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N° 3459

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ASSEMBLÉE NATIONALE

CONSTITUTION DU 4 OCTOBRE 1958

ONZIÈME LÉGISLATURE

Enregistré à la Présidence de l'Assemblée nationale le 12 décembre 2001

RAPPORT D'INFORMATION

Déposé

En application de l'article 145 du Règlement

PAR LA MISSION D'INFORMATION COMMUNE
SUR LES DIVERSES FORMES DE L'ESCLAVAGE MODERNE (1)

Présidente

Mme Christine LAZERGES,

Rapporteur

M. Alain VIDALIES,

Députés.

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TOME I
RAPPORT

TOME II
AUDITIONS

volume 1 - 1ère partie, volume 1 - 2ème partie, volume 1 - 3ème partie,
volume 2 - 1ère partie, volume 2 - 2ème partie, volume 2 - 3ème partie,

La mission d'information commune sur les diverses formes de l'esclavage moderne est composée de : Mme Christine Lazerges, Présidente ; M. Marc Reymann, Mme Chantal Robin-Rodrigo, Vice-Présidents ; MM. Pierre-Christophe Baguet, Michel Lefait, Secrétaires ; M. Alain Vidalies, Rapporteur ; Mmes Marie-Hélène Aubert, Christine Boutin, M. Christophe Caresche, Mme Odette Casanova, MM. Richard Cazenave, François Colcombet, Mme Monique Collange, M. Franck Dhersin, Mmes Cécile Helle, Bernadette Isaac-Sibille, MM. Jérôme Lambert, Jean-Claude Lefort, Michel Liebgott, Lionnel Luca, Philippe Nauche, Bernard Outin, Mme Françoise de Panafieu, MM. Bernard Perrut, Pierre Petit, Mme Yvette Roudy, MM. André Schneider, Bernard Schreiner, Joseph Tyrode, Mme Marie-Jo Zimmermann.

S O M M A I R E

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Pages

INTRODUCTION 7

PREMIÈRE PARTIE : L'ESCLAVAGE EN FRANCE : UNE RÉALITÉ TROP MÉCONNUE 11

I.- UNE SITUATION ALARMANTE 11

A.- UN PHÉNOMÈNE MULTIFORME 11

1.- L'exploitation sexuelle 12

a) La prostitution 12

b) Les zones d'ombre de la pédopornographie 14

2.- L'exploitation par le travail 16

a) Les ateliers clandestins 16

b) Le problème spécifique des mineurs 18

3.- L'esclavage domestique 20

B.- UN PHÉNOMÈNE SOLIDEMENT ORGANISÉ 23

1.- Un aperçu sur les réseaux 24

a) Des organisations diverses 24

b) Des gains considérables 33

2.- Des victimes aux parcours semblables 36

a) Le point de départ : la pauvreté 36

b) Une violence omniprésente 37

c) Un grand isolement 42

II.- DES RÉPONSES INSUFFISANTES 44

A.- UN ARSENAL JURIDIQUE DENSE MAIS LACUNAIRE 44

1.- L'esclavage : un crime contre l'humanité inapplicable aux cas individuels 44

2.- Des textes répressifs incomplets 45

a) Proxénétisme et prostitution 45

b) Les conditions de travail et d'hébergement contraires à la dignité humaine 52

c) L'aide à l'entrée et au séjour des étrangers en situation irrégulière 57

d) Travail dissimulé et emploi d'étrangers sans titre 58

3.- Des textes mal adaptés 61

a) Des délais de prescription défavorables aux victimes 61

b) Des peines insuffisamment dissuasives 62

B.- DES RÉSULTATS LIMITÉS 66

1.- Les poursuites 66

a) La lutte contre le proxénétisme 66

b) Le travail clandestin 69

c) Le cas particulier des mineurs 75

2.- Les difficultés de la justice 79

a) Des magistrats insuffisamment spécialisés, des tribunaux encombrés et parfois expéditifs 79

b) Des problèmes spécifiques d'ordre procédural 84

c) Les suites du jugement 93

3.- Internet : un nouveau défi 94

a) Des règles de compétence territoriale à l'échelle nationale fragilisées par un réseau de dimension mondiale 96

b) Des preuves délicates à établir 100

4.- Le rôle du Quai d'Orsay 106

a) Le problème de l'immunité diplomatique 106

b) Les failles de la procédure d'octroi des visas 110

C.-  DE GRAVES DÉFICIENCES DANS L'AIDE AUX VICTIMES 115

1.- Les acteurs sociaux 115

a) Le rôle déterminant des associations 115

b) Les services sociaux et la défausse de l'Etat 120

2.- Des victimes qui ne sont que des coupables 130

a) La procédure de l'asile en péril 130

b) Les difficultés de la réinsertion en France 136

c) Les expulsions et les risques du retour 138

DEUXIÈME PARTIE : UNE PRISE DE CONSCIENCE INTERNATIONALE QUI TARDE À SE CONCRÉTISER 143

I.- DES TEXTES NOMBREUX 143

A.- DES CONVENTIONS DE LA SOCIÉTÉ DES NATIONS AUX PROJETS DE DÉCISIONS-CADRES DE LA COMMISSION EUROPÉENNE 143

1.- Les Nations unies 143

2.- Le Conseil de l'Europe 146

3.- L'Union européenne 148

B.- UNE ENTRÉE EN VIGUEUR PROBLÉMATIQUE 150

1.- Un problème de coordination 150

2.- L'entrée en vigueur et la portée des textes 151

II.- LA COOPÉRATION EN MARCHE 152

A.- L'AIDE À LA PRÉVENTION 152

1.- Informer pour éviter le pire 152

2.- Exiger de l'Union européenne un engagement fort dans le domaine de la lutte contre la traite 155

B.- LA RÉPRESSION 156

1.- Une coopération policière institutionnalisée mais délicate à mettre en _uvre 156

a) Interpol et la lutte contre la traite 156

b) Europol : une police européenne en gestation 157

2.- Une coopération judiciaire européenne à la traîne 161

a) Les magistrats de liaison 162

b) Le réseau judiciaire européen 163

c) Les perspectives d'Eurojust 164

d) Vers un mandat d'arrêt européen 166

e) La coopération judiciaire avec les pays d'origine et de transit de la traite 167

III.- DES EXEMPLES ÉTRANGERS RICHES D'ENSEIGNEMENTS 168

A.- DES DÉFINITIONS DE LA TRAITE : L'EXEMPLE DE LA BELGIQUE ET DE L'ITALIE 168

1.- La loi belge du 13 avril 1995 a mis en place une législation réprimant sévèrement la traite sans pour autant la définir légalement 168

a) L'aide à l'entrée ou au séjour d'un étranger exploité 169

b) L'exploitation sexuelle 170

2.- La loi italienne sanctionne « l'esclavage » dont la définition a été complétée par la jurisprudence 172

a) Les articles 600 à 602 du code pénal répriment expressément l'esclavage et la traite 172

b) L'exploitation de la prostitution 174

C.- LA PROTECTION DES VICTIMES EXIGE UNE COORDINATION DES INITIATIVES ET DES MOYENS MIS EN _UVRE 175

1.- La Belgique : une protection des victimes au service de l'action répressive 175

a) Une délivrance de titres de séjour et de travail en plusieurs étapes, conditionnée à la participation de la victime à la procédure répressive 176

b) La coordination entre les différents acteurs institutionnels 178

c) L'évaluation des résultats 181

2.- L'Italie : une démarche qui privilégie la protection des victimes sans négliger la nécessaire répression des filières de la traite des êtres humains 181

a) Une régularisation possible des victimes pour des motifs « de protection sociale » 182

b) Une coordination centralisée pour une mise en _uvre décentralisée 184

TROISIÈME PARTIE : LA VICTIME AU C_UR D'UNE NOUVELLE POLITIQUE 187

I.- DONNER UN STATUT AUX VICTIMES 187

A.- L'AIDE D'URGENCE : UN HÉBERGEMENT SÉCURISÉ 187

B.- ENVISAGER L'AVENIR 188

a) La possibilité de rester en France 188

b) Le retour vers le pays 191

II.- PUNIR LES TRAFIQUANTS 191

A.- UNE NOUVELLE INCRIMINATION DE LA TRAITE 191

B.- LES AUTRES INCRIMINATIONS DU DROIT PÉNAL SPÉCIAL 194

a) Une nouvelle rédaction des articles 225-13 et 14 du code pénal 194

b) Renforcer les sanctions financières 195

c) Pénaliser le client d'un mineur prostitué de moins de 18 ans 196

C.- LES SANCTIONS DU DROIT PÉNAL DU TRAVAIL 196

a) Renforcer les obligations des donneurs d'ordres 196

b) Etendre les pouvoirs de verbalisation des inspecteurs du travail aux articles pénaux réprimant les conditions de travail contraires à la dignité humaine 197

D.- AMÉLIORER LA COLLECTE DES PREUVES 198

a) Autoriser les opérations d'infiltration pour les délits de traite et de pédopornographie 198

b) Autoriser les perquisitions en ligne 199

c) Réformer les règles en matière de responsabilité des intermédiaires sur Internet 199

III.- FAIRE DE LA LUTTE CONTRE LA TRAITE UNE PRIORITÉ 200

A.- CRÉER UNE STRUCTURE NATIONALE SPÉCIFIQUEMENT EN CHARGE DE LA TRAITE 200

B.- IMPLIQUER DAVANTAGE LES SERVICES 201

a) Une formation au sein de la police et de la justice à organiser 201

b) Des pôles spécialisés dans la lutte contre la traite à créer au sein des juridictions 202

c) La création d'un pôle spécialisé d'inspecteurs du travail pour la région parisienne 203

C.- CONFORTER LE RÔLE DES ASSOCIATIONS 203

IV.- SUSCITER UNE PRISE DE CONSCIENCE DE TOUS 204

A.- AU PLAN NATIONAL 204

B.- L'ACTION À L'ÉTRANGER 205

ANNEXE : LISTE DES PARTICIPANTS AUX DÉPLACEMENTS EN DÉLÉGATION
DE LA MISSION 207

EXAMEN DU RAPPORT 209

EXPLICATIONS DE VOTE 211

INTRODUCTION

Mesdames, Messieurs,

En mars 2001, trois commissions permanentes de l'Assemblée nationale décidaient de créer une Mission d'information commune sur les diverses formes de l'esclavage moderne.

Cette décision faisait suite à une demande de la future présidente de la Mission, elle-même alertée sur la multiplication de cas d'exploitation particulièrement insupportables par M. Philippe Boudin, alors directeur du Comité contre l'esclavage moderne. En effet, il faut se rendre à l'évidence : l'esclavage n'est pas seulement un douloureux souvenir de l'histoire : il est une réalité d'aujourd'hui, non seulement dans des pays lointains, mais ici-même, à nos portes.

La convention internationale du 25 septembre 1926 a défini l'esclavage comme « l'état ou la condition d'un individu sur lequel s'exercent les attributs du droit de propriété ou certains d'entre eux ».

Bien évidemment, il ne s'agit plus, de nos jours, d'un statut juridique reconnu comme tel, mais de situations de fait, même si dans certains pays elles peuvent être réprimées en tant qu'esclavage.

La Mission a cherché à cerner ces différentes formes d'exploitation extrêmes - celles où des êtres humains se trouvent réduits par un ou plusieurs de leurs semblables à l'état d'objets - exploitation que la communauté internationale tend désormais à désigner sous les termes génériques de « traite des êtres humains ».

La Mission a choisi de se concentrer sur les faits constatés en France. En effet, bien que nombre de pays soient concernés, il lui a semblé que la gravité de la situation sur notre territoire justifiait une étude particulière, et ce d'autant plus qu'elle n'avait jamais été véritablement appréhendée, tant le terme d'esclavage peut paraître incongru à l'aube du XXIe siècle et dans la patrie des droits de l'homme.

La Mission s'est donc attachée à décrire la réalité de l'esclavage, telle qu'elle l'a perçue à travers les nombreux témoignages qu'elle a pu recueillir, qu'il s'agisse d'exploitation sexuelle ou par le travail, d'esclavage domestique, voire de soumission à la mendicité ou au vol.

Quelle que soit la forme d'exploitation, elle a pu mesurer combien vulnérables étaient les victimes de ces agissements, en butte à toutes sortes de violences physique et/ou morales. Or, le plus souvent étrangères, en situation plus ou moins régulière sur notre territoire, maîtrisant mal notre langue et nos usages, elles sont généralement ignorées de tous, « transparentes » disait devant la Mission le juge Dorcet à propos de prostituées, ou, pire encore, considérées comme coupables avant que de l'être comme victimes.

Quant aux mineurs qui, du fait de leur âge, sont les plus vulnérables et devraient être particulièrement protégés, leur situation est apparue à la Mission comme hautement préoccupante : jeunes prostitué(e)s arpentant nos trottoirs au vu et au su de tous, enfants voués à travailler comme domestiques ou dans les ateliers clandestins, dressés à mendier ou à voler, jeunes errants qui, dans le Midi de la France, représentent des proies faciles pour les trafiquants de toutes sortes...

Quelles réponses apporter, face au développement de ces formes d'esclavage ? Certes, il en existe d'ores et déjà. Nous disposons d'un arsenal répressif loin d'être négligeable. Cependant, il n'est pas toujours pleinement utilisé et, à l'épreuve des faits, il s'avère insuffisamment dissuasif. La police et la justice n'obtiennent que des résultats limités. Quant aux victimes, sans l'inlassable énergie des acteurs associatifs, il faut reconnaître qu'elles seraient bien seules.

Cela étant, tous les efforts que nous pourrions déployer en ce domaine seraient largement inopérants s'il ne s'instaurait une coopération à l'échelle internationale, puisque la traite des êtres humains ne connaît pas les frontières. L'action menée depuis plusieurs années par des organisations telles que l'Organisation internationale pour les migrations et le Conseil de l'Europe ont incontestablement favorisé une prise de conscience tant dans les pays d'origine de la traite que dans les pays d'accueil. Les récentes initiatives prises, notamment dans le cadre des Nations unies et de l'Union européenne semblent, pour leur part, offrir des perspectives intéressantes.

Dans son rapport, la Mission n'a pas voulu se limiter à un constat alarmant teinté de quelques notes d'espoir. Elle formule donc une série de propositions, de natures très diverses, mais qui reposent toutes sur la volonté de placer la victime, trop longtemps négligée, au c_ur d'une nouvelle politique. Constat comme propositions s'appuient sur un long travail d'écoute et d'enquête mené par la Mission durant neuf mois. Elle a ainsi entendu, au cours de près de quatre-vingt-dix auditions réalisées à Paris, Strasbourg, Lyon, Marseille, Nice, Montpellier, ainsi qu'en Moldavie et en Ukraine, le point de vue de plus de deux cents personnes.

Parmi elles, de nombreux responsables d'associations, des victimes qui ont accepté que leur témoignage soit publié, des magistrats, des avocats, des policiers, des gendarmes, des acteurs administratifs du secteur social, des représentants des ministères des Affaires étrangères, de la Justice et de l'Intérieur. La Mission a également pu recueillir l'opinion de Mme Ségolène Royal, ministre déléguée à la Famille, à l'enfance et aux personnes handicapées, de M. Bernard Kouchner, ministre délégué à la Santé, de Mme Claire Brisset, défenseure des enfants, et d'élus locaux particulièrement concernés.

Compte tenu de la dimension internationale du phénomène de la traite, elle a aussi invité deux de ses collègues du Conseil de l'Europe qui poursuivaient des travaux sur les mêmes sujets, ainsi que des représentants de l'Organisation internationale pour les migrations, de la Commission européenne, d'Interpol, d'Europol, de Pro-Eurojust.

Enfin, même si la réflexion de la Mission était centrée sur les faits concernant le territoire français, il lui a paru nécessaire de mieux connaître la situation dans les pays d'origine de la traite, les moyens de prévention et de répression dont ils peuvent disposer et surtout les mesures de réinsertion envisageables pour les victimes à leur retour : c'est pourquoi elle s'est rendue en Moldavie et en Ukraine. Il lui a de même semblé indispensable de prendre en compte les enseignements susceptibles d'être tirés de l'expérience d'autres pays connaissant le même type de problèmes : c'est dans cette perspective qu'elle a auditionné plusieurs personnalités belges et italiennes.

La Mission tient à remercier chacun de ceux qui lui ont ainsi apporté leur témoignage, leurs réflexions, leurs suggestions - et tout particulièrement les associations d'aide aux victimes, en première ligne sur le terrain ainsi que les personnes qui ont accepté de relater devant elle la douloureuse expérience qu'elles avaient vécue. Sans leur concours, ce rapport n'aurait, à l'évidence, pu être écrit.

PREMIÈRE PARTIE : L'ESCLAVAGE EN FRANCE : UNE RÉALITÉ TROP MÉCONNUE

La Mission, tout au long de ses auditions, de ses déplacements en province et à l'étranger, de ses expériences sur le terrain, a pu se rendre compte de l'ampleur du phénomène de l'esclavage dans notre pays aujourd'hui, de la diversité des formes qu'il recouvre, et a malheureusement constaté qu'il était mal combattu.

I.- UNE SITUATION ALARMANTE

Les multiples cas d'esclavage dont la Mission a eu connaissance apparaissent non pas comme des « accidents » dramatiques dans un parcours individuel exceptionnel, mais comme le résultat de cheminements qui, sous leur apparente diversité, présentent un certain nombre de points communs.

A.- UN PHÉNOMÈNE MULTIFORME

Dans le cadre du Conseil économique et social des Nations-unies, un groupe de travail sur les formes contemporaines d'esclavage dresse régulièrement depuis 1975 un bilan de la situation à travers le monde. Il répertorie ainsi des formes très diverses d'exploitation qu'il regroupe en trois grandes catégories : exploitation économique, c'est-à-dire par le travail ; exploitation sexuelle ; autres formes d'exploitation, parmi lesquelles sont notamment mentionnées « les activités illégales de certaines sectes religieuses ou autres », le trafic d'organes et de tissus humains, la pédophilie et la vente d'enfants, les mariages forcés.

Pour sa part, la Mission a délibérément choisi de ne pas traiter des activités sectaires, déjà étudiées par d'autres instances ; elle a centré sa réflexion sur les abus qui lui ont été les plus fréquemment signalés : exploitation d'ordre sexuel, exploitation par le travail, esclavage domestique.

Les enfants lui sont apparus comme étant, du fait de leur âge, des victimes particulièrement vulnérables et aussi particulièrement recherchées, quelle que soit la forme d'exploitation envisagée, y compris pour les contraindre à voler ou dans le cadre de réseaux de pédopornographie, dont les contours, avec le développement d'Internet, restent mal connus.

1.- L'exploitation sexuelle

a) La prostitution

La situation de la prostitution en France a considérablement évolué depuis quelques années, comme le soulignait déjà en janvier de cette année le rapport de la sénatrice Dinah Derycke consacré à ce sujet. La prostitution est aujourd'hui largement étrangère et, contrairement à la prostitution française, elle est assez fortement organisée en réseaux.

Selon les chiffres communiqués par l'Office central pour la répression de la traite des êtres humains (OCRTEH), auditionné par la Mission, 12 000 à 15 000 personnes se prostituaient en 2000, dont 7 000 environ à Paris (1). Les chiffres donnés à la Mission lors de ses déplacements sont de près de 200 pour Montpellier, 250 pour Strasbourg, 350 pour Nice. Pour Marseille, les données ont varié selon les interlocuteurs dans une fourchette de 380 à près de 450. Ces variations peuvent s'expliquer tant par le manque d'éléments statistiques recensés au plan national et la perception différente du phénomène selon le champ d'activité des responsables rencontrés que par la mobilité de la population concernée, qui passe rapidement d'une ville à l'autre, voire d'un pays à l'autre, notamment dans les zones frontalières.

Déjà très approximatifs pour la prostitution de rue, les chiffres concernant les autres formes de prostitution le sont plus encore : l'OCRTEH évalue toutefois aux alentours de 3 000 le nombre de prostituées exerçant dans les bars à hôtesses, salons de massage et autres lieux fermés. Quelques affaires récemment mises au jour par les services de police montrent que l'esclavage y existe également. Ainsi ont-ils notamment travaillé au cours de l'année 2000 au démantèlement d'un réseau ayant contraint cinq jeunes Françaises à se prostituer dans des « eros centers » allemands, d'une filière de recrutement de prostituées brésiliennes devant exercer dans une boîte de nuit à Cayenne, d'une autre filière de prostituées originaires d'Amérique du sud et d'Europe de l'est exerçant dans un établissement en Guadeloupe.

Pour ce qui est de la prostitution de voie publique - la plus
visible -, la part des étrangères dans les principales villes était en 2000 la suivante : 60,35 % à Paris, 63 % à Nice, 51 % à Strasbourg, 37 % à Marseille, 30 % à Toulouse. S'agissant des hommes, la tendance est encore plus marquée : à Paris, 78 % des prostitués étaient des étrangers.

On constate au fil de ces derniers mois une évolution des nationalités représentées. Leur répartition dans les différentes régions s'explique, bien évidemment, au départ par les voies que les prostituées empruntent pour accéder au territoire : ainsi, les femmes originaires du Maghreb représentent 54 % des prostituées étrangères à Marseille alors qu'à Strasbourg, 90,4 % d'entre elles sont originaires des pays de l'est et des Balkans. A Nice, la part des prostituées de ces mêmes régions atteint 78 %.

Toutes les nationalités de l'est sont concernées, avec une évolution en fonction des événements politiques et de la situation économique des différents pays. Se sont jointes aux ressortissantes roumaines, hongroises, bulgares, tchèques, croates et serbes du début des années 90, de jeunes Russes, Ukrainiennes, Slovaques, Moldaves, Slovènes et Lettones. Depuis 1997, sont apparues des Albanaises du Kosovo, de Macédoine et d'Albanie. Sur ce dernier point, on a pu constater que la diminution des troupes internationales de maintien de la paix présentes dans ces régions a provoqué un afflux de jeunes femmes sur les trottoirs parisiens par exemple.

Les communautés africaines sont également très présentes (à Paris, 23 % du total des femmes prostituées et 38 % des prostituées de nationalité étrangère), avec une forte proportion des prostituées en provenance de la Sierra Leone et du Nigeria.

Ces femmes sont en général jeunes, sans qu'il soit toujours possible de déterminer si elles sont ou non mineures puisqu'elles se font souvent confisquer tous leurs papiers d'identité par leurs exploiteurs qui voient ainsi un moyen de les garder sous leur emprise.

Auditionnée par la Mission, Mme Nicole Tricart, chef de la brigade de protection des mineurs à la préfecture de police de Paris, a indiqué n'avoir pas rencontré jusqu'à présent de réseaux uniquement constitués de mineurs. Mais dans un réseau de prostituées majeures, on peut trouver bien évidemment des mineures.

Il faut d'ailleurs désormais nuancer cette affirmation. Depuis cet été, on constate en effet que les mineurs roumains qui étaient connus pour se livrer au pillage des horodateurs à Paris sont désormais contraints à se prostituer. Le « rendement » des horodateurs pour les trafiquants est en effet devenu moindre depuis que le paiement par cartes a été développé.

La situation s'est également modifiée ces derniers mois avec l'apparition de prostituées chinoises qui se révèlent en moyenne plus âgées
- 35 à 40 ans - que les autres prostituées étrangères. Ces femmes viennent généralement du nord de la Chine qui a connu un grand nombre de fermetures d'usines depuis les années 97-98. Arrivées en France, certaines d'entre elles sont devenues gardes d'enfant, bonnes à tout faire à la disposition 24 h sur 24 de leur patron, généralement chinois. D'autres ont essayé de travailler dans la confection mais beaucoup ne peuvent supporter le rythme de travail imposé dans les ateliers clandestins. Pour rembourser la dette qu'elles ont contractée à leur départ et faire parvenir de l'argent à leur famille en Chine, certaines sont amenées à se prostituer (2).

Les choses peuvent aussi rapidement se modifier en province. Au cours de son déplacement à Strasbourg, la Mission a appris que les jeunes femmes en provenance de Bulgarie affluaient désormais en grand nombre, du fait de la suppression de l'obligation de visa pour les ressortissants de ce pays.

Les lieux de prostitution changent également. Les services de police appelés par les riverains pour trouble à l'ordre public essaient de cantonner les prostitué(e)s à certains endroits. Cependant, la présidente et le rapporteur, qui ont effectué plusieurs tournées avec des associations la nuit à Paris ont pu se rendre compte que toutes les portes de la capitale étaient désormais concernées, le sud très récemment avec la Porte d'Italie par exemple. Mais les lieux traditionnels intra-muros demeurent fréquentés. C'est ainsi que les prostituées chinoises sont plus particulièrement installées dans le quartier Strasbourg-Saint-Denis.

b) Les zones d'ombre de la pédopornographie

L'enfant a droit à la protection, l'Etat a le devoir de la garantir. C'est à ce titre que l'article 34 de la convention relative aux droits de l'enfant, adoptée le 20 novembre 1989 par l'assemblée générale des Nations unies enjoint les Etats parties de « protéger l'enfant contre toutes les formes d'exploitation sexuelle [...] et [d'] empêcher : que des enfants ne soient exploités à des fins de prostitution ou autres pratiques illégales ; que des enfants ne soient exploités aux fins de la production de spectacles ou de matériel pornographique »(3)

Désormais souvent commise sur Internet, en raison de la facilité de transmission des images et des nombreuses possibilités d'anonymat offertes par les réseaux numériques, la pornographie infantile, si destructrice pour les enfants, ne laisse pas d'inquiéter quant à son ampleur.

En effet, pour un réseau découvert par la police, à l'instar de celui démantelé dans le cadre de l'opération « Forum 51(4) », on peut légitimement s'interroger sur le nombre de ceux toujours actifs mais inconnus : ce « chiffre noir », pour utiliser un vocable policier, semblant excéder de beaucoup celui des faits constatés.

Ainsi, selon les informations communiquées par le ministère de l'Intérieur, en 2000, 35 faits d'exploitation de mineurs à des fins pornographiques ont été traités par les forces de police, sans qu'il s'agisse spécifiquement de faits commis sur Internet. Ces chiffres semblent particulièrement modestes lorsqu'on les compare à ceux transmis à la Mission par M. Giuseppe Magno, chef du département de la justice des mineurs au ministère de la justice italien, alors que rien ne laisse supposer que la France soit particulièrement épargnée par ce phénomène révoltant.

Selon ce magistrat, depuis l'entrée en vigueur de la loi du 3 août 1998 et jusqu'au 31 mai 2001, 482 personnes ont été mises en cause pour des faits de pédopornographie sur Internet dont 56 ont été soumises à des mesures restrictives de liberté. En outre, pendant cette même période, 376 perquisitions ont été réalisées, 4 783 sites ont été contrôlés et 1 382 dossiers ont été traités.

Ces différences considérables de statistiques entre nos deux pays laissent, pour le moins, perplexe.

Toutefois, l'explication de ces écarts pourrait provenir, pour partie, des différences d'organisation et de prérogatives des administrations en charge des enquêtes. En effet, l'Italie dispose depuis 1998, d'un département du « service postal et des communications » au sein du ministère de l'Intérieur qui semble correspondre à l'Office central de lutte contre la criminalité liée aux technologies de l'information et de la communication français créé par le décret n° 2000-405 du 15 mai 2000. Si les structures sont proches, leurs pouvoirs diffèrent en revanche substantiellement.

Spécialisé en matière de répression de la diffusion de contenus illicites sur Internet, le service policier italien précité peut, de surcroît, procéder, sur demande de l'autorité judiciaire, à des opérations d'infiltration et de participation à des réseaux de pédopornographie sur Internet. Or, de tels procédés sont interdits en France, à l'exception des affaires en matière de trafic de stupéfiants. Ces opérations semblent néanmoins constituer un moyen particulièrement efficace pour connaître et, ce faisant, combattre les réseaux de pornographie infantile _uvrant sur Internet.

2.- L'exploitation par le travail

L'exploitation par le travail est également très présente dans notre pays. Elle revêt, comme on le verra, des formes variées et concerne même des enfants.

a) Les ateliers clandestins

La Mission a eu de grandes difficultés à appréhender le phénomène d'esclavage dans les ateliers clandestins, et ceci pour plusieurs raisons. Une évidence tout d'abord : cette forme de travail est, comme son nom l'indique, cachée, puisqu'elle est illégale alors que la prostitution ne l'est pas. Les renseignements qu'ont pu lui fournir les services chargés de sa répression ont été - pour certains au moins - à la hauteur du nombre des infractions qu'ils ont réprimées, c'est-à-dire bien maigres.

L'existence d'ateliers clandestins n'est pas nouvelle. Elle n'est pas non plus l'apanage d'une nationalité. Cependant, c'est au sein de la communauté chinoise que le phénomène semble aujourd'hui le plus massif et le plus structuré.

Les ateliers clandestins fonctionnent essentiellement à Paris et dans sa banlieue pour la confection mais aussi la maroquinerie, la mécanique, voire plus récemment la restauration. Ils utilisent assez généralement des étrangers démunis de titres de séjour et de travail qui sont donc totalement dépendants de leurs employeurs au plan administratif et financier.

Comme l'ont indiqué devant la Mission les responsables de l'Association de soutien linguistique et culturel (ASLC), l'immigration chinoise dans notre pays remonte à la première guerre mondiale pendant laquelle le gouvernement français qui était administrateur du port de Wenzhou situé dans la province du Zhejiang (à 400 km au sud de Shanghai) a fait participer près de 100 000 Chinois à l'effort de guerre. Les difficultés de l'économie chinoise dans les années 30 et 40 ont maintenu un niveau assez élevé d'immigrants, flux qui s'est tari avec la révolution pour reprendre après 1978, au moment de la politique d'ouverture de Deng Xiaoping.

Le processus de venue en France des clandestins est toujours le même : les arrivants contractent auprès des mafias chinoises une dette qu'ils remboursent par leur travail dans des ateliers, sur trois ou quatre années.

Cette dette peut aller de 120 000 à 150 000 francs et permet d'obtenir un passeport, un visa, et à l'arrivée, un logement et un travail. La plupart des immigrés arrivent avec un visa touristique et déposent une demande d'asile politique auprès de l'OFPRA.

L'ASLC a ainsi pu dénombrer dans notre pays 120 000 Chinois dont à peu près 75 % sont des clandestins. Les rythmes de travail qui leur sont imposés varient de dix à quatorze heures par jour, voire plus, pour une rémunération de l'ordre de 4 000 à 6 000 francs par mois. Les Chinois dorment fréquemment dans l'atelier même. Pour cinq ou dix ouvriers employés légalement, vingt-cinq à trente travaillent illégalement, la nuit, pour rembourser leur dette. Une fois celle-ci remboursée - l'argent recouvré par les mafias est en principe réinvesti en Chine, ce qui donne à réfléchir sur les avantages que peut en retirer l'économie du pays -, les Chinois continuent de travailler au même rythme et acquièrent leur propre instrument de travail- au besoin en bénéficiant du système de prêt de la communauté, sous forme de tontine - pour lequel ils en viendront à employer eux-mêmes et dans les conditions qu'ils ont connues d'autres nationaux, des gens de leur famille, du « clan ». Les investissements sont ainsi nombreux dans la restauration.

Il y a bien évidemment traite et exploitation mais, assez étrangement, elles ne sont pas vécues comme telles par les victimes.

Ainsi que l'indiquaient les représentants de l'ASLC : « dès le départ, le fait d'être pris en main par les filières clandestines [...], le fait d'avoir une dette à rembourser ne sont pas vécus, sur le plan psychologique, par les Chinois comme une atteinte aux droits fondamentaux, comme une atteinte aux droits de l'homme ».

Cette analyse a été confirmée par les représentants de l'Office central pour la répression de l'immigration irrégulière et l'emploi des clandestins (OCRIEST) :

« Les Asiatiques ont l'habitude de travailler beaucoup. Dans un environnement vécu comme hostile, un pays qu'ils ignorent, une langue qu'ils ne connaissent pas, démunis de papiers - ils n'en ont jamais eus, on les leur a rarement enlevés, ou alors ils sont falsifiés -, ils considèrent qu'ils sont redevables à leur patron de les faire vivre. Ils acceptent de vivre mal pendant une période donnée, de sacrifier ces années au travail, car ils espèrent, une fois leur dette payée ou des économies faites, s'installer à leur compte ; ils deviendront alors eux-mêmes exploiteurs. ».

La volonté des Chinois de quitter leur pays pour s'enrichir, leur force de travail, leur « capacité de survie économique », comme l'a désignée à la Mission le responsable de l'ASLC, leur faible degré d'intégration à la communauté nationale, le fait que le système peut bénéficier à de nouveaux arrivants, rend l'organisation opaque et quasi inébranlable.

b) Le problème spécifique des mineurs

La place d'un enfant n'est pas à l'usine mais à l'école. Ce principe déjà ancien, si l'on veut bien songer au « tableau de l'état physique et moral des ouvriers des fabriques de coton, de laine et de soie » de M. Villermé de 1840, est toujours pertinent. On le sait, cette étude d'un médecin contribua à la limitation en France du travail des enfants en excipant notamment du motif qu'il était préjudiciable à leur état de santé. A ceci, on ajoutera, s'agissant des formes actuelles de l'exploitation des enfants, qu'il est également préjudiciable à leur intégration dans la société française.

· Les enfants chinois non scolarisés et en marge de la communauté française

On a vu les conditions déplorables dans lesquelles étaient employés certains travailleurs clandestins. Lorsque les victimes sont des enfants, la situation est encore plus révoltante.

Pour les plus jeunes, qui ne sont pas encore en âge de travailler, le danger est aussi d'ordre sanitaire, compte tenu des conditions le plus souvent insalubres de leur hébergement. Pour ceux qui sont plus âgés, le problème soulevé, outre celui d'ordre sanitaire, est afférent à leur capacité d'intégration dans la société française. En effet, ainsi que l'a déclaré devant la Mission M. Hubert Kilian, directeur adjoint de l'ASLC, ces jeunes Chinois arrivés en France, pour certains dans le cadre du regroupement familial, « n'auront passé qu'une seule année dans les écoles françaises, parleront un mauvais français et n'auront acquis aucune culture, aucun outil professionnel pour une future intégration alors qu'on sait bien qu'ils vont rester en France. ». Ce risque d'échec de leur processus d'intégration est bien évidemment aggravé lorsque les mineurs exploités sont entrés sur notre territoire de façon clandestine. Dans cette hypothèse, ils n'accéderont pas au système scolaire français ; ils seront mis d'emblée au travail, certains étant aussi soumis à une forme de dette. La Mission partage l'inquiétude exprimée par le responsable associatif précité : « Que deviendront-ils dans la société française d'ici cinq ou dix ans ? Ils n'ont pas été scolarisés, ne parlent pas français. Ils n'auront évolué que dans une société chinoise dont les modes de fonctionnement sont très éloignés du fonctionnement de la société française. ».

· Les jeunes pilleurs d'horodateurs

L'information a pu faire sourire, du moins à son début : des pilleurs d'horodateurs sévissaient à Paris, causant un préjudice important aux finances de la municipalité. La réalité est pourtant sordide.

Bien que leur nombre soit incertain, environ 140 pour la police, 200 à 300 pour d'autres, voire près de 400 selon certains articles de presse, des mineurs pillent systématiquement les horodateurs de la ville de Paris depuis le début de l'année 2000. Selon les informations communiquées à la Mission par M. Frédéric Dupuch, commissaire divisionnaire chargé du service de prévention et d'orientation anti-délinquance (SPEOAD) à la préfecture de police de Paris, au cours des trois premiers mois de l'année 2001 : « 300 000 effractions ont été constatées par la voirie sur les quelque 7 500 horodateurs à pièces, ce qui amène à calculer que chacun d'entre eux est en moyenne visité treize fois par mois. C'est un phénomène de masse très rentable. Le préjudice annoncé par la ville, tel que rapporté par certains articles de presse, se situe au minimum à 6 millions de francs par mois. ». Il ajoutait que « ce phénomène ne concerne pas uniquement Paris, mais aussi des villes de province. ».

Parfois âgés de 9 ou 10 ans seulement et ayant toujours moins de 16 ans, ces mineurs ont délibérément été choisis en fonction de leur âge par des adultes sans scrupules qui les exploitent à des fins criminelles (5).

Le remplacement à Paris des horodateurs à pièces par des horodateurs à carte a, on l'a vu, entraîné une « reconversion » de certains de ces jeunes Roumains aujourd'hui livrés à la prostitution ainsi qu'ont pu le constater sur place la présidente et le rapporteur lorsqu'ils ont accompagné les tournées de nuit des associations.

Cette évolution de la « spécialité » criminelle des filières illustre parfaitement leur capacité d'adaptation. C'est pourquoi, au-delà de la situation particulière de Paris, le passage progressif d'enfants délinquants vers l'exploitation sexuelle est un danger latent. A ce titre, les « jeunes errants » de Marseille sont également concernés.

De 500 à 600 à l'heure actuelle, mais ce nombre est susceptible de changer de façon imprévisible et rapide, les « jeunes errants » sont majoritairement de jeunes garçons âgés de moins de 14 ans qui s'embarquent seuls sur des cargos depuis Casablanca en direction du port de Marseille. Là, ils rejoignent la cohorte de leurs compagnons d'infortune arrivés avant eux et se livrent à de multiples trafics et petits larcins pour survivre. Cependant, ces jeunes garçons peuvent, malheureusement, basculer dans une délinquance plus grave impliquant des vols avec violence ou bien sombrer dans une prostitution plus ou moins occasionnelle.

En effet, comme l'a confirmé M. Francis Fréchède, procureur de la République près le tribunal de grande instance de Marseille, « on parle beaucoup de prostitution de mineurs, notamment dans le centre ville de Marseille et dans les environs de la gare Saint-Charles. Le phénomène nous inquiète un peu, sans que l'on connaisse son ampleur. Les services de police assurent qu'il n'existe pas de véritables réseaux de prostitution de mineurs. S'il n'y a pas de réseaux à proprement parler, reste qu'il existe un phénomène de prostitution dont les mineurs sont victimes et qu'un certain nombre d'adultes en tirent profit. ».

Pour sa part, le préfet délégué pour la sécurité et la défense de Marseille, M. Yves Dassonville, estime que, pour le moment, les jeunes errants « travaillent pour eux-mêmes ». Cependant, ajoutait-il, « à mon avis, cette situation ne durera pas éternellement et ils finiront par être pris en main. ».

3.- L'esclavage domestique

C'est le Comité contre l'esclavage moderne (CCEM) qui a mis au grand jour le phénomène de l'esclavage domestique en France. 300 cas ont été répertoriés depuis la création du Comité, il y a maintenant huit ans. Encore faut-il noter que ce chiffre correspond aux seules victimes qui ont effectivement porté plainte. Or la grande majorité d'entre elles ne le font pas parce que les faits sont prescrits ou que leur employeur, lorsqu'il est étranger, a quitté la France. Il pourrait en fait y avoir aujourd'hui plusieurs milliers de personnes dans cette situation dans notre pays, comme l'a révélé un rapport récent du Conseil de l'Europe sur le sujet (6). Les victimes sont de jeunes étrangers, toujours en situation irrégulière. 65 % sont originaires du continent africain. Les plus nombreuses viennent d'Afrique de l'ouest
- Côte-d'Ivoire, Bénin, Togo, Cameroun -, de Madagascar et du Maroc. Un tiers sont mineures lors de leur arrivée sur le territoire français.

Les conditions de leur exploitation sont malheureusement toujours les mêmes : après qu'on leur a confisqué leurs papiers d'identité - ce qui permet de les « tenir » par la peur de la police -, elles travaillent 15 à 18 heures par jour sans être rémunérées ou pour une rémunération dérisoire. Elles sont séquestrées la plupart du temps ou rigoureusement surveillées lors de leurs rares sorties, se nourrissent des restes du repas des employeurs, dorment à même le sol, dans des cagibis...

Paulette Lokassa est une jeune Béninoise qui a quitté sa famille dès l'âge de 7 ans pour aller travailler au Nigeria. Elle revient à 14 ans au Bénin pour repartir bientôt pour la France, emmenée par une Mme « O » qui fait miroiter à ses parents la possibilité pour elle d'une vie meilleure. Après des années de calvaire, elle a pu s'échapper grâce à celui qui deviendra son mari, et avec l'aide du CCEM. Elle est venue témoigner devant la Mission :


Mme Paulette Lokassa :
On s'occupe des enfants, on les accompagne à l'école - mais on ne reste pas longtemps dans la rue, car ils nous disent qu'on est surveillé ; on a donc très peur et on retourne très vite à la maison. On fait le ménage, on repasse la nuit, ils font les courses mais on s'occupe de tout. Même quand on est malade. Et ils ne nous emmènent pas à l'hôpital, c'est eux qui nous donnent des médicaments. On est frappé toute la journée et on n'a pas le droit de se plaindre.

M. le Rapporteur :
Des médecins sont venus quand vous étiez malade ?
Mme Paulette Lokassa :
Jamais, c'est l'employeur qui nous donnait des médicaments.

Mme la Présidente : Et vous étiez nourrie correctement ?
.../...

Mme Paulette Lokassa : Non, nous mangions les restes. Quand il y en avait.

Mme la Présidente :
Et vous dormiez toujours dans la chambre des enfants ?

Mme Paulette Lokassa :
Oui, par terre. Je me réveillais toujours la première mais quand j'avais du mal à me lever, le mari venait me donner des coups de pied à la tête, dans le ventre. Et je n'avais pas le droit de me plaindre.

Mme la Présidente :
Et en hiver, vous étiez habillée comment ?

Mme Paulette Lokassa :
On nous donnait des vêtements déchirés qui semblaient venir d'un camion, et on devait se débrouiller pour en faire quelque chose.

Mme la Présidente :
Et jamais d'argent ?

Mme Paulette Lokassa :
Jamais.

Mme la Présidente :
Ni un objet à Noël, par exemple ?

Mme Paulette Lokassa :
Rien. Ils font Noël entre eux.

Mme la Présidente :
Quel était le comportement des enfants à votre égard ?

Mme Paulette Lokassa :
Ils font comme leurs parents car ils leur disent de ne pas nous parler, qu'on n'est rien. Ils peuvent même nous taper.

Ces conditions inhumaines s'accompagnent d'un véritable régime de terreur : coups et sévices pleuvent ; les victimes sont souvent violées.

Le récent rapport du Conseil de l'Europe précité a confirmé que la plupart des victimes ont subi des violences physiques ou ont été abusées sexuellement.

Paulette Lokassa, lors de son audition :

« Mme « O » est revenue me chercher, son cousin venait d'avoir un enfant, avait besoin d'aide et je suis allée chez lui à Villiers-le-Bel. Le couple versait 1 000 francs par mois, et c'est ce monsieur Mensah Germain qui m'a violée. Sa femme n'était pas au courant. J'ai essayé de lui faire comprendre. Elle a compris - elle me demandait si son mari me dérangeait la nuit, s'il me touchait - mais elle a refusé d'y croire. Comme elle travaillait la nuit, il venait dans la chambre et m'embêtait. Je fermais la porte à clé, mais il avait le double. Elle n'a jamais su que j'étais enceinte.

« Lorsque je suis tombée enceinte, je l'ai dit au mari qui m'a fait faire un test de grossesse. Il m'a alors accompagnée à l'hôpital - il a dit à sa femme qu'on allait à l'ambassade du Bénin pour mon passeport. On a rencontré l'assistante sociale qui ne voulait pas que je me fasse avorter. Il m'avait donné les papiers de sa femme pour que je me fasse passer pour elle, mais l'assistante sociale a bien vu que ce n'était pas ma photo et que j'étais plus jeune. Il m'avait dit de raconter que c'était mon petit ami qui m'avait mise enceinte, sinon il me renvoyait en Afrique avec le bébé. L'assistance sociale a donné son accord et j'ai subi l'avortement. Nous sommes rentrés à la maison et sa femme n'a jamais rien su. Il a continué à me violer, mais j'avais décidé de le dénoncer à sa femme et à Mme « O ». C'est à ce moment-là que j'ai appris que ma s_ur était retournée en Afrique et que j'ai rencontré Blaise. ».

Les employeurs sont originaires pour la plupart de l'Afrique de l'ouest. Les petites filles âgées de 8 à 15 ans viennent travailler chez des compatriotes ou des couples mixtes, la plupart du temps dans de grands ensembles de la banlieue parisienne. Elles vont accomplir les tâches ménagères et s'occuper des enfants, ce qui permet à leurs employeurs de continuer à travailler. D'autres employeurs sont originaires du Proche ou du Moyen-Orient ; ils ont recruté ces jeunes filles dans leur pays et les font suivre lorsqu'ils séjournent en France. Il peut s'agir de diplomates. Selon le rapport du Conseil de l'Europe précité, 20 % des employeurs bénéficient d'une immunité de juridiction.

Les jeunes filles peuvent endurer leur calvaire au milieu du luxe. En témoigne le cas de cette jeune Ethiopienne couverte d'ecchymoses, découverte dans un hôtel d'Eurodisney où une famille étrangère fortunée originaire du Koweït était venue se détendre avec ses enfants (7).

B.- UN PHÉNOMÈNE SOLIDEMENT ORGANISÉ

Il convient de distinguer le phénomène de l'immigration clandestine qui peut être organisé par des réseaux de celui de la traite qui implique, au-delà du transfert de personnes, une exploitation qui perdure dans le temps dans le pays de destination, et qui implique violences, menaces, soumission. Ces caractéristiques sont toutes présentes au sein des réseaux qui agissent dans le cadre de l'esclavage domestique, sexuel, par le travail, même s'ils sont plus ou moins structurés.

1.- Un aperçu sur les réseaux

a) Des organisations diverses

· Le recrutement d'esclaves domestiques

Les filières de recrutement d'esclaves domestiques mises à jour notamment par le CCEM ne sont pas de type mafieux comme il peut en exister pour la prostitution mais sont souvent montées par deux ou trois personnes de même nationalité que les victimes, qui proposent au départ d'aider les familles. Le cas de Paulette Lokassa, déjà cité, est assez caractéristique. Ses parents cultivateurs, avec huit enfants à charge, l'ont confiée à 7 ans avec sa s_ur à une « dame » de connaissance qui devait les « placer ». Les familles reçoivent parfois une petite compensation financière ou en nature. Certaines laissent même partir leur enfant « gratuitement », car elles pensent qu'il aura ainsi une plus grande chance de s'en sortir, les employeurs promettant généralement de le scolariser.

On notera que les jeunes filles originaires du sud-est asiatique et du sous-continent indien - qui représentent 26 % des victimes prises en charge par le CCEM - transitent, elles, généralement par des agences de placement basées dans leur pays d'origine - Philippines, Sri Lanka - et dans les pays récepteurs de main-d'_uvre comme ceux du golfe Persique. Ces jeunes filles, comme on l'a indiqué, suivent leurs employeurs lorsqu'ils partent pour la France. On ne peut, là encore, parler d'organisations internationales structurées.

· L'exploitation de la jeunesse ou du handicap

Des réseaux plus élaborés se sont constitués dans certains pays de l'est pour exploiter la jeunesse ou le handicap des victimes.

Le vol

C'est d'abord le cas pour les mineurs roumains qui, jusqu'à très récemment, s'étaient spécialisés, en région parisienne, dans le pillage des horodateurs. Les arrestations effectuées par les services de police n'ont pas suffi pour venir totalement à bout de l'organisation ; les mineurs avaient incontestablement peur de leurs « employeurs » et se montraient rétifs à toute coopération. Les nombreuses filatures, observations, surveillances, ont finalement abouti à l'interpellation de certains majeurs impliqués et commanditaires de ces pillages, permettant ainsi de connaître le système mis en place. Le recrutement des enfants se fait dans la même région de Roumanie, agricole et extrêmement pauvre,- Maramures -, dans trois villes principalement : Sighetu Marmeti, Bania Mare et Satu Mare. Les recruteurs, appartenant à de petites mafias locales tenues le plus souvent par d'anciens sportifs, contactent sur place les parents et les paient en précisant qu'ils se feront rembourser par les enfants qui travailleront pour eux par exemple en vendant des journaux dans la rue. Les enfants passent la frontière tchèque munis de faux passeports, avec des adultes, puis la frontière allemande, avant d'arriver en France (8). Ils sont alors logés le plus souvent en banlieue, dans des immeubles abandonnés, des squats, des caravanes. Là, ils sont « formés » et reçoivent des consignes strictes des membres du réseau : minimum journalier de gain de 1 500 francs, interdiction de parler à la police sous peine de coups. On leur laisse une centaine de francs par jour pour vivre et se nourrir, et on les oblige à changer fréquemment d'hébergement, pour éviter les contrôles.

La récupération de l'argent par les adultes se fait à des heures et jours variables. Le mutisme de ces enfants, leur fugue quasi systématique des centres où ils sont placés lorsqu'ils sont arrêtés, ne facilitent pas le démantèlement de ces filières.

On notera la remarque faite par M. Gilles Beretti, commissaire principal à la direction des renseignements généraux de la préfecture de police de Paris, lors de son audition par la Mission : « Nous avons toujours eu affaire à des mineurs roumains. Lorsqu'il y a vingt-cinq ans je travaillais en commissariat, nous les connaissions déjà. Ils pratiquaient le vol à la tire dans le métro. D'autres pratiquaient la mendicité, sur les Champs-Elysées notamment ; ensuite, ils ont pillé les horodateurs. Les mineurs roumains ont toujours été utilisés par des majeurs. ».

- La mendicité méthodique

Chacun d'entre nous en a rencontré. Il s'agit souvent de femmes assises sur le trottoir, généralement accompagnées d'un ou de plusieurs enfants, qui mendient sur la voie publique. D'autres fois, l'enfant est seul et mendie à la porte d'un magasin ou encore à l'arrêt d'un feu rouge.

Interrogé à ce sujet par la Mission, M. André Cerf, commissaire divisionnaire, chef de la première division de police judiciaire à la direction de la police judiciaire de la préfecture de police de Paris, décrivait ainsi ces pratiques :

« M. le Rapporteur : Considérez-vous que, derrière cette activité de mendicité, il y a un réseau exerçant les mêmes pressions et violences que celles rencontrées dans le cas des enfants pilleurs d'horodateurs ?

M. André Cerf : Non, je pense que c'est plutôt une façon de vivre et ils n'ont d'ailleurs pas d'autre solution. La mendicité était souvent le fait de Tziganes appartenant à des clans, qui arrivent ensemble, dans les mêmes caravanes. Quand nous descendons dans un camp de gitans qui compte cinquante ou cent caravanes, nous rencontrons une grande diaspora, mais sans aucune personne extérieure au clan.

« Effectivement, un peu d'argent partirait vers la Yougoslavie, et il semblerait que certaines villas somptueuses y aient été construites grâce à la mendicité, mais nous n'en avons pas la preuve.

M. le Rapporteur : S'il existe une organisation dans laquelle des estafettes déposent des gens à des points déterminés pour faire de la mendicité et viennent les ramasser le soir, cela ne vous paraît-il pas traduire l'existence d'un réseau ?

M. André Cerf : Ce sont des gens du camp qui déposent les enfants.

M. le Rapporteur : C'est donc un réseau utilisant des enfants déposés par des adultes.

M. André Cerf : Tout à fait.

Mme la Présidente : S'agissant de ces enfants [dans les bras des femmes qui mendient], vous avez dit qu'ils étaient drogués. Quelle preuve en avez-vous ?

M. André Cerf : Des examens médicaux ont été effectués par la brigade des mineurs lorsque ces enfants ont été conduits à l'Hôtel-Dieu, et nous avons constaté qu'ils étaient sous sédatifs. ».

- Les ventes forcées à la sauvette : le réseau des sourds-muets ukrainiens

Un morceau de papier cartonné est silencieusement glissé sur votre table, au restaurant, au café ou dans le métro... Il est généralement accompagné d'un petit objet, porte-clefs ou autre colifichet. Sur la carte est écrit : « je suis sourd-muet ».

Exclusivement composé de ressortissants ukrainiens, le réseau qui a sévi au cours de l'année 2000, comprenait plus de 400 personnes, en majorité des vendeurs sourds-muets, et était organisé par des responsables ne souffrant pas de ce handicap. Ce réseau constituait, selon M. Guy Meyer, substitut du procureur de la République, « une véritable entreprise, très structurée, avec une organisation pyramidale, entièrement clandestine. ». M. Denis Pajaud, chef de l'Office central pour la répression de l'immigration irrégulière et de l'emploi d'étrangers sans titre (OCRIEST), a précisé à la Mission que le réseau était lié à la mafia ukrainienne et comportait des ramifications dans plusieurs pays d'Europe - Espagne, Portugal, Allemagne. Il a décrit son fonctionnement en ces termes :

« Ces personnes sourdes et muettes ont commencé à exercer leur activité sur le territoire national, fortement encadrée par une structure très hiérarchisée par région, par ville, voire, dans certaines stations balnéaires, par hôtel. Le système consistait, pour les organisateurs, à vendre à ces jeunes gens particulièrement vulnérables des colifichets à un prix assez élevé et à leur imposer une vente forcée à des cadences infernales auprès des touristes ou du public dans les lieux publics. Les contraintes que subissaient ces personnes étaient morales, mais aussi, très souvent, physiques. Le système était particulièrement lucratif. Outre cette vente, un impôt mensuel était prélevé auprès de l'ensemble de ces jeunes, d'un minimum de sept mille francs par personne et par mois, sans compter l'achat des colifichets. Cette structure a été démantelée en grande partie sur tout le territoire national, mais pas forcément dans toute l'Europe. L'affaire est en passe d'être jugée. Le problème est que nous venons de nous voir délivrer une nouvelle commission rogatoire par le magistrat qui avait instruit cette affaire, dans la mesure où, après s'être poursuivi en Europe, le réseau se réactive aujourd'hui en France ».

A ceci on ajoutera que les vendeurs étaient logés dans des caravanes ou dans des squats généralement insalubres. En cas de difficulté, ils pouvaient être renvoyés en Ukraine et étaient remplacés quasi immédiatement. Les colifichets achetés au rabais et sans facture chez des grossistes du quartier du Marais à Paris étaient répartis entre les groupes de huit à dix vendeurs, tous entrés illégalement sur le territoire.

Le 27 avril 2000, les services de police menaient une opération tendant au démantèlement de ce réseau sur l'ensemble du territoire de la République et saisissaient plus de 2 millions de francs en espèces dans un grand hôtel parisien. Toutefois, la réalisation de cette opération a exigé un travail policier préalable considérable dont M. Guy Meyer a donné un aperçu en précisant qu'il « a nécessité entre dix-huit mois et deux ans et de très nombreux personnels de services de police. Nous avons travaillé sur l'ensemble du territoire avec l'OCRIEST, dont la thèse est effectivement de prétendre ne pouvoir travailler que sur commission rogatoire. Nous avons utilisé aussi les SRPJ locaux pour procéder concomitamment aux arrestations sur tout le territoire. C'est très lourd et si l'on arrive à démanteler une organisation, nous ne pouvons procéder ainsi en permanence. Sur Paris, nous ne disposons pas des effectifs nécessaires. Dès l'instant où on lance une commission rogatoire, il faut affecter entre cinq et dix OPJ en permanence, et ce n'est pas nous qui avons la maîtrise des OPJ. C'est là tout le problème entre le ministère de l'Intérieur et celui de la Justice. ».

· Des filières internationales de prostitution

Les prostitués filles ou garçons, mineurs quelquefois, que l'on voit aujourd'hui sur les trottoirs des villes françaises sont pour la plupart aux mains de proxénètes. Les diverses personnalités auditionnées par la Mission ont clairement identifié deux grandes zones géographiques de départ : l'est de l'Europe et l'Afrique de l'ouest et centrale. Elles correspondent à des modes opératoires différents.

- Les filières des pays de l'est

Le phénomène de traite en provenance des pays de l'Europe centrale et orientale est maintenant bien connu. Les difficultés économiques poussent jeunes filles ou garçons à quitter leur famille dans l'espoir d'une vie meilleure. Ils viennent souvent des campagnes et après avoir en vain cherché un travail en ville, ils sont prêts à partir à l'étranger. Dans les zones rurales de Moldavie où l'électricité est coupée presque chaque jour, où les informations écrites ou audiovisuelles n'arrivent qu'au compte-gouttes, comment faire savoir que le monde occidental n'est pas vraiment l'eldorado auquel ces jeunes veulent croire ? Les proxénètes sont là pour organiser le voyage, fournir les papiers - passeport et visa, vrais ou faux - le billet d'avion ou pour aider au passage des frontières en bus, en voiture, à pied.

Les voies de passage sont fluctuantes. Cependant, deux axes principaux ont été identifiés : le premier traverse l'Allemagne, le second l'Italie. L'Albanie est un point majeur du trafic. M. Daniel Rigourd, chef de la brigade de répression du proxénétisme à la préfecture de police de Paris, indiquait à la Mission :

« Le passage des frontières est un moment dramatique. Quand elles quittent leur territoire - à l'instar d'ailleurs de toute personne qui part à l'étranger et qui, lorsqu'elle quitte ses frontières naturelles, est un peu déstabilisée - elles perdent tout repère. Là, alors qu'elles se retournent, leurs accompagnateurs ne sont plus là ; elles n'ont pas eu le temps de se rendre compte qu'elles ont déjà été vendues, monnayées. Et puis c'est l'engrenage. »

Le calvaire raconté est toujours le même. Les trafiquants peuvent se succéder au cours du voyage - vente, tortures, viols répétés sont le lot de ces jeunes filles. Il s'agit de les contraindre à accepter leur sort, à être des victimes. Il faut lire le récit de cette jeune fille moldave de 21 ans, partie de son pays pour devenir serveuse en Italie, et qui a été contrainte à se prostituer à Paris. Son témoignage a profondément ému tous les membres de la Mission (9).

Comme l'a indiqué M. Marco Gramegna, chef du service de lutte contre la traite des êtres humains à l'Organisation internationale pour les migrations (OIM) devant la Mission : « ils proposent [aux jeunes filles] d'être danseuses, hôtesses de bar, strip-teaseuse, jeune fille au pair ou étudiante en langue, n'importe quoi de ce style ». Certaines même savent qu'elles auront à se prostituer mais n'ont aucune idée de la violence qui les attend.

De véritables marchés aux femmes existent, au vu et au su de tous, dans l'Europe balkanique, comme le trop fameux « Arizona Market » en Bosnie - ou l'on vend tout, y compris des femmes. On ne peut passer sous silence, comme on le verra par ailleurs, que les réseaux peuvent tirer profit de l'insuffisance de moyens, du manque de coordination ou pire, de la complaisance de certaines autorités des pays d'origine. Certains services consulaires des pays occidentaux ont également été mis en cause.

La surveillance des femmes qui arrivent par ces voies sur les trottoirs de nos grandes villes reste étroite et pourtant, grâce aux nouvelles technologies, elle est aujourd'hui quasi invisible. « Les téléphones portables n'arrêtent pas de sonner » s'exclamait devant la Mission Mme Claude Boucher, directrice de l'association Les Amis du Bus des femmes. Hébergées dans des hôtels ou des meublés, les prostituées sont fréquemment sous la garde d'une femme. C'est souvent à elle que s'en prendront en premier les proxénètes si l'argent rapporté n'est pas jugé suffisant. Les organisateurs de réseaux recrutent également pour surveiller les prostituées de petits délinquants français. Quant aux véritables responsables, ils peuvent résider dans un pays voisin, voire rester dans leur pays d'origine. Les jeunes femmes se retrouvent souvent avec 200 à 300 francs par jour pour payer leur chambre et se nourrir. Elles n'ont aucune liberté de mouvement et n'useraient probablement pas de celle qui pourrait leur être donnée puisqu'elles maîtrisent peu ou pas notre langue, qu'elles sont sans papiers, et ont donc pour la plupart d'entre elles peur d'être interpellées par la police et au bout du compte expulsées du territoire.

Si la violence envers les victimes est une caractéristique commune de ces réseaux de l'est, leur organisation peut différer comme le précisait Mme Agnès Fournier de Saint-Maur, chef du département spécialisé dans la traite des êtres humains au secrétariat général d'Interpol au moment de son audition :

« Les membres de cette mafia albanaise peuvent être d'une violence extrême. Ils se répartissent principalement en deux types de structures : d'une part, des groupes de trafiquants extrêmement bien organisés, qui profitent de structures au niveau international, disposant d'un large réseau de contacts et de personnes de confiance réparties dans l'ensemble des pays concernés. Les victimes sont passées de relais en relais jusqu'à leur destination finale sans que le groupe lui-même ne perde un seul instant le contrôle de ces femmes, de l'origine jusqu'à leur destination. Contrairement aux groupes s'occupant de l'immigration clandestine, ceux s'occupant de l'exploitation sexuelle gardent le contrôle des femmes à destination dans le cadre de l'exploitation sexuelle forcée.

« On trouve par ailleurs des structures plus petites se contentant de faire travailler un groupe restreint de femmes pour leur propre compte. Ces structures sont des groupements familiaux ou des personnes originaires du même village ou de la même région dans le pays d'origine. Il existe souvent une corrélation entre la région d'origine des exploiteurs et celle des victimes, permettant ainsi de garder un ascendant sur ces dernières par rapport à la famille et aux proches restés au pays. C'est une très brève description de la structure mafieuse albanaise. À noter que cette mafia a conclu des accords de coopération avec la mafia italienne de manière à éviter des luttes intestines préjudiciables au « commerce » et aux gains : les mafias se répartissent les gains tirés des différents trafics, que ce soit les trafics de stupéfiants ou la traite d'êtres humains. ».

Pour sa part, M. Luc Tellier, inspecteur principal, membre de la Cellule de lutte contre la traite des êtres humains de la police fédérale belge, a fait état devant la Mission de cas où les femmes servent de monnaie d'échange entre les pays de l'est, à faibles revenus, et les trafiquants de cigarettes, implantés à l'ouest :

« Il est démontré que des acheteurs de cigarettes à l'est, n'ayant pas les moyens financiers pour payer la marchandise, paient en femmes. Cela peut arriver pour d'autres produits. ».

- Les filières africaines

Les réseaux d'origine africaine qui sont la deuxième grande catégorie d'organisations criminelles à agir sur le territoire français dans le domaine de la prostitution ont un tout autre mode d'action.

M. Daniel Rigourd, devant la Mission :

« Le système mis en place est totalement différent de celui des filles de l'est.

« Les filles d'Afrique sont recrutées par les « mamas », les anciennes, celles qui, après avoir fait fortune, sont retournées au pays où elles se sont installées. Elles payent la totalité de la logistique, du billet d'avion jusqu'aux faux papiers et aux faux passeports. Les jeunes filles partent du Nigeria en passant par le Cameroun. Elles arrivent à Roissy où elles sont prises en main. Elles ont alors à rembourser 40 000 à 45 000 dollars, en général 1 000 dollars par semaine. Une fois la dette remboursée, elles sont libres et rentrent elles-mêmes dans un système de réseau destiné à faire venir d'autres prostituées. »

Mme Agnès Fournier de Saint-Maur le confirmait :

« D'un autre côté, on trouve les organisations criminelles d'origine africaine. Il s'agit de groupes structurés, des tâches spécifiques étant attribuées à chaque membre, et non de simples individus agissant pour leur propre compte. Beaucoup sont d'origine nigériane. Ces groupes s'occupent comme les premiers (10) du recrutement, du transfert, du transport, à la différence qu'ils gèrent la vente des victimes, à savoir que ces groupes africains n'assurent pas forcément l'exploitation sexuelle eux-mêmes ; ils trouvent des acheteurs dans les pays de destination qui exploiteront les femmes. »

Les réseaux déjà présents en France peuvent même recruter « sur place » leurs victimes. Une jeune fille bulgare qui a échappé à son souteneur mais continue de se prostituer pour envoyer de l'argent à sa famille (11) a raconté à la Mission sa hantise d'être retrouvée, punie et reprise dans un réseau. Elle en est venue à cacher sa nationalité à tout le monde, même aux autres jeunes femmes bulgares qui se prostituent comme elle.

Le recrutement par les réseaux peut aussi se faire à l'arrivée des immigrés, comme ont pu en témoigner les responsables de l'Association nationale d'assistance aux frontières pour les étrangers (ANAFÉ). Les exploiteurs agissent au vu et au su de tous à la sortie de la zone d'attente de Roissy ou du tribunal de Bobigny où sont déférés les étrangers arrivés illégalement sur le territoire. Ce sont de véritables « rabatteurs » qui agissent en ces lieux et qui proposent aux étrangers dans un état de vulnérabilité extrême un numéro de téléphone, une adresse où « on pourra les aider » :

« C'est une concurrence inégale entre ce que propose la Croix-Rouge et ce que propose le rabatteur ! Le rabatteur propose des ressources, un logement, un dialogue dans la langue du pays, un lien avec un compatriote. Effectivement, la Croix-Rouge avec ses quelques services immédiats ne peut promettre ni papiers, ni travail, ni logement... ».

Les réseaux organisés peuvent donc utiliser une sorte de « gisement » de victimes sur notre territoire.

·  Le rôle des mafias chinoises

Les mafias chinoises - les triades - sont extrêmement présentes dans l'organisation de la venue et de l'exploitation de Chinois clandestins dans les pays occidentaux.

Le directeur-adjoint de l'ASLC, M. Hubert Kilian, a décrit devant la Mission les grandes lignes de cette organisation :

« Dans les communes limitrophes de la ville de Wenzhou, des villages entiers sont vides mais les villas y sont superbes : ce sont soit les habitations des passeurs, soit les maisons des Wenzhou qui sont en France depuis dix ou quinze ans. Mais les villages sont vides. Au Zhejiang, dans la ville de Wenzhou ou à sa périphérie, tout le monde sait que tous sont en France et qu'il suffit de lever le petit doigt pour pouvoir partir. [...]

« Il ressort de ce que nous avons entendu qu'à partir du moment où une volonté de départ s'exprime, la mafia prend les gens en main. En général, ceux-ci ont un parcours assez compliqué en avion : Shanghai, Phnom Penh au Cambodge ou Bangkok en Thaïlande, l'Europe de l'est, puis Paris.

« A une époque, nous avons aussi remarqué que beaucoup avaient des visas pour des pays d'Afrique, comme le Burkina Faso, le Ghana, le Bénin, pour lesquels il n'y avait pas de vol direct, une escale étant obligatoire en France. Les Chinois profitaient de cette escale pour sortir.

« A leur arrivée en France, ils sont pris en main par des avocats et des écrivains publics qui s'occupent de leur demande de statut de réfugié politique, et par des logeurs qui les placent dans les ateliers de confection. ».

Compte tenu de l'importance de cette immigration clandestine (12), des flux financiers concernés, l'organisation ne peut être que fortement structurée comme l'indiquaient les responsables de l'ASLC :

« la dette [contractée à leur départ par les clandestins] est recouvrée par les mafias chinoises depuis la France et tout l'argent est réinvesti en Chine. Il s'agit d'abord - si vous me passez l'expression - d'un business pour les mafias chinoises... ». « Nous sommes, en effet, face à des organisations criminelles extrêmement puissantes, des mafias chinoises qui ont gangrené l'appareil d'Etat chinois, et à des réseaux transnationaux ».

b) Des gains considérables

Si les réseaux sont à ce point violents, menaçants et directifs à l'égard des victimes, c'est qu'elles représentent pour eux une gigantesque source de profits.

· Une importante puissance financière

Les filières de la traite sont de véritables entreprises pour lesquelles la recherche du profit maximal constitue l'objectif essentiel. A cet égard, les estimations avancées par les différentes autorités en la matière sont sidérantes.

Selon les indications fournies à la Mission par M. Philippe Dorcet, juge d'instruction au tribunal de grande instance de Nice, une jeune fille qui travaille toute l'année à Nice rapporte à un proxénète entre 500 000 francs et 1 million de francs. Elle gagne en moyenne entre 2 000 et 2 500 francs la nuit.

S'agissant des filières de la traite aux fins d'exploitation sexuelle des personnes originaires de l'Europe de l'est, Mme Agnès Fournier de Saint-Maur, alors chef du département spécialisé dans la traite des êtres humains au secrétariat général d'Interpol a indiqué « qu'une prostituée albanaise rapportait environ 80 000 francs français par mois. En moyenne, on compte cinq prostituées par proxénète : une somme ridicule de l'ordre de 100 francs par mois leur est reversée tandis qu'environ 100 dollars US sont envoyés à leur famille pour subvenir à leurs besoins. Le revenu du proxénète a été évalué à plus ou moins 4 millions de francs français par an. [...] or, par comparaison, le salaire moyen d'un fonctionnaire albanais se situe à 60 dollars US par mois. ». Au total, poursuivait cette spécialiste, « en 1999, tous les mois, environ 10 000 clandestins ont été transférés illégalement vers l'Union européenne via l'Albanie, apportant un revenu annuel estimé à 50 millions de dollars US. ».

Sachant que les services d'Interpol évaluent à hauteur de 300 000 le nombre de femmes provenant des pays d'Europe de l'est se livrant à la prostitution en Europe occidentale, on peut, en extrapolant les chiffres précités, estimer que le seul acheminement de ces personnes a généré un gain d'environ 1, 5 milliard de dollars US au profit des filières mafieuses.

Ces sommes inimaginables en valeur absolue, le sont encore davantage en valeur relative : en effet, ainsi que l'a déclaré à Chisinau M. Alexis de Suremain, membre de pharmaciens sans frontières, « c'est un trafic qui rapporte de 100 à 200 millions de dollars par an à la Moldavie. On dit que le travail au noir rapporte plus à la Moldavie que le FMI et la Banque Mondiale cumulés, ce qui compte pour la balance commerciale. ».

En ce qui concerne les filières originaires d'Afrique, les données disponibles semblent plus parcellaires. Mme Agnès Fournier de Saint-Maur indiquait toutefois « qu'une jeune femme achetée 7 000 dollars US par la filière africaine pourra racheter sa liberté pour une somme variant entre 35 000 et 40 000 dollars ». Ces chiffres révèlent un « effet de levier » entre le coût de « l'achat » d'une femme et le gain qui en est retiré par la filière extrêmement élevé, de l'ordre de 1 à 5 au minimum.

A ceci on ajoutera que le trafic des personnes ne représente guère de risque pour ses organisateurs, à la différence du trafic de stupéfiants comme l'expliquait M. Marco Gramegna de l'OIM : « quiconque se fait interpeller avec 100 grammes de cocaïne, ira au moins en prison pendant un temps. Dans certains pays comme la Malaisie, il sera même exécuté car franchir la frontière avec de la drogue est lourdement pénalisé. Mais si vous passez des frontières avec des femmes ou des personnes «  trafiquées », dans plusieurs pays de l'Union européenne, vous ne serez pas sanctionné parce que la police n'aura pas d'instrument pénal à vous appliquer. ».

En matière d'exploitation économique des êtres humains, les données sont inexistantes, à quelques rares exceptions près. On mentionnera simplement que le pillage des horodateurs de Paris a causé un préjudice pour les finances de la ville estimé à environ 6 millions de francs par mois, soit 72 millions de francs par an pendant au moins deux années.

Les gains des filières asiatiques d'immigration clandestine spécialisées dans la servitude pour dette sont également difficiles à évaluer. Néanmoins, M. Hubert Kilian, directeur-adjoint de l'association ASLC, a indiqué que « par an, 100 000 Chinois pénètrent clandestinement aux Etats-Unis. Cela suppose une organisation, une logistique très importante. Les mafias chinoises se sont emparées de ce trafic. L'argent qui en est retiré est énorme. Neuf milliards de francs sont réinvestis en Chine par an. Normalement, cet argent qui est réexpédié en Chine devrait retomber dans les caisses de l'URSSAF. »

· La Western Union, un auxiliaire efficace au service de la traite ?

La Western Union est une société privée américaine de transfert de fonds dont les campagnes publicitaires soulignent à quel point elle peut être utile à la famille : votre enfant à l'étranger n'a plus d'argent pour rentrer ? La solution est toute trouvée grâce à la Western Union qui transfère en quelques minutes les fonds que vous avez déposés à cet effet dans une de ses officines généralement situées au sein des bureaux de poste.

D'un montant maximal quotidien et par personne de 50 000 francs, les transferts de fonds effectués par la Western Union reposent sur un système essentiellement déclaratif, la personne bénéficiaire n'étant pas obligée de détenir une pièce d'identité.

Or, lors de toutes les auditions qu'elle a menées, à Paris comme en province, la Mission s'est vu confirmer le recours systématique aux services de la Western Union de la part des filières de prostitution originaires de l'Europe de l'est.

En cette matière, comme pour ce qui est de l'utilisation des nouvelles technologies de l'information à des fins criminelles, les filières ont recours à des services qui n'ont pas été conçus pour elles mais qui se révèlent particulièrement adaptés à leurs activités.

Toutefois, la Mission s'étonne de la facilité avec laquelle ces mouvements de fonds s'opèrent sachant que si l'émetteur peut posséder de faux papiers d'identité, la personne qui reçoit le versement est vraisemblablement le véritable profiteur du trafic et pourrait être, à tout le moins, identifiée.

Ces vérifications, sont possibles ainsi que l'a confirmé M. Philippe Dorcet, juge d'instruction à Nice. En effet, dans le cadre d'une affaire de proxénétisme d'origine bulgare, ce magistrat a « demandé aux policiers de procéder à un relevé de tous les envois d'argent en Bulgarie depuis Nice par l'intermédiaire de la Western Union. Il est incroyable que personne n'ait eu l'idée avant... [...] l'enquête est remontée jusqu'aux adresses des destinataires de l'argent et a permis de trouver des comptes bancaires. ».

Au-delà de cet aspect policier, la Mission jugerait utile que les agents de la Poste usent plus fréquemment de leur possibilité de faire une déclaration de soupçon auprès de TRACFIN, l'organisme français chargé de la lutte contre le blanchiment de l'argent sale.

Le juge Dorcet déjà cité indiquait à la Mission que « pour un réseau de filles russes et ukrainiennes commencent à apparaître des sociétés monégasques, des sièges sociaux au Liechtenstein, des gérants libanais... ».

2.- Des victimes aux parcours semblables

a) Le point de départ : la pauvreté

L'Occident est devenu le miroir aux alouettes des victimes de la traite. Son opulence, sa prospérité attirent. Elles permettent aux réseaux de la traite de recruter facilement des candidats au départ et, ce faisant, leur assurent de confortables profits.

Si toutes les personnes dans la misère ne souhaitent pas émigrer en Europe, en revanche toutes les victimes de la traite ont quitté leur pays dans l'espoir d'échapper à la pauvreté ou à des troubles politiques qui les menaçaient.

A titre d'illustration, on indiquera que le PNB par habitant français en 2000 représente : 28,67 fois celui du Nigeria ; 10,6 fois à celui de la Moldavie ; 6,95 fois celui de la Chine ; 6.78 fois celui de l'Ukraine et 4,63 fois celui de la Bulgarie.

En terme de flux, les évolutions témoignent de l'appauvrissement relatif des pays d'origine de la traite, à l'exception notable de la Chine. En effet, alors que le PNB par habitant a cru de 1,2 % en France entre 1990 et 1998, celui de l'Ukraine diminuait de 10,1 % tandis que le même indicateur régressait de 2 % en Bulgarie et de 2,6 % en Roumanie.

DES DÉSÉQUILIBRES ÉCONOMIQUES ENTRE PAYS PAUVRES ET PAYS RICHES
CONSIDÉRABLES ET CROISSANTS

PAYS

POIDS DES PAYS

ÉCONOMIE

Population (1)
1998

Population (1)
2030

PNB Total (2)

PNB/habitant (3)

Croissance/
habitant 90-98

Allemagne

82,047

74

2 080

22 026

Nd

France

58,847

62

1 430

21 214

1,2

Italie

57,589

50

1 160

20 365

1

Albanie

3,339

4

3,11

2 864

- 0,5

Bosnie-Herzégovine

3,768

4

Nd

nd

Nd

Bulgarie

8,257

7

11,9

4 683

- 2

Roumanie

22,503

20

37,6

5 572

- 2,6

Slovaquie

5,391

5

20,2

9 624

- 0,1

Moldavie

4,298

4

1,66

1 995

Nd

Ukraine

50,295

40

42,7

3 130

- 10,1

Nigeria

120,817

252

38,5

740

0,6

Sierra Leone

4,855

9

0,629

445

- 6,4

Chine

1 238,599

1 477

942

3 051

9,2

(1) En millions.
(2) En milliards de dollars US courants en 1998.
(3) En dollars US de parité de pouvoir d'achat en 1998.

Source : Banque mondiale, World Development indicators 2000 et PNUD, rapport sur le développement humain, 2000, pour la croissance par habitant 1990-1998. Tableau extrait du rapport Ramsès 2001.

A ces déterminants économiques de la migration, s'ajoutent des facteurs d'ordre politique. Sans qu'il soit nécessaire de le rappeler longuement, on observera que de nombreux pays d'origine de la traite, notamment celle organisée à des fins d'exploitation sexuelle, ont été ou sont encore le théâtre d'affrontements armés, voire de guerres civiles. Il en est ainsi des pays de l'ex-Yougoslavie, de la Sierra Leone et du Nigeria. D'autres pays d'origine ont connu des situations intérieures troublées et violentes, comme par exemple la Moldavie où s'est rendue la Mission.

b) Une violence omniprésente

La Mission a abordé ses travaux sans angélisme. Toutefois, elle doit reconnaître que les pratiques qu'elle a découvertes ont dépassé ce à quoi elle s'attendait.

La violence que subissent les victimes constitue, sans conteste, le dénominateur commun de toutes les formes d'esclavage contemporain. A cet égard, la Mission ne peut qu'inciter les lecteurs de ce rapport à consulter les nombreux témoignages qu'elle a recueillis émanant non seulement des victimes, mais également d'associations, de magistrats, de policiers.

· Des marchés aux femmes

Aux termes de l'article 16-1 du code civil français :

« Chacun a droit au respect de son corps.

« Le corps humain est inviolable.

« Le corps humain, ses éléments et ses produits ne peuvent faire l'objet d'un droit patrimonial. ».

Et pourtant, il est désormais de notoriété publique qu'il existe sur le continent européen des marchés aux femmes, lieux d'achat et de vente de personnes victimes de la traite en vue de leur prostitution. Le tristement célèbre « Arizona market » de Bosnie est l'un des plus connus où, « une fois par semaine, l'on vend des femmes. Les prix dépendent de l'âge, de la virginité, de la condition physique de la femme [...] Les trafiquants y viennent, regarder la marchandise, excusez-moi de parler ainsi, et lancent les enchères : 100 dollars, 200 dollars, cela peut même monter jusqu'à 1 500 ou 2 000 dollars pour une jeune femme vierge. Cette femme est achetée et utilisée immédiatement » a même précisé M. Marco Gramegna, chef de la lutte contre la traite des êtres humains à l'OIM.

Selon M. Jean-Michel Colombani, chef de l'OCRTEH, « Les réseaux albanais identifiés récemment montrent qu'il existe à l'heure actuelle, dans certains pays, des marchés de la prostitution où des jeunes femmes, après avoir subi des violences, sont revendues à plusieurs reprises à des proxénètes. Il existe en Macédoine par exemple des boîtes de nuit qui font office de « marchands de gros » ; les jeunes femmes viennent danser, s'exhiber, puis, une fois formées, elles sont achetées, revendues - et peuvent ainsi traverser plusieurs pays. »

M. Daniel Rigourd, chef de la brigade de répression du proxénétisme à la préfecture de police de Paris a, pour sa part, déclaré devant la Mission :

« M. le Rapporteur : Avez-vous des informations sur ce qu'une personne auditionnée par la Mission a appelé « des écoles de formation de prostituées », situées, selon elle, dans le nord de la Grèce et en Albanie ?

M. Daniel Rigourd : Dans le nord de l'Albanie, il ne s'agit pas d'écoles, mais de marché aux femmes. J'ai rédigé un rapport de sept pages de mon voyage d'une semaine en Albanie, que j'ai transmis aux autorités. Ce n'est pas un marché aux esclaves de par le nom, mais c'est la même chose. [...] Le marché aux femmes dans le nord de l'Albanie existe. Les femmes sont sélectionnées, regroupées et distribuées en fonction des acheteurs.

« Dès lors qu'elles ont franchi la frontière par la Moldavie, mais surtout par l'Albanie, qui forme un point stratégique et incontournable, commence le parcours initiatique, qui est un moment très dur. Je le dis souvent et peut-être cela va-t-il vous choquer : comparé à ce qu'elles subissent lors de ce parcours, c'est pour elles une bouffée d'oxygène que de travailler sur les trottoirs de Paris. ».

Ces femmes sont revendues à plusieurs reprises, souvent à l'occasion du passage d'une frontière, avant leur arrivée sur le territoire d'un pays membre de l'Union européenne. Ce faisant, leur « prix » augmente à chaque transaction en raison de la rémunération des intermédiaires, ce qui a pour conséquence d'accroître l'obligation de « rentabilité » à laquelle elles sont soumises.

· Des violences exercées contre les esclaves qui ne « rapportent » pas assez ou qui se rebellent... aux « camps » pour prostituées

Cette obligation de « rentabilité » qui pèse sur les victimes fait l'objet de modalités violentes de contrôle par les responsables des réseaux, ou par l'intermédiaire de leurs lieutenants.

Les mauvais traitements sont monnaie courante dès lors que la victime a le malheur soit de ne pas restituer à son tortionnaire les sommes d'argent qu'il estime lui être dues soit de lui résister.

Dans certaines hypothèses, les victimes sont astreintes à des objectifs quotidiens de « rendement » minimal. C'est notamment le cas des mineurs roumains pilleurs d'horodateurs ainsi que l'a précisé M. André Cerf, chef de la première division de police judiciaire à la préfecture de police de Paris : « les sommes récupérées ne doivent pas être inférieures à 1 500 francs [par jour] sous peine de correction...Ces sévices sont soit des coups de rasoirs, soit des brûlures de cigarettes, soit des coups ayant entraîné des fractures du nez... Mais ces adultes instaurent chez les enfants une telle pression et un tel degré de peur que les coups ne sont pas toujours nécessaires. ».

Qu'advient-il si un enfant refuse de voler ? La réponse à cette question nous a été fournie par M. Jean-Pierre Deschamps, président du tribunal pour enfants de Marseille, à propos d'une jeune fille roumaine : « cette petite s'est enfuie et réfugiée dans un foyer le 18 août. Le jour même on lui a fait subir un examen médical dont voici les conclusions : « hématome sous-orbitaire droit ; hématome volumineux de la mandibule et de la joue droite avec _dème associé ; sous-hématome du bras gauche, face externe ; hématome de la cuisse droite, face latérale ; contusion costale gauche ; hématome avec abrasion cutanée à la face interne de la cuisse gauche. Bilan radiologique à prévoir. ».

Ces actes barbares sont également commis à l'encontre des victimes de la traite aux fins d'exploitation sexuelle dont le caractère violent a surpris, y compris des policiers en charge de la lutte contre le proxénétisme.

En cette matière, les filières albanaises sont de sinistre réputation, comme en témoignent plusieurs déclarations convergentes faites par des policiers. On mentionnera, tout d'abord, celles de M. Daniel Rigourd, chef de la brigade de répression du proxénétisme à la préfecture de Paris : « Et puis c'est l'engrenage. On leur suggère que le passage des frontières de la Macédoine, de la Moldavie et surtout de l'Albanie qui est incontournable se passera mieux si elles sont complaisantes avec le douanier et le policier. De toutes les auditions, il est ressorti que les femmes, en Albanie particulièrement, sont stockées - pardonnez les mots, ils sont durs - dans des hôtels, des lieux où elles retrouvent des compatriotes. Si elles ne se plient pas aux exigences des proxénètes, elles sont battues, violées, parfois assassinées. Elles sont brisées avant que d'arriver sur notre territoire. ».

Pour sa part, Mme Agnès Fournier de Saint-Maur, alors chef du département spécialisé dans la traite des êtres humains au secrétariat général d'Interpol, a confirmé l'existence de « camps » pour prostituées en Albanie : « la mafia albanaise fonctionne de manière extrêmement violente avec des camps et des maisons où les femmes sont enfermées pour être violées et torturées, afin de briser toute résistance. »

Brisées psychologiquement et physiquement, assujetties à d'infernales cadences d'exploitation sexuelle, les victimes peuvent également faire l'objet de sanctions plus pernicieuses mais tout aussi violentes et dévastatrices. Il semblerait en être ainsi, de l'aveu même de certaines prostituées, du placement dans une maison close d'un pays réglementariste. M. Daniel Rigourd l'a confirmé devant la Mission : « Une jeune femme albanaise récalcitrante a été emmenée par son proxénète pour être exposée dans les vitrines en Belgique et en Hollande. Pour cette jeune femme, cette forme de proxénétisme et de prostitution aurait été dramatique. Elle a été arrachée in extremis à cette situation. Son témoignage était tout à la fois poignant et pitoyable : sa survie tenait à une prostitution en France plutôt qu'en Belgique. »

Les travailleurs migrants chinois sont également exposés à des représailles s'ils n'honorent pas leur dette. A cet égard, un récent fait divers relaté dans la presse(13) a mis en lumière les risques qu'ils encourent : enlèvement, séquestration et mauvais traitements. En l'espèce, un couple de jeunes chinois en situation irrégulière a été enlevé en pleine rue, le 7 octobre, par des membres de la filière exigeant, semble-t-il, le remboursement de leur dette d'un montant de 100 000 francs. Le couple, menacé de mort n'a dû son salut qu'à la fuite de l'époux qui était séquestré dans un appartement du IIème arrondissement et qui s'est rendu, chose rare, dans un commissariat.

On a déjà évoqué les violences faites aux victimes d'esclavage domestique. Il faut lire le récit bouleversant qu'a fait devant la Mission une jeune femme séquestrée à Marseille pendant sept années par des membres de sa famille (14). Les faits précis que cette victime a relatés - et dont elle porte encore les séquelles - laissent pour le moins perplexe quant à la décision prise par le parquet de classer sans suite sa plainte. Cette décision démontre qu'un effort de formation et de sensibilisation des magistrats à la question de l'esclavage moderne doit être impérativement entrepris.

Si d'aventure, les violences directes - qui peuvent être des pressions morales, notamment pour les Africaines, à travers des pratiques du vaudou - ne suffisent pas à obtenir de la victime le comportement qu'ils désirent, les responsables des réseaux n'hésitent pas à menacer de représailles les membres de la famille restés dans le pays d'origine.

· Les menaces sur les proches

La plupart des victimes de la traite qui acceptent de parler font état de menaces de représailles de la part de leurs souteneurs.

Pour celles qui sont prostituées - et généralement le cachent à leurs proches - ces menaces constituent une arme redoutablement efficace pour entretenir le climat de terreur dans lequel elles vivent. Ce faisant, les souteneurs accentuent encore la soumission des victimes au réseau, ce qui explique leur si fréquent mutisme devant les policiers.

Entendue par la Mission, une jeune Moldave a ainsi décrit son attitude après sa fuite chez un client l'ayant aidé à quitter le réseau et la prostitution : « J'ai passé deux mois chez lui, sans rien dire à personne, même à Catrina, ma meilleure amie, car je craignais d'être dénoncée. Je suis restée cachée. J'avais trop peur de sortir. Je n'osais imaginer ce qui se passerait si Altin [proxénète albanais ayant acheté la jeune Moldave] venait à me retrouver un jour. Je consultais la messagerie du téléphone ; le message était toujours le même : « Erika - mon nom de rue - fais attention à ce que tu dis et à ce que tu fais. Tu sais ce qui arriverait à toi et à ta famille. ». Le message d'avertissement était toujours le même. Je restais donc deux mois sans sortir de chez Rarès. Je ne faisais rien. Au bout de quelque temps, je lui ai demandé de passer porte des Lilas pour avoir des nouvelles de Catrina. Il fut reconnu par Hélène qui l'a dénoncé immédiatement à deux garçons qui protégeaient les filles sur la rue. Il fut attiré sur un parking, battu et lacéré de plusieurs coups de couteau. Ce ne fut pas trop grave. Nous avions peur et nous avons pris un appartement à Bagneux dans la banlieue de Paris. » (15).

Bien évidemment, lorsque les femmes prostituées ont des enfants demeurés dans leur pays d'origine, il est encore plus facile pour les responsables des réseaux de rendre crédibles et dissuasives leurs menaces. Comme l'indiquait la jeune femme déjà citée : « En Moldavie nous ne sommes pas protégées. La police n'existe pas, la mafia fait la loi. Les autres sont de pauvres gens. ».

La terreur érigée en système de gouvernement : telle est donc la règle d'or des réseaux vis-à-vis de leurs victimes.

c) Un grand isolement

Outre la violence et les menaces, trois causes principales expliquent la situation d'isolement des victimes  : la surveillance étroite dont elles sont généralement l'objet de la part de leurs bourreaux, la crainte de la plupart d'entre elles d'être découvertes par la police alors qu'elles sont en situation irrégulière sur notre territoire - crainte systématiquement avivée par leurs exploiteurs afin de s'assurer de leur mutisme et de leur docilité - et enfin la barrière linguistique et surtout culturelle.

Terrorisées, issues de pays dont les services de l'Etat sont souvent embryonnaires et parfois corrompus, les victimes n'ont aucune confiance en quiconque. Elles hésitent même à entrer en contact avec les associations qui souhaitent les aider. Ainsi, le directeur de l'association ALC-Nice, M. Patrick Hauvuy, soulignait à propos des victimes de la prostitution originaires de certains pays de l'est : « Nous avons rencontré des difficultés de communication. Ensuite, il a fallu nous présenter en tant qu'acteurs sociaux, leurs seuls contacts étant les clients, les proxénètes ou les forces de police. Nous avons fait appel à une médiatrice culturelle : elle intervient avec nous dans la rue puis pour l'accompagnement de ces personnes. ».

Pour Mme Eugénie Opou, responsable du Comité des femmes d'Afrique, les jeunes femmes africaines esclaves domestiques ou sexuelles qu'elle a rencontrées sont « presque confisquées à elles-mêmes [...]. Elles ne peuvent pas parler parce qu'elles ne savent pas à qui faire confiance. ».

M. Patrick Hauvuy indiquait pour sa part :

« Nous avons [...] intégré une médiatrice culturelle russophone, non pour bénéficier simplement des services d'une interprète, mais bien pour qu'elle fasse de la médiation, nous décrive la culture de ces jeunes femmes, leur contexte, et leur explique aussi ce qui pouvait être fait en France. Nous avons mis en place des cours de français. Nous assurons également un soutien psychologique grâce à une psychologue qui reçoit de plus en plus de demandes de la part de ces jeunes femmes. Il est certain que celles que nous recevons dans nos locaux sont un peu extraites des réseaux. Pour d'autres, il n'est pas question de sortir du périmètre qui leur est attribué : c'est-à-dire de l'hôtel au lieu de prostitution et du lieu de prostitution à l'hôtel. ».

Quant à la communauté chinoise employée dans les ateliers clandestins, le particularisme culturel très fort et l'amplitude des horaires de travail la maintiennent, elle aussi, largement à l'écart de la société française, et la crainte de la police n'entame en rien sa détermination. Ainsi, selon Mme Marie-France Moneger, chef de la sous-direction de la lutte contre l'immigration irrégulière à la direction centrale de la police aux frontières (PAF), lors des opérations de police dans les ateliers clandestins de confection chinois : « des fonctionnaires de l'OCRIEST m'ont raconté que, nouvellement arrivés dans ce service, ils avaient été surpris par le fait que, lors de leur intervention dans les ateliers, les personnes ne bougeaient pas et continuaient à travailler. Habituellement, en cas d'intervention de la police, les gens crient, hurlent, courent de tous les côtés. En l'occurrence, les personnes conservent la cadence afin de ne pas rater la jambe du pantalon qu'elles sont en train de coudre. ».

II.- DES RÉPONSES INSUFFISANTES

Les moyens dont disposent les pouvoirs publics pour lutter contre ces diverses formes d'esclavage ne sont à l'évidence pas à la hauteur de la gravité de la situation : les réponses répressives se heurtent à des obstacles tant juridiques que pratiques ; quant à l'aide aux victimes, elle présente de graves lacunes.

A.- UN ARSENAL JURIDIQUE DENSE MAIS LACUNAIRE

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1.- L'esclavage : un crime contre l'humanité inapplicable aux cas individuels

Par la loi n° 2001-434 du 21 mai 2001, la République française a solennellement reconnu que la traite négrière transatlantique et dans l'océan Indien ainsi que l'esclavage perpétrés à partir du XVe siècle aux Amériques et aux Caraïbes, dans l'océan Indien et en Europe contre les populations africaines, américaines, malgaches et indiennes, constituaient un crime contre l'humanité. Outre la valeur symbolique de cette affirmation figurant en son article premier, la loi a également pour objet d'obtenir une modification des programmes scolaires afin qu'ils accordent à ce crime la place qu'il mérite.

Toutefois, au-delà du souvenir des négriers d'autrefois, la République se doit de punir les esclavagistes d'aujourd'hui car, comme l'écrivait déjà Henri-Frédéric Amiel en 1852, « nous avons aboli l'esclavage, mais sans avoir résolu la question même : en droit, il n'y a plus d'esclaves, en fait il y en a ». Tel est l'objet de l'article 212-1 du code pénal dont l'inadaptation aux formes contemporaines de l'esclavage le prive pourtant de tout effet.

Aux termes du premier alinéa de cet article, « la déportation, la réduction en esclavage [...] inspirées par des motifs politiques, philosophiques, raciaux ou religieux et organisées en exécution d'un plan concerté à l'encontre d'un groupe de population civile sont punies de la réclusion criminelle à perpétuité. » Insérées dans le livre II du nouveau code pénal relatif aux crimes et délits contre les personnes, au sein de son titre premier, concernant les crimes contre l'humanité, ces dispositions démontrent l'attachement du législateur au respect des droits de la personne.

Néanmoins, chacun s'accorde à reconnaître que les formes contemporaines de ce crime n'entrent pas dans le champ d'application de l'article 212-1 du code pénal. En effet, en dépit des violences et des graves atteintes à leur dignité humaine qu'elles subissent, les victimes actuelles le sont à titre individuel, et non en application d'un plan concerté dirigé contre un groupe de population dans son ensemble. Les éléments intentionnels et matériels, qui sont constitutifs de l'infraction prévue par l'article 212-1, ne sont donc pas caractérisés dans les cas d'esclavage contemporain qui procèdent davantage d'un phénomène aujourd'hui qualifié de « traite des personnes ».

Ces termes ont d'ailleurs reçu une définition internationale, notamment dans le protocole additionnel à la convention de Palerme conclue en décembre 2000 contre la criminalité transnationale organisée.

L'absence d'une incrimination spécifique de la traite en droit français constitue un obstacle important à la répression des formes actuelles d'esclavage. C'est pourquoi, lorsqu'une sanction pénale est mise en _uvre en cette matière, elle se fonde sur des textes dont la finalité première était différente et qui, à ce titre, peuvent s'avérer insuffisants ou incomplets.

2.- Des textes répressifs incomplets

a) Proxénétisme et prostitution

Depuis la fermeture des maisons closes en 1946, la France a adopté le système abolitionniste dans lequel la prostitution est libre. A ce titre, seul est réprimé, en raison du trouble à l'ordre public qu'il provoque, le racolage actif de la part des prostituées qui est défini par l'article R 625-8 du code pénal comme le fait d'inciter publiquement et par tout moyen une personne à des relations sexuelles. La sanction encourue est assez modeste puisqu'il s'agit d'une contravention de 5e classe, soit 10 000 francs au maximum.

Pour sa part, le client n'encourt aucune sanction pénale, sauf s'il a des relations sexuelles avec un mineur de moins de 15 ans. Dans cette hypothèse, en application des articles 227-25 et 227-26 du code pénal, le fait pour un majeur d'exercer une atteinte sexuelle sur la personne d'un mineur de 15 ans sans violence, contrainte, menace ni surprise, mais en contrepartie du versement d'une rémunération, est puni de dix ans d'emprisonnement et d'un million de francs d'amende.

A cette notable exception près, la prostitution n'est donc un délit ni pour la personne prostituée ni pour le client, tandis que le proxénétisme fait l'objet de rigoureuses dispositions répressives.

Ainsi, l'article 225-5 du code pénal punit de cinq ans d'emprisonnement (sept ans depuis l'entrée en vigueur de l'article 60 de la loi n° 2001.1062 du 15 novembre 2001 sur la sécurité quotidienne) et d'un million de francs d'amende le proxénétisme simple qui est défini comme le fait : « d'aider, d'assister ou de protéger la prostitution d'autrui ; de tirer profit de la prostitution d'autrui, d'en partager les produits ou de recevoir des subsides d'une personne se livrant habituellement à la prostitution ; d'embaucher, d'entraîner ou de détourner une personne en vue de la prostitution ou d'exercer sur elle une pression pour qu'elle se prostitue ou continue à le faire ».

En application de l'article 225-7 du code pénal, les peines sont portées à dix ans d'emprisonnement et dix millions de francs d'amende dans une dizaine de cas constituant des circonstances aggravantes, tels que le proxénétisme commis à l'égard d'un mineur, d'une personne dont la particulière vulnérabilité est apparente ou connue de son auteur, d'une personne qui a été incitée à se livrer à la prostitution, soit hors du territoire de la République, soit à son arrivée sur celui-ci, ou encore lorsque le proxénétisme est commis notamment par un ascendant légitime, une personne porteuse d'une arme, avec l'emploi de la contrainte, de violences ou de man_uvres dolosives, ou par plusieurs personnes agissant comme auteur ou complice.

Les peines sont encore aggravées et fixées à vingt ans de réclusion criminelle et vingt millions de francs d'amende en cas de proxénétisme commis en bande organisée et peuvent atteindre la réclusion à perpétuité et trente millions de francs d'amende s'il est accompagné de tortures ou d'actes de barbarie.

Aux termes de l'article 225-6, diverses situations sont assimilées au proxénétisme et punies des mêmes peines. On observera que, selon le 3° de cet article, est assimilé au proxénétisme le fait « de ne pouvoir justifier de ressources correspondant à son train de vie tout en vivant avec une personne qui se livre habituellement à la prostitution ou tout en étant en relations habituelles avec une ou plusieurs personnes se livrant à la prostitution. » Cette inversion de la charge de la preuve, puisque c'est à la personne mise en cause, et non à l'accusation, de justifier de l'origine de ses revenus, constitue un moyen juridique dérogatoire particulièrement efficace dans la lutte contre le proxénétisme, que l'on retrouve uniquement en matière de lutte contre le trafic de stupéfiants en application de l'article 222-39.1 du code pénal.

Il résulte de ces dispositions que la quasi-totalité des personnes ayant un contact avec une personne prostituée, à l'exception notable des clients, est susceptible d'être poursuivie pour proxénétisme. Qu'il s'agisse de la location d'une chambre d'hôtel au profit d'une prostituée, de la mise à sa disposition d'un véhicule ou de son convoyage régulier, toute personne agissant de la sorte encourt des poursuites au titre de la répression du proxénétisme.

Les services de police et de justice possèdent donc tous les moyens légaux leur permettant d'entreprendre une répression efficace mais, comme le fait observer à juste titre Mme Georgina Vaz Cabral (16), ce régime juridique « encourt le risque d'isoler les personnes prostituées et notamment les victimes de la traite qui n'auront pas le réflexe de demander protection auprès de la police ». A ce propos, la Mission se doit d'ajouter que la police ne possède que rarement les moyens de garantir cette protection.

· La question de la protection des témoins demeure entière bien qu'une récente réforme législative en cette matière soit intervenue

Lorsque des victimes, surmontant leur peur, ou par désespoir, acceptent de dénoncer leurs proxénètes ou de coopérer avec la police et la justice, elles ne peuvent bénéficier d'aucune mesure légale de protection et encourent, de ce fait, un risque certain pour leur intégrité physique, voire pour leur vie et celle des membres de leur famille. Dans ce silence de la loi, des solutions locales permettant d'éviter le pire aux victimes sont néanmoins quelquefois élaborées par des magistrats ou des policiers remarquables. Ces réponses incertaines relèvent, bien souvent, d'improvisations talentueuses mais elles illustrent crûment les lacunes de notre droit.

Des victimes ayant témoigné laissées à la merci des proxénètes ?

Extraits des déclarations de M. Philippe Dorcet, juge d'instruction à Nice

« Dans un dossier récent, une prostituée a très nettement mis en cause trois ou quatre proxénètes russes qui ont été écroués. Lorsqu'elle s'est aperçue qu'elle avait mis en cause ces proxénètes d'un « standing » certain, qui travaillent sur des réseaux en provenance de Russie et d'Ukraine, cette jeune femme, qui a un enfant en Russie, m'a demandé d'assurer sa protection. Je lui ai expliqué que j'étais dans l'incapacité d'assurer quoi que ce soit : la loi ne me donne à ce titre aucun moyen et je ne voyais pas comment je pouvais assurer sa protection. « Vous imaginez bien qu'après ce que je viens de dire aux policiers comme à vous, je suis morte, je suis condamnée, moi, mon fils et ma famille. » Voilà ce qu'elle m'a dit. Je me retrouvais les bras ballants, ne sachant pas quoi faire, aucune disposition n'étant prévue par le code de procédure pénale. Cette jeune fille était en situation irrégulière. Or, je ne pouvais pas même la rassurer, lui dire que j'allais intervenir auprès de la préfecture pour éventuellement lui obtenir un permis de séjour, ou pour le moins organiser concrètement son quotidien pour les jours à venir. Une fois que les policiers et le juge l'ont entendue, qu'on ne l'a pas mise en prison, puisque, à l'évidence, elle était prostituée, on a l'impression qu'elle est jetée comme un kleenex à la poubelle où elle va disparaître définitivement. C'est assez triste à dire, mais il est en ainsi. Les policiers, ce que je peux comprendre, disent : « Vous verrez avec le juge ». Mais que voulez-vous que fasse le juge? S'il possède certains pouvoirs, il en est qu'il n'a pas.

Je fis donc avec les moyens du bord. J'ai réfléchi, je me suis dit qu'il existait une convention d'entraide judiciaire de 1959. J'ai pris sur moi d'envoyer un message aux autorités russes en indiquant que j'avais entendu tel témoin. Pour ce cas précis, nous avons bricolé : nous avons pris un arrêté d'expulsion - la jeune fille voulait rentrer chez elle en Russie - en accord avec le préfet. Nous l'avons fait rentrer en priorité, car d'autres prostituées - qui, elles, n'avaient pas parlé - se trouvaient dans la salle d'attente de l'aéroport de Nice, en partance pour la même destination. Imaginez ce qui aurait pu se passer si ces dernières étaient arrivées avant en Russie ! Nous l'avons fait partir rapidement par un vol et j'ai envoyé un télex aux autorités russes par l'intermédiaire d'Interpol, prévenant qu'une jeune fille ayant fait des révélations arrivait.

À la jeune fille, j'avais indiqué que j'allais prévenir les Russes. Elle m'a demandé : « Mais vous prévenez qui en Russie ? ». Cette jeune fille venait de Rostov, un port au sud de la Russie, d'un ou deux millions d'habitants. Elle ajouta : « La police, là-bas, moi je veux bien que vous la préveniez, mais si c'est elle qui vient m'attendre à l'avion, à mon avis, cela va poser problème ! ».

Un problème chasse l'autre. Comment faire ? Vous vous renseignez, vous essayez de voir ce que vous pouvez faire. Finalement, par des biais que je vous épargne, j'ai réussi à contacter un officier russe au secrétariat général d'Interpol à Lyon, lequel était parfaitement au courant, parce que j'avais procédé à des demandes de renseignements auprès d'Interpol et des autorités russes au sujet de mafieux - j'ignorais qu'ils l'étaient, lui me l'a confirmé. Il a directement pris contact avec ses homologues pour les prévenir de l'arrivée de la jeune fille. 
»

La faiblesse du régime français de protection des témoins s'explique, pour partie, par l'histoire et les évolutions du proxénétisme en France.

Au-delà de la loi n° 46-685 du 13 avril 1946 tendant notamment à la fermeture des maisons closes, les dispositions actuelles du nouveau code pénal organisant la lutte contre le proxénétisme sont également issues de l'ordonnance n° 60-1245 du 25 novembre 1960. Or, en raison de l'origine des proxénètes de l'époque, majoritairement français et liés au milieu du grand banditisme, ainsi que l'ont indiqué à la Mission de nombreux policiers, la mise en place de mesures de protection pour les prostituées n'était pas apparue nécessaire. En effet, ces femmes exerçaient généralement leur activité dans des endroits connus et ne changeaient que très rarement de lieu de prostitution en raison de leur lien de dépendance avec leur souteneur issu du milieu local. Dans ces conditions, les services de police pouvaient obtenir des informations de la part des femmes prostituées, notamment lors de leur placement en garde à vue ou en détention provisoire. Dès lors, leurs difficultés résidaient souvent davantage dans la réunion des preuves du proxénétisme que dans l'identification du proxénète ou la mise en place de mesures de protection au profit de la prostituée.

Il en est différemment aujourd'hui alors même que le code de procédure pénale ne comprenait, jusqu'à l'entrée en vigueur de la loi du 15 novembre 2001 susmentionnée, que des dispositions autorisant des témoins à se domicilier auprès d'un commissariat ou d'une gendarmerie.

En effet, l'article 62-1 du code de procédure pénale, abrogé par l'article 57 de la loi sur la sécurité quotidienne, autorisait les personnes entendues en qualité de témoin par les services de police ou de gendarmerie à l'occasion d'une enquête de flagrance, à déclarer comme domicile l'adresse du commissariat ou de la gendarmerie. Cette déclaration était également possible au cours de l'enquête préliminaire ou de l'instruction en application des derniers alinéas des articles 78 et 153. Lorsque le témoin demandait à bénéficier de ces dispositions au cours de l'enquête préliminaire ou dans le cadre de l'enquête de flagrance, sa requête était soumise à l'autorisation du procureur de la République. En revanche, elle était autorisée par le juge d'instruction si elle était formulée au cours de l'instruction.

Ces dispositions permettaient de ne pas faire figurer, dans le dossier de la procédure judiciaire, l'adresse des témoins afin d'éviter les pressions ou les représailles éventuelles dont ils pouvaient faire l'objet. En outre, il convient de remarquer que les fonctionnaires de police ou de gendarmerie concourant à la procédure pouvaient également déclarer comme domicile l'adresse du commissariat ou de la gendarmerie sans autorisation préalable d'un magistrat.

Dans la pratique, lorsque les autorités policières ou judiciaires souhaitaient éviter à un témoin d'avoir à se rendre dans leurs locaux afin de ne pas le compromettre, rien ne leur interdisait de se rendre, dans la plus grande discrétion, au domicile du témoin ou dans tout autre lieu convenu à l'avance afin d'y recueillir sa déposition.

Aucune autre disposition spécifique du code de procédure pénale ne traitait de la protection des témoins, même lorsqu'il s'agissait de d'enfants de moins de 16 ans, ces derniers étant seulement dispensés de prêter serment.

Les carences des dispositifs tendant à la protection des témoins n'existent pas seulement en France comme le faisait observer M. Gilles Leclair, directeur adjoint d'Europol, lors de son audition par la Mission : « De manière récurrente, se pose le problème du manque de protection des victimes. Nous n'avons pas de culture en la matière au niveau de l'Union européenne ; aussi observe-t-on des témoignages défaillants ou un manque de coopération des victimes qui préfèrent être exploitées plutôt que de témoigner, dans la mesure où, pour la plupart, elles sont privées de toute protection et dépourvues de statut légal dans les pays où elles sont soumises à la prostitution. Même si certaines lois couvrent déjà certains types d'infraction, il conviendra de réfléchir au statut de repenti et de prendre des mesures pour protéger l'anonymat, de sorte que les victimes puissent s'exprimer sans être contraintes d'aller témoigner à un procès pénal ; en effet, la procédure pénale écrite qui impose que le témoin dépose sous son identité suscite de nombreuses difficultés. ».

Aller au-delà de la domiciliation du témoin à l'adresse du commissariat ou de la gendarmerie conduit à envisager la possibilité d'un témoignage anonyme, voire d'un changement d'identité. De telles réformes, qui doivent prendre en considération la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l'homme sembleraient utiles dans le domaine de la lutte contre les formes contemporaines d'esclavage.

C'est pourquoi la Mission se félicite des dispositions de l'article 57 de la loi du 15 novembre 2001 sur la sécurité quotidienne qui, en insérant un nouveau titre relatif à « la protection des témoins » dans le code de procédure pénale, tendent à autoriser le juge des libertés et de la détention, saisi par le procureur de la République ou le juge d'instruction, à recueillir les déclarations de témoins anonymes.

Selon le nouvel article 706-58 dudit code, la possibilité de recourir au témoignage anonyme ne peut être requise que dans le cadre d'une procédure judiciaire portant sur un crime ou un délit puni d'au moins cinq ans d'emprisonnement et lorsque la connaissance de l'identité du témoin auditionné est « susceptible de mettre gravement en danger la vie ou l'intégrité physique de cette personne, des membres de sa famille ou de ses proches ».

En termes de procédure, l'audition d'un témoin anonyme est autorisée par une décision motivée du juge des libertés et de la détention qui doit être saisi par une requête motivée du procureur de la République ou du juge d'instruction. La décision du juge des libertés et de la détention n'est pas susceptible de recours sauf si « au regard des circonstances dans lesquelles l'infraction a été commise ou de la personnalité du témoin, la connaissance de l'identité de la personne est indispensable à l'exercice des droits de la défense ».

Dans cette hypothèse, le recours est examiné par le président de la chambre de l'instruction qui peut, par une décision motivée non susceptible de recours, décider d'annuler l'audition. En outre, ce magistrat peut ordonner que l'identité du témoin soit révélée à condition que celui-ci fasse expressément connaître son accord.

Par ailleurs, le nouvel article 706-59 punit d'une peine de cinq ans d'emprisonnement et de 75 000 euros d'amende le fait de révéler l'identité ou l'adresse d'un témoin ayant bénéficié de la procédure de l'article 706-58.

On remarquera que, afin de se conformer à la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l'homme, le nouvel article 706-62 dispose qu'aucune condamnation ne peut être prononcée sur le seul fondement de déclarations recueillies auprès de témoins anonymes.

Néanmoins, l'efficacité de la lutte contre les réseaux criminels de la traite commande de ne pas se contenter de ce nouveau dispositif et de le compléter par des mesures tendant à assurer la protection physique des témoins.

En effet, ainsi que l'illustrent notamment les déclarations faites devant la Mission par Mme Prats, conseillère d'insertion et de probation à la maison d'arrêt de Fleury-Mérogis, les responsables de ces réseaux n'hésitent pas à pénétrer au sein même des foyers d'hébergement afin de reprendre sous leur contrôle la victime qui a eu le courage de s'affranchir. Dans ce contexte, compte tenu des moyens et de la détermination des réseaux auxquels nous sommes confrontés, il serait utile de repenser les systèmes d'hébergement qui se révèlent largement inadaptés.

b) Les conditions de travail et d'hébergement contraires à la dignité humaine

La volonté des rédacteurs du nouveau code pénal d'aboutir à un texte s'inspirant des droits de l'homme s'illustre tout particulièrement par les dispositions des articles 225-13 et 225-14 dudit code qui ont créé de nouveaux délits réprimant les conditions de travail et d'hébergement contraires à la dignité humaine. Comme en témoigne l'exposé des motifs du projet de loi initial de 1996, l'objet de ces dispositions était principalement de lutter contre les « marchands de sommeil », ou autres entrepreneurs peu scrupuleux, exploitant sans vergogne des travailleurs étrangers en situation irrégulière.

En effet, l'article 225-13 punit de deux ans d'emprisonnement et de 500 000 francs d'amende « le fait d'obtenir d'une personne, en abusant de sa vulnérabilité ou de sa situation de dépendance, la fourniture de services non rétribués ou en échange d'une rétribution manifestement sans rapport avec l'importance du travail accompli ». Pour sa part, l'article 225-14 dispose que « le fait de soumettre une personne, en abusant de sa vulnérabilité ou de sa situation de dépendance, à des conditions de travail ou d'hébergement incompatibles avec la dignité humaine est puni de deux ans d'emprisonnement et de 500 000 francs d'amende ». Les peines sont portées à cinq ans d'emprisonnement et un million de francs d'amende lorsque ces infractions sont commises à l'égard de plusieurs personnes.

Ce faisant, le code pénal fait de la dignité humaine une valeur fondamentale pénalement protégée et s'inscrit dans un mouvement général qui concerne l'ensemble des branches du droit français. En outre, à l'occasion de l'examen de la loi n° 94-653 du 29 juillet 1994 relative au respect du corps humain, le Conseil constitutionnel a reconnu, dans sa décision 343-344 DC du 27 juillet 1994, la valeur constitutionnelle du principe de « sauvegarde de la dignité de la personne humaine contre toute forme d'asservissement ou de dégradation » en se fondant sur le préambule de la Constitution du 27 octobre 1946. Par ailleurs, la juridiction administrative s'est également appuyée sur le critère de l'atteinte à la dignité humaine pour confirmer le bien-fondé juridique de certains arrêtés municipaux.

Ce mouvement général d'affirmation de la valeur juridique de la dignité humaine trouve également sa source juridique dans de nombreux instruments internationaux et, notamment, dans la déclaration universelle des droits de l'homme. Ainsi, l'article 2, 1) et 3) de cette dernière dispose que « toute personne a droit [...] à des conditions équitables et satisfaisantes de travail » et que « quiconque travaille a droit à une rémunération équitable et satisfaisante lui assurant ainsi qu'à sa famille une existence conforme à la dignité humaine ». Pour mémoire, on ajoutera que l'article 3 de la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme prohibe les traitements « inhumains ou dégradants ».

Toutefois, au-delà de la proclamation de l'attachement de nos sociétés au respect de la dignité humaine, sa mise en _uvre au travers de l'application des articles du code pénal précités s'avère délicate.

· La notion commune aux articles 225-13 et 225-14 du code pénal d'abus de la vulnérabilité ou de la situation de dépendance de la personne comporte des ambiguïtés préjudiciables à leur application

La référence à la vulnérabilité de la victime figure parmi de nombreuses dispositions du code pénal en tant que circonstance aggravante. A titre d'exemple, le 3° de l'article 222-24 dudit code punit de vingt ans de réclusion criminelle le viol commis « sur une personne dont la particulière vulnérabilité due à son âge, à une maladie, à une infirmité, à une déficience physique ou psychique ou à un état de grossesse, est apparente ou connue de l'auteur. ». Il en est de même, on l'a vu, en cas de proxénétisme commis dans ces conditions.

Par ailleurs, la loi n° 2001-504 du 12 juin 2001 a inséré une nouvelle section dans le code pénal intitulée « de l'abus frauduleux de l'état d'ignorance ou de faiblesse » qui se substitue à l'ancien article 313-4 du même code. Aux termes de l'article 223-12.2 nouveau, « est puni de trois ans d'emprisonnement et de 2 500 000 francs d'amende l'abus frauduleux de l'état d'ignorance ou de la situation de faiblesse soit d'un mineur, soit d'une personne dont la particulière vulnérabilité due à son âge, à une maladie, à une infirmité, à une déficience physique ou psychique ou à un état de grossesse, est apparente et connue de son auteur, soit d'une personne en état de sujétion psychologique ou physique résultant de l'exercice de pressions graves et réitérées ou de techniques propres à altérer son jugement, pour conduire ce mineur ou cette personne à un acte ou à une abstention qui lui sont gravement préjudiciables. »

Ainsi, en omettant, d'une part, de préciser les éventuelles catégories de personnes définies comme vulnérables et, d'autre part, d'exiger que la vulnérabilité soit « particulière », le législateur a conféré aux articles 225-13 et 225-14 un champ d'application extrêmement large, voire imprécis mais susceptible de recouvrir les hypothèses de vulnérabilité ou de situation de dépendance « d'ordre social ou culturel ».(17).

Toutefois, il ne saurait être déduit de ces dispositions qu'elles s'appliquent à toute situation d'infériorité, notamment dans le domaine des relations de travail puisque l'objet même du code du travail est de compenser, par des dispositifs protecteurs, l'inégalité juridique et économique qui caractérise le contrat de travail : « la vulnérabilité ou la situation de dépendance dont il s'agit doit placer la victime dans l'impossibilité ou l'incapacité de se prévaloir de la protection offerte par le droit social [...] En effet le droit social a pour but d'assurer des conditions de travail dignes à tous les travailleurs et prévoit notamment de nombreuses dispositions destinées à protéger les personnes les plus « vulnérables » que sont les femmes enceintes, les enfants, les malades et les personnes handicapées »(18). C'est pourquoi le champ d'application des articles 225-13 et 225-14 ne doit concerner que les circonstances particulières dans lesquelles les mécanismes protecteurs du droit social ne sont plus en mesure d'intervenir.

En ce qui concerne la notion de dépendance, celle-ci n'est pas définie dans le code pénal ; les textes juridiques qui lui sont relatifs proviennent davantage du droit civil, du droit de la concurrence ou de la consommation. Ainsi, comme le souligne P. Morvan (19), il y a « dépendance économique d'une partie envers l'autre [dès lors qu'] anormalement exploitée, elle n'exprime plus que la volonté unilatérale de la partie dominante ». Pour sa part, le droit de la concurrence prohibe l'exploitation abusive de la dépendance économique qui se définit « comme la situation dans laquelle se trouve à son égard une entreprise client ou fournisseur ne disposant pas de solutions équivalentes ».

La rédaction actuelle du code pénal, notamment celle de l'article 225-14, comporte une ambiguïté majeure puisqu'elle tend à exiger, d'une part, que la victime ait subi des conditions de travail ou d'hébergement incompatibles avec la dignité de personne humaine et, d'autre part, que ces conditions lui aient été imposées par un « abus » de sa vulnérabilité ou de sa situation de dépendance.

Il peut donc logiquement en être déduit, ainsi que l'a exprimé devant la Mission M. Guy Meyer, substitut du procureur de la République au parquet de Paris, que « a contrario... si l'on n'a pas tiré profit de la vulnérabilité, on peut attenter à la dignité de la personne humaine [...] L'atteinte à la dignité humaine devrait être une infraction en tant que telle et éventuellement l'abus de vulnérabilité ou de minorité une circonstance aggravante. ».

Cela dit, et dans le silence de la loi, il appartient au juge de déterminer les limites du champ d'application de ces dispositions. A cet égard, l'analyse de la jurisprudence révèle des différences d'appréciations préjudiciables à l'uniformité de l'application de la loi sur le territoire de la République puisque, comme l'a justement déclaré Me Françoise Favaro devant la Mission, « on se retrouve dans une sorte de vague évanescent où tout est laissé à l'appréciation du magistrat. ».

Les imprécisions, voire les maladresses rédactionnelles, peuvent expliquer certaines hésitations jurisprudentielles. Des juridictions ont interprété les dispositions des articles 225-13 et 225-14 comme s'appliquant à des situations où les circonstances démontrent l'impossibilité du salarié à s'opposer aux conditions qui lui sont imposées. Ainsi, la cour d'appel de Bordeaux a fait application des dispositions précitées dans un arrêt du 7 janvier 1997 en relevant l'existence d'une « conjoncture économique très défavorable » conduisant à une « vulnérabilité sociale » et à une « dépendance économique » dont l'employeur a profité.

Par ailleurs, il convient de remarquer que les juridictions n'ont cependant pas choisi de déduire de l'existence de conditions de travail ou d'hébergement contraires à la dignité humaine, le fait qu'il y ait nécessairement eu un abus de la situation de vulnérabilité ou de dépendance de la victime. Ainsi, la cour d'appel de Paris, saisie d'une affaire de conditions d'hébergement contraires à la dignité humaine pourtant caractérisées, a néanmoins refusé, dans un arrêt du 19 janvier 1998, d'appliquer les dispositions de l'article 225-14 en indiquant que « si le législateur a voulu étendre la protection instituée par l'article 225-14 du code pénal aux personnes socialement ou culturellement vulnérables, il n'a pas entendu inclure dans cette catégorie les personnes étrangères ou un ensemble de personnes étrangères, à raison de leur seule extranéité ».

Dans une autre espèce, la même cour d'appel a refusé, le 19 octobre 2000, de façon plus surprenante, d'appliquer les dispositions des articles 225-13 et 225-14 au bénéfice d'une jeune femme, esclave domestique, pourtant mineure au moment des faits. Dans cet arrêt, la cour indique notamment que « l'état de vulnérabilité ou de dépendance n'est pas établi, la jeune fille, en dépit de son jeune âge, en usant de sa possibilité d'aller et venir à sa guise, de contacter sa famille à tout moment, de quitter le foyer des X pour un temps long, d'y revenir sans contrainte, ayant démontré une forme d'indépendance indéniable, sa vulnérabilité ne pouvant résulter de sa seule extranéité ».

Il est donc manifeste qu'en l'absence de critères légaux permettant au juge de déterminer l'existence de l'abus de la vulnérabilité ou de la situation de dépendance, les dispositions des articles 225-13 et 225-14 du code pénal sont susceptibles de recevoir des interprétations plus ou moins restrictives.

· Le seuil à partir duquel les conditions de travail ou d'hébergement sont contraires à la dignité humaine est délicat à établir

A la question de savoir ce que sont des conditions de travail ou d'hébergement incompatibles avec la dignité humaine, il n'est pas de réponse claire et immédiate. En effet, celle-ci supposerait la définition, d'une part, de la dignité humaine et, d'autre part, du seuil à partir duquel les conditions de travail ou de l'hébergement lui seraient contraires.

La doctrine s'accorde à considérer que sont incompatibles avec la dignité humaine, les conditions de travail ou d'hébergement avilissant ou abaissant une personne, portant atteinte à ses droits essentiels, lui imposant un traitement dégradant qui, selon l'interprétation qu'en donne la Cour européenne des droits de l'homme, est celui qui « humilie l'individu grossièrement devant autrui ou le pousse à agir contre sa volonté ou sa conscience ».

Fondement de l'ordre politique et de la paix sociale de nos régimes démocratiques, pour paraphraser l'article 10 de la Constitution espagnole de 1978, la dignité humaine n'en conserve pas moins un caractère abstrait, qui, là aussi, laisse une très - trop - grande marge d'appréciation au juge.

En l'absence de critères légaux guidant son appréciation de la qualification juridique des faits dont il est saisi, le risque est grand de voir le juge ne prendre en considération que les situations les plus choquantes pour lesquelles aucun doute n'est possible, au détriment des situations plus complexes mais plus nombreuses. Cette prudence, qui peut aussi procéder de la volonté des magistrats de ne pas banaliser les applications des dispositions de l'article 225-14 du code pénal, ne doit cependant pas avoir pour contrepartie la négation du droit des victimes à obtenir la réparation et la sanction des sévices qu'elles ont subis.

c) L'aide à l'entrée et au séjour des étrangers en situation irrégulière

L'article 21 de l'ordonnance du 2 novembre 1945 relative aux conditions d'entrée et de séjour des étrangers en France dispose que « peut être poursuivie toute personne, quelle que soit sa nationalité, qui, alors qu'elle se trouvait en France, aura par son aide directe ou indirecte facilité ou tenté de faciliter l'entrée, la circulation ou le séjour irrégulier d'un étranger en France. ». Sont visés par cet article :

- les passeurs, les transporteurs et intermédiaires divers ;

- les personnes qui hébergent un étranger sans titre de séjour, en toute connaissance de cause ;

- l'employeur qui embauche, conserve à son service ou emploie en connaissance de cause un étranger dépourvu de titre de séjour ou l'employeur qui dissimule aux contrôles un étranger dépourvu de titre de séjour (20).

Les infractions sont punies d'un emprisonnement de cinq ans et d'une amende de 200 000 francs. Lorsque les infractions sont commises en bande organisée, les peines passent à dix ans d'emprisonnement et 5 000 000 francs d'amende. C'est d'ailleurs essentiellement sur ces bases que les juges s'appuyaient avant l'intervention des articles 225-13 et 14 du code pénal. Dans l'affaire des sourds-muets que M. Guy Meyer, substitut du procureur de la République au parquet de Paris, a eu à traiter, cette infraction a également été poursuivie.

M. Guy Meyer a d'ailleurs observé lors de son audition que la notion de bande organisée était présente.

On remarquera que l'étranger lui-même est passible de poursuites pénales pour entrée et séjour irréguliers, la peine étant d'un an d'emprisonnement et de 25 000 francs d'amende (article 19 de la même ordonnance). En outre, la juridiction peut prononcer à son encontre une interdiction du territoire français pour une durée ne pouvant excéder trois ans - interdiction qui comporte de plein droit la reconduite à la frontière, le cas échéant à l'expiration de la peine d'emprisonnement (21).

d) Travail dissimulé et emploi d'étrangers sans titre

Les étrangers employés dans les « ateliers clandestins », les employés domestiques, peuvent entrer dans le champ du travail illégal sanctionné par le code du travail. On observera d'emblée que les infractions que l'on va décrire se cumulent la plupart du temps avec celles déjà citées concernant les conditions de travail et d'hébergement contraires à la dignité humaine. Le terme générique de travail illégal ne vise pas une infraction particulière mais recouvre une série de pratiques illicites, toutes réprimées par le code du travail : travail dissimulé, fraude à l'introduction et à l'emploi de la main-d'_uvre étrangère, marchandage ou prêt illicite de main-d'_uvre, fraudes aux revenus de remplacement, placement payant et cumul d'emplois.

Certaines infractions ne correspondent pas, bien évidemment, aux situations d'esclavage étudiées par la Mission. La plus utilisée par les juges en ce domaine est certainement celle de travail dissimulé introduite par la loi n° 97-210 du 11 mars 1997 et définie par les articles L 324-9 et L 324-10 du code du travail. Ce délit recouvre aussi bien la dissimulation d'une activité par un responsable d'entreprise que la dissimulation totale ou partielle de salaires par un employeur.

Selon l'article L 324-10 est réputé travail dissimulé par dissimulation d'activité l'exercice à but lucratif d'une activité de production, de transformation, de réparation ou de prestation de services ou l'accomplissement d'actes de commerce par toute personne physique ou morale qui ne satisfait pas aux obligations suivantes :

- immatriculation au répertoire des métiers ou au registre du commerce et des sociétés ;

- déclaration auprès de l'URSSAF ou de la MSA (cotisations sociales) et à l'administration fiscale (taxe sur les salaires). L'activité en cause doit être exercée dans un but lucratif et la dissimulation doit être intentionnelle.

Est réputé travail dissimulé par dissimulation d'emploi salarié le fait de se soustraire à l'une des formalités suivantes :

- déclaration préalable à l'embauche (conforme à l'article L 320 du code du travail) ;

- remise du bulletin de paie (conforme à l'article L 143-3 du code du travail).

La mention sur le bulletin de paie d'un nombre d'heures de travail inférieur à celui réellement effectué peut également être une dissimulation d'emploi salarié.

Les sanctions pénales sont au titre des peines principales : un emprisonnement de deux ans et une amende de 200 000 francs contre les personnes physiques (article L 362-3 du code du travail).

Le code du travail (article L 362-6) permet la mise en cause de la responsabilité pénale des personnes morales en cas d'infraction de travail dissimulé selon les conditions précisées par l'article 121-2 du code pénal (donc un million de francs d'amende).

Le recours punissable au travail dissimulé peut être direct ou par personne interposée, ce qui rend possible la sanction de situations de sous-traitance en cascade. Le client ou donneur d'ordre est susceptible de poursuites pénales s'il recourt sciemment aux services de celui qui effectue le travail dissimulé. S'il est ainsi condamné pénalement, il est également tenu au paiement des impôts et taxes dus par l'entreprise concernée, au titre de la solidarité financière. Le caractère conscient de ce recours doit être démontré, ce qui est souvent difficile.

C'est dans le but d'aider à cette démonstration qu'ont été mises en place des mesures essentiellement préventives de vérification préalable par le donneur d'ordre de la légalité de la situation d'une entreprise avec laquelle il passe un contrat. On notera d'emblée que les vérifications auxquelles doit se livrer le futur client sont limitées aux contrats d'un montant supérieur à 20 000 francs. Il convient notamment qu'il s'assure que son co-contractant s'acquitte de ses obligations au regard de l'article L 324-10 du code du travail susmentionné. L'article R 324-4 du code du travail précise la nature des différents documents permettant de vérifier la situation, entre autres : devis, adresse et numéro d'immatriculation au registre du commerce et des sociétés, attestation sur l'honneur certifiant que le travail sera réalisé avec des salariés employés régulièrement...

Le défaut de vérification du client ou du donneur d'ordre entraîne, s'il s'avère que l'activité a été exercée clandestinement, la mise à sa charge des dettes sociales, fiscales et salariales de la personne qui exerce l'activité clandestine.

La deuxième infraction qui peut être relevée dans les cas d'esclavage traités par la Mission est celle de l'emploi des étrangers sans titre de travail.

En effet, la réglementation française en matière d'emploi des étrangers est stricte (22). Ainsi, l'article L 341-2 du code du travail dispose que « pour entrer en France en vue d'y exercer une profession salariée, l'étranger doit présenter, outre les documents et visas exigés par les conventions internationales et les réglementations en vigueur, un contrat de travail visé par l'autorité administrative ou une autorisation de travail et un certificat médical ».

L'article L 341-6 du même code indique que « nul ne peut, directement ou par personne interposée, engager, conserver à son service ou employer pour quelque durée que ce soit un étranger non muni du titre l'autorisant à exercer une activité salariée en France ». Concrètement, cette réglementation se traduit par deux prescriptions :

- toute introduction en France d'un étranger destiné à occuper un emploi salarié ne peut se faire qu'avec l'accord préalable de l'administration française. Cette procédure permet à l'administration, en l'occurrence l'ANPE et la DDTEFP (23) de vérifier le bien-fondé de la demande en fonction de la situation du marché du travail. En cas de réponse favorable, la demande est transmise à l'Office des migrations internationales (OMI) qui va assurer le contrôle médical et l'acheminement du travailleur vers la France. L'article L 341-9 du code du travail lui confie en effet un monopole en ce domaine ;

- un employeur ne peut faire travailler un étranger déjà présent sur le territoire français qu'à la condition que celui-ci possède une autorisation de travail.

· L'introduction sur le marché du travail français d'un étranger au mépris de la réglementation s'accompagne, outre les peines prévues par l'ordonnance de 1945 déjà citée (24), de sanctions pour violation du monopole reconnu à l'Office des migrations internationales par l'article L 341-9 du code du travail. L'article L 364-6 du même code prévoit trois ans d'emprisonnement et 20 000 francs d'amende. Les intermédiaires ayant facilité ou encouragé la venue des étrangers sont, selon le même article, passibles d'une peine de cinq ans d'emprisonnement et de 200 000 francs d'amende.

· L'emploi d'un étranger sans titre est à la fois passible de sanctions pénales et administratives. Les interdictions mentionnées à l'article L 341-6 du code du travail visent tout à la fois l'engagement, le maintien de la relation de travail (alors que le travailleur étranger s'est vu par exemple refuser un renouvellement d'une autorisation de travail) ou l'emploi. Les peines prévues à l'article L 364-3 du code du travail sont de trois ans d'emprisonnement et 30 000 francs d'amende (150 000 francs pour les personnes morales), celle-ci étant appliquée autant de fois qu'il y a d'étrangers concernés.

Le législateur a également prévu des sanctions à l'égard des personnes qui utilisent des man_uvres frauduleuses pour obtenir ou tenter de faire obtenir à un étranger un titre de travail (un an d'emprisonnement et 20 000 francs d'amende selon l'article L 364-2 du code du travail).

Bien évidemment, ces peines peuvent se cumuler avec celles prévues pour le travail dissimulé.

Les contrevenants sont également passibles d'une amende administrative instituée au bénéfice de l'OMI. Cette contribution spéciale prévue par l'article L 341-7 du code du travail ne peut être inférieure à cinq cents fois le taux horaire du minimum garanti prévu à l'article L 141-7 du code du travail.

3.- Des textes mal adaptés

a) Des délais de prescription défavorables aux victimes

Lorsqu'il s'agit d'un crime contre l'humanité, tel que le prévoit l'article 212-1 du code pénal, l'esclavage est un crime imprescriptible. Cependant, les situations d'esclavage moderne ne pouvant prétendre à cette qualification juridique, leurs régimes de prescription obéissent dès lors aux règles de droit commun. Ainsi, en application des dispositions des articles 7 et 8 du code de procédure pénale, la prescription en matière criminelle est de dix années révolues à compter du jour où le crime a été commis et de trois années en matière délictuelle.

Les faits d'esclavage moderne, notamment ceux entrant dans le champ d'application des articles 225-13 et 225-14, sont de nature délictuelle, seuls les faits de viol, de proxénétisme aggravé étant de nature criminelle. Or, en matière d'esclavage domestique en particulier, ces règles sont très défavorables aux droits des victimes.

En effet, celles-ci sont souvent recrutées et placées chez leur employeur en étant mineures puis renvoyées dans leur pays d'origine avant leur majorité. Dans cette hypothèse, si elles ne dénoncent pas les faits dans les trois années qui suivent leur départ de chez leur employeur, elles ne pourront obtenir aucune décision judiciaire reconnaissant les préjudices qu'elles ont subis. Or, bien souvent, ces personnes ont été, ou sont encore, vulnérables, intimidées par leurs employeurs qui appartiennent parfois à leur propre famille. Dans ces conditions, dénoncer les faits n'est pas à la portée d'une personne encore mineure et les règles de la prescription lui interdiront de le faire lorsqu'elle s'en sentira capable.

Bien évidemment, il peut exister des hypothèses dans lesquelles le délit est continu, ce qui permet d'engager des poursuites judiciaires, quand bien même le début de l'infraction se situe plus de trois années auparavant. Il en est ainsi tant que durent les conditions de travail ou d'hébergement incompatibles avec la dignité de la personne humaine, comme l'a affirmé la chambre criminelle de la Cour de cassation dans un arrêt du 11 février 1998 (25).

Cependant, il ne saurait être question de se fonder sur cette possibilité pour laisser les règles en l'état. En effet, les victimes, en particulier lorsqu'elles sont mineures, sortent généralement très affaiblies, voire anéanties, de leur épreuve. A cet égard, il est de notre devoir d'éviter qu'elles ne soient doublement victimes ; d'abord de leurs employeurs, puis des règles de notre droit.

Une solution pourrait être trouvée en s'inspirant du régime de la prescription applicable aux infractions sexuelles commises sur les mineurs.

b) Des peines insuffisamment dissuasives

Qu'il s'agisse des peines prononcées ou des peines encourues, leurs insuffisances apparaissent clairement au regard de la gravité des faits caractérisant les situations d'esclavage moderne.

· Un proxénétisme faiblement réprimé par les juridictions

En matière de proxénétisme simple, la peine maximale encourue est désormais de sept ans d'emprisonnement (26) et d'un million de francs d'amende, mais ces sanctions peuvent être portées à dix années d'emprisonnement lorsqu'il s'agit de proxénétisme aggravé, voire atteindre la réclusion à perpétuité et 30 millions de francs d'amende si les faits ont été accompagnés de tortures ou d'actes de barbarie.

Ces sanctions pénales, certes sévères si elles sont pleinement appliquées, demeurent toutefois insuffisantes en matière financière. Rappelons seulement qu'un proxénète, dont chaque prostituée récolte environ 3 000 francs de recettes par jour et qui en contrôle une dizaine, bénéficie d'un revenu annuel de l'ordre de 9 millions de francs.

De surcroît, si l'on examine les sanctions prononcées par les juridictions, leur modestie peut surprendre. Selon une étude menée par Mme Georgina Vaz Cabral (27) au sujet de la jurisprudence des chambres correctionnelles des tribunaux de grande instance de Nancy, Nice et Paris entre novembre 1997 et novembre 1999, la durée moyenne d'incarcération pour proxénétisme aggravé avec pluralité de victimes, usage de faux ou obtention frauduleuse de documents administratifs, usage de menace, de contrainte ou d'abus d'autorité n'est que de cinq années et les amendes d'un montant inférieur à un million de francs.

D'une façon plus générale, les données figurant dans l'annuaire statistique de la justice 2001 indiquent que sur les 393 condamnations pour proxénétisme prononcées par les juridictions en 1999, 362 sont des peines d'emprisonnement, mais 129 d'entre elles ont été assorties d'un sursis total. S'agissant de la durée moyenne de la peine ferme, elle s'établit à 21,8 mois contre 15,6 mois en 1995. En outre, 23 affaires n'ont fait l'objet que d'une amende d'un montant moyen de 32 273 francs.

Cet écart entre les possibilités répressives du droit en vigueur et la pratique juridictionnelle est regrettable car la simple application de la loi permettrait d'ores et déjà de mettre hors d'état de nuire des proxénètes aux méthodes particulièrement violentes.

· La répression des clients de prostitués mineurs est quasi inexistante

Alors que la prostitution de mineurs connaît un développement alarmant à Paris comme en province, les sanctions prononcées par les juridictions demeurent étonnamment faibles, voire inexistantes.

Ainsi, selon les chiffres fournis à la Mission par M. Robert Finielz, directeur des affaires criminelles et des grâces au ministère de la Justice, aucune condamnation n'a été prononcée en cette matière entre 1994 et 1996.

En revanche, deux condamnations ont été prononcées en 1997, six en 1998, seize en 1999 et cinq en 2000. Pour autant, ces statistiques sont en décalage notable et inquiétant avec les réalités de la prostitution de mineurs dont la Mission a pu constater l'ampleur à l'occasion des investigations qu'elle a menées sur le terrain. Dès lors, s'il est légitime de poursuivre les personnes se livrant, hors de nos frontières, aux pratiques de « tourisme sexuel » ainsi que le prévoit l'article 227-27-1 du code pénal, il paraît tout autant nécessaire d'assurer la répression des agissements comparables qui se déroulent désormais sur notre propre territoire.

On rappellera qu'actuellement, seuls les clients de prostitués mineurs de 15 ans sont susceptibles d'être sanctionnés. Les clients des mineurs âgés de 15 à 18 ans, qui n'étaient pas jusqu'à présent punissables, devraient l'être prochainement, un amendement à cet effet ayant été introduit à l'occasion de l'examen par le Parlement d'une proposition de loi sur l'autorité parentale.

· Des quantums de peines insuffisants en matière de conditions de travail ou d'hébergement incompatibles avec la dignité humaine

Compte tenu, d'une part, du rang constitutionnel des valeurs protégées par les articles 225-13 et 225-14 du code pénal et, d'autre part, de la gravité des faits lorsqu'ils sont caractérisés, l'insignifiance des peines encourues par les coupables de ces infractions est surprenante et conduit à s'interroger sur les priorités du système répressif français.

En effet, sous leur forme simple, les délits sanctionnés par les articles précités sont punis de deux ans d'emprisonnement et de 500 000 francs d'amende, sachant qu'il s'agit de maxima.

Or, il convient de rappeler, à titre d'exemple, que l'emploi d'un travailleur étranger en situation irrégulière est puni, en application de l'article L. 364-3 du code du travail, de trois ans d'emprisonnement et de 30 000 francs d'amende. Si l'on veut bien considérer que la peine d'emprisonnement, parce qu'elle est une mesure privative de liberté, représente le critère d'évaluation de la gravité sociale d'une infraction, on peut logiquement en déduire que l'emploi d'un étranger en situation irrégulière est plus grave que son exploitation dans des conditions incompatibles avec la dignité humaine.

Cette incohérence, car il ne peut s'agir que de cela, disparaît néanmoins dans l'hypothèse prévue par l'article 225-15 du code pénal qui punit d'une peine de cinq ans d'emprisonnement et d'un million de francs d'amende lorsque les infractions prévues aux articles 225-13 et 225-14 sont commises à l'égard de plusieurs personnes. Toutefois, l'anomalie décrite précédemment ne saurait perdurer et requiert une nouvelle intervention du législateur en cette matière.

Dans les faits, les situations de conditions de travail ou d'hébergement incompatibles avec la dignité humaine peuvent être l'occasion de différents cumuls d'infractions. Or, en application de l'article 132-3 du code pénal, lorsqu'une personne est reconnue coupable de plusieurs infractions en concours et lorsque plusieurs peines de même nature sont encourues, « il ne peut être prononcé qu'une seule peine de cette nature dans la limite du maximum légal le plus élevé ».

S'agissant des sanctions prononcées par les tribunaux en application des dispositions de ces articles, on observe également un écart substantiel entre la peine encourue et celle prononcée. Ainsi, la Mission n'a pas eu connaissance de décisions tendant à la condamnation à une peine d'emprisonnement ferme de personnes reconnues responsables d'avoir commis les délits prévus aux articles 225-13 et 225-14.

En règle générale, les chambres correctionnelles prononcent des peines d'emprisonnement avec sursis d'environ six à huit mois et le montant des amendes excède rarement les 50 000 francs. A l'aune de ces décisions, on est en droit de se demander si la dignité humaine est une valeur qui nous est si chère !

B.- DES RÉSULTATS LIMITÉS

1.- Les poursuites

La lutte contre la traite s'avère dans notre pays particulièrement délicate car si certains textes, comme on l'a vu, permettent d'appréhender
- encore qu'imparfaitement - les auteurs, les services en charge de la répression se trouvent confrontés au fait que les victimes de la traite sont la plupart du temps en situation irrégulière et partant, en infraction avec la loi. Dès lors, elles peuvent aussi être considérées comme des délinquantes et dans les faits, cette situation complique les poursuites engagées contre les trafiquants, qu'il s'agisse de la lutte contre le proxénétisme ou des interventions contre le travail clandestin. Quant aux mineurs exploités, même délinquants, ils devraient être avant tout des victimes à protéger.

a) La lutte contre le proxénétisme

Si l'arsenal juridique de lutte contre le proxénétisme est globalement satisfaisant, aux dires mêmes des services de police chargés de l'appliquer, on ne peut que constater que le travail au quotidien de ces derniers aboutit à des résultats décevants et que les divers intervenants sont sans doute insuffisamment formés à l'aspect « traite » que revêt désormais le proxénétisme. On observera tout d'abord que les structures en charge de la lutte contre le proxénétisme sont assez complexes. La direction centrale de la police judiciaire dispose de trois unités spécialisées : l'office central pour la répression de la traite des êtres humains, la brigade de répression du proxénétisme de la direction régionale de la police judiciaire de Paris, la brigade de répression du proxénétisme du service régional de police judiciaire de Marseille. La sous-direction des affaires économiques et financières, avec notamment son office central pour la répression de la grande délinquance financière, joue également un rôle non négligeable dans la lutte contre le blanchiment du proxénétisme.

Par ailleurs, la lutte contre le proxénétisme est l'une des missions assignées aux divisions criminelles des services régionaux de police judiciaire. La direction centrale de la sécurité publique participe à la répression du proxénétisme par le biais des services d'investigation et de recherche des grands centres urbains.

La gendarmerie nationale ne dispose d'aucune unité spécialisée mais participe au recueil du renseignement et peut être amenée à traiter certaines affaires. Enfin, la police aux frontières participe à la lutte, mais de façon marginale avec les brigades mobiles départementales.

Selon les chiffres communiqués par le ministère de l'Intérieur, l'activité répressive menée sur le territoire national a permis en 2000 de mettre en cause 472 personnes pour des affaires survenues majoritairement à Paris, Strasbourg, Nice, Bordeaux et Toulouse. Ces chiffres peuvent paraître faibles, compte tenu notamment de l'ampleur du phénomène de la traite. Cette situation peut s'expliquer tout d'abord par l'insuffisance des moyens alloués aux différents services. Ainsi, l'office central pour la répression de la traite des êtres humains (OCRTEH), chargé notamment de centraliser et de coordonner les opérations tendant à la répression de la prostitution, mais aussi service d'enquête pour des affaires de proxénétisme d'envergure nationale ou internationale, ne compte que dix-huit personnes. Pour sa part, la brigade de répression du proxénétisme à la préfecture de police de Paris qui est compétente pour Paris et trois départements - Hauts-de-Seine, Seine-Saint-Denis et Val-de-Marne - dispose d'une quarantaine de fonctionnaires, ce qui est bien peu eu égard au fait qu'elle a également à sa charge la surveillance des établissements de nuit de la capitale, la répression des jeux de hasard, le contrôle de la pornographie.

La situation est encore plus cruciale en province. M. Laurent Gakovic, lieutenant de gendarmerie, section recherche, s'exprimait ainsi lors de son entrevue avec une délégation de la Mission à Strasbourg :

« On ne peut pas véritablement dégager des effectifs permettant de combattre ce problème. L'action de tous les jours nous amène à intervenir sur le plus urgent mais ensuite, il faut aussi avoir les moyens de conduire une enquête dans le temps. Lorsqu'une enquête dure deux ans, il faut pouvoir détacher des personnels pendant deux ans mais, au fur et à mesure, de nouvelles enquêtes arrivent. Cela pose un réel problème. »

M. Philippe Marland, préfet de la région Alsace, a lui aussi regretté la faiblesse des effectifs qui oblige forcément la police à faire des choix : « Ce sont des enquêtes extrêmement coûteuses - les policiers ont dû vous le dire  - en moyens, en heures de travail et en investissements de toutes sortes. Bien sûr, il faut s'occuper de cette question mais il n'y a pas que cela à traiter. Vous avez forcément des choix à faire. ».

Lorsque la Mission s'est rendue à Lyon, elle a appris que le groupe proxénétisme du SRPJ avait été carrément supprimé en 1995. Il vient seulement de renaître... M. Bernard Trenque, directeur régional de la police judiciaire, s'exprimait ainsi : « Nous essayons de coller à la réalité en fonction du potentiel disponible, des priorités et en fonction de ce qui nous tombe sur la tête. ».

M. Léonard Bernard de la Gatinais, procureur de la République près le tribunal de grande instance de Montpellier a constaté que : « nous sommes passés d'une police d'investigation à une police d'apaisement social [...]. Nous sommes à la croisée des chemins. Je ne vais pas vous dire que cette police d'apaisement social n'est pas nécessaire, elle est indispensable, mais il y a eu de la perte dans d'autres domaines. ».

M. Robert Finielz a tenu le même discours devant la Mission :

« A l'heure actuelle, avec le développement de la police de proximité, des services régionaux de police judiciaire ou des directions de police judiciaire orientées vers de grands trafics internationaux, on arrive de moins en moins à appréhender cette délinquance moyenne-forte présente dans nos villes. ».

Cette faiblesse des effectifs est d'autant plus mal vécue que la tâche est immense. Ainsi, les services de police se doivent de matérialiser le proxénétisme et on aborde ici une première fois la situation des victimes des proxénètes. Elles sont sans papiers, craignent l'expulsion et sans doute plus encore les représailles de leurs proxénètes, doutant qu'on puisse leur apporter une protection suffisante - puisque, de fait, il n'existe à ce jour pas de « statut » qu'on puisse leur proposer. Bien peu d'entre elles se résignent donc à dénoncer leurs exploiteurs.

Le travail de remontée d'une filière, extrêmement long, demanderait pourtant des moyens techniques, humains, financiers conséquents. A la faiblesse des effectifs s'ajoute le fait que, ainsi que l'ont dénoncé MM. Jean-Michel Colombani et Daniel Rigourd, certains responsables de réseaux demeurent à l'étranger : ils agissent depuis leur propre pays, où ils bénéficient de facto d'une certaine impunité grâce à la corruption des autorités locales, ou depuis des Etats proches de la France comme par exemple la Belgique. La lutte contre le proxénétisme est également entravée à Strasbourg par exemple par le fait que les prostituées
- et leur souteneur - habitent l'Allemagne. Le défaut d'harmonisation de la réglementation entre pays de l'Union européenne complique la tâche des services de police ; et c'est ce défaut dont profitent les trafiquants.

De même, le manque de coopération avec les pays concernés par la traite pèse sur les efforts menés par les pouvoirs publics pour lutter contre le blanchiment de l'argent des trafiquants.

Le fait que les tribunaux prononcent des sanctions assez modestes à l'encontre des proxénètes ou classent les affaires sans suite ne favorise pas non plus sans doute la mobilisation des services de police. La Mission n'a pu que constater au cours de ses sorties nocturnes au contact des prostituées que certains services de police n'intervenaient pas, alors que les proxénètes ou, plus souvent, leurs hommes de main, étaient là bien visibles... Peut-être faudrait-il une nouvelle approche de la question. Certes, la remontée des filières est nécessaire mais la lutte quotidienne contre les membres des réseaux présents sur les trottoirs l'est tout autant.

En tout état de cause, les services de police gagneraient à mieux se coordonner, comme l'indiquait à la Mission une des responsables du Mouvement du Nid à Strasbourg, Mlle Isabelle Collot :

« Un dernier point concernant le proxénétisme, il nous semble important qu'il y ait une plus grande coordination entre les services de police. Pour une même affaire, nous allons voir la gendarmerie, la police judiciaire, la brigade des m_urs, la police aux frontières. Ils viennent à leur tour rencontrer l'association pour recueillir des témoignages. Nous pensons qu'il serait intéressant de réunir l'ensemble de ces intervenants pour échanger et se mettre d'accord sur les perspectives. On gagnerait en moyens et en énergie. ».

b) Le travail clandestin

Il ne manque pas de services pour lutter contre le travail dissimulé. La Mission a ainsi eu l'occasion d'entendre à Paris les responsables de la Délégation interministérielle à la lutte contre le travail illégal (DILTI), de la sous-direction de la lutte contre l'immigration irrégulière à la direction centrale de la police aux frontières (PAF), de l'Office central pour la répression de l'immigration irrégulière et de l'emploi d'étrangers sans titre (OCRIEST), de la douzième section de la direction des renseignements généraux de la préfecture de police de Paris ainsi que des inspecteurs du travail.

De fait, l'article L 324-12 du code du travail mentionne, au titre des services compétents : les officiers et agents de police judiciaire (police et gendarmerie), les inspecteurs du travail et fonctionnaires assimilés, les agents de la direction générale des impôts et de la direction générale des douanes, les agents des organismes de sécurité sociale, sans oublier les agents des affaires maritimes et ceux des corps techniques de l'aviation civile et de contrôle des transports terrestres...

Selon ce même article, chacun de ces corps de contrôle peut rechercher et constater le travail dissimulé selon les pouvoirs et règles de procédures qui leur sont applicables. Ils sont bien évidemment différents.

La police peut, dans ce domaine, mettre en _uvre des procédures particulières. Ainsi, l'article L 611-13 du code du travail accorde aux officiers de police judiciaire des moyens d'investigation normalement réservés au délit flagrant, ceci sous le contrôle d'un magistrat du siège. Ils doivent présenter au procureur de la République l'état des éléments permettant de soupçonner l'existence d'un travail dissimulé. S'il estime les éléments suffisants, le procureur de la République présentera au président du tribunal de grande instance des réquisitions pour obtenir une ordonnance permettant à la police de procéder à des visites domiciliaires, perquisitions, saisies de pièces à conviction.

De même, depuis la loi n° 97-396 du 24 avril 1997 portant diverses dispositions relatives à l'immigration, sur réquisition du procureur de la République, les officiers de police judiciaire peuvent entrer dans les lieux à usage professionnel où sont en cours des activités de construction, de production, de transformation, de réparation, de prestation de service ou de commercialisation, dans le but notamment de contrôler l'identité des personnes occupées (28).

Le signalement est souvent le fait des autres services. On comprend que la nécessité d'une coordination entre les différents types de contrôle soit utile. L'article L 324-13 du code du travail prévoit qu'ils sont « habilités à se communiquer réciproquement tous renseignements et tous documents nécessaires à l'accomplissement de leur mission de lutte contre le travail dissimulé. ».

La coordination est par ailleurs assurée au niveau départemental notamment par les « comités opérationnels de lutte contre le travail illégal » (COLTI), réunissant les services concernés. Selon des inspecteurs du travail auditionnés par la Mission, leur efficacité est très variable et, aux dires de M. Denis Pajaud, commissaire principal, chef de l'OCRIEST, ils « ne possèdent souvent qu'une existence purement formelle. ».

Au niveau national, une délégation interministérielle à la lutte contre le travail illégal (DILTI) a été créée, composée d'une quarantaine de personnes, mises à disposition par les ministères et organismes concernés : justice, emploi, intérieur, défense, finances, transports, agriculture, ACOSS, CMSA. Les trois quarts du personnel de la DILTI servent à Paris, le quart restant est réparti entre une antenne à Marseille et une à Toulouse. La Mission a été quelque peu déconcertée lors de l'audition de son représentant. On ne peut d'ailleurs que s'étonner de l'absence à sa tête d'un délégué depuis deux ans et d'un délégué adjoint depuis un an. M. Louis Bartolomei, chef de l'antenne de Marseille, lors de la réunion du 18 septembre 2001 consacrée au travail illégal, a regretté qu'elle se cantonne, depuis quelque temps, à la collecte de statistiques issues des verbalisations. Or le moins que l'on puisse dire est que ces dernières sont faibles.

Le secrétaire général de la DILTI, M. Thierry Priestley, le reconnaissait :

« Les données statistiques concernant la verbalisation de ces situations vous paraîtront certainement extrêmement décevantes. Pour la totalité des situations décrites, on compte en 1997 dix-sept procès-verbaux, dont six dans le secteur des hôtels, cafés, restaurants et commerces, six dans le bâtiment, un seul dans la confection, un dans l'agriculture et trois dans les activités récréatives. En 1998, nous étions à vingt-trois procès-verbaux, dont neuf pour les hôtels, cafés, restaurants et commerces, trois pour la confection, dix pour l'agriculture, un pour les activités de services. En 1999, douze procès-verbaux ont été dressés. Les tendances sont irrégulières, puisque entre 1997 et 1998 on en compte six de plus et qu'entre 1998 et 1999 cela diminue presque de moitié. ».

Et il l'avouait lui-même :

« Je vous l'avais indiqué initialement, il ne faut surtout pas mesurer la réalité du phénomène à l'aune des statistiques de la verbalisation. ».

Autrement dit, le travail clandestin existe bien et prospère, avec sa cohorte de travailleurs employés dans des conditions indignes, mais il n'est pas ou peu réprimé... Et les quelques opérations réussies comme celle dénommée « Printemps » qui s'est déroulée en mai 2000 ne peuvent dissimuler ce constat d'échec.

Il a sans doute plusieurs causes, la première étant la difficulté des enquêtes mise en avant par tous les intervenants. M. Thierry Priestley, évoquant des ateliers chinois devant la Mission, observait :

« Pour identifier le lieu de travail, il n'y a pas d'autre moyen que les filatures. Elles se sont révélées extrêmement difficiles et n'ont pas permis d'aboutir à des résultats, dans la mesure où ces personnes, qui sont acheminées collectivement le matin, sont dispersées un peu partout de façon extrêmement habile. Il faudrait déployer des moyens énormes pour un rendement incertain si l'on voulait véritablement identifier l'ensemble de ces lieux de travail. On ne peut pas dire que les choses ne se font pas, j'ai l'assurance que les services de police font leur travail. Mais c'est très long et difficile. ».

Les enquêtes sont difficiles parce que les preuves doivent être apportées par les services de police et qu'elles ne peuvent s'appuyer sur les travailleurs clandestins peu enclins à coopérer. Par ailleurs, les obligations auxquelles doivent se soumettre les donneurs d'ordres ont été jugées insuffisantes par de nombreux intervenants.

Selon M. René Bailly, sous-directeur à la division des renseignements généraux de la préfecture de police de Paris, « la législation n'est pas suffisamment contraignante en termes d'obligations auxquelles sont soumis les donneurs d'ordres s'agissant des commandes qu'ils passent auprès de leurs sous-traitants. On leur demande de s'assurer de certaines garanties, par exemple que l'intéressé auquel ils vont sous-traiter telle ou telle opération de confection est bien inscrit au registre du commerce. On s'aperçoit que des faux grossiers leur sont présentés et dans la mesure où l'on considère qu'ils ne sont pas spécialistes de faux en écritures, on ne se montre pas trop exigeant à leur égard. ».

Le commissaire principal Gilles Beretti précisait au cours de la même audition :

« S'il souhaite la réalisation de 10 000 pièces et qu'il ne voit que deux ouvriers sur place alors qu'on lui dit que le travail sera effectué dans les deux jours, le donneur d'ouvrage doit comprendre que c'est impossible. Mais la preuve est indirecte et nous devons établir le délit par des déclarations détaillées, ce qui n'est pas aisé si nous ne bénéficions pas de la collaboration des personnes exploitées. Les responsables d'ateliers peuvent nous dire relativement ce qu'ils veulent si nous n'avons pas trouvé d'éléments matériels de preuves. Si les déclarations détaillées sont recueillies, nous n'avons pas de problèmes avec le parquet, mais le parquet se heurte aussi au phénomène de collecte de preuves. ».

Mme Marie-France Monéger, chef de la sous-direction de la lutte contre l'immigration irrégulière à la direction centrale de la police aux frontières (PAF), s'est aussi exprimée à ce sujet :

« Les donneurs d'ordres, ceux qui fournissent le tissu pour la confection, sont très peu poursuivis, parce qu'ils se prévalent de leur ignorance des faits et arguent de leur bonne foi. Lorsque l'organisation est complexe, il serait intéressant que l'on puisse travailler, dans le cadre de l'exécution de commissions rogatoires, directement sur les donneurs d'ordres. Ce n'est pas toujours possible, car cela implique l'ouverture d'une information judiciaire, la plupart du temps refusée. Une fois l'officine démantelée, il est très difficile, sauf à se lancer dans des recherches financières longues et très coûteuses, de démontrer la mauvaise foi du donneur d'ordres. Peut-être aurions-nous besoin de quelques outils juridiques supplémentaires. ».

Et elle appelait de ses v_ux une réforme sur ce point :

« En revanche, la loi nous paraît insuffisamment sévère à l'encontre des donneurs d'ordres. Nous avons essayé de vous démontrer que leur apparente légalité, et le peu d'exigences et de sanctions qui pèsent sur les donneurs d'ordres, leur donnent tous les moyens pour échapper à leurs responsabilités. Nous souhaiterions que la loi nous permette de démontrer que le donneur d'ordres ne pouvait ignorer que l'entreprise faisait appel à de la main-d'_uvre en situation d'exploitation, qu'elle soit composée de clandestins ou non. Lorsqu'une commande, passée le vendredi, est livrée le lundi alors qu'elle représente le travail de tonnes de tissus, on ne peut qu'être confirmé dans l'idée qu'il s'agit d'une exécution faite par des ouvriers en situation irrégulière et traitée en dehors du cadre de la législation du travail française. Faire peser sur les donneurs d'ordres des obligations supplémentaires nous paraîtrait un moyen de faciliter leur responsabilisation. ».

Les moyens des services ne sont sans doute pas suffisants et surtout la lutte contre le travail clandestin n'est pas jugée partout comme une priorité. Mme Marie-France Monéger déclarait :

« Je ne vous étonnerai pas en vous disant que si l'Office disposait de plus de moyens, il ferait davantage. À ce jour, l'Office central compte 80 fonctionnaires, à compétence nationale. Si nous prenons en compte les fonctionnaires des brigades mobiles de recherche des unités territoriales, le nombre total doit être doublé. L'Office central ne travaille pas que sur les ateliers clandestins. L'unité qui s'y consacre compte une quinzaine de fonctionnaires, lesquels ont démantelé en cinq ans 140 ateliers. Il est certain qu'avec quinze fonctionnaires supplémentaires, nous en démantèlerions le double, parce que nous disposons des informations nécessaires pour doubler la charge de travail. Vous dire combien il faudrait de fonctionnaires pour éradiquer de manière durable le phénomène, je ne m'y aventurerai pas, car cela reviendrait à lire dans la boule de cristal, mais il est vrai que l'on pourrait faire mieux avec plus de monde, d'autant que nous travaillons essentiellement sur la région parisienne, parce qu'il y a dans cette région de quoi faire et que nous nous déplaçons assez peu. ».

La situation en province, où, il est vrai, le phénomène est sans doute moins important, n'est pas plus satisfaisante. M. Gilles Beretti :

« Nous sommes un service spécialisé et disposons par conséquent des moyens pour ce faire, mais en province, des services similaires au nôtre n'existent pas forcément, excepté dans les très grandes villes, et encore ! Ce qui explique que les statistiques sont nécessairement plus faibles, parce que les services ont peu de moyens et doivent assumer des missions prioritaires d'ordre public. Ils gèrent le travail illégal quand ils le peuvent. ».

M. René Bailly confirmait ces dires :

« Je pense que nous sommes, hormis les services de la direction de la police aux frontières, le seul service de police en France à effectuer de manière spécialisée ce type de travail. Sont compétents pour l'effectuer en province la gendarmerie nationale et les services de police locaux, mais on sait qu'ils sont pris à d'autres tâches et qu'ils ne disposent pas toujours de fonctionnaires spécialisés compte tenu du particularisme de la procédure en matière de travail illégal. ».

M. Denis Pajaud, commissaire principal, chef de l'Office central pour la répression de l'immigration irrégulière et de l'emploi d'étrangers sans titre (OCRIEST), indiquait lui aussi :

« Nous cherchons à sensibiliser l'ensemble des services de police et de gendarmerie. Cela fait partie de nos missions telles que je les ai décrites dans mon propos liminaire. Or, ce genre d'affaires n'est pas une priorité des services de police et de gendarmerie et un travail de sensibilisation est à entreprendre à ce titre. »

Une autre cause de ces résultats faibles des investigations est peut-être qu'au bout du compte les sanctions sont insuffisantes : deux ans d'emprisonnement et 200 000 francs d'amende pour l'employeur qui exerce son activité dans des conditions illégales, trois ans d'emprisonnement et 300 000 francs d'amende en cas d'emploi d'étranger démuni de titre de travail, deux ans d'emprisonnement et 500 000 francs d'amende en cas d'abus de vulnérabilité (cinq ans d'emprisonnement et 1 million de francs d'amende lorsque l'infraction est commise à l'égard de plusieurs personnes ; ces possibles condamnations sont dérisoires par rapport aux profits tirés de l'exploitation, comme le confirmait M. René Bailly devant la Mission :

« En réalité, il faut savoir que les profits générés par la pratique du travail illégal sont très importants et parfois si considérables qu'ils rendent peu dissuasives les peines encourues. ».

S'ajoute donc aux difficultés que l'on vient de citer le fait que le profit est aussi celui de l'industrie du prêt à porter français. Mme Marie-France Monéger, après les responsables de l'ASLC, l'a confirmé devant la Mission :

« S'agissant de la demande, les entreprises de textile et de confection cherchent à travailler à flux tendus, sans avoir de stocks, mais en répondant très rapidement à la demande. Dans la confection féminine, cela signifie être éminemment réactif ; les entreprises doivent être en capacité de réaliser très rapidement des quantités importantes de vêtements, quitte à copier ce qui se fait ailleurs, et à livrer le produit dans des temps records. Pourquoi la confection féminine ? Parce qu'elle est beaucoup plus réactive. On rencontre assez peu d'ateliers clandestins dans la confection masculine, qui est réalisée dans d'autres pays. Les ateliers en France travaillent exclusivement en matière de confection féminine, parce que les entreprises, les magasins souhaitent réagir très rapidement. Ces entreprises trouvent chez les patrons d'ateliers, clandestins ou semi-clandestins, des partenaires rapides, efficaces. Une partie de la marchandise n'apparaissant dans aucune comptabilité, le bénéfice s'en trouve augmenté. ».

Au bout du compte, l'échec de la lutte contre le travail clandestin est bien patent, résultat et cause d'une certaine démobilisation des différents acteurs. Mme Marie-France Monéger l'avouait :

« La dernière question porte sur la nécessaire prise de conscience de l'ensemble des acteurs. L'OCRIEST, comme la sous-direction de la lutte contre l'immigration clandestine, ont encore bien des efforts à faire, mais également et plus largement, l'ensemble des acteurs qui luttent contre le travail dissimulé. Sans faire preuve de pessimisme, on entend encore trop souvent la réflexion chez l'ensemble des acteurs, et pas seulement chez les policiers, selon laquelle ces enquêtes représentent beaucoup de travail pour assez peu de résultats. Certains acteurs se posent la question de savoir si la volonté de lutter contre le travail illégal existe. Il suffit de lire les journaux, de voir les décisions de justice. Il faut noter également l'absence de délégué à la tête de la DILTI depuis deux ans. Les discours laissent pointer quelque démotivation. ».

c) Le cas particulier des mineurs

Les mineurs dont la Mission a eu à connaître sont des mineurs en situation d'esclavage - sexuel ou par le travail - ou en danger de l'être. Ils sont le plus souvent étrangers et sans papiers.

· Ils peuvent arriver sur le territoire avec l'aide de réseaux structurés ou non. C'est le cas des jeunes Africains par exemple, qui viennent pour être employés domestiques, parfois dans leur propre communauté. C'est aussi le cas des jeunes Roumains qui étaient conduits jusqu'à très récemment à Paris pour piller les horodateurs, de ces jeunes filles ou garçons des pays de l'est contraints à se prostituer ou des jeunes Chinois travaillant dans des ateliers clandestins.

La difficulté vient de ce que ces jeunes sont souvent en infraction et ne sont dès lors considérés par les services de police que comme des délinquants alors qu'ils sont surtout et avant tout des victimes.

Le rapport au Premier ministre que la présidente de la Mission avait élaboré dans un autre cadre sur les réponses à apporter à la délinquance des mineurs (29) insistait notamment sur la nécessité pour la police de prendre en compte les spécificités de ce type de délinquance en souhaitant par exemple que les compétences des brigades des mineurs - chargées de la prévention et de la protection - soient étendues aux mineurs délinquants. Cette nécessité d'appréhender les mineurs délinquants d'une autre façon est cruciale pour les victimes d'esclavage. Or on constate qu'aujourd'hui, la situation est on ne peut plus défavorable à leur protection. Le plus souvent, ces enfants sont instrumentalisés par des majeurs qui les exploitent et qui échappent, eux, à la justice.

Pourtant, et ceci malgré les mesures prises à la suite du rapport précité, les tâches restent cloisonnées. M. Frédéric Dupuch déclarait lors de son audition le 16 mai 2001 :

« Les missions ne sont pas les mêmes, car la brigade des mineurs est chargée de la protection des mineurs victimes. C'est elle qui, par exemple, vis-à-vis de cette même population des jeunes des Balkans, va traiter les affaires de mineurs en danger moral, ceux que l'on peut surprendre à faire de la mendicité... Mais les mineurs auteurs ne sont pas dans les attributions de la brigade. Nous avons là un partage des compétences.

« Nous ne sommes donc pas sur le même créneau d'observation. Ceux qui commettent des actes répréhensibles de délinquance relèvent de notre compétence propre. En revanche, nous adresserons à la brigade des mineurs certains mineurs que l'on va trouver dans des situations de mendicité ou les petits laveurs de pare-brise. C'est pourquoi il n'y a pas de lien, à l'occasion des investigations que nous pouvons effectuer. La brigade des mineurs a connaissance, par le biais des diffusions des télégrammes, de tous les mineurs que nous avons mis en cause dans les enquêtes, mais elle n'intervient pas dans le déroulement des procédures. C'est seulement une information réciproque. ».

On tombe évidemment ici sur un problème de moyens. Ceux des brigades de protection des mineurs sont manifestement insuffisants et elles ne sont pas présentes sur tout le territoire. Lors de son audition, Mme Claire Brisset, défenseure des enfants, faisait état de ses entrevues avec les responsables des brigades à Paris et à Marseille en ces termes :

« On ne peut pas asseoir une véritable politique de protection des mineurs si on laisse les brigades spécialisées dans cet état de déliquescence, bien indépendante de la volonté de leurs responsables. Au surplus, ces brigades n'existent pas partout. Enfin, lors de déplacements dans les départements, nous avons constaté que la division du territoire en zones « gendarmerie » et zones « police » n'est pas favorable à une protection efficace des mineurs, car elle engendre trop de frontières, de différences de hiérarchie et de modes de fonctionnement. Des dysfonctionnements sont dus à cette dichotomie constatée. ».

De fait, la brigade de protection des mineurs à Paris compte actuellement 75 fonctionnaires y compris le personnel administratif, contre 100 il y a quinze ans.

Les brigades ne sont même pas saisies automatiquement après l'arrestation d'un mineur auteur qui s'avère être aussi victime au cours de son audition. M. Frédéric Dupuch :

« Théoriquement, on pourrait considérer que, dans un premier temps, ce sont des mineurs auteurs, puis des mineurs en danger moral, d'où une mise en relation avec la brigade des mineurs. Mais dans la pratique courante en place depuis plus de vingt ans, nous rencontrons de telles difficultés avec ces mineurs que plus personne ne sait concrètement qu'en faire. »

Le lien s'est fait au moins à Paris par la création d'entités au sein de chaque arrondissement composées de deux ou trois fonctionnaires spécifiquement en charge des mineurs. Mais les mineurs arrêtés sont placés par la justice en charge des mineurs dans des foyers d'où ils s'échappent. Certains services de police (30) regrettent cet état de choses et marquent leur préférence pour l'instauration de centres éducatifs fermés. On peut se demander si une telle incarcération empêcherait ces jeunes de retomber à leur sortie aux mains des réseaux dès lors qu'elle ne s'accompagnerait pas d'une réelle prise en charge, adaptée à leurs besoins spécifiques.

Devant la Mission, Mme Ségolène Royal, ministre déléguée à la Famille, à l'enfance et aux personnes handicapées s'exprimait ainsi sur cette question :

« Il s'agit de savoir s'il ne convient pas de transformer les structures ouvertes existantes en structures en milieu fermé. Pour avoir beaucoup réfléchi sur le thème - j'avais été mandatée par le Conseil de sécurité intérieure sur le thème « famille et sécurité » - je dirai que la décision de transformer ces structures en milieux fermés, témoignerait de l'échec d'une pédagogie qui repose à la fois sur une fermeté sans faille et sur la confiance en la parole donnée et reçue. Une telle pédagogie, si elle est bien menée, a fait ses preuves. A partir des consultations que j'ai pu conduire auprès de policiers, d'éducateurs reconnus pour leur action sur le terrain, de magistrats, de pédopsychiatres, de proviseurs, de parents d'élèves, j'ai plutôt été confirmée dans la pertinence de cet engagement, de cet équilibre entre une fermeté et l'existence d'un espace de confiance fondé sur la parole donnée. ».

Elle marquait sa préférence pour la voie d'une meilleure prise de conscience des services de police :

« Il faut vraiment qu'un changement de culture et une vraie prise de conscience interviennent de la part de l'ensemble des services de police et de justice, d'abord sur l'ampleur du phénomène, puis sur la double caractéristique du mineur, à la fois délinquant et victime. ».

· Les mineurs peuvent aussi arriver sur notre territoire par leurs propres moyens, souvent clandestinement. Ils ne sont pas alors délinquants. Malgré les efforts engagés récemment, la Mission ne peut que constater que la situation qui leur est faite peut aller jusqu'à les pousser justement dans les mains des réseaux. Des associations, comme l'ANAFÉ, ainsi que la défenseure des enfants ont dénoncé les conditions faites aux mineurs étrangers arrivés seuls par avion à Roissy par exemple, et qui sont retenus en zone d'attente au milieu de majeurs. Il n'appartient pas à la Mission de traiter de la situation générale faite aux étrangers en zone d'attente mais ses préoccupations rejoignent celles des associations lorsqu'elles demandent des lieux d'accueil plus dignes ou une justice plus à l'écoute.

2.- Les difficultés de la justice

Bien évidemment, il ne saurait être ici question d'établir le bilan détaillé de l'encombrement et des difficultés que connaissent les juridictions françaises. On rappellera simplement que, selon les données fournies par l'annuaire statistique de la justice 2001, la durée moyenne des instructions en matière pénale est passée de 15,2 mois en 1995 à 16,7 mois en 1999. La variation annuelle du stock des affaires pénales en attente d'orientation demeure à un niveau élevé alors que le taux de réponse pénale, qui mesure la part des affaires « poursuivables » ayant fait l'objet soit d'une poursuite, soit d'une mesure alternative aux poursuites, s'établit seulement à 67,5 % en 1999 (64 % en 1994).

Cependant, le particularisme des affaires d'esclavage moderne requiert en matière de traitement judiciaire et policier, une spécialisation et un temps disponible qui font aujourd'hui généralement défaut.

a) Des magistrats insuffisamment spécialisés, des tribunaux encombrés et parfois expéditifs

Ainsi que l'a décrit Me Françoise Favaro, avocate au barreau de Paris qui défend souvent des personnes prises en charge par le CCEM, les premières affaires pour lesquelles elle est intervenue se sont heurtées à une grande « incrédulité », tant de la part des officiers de police judiciaire que de celle des magistrats du parquet. Si cet état d'esprit semble aujourd'hui moins fréquente que par le passé, il demeure toutefois que l'organisation même du service public de la justice ne facilite pas le traitement des affaires d'esclavage moderne.

En effet, dans les grandes juridictions, comme Paris, Créteil ou Bobigny, les services du ministère public sont spécialisés et répartis dans différentes sections selon la nature des infractions ; à ce titre il existe, notamment, des sections économiques ou financières ainsi que d'autres chargées des affaires impliquant des mineurs. Or, cet éclatement légitime des services du ministère public, conçu dans un souci d'efficacité, peut toutefois se révéler défavorable au traitement judiciaire des affaires d'esclavage moderne, qui sont susceptibles de relever de la compétence de plusieurs sections.

Sur ce point, les déclarations de Me Françoise Favaro sont particulièrement  édifiantes : « Au début, nous étions orientés vers la section financière du parquet qui traitait ces affaires dans une logique financière et non pas dans une logique de traite des êtres humains. La situation évolue, et la constitution de votre Mission en est une expression. Par ailleurs, le parquet pouvait également être saisi pour des infractions d'atteinte à la personne. Plusieurs sections pouvaient donc être saisies d'une même affaire. Cet aspect demande donc une formation particulière des magistrats du parquet.

« Par exemple, dans un des dossiers dont j'ai eu la charge, des policiers étaient mis en cause, ce qui a eu pour conséquence d'en attribuer le traitement à la première section du parquet de Paris. Parallèlement à ces prévenus, le dossier impliquait des personnes « ordinaires », d'où la compétence de la section financière. Ce dossier, qui concernait une même affaire, a donc été scindé en deux et les deux dossiers se sont perdus. Il a fallu ensuite demander leur jonction. Malgré tous ces obstacles, nous y sommes quand même parvenus.

« Au regard de ces nombreux problèmes, peut-être y aurait-il intérêt à créer une section spécifique du parquet qui aurait une compétence nationale, y compris pour diriger l'action des officiers de police judiciaire qui pourraient agir sur la France entière. En effet, au-delà du problème de l'esclavage domestique, nous avons des cas de réseaux, bien que moins nombreux ; d'où ma demande d'une compétence spécifique nationale, peut-être centralisée et unique, propre à la lutte contre la traite des êtres humains. Cela nous aiderait car nous avons constaté qu'à la section financière, à la section des mineurs ou à la section des atteintes aux personnes du parquet, on ne renvoie pas les dossiers de la même manière. ».

Au-delà de la question de la spécialisation des magistrats, les affaires de traite des personnes, et plus particulièrement celles mettant en cause des filières organisées de proxénètes, soulèvent de nombreuses difficultés matérielles en matière d'instruction et d'audiencement.

On a déjà évoqué la longueur des enquêtes policières nécessaires pour poursuivre les proxénètes. A l'occasion de son déplacement à Strasbourg, la Mission s'est vu confirmer ces difficultés, dans le détail, par Mme Aimée Roehrig, vice-présidente chargée des affaires correctionnelles :

« Dans une affaire qui va être jugée dans les prochaines semaines, on observe dans tous les classeurs de cette très longue enquête des écoutes téléphoniques, car les policiers avaient mis sur écoute une cabine téléphonique située sur les quais. Il y a donc des nuits entières d'écoute.

« Pour pouvoir déterminer qui sont les appelantes, cela demande beaucoup de temps puisque l'on entend seulement une voix de femme qui appelle des gens en République tchèque - c'est une affaire qui concerne un réseau tchèque et slovaque. Il faut donc identifier les personnes appelées et les personnes appelantes. Pour bien faire, cela supposerait un policier en permanence en face de la cabine téléphonique en train de photographier, minute par minute, les personnes qui téléphonent. Ces prostituées téléphonaient chacune deux fois par nuit pour rendre compte de leurs gains - « J'ai eu tant de clients, j'ai tant d'argent. » C'est énorme, nous avons deux gros classeurs d'écoutes téléphoniques.

« Ce sont des enregistrements en langue étrangère. Il faut donc qu'un traducteur réécoute et retranscrive les bandes. Dès que l'on va interpeller un premier individu dans une procédure, qui sera donc un intermédiaire sur place entre le proxénète tchèque et les filles, celui-ci sera détenu. Mais, pendant ce temps, les commissions rogatoires internationales vont courir. Cela va prendre un temps que l'on ne peut imaginer : des mois et des mois.

Mme la Présidente : On l'imagine bien, mais peut-on imaginer de faire mieux ?

Mme Aimée Roehrig : Au niveau d'un département, ce n'est pas possible. Je ne vois pas comment ce dossier pourrait aller plus vite, c'est impossible.

M. Marc Reymann : Arrivez-vous à contrôler les portables ? J'ai vu que la plupart des prostituées en avaient.

Mme Aimée Roehrig : Cela aussi est extrêmement difficile parce que lorsqu'une prostituée a un portable, il est acheté au nom d'une autre personne. Souvent, elle ne parle pas français. Le portable va donc être pris au nom de quelqu'un d'autre.

Le proxénète de son côté prend aussi la précaution de faire acheter son portable sous un autre nom que le sien. Vous voyez comment la police peut remonter la filière ! Elle essaie d'identifier les propriétaires du portable et leur demander à qui ils l'ont offert ou pour qui ils l'ont acheté.

Une affaire de proxénétisme, c'est un travail de Romain. Le dossier que j'ai est un remarquable dossier, un travail de police extraordinaire, mais c'est un travail de longue haleine...

M. Pierre Wagner (31) : Un travail de titan.

Mme Aimée Roehrig : Même pour le juge. Il m'a fallu passer trois jours pour étudier les écoutes téléphoniques, et j'ai pris toute la deuxième quinzaine d'août, pour ce dossier. C'est un temps considérable pour nous, mais cela l'est tout autant pour la police. Le travail qu'un tel dossier représente pour la police est inimaginable. Rien que les transcriptions et les traductions des écoutes demandent des heures de travail. ».

Si les instructions peuvent être ralenties, voire entravées par la complexité et la dimension internationale de ces affaires, d'autres difficultés apparaissent au stade de leur audiencement par la juridiction de jugement.

En effet, il ne s'agit pas de dossiers dans lesquels ne comparait qu'un seul prévenu, mais d'affaires aux multiples facettes et acteurs : prévenus, témoins, victimes... A ce propos, M. Guy Schrub, président du tribunal de grande instance de Strasbourg indiquait, lors de son audition par la Mission dans la capitale alsacienne : « en ma qualité de président de ce tribunal, mon rôle est, à 95 %, un rôle administratif et non juridictionnel. J'ai traité des dossiers de ce type il y a bien longtemps quand j'étais juge d'instruction, mais, depuis quelques années, je suis surtout un gestionnaire de la justice.

« Néanmoins, je me propose de vous parler de l'incidence de ce type de délinquance sur le fonctionnement des juridictions. C'est sans doute un aspect auquel l'on ne pense pas dès l'abord, mais qui peut s'avérer intéressant.

« Il s'agit, en effet, d'affaires particulières qui se traitent de façon différente, tant sur le plan des enquêteurs que sur celui de la gestion des débats. De telles affaires nécessitent des dispositions particulières d'organisation des audiences en termes de protection des victimes et d'organisation des débats. La plupart d'entre elles impliquent, en effet, une multiplicité de prévenus et de victimes, et, alors que le code de procédure pénale parle toujours au singulier du prévenu et de l'accusé, dans ce domaine, nous avons « des » prévenus et « des » victimes, qu'il faut prendre en charge les uns comme les autres. ».

Justice encombrée, justice entravée, trop lente certes mais aussi parfois trop rapide, voire expéditive.

Cela a pu être le cas au tribunal de Bobigny, statuant sur le maintien des étrangers en zone d'attente en application des dispositions de l'article 35 quater de l'ordonnance du 2 novembre 1945 sur l'entrée et le séjour des étrangers en France. L'Association nationale d'assistance aux frontières pour les étrangers (ANAFÉ), auditionnée par la Mission, a pu observer sur place de graves dysfonctionnements du service public judiciaire.

En effet, cette association a mené une campagne d'observation des audiences du tribunal de Bobigny en la matière pendant une période allant du 15 décembre 2000 à la fin du mois de janvier 2001. Bien que ses constatations aient pu être influencées par le mouvement de grève des avocats commis d'office intervenu au cours de la même période, il en ressort néanmoins une description précise et étayée de nombreuses irrégularités et de décisions extrêmement variables selon les magistrats. A raison parfois de 30 ou 40 personnes par jour, les examens des situations individuelles ne peuvent être que très rapides, parfois moins de cinq minutes, alors que la question de la détermination de l'âge de l'étranger comparaissant devant le tribunal était, jusqu'à l'arrêt de la Cour de cassation du 2 mai dernier, essentielle à la poursuite de la procédure.

Les dysfonctionnements de la justice peuvent faciliter le travail de recrutement des réseaux, ainsi qu'on l'a déjà observé. Ils sont, de surcroît, susceptibles de porter un préjudice tout particulier aux mineurs.

Dans le silence des textes et en raison d'une jurisprudence de la Cour d'appel de Paris que la Cour de cassation a infirmée le 2 mai dernier, le juge chargé d'apprécier l'opportunité de la prolongation du maintien en zone d'attente ordonnait la libération des mineurs en raison de leur incapacité juridique. Dans ce contexte, l'estimation de l'âge de l'étranger, démuni de documents attestant de son identité, s'effectuait selon une méthode de radiographie osseuse du poignet. Or, comme l'a déclaré devant la Mission Me Hélène Gacon, « la police de l'air et des frontières déclare que ce sont des majeurs [...] S'agissant des mineurs, parlons du test. Des jeunes arrivent avec des papiers déclarant qu'ils sont mineurs ; ces papiers sont immédiatement déclarés faux. La PAF déclare que ce sont des majeurs et on leur fait passer le test osseux, très controversé, car il prend en compte des études statistiques s'appuyant sur des populations qui ne sont pas du tout semblables ; en outre, on sait que la marge d'erreur peut atteindre deux années. On a vu des choses étonnantes. Un jeune a été déclaré majeur, mais la juge elle-même a fait observer qu'il lui semblait bien jeune. Elle s'est tournée vers nous pour demander si les associations pouvaient le prendre en charge. Nous n'étions pas là pour cela. Elle a alors déclaré qu'il s'agissait d'un jeune majeur qu'elle allait envoyer chez le juge des enfants, lequel n'a pas voulu le recevoir. Ce jeune était originaire de Sierra Leone. On ne sait ce qu'il est devenu. Il était vraiment très jeune.

« Dans un autre cas, le juge précédent avait demandé une contre-expertise à l'Hôtel Dieu sur le test osseux. La police de l'air et des frontières présentant à nouveau le « mineur-majeur » a déclaré que, ne disposant pas du budget, la contre-expertise n'avait pas été réalisée. La juge a alors déclaré le jeune majeur. ».

b) Des problèmes spécifiques d'ordre procédural

· Le dilemme de la procédure pénale : renvoi devant les tribunaux à l'issue de l'enquête préliminaire ou ouverture d'une instruction ?

En application de la première phrase de l'article 40 du code de procédure pénale, « le procureur de la République reçoit les plaintes et les dénonciations et apprécie la suite à leur donner ». Ainsi, en matière délictuelle, à l'issue de l'enquête préliminaire menée par les services de la police de leur propre initiative ou à la demande du ministère public, celui-ci peut notamment décider : un classement sans suite ; une comparution immédiate à la condition que la peine encourue n'excède pas sept ans d'emprisonnement, que les charges soient suffisantes et que l'affaire soit en état d'être jugée ; une citation à comparaître devant le tribunal correctionnel ou bien la saisine d'un magistrat instructeur.

Or, la nature de la procédure judiciaire choisie par le parquet n'est pas sans conséquence sur les résultats obtenus en matière de démantèlement des filières de la traite. En effet, si le choix de l'ouverture d'une instruction garantit un travail en profondeur pouvant aboutir au démantèlement d'une plus grande partie de la chaîne délictuelle, il implique toutefois des durées d'investigations et des sujétions procédurales supérieures qui diffèrent la mise en _uvre de la sanction, à la différence des procédures rapides de comparution immédiate ou de citation à comparaître. Dès lors, on est en droit de s'interroger sur la nature des procédures qu'il conviendrait de privilégier en matière de lutte contre les formes modernes de l'esclavage.

Cependant, eu égard à la complexité croissante des affaires en matière de proxénétisme international ou de filière d'immigration alimentant les ateliers clandestins, la Mission regrette, à l'instar de certains policiers mais aussi d'avocats, que les parquets ne saisissent pas davantage les magistrats instructeurs.

Comme en témoignent les déclarations faites devant la Mission par Mme Marie-France Monéger, chef de l'Office central pour la répression de l'immigration irrégulière et de l'emploi d'étrangers sans titres (OCRIEST), « dès lors que les indices sont suffisamment concordants
- après deux ou trois mois d'enquête préliminaire -, nous présentons à la justice une demande d'intervention qui, généralement, se fonde sur deux dispositions : soit sur la réquisition du procureur en application de l'article 78-2 du code de procédure pénale ; soit sur une ordonnance du président du tribunal de grande instance, en application de dispositions du code du travail. Ces deux dispositifs juridiques nous paraissent largement suffisants pour des interventions rapides dans le cadre d'opérations simples. En revanche, lorsqu'il s'agit de secteurs et d'organisations plus complexes, nous préférerions travailler sur le fondement de commissions rogatoires, ce qui nous est généralement refusé, le procureur de la République considérant qu'avec les deux premiers dispositifs juridiques nous avons matière à travailler.
[...] Les deux cadres juridiques évoqués précédemment, s'ils sont suffisants pour des affaires simples, je le répète, ne sont pas satisfaisants dès lors que les organisations sont complexes - et elles le sont de plus en plus. ».

Cette demande policière, fondée sur le souci légitime de l'efficacité de la répression, rejoint celle formulée par des avocats dans le cadre des affaires d'esclavage domestique, au nom de la défense du droit des victimes.

Parce qu'elles sont souvent confuses, encore choquées, les victimes d'esclavage domestique ont besoin de temps pour livrer leur témoignage et restituer la vérité des faits. Or, de tels délais ne leur sont offerts que dans le cadre judiciaire de l'instruction et non lorsque les procédures choisies par le parquet sont plus rapides. Ainsi que l'a expliqué Me Françoise Favaro, « dans cette hypothèse [de procédure judiciaire rapide], la difficulté vient de la faiblesse des enquêtes préliminaires et de la confusion des victimes qui est fort grande. Les victimes ne s'expriment pas très bien, elles sont assez confuses en termes de temps et d'espace, sur la date à laquelle elles sont arrivées, avec quelles personnes et par quels moyens.

« Nous rencontrons beaucoup de difficultés à établir, avec elles, la chronologie de leur séjour à partir de leur arrivée en France ainsi que la façon dont elles ont travaillé. Certaines, qui sont restées enfermées chez leurs employeurs, ont perdu les notions de temps et d'espace. Leur faire retrouver une expression claire et précise est un travail titanesque qui agace beaucoup les officiers de police judiciaire qui veulent des réponses claires et précises. Dès lors qu'ils ne parviennent pas à les obtenir de la plaignante, elle leur apparaît comme suspecte. La situation se retourne contre la jeune femme.

« Nous sommes confrontés à la même situation lorsque ces jeunes femmes viennent devant le tribunal ou le juge d'instruction, après une enquête préliminaire mal ficelée, et qu'elles se révèlent incapables de s'exprimer. Nous ne pouvons pas leur donner les réponses à toutes les questions. Nous leur disons d'être attentives, nous leur expliquons les informations qui leur seront demandées et nous les poussons à ne pas hésiter à répondre. Mais quand elles arrivent à la barre, c'est difficile, et j'ai assisté de la part de certains magistrats à une forme d'agressivité déroutante à leur égard.

« Le magistrat dit sur un ton agressif : « Alors vous faisiez la lessive à la main, et il n'y avait pas de machine à laver ? » La jeune femme répond qu'elle ne comprend pas. Le magistrat réitère sa question sur le même ton : « Il n'y avait pas de machine à laver ? » La jeune femme ne comprend pas le sens de la question.

« Nous assistons assez régulièrement à de telles situations, à savoir que nous avons une instruction qui se fait à la barre avec de l'autre côté, les prévenus présents, qui ont cité des témoins et préparé leur défense selon laquelle cette enquête préliminaire n'apporte aucune preuve et qu'elle est très mal faite. La défense demande qu'un travail d'information minimal soit effectué. La défense fait témoigner un certain nombre de personnes. Mais comme la victime est seule, isolée, qu'elle ne connaît personne, il nous est difficile de trouver quelqu'un pour témoigner en sa faveur. L'avocat ne peut se substituer au service de police judiciaire et mener l'enquête. Même le comité (32) qui travaille beaucoup à cela ne peut le faire non plus, car cela se retourne contre lui : on le taxera d'orienter les dossiers. Nous nous retrouvons donc assez fréquemment à la barre dans une situation catastrophique pour la victime. ».

· Des preuves souvent difficiles à rassembler

- En matière d'esclavage domestique, les faits se déroulent toujours au domicile privé, à huis clos. Dans ces conditions, lorsque la victime parvient à s'en échapper et effectue la démarche de déposer une plainte, elle ne peut apporter que sa parole, parfois confuse, contre celle, souvent, a priori, plus crédible, de ses employeurs qui obtiendront aisément de nombreux témoignages les disculpant. Ce déséquilibre est également une autre manifestation de la vulnérabilité sociale des victimes.

Or, fort heureusement, la justice ne peut condamner une personne sans preuves à l'appui, sur le seul fondement des déclarations de l'accusation. Comme l'a très bien expliqué devant la Mission M. Guy Meyer, substitut du procureur de la République au parquet de Paris, « les faits ayant lieu au foyer, la dénonciation de la victime n'est pas corroborée par la famille, ce qui suppose d'objectiver le témoignage par un certain nombre de témoignages extérieurs de personnes pouvant avoir perçu ponctuellement la situation en question. Chaque fois que nous avons pu obtenir de la victime une déclaration précise sur des activités ou des rencontres à l'extérieur, nous avons cherché à confirmer les dires de la victime par des témoignages extérieurs et il est vrai que tous les dossiers que nous avons conduits devant le tribunal sont des affaires où nous sommes parvenus à objectiver la déclaration par des témoignages extérieurs sur des situations ponctuelles.

« Faute de témoignages extérieurs ou en présence de témoignages extérieurs qui ne corroborent pas celui de la victime, nous n'avons pu faire avancer la procédure. J'ai en tête un dossier soutenu par le CCEM où les déclarations de la victime étaient précises et argumentées sur le caractère prégnant de l'atteinte à la dignité. Toutes les ouvertures extérieures données dans son témoignage n'ont pas été corroborées par les témoins. Nous avons acquis le sentiment « qu'elle en avait rajouté » pour laisser penser qu'elle avait été particulièrement maltraitée, mais nous n'avons pu retrouver la réalité de la maltraitance à l'extérieur. C'est un risque. Pour faire comprendre à l'autorité que manifestement il existe un problème, on exagère la maltraitance mais, par un effet de boomerang, si l'on s'aperçoit que les faits dénoncés ne correspondent pas à la réalité, la véracité de l'ensemble du témoignage en est affaiblie. ».

Par ailleurs, l'absence de formation spécifique des fonctionnaires de la police judiciaire dans le domaine de l'esclavage domestique a également été préjudiciable à la constitution de dossiers solides, capables de justifier l'ouverture d'une procédure par le parquet. « L'incrédulité » des officiers de police judiciaire, évoquée par Me Favaro devant la Mission, s'est ainsi traduite « par des procès verbaux [qui] ne comportaient aucun élément suffisant pour caractériser les délits pouvant être retenus par la suite ». A cet égard, si les comportements semblent avoir favorablement évolué, du moins à Paris, l'exigence d'une formation initiale et continue des policiers dans ce domaine serait certainement des plus utiles.

- En outre, comme on l'a vu précédemment, le développement massif de la prostitution de rue en France, au cours de ces cinq dernières années, est essentiellement le fait de filières de proxénétisme originaires de certains pays d'Europe de l'est ou d'Afrique de l'ouest.

Ce renouvellement de l'origine géographique des prostituées et des proxénètes s'accompagne d'une modification de leurs pratiques qui limite l'efficacité du système répressif français en raison de la complexité de l'établissement des preuves du proxénétisme.

D'une façon générale, les réseaux criminels actuels déplacent très fréquemment les prostituées qu'ils contrôlent. Cette mobilité ne se limite pas au seul territoire national mais peut aisément conduire une jeune femme dans différents pays de l'Union européenne. De surcroît, les proxénètes exercent une surveillance à distance des prostituées, par téléphone notamment, sans pratiquer une « protection » directe permettant à la police de les appréhender. Ce faisant, ils limitent leur identification par les services de police, ce qui entrave considérablement le travail d'enquête et de démantèlement des réseaux.

En effet comme l'a déclaré M. Dominique Rodriguez, policier du service d'investigation et de recherche de Strasbourg :

« Il y a une différence avec un proxénétisme extrêmement visible, comme l'était le proxénétisme traditionnel ; les services de la sécurité publique travaillent essentiellement sur des équipes de proxénétisme locales, c'est-à-dire des filles qui viennent en free lance, qui échappent à des réseaux étrangers et qui sont reprises par des locaux [...] Les informations que nous recueillons sur les réseaux étrangers sont communiquées au SRPJ dont les services sont plus outillés que nous pour travailler sur ces filières qui demandent un travail à long terme et qui, en termes de vision de première approche dans la rue, sont moins visibles. En effet, ces réseaux travaillent en faisant des comptes rendus téléphoniques, les filles sont surveillées par des équipes qui viennent, bien sûr, de temps à autre sur le terrain mais qui sont moins présentes que des réseaux de proxénétisme local classique.

« Donc, sur le plan de l'appréhension du problème, la visualisation du proxénétisme est bien moins apparente. Je pense que c'est cela que voulaient dire les policiers sur le terrain en disant que les proxénètes sont moins présents, moins visibles sur le terrain ; il y a davantage de systèmes de pilotage à distance, contrairement aux réseaux traditionnels locaux. ».

- Enfin, en matière de lutte contre les réseaux criminels de la traite, la collecte de preuves est particulièrement complexe et pourrait également justifier la mise en place d'opérations tendant à leur infiltration, que le droit positif français autorise, en application de l'article 706-32 du code de procédure pénale, en matière de trafic de stupéfiants.

Ainsi, le deuxième alinéa de cet article dispose que les officiers de police judiciaire ne sont pas pénalement responsables lorsque, « avec l'autorisation du procureur de la République ou du juge d'instruction saisi, qui en avise préalablement le parquet, ils acquièrent, détiennent, transportent ou livrent ces stupéfiants ou ces produits ou mettent à la disposition des personnes se livrant aux infractions mentionnées à l'alinéa précédent des moyens de caractère juridique, ainsi que des moyens de transport, de dépôt, de stockage, de conservation et de communication. L'autorisation ne peut être donnée que pour des actes ne déterminant pas la commission des infractions ».

Comme l'a déclaré devant la Mission M. Gilles Leclair, directeur adjoint d'Europol, « en matière opérationnelle, nous disposons aussi de lois sur les agents d'infiltration qui ne sont pas toujours adaptées. La législation française sur la possibilité d'infiltrer des trafics ne concerne pour l'heure que les trafics de stupéfiants et le blanchiment de l'argent, cette loi n'ayant pas été étendue à l'ensemble des trafics. De même, le témoignage anonyme des agents d'infiltration n'est actuellement pas recevable. Or, ayant servi six ans à la tête de l'Office central des stupéfiants en France, je me suis rendu compte que le témoignage des agents infiltrés pose un véritable problème. En effet, il est d'abord très difficile de les former et nous n'en avons pas autant qu'il en faudrait - quand on en a de bons, leur témoignage lors du procès pénal empêche de les utiliser deux fois !  Au surplus, cela met en péril leur intégrité physique. Il conviendrait donc de réfléchir à une modification de la loi sur ces points. »

· Des règles en matière de placement en détention provisoire inadaptées

La loi n° 2000-516 du 15 juin 2000 renforçant la protection de la présomption d'innocence et les droits des victimes a procédé à une profonde réforme du régime du placement en détention provisoire afin de mieux encadrer le recours à cette mesure privative de liberté. Cet indéniable progrès en matière de libertés publiques s'est traduit, schématiquement, par une augmentation du quantum des peines permettant de recourir au placement en détention provisoire ainsi que par le transfert de cette compétence du juge d'instruction au juge des libertés et de la détention.

Désormais, en application de l'article 143-1 du code de procédure pénale, « la détention provisoire ne peut être ordonnée ou prolongée que dans l'un des cas ci-après énumérés :

« 1° La personne mise en examen encourt une peine criminelle ;

« 2° La personne mise en examen encourt une peine correctionnelle d'une durée supérieure ou égale à trois ans d'emprisonnement ;

« 3° Toutefois, la détention provisoire ne peut être ordonnée ou prolongée que si la peine encourue est supérieure ou égale à cinq années d'emprisonnement, s'il est reproché à la personne mise en examen un délit prévu par le livre III [ce livre regroupant les infractions contre les biens] du code pénal et que cette personne n'a pas déjà été condamnée pour une peine privative de liberté sans sursis supérieure à un an.

« La détention provisoire peut également être ordonnée dans les conditions prévues à l'article 141-2 lorsque la personne mise en examen se soustrait volontairement aux obligations du contrôle judiciaire ».

Appliquées aux délits prévus par les articles 225-13 et 225-14 du code pénal relatif aux conditions de travail et d'hébergement incompatibles avec la dignité humaine, punis sous leur forme simple de deux ans d'emprisonnement, ces nouvelles dispositions interdisent tout placement en détention provisoire dans ce type d'affaires en raison de la faiblesse de la peine encourue.

En matière d'esclavage domestique, le fait de laisser en liberté les employeurs mis en cause peut leur permettre de faire disparaître des preuves et d'organiser au mieux leur défense, par exemple en dissuadant des voisins, ou des témoins éventuels favorables à la victime de se manifester ou de s'exprimer. Or, le 1° de l'article 144 du code de procédure pénale précise pourtant que la détention provisoire ne peut être ordonnée ou prolongée que si elle constitue l'unique moyen de « conserver les preuves et indices matériels ou d'empêcher soit une pression sur les témoins ou les victimes, soit une concertation frauduleuse entre personnes mises en examen et complices ».

La Mission jugerait donc opportun d'augmenter le quantum des peines encourues pour les délits de conditions de travail et d'hébergement incompatibles avec la dignité humaine afin de les mettre en cohérence avec : la valeur constitutionnelle des principes ainsi protégés ; le renforcement de l'efficacité de la répression de ces délits ; le principe affirmé par l'article 144 du code de procédure pénale de protection des preuves compte tenu des pratiques parfois observées dans les affaires de cette nature.

· Une dimension internationale délicate à maîtriser

La notion de filière internationale est essentielle à la compréhension du phénomène de la traite dans toute sa dimension.

De fait, lorsqu'une juridiction française est saisie, qu'il s'agisse du magistrat instructeur ou de la juridiction de jugement, l'efficacité de son action exigera, en règle générale, des effets de droit sur des personnes physiques ou morales résidant hors du territoire national qui peuvent se révéler délicats à obtenir. On se trouve là face aux difficultés bien connues d'exécution des commissions rogatoires internationales. De plus, comme l'observait devant la Mission Mme Agnès Fournier de Saint-Maur, alors chef du département spécialisé dans la traite des êtres humains au secrétariat général d'Interpol : « il ne faut absolument pas sous-estimer - c'est capital - le pouvoir de corruption et d'infiltration du crime organisé, notamment au sein des structures gouvernementales des pays d'origine. Il va sans dire que la situation économique de la plupart de ces pays en fait des proies extrêmement faciles. Le profit énorme tiré par le crime organisé de ce type de trafic lui donne un grand pouvoir sur les structures gouvernementales et lui permet de corrompre largement les structures qui les autorisent à développer leurs activités. ». Elle ajoutait d'ailleurs que « même si cette corruption et cette infiltration sont plus largement développées au niveau des pays d'origine, je ne pense pas qu'il faille la sous-estimer au niveau des pays de destination. ». Pour sa part, M. Gilles Leclair s'exprimait en ces termes lors de son audition : « on parle souvent de corruption [...] La corruption est souvent un problème de nature économique. Le chef de la police en Ukraine doit gagner 600 francs par mois : un tel niveau de rémunération peut faciliter la corruption. ».

La réalité de ce phénomène a contraint la justice à imaginer des solutions indirectes, comme celle que M. Edmond Stenger, procureur de la République de Strasbourg, a qualifié de « stratégie du mandat d'arrêt international » dont l'objectif « est de faire condamner ces proxénètes que nous avons identifiés car on ne sait pas vers quels sommets on remonte. Nous avons adopté cette stratégie de les faire condamner en France pour les rendre immobiles et les assigner dans leur pays, ce qui est une forme de sanction. ».

Pour autant, la coopération judiciaire avec certains pays d'origine de la traite (examinée plus en détail dans un autre chapitre du rapport) semble s'être développée depuis peu si l'on en croit les informations communiquées à la Mission par les services de la Chancellerie.

Il n'est cependant pas nécessaire de quitter le territoire de l'Union européenne pour rencontrer des difficultés dans la mise en _uvre de la répression du proxénétisme. A cet égard, les observations réalisées par la Mission lors de son déplacement à Strasbourg sont édifiantes quant aux conséquences du défaut d'harmonisation des différentes législations nationales au sein de l'Union européenne.

Des difficultés d'une ville frontalière d'un pays « réglementariste » :
l'exemple de Strasbourg

D'après les informations communiquées à la Mission à l'occasion de son déplacement dans cette ville les 10 et 11 septembre 2001, le nombre de prostituées de rue est évalué à 250 personnes environ, soit un quasi-doublement en cinq années. Cette croissance est majoritairement due à l'arrivée de prostituées d'origine bulgare et, dans une moindre mesure, moldave. Néanmoins, selon des déclarations convergentes de nombreux interlocuteurs rencontrés par la délégation de la Mission, les souteneurs de ces jeunes femmes, lorsqu'ils se rendent en Europe de l'ouest, demeurent à quelques kilomètres de Strasbourg, en Allemagne d'où ils exercent, le cas échéant, un contrôle à distance des prostituées, notamment par l'intermédiaire des téléphones portables.


Nombre d'entre elles logent également en Allemagne et se rendent en taxi à Strasbourg afin de s'y prostituer. Là aussi, la mobilité de ces jeunes femmes, la discrétion, voire l'absence physique de leurs souteneurs ou de leurs lieutenants, rendent plus complexe le travail d'enquête des services de police. De surcroît, le droit pénal allemand n'obéit pas aux même distinctions que le droit pénal français quant aux incriminations et aux peines encourues.

M. Edmond Stenger, procureur de la République a cité l'exemple « d'un proxénète, citoyen allemand, que les Allemands ne considèrent pas comme proxénète, et contre lequel nous avons ouvert une information. Nous avons dû attendre qu'il veuille bien franchir la frontière, un jour où il amenait des filles en France, pour le placer en détention. Nous n'avons malheureusement pas pu le conserver longtemps parce qu'il n'était qu'un intermédiaire. Il était toutefois un maillon important des filières tchèques et slovaques.

« Je me souviens très bien que, lors d'une réunion de travail que nous avons eue avec le parquet d'Offenburg et la police allemande, nous avons buté sur cette réalité incontournable de la divergence des législations. Je crois beaucoup à leur nécessaire harmonisation si l'on veut combattre ces crimes. »

c) Les suites du jugement

Les victimes de la traite sont souvent considérées, de prime abord, comme des personnes coupables d'infractions aux règles d'entrée ou de séjour des étrangers en France. A ce titre, elles peuvent être incarcérées et faire l'objet d'une mesure de reconduite à la frontière.

Toutefois, les mineurs étrangers n'étant pas susceptibles d'être reconduits à la frontière, l'absence de prise en charge et de suivi à l'issue d'une procédure judiciaire les concernant leur est tout particulièrement préjudiciable.

Lorsqu'ils sont incarcérés, les mineurs étrangers victimes de la traite se trouvent dans une situation administrative sans issue. Inexpulsables, dépourvus de représentant légal, ces mineurs ne se voient offrir aucune perspective par les différents services de l'Etat, dont le découragement, qui semble poindre aujourd'hui, est parfaitement compréhensible.

A cet égard, les déclarations faites à la Mission par Mme Valérie Prats, conseillère d'insertion et de probation à la maison d'arrêt de Fleury-Mérogis, illustrent les difficultés, voire les impasses, auxquelles sont confrontés les services de la justice : « nous réfléchissons à la situation des mineures étrangères tombées sous le coup d'une décision d'interdiction du territoire français, que nous ne pouvons légalement mettre en liberté sans prise en charge, sauf que dans leur cas, nous sommes confrontés à l'absence de représentant légal sur le territoire français. Nous nous sommes posé la question de savoir si nous devions faire désigner le préfet du département comme représentant légal, car nous avons abouti à des situations aberrantes : des jeunes filles de seize ans sont sorties à vingt-deux heures trente de Fleury-Mérogis et nous n'avons jamais plus entendu parler d'elles. Sont-elles retombées entre les mains de personnes responsables de leur venue ?

M. le Rapporteur : Il n'existe donc aucune prise en charge en ce qui concerne les mineurs ?

Mme Valérie Prats : A partir de seize ans, avec l'accord du procureur de la République, le jeune peut sortir libre sans prise en charge. En deçà de seize ans, la prise en charge est obligatoire.

M. Marc Reymann : Entre seize et dix-huit, le procureur donne-t-il son accord systématiquement ?

Mme Valérie Prats : De guerre lasse, car on ne peut retenir indéfiniment une personne, sauf à instaurer un régime de détention arbitraire. Il nous est arrivé de passer une journée entière avec les services éducatifs auprès des tribunaux en leur demandant de prendre en charge une mineure. Dans de tels cas, il nous est répondu invariablement qu'elle est interdite du territoire français, qu'elle ne va pas rester, que le réseau va la récupérer. Nous avons réussi à obtenir un placement en urgence d'une jeune femme dans un foyer dépendant de la protection judiciaire de la jeunesse. Cela a duré quelques jours, car il y a eu un rapt de la jeune femme du foyer où elle avait été placée. Elle a été reprise par les membres de sa communauté d'origine.

M. le Rapporteur : Les autres expériences de placement dans des foyers se sont-elles toujours terminées ainsi ?

Mme Valérie Prats : Oui, à des échéances plus ou moins brèves.

M. Yannick Royer : Le placement ne dure pas la semaine. Garçons ou filles, le constat est le même.

Lorsque nous établissons des relations privilégiées avec certains foyers de l'Essonne - le département dans lequel nous travaillons - nous constatons que des hommes adultes, en voiture, attendent les jeunes filles à la tombée de la nuit. Les foyers n'ont pas un aspect coercitif aussi poussé que le nôtre. Leurs locaux ne sont pas adaptés pour retenir les jeunes filles. Elles restent vingt-quatre/quarante-huit heures. Par ailleurs, il est vrai que la protection judiciaire de la jeunesse est confrontée à une certaine lassitude de ses personnels face à cette absence de contrôle sur ces jeunes filles ou jeunes garçons ».

Les mesures annoncées récemment par le Premier ministre concernant notamment la nomination d'un administrateur ad hoc pour aider dans leurs demandes les mineurs étrangers arrivés sur le territoire vont certainement dans la bonne direction.

3.- Internet : un nouveau défi

Outil transnational, Internet ne peut manquer d'intéresser les réseaux criminels internationaux, et notamment ceux qui se spécialisent dans la traite des êtres humains.

Le code pénal français a pris en compte cette nouvelle dimension pour ce qui concerne l'exploitation sexuelle. Ainsi, selon l'article 225-7 10° du code pénal, tel qu'introduit par la loi n° 98-468 du 17 juin 1998, le fait de se livrer au proxénétisme « grâce à l'utilisation, pour la diffusion de messages à destination d'un public non déterminé, d'un réseau de télécommunications » - ce qui désigne clairement les cas de diffusion illicite sur Internet - constitue une circonstance aggravante. Il en est de même, aux termes de l'article 227-26 5°, lorsqu'il s'agit d'un mineur consentant mis en contact avec un majeur par ces moyens.

L'article 227-23 dudit code, dans sa rédaction issue de la loi précitée, sanctionne de trois ans d'emprisonnement et de 300 000 francs d'amende le fait, en vue de sa diffusion, de fixer, d'enregistrer ou de transmettre l'image ou la représentation à caractère pornographique d'un mineur. Ces peines sont portées à cinq ans d'emprisonnement et 500 000 francs d'amende lorsqu'un réseau de télécommunications a été utilisé pour la diffusion de ces images à destination d'un public non déterminé. En outre, l'article 227-24 du même code punit de trois ans de réclusion et 500 000 francs d'amende le fait de fabriquer, transporter ou diffuser, par quelque moyen que ce soit, un message de caractère violent ou pornographique susceptible d'être vu ou perçu par un mineur.

Plusieurs pays membres de l'Union européenne ont également adopté des dispositions spécifiques en matière de pédopornographie. Il en est ainsi, à titre d'exemple, de l'Italie qui, en application des articles 600 ter et quater du code pénal, punit « l'exploitation des mineurs dans le but de réaliser des exhibitions pornographiques ou de produire du matériel pornographique » ainsi que quiconque « diffuse ou publie du matériel pornographique, y compris par voie informatique, distribue ou divulgue des informations destinées au racolage ou à l'exploitation sexuelle des mineurs. ».

Des incriminations comparables existent également en Espagne (article 189 du code pénal). Toutefois, on observera qu'à la différence de la France qui, en application de l'article 321-1 du code pénal punit également le simple détenteur d'images, au titre du recel d'un délit, la législation espagnole ne le permet pas et se limite à autoriser la mise en cause des opérateurs techniques ayant diffusé de telles images.

Comme le déclarait devant la Mission M. Gilles Leclair, directeur adjoint d'Europol, « dans la mesure où les organisations criminelles peuvent parfaitement passer des e-mails plutôt que d'utiliser le téléphone, il nous faut, en conséquence, disposer des moyens techniques pour les surveiller, qui existent. Il faut également être en mesure de contrer les messages ou les réseaux malveillants, de contrôler en amont les fournisseurs d'accès, ce qui n'est pas simple. Les échanges s'opèrent en temps réel, les fournisseurs sont situés à l'autre bout de la planète et nous sommes désarmés au niveau législatif pour agir en temps réel sur les donneurs d'instructions. Sur ce sujet, nous travaillons de concert avec la Commission qui essaye de publier une directive chargée d'améliorer les règles applicables ; mais, là aussi, nous sommes dépendants des pays tiers. En effet, nous constatons le développement de véritables paradis pour les fournisseurs d'accès - Manille et les Philippines - comme il existe des paradis fiscaux ».

Le développement des nouvelles technologies constitue, sans conteste, un double défi pour les juridictions : de compétence territoriale d'abord et d'ordre procédural ensuite, notamment en matière de collecte des preuves.

a) Des règles de compétence territoriale à l'échelle nationale fragilisées par un réseau de dimension mondiale

En matière de compétence juridictionnelle, le code pénal combine des règles d'attribution relatives, d'une part, au lieu de commission des faits et d'autre part, à la nationalité de leur auteur ou de la victime.

S'agissant des règles attributives de compétence en application du seul principe de territorialité, l'article 113-2 du code pénal dispose que « la loi pénale française est applicable aux infractions commises sur le territoire de la République. L'infraction est réputée commise sur le territoire de la République lorsque l'un de ses faits constitutifs a eu lieu sur ce territoire ». En matière de diffusion de contenus illicites sur Internet, la possibilité d'y avoir accès en France suffit à constituer le délit et à attribuer la compétence aux juridictions nationales, quand bien même les responsables de ces faits se situeraient hors du territoire.

On ajoutera que, en matière délictuelle, l'article 46 du nouveau code de procédure civile dispose que le demandeur peut saisir, à son choix, outre la juridiction du lieu où demeure le défendeur, celle du lieu du fait dommageable ou celle dans le ressort de laquelle le dommage a été subi. C'est en application de cet article que le président du tribunal de grande instance de Paris s'est déclaré compétent dans l'affaire opposant la LICRA, le MRAP et l'UEJF à Yahoo et concernant la vente en ligne d'objets nazis. En complément de cette analyse, il convient de rappeler que la 14e chambre civile de la cour d'appel de Paris a considéré, le 1er mars 2000, « que le juge compétent est le juge du ressort où le constat qui révèle l'existence du site susceptible de porter atteinte aux intérêts d'autrui a été dressé ».

n outre, la jurisprudence a estimé que la juridiction française est compétente pour connaître des faits commis hors du territoire national par un étranger dès lors que ces faits apparaissent comme indivisiblement liés avec une infraction également imputable à cet étranger et dont elle est également saisie : tel est le cas de la participation à un crime commis à l'étranger et qui constituait un des buts de l'association de malfaiteurs réputée commise en France à laquelle cet étranger avait pris part. Cet exemple d'une structure internationale ramifiée pourrait trouver à s'appliquer aux contenus illicites diffusés sur Internet.

Au niveau européen uniquement, l'article 5 de la convention de Bruxelles du 27 septembre 1968, concernant la compétence judiciaire et l'exécution des décisions de justice, dispose que tout défendeur domicilié sur le territoire d'un Etat contractant peut être attrait, dans un autre Etat contractant et, en matière délictuelle, devant le tribunal du lieu où le fait dommageable s'est produit.

En ce qui concerne les infractions commises à la fois sur le territoire de la République et à l'étranger, l'article 113-5 du code pénal prévoit que la loi pénale française est applicable à quiconque s'est rendu coupable sur le territoire de la République, comme complice, d'un crime ou d'un délit commis à l'étranger si celui-ci est puni à la fois par la loi française et par la loi étrangère et s'il a été constaté par une décision définitive de la juridiction étrangère.

Par ailleurs, s'agissant des infractions commises exclusivement en dehors du territoire national, il convient de distinguer selon la qualification criminelle ou délictuelle des faits. En matière criminelle, l'article 113-6 du même code prévoit que la loi pénale française est applicable à tout crime commis par un Français hors du territoire national. En revanche, en matière délictuelle, le deuxième alinéa du même article dispose que la loi pénale française est applicable aux ressortissants de la République responsables de tels agissements si les faits sont punis par la législation du pays où ils ont été commis. De surcroît, la poursuite des délits ne peut être exercée qu'à la requête du ministère public et doit être précédée d'une plainte de la victime ou de ses ayants droit ou d'une dénonciation officielle par l'autorité du pays où le fait a été commis.

Appliquée aux délits de pédopornographie et de diffusion de contenus illicites, cette procédure complexe et réservée au ministère public, pourrait représenter un obstacle certain à leur répression, sans compter la difficulté substantielle que représente le respect de la clause de la double incrimination.

C'est pourquoi, le législateur, désireux de renforcer la répression de certains agissements particulièrement condamnables en matière sexuelle, a instauré un régime spécifique en ce domaine. Ainsi, l'article 227-27-1 du code pénal prévoit que, par dérogation aux dispositions du deuxième alinéa de l'article 113-6, dans le cas où les infractions prévues par les articles 227-22, 227-23, 227-25 à 227-27 du même code seraient commises à l'étranger par un Français ou une personne résidant habituellement sur le territoire français, la loi de la République est applicable sans qu'il soit nécessaire qu'il existe une double incrimination et sans que le ministère public dispose seul du pouvoir de requérir les poursuites.

Les références précitées visent respectivement : les délits de corruption de mineur ou d'organisation de réunions comportant des exhibitions ou des relations sexuelles auxquelles le mineur participe ; l'enregistrement ou la transmission, en vue de sa diffusion, d'une image d'un mineur à caractère pornographique ; les atteintes sexuelles, sans violence ni contrainte, sur la personne d'un mineur de moins de quinze ans ainsi que celles concernant un mineur de plus de quinze ans, non émancipé par le mariage et commises par un ascendant légitime ou une personne qui abuse de son autorité. Cette dérogation avait pour objet initial de réprimer les pratiques de « tourisme sexuel » se déroulant dans certains Etats dont la législation est particulièrement permissive en la matière mais inclut également dans son champ d'application des délits de diffusion de contenus illicites, notamment par Internet.

D'autres pays de l'Union européenne ont adopté des législations similaires dites de compétence « extra-territoriale » en matière d'exploitation sexuelle des mineurs et de pornographie infantile. A titre d'exemple, on mentionnera l'Italie (article 600 quinquies du code pénal) ou la Belgique (article 10 ter du code d'instruction criminelle).

Pour ce qui est de l'application du seul critère de la nationalité de la victime, l'article 113-7 du code pénal dispose que la loi pénale française est applicable à tout crime et délit punis d'emprisonnement commis par un Français ou par un étranger hors du territoire de la République, lorsque la victime est de nationalité française au moment de l'infraction. Cette disposition pourrait permettre de réprimer des pédophiles étrangers organisant la diffusion d'images pornographiques ou les visionnant si les victimes sont des mineurs français.

Enfin, l'article 689 du code de procédure pénale dispose que, s'agissant des infractions commises hors du territoire de la République, les juridictions nationales peuvent également en connaître si une convention internationale leur attribue la compétence pour poursuivre les auteurs. C'est pourquoi la ratification, notamment par la France, de la convention du Conseil de l'Europe sur la cybercriminalité du 25 mai 2001 pourrait constituer un des éléments fondamentaux du renforcement de l'efficacité de la répression de ce phénomène.

La première condamnation en France pour détention d'images pornographiques de mineurs a été prononcée par le tribunal correctionnel du Mans, le 16 février 1998. En l'espèce, entre novembre 1996 et juillet 1997, M. Ph. H a sciemment constitué un stock de fichiers d'images de nature pornographique et pédophile obtenus à l'aide des délits de corruption de mineurs de moins de quinze ans, d'enregistrement, de transmission et de diffusion, par quelque moyen que ce soit, d'images à caractère pornographique impliquant un mineur. A cette fin, l'intéressé avait utilisé, le soir, un ordinateur de son secrétariat connecté à Internet et avait commis l'imprudence de régler ses achats, d'un montant de 5 610 francs, par l'intermédiaire de sa carte de paiement.

Ainsi, sur le fondement des articles 227-23 et 227-24 du code pénal, cette personne a été condamnée pour recel d'images pornographiques à six mois d'emprisonnement dont trois mois fermes. On observera cependant que, à ce jour, la responsabilité du fournisseur d'accès à ces images n'a pas été sanctionnée dans le cadre de cette affaire. En ce qui concerne la personnalité du condamné, on relèvera qu'il s'agissait d'un haut fonctionnaire territorial « délinquant primaire » qui a, selon les termes du jugement du tribunal, manifesté « son remords à l'audience » mais que « son instruction et son niveau de responsabilité devaient, plus que pour tout autre, lui permettre de prendre conscience du caractère répréhensible et des effets destructeurs sur les enfants des scènes photographiées ».

Sans pouvoir tirer d'enseignement général d'une affaire particulière, on remarquera que le profil sociologique de ce délinquant accrédite les craintes exprimées devant la mission par Mme Nicole Tricart, commissaire divisionnaire, chef de la brigade de protection des mineurs à la préfecture de police de Paris, quant à l'accroissement du risque de passage à l'acte délictuel grâce à Internet :

« On assiste à d'autres phénomènes étonnants. Il y a quinze jours, nous avons interpellé un homme de quarante-cinq ans, monsieur tout le monde, une femme, trois enfants, dont certains majeurs, grand-père, bien inséré, une bonne situation professionnelle. Subitement, alors qu'il avait refoulé cette attirance pour les mineurs, il s'est mis, à quarante-cinq ans, à visionner des images pornographiques de mineurs très jeunes. Si cette possibilité par Internet ne lui avait pas été offerte, il n'aurait jamais fait la démarche de contacter des individus par Minitel, par exemple, ou de les rechercher, car il aurait dû se dévoiler, prendre des risques. Dans l'apparente sécurité de consultation anonyme d'Internet, il a pu laisser libre cours à son attirance sexuelle et à son penchant envers les mineurs. On est là en train de créer une clientèle. Certes, ce n'est pas parce que l'on regarde des images que l'on sombrera dans la pédophilie, mais la banalisation et la vulgarisation de l'image me paraissent préoccupantes. Dans la mesure où il existe une clientèle, qu'il y a de l'argent à gagner, il y aura forcément de plus en plus d'enfants exploités et abusés. On sait que des films sont actuellement tournés dans les pays de l'est. Nous sommes en relation avec nos homologues dans plusieurs pays où se réalisent ces films et ces photos. Bien sûr, c'est également le cas en France. De toute manière, dès lors qu'il y a commercialisation, il y a organisation et développement préoccupant du phénomène ».

S'agissant du proxénétisme sur Internet, le 18 mai 2000, la 12e chambre du tribunal correctionnel de Nanterre a condamné M. J. L. à douze mois d'emprisonnement avec sursis et 30 000 francs d'amende pour proxénétisme résultant de l'aide et l'assistance à la prostitution d'autrui en application de l'article 225-5 du code pénal. En l'espèce, la jeune compagne de l'intéressé, de nationalité russe, se prostituait dans son appartement et ses propositions étaient diffusées sur Internet. De surcroît, M. J. L était en cours de réalisation d'une maquette d'un site permettant de mettre en rapport des agences « matrimoniales » russes et françaises ventant les charmes des jeunes femmes proposées, ce qui s'apparentait à la mise en place d'un véritable marché électronique de la prostitution. Là encore, on relèvera que le condamné n'avait aucun antécédent judiciaire. Le profil du prévenu ainsi que le profit qu'il en avait retiré était limité « aux dépenses courantes et à des emprunts » expliquent vraisemblablement la clémence du jugement.

Il reste que, du droit applicable au droit appliqué, un écart peut exister. En matière de cybercriminalité, celui-ci tient, notamment, aux difficultés déjà soulignées par la Mission d'obtenir l'exécution de décisions de justice dans certains pays étrangers.

b) Des preuves délicates à établir

En raison du caractère international des réseaux numériques, la recherche et l'établissement des preuves se heurtent, notamment, au principe de la souveraineté des Etats.

· Des règles de perquisitions inadaptées à la cybercriminalité

Lorsque les données sont stockées dans un serveur situé hors du territoire national, sa perquisition, qui peut être techniquement réalisée à partir du territoire national, ne peut se dérouler sans l'accord des autorités du pays concerné et selon la procédure complexe de l'entraide judiciaire. En toute hypothèse, les Etats ne semblent pas prêts aujourd'hui à accepter des perquisitions électroniques transfrontalières qu'ils paraissent percevoir comme des atteintes à leur souveraineté.

Pourtant, il est indéniable que l'autorisation de perquisitions en ligne, au sein des pays membres de l'Union européenne dans un premier temps, serait de nature à renforcer l'efficacité des enquêtes, et partant, de la répression de la cybercriminalité, notamment sexuelle.

C'est pourquoi la Mission jugerait opportun que les Etats membres de l'Union européenne ratifient rapidement la convention du Conseil de l'Europe sur la cybercriminalité du 23 novembre 2001 qui comprend de nombreuses dispositions novatrices. Il en est ainsi, tout particulièrement, de l'article 19 de ladite convention qui invite les parties à adopter les mesures permettant aux autorités qui perquisitionnent un système informatique et ont des raisons de penser que les données recherchées se trouvent « dans une partie de celui-ci, situé sur son territoire, et que ces données sont légalement accessibles à partir du système initial ou disponibles pour ce système initial » à être « en mesure d'étendre rapidement la perquisition ou un moyen d'accès similaire à l'autre système ».

Bien qu'innovante, on remarquera néanmoins que l'extension de la perquisition au système informatique associé ne peut concerner qu'un système situé sur le territoire du même Etat. Dans l'hypothèse d'un serveur localisé à l'étranger, les procédures applicables relèvent alors des mécanismes traditionnels de coopération internationale.

De l'utilité des perquisitions en ligne : l'exemple de l'enquête « Forum 51 »

Le 15 mai 2001, la section de recherche de la gendarmerie de Reims a lancé une vaste opération dans 27 départements, mobilisant 220 gendarmes, afin de démanteler un réseau de trafic d'images pédophiles sur Internet. Dans ce cadre, 66 personnes ont été interpellées et 21 perquisitions ont été effectuées dans autant de lieux différents. De surcroît, l'exploitation des données de connexion saisies a nécessité que le juge ordonne 14 commissions rogatoires.

On le voit, la dimension géographique des réseaux numériques, lorsqu'ils sont mis au service d'une entreprise criminelle, requiert, si l'on a recourt exclusivement aux méthodes traditionnelles d'enquêtes prévues par le code de procédure pénale, un nombre extrêmement élevé de fonctionnaires de police afin de pouvoir les démanteler.

En outre, ces procédures traditionnelles d'enquêtes obéissent à un « temps procédural » inadapté à celui des réseaux numériques qui est quasi instantané.

En effet, comme le déclarait devant la Mission M. Gilles Leclair, directeur adjoint d'Europol, « nous sommes, en ce domaine, dans un nouveau droit, difficile à élaborer, puisqu'il exige par nature des réactions à la seconde et que nul système juridique ne le permet. Si un policier français constate une infraction sur le réseau, il doit en rendre compte au parquet, qui lui-même fera ouvrir une information, le juge devra lancer une commission rogatoire internationale, qui elle-même devra recevoir une réponse... Il est clair qu'un nouveau droit reste à imaginer ». A cet égard, la Mission se félicite de la décision du Gouvernement tendant à mettre en ligne une adresse de signalement des sites pédophiles accessible aux internautes depuis le 9 novembre 2001, dont la gestion a été confiée à l'Office central de lutte contre la criminalité liée aux technologies de l'information et de la communication (OCLCTIC), qui sera à même de donner rapidement les réponses policières adaptées.

Adresse Internet de signalement des sites pédophiles :
contact@signale.internet-mineurs.gouv.fr

Au niveau national, les dispositions relatives aux perquisitions qui figurent dans le code de procédure pénale ne semblent pas pleinement adaptées aux nouvelles formes électroniques de la délinquance. Ainsi, en application de l'article 56 du code de procédure pénale, la nature des pièces susceptibles d'être saisies ne comprend pas les « données informatiques », ce qui oblige les autorités à saisir l'ensemble du support. C'est pourquoi l'article 31 du projet de loi sur la société de l'information (LSI)(33)propose de modifier cet article du code de procédure pénale en ce sens.

En outre, en application de l'article 59 du même code, les perquisitions et visites domiciliaires ne peuvent débuter avant six heures du matin et après vingt et une heures, sauf en matière de proxénétisme auquel cas, en application de l'article 706-35 du code de procédure pénale, les visites sont autorisées à toute heure. Il en est désormais de même en matière de terrorisme depuis l'entrée en vigueur de la loi n° 2001-1062 du 15 novembre 2001 relative à la sécurité quotidienne.

Or, dans l'hypothèse de diffusion illégale d'images pédophiles commise sur Internet, ces règles limitant les horaires des perquisitions semblent particulièrement inappropriées. En effet, s'agissant de réseaux mondiaux, l'existence des fuseaux horaires peut aboutir à ce qu'une infraction commise sur notre territoire, ou à partir de celui-ci, intervienne en dehors des heures légales de perquisition prévues par l'article 59 du code de procédure pénale, ce qui n'est guère satisfaisant. Ainsi, la Mission estime nécessaire d'envisager une modification de loi tendant à autoriser, à toute heure, sur décision du juge des libertés et de la détention par exemple, les perquisitions informatiques à distance de sites ou celles des locaux abritant des serveurs hébergeant des pédophiles ou des images de pédopornographie.

Par ailleurs, on observera que les règles applicables en matière « d'interception de correspondances émises par la voie des télécommunications » figurant aux articles 100 à 100-7 du code de procédure pénale, autorisent le juge d'instruction, à ordonner de telles mesures à toute heure du jour et de la nuit. D'un point de vue formel, le réseau Internet est émis par la voie des télécommunications, mais il s'agit d'une interprétation extensive et la circulaire d'application du 26 septembre 1991 n'en fait pas expressément mention. De surcroît, cette possibilité est réservée au cadre judiciaire de l'instruction, ce qui prohibe les interceptions ordonnées à la demande du ministère public dans le cadre des enquêtes préliminaires ou de flagrance, et peut constituer un obstacle en matière de lutte contre la cybercriminalité.

Enfin, la cybercriminalité est, par nature, commise en réseau ce qui peut justifier le recours à des mesures spécifiques dans le cadre de l'enquête, à l'instar des actions d'infiltrations.

Aujourd'hui prohibées par le droit français, à l'exception des affaires en matière de stupéfiants, les infiltrations des réseaux constituent pourtant un outil efficace dans la lutte contre le crime informatique organisé. A cet égard, on observera que des pays membres de l'Union européenne ont récemment autorisé le recours à ce type de mesures.

Il en est ainsi de l'Italie. Le deuxième alinéa de l'article 14 de la loi n° 269 du 3 août 1998 prévoit en effet qu'en matière de prostitution de mineurs, de pornographie infantile et d'organisation ou de publicité pour des voyages ayant pour objet de profiter de la prostitution des mineurs
- respectivement réprimés par les articles 600 bis, 600 ter et 600 quinquies du code pénal - et commis en utilisant les réseaux informatiques, le personnel de l'organisme spécialisé du ministère de l'intérieur pour la sécurité et la régularité des services de télécommunication peut utiliser des indications de couverture, y compris pour activer des sites dans les réseaux, pour mettre en place ou gérer des aires de communication ou d'échange ou bien pour y participer. Bien évidemment ces possibilités sont strictement encadrées et ne se font que sur demande motivée de l'autorité judiciaire et non de la propre initiative des policiers.

· L'obstacle de l'anonymat et la question de la conservation des données

Les nombreuses possibilités techniques permettant l'anonymat sur le réseau ou la disparition des données, soulèvent des difficultés certaines en matière de procédure pénale en général et d'établissement des preuves en particulier. A cet égard, il existe notamment des serveurs ne recueillant aucune donnée personnelle d'identification, des logiciels d'effacement des traces et interdisant tout archivage ainsi que des techniques de chiffrement des messages.

La question de la conservation des données est pourtant essentielle à l'efficacité des enquêtes car, à défaut, les preuves de connexion et les adresses des personnes impliquées dans la commission du délit sont amenées à disparaître. A l'heure actuelle, ce vide juridique en la matière est préjudiciable au travail d'élucidation des affaires et certains responsables policiers en charge d'enquêtes reconnaissent avoir déjà été confrontés à l'effacement de données quelques semaines seulement après la commission des faits.

De surcroît, cette question n'est pas nouvelle puisque, dès 1998, le Conseil d'Etat recommandait, dans son rapport sur Internet et les réseaux numériques, d'obliger tous les fournisseurs d'accès d'être « en mesure de fournir l'identité de ses clients, dans le cadre d'une enquête, aux services de police et de justice. Ceci devrait le conduire à demander l'identité de ses clients lors d'une demande d'abonnement, ce que certains pratiquent déjà ».

C'est pourquoi, l'article 14 du projet de loi relatif à la société de l'information (LSI) dispose que les fournisseurs d'accès doivent conserver pendant un an les données de connexion. Cette mesure a été vivement critiquée par la CNIL qui, dans son avis, se prononce en faveur d'une période de trois mois et dénonce les nombreux risques d'atteinte à la vie privée et à la présomption d'innocence que pourraient permettre ces dispositions.

A défaut d'identification de la personne auteur des délits, des solutions peuvent également être recherchées en matière d'engagement de la responsabilité des différents intermédiaires sur Internet. A cet égard, d'aucuns préconisent l'adoption d'un régime s'inspirant de celui applicable aux délits commis par voie de presse. En effet, en application de l'article 42 de la loi du 29 juillet 1881, inséré par la loi n° 52-336 du 25 mars 1952, sont passibles, comme auteurs principaux des crimes et délits commis par la voie de la presse : les directeurs de publication ou éditeurs ; à leur défaut, les auteurs ; à leur défaut les imprimeurs ; à leur défaut les vendeurs, les distributeurs et les afficheurs. Appliqué aux différents intervenants sur Internet, ce système de responsabilité en cascade signifierait un transfert de son imputation de l'internaute aux différents intermédiaires techniques ayant hébergé ou véhiculé le contenu illégal sur le réseau.

Cependant, comme l'affirme M. David Bénichou, magistrat (34), « les difficultés rencontrées dans les enquêtes informatiques, une fois l'aspect technique maîtrisé, sont similaires à celles que rencontrent les enquêteurs et magistrats spécialisés en matière financière. Parmi celles-ci : la multiplicité des moyens mis en _uvre pour effacer les preuves ou les dissimuler derrière des intermédiaires techniques, offrant autant de sociétés faisant écran entre la justice et les auteurs d'infractions. S'il est relativement aisé, en matière financière, de créer des sociétés off-shore, d'ouvrir des comptes dans les paradis fiscaux, il est encore plus simple, en matière informatique, de faire cheminer des transactions frauduleuses, en quelques secondes, au travers de plusieurs Etats et par différentes sociétés peu enclines à la coopération judiciaire. Il serait trop long de développer ici la panoplie des techniques de dissimulation disponibles, mais une conclusion s'impose : la criminalité organisée trouve dans les réseaux informatiques un moyen efficace d'augmenter ses capacités d'action et de diminuer les risques d'être compromise dans une enquête judiciaire ».

· L'organisation et la formation des enquêteurs sont insuffisantes

Les enquêtes en matière de cybercriminalité requièrent également des personnels policiers particulièrement bien formés et des moyens d'investigation sophistiqués. A ce sujet, si la France s'est rapidement organisée afin de lutter contre ces nouvelles formes de délinquance, ces initiatives restent, selon le rapport précité du Conseil d'Etat, « dispersées et insuffisantes au regard des efforts et des enjeux nouveaux que constituent Internet et les réseaux numériques ».

Ainsi, coexistent en France : le département informatique et électronique de l'Institut de recherche criminelle dépendant de la gendarmerie nationale, créé en 1990 et chargé de réaliser des expertises judiciaires ; le service d'enquêtes sur les fraudes aux technologies de l'information qui relève de la direction de la police judiciaire de la préfecture de Paris créé en 1994 ; la brigade centrale de répression de la criminalité informatique rattachée à la direction centrale de la police nationale instaurée en 1994 mais remplacée par l'Office central de lutte contre la criminalité liée aux technologies de l'information et de la communication créé le 15 mai 2000 ; la section « mineurs » de la division nationale chargée de la répression des atteintes aux personnes et aux biens (DNRAPB). Sans détailler trop en avant leurs compétences respectives, il n'en demeure pas moins qu'une rationalisation organisationnelle en ce domaine pourrait être opportune. Toutefois, la montée en puissance de l'Office précité devrait permettre de répondre à cette préoccupation.

4.- Le rôle du Quai d'Orsay

a) Le problème de l'immunité diplomatique

On a déjà observé qu'une partie des victimes de l'esclavage domestique se trouve employée par du personnel diplomatique. Selon un rapport du Conseil de l'Europe déjà cité (35), 20 % des employeurs de ces victimes en France jouissent de l'immunité diplomatique.

Les conventions de Vienne de 1961 sur les relations diplomatiques et de 1963 sur les relations consulaires sont les textes qui régissent les relations entre pays accréditant et accréditaire. Il faut rappeler en préambule que les immunités sont des garanties accordées aux missions diplomatiques et à leurs membres pour faciliter le fonctionnement de l'institution officielle étrangère et protéger ses locaux et ses agents contre toute ingérence ou pression. Les privilèges et immunités varient selon la catégorie de représentation officielle et en fonction du niveau hiérarchique des intéressés (36).

La convention de 1961 distingue pour les missions diplomatiques (37) les membres du personnel diplomatique proprement dit, les membres du personnel administratif et technique, les membres du personnel de service (employés au service domestique de la mission). Les domestiques privés sont définis comme les personnes employées au service domestique d'un membre de la mission et ne sont donc pas des employés de l'Etat accréditant. La même distinction est opérée pour les postes consulaires et les organisations internationales.

On notera d'abord que la personne de l'agent diplomatique est inviolable. Il ne peut donc être soumis à aucune forme d'arrestation ou de détention. Sa demeure privée jouit de la même inviolabilité et de la même protection que les locaux de la mission. Il en est de même pour les membres de sa famille, les membres du personnel administratif et technique (et leur famille).

Les fonctionnaires consulaires ne peuvent être mis en état d'arrestation qu'en cas de crime grave et à la suite d'une décision de l'autorité judiciaire compétente. Ils ne peuvent être incarcérés qu'en exécution d'une décision judiciaire définitive.

Les membres des missions diplomatiques et consulaires bénéficient en outre d'une immunité de juridiction.

Conformément à l'article 31 de la convention de 1961, l'agent diplomatique jouit de l'immunité de juridiction pénale. Il jouit également de l'immunité de juridiction civile et administrative, sauf dans des cas très précis concernant des activités privées :

- une action réelle concernant un immeuble privé situé sur le territoire français ;

- une action concernant une succession (dans laquelle l'agent diplomatique figure comme exécuteur testamentaire, administrateur, héritier ou légataire, à titre privé) ;

- une action concernant une activité professionnelle ou commerciale exercée en dehors de ses fonctions officielles.

De même n'est-il pas obligé de donner son témoignage. Enfin, le même article 31 de la convention de 1961 dispose qu'aucune mesure d'exécution ne peut être prise à l'égard de l'agent sauf dans le cadre d'une action concernant des activités privées et pourvu que l'exécution puisse se faire sans qu'il soit porté atteinte à l'inviolabilité de sa personne ou de sa demeure.

Les membres de sa famille (sauf s'ils sont ressortissants français) bénéficient des mêmes privilèges.

Il en est de même pour les membres du personnel administratif et technique et de leur famille, mais l'immunité de la juridiction civile et administrative ne s'applique pas aux actes accomplis en dehors de l'exercice de leurs fonctions.

D'une manière générale, les privilèges accordés aux fonctionnaires et employés consulaires sont plus réduits. Ils ne sont pas justiciables des autorités judiciaires et administratives françaises pour les actes accomplis dans l'exercice de fonctions consulaires (sauf en cas d'action civile résultant notamment de la conclusion d'un contrat privé ou intentée par un tiers pour un dommage résultant d'un accident causé en France par un véhicule).

En tout état de cause, les immunités sont larges, même si l'article 41 de la convention de Vienne de 1961 indique que les agents diplomatiques et assimilés « ont le devoir de respecter les lois et règlements de l'Etat accréditaire ».

La solution, en cas de faits d'esclavage avérés, peut être pour la France de déclarer le diplomate « persona non grata » en vertu de l'article 9 de la convention de Vienne, mais cette disposition très lourde est rarement utilisée.

De même, l'Etat d'envoi peut-il renoncer expressément à l'immunité de son collaborateur sans que celui-ci ait à y consentir (article 32 de la convention). La levée de l'immunité de juridiction n'entraîne d'ailleurs pas systématiquement la levée de l'immunité d'exécution pour laquelle la renonciation doit être opérée séparément et de manière expresse. Mais là encore, cette possibilité fort lourde n'est pas utilisée, bien que l'Assemblée parlementaire du Conseil de l'Europe ait récemment demandé qu'elle soit utilisée systématiquement pour tous les actes relevant de la vie privée (38).

On constate que dans la plupart des cas, c'est un arrangement à l'amiable qui est recherché auprès du diplomate en cause (ou de ses supérieurs hiérarchiques), le plus souvent avec l'aide du CCEM. C'est en raison de la gravité des cas avérés - même s'ils sont rares - et de la difficulté à les régler que les efforts du ministère des Affaires étrangères ont porté ces dernières années avant tout sur leur prévention.

S'agissant de l'entrée des personnes qui vont exercer des fonctions dans le cadre du service privé, une procédure particulière destinée à organiser la délivrance des visas a été mise en place. La mission étrangère en France ou l'organisation internationale annonce le recrutement envisagé par une note verbale adressée au ministère des Affaires étrangères. Après instruction de la demande, le poste consulaire du lieu où réside le futur employé lui délivrera un visa de long séjour portant une mention spécifique.

Les prescriptions demandées sont nombreuses. La durée du séjour de l'employé est calquée sur celle de l'employeur. L'employé doit avoir 18 ans révolus, ne pas appartenir à la famille de l'employeur et ne peut en aucun cas être au service d'un autre employeur (39). La demande de visa doit notamment comporter un projet de contrat de travail conforme aux normes du droit du travail français spécifiant par exemple la rémunération, la durée du travail hebdomadaire, les congés.

On notera que les employés privés ne bénéficiant pas du régime général de sécurité sociale, les diplomates doivent souscrire en leur faveur un régime de protection sociale valable pendant la durée du contrat.

La carte spéciale est désormais remise en mains propres à l'employé à son arrivée en France. Il se voit informé de ses droits et cet entretien personnalisé doit être renouvelé chaque année.

Sur le site Internet du ministère des Affaires étrangères figure un « Vademecum » à l'usage des membres des missions diplomatiques qui explicite notamment les règles à respecter pour les employés privés. En outre, des campagnes sont menées régulièrement auprès des représentations en France. Des instructions d'extrême vigilance ont été transmises aux ambassades et consulats français qui traitent des demandes de visas.

Ces efforts sont certes louables mais demandent à être poursuivis, notamment le travail de sensibilisation auprès de certaines ambassades. On ne peut passer également sous silence le fait - coïncidence ou pas avec les nouvelles mesures de contrôle à l'embauche - que le nombre d'employés privés recensés auprès du ministère a chuté de près de moitié depuis 1996. Aux dires du représentant du ministère auditionné par la Mission (M. Jean-Claude Lenoir, sous-directeur des privilèges et immunités consulaires au protocole), il est passé de 1 200 à 700 en 2000. Cette année, 640 personnes ont été enregistrées, 50 % d'entre elles sont originaires d'Asie (Philippines, Indonésie, Sri Lanka), 15 % d'Afrique du nord et du Moyen-Orient, 13 % d'Afrique et 12 % d'Amérique latine.

b) Les failles de la procédure d'octroi des visas

La présence de nombreuses victimes de l'esclavage sur notre sol conduit bien évidemment à s'interroger sur leurs conditions d'entrée et de séjour en France. Les réseaux très organisés qui les exploitent obtiennent pour elles des visas. Les fonctions du visa ne se limitent pas à l'entrée sur le territoire. Il a également valeur de titre de séjour pendant sa durée de validité, dispensant donc son titulaire de carte de séjour dans la limite de trois mois après l'entrée en France.

L'ordonnance du 2 novembre 1945 sur les étrangers mentionne le visa parmi les documents nécessaires pour entrer en France, sous réserve des accords internationaux en vigueur. Le régime des visas est extrêmement complexe : il résulte de la superposition de textes nationaux, d'accords bilatéraux, de conventions internationales et a fluctué en fonction notamment des politiques menées en matière d'immigration. Mais la réalisation de « l'espace Schengen » et la mise en _uvre d'une politique commune en matière d'entrée des étrangers sur le territoire européen a incontestablement changé la donne. C'est à cette procédure que s'est particulièrement intéressée la Mission, parce qu'elle régit l'essentiel des entrées en France et est très utilisée - pour être détournée - par les auteurs de la traite.

Les Etats européens, dans le cadre de la convention de Schengen, se sont en effet attachés à définir une politique commune des visas. Pour les visas de court séjour, inférieur à trois mois, un modèle type a été établi avec des listes communes, d'une part, de pays dont les ressortissants sont assujettis à l'obligation de visa lors du franchissement des frontières extérieures, d'autre part, de pays exemptés. Dans la première liste de pays soumis à obligation figurent notamment beaucoup d'Etats du sud de l'Europe mais aussi des pays de l'est. Le règlement du Conseil du 15 mars 2001 (JO CE - 21 mars 2001, L81/3) dresse une première liste de 131 Etats et 3 entités territoriales. Les pays exemptés de visa sont 43 (et 2 régions administratives). Le même règlement donne cependant aux Etats la possibilité de prévoir, dans des cas limitativement énumérés des « exceptions » soit à l'obligation de visas, soit à leur exemption (40).

Le règlement précise que la fixation des pays dans telle ou telle liste « se fait par le biais d'une évaluation pondérée au cas par cas de divers critères, liés notamment à l'immigration clandestine, à l'ordre public et à la sécurité ainsi qu'aux relations extérieures de l'Union avec les pays tiers, tout en tenant compte également des implications de la cohérence régionale et de la réciprocité ».

On observera que la suppression de l'obligation de visas pour les ressortissants bulgares (la Bulgarie figure désormais dans la deuxième liste) a abouti malheureusement ces derniers mois à un afflux de jeunes prostituées bulgares notamment à Strasbourg et à Paris (41).

L'Etat de destination principale est compétent pour délivrer le visa. Si celui-ci ne peut être déterminé (voyage itinérant, par exemple), l'Etat compétent est celui de la première entrée. Il délivre un visa valable pour circuler sur l'ensemble de l'espace Schengen (42).

En cas d'absence dans un Etat d'un poste diplomatique ou consulaire de l'Etat compétent, le visa peut être délivré par le poste d'un autre Etat Schengen, représentant les intérêts de l'Etat compétent.

C'est la situation qui prévaut en Moldavie où les visas de court séjour pour la France sont délivrés par l'ambassade d'Allemagne à Chisinau, les demandes de visas de long séjour étant traitées à l'ambassade de France à Bucarest.

Les visas pour un séjour de plus de trois mois sont des visas nationaux délivrés selon la législation propre des différents Etats ; ils ne sont mentionnés ici que pour mémoire car ce type de visa est bien évidemment peu utilisé par les trafiquants. Ce sont en principe des visas de court séjour qu'ils obtiennent pour leurs victimes. Observons tout de même que l'ambassade de Roumanie a à traiter sur certaines périodes de l'année 400 demandes de visa par jour (court et long séjour pour des Roumains, long séjour pour des Moldaves), ce qui implique des moyens considérables pour que les contrôles sur leur bien-fondé soient efficaces. Les postes diplomatiques ou consulaires disposent d'un instrument informatique nommé « réseau mondial visa » qui les aide à instruire les demandes, mais il est certain que, dans le domaine des moyens matériels et humains, malgré les efforts du ministère des Affaires étrangères, le constat que dressait notre collègue Yves Tavernier dans son rapport d'information à la fin de 1999 reste malheureusement d'actualité (43: « Les consulats - en charge de l'instruction et de la délivrance des visas - bénéficient rarement de locaux adaptés à leur fonction (exiguïté et vétusté) même si un effort a été entrepris [...], mais surtout, ils disposent d'un personnel peu nombreux, insuffisamment qualifié et pour partie mal payé. ».

Ainsi qu'on l'a déjà indiqué, la France n'a pas encore de représentation diplomatique permanente en Moldavie, pays pourtant cité comme étant à l'origine de très importants départs vers l'Europe de l'ouest (44). Contrairement à ce qui avait été annoncé à la Mission lors de son déplacement à Chisinau, la section consulaire n'y sera installée qu'en septembre 2002 (c'est cet automne qu'aurait dû intervenir l'ouverture). Il faut espérer que les moyens qui lui seront affectés seront suffisants. L'ambassadeur d'Allemagne auditionné par la Mission lors de sa visite en Moldavie a indiqué que ses services avaient enregistré une hausse de 60 % des demandes en 2000 et que « parfois jusqu'à 700 personnes attendent devant l'ambassade », provoquant même des émeutes... Et il précisait qu'une seule personne travaillait pour le moment à la section des visas (même si elle semble être aidée par des agents locaux).

Plusieurs facteurs se conjuguent donc : les difficultés économiques et politiques que connaissent certains pays poussent leurs ressortissants à partir pour fuir la misère ; la procédure de délivrance des visas n'est pas exempte de failles et les services chargés d'appliquer la réglementation ne sont pas en mesure de le faire. C'est de ces difficultés dont se servent les réseaux internationaux, en arrivant parfois à corrompre le personnel des consulats. La Moldavie comptait jusqu'à très récemment quelque 3 500 agences de tourisme qui s'étaient fait une profession d'obtenir des visas. Les organisations non gouvernementales l'ont clairement affirmé lors de la visite de la Mission : « Il est de notoriété quasi publique que des organisateurs de voyage obtiennent des visas de charters auprès de services consulaires corrompus d'ambassades de l'Union européenne ». Elles mettaient ainsi en cause non les ambassades des pays Schengen installées à Chisinau, mais celles des autres pays et celles de pays Schengen installées dans les pays environnants (45).

Ce constat était corroboré par les représentants du Parlement moldave rencontrés par la Mission au cours de son déplacement : « Il faut reconnaître que dans le processus du trafic, les ambassades étrangères jouent un rôle. Ce n'est pas un hasard si le prix du visa atteint 1 000 dollars US (46). De faux documents sont fabriqués » (47) « Des liens pécuniaires unissent les consulats et les agences »  (48).

Incontestablement, le ministre des Affaires étrangères est conscient des risques. Depuis 1999, on a recensé 9 procédures disciplinaires, toutes infractions confondues, dont 5 ont entraîné la révocation de l'agent. Dans le domaine pénal, le ministère a dénoncé dans 3 cas des faits pouvant constituer des fautes pénales. 9 actions pénales ont été engagées contre des agents du ministères des affaires étrangères, à son initiative ou à celle du parquet, dont l'une a concerné le poste de Bulgarie, comme la presse s'en est fait l'écho. Certaines personnalités auditionnées avaient au reste déjà attiré l'attention de la Mission sur cette situation. Le juge Dorcet, auditionné le 10 mai 2001, s'était rendu à Sofia dans le cadre du démantèlement d'un réseau de proxénétisme en provenance de Bulgarie. Extrait du compte rendu de son audition :

« M. le Rapporteur : Sur place, hormis le rendez-vous protocolaire et forcément d'une grande courtoisie avec l'ambassadeur, y a-t-il eu une coopération des agents diplomatiques français ?

M. Philippe Dorcet : Les Bulgares n'y tenaient pas nécessairement. Il doit y avoir un problème avec cette ambassade. [...]».

Des sanctions ont chaque fois été prises, le ministère souhaitant exercer une politique de « tolérance zéro ».

La Mission a eu à connaître des difficultés des poursuites qui peuvent naître de la nature juridique des locaux des ambassades. Une affaire était instruite à Strasbourg, qui a amené les magistrats à envisager de se rendre à l'ambassade de France à Sofia. Cette visite a été rendue impossible. En effet, ainsi que l'a rappelé le directeur des affaires criminelles et des grâces du ministère de la Justice interrogé sur ce point (49), les locaux des ambassades et des consulats de France à l'étranger ne relèvent pas d'un régime d'extraterritorialité qui permettrait de les considérer comme des enclaves du territoire national. Le juge français ne peut donc intervenir. Comme on l'a vu par ailleurs, le personnel et les locaux d'une ambassade bénéficient de privilèges et immunités au regard de l'Etat accréditaire. Les autorités locales ne peuvent agir non plus, sauf pour le ministère des Affaires étrangères à lever ces immunités. La seule solution serait de procéder dans ce cas par commission rogatoire internationale, avec l'accord de l'ambassade, ce qui demande, comme on le sait, un certain délai, délai pendant lequel documents et pièces à conviction ont tout le temps de disparaître...

La corruption peut aussi être le fait des autorités locales. Comme l'indiquait le vice-président de la commission parlementaire des Droits de l'homme et des minorités nationales lors de sa rencontre avec la Mission à Chisinau :

« Si le premier motif du phénomène [de la traite] tient aux conditions matérielles des personnes, le second est le profit que tirent du trafic les groupes criminels et les réseaux internationaux. La troisième cause réside dans la faiblesse, qui ne dépend nullement de la situation économique, des organes censés combattre le phénomène. ».

M. Marco Gramegna, chef du service de lutte contre la traite des êtres humains à l'Organisation internationale pour les migrations (OIM), résumait ainsi la situation devant la Mission :

« ... il subsiste un problème considérable qui représente, pour tous les pays, une atteinte à la démocratie : celui de la corruption. Il a été prouvé partout dans le monde, que ce soit dans les pays riches ou pauvres, que la présence des réseaux criminels et de la traite conduit à la corruption de fonctionnaires. Il s'agit d'une atteinte à la démocratie.

« Sans vouloir minimiser ce qui se passe en France, cela se produit dans le monde entier. Partout. Nous n'avons pas trouvé de pays qui ne soit pas concerné, que ce soit en tant que pays d'origine, de transit ou de destination, ou un mélange des trois. ».

C.-  DE GRAVES DÉFICIENCES DANS L'AIDE AUX VICTIMES

1.- Les acteurs sociaux

a) Le rôle déterminant des associations

La Mission, par les différentes auditions auxquelles elle a procédé à l'Assemblée nationale, par les déplacements qu'elle a effectués en province et à l'étranger, a pu mesurer l'importance du milieu associatif dans la prévention et la lutte contre l'esclavage. Elle ne peut ici que lui rendre hommage en insistant sur l'aide qu'il faut lui accorder tant est grande et difficile la tâche de ces femmes et de ces hommes au quotidien.

Il convient de citer d'emblée le nom de M. Philippe Boudin, co-fondateur du Comité contre l'esclavage moderne (CCEM) et actuellement consultant auprès de l'OIM, qui a joué un rôle déterminant dans l'information de la Mission sur toutes les formes d'esclavage.

· C'est le Comité contre l'esclavage moderne (CCEM) qui a fait prendre conscience à l'opinion publique française qu'il existait aujourd'hui, dans notre pays, des femmes et des enfants traités de façon intolérable, inhumaine, comme des esclaves. Les ouvrages qu'ont fait paraître ses membres - et notamment celui tout récent de sa co-présidente Mme Sylvie O'Dy (50) -, les reportages télévisés, la médiatisation organisée autour des procès des employeurs exploiteurs ont mieux fait comprendre l'importance du travail de cette association fondée il y a sept ans par des journalistes.

Le CCEM est actuellement la seule organisation non gouvernementale en France spécialisée dans l'aide aux victimes de l'esclavage domestique (51). Il compte six permanents. Ses autres membres (journalistes, juristes, travailleurs sociaux, médecins...) sont tous bénévoles. Le Comité dispose maintenant d'antennes en province. C'est ainsi que la Mission a pu rencontrer les représentants de l'association « Esclavage Tolérance Zéro » au cours de son déplacement à Marseille.

Les membres du Comité, alertés souvent par des voisins, repèrent les victimes, les approchent, leur parlent, organisent leur fuite et leur accueil. Se met alors en place un travail d'écoute et de réconfort qui ne peut qu'être long, compte tenu de l'importance du traumatisme subi par les victimes et de leur fragilité psychologique. Ce travail est accompli par le département social du CCEM. Lorsqu'un climat de confiance s'est établi avec les victimes, une charte de prise en charge est passée avec elles qui implique des droits que défend le CCEM mais aussi des devoirs pour la victime : contact régulier avec le Comité, information préalable avant toute démarche, engagement à apprendre le français par exemple ou à suivre une formation le cas échéant. En contrepartie, le CCEM assure une aide matérielle et financière qui passe par un hébergement.

Le CCEM dispose pour cela d'un « appartement d'urgence » à Paris, mais a mis également en place un système de familles d'accueil bénévoles. Il y en a aujourd'hui une cinquantaine sur Paris et sa banlieue.

Les tâches du CCEM sont multiples. Il faut entreprendre des démarches en vue de régulariser le séjour de la victime - on lui a confisqué ses papiers et son titre de séjour est la plupart du temps périmé. Il faut engager une action en réparation devant la justice. Il faut préparer la victime, une fois passée la peur, à envisager un avenir...

Mme Zohra Azirou a explicité le rôle du service social au cours de son audition par la Mission :

« Outre l'assistance dispensée aux victimes, le comité contre l'esclavage moderne sensibilise les services qui peuvent être concernés à chaque fois que cela est nécessaire : préfectures, ministères, services consulaires en France, ambassades et consulats de France à l'étranger, etc. Le service social recherche des solutions à court, moyen et long terme. Il se veut un lieu de reconstruction de la personne. L'accompagnement et le suivi social mettent l'accent sur des questions telles que la souffrance, la santé, la liberté, la dignité, l'espérance, les projets socioprofessionnels et le projet de vie. ».

Le CCEM organise parallèlement, comme on l'a indiqué, l'assistance juridique aux victimes qui va leur permettre d'essayer d'obtenir réparation auprès de la justice. La Mission tient à insister sur le travail tout à fait remarquable de l'actuelle directrice juridique du Comité, Mme Céline Manceau, d'ailleurs auditionnée par elle, qui ne mesure ni son temps ni sa peine pour aider les victimes à plaider devant les tribunaux, ce qui est particulièrement difficile puisque, comme l'on l'a vu, le défaut d'incrimination spécifique de l'esclavage provoque des divergences de jurisprudence, très préjudiciables. Compte tenu de la faiblesse de ses moyens, le Comité fait également appel à des avocats bénévoles,
- actuellement une cinquantaine - qui aident aussi les victimes à faire valoir leurs droits (52).

Le budget du CCEM était en 2000 de 2,5 millions de francs dont 1 million de francs de financement communautaire au titre du projet Daphné, 1,25 million de francs de subventions publiques (incluant le financement d'emplois aidés) et 250 000 francs de dons directs et produits divers (dont l'abonnement au bulletin « Esclaves encore »).

· Le rôle déterminant que joue le CCEM pour l'esclavage domestique, l'ASLC - l'Association de soutien linguistique et culturel - le joue dans la connaissance des modes de vie parfois dramatiques de la communauté chinoise en France. Cette association déclarée loi de 1901 s'est donné pour mission de « contribuer à l'intégration des populations d'origine chinoise par l'enseignement du français, la médiation, l'accompagnement scolaire, administratif et social et la production de médias ». Si elle ne vient donc pas directement en aide à des victimes travaillant notamment dans des ateliers clandestins - qui d'ailleurs ainsi qu'on l'a déjà indiqué ne se vivent pas forcément comme telles - les efforts d'intégration qu'elle met en _uvre, notamment par le biais de son école de français, peuvent contribuer à une prise de conscience, au sein de la communauté même, de la gravité de certaines atteintes aux droits de l'homme. En outre, le rôle de l'ASLC est déterminant dans la connaissance qu'elle apporte à l'opinion publique comme aux autorités françaises des aspects particuliers de la migration en France et en Europe des populations chinoises ; l'audition de ses principaux responsables par la Mission a été à cet égard très riche d'enseignements. La Mission n'a malheureusement pas eu connaissance de l'existence d'associations similaires pour la communauté turque par exemple, pourtant touchée par l'exploitation au sein d'ateliers clandestins de confection.

· Si les associations qui viennent en aide aux prostituées sont anciennes et plus nombreuses - tout en reconnaissant que sa liste n'est pas exhaustive, la Fondation Scelles en recensait 23 en 2000, fortes de près de 600 travailleurs sociaux et 700 bénévoles -, il faut se rendre compte que le phénomène de la traite a singulièrement compliqué leur travail, déjà très lourd. La Mission en a entendu certaines lors de ses auditions à Paris et a pu en rencontrer d'autres au cours de ses divers déplacements en province. Elle les a également suivies sur le terrain, la nuit.

La population prostituée a fortement changé ; il ne s'agit plus seulement d'aider des femmes françaises ou francophones par un suivi matériel, médical, social. Les associations ont aussi maintenant affaire à des femmes, des hommes, majeurs ou mineurs, le plus souvent étrangers, sans aucune connaissance ou presque de notre langue, sans papiers, soumis à des violences extrêmes et démunis de tout.

Certaines associations se sont regroupées au sein d'une « Plateforme contre la traite des êtres humains » : Amicale du Nid national, ALC Nice, Autres Regards Marseille et Avignon, ARS Antigone Nancy, Les Amis du Bus des Femmes, la Ligue des droits de l'homme (53) et M. Philippe Boudin à titre personnel. Elles ont de très grandes difficultés à faire face à ces nouvelles situations. Le constat est quasi unanime :

M. Eric Kerimel de Kerveno, directeur de l'association Autres Regards, à Marseille : « Face à ces situations, nous sommes complètement démunis. Nos associations sont financées essentiellement sur des problématiques de santé. Nous n'avons pas vocation à intervenir directement pour soustraire ces jeunes à leur milieu. Il nous est proprement insupportable, humanitairement parlant, de ne pouvoir apporter de réponse. »

Mme Claude Boucher, directrice des Amis du Bus des Femmes, à Paris : « C'est très difficile de faire de la prévention avec une personne « esclave ». Nos méthodes s'adressent à des personnes libres. A l'intérieur de ces trafics, tous les moyens sont détournés. Quand on pratique des dépistages, les jeunes femmes ne viennent pas chercher leurs examens. Elles ne peuvent pas, elles n'ont pas le droit de venir. Elles ne sont autorisées à venir au local que pour avorter. »

Ce sont des solutions de fortune qui sont trouvées dans l'urgence, au gré notamment des rencontres faites chaque nuit en circulant dans leur bus, et cela en se mettant parfois en danger.

M. Gérard Besse, président de l'Amicale du Nid pour la région Ile-de-France, à Paris : « Nous sommes totalement démunis devant ces demandes parce que ces personnes sont en situation illégale et qu'il n'existe aucune structure légale pour assurer leur protection. Nous sommes donc obligés de trouver des moyens assez fortuits et peu fiables pour répondre à leurs demandes de protection. Beaucoup de mineures se trouvent parmi elles. La présence du cadre mafieux est telle que nous avons été conduits à amener des hommes sur le terrain pour assurer une certaine protection qui reste cependant très légère. Les conditions sont difficiles pour les travailleurs sociaux qui ne peuvent proposer quelque chose de concret et d'utile à ces personnes et éprouvent en permanence un sentiment d'insécurité. »

Cette question de l'illégalité de la situation des victimes au regard de la législation sur les étrangers est cruciale pour les associations. Plusieurs d'entre elles se sont plaintes du fait que ces personnes n'étaient regardées par les services de police que comme des délinquantes susceptibles d'être expulsées du territoire.

Ne disposant pas pour le moment de structures d'hébergement sécurisées qui mettraient les victimes à l'abri des trafiquants, les associations ont recours à toutes sortes de ressources pour les cacher, et parfois, n'y parvenant pas elles-mêmes, font appel à des institutions religieuses.

Le problème de leur financement a été également évoqué devant la Mission : les associations éprouvent le plus souvent de grandes difficultés à mobiliser les moyens nécessaires à leur fonctionnement.

M. Eric Kerimel de Kerveno : « Ce n'est pas possible de continuer à soumettre les associations à un travail acharné de frappe et de secrétariat ! Ce n'est pas notre mission ! Nous sommes trois à l'association à passer notre temps à faire des papiers, à voyager, à aller à Paris parce que la France est encore très jacobine. Nous sommes obligés de passer notre temps à faire ça, c'est du gâchis ! »

M. Bernard Pissaro, président des Amis du Bus des Femmes, de relever l'inadaptation des modes de financement : « Je voudrais ajouter que non seulement il faut faire les démarches qui viennent d'être évoquées, mais que de surcroît, nous fonctionnons sans fonds propres pour la plupart d'entre nous. Comme les subventions arrivent entre juillet et octobre, nous vivons à crédit et nous engraissons les banques. Je pense pouvoir parler au nom de la plupart des associations ici présentes, nous faisons prospérer les banques avec les agios consécutifs au retard des subventions. Ici ou là, on commence à prendre des mesures pour faire des avances, mais elles sont encore extrêmement limitées. Nous nous retrouvons dans des situations invraisemblables. On nous dit : « Vous avez travaillé à crédit ! Comment faites-vous ? Vous n'avez pas le droit d'engager des actions avant d'être financés ! » A ce moment-là, nous sommes dans l'illégalité. ».

La principale difficulté vient en fait de ce que le financement de ces nouvelles actions n'est pas prévu.

M. Eric Kerimel de Kerveno : « Il est faux de dire que les associations sont privées de toute réponse financière. Par exemple, elles ne sont pas privées de fonds en matière de SIDA, d'hépatite ou en matière de prévention des risques sociaux. Elles sont démunies dans des situations qui touchent à la traite. Il n'y a pas de réponse spécifique là-dessus. L'énergie que doivent déployer les associations par rapport au soutien, ne serait-ce que d'une personne qui se retrouve dans ces réseaux, est énorme. Il faut l'accompagner, il faut toujours être à ses côtés, il faut faire appel à un interprète, à un médiateur culturel, chercher des hébergements, quelquefois changer de lieu. Tout ça, c'est de l'argent. Nous ne sommes pas soutenus là-dessus. ».

b) Les services sociaux et la défausse de l'Etat

On distinguera d'emblée l'aide apportée aux majeurs de celle des mineurs qui se révèle à la fois plus large mais aussi plus complexe ; dans les deux cas malheureusement, la Mission a constaté une certaine inadaptation des structures à la situation des victimes d'esclavage.

· L'aide aux majeurs

On a déjà souligné que les personnes soumises à l'esclavage sexuel ou par le travail sont dans la quasi-totalité des cas des étrangers démunis de titre de séjour et donc en situation irrégulière sur le territoire, ce qui rend extrêmement difficile actuellement leur prise en charge par les services sociaux. Les prestations d'aide sociale qui requièrent la régularité du séjour sont de plus en plus nombreuses. Certes, certaines d'entre elles sont accordées sans condition car elles répondent à des situations de grande détresse et d'urgence comme par exemple l'aide sociale en cas d'admission dans un centre d'hébergement et de réadaptation sociale (CHRS) ou l'aide médicale dispensée par un établissement de santé. L'hébergement dans un CHRS tel qu'il fonctionne aujourd'hui n'est pas forcément une solution adaptée aux victimes d'esclavage. Il leur faut en effet des lieux qui les mettent véritablement à l'abri des trafiquants qui les tiennent sous leur coupe. On recense aujourd'hui 35 000 places de CHRS pour environ 745 unités géographiques. Au-delà de l'hébergement, la prise en charge de la victime, le réconfort, les démarches auprès des services, la recherche d'une réinsertion en France ou d'une solution de retour vers le pays d'origine sont, comme on l'a vu, essentiellement le fait des associations.

Il est notamment un domaine où les carences de l'Etat sont manifestes : c'est celui de la prostitution.

L'ordonnance n° 60-1246 du 25 novembre 1960 prévoyait la mise en place dans chaque département d'un service spécifique qui aurait pour mission d'accueillir les personnes en danger de prostitution et d'exercer toute action médico-sociale nécessaire. A ce jour, il n'existe au sens strict que quatre services de prévention et de réadaptation sociale (financés au titre des CHRS), situés en province et exclusivement sous gestion associative. Le même triste constat d'échec peut être dressé pour les commissions départementales instituées par une circulaire du 25 août 1970 (n° 97) qui devaient regrouper, sous l'autorité du préfet, la direction départementale des affaires sanitaires et sociales, la gendarmerie, la direction départementale du travail, et des représentants des services et organismes privés concernés. Bien peu sont formellement constituées et bien peu fonctionnent véritablement. En application des lois de décentralisation, la lutte contre la prostitution est restée de la compétence de l'Etat - en l'occurrence la direction de l'action sociale et le service des droits des femmes - mais il s'est essentiellement orienté vers l'aide au fonctionnement des services privés spécialisés (subvention à des associations ou à des centres d'hébergement).

La taille et le rôle de ces associations sont très divers, offrant donc une plus ou moins grande prise en charge : interventions en milieu ouvert (rue), permanence d'accueil, hébergement en urgence, réinsertion en milieu ouvert, service de suite... Leurs statuts varient également : la plupart cependant sont des associations loi de 1901, quelques-unes sont reconnues d'utilité publique. Certaines sont représentées au niveau national, voire international, d'autres se limitent à Paris et sa région. En 2001, 9 associations nationales ont reçu une subvention au titre de la prostitution pour un total de 1,62 million de francs qui figure au chapitre 46-81 (article 10) du budget santé-solidarité, article qui retrace tous les crédits non déconcentrés destinés à l'intégration et à la lutte contre l'exclusion, comme par exemple les postes FONJEP (foyers de jeunes travailleurs, centres sociaux, animation locale, emplois locaux d'insertion).

Les financements des conventions spécifiques en vue de faire face à la prostitution ne sont que marginaux. Ils n'ont d'ailleurs pas augmenté en 2001 par rapport à 2000. Certaines associations bénéficient d'une subvention triennale, d'autres reçoivent des financements au coup par coup en fonction des projets présentés. Comment pouvoir embaucher un travailleur social pour améliorer l'aide apportée aux victimes lorsque l'on n'est pas sûr de pouvoir lui assurer une rémunération pour les années suivantes ?

Les crédits déconcentrés alloués aux départements se sont élevés à près de 41 millions de francs en 2001 et sont inscrits à l'article 30 du chapitre 46-33 du même budget. Là encore, cet article « allocations et prestations diverses » recouvre des allocations qui sont fort diverses puisqu'il finance notamment l'allocation simple d'aide sociale à domicile, attribuée aux personnes âgées principalement de nationalité étrangère ne pouvant prétendre à l'allocation spéciale de vieillesse servie par la Caisse des dépôts et consignations. Et c'est une fois ces diverses allocations servies que le solde est attribué à l'aide aux associations. Sur les 41 millions de francs précités pour 2001, 35 millions de francs ont servi au financement du fonctionnement des associations et structures en charge de la prostitution. 5,9 millions de francs ont été consacrés à un mécanisme d'appel à projets. On observera que certaines DDASS (Alpes-Maritimes, Bouches-du-Rhône, Gard, Paris) ont ainsi financé des projets, présentés par des associations, de « sécurisation des personnes en danger par la mise en réseau de CHRS ». Mais là encore, peut-on admettre que ces financements dépendent d'un solde aléatoire ?

L'absence de l'Etat est manifeste, comme a pu le ressentir la Mission lors de ses déplacements. Mme Micheline Gustin, directrice départementale des affaires sanitaires et sociales à Strasbourg, indiquait que la DDASS n'avait pas de services sociaux spécialisés dans la prise en charge des victimes de la traite. La collaboration avec le conseil général « porte plus sur la mise en _uvre de grands dispositifs que sur la prise en charge de situations individuelles. ».

M. Gilbert Deleuil, directeur du cabinet du préfet de la région Alsace, affirmait de son côté : « A la préfecture, les problèmes de prostitution ne sont traités individuellement qu'au travers du problème des titres de séjour. C'est la seule hypothèse dans laquelle la préfecture peut avoir connaissance de cas individuels. Pour le reste, nous intervenons, comme la DDASS, dans le cadre de grandes actions globales, jamais sur des cas individuels. Aucun service de la préfecture ne travaille spécifiquement sur ce thème. ».

Le rôle des délégations régionales aux droits des femmes apparaît bien effacé, compte tenu sans doute de la faiblesse de leurs moyens. Ainsi, pour la région Rhône-Alpes, la délégation compte deux chargées de mission et une déléguée régionale. Elle ne dispose d'ailleurs d'aucun crédit spécifique qu'elle puisse consacrer à la prostitution. Selon les dires de Mme Claude Flaven, chargée des droits personnels et sociaux des femmes à la délégation régionale de cette même région : « Selon les départements, certains directeurs départementaux des affaires sanitaires et sociales associent plus ou moins la délégation aux droits des femmes. ».

Ce sont de toutes façons les DDASS qui gèrent la répartition des crédits entre associations, lesquelles sont donc bien les seules à agir sur le terrain. Mme Micheline Gustin le confirmait : « Pour la prise en charge, l'accompagnement et la prévention de ce problème, la DDASS s'appuie sur un réseau associatif. Vous rencontrez ce soir, me semble-t-il, les acteurs de ce réseau associatif sur Strasbourg. Il s'agira principalement des associations Mouvement du Nid, Pénélope et Femmes de parole. ».

Par ailleurs, Mme Micheline Gustin faisait état d'un certain manque de coordination entre les associations - bien qu'elles semblent avoir chacune une compétence spécifique.

Le comité de pilotage mis en place à Strasbourg animé par le comité régional d'éducation à la santé est en charge d'« étudier avec ces associations les actions qui pourraient être développées, les obstacles auxquels elles se heurtent et, bien évidemment, les difficultés des personnes victimes de la prostitution, pour mettre en évidence les problèmes qui ne sont pas encore pris en compte et voir comment travailler en réseau. ».

Au-delà de cette pétition de principe, il conviendrait de mettre en place une politique de prise en charge spécifique de ces victimes étrangères de l'exploitation sexuelle ; cette politique et son financement doivent incomber à l'Etat. Il faudra aux associations qui la mettront en _uvre des interprètes, des hébergements sécurisés, des moyens de subsistance. Il leur faudra entreprendre des démarches auprès des autorités pour les titres de séjour, envisager l'avenir en France ou dans le pays d'origine, toutes choses qui éloignent des missions traditionnelles de veille sanitaire et sociale des associations qui correspondent d'ailleurs parfaitement aux besoins de la population plus traditionnelle.

· L'aide aux mineurs

On observera d'emblée qu'aucune condition de régularité de séjour n'est prévue dans le cadre de l'attribution des prestations d'aide sociale à l'enfance. Mais les mineurs étrangers victimes d'esclavage pâtissent comme les autres, et sans doute encore plus, des dysfonctionnements et de l'inadaptation du système actuel de protection de l'enfance.

On sait que les lois de décentralisation de 1982 et 1986 ont transféré la responsabilité des services d'aide sociale à l'enfance et de protection maternelle et infantile aux conseils généraux. La mise en place de la décentralisation s'est accompagnée d'une grande diversification des organisations départementales et des pratiques. Les situations sont donc bien différentes d'une collectivité locale à l'autre, qu'il s'agisse des structures mises en place ou des services offerts. Pour ne prendre qu'un seul exemple intéressant particulièrement le champ d'investigation de la Mission, les conseils généraux utilisent de manière variée la possibilité offerte par l'article 21-12 du code civil à un mineur de demander la nationalité française dès lors qu'il est confié à un service de l'aide sociale à l'enfance. M. Pierre Henry, directeur de France Terre d'Asile, indiquait ainsi lors de son audition :

« [...] un certain nombre de ces jeunes sont pris en charge par l'aide sociale à l'enfance qui dépend, depuis les lois de décentralisation, des départements. Très souvent, les services sociaux départementaux n'instruisent pas la demande d'asile en raison de sa complexité et du faible taux de reconnaissance. Depuis 1998, on recourt de plus en plus souvent à une autre pratique, l'article 21-12 du code civil qui permet, sous certaines conditions, l'accès quasi automatique à la nationalité française, ce qui ne va pas non plus sans poser problème. »

La diversité des pratiques entre départements n'est pas seule en cause. Il y a en effet en ce domaine une multiplicité d'autres intervenants : les associations bien évidemment qui sont financées le plus souvent par les conseils généraux et qui peuvent exercer une mission de service public mais aussi l'Etat. Ce dernier a gardé en effet un certain nombre d'attributions (54) et définit de toutes façons au plan national la réglementation et la législation dans ce domaine.

Le système de protection de l'enfance est organisé en deux branches :

- l'action sociale en faveur de l'enfance et de la famille, mise en _uvre par les conseils généraux avec l'aide du secteur associatif. Elle regroupe l'ensemble des interventions individuelles et collectives à caractère essentiellement préventif. L'accord des personnes qui bénéficient de ces interventions est nécessaire. Ce type de protection repose sur la notion de risque de danger au niveau santé, sécurité et moralité ;

- la protection judiciaire, mise en _uvre par l'Etat (tribunaux) avec l'aide du secteur associatif et les conseils généraux, et financée par ces derniers. Elle regroupe les interventions individuelles ayant pour fondement une décision de justice. Les interventions au titre de la protection judiciaire sont la plupart du temps précédées d'une ou plusieurs interventions au titre de la protection administrative. Ce type de protection repose sur la notion de danger ou de conditions d'éducation gravement compromises.

De fait, un grand nombre de juridictions, d'administrations, de services possèdent donc à un titre ou à un autre des compétences : parquets, juges des enfants, juges des tutelles, direction départementale des affaires sanitaires et sociales, protection judiciaire de la jeunesse, caisses d'allocation familiales, centres communaux d'action sociale... Ainsi, par exemple, la prise en charge du mineur isolé demandeur d'asile par les services de l'aide sociale à l'enfance résulte d'une décision du juge des enfants. En cas d'urgence, ce placement peut être décidé par le parquet. L'articulation et la coordination entre ces différentes interventions est clairement insuffisante comme l'a souligné en 2000 le rapport « Naves-Cathala » rendu au ministre de l'Emploi et de la solidarité (55), corroborant ainsi les constatations faites par la commission d'enquête de l'Assemblée nationale sur les droits de l'enfant (56). La ministre déléguée à la Famille, à l'enfance et aux personnes handicapées a présenté début septembre, en Conseil des ministres, une communication sur la politique en faveur de l'enfance qui met l'accent sur la nécessité d'un renforcement du partenariat entre l'Etat et les départements dans le domaine de la protection de l'enfance. Un comité interministériel de protection de l'enfance a été institué et une circulaire en date du 10 janvier 2001 a été adressée aux préfets pour que soient mis en place des groupes de coordination départementaux. Le Premier ministre, lors de son intervention du 15 novembre 2001 devant les Etats généraux de la protection de l'enfance, a insisté sur les efforts qui seront poursuivis pour que l'aide ainsi coordonnée soit plus efficace.

La situation des mineurs étrangers, qui sont esclaves ou en danger de l'être, pâtit bien évidemment de ces dysfonctionnements. On peut même se demander si l'action en leur faveur ne devrait pas s'accompagner d'une redéfinition des tâches entre Etat et départements dans ce domaine spécifique. D'une manière générale, les procédures qu'on veut leur appliquer ne sont pas adaptées ; il est très souvent nécessaire de leur apprendre le français, il faut aussi les aider à se reconstruire après les traumatismes qu'ils peuvent avoir subis dans leur pays ou ici même. La question du financement - et donc des responsabilités respectives de l'Etat et des collectivités locales - se posera inévitablement si l'on veut apporter une réponse spécifique et concrète à ces situations de détresse.

Mme Ségolène Royal, ministre déléguée à la Famille, à l'enfance et aux personnes handicapées, résumait parfaitement la situation devant la Mission :

« La deuxième difficulté réside dans l'adaptation de notre dispositif de droit commun à la problématique spécifique de la prise en charge de ces mineurs, qui suppose des personnels éducatifs formés à une écoute, à un encadrement sans commune mesure avec ceux requis à l'égard des publics habituels auxquels sont confrontés les services de l'aide sociale à l'enfance. Il existe un écart considérable entre les enfants traditionnellement pris en charge par l'aide sociale à l'enfance et ceux dont nous parlons, qui lui sont également confiés mais dont les problématiques sont totalement différentes. Les personnels éducatifs se trouvent désemparés en raison de leur absence de savoir-faire à l'égard de ces nouveaux publics. Il faut que nous engagions un effort de coordination et que, dans le cadre du groupe de coordination départementale, les différents services de l'Etat et des conseils généraux puissent s'entraider. En outre, il n'y a pas de raison pour que, parce qu'un aéroport international se trouve sur le territoire d'un département en particulier, ce dernier soit seul à faire face à ce problème. C'est la loi, bien sûr, qui détermine la compétence des collectivités locales, mais s'agissant de la dévolution aux Conseils généraux de la gestion de l'aide sociale à l'enfance, il faut néanmoins prendre en compte la disproportion des causes, des faits et des conséquences que cette compétence engendre entre les collectivités concernées par le problème que nous évoquons et les autres qui ne le sont pas. C'est une représentante de l'Etat qui vous le dit ! ».

La ministre évoquait également dans ces dernières lignes la situation des mineurs en zone d'attente. Les mineurs qui arrivent à Roissy sans famille, sans repères, doivent être aidés parce qu'ils sont les plus vulnérables. Et les carences sont extrêmes. M. Pierre Henry, lors de son audition :

« Les dispositions existent aujourd'hui. Toutefois, je ne comprends pas que des jeunes autorisés à sortir de la zone d'attente puissent être livrés à eux-mêmes ou en sortent sans que la police de l'air et des frontières n'ait fourni un signalement au juge pour enfants et au procureur, pas plus que je ne comprends comment, à la sortie du tribunal - je pense notamment au tribunal de Bobigny - après que des juges se sont déclarés incompétents sur le maintien ou non dans les zones d'attente et prononcent la sortie immédiate de la zone d'attente, ils ne procèdent pas à un signalement aux autorités compétentes pour une prise en charge adéquate. Une vigilance de l'ensemble des services qui interviennent à chaque niveau me paraît nécessaire. ».

De fait, sur les 1 100 mineurs arrivés en 2000, on ne compte que 160 dépôts de dossiers de demande d'asile auprès de l'OFPRA. Certains ont peut-être rejoint d'autres pays, d'autres ont été récupérés par des réseaux, un certain nombre aussi ont été pris en charge par l'aide sociale à l'enfance, et l'on retombe sur les difficultés précédemment évoquées.

Cette situation particulière des zones d'attente a amené la défenseure des enfants à faire un certain nombre de recommandations dans son rapport annuel qu'elle a rappelées lors de son audition devant la Mission :

« Pour les mineurs, nous proposons qu'ils soient gardés, durant les 48 heures qui suivent leur entrée sur le territoire, en un lieu qui permette d'examiner leur situation : le retour au pays est-il envisageable et, si oui, dans quelles conditions ?

« Présente à Roissy, je me souviens d'un enfant sénégalais de neuf ans qui était renvoyé dans son pays où sa mère l'attendait. Le retour était donc organisé et la police s'en était occupée. Nous avons considéré que la situation était parfaitement gérée. Il était arrivé avec cinquante francs français dans sa poche, accompagné de deux adultes qui se sont évaporés à la douane. Tout cela pour montrer que nous n'avons pas de position rigide sur le sujet. Des enfants doivent être renvoyés chez eux dans des conditions de retour préparé, d'où la nécessité d'un temps minimum pour étudier leur situation : a-t-il une famille ? Est-elle prête à le reprendre ? Est-il arrivé avec des mafieux ...

«  Pour les autres, on ne peut continuer à procéder comme aujourd'hui : les envoyer au tribunal, leur donner un sauf-conduit avec lequel il se retrouve sur le pavé de Paris. C'est un sauf-conduit pour la prostitution et le travail clandestin ! Il est indispensable d'étudier leur situation individuelle pendant la période de quarante-huit heures ; à l'issue de cet examen, à supposer que l'on ne puisse les renvoyer au pays, on les confie au juge des enfants, juge des tutelles qui saisit l'aide sociale à l'enfance ; en un mot, on les place dans une structure « protectionnelle ». Dès lors qu'ils sont pris en charge par l'aide sociale à l'enfance, ils ne sont plus en danger. ».

La ministre déléguée à la Famille, à l'enfance et aux personnes handicapées prenait la mesure du problème devant la Mission :

« Je ne peux que constater ici que notre dispositif actuel est aujourd'hui trop souvent défaillant au regard de l'obligation de protection qui est la nôtre face à des mineurs étrangers. Il ne suffit pas de considérer seulement les conditions illégales de l'entrée en France du mineur et de le renvoyer d'où il vient - des exemples ont d'ailleurs montré que ce n'était pas forcément son pays d'origine - ou bien, au contraire, par défaut d'une articulation adaptée entre les différents services de police et de justice, de le munir d'un sauf-conduit d'une durée théoriquement limitée, mais avec lequel il est loin d'être « sauf ». En effet, il se retrouve souvent sans soutien digne de confiance, livré à lui-même, à la merci d'individus parfaitement organisés pour repérer ces victimes faciles à abuser et les entraîner dans des activités à caractère criminel, notamment celles dans lesquelles les mineurs risquent des peines moins lourdes que les adultes. Si la traite n'est pas toujours organisée dès le départ du jeune, elle peut parfaitement s'emparer de lui à son arrivée en France. ».

Incontestablement, des mesures ont déjà été prises : depuis le mois de juin 2000, une permanence sanitaire spécifique a été ouverte à Roissy qui est spécialement destinée aux besoins des femmes et des enfants. Un lieu d'accueil et d'orientation, financé par l'Etat et géré par la Croix-Rouge, a été ouvert à Taverny et est chargé d'accueillir les jeunes à la sortie de la zone d'attente pour une durée de quelques jours à deux mois. Il complète ainsi le centre ouvert en 1999 par France Terre d'Asile qui les accueille pour une durée plus longue, de neuf mois. Mais les capacités d'accueil sont très réduites : 30 pour Taverny, 33 pour Boissy-Saint-Léger... Et il faudra voir comment ses efforts sont ensuite relayés par les autres divers services d'aide sociale à l'enfance...

Le phénomène de jeunes errants très important à Marseille
- puisqu'ils sont 500 à 600 actuellement - doit aussi être envisagé de manière spécifique, pour éviter notamment que ces jeunes ne tombent aux mains des réseaux.

M. Rachid Bouabouane-Schmitt, secrétaire général adjoint à la préfecture des Bouches-du-Rhône l'évoquait clairement devant la Mission :

« L'association « jeunes errants » avec laquelle j'ai beaucoup travaillé ne peut prendre en charge qu'une partie infime de la réalité du problème.

Pour notre part, nous nous efforçons de maintenir son action sur la voie publique, de telle façon qu'elle puisse prendre contact avec le plus grand nombre de jeunes. A elle seule, elle ne peut assurer le suivi des mineurs, la compétence légale en matière de protection de l'enfance revenant d'ailleurs aux pouvoirs publics et à ses services spécialisés.

Nous sommes en train de mettre en place un réseau au sein des maisons d'enfants pour accompagner, avec l'aide des éducateurs de l'association, ces mineurs dans les foyers. Nous pensons en effet que l'on ne doit pas transférer la charge de l'hébergement des jeunes à l'association. ».

Cependant, la charge de ce nouveau type d'hébergement devrait incomber à l'Etat comme le président du conseil général des Bouches-du-Rhône, M. Jean-Noël Guérini, le déclarait à la Mission : « Ce dossier n'est ni de gauche ni de droite. Le phénomène des jeunes errant est un véritable problème de société. C'est pourquoi le désengagement de l'Etat est grave.

Le département, lui, souhaite assurer pleinement ses responsabilités et aller au-delà de ses compétences, mais on ne peut pas assurer tout le financement. Toutes dépenses confondues, le budget de l'aide sociale du département des Bouches-du-Rhône s'élève quand même à 47 % du budget général. ».

2.- Des victimes qui ne sont que des coupables

a) La procédure de l'asile en péril

C'est paradoxalement par le biais du détournement de la procédure du droit d'asile fréquemment cité lors des auditions que la Mission s'est intéressée au problème général de sa reconnaissance. Elle n'a pu que constater que les imperfections et dysfonctionnements actuels font le bonheur des organisateurs de la traite. Ainsi, la plupart des Chinois travaillant dans les ateliers clandestins déposent une demande d'asile à leur arrivée ; il en est de même pour beaucoup de prostituées venant des pays de l'est, poussées en cela par leurs proxénètes. Ils sont en possession d'un visa de tourisme ou même sans papiers puisque, compte tenu de leur situation, les demandeurs d'asile sont dispensés de présenter à l'entrée du territoire français passeports, visas ou document nécessaire à l'exercice d'une activité professionnelle. Et l'attestation de dépôt d'une demande leur servira de titre de séjour pendant toute la durée de la procédure.

Même lorsque la demande se fait sans pression extérieure, les demandeurs peuvent tomber aux mains de trafiquants. Le retard dans le traitement des dossiers, l'interdiction de travailler qui n'est pas compensée par les moyens financiers qui leurs sont alloués, l'insuffisance de la formation qu'ils reçoivent dans les centres qui les hébergent sont autant de facteurs de risques.

· Le retard dans le traitement des dossiers

On rappellera brièvement que depuis la loi n° 98-349 du 11 mai 1998 relative à l'entrée et au séjour des étrangers en France et au droit d'asile, on distingue l'asile constitutionnel (et conventionnel) de l'asile territorial.

- L'asile constitutionnel et l'asile conventionnel connaissent les mêmes procédures et donnent les mêmes droits aux bénéficiaires. Le premier résulte de l'article 4 du préambule de la Constitution de 1946 : « tout homme persécuté en raison de son action en faveur de la liberté a droit d'asile sur le territoire de la République ». Le second découle des ratifications qui ont engagé la France, notamment celle de la convention de Genève du 28 juillet 1951 (complétée par le protocole de New York du 31 janvier 1967), laquelle offre « une protection aux personnes craignant avec raison de subir dans leur pays des persécutions du fait de leur appartenance à une ethnie ou un groupe social, de leurs opinions politiques ou religieuses ».

Les demandeurs d'asile doivent au préalable obtenir une domiciliation auprès d'un tiers, d'un avocat, d'une association. Compte tenu de leur dénuement, c'est bien souvent l'association, - en l'occurrence France Terre d'Asile ou l'ASLC par exemple, pour les ressortissants chinois -, qui est choisie. Munis de cette domiciliation postale, ils s'adressent à une préfecture qui leur délivre une autorisation provisoire de séjour d'un mois (APS) et un formulaire qu'ils doivent envoyer rempli à l'Office français de protection des réfugiés et des apatrides (OFPRA). Avec le certificat de dépôt de l'OFPRA, le demandeur s'adresse à nouveau à la préfecture qui lui remet alors un récépissé de demande de statut qui vaut autorisation de séjour de trois mois, renouvelable jusqu'à la réponse définitive de l'OFPRA (ou de la commission des recours des réfugiés (57)).

Comme l'a indiqué M. Pierre Henry, directeur de l'association France Terre d'Asile, lors de son audition devant la Mission : « C'est là le schéma idéal car, face au flux de la demande d'asile, les choses ne se déroulent pas tout à fait ainsi. ». Le demandeur se rend « à la préfecture, dont les services sont largement débordés ; c'est pourquoi on lui remet dorénavant une « notice Asile » qui repousse la convocation pour une première autorisation provisoire de séjour à environ six mois en ce qui concerne Paris. Des documents en ma possession attestent que des demandeurs d'asile, arrivés au début du mois d'août de cette année, sont convoqués en février 2002 pour se voir délivrer le document d'autorisation provisoire de séjour d'un mois. Tout est alors repoussé, puisqu'ils doivent se rendre à l'OFPRA et revenir pour obtenir cette autorisation provisoire de trois mois qui leur ouvre certains droits, notamment le droit à l'hébergement s'ils sont démunis. C'est au cours de cette période qu'ils deviennent des proies faciles pour les réseaux. ».

Il poursuivait : « Le service « domiciliation » est un excellent observatoire de l'ensemble des pratiques que les différentes « PME mafieuses » utilisent, notamment l'inscription de jeunes femmes originaires des pays de l'est, Moldavie en particulier, auxquelles il est fortement suggéré de venir chercher une domiciliation et de s'inscrire dans la procédure d'asile. Ces jeunes femmes, munies de cette domiciliation, savent parfaitement que les services de police, au courant de la lenteur et des difficultés de traitement, considéreront cette attestation de domiciliation postale comme un titre de séjour. Voilà comment des jeunes femmes qui, après avoir été achetées et vendues, après avoir transité par plusieurs centres de « dressage » avant d'arriver en France, exerceront, sous la contrainte, la prostitution sur les trottoirs des grandes villes. Je dispose de documents attestant cette pratique.

« La domiciliation étant postale, nous recevons du courrier. Une règle interne nous autorise à ouvrir le courrier si le demandeur n'est pas venu le récupérer au moins une fois dans le mois. Nous mesurons ainsi les agissements d'un certain nombre de réseaux. Nous signalons les faits au ministre de l'Intérieur sans pouvoir les contrer. J'ai là, à titre d'information, une lettre en provenance du Nigeria. Elle a été ouverte. Elle contient des photos de jeunes femmes ; elles ont été envoyées pour permettre au réseau de les acheter. J'ai également la preuve de certains transferts [de fonds] des différents réseaux [...]. Les transferts mensuels vers le pays d'origine sont étonnants ; ils se montent pour une même personne à 28 000 francs au mois de février, à 8 000 francs pour le mois de janvier. Ces exemples, je pourrais les multiplier. ».

Alors qu'une circulaire du Premier ministre de 1991 fixait à six mois le temps d'instruction des dossiers, le temps moyen d'instruction est aujourd'hui de dix-huit mois. Pendant tout ce temps, les jeunes femmes aux mains des proxénètes restent leurs victimes et peuvent ensuite passer dans un autre pays.

- La deuxième procédure offerte aux demandeurs est celle de l'asile territorial (58), qui peut être accordé par le ministre de l'intérieur à un étranger si celui-ci établit que sa vie ou sa liberté est menacée dans son pays ou qu'il est exposé à des traitements contraires à l'article 3 de la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales. Comme l'a indiqué M. Henry lors de son audition : « il s'agissait de réparer une béance de la jurisprudence relative à l'agent de persécution, selon la condition fixée par la convention de Genève qui ne reconnaît de persécutions qu'émanant des Etats. Il s'agissait d'offrir un filet de protection supplémentaire, notamment à nos amis algériens qui peuvent être persécutés par d'autres auteurs que le gouvernement en place. ». L'étranger doit déposer un dossier en préfecture. Il sera ensuite convoqué pour une audition à l'issue de laquelle lui sera remis un récépissé valant autorisation de séjour d'un mois, renouvelable, jusqu'à décision du ministre de l'Intérieur (prise après avis du ministre des Affaires étrangères). Comme l'a indiqué M. Pierre Henry : « aujourd'hui, la réponse à une demande d'asile territorial n'est pas fournie au mieux avant deux ans. ».

· Les moyens matériels et financiers des demandeurs d'asile

Les deux demandes (asile territorial ou réfugié) peuvent être présentées simultanément ou successivement. Dans tous les cas, la demande à l'OFPRA ou à la CRR prime sur la demande d'asile territorial. L'asile territorial a un caractère « subsidiaire » par rapport à l'asile conventionnel et constitutionnel puisqu'il ne donne droit qu'à une carte de séjour temporaire d'une validité d'un an dont le renouvellement est subordonné à la preuve de la persistance de menaces pour la vie ou la liberté de l'intéressé (ou de risque contraire à l'article 3 de la convention européenne des droits de l'homme). La décision du ministre accordant ou refusant l'asile territorial n'a pas à être motivée.

Les deux procédures comportent d'ailleurs des conséquences différentes quant aux moyens matériels et financiers accordés aux demandeurs. Le délai précité de deux ans d'instruction des demandes pour l'asile territorial est d'autant plus dommageable que les demandeurs dans ce cas n'ont droit à aucune assistance.

Il faut d'emblée rappeler qu'une circulaire du Premier ministre du 26 septembre 1991 a supprimé l'accès automatique des demandeurs d'asile au marché du travail qui existait auparavant. Pendant la période d'examen de leur demande, ils sont donc depuis lors soumis aux règles de droit commun applicables aux travailleurs étrangers pour la délivrance d'une autorisation de travail, la situation de l'emploi leur étant opposable...

L'accueil des demandeurs d'asile se fait a priori dans des centres spécifiques : les centres d'accueil des demandeurs d'asile (CADA). Ils offrent hébergement et nourriture, contrôle et suivi médical. Ils aident aussi à la constitution du dossier de demande à l'OFPRA mais ils sont trop peu nombreux pour répondre à la demande. En mars 2001, 4 000 demandeurs d'asile attendaient une décision favorable d'entrée dans un CADA. Les demandeurs peuvent aussi être hébergés dans des hôtels sociaux, des centres d'hébergement et de réadaptation sociale, dont les prestations ne correspondent pas exactement à leurs besoins. On notera que les demandeurs de l'asile territorial ne peuvent être hébergés en centres d'accueil.

De même, les demandeurs de l'asile territorial n'ont droit à aucune aide financière. En revanche, les demandeurs de l'asile constitutionnel ou conventionnel n'étant pas hébergés dans un centre du dispositif national d'accueil peuvent recevoir une allocation d'attente. Versée en une seule fois, elle est d'un montant de 2 000 francs par adulte (700 francs par enfant de moins de 16 ans). Ils peuvent également prétendre, lorsqu'ils ne sont pas hébergés, à une allocation d'insertion (article R 351-10 du code du travail), d'un montant de 1 840 francs par mois pendant un an.

S'agissant de la protection sociale, le demandeur d'asile peut être affilié à l'assurance maladie et bénéficier de la couverture maladie universelle à son arrivée en France, dès lors qu'il dispose d'une convocation à la préfecture.

La situation difficile que l'on vient de décrire peut même faire tomber des demandeurs d'asile aux mains de trafiquants après leur arrivée sur le territoire. Comme l'indiquait M. Pierre Henry lors de son audition, les étrangers n'ont bien souvent le choix « qu'entre l'assistanat obligé et la délinquance obligatoire ».

· L'insuffisance de l'éducation et de la formation

La qualité de demandeur d'asile est a priori précaire puisqu'il est appelé soit à être reconnu comme « réfugié » avec tous les droits attachés à cette qualité, soit à ne pas être reconnu comme tel et donc susceptible d'être renvoyé du territoire français. Mais même pour ceux qui obtiendront le statut de réfugié, cette période d'attente, souvent vécue difficilement, n'est pas employée pour les aider par la suite. M. Pierre Henry :

« Aujourd'hui, la prise en charge des demandeurs d'asile va à l'encontre du but recherché et pousse les gens dans l'assistanat le plus total. Quand une personne, après deux ans d'inactivité forcée, a la chance d'obtenir le statut de réfugié, se pose ensuite la question de son insertion dans la société française. Or, dans la première phase, on ne lui a pas donné les moyens de l'apprentissage de la langue ; pendant deux ans, nous lui disons qu'il ne doit pas travailler. Et, d'un seul coup, en six mois, on lui demandera de s'insérer dans la société française, d'exercer un métier alors même qu'il n'a pas la maîtrise de notre langue et que nous n'avons pas utilisé les premiers mois pour éventuellement lui fournir une formation professionnelle adaptée, ce qui complique les choses et amène à développer une logique d'assistance et de guichet social sur tout le temps du parcours d'insertion. C'est un véritable gâchis. Très souvent, j'entends les personnes dire : "Mais je ne comprends pas pourquoi on ne me demande rien en échange de l'accueil par la France". ».

Le nombre de déboutés est considérable, notamment parmi les victimes de l'esclavage. M. Pierre Henry indiquait que les premières demandes d'asile en 2000 concernaient des ressortissants chinois « dont 98 % ou 99 % seront déboutés ». Le directeur de l'OFPRA, M. Michel Raimbaud, a confirmé à la Mission à l'occasion de son audition que les demandes déposées en 2000 avaient abouti dans moins de 1 % des cas. Or les décisions de reconduite à la frontière ou d'expulsion sont souvent inapplicables. M. Pierre Henry :

« Pourquoi ? Je prends un exemple très simple : des Sierra-Leonais sont aujourd'hui déboutés par l'OFPRA. Quand une invitation à quitter le territoire est prononcée, où expulser cette personne ? A Freetown ? Il n'y a plus d'aéroport ! Prenons l'exemple, autre pratique, d'un ressortissant ghanéen qui a détruit ses papiers. Pour qu'il soit réadmis au Ghana, encore faut-il que les autorités de son pays l'y autorisent. Dans la mesure où l'intéressé n'a plus de papiers d'identité, il n'est pas accepté, tout simplement parce que son travail à l'étranger est une source de devises pour le pays. ».

Ces personnes sans titre de séjour qui n'ont, de toutes façons, acquis aucun moyen de s'insérer dans la société française, ne parlent toujours pas notre langue, n'ont d'autre solution que de retomber aux mains de leurs exploiteurs si elles avaient jamais tenté de s'en échapper...

D'une manière générale, les victimes d'esclavage : prostituées, employés domestiques, travailleurs des ateliers clandestins, ne répondent pas aux critères posés par les différentes catégories d'asile : ils souhaitent fuir leurs bourreaux mais ceux-ci ne les persécutent pas nécessairement dans leur pays d'origine. Ils viennent donc, lorsqu'ils peuvent sortir des réseaux, gonfler le flux des étrangers qui immigrent pour des raisons économiques. Et l'on butte ici sur la question plus générale de l'utilisation du droit d'asile par les gouvernements comme un moyen de réguler les flux migratoires et par les étrangers comme un moyen de contourner des règles trop strictes. Sans compter que la très grande divergence actuelle de conditions d'accueil dans les pays de l'Union européenne - allocation d'insertion de l'ordre de 1 840 francs dans notre pays pour 100 francs en Grèce - porte en elle des risques de générer des flux de population importants, faisant s'interroger, comme le faisait M. Pierre Henry, « sur la pertinence de la convention de Dublin, aux termes de laquelle il s'agit de faire examiner la demande d'asile par le premier pays où la personne est passée. ».

La procédure d'harmonisation est en cours au plan européen. S'agissant de la France, la diminution des délais d'instruction des demandes paraît être le seul remède efficace pour mettre un terme aux dévoiements constatés. Si une prostituée risque d'être déboutée au bout de quatre mois, sans doute le proxénète verra-t-il moins d'avantages à faire déposer systématiquement des demandes. Les moyens de l'OFPRA ont été et vont être renforcés, comme en témoigne l'augmentation pour 2002 des crédits qui lui sont destinés (59).

b) Les difficultés de la réinsertion en France

Avant de parler de réinsertion proprement dite, il faut évoquer ici à nouveau le temps que mettent les victimes à se reconstruire après les épreuves qu'elles ont vécues. Certaines sont tellement traumatisées qu'elles ont du mal à simplement envisager un avenir. Et comment reprendre confiance, comment être rassuré lorsqu'on risque à tout moment d'être expulsé du territoire ? Mme Valérie Prats, conseillère d'insertion et de probation à la prison de Fleury-Mérogis, a évoqué ces difficultés, rendues encore plus cruciales évidemment lors d'une éventuelle incarcération :

« Je repense à la situation des jeunes Sierra-Leonaises. Après les atrocités qu'elles ont vécues - leur famille massacrée sous leurs yeux, les sévices dont elles portent la marque sur leur corps quand elles arrivent à l'établissement pénitentiaire - les voir incarcérer pour une simple infraction à la législation sur les étrangers - je réduis - les voir sanctionner d'une peine de trois mois d'emprisonnement, est très dur. Comment dès lors faire comprendre à ces jeunes femmes que j'entends leur douleur ? Elles sont désespérées, n'ont plus personne. En outre, le fait d'être démunies de leurs papiers d'identité leur retire toute capacité d'affirmer : « Je suis Mme Untel, j'ai tels nom et prénom, j'ai cet âge ». Leur individualité est totalement niée.

« Il est extrêmement difficile de les accompagner, même sur trois mois, car que peut-on envisager avec elles ? Tout ce qu'elles veulent se limite à ne pas retourner en Sierra Leone. Même si actuellement les expulsions vers ce pays ont été interrompues, il n'empêche que nous ne pouvons rien mettre en place, puisqu'elles n'ont pas de documents d'identité. Sorties de prison, elles sont à la rue. On ne peut ni les régulariser ni les expulser. C'est une situation extrêmement compliquée à prendre en charge. Cette situation les plonge dans une incompréhension totale, car elles ne comprennent pas pourquoi elles ne peuvent pas bénéficier de l'asile politique dont on leur a parlé tout en n'étant pas expulsables, alors même qu'au premier contrôle d'identité elles peuvent revenir à Fleury-Mérogis. Nous n'avons que cette seule réponse à leur donner et faire tenir quelqu'un avec cette épée de Damoclès suspendue au-dessus de sa tête est extrêmement compliqué. ».

Une fois sorties des réseaux, il faut pour les victimes qui le souhaitent, qu'elles puissent obtenir un titre de séjour qui leur permette d'envisager un avenir en France. Il faut donc dire un mot ici de la procédure de la compétence du ministre de l'Intérieur qui peut octroyer « en opportunité » un titre de séjour à titre humanitaire. Il est long et difficile à obtenir aux dires des associations. Compte tenu des difficultés également rencontrées par votre présidente et votre rapporteur pour obtenir par ce biais la régularisation d'une jeune Moldave qu'avait auditionnée la Mission, il paraît évident qu'il conviendrait d'édicter des règles précises dans ce domaine, en évitant bien évidemment, autant que faire ce peut, les détournements de procédure.

Une fois le titre de séjour obtenu, ce sont d'autres démarches qui s'engagent pour les associations. Mme Zohra Azirou, responsable du département social du CCEM, en a résumé les étapes devant la Mission, démontrant là encore un manque crucial de moyens des associations :

« Nous sommes en contact avec certaines entreprises dans le but de trouver des projets d'autonomisation. Cependant, notre manque de moyens financiers nous amène à formuler des demandes de dons dans des domaines très larges. Certains de nos interlocuteurs, qui découvrent avec stupeur ce phénomène, répondent positivement et nous demandent de la documentation. D'autres, informés par la médiatisation de certaines affaires, nous manifestent leur sympathie en donnant aussi leur accord pour une contribution à nos actions. Néanmoins, les moyens et les réponses restent très insuffisants.

« Lorsque la personne a pu obtenir une régularisation sur le territoire français, avec autorisation de travailler, une autre étape commence. Il faut en effet mettre en route un projet d'autonomisation, c'est-à-dire construire un projet professionnel adapté ; parcours difficile pour beaucoup d'entre elles du fait de leur faible niveau scolaire. Des résultats sont malgré tout visibles et nos contacts avec des entreprises ou des centres de formation nous laissent espérer quelques réussites. Quand il y a eu absence totale de scolarité, le service social met en place des apprentissages et valorise les savoir-faire - alphabétisation, cours de peinture, de dessin, de danse, de couture et différents travaux manuels. ».

Pour une Henriette Akofa qui a pu écrire elle-même son histoire (60) et a réussi le concours d'entrée à une école d'aides-soignantes, combien sont encore dans les incertitudes et se débattent jour après jour pour s'en sortir ?

c) Les expulsions et les risques du retour

On a déjà indiqué qu'il était parfois difficile d'exécuter un arrêté de reconduite à la frontière. En principe, l'étranger est éloigné vers le pays dont il a la nationalité (61). Mais certains services consulaires étrangers ne facilitent pas la tâche en la matière. Ainsi, M. René Bailly, sous-directeur à la division des renseignements généraux de la préfecture de police de Paris, déclarait lors de son audition : « La principale difficulté rencontrée vient des autorités consulaires du pays auquel appartiennent les individus interpellés et présentés. A titre d'exemple, le Maroc, la Tunisie, l'Inde et le Pakistan, des nationalités très présentes sur la capitale, le Gabon - la tendance est moins sensible -, ne répondent favorablement qu'à moins de 9 % des demandes de laissez-passer qui leur sont présentées par les autorités françaises, [...] Les autorités consulaires sont à l'origine de plus de 60 % des échecs d'exécution effective des mesures d'éloignement prises.

« Une petite anecdote : les autorités gabonaises considèrent qu'un ressortissant gabonais ne peut être, par nature, en situation irrégulière ailleurs qu'au Gabon. Telles sont les réponses qui nous sont opposées et donc elles ne délivrent aucun laissez-passer ! ».

Et pour les victimes, le retour dans leur pays d'origine est-il toujours la meilleure solution ? On sait combien les femmes contraintes à se prostituer peuvent être psychologiquement brisées. Comment dire à leur famille ce qu'elles ont subi, comment raconter ce qu'a été leur vie ? Une jeune femme bulgare que la présidente et le rapporteur ont pu entendre (62) a réussi à échapper à son proxénète mais elle continue à se prostituer et envoie à sa famille, dont tous les membres ou presque sont au chômage, tous les deux-trois mois quelque 4 000 francs, ce qui en Bulgarie - puisque le salaire moyen mensuel y est de 800 francs - représente une aide considérable. Mais elle dit vivre avec un Français et avoir un travail de serveuse. Dans les pays d'Europe de l'est, où la place de la femme n'est pas le plus souvent ce qu'elle devrait être, le retour d'une femme prostituée est forcément difficile.

Même constat pour la communauté chinoise pour qui un retour au pays est un constat d'échec, insupportable.

Sans compter que sur le voyage de retour et la réinstallation dans le pays pèse constamment la crainte d'une nouvelle action des proxénètes et des trafiquants. Le rôle de l'Organisation internationale pour les migrations (OIM) en collaboration avec différentes organisations non gouvernementales s'avère en la matière essentiel.

Selon les indications données par son représentant en Ukraine (63), l'OIM a engagé, en 2000, 59 programmes dans 49 pays. Pour ce qui est de l'aide aux victimes (64), les chiffres de l'OIM font état de 703 femmes qui auraient regagné de leur plein gré leur pays d'origine. Elles étaient pour l'essentiel originaires de Moldavie, de Roumanie, d'Ukraine (envoyées surtout dans les Balkans) et du Cambodge (envoyées en Thaïlande). Ce chiffre peut paraître relativement faible comparé au nombre de victimes de la traite, évaluées à plusieurs dizaines de milliers.

Pour le retour, il faut d'abord s'assurer, comme on l'a vu précédemment, de la coopération des ambassades des pays d'origine concernés. Elles doivent fournir des visas de retour - car les victimes n'ont plus de papiers - et l'argent nécessaire au voyage. Or dans bien des cas, et notamment pour celles des pays de l'est comme l'Ukraine par exemple, les moyens manquent ou ne permettent d'envisager qu'un retour en bus ou en train, moins onéreux qu'un retour en avion. Plus le voyage est long, plus le risque d'enlèvement par les trafiquants est grand. L'OIM finance donc les retours par avion en assurant l'accueil à l'aéroport avec le plus souvent un premier hébergement, les victimes habitant souvent loin de la capitale.

Une fois le retour réalisé, il faut assurer aux victimes un soutien matériel, financier, psychologique... Cette assistance se fait avec la collaboration des diverses organisations non gouvernementales présentes sur le terrain (65).

A cet égard, les membres de la Mission qui se sont rendus en Ukraine ne peuvent occulter ici le sentiment de malaise éprouvé lors de leur rencontre avec la représentante de l'association La Strada. Certes, l'action de cette ONG sur le terrain est remarquable et ceci d'autant plus qu'elle est l'une des seules à s'occuper, en liaison avec l'OIM, du retour des victimes. Mais au cours de cette audition, l'accent a été beaucoup mis - et peut-être un peu trop - sur la différence à faire entre prostitution volontaire et prostitution forcée. Alors qu'elle ne paraît pas opérante dans ces cas d'exploitation et que le problème du consentement a été écarté pour définir la traite dans les différents instruments internationaux, pour que La Strada intervienne, « Il convient de distinguer entre la prostitution consentie et l'esclavage sexuel. Si les droits de la femme sont bafoués, nous avons la possibilité d'aider celle-ci, mais si la femme se prostitue de sa propre volonté, jamais elle ne s'arrêtera. Nous soutenons les femmes dont les droits sont violés. ».

La Strada en Ukraine est financée par des associations des Pays-Bas, pays réglementariste et peut-être faut-il voir ici un lien de cause à effet comme l'avait craint Mme Malka Marcovich (66) lors de son audition devant la Mission. Mais la Mission ne peut que déplorer que la France, pays abolitionniste, soit aussi peu présente dans ce genre d'action, et que l'Union européenne réduise l'apport aux associations humanitaires. Ainsi, par exemple en Moldavie, les représentants de Pharmaciens sans frontières qui s'intéressent aussi au problème de la traite ont vu leurs financements se réduire de moitié à chaque renouvellement de programme.

M. Marco Gramegna, chef du service de lutte contre la traite des êtres humains à l'OIM, résumait ainsi l'aide proposée aux victimes à leur retour, soulignant les risques :

« Une fois que nos fonctionnaires et les ONG présentes sur le terrain ont assisté les victimes médicalement, légalement et psychologiquement, nous faisons une petite enquête sur place concernant leur famille, leur entourage, leur communauté, afin de savoir comment elles seront reçues.

« Cela ne nous assure pas que les trafiquants n'agiront pas de leur côté, car ils connaissent tout de leurs victimes. Une façon de les contrôler est, en effet, de tout savoir de leur origine, de leur famille, de leur maison. Ils exercent des pressions, en ne menaçant pas seulement la femme mais aussi sa famille. Parfois, les femmes sont contrôlées à travers les menaces faites contre leur famille. Il n'est pas besoin de violences physiques : « Si tu t'échappes, je tue ta famille, ton enfant. » Menacer une femme d'attenter à la vie de ses enfants suffit à exercer un contrôle sur elle.

« Nous essayons également de nouer des relations avec la police, ce qui implique, parfois, une énorme insécurité quant à la source de l'information et quant à ce que la police fera de cette information.

« C'est toujours une question que nous nous posons. Quand une personne retourne dans son pays d'origine, nous essayons d'assurer un suivi de son cas. Sur les milliers de personnes que nous avons aidées à retourner dans leur pays d'origine, aucune d'entre elles n'y a été violentée. Mais nous ne savons pas si les femmes n'ont pas été « retrafiquées » car elles se retrouvent dans la même situation économique qu'à leur départ et sans possibilité de réinsertion économique et sociale. Les mêmes causes produisant les mêmes effets, ce qui les avait incitées à partir une première fois, les poussera à partir de nouveau. ».

DEUXIÈME PARTIE : UNE PRISE DE CONSCIENCE INTERNATIONALE
QUI TARDE À SE CONCRÉTISER

I.- DES TEXTES NOMBREUX

Depuis 1815 et la déclaration relative à l'abolition universelle de la traite des esclaves, de très nombreux textes internationaux se sont préoccupés de mieux réprimer l'esclavage, tout en s'adaptant aux nouvelles formes qu'il pouvait revêtir.

Ces textes diversement contraignants selon qu'ils émanent d'instances plus ou moins larges dont les membres peuvent s'entendre ou non facilement sur des valeurs et notions communes. En l'occurrence, il y a longtemps eu au sein des Nations unies des divergences quant à la définition des pratiques assimilables à l'esclavage et des désaccords sur les stratégies pour les éliminer.

Les différents instruments seront examinés ici à l'aune des objectifs de la Mission (67). Quelle définition nouvelle donner de l'esclavage pour en faire une incrimination spécifique ? Quelles sanctions peuvent être prévues pour mieux le réprimer ? Quelle aide, quelle protection apporter aux victimes ?

On rappellera donc uniquement pour mémoire les textes qui édictent des condamnations de principe de l'esclavage : déclaration universelle des droits de l'homme (art. 4), pacte international relatif aux droits civils et politiques (art. 8), convention européenne des droits de l'homme (art. 4) ...

A.- DES CONVENTIONS DE LA SOCIÉTÉ DES NATIONS AUX PROJETS DE DÉCISIONS-CADRES DE LA COMMISSION EUROPÉENNE

1.- Les Nations unies

La première définition de l'esclavage contenue dans un accord international est celle qui figure dans la convention relative à l'esclavage que la Société des Nations a adoptée le 25 septembre 1926 : « état ou condition d'un individu sur lequel s'exercent les attributs du droit de propriété, ou certains d'entre eux » (art. 1, §1). La « traite » est alors un terme distinct qui s'applique à « tout acte de capture, d'acquisition ou de cession d'un individu en vue de le réduire en esclavage ; tout acte de cession par vente ou échange d'un esclave acquis en vue d'être vendu ou échangé, ainsi que, en général, tout acte de commerce ou de transport d'esclave » (art. 1, §2).

Après la seconde guerre mondiale, il est apparu que cette définition ne pouvait englober tout l'éventail des pratiques analogues à l'esclavage. La référence au seul critère de « propriété » pouvait en effet occulter certaines autres caractéristiques de l'esclavage liées au contrôle de la personne. Comme l'a souligné Mme Florence Massias, maître de conférence à Paris X Nanterre, codirectrice, avec Mme Delmas-Marty, du DEA de politique criminelle et de droit comparé en Europe, lors de son audition devant la Mission, une victime de l'esclavage, même si « elle n'appartient pas juridiquement ou de facto à quelqu'un, n'appartient pas en tout cas à elle-même du fait d'une contrainte qui peut être aussi bien physique, par exemple, que due à des facteurs économiques et sociaux. ».

La convention supplémentaire de 1957 relative à l'abolition de l'esclavage, de la traite des esclaves et des institutions et pratiques analogues à l'esclavage, a donc un champ d'application plus large que celle de 1926 et vise à abolir des pratiques comme la servitude, le servage, la cession de femmes (mariage forcé, transmission par héritage), la cession d'enfants en vue de leur exploitation.

Le développement des réseaux internationaux a incité les Nations unies à intensifier leurs travaux sur la traite des êtres humains. Une convention de 1949 notamment visait la « répression de la traite des êtres humains et de l'exploitation de la prostitution d'autrui ».

La conférence sur le crime organisé qui s'est tenue en Sicile en décembre 2000 a abouti à la signature de la « convention des Nations unies contre le crime transnational organisé » par 132 pays à ce jour.

La convention s'attache à lutter contre la criminalité organisée en définissant le « groupe criminel organisé » comme un groupe structuré de trois personnes ou plus, existant depuis un certain temps et agissant de concert dans le but de commettre une ou plusieurs infractions graves(68) pour en tirer directement ou indirectement un avantage financier ou un autre avantage matériel. Elle s'attache notamment à édicter de façon précise l'incrimination de blanchiment du produit du crime, de corruption passive et active, d'entrave au bon fonctionnement de la justice et comporte des dispositions sur l'extradition et l'entraide judiciaire internationale. Mais c'est surtout son premier protocole additionnel qui apporte une innovation majeure dans le domaine auquel s'intéresse la Mission puisqu'il vise à « prévenir, réprimer et punir la traite des personnes, en particulier des femmes et des enfants »(69).

Dans son préambule, le premier protocole additionnel à la convention de Palerme souligne que « malgré l'existence de divers instruments internationaux qui renferment des règles et des dispositions pratiques visant à lutter contre l'exploitation des personnes, en particulier des femmes et des enfants, il n'y a aucun instrument universel qui porte sur tous les aspects de la traite des personnes »(70).

L'article 3 du protocole définit la traite des personnes comme « le recrutement, le transfert, l'hébergement ou l'accueil de personnes par la menace de recours ou le recours à la force ou à d'autres formes de contrainte, par enlèvement, fraude, tromperie, abus d'autorité ou d'une situation de vulnérabilité, ou par l'offre ou l'acceptation de paiements ou d'avantages pour obtenir le consentement d'une personne ayant autorité sur une autre aux fins d'exploitation.

« L'exploitation comprend, au minimum, l'exploitation par la prostitution d'autrui ou d'autres formes d'exploitation sexuelle, le travail ou les services forcés, l'esclavage ou les pratiques analogues à l'esclavage, la servitude ou le prélèvement d'organes. ».

On le voit, cette définition est fort large. Toutes les formes d'exploitation de la personne sont visées et le terme « esclavage » doit sans doute être compris par référence à la convention de 1926, c'est-à-dire l'attribution d'un « droit de propriété » sur un être humain.

C'est bien l'ensemble de la chaîne qui est concerné puisque le protocole fait référence au recrutement, au transport, à l'hébergement et à l'accueil. De même, sont mentionnés tous les moyens qui peuvent être utilisés : menaces de recours à la force, recours à la force, enlèvement, fraude, tromperie, abus d'autorité ou d'une situation de vulnérabilité.

La prévention de la traite des enfants se veut encore plus déterminée puisque le mot de traite peut être employé alors même qu'aucun des moyens cités n'est utilisé ; il suffit qu'il y ait « recrutement, transport, hébergement, accueil aux fins d'exploitation. »(71)

La référence à « l'offre ou l'acceptation de paiements ou d'avantages » vise par exemple des familles qui pourraient être tentées de « fournir » les organisateurs de la traite. On observera que le protocole indique explicitement que le consentement de la victime est « indifférent », le texte ne s'engageant pas dans le débat prostitution volontaire/prostitution forcée(72). D'une façon plus générale, la question du consentement dans le domaine de la traite est délicate. Certaines personnes ne savent pas ce qui les attend, d'autres savent qu'elles auront par exemple à se prostituer mais même dans ce dernier cas, elles ignorent qu'elles auront à subir de telles violences et contraintes.

Le protocole - mais c'est le cas de tous les textes des Nations unies hormis les conventions de l'Organisation internationale du travail (OIT) - n'évoque que de façon très générale les mesures qui doivent être prises par les Etats membres pour les incriminations citées. Ainsi, son article 5 les incite à leur conférer le caractère « d'infraction pénale ».

En revanche, la protection des victimes occupe une assez large place. Le protocole détaille : les mesures d'aide (logement, conseils, possibilités d'éducation et d'emploi, assistance médicale et psychologique) dans son article 6 et évoque la possibilité pour elles « de rester sur [le] territoire des pays d'accueil, à titre temporaire et permanent » (article 7). Une dernière partie est consacrée aux mesures de prévention et de coopération (articles 9 à 13).

2.- Le Conseil de l'Europe

Compte tenu de son statut fondé sur les droits de l'homme, le Conseil de l'Europe a depuis quelques années orienté plus précisément ses travaux sur les phénomènes d'esclavage et de traite. Il compte parmi ses membres des pays d'origine, de transit et de destination des victimes (73). Les séminaires que le Conseil organise sont d'ailleurs nombreux comme a pu le constater la Mission(74). L'accent est mis sur les actions de sensibilisation et d'information. Lors de son déplacement en Moldavie, la Mission a pu rencontrer des représentants du Conseil présents et actifs à Chisinau(75).

S'agissant de textes proprement dits, les travaux du Conseil ont abouti à des initiatives importantes. La première concerne la recommandation adoptée par le Conseil des ministres le 19 mai 2000 sur « la traite des êtres humains aux fins d'exploitation sexuelle » qui contient une définition précise de la traite, même si elle ne porte que sur l'exploitation sexuelle. La traite désigne « le recrutement par une ou plusieurs personnes physiques ou morales et/ou l'organisation de l'exploitation et du transport ou de la migration - légale ou illégale - de personnes, même consentantes, en vue de leur exploitation sexuelle, le cas échéant par une forme quelconque de contrainte, et en particulier la violence ou les menaces, l'abus de confiance, l'abus d'autorité ou l'abus d'une situation de vulnérabilité ». On notera que, là aussi, c'est toute la chaîne des comportements qui mène à l'exploitation qui est appréhendée - recrutement, transport, organisation de l'exploitation - ainsi que les moyens employés par les trafiquants : contrainte, violences, menaces, abus de confiance, de vulnérabilité... De même, le critère du consentement est inopérant pour déqualifier la traite.

Compte tenu de la diversité de ses membres, le Conseil de l'Europe met dans ce texte l'accent sur la coopération des Etats et les actions de prévention.

La recommandation, comme le protocole des Nations unies, ne fait référence que de manière extrêmement générale au droit pénal et à la coopération judiciaire. En revanche, les mesures de protection à l'égard des victimes sont détaillées et « un statut de résident temporaire pour raisons humanitaires » est envisagé.

Un récent rapport de M. John Connor, rapporteur au nom de la commission sur l'égalité des chances pour les femmes et les hommes (76) comprend une définition de l'esclavage domestique ; il correspond « à la situation d'une personne vulnérable, qui se voit contrainte, physiquement et/ou moralement, de fournir un travail sans contrepartie financière, privée de liberté et dans une situation contraire à la dignité humaine ». Il a été suivi de l'adoption d'une recommandation par l'Assemblée parlementaire du Conseil de l'Europe(77) qui incite à la ratification de la convention de Palerme, propose une modification de la convention de Vienne « afin de systématiser la levée de l'immunité diplomatique pour tous les actes relevant de la vie privée » et envisage l'élaboration d'une « charte du travail domestique ».

3.- L'Union européenne

Depuis une première communication de la Commission sur le sujet en 1996, les travaux de l'Union européenne ont été très nombreux. Une action commune relative à la lutte contre la traite des êtres humains et l'exploitation sexuelle des enfants (78) a été adoptée par le Conseil en 1997. L'article 29 du traité d'Amsterdam fait expressément référence à la traite des êtres humains et aux crimes contre les enfants. En décembre 1999, le Conseil européen de Tampere demandait dans ses conclusions que des mesures concrètes soient prises dans ces domaines, souhaitant notamment un accord sur des définitions, des incriminations et des sanctions communes.

De fait, la Commission a élaboré plusieurs projets de textes dont l'un porte spécifiquement sur la traite des êtres humains.

On remarquera d'emblée qu'elle a précisé que le projet visait à compléter les initiatives de la présidence française concernant l'aide à l'entrée, au transit et au séjour irréguliers (79) et qu'elle a souhaité tenir compte des travaux des Nations unies, notamment de la convention de Palerme. La cohésion des pays de l'Union permet cependant d'envisager une approche vraiment commune en matière de droit pénal et un renforcement de la coopération policière et judiciaire.

La définition de la traite donnée par l'article premier de la décision-cadre est assez proche de celle figurant dans le protocole de Palerme. S'ajoutent au recrutement, transport, transfert, hébergement et accueil ultérieur d'une personne...[à des fins d'exploitation du travail ou des fins d'exploitation sexuelle] « la passation ou le transfert du contrôle exercé sur elle » pour viser les « intermédiaires » qui peuvent vendre et revendre les femmes tout au long de leur voyage vers les pays de destination. Le projet cite dans les mêmes termes que le protocole les moyens employés par les auteurs de la traite, en précisant toutefois les abus d'autorité ou de situation de vulnérabilité intervenant « de manière telle que la personne n'a en fait pas d'autre choix véritable et acceptable que de se soumettre à cet abus ».

Le consentement est indifférent lorsque l'un quelconque des moyens précités est utilisé et il y a traite d'enfants (80) quand bien même aucun moyen cité n'est utilisé.

L'une des spécificités du texte communautaire est bien évidemment d'instituer des sanctions pénales qui devront être intégrées dans les droits nationaux. Ce point a d'ailleurs fait l'objet de discussions assez longues entre les pays membres. Le projet prévoit que les Etats prennent « des sanctions pénales effectives, proportionnées et dissuasives, susceptibles d'entraîner l'extradition », privatives de liberté, des peines maximales (ne pouvant être inférieures à huit ans) étant prévues dans certains cas : infraction ayant, délibérément ou par négligence grave, mis la vie de la victime en danger, commise par recours à des violences graves ayant causé un préjudice particulièrement grave à la victime, constituant un élément d'une activité relevant de la criminalité organisée. De même, est classée dans cette catégorie l'infraction commise à l'encontre d'une victime particulièrement vulnérable. Une victime est considérée « comme ayant été particulièrement vulnérable au moins lorsqu'elle n'avait pas atteint l'âge de la majorité sexuelle prévu par la législation nationale » et que la traite est à des fins sexuelles. On notera que la responsabilité administrative ou pénale des personnes morales est envisagée, dispositions qui ne figurent pas dans le protocole des Nations unies.

La protection et l'assistance à apporter aux victimes sont mentionnées mais elles font l'objet d'un texte spécifique (décision-cadre relative au statut des victimes dans le cadre de procédures pénales). La Commission travaille par ailleurs sur l'octroi d'un titre de séjour aux victimes. Le nouveau mandat d'arrêt européen devrait, quant à lui, favoriser les poursuites contre les trafiquants.

B.- UNE ENTRÉE EN VIGUEUR PROBLÉMATIQUE

1.- Un problème de coordination

La revue des divers textes à laquelle on vient de procéder montre assez le maquis qu'est devenue la réglementation internationale - encore s'en est-on tenu, dans un souci pédagogique, aux seuls instruments pouvant directement inspirer une modification de la législation française. Face à l'ampleur du phénomène, toutes les instances nationales ou régionales à vocation générale ou particulière ont pris des initiatives partant du souci louable de définir la traite pour mieux la réprimer. Il s'est aussi agi de lutter contre les nouvelles formes d'atteinte à la dignité humaine apparues avec l'essor des nouveaux moyens de communication comme Internet. Mais le résultat en termes d'efficacité se révèle pour le moment assez décevant, même si l'on ne peut que louer les efforts de l'Union européenne pour ne pas trop s'éloigner des nouvelles définitions des Nations unies. Le constat que dresse Mme Lydie Err, rapporteur de la commission sur l'égalité des chances pour les femmes et les hommes du Conseil de l'Europe (81) est accablant :

« De nombreuses définitions ont été proposées à ce jour tant au niveau national qu'international. Chacune de ces approches de la traite implique des choix.

Certains Etats vont considérer la traite au travers du spectre de la lutte contre la criminalité organisée, laissant de côté les victimes de cette forme majeure de violence à l'égard des femmes. D'autres, par contre, seront principalement concernés par l'afflux d'illégaux et considéreront et traiteront les victimes de la traite en tant que tels (expulsions et détentions).

Toutes les approches proposées par le Parlement européen, le Conseil de l'Europe, les Nations unies, l'Organisation internationale des migrations, etc., diffèrent et mettent des intérêts, des priorités différentes à l'avant-plan... ».

Mme Florence Massias, lors de son audition devant la Mission, a également regretté cette complexité :

« Les instruments internationaux ont dû adapter la définition de l'esclavage au fur et à mesure de la diversification de ses formes. Ainsi, d'une définition relativement simple, en référence au droit de propriété, est-on passé à des définitions peu opératoires, procédant plus par énumération au fur et à mesure de l'apparition des nouvelles pratiques. On a dressé un état des lieux, mais comment transformer ce constat en définition juridique ? ».

2.- L'entrée en vigueur et la portée des textes

Si les textes sont nombreux, peu d'entre eux sont aujourd'hui opérants. C'est ainsi que la France, si elle a signé la convention de Palerme et ses deux protocoles additionnels, ne les a pas encore ratifiés. Or il est prévu que la convention et les protocoles doivent être ratifiés par 40 pays avant de pouvoir entrer en vigueur. A ce jour, seuls trois Etats ont ratifié la convention (Monaco, le Nigeria et la Yougoslavie). Les textes communautaires qu'on a étudiés sont presque finalisés et devraient, eux, être prochainement intégrés à notre droit.

La question de la contrainte prévue par les différents instruments internationaux n'est pas cruciale pour la France, Etat de droit qui se plie à ses engagements internationaux et a fortiori communautaires. Mais on ne peut que constater que l'absence de contrainte des diverses conventions ne facilite pas le rapprochement des comportements des Etats et en conséquence ne favorise pas non plus la coopération dans le domaine de la lutte contre la traite.

S'agissant des Nations unies, les premières conventions relatives à l'esclavage (1926, 1949 et 1957) ne prévoient pas la mise en place de comités spécifiques de suivi ou de contrôle ni la rédaction de rapports périodiques comme le prévoient par exemple toutes les conventions issues de l'OIT. Dans le texte de 1957 est simplement mentionné l'engagement des Etats membres à transmettre au secrétaire général des Nations unies des renseignements sur la base desquels le Conseil économique et social pourra formuler de nouvelles recommandations pour l'abolition de l'esclavage. Un groupe de travail sur l'esclavage a été mis en place, remplacé aujourd'hui par un « groupe de travail des formes contemporaines d'esclavage ». Composé d'experts indépendants siégeant à titre individuel, il a pour mandat de surveiller l'existence de l'esclavage et de la traite dans toutes leurs pratiques et manifestations, recevant des informations de tous les Etats membres et des ONG. Il peut proposer des recommandations à la sous-commission de la promotion et de la protection des droits de l'homme, laquelle peut formuler à son tour des propositions à la commission des droits de l'homme. Ce mécanisme peut paraître excessivement complexe et le mandat du groupe de travail gagnerait à être élargi pour lui permettre d'assurer un suivi systématique des divers instruments. La convention de Palerme a institué par ailleurs une Conférence des parties pour améliorer la capacité des Etats parties à combattre la criminalité transnationale organisée. La première réunion de cette conférence est prévue au plus tard un an après l'entrée en vigueur de la convention...

S'agissant de l'Union européenne, les textes adoptés entreront bien évidemment dans les droits nationaux mais il y a encore fort à faire, comme on va le voir, pour que la coopération policière et judiciaire au sein de l'Union soit plus qu'un simple v_u. En outre, il serait souhaitable que les pays candidats à l'Union fassent de la lutte contre la traite une priorité.

II.- LA COOPÉRATION EN MARCHE

A.- L'AIDE À LA PRÉVENTION

1.- Informer pour éviter le pire

Eviter que les jeunes femmes ne quittent leur pays sur la base de fausses promesses est, sans conteste, le moyen le plus efficace de lutter contre la traite. La prévention par une information en amont doit donc être développée.

L'Organisation internationale pour les migrations (OIM), qui comprend une centaine d'Etats membres et dont le siège est à Genève, mène depuis de nombreuses années des campagnes d'information et de formation dans les pays d'origine de la traite. Il en a été ainsi l'an dernier en Bulgarie, au Kosovo (82), en Hongrie et en Roumanie et cette année au Monténégro, en Macédoine et au Khirghizstan. Entendu par la Mission, son chef du service de la lutte contre la traite des êtres humains, M. Marco Gramegna, a détaillé la méthode suivie dans la préparation de ces initiatives ainsi que leur contenu :

« Pour commencer, nous faisons de la prévention. Cela suppose d'avoir cerné le problème car celui-ci est extrêmement dynamique ; on ne peut pas dire que les trafiquants passent à tel endroit, que les routes du trafic sont celles-ci et les mécanismes ceux-là, car ils possèdent plus de soutiens, d'infrastructures et de logistique, que n'importe quel gouvernement et peuvent modifier leur dispositif d'un jour à l'autre. Si vous installez un poste frontière à un endroit où vous savez que les personnes « trafiquées » transitent, les trafiquants le sauront immédiatement et modifieront leurs routes en conséquence.

Nous étudions donc en permanence la façon dont s'organise le trafic : les pays concernés, les routes, les mécanismes, les trafiquants, le profil des victimes. Nous menons des recherches rapides, focalisées, en quelques semaines. Bien sûr, ce ne sont pas des études profondes, scientifiques - bien que nous respections beaucoup ce type de travaux - mais des analyses faites pour décrire aux décideurs politiques de nos Etats membres ce qui se passe aujourd'hui sur leurs propres territoires.

Sur la base de ces études, nous menons des campagnes massives d'information, essentiellement dans les pays d'origine, pour informer la population, et surtout les victimes potentielles, des dangers des migrations clandestines et de la traite : « Si vous pensez que vous avez un véritable contrat de travail en main, réfléchissez à deux fois. » Bref, nous informons la population des dangers qui la guette.

Ensuite, une fois informée, la personne prendra sa propre décision. Nous ne pouvons pas lui imposer de ne pas partir, car nous ne sommes plus en dictature et les gens peuvent quitter leur pays. Mais nous voulons qu'ils le fassent en fondant leur décision sur une information véritable, crédible.

Nous menons donc des campagnes d'information. Nous le faisons depuis des années dans de nombreux pays d'origine concernés : en Europe de l'est, dans les Balkans, en Asie et dans les Caraïbes et nous voyons, peu à peu, le flux migratoire diminuer grâce à cette information.

La coopération technique est une autre forme de la politique de prévention que nous mettons en place. Elle passe par la formation policière, la formation de fonctionnaires de l'Etat. Nous nous sommes aperçus que, parfois, les policiers ou les fonctionnaires placés aux frontières ne sont pas capables d'arrêter, ni même de déceler, un processus de traite tout simplement parce qu'ils ne sont pas formés pour cela.

Ils sont formés en matière de lutte contre l'immigration clandestine - « Avez-vous des papiers ? Un vrai passeport ? Un visa ou pas ? » - mais quand ils voient passer un homme avec cent femmes, toutes avec des papiers en règle, ils ne se rendent pas compte qu'ils ont affaire à un phénomène de traite.

Il leur faut donc une formation. Nous nous efforçons de la mener dans tous les pays du monde, qu'ils soient d'origine, de transit ou de destination. Nous le faisons en collaboration avec les gouvernements et cherchons à établir une coopération pour que soit discutée et adoptée une législation adaptée à la lutte contre la traite. ».

Lors de son déplacement en Moldavie, la Mission a néanmoins constaté les obstacles auxquels se heurtent ces campagnes d'information et de prévention. En effet, nombre de jeunes femmes moldaves victimes de la traite sont issues des zones rurales dont certaines ne bénéficient pas encore de l'électricité. Dans ces conditions, la diffusion de messages par les médias audiovisuels est impossible. De surcroît, ainsi que l'a déclaré M. Luc Becquer, chef de projet du programme européen Tacis en Moldavie, « les gens n'ont pas toujours les moyens d'acheter les journaux. ».

L'effort de communication et de prévention doit être massif et durable pour commencer à porter ses fruits. Membre du centre de prévention de la traite moldave, Mme Jana Costachi, a décrit à la Mission l'écart qui peut exister entre les moyens alloués à une campagne intensive de prévention et son impact réel au sein de la population :

« Nous avons lancé une campagne d'information ainsi qu'une émission mensuelle à la télévision, un cycle d'émissions à la radio, soit nationale, soit sur des chaînes privées. Nous disposons de deux panneaux d'information dans deux quartiers très fréquentés à Chisinau.

« L'un des matériaux de notre campagne est une photo de femme où est écrit « Arrêtez le trafic de femmes », qui s'accompagne du numéro de téléphone et de l'adresse du centre. Nous diffusons ce même matériel dans trois revues nationales. A partir de la semaine prochaine, nous publierons la photo dans quatorze journaux régionaux. Nous diffusons également un bulletin mensuel. Au mois de juin, nous avons fini de distribuer dans les écoles du pays les dépliants que nous a fournis Mme Snegureac [directrice du bureau d'information du Conseil de l'Europe en Moldavie] et destinés essentiellement aux jeunes filles âgées de 12 à 16 ans.

« Le mois prochain, paraîtra une revue, Anti-trafic magazine, et nous sommes en train de créer une page web de notre centre auquel tout le monde aura accès.

« Après la description des nombreuses facettes de notre campagne d'information, sans doute pensez-vous que nous recevons énormément d'appels. Or, entre le 15 avril et le 15 juin, nous n'en avons reçu que 300. Alors que l'on prétend que 80 % des victimes sont issues du milieu rural, seulement 10 % des appels proviennent de la province. Cela nous motive à développer notre présence sur le territoire.

« Le désespoir est tel que sur 300 personnes qui nous ont appelés, seulement 25 ont demandé de l'aide. Comme vous, nous ignorons combien de personnes sont concernées. S'agit-il de dizaines ou de centaines de milliers de personnes qui se trouvent à l'étranger ?

« Les appels que nous avons reçus ne proviennent pas des jeunes filles elles-mêmes, mais des parents qui essayent de les trouver.

« Hotline prouve avec précision la réalité du trafic. C'est un problème très grave, qui relève de l'Etat. Or, à l'heure actuelle, les structures qui agissent sont les ONG, non l'Etat, même si notre centre collabore exceptionnellement avec quelques ministères, dont celui de l'Intérieur. Mais nous sommes en contacts avec les chefs de section des ministères, pas du tout avec les personnes haut placées. ».

Le rôle que jouent les ONG dans la conduite des campagnes d'information est remarquable et souligne, a contrario, les carences des politiques étatiques menées en la matière. Afin de renforcer l'efficacité des ces initiatives, une meilleure coordination serait souhaitable entre les associations menant une action en matière de prostitution dans les pays de destination et les ONG _uvrant dans les pays d'origine.

2.- Exiger de l'Union européenne un engagement fort dans le domaine de la lutte contre la traite

L'article 49 du traité sur l'Union européenne dispose que tout Etat européen qui respecte les principes énoncés à l'article 6, paragraphe 1, du même traité peut demander à devenir membre de l'Union. Ledit article 6 indique que « l'Union est fondée sur les principes de la liberté, de la démocratie, du respect des droits de l'homme et des libertés fondamentales, ainsi que de l'Etat de droit, principes qui sont communs aux Etats membres. » En outre, les Etats candidats doivent respecter « l'acquis communautaire », ce qui inclut également, en application de l'article 8 du protocole n° 2 au traité d'Amsterdam « l'acquis de Schengen ».

Le respect de ces principes est une condition préalable à l'ouverture des négociations d'adhésion. Dans ce cadre, la Commission européenne est amenée à établir de façon régulière au profit du Conseil des « rapports de progrès » qui examinent la situation des pays ayant exprimé leur souhait de rejoindre l'Union. La lutte contre la traite fait partie intégrante des critères examinés par la Commission, ce dont on ne peut que se réjouir, puisque les pays d'origine de celle-ci en seront davantage incités à lutter contre les réseaux qui l'organisent.

Ainsi, le rapport de progrès de la Commission remis en novembre 2000 au Conseil a relevé plusieurs points préoccupants concernant la Bulgarie si l'on en croit la réponse n° 35008 du ministre des Affaires étrangères à une question écrite du sénateur René Tregouet : « faiblesse du système judiciaire, corruption, mise en _uvre trop lente du programme cadre pour l'intégration des Roms adopté en 1999 du fait d'insuffisantes capacités administratives et financières, accroissement de la traite des êtres humains et notamment des femmes. » (83).

M. Guy Verhofstadt, Premier ministre belge, président du Conseil de l'Union européenne pour le second semestre 2001, déclarait récemment : « Il va de soi qu'il est particulièrement souhaitable que l'Union européenne intègre ce point [la prévention et la répression de la traite] dans la préparation de l'adhésion de pays candidats [...] à l'Union européenne. » (84).

B.- LA RÉPRESSION

1.- Une coopération policière institutionnalisée mais délicate à mettre en _uvre

a) Interpol et la lutte contre la traite

Composée de 178 Etats membres, Interpol est une organisation internationale de coopération policière dont le siège est à Lyon et qui possède un bureau dans chaque pays membre. Toutefois, le secrétariat général d'Interpol ne dispose pas de la totalité des données de la coopération internationale puisque chaque pays est libre de coopérer bilatéralement sans être tenu de l'informer.

S'agissant des structures dédiées à la lutte contre la traite, l'assemblée générale d'Interpol a décidé au mois de novembre 2000, ainsi que l'a déclaré devant la Mission Mme Agnès Fournier de Saint-Maur, alors chef du département de lutte contre la traite des êtres humains, de créer « un groupe de travail permanent destiné aux services de police spécialisés et travaillant spécifiquement sur la traite des femmes pour la prostitution. Ce groupe de travail permet aux services spécialisés de se connaître et d'établir un contact plus personnalisé et plus fréquent. [...] En 1992, nous avons créé une structure semblable pour traiter de la criminalité contre les enfants...Cette structure s'est révélée extrêmement efficace dans le cadre des affaires internationales puisque les services de police se connaissent, travaillent ensemble et se réunissent deux fois par an pour échanger des informations, que ce soit au niveau opérationnel ou stratégique. Lorsque les affaires émergent, cela leur permet d'identifier leurs partenaires ou leurs homologues dans le pays concerné beaucoup plus facilement et efficacement. ».

b) Europol : une police européenne en gestation

La criminalité organisée est un phénomène ancien dont seuls les secteurs concernés et l'ampleur ont évolué. C'est pourquoi, afin de renforcer la sécurité au sein de l'espace européen, les Etats membres de l'Union européenne ont décidé, au Conseil européen de Luxembourg des 28 et 29 juin 1991, la « mise en place d'un office central européen de police criminelle compétent en matière de lutte contre le trafic international de stupéfiants et le crime organisé ». Bien que datée du 26 juillet 1995, la convention portant création d'Europol n'est entrée en vigueur que le 1er octobre 1998, à la suite de sa ratification par tous les Etats membres.

Puis, le Conseil européen de Tampere des 15 et 16 octobre 1999 a demandé que la lutte contre la criminalité transfrontalière organisée soit intensifiée et que soient mises en _uvre, sans délai, des équipes communes d'enquête. En outre, l'extension du mandat d'Europol au blanchiment d'argent en général a été décidée.

Au terme de ces différentes évolutions, Europol a compétence, en application de l'article 2 de la convention du 26 juillet 1995, en matière de : trafic de stupéfiants ou de matières radioactives ; terrorisme  et autres formes de criminalité organisée ; filières d'immigration clandestine ; trafics de véhicules ; blanchiment de capitaux ; traite des êtres humains et pédophilie, qui concernent plus particulièrement la présente étude. Dans son champ de compétence, Europol a pour activité principale, d'une part, l'échange de données entre les services policiers des Etats membres et l'élaboration de fichiers et, d'autre part, l'assistance technique aux enquêtes grâce à l'intervention d'experts ou la mise en place d'équipes communes d'enquêteurs.

Europol met ses fichiers informatiques à disposition des Etats selon trois modalités distinctes ainsi que l'a décrit devant la Mission M. Gilles Leclair, directeur adjoint d'Europol :

« Le stockage de l'information s'opère d'abord dans un système d'information générale qui permet aux Etats d'échanger des informations de toutes sortes telles que le numéro de téléphone d'un suspect proxénète ou le descriptif d'un mode opératoire spécifique dans le cadre de la lutte contre un trafic de drogue. L'information est également stockée dans des fichiers de travail consacrés aux principaux phénomènes criminels. S'agissant de l'esclavage moderne, nous tenons ainsi un fichier sur les réseaux albanais et kosovars et nous en ouvrons un autre sur les réseaux ukrainiens et moldaves. Dans ce cadre, les Etats ont la possibilité de nous livrer toutes les informations utiles sur ces réseaux. Celles-ci sont analysées et, en cas de rapprochements ou de connexions, immédiatement communiquées aux Etats concernés.

« Le troisième système d'échange de l'information, plus réactif, est quotidien : c'est le système d'échange entre les officiers de liaison dont nous disposons dans tous les services répressifs nationaux. En France, par exemple, il s'agit de représentants de la douane, de la gendarmerie et de la police. Ce système permet à chaque Etat d'échanger quotidiennement des informations sur les affaires en cours. Il peut, par exemple, s'agir d'une demande d'identification à partir d'une plaque minéralogique de voiture ou de demandes plus complexes. Au total, 9 000 enquêtes sont ouvertes dans ce cadre, chaque année.

« Les trafics d'êtres humains représentent 20 % de l'activité actuelle d'Europol. ».

En outre, Europol constitue actuellement une banque de données en matière de pornographie infantile qui centralise l'ensemble des photos circulant sur le réseau Internet. Cet instrument sera d'une grande aide en matière de lutte contre la cyber-pornographie infantile en permettant de procéder à des rapprochements entre les différents réseaux opérant dans les Etats membres. Cependant, il ne s'agit là que d'une manière indirecte de lutter contre cette forme de criminalité puisque cet instrument ne résout nullement les questions déjà évoquées, relatives au contrôle de la diffusion des images, aux techniques d'enquêtes en matière de criminalité informatique et aux règles de compétences territoriales des services de police et des juridictions.

En ce qui concerne les interventions opérationnelles d'Europol, cette organisation n'a pas de mandat exécutif - ce que l'on peut regretter - et n'agit que par la coordination et la transmission d'informations sous le contrôle et la responsabilité juridique des Etats concernés. En effet, ainsi que l'a rappelé devant la Mission M. Gilles Leclair, directeur adjoint d'Europol :

« Europol est une organisation intergouvernementale européenne relevant du troisième pilier de l'Union. Cela signifie que nous ne sommes pas une police intégrée supranationale ; nous ne disposons pas de nos propres équipes mais nous travaillons en appui des Etats, à leur demande et à travers eux. Notre convention est très stricte : elle a été négociée pied à pied pendant plusieurs années et nous sommes en train d'essayer de l'actualiser. Mais le principe de base est que nous fournissons un support analytique et opérationnel aux Etats membres dans le cadre de nos mandats et de la lutte contre le crime organisé au sens large. Nous recevons donc des informations, que nous compilons, analysons et restituons de manière enrichie. Néanmoins, nous ne restituons que ce que l'on nous communique ! ».

Il observait cependant que certaines dispositions du traité d'Amsterdam devraient permettre de renforcer ses pouvoirs :

« [...] il s'agit, tout d'abord, du droit pour Europol de demander aux Etats d'engager des enquêtes dans tous les domaines avec une obligation pour ces derniers de s'expliquer s'ils ne le font pas. Cette faculté constitue une avancée importante même si l'Office ne dispose toujours pas d'un pouvoir coercitif et que son action reste de caractère intergouvernemental et respecte la souveraineté des Etats. La seconde innovation tient dans la mise en place d'équipes communes d'enquête qui sont le résultat de la négociation de la convention d'assistance judiciaire de mai 2000 qui permettra aux Etats de travailler sur le territoire d'un autre Etat membre dans le cadre de leurs propres procédures pénales. Ainsi, un policier allemand pourra procéder à des actes dans le cadre de sa procédure en France, certes sous couvert de la police française, mais il agira officiellement et sans commission rogatoire internationale, ce qui constitue une avancée. Dans ces équipes communes d'enquête, nous saurons intégrer la demande des Etats tout en apportant un support technique officiel et de coordination dans les affaires un peu complexes. En outre, l'actuelle mise en place d'Eurojust - le pendant d'Europol pour la justice - devrait conduire à des améliorations et nous permettre d'inciter certains Etats à s'impliquer davantage dans les enquêtes communes. En effet, dans certains Etats, la police est intégrée au ministère de la Justice qui dirige alors l'enquête, ce qui constitue parfois une gêne, dans la mesure où nous devons nous adresser à des services dirigés par un magistrat et dans lesquels les policiers ne sont pas toujours réceptifs. ».

Néanmoins, la Mission déplore que les équipes communes d'enquêtes, prévues par l'article 30 du traité d'Amsterdam et par certaines dispositions de la convention d'entraide judiciaire du 29 mai 2000, ne soient toujours pas mises en place.

Europol devrait donc constituer, en théorie, un instrument efficace au service de la lutte contre les réseaux criminels internationaux _uvrant sur le territoire de l'Union européenne. Son budget est en forte progression, de 43 % en 2000 et de 28,9 % en 2001. Il s'élève actuellement à 35,4 millions d'euros, la contribution française atteignant 5,1 millions d'euros en 2001. Europol verra également ses effectifs renforcés puisque de 250 agents actuellement, dont 44 officiers de liaison, son personnel devrait atteindre 350 membres en 2003. Toutefois, son caractère d'organisation intergouvernementale fait dépendre son efficacité pratique de la bonne volonté et de la coopération de chaque Etat membre.

A ce titre, il semble exister des différences notables, et regrettables, de comportement entre les services de police, comme l'a expliqué M. Gilles Leclair :

« [...] l'une des particularités négatives d'Europol, jeune organisation, tient au fait qu'il ne lui est pas fourni l'intégralité des renseignements opérationnels. Cette situation tient à plusieurs raisons : l'engagement des Etats dans cette organisation, les ancestrales différences de méthodes de travail des services douaniers, policiers et de la gendarmerie qui ont emprunté un certain nombre de circuits et obéissent à des habitudes prises et le fait que nous apportons un produit nouveau sur le marché, auquel il faut convaincre chacun de participer. A cet égard, nous n'avons pas encore eu l'occasion de révéler la plus-value d'un service européen de renseignements opérationnels, notamment dans l'élucidation d'affaires significatives ; même si certaines d'entre elles sont particulièrement suivies, les enquêteurs de terrain n'ont pas encore eu le retour suffisant.

« Incontestablement, les pays anglo-saxons sont beaucoup plus impliqués dans Europol que ne le sont les pays du sud de l'Europe. Plusieurs facteurs expliquent cette situation. Tout d'abord, une forte influence anglo-saxonne a marqué la constitution de l'organisation et les pays du sud y ont été un peu oubliés, la France également. Ensuite, les méthodes de travail des différentes polices d'Europe ne sont pas les mêmes. La police en France est plus réactive mais n'est pas dotée de programmes de travail à deux ou trois ans, à la différence des pays anglo-saxons qui sont très structurés. Ils constituent des task-forces, consacrent les budgets adaptés, programment des méthodes et des temps de travail. De la même manière, le système de travail et d'analyse d'Europol est très anglo-saxon, tous les logiciels sont anglo-saxons, la méthode d'analyse des phénomènes et des informations est vraiment très fidèle au système anglo-saxon. Les pays du sud, la France en particulier, sont très en retard dans la mise en place de ce genre de travail dans les services de police.

« Au surplus, une certaine incompréhension initiale des services du sud fait qu'ils sont moins impliqués et moins donneurs d'informations que les pays du nord de l'Union. Cela dit, même dans les pays très impliqués, nous n'avons pas encore un retour de 100 % des informations sur les projets mis en place. Nous n'avons aucun pouvoir de coercition à leur égard si ce n'est de leur rétorquer : « Ne prétendez pas que le projet est mauvais ; si nous disposions de toutes les informations, peut-être serait-il bon !

« Nous sommes vraiment confrontés à un dilemme entre le respect des souverainetés nationales et la lutte contre le crime organisé. Il faudra trouver des procédures qui ne portent pas atteinte aux souverainetés tout en autorisant un meilleur travail en commun en faisant un peu fi des frontières. ».

Instruments de coopération entre les services de police, Europol comme Interpol, sont amenés à développer des actions en collaboration avec leurs homologues des pays d'origine de la traite, ce qui peut s'avérer particulièrement délicat.

Cette difficulté a été rappelée par M. Gilles Leclair : « Pour l'heure, nous n'entretenons aucun contact direct avec l'Ukraine, la Moldavie, l'Albanie. Il entrait dans nos projets de proposer l'Ukraine et l'Albanie dans notre deuxième liste de pays pour la négociation d'un accord de coopération. Mais, qui dit accord de coopération dit véritablement négociation et implique l'assurance que, chez l'autre partie, la protection des données est assurée. Or, déjà dans les pays de la première liste, cet élément fait aujourd'hui obstacle à la négociation avec certains Etats - a Bulgarie, la Roumanie - avec lesquels nous nous heurtons à l'absence d'une législation adaptée et d'organes de contrôle des données transmises. Je suppose que nous allons être confrontés au même obstacle avec l'Ukraine comme nous le sommes déjà avec la Russie avec laquelle nous nous contenterons de signer un accord technique sans échange d'informations personnelles, faute d'une loi de protection des données. ».

2.- Une coopération judiciaire européenne à la traîne

Bien qu'il ne s'agisse nullement ici de décrire dans le détail la genèse de la coopération judiciaire dans l'Union européenne, on observera que ses hésitations, son parcours chaotique, sont révélateurs des enjeux de souveraineté qu'elle soulève s'agissant d'une matière éminemment régalienne. De surcroît, les divergences entre les régimes judiciaires des Etats membres, au-delà des questions d'harmonisation des incriminations, sont légions : pays de droit latin ou pays de droit anglo-saxon, procédure pénale inquisitoire ou accusatoire, existence de magistrats chargés de l'action publique ou dévolution de ce rôle aux officiers de police, n'en sont que quelques exemples.

Ces nombreuses différences sont parfaitement connues et exploitées par les responsables des réseaux criminels en général, et ceux de la traite en particulier.

La nécessité de mettre en place des mesures communes pour mieux lutter contre ces réseaux internationaux s'est longtemps heurté au légitime attachement des Etats à leur système judiciaire. Cette situation explique que les initiatives de l'Union européenne en matière de coopération judiciaire aient été progressives, la dernière étape en date tendant à la création d'Eurojust.

a) Les magistrats de liaison

Le premier magistrat de liaison français a été envoyé en Italie le 1er février 1993. Depuis, des accords similaires ont été conclus avec les Pays-Bas la même année, avec les Etats-Unis en 1995 et l'Espagne en 1997. D'un point de vue communautaire, ce n'est que le 22 avril 1996 que le Conseil européen adoptait une action commune sur le cadre d'échange de magistrats de liaison dont l'objet était d'en clarifier les modalités. Mis en place sur le fondement d'accords bilatéraux, les magistrats de liaison français à l'étranger sont actuellement au nombre de sept tandis que leurs homologues étrangers en France sont six.

Choisis pour leur compétence en matière de procédure de coopération judiciaire, ces magistrats ont pour mission de favoriser et d'accélérer toutes les formes de celle-ci en matière pénale mais aussi civile. A ce titre, il leur appartient, notamment, d'exercer un suivi des commissions rogatoires internationales, des demandes d'extradition, des procédures de transfèrement. En outre, ils ont pour tâche d'assurer l'échange d'informations, d'études ou de statistiques, entre les Etats respectifs.

Selon les informations communiquées à la Mission, il semblerait que, grâce à leur position privilégiée au sein des administrations judiciaires des pays d'accueil, les magistrats de liaison soient réellement en mesure de faciliter l'exécution des demandes d'entraide. En prenant directement contact avec les magistrats ou les fonctionnaires auxquels la demande d'entraide est adressée, en assistant, le cas échéant, à son exécution, en préparant les demandes afin qu'elles soient immédiatement recevables, les magistrats de liaison contribuent à l'amélioration du fonctionnement de la coopération judiciaire.

Par ailleurs, on rappellera que l'entraide judiciaire est régie par les dispositions de la convention du 20 avril 1959 dont certains aspects mériteraient d'être réformés. La nouvelle convention d'entraide judiciaire du 29 mai 2000 a été signée par la France et l'on ne peut que regretter qu'elle ne soit pas encore entrée en vigueur dans notre droit interne alors même que notre pays a été l'un des Etats les plus entreprenants lors de sa phase d'élaboration. Sur le fond, cette convention modifie substantiellement la procédure d'entraide. A titre d'exemple, et comme l'a indiqué M. Olivier de Baynast, magistrat, représentant français à la cellule de coopération judiciaire Eurojust : « [...] un pays saisi d'une commission rogatoire sera amené à exécuter cette enquête en faisant application du droit de l'Etat qui lui demande l'enquête. C'est une vraie révolution. ».

A la différence des magistrats de liaison, détachés au sein des administrations centrales de la justice, le Réseau judiciaire européen (RJE) tend à organiser une coopération déconcentrée entre magistrats au niveau des juridictions.

b) Le réseau judiciaire européen

Crée le 29 juin 1998 par une action commune du Conseil européen, le Réseau judiciaire européen (RJE) a pour objet de faciliter l'exécution et la coordination des demandes d'entraide relatives aux formes les plus graves de criminalité. Il tend également à mettre à la disposition de tous les magistrats de l'Union européenne un fonds documentaire juridique et opérationnel ainsi qu'un réseau de télécommunications adapté à la circulation rapide et sécurisée des informations entre ses membres.

Le principe fondamental qui sous-tend la création du RJE est de favoriser les contacts directs et déconcentrés entre les autorités judiciaires. Cependant, si tous les magistrats ont vocation à participer au RJE, chaque pays a néanmoins distingué des « points de contacts privilégiés » au sein de son organigramme judiciaire. S'agissant de la France, un magistrat par cour d'appel a été désigné comme tel et trois autres juges le sont au sein de l'administration centrale.

D'un point de vue matériel, le RJE tend, notamment, à harmoniser les usages entre les différents Etats membres et définit à cet effet des « bonnes pratiques ». A titre d'exemple, il encourage le retour partiel et fractionné de l'exécution des commissions rogatoires internationales, au fur et à mesure de leur état d'avancement, et non plus leur retour en totalité, nécessairement plus tardif.

En ce qui concerne les bases de données, le RJE a élaboré des fiches juridiques décrivant la procédure et la pratique pénales de chaque pays membre de l'Union européenne qui sont accessibles pour les juridictions françaises sur l'intranet du ministère de la Justice. En outre, le RJE a réalisé des CD-roms et met à disposition un site Internet permettant à un magistrat d'identifier l'autorité compétente dans le pays auquel il entend adresser une demande d'entraide.

Parmi les projets en cours, une base de données sur les fonds saisis au sein de l'Union en exécution d'une commission rogatoire serait à l'étude et pourrait intéresser le futur Eurojust. Par ailleurs, le RJE semble désireux de développer les liens et la coopération entre les pôles économiques et financiers des Etats membres. A cet égard, il semble indispensable que la coordination s'instaure également entre l'unité de lutte contre la fraude aux intérêts de l'Union (OLAF), le RJE et le futur Eurojust.

On le voit, de nombreuses initiatives et réalisations du RJE sont susceptibles d'intéresser tant les magistrats de liaison aujourd'hui que, à l'avenir, Eurojust. On ne peut que souhaiter que l'information soit correctement transmise entre tous ces intervenants de la coopération judiciaire qui, bien que dotés de compétences spécifiques et d'une position dans l'organigramme judiciaire distincte, possèdent néanmoins des domaines d'intervention susceptibles de se chevaucher.

Après l'institution de magistrats de liaison, la coopération judiciaire déconcentrée entre les magistrats, qu'ils soient du siège ou du parquet, la dernière initiative de l'Union européenne, dénommée Eurojust, tend à renforcer la coopération entre les seuls fonctionnaires, souvent magistrats, responsables de l'action publique.

c) Les perspectives d'Eurojust

Confrontées au crime organisé et aux filières de la traite, les poursuites judiciaires doivent être coordonnées entre les Etats concernés pour être efficaces. A cet égard, plusieurs solutions sont envisageables dont l'une, aujourd'hui abandonnée, consistait en la création d'un parquet européen.

Défendu par la Commission européenne lors de la conférence intergouvernementale sur les réformes institutionnelles, le procureur européen aurait eu pour mission, dans l'esprit de son concepteur, de garantir la seule protection des intérêts financiers de la Communauté. Ainsi que le rappelait la Commission dans sa communication concernant la création d'Eurojust, une telle création aurait représenté « un saut qualitatif majeur dans le combat contre la fraude ». Toutefois, aucune institution n'a officiellement envisagé l'attribution au procureur européen de compétences en matière de lutte contre la criminalité organisée qui aurait, notamment, pour effet de transformer la nature de la construction européenne en l'orientant dans une voie fédérale.

La création d'Eurojust s'inscrit, elle, dans le cadre d'une initiative intergouvernementale et non communautaire, dont le fondement juridique est la décision du Conseil du 14 décembre 2000 prise en application du titre VI du traité de l'Union européenne.

Il convient toutefois de préciser que cette décision crée une unité « provisoire » de coopération judiciaire dénommée « pro-Eurojust » dans l'attente d'une décision définitive du Conseil qui devrait intervenir, aux termes de l'article 5 de la décision du 14 décembre 2000, « avant la fin de 2001 ».

Sur le fond, les objectifs de l'unité provisoire tels que déterminés par les deuxième et troisième alinéas de l'article 2 de la décision précitée, sont les suivants :

« améliorer la coopération entre les autorités nationales compétentes relatives aux investigations et aux poursuites en relation avec la criminalité grave, particulièrement lorsqu'elle est organisée, impliquant deux Etats membres ou plus ;

« stimuler et améliorer la coordination des enquêtes et des poursuites entre les Etats membres, en tenant compte de toute demande émanant d'une autorité nationale compétente et de toute information fournie par tout organe compétent selon les dispositions arrêtées dans le cadre des traités. ».

Il est souhaitable que le champ matériel de la « criminalité grave » d'Eurojust soit identique à celui « des formes graves de la criminalité internationale » dont Europol à la charge en application de l'article 2, et de son annexe, de la convention du 26 juillet 1995 et qui recouvre, notamment, la traite des êtres humains. En effet, ce n'est qu'en obtenant une coordination entre : les polices des Etats membres ; les autorités judiciaires compétentes mais aussi entre ces dernières et les forces de police, que la répression de la criminalité organisée sévissant sur le territoire de l'Union pourra être efficacement combattue.

Ainsi, il importe que la décision définitive du Conseil créant Eurojust soit rapidement complétée par un instrument juridique clair organisant les relations et la coopération entre cet organisme et Europol. En effet, dans la perspective, que la Mission souhaite proche, de la mise en place des équipes communes d'enquêtes par les polices des Etats membres, il semble impérieux, et logique, de prévoir l'équivalent au niveau judiciaire ainsi que la coopération entre ces deux structures. Là encore, la ratification de la convention d'entraide judiciaire du 29 mai 2000 contribuerait de façon substantielle à l'amélioration de la coopération judiciaire puisqu'elle prévoit la mise en place d'équipes communes d'enquête. C'est pourquoi l'adjonction de protocoles additionnels à cette convention, ainsi qu'il en est question aujourd'hui, ne doit pas occulter la nécessité de procéder à la ratification de l'instrument juridique initial.

S'agissant de la composition de l'Unité provisoire, elle est fixée par l'article 3 de la décision du 14 décembre 2000 qui dispose que chaque Etat membre désigne « un procureur, un juge ou un officier de police ayant des prérogatives équivalentes ». A ce titre, la France a nommé M. Olivier de Baynast, avocat général près la cour d'appel de Versailles, comme représentant auprès de pro-Eurojust.

Entendu par la Mission, ce magistrat a indiqué qu'Eurojust se réunissait à Bruxelles trois jours par semaine et que 140 dossiers y ont été traités depuis mars 2001. Ce magistrat a toutefois souligné qu'à plus long terme, le développement de la coopération judiciaire telle que prévue par Eurojust, s'articulerait difficilement avec l'organisation judiciaire interne actuelle de chaque Etat et de la France en particulier : « Le Parlement européen a donc le souci que Eurojust bénéficie des pouvoirs les plus larges, mais sur un point il n'a pas vraiment prise : quels seront les pouvoirs qui seront donnés aux représentants nationaux d'Eurojust dans leur propre pays, car il n'est pas certain que l'on soit prêt en France à reconnaître à un magistrat des compétences nationales. Cela n'existe pas en France, excepté pour le terrorisme. ».

d) Vers un mandat d'arrêt européen

La coopération judiciaire en matière d'extradition fonctionne mal au niveau européen, chacun le reconnaît et la France n'a pas vraiment montré l'exemple en la matière. En effet, il convient de rappeler qu'en application de l'article 3 de la loi du 10 mars 1927, le Gouvernement français peut livrer, sur leur demande, aux gouvernements étrangers tout individu « non français ou non ressortissant français » qui fait l'objet d'une poursuite ou a été condamné et qui se trouve sur le territoire de la République. En outre, l'article 6 de la convention européenne d'extradition du 13 décembre 1957 reconnaît également à toute partie « la faculté de refuser l'extradition de ses ressortissants ».

Les restrictions à l'extradition existant en France et dans nombre d'Etats membres, certes protectrices, n'en fragilisent pas moins substantiellement l'idée même d'un espace judiciaire européen.

A la suite des attentats commis le 11 septembre, les 15 pays membres de l'Union ont manifesté la volonté de créer un mandat d'arrêt européen. A l'heure où sont écrites ces lignes, la détermination, d'une part, des incriminations entrant dans le champ d'application du mandat d'arrêt européen et, d'autre part, des hypothèses dans lesquelles le respect de la clause de la double incrimination ne serait pas nécessaire, font encore l'objet de débats entre les Etats membres et la Commission. Bien évidemment, la Mission souhaite que la lutte contre la traite des êtres humains, le proxénétisme et les conditions de travail ou d'hébergement incompatibles avec la dignité humaine, figurent parmi la liste des infractions pour lesquelles la condition de la double incrimination ne serait pas requise.

e) La coopération judiciaire avec les pays d'origine et de transit de la traite

Quasiment inexistante jusqu'à une période récente, la coopération pénale internationale entre la France et certains pays d'origine des victimes de la traite semble, selon les informations communiquées par les services compétents de la Chancellerie, se développer rapidement depuis 1999.

Une grande partie des mandats internationaux échangés entre la France et les Etats d'origine de la traite a pour objet des faits de proxénétisme. Ces mandats se fondent juridiquement sur les dispositions des conventions les plus fréquemment utilisées en matière d'entraide pénale internationale. Il s'agit, notamment, de la convention européenne d'entraide judiciaire en matière pénale du 20 avril 1959 et de son protocole additionnel du 17 mars 1978 ainsi de la convention européenne d'extradition du 13 décembre 1957.

Lorsque l'on examine dans le détail cette coopération, il en ressort de fortes disparités entre les Etats concernés. Ainsi, s'agissant de la coopération judiciaire avec l'Albanie, la Bulgarie, l'Ukraine et la Moldavie, aucune convention bilatérale ne l'organise et celle-ci se fonde uniquement sur les instruments multilatéraux énumérés au paragraphe précédent.

D'un point de vue quantitatif, trois commissions rogatoires internationales (CRI) émanant de magistrats français ont été adressées aux autorités albanaises en 2000, toutes portant sur des faits de proxénétisme, mais aucune d'entre elles n'est exécutée pour l'heure. S'agissant du nombre de CRI adressées aux autorités bulgares, elles se sont élevées à huit en 2000, dont cinq relatives à des faits de proxénétisme, et quatre d'entre elles ont été d'ores et déjà exécutées. S'agissant des autorités compétentes de l'Ukraine, les magistrats français leur ont délivré sept CRI depuis 1999 dont une seule portait sur des faits de proxénétisme, la Mission n'ayant pas eu connaissance du nombre des CRI exécutées.

Par ailleurs, il est quelque peu surprenant que, compte tenu des informations communiquées à la Mission par de nombreux services de police et des magistrats, aucune CRI n'ait été transmise, en matière de proxénétisme, aux autorités moldaves.

A l'inverse, si aucune CRI n'a été transmise aux autorités françaises par des magistrats albanais depuis l'année 2000, deux l'ont été par les juges bulgares et portaient sur des faits de proxénétisme ; vingt l'ont été par leurs homologues ukrainiens mais aucune ne concernait des faits de proxénétisme.

III.- DES EXEMPLES ÉTRANGERS RICHES D'ENSEIGNEMENTS

C'est l'Europe dans son intégralité et dans ses valeurs qui est concernée, menacée, par le développement de la traite des êtres humains. C'est ainsi que plusieurs pays membres de l'Union ont d'ores et déjà pris des initiatives législatives en la matière, qu'il s'agisse de l'introduction d'incriminations spécifiques ou, ce qui est plus novateur, de l'élaboration d'un statut au profit des victimes de la traite leur ouvrant droit, sous certaines conditions, au séjour sur leur territoire et à la protection.

A.- DES DÉFINITIONS DE LA TRAITE : L'EXEMPLE DE LA BELGIQUE ET DE L'ITALIE

La Belgique et l'Italie ont, au contraire de la France, adopté des dispositifs répressifs spécifiques incriminant la traite des êtres humains.

1.- La loi belge du 13 avril 1995 a mis en place une législation réprimant sévèrement la traite sans pour autant la définir légalement

Bien que relative à la « répression de la traite des êtres humains et de la pornographie enfantine », la loi du 13 avril 1995 ne définit pas légalement ce qu'est la traite. En effet, son dispositif, regroupé dans cinq chapitres, sanctionne notamment les personnes se livrant au trafic de personnes ou incitant des personnes mineures ou majeures à la prostitution, les responsables de faits de pédopornographie, les personnes s'étant livrées à de tels agissements sur la personne d'un mineur hors du territoire belge.

L'article 11 de la loi précitée procède par renvoi en indiquant qu'il y a lieu d'entendre par traite des êtres humains, les infractions prévues, d'une part, par l'article 77 bis de la loi du 15 décembre 1980 sur l'accès au territoire et le séjour des étrangers et d'autre part, par les articles 379 et 380 bis §1er 1°, §§2 et 3 du code pénal. Ces dispositions ont été introduites dans le droit positif belge par loi du 13 avril 1995. Elles nous intéressent donc tout particulièrement et il convient de les présenter plus avant.

a) L'aide à l'entrée ou au séjour d'un étranger exploité

L'article 77 bis de la loi du 15 décembre 1980 prévoit que « Quiconque contribue, de quelque manière que ce soit, soit directement soit par un intermédiaire, à permettre l'entrée ou le séjour d'un étranger dans le Royaume et, ce faisant :

« 1° fait usage à l'égard de l'étranger, de façon directe ou indirecte, de man_uvres frauduleuses, de violences, de menaces ou d'une forme quelconque de contrainte ;

« 2° ou abuse de la situation particulièrement vulnérable dans laquelle se trouve l'étranger en raison de sa situation administrative illégale ou précaire, d'un état de grossesse, d'une maladie, d'une infirmité ou d'une déficience physique ou mentale ;

« sera puni d'un emprisonnement d'un an à cinq ans et d'une amende de 500 francs à 25 000 francs. ».

Ce dispositif comprend deux circonstances aggravantes puisque les peines sont portées : de cinq à dix ans de réclusion si l'infraction constitue une activité habituelle ; de dix à quinze ans de travaux forcés et 1 000 à 100 000 francs d'amende si l'infraction est commise en association.

Cette loi a été modifiée en 2001 afin de punir également :

« quiconque abuse, soit directement soit par un intermédiaire, de la position particulièrement vulnérable d'un étranger en raison de sa situation administrative illégale ou précaire, en vendant, louant ou en mettant à disposition des chambres ou tout autre local dans l'intention de réaliser un profit anormal ».

On notera que :

- même si cette infraction est le plus souvent liée à la prostitution, elle doit être considérée de manière autonome et trouve aussi à s'appliquer dans d'autres domaines, comme le trafic d'êtres humains ou leur exploitation économique dans des ateliers clandestins, au sein des ambassades ou des clubs sportifs ;

- ce texte indique expressément que la vulnérabilité particulière de l'étranger peut résulter de sa situation administrative illégale ou précaire ;

- la démonstration de l'existence d'un abus ou de contrainte est déterminante pour les tribunaux. Mais « la découverte de ces situations reste davantage liée aux contrôles effectués par les services d'inspection et aux priorités fixées par les parquets. L'engorgement de ces derniers et les manques d'effectifs sur le terrain imposent la détermination de priorité au sein des priorités, et entraînent un manque de possibilité d'intervention dans de nombreux secteurs » (85) ;

- en dépit du silence de la loi sur ce point, les juges estiment que le consentement éventuel de l'étranger est indifférent à la constitution de l'infraction ;

- à l'instar des juges français en matière de conditions de travail incompatibles avec la dignité humaine (article 225-14 du code pénal), les magistrats belges considèrent qu'à défaut d'éléments supplémentaires laissant apparaître une situation d'abus (des salaires très bas, des logements indécents), le seul fait pour un employeur de ne pas avoir respecté les dispositions des lois sociales ne suffit pas à caractériser l'élément moral de l'article 77 bis.

b) L'exploitation sexuelle

La prostitution n'est pas sanctionnée en Belgique. En revanche, la loi du 13 avril 1995 a entendu sanctionner diverses formes d'exploitation de la prostitution ; tel est l'objet des articles 379 et suivants du code pénal.

Ainsi, aux termes de l'article 380 bis §1, sera puni d'un emprisonnement d'un an à cinq ans et d'une amende de 500 francs à 25 000 francs quiconque :

« 1° pour satisfaire les passions d'autrui, aura embauché, entraîné, détourné ou retenu, en vue de la débauche ou de la prostitution, même de son consentement, une personne majeure [...] ;

« 2° aura tenu une maison de débauche ou de prostitution ;

« 3° aura vendu, loué ou mis à disposition aux fins de la prostitution des chambres ou tout autre local dans le but de réaliser un profit anormal ;

« 4° aura, de quelque manière que ce soit, exploité la débauche ou la prostitution d'autrui. ».

Cet article prévoit plusieurs circonstances aggravantes. Il en est ainsi, lorsque la personne fait usage de man_uvres frauduleuses, de violences ou de menaces ou d'une forme quelconque de contrainte d'une part, ou lorsqu'elle abuse de la situation particulièrement vulnérable d'une personne en raison de sa situation administrative illégale ou précaire, d'un état de grossesse, d'une maladie, d'une infirmité ou d'une déficience physique ou mentale d'autre part. Dans ces hypothèses, les peines sont alors de dix à quinze ans de travaux forcés et de 500 à 50 000 francs d'amende. Lorsque les faits sont commis en association, la peine encourue est de quinze à vingt ans de travaux forcés et l'amende de 1 000 à 100 000 francs.

Lorsque ces mêmes faits sont commis à l'encontre de mineurs de moins de seize ans, les peines prévues sont, dans l'hypothèse simple, de dix à quinze ans d'emprisonnement et de 1 000 à 100 000 francs d'amende. Elles sont de quinze à vingt ans de travaux forcés et de 1 000 à 100 000 francs belges d'amende si les infractions sont commises à l'égard d'un mineur de moins de dix ans.

Dans l'ensemble, ces dispositions sont assez proches, dans leur version simple et leurs circonstances aggravantes, des lois pénales françaises applicables en matière de proxénétisme.

On relèvera cependant que, selon le rapport pour l'année 2000 du Centre pour l'égalité des chances et la lutte contre le racisme, en ne visant au titre de l'exploitation sexuelle en son article 11 que le §1er 1° et les §§2 et 3 de l'article 380 bis ainsi que l'article 379 (attentats aux m_urs en excitant favorisant ou facilitant, pour satisfaire les passions d'autrui, la débauche, la corruption ou la prostitution d'un mineur), la loi du 13 avril 1995 donne une définition qui, « prise littéralement, [...] exclut des agissements qui relèvent sans aucun doute de la matière de la traite : l'exploitation de la prostitution, la tenue d'une maison de débauche, ou la mise à disposition de chambres dans le but de réaliser un profit anormal. ».

La pratique judiciaire belge, selon l'analyse qu'en fait le Centre pour l'égalité des chances dans son rapport annuel 2000 serait la suivante : « les peines d'amende prononcées ne paraissent pas très lourdes... la raison tient sans doute en partie dans le fait qu'elles sont assez rarement recouvrées en pratique et sont dès lors peu dissuasives. Il est en effet fréquent que les prévenus organisent leur insolvabilité. » S'agissant des peines d'emprisonnement, la même source indique n'avoir pas eu connaissance de décisions de justice condamnant une personne reconnue coupable de traite des êtres humains à un emprisonnement ferme d'une durée supérieure à sept années ; elle précise qu'« en pratique, il semble que seules les peines de prison fermes aient un réel effet dissuasif sur le terrain ».

Toujours selon ce rapport, les indemnisations allouées aux victimes parties civiles sont de façon générale relativement peu importantes. Mais « la plus grosse difficulté réside dans le recouvrement effectif des sommes attribuées par les cours et tribunaux », les personnes condamnées ayant généralement organisé ou simulé leur insolvabilité. Aussi le rapport préconise-t-il de développer la saisie et la confiscation (86), cette dernière pouvant être appliquée « même si la propriété des choses sur lesquelles elle porte n'appartient pas au condamné » ; il poursuit en observant que « si l'Etat devient en principe propriétaire des choses confisquées, rien ne s'oppose à ce que celles-ci soient utilisées en tout ou partie pour indemniser les parties civiles, en particulier s'agissant des sommes en argent » et que certaines juridictions en ont ainsi décidé.

2.- La loi italienne sanctionne « l'esclavage » dont la définition a été complétée par la jurisprudence

L'Italie applique directement les conventions internationales de la Société des Nations de 1926 et des Nations unies de 1957 relatives à l'abolition de l'esclavage et à la traite des esclaves et pratiques analogues à l'esclavage. A ce titre, le code pénal italien comprend des dispositions réprimant l'esclavage.

a) Les articles 600 à 602 du code pénal répriment expressément l'esclavage et la traite

Introduit en 1931, l'article 600 du code pénal italien prévoit que « quiconque réduit une personne en esclavage ou en une condition assimilable à l'esclavage, est puni de la réclusion de cinq à quinze ans ». La notion d'esclavage a longtemps été interprétée en fonction de la définition qu'en donne la convention de Genève du 25 septembre 1926 selon laquelle « l'esclavage est l'état ou condition d'un individu sur lequel s'exercent les attributs du droit de propriété ou certains d'entre eux ». Ce faisant, les formes actuelles de l'esclavage n'ont pu être réprimées en application de ces dispositions dont le caractère restrictif a longtemps limité la portée.

Toutefois, la jurisprudence de la Cour de cassation a progressivement élargi le champ d'application de l'article 600.

Dans un premier temps, elle a reconnu, le 20 janvier 1984, le bien fondé de son application à l'encontre de plusieurs personnes responsables d'un trafic d'enfants entre la Yougoslavie et l'Italie. Cette interprétation a ensuite été mise en _uvre par d'autres juridictions, à l'instar de la Cour d'assises de Milan qui, le 18 mai 1988, a condamné les personnes responsables d'avoir contraint des enfants à voler sur le fondement de l'article 600 en estimant qu'il s'agissait d'une forme de réduction en esclavage de mineurs.

Plus récemment, le 24 janvier 1996, la juridiction suprême italienne a affirmé l'existence de l'infraction d'esclavage dans les cas où un enfant mineur « serait délivré par ses parents ou par son tuteur à un tiers, sous ou sans payement, en vue de l'exploitation de la personne ou dudit enfant ou adolescent. ». Celui qui utilise des mineurs « cédés par leurs parents aux fins de mendicité, en les obligeant à des horaires de travail épuisants, en les faisant vivre dans des conditions personnelles, hygiéniques et environnementales extrêmement misérables et précaires » est également accusé d'esclavage.

Dans un second temps, la Cour de cassation a ouvert la voie à l'application de l'article 600 aux cas d'exploitation sexuelle. En effet, par une décision du 20 novembre 1996, elle y a fait référence dans le cadre d'une affaire concernant une jeune Tchécoslovaque contrainte à se prostituer, privée de toute liberté et soumise à son souteneur.

On remarquera également que la loi n° 269 du 3 août 1998, est intitulée « dispositions contre l'exploitation de la prostitution, de la pornographie, du tourisme sexuel au détriment des mineurs, en tant que de nouvelles formes de réduction en esclavage ».

En outre, le code pénal italien comprend d'autres articles incriminant la traite et l'esclavage. Ainsi, l'article 601 relatif à la traite et au commerce d'esclave, prévoit que quiconque effectue de la traite ou fait commerce d'esclaves ou de personnes dans une condition analogue à l'esclavage est puni de cinq à vingt ans de réclusion. Pour sa part, l'article 602 du même code, dispose que quiconque aliène ou cède une personne qui se trouve en état d'esclavage ou dans une condition analogue à l'esclavage, ou en prend possession ou en fait l'achat ou le maintient en état d'esclavage est puni de 3 à 12 ans de réclusion.

Au-delà des articles 600 à 602, dont les éléments de preuve semblent parfois difficiles à rassembler, la répression de la traite peut également s'appuyer sur des dispositions plus communes à l'instar de celles relatives à la lutte contre la prostitution d'autrui, que l'on présentera donc plus rapidement.

On observera en outre que, selon un projet de loi en cours d'examen par le Parlement - et repris par le nouveau gouvernement -, l'esclavage serait défini comme la condition de personnes soumises, même de facto, aux pouvoirs correspondant aux attributs du droit de propriété ou d'autres droits réels, ou attachés à une chose. Quant à la servitude, elle consisterait en la condition d'une personne contrainte, par le biais de violences ou de menaces, à la mendicité, à la prostitution ou au travail, ainsi que M. Antonio Laudati, substitut national à la direction nationale antimafia du ministère de la Justice italien, l'a indiqué à la Mission.

b) L'exploitation de la prostitution

La loi n° 75 du 20 février 1958 tend à l'abolition de la réglementation de la prostitution et à la lutte contre l'exploitation de la prostitution d'autrui. A ce titre, elle réprime l'association de malfaiteurs, la séquestration et les violences sexuelles. Plus précisément, son article 3 punit de deux à six ans d'emprisonnement, « quiconque incite une personne à s'introduire sur le territoire d'un autre Etat, ou hors de sa résidence habituelle » en vu de se livrer à la prostitution.

Ces dispositions ont été complétées par la loi du 3 août 1998 afin de les rendre explicitement applicables aux personnes étrangères en situation irrégulière.

Afin de lutter contre la traite des personnes et la prostitution forcée, certaines municipalités, comme Rimini, ont pris des mesures tendant à interdire, sous peine d'une très forte amende, le stationnement des véhicules en certains lieux de prostitution. « [Le] maire a pris des arrêtés interdisant aux voitures de stationner là où les filles attendaient le client, l'amende coûtant de 300 000 à un million de lires, ce qui dissuadait évidemment les clients potentiels qui étaient un peu bouleversés par cette mesure. En effet, comment justifier une amende d'un tel montant et de ce type devant sa propre épouse ? » s'exclamait lors de son audition Don Oreste Benzi, président de l'Associazione Internazionale Privata Communita Papa Giovanni 23.

Par ailleurs, le parquet de Pérouse a initié, au mois de septembre 2000, des poursuites à l'encontre de clients de prostituées en excipant du fait que, en utilisant leur voiture pour le rapport sexuel, ils incitaient à la prostitution au même titre que le gérant d'un hôtel louant des chambres aux prostituées. Toutefois, cette interprétation extensive de la loi du 20 février 1958 n'a pas été jugée recevable par la cour d'appel compétente.

Parce que la traite est un phénomène complexe, les réponses apportées par les Etats, pour être efficaces en matière de répression et de protection des victimes, se doivent d'être pluridisciplinaires et coordonnées.

C.- LA PROTECTION DES VICTIMES EXIGE UNE COORDINATION DES INITIATIVES ET DES MOYENS MIS EN _UVRE

Les violences exercées à l'encontre des victimes de la traite dont la Mission a reçu de nombreux témoignages, illustrent la détermination et la violence des réseaux criminels qui l'organisent. Confrontées au développement de ce phénomène sur leurs territoires, la Belgique et l'Italie ont adopté des dispositions spécifiques innovantes en direction des victimes, leur offrant la possibilité, sous certaines conditions, de bénéficier d'un titre de séjour et d'une formation.

1.- La Belgique : une protection des victimes au service de l'action répressive

Les menaces et les éventuelles représailles exercées contre les victimes de la traite, ou leur famille, lorsqu'elles désirent quitter leur activité ou coopérer avec les services de police, les condamnent généralement au mutisme. De surcroît, ces personnes sont fréquemment en situation irrégulière sur le territoire où elles sont exploitées, ce qui leur interdit de bénéficier des régimes de protection de droit commun. Dès lors, assurer leur protection répond à un double objectif : humanitaire et d'efficacité répressive.

Ainsi, par une circulaire du 7 juillet 1994 des ministères de l'intérieur, de la fonction publique et de l'emploi et du travail, les pouvoirs publics belges ont organisé « la délivrance de titres de séjour et de permis de travail à des étrangers(ères) victimes de la traite des êtres humains. » Bien qu'antérieure à la loi du 13 avril 1995, cette circulaire participe de la démarche des autorités belges tendant à apporter une réponse globale et concrète au problème de la traite dont l'ampleur et la gravité ont notamment été révélées, en 1994, par les travaux d'une commission d'enquête parlementaire.

a) Une délivrance de titres de séjour et de travail en plusieurs étapes, conditionnée à la participation de la victime à la procédure répressive

Du point de vue administratif, la circulaire du 7 juillet 1994 indique que dans chaque cas individuel, « la décision est prise par l'Office des étrangers qui transmettra les instructions nécessaires et adaptées à l'administration communale compétente. » A cet effet, une cellule spécialisée sur la traite des êtres humains a été constituée au sein de l'Office des étrangers qui, rappelons-le, dépend du ministère de l'intérieur.

· La première étape consiste à délivrer à la personne étrangère un ordre de quitter le territoire dans les 45 jours

Cette période de 45 jours doit, selon les termes de la circulaire du 13 janvier 1997 qui précise la procédure instituée par la circulaire du 7 juillet 1994 précitée : « permettre à la victime qui quitte le milieu de la traite des êtres humains et qui est accompagnée par un centre d'accueil spécialisé de retrouver un état serein. ».

Au nombre de trois, les centres d'accueil agréés par les autorités sont situés à Anvers (Payoke), Bruxelles (Pag-Asa) et Liège (Asbl-Sürya) (87). Ils ont pour mission d'assurer une protection et un accompagnement d'ordre social, administratif mais aussi juridique de la victime puisque celle-ci ne pourra bénéficier de la procédure de régularisation progressive que dans l'hypothèse où elle est prise en charge par un de ces centres.

Durant cette période les victimes concernées peuvent décider de faire des déclarations sur les personnes ou les réseaux les ayant exploitées ou bien envisager un retour dans leur pays d'origine. En outre, on remarquera qu'elles peuvent bénéficier de l'équivalent belge du revenu minimum d'insertion, le minimex.

Lorsque la victime a introduit une plainte ou fait des déclarations à la police, le centre d'accueil spécialisé qui assure son accompagnement peut immédiatement demander à l'Office des étrangers l'application de la deuxième phase.

· La deuxième phase tend à la délivrance d'une « déclaration d'arrivée » de trois mois

Conditionnée au dépôt d'une plainte ou à des déclarations de la victime, l'obtention de ce titre de séjour provisoire de trois mois lui permet également de bénéficier d'un permis de travail provisoire tout en demeurant, le cas échéant, allocataire du revenu minimum.

Puis, un mois au plus tard avant la fin du délai de trois mois, l'Office des étrangers s'informe auprès du procureur du Roi des suites réservées à la plainte ou aux déclarations de la victime en indiquant la date à laquelle la réponse est attendue. Celle-ci doit indiquer s'il s'agit d'un dossier de traite des êtres humains et s'il est toujours en cours de traitement. Dans l'hypothèse où la réponse du procureur du Roi à ces deux questions est positive, la troisième phase peut débuter. En revanche, en cas de réponse négative, la procédure de régularisation s'interrompt.

· La troisième phase tend à la délivrance d'un certificat d'inscription au registre des étrangers

Lorsque la réponse du procureur du Roi est positive, la victime reçoit un permis de séjour de plus de trois mois (habituellement six mois précise la circulaire du 13 janvier 1997), qui peut être renouvelé jusqu'à la fin de la procédure judiciaire.

Enfin, une procédure peut également être entamée auprès de l'Office des étrangers en vue d'obtenir un permis de séjour pour une durée indéterminée si la plainte ou les déclarations de la victime ont débouché sur une citation à comparaître devant le tribunal et pour autant qu'elles soient considérées « comme significatives pour la procédure ».

On remarquera que la circulaire n'exige pas que les déclarations ou la plainte de la victime aboutissent à une condamnation. Toutefois, il semblerait qu'en pratique ce soit le cas, notamment en raison de la crainte des autorités d'un détournement de la procédure au profit de toutes les personnes étrangères en situation irrégulière. En outre, il convient d'observer que la disparition des documents d'identité de la victime ne constitue pas un obstacle à la délivrance des différents titres de séjour et de travail puisque l'Office des étrangers se fonde sur les déclarations de l'intéressé.

On le voit, le régime mis en place par les pouvoirs publics belges repose sur une logique du « donnant-donnant » entre, d'une part, la victime de la traite, soucieuse de quitter ce milieu et détentrice d'informations et d'autre part, les services de la police et de la justice en charge de la répression de la traite. Cependant, cette logique du « donnant-donnant » est régulée au niveau central par l'Office des étrangers qui détient le monopole de la délivrance des différents titres de séjour.

A la lecture des textes applicables, il apparaît donc clairement que l'efficacité du système de lutte contre la traite élaboré par les autorités belge suppose une coordination étroite entre tous les acteurs concernés.

b) La coordination entre les différents acteurs institutionnels

Depuis le début des années 90, la Belgique a mis en place des structures permettant une double approche tant à l'échelle nationale qu'à l'échelle locale du phénomène de la traite des êtres humains.

· Au niveau fédéral

Une mission générale de coordination et de stimulation de la politique de lutte contre la traite a été confiée au Centre pour l'égalité des chances et la lutte contre le racisme, déjà cité, organisme public indépendant créé par le Parlement. D'autres structures sont également à l'échelon fédéral en charge de cette politique, avec des objectifs qui leur sont plus spécifiques.

Ainsi, au sein de la direction générale de la police fédérale (direction de la police judiciaire), une cellule centrale de lutte contre la traite des êtres humains a été mise en place depuis novembre 1992 par le ministre de l'Intérieur.

Concernant la justice, au sein du collège des procureurs généraux
- qui décide de la mise en _uvre cohérente et de la coordination de la politique criminelle telle qu'établie dans le cadre des instructions du ministère de la Justice -, le procureur général de Liège s'est vu confier le secteur de la traite des êtres humains.

Par ailleurs, les magistrats nationaux - qui interviennent notamment en matière de criminalité organisée et dans les grandes opérations policières - ont également à connaître des infractions liées à la traite des êtres humains. Cette structure sera intégrée en 2002 au parquet fédéral qui sera compétent pour exercer l'action publique sur l'ensemble du territoire dans certaines matières déterminées par la loi et au nombre desquelles se trouve la traite des êtres humains.

On mentionnera également la cellule interdépartementale de coordination de la politique de lutte contre la traite qui réunit au moins deux fois par an des représentants des différents ministères et services concernés.

Enfin, deux « task forces », l'une au ministère de l'Intérieur, axée sur l'immigration, l'autre au ministère de la Justice, axée sur la traite, ont été récemment réunies en une seule, en vue de parvenir à un meilleur échange d'informations.

· Au niveau local

Chaque parquet d'arrondissement dispose d'un magistrat de liaison spécialisé dans la lutte contre la traite des êtres humains.

A l'initiative de ce magistrat, des réunions, en principe bimestrielles et au minimum trimestrielles, ont lieu auxquelles sont conviés les services de police ainsi que les services du travail et de l'inspection sociale concernés. En outre, au moins une fois par an, le magistrat de liaison organise une rencontre avec les associations de terrain spécialisées dans l'accueil et l'accompagnement des victimes de la traite.

En ce qui concerne la collaboration entre les services de police, les centres d'accueil et l'Office des étrangers, la circulaire du 13 janvier 1997 est particulièrement instructive. Ainsi, le chapitre 4 de ladite circulaire concerne la « collaboration dynamique entre les centres d'accueil, les services de police, les services d'inspection [du travail notamment], l'Office des étrangers et la justice. ». Il y est indiqué que « le service de police ou d'inspection doit prendre immédiatement contact avec l'Office des étrangers pour toute personne qui séjourne illégalement sur le territoire et dont la situation en matière de séjour suscite des doutes [...]. Lorsqu'un centre d'accueil spécialisé prend en charge l'accompagnement de la victime (présumée), il se charge également du suivi administratif avec l'Office des étrangers. Le service de police ou d'inspection concerné doit informer l'Office des étrangers de l'intervention du centre d'accueil. ». (88)

La circulaire du 13 janvier 1997 poursuit de façon très concrète la description des actions que doivent entreprendre les services publics en termes « d'organisation pratique du contact avec les centres d'accueil ». A cet effet, le chapitre 5 de ladite circulaire indique que si le service de police ou d'inspection est convaincu qu'il est en présence d'une victime de la traite, il prend les initiatives nécessaires pour que cette personne puisse effectivement être accueillie par un centre d'accueil spécialisé et en avise l'Office des étrangers si la personne est en situation irrégulière.

En revanche, si lesdits services ont un doute quant à la qualité de victime de la personne, ils doivent contacter le centre d'accueil qui peut envoyer un de ses collaborateurs pour s'entretenir avec elle.

Comment se déroule cette coordination sur le terrain ? Pour le savoir, le meilleur moyen est de le demander directement aux centres d'accueil et c'est ce que fait chaque année le Centre pour l'égalité des chances et la lutte contre le racisme dans le cadre de son rapport d'évaluation de la loi du 13 avril 1995.

Ainsi, dans l'édition de l'année 2000 dudit rapport, Payoke estime que « l'accroissement du nombre d'accompagnements s'explique principalement par la meilleure collaboration des services de police et leur plus grande sensibilisation à la problématique de la traite des êtres humains. » Pour sa part, Pag-Asa souligne « la fructueuse collaboration du parquet de Bruxelles et en particulier du magistrat de liaison. Ce dernier fut à l'origine de la sensibilisation des services de police communale à Bruxelles. En effet, plusieurs polices communales nous ont envoyé des victimes en 2000 et on a pu noter une sincère volonté de s'investir dans les enquêtes pour obtenir un résultat » et poursuit en ajoutant que ses services bénéficient « depuis plusieurs années d'une collaboration optimale avec ce partenaire quotidien qu'est l'Office des étrangers : la cellule traite, aussi en manque cruel d'effectifs, répond efficacement et rapidement à nos demandes de prorogation de séjour. ».

Toutefois, les centres d'accueil semblent confrontés à des difficultés récurrentes en matière de financement de leurs interventions. Ainsi, Sürya estime que si son action sert la « politique gouvernementale en matière de lutte contre la criminalité organisée, nos ministres ne nous donnent que partiellement les moyens financiers nécessaires pour remplir la mission qu'ils nous confient. Depuis cinq ans ils réfléchissent à comment nous inscrire au budget de l'intérieur et/ou de la justice. Par ailleurs, le Fédéral renvoie une partie de la compétence de notre subvention aux communautés et vice versa. ».

En outre, comme l'a indiqué Mme Catherine Lepièce, coordinatrice de la cellule « traite des êtres humains » du Centre pour l'égalité des chances et la lutte contre le racisme, des tensions d'ordre politique existent : « la traite des êtres humains implique de nombreuses politiques, aux enjeux multiples, divers et parfois divergents. Je ne citerai qu'un exemple : celui de la volonté du contrôle de l'immigration parfois, sinon souvent, en tension avec la reconnaissance d'un statut pour les personnes victimes de traite des êtres humains, ce statut impliquant nécessairement, car sinon aucune aide n'est possible, l'octroi d'un permis de séjour sur le territoire. L'équilibre est parfois difficile à maintenir, la médiation du Centre souvent sollicitée. »

Au total, 673 permis de séjour ont été délivrés depuis six ans à des victimes de la traite. Ce chiffre, qui est loin d'être excessif, démontre que la crainte d'un détournement massif de cette procédure au profit de tous les étrangers en situation irrégulière ne semble pas fondée.

c) L'évaluation des résultats

L'instauration d'un mécanisme d'évaluation répond à une double nécessité : d'une part, suivre une situation très mouvante, du fait de l'extrême réactivité des trafiquants, d'autre part, mesurer les effets d'une politique impliquant de nombreux acteurs. Mais elle représente aussi « une forme de garantie de suivi pour une question qui n'a pas toujours reçu l'attention qu'elle méritait », selon les termes employés par Mme Catherine Lepièce, dans sa contribution aux travaux de la Mission.

La loi belge prévoit donc l'obligation d'un rapport annuel du gouvernement au parlement. En outre, depuis la fin des travaux de la commission parlementaire d'enquête en 1994, le Sénat a institué en son sein une commission de suivi. Enfin, le Centre pour l'égalité des chances et la lutte contre le racisme doit élaborer un « rapport annuel indépendant et public d'évaluation de la politique de lutte contre la traite des êtres humains qui est remis au gouvernement ».

2.- L'Italie : une démarche qui privilégie la protection des victimes sans négliger la nécessaire répression des filières de la traite des êtres humains

En raison de sa position géographique et de l'étendue de ses côtes, l'Italie est confrontée depuis plusieurs années au développement massif de la traite des êtres humains. Aussi, dès 1996, le Gouvernement a-t-il créé un comité de coordination des actions contre la traite des femmes et des mineurs à fin d'exploitation sexuelle. Ce comité a travaillé à la rédaction de l'article 18 du décret législatif n °286/98 (89) qui organise la délivrance d'un permis de séjour temporaire (90) aux victimes pour les soustraire à l'organisation criminelle qui les exploite et met en place les mesures tendant à la prise en charge des victimes dans le cadre des programmes d'assistance et d'insertion sociale.

Ainsi, à la différence du système mis en place en Belgique, le régime adopté par les pouvoirs publics italiens ne se fonde pas sur une logique stricte du « donnant-donnant » entre les informations communiquées à la police ou à la justice par la victime et la procédure pouvant conduire à sa régularisation.

a) Une régularisation possible des victimes pour des motifs « de protection sociale »

Lorsque, au cours d'une enquête, d'une opération de police portant sur des faits sanctionnés par la loi du 20 février 1958 présentée précédemment (exploitation sexuelle d'autrui) ou par l'article 380 du code pénal, ou bien à l'occasion de l'intervention des services sociaux, il est découvert des situations de violence ou d'exploitation grave dont est victime un étranger, qu'il existe un réel danger pour sa sécurité et si cette personne cherche à se soustraire à l'organisation criminelle responsable de ces faits, une demande de permis de séjour peut être présentée au préfet.

D'un point de vue procédural, le permis de séjour pour motifs de protection sociale est délivré par les services du préfet saisis par :

- le procureur de la République dans les cas où une procédure judiciaire a été initiée ;

- les services sociaux des collectivités locales ou des associations ou organismes habilités et inscrits sur un registre approprié.

Dans tous les cas, la délivrance du titre de séjour est néanmoins subordonnée à l'adhésion de l'étranger victime de la traite à un programme d'aide et d'insertion sociale mis en _uvre par les collectivités locales ou les associations habilitées. Cette disposition tend à garantir que la victime ne poursuit pas ses activités, par exemple la prostitution, tout en bénéficiant d'un titre de séjour.

Pour sa part, le permis temporaire a une validité de six mois renouvelable pour une année ou davantage en cas de procédure judiciaire. Il permet, en outre, l'accès au service sanitaire et l'inscription sur les listes de logement et peut être transformé en permis de travail si la personne étrangère accepte une formation professionnelle ou un dispositif d'insertion.

S'agissant des programmes d'assistance et d'intégration que doivent suivre les victimes de la traite, il existe actuellement près de cinquante projets de protection sociale qui sont gérés par les organismes des collectivités locales ou des associations de droit privé à but non lucratif. Ces projets, qui avaient donné lieu à un appel d'offres de la part du gouvernement, ont été mis en _uvre en 2000 : répartis sur quatorze régions d'Italie, ils sont de nature variée : travail de rue, secrétariat social, constitution de réseaux, intégration sociale et accompagnement, insertion professionnelle, bourses d'études (91).Un réseau national de 200 organismes concernés s'est constitué et mobilise près de 700 personnes.

Au 31 décembre 2000, sur 726 étrangers ayant bénéficié d'un permis de séjour temporaire pour protection sociale, cinq nationalités représentaient l'essentiel des demandes (Moldavie, Albanie, Nigeria, Roumanie, Ukraine). Près de 600 personnes sont actuellement inscrites dans des programmes d'intégration sociale.

Les associations, telles que l'Associazione internazionale Privata Communita Papa Giovanni 23, présidée par Don Oreste Benzi, auditionné par la Mission, et la Fondation Regina Pacis dirigée par Don Cesare Lodeserto, jouent un rôle important dans le parcours de réinsertion des victimes. Cette dernière a d'ailleurs ouvert des antennes dans certains pays d'Europe de l'est comme la Moldavie et l'Ukraine afin de mener des actions d'information, de faciliter les retours volontaires et d'assister les familles des victimes.

Le régime ainsi mis en place par les pouvoirs publics italiens fonctionne quasiment à l'inverse de celui applicable en Belgique. En effet, il reconnaît que la collaboration de la victime à la procédure judiciaire, indispensable et légitimement recherchée, n'est envisageable que si cette personne bénéficie, au préalable, de la reconnaissance de son statut de victime.

Un numéro vert gratuit, disponible 24 heures sur 24, fournit l'aide d'urgence et les premières informations aux victimes de la traite humaine. Ainsi, entre les mois de juillet et de décembre 2000, plus de 50 000 appels ont été reçus et plus de 7 000 affaires ont fait l'objet d'un traitement.

b) Une coordination centralisée pour une mise en _uvre décentralisée

Afin de contrôler les activités de protection des victimes et de programmer leur évolution sur le terrain, l'article 25 du décret du président de la République n° 394 du 31 août 1999, tendant à l'application de l'article 18 de la loi 286/98, a prévu la création, auprès du département de l'égalité des chances de la présidence du conseil des ministres, d'une commission interministérielle. Celle-ci regroupe des représentants des ministères de la Justice, de l'Intérieur, des Affaires sociales et a plus précisément pour mission :

- d'exprimer un avis sur les demandes d'inscription sur le registre des associations ou des organismes qui agissent en faveur des étrangers et qui sont habilités à réaliser des programmes de protection sociale pour les victimes de la traite humaine ;

- d'exprimer un avis sur les projets de convention des communes et des organismes locaux avec les associations ou organismes de droit privé qui mettent en _uvre les programmes d'aide et d'intégration sociale ;

- de sélectionner les programmes d'assistance et d'intégration qui seront financés sur le fonds créé par le décret de 1998 ;

- de vérifier la mise en _uvre des programmes et leur efficacité.

Par ailleurs, plusieurs textes d'application ont été pris en 1999 puis en 2000 pour faciliter la délivrance des permis de séjour temporaire, mettre en place des interlocuteurs spécialisés dans les commissariats et instituer le numéro vert d'appel pour les victimes précité. A titre d'exemple, on remarquera que l'article 27 du décret du 3 novembre 1999 rappelle le rôle majeur du préfet à qui il appartient d'évaluer la gravité des faits et la réalité du danger encouru par la victime préalablement à la délivrance du titre de séjour.

En ce qui concerne l'organisation judiciaire, c'est la Direction Nationale Anti-mafia (DNA) qui est compétente matériellement en matière de lutte contre la traite et les réseaux criminels organisés. A cette fin, la DNA jouit d'une compétence territoriale sur l'ensemble du territoire italien et est rattachée aux services du parquet du procureur général près la Cour de Cassation. Investie de la mission de coordination des enquêtes en matière de lutte contre la criminalité organisée, l'activité de cette direction est dirigée par le procureur national anti-mafia ou, sur délégation, par une vingtaine de magistrats de la DNA.

Le procureur anti-mafia exerce une fonction d'impulsion en direction des procureurs de districts, ces derniers correspondant aux cours d'appel françaises, dans les domaines relevant de sa compétence. A cet effet, il a compétence pour prendre des directives spécifiques et réunir les procureurs de districts concernés par une affaire.

D'un point de vue opérationnel, il convient de préciser que la DNA possède son propre service d'investigation, la DIA, composé de tous les corps de la police italienne, qu'il s'agisse des services spécialisés, à l'instar de la « Guardia du finanza » ou bien des carabiniers ainsi que des services « interprovinciaux ».

S'agissant de l'aspect budgétaire des actions menées en direction des victimes par les associations agréées ou les services sociaux des collectivités locales, le gouvernement italien a alloué 16 milliards de lires en 1999 dont l'affectation a été décidée par les régions.

Toutefois, il semblerait que l'application des dispositions de l'article 18 rencontre quelques difficultés sur le terrain. En effet, selon une étude déjà citée menée par Mme Georgina Vaz Cabral, les préfectures de police auraient tendance à délivrer le permis de séjour uniquement si la victime porte plainte, ce qui n'est pas une condition requise par la loi. C'est ainsi que certaines associations recueillant des personnes victimes de la traite préfèrent s'adresser aux parquets et à la police judiciaire afin que ceux-ci présentent directement à la préfecture une demande de délivrance d'un titre de séjour.

De surcroît, et à l'inverse du système belge qui accepte de se fonder sur les déclarations des victimes, les préfectures italiennes auraient tendance à demander aux services consulaires des pays d'origine de la traite, des éléments d'information sur l'identité des victimes. Or, ces informations leur seraient fréquemment refusées, provoquant, par voie de conséquence, des difficultés supplémentaires dans l'obtention du titre de séjour pour la victime.

TROISIÈME PARTIE : LA VICTIME AU C_UR D'UNE NOUVELLE POLITIQUE

I.- DONNER UN STATUT AUX VICTIMES

A.- L'AIDE D'URGENCE : UN HÉBERGEMENT SÉCURISÉ

Aujourd'hui, il est difficile aux victimes d'échapper aux filières de la traite. Elles sont la plupart du temps en situation irrégulière et hésitent donc à s'adresser aux pouvoirs publics. De toutes façons, lorsqu'elles s'adressent aux services de police pour effectuer des dénonciations, ceux-ci n'ont pas les moyens de les protéger des représailles violentes des trafiquants auxquelles elles s'exposent. Ce sont les associations qui, en plus de leur travail d'assistance au quotidien, trouvent des solutions de fortune pour les cacher en faisant par exemple appel à des institutions religieuses. Ces hébergements sont bien évidemment provisoires et ne peuvent en aucun cas permettre aux victimes d'envisager un « après », de vaincre la peur qui les tenaille, de se reconstruire quelque peu après les traumatismes qu'elles ont subis. Pour les victimes d'esclavage domestique, le CCEM dispose à Paris d'un appartement d'urgence et a mis en place un système de familles d'accueil bénévoles.

La situation est intenable. Depuis cette année, certaines associations ont tenté de mettre en place un réseau de CHRS qui permettent notamment d'éloigner les victimes des lieux de prostitution et de leur assurer une « mise en sécurité physique, géographique, sociale et sanitaire ». Un financement leur a été assuré par la direction générale de l'action sociale mais il demeure précaire. Il convient d'institutionnaliser ces structures.

Aussi, la Mission propose-t-elle que certains CHRS (4 ou 5 répartis sur le territoire français, loin des lieux de prostitution) soient spécialisés dans l'accueil des victimes de la traite, à l'exemple de ce qui se passe en Belgique. Choisis par des associations qui seraient agréées, et gérés par elles, ils seraient sécurisés et offriraient un suivi médical, un soutien psychologique, des mesures d'insertion adaptées à la situation des personnes accueillies (apprentissage du français, ateliers, cours, ...). Les associations auraient également des entretiens avec les victimes tout au long de leur séjour pour les aider à choisir le retour vers le pays ou la poursuite du séjour en France. Pendant trois mois, les victimes (qui n'ont pas besoin d'un titre de séjour régulier dès lors qu'elles sont accueillies dans un CHRS), seraient ainsi aidées à se restructurer, à retrouver des repères. Les CHRS seraient également agréés par l'Etat, ce qui implique qu'on leur donne des moyens spécifiques : mesures de sécurisation, éventuellement présence policière, personnel spécialement formé... Ces CHRS devraient être en liaison avec le dispositif récemment mis en place par la ministre de l'Emploi et de la solidarité et le ministre délégué à la Santé pour accueillir en urgence dans les établissements de santé les personnes victimes de violences.

Dans certains cas, l'hébergement, même en CHRS spécialisé, peut s'avérer inadapté et l'accueil en appartements-relais avec un accompagnement par des travailleurs sociaux est préférable. La Mission souhaite que cette éventualité soit prise en compte dans le financement que les pouvoirs publics accordent à certaines associations.

Concernant les mineurs isolés, la Mission se félicite de l'ouverture du centre de Taverny, géré par la Croix-Rouge et bénéficiant d'un financement de l'Etat. Cependant, il est clair que l'effort doit être poursuivi : la Mission souhaite donc que le financement d'un nouveau centre dédié à l'accueil des mineurs soit rapidement programmé.

B.- ENVISAGER L'AVENIR

A l'issue des trois mois, la victime devrait décider soit de rester en France soit de retourner dans son pays.

a) La possibilité de rester en France

· Un titre de séjour

Certaines victimes de l'esclavage ne souhaiteront pas retourner dans leur pays, parce qu'elles n'y ont plus d'attaches, plus même de repères, parce qu'elles veulent rompre avec un passé... Comment accepter de laisser ces femmes, ces hommes, ces enfants qui ont vécu des expériences traumatisantes dans cette non-existence qu'est un séjour précaire, à la merci d'une expulsion, sans travail, sans logement ?

La procédure actuelle de titre de séjour gérée par le ministère de l'Intérieur demeure trop exceptionnelle pour constituer une réponse adéquate à la situation actuelle. Votre Mission propose donc qu'une autorisation provisoire de séjour pour une durée de six mois soit délivrée par les préfectures aux victimes, en échange d'une coopération avec les services de police et de justice visant à poursuivre les auteurs de la traite. Elle pourrait prendre la forme d'un dépôt de plainte ou d'une déclaration à la police. L'autorisation de séjour serait renouvelable, les préfectures devant s'informer auprès de la police ou de la justice de l'état d'avancement du dossier.

Après l'achèvement des procédures judiciaires :

- si la qualité de victime était reconnue par les tribunaux explicitement ou implicitement, une carte de séjour temporaire lui serait délivrée, renouvelable ;

- si la qualité de victime était déniée par les tribunaux ou si les poursuites aboutissaient à un non-lieu sans faire mention de la qualité de victime, celle-ci pourrait tout de même obtenir une carte temporaire au cas où elle justifierait d'efforts de réinsertion, corroborés par l'association l'ayant suivie.

L'autorisation de séjour s'accompagnerait d'une autorisation de travail qui ouvrirait également droit à tout le dispositif d'insertion par l'économique. Il faut également envisager que les victimes puissent bénéficier de l'allocation d'insertion prévue à l'article R 351-10 du code du travail. Cette situation qui pourrait être jugée favorable par rapport à la législation de droit commun sur les étrangers se justifie par la situation particulière de ces personnes et par le fait qu'elles coopéreront pour démanteler les réseaux internationaux de traite d'êtres humains.

Tout au long de ce parcours administratif et judiciaire, la victime serait assistée par l'une des associations agréées, ce qui implique que ladite association puisse intervenir à chaque étape de la procédure.

· La capacité d'ester en justice

Prévoir de nouveaux délais de prescription

Parce qu'elles sont détruites psychologiquement et parfois physiquement, les victimes de situation d'esclavage ont besoin de temps pour se reconstruire.

C'est pourquoi, nombre d'entre elles ne parviennent pas immédiatement à porter plainte contre les responsables des sévices qu'elles ont subis. La coopération avec les services de police étant un élément essentiel du nouveau statut proposé par la Mission, il importe de leur donner tous les moyens de pouvoir s'adresser à eux.

Or, les règles actuelles de prescription leur sont particulièrement défavorables. En effet, les dispositions des articles 225-13 et 225-14 du code pénal réprimant les conditions de travail et d'hébergement contraires à la dignité humaine étant de nature délictuelle, les délais sont de trois années à partir du moment où les faits sont commis. Dès lors, la victime mineure d'une situation d'esclavage domestique, souvent étrangère et sans titre de séjour, n'obtiendra réparation que si elle introduit une action judiciaire très rapidement après s'être affranchie de sa situation.

Afin que les victimes ne soient pas doublement victimes, d'abord de leurs bourreaux et ensuite des règles de notre droit, la Mission propose, à titre dérogatoire, que les délais de prescription des délits de conditions de travail et d'hébergement contraires à la dignité humaine commis à l'encontre de mineurs ne courent qu'à partir de leur majorité.

A cet égard, il convient de rappeler que des règles dérogatoires identiques existent d'ores et déjà en matière de délits sexuels commis contre les mineurs en application du deuxième alinéa de l'article 8 du code de procédure pénale. Introduite par la loi n° 98-468 du 17 juin 1998, cette disposition a également été motivée par le fait que les mineurs victimes d'atteintes sexuelles devaient pouvoir disposer du temps nécessaire pour envisager de porter plainte, leur minorité ne devant pas faire obstacle à leur droit à obtenir réparation.

Encourager le témoignage et envisager le changement d'identité de la victime

Le droit français prévoit, depuis l'entrée en vigueur de l'article 57 de la loi du 15 novembre 2001 relative à la sécurité quotidienne, la possibilité pour les magistrats de recevoir un témoignage anonyme dès lors que celui-ci ne constitue pas le seul fondement de la condamnation et que la procédure porte sur un crime ou un délit puni d'au moins cinq ans d'emprisonnement.

La Mission se félicite de ces nouvelles dispositions et souhaite qu'elles soient rapidement appliquées par les magistrats saisis d'affaires de traite des êtres humains. Toutefois, au-delà de la possibilité de recueillir le témoignage anonyme de la victime et de l'héberger dans un lieu sécurisé, elle s'interroge sur les conditions de sa protection.

Dans certains cas où les risques de représailles sont particulièrement graves, il pourrait être utile de faciliter le changement d'identité de la victime. Figurant dans la recommandation du Comité des ministres du Conseil de l'Europe du 10 septembre 1997 relative à « l'intimidation des témoins et les droits de la défense », mais, il est vrai, peu conforme à la tradition juridique française, cette possibilité mériterait d'être étudiée avec soin en se référant aux résultats obtenus lorsqu'elle existe.

b) Le retour vers le pays

Certaines victimes souhaiteront revenir dans leur pays et il convient de faciliter ce retour, pour éviter notamment qu'elles retombent aux mains des réseaux. L'Etat français devrait assurer le financement de cette charge, les associations gérant les CHRS où sont hébergées les victimes pouvant se mettre en rapport avec l'OIM pour bénéficier de ses structures et de ses relais. Elles devront au reste préalablement s'assurer de la coopération des ambassades des pays concernés pour la délivrance de pièces d'identité, dont sont la plupart du temps dépourvues les victimes. Dans le cas des mineurs étrangers isolés, la Mission se félicite des mesures annoncées par le Premier ministre devant les Etats généraux de la protection de l'enfance le 15 novembre dernier, visant notamment à la désignation d'un administrateur ad hoc chargé de les aider dès leur arrivée sur le territoire français. Cette disposition a été incluse par voie d'amendement dans la proposition de loi sur l'autorité parentale en cours d'examen par le Parlement.

Pour les jeunes qui ne sont pas encore tombés dans le cycle infernal de la drogue ou de l'alcool, seul refuge qu'ils trouvent pour supporter leur vie de rue, le retour vers le pays doit cependant s'opérer très vite. La Mission serait donc favorable à l'implantation de structures financées par la France et soutenues par les organisations non gouvermentales dans les pays d'où proviennent le plus souvent les mineurs : certains pays du Maghreb, la Roumanie, certains pays d'Afrique. Ils y seraient hébergés et aidés le temps de trouver pour eux une solution durable : un retour au sein de la famille ou l'accueil par d'autres structures.

Il convient bien évidemment, pour les adultes comme pour les mineurs, de s'assurer de l'efficacité des services de police et de justice des pays de retour, afin d'éviter une nouvelle action des réseaux. Une coopération accrue, y compris bilatérale par l'envoi d'officiers de police et de magistrats français, ne peut qu'être bénéfique sur ce point.

II.- PUNIR LES TRAFIQUANTS

A.- UNE NOUVELLE INCRIMINATION DE LA TRAITE

Ainsi que l'établissent les investigations menées par la Mission, l'incrimination de la traite des êtres humains manque cruellement dans le droit pénal français.

En effet, la traite n'est réprimée en France que de façon indirecte, par le biais d'infractions qui n'ont pas été conçues à cette fin et que certains appellent des infractions « relais » comme le proxénétisme, les conditions de travail et d'hébergement contraires à la dignité humaine, ou l'aide à l'entrée et au séjour irréguliers d'un étranger sur le territoire. Or, ces incriminations « relais » peuvent se révéler inadaptées ou incomplètes, diminuant ainsi l'efficacité de l'action répressive.

Notre pays est par ailleurs engagé par certains instruments internationaux - dans le cadre des Nations unies, le protocole additionnel à la convention de Palerme de décembre 2000 visant à « prévenir, réprimer et punir la traite des personnes, en particulier des femmes et des enfants », au sein de l'Union européenne, la proposition de décision-cadre sur la lutte contre la traite des êtres humains - qui donnent des définitions assez proches de la traite.

Le texte du Conseil de l'Union européenne indique ainsi en son article premier intitulé « infractions liées à la traite des êtres humains à des fins d'exploitation de leur travail ou d'exploitation sexuelle » que :

« 1. Chaque Etat membre prend les mesures nécessaires pour faire en sorte que les actes suivants soient punissables :

le recrutement, le transport, le transfert, l'hébergement, l'accueil ultérieur d'une personne, y compris la passation ou le transfert du contrôle exercé sur elle,

a) lorsqu'il est fait usage de la contrainte, de la force ou de menaces, y compris l'enlèvement, ou

b) lorsqu'il est fait usage de la tromperie ou de la fraude, ou

c) lorsqu'il y a abus d'autorité ou d'une situation de vulnérabilité, de manière telle que la personne n'a en fait pas d'autre choix véritable et acceptable que de se soumettre à cet abus, ou

d) lorsqu'il y a offre ou acceptation de paiements ou d'avantages pour obtenir le consentement d'une personne ayant autorité sur une autre,

à des fins d'exploitation du travail ou des services de cette personne, y compris sous la forme, au minimum, de travail ou de services forcés ou obligatoires, d'esclavage ou de pratiques analogues à l'esclavage ou de servitude, ou

à des fins d'exploitation de la prostitution d'autrui et d'autres formes d'exploitation sexuelle, y compris pour la pornographie.

2. Le consentement d'une victime de la traite des êtres humains à l'exploitation envisagée ou effective est indifférent lorsque l'un quelconque des moyens mentionnés aux points a), b), c) ou d) du paragraphe 1 a été utilisé.

3. Lorsque les actes visés au paragraphe 1 concernent un enfant, ils relèvent de traite des êtres humains et, à ce titre, sont punissables, même si aucun des moyens mentionnés aux points a), b), c) ou d) du paragraphe 1 n'a été utilisé.

4. Par « enfant », on entend toute personne âgée de moins de dix-huit ans ».

Il spécifie en son article 2 que chaque Etat membre doit prendre « les mesures nécessaires pour que soit puni le fait d'inciter à commettre l'une des infractions visées à l'article 1er, d'y participer, de s'en rendre complice, ou de tenter de commettre cette infraction. ».

Compte tenu du fait que le texte communautaire devra très prochainement être inséré dans notre droit, la Mission propose de s'inspirer de la définition qu'il donne pour en faire une nouvelle section du code pénal dans le chapitre V « des atteintes à la dignité de la personne » du titre II intitulé « des atteintes à la personne humaine » du livre deuxième du code pénal « des crimes et délits contre les personnes ».

Cette section, qui pourrait être intitulée « de la traite des êtres humains » devrait s'insérer après les dispositions relatives aux discriminations (section première) mais avant celles concernant le proxénétisme (section II) et les conditions de travail et d'hébergement contraires à la dignité humaine (section III).

Sur le fond, cette nouvelle section comprendrait 4 articles : le premier tendrait à définir la traite ; les deux suivants seraient relatifs aux peines encourues et aux circonstances aggravantes ; le dernier concernerait la responsabilité des personnes morales. Cette structure reproduit, pour partie, celle des dispositions qui répriment les « discriminations » et qui figurent aux articles 225-1 à 225-4 du code pénal.

Ces nouvelles peines impliqueront sans doute un « toilettage » du code par exemple pour les dispositions figurant à l'article concernant le proxénétisme aggravé.

B.- LES AUTRES INCRIMINATIONS DU DROIT PÉNAL SPÉCIAL

a) Une nouvelle rédaction des articles 225-13 et 14 du code pénal

Conçus pour réprimer les « marchands de sommeil » et autres personnes exploitant des travailleurs en situation irrégulière, les articles 225-13 et 225-14 du code pénal sont partiellement inadaptés à la répression des formes modernes de l'esclavage.

C'est ainsi par exemple que l'abus de vulnérabilité ou d'une situation de dépendance figurant à l'article 225-14 a donné lieu à des interprétations jurisprudentielles trop restrictives.

De surcroît, les peines encourues sont notoirement insuffisantes au regard de la gravité des faits puisque les auteurs de ces infractions ne sont passibles que de deux années d'emprisonnement et de 500 000 francs d'amende, sachant que ces sanctions sont des maxima.

C'est pourquoi la Mission propose une nouvelle rédaction de ces deux articles dont l'esprit serait le suivant :

- l'exigence d'abus de vulnérabilité ou de dépendance de la victime serait supprimée afin de sanctionner pénalement le seul fait d'offrir des conditions de travail ou d'hébergement contraires à la dignité humaine ;

- le quantum des peines encourues serait augmenté. Dans leur version simple, les délits des articles 225-13 et 225-14 du code pénal seraient punis d'une peine de cinq ans d'emprisonnement et 150 000 euros d'amende, soit environ un doublement des sanctions prévues par le droit actuel. Ce faisant, la Mission met en harmonie la gravité des faits et leur régime répressif, tout en rendant possible le placement en détention provisoire des auteurs (lequel peut être ordonné dès lors que la peine correctionnelle encourue est d'au moins trois ans) et le témoignage anonyme ;

des circonstances aggravantes relatives à la minorité de la victime ou à sa situation de particulière vulnérabilité seraient mentionnées : ainsi, lorsque la victime serait mineure au moment des faits ou lorsque les délits seraient commis à l'égard d'une personne « dont la particulière vulnérabilité due à une maladie, à une infirmité, à une déficience physique ou psychique, à un état de grossesse ou à sa situation administrative est connue de l'auteur », ce dernier serait passible d'une peine de sept ans d'emprisonnement et d'une amende de 300 000 euros. En outre, dans l'hypothèse où ces délits seraient commis en bande organisée, les peines seraient alors portées à dix ans d'emprisonnement et 450 000 euros d'amende. Dans ce dernier cas, une modification de l'article 225-15 du code pénal serait également nécessaire.

b) Renforcer les sanctions financières

C'est parce que la traite des êtres humains, notamment celle organisée en vue de la prostitution, génère des gains considérables pour ses organisateurs que ceux-ci sont si déterminés à l'égard des victimes qu'ils exploitent.

On rappellera simplement ici qu'un proxénète qui contrôle dix prostituées originaires d'Europe de l'est tire de leur exploitation un revenu annuel d'environ 8 millions de francs, sachant que le salaire moyen mensuel d'un fonctionnaire, albanais par exemple, est de 400 francs.

A cette aune, la puissance corruptrice des réseaux est une réelle menace, d'abord pour les administrations des pays d'origine mais aussi pour celles des pays occidentaux destinataires de la traite.

C'est pourquoi, les sanctions financières et les procédures de saisies doivent être renforcées en matière de proxénétisme afin de fragiliser ce qui constitue le centre névralgique des réseaux : leurs profits.

La Mission propose donc d'étendre aux affaires de proxénétisme les dispositifs dérogatoires existant en droit pénal en matière de trafic de stupéfiants et de blanchiment afin  :

d'autoriser, en matière de proxénétisme, la procédure de saisie-conservatoire prévue en application de l'article  706-30 du code de procédure pénale. Il convient de préciser que la saisie-conservatoire intervient avant la condamnation de la personne et pendant la phase judiciaire de l'instruction ;

- de permettre la confiscation de tout ou partie des biens du condamné quelle qu'en soit la nature, à l'image des dispositions des articles 222-49 et 324-7.12° du code pénal. En effet, selon le droit en vigueur en matière de proxénétisme, seuls les biens mobiliers ayant servi directement ou non à commettre l'infraction, ainsi que les produits issus de l'infraction (art. 225-24.1°du code pénal) et le fonds de commerce (art. 706-39 du code de procédure pénale) peuvent être confisqués.

c) Pénaliser le client d'un mineur prostitué de moins de 18 ans

S'il est légitime de poursuivre et de condamner les personnes se livrant, hors de nos frontières, aux pratiques de « tourisme sexuel », il est également impérieux d'assurer la répression des agissements comparables qui se déroulent désormais sur notre propre sol.

Selon les investigations menées sur place par la Mission, la prostitution de mineurs se développe de façon inquiétante en France et dans des conditions de quasi-impunité. Notre droit pénal ne réprime le client d'une personne mineure prostituée que si celle-ci est âgée de moins de 15 ans, la « majorité sexuelle » débutant au-delà de cet âge.

La Mission se félicite de ce que, sensibilisé par les travaux qu'elle avait engagés, le Premier ministre ait souhaité le 15 novembre dernier lors des Etats généraux de la protection de l'enfance, que soit réprimé pénalement le client d'une personne prostituée âgée de moins de 18 ans. Cette mesure a été incluse par voie d'amendement dans la proposition de loi sur l'autorité parentale en cours d'examen par le Parlement.

Elle devrait permettre d'obtenir un effet dissuasif à l'encontre des clients et d'inciter les forces de police à réprimer ces infractions qui mettent en danger le devenir des plus jeunes.

C.- LES SANCTIONS DU DROIT PÉNAL DU TRAVAIL

a) Renforcer les obligations des donneurs d'ordres

Les ateliers clandestins ne vivent et ne prospèrent qu'en raison des commandes qui leur sont adressées.

Le renforcement des obligations imposées aux donneurs d'ordres par la loi n° 97-210 du 11 mars 1997 n'est à l'évidence pas suffisant.

La Mission propose donc d'autoriser l'engagement de la responsabilité du donneur d'ordres en matière de travail dissimulé si les commandes qu'il adresse ne sont « manifestement pas en rapport avec les moyens matériels et humains, compte tenu des usages de la profession, dont le sous-traitant dispose ».

L'esprit de cette disposition s'inspire de deux sources juridiques :

- d'une part, de l'inversion de la charge de la preuve qui existe, à titre d'exemple, en matière de proxénétisme pour les personnes qui ne peuvent justifier de leur train de vie tout en vivant ou en étant en relation habituelle avec une personne se livrant à la prostitution en application de l'article 225-6 du code pénal ;

- d'autre part, des dispositions réprimant le fait d'obtenir la fourniture de services en échange d'une rétribution « manifestement sans rapport avec l'importance du travail accompli » prévue par l'article 225-13 du code pénal.

Appliquée aux délits de travail dissimulé, la disposition que propose la Mission inverse la charge de la preuve au détriment du donneur d'ordres qui devra convaincre les autorités en charge de l'enquête ou le tribunal compétent, à peine d'engagement de sa responsabilité, que sa commande était exécutable, dans les délais observés, par le nombre de salariés déclarés par son sous-traitant, compte tenu de la technologie et des pratiques existantes dans la profession concernée.

b) Etendre les pouvoirs de verbalisation des inspecteurs du travail aux articles pénaux réprimant les conditions de travail contraires à la dignité humaine

Tout fonctionnaire a le devoir d'informer, sans délai, le procureur de la République de tout crime ou délit dont il a connaissance dans l'exercice de ses fonctions.

Cette obligation générale, qui découle des dispositions de l'article 40 du code de procédure pénale, n'est pas exclusive d'autres mesures particulières destinées à des fonctionnaires chargés d'exercer un contrôle de l'application de la loi dans un domaine juridique précis, à l'instar des inspecteurs du travail.

Ainsi, en application des dispositions de l'article L. 611-1 du code du travail, les inspecteurs du travail ont pour mission de « veiller à l'application des dispositions du code du travail et des lois et règlements non codifiés relatifs au régime du travail. [...] Ils sont également chargés, concurremment avec les agents et officiers de police judiciaire, de constater, s'il y échet, les infractions à ces dispositions. »

Leur pouvoir de constatation ne se limite plus aux seules infractions aux dispositions du droit du travail mais s'étend, depuis l'entrée en vigueur le 1er mars 1994 du nouveau code pénal, aux infractions à la règle de l'égalité professionnelle définie par l'article 225-2 du code pénal.

C'est pourquoi la Mission propose, compte tenu de leurs pouvoirs d'entrée dans les entreprises, d'élargir le champ matériel de la compétence des inspecteurs du travail à la constatation des infractions aux articles 225-13 et 225-14 du code pénal, relatifs aux conditions de travail et d'hébergement contraires à la dignité humaine.

Par cohérence, la Mission souhaite que les compétences des agents des URSSAF, de la MSA, des affaires maritimes et des douanes, soient modifiées en ce sens.

D.- AMÉLIORER LA COLLECTE DES PREUVES

a) Autoriser les opérations d'infiltration pour les délits de traite et de pédopornographie

En matière de lutte contre les réseaux de traite des êtres humains ou dans le domaine de la cybercriminalité sexuelle et de la pédopornographie infantile en particulier, les moyens traditionnels de l'enquête policière ne sont plus adaptés.

En effet, ces formes nouvelles, fluctuantes et souterraines de criminalité requièrent des moyens policiers nouveaux et plus performants qui doivent faciliter l'établissement des preuves de ces délits, tâche qui se révèle particulièrement délicate aujourd'hui. La Mission propose que des opérations d'infiltration des réseaux de traite et de pédopornographie sur Internet soient désormais possibles tout en étant autorisées et rigoureusement contrôlées par l'autorité judiciaire, qu'il s'agisse du procureur de la République ou du juge d'instruction.

A l'heure actuelle, le droit français ne prévoit de telles opérations, en application des dispositions de l'article 706-32 du code de procédure pénale, qu'en matière de trafic de stupéfiants, dès lors que les actes du policier infiltré ne déterminent pas la commission des infractions. En revanche, ledit policier peut acquérir, détenir, transporter ou livrer des stupéfiants ou mettre à la disposition des personnes se livrant au trafic des moyens de caractère juridique ou de transport, de dépôt ou de stockage des stupéfiants.

Il convient de remarquer que le droit pénal italien autorise, depuis 1998, de telles opérations d'infiltration des réseaux de pédopornographie sur Internet avec des résultats concluants.

L'extension des possibilités d'infiltration - hors cybercriminalité - pourrait également être envisagée, selon les conditions d'autorisation et de contrôle indiquées ci-dessus, pour lutter contre les réseaux de proxénétisme.

b) Autoriser les perquisitions en ligne

En matière de cybercriminalité, la dimension géographique des réseaux peut être un obstacle matériel insurmontable pour les enquêteurs et, dès lors, favoriser la disparition des preuves ou des auteurs des délits.

Il conviendrait d'adapter le « temps procédural » de l'enquête au temps des réseaux qui est instantané.

A cet effet, des perquisitions en ligne, c'est-à-dire à partir du serveur du policier et en direction d'un système informatique criminel et de ses systèmes associés, devraient être autorisées.

Techniquement réalisable à l'heure actuelle, cette nouvelle modalité de la perquisition est prévue par l'article 19 de la convention sur la cybercriminalité du Conseil de l'Europe du 23 novembre 2001 ; il serait d'ailleurs hautement souhaitable que la France ratifie cette convention dans les meilleurs délais (92).

c) Réformer les règles en matière de responsabilité des intermédiaires sur Internet

La question de la responsabilité des intermédiaires techniques sur Internet est particulièrement complexe mais une réflexion des pouvoirs publics s'impose en la matière.

A cet égard, la Mission suggère que les éventuelles propositions législatives en cette matière s'inspirent du régime applicable aux délits de presse.

En effet, l'article 42 de la loi du 29 juillet 1881, prévoit un mécanisme de responsabilité « en cascade » dont l'imputation se transmet d'une personne à une autre si la première n'est pas identifiée. Ainsi, en matière de délits commis par voie de presse, le premier responsable est le directeur de la publication ou, à défaut, l'auteur ou à défaut, l'imprimeur etc., jusqu'aux afficheurs. Un raisonnement analogue serait transposable sur Internet. Dès lors, dans l'hypothèse d'une diffusion d'un contenu illégal sur Internet, l'imputation de la responsabilité du délit serait d'abord recherchée du côté de l'auteur ou, à défaut, de l'hébergeur ou, à défaut des fournisseurs d'accès.

III.- FAIRE DE LA LUTTE CONTRE LA TRAITE UNE PRIORITÉ

La Mission n'a pu que constater que la lutte contre le phénomène de la traite n'était pas, jusqu'à très récemment, une priorité pour les pouvoirs publics comme peuvent en témoigner le peu de signalements des services de police à la justice, le grand nombre d'affaires classées sans suite, la faiblesse du soutien aux associations... Incontestablement, le Premier ministre avec la ministre déléguée à la Famille vient d'annoncer des mesures qui devraient améliorer la situation des mineurs étrangers, mais il importe de faire de la lutte contre la traite une cause nationale.

A.- CRÉER UNE STRUCTURE NATIONALE SPÉCIFIQUEMENT EN CHARGE DE LA TRAITE

La lutte contre la traite et sa prévention exigent une coordination et un renforcement des moyens, adaptés aux diverses formes d'exploitation qu'elle revêt. La situation actuelle n'est guère satisfaisante. La lutte contre le travail clandestin est clairement un échec et la suppression de la DILTI, aux dires de beaucoup d'intervenants devant la Mission, ne serait pas un drame absolu... Il est d'autres sujets comme celui de l'esclavage domestique qui ne sont pas traités au plan national, si ce n'est par le biais de la violence faite aux femmes, laquelle relève du secrétariat d'Etat aux droits des femmes. Mais les esclaves domestiques ne sont pas uniquement victimes de violences et ce ne sont pas seulement des femmes...

La répartition des compétences dans le domaine de la prostitution n'est guère plus compréhensible. Il y a quelques mois, le service des droits des femmes instruisait les dossiers de subventions au profit des associations compétentes en matière d'accompagnement des femmes prostituées. L'allocation des ressources était ensuite imputée sur des lignes budgétaires gérées par la direction générale de l'action sociale. L'ensemble de la procédure de répartition et de suivi des subventions relève désormais de l'autorité de la direction générale de l'action sociale. En revanche, le service des droits des femmes conserve dans ses attributions la défense de la politique abolitionniste de la France et le suivi international des questions relatives à la traite des êtres humains... Et on sait par ailleurs que la coopération au plan local entre DDASS et délégations aux droits des femmes est très variable selon les départements. Il importe donc de créer une structure nationale spécifique, sous la forme d'une Mission interministérielle qui aurait dans ses compétences l'ensemble des problèmes d'esclavage (domestique, sexuel, par le travail). Elle pourrait engager un travail de recensement qui manque aujourd'hui cruellement mais aurait également un rôle d'impulsion et de coordination des actions engagées. Elle procéderait par ailleurs à l'agrément des associations qui aideraient et suivraient les victimes tout au long de leur parcours.

B.- IMPLIQUER DAVANTAGE LES SERVICES

a) Une formation au sein de la police et de la justice à organiser

Il importe que les services de police et de justice soient sensibilisés à la situation particulière des victimes qu'ils sont amenés à rencontrer.

En effet, au-delà de l'impératif humanitaire que revêt cette exigence, celle-ci répond également au légitime souci de garantir l'efficacité répressive en aidant les policiers et les magistrats à identifier l'existence du réseau de traite.

A cet égard, policiers, juges et avocats, ont unanimement reconnu devant la Mission que les affaires de traite des êtres humains exigeaient un savoir-faire particulier et, partant, une formation spécifique. En effet, en ces matières, et plus particulièrement dans les affaires d'esclavage domestique ou de travail dans des ateliers clandestins, la collecte des preuves établissant les délits requiert une attention particulière, un travail de recoupement des déclarations, une étude approfondie de documents comptables et financiers... Pour leur part, les affaires de pédopornographie sur Internet exigent également des enquêteurs et des magistrats saisis, une connaissance précise des techniques des réseaux numériques qui sont d'une particulière complexité.

Or, il résulte de l'étude par la Mission des différents programmes des écoles de policiers et de magistrats qu'aucune formation aux techniques de lutte contre la traite n'est actuellement dispensée en leur sein.

C'est cette absence de sensibilisation et de technicité qui peut expliquer pour partie les déclarations de victimes non prises en considération ou les refus d'enregistrer un dépôt de plainte par les forces de police ; ainsi que d'inexplicables décisions de magistrats, compte tenu de la gravité des faits, tendant au classement sans suite de certaines affaires.

C'est pourquoi, la Mission propose que soit intégrée dans tous les cursus de formation initiale des futurs policiers et gendarmes, quels que soient leurs grades, et des futurs magistrats, une formation spécifique aux problématiques de la lutte contre la traite et les situations d'esclavage, y compris lorsque ces délits sont commis à l'aide ou sur les réseaux numériques.

Bien évidemment, la Mission souhaite que l'offre de formation continue en direction des forces de police et de gendarmerie ainsi que des magistrats, soit adaptée dans le même sens.

Mieux formés en matière de lutte contre la traite et les situations d'esclavage, les gendarmes, les policiers, aux côtés des magistrats, pourraient être regroupés au sein de pôles spécialisés en ces matières.

Il serait également souhaitable, comme l'a suggéré à la Mission le ministre délégué à la Santé, que les études de médecine générale comportent une formation spécifique pour aider les futurs praticiens à mieux détecter et aider les victimes éventuelles.

b) Des pôles spécialisés dans la lutte contre la traite à créer au sein des juridictions

A l'image des pôles économiques et financiers créés en 1998, la Mission estime souhaitable que des pôles de lutte contre la traite soient instaurés au sein de certaines juridictions (notamment à Paris, Lyon, Marseille, Nice, Strasbourg).

En effet, de trop nombreux témoignages ont illustré les difficultés de la prise en charge judiciaire des affaires d'esclavage.

Ainsi, un même dossier peut-il être soumis à plusieurs sections du parquet : celle spécialisée en matière financière mais également celle compétente pour les atteintes à la personne, ou encore celle traitant des affaires de mineurs si la victime l'est. Cette absence de structure transversale et spécialisée est préjudiciable à l'efficacité de la répression et peut conduire à priver la victime d'une décision judiciaire lui reconnaissant cette qualité et lui accordant une légitime réparation.

On rappellera que la création de « pôles spécialisés » ne signifie pas que les magistrats y appartenant sont exclusivement chargés d'un certain type d'affaire mais simplement qu'ils sont particulièrement formés sur le sujet. Il convient également de préciser, à titre de comparaison, que les pôles économiques et financiers se caractérisent par l'apport de moyens humains supplémentaires et de compétences diversifiées grâce à la création, en application des dispositions de l'article 706 du code de procédure pénale, d'« assistants spécialisés ».

Compte tenu de la nature des affaires de traite, la Mission propose que les pôles spécialisés dont elle souhaite l'instauration bénéficient d'assistants spécialisés issus, notamment, des services fiscaux de l'Etat, des brigades de lutte contre le proxénétisme de la police judiciaire, des services des renseignements généraux et du corps des inspecteurs du travail.

En outre, il faut souligner que les magistrats et les policiers regroupés dans des pôles spécialisés dans la lutte contre la traite seront tout particulièrement à même d'exploiter pleinement les moyens d'enquête nouveaux dont la Mission propose la création, à l'instar des opérations d'infiltration ou des perquisitions en ligne, ou ceux dont elle souhaite l'utilisation rapide, à l'image des dispositions de l'article 57 de la loi du 15 novembre 2001 relative à la sécurité quotidienne, concernant le témoignage anonyme.

c) La création d'un pôle spécialisé d'inspecteurs du travail pour la région parisienne

Les auditions et études menées par la Mission montrent que le phénomène des ateliers clandestins est particulièrement important en région parisienne.

Elle souhaite donc que soit créé un corps spécialisé d'inspecteurs du travail compétents pour l'ensemble de la région Ile-de-France. Spécialement formés en matière de lutte contre les ateliers clandestins, ces inspecteurs du travail spécialisés, grâce à leur droit d'entrée dans les entreprises et leur pouvoir de verbalisation, seraient particulièrement à même de déceler et de mettre en _uvre la répression de cette forme d'exploitation.

C.- CONFORTER LE RÔLE DES ASSOCIATIONS

Certaines associations seraient spécifiquement agréées pour prendre en charge les victimes, les accueillir dans des centres et les accompagner tout au long de leur parcours administratif, juridique, social et professionnel. Elles pourraient être leurs intermédiaires auprès des services de police et de la justice. L'agrément délivré par la nouvelle structure nationale implique bien évidemment qu'elles reçoivent des moyens leur permettant d'exercer au mieux leurs missions qui impliquent à tout le moins le recours à des interprètes, des médecins, des psychologues...

D'une manière générale, il faut enfin reconnaître aux associations qui sont sur le terrain le rôle majeur qu'elles assurent dans l'aide aux éventuelles victimes de la traite. Car ce sont toujours elles qui, les premières, repéreront les personnes à aider, en plus de leur travail général d'assistance sanitaire et sociale. Il importe donc d'en finir avec le système de financement qui est si précaire qu'il s'avère décourageant et démobilisant pour tous les acteurs sociaux. Leur mission de tous les jours justifie pleinement, à elle seule, un financement pluriannuel sans qu'il soit besoin de présenter tel ou tel projet spécifique pour espérer être éligible à une dotation triennale. Comment admettre, par ailleurs, que le financement du CCEM qui joue un rôle essentiel dans le cadre de l'esclavage domestique dépende aujourd'hui surtout d'un financement communautaire et que sa subvention nationale puisse être soumise aux aléas de la répartition des compétences entre services ? « Pour réussir, il faut travailler dans la durée », déclarait fort justement à la Mission une représentante d'association. Et cette durée implique un financement pérenne.

Pour les prostitué(e)s victimes de la traite, la distribution de préservatifs, l'accueil dans une permanence ne sont pas suffisants. Il serait souhaitable que les associations puissent distribuer des plaquettes d'information comportant notamment un « numéro vert » permettant aux personnes en danger d'appeler à toute heure. Produit et financé par les pouvoir publics, rédigé en plusieurs langues, le document permettrait, à l'exemple de ce qui est fait en Belgique, d'assurer un premier contact pour les victimes et proposerait « un accueil, une écoute, une aide et un hébergement sûrs ».

IV.- SUSCITER UNE PRISE DE CONSCIENCE DE TOUS

A.- AU PLAN NATIONAL

La traite n'est pas seulement un phénomène à combattre dans les pays économiquement faibles ou politiquement instables. Les mineurs que l'on oblige à se prostituer ou à voler, les femmes qu'on soumet à un régime de terreur au mépris de leur vie, toutes ces horreurs qu'on ne veut pas voir ou connaître se passent pourtant ici, aujourd'hui, dans notre pays, patrie des droits de l'homme. Si les pouvoirs publics engagent des moyens nouveaux, créent des structures adaptées, mobilisent les services compétents, l'ampleur du phénomène est telle que cette nouvelle politique, pour réussir, exige une prise de conscience de tous les citoyens.

Il faut rendre ici hommage aux médias qui jouent un rôle considérable dans ce domaine, qu'il s'agisse de la presse écrite ou de la radio et de la télévision. Bon nombre d'articles ou d'émissions ont été consacrés aux jeunes prostitué(e)s des grandes villes. De même, les procès engagés avec l'aide du CCEM dans le domaine de l'esclavage domestique sont bien relayés par la presse et peuvent donc aider à la perception du problème. Mais les pouvoirs publics doivent s'engager dans des campagnes publiques de même qu'ils l'ont fait pour d'autres grandes causes nationales.

Les campagnes d'information sur les drames insoutenables de la traite pourraient passer notamment par le biais d'affiches ou de spots radiophoniques et télévisés. Il convient plus globalement de faire évoluer les mentalités sur l'image de la prostitution. Dès le collège ou le lycée, il faut sans doute envisager une information sur ses réalités sordides.

C'est par ce biais que passera la sensibilisation du « client » qui est également nécessaire.

La Mission - en dehors de la modification proposée pour le client d'un mineur de 18 ans - n'a pas opté pour sa pénalisation, au contraire de ce qui a été décidé notamment en Suède. Le résultat de l'expérience suédoise est au reste controversé. Certes, la prostitution a diminué dans les rues de Stockholm mais n'est-elle pas maintenant cachée ? Ne s'est-elle pas aussi déplacée vers des pays voisins ? Cependant, il importe de faire savoir que payer aujourd'hui une prostituée, c'est peut-être enrichir les trafiquants qui l'ont trompée, violentée, qui la contraignent encore et lui font vivre un enfer. Comme le déclarait un représentant d'une association intervenant d'ores et déjà à Montpellier en matière de prévention auprès de jeunes et d'adultes, en l'occurrence M. Didier Landau, du Mouvement du Nid : « On ne peut pas être client quand on sait ce que subissent ces personnes au quotidien ».

Enfin, la traite est pour les trafiquants une activité très lucrative qui donne lieu à des mouvements de fonds nombreux, recourant fréquemment aux services de la Western Union mis en _uvre par les personnels de La Poste : il serait donc utile que ces derniers soient sensibilisés à l'obligation qui leur incombe, en cas de soupçon, de signaler les faits auprès de Tracfin, l'organisme français de la lutte contre le blanchiment d'argent.

B.- L'ACTION À L'ÉTRANGER

La Mission a dû se rendre à l'évidence. Nos services diplomatiques à l'étranger ne sont pas forcément très au fait du problème de la traite, dans des pays qui sont pourtant d'origine ou de transit importants.

Il faut ainsi souhaiter que notre ambassade en Ukraine ait pu se rapprocher de La Strada, ONG présente à Kiev, qui participe aux campagnes de prévention et de réinsertion et entrer en contact avec les autres missions diplomatiques. Il serait également utile que les diverses plaquettes et brochures qui mettent en garde les candidat(e)s au départ contre les fausses promesses et les dangers éventuels qui les guettent dans les pays occidentaux puissent être distribuées par nos services consulaires au moment de la délivrance des visas. En tout état de cause, ils devraient être en contact avec les structures d'aide au retour dont la Mission propose la création dans certains pays d'origine. Plus généralement, les associations agréées qui recevront donc une mission spécifique d'assistance aux victimes doivent pouvoir bénéficier de relais dans les pays de retour. Et notre pays, là encore, n'est pas très présent au sein des ONG qui y _uvrent.

Les crédits prévus pour la coopération et l'aide au développement dans le cadre du projet de loi de finances pour 2002 demeurent insuffisants. L'aide publique au développement n'atteint cette année que 0,34 % du PIB, alors que l'objectif affiché depuis plusieurs années est d'en représenter 0,7 %.

La Mission a également pu se rendre compte de l'insuffisance de la coordination de l'action des pays occidentaux. Comment admettre que les difficultés à mettre en _uvre un nouveau code civil et un nouveau code pénal en Moldavie s'expliquent notamment par la coexistence de plusieurs projets concurrents, élaborés sans concertation par divers pays occidentaux et des instances internationales ?

Enfin, la Mission rappelle que l'Union européenne se veut un espace de liberté, de sécurité et de justice. A l'heure où se prépare son élargissement à plusieurs Etats connus pour être des pays d'origine ou de transit de la traite, la Mission estime indispensable que, pour l'examen de leur candidature, soient prises en compte non seulement leur adhésion formelle aux acquis communautaires, mais aussi la mise en _uvre concrète de ces normes.

ANNEXE :
LISTE DES PARTICIPANTS AUX DÉPLACEMENTS EN DÉLÉGATION
DE LA MISSION

Ont participé à des déplacements en province et à l'étranger (93) :

Mme Christine LAZERGES, présidente, députée de l'Hérault

M. Alain VIDALIES, rapporteur, député des Landes

M. Marc REYMANN, vice-président, député du Bas-Rhin

M. Pierre-Christophe BAGUET, secrétaire, député des Hauts-de-Seine

Mme Odette CASANOVA, députée du Var

Mme Bernadette ISAAC-SIBILLE, députée du Rhône

M. Lionnel LUCA, député des Alpes-Maritimes

M. Pierre PETIT, député de la Martinique

M. André SCHNEIDER, député du Bas-Rhin

M. Joseph TYRODE, député du Doubs

EXAMEN DU RAPPORT

La Mission a examiné le présent rapport au cours de sa séance du mercredi 12 décembre 2001. Elle l'a adopté à l'unanimité et autorisé sa publication conformément à l'article 145 du Règlement de l'Assemblée nationale.

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EXPLICATIONS DE VOTE

EXPLICATIONS DE VOTE
DES COMMISSAIRES APPARTENANT AUX GROUPES RPR, UDF ET DL(
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Les députés des groupes UDF, DL et RPR tiennent, en préalable, à souligner qu'ils ont pris toute leur part à l'ensemble des travaux de la Mission. L'opposition peut seulement regretter que certaines de ses observations et de ses réflexions n'aient pas été mieux prises en compte, ne serait-ce que sur la philosophie et l'esprit même qui ont inspiré l'élaboration du rapport. Mieux protéger les victimes des différentes formes d'esclavage relève, en effet, d'un certain angélisme si cette protection, nécessaire, ne s'accompagne d'un renforcement de la lutte contre tous ceux qui les exploitent. A cet égard, la participation active des députés de l'opposition a d'ailleurs contribué à infléchir certaines propositions dans un sens plus répressif.

Les députés de l'opposition tiennent, en effet, à attirer l'attention sur le danger d'interprétation de la philosophie et de l'esprit même qui inspirent les propositions élaborées par la Mission. C'est pourquoi, sur leur proposition, il n'est plus question d'envisager l'élaboration d'une nouvelle politique « en faveur des victimes », comme il était initialement prévu, mais de « placer désormais la victime au c_ur d'une nouvelle politique », basée sur la sanction et la répression.

Donner un statut aux victimes peut générer un effet pervers en créant un « appel d'air » de nature à alimenter les réseaux et les formes d'esclavage contre lesquelles on cherche à mieux lutter. Au-delà de ces intentions louables, tout dépendra de la volonté politique de mettre en _uvre l'ensemble des dispositifs nécessaires et de la fermeté avec laquelle ils seront appliqués. Dans ce cadre, l'aide aux victimes doit nécessairement s'accompagner d'une condamnation extrêmement ferme de toute forme de proxénétisme, si l'on veut s'attaquer à la source du problème au lieu de se contenter d'en traiter les symptômes.

Par ailleurs, sur la forme, des regrets doivent être exprimés sur les modalités de fonctionnement de la Mission. Ces regrets portent d'abord sur le manque de moyens conférés à la Mission, qui a notamment limité le nombre des déplacements et le nombre de parlementaires associés à chacun d'eux. D'autre part, l'opposition n'a pas toujours été associée aux opérations menées sur le terrain, ce qui n'est guère conforme à l'esprit et à la nature même des missions d'information du Parlement.

Concernant les propositions de la Mission, les parlementaires de l'opposition souhaitent apporter les observations suivantes :

1) Il est proposé de créer 4 ou 5 centres d'hébergement et de réinsertion sociale spécialisés, qui accueilleraient les jeunes filles ou garçons en situation irrégulière pendant 90 jours afin d'établir un bilan, avec un soutien associatif. Il est prévu de leur conférer un titre de séjour provisoire de 6 mois, avec une autorisation de travail. Si l'objectif de réinsertion poursuivi est évidemment légitime, les modalités retenues sont contestables : l'attribution d'une autorisation de séjour même si la personne n'est pas reconnue « victime » par les tribunaux risque de créer un « appel d'air » et ainsi d'alimenter les réseaux que l'on cherche pourtant à démanteler. A cet égard, il est rappelé que le dispositif mis en place en Belgique bénéficie d'une plus grande articulation avec les procédures judiciaires et ne confère d'autorisation de travail qu'au terme des procédures policières et judiciaires. Par ailleurs, l'accompagnement par des associations impose de s'interroger sur les modalités de leur fonctionnement, notamment à partir de l'expérience italienne, qui recourt à des associations agréées.

2) L'efficacité même de la lutte contre l'esclavage que constitue bien la prostitution impose d'accompagner l'aide apportée aux prostitués en détresse par une action déterminée et des mesures efficaces pour combattre le proxénétisme. A cet égard, il faut souligner l'incompréhension légitime des riverains excédés par les désordres occasionnés par la prostitution. Pour mettre fin à cette situation inacceptable, il faut appeler l'institution policière et judiciaire à appliquer fermement les textes existants et compléter leurs moyens d'action en rétablissant la notion et la sanction du racolage passif. Le nouveau code pénal, entré en vigueur le 1er mars 1994, a confirmé la suppression de la mesure réglementaire qui permettait de sanctionner le racolage passif. Cette évolution, qui cherchait à conforter la liberté d'aller et venir, a eu des conséquences malheureuses qui portent atteinte à la dignité humaine. Aujourd'hui, seul le racolage actif peut être sanctionné et uniquement en cas de flagrant délit : bien trop difficile à prouver, il reste très souvent impuni. Ainsi, sur 6 000 prostituées, seulement 250 procès-verbaux pour racolage actif ont été dressés sur toute l'année 2000 à Paris.

3) Les aménagements qu'il est proposé d'apporter à la procédure pénale méritent d'être approuvés sans réserve. Il en va ainsi, d'une part, de l'allongement des délais de prescription en matière judiciaire, qui seraient alignés sur les délais prévus en matière d'infractions à caractère sexuel et, d'autre part, de la possibilité d'apporter son témoignage sous couvert d'anonymat, qui vient d'être étendue par la loi du 15 novembre 2001 relative à la sécurité quotidienne à la collaboration avec la police et la justice en matière de prostitution.

De la même manière, la proposition de financer des établissements à l'étranger en liaison avec des organisations non gouvernementales semble très bénéfique et mériterait d'être mise en _uvre en coordination avec les actions menées au niveau de l'Union européenne dans la mesure où elle devrait renforcer l'efficacité des efforts entrepris pour tarir les réseaux à la source.

4) Les députés de l'opposition insistent sur la nécessité d'adapter le cadre fiscal et social, pour le rendre cohérent avec les efforts en matière de prévention et de lutte en matière de prostitution. Deux mesures s'imposent à ce titre. D'une part, faciliter la réinsertion des prostitués nécessite d'harmoniser les pratiques de l'URSSAF et des services sociaux et fiscaux concernant la suspension des poursuites fiscales et des procédures de récupération des cotisations sociales arriérées. Il suffirait à cet égard d'actualiser les diverses notes et instructions adressées à ces administrations par l'agence centrale des organismes de sécurité sociale, les Ministères de l'Emploi et de l'Economie. D'autre part, le minimum de cohérence implique de supprimer les dispositions du code général des impôts qui imposent les revenus tirés par les proxénètes de la prostitution au titre des bénéfices industriels et commerciaux.

5) Le volet relatif au renforcement de la sanction des trafiquants mérite d'être mis en _uvre rapidement, qu'il s'agisse de la transposition du protocole de Palerme ou du développement du contrôle sur l'esclavage domestique.

Quant à la confiscation des biens dans le cadre de la traite comme en matière de stupéfiants, il importe d'étendre la mesure aux cas de complicité.

On signalera ici comme une première étape et une première avancée la création, par amendement à la proposition de loi relative à l'autorité parentale, d'une infraction spécifique pour poursuivre les clients de prostitués mineurs. Il reste que cette réforme du code pénal doit être relayée par une politique globale et cohérente de lutte contre la prostitution des mineurs, au niveau national et international.

Quant à l'autorisation d'infiltrer les réseaux Internet qui relèvent de la pédopornographie, si cette mesure est souhaitable, elle mérite d'être placée sous un double contrôle.

6) La reconnaissance du rôle des associations dans la lutte contre la traite justifie de leur conférer des moyens d'actions à la hauteur de l'enjeu, à travers un financement pluriannuel sous réserve de contrôles efficaces. A cet égard, il faut regretter que ces contrôles ne soient pas clairement définis dans le rapport.

Les députés de l'opposition considèrent par ailleurs que la mise en place d'une mission interministérielle sur la traite, à l'image de la Mission à l'adoption internationale (MAI), doit être une priorité. Il s'agit ainsi de mieux coordonner les actions des Ministères des Affaires étrangères, de l'Intérieur et de la Justice.

Enfin, le rapport préconise de mettre en _uvre une réelle coopération avec les pays européens, sur la base du modèle social européen et en faisant du traitement de ce problème un préalable à l'entrée dans l'Union européenne. On peut toutefois déplorer que cet aspect essentiel ne soit pas suffisamment souligné dans le rapport.

En conclusion, les députés des Groupes UDF, DL et RPR prennent acte du travail qui a été accompli avec la collaboration des représentants de tous les groupes. Pour autant, et même si ce rapport constitue une étape importante, il faudra juger sur les suites concrètes données aux propositions émises.

Sous réserve des remarques exprimées et d'une véritable information de la Mission sur le contenu des décrets et circulaires au stade de leur élaboration, les députés des groupes UDF, DL et RPR se sont prononcés en faveur des conclusions du rapport de la Mission d'information commune sur l'esclavage aujourd'hui en France.

EXPLICATIONS DE VOTE DE Mme CHANTAL ROBIN-RODRIGO,
COMMISSAIRE APPARTENANT AU GROUPE RCV

Conformément aux règles en vigueur au sein du groupe RCV, cette explication de vote n'engage que la députée signataire et ses collègues radicaux de Gauche.

Le rapport de la Mission d'information sur les diverses formes de l'esclavage moderne recueille l'approbation sans réserve des députés radicaux de Gauche.

Ce rapport constitue un travail parlementaire collectif très précis et documenté. Il fera sans nul doute référence. Il est aussi - de par les propositions précises qui sont faites, tant dans la lutte contre les réseaux mafieux, les aides aux victimes proposées, mais également les sanctions plus lourdes qu'il semble indispensable d'appliquer aux auteurs - une lueur d'espoir pour toutes celles et tous ceux qui sont maltraités, violentés, privés de liberté, cela sur notre sol, en France, au XXIe siècle...

Il y a lieu de se féliciter du consensus qui s'est dégagé au sein de la Mission, permettant ainsi d'améliorer l'information de nos concitoyens et mettant en évidence la volonté commune des membres de la Mission de protéger les plus faibles, Français et étrangers, face aux réseaux qui sévissent dans le domaine de l'esclavage domestique, du travail clandestin, ou de la prostitution.

_______________________

N° 3459.- Rapport de M. Alain Vidalies, déposé en application 145 du Règlement par la mission d'information commune sur les diverses formes de l'esclavage moderne.

() Ces indications chiffrées ne sont cependant que des tendances puisqu'elles correspondent à des estimations à partir des seuls contrôles effectués sur la voie publique. Certaines associations, comme le Bus des Femmes, évaluent plutôt à 4 000 le nombre de prostitué(e)s à Paris.

() Cette communauté de Chine du nord est donc présente à côté des Wenzhou, Chinois de la région du Zhejiang qui travaillent traditionnellement dans les ateliers clandestins. La dette contractée par ces Chinoises du nord - de 20 000 à 40 000 francs - est certes moins élevée que celle généralement attachée aux Chinois Wenzhou (entre 120 000 et 150 000 francs), mais leur capacité à la rembourser est plus faible et elles ne bénéficient pas de la solidarité clanique de la communauté (voir ci-après : « l'exploitation par le travail »).

() Depuis lors, diverses initiatives ont été prises par différentes instances internationales. Parmi les plus récentes, on relève : dans le cadre des Nations unies, le protocole facultatif du 25 mai 2000 à la convention de 1989 précitée ; dans le cadre du Conseil de l'Europe, la convention sur la cybercriminalité du 23 novembre 2001 dont l'article 9 traite des infractions se rapportant à la pornographie infantile, et la recommandation sur la protection des enfants contre l'exploitation sexuelle adoptée par le comité des ministres le 31 octobre 2001 ; dans le cadre de l'Union européenne, la décision du Conseil du 29 mai 2000 relative à la lutte contre la pédopornographie sur l'Internet et la proposition de décision-cadre relative à la lutte contre l'exploitation sexuelle des enfants et la pédopornographie, encore en cours d'examen à ce jour.

() L'opération « Forum 51 » est présentée plus loin.

() Sur les pratiques des réseaux exploitant ces enfants, voir ci-après B-1-a) de cette même partie.

() Rapport (mai 2001) de M. John Connor, rapporteur sur l'esclavage domestique devant la commission sur l'égalité des chances pour les femmes et les hommes de l'Assemblée parlementaire du Conseil de l'Europe (APCE), auditionné par la Mission le 21 juin 2001.

() Voir « Petites esclaves au pays de Mickey », Le Nouvel Observateur, 28 juin - 4 juillet 2001.

() C'est la destination finale pour 80 % d'entre eux, 20 % restent en Allemagne ou vont en Italie.

() Voir audition du 21 juin 2001.

() Les groupes albanais.

() Voir audition du 4 octobre 2001.

() Selon l'ASLC, 100 000 Chinois pénètrent chaque année clandestinement aux Etats-Unis.

() Le Figaro, 16 octobre 2001

() Audition du 19 septembre 2001.

() Audition du 21 juin 2001.

() Mme Georgina Vaz Cabral, Les formes contemporaines d'esclavage dans six pays de l'Union européenne, IHESI, Coll. « Etudes et Recherches », Paris, 2001.

() Francis Le Gunehec, Juris-Classeur Pénal 11, 1996 (4).

() Sandy Licari, « Des conditions de travail et d'hébergement incompatibles avec la dignité humaine », Revue de science criminelle (juillet-septembre 2001) : 556.

() Note sous Cass. Com. 28 mai 1991, D.1991.166, spéc. p. 167.

() Dans ce cas, il sera aussi visé par l'infraction prévue à l'article L341-6 du code du travail.

() Voir ci-après C) 2) de cette même partie.

() Cette réglementation ne s'applique pas aux ressortissants des pays de l'Union européenne et de l'espace économique européen.

() La direction départementale du travail, de l'emploi et de la formation professionnelle.

() Cf. supra l'aide à l'entrée et au séjour des étrangers en situation irrégulière.

() Dr. pén. 1998, comm. n° 65, obs. M. Véron.

() La peine d'emprisonnement a été portée de cinq à sept ans par l'article 60 de la loi n°2001-1062 du 15 novembre 2001 sur la sécurité quotidienne.

() Op. cit.

() Article 78-2 du code de procédure pénale.

() « Réponses à la délinquance des mineurs », rapport au Premier ministre de Mme Christine Lazerges et de M. Jean-Pierre Balduyck (La Documentation Française, mai 1998).

() Voir audition du 16 mai 2001 de M. Frédéric Dupuch.

() Procureur de la République adjoint.

() Le CCEM.

() Projet de loi n° 3143 enregistré à la Présidence de l'Assemblée nationale le 14 juin 2001.

() Cf. Regards sur l'actualité (mars 2001), Justice et Cybercrime : modernisation ou retour de l'enquête classique, p. 40.

() Rapport de M. John Connor sur l'esclavage domestique et audition devant la Mission du 21 juin 2001.

() Les ressortissants français, les personnes ayant la double nationalité, française et étrangère, et les résidents de longue durée ne peuvent les invoquer que dans le strict exercice de leurs fonctions et ne peuvent se prévaloir d'aucune immunité personnelle.

() Une mission diplomatique représente l'Etat accréditant (l'Etat d'envoi) auprès de l'Etat accréditaire (l'Etat de résidence).

() Recommandation 1523 (2001) faisant suite au rapport de M. John Connor sur l'esclavage domestique.

() Le personnel privé de nationalité française ayant la double nationalité ou résident de longue durée relève du droit commun.

() Il est prévu de communautariser tous les aspects de la politique des visas.

() Les séjours autorisés sans visa sont d'une durée maximale de trois mois par période de six mois et se décomptent à partir de la date de franchissement de la frontière extérieure de l'espace Schengen.

() Les visas Schengen ne sont valables que pour le territoire métropolitain de la France.

() « Le service des visas, parent pauvre des Affaires étrangères », rapport d'information de la commission des Finances n° 1803 (Assemblée nationale).

() 600 000 Moldaves se trouvent à l'étranger, pour une population totale de 4,3 millions de personnes. Il est impossible de savoir combien travaillent illégalement, combien sont de véritables victimes de l'esclavage. Bien que les services de l'ambassade de Moldavie en France les estiment à 20 000, leur nombre avoisine probablement les 100 000.

() M. Luc Becquer, Tacis, audition du 9 juillet 2001 à Chisinau.

() Les droits réels à percevoir lors de la délivrance des visas varient notamment en fonction de la durée du séjour et du nombre d'entrée, mais sont bien sûr évidemment très inférieurs à cette somme : 195 francs par exemple pour un visa de court séjour (31 à 90 jours, une entrée).

() Mme Lydia Gutu, présidente de la commission de la protection sociale, de la santé et de la famille.

() M. Plamadeala, vice-président de la commission des droits de l'homme et des minorités nationales.

() M. Robert Finielz a d'ailleurs été entendu par la Mission le 17 octobre 2001.

()  Esclaves en France, éditions Albin Michel. L'autre présidente du Comité est Mme Dominique Torrès, journaliste à France 2, auteur de « Esclaves », publié en 1996 aux éditions Phébus.

()  D'autres structures ont été créées en Belgique, Espagne et Italie.

() L'un d'eux, Me  Françoise Favaro, a été auditionné par la Mission le 16 mai 2001.

() On observera que la Ligue des droits de l'homme a quitté la plateforme en septembre dernier.

() Justice des mineurs, tutelle de l'action sociale de la branche famille, suivi de l'application de la convention internationale des droits de l'enfant.

() « Accueils provisoires et placements d'enfants et d'adolescents : des décisions qui mettent à l'épreuve le système français de protection de l'enfance et de la famille ».

() Rapport n° 871 « Droits de l'enfant, de nouveaux espaces à conquérir ». (mai 1998).

() Qui peut être appelée à se prononcer sur les décisions de l'OFPRA.

() Article 13 de la loi n° 52-893 du 25 juillet 1952 dans sa rédaction issue de la loi n° 98-349 du 11 mai 1998.

() Voir le rapport spécial n° 3320 de M. Yves Tavernier (Affaires étrangères) et l'audition de M. Michel Raimbaud, directeur de l'OFPRA, devant la Mission le 31 octobre 2001.

() Henriette Akofa, « Une esclave moderne », éditions Michel Lafon.

() Il peut aussi être éloigné vers un pays qui lui a délivré un document de voyage en cours de validité ou d'un autre pays dans lequel il est légalement admissible.

() Audition du 4 octobre 2001.

() M. Frederic Larsonn, auditionné le 12 juillet à Kiev.

() Les programmes de l'OIM comportent également des campagnes de prévention que l'on évoquera plus loin.

() Ainsi, par exemple, à Marseille, l'association Jeunes errants est en contact permanent avec une association au Maroc afin de préparer le retour des mineurs dans leur famille ou, si cela n'est pas possible, dans un autre cadre.

() Présidente du Mouvement pour l'abolition de la prostitution, de la pornographie et de toutes formes de violences sexuelles et discriminations sexistes (MAPP), audition du 10 mai 2001 et intervention lors de la conférence internationale sur la violence à l'égard des femmes, Stockholm, 2-4 février 2001.

() On ne traitera ici que des instruments relatifs à l'esclavage « crime international ordinaire », c'est-à-dire celui commis par des particuliers (et non de l'esclavage crime de guerre ou crime contre l'humanité).

() L'infraction grave est celle qui est passible d'une peine privative de liberté dont le maximum ne doit pas être inférieur à quatre ans ou d'une peine plus lourde.

() Il a été signé par 91 pays. Le deuxième protocole qui s'attache à la convention vise à lutter contre le trafic illicite des migrants. Il a été signé par 87 pays.

() Comme on l'a vu, la convention de 1949 sur la traite ne vise que le recrutement en vue de la prostitution.

() On observera que le protocole facultatif à la convention relative aux droits de l'enfant interdit expressément la vente et la prostitution des enfants ainsi que la pornographie mettant en scène des enfants. De même, la convention de l'OIT sur les pires formes de travail des enfants qui s'applique à l'ensemble des personnes de moins de 18 ans interdit toutes les formes d'esclavage.

() La convention de 1949 disposait elle aussi que « quiconque embauche, entraîne ou détourne en vue de la prostitution une autre personne, même consentante, se rend coupable d'une infraction. ».

() Près de la moitié des membres du Conseil de l'Europe sont des pays de l'Europe centrale et orientale.

() Avril 2001, conférence au bureau de Paris ; juillet 2001, séminaire à Kiev.

() Voir audition du 9 juillet 2001 et détail dans le chapitre consacré à la prévention de la traite.

() Doc. 9102 du 17 mai 2001. Voir aussi audition de M. CONNOR devant la Mission le 21 juin 2001.

()  Recommandation 1523 adoptée le 26 juin 2001.

() Journal Officiel L 63 du 4 mars 1997.

() Journal Officiel C 253 du 4 septembre 2000, directive et décision-cadre non encore adoptées.

() Par enfant, le projet de décision-cadre entend toute personne de moins de 18 ans.

() Doc 9190 révisé et audition devant la Mission du 21 juin 2001.

() Le ministre délégué à la Santé, qui y a participé en tant que représentant spécial du secrétaire général de l'ONU pour le Kosovo en a développé les principaux axes lors de son audition devant la Mission.

() JO Questions, Sénat, 18 octobre 2001, page 3323.

() Déclaration reproduite dans le rapport du 28 juin 2001 de la sous-commission « traite des êtres humains » du Sénat de Belgique.

() Rapport pour l'année 2000 de la cellule « traite des êtres humains » du Centre pour l'égalité des chances et la lutte contre le racisme.

() Selon Mme Catherine Lepièce, coordinatrice de la cellule « traite des êtres humains » du Centre pour l'égalité des chances et la lutte contre le racisme, les saisies et confiscations sont encore trop peu pratiquées, en partie à cause du peu d'attention porté au volet financier des enquêtes et instructions.

() Il faut ajouter l'Asbl-T'huis, qui est un centre d'accueil pour mineurs étrangers isolés.

() Des brochures d'information, en dix-huit langues, sont distribuées aux services de police qui peuvent donc en remettre un exemplaire aux victimes qu'ils rencontrent.

() « Texte unique sur l'immigration », en application de l'article 47 de la loi n °40 du 6 mars 1998.

() Permesso di soggiorno per motivi di protezione sociale.

() Mme Georgina Vaz Cabral, op. cité.

() De même serait-il souhaitable que la France ratifie la convention d'entraide judiciaire du 29 mai 2000, laquelle prévoit notamment la création d'équipes communes d'enquête dans le cadre de l'Union européenne.

() Lyon, Marseille, Montpellier, Nice, Strasbourg ; Moldavie, Ukraine.