait pas ! (...)

M. le Président : Sans procédure pour la désignation ?

Me Alain CORNEVAUX : Non !

- Un parquet dépourvu des moyens d'un contrôle efficace

On ne rappellera ici que pour mémoire l'effacement du parquet, obligé, faute de moyens humains et informatiques à la hauteur, de ne suivre que les principales affaires, mais hors d'état d'assurer un suivi exhaustif et approfondi.

Devant la commission, M. Yves Bot, procureur de la République au TGI de Nanterre, a fait part sans ambages de son expérience, en déclarant, à propos des pouvoirs de contrôle du parquet sur l'activité des mandataires, à la lumière des sinistres récents : « (...) je ne peux apporter aucune garantie dans ce domaine pour la bonne raison que je n'ai réellement et juridiquement aucun pouvoir de contrôle propre. »

*

* *

Le mode de fonctionnement traditionnel des tribunaux de commerce est tel qu'il n'est guère surprenant que la commission d'enquête ait recueilli des témoignages nombreux, répétitifs et concordants de pratiques douteuses concernant, soit des juges, soit des mandataires de justice.

Il convient, avant d'y revenir en détail, de rappeler que le code pénal définit la corruption dans plusieurs de ses articles :

- l'article L. 432-11 définit la corruption passive et le trafic d'influence comme le fait pour une personne investie de l'autorité publique, d'accepter un avantage quelconque en échange de l'accomplissement ou du non accomplissement d'un acte de sa fonction ou en échange de l'utilisation de son influence pour obtenir d'une autorité quelconque une décision favorable ;

- l'article L. 432-12 définit la prise illégale d'intérêt pour une personne dépositaire de l'autorité publique ou chargée d'une mission de service public comme le fait de prendre, recevoir ou conserver directement ou indirectement un intérêt quelconque dans une opération dont elle a au moment de l'acte la charge d'assurer la surveillance, l'administration, la liquidation ou le paiement ;

- l'article L. 434-9 prévoit des dispositions particulières lorsque l'acte de corruption est le fait d'un magistrat.

Il est apparu au Rapporteur qu'un certain nombre de faits relevés par la commission pouvaient avoir des qualifications pénales et qu'il convenait dès lors d'en saisir le parquet.

b) Des juges aux comportements douteux

Moins que quiconque, les juges ont le droit de se laisser corrompre. Beaumarchais le rappelait dans ses Mémoires contre Goëzman : « Le juge, organe de la loi silencieuse, le juge impassible et froid comme elle, pour les intérêts sur lesquels il doit prononcer, fera-t-il, sans crime, de la balance de Thémis un vil trébuchet de Plutus ? L'intention du plaideur qui donne est au moins sujette à discussion, et peut s'interpréter de mille manières ; mais le juge qui reçoit est sans excuse aux yeux de la loi. Si le premier doit acheter mille choses en plaidant, le second n'a rien à vendre en jugeant ; il est donc le vrai coupable, le seul punissable, l'autre est tout au plus répréhensible. »

Différents types de corruption chez les juges consulaires ont été dégagés par la commission d'enquête : la prise illégale d'intérêts, la collusion avec les mandataires s'apparentant au trafic d'influence et le favoritisme moyennant finances.

· La prise d'intérêts et le conflit d'intérêts

Votre Rapporteur a été étonné d'être confronté de manière aussi récurrente au problème du conflit d'intérêts. La justice consulaire souffre - on l'a vu - d'une situation de dangereuse proximité et donne souvent l'impression d'être une justice de connivence.

LE CONFLIT D'INTÉRÊT DANS LES TRIBUNAUX DE COMMERCE OU QUAND LES MAGISTRATS CONSULAIRES SONT JUGES ET PARTIES...

QUELQUES EXEMPLES RELEVES PARMI D'AUTRES PAR LA COMMISSION

· Tribunal de commerce d'Aurillac

La librairie de M. Jean-Claude Muet, placée en redressement judiciaire en juillet 1993, sur demande du Crédit agricole est liquidée en décembre 1994 par le tribunal de commerce d'Aurillac. Sur les neuf juges consulaires, six sont administrateurs au Crédit agricole, banque créancière de M. Muet.

Le président du tribunal de commerce, présent aux audiences concernant l'entreprise de M. Muet est administrateur de la principale librairie concurrente à Aurillac !

En tant que juge et partie, il aurait dû se récuser, ce qu'il n'a pas fait...

En juin 1997, des poursuites pénales sont engagées contre les trois magistrats consulaires et le président, une commission rogatoire est en cours. Le parquet d'Aurillac n'est pas intervenu, malgré l'évidence du conflit d'intérêt, les poursuites ont été engagées suite à la plainte avec constitution de partie civile de M. Muet.

Le président est toujours en place, un juge parmi les trois a été réélu aux dernières élections d'octobre 1997.

· Tribunal de commerce de Paris

Une boutique parisienne, fait l'objet d'un dépôt de bilan en décembre 1987. La gérante trouve un repreneur qui propose deux millions de francs. Le juge-commissaire préfère céder le commerce à une société pour le prix de 700 000 francs. Le juge-commissaire avait été embauché, quelques jours avant sa décision, pour une rémunération annuelle de 200 000 francs par le repreneur favorisé.

Le plan de cession a été annulé en appel et l'affaire a été délocalisée.

· Tribunal de commerce de Bobigny

En mai 1991, le groupe Jules Zell, le leader français en matière de plomberie et de couverture employant 7 000 salariés, est mis en redressement judiciaire.

L'entreprise Zell est vendue à deux repreneurs à bas prix en juillet et septembre 1991.

L'un des juges-consulaires avait en réalité intérêt à la vente, connaissant bien le groupe Zell avec lequel ses sociétés ont des chantiers et qui, sur le marché, représente son principal concurrent.

Il a de plus alerté le PDG d'une autre société qui a ainsi pu bénéficier d'une reprise avec l'accord de l'administrateur, dans des conditions très avantageuses. Or, ce juge est administrateur de ladite société !

Enfin, pour la reprise d'une partie du groupe Zell par un tiers, la clause portant sur la « faculté de substitution » avait été introduite en la faveur de ce même juge-consulaire !

Des peines sévères ont été prononcées en première instance, et confirmées en appel. Tous les condamnés ont formé des pourvois en cassation.

Ces cas ne sont pas isolés comme en témoigne M. Pierre Lyon-Caen.

JUGE ET PARTIE

M. Pierre Lyon-Caen, avocat général à la Cour de cassation, a constaté lorsqu'il était procureur de Nanterre de nombreux cas où les magistrats consulaires étaient juges et parties.

M. Pierre LYON-CAEN : Ce qui m'a cependant le plus frappé, c'est la méconnaissance par un certain nombre de juges consulaires de ce que j'appellerai la déontologie professionnelle. (...) 

À plusieurs reprises, j'ai dû m'élever contre le fait qu'un juge ne s'était pas « déporté », comme nous disons dans notre jargon, c'est-à-dire qu'il n'avait pas refusé de siéger dans une affaire, alors qu'il était le créancier, à titre personnel, d'une des parties ou bien parce qu'il avait eu des problèmes avec la partie en question. Evidemment, le justiciable écrivait au procureur de la République pour lui faire part de son étonnement de voir siéger son concurrent dans la formation qui l'avait jugé. Effectivement, cela nous paraît, à nous, magistrats professionnels, assez extraordinaire.

M. le Président : Aux justiciables aussi !

M. Pierre LYON-CAEN : Bien entendu, aux justiciables concernés !

M. le Président : Il n'y avait qu'à ces juges que cela ne paraissait pas extraordinaire.

M. Pierre LYON-CAEN : Effectivement, ce qui nous paraissait extraordinaire ne leur semblait nullement extravagant.

M. le Président : Cela s'est-il produit plusieurs fois ?

M. Pierre LYON-CAEN : Plusieurs fois, en effet.

M. Yves Bot, procureur de la République au tribunal de grande instance de Nanterre a quant à lui parlé d'« opacité » et de « risques sérieux de fonctionnement en réseau ».

Les avocats ont également fait part à la commission d'enquête de leurs inquiétudes face à une justice consulaire propice aux conflits d'intérêts.

CONFLITS D'INTÉRÊTS

Me Christophe DELPLA, président du Syndicat des avocats de France : les confrères avec lesquels je discutais m'expliquaient que le président était, par exemple, le concessionnaire Renault de Tulle, qu'à côté de lui, untel était directeur du golf situé à proximité et ainsi de suite ! Bref, si vous défendez une société concurrente, vous n'êtes pas certain, même si vous croyez en la bonne foi des juges, que le résultat ne sera pas empreint d'une certaine partialité. Certes, vous pouvez déposer un recours en Cour d'appel ensuite, mais il est tout de même dommage de perdre un degré de juridiction.

La consultation auprès de nos confrères a révélé un certain nombre d'irrégularités en ce qui concerne les juges consulaires. Citons l'exemple d'un président de tribunal de commerce qui signe des ordonnances d'injonction de payer, alors que le requérant est une société de recouvrement dans laquelle il a des intérêts.

Certains juges consulaires usent de leur fonction pour favoriser tel ou tel membre de leur famille. M. Pierre Lyon-Caen l'a constaté à Nanterre.

TRAFIC D'INFLUENCE

M. Pierre LYON-CAEN, ancien procureur de Nanterre : J'ai appris avec beaucoup d'étonnement, mais je ne sais plus très bien comment, que celui qui était à l'époque président du tribunal de commerce avait donné instruction par écrit aux mandataires de ce tribunal, dans toutes les affaires de procédure collective dans lesquelles un mandat était confié par le tribunal de commerce à ces mandataires, d'avoir systématiquement recours à une société ou une personne chargée d'expertiser la qualité des assurances qui existaient dans l'entreprise prise en charge par le mandataire en question. Le principe était tout à fait justifié. En effet, l'administrateur doit savoir si l'affaire qu'il administre est convenablement assurée.

L'ennui, c'est qu'il était dit dans ces instructions qu'il fallait avoir recours à une personne déterminée, laquelle n'était autre que le fils du président en question.

On ne peut que comprendre l'étonnement du procureur...

Dans de nombreux tribunaux de commerce, la grande majorité de ceux que nous avons visités, nous avons relevé des conflits manifestes d'intérêt. Les petits tribunaux, comme les grands, n'échappent pas à la règle. Le tribunal de commerce de Paris, présenté comme un grand tribunal donnant la plus grande satisfaction par la Conférence générale des tribunaux de commerce, est également concerné. Deux dossiers ont retenu l'attention de la commission.

LA LIQUIDATION DU PALACE

QUAND LE TRIBUNAL DE COMMERCE DE PARIS S'INTÉRESSE AU MONDE DE LA NUIT

En juillet 1995, le Palace, propriété de la société dont Mme Régine Choukroun plus connue sous le nom de « Régine » est actionnaire, est fermé par décision administrative. Son exploitation est suspendue pendant trois mois. Cette fermeture se soldera par une aggravation des difficultés financières qui conduira à une déclaration de cessation des paiements.

Par jugement du 21 septembre 1995, le tribunal de commerce de Paris ouvre une procédure de redressement judiciaire. En mars 1996, sur un rapport favorable de l'administrateur judiciaire, la période d'observation est prolongée de six mois.

Plusieurs offres de reprise sont déposées. L'une d'entre elles est soutenue par M. Mick Hucknall, chanteur du groupe Simply Red. Alors même qu'il avait manifesté son intérêt pour l'établissement lorsque ce dernier avait connu des difficultés financières en 1995, il est prêt à apporter près de 50 millions de francs, un accord ayant été trouvé avec les créanciers. Il propose, en outre, de conserver l'ensemble du personnel.

Malgré cette offre ayant obtenu l'approbation du représentant des créanciers, celui de l'administrateur judiciaire et celui du personnel, le tribunal de commerce de Paris prononce la liquidation du Palace, le 21 septembre 1996. En mars 1997, une première mise aux enchères est organisée pour 22 millions de francs. À cette occasion, les représentants de M. Mick Hucknall font de nouveau prévaloir l'offre de leur client. La procédure est annulée sans motif. Le 23 juin 1998, une nouvelle mise aux enchères à 4 millions de francs est organisée. Elle porte sur un local commercial de 2 500 mètres carrés, situé rue du Faubourg-Montmartre, assorti d'un fonds de commerce. L'ensemble est acquis pour 7,5 millions de francs par M. Pierre Blanc, ancien président de chambre au tribunal de commerce de Paris et président de chambre honoraire, et son frère Jacques Blanc.

Lors de son audition par la commission, le 4 juin 1998, Régine avait fait part de son étonnement quant au déroulement de la procédure et son issue. Elle a considéré qu'après le jugement d'ouverture de la procédure, « la suite des événements a été, chaque fois, choquante ». Elle a estimé faire l'objet d'un marchandage implicite : la liquidation du Palace en échange de la continuation de son club, le Régine's. Elle a jugé le prix de mise aux enchères comme « dérisoire » compte tenu de la surface mise en vente. Elle a affirmé : « le schéma pour moi est clair. D'ailleurs, j'ai reçu deux coups de téléphone me disant que cette affaire resterait à des amis du tribunal ou au tribunal et qu'elle serait donnée à quelqu'un pour zéro franc. »

TRIBUNAL DE COMMERCE DE PARIS : UN PRÉSIDENT TRÈS INFLUENT...

En avril 1996, le groupe hôtelier « Royal-Monceau » dirigé par M. Osmane Aïdi est placé en redressement judiciaire. Après quinze mois d'observation en avril 1997, le tribunal de commerce de Paris se prononce pour le plan de continuation et non le plan de cession. Cette décision provoque l'étonnement de certains juges. Ils s'interrogent sur les abandons de créances, pour 250 millions de francs, de la part des banques et les délais très longs accordés à M. Aïdi.

De plus, le tribunal de commerce de Paris a refusé toutes les offres de reprise, y compris celles de groupes internationaux réputés. Le parquet a fait appel de cette décision du tribunal. Mme Éliane Houlette, premier substitut à la section financière et commerciale de Paris s'explique de cet appel du parquet : « le plan de continuation reposait sur des déclarations d'intention de remettre de l'ordre dans un fatras de sociétés, de montages juridiques et d'opérer une restructuration juridique. Mais il n'y avait aucun apport de capitaux propres faits par les dirigeants de la société. Les données commerciales et financières apportées étaient très imprécises et les hypothèses économiques avancées pour le remboursement étaient totalement irréalistes parce que trop optimistes, de l'avis même de l'expert entendu au cours des débats. »

L'administrateur judiciaire, Me Meille lui-même, était très réservé sur la solution du plan de continuation. Mme Éliane Houlette ajoute : « Il est certain qu'à l'occasion du traitement du dossier « Royal-Monceau », les parties pouvaient légitimement s'interroger sur l'impartialité ou la sérénité qui doivent normalement présider à tout étape judiciaire du tribunal de commerce. Il y a quand même eu des réactions saines au tribunal de commerce. En effet, des juges de ce tribunal sont venus me voir pour me dire : « Le président du tribunal de commerce veut présider l'audience. Nous savons qu'il a reçu le débiteur, ce qui est son droit. Mais il l'a reçu avec son avocat en dehors de la présence des autres parties. Nous nous interrogeons donc. Nous avons un doute objectif sur son impartialité. »

Cela m'a amenée à en parler au procureur adjoint, M. Marin, et à Mme Fulgéras. Finalement, la chose a dû revenir aux oreilles du président qui a décidé lui-même de ne pas présider. Mais il entendait jusqu'au dernier jour présider lui-même l'audience. Peut-être est-ce pour marquer l'importance qu'accordait le tribunal à une affaire particulièrement grave. Pour les parties, cela aurait pu être interprété de façon différente ».

Enfin Mme Houlette rapporte une de ses conversations avec M. Jean-Pierre Mattei : « (...) Lors d'une conversation, le président m'avait indiqué qu'il avait, à de multiples occasions, rencontré à de grandes réceptions, des cocktails, le débiteur qui était très bien introduit à la mairie de Paris. C'est un débiteur qui est beaucoup intervenu dans la procédure. Il a été très présent tout le temps par de multiples interventions. Le président avait eu de multiples occasions de le rencontrer dans la vie courante normale. Cela jette un doute objectif sur l'impartialité du juge dans ce cas ».

La troisième chambre de la cour d'appel de Paris a confirmé le 5 décembre 1997 le plan de continuation décidé par le tribunal de commerce de Paris. Il ne pouvait en être autrement puisqu'au moment de l'appel, il n'y avait plus d'offres concurrentes.

· La collusion avec les mandataires de justice ou les avocats

Au problème très fréquent du conflit d'intérêts, s'ajoute celui des relations très ambiguës entre juges consulaires et mandataires de justice, la confiance se transformant parfois en collusion s'apparentant au trafic d'influence.

En effet, les mandataires, de peur de se heurter de front au tribunal, peuvent aller jusqu'à cautionner l'action illégale de certains juges consulaires. Citons à ce titre les conclusions du rapport de la mission d'inspection des administrateurs judiciaires et des mandataires judiciaires à la liquidation des entreprises portant sur l'étude de Me Laiguede (novembre 1992) : « La mise en place et le développement, sans motif impérieux réel, de courants d'affaires significatifs dans le cadre de procédures de redressement judiciaire au bénéfice d'une entreprise dirigée par le président du tribunal de commerce ayant eu à connaître de ces affaires et disposant en outre à ce titre de la qualité de juge-commissaire constitue à l'évidence, tant pour ce magistrat consulaire que pour l'administrateur judiciaire ayant cautionné de telles opérations, un manquement grave aux devoirs de leurs charges, susceptible de porter durablement atteinte à l'image d'indépendance, d'impartialité et de probité qui doit s'attacher à la justice commerciale ».

De la même façon, le tribunal n'hésite pas à soutenir un mandataire compromis comme le déclare et le regrette M. Michel Raffin, procureur-adjoint au tribunal de grande instance de Toulon :

COLLUSION ENTRE MANDATAIRES ET JUGES

M. Michel RAFFIN, procureur-adjoint au tribunal de grande instance de Toulon : Pour l'affaire de la Valériane, il y a une première offre de cession sous redressement judiciaire par un professeur de tennis. Il y a eu un contrat entre le représentant des créanciers et le commissaire de police pour, si possible, emporter une cession, mais sur valeur liquidative.

Donc, le représentant des créanciers a quasiment « invité » le candidat au plan de cession à ne pas déposer un plan, et surtout, il ne l'a pas fait audiencer. Il a déposé rapidement une requête en liquidation, ce qu'il a obtenu.

Très souvent à Toulon comme ailleurs, c'est le mandataire de justice qui dirige les juges-commissaires. Il y avait des différences de prix favorables au professeur de tennis qui mettait dans les premières enveloppes déposées au greffe un prix supérieur à MM. Chagny et Vernière.

Il y a eu renvoi de la procédure pour les offres de liquidation pour que M. Vernière devienne le plus offrant et emporte l'autorisation de cession. L'avocat du professeur de tennis est alors venu tout nous raconter.

Le directeur départemental de la sécurité publique, questionné à cet effet, nous a dit : « Non, il n'y a aucun problème, c'est conforme au statut des policiers et de la police d'État. »

M. le Rapporteur : Le tribunal a pris la défense du mandataire dans cette affaire, comme dans d'autres. Le tribunal, pour couvrir le mandataire-liquidateur, est donc entré en lutte contre le parquet. Celui-ci a dû faire appel. En pratique, l'affaire est pendante. Les réponses ont été : « Nous sommes en famille ». Cette phrase figure au procès-verbal.

La confiance que les juges consulaires allèguent volontiers pour décrire les rapports qu'ils entretiennent avec les mandataires de justice et le peu de critiques qu'ils formulent à leur égard notamment dans les réponses au questionnaire de la commission, peuvent donc devenir dans certains cas de la collusion pure et simple et se traduire par des pratiques condamnables de dépeçage des entreprises.

M. Flasseur, président du tribunal de commerce de Toulon se défend en affirmant que « le délit d'amitié n'existe pas. Nous avons une assez haute idée de notre fonction pour savoir que, quand on doit prendre une décision, il n'y a plus d'amis (...) Mais on ne peut pas nous empêcher d'avoir des amis ».

CLIENTÉLISME ENTRE JUGES ET MANDATAIRES

M. Jean-Claude MARIN, procureur-adjoint du tribunal de grande instance de Paris, a dénoncé le caractère « clientèliste » des relations entre juges et mandataires et l'impuissance du parquet face à cette inquiétante situation :

« (...) La première difficulté est le clientélisme ; à partir de quel moment le mandataire de justice intervient dans le cursus judiciaire, avant ou après jugement. La seconde difficulté est le droit de vie ou de mort de la juridiction consulaire sur le professionnel.

Quant au clientélisme, il est à la fois dangereux et, dans certains cas, inéluctable. Il est dangereux parce que, dès lors qu'un mandataire de justice prend des contacts avec une entreprise avant que le tribunal ne le désigne, étant persuadé que la juridiction le désignera, nous ne travaillons plus selon un mode de fonctionnement normal de l'institution. C'est le mandataire de justice qui décide que le tribunal va le désigner, ce qui n'est pas le sens normal de la procédure.

Nous veillons à chaque fois, à faire en sorte que ce clientélisme ne prospère pas. La difficulté majeure est que nous ne sommes pas certains que le parquet puisse interjeter appel de la désignation d'un mandataire de justice au seul motif que M. Untel a été désigné et non M. Untel.

Le texte sur l'appel du parquet en matière de désignation des mandataires de justice fait plutôt référence à des critères qui empêcheraient ce mandataire d'exercer sa fonction une fois qu'il a pris en charge sa mission. Chaque fois que des questions ont été posées en ce sens, nous avons réfléchi avec les magistrats chargés du tribunal de commerce et nous nous sommes dit que la recevabilité de notre appel serait sans doute critiquée, voire déniée par la Cour d'appel ce qui est dangereux pour la crédibilité du parquet. »

Mme Éliane HOULETTE, premier substitut à la section financière et commerciale à Paris, fait un même constat de favoritisme :

    « Nous nous sommes rendu compte que cette pré-désignation, aboutissait plutôt à l'effet inverse : favoriser certains au détriment d'autres. »

Les mandataires de justice ne sont pas les seuls professionnels à être concernés par la corruption existant dans les tribunaux de commerce ; Me Alain Cornevaux, membre du Syndicat des avocats de France, a évoqué les difficultés déontologiques rencontrées par certains avocats au tribunal de commerce de Paris :

LES AVOCATS AUSSI

M. le Président : En tant que membre du conseil de l'ordre, vous avez découvert que dans un certain nombre de cas, des problèmes apparus au tribunal de commerce avaient provoqué des difficultés pour certains avocats. Est-ce bien ce que vous nous avez dit ?

Me Alain CORNEVAUX, membre du syndicat des avocats de France : Il existe des difficultés et des choses que nous essayons d'arranger en interne.

(...)

Certaines opérations génèrent des doléances à l'encontre de tel ou tel avocat parce qu'ils participent à certains types d'opérations.

Nous sommes confrontés à des choix : ou bien les choses sont portées sur la place publique ou l'on essaye de les régler pour que les plaignants acceptent de bien vouloir arrondir les angles et que l'on ne parle plus de rien !

M. le Président : Vous me dites, d'une part, que tant que le système est ainsi, mieux vaut limiter les dégâts et éviter le scandale et, d'autre part, qu'un certain nombre d'avocats ont concrètement cédé à la tentation...

Me Alain CORNEVAUX  : C'est clair !

M. le Président : C'est donc connu, et ce dans un nombre significatif d'affaires ?

Me Alain CORNEVAUX : Les avocats étant des gens très bien, les difficultés qu'ils rencontrent dans ce genre de situation sont relativement limitées. Ne disons pas non plus que 80 % des avocats qui opèrent au tribunal de commerce de Paris sont des « voyous » !

Un certain nombre d'affaires font l'objet d'un traitement interne pour éviter des débordements sur la place publique.

M. Roger FRANZONI, député : Dans ce cas-là, les avocats ont agi exactement comme le fameux procureur dont vous parliez tout à l'heure !

Me Alain CORNEVAUX : Pas du tout ! Ils se sont rendus parfaitement complices d'opérations qu'ils n'auraient pas dû accepter de faire.

M. Roger FRANZONI : Les avocats ne devraient pas le faire !

Me Alain CORNEVAUX : Mais je suis bien d'accord avec vous ! Absolument ! Je ne suis pas là pour défendre une profession. 

· La corruption active

Enfin, les juges consulaires plongent quelquefois dans la corruption la plus complète. D'autres résistent. Mais il semble que les tribunaux de commerce soient, en raison de leur fragilité au centre d'un système de corruption, de tentative de corruption ou de tentation à la corruption. Le président du tribunal de commerce d'Auxerre en a fait état lors du déplacement effectué par la commission à Auxerre :

    LES PRESSIONS SUR LES JUGES CONSULAIRES

« M. le Rapporteur : Vous faites allusion au droit de réponse que vous avez exercé dans le journal L'Yonne républicaine, et dans lequel vous écrivez : "Que l'on sache bien que je n'ai jamais cédé dans le passé aux pressions, interventions malhonnêtes, à l'influence, mesures de chantage, tentatives de corruption et menaces". C'est cela, la vie quotidienne du président d'un tribunal de commerce ?

M. Bernard BROCHOT, président du tribunal de commerce d'Auxerre : Oui, monsieur le député.

M. le Rapporteur : Expliquez-nous. La commission d'enquête a besoin de savoir.

M. Bernard BROCHOT : En ce qui me concerne, en tant que président depuis 1971, soit plus de trente-cinq ans d'activité, je vous le disais il y a quelques instants, j'ai reçu des menaces - Monsieur le procureur pourrait d'ailleurs vous en parler - de la part de gens qui posaient des balles de chasse sur mon bureau en disant : "Vous savez ce que cela veut dire". Je me suis fait agresser verbalement sur des stands de foire, même à Dijon. J'ai reçu des propositions malhonnêtes de voyages en avion pour les îles Baléares.

M. le Rapporteur : De la part de justiciables, d'avocats ?

M. Bernard BROCHOT : Surtout pas de la part d'avocats !

M. le Rapporteur : Pas de gens de robe !

M. Bernard BROCHOT : Non, monsieur le député, par des justiciables. Je citerai l'affaire Bourson qui a défrayé la chronique. Il est même allé provoquer le ministre de la Justice de l'époque, M. Henri Nallet, à Chablis. Des menaces, j'en ai reçu.

Je ne vous cache pas non plus que le président du tribunal de commerce est forcément en rapport avec les hommes politiques, quels qu'ils soient. Je respecte la politique, dès lors qu'on ne me demande pas de favoriser telle ou telle partie à une affaire. J'ai eu des rapports avec M. Henri Nallet pour sauver des entreprises à Tonnerre, et nous avons travaillé honnêtement. J'ai eu des rapports directs avec M. Jean-Pierre Soisson pour sauver Guillet et pour sauver Nicolas. En principe, je n'étais jamais seul. Je me faisais toujours accompagner ou assister d'un juge ou d'un greffier, de façon à ce que l'on ne puisse pas dire, par la suite, que le président a cédé.

A propos de l'affaire Clémendot, j'ai reçu des coups de téléphone. On est allé rechercher des connaissances que j'avais depuis dix ans. On m'a téléphoné à dix heures du soir à mon domicile. Je suis très accessible. Je suis un homme public, j'aime la société, mais je reste dans la légalité.

Monsieur le député, il me reste deux ans de fonctions. Ce n'est pas à mon âge que je vais tomber dans une quelconque compromission. Je regarde les gens dans la rue comme je dois les regarder. M. Jean-Pierre Soisson est intervenu à plusieurs reprises en tant que maire. Dès lors que je pouvais intervenir pour la défense d'une entreprise, en priorité pour l'emploi, j'ai toujours _uvré avec les hommes politiques, quels qu'ils soient, de gauche comme de droite.

M. le Rapporteur : Quand vous parlez de chantage et de tentatives de corruption, faites-vous allusion aux hommes politiques ?

M. Bernard BROCHOT : Non, à des justiciables !

M. le Rapporteur : Dans votre droit de réponse, vous ajoutez : « Je n'ai jamais cédé dans le passé aux pressions, interventions malhonnêtes, tentatives de chantage, et pas plus pour l'avenir ». Vous semblez dire que cela va continuer.

M. Bernard BROCHOT : Les tentatives de pression continueront. Quand quelqu'un entre dans ma boutique avec quatre faisans en disant : « Je vous les apporte, parce que j'ai une affaire », je lui réponds : « Non seulement ils auraient mauvais goût, mais de toute façon, je n'accepte rien ». Mon épouse subit des contraintes, notamment par téléphone. Quand on lui dit : « Il faut que je vienne avec un revolver pour obtenir satisfaction du président », cela fait drôle. Un jour, une secrétaire m'a apporté des billets d'avion pour partir huit jours aux îles Baléares. Cela existait il y a dix ans. Je pourrais citer des noms.

Les pressions sont téléphoniques ou écrites. J'ai reçu des lettres de menace. Je crois même en avoir quelques-unes dans mon coffre. J'ai dit à ma femme : « s'il m'arrive quelque chose un jour, tu pourras les sortir ». On m'a dit : « On aura ta peau ». J'ai même reçu, à dix heures du soir, un coup de téléphone d'un justiciable qui me disait : « Vous allez voir, cela ne va pas se passer comme cela. Je connais très bien M. François Mitterrand ». Je lui ai répondu : « J'ai beaucoup de respect pour le président de la République, que j'ai d'ailleurs rencontré, mais je serais surpris qu'il ait du temps à passer pour un petit tribunal de province comme Auxerre. Je suis à la disposition de M. Mitterrand s'il veut me demander des précisions ».

Monsieur le député, j'ai toujours eu une vie claire. Si on trouve des reproches à me faire, que l'on vienne me le dire. Je n'ai jamais cédé à rien. En revanche, si je peux rendre service à quelqu'un, quel qu'il soit, je le fais, par toutes suggestions que je peux apporter. Quand on vient me trouver à 17 heures, je reçois tout le monde. Les greffiers peuvent en témoigner.

M. le Rapporteur : Mais accompagné !

M. Bernard BROCHOT : J'écoute les gens. Je leur dis, par exemple : « Dans cette affaire, vous pouvez faire une requête auprès du président ». Si le dossier est compliqué, je leur suggère de consulter un avocat. On me demande même des noms d'avocats. Je réponds qu'il m'est difficile d'en conseiller un. Je les invite à faire leur choix. Nous connaissons les avocats : certains sont dynamiques, défendent bien leurs dossiers, d'autres sont plus lents, font traîner. Quand il s'agit d'affaires importantes, où il y a vraiment à défendre l'emploi, je dis : « Adressez-vous à tel ou tel avocat, je ne peux pas vous conseiller. Votre affaire est défendable, elle peut être prise en main par un avocat ». Sinon je dis : « Je suis obligé de vous remettre les formulaires de déclaration de cessation des paiements. Prenez rendez-vous pour effectuer votre dépôt de bilan, car ce n'est plus le président du tribunal qu'il faut voir, ce sont les pompiers ».

M. Jacky DARNE : Vous affirmez résister aux pressions. Dont acte. Mais en même temps, vous expliquez que les pressions existent. Différents juges ou juges-commissaires exercent dans votre tribunal, dont chacun est soumis à des pressions.

M. Bernard BROCHOT : Oui, je suppose que les juges en sont également victimes. »

Votre Rapporteur a recueilli le témoignage d'un chef d'entreprise ayant refusé d'entrer dans le « jeu des enveloppes » au tribunal de commerce de Paris :

    LA CORRUPTION AU TRIBUNAL DE COMMERCE DE PARIS

M. François de SÉROUX a été entendu par la commission d'enquête en tant que chef d'entreprise se plaignant des dysfonctionnements du tribunal de commerce de Paris.

En 1994, il est approché par un juge consulaire parisien.

« M. François de SÉROUX : La seconde pratique, moins officielle, est celle des enveloppes...

M. le Rapporteur : En quoi consistait concrètement la proposition visant à entrer dans le jeu des enveloppes ?

M. François de SÉROUX : La méthode très simple consistait à me faire rencontrer un juge. Je l'ai du reste rencontré le 1er avril 1994...

M. le Rapporteur : Le juge vous a-t-il dit la même chose ?

M. François de SÉROUX : Tout à fait ! Il a même été encore plus explicite.

M. le Rapporteur : C'est-à-dire ?

M. François de SÉROUX : Vous avez noté que sur les 50 millions de francs de capital, la moitié était empruntée. Son idée était donc de faire venir toutes les banques au tribunal, donc pour 24 millions de francs, et d'effacer cette dette moyennant 2,4 millions de francs dont 800 000 francs payables comptant, 800 000 francs le jour de la convocation au tribunal et 800 000 francs à la sortie.

M. le Rapporteur : C'est la méthode habituelle ? C'est ce qui vous a été expliqué ?

M. François de SÉROUX : Absolument ! C'est ce qui m'a été expliqué !

M. le Rapporteur : C'est le prix de l'effacement des dettes, n'est-ce pas ?

M. François de SÉROUX : Le prix de l'effacement des dettes personnelles, lequel ne jouait pas sur les dettes de mon holding. » (...)

M. le Rapporteur : Où l'avez-vous rencontré ?

M. François de SÉROUX : Deux fois au cabinet comptable et une fois au restaurant à Paris.

Lors de ce dernier entretien, il m'avait expliqué ce qu'il pouvait faire pour moi, c'est-à-dire convoquer toutes mes banques et régler tout le problème le même jour. Nous étions le 1er avril 1994 et avec un peu de chance, je devais passer avant la fin de l'année. En contrepartie, je devais lui verser 800 000 francs dans le courant du mois d'avril 1994, puis 800 000 francs le jour de la convocation au tribunal et 800 000 francs à la sortie. Je lui ai répondu que, quelle que soit la somme en jeu, 1 franc, 800 000 francs ou 8 millions de francs, il n'aurait jamais un sou, ce qui ne lui a d'ailleurs pas beaucoup plu ! Je m'empresse de vous préciser que je l'ai invité à déjeuner ; comme il avait choisi le restaurant ! Je préférais que ce soit moi qui paye... (...)

M. le Rapporteur : Vous souvenez-vous du nom du juge ?

M. François de SÉROUX : Il s'agissait de M. Z.

(...)

M. le Rapporteur : Où deviez-vous verser cet argent ?

M. François de SÉROUX : À Genève !

M. le Rapporteur : Sur un compte ?

M. François de SÉROUX : En effet.

M. le Rapporteur : Le numéro vous a-t-il été donné ?

M. François de SÉROUX : Oui, mais je ne l'ai jamais vérifié.

M. le Rapporteur : Pourriez-vous, s'il vous plaît, nous le communiquer ?

M. François de SÉROUX : La banque était l'UBP, 1 rue du Rhône, et le compte n°48 68 213. »

La commission a entendu le juge mis en cause et a souhaité transmettre au procureur de la République le témoignage ainsi recueilli. La commission a ressenti une grande inquiétude sur l'ampleur de ces pratiques : lorsqu'un liquidateur et un avocat exposent ensemble à un justiciable qu'il existe un système occulte et parallèle de décision au tribunal de commerce de Paris, et amènent l'intéressé à un juge présumé corrompu, nous sommes en droit de nous interroger sur l'étendue et la généralisation de telles pratiques.

· Le favoritisme

Le favoritisme peut être défini comme le fait d'attribuer des situations, des avantages par faveur et non selon la justice.

La commission d'enquête a constaté chez certains juges consulaires une telle attitude de favoritisme à l'égard de certains justiciables.

    IL FAUT SE COMPROMETTRE

Me Leïla BELHASSEN, mandataire judiciaire, a déclaré à la commission d'enquête avoir subi des pressions : « En tant que mandataire de justice et représentant des créanciers, je dois donner un avis sur les conditions d'adoption d'un plan. Dans le cadre d'un plan de cession, j'avais estimé que celle-ci ne devait pas être réalisée dans le cadre d'un redressement judiciaire, mais dans le cadre liquidatif. De plus, nous avions affaire à des voyous. Le juge-commissaire, à l'époque, vice-président du tribunal, m'a fait savoir que dans la mesure où j'avais donné un avis négatif, qui avait d'ailleurs été suivi par le parquet, je ne recevrai plus de dossiers.

« M. le Rapporteur : Qui était ce juge-commissaire ?

Me BELHASSEN : M. Serré. (...)

Me BELHASSEN : Ces affaires ont fait l'objet d'un écrit de ma part au parquet, que j'étais allée voir, début 1995. Il ne s'est rien passé. J'ai écrit également à mon président de compagnie, sans le moindre résultat. Tout le monde connaît ces pratiques.

Pour qu'une étude de mandataire de justice puisse vivre, en tout cas, à Paris, il faut se compromettre, c'est-à-dire accepter un certain nombre de diktats. Il est évident que je parle de dérives, ce n'est pas le cas général, mais c'est arrivé avec des personnes bien particulières. Tout le monde connaît ces faits, mais on n'en parle pas, par crainte des mesures de rétorsion ».

LA « PROMESSE » D'UN FONDS DE COMMERCE

Maître BELHASSEN explique dans quelles conditons certains anciens juges monnayent leurs services :

« Me Leïla BELHASSEN : (...) M. Le Clec'h, m'a mise en cause gravement. Dans le cadre de la cession d'une affaire, il s'est déplacé, m'a présenté une offre pour le compte d'un de ses clients. Cette personne n'a pas obtenu le fonds de commerce, une péniche-boîte de nuit, parce qu'elle n'était pas la mieux disante. Malgré cela, la personne en question a considéré que j'avais favorisé quelqu'un d'autre, et son conseil, ancien juge au tribunal de commerce, l'a appuyée ?

M. le Rapporteur : Pourquoi, son conseil ? Voulez-vous dire que les juges deviennent, en quelque sorte, des avocats ?

Me Leïla BELHASSEN : Du fait de ses anciennes fonctions, il a dû promettre à quelqu'un, moyennant finances, qu'il obtiendrait l'acquisition du fonds de commerce.

M. le Rapporteur : Finalement, c'est l'influence qui compte, au tribunal de commerce de Paris ? 

Me Leïla BELHASSEN : Il ne faut pas trop généraliser, mais cela arrive, et beaucoup plus fréquemment qu'on ne le pense.

M. le Rapporteur : Les décisions ne sont donc pas prises en fonction de critères économiques, juridiques rationnels, elles sont prises en fonction d'intérêts relationnels qui n'apparaissent pas ?

Me Leïla BELHASSEN : Elles sont tout de même prises, la plupart du temps, en fonction de critères économiques, trop peu en fonction de critères juridiques. Le juge du commerce n'est pas un juge du droit, il ne dit pas le droit. Il ne sait pas le dire. Mais elles sont parfois prises en fonction d'opportunités qui n'ont rien à voir avec le droit ».

c) Mandataires de justice : la tentation n'est pas loin

Les mandataires de justice, que ce soit les administrateurs judiciaires ou plus encore les mandataires judiciaires à la liquidation des entreprises, manient des fonds considérables. Il suffit à cet égard de rappeler que la Caisse des dépôts et consignations a enregistré en 1997 57 milliards de francs de dépôts en provenance des mandataires. En outre, il faut se souvenir que les mandataires de justice sont moins de 500 sur le territoire. Le scandale Sauvan-Goulletquer est sur ce point significatif. Il a, en effet, révélé l'importance des sommes manipulées par les mandataires et l'ampleur des détournements qui peuvent en résulter. Rappelons que, plus de 220 millions de francs ont été détournés par l'étude Sauvan-Goulletquer en très peu de temps. Mais il est également des cas, plus fréquents, où certaines banques sont attirées par la partie des fonds qui qui n'est pas obligatoirement déposée à la Caisse des dépôts et consignations. M. Bernard Soinne, mandataire judiciaire, a fait clairement état de cette tentation lors de son audition par la commission.

NOS AMIES LES BANQUES

Bernard SOINNE, mandataire judiciaire : J'ai reçu des propositions du Crédit agricole, qui avait proposé de me consentir un taux privilégié moyennant le versement des fonds du commissariat au plan, soit 150 millions. J'ai refusé, j'ai soixante ans et je ne vais pas me livrer à de telles pratiques. Tous les fonds que je gère sont déposés à la Caisse des dépôts. À ma grande surprise, le directeur m'a demandé pourquoi je ne le faisais pas, puisque d'autres l'avaient fait. J'étais sur le point de demander qui, mais je n'ai pas osé. Il faut interdire cela de manière impérative et établir une séparation très stricte entre les fonds gérés pour autrui et les fonds personnels du mandataire. Dernièrement quelqu'un m'a dit : « On dépose les fonds des faillites auprès d'une banque à Paris et les intérêts sont versés auprès d'une succursale à Genève ou ailleurs ». Je n'ai pas eu confirmation de ces propos. Le problème se pose plus pour les administrateurs que pour les mandataires de justice. Pour les administrateurs qui traitent d'affaires importantes, il n'y a pas de délais impératifs pour le versement des sommes à la Caisse des dépôts. Cela veut dire que vous pouvez continuer à faire fonctionner les comptes de l'entreprise pour des sommes créditrices très importantes. Il faut réglementer cela de manière stricte et donner une mission permanente aux commissaires aux comptes. »

Le maniement de ces fonds s'ajoute à une position de force, acquise par le biais du mandat de justice défini par le tribunal. Ainsi, un mandataire peu scrupuleux pourra s'appuyer sur cette mission de service public pour inciter le chef d'entreprise en difficultés, dont il a pu prendre une grande partie des pouvoirs, à faire « tout » en échange de la promesse d'un redémarrage de son activité ou d'éventuels arrangements avec certains créanciers. C'est cette dérive que la commission a pu enregistrer lors de l'audition d'un justiciable, le 2 juin 1998. Les faits relatés pourraient s'apparenter à une prise illégale d'intérêts au sens de l'article 432-12 du code pénal : le mandataire est chargé d'une mission de service public au titre du mandat de justice qui lui a été confié ; il a usé de cette qualité pour recevoir directement un intérêt dans une entreprise ou une opération dont il a en partie la charge d'assurer la liquidation.

CHANTAGE

Un justiciable qui a souhaité rester anonyme fait état de pratiques exploitant la position de faiblesse du chef d'entreprise en redressement judiciaire.

À la demande du mandataire-liquidateur, ce chef d'entreprise effectue des travaux à son domicile qui ne seront jamais payés et s'imputent sur le coût de ses honoraires.

« M. X... : Quand les travaux ont été achevés, j'ai demandé à Me L ... de me régler au moins la première facture qui était enregistrée en comptabilité depuis le 16 décembre. Il m'a répondu que nous allions nous arranger. Donc, il me convoque et m'annonce comment il avait prévu de procéder : déduisant les travaux que j'avais réalisés, soit 48 798 francs, plus 3 381,64 francs correspondant à la première facture enregistrée, il me présente une note d'honoraires de 35 273 francs hors taxe. Telle était la vraie valeur de mon dépôt de bilan !

M. Alain VEYRET, député : Vous a-t-il demandé de faire disparaître la première facture de votre comptabilité ?

M. X... : Bien sûr ! Et il ne me l'a pas payée !

M. le Rapporteur : D'après vous, combien vous doit-il aujourd'hui ?

M. X... : Puisqu'il considère ne pas m'avoir fait de facture pour mon dépôt de bilan, c'est du "troc" ! En cas de redressement fiscal, je "plonge" aussi dans la mesure où le montant de TVA disparaît. Soyons clairs ! Donc, moi aussi, je suis en faute.

M. le Rapporteur : Il vous contraint effectivement à la faute fiscale.

(...)

M. Alain VEYRET : Vous appelez cela du troc, mais quand il vous a demandé de ne pas lui présenter de facture...

M. X... : Bien sûr qu'il me l'a demandé !

M. Alain VEYRET : ... vous étiez toujours en situation de redressement judiciaire.

M. X... : Parfaitement !

M. Alain VEYRET : La reprise de l'entreprise n'était pas déclarée, n'est-ce pas ?

M. X... : C'était au début, donc j'étais sous son contrôle. Il me signait encore les chèques. Bref, j'avais les menottes aux mains ! »

Dans certaines régions, le monopole dont bénéficient de fait certains mandataires peut inciter à certains comportements répréhensibles et pénalement qualifiables. Le passage de l'audition du greffier du tribunal de commerce de Mont-de-Marsan, Me Francis Akhaige, cité ci-après révèle ainsi des faits montrant comment une position de quasi-monopole peut être utilisée pour exercer des actions qui pourraient se rapprocher de faits de corruption.

À MONT-DE-MARSAN, LE GREFFIER RÈGLE SES COMPTES AVEC LE MANDATAIRE

« M. le Rapporteur : Que s'est-il passé avec Me Berthé ?

M. Francis AKAIGHE, greffier du tribunal de commerce de Mont-de-Marsan : (...) Un ami de Me Berthé est venu raconter haut et fort qu'il avait été saisi par Me Berthé pour commettre un attentat sur deux personnes : un avocat et un greffier.

M. le Rapporteur : Est-ce que vous pouvez expliquer cela clairement ? Quelqu'un dans cette ville a laissé courir le bruit...

M. Francis AKAIGHE : ... non seulement laissé courir le bruit, mais il a écrit, il a averti le parquet que Me Berthé l'avait contacté pour exécuter un contrat.

M. le Rapporteur : Un contrat sur qui ?

M. Francis AKAIGHE : Sur ma tête et sur celle d'un avocat.

M. le Rapporteur : Me Berthé avait mis un contrat sur votre tête ?

M. Francis AKAIGHE : Oui.

M. Jean CODOGNÈS, député : Un contrat, c'est-à-dire ? Il vous menaçait de mort ?

M. Francis AKAIGHE : Il nous a dit "il y a quelqu'un qui nous emmerde, il faut lui casser la jambe. Il faut lui couper une patte." Il a ajouté : "Vous habitez à tel endroit, vous avez telle marque de voiture". Il disposait d'éléments précis. (...)

M. le Rapporteur : Qu'est-ce qui s'est passé après au parquet ?

M. Francis AKAIGHE : J'ai aussitôt saisi le parquet de cet ensemble d'éléments. Il fallait que ce soit clair. La personne qui raconte cette histoire n'avait strictement rien à voir avec moi. Ce n'était pas mon ami ni quelqu'un que je fréquentais, mais de réputation et de notoriété on savait que c'était un ami de Me Berthé de longue date. Ils sont parrains de leur enfant respectif. Ils se connaissent très bien. À un moment, cette personne, qui était gérante d'une société, est venue déposer son bilan. Il fallait nommer un mandataire de justice. J'avais suggéré au tribunal de ne pas désigner Me Berthé pour la clarté du dossier et parce qu'il était trop lié avec cette personne. En effet quand j'ai des éléments dans un dossier, j'en fais part à mon tribunal. A priori, Me Berthé l'a appris.

M. Jean CODOGNÈS : Qu'a fait le tribunal ?

M. Francis AKAIGHE : Il a désigné quelqu'un d'autre. Ce n'était pas Me Berthé qui était désigné. Quelque temps après, j'ai appris par personne interposée que ce même monsieur aurait acheté un restaurant à Mont-de-Marsan dans le cadre d'une faillite. Je l'ai appris de façon fortuite. J'en ai fait part au tribunal. J'en ai parlé à Me Berthé. S'était-il senti menacé ? J'ai dit "Me Berthé, tu ne peux pas continuer".

M. Jean Codognès : Menacé, dans quel sens ?

M. Francis AKAIGHE : J'avais soulevé quelque chose qui était censé être caché.

M. Jean CODOGNÈS : Une irrégularité ?

M. Francis AKAIGHE : Une irrégularité dans une affaire, concernant un ami de Me Berthé qui achète une affaire par personne interposée. On l'a découvert après. J'ai dit à Me Berthé : "Tu vois, tu te plains que tout le monde t'en veut. Le jour où tu cesseras de faire ce genre d'irrégularités, peut-être que..."

M. Jean CODOGNÈS : Il en avait fait d'autres ?

M. Francis AKAIGHE : C'est la seule dont j'ai eu connaissance de façon aussi sûre. Est-ce que c'est pour ça qu'on a été dire à cette personne : "On a des problèmes avec Me Akaighe. Il faut s'occuper de son cas ?" Je n'en sais strictement rien. Le fond des choses, je ne le connais pas toujours. J'en ai fait part au procureur. Personne n'a voulu savoir ce qui s'était passé. Tous les juges ont dit ici : "Ce n'est pas bien. Francis, tu rêves !". (...)

M. le Rapporteur : On protège Me Berthé ?

M. Francis AKAIGHE : Vous en tirerez les conclusions qui s'imposent.

M. le Rapporteur : On protège Me Berthé. Vous êtes en accord ou en désaccord avec cette proposition ?

M. Francis AKAIGHE : Je n'ai jamais eu de problème avec qui que ce soit à Mont-de-Marsan.

M. Jean CODOGNÈS : À quelle époque, cela s'est-il passé ?

M. Francis AKAIGHE : En 1996.

M. Jean CODOGNÈS : Il n'y a pas si longtemps de ça.

M. Francis AKAIGHE : Vous en tirerez les conséquences qui s'imposent.Voilà un greffier du tribunal de commerce, un officier ministériel, qui saisit son parquet. On fait fi de ça. On ne dit rien. Par contre, je n'ai pas connaissance que Me Berthé ait été convoqué par le parquet pour être entendu. (...) C'est moi qu'on va entendre, non pas dans le cadre de ce que son ami racontait sur l'existence d'un contrat, on va me convoquer pour me menacer parce que j'aurais secoué Me Berthé.

M. le Rapporteur : Des menaces de quel genre ?

M. Francis AKAIGHE : Des menaces de poursuites pénales, de poursuites disciplinaires.

M. le Rapporteur : Le procureur vous a menacé de poursuites disciplinaires dans la salle du conseil ? Cette affaire n'a jamais eu de suites en dehors de celles-là ?

M. Francis AKAIGHE : Par la suite, j'ai été convoqué par les policiers pour être entendu sur des accusations que Me Berthé auraient proférées à mon encontre. Sommé de s'expliquer sur cette affaire, il aurait dit que c'était parce que j'avais peur, que je cherchais à détourner l'attention sur lui.

M. Jean CODOGNÈS : Pourquoi avez-vous essayé de détourner l'attention sur Me Berthé ?

M. Francis AKAIGHE : Pour cela, je pense que le temps nous manque. Il aurait peut-être fallu demander les procès-verbaux des auditions des uns et des autres au commissariat. Me Berthé m'a tout simplement désigné comme étant "le fouteur de merde" au tribunal de commerce de Mont-de-Marsan, prétendant que je cherchais à couvrir mes propres malversations. Pour preuve, il a cité quelques dossiers.

M. le Rapporteur : Lesquels ?

M. Francis AKAIGHE : Je vous l'ai dit tout à l'heure, le dossier intitulé le Riverside.

M. le Rapporteur : Qu'est-ce que c'est que cette affaire ?

M. Francis AKAIGHE : C'est un bar à Mont-de-Marsan qui a déposé son bilan et a été liquidé. Il fallait réaliser les actifs dans le cadre de la liquidation judiciaire.

M. Jean CODOGNÈS : En quoi auriez-vous été impliqué ?

M. Francis AKAIGHE : Le juge-commissaire décide, une fois n'est pas coutume, de faire un appel d'offres sous enveloppes cachetées. Tout a été fait "nickel". On fixe une première date limite de dépôt d'offres. Mais la date qui a été publiée dans les journaux ne correspondait pas. Bref, un des acquéreurs est arrivé, a déposé entre mes propres mains une des enveloppes. Je ne sais pas ce qui s'est passé.

M. Jean CODOGNÈS : Donc à l'ouverture des plis ?

M. Francis AKAIGHE : Avant l'ouverture des plis. Longtemps avant.

M. Jean CODOGNÈS : Quel est le problème ?

M. Francis AKAIGHE : Le problème, je n'en sais strictement rien. Me Berthé aurait raconté que j'aurais favorisé cette personne, que j'aurais divulgué les autres informations.

M. le Rapporteur : Pourquoi Me Berthé considère, comme il l'a dit tout à l'heure devant la commission, que vous êtes un ami de quinze ans ?

M. Francis AKAIGHE : Il y a d'autres personnes qui étaient des amis de trente ans mais qui se sont fâchées. Excusez-moi, je ne fais pas de politique, mais l'occasion était trop belle. (...) Si tout va mal au tribunal de commerce, ce serait parce que Me Berthé et moi-même avons été fâchés. Cela m'a quelque peu offusqué. Je n'étais pas fâché avec Me Berthé. Je ne partage pas sa méthode. Je ne partage pas ses idées politiques. Il y a des tas de choses que je ne partage pas avec lui.Cependant, c'est un professionnel. Nous avons pratiquement le même âge. Nous vivons dans la même ville. On était par personnes interposées dans le même club Rotary à l'époque. Je n'y suis plus. Ce qui fait que nous sommes appelés à nous côtoyer avec une certaine courtoisie. Lorsque que Me Berthé a eu des problèmes à un moment donné, j'ai pensé que tout le monde s'acharnait sur lui pour des raisons politiques. Vu mes origines, je me suis dit : "Mais ce pauvre garçon mérite qu'on lui tende la main". Je l'ai aidé, c'est vrai. De là à dire que nous sommes des amis de trente ans ! On est peut-être amis, peut-être à partir de cet instant là. On a des bons rapports.Il n'en demeure pas moins que cette affaire a été classée. Je ne sais toujours pas si Me Berthé a voulu me tuer. Si c'est vrai. En tout cas, la personne qui le dit, le maintient, persiste et signe.

M. le Rapporteur : Encore aujourd'hui ?

M. Francis AKAIGHE : Encore aujourd'hui.

M. Jean CODOGNÈS : Au fond, j'ai l'impression que si vous nous le dites, c'est aussi peut-être quelque part pour assurer votre sécurité. Est-ce que c'est ça ?

M. Francis AKAIGHE : Pas du tout. C'est pour vous dire la façon dont les choses se passent ici. J'ai l'impression que Me Berthé règne en maître.

M. le Rapporteur : Nous l'avons constaté.

M. Francis AKAIGHE : Pour des raisons que j'ignore, tout ce qui touche à Me Berthé, il ne faut pas y aller. Ils sont deux mandataires de justice. Ca ne vous interpelle pas que Me Dumousseau ait été stagiaire de Me Berthé, ait travaillé à l'étude de Me Berthé ? Ils ont été très liés pendant très longtemps. Voilà une professionnelle dont personne ne parle, pourtant elle est mandataire de justice. En face, c'est un cow-boy, les pieds sur la table : c'est J.R. qui a pour tout langage : "Toi t'es un con. Tu parles, je te flingue".

M. le Rapporteur : "Tu parles, je te flingue" ?

M. Francis AKAIGHE : "Tu continues à parler comme ça, je te flingue !" Voilà comment est Me Berthé. Je vous ai parlé de ça, c'est parce que vous m'avez posé la question suivante : Pourquoi se fait-il que certains agissements, certaines choses anormales que l'on constate ici n'ont pas été aussitôt relatées au procureur ou ne serait-ce qu'à M. Anton, président du tribunal de commerce ? Je vous ai répondu que les rares fois où je l'ai fait dans cette affaire là, on me dit  "Ta gueule !". Excusez ma franchise. Dans d'autres affaires, c'est à travers un dossier de trois pages que j'ai soulevé à monsieur le procureur les points anormaux que je relève. Au moment où on parle, j'attends toujours la réponse du procureur. (...)

M. le Rapporteur : Vous allez nous dire ce que tout le monde sait ici sur Me Berthé !

M. Francis AKAIGHE : Monsieur le député, tous les jours des gens viennent me voir. J'en ai même provoqué certains en leur disant : "Apportez-moi des preuves parce que j'en ai besoin".

M. le Rapporteur : Qu'est-ce qu'ils vous disent ces gens ?

M. Francis AKAIGHE : Ce dont nous venons de parler : malversations, pots de vin.

M. le Rapporteur : Qui concernent Me Berthé ?

M. Francis AKAIGHE : Qui concernent Me Berthé.

M. le Rapporteur : Tous les jours, il y a des gens qui viennent vous voir pour vous dire ça ?

M. Francis AKAIGHE : Tous les jours que le Bon Dieu fait. Peut-être moins depuis un certain temps. Beaucoup moins. Mais quand je suis arrivé, c'était carrément tout le temps. Tout le monde en parle : des pots de vin, des pots de vin, des pots de vin. Tous les procureurs qui se sont succédé jusqu'à celui-ci promettaient de se payer la tête de Me Berthé avant de s'en aller : Rabineau, Bosc. Le président Trouvé. Ils m'ont dit expressément avant de partir : "Il est toujours là !". Est-ce vrai qu'il touche ? Je n'en sais rien. Si c'est vrai et que personne ne trouve alors nous sommes tous des nuls. »

Ces témoignages ont révélé des soupçons assez généralisés de corruption et de trafic d'influence dans la grande majorité des tribunaux visités. Sans pour autant être toujours directement à l'origine de faits assimilables à des faits de corruption, les mandataires se rendent parfois coupables de ne pas dénoncer certaines pratiques dont ils peuvent au minimum avoir connaissance compte tenu de la position privilégiée qu'ils occupent dans les procédures de reprise ou de cession. Le procureur près le tribunal de grande instance de Toulon a ainsi évoqué une affaire dans laquelle le mandataire pouvait difficilement ne pas être au courant des anomalies constatées.

LE MANDATAIRE NE POUVAIT PAS NE PAS SAVOIR

« M. André VIANGALLI, procureur de la République près le tribunal de grande instance de Toulon : Je vais essayer d'être court. J'apprends un jour assez récent qu'un garçon, de 27 ou 30 ans s'est défenestré à l'auberge de l'Almanare, au moment d'une opération d'expulsion par voie d'huissier assortie de la force publique.

Je fais faire des vérifications et j'apprends que l'auberge est en faillite depuis 1990. Mme Mille assure un commerce de restauration, qui fonctionne surtout l'été, sur une plage privée où il y a beaucoup de monde. Elle assume ce commerce depuis que son mari l'a quittée, parce qu'ils sont en instance de divorce.

Le rez-de-chaussée est réservé au commerce et l'étage est réservé à l'habitation. C'est dans cette habitation que continuait à loger le fils qui avait tenté de se suicider. Ce commerce a été mis en redressement judiciaire, puis en liquidation ; le mandataire est Me Bor; toute la procédure a été faite contre le mari, parce que lui seul est inscrit au registre du commerce et donc a la qualité de commerçant.

Pourtant, le mari était parti depuis longtemps et le commerce était uniquement assuré par Madame Mille, y compris au moment où la procédure collective est prononcée. C'est déjà une première bizarrerie puisque toute la procédure est dirigée contre quelqu'un qui est absent et ne répond jamais aux actions de justice.

Parallèlement, je m'aperçois que le tribunal, dans le cadre de la procédure de divorce, et ensuite la cour d'Aix, dans le cadre du contentieux d'appel, a donné le domicile conjugal à la femme, c'est à dire l'étage.

Aussi, pourquoi n'est-elle pas dans la procédure commerciale pour défendre ses intérêts ? Parce qu'à deux reprises, elle a tenté d'y rentrer et qu'à deux reprises, on lui a dit : "Non, Madame" pour des raisons de délai....

M. André VIANGALLI : A travers ces décisions, le tribunal a fait en sorte que Mme Mille qui était sur place et qui assurait le fonctionnement du commerce se trouve complètement écartée de la procédure collective. Cette procédure a abouti à la liquidation et une vente au profit d'une société qui s'appelait la SCI...

M. Michel RAFFIN : Montréal.

M. André VIANGALLI : Dont on ne savait rien. C'était la SCI qui avait obtenu dans un délai record, pratiquement deux mois, le concours de la force publique pour obtenir l'expulsion. Cette expulsion d'une femme seule avec son fils et un chien a nécessité l'intervention de la brigade canine, de 17 policiers et de l'adjoint en personne du commissaire chef de la circonscription de Hyères, et de l'huissier bien sûr...

Quand on sait que la SCI Montréal, bénéficiaire, est une société qui a été créée par la femme du commissaire, chef de la circonscription de Hyères, et d'autres personnes qui sont des prête-noms, je pense que vous êtes en train de vous dire que quelque chose ne fonctionne pas du côté du mandataire, ni du côté du tribunal de commerce.

Qu'a fait le parquet ? Nous avons pris l'affaire sur le plan pénal. La première démarche a été de saisir l'IGPN pour vérifier si les conditions d'expulsion ont formellement été respectées. Le texte a été respecté.

Nous sommes en train de vérifier toute la procédure commerciale, une information est ouverte. Il faut noter le départ précipité en direction de Bordeaux du commissaire Montaye, bénéficiaire en fait de cette auberge qu'il convoitait depuis longtemps.

M. le Rapporteur : Vous avez ouvert sur quel chef ?

M. André VIANGALLI : Prise illégale d'intérêt et blanchiment.

M. le Rapporteur : Blanchiment ? Le revendeur, est passé par des entités italiennes ?

M. André VIANGALLI : Oui, un avocat italien avec une petite annonce de mise en vente, non pas dans un journal français, mais dans le Corriere della Sera, ainsi qu'un avocat suisse, représentant d'une société suisse.

Placés au centre des procédures collectives, en situation de quasi-monopole, les mandataires de justice sont très souvent en position de force par rapport au débiteur et sont soumis à des tentations, telles que celles que nous venons de décrire, tentations auxquelles certains ne savent pas résister.

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L'enquête menée par notre commission conduit à constater que la juridiction consulaire qui, selon ses défenseurs, présente l'avantage de la compétence parce qu'elle est rendue par des spécialistes de l'entreprise, de la gratuité, puisqu'elle est rapide et peu contestée est en réalité coûteuse pour le justiciable, et pour la société dans son ensemble car elle est incapable d'assurer correctement le service public de la justice. Certes parmi tous ceux qui participent à la juridiction consulaire, certains sont irréprochables et accomplissent leurs fonctions avec conscience et dans le souci de l'intérêt public. Mais les dérives sont si graves et si nombreuses qu'elles minent la confiance que le justiciable doit avoir dans ses juges. Par ailleurs, elles ne peuvent être attribuées à l'égarement de tel ou tel individu. Elles sont le produit d'une organisation, d'un système.

Il apparaît donc impossible au Rapporteur de se limiter à quelques retouches du système existant. Il convient au contraire de modifier profondément la juridiction consulaire et d'assumer le coût des réformes proposées.

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