COMMISSION DES AFFAIRES CULTURELLES,
FAMILIALES ET SOCIALES

COMPTE RENDU N° 54

(Application de l'article 46 du Règlement)

Mercredi 22 septembre 2004
(Séance de 9 heures 30)

Présidence de M. Jean-Michel Dubernard, président

SOMMAIRE

 

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- Examen de la proposition de résolution de Mme Muguette Jacquaint tendant à la création d'une commission d'enquête sur l'application de la loi n° 2001-588 du 4 juillet 2001 relative à l'interruption volontaire de grossesse et à la contraception - n° 1728 (Mme Bérengère Poletti, rapporteure).




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- Examen de la proposition de résolution de M. Kléber Mesquida tendant à la création d'une commission d'enquête sur les responsabilités dans le massacre de nombreuses victimes civiles, rapatriées et harkis après la date officielle du cessez-le-feu de la guerre en Algérie - n° 1637 (Mme Pascale Gruny, rapporteure)




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- Examen de la proposition de résolution de M. Patrick Bloche tendant à la création d'une commission d'enquête visant à analyser les conditions de la cession d'une partie d'Editis, premier groupe français d'édition, et à évaluer ses conséquences économiques et sociales dans le secteur de l'édition - n° 1704 (M. Emmanuel Hamelin, rapporteur)




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- Information relative à la commission

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La commission des affaires culturelles, familiales et sociales a examiné, sur le rapport de Mme Bérengère Poletti, la proposition de résolution de Mme Muguette Jacquaint tendant à la création d'une commission d'enquête sur l'application de la loi n° 2001-588 du 4 juillet 2001 relative à l'interruption volontaire de grossesse et à la contraception - n° 1728.

Mme Bérengère Poletti, rapporteure, a tout d'abord rappelé que cette commission d'enquête serait chargée d'évaluer l'application de la loi du 4 juillet 2001 relative à l'interruption volontaire de grossesse (IVG) et à la contraception, alors que les derniers textes d'application viennent enfin d'être publiés et que de nombreuses associations se sont mobilisées pour dénoncer les nombreux dysfonctionnements de cette loi. Au-delà de la stricte évaluation de l'application de la loi, cette commission aurait pour mission de faire des propositions pour parvenir à améliorer concrètement l'accès à l'IVG et permettre aux femmes qui y ont eu recours de bénéficier d'un suivi médical et psychologique de qualité. Une attention toute particulière devra être apportée à la mise en œuvre de l'IVG médicamenteuse dont le développement a été trop longtemps freiné par la non-publication des textes réglementaires d'application.

Il convient, dans un premier temps, d'examiner la recevabilité juridique de la proposition de résolution, en déterminant avec précision les faits pouvant donner lieu à enquête. En l'occurrence le champ de l'éventuelle commission d'enquête paraît suffisamment délimité puisqu'il s'agit d'évaluer les conditions d'application de la loi précitée du 4 juillet 2001. La résolution souligne que si ce texte de loi a représenté une avancée décisive pour le droit des femmes, son application a révélé de graves menaces pour l'accès effectif aux structures de soins en raison des délais d'attente pour un premier examen et du blocage de l'IVG médicamenteuse rendant très difficile le développement de cette méthode pourtant beaucoup moins traumatisante que l'IVG chirurgicale. Les conditions de rémunération des personnels médicaux se sont gravement détériorées et les structures privées se sont progressivement désengagées en raison du blocage tarifaire des actes médicaux liés à l'IVG. La résolution attire l'attention sur une remise en cause du droit même à l'IVG. En effet, au-delà des obstacles juridiques et économiques, ce droit est aussi menacé par la pression des associations anti-IVG. On peut donc considérer que les faits visés sont formulés de façon suffisamment précise pour justifier, a priori, la création d'une commission d'enquête.

La seconde condition de recevabilité concerne la mise en œuvre du principe de séparation des pouvoirs législatif et judiciaire, qui interdit à l'Assemblée nationale d'enquêter sur des faits ayant donné lieu à des poursuites judiciaires et aussi longtemps que ces poursuites sont en cours. Or, par une lettre en date du 4 août 2004, M. Dominique Perben, garde des sceaux, ministre de la justice, a fait savoir à M. Jean-Louis Debré, président de l'Assemblée nationale, qu' « aucune poursuite judiciaire, au sens des dispositions du deuxième paragraphe de l'article 141 du règlement de l'Assemblée Nationale, n'est en cours concernant les faits ou les agissements qui ont directement motivé le dépôt de cette proposition. » En conclusion, la recevabilité juridique de cette proposition de résolution paraît établie.

Il reste à déterminer s'il convient, en opportunité, de créer ou non une commission d'enquête sur l'application de la loi de 2001 sur l'IVG, la principale justification de la résolution ayant aujourd'hui disparu. En effet, cette résolution dénonçait une grave lacune dans l'application de la loi, à savoir l'absence de publication des décrets et arrêtés d'application nécessaires à la mise en place de l'IVG médicamenteuse en soins ambulatoires. Les obstacles existants au développement de cette pratique thérapeutique sont donc levés.

Le premier texte est le décret n° 2004-636 du 1er juillet 2004 qui encadre les IVG médicamenteuses réalisées hors établissements de santé. Elles pourront être pratiquées par un médecin qualifié en gynécologie médicale ou en gynécologie obstétricale dans le cadre de soins ambulatoires mais le médecin devra au préalable avoir signé une convention avec un établissement de santé pour permettre une prise en charge en urgence de ses patientes en cas de nécessité. L'IVG réalisée par cette méthode médicamenteuse sera limitée aux grossesses de moins de six semaines. Il est prévu, en outre, un suivi médical spécifique pour veiller à ce que les doses de médicament nécessaires à l'IVG soient prises correctement et qu'il n'y a pas de complications liées à l'interruption de grossesse. Cette méthode médicamenteuse devrait donc entraîner trois consultations médicales : une consultation initiale, une pour la prise de médicament et une pour vérifier l'absence complications. Actuellement, 30 % des IVG sont réalisées par cette méthode - deux fois plus qu'en 1990 - soit 59600 IVG médicamenteuses en 2001. La possibilité de recourir à cette technique médicamenteuse en s'adressant à un médecin libéral pourrait conduire 50 000 femmes supplémentaires à y recourir.

En outre, l'arrêté du 23 juillet 2004 a revalorisé substantiellement les forfaits de soins liés à l'IVG, le forfait pour les établissements de santé étant revalorisé de 29 % afin d'inciter les établissements privés à continuer à pratiquer ces actes jusqu'ici considérés comme non rentables du fait du blocage des taris depuis 1991. Cet arrêté a aussi créé un forfait de suivi pour l'IVG médicamenteuse réalisée par un médecin libéral comme cela a été évoqué précédemment. Le gouvernement a donc bien le souci de garantir concrètement un réel accès à l'IVG de l'ensemble des femmes. De plus, faciliter le recours à l'IVG médicamenteuse permettra de réaliser des économies en évitant des frais d'hospitalisation et d'anesthésie.

Il apparaît, d'autre part, que les difficultés d'application de la loi de 2001 ont fait l'objet de multiples analyses. Les données du problème ont déjà été étudiées et il n'y a donc pas matière à poursuivre des investigations qui ont déjà été menées notamment par le groupe national d'appui et par la délégation de l'Assemblée nationale aux droits des femmes. Le recours à une commission d'enquête paraît donc inutile.

En particulier, le groupe national d'appui est une structure collégiale dont la mise en place a été demandée par les parlementaires, lors de la discussion parlementaire de la loi de 2001 précitée, afin de disposer d'une instance chargée de l'évaluation de la mise en œuvre concrète de cette loi et pour veiller plus particulièrement à l'intégration des centres d'orthogénie autonomes au sein des structures médicales de droit commun des établissements de santé. Le rapport de ce groupe de professionnels et d'experts, publié en décembre 2002, dresse un tableau très complet des lacunes du dispositif et contient des préconisations très précises. Parmi les principales difficultés relevées, on peut citer tout d'abord une mauvaise connaissance statistique des IVG due à l'inadaptation du bulletin IVG. A cet égard, il est particulièrement regrettable qu'aucune information précise ne soit disponible sur les délais d'attente entre la première demande de rendez-vous et la première consultation alors que les associations soulignent que de nombreuses IVG médicamenteuses ne peuvent être pratiquées car les délais sont dépassés du fait de l'encombrement des services d'orthogénie. Le groupe d'appui s'est aussi alarmé des difficultés rencontrées pour faire pratiquer des IVG durant les dernières semaines autorisées, les médecins étant souvent réticents, ce qui conduit certaines femmes à être hors délais et les contraint de partir à l'étranger. Cette attitude du corps médical a de multiples causes : l'intervention à ce stade présenterait plus de risques et certains praticiens se refusent donc à procéder à des actes médicaux susceptibles d'entraîner des complications post opératoires ; certains médecins invoquent aussi la clause de conscience pour refuser de pratiquer ces IVG qu'ils jugent trop tardives. Ainsi, selon une enquête du ministère de la santé, 21 % des hôpitaux publics ne pratiqueraient pas d'IVG au-delà de dix semaines.

La principale difficulté d'accès reste celle des mineures ne disposant pas d'autorisation parentale. Même si la situation s'améliore, le dispositif garantissant l'anonymat de la prise en charge et sa gratuité paraît encore mal connu des professionnels et des difficultés sont apparues pour l'hospitalisation des mineurs durant les heures de scolarité, les établissements scolaires étant dans l'obligation d'informer les parents de l'absence de leur enfant. Le groupe national d'appui a aussi souligné l'urgence d'inciter les établissements privés à se mobiliser plus largement pour pratiquer des IVG. La situation actuelle est marquée par de fortes disparités régionales, la moyenne nationale étant de 30 % des IVG pratiquées en secteur hospitalier privé. Le désengagement s'explique avant tout par des raisons économiques, les tarifs des actes étant bloqués depuis 1991. Une étude de la Fédération hospitalière privée a d'ailleurs montré qu'une IVG chirurgicale revenait à 149 euros alors que le tarif opposable était de 67,4 euros ! La revalorisation des tarifs décidés en juillet est donc particulièrement bienvenue.

Parmi les autres points soulevés par le groupe d'experts, il faut encore citer l'état préoccupant de la démographie médicale qui devrait conduire les sages-femmes à avoir un rôle accru notamment pour prendre en charge les IVG médicamenteuses. Il est aussi suggéré d'intensifier les campagnes d'information sur la contraception et d'améliorer la coordination entre les services d'orthogénie et les centres de planification familiale car il paraît incompréhensible que le nombre d'IVG reste stable alors que les méthodes de contraception sont facilement disponibles. Une attention particulière devrait être donnée aux mineures car le taux d'IVG dans cette catégorie de population est passé de 7,2 pour 1000 en 1990 à 9,1 pour 1000 en 2001. Il conviendra par ailleurs d'apprécier l'impact sur ces chiffres de la mesure décidée en janvier 2002 qui a permis aux mineures de disposer gratuitement de la « pilule du lendemain ».

Une commission d'enquête ne semble donc pas utile car les différents problèmes d'accès à l'IVG et à la contraception ont été très finement analysés. En revanche, beaucoup reste à faire pour veiller à ce que les dispositifs existants soient réellement opérationnels en disposant de moyens matériels et humains suffisants notamment pour le personnel médical. De même, en matière d'information une réelle mobilisation de l'ensemble des acteurs doit être recherchée pour améliorer la diffusion des canaux d'information existants et atteindre le public des jeunes encore largement sous-informés sur ces sujets.

Enfin, une commission d'enquête sur ce sujet n'apporterait qu'une photographie à un instant donné de la situation de l'IVG en France alors qu'un contrôle permanent de l'application de la loi s'avère nécessaire afin de garantir concrètement un égal accès de toutes les femmes à la contraception et à l'IVG. Il serait ainsi plus efficace d'associer le groupe national d'appui et la délégation aux droits des femmes pour parvenir à une sorte de veille permanente permettant le contrôle régulier des conditions de mise en œuvre de la loi et notamment du nouveau dispositif de l'IVG médicamenteuse. Certains thèmes pourraient être privilégiés pour parvenir à une connaissance plus précise des principaux dysfonctionnements, comme par exemple l'évaluation des délais d'attente, la prise en charge des mineures ou encore l'évolution de l'offre de soins dans les établissements de soins privés.

Les délégations parlementaires aux droits des femmes doivent par ailleurs remplir leurs missions dans ce domaine particulier. La commission des affaires culturelles familiales et sociales pourrait ainsi saisir la délégation pour lui demander d'établir un suivi de l'accès à l'IVG et à la contraception. De même, la commission pourrait demander au ministre de la santé que le groupe national de suivi, procède notamment, à un suivi de la mise en place de l'IVG médicamenteuse, cette instance disposant plus facilement de relais pour évaluer les situations locales de l'offre de soins. Cette démarche pragmatique permettrait ainsi d'obtenir régulièrement des informations sur les conditions concrètes d'accès à l'IVG et à la contraception.

Au bénéfice de ces observations, la rapporteure a donc conclu au rejet de la proposition de loi.

Un débat a suivi l'exposé de la rapporteure.

Le président Jean-Michel Dubernard a remercié la rapporteure pour la qualité de son intervention, en soulignant le caractère équilibré de la réponse apportée à une proposition de résolution argumentée et qui pouvait sembler, par certains aspects, légitime au moment de son dépôt.

Mme Muguette Jacquaint a également salué la qualité de ce rapport qui comporte des informations rassurantes et souligne les avancées intervenues dans l'application effective de la loi du 4 juillet 2001. La possibilité de recourir à l'IVG médicamenteuse, trop longtemps freinée, est désormais effective et encadrée par un suivi médical. Comme l'a souligné à juste titre la rapporteure, les établissements privés doivent jouer un rôle plus important en matière d'interruption de grossesse. Il convient également se s'interroger sur les raisons pour lesquelles on a pu observer des carences dans l'application de la loi dans les établissements publics, s'agissant notamment des délais et de leurs réserves pour pratiquer des IVG à la onzième ou douzième semaine de grossesse. Cette situation est-elle due au manque de moyens, de personnels voire à des réticences d'ordre philosophique parmi les médecins ?

En tout état de cause, des moyens importants doivent être mis en œuvre afin de garantir l'application réelle de la loi. Il apparaît en particulier nécessaire de renforcer l'information sur la contraception et, dans le cadre notamment de l'examen de la loi de financement de la sécurité sociale, de revoir les conditions de remboursement des moyens contraceptifs, puisque ceux-ci sont de moins en moins remboursés. Il est donc regrettable qu'une commission d'enquête ne soit pas créée sur cette question, même si ce très bon rapport pourrait constituer une forme de soutien dans la réflexion sur la contraception et l'IVG et en particulier sur les conditions d'application de la loi de 2001, qui a constitué une avancée considérable.

Après avoir remercié Mme Muguette Jacquaint, en soulignant le caractère mesuré de ses propos, le président Jean-Michel Dubernard a également souhaité que la réflexion sur les conditions de remboursement des moyens contraceptifs soit poursuivie, notamment pour les pilules dites de la troisième génération qui sont les plus onéreuses.

M. Olivier Dosne a souligné le problème du non-remboursement des modes de contraception, notamment pour les plus jeunes, et insisté sur le risque de banalisation de la prise de « Norlevo », pilule dite du lendemain.

Conformément aux conclusions de la rapporteure, la commission a rejeté la proposition de résolution n° 1728.

Elle a par ailleurs exprimé le souhait que la délégation aux droits des femmes, chargée du suivi de l'application des lois dans son domaine de compétence, informe l'Assemblée nationale de l'application de la législation quant à l'accès effectif à la contraception et à l'IVG.

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La commission des affaires culturelles, familiales et sociales a ensuite examiné, sur le rapport de Mme Pascale Gruny, la proposition de résolution de M. Kléber Mesquida tendant à la création d'une commission d'enquête sur les responsabilités dans le massacre de nombreuses victimes civiles, rapatriées et harkis après la date officielle du cessez-le-feu de la guerre en Algérie - n° 1637.

Mme Pascale Gruny, rapporteure, a indiqué que le but de cette commission d'enquête serait de déterminer la « vérité » des faits qui se sont produits après le 19 mars 1962, en particulier des massacres, mais également les conditions dans lesquelles ont été accueillies en France les personnes qui ont été rapatriées : de la connaissance de ces faits doivent pouvoir être déduites des « responsabilités ».

La recevabilité de cette proposition n'est pas contestable. En effet, la première exigence posée par les textes est de déterminer avec précision dans la proposition de résolution les faits pouvant donner lieu à enquête. On peut considérer que cette condition est remplie, même si la proposition de résolution n'est pas exempte de certaines ambiguïtés. L'objet de l'éventuelle commission d'enquête consiste en effet à déterminer « les responsabilités dans le massacre de nombreuses victimes civiles, rapatriées et harkis après la date officielle du cessez-le-feu de la guerre en Algérie », mais il est possible de s'interroger sur les prolongements d'un tel travail : la responsabilité morale peut engendrer une responsabilité matérielle. De plus, le dispositif de la proposition évoque la situation des civils européens et des « harkis » qui ont pu être blessés ou tués : mais l'exposé des motifs vise aussi expressément la situation des harkis qui ont été rapatriés en France.

La seconde exigence concerne la mise en œuvre du principe de séparation des pouvoirs législatif et judiciaire qui interdit à l'Assemblée nationale d'enquêter sur des faits ayant donné lieu à des poursuites judiciaires et aussi longtemps que ces poursuites sont en cours. Par lettre du 12 juillet 2004, M. Dominique Perben, garde des sceaux, ministre de la justice, a fait savoir à M. Jean-Louis Debré, président de l'Assemblée nationale, qu'aucune procédure n'est actuellement en cours sur les faits ayant motivé le dépôt de la proposition de résolution.

La condition de recevabilité étant remplie, il reste à déterminer s'il convient, en opportunité, de créer ou non une commission d'enquête. L'objectif poursuivi par les auteurs de la proposition de résolution résulte assez clairement de l'exposé des motifs, aux termes duquel « il est indispensable d'avoir une vision objective de l'histoire », ce qui implique « un travail de mémoire et de vérité sur les événements », opération qui permettrait, notamment, aux familles des victimes de faire leur « travail de deuil ». De ce point de vue, on ne peut que souscrire au souhait des auteurs de la proposition qui rappellent comme en écho les déclarations de M. Hamlaoui Mékachéra, ministre délégué aux anciens combattants, lors de la discussion du projet de loi portant reconnaissance de la Nation et contribution nationale en faveur des Français rapatriés, le vendredi 11 juin 2004 devant l'Assemblée nationale : « La vérité, même si elle demande du temps, doit être notre seul objectif pour renforcer la République et la démocratie ».

Or il semble bien que les éléments connus concernant les événements qui se sont déroulés après le 19 mars 1962 à midi sont insuffisants. Deux rapports récents établis au nom de la commission des affaires culturelles, familiales et sociales de l'Assemblée nationale soulignent qu'après le 19 mars 1962, la France reconnaît la disparition de 3 018 civils européens, mais rappellent aussi que pour l'Association de défense des familles des disparus, ce chiffre est sous-estimé : celle-ci avance le nombre de 9 000 morts. Le récent rapport établi par notre collègue Michel Diefenbacher fait état d'environ 3 000 disparitions également, tout en précisant que « les éléments réellement probants ont rarement été apportés » et que « le doute subsiste ». Quant aux anciens soldats et supplétifs musulmans de l'armée française enlevés et massacrés après le cessez-le-feu, les évaluations oscillent entre 30 000 et 150 000. Les historiens évoquent également l'importance du nombre d'enlèvements d'Européens, notamment dans l'Oranie. Le bilan de la fusillade de la rue d'Isly à Alger ou des événements du 5 juillet à Oran fait l'objet d'estimations, mais mériterait d'être approfondi. Il en va de même du nombre de harkis passés par des camps en France.

Il convient d'observer que ces difficultés purement quantitatives se doublent de difficultés qualitatives. Dans quelles conditions se sont déroulés les événements de la rue d'Isly ou de la journée du 5 juillet ? Qu'ont subi les harkis ou les Européens restés sur le territoire algérien après le mois de mars 1962 ? Quelle a été la situation des harkis dans les camps en France ? On mesure, à l'aune de ces seules questions, la complexité de la situation qu'il importe de clarifier.

Dès lors que l'objectif revêt une valeur presque consensuelle, c'est la question de la méthode à utiliser pour l'atteindre qui se trouve au cœur du débat. Il n'est pas nécessaire de revenir ici en détail sur la politique de réparation directement « matérielle » des dommages subis par les rapatriés dont les harkis. En revanche, il est essentiel de s'arrêter sur le développement, important ces dernières années, de la politique de mémoire, tant à l'égard des rapatriés en général que, plus spécifiquement, des harkis. C'est en partie le rôle de la mission interministérielle aux rapatriés ou du Haut conseil des rapatriés, créés en 2002. Cette politique constitue déjà à elle seule un premier élément de réponse à la requête des auteurs de la proposition de résolution.

D'une part, certaines mesures constituent des gestes symboliques, qui étaient attendus de longue date et manifestent la reconnaissance nationale, comme l'institution au 5 décembre de chaque année d'une journée nationale d'hommage aux morts pour la France pendant la guerre d'Algérie  et les combats du Maroc et de la Tunisie, l'établissement d'une journée nationale d'hommage aux harkis à la date du 25 septembre de chaque année ou encore l'inauguration quai Branly, le 5 décembre 2002, d'un mémorial national d'Afrique du Nord à la mémoire de la totalité des soldats français ayant combattu lors de la guerre d'Algérie ou des combats en Tunisie ou au Maroc. Il résulte en outre du projet de loi relatif aux rapatriés précité, actuellement en discussion devant le Parlement, l'association à l'hommage du 5 décembre des populations civiles de toutes confessions, harkis, pieds-noirs, victimes des massacres perpétrés durant la guerre d'Algérie ainsi que ceux commis après le 19 mars 1962.

D'autre part, certaines mesures correspondent à la mise en œuvre d'outils de conservation de la mémoire pour l'avenir, comme l'atteste par exemple la participation de l'Etat au projet de mémorial de la France d'outre-mer lancé à l'initiative du maire de Marseille, ou encore la coopération active entre la France et l'Algérie sur la réhabilitation des cimetières français en Algérie.

Enfin, certaines actions sont d'application immédiate. Il en va ainsi, par exemple, de la reconnaissance par les programmes de recherche universitaire et les programmes scolaires du rôle de la présence française outre mer, notamment en Afrique du Nord, aux termes du projet de loi relatif aux rapatriés actuellement en discussion.

De manière plus spécifique, il existe également une politique en faveur de la mémoire des harkis, comme le montre la récente étude sur l'histoire et l'insertion des Français musulmans rapatriés, réalisée par l'Université Paris V, en liaison avec la mission interministérielle aux rapatriés.

L'ensemble de ces mesures procède d'une forme d'activation de la mémoire, condition nécessaire d'un travail de mémoire dont certaines composantes peuvent incontestablement revêtir également un caractère plus prospectif. Pour autant, la création d'une commission d'enquête paraît inappropriée. C'est que le travail de mémoire nécessaire correspond par définition à la tâche des historiens, non à celle de l'Etat : la mission de l'Etat, c'est précisément de faciliter ce travail des historiens.

La requête de M. Kléber Mesquida et plusieurs de ses collègues n'est d'ailleurs pas nouvelle. La question a d'ores et déjà été posée en ces termes, il y a quelques mois à peine, en juin 2004, lors de l'examen du projet de loi relatif aux rapatriés, et une réponse y a été apportée, par l'adoption à l'unanimité d'un amendement visant à créer « une fondation pour la mémoire de la guerre d'Algérie, des combats du Maroc et de Tunisie (...) avec le concours de l'Etat ». Contrairement à la création d'une commission d'enquête, l'institution d'une fondation d'une part permettra aux historiens d'accomplir une tâche qui leur revient - la complexité des faits exigeant ce travail - et d'autre part bénéficiera du temps indispensable à une telle entreprise.

Cette création est conforme à l'engagement solennel du Premier ministre qui avait annoncé lors de la première édition de la journée nationale du 5 décembre, en 2003, un projet de mise en place d'une instance rassemblant historiens et chercheurs, mais également des acteurs de cette histoire encore récente. Une « étude de préfiguration », destinée à préciser les objectifs et les moyens de la fondation, devrait être lancée dans les prochaines semaines, préalable à l'institution effective de cette fondation en 2005.

D'autres initiatives existent encore, récentes ou en cours de réalisation : un colloque sera organisé en 2005 sur le thème de la place de la guerre d'Algérie dans les manuels scolaires, rassemblant enseignants et rapatriés de toutes origines, mais également éditeurs et historiens ; le rapport établi par la Croix-Rouge internationale en 1963 sur le sort des prisonniers et disparus en Algérie a été communiqué dernièrement aux historiens et constitue un outil précieux pour la recherche ; l'accès aux familles des dossiers, conservés dans les archives nationales tant à Paris qu'à Nantes, concernant les personnes disparues en Algérie au moment de la guerre d'indépendance, est désormais effectif. Autant d'autres avancées notables vers une recherche toujours plus active de la vérité historique.

Au bénéfice de ces observations, la rapporteure a donc conclu au rejet de la proposition de résolution.

Un débat a suivi l'exposé de la rapporteure.

M. Patrick Bloche a déclaré que la tonalité des propos de la rapporteure est à la mesure des difficultés et de la sensibilité propres à ce dossier, qu'il a lui-même très fortement ressenties, comme élu parisien, lors de l'apposition, il y a trois ans, d'une plaque commémorant les événements tragiques du 17 octobre 1961 à Paris.

La proposition de résolution de M. Kléber Mesquida n'a pas d'autre vocation que de prolonger un travail engagé il y a plus de quarante ans, travail de mémoire et d'encouragement à une meilleure connaissance des faits. Il est en effet essentiel de porter, avec le temps, un regard aussi objectif que possible sur ces événements douloureux.

Certes, conformément à ce qui résulte de l'exposé de la rapporteure, les historiens n'ont pas attendu les parlementaires pour faire leur travail et rechercher la vérité, qu'ils aient agi comme « pionniers » ou aient profité de l'ouverture récente de certaines archives. De plus, il est vrai que rôle de l'Etat et du Parlement, face à la spécificité d'événements qui n'ont été reconnus comme constituant une guerre que par une loi de 1999 - œuvre majeure de l'Assemblée nationale -, consiste, par l'établissement de signes dont la portée est au moins symbolique, à faciliter ce travail de la mémoire. Ainsi pourra cheminer la vérité.

L'inauguration du mémorial national d'Afrique du Nord, quai Branly à Paris, et l'institution du 5 décembre comme journée d'hommage aux victimes de ces conflits - sans revenir sur le débat concernant le choix de cette date, débat sur lequel la commission est très bien informée - comptent parmi ces signes.

Mais une question reste en suspens, à laquelle la proposition de résolution veut précisément apporter une réponse : celle de la responsabilité, ainsi que l'ont montré les débats encore récents qui se sont tenus dans l'hémicycle de l'Assemblée nationale. S'il appartient à l'historien, travaillant sur des hypothèses, d'éclairer la vérité et l'enchaînement des faits, la désignation des responsabilités, corollaire de la reconnaissance officielle des événements, est une prérogative de l'Etat en général et de la représentation nationale, dotée de la légitimité nécessaire pour ce faire, en particulier. Tel est le sens de la commission d'enquête réclamée par M. Kléber Mesquida, seul moyen d'aller au bout de la démarche de recherche de la vérité.

Après avoir salué le travail effectué par Mme  Pascale Gruny, M. Georges Colombier a souhaité faire part à la commission de son expérience personnelle : sa présence en Algérie après le cessez-le-feu du 19 mars 1962 jusqu'à la veille de l'indépendance, à un moment où les rapatriés ont été embarqués, tels des moutons, par exemple à Mers El-Kébir, sur les bateaux qui les emmenaient en métropole. Dès lors, on ne peut que souscrire à l'ambition affichée à la fois par les auteurs de la proposition et par la rapporteure de recherche de la vérité. Le rapport consacré par M. Michel Diefenbacher, en septembre 2003, à l'effort de solidarité nationale envers les rapatriés contenait déjà des propositions dans ce sens.

Pendant trop longtemps, la France a oublié les rapatriés et, parmi eux, les harkis. A ce titre, il convient de saluer l'action menée ces dernières années par le président de la République, M. Jacques Chirac, et par le ministre délégué aux anciens combattants, M. Hamlaoui Mékachéra, pour améliorer la réparation matérielle à leur égard, mais aussi pour amplifier la politique de mémoire par des gestes symboliques tels l'institution du mémorial d'Afrique du Nord quai Branly et l'établissement d'une journée du souvenir en mémoire des victimes du conflit le 5 décembre de chaque année - en dépit des débats parfois vifs s'agissant de cette dernière question. Le projet de loi portant reconnaissance de la Nation et contribution nationale en faveur des Français rapatriés, actuellement en instance d'examen au Sénat, participe de cet effort salutaire, même s'il ne répond pas à toutes les demandes des rapatriés. L'objectif principal - ne pas oublier - est atteint.

Comme l'avait indiqué le ministre délégué aux anciens combattants, M. Hamlaoui Mékachéra, au cours du débat sur les rapatriés organisé à l'Assemblée nationale le 2 décembre 2003, « l'Etat doit faciliter et encourager les recherches des spécialistes de l'histoire, afin qu'ils puissent établir avec l'objectivité et la sérénité nécessaires la vérité sur les événements qui ont marqué cette période controversée ». Pour l'ensemble de ces raisons, la proposition de résolution, conformément à l'exposé de la rapporteure, doit être rejetée.

Si la recherche de la vérité est nécessaire, elle s'inscrit dans une démarche de long terme, a ensuite déclaré M. Lionnel Luca. En ce sens, il y a une évidente contradiction entre l'exposé des motifs de la proposition de résolution de M. Kléber Mesquida, qui plaide pour l'établissement de la vérité, et son dispositif, qui se résume à une sèche proposition sur la désignation des responsables des massacres. Ce dispositif ne précise pas jusqu'où, dans le temps, doit être remontée la chaîne des responsabilités, et dans quelle mesure il convient de répondre à des questions relatives aux événements dits de la « Toussaint rouge » ou à la position d'hommes politiques qui estimaient alors que la seule négociation possible était la guerre, par exemple. En outre, l'objectif poursuivi par les auteurs de la proposition est légitime, mais ne pourra être atteint que lorsque la passion qui anime ce débat sera retombée et que toutes les archives, aussi bien du côté français que du côté algérien, seront à la disposition des chercheurs. En la matière, il importe en tout état de cause d'éviter les anachronismes et les jugements hâtifs a posteriori.

Le président Jean-Michel Dubernard a souligné que même le temps n'apporte pas toujours de réponse formelle à certaines interrogations relatives au passé.

M. Paul-Henri Cugnenc a déclaré rejoindre à la fois l'analyse et les conclusions de la rapporteure ainsi que le sens de l'intervention de M. Lionnel Luca. Le devoir de mémoire doit nécessairement s'accompagner de la recherche de l'apaisement et de l'exigence d'une certaine logique, que l'on ne retrouve pas assez dans le texte de cette proposition. Le rejet probable par la majorité de celle-ci n'entame en rien la grande solidarité et le respect qu'elle éprouve envers les rapatriés et les harkis, ni son soutien à la cause légitime que constitue la recherche de la vérité. Au reste, on ne peut oublier que la majorité a fait beaucoup pour ces personnes - et bien plus que l'opposition par le passé. Si le devoir de mémoire est une priorité, la méthode exposée par la rapporteure est seule à même d'apporter la sérénité nécessaire à cette entreprise.

Conformément aux conclusions de la rapporteure, la commission a rejeté la proposition de résolution n° 1637.

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La commission des affaires culturelles, familiales et sociales a, enfin, examiné, sur le rapport de M. Emmanuel Hamelin, la proposition de résolution de M. Patrick Bloche tendant à la création d'une commission d'enquête visant à analyser les conditions de la cession d'une partie d'Editis, premier groupe français d'édition, et à évaluer ses conséquences économiques et sociales dans le secteur de l'édition - n° 1704.

M. Emmanuel Hamelin, rapporteur, a tout d'abord rappelé que la première exigence posée par les textes est de déterminer avec précision, dans la proposition de résolution, les faits pouvant donner lieu à enquête. En l'espèce, la proposition de résolution vise à analyser les conditions de la cession d'une partie d'Editis et à évaluer ses conséquences économiques et sociales sur le secteur de l'édition. Les faits visés sont formulés de façon suffisamment précise pour justifier, a priori, la création d'une commission d'enquête.

La seconde exigence concerne la mise en œuvre du principe de séparation des pouvoirs législatif et judiciaire et interdit à l'Assemblée nationale d'enquêter sur des faits ayant donné lieu à des poursuites judiciaires aussi longtemps que ces poursuites sont en cours. Aucune procédure n'étant en cours sur les faits ayant motivé le dépôt de la proposition de résolution, elle est donc recevable.

Si les conditions de recevabilité peuvent paraître réunies, il reste à déterminer s'il convient, en opportunité, de créer ou non une commission d'enquête concernant le rachat d'Editis par Wendel Investissement (WI). M. Patrick Bloche et les membres du groupe socialiste et apparentés développent trois types de critiques pour justifier la création d'une commission d'enquête :

- le rachat d'Editis par Wendel ne s'est pas opéré dans des conditions loyales et transparentes ;

- un « fonds professionnel d'investissement » a été privilégié au détriment d'un éditeur ;

- enfin, ce rachat comporte des risques d'atteinte à la diversité et au pluralisme des contenus, notamment scolaires.

En ce qui concerne tout d'abord les conditions de cession d'Editis, M. Patrick Bloche et les membres du groupe socialiste dressent un historique un peu court des événements qui ont conduit au rachat d'Editis par Wendel Investissement. Certes, « après plus de vingt mois d'attente, le groupe Lagardère a fait connaître, fin mai, son choix du repreneur d'Editis » en faveur de Wendel Investissement. Mais un bref rappel s'impose : en août 2002, Vivendi Universal, alors en pleine déconfiture boursière, annonce son intention de vendre Vivendi Universal Publishing (VUP). Le rachat par Lagardère est finalisé en octobre 2002. A l'époque, le groupe socialiste ne s'est pas ému outre mesure de l'éventuel abus de position dominante du nouveau géant de l'édition ainsi constitué. En effet, en 2003, Hachette Livre réalisait 1 300 millions d'euros de chiffre d'affaires et VUP réalisait quant à lui 696 millions d'euros de chiffres d'affaires : le nouveau groupe constitué aurait donc réalisé un chiffre d'affaires de quasiment 2 milliards d'euros et donné naissance au cinquième éditeur mondial. Le groupe Lagardère aurait aussi contrôlé environ 50 % de la distribution du livre en France avec ses deux plates-formes, celle d'Hachette Livre à Maurepas et celle de VUP à Malesherbes et 44 % des circuits de diffusion.

Dans ces conditions, la réglementation européenne relative à la concurrence s'est appliquée. Au-delà d'un seuil réglementaire, toute cession doit en effet faire l'objet d'un examen par les autorités de la concurrence, nationales ou européennes. Les chiffres d'affaires réalisés par les deux parties étant supérieurs aux seuils de compétence fixés par le règlement communautaire n° 4064/89 du 21 décembre 1989 relatif au contrôle des opérations de concentration entre entreprises, le contrôle relevait donc de la compétence de la Commission européenne.

Ainsi, le 5 juin 2003, après que le groupe Lagardère eut notifié auprès de la Commission européenne sa décision de rachat de VUP, celle-ci ouvre une enquête approfondie sur cette acquisition, faisant part de « ses doutes sérieux quant à l'impact concurrentiel de l'opération sur plusieurs marchés », notamment ceux de la vente et de la distribution. L'enquête vise à examiner les effets de l'opération sur l'économie du secteur et doit permettre une large consultation des acteurs du marché : il s'agit d'une procédure ouverte et transparente, où chacun des acteurs intéressés peut s'exprimer.

Alors que VUP devient, le 14 octobre 2003, Editis, la Commission notifie le 27 octobre, ses griefs à Lagardère. Elle estime que le rachat d'Editis risque de créer une position dominante sur douze marchés de la filière du livre francophone  et que la position dominante de Lagardère risque donc d'être renforcée à la suite de l'opération. Elle demande à l'entreprise de prendre des engagements afin de remédier aux problèmes identifiés et indique que, dans le cas contraire, elle n'autorisera pas le rachat de VUP, devenu Editis, par Lagardère. C'est dans ce contexte qu'Arnaud Lagardère annonce, le 3 décembre 2003, qu'il ne conservera que 40 % d'Editis.

La deuxième partie de la procédure, c'est-à-dire les négociations de reprise partielle, ne débute qu'en janvier 2004. Elle est également encadrée par le droit européen et national : toutes les parties intéressées peuvent exercer leur droit d'accès au dossier, répondre à la communication des griefs de la Commission, demander et préparer l'audition orale, élaborer et soumettre une ou plusieurs propositions d'engagement.

Dans ce cadre, en mars et avril 2004, Wendel Investissement - comme Gallimard, Média-Participations, les fonds Paribas Affaires Industrielles (PAI) ou Eurazeo - se déclare intéressé par le rachat d'Editis. Le groupe Lagardère annonce, le 19 mai, que Wendel Investissement a été choisi pour des négociations exclusives et l'entreprise fait part, le 28 mai, de sa décision de céder les 60 % d'Editis à Wendel.

Le contrôle du respect de la concurrence, notamment dans le cadre des concentrations, étant très strictement encadré par les textes communautaires, et les conditions de cession et de rachat d'entreprises faisant également l'objet d'une réglementation nationale abondante, le rapporteur estime que l'on ne peut pas affirmer que la procédure de sélection n'a pas été « loyale », ni que le vendeur ait fait son choix « sans réelle mise en concurrence des candidats présélectionnés ».

L'accusation de « favoritisme », du fait de la période d'exclusivité accordée à Wendel Investissement est infondée. Cette période, initialement prévue du 19 au 25 mai, s'est finalement prolongée jusqu'au 31 mai en toute légalité et était liée à la complexité financière et juridique de l'opération de cession. Étant donné les sommes en jeu, on peut tout à fait comprendre que les deux parties aient adopté cette solution plutôt que de voir un projet d'accord trop hâtivement bouclé repoussé par la Commission.

Il est par ailleurs faux d'affirmer que cette période a permis à Wendel Investissement de surenchérir sur les offres des autres candidats car il disposait « d'informations privilégiées ». La période de négociation exclusive a au contraire eu l'avantage d'éviter toute surenchère des candidats évincés, alors même que l'offre de Média-Participations, à 680 millions d'euros, n'a pas été retenue.

Enfin, il n'y avait aucune raison d'entamer un « deuxième tour » de négociations avec les candidats non retenus, puisque cette procédure n'a de raison d'être que lorsqu'il n'y a pas d'accord de cession à l'issue de la période d'exclusivité.

On peut en revanche s'interroger sur la longueur et une certaine incohérence de la procédure européenne de contrôle des concentrations. Le délai global d'étude d'une concentration d'entreprise par la Commission peut paraître anormalement long, risquant ainsi de mettre en péril l'entreprise rachetée qui, dans le cas d'Editis, de juin 2003 à août 2004, n'avait aucune visibilité sur son avenir... A l'inverse, dans la phase d'examen des dossiers des potentiels repreneurs, les délais sont très resserrés et ne garantissent sans doute pas totalement la transparence de la procédure et les droits de toutes les parties.

Consciente de ce problème, la Commission a adopté, le 11 décembre 2001, un Livre Vert sur la question et a procédé à la consultation des États membres, du monde des affaires et de la communauté juridique afin de réviser le règlement communautaire n° 4064/89 du 21 décembre 1989 relatif au contrôle des opérations de concentration entre entreprises. L'analyse menée par la Commission montre que, si le contrôle communautaire des concentrations est « très largement considéré comme un succès », le système actuel possède « un certain nombre de faiblesses (...), touchant non seulement les seuils de chiffres d'affaires, mais également d'autres aspects du règlement sur les concentrations ».

La proposition de règlement est actuellement en cours d'examen. Elle a notamment donné lieu à l'adoption, le 4 décembre 2003, d'une résolution par l'Assemblée nationale. La mise en œuvre du nouveau règlement devrait sans aucun doute permettre de mettre fin à une grande partie des critiques actuellement formulées sur la procédure.

Le deuxième grief est relatif au choix de l'entreprise Wendel Investissement, et non d'un éditeur. M. Patrick Bloche et les membres du groupe socialiste déplorent que Lagardère n'ait pas privilégié un professionnel du secteur, estimant qu'il s'agira là d'un « concurrent peu dérangeant pour ses intérêts stratégiques ». Il va de soi que Lagardère n'avait en effet aucun intérêt à renforcer l'un de ses concurrents... Lagardère a choisi son futur concurrent librement, mais dans le respect des dispositions européennes et nationales. Lorsque ce cadre légal et réglementaire est respecté, la représentation nationale n'a pas à juger des choix industriels d'entreprises privées.

Par ailleurs, M. Patrick Bloche et les membres du groupe socialiste s'inquiètent de la politique patrimoniale de ce type de fonds. Il apparaît pourtant que Wendel Investissement n'est pas à proprement parlé un fonds d'investissement, comme Carlyle ou CVC Capital, qui achètent des entreprises, sans aucune cohérence industrielle, pour les revendre en « appartements » au bout de trois à quatre ans ou parfois moins. Wendel est considéré par les économistes comme un « holding industriel », c'est-à-dire un investisseur à long terme qui participe au développement des entreprises qu'il rachète. Ainsi, Wendel a donné des garanties sérieuses aux pouvoirs publics et à la Commission européenne, qui a répété tout au long de la procédure que l'objectif était de voir apparaître, face au groupe Lagardère, une concurrence capable d'offrir une certaine intégration de la chaîne du livre et une grande solidité financière.

Wendel Investissement dispose de ces deux atouts. Comme le souligne l'exécutif de la Commission « c'est un acteur de poids qui possède des ressources très importantes et qui a l'ambition et les moyens de se développer ». Le groupe Editis, tel que cédé, devient bien le deuxième acteur de l'édition en France avec un chiffre d'affaires de 560 millions d'euros, contre 1,3 milliard pour Hachette Livre. Le troisième éditeur, France Loisirs, vient plus loin derrière, avec 395 millions d'euros.

Par ailleurs, la solidité financière du groupe est réelle et les déclarations des dirigeants de l'entreprise n'ont jamais varié : « Editis aura la capacité sur ses ressources propres de réaliser des acquisitions à concurrence de 300 millions d'euros au cours des trois prochaines années, tandis que Wendel pourra apporter, si des opérations le nécessitent, des fonds complémentaires ». Comme l'indiquait Pierre-Louis Rozynès dans un article du Nouvel Observateur : « Pour le marché, il vaut mieux un numéro 2 en immédiat état de marche et ouvert aux éditeurs indépendants qu'un numéro 2 qui aurait toujours privilégié sa production à celle de ses diffusés ». M. Serge Eyrolles, président du Syndicat national de l'édition, semble lui aussi serein puisqu'il estime qu'« au final, les grands équilibres n'ont pas été bouleversés ».

Enfin, on ne peut que se féliciter du fait que les maisons d'édition appartenant à VUP soient toutes restées françaises.

Relayant certaines craintes du monde enseignant, le groupe socialiste estime enfin que « la diversité et le pluralisme des contenus éducatifs » sont en danger du fait du rachat de certains éditeurs de livres et manuels scolaires par une entreprise dirigée par M. Ernest-Antoine Seillière, par ailleurs président du MEDEF. L'Education nationale reste la seule responsable du contenu des programmes scolaires et de leur modification. Les éditeurs ne font que retranscrire et illustrer ces programmes dans les manuels scolaires. Le contenu des livres scolaires mis en vente est donc uniquement dépendant de la politique du ministère et des réformes qu'il met éventuellement en œuvre.

Plus largement, le débat sur une éventuelle intervention des repreneurs dans les choix éditoriaux relève plus du fantasme que de cas constatés. Les dirigeants de Wendel Investissement ont d'ailleurs été clairs : le président du directoire d'Editis, M. Alain Kouck, a été confirmé à son poste et « afin de garantir l'indépendance éditoriale des maisons d'édition, la gouvernance d'Editis sera organisée autour d'un directoire et d'un conseil de surveillance. Le conseil de surveillance s'engagera à ne pas intervenir dans la ligne éditoriale. Des membres indépendants seront nommés en son sein, garants de cet engagement ».

Tout concourt donc à démontrer que les craintes exprimées sont sans fondement. Il convient donc, pour le moment, de s'attacher à suivre l'évolution de l'entreprise dans les mois à venir, et notamment la mise en place du conseil de surveillance. Il conviendra également de veiller aux effets du nouveau règlement relatif aux concentrations entre les entreprises lorsqu'il sera définitivement adopté.

Enfin, le rapporteur a rappelé qu'il a déposé en janvier 2004 une proposition de loi tendant à la création d'un médiateur du livre. Les récents événements ont démontré que son examen par la représentation nationale serait opportun. En effet, une telle instance permettrait de mieux garantir la transparence et les équilibres économiques entre les différents acteurs de la chaîne du livre, notamment entre éditeurs et libraires ou entre éditeurs de taille différente. Comme le rapporteur le déplorait à l'époque, « ces rapports de force déséquilibrés expliquent la difficulté à résoudre des conflits de type commercial par la seule négociation contractuelle ou même la difficulté pour un éditeur ou un libraire à saisir les autorités de la concurrence de litiges concernant des relations commerciales avec un concurrent ou un fournisseur. Ceci tend à démontrer l'utilité d'une autorité indépendante pouvant être saisie facilement et favorisant la conciliation des litiges. Cette médiation est attendue par un grand nombre de professionnels, tout particulièrement par les libraires, mais également par des éditeurs soucieux de la préservation des équilibres économiques entre acteurs de la chaîne du livre ».

Au bénéfice de ces observations, le rapporteur a donc conclu au rejet de la proposition de résolution.

Un débat a suivi l'exposé du rapporteur.

M. Patrick Bloche s'est déclaré extrêmement surpris du ton inutilement polémique adopté par le rapporteur, qui contraste avec la tonalité plutôt consensuelle des deux rapports précédemment examinés. On ne trouve dans le rapport de M. Emmanuel Hamelin aucune argumentation juridique à l'appui de ses conclusions mais uniquement des affirmations et des arguments politiques. Pourtant, la vente de 60 % d'Editis à l'entreprise Wendel Investissement a provoqué des interrogations chez de nombreux acteurs et conduit l'éditeur Odile Jacob à saisir le tribunal de commerce. La seule coupable serait l'Europe qui, si elle a fait son travail de régulation et de contrôle du respect des règles de la concurrence, a prolongé trop longuement les procédures. Il est légitime de demander la création d'une commission d'enquête, afin d'éclaircir une situation obscure et de faire prévaloir l'intérêt général dans un secteur particulièrement déséquilibré depuis quelques années. Si les programmes scolaires ne relèvent évidemment pas des auteurs et des éditeurs de livres scolaires, le contenu de ces derniers n'est cependant pas inséparable du fonctionnement des maisons d'édition. Les craintes sont donc fondées et la proposition de loi tendant à la création d'un médiateur du livre déposée par le rapporteur n'y répond pas, même si l'on ne peut que souscrire à cette volonté d'améliorer les mécanismes de médiation dans ce secteur. Il est regrettable que la commission, qui se saisit régulièrement de nombreux problèmes culturels, délaisse le secteur de l'édition et de la distribution des livres. C'est un sujet dont l'Assemblée nationale ne débat jamais, alors qu'au minimum il serait souhaitable d'envisager une mission d'information, comme cela a été le cas pour les intermittents du spectacle. Il serait en effet vraiment intéressant de travailler sur l'économie du livre.

Le président Jean-Michel Dubernard a approuvé cette dernière proposition et s'est engagé à soumettre au bureau, le moment venu, une demande de mission d'information sur ce sujet.

M. Didier Mathus a considéré à son tour qu'un sujet aussi sérieux méritait une autre réponse et ne justifiait pas le ton polémique du rapporteur. Il est regrettable de lire dans le rapport qu'« il paraît presque incongru de demander à une entreprise privée de ne pas privilégier ses intérêts ». Cela signifie-t-il que seules s'appliquent les lois du marché et que l'Assemblée nationale n'a rien à contrôler ? La France est le seul pays au monde où 80 % de la presse est détenu par des marchands d'armes et de béton. L'édition est aujourd'hui entre les mains de deux groupes puissants, dirigés par Arnaud Lagardère et Ernest-Antoine Seillière. Tous les mécanismes de formation de l'opinion et de l'intelligence sont donc entre les mains d'une oligarchie. Cela doit nous interroger et nécessite en tout cas une vraie réflexion. Il ne s'agit ni de faux débat, ni de fantasme, comme les inquiétudes et la mobilisation de la rédaction du Figaro, suite au rachat du journal par M. Serge Dassault, le montrent.

Le rapporteur a tout d'abord indiqué que l'éditeur Odile Jacob a été débouté de sa demande et condamné aux dépens par le tribunal de commerce. Tous les autres candidats ont accepté la vente de gré à gré sans en contester les principes juridiques, et donc la régularité de la méthode. Il n'y a pas davantage d'inquiétude à avoir sur le contenu des livres scolaires, qui ne relève pas des éditeurs. Il ne faut voir aucune polémique, ni dans le ton, ni dans le contenu du rapport, et les phrases mises en exergue par les précédents intervenants ne cherchent pas à choquer mais sont simplement empreintes de pragmatisme. Ce n'est pas le débat qui est refusé, mais la demande d'une commission d'enquête qui ne semble pas opportune. Il n'y a donc pas lieu d'investiguer davantage sur ce cas précis, mais le débat reste ouvert sur ces questions.

Conformément aux conclusions du rapporteur, la commission a rejeté la proposition de résolution no 1704.

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Information relative à la commission

La commission a désigné M. Jean-Marie Geveaux, rapporteur sur la proposition de loi de MM. Edouard Landrain et Jean-Marie Geveaux portant diverses dispositions relatives au sport professionnel - n° 1758.


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