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COMMISSION DES AFFAIRES CULTURELLES,
FAMILIALES ET SOCIALES

COMPTE RENDU N° 34

(Application de l'article 46 du Règlement)

Jeudi 9 février 2006
(Séance de  9 heures 30)

12/03/95

Présidence de M. Jean-Michel Dubernard, président.

SOMMAIRE

 

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- Table ronde sur la presse quotidienne d'information politique et générale


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Le président Jean-Michel Dubernard : Je vous remercie chaleureusement d'avoir répondu à l'invitation de la commission des affaires culturelles, familiales et sociales. Avec le vice-président de la commission M. Christian Kert, nous avons souhaité réunir les acteurs du secteur de la presse quotidienne d'information politique et générale, qui traverse depuis quelques années une grave crise. Les symptômes de cette crise sont le tassement des volumes de vente et des ressources publicitaires ; la concurrence accrue de la télévision, de la radio, d'Internet et demain du téléphone portable ; la réduction du nombre de titres et l'absence de nouveau projet hormis le phénomène des journaux gratuits ; la situation critique de France-Soir, les difficultés financières de Libération ou de L'Humanité, la place croissante que prennent les aides publiques dans les ressources de certains quotidiens ; la crédibilité entamée de certains quotidiens et des journalistes en général, à cause d'erreurs, de scandales, d'un « prêt-à-penser » qui ne laisse pas assez au lecteur le soin de se faire une opinion, ou en raison d'un positionnement élitiste jugé trop politiquement correct, comme l'a montré la campagne relative au référendum européen ; enfin, le vieillissement continu du lectorat et son insuffisante féminisation.

Il ne fait pas de doute que la presse d'information politique et générale française traverse la phase la plus aiguë d'une crise qui, selon certains, aurait commencé dès la fin des années 1960. Avec moins de 170 quotidiens diffusés pour 1 000 adultes, la France ne se situe qu'au trente-et-unième rang mondial, loin derrière le Japon, le Royaume-Uni et l'Allemagne. En cinq ans, les quotidiens français ont vu leur diffusion baisser de près de 10 %.

Cependant, on constate aussi des signaux positifs. Certains quotidiens comme Aujourd'hui en France ou les gratuits progressent, la presse magazine va bien, la presse quotidienne à l'étranger ne se porte pas si mal - en particulier en Espagne, où il y a à la fois un lectorat en progression et des journaux de qualité - et les sites Web des quotidiens sont très visités. Alors - et c'est là bien évidemment une provocation - aurions-nous la plus mauvaise presse quotidienne du monde ?

Quelles sont les véritables causes de la crise française ? Certes, on peut blâmer dans le désordre la concurrence de l'Internet, la télévision, l'insuffisante capitalisation du secteur, les coûts de fabrication, d'impression et de distribution, la diminution des points de vente, voire le manque de conscience politique de la population. Tous ces facteurs jouent un rôle, mais la réflexion doit aller plus loin. En effet, il n'y a pas de malédiction du déclin de la presse quotidienne d'information. Si de moins en moins de lecteurs achètent leur journal, c'est bien que le rapport qualité-prix de ces journaux s'est dégradé, soit en valeur absolue, soit comparativement aux autres médias. Il s'agit donc plus d'un problème d'offre que de demande. On peut essayer de réduire le prix - voire le supprimer dans le cas des gratuits... On peut aussi tenter d'étoffer et d'améliorer le contenu et la présentation des journaux, ce à quoi s'emploient certains quotidiens qui ont récemment lancé des nouvelles formules. Certains vont aux limites de cette politique en transformant leur journal en produit d'accompagnement de DVD ou de livre d'art, ce qui, à l'évidence, est une politique qui peut paraître dangereuse.

Améliorer le contenu éditorial doit devenir une priorité. La concurrence de l'Internet et des journaux gratuits constitue bien à cet égard l'aiguillon indispensable d'un secteur, la presse quotidienne, où la diversité de l'offre s'est progressivement raréfiée avec les années. Aujourd'hui, le lecteur veut plus d'informations, moins d'opinions, plus de faits et moins d'ennuyeuses tribunes. Il souhaite la fin d'un journalisme de révérence et de connivence ; les lecteurs attendent l'avènement d'un journalisme plus agressif, plus indépendant, peut-être porté à l'impertinence et l'investigation, le tout pouvant être lu en trente minutes ! Sur la forme, les questions d'ordre matériel et pratique relatives à la maquette, aux couleurs, à l'infographie, au format, sont de plus en plus centrales. Comment faire pour plaire davantage aux lecteurs d'aujourd'hui et surtout de demain ?

II me semble également que le lecteur souhaite des informations plus pratiques, des données plus locales, des informations dites « de société ». Il souhaite aussi un quotidien qui lui permet de « mieux vivre » dans la société de consommation et de loisirs. Le lecteur recherche également un journal plus à son image, moins élitiste, comme le montre le succès des blogs sur Internet, qui ne sont rien moins que la possibilité pour chacun de publier un journal numérique interactif.

Cette dernière réflexion est particulièrement valable pour les jeunes, les futurs lecteurs de la presse quotidienne. A cet égard, et à titre d'exemple, le chiffre d'affaires des jeux vidéo dépasse celui du cinéma et pourtant la presse quotidienne a longtemps laissé ce champ en friche. La même réflexion vaut pour les bandes dessinées, les séries télévisées, les différents styles musicaux, le sport, tous sujets intéressant les jeunes. Mais la presse quotidienne connaît-elle bien ces jeunes ? Il est significatif qu'on ait récemment pu lire dans un quotidien : « En fait, nous connaissons mieux Grozny que Clichy ! ».

La presse quotidienne d'information politique et générale n'est pas un produit comme un autre. Ouvrir chaque jour un journal fait partie de ces gestes qui fondent une partie du « vivre ensemble. « Un bon journal, c'est une nation qui se parle à elle-même », comme le notait Arthur Miller en 1961. Les quotidiens ont notamment un rôle central de formation de l'opinion et de contre-pouvoir vis-à-vis de la sphère publique. Le statut particulier de la presse justifie notamment les aides que lui verse l'Etat et l'intérêt des parlementaires ; ces derniers sont prêts à aider la presse mais à la condition qu'elle apporte la preuve de sa volonté de se réformer de l'intérieur et de ne pas seulement compter sur des subventions croissantes.

Aujourd'hui, il nous incombe donc de trouver ensemble les moyens de surmonter cette crise. A cette fin, j'ai invité cinq «grands témoins», qui ont accepté de venir vous faire part de leurs analyses et de leurs propositions.

M. Nicolas Beytout dirige la rédaction du Figaro. Le Figaro vient de lancer sa nouvelle formule et il sera intéressant de connaître les recettes utilisées pour augmenter le nombre de lecteurs payants. Comment redonner au public l'envie d'acheter et de lire un quotidien ? Telle est la question centrale.

M. Stéphane Duhamel est directeur général de La Provence. Ce grand témoin nous permettra de faire le point sur la situation de la presse quotidienne régionale, dont la problématique est particulière et dont la crise est peut-être moins aiguë, ce qui reste néanmoins à démontrer.

M. Bruno Patino dirige Le Monde Interactif. M. Patino pourra peut-être nous indiquer si les relations entre Internet et la presse quotidienne s'apparentent au duo ou bien au duel : un nouveau modèle économique est-il possible pour la presse ?

M. Didier Pourquery est rédacteur en chef de Metro. Metro est un quotidien gratuit et M. Pourquery nous expliquera les raisons de son succès. Il faut ne pas oublier que beaucoup des lecteurs de gratuits sont de nouveaux lecteurs de quotidien !

Je voudrais également saluer la présence de M. Adam Sage, correspondant du quotidien britannique The Times, journal créé en 1785 et qui tire aujourd'hui à plus de 600 000 exemplaires.

Outre les députés, les invités à cette table ronde sont tous des acteurs de la presse quotidienne d'information. Il m'a semblé en effet essentiel de rassembler tous les acteurs autour d'une même table.

M. Nicolas Beytout, directeur de la rédaction du Figaro : Comment avons-nous essayé, Francis Morel, le directeur général, M. Pierre Conte à la régie publicitaire et moi-même, de relancer Le Figaro, et avec quels résultats ? Lorsque le nouveau propriétaire, M. Serge Dassault, a fait appel à une nouvelle équipe dirigeante, nous avons commencé par analyser la situation du journal et définir les marges de relance. A cette occasion, nous avons constaté, avec étonnement, qu'aucune étude du lectorat n'avait jamais été faite. Jamais on ne s'était demandé ce que les lecteurs aimaient et ce qu'ils n'aimaient pas, jamais on n'avait demandé aux anciens lecteurs pourquoi ils avaient abandonné la lecture du journal ; jamais on n'avait demandé aux lecteurs des autres quotidiens pourquoi ils les préféraient au Figaro.

Nous avons donc rapidement mené une étude de ce type, dont les conclusions ont été très instructives. Il est ainsi apparu que les lecteurs du Figaro lui sont immensément fidèles. La « marque » Figaro a une existence qui va au-delà de la presse. Les valeurs portées par cette marque sont le respect des lecteurs, la crédibilité et l'écriture, référence étant souvent faite à nos « grandes plumes ». En bref, les lecteurs du Figaro le considèrent comme une institution. Tout cela est très rassurant, si ce n'est que cette institution apparaissait, dans le même temps, assez largement trop institutionnelle ! Les personnes interrogées expliquaient que le journal n'avait pas bougé depuis longtemps, alors même que la dernière formule datait de cinq ans. En d'autres termes, l'institution semblait frappée d'immobilisme, trop conservatrice et pour tout dire, plus tout à fait dans l'air du temps. Ces conclusions ont nourri notre travail sur le fond et sur la forme.

En premier lieu, il fallait modifier le format du journal, jugé trop grand et inconfortable, vigoureusement rejeté par la très grande majorité des lecteurs. Il était aussi apparu un élément très perturbant, à savoir que les lecteurs interrogés étaient incapables de restituer la maquette du journal. Interrogés, ils pouvaient dire que le journal, qui leur paraissait très complet, était constitué en cahiers thématiques, dont le fameux « cahier saumon » s'agissant de l'économie. Ils savaient l'existence de cahiers réguliers, ils jugeaient le quotidien complet mais ils étaient incapables de le décrire précisément en identifiant la nature des cahiers. On imagine que c'est un handicap pour un quotidien de ne pas être immédiatement compréhensible et aisément repérable. Personne ne savait où trouver les rubriques - et pour cause, puisque le journal donnait à ses lecteurs une forme différente chaque jour. Aux yeux des lecteurs, après une première partie immuable, le reste du quotidien se perdait dans une sorte de zone grise. C'est leur manifester un très grand irrespect que de leur rendre difficile l'accès direct aux rubriques et aux articles qui les intéressent. Nous avons donc décidé de réduire le format du journal et de le composer en cahiers plus visibles, comportant des cahiers aisément repérables et relatifs à l'actualité générale, à l'économie, à la culture et à l'art de vivre. Un quatrième cahier est publié à intervalle régulier : offres d'emplois, Figaroscope, Figaro Littéraire, patrimoine...

La démarche étant acquise, nous avons réalisé cinq « numéros zéro », pour lesquels nous avons eu un très bon retour. Nous étions donc assez tranquilles, dans la mesure où l'on peut prévoir le succès d'une nouvelle formule, en lançant la nouvelle formule le 3 octobre dernier. Cette date était doublement remarquable, car c'était le premier anniversaire de l'arrivée aux manettes de la nouvelle équipe mais aussi parce que c'était la veille de la grève générale du 4 octobre... Pour saluer les efforts de la presse quotidienne nationale dans la relance de leurs produits, les ouvriers du Livre ont fait grève le lundi. Il s'en est suivi que Le Figaro n'est pas paru le lendemain du lancement de la nouvelle formule. Pour autant, le résultat a été conforme à ce que nous attendions : un immense succès de curiosité le premier jour, suivi, comme c'est le cas habituellement, d'un retour aux chiffres de vente antérieurs, puis d'une stabilisation de la baisse des ventes enregistrée depuis des années. La seule exception est celle du lundi, jour pour lequel les chiffres sont encore négatifs, ce qui s'explique aisément. En effet, Le Figaro du lundi avait une forte diffusion en kiosque grâce au moteur que représentaient les offres d'emploi. Seulement, ce marché a été divisé par dix en dix ans, le chiffre d'affaires ainsi suscité passant de 100 millions à 10 millions d'euros. Chacun peut concevoir le tremblement de terre que constitue un tel effondrement dans la conduite d'une entreprise. Pour autant, la relativement bonne nouvelle, c'est que tout euro perdu en recettes publicitaires dans ce secteur dans le quotidien papier se retrouve sur le site Internet cadremploiLe Figaro est majoritaire. Il n'empêche que nous perdons en kiosque ce trafic du lundi. Le Figaro Magazine, lui, a été relancé et se porte bien.

En effet, à la différence d'autres titres, nous avons la chance de disposer d'un système de publication construit autour d'un quotidien et de magazines. Ce système est bénéficiaire : Le Figaro a gagné de l'argent en 2005 et en gagnera encore plus en 2006. De plus, notre actionnaire croit en ce produit et à la nécessité absolue d'un journal papier très fort, rampe de lancement des autres composantes du groupe, Internet compris. La preuve en est qu'il a appuyé la relance du quotidien, qui fut l'un des plus grands chantiers de la presse nationale et qu'il a décidé d'ouvrir une nouvelle imprimerie dans le sud de la France pour améliorer la qualité et la fraîcheur de l'information offerte aux lecteurs, le journal étant actuellement handicapé par le fait qu'il ne dispose que d'un seul site d'impression, ce qui est un obstacle pour un journal du matin.

Comme toute entreprise devrait le faire si elle veut survivre, nous considérons que la relance du journal ne se fait pas au jour J. Comme j'ai essayé de le faire pendant vingt ans lorsque je travaillais aux Echos, je pense qu'une entreprise de presse, comme toute autre entreprise, doit s'interroger très régulièrement sur ses investissements, sur son lectorat et sur les projets à développer. La relance engagée le 3 octobre n'était donc qu'une première étape ; la seconde aura lieu en mars, avec des projets éditoriaux nouveaux visant à enrichir l'offre. Comme l'a souligné à juste titre le président de la commission, la presse doit, en permanence, améliorer son offre pour stimuler une demande qui a tendance à fuir.

Pour conclure, il existe trois moyens de juger de la qualité d'une relance : deux indicateurs objectifs qui sont la diffusion et la publicité, et un indicateur subjectif qui est l'image du journal. S'agissant de la diffusion, elle est stabilisée, comme je l'ai dit, sauf le lundi. Pour ce qui est de la publicité, nous avons pris des parts significatives de marché, proches de 10  % au cours des deux derniers mois. Le marché publicitaire a compris notre démarche : Le Figaro, autrefois jugé par ses propres lecteurs comme un peu compassé, est revenu dans l'air du temps. Pour ce qui est de l'image du journal, nous avons le sentiment qu'elle a bougé et que l'un de nos paris a été gagné. Nos lecteurs, un peu trop âgés, nous considéraient comme une institution, et nous laissaient vieillir tranquillement, dans une fidélité absolue, cependant que le lectorat s'étiolait. Nous avons fait un pari pour faire bouger les choses, en secouant notre lectorat et en lui offrant une offre différente. Nous avions une image très favorable pour nos lecteurs mais répulsive pour des gens qui partageaient pourtant notre système de valeur mais pour lesquels le Figaro avait une mauvaise image. Nous avons essayé de fissurer cette gangue avec des résultats très encourageants : notre journal n'est plus jugé immobile.

M. Stéphane Duhamel, directeur général de la Provence : La Provence se porte bien mais elle pourrait se porter mieux. Il faut se garder d'une sinistrose généralisée selon laquelle tous les journaux de France et de Navarre seraient dans une situation désespérante ou désespérée. Certes, des problèmes réels et des fragilités existent. Tous ces journaux y sont confrontés, mais l'érosion des ventes et des recettes issues de la publicité n'est pas inéluctable, pas plus qu'une sorte d'inévitable mort lente. Je souhaite donc m'inscrire en faux contre toute sinistrose.

Cependant, la presse quotidienne connaît une fragilité réelle. Cette fragilité est d'abord de notre fait. La profession a trop longtemps été laxiste, qu'il s'agisse de ses spécificités ou de ses coûts de fonctionnement. Aucun autre média n'a un coût de fabrication comparable au nôtre. Par comparaison aux coûts de programme de la télévision, il s'agit de coûts techniques élevés que, pour une partie, nous ne maîtrisons pas. Ainsi, après une situation favorable en 2003-2004, le cartel des fabricants de papier a procédé en 2005 à une nouvelle augmentation de ses prix, si bien que nous sommes, dès le départ, plombés par ce facteur exogène. Mais nous portons aussi une responsabilité historique relative à la fabrication des quotidiens, processus extrêmement lourd. Nous sommes en train, avec le soutien des pouvoirs publics, de mettre en œuvre les dispositions du fonds de modernisation sociale, qui n'est pas encore totalement abouti pour la presse quotidienne régionale mais qui pourrait permettre de créer un électrochoc salutaire.

Une autre de nos faiblesses tient à notre absence de préoccupation marketing, de connaissance du lectorat, lacune hallucinante dont Le Figaro, n'a, hélas, pas le monopole. Mais les choses changent. Avec le stimulus de la concurrence, nous nous mobilisons énormément pour tenter d'être mieux en phase avec les attentes, parfois contradictoires, des lecteurs. En effet, nos lecteurs fidèles souhaitent que ça bouge mais pas que ça change, cependant que les lecteurs occasionnels trouvent le journal trop conservateur ou institutionnel !

Comme nul ne l'ignore, la particularité de la presse écrite tient à l'espace qu'elle donne au débat démocratique, bien plus large qu'il ne l'est à la radio ou à la télévision. Il est heureux que la presse quotidienne régionale existe, car elle est bien un acteur social et l'expression de la diversité, notamment en dégageant de nouvelles têtes d'affiche et en rendant compte de l'activité des élus, notamment de M. Christian Kert ! Cependant, derrière le « jamais assez », gardez-vous du « plus du tout ». Il n'est pas si facile de distinguer ce qui relève pour partie de notre mission - rendre compte de la réalité sociale du terrain - et les attentes des lecteurs, sans contribuer au poujadisme. J'observe qu'à l'inverse des médias audiovisuels, ce n'est pas nous qui avons déclenché le feu dans les banlieues ; nous avons plutôt essayé de l'éteindre.

Nous essayons de vivre avec ces contradictions et avec les charges particulières que constituent nos contraintes propres, dont les contraintes de personnel. La lourdeur rédactionnelle est à la fois notre honneur et notre problème. La presse quotidienne régionale emploie 5 000 journalistes et 30 000 correspondants ; c'est une particularité qui s'explique par la nécessité d'irriguer les plus petits villages d'une information différente de celle que diffuse les grands médias centralisés.

Pour ce qui est du vieillissement du lectorat, que dire, sinon que la France vieillit et que les lecteurs vieillissent comme vieillissent les électeurs ? C'est commun aux grands médias : ainsi, les jeunes se détournent pour partie de la télévision. Il y a effectivement un problème de renouvellement des générations. Nous sommes à peu près les seuls à essayer d'écrire en français. Dans les nouveaux médias, il s'agit certes du français, mais pas forcément celui que nous avons appris sur les bancs de l'école. Il y a là, aussi, un problème de formation des journalistes.

Nos difficultés ne s'arrêtent pas là. Il faut citer aussi les problèmes de distribution. Pour la première fois, en 2005, Les nouvelles messageries de la presse parisienne (NMPP) ont vu leur chiffre d'affaires baisser. C'est une très mauvaise nouvelle pour les messageries, pour les kiosquiers et pour la presse. En effet, si le chiffre d'affaires des kiosquiers baisse, ce n'est pas que les gens achètent moins à chaque passage, mais parce qu'ils y vont moins. Cette tendance s'explique pour partie par une concurrence anarchique mais bien réelle, et peut-être aussi pour partie par le coût de nos produits. La première raison de la venue au kiosque, c'est l'achat d'un quotidien, qui entraîne l'achat de magazines et de produits couplés. Il est difficile d'établir le bilan de la politique des produits couplés ; cependant, le jour où l'on donnera une Rolls pour l'achat d'un quotidien, il faudra se poser des questions. Il y a là un vrai problème de distribution, accentué par les travaux d'aménagement urbain, type chantier du tramway, qui nuisent aux kiosquiers. En outre, dans les points de distribution, le dimanche, les plages de travail se réduisent. Or le dimanche est essentiel pour la presse quotidienne régionale. La vente de journaux est un métier difficile. Nous essayons d'ouvrir des points de vente supplétifs, tels que les boulangeries ou les épiceries. Nous sommes heureux de les avoir mais ils vendent beaucoup moins que les magasins spécialisés et à un coût très supérieur.

Une autre difficulté tient à la déréglementation annoncée de l'accès à la télévision de la publicité pour des produits de la grande distribution en 2007. Ce secteur est un gros investisseur publicitaire pour la presse écrite, dont les recettes, en France, sont constituées à 50 % par les ventes et à 50 % par la publicité. Aux États-Unis, notamment dans la presse magazine, la proportion des recettes découlant de la publicité est de 85 %, ce qui ne me semble pas très sain.

Je rappellerai encore qu'un journal quotidien est le seul produit qui ne vaut plus rien le lendemain de sa parution. C'est aussi le seul produit pour lequel un achat quotidien est absolument nécessaire ; or, si nous consommons beaucoup de produits tous les jours, nous ne les achetons plus tous les jours - même pas le pain. Cela pose le problème de la fraîcheur de l'information. Par exemple, Le Figaro souffre d'un handicap insurmontable à Marseille : celui de ne pas pouvoir donner à temps les résultats des matchs de l'OM, même si parfois il vaut mieux ne pas les donner...

M. Nicolas Beytout : Je précise que Le Figaro du lendemain est imprimé avant même le premier coup de pied du match.

M. Stéphane Duhamel : Je le rappelle : aucun autre média ne connaît les frais de fabrication et les coûts de distribution de la presse écrite. Aussi, tout facteur qui permet à l'un de ses compétiteurs - et en particulier la télévision - soit d'accroître la durée de ses espaces publicitaires, soit d'ouvrir ces espaces à des produits nouveaux, ou, pire, les deux à la fois, ne sera pas sans effet sur une presse qui ne se porte déjà pas très bien. Le facteur de déstabilisation que constitue la directive européenne est donc un facteur de préoccupation pour nous tous, en particulier pour la PQR qui incarne sur le terrain une vraie diversité démocratique. La volonté de maintenir un équilibre entre presse quotidienne écrite et autre média doit être impérative, car l'entrée en vigueur de la directive constitue un véritable péril, et, d'ici dix-huit mois, un vent mauvais va souffler. Il aggravera mécaniquement la situation de beaucoup de nos confrères - y compris La Provence.

Nous devons réagir, c'est vrai. Nous ne devons pas céder à l'immobilisme. Pour ce qui nous concerne, nous l'avons fait en investissant dans des nouvelles rotatives. Mais comme ces outils valent, chacun, quelques trente millions d'euros, on comprendra qu'il vaut mieux que les actionnaires aient confiance en l'avenir du journal. Il nous faut donc essayer de rentabiliser ces machines, en faisant un bon journal, en « captant l'air du temps », selon la formule de Pierre Lazareff. Le problème, c'est que s'il n'y a souvent qu'un temps, il y a plusieurs airs ... Il faut donc sélectionner ! Pour autant, nous faisons tous cet effort, et une révolution culturelle est en marche.

Si comme Léonard de Vinci l'affirmait, « toute contrainte est une grâce », nous sommes servis. Je ne conclurai donc pas sans évoquer les journaux gratuits, qui nous obligent à modifier nos raisonnements et nos fondamentaux. La priorité absolue doit être de satisfaire nos lecteurs et non un microcosme. Cet effort à fournir a un coût, et notre gros problème, ce sont les journaux gratuits. Nous avons contribué, certes contraints et forcés, au lancement du premier journal gratuit, le 22 décembre 2001. Nous avions en effet appris que le journal Metro allait s'implanter à Marseille. Selon les mots du secrétaire de notre comité d'entreprise, nous n'allions pas « laisser les Vikings arriver sans réagir ». Nous avons donc mis au point ex nihilo un quotidien gratuit, dans l'enthousiasme et la crainte. Il nous a été dit que nous étions en train de nous tirer une balle dans le pied ; quoi qu'il en soit, une balle dans le pied est un épisode douloureux mais non mortel... Le fait est que les journaux gratuits posent problème. Marseille est une ville pauvre, marquée par le cosmopolitisme et un véritable melting pot. Tous les jours, 75 000 exemplaires de journaux payants y sont vendus, dont 78 % d'exemplaires de La Provence. Du jour au lendemain, 180 000 journaux gratuits ont été diffusés, dont un tiers par nous. Pourquoi cette incursion La Provence dans ce marché ? Parce que si le combat se fait sur le terrain de la publicité, mieux vaut essayer d'être acteur de son destin et tenter de contrôler un marché déstabilisé. Ce combat a été gagné, mais il n'empêche que les quotidiens gratuits attirent un nouveau lectorat et qu'ils peuvent rendre obsolète notre quotidien. La contrainte peut nous permettre d'accéder à la grâce.... Au demeurant, ils sont intéressants, mais ils n'ont pas le même contenu que les quotidiens payants. On ne peut nier que la gratuité et la facilité de distribution soient deux éléments attrayants pour les lecteurs. Cette situation amène à s'interroger : la télévision et Internet étant gratuits, à l'avenir, que va-t-il rester de payant ? Pour ce qui me concerne, je ne suis pas capable de fabriquer un quotidien gratuit avec douze éditions différentes et en employant 176 journalistes et 698 correspondants. En revanche, je vois très bien comment d'autres peuvent nous déstabiliser en ce qui concerne nos ventes. En effet, quelques-uns de nos lecteurs et acheteurs, en dépit de ce qu'ils pensent eux-mêmes, changent leur comportement et leur fidélité tend à décroître.

M. Bruno Patino : On est toujours prisonniers de l'endroit d'où l'on parle... Je suis à la fois de l'ancien et du nouveau monde, puisque j'ai été correspondant du quotidien Le Monde papier et que j'ai participé au développement du Monde interactif. Je dirige Télérama.

Mon intervention aura trois temps : ce que l'on a vécu, la création d'un nouveau média, ce que l'on est en train de vivre, la rétroaction de ce média sur les médias classiques, et enfin ce qu'on aimerait vivre, le double défi de l'accompagnement de la sphère virtuelle et de la sphère réelle.

Qu'avons-nous vécu au Monde interactif depuis 2000 ? Quand la bulle financière de l'Internet a éclaté, deux questions agitaient les journaux européens, questions aujourd'hui tranchées : l'Internet est-il un simple outil de diffusion des contenus papier ? Y a-t-il une cannibalisation, une concurrence directe, ou pas ? Aujourd'hui, il n'y a plus de doute : nous avons vraiment vu émerger un nouveau média. Les chiffres parlent d'eux-mêmes : le site lemonde.fr était visité, en 2000, par 40 000 personnes par jour, et 87 % des pages vues étaient la reproduction d'un contenu du journal papier ; début 2006, en « actualité plate », le nombre de visiteurs par jour est de 800 000 à 900 000, et 80 % des pages vues ne sont pas la reproduction de contenus papier. On a bien donc deux médias différents.

D'abord, les deux médias sont bien consommés de façon différente. Le temps de lecture moyen du journal papier est de trente-trois minutes, celui de lemonde.fr de neuf à dix minutes. Trois lecteurs du Monde sur quatre le lisent à leur domicile ou dans les transports en commun, rares sont ceux qui le lisent au bureau - à part les cadres supérieurs et les élus de la nation, car cela fait partie de leur travail... En revanche, lemonde.fr est consulté surtout au bureau, à l'université, bien plus qu'à domicile ou, évidemment, dans les transports en commun. Si Le Monde papier est dans la narration ou dans la mise en perspective, le site Internet est, grâce au haut débit, de plus en plus dans l'illustration ou dans la réaction. En une semaine, 4,8 millions d'individus viennent régulièrement sur le site, contre 2,1 millions de lecteurs du journal papier. Une grande majorité des visiteurs Internet a moins de 35 ans.

S'agissant ensuite de la rétroaction entre médias, y a-t-il cannibalisation directe d'un média par l'autre, ou bien est-ce plus compliqué que cela ? Faut-il parler de la cannibalisation d'un média par un autre ou bien de la cannibalisation de la déclinaison d'un média par l'autre déclinaison du média ? Nous avons souvent discuté avec le directeur de la rédaction du journal papier, en nous demandant si ne pas être sur le Net était de nature à augmenter la diffusion papier du média traditionnel. Nous sommes tous convaincus du contraire. Si nous fermions demain le site, c'est sur les sites concurrents que se reporterait le lectorat, les sites des autres journaux mais aussi yahoo.actualités ou google.actualités ; je doute que le quotidien papier, en revanche, accroisse ses ventes. A l'inverse, lorsque le Syndicat du Livre bloque les imprimeries et que le journal ne sort pas dans les kiosques, le nombre de visites du site n'augmente même pas de 1 %.

Il y a en fait trois types de consommateurs du Monde : ceux qui ne vont que sur le site Internet (85 % d'entre eux ne consomment pas la version papier), ceux qui lisent le quotidien papier (85 % d'entre eux ne vont jamais sur le site Internet) ; et enfin ceux qui utilisent les deux de façon complémentaire. Le total des trois augmente globalement, chacun des trois segments augmente aussi, mais les proportions n'évoluent pas. Il y a deux ans, je pensais que la proportion des lecteurs utilisant les deux augmenterait significativement. Or, ce n'est pas le cas. Cela contribue à renforcer l'idée que nous sommes bien face à deux médias autonomes.

Nous sommes une petite équipe de 44 personnes, et notre chiffre d'affaires est de neuf millions d'euros hors publicité, soit une part assez réduite du chiffre d'affaires d'un grand quotidien national - très inférieure à ce qu'elle est aux Etats-Unis, où cette part est de l'ordre de 8 à 10 %. Le Monde interactif gagne de l'argent.

Aujourd'hui, que sommes-nous en train de vivre ? Nous vivons en fait cinq effets de rétroaction du média Internet sur le média d'origine, le journal papier. Cinq effets sont identifiables : la fragmentation des audiences, la modification du statut ou du rôle du journaliste, la modification de l'offre éditoriale, l'effet sur la publicité et enfin, dans les années à venir, l'effet sur la chaîne de valeur de la production de la presse quotidienne nationale.

Aujourd'hui, tout média de masse est confronté à une logique d'éparpillement de l'audience entre de nombreux supports : Internet, téléphone mobile... La presse quotidienne est confrontée à ce phénomène et a développé ses sites Internet. Cela induit évidemment la création d'un nouveau modèle. En effet, il a toujours existé en France une sorte de schizophrénie entre le modèle axé sur les ventes (modèle de diffusion) et le modèle axé sur les recettes de publicité (modèle d'audience). Comme c'est le second qui se développe, il est difficile de penser que le modèle national va rester immuable.

Jusqu'à présent, dans le paradigme démocratique, le journalisme avait toujours eu le monopole de la transmission de l'information. Le journaliste, véritable corps intermédiaire, réagit avec sa déontologie à l'information. Or, le Net est une usine à désintermédier. Quand on est journaliste sur le Net, on est confronté à de nouveaux concurrents, qui ne sont pas seulement des confrères, mais qui peuvent être soit les sources elles-mêmes, soit le public - dans le cas des blogs - soit des machines, des algorithmes de recherche, des agrégateurs d'information. Cela conduit à un modèle plus circulaire qu'avant et remet en cause le modèle de l'intermédiation. Nicolas Beytout disait qu'un journal papier était à la fois une institution et une destination ; aujourd'hui, un journal sur le Net est une agora et une étape. Cela change beaucoup de choses dans la pratique du métier journalistique.

J'ai tendance à penser qu'on est passé avec Internet d'une économie de pénurie de l'information à une économie de profusion d'informations. Ce nouvel « hyperchoix », cet « hyperoffre » change beaucoup de choses quant à l'utilité induite de l'information. Je crois que l'information factuelle, comme un résultat sportif ou la composition d'un gouvernement, est devenue une commodité, c'est-à-dire qu'elle est perçue, à tort ou à raison, comme devant tendre vers la gratuité. Comme l'avait dit un représentant de Yahoo ! aux Etats-Unis, l'information doit être gratuite, les services payants. Telle est la loi d'airain qui est en train d'émerger. Donc, limiter notre métier à la transmission d'information brute, même fraîche, c'est courir une course qu'on est sûr de perdre. Je pense que la richesse du journalisme, c'est la narration et la mise en perspective de l'information : sur le factuel, les quotidiens et les magazines seront toujours archi-battus.

Une anecdote : en 2000, l'équipe française de handball avait gagné le championnat du monde à Bercy, un dimanche après-midi ; le Monde interactif a mis l'information en ligne à 18 heures 30. A 19 heures, en conférence de rédaction, nous nous sommes pris une avoinée terrible de rédacteurs en chef du Monde : on nous a dit que les lecteurs du Monde devaient apprendre l'information le lendemain à 13 heures, par le quotidien... Cela paraît inouï aujourd'hui, où l'information factuelle, entre les télévisions, les radios, le net, les SMS des copains, l'alerte Net, le blog, etc... serait déjà parvenue soixante fois à la connaissance du lecteur. En six ans, une véritable révolution a donc eu lieu. Autre anecdote : lorsque le Monde réfléchissait à sa nouvelle formule, nous nous sommes livrés à un exercice amusant, qui consistait à prendre un numéro et à surligner en jaune toutes les nouvelles que nous savions déjà avant d'ouvrir le journal. Et j'avais tendance à penser que le défi à relever n'était pas d'accroître la part des informations surlignées en jaune, mais de mieux hiérarchiser, de trier l'information, de la mettre en perspective dans un univers de profusion d'informations. Il y a dissociation entre un média qui produit de l'information et de la réaction à l'information et un produit qui la raconte et la met en perspective.

Quelles seront les conséquences sur la publicité ? Je n'ai pas de réponse. Les deux déclinaisons du média s'adressent aux mêmes cibles, et il y a un secret que le New York Times, mais il n'est pas le seul, essaie de conserver : c'est que le public de sa version numérique est plus « haut de gamme » que la version papier. En outre, le public prend connaissance de la publicité sur le Net dans un contexte où il est plus disponible : le bureau, par exemple. Naturellement, le statut de la publicité sur papier, d'une pleine page quadrichromie dans le Monde est sans commune mesure avec celui de la publicité sur le Net, d'un interstitiel ou d'une annonce. Mais les choses sont en train de changer : en décembre dernier, pour la première fois, tous les annonceurs de luxe étaient sur lemonde.fr. J'ai tendance à penser qu'étant donné la différence de prix colossale entre les deux et la disponibilité différente du lecteur dans les deux cas, il peut y avoir certains arbitrages économiques des annonceurs, même si je suis moins compétent pour le dire que beaucoup de gens présents dans cette salle. Toute la question est de savoir comment anticiper cette rétroaction, en vendant nos audiences cumulées.

Il est enfin une autre rétroaction qui s'exerce sur la chaîne de valeur de la production. Internet peut être un outil de distribution, par exemple avec des imprimantes numériques. A un moment donné, la désindustrialisation de la production du quotidien va arriver. La fin d'un modèle industriel née en 1945 est un défi colossal en termes d'investissement.

En guise de conclusion, dans un contexte de crise conjoncturelle dure, je pense que nous devons avoir des ressources pour accompagner un processus de désindustrialisation et faire face à la concurrence de machines, de programmes et d'acteurs majeurs comme Yahoo ! ou Google, qui poussent à la désintermédiation. Or, je crois à la nécessité de maintenir l'intermédiation, notamment par les journalistes.

M. Didier Pourquery : Merci d'avoir invité un représentant de la presse gratuite aujourd'hui. Je travaille depuis vingt-cinq ans dans la presse quotidienne en France. En 1995, Bruno Patino et moi travaillions à InfoMatin, quand est apparu en Suède quelque chose de nouveau, qui paraissait fou : un quotidien gratuit, distribué dans le métro. Nous avons envoyé une petite délégation sur place pour étudier le phénomène. En effet, n'était-il pas plus logique après tout, compte tenu des coûts de distribution d'InfoMatin, d'être gratuit ? Evidemment, c'était hors de question à l'époque, pour des raisons politiques.

Onze ans après, le « viking gascon » que je suis constate que la presse quotidienne gratuite est d'abord un phénomène à la fois générationnel, sociologique et international. Nous avons 60 éditions dans 19 pays, et comptons chaque jour 18,5 millions de lecteurs, de Santiago du Chili à Séoul. Dans tous les pays où nous sommes présents, nous avons le même type de lectorat : d'abord âgé de moins de cinquante ans pour les trois quarts, et ensuite un lectorat aussi féminin que masculin - une lectrice disait récemment que Metro est un « journal féminin ». Métro est en outre un journal populaire : il suffit, pour s'en rendre compte, de voir à quelle allure partent les piles de numéros à l'entrée des stations. Mais 53 % de ses lecteurs ont fait des études supérieures, 80 % sont actifs, 60 % vont sur le Net et s'informent chaque jour sur le Net. Les deux phénomènes - les gratuits et le Net - sont apparus en même temps (en 1995) et se sont développés parallèlement. Marseille plus a été lancé une heure avant Metro Marseille... De manière surprenante, Metro que certains qualifient de « MacDonald's de l'information », est à chaque fois le journal de la ville dans lequel il paraît. Metro est un journal marseillais, qui parle de l'OM, et un journal bordelais qui parle de l'équipe de handball de Mérignac. Metro est donc un journal à la fois hyper-local et mondial.

Quel que soit le pays, on y retrouve un triple élément : une information brute, nationale et mondiale ; des clés pour comprendre la ville - Metro est un journal « multi-villes », pas un journal national ; et enfin des rubriques pratiques, fournissant à nos lecteurs une sorte de mode d'emploi de la vie quotidienne. Ainsi, le journal marche très bien à New York, où la maquette est la même, le ton toutefois un peu plus impertinent. Même chose à Budapest... Le cocktail d'informations est, dans l'ensemble, le même que partout ailleurs. En effet, il fonctionne dans un temps particulier : nous prenons les gens à un moment où ils ont du temps pour lire, c'est-à-dire au cours des vingt minutes qu'ils passent en moyenne - en Suède en tout cas - dans les transports en commun. On observe que le journal marche aussi bien en Suède, où 400 habitants sur 1 000 lisent les quotidiens payants, qu'en France, où ils ne sont que 150 pour 1 000.

Les raisons de ce phénomène sont de deux ordre, liées à la demande d'une part, à l'offre d'autre part. La demande paraît assez solide et structurée pour les médias comme Metro. Pour la mesurer, nous n'avons évidemment pas d'abonnés, mais un « club » de 140 000 lecteurs, qui grâce à une carte bénéficient de réductions et d'avantages divers et que nous interrogeons tous les mois sur ce qu'ils attendent du journal. Ce qu'ils veulent, c'est une information rapide, assez bien structurée, et surtout une information assez neutre. Ainsi, nous sommes un assez petit journal, dont le « courrier des lecteurs » ne saurait rivaliser avec Le Figaro ; mais nous recevons 140 lettres de lecteurs par jour, qui nous disent à cette occasion ce qu'ils pensent de l'information que nous leur donnons. Nous ne demandons pas, quant à nous, à nos journalistes de dire ce qu'ils pensent aux lecteurs. Personne n'est intéressé par l'opinion d'un journaliste de 29 ans ; on souhaite qu'il donne l'information brute et qu'il l'explique. Chez nous, nous ne mélangeons pas l'information et le commentaire ; c'est une demande très forte de nos jeunes lecteurs. Une page spécifique permet à des experts de donner leur opinion. Il y a aussi une demande d'informations pratiques sur le mode d'emploi de la ville. Nos lecteurs ont une demande de modestie journalistique : pour les reporters locaux, il s'agit de se mettre à côté du lecteur, pas au-dessus. Ils doivent partager l'information comme ils le feraient avec leurs amis. Metro est un journal de complément, d'accompagnement, sans vocation hégémonique, qui s'insère dans un moment de la journée où le lecteur a besoin d'une information modeste.

Une autre raison de notre succès est que nous avons la chance d'être un média jeune, parti de zéro, dégagé des pesanteurs que connaissent d'autres médias de presse. Nous payons naturellement l'impression au même coût que nos grands concurrents ; la distribution, elle, nous revient aussi cher que si nous passions par les NMPP, mais elle est bien plus souple et plus efficace. Mais, s'agissant de la production, notre rédaction est très moderne et fonctionne selon un principe de polyvalence du journaliste. Ainsi, la même personne qui, l'autre jour, a interviewé M. Giscard d'Estaing le matin, l'a photographié après l'interview, a mis en page et en ligne le texte et les photos, puis a traduit l'entretien et l'a envoyé sur notre réseau mondial, ce qui a permis à l'heureux interviewé d'être présent le même jour dans quatorze pays d'Europe...

Aujourd'hui, la presse quotidienne gratuite, parce qu'elle s'inscrit dans un temps de lecture particulier, le matin et le soir dans les transports en commun, est implantée durablement dans le paysage français. J'en veux pour preuve l'appétit des groupes de presse payante... Je suis assez content : les mêmes qui parlaient, il y a encore quatre ans, de « sous-presse », de presse sans journalistes et sans avenir, sont en train de revenir à des sentiments plus normaux, et de se demander pourquoi ils se priveraient de cette presse de complément. Des projets fleurissent en France. Le New York Times est actionnaire de Metro aux Etats-Unis, TF1 est partenaire de Metro en France, et dans presque tous les pays, le quotidien a des partenaires dans la presse classique, qui accompagnent son développement.

Le président Jean-Michel Dubernard : Vous avez été tous passionnants, même si je regrette que vous n'ayez pas assez parlé de la fabrication et de la distribution. Je donne la parole en premier à Christian Chenut, de L'Équipe - un journal qui n'a pas de problèmes...

M. Christian Chenut, directeur général de L'Équipe : A priori, en effet, je ne me sentais pas concerné en venant. Les exposés étaient passionnants, et j'adhère à la plupart des choses qui ont été dites, notamment par MM. Beytout et Duhamel sur les nouvelles concurrences, le coût de production, la distribution et l'approche marketing... Mais ne s'agissait-il pas surtout, en fait, des problèmes de la presse quotidienne payante dans son ensemble ? Le titre de la table ronde n'aurait-il pas dû être modifié en conséquence ? J'ai aussi une question intéressée : pourquoi le dispositif d'aide exclut-il certains titres qui pourraient être des locomotives, notamment vis-à-vis des jeunes et vis-à-vis de la distribution - comme, par exemple, L'Équipe ?

M. Luciano Bosio, directeur général de Publiprint : Je voudrais revenir sur deux affirmations qui m'ont paru discutables.

La première est celle selon laquelle la presse quotidienne va mal en France. Elle ne va pas plus mal, je le souligne, qu'aux Etats-Unis, en Allemagne, en Italie, en Grande-Bretagne et même au Japon. Le seul pays où elle aille un peu mieux, c'est l'Espagne, mais c'est parce qu'elle y bénéficie d'un marketing exceptionnel, qu'elle peut s'offrir grâce au fait que ses coûts sont bien plus bas qu'en France. D'ailleurs, nulle part on ne trouve des coûts aussi élevés qu'en France, où se cumulent une utilisation perverse de la loi Bichet et l'action du syndicat du Livre. La question est donc : la presse quotidienne peut-elle s'en sortir toute seule, en regardant ses coûts, ou bien doit-elle entretenir un dialogue étroit avec le monde politique ?

La deuxième affirmation est celle selon laquelle la presse magazine va bien. Non : la presse magazine d'information générale ne va pas mieux que la presse quotidienne. Cette affirmation est aussi valable, dans le monde entier, pour les radios généralistes. La vérité, c'est que les journaux et les médias qui parlent de politique vont moins bien que ceux qui font de l'entertainment, et que la façon de parler de la politique ne se renouvellera que si la façon de faire de la politique se renouvelle aussi. Notre avenir est très lié au vôtre. Si vous comparez la carte de l'abstention électorale et celle de la lecture de la presse d'information politique et générale, vous constaterez qu'elles sont l'inverse l'une de l'autre. Cela doit nous faire réfléchir.

Enfin, il est faux que nous ne fassions rien pour sortir de nos difficultés. Mais nous ne sommes pas aidés. Ainsi, il n'est pas normal que l'on songe à ouvrir à la grande distribution l'accès à la publicité télévisée, sans l'ouvrir aussi à nos produits éditoriaux. Nous nous battons avec un bras dans le dos. Nous avançons beaucoup, par ailleurs, sur la question de la mesure d'audience. Il y aura une seule maison de mesure d'audience de la presse. En septembre, il sera bien possible de mesurer l'audience cumulée « Net plus papier ». Nous avons besoin d'un fort soutien du monde politique.

Le président Jean-Michel Dubernard : Le nombre de quotidiens vendus pour 1 000 habitants était, en 2003, de 650 au Japon, de 367 au Royaume-Uni et de 158 en Italie...

M. Luciano Bosio : Les chiffres japonais sont truqués de notoriété publique !

M. Jean-Marie Charon, chercheur au CNRS : Je suis assez d'accord avec M. Bosio sur le constat de la crise des médias généralistes, mais je ne suis pas sûr qu'il ait raison de la relier à la crise de la politique. Je crois surtout qu'il y a un phénomène de fragmentation des publics qui aspire les grands médias et que le Net s'intègre bien dans ce mouvement-là. En outre, on va également vers une multiplicité des médias couplée à une forte spécialisation des médias. La presse quotidienne pâtit donc à la fois d'être un média généraliste et d'avoir une structure industrielle très lourde, ce qui risque de la marginaliser par rapport au modèle économique général des médias. Les grands groupes agrègent tout, sauf les quotidiens.

Quant à la presse régionale, je ne partage pas l'optimisme de certains. L'évolution intervenue depuis vingt ou trente ans est, au contraire, catastrophique, même si elle est inégale selon les endroits. En milieu rural, où le tissu social n'a pas trop bougé, le lectorat s'est maintenu, mais là où l'urbanisation a été forte, comme autour de Marseille, de Lyon ou de Lille, le recul de pénétration est considérable, pouvant atteindre 20, 30, voire 40 %. Il ne s'agit pas seulement des ventes mais de pourcentage de Français achetant un quotidien. Ce que j'ai entendu dire sur la presse régionale ce matin me paraît donc relever de représentations passées : or, que fait-on pour les villes métropoles ? Les solutions ne sont pas industrielles, mais bien éditoriales. Peut-on continuer à faire les mêmes quotidiens qu'avant dans les grandes villes, et surtout à y faire le même quotidien pour tout le monde ? Nos sociétés sont-elles assez consensuelles ?

On a évoqué un peu trop rapidement, me semble-t-il, la question de l'âge, des femmes, de certaines catégories sociales qui ne lisent pas de quotidiens. Les gratuits se frottent les mains, car ils ont un public très disponible, mais il y a une révolution éditoriale à faire, et je ne crois pas, pour ma part, qu'il y ait trop de journalistes : c'est plutôt, au contraire, une ressource et une richesse. L'urgence, pour la presse quotidienne régionale, est plus éditoriale qu'industrielle.

Le président Jean-Michel Dubernard : Quand j'étais enfant, il y avait à Lyon au moins neuf quotidiens régionaux, et ils sortaient une deuxième édition le dimanche soir pour publier les résultats sportifs.

M. François Wenz-Dumas, journaliste à Libération et délégué du Syndicat national des journalistes (SNJ) : Je travaille à Libération, qui sort d'un conflit grave. J'ai l'impression de me trouver au milieu de gens qui roulent en Espace ou en Velsatis alors que nous n'avons qu'une petite Clio trafiquée. Mais nos coûts sont les mêmes que ceux des autres, et nos problèmes plus graves. On a bien des solutions, mais les moyens pour les mettre en œuvre nous manquent. Quand j'entends M. Beytout dire que les magazines épongent le déficit de son quotidien, cela me laisse rêveur, car nous avons justement dû renoncer, faute de moyens, à notre magazine. Quant à la version Internet, qui n'est pas filialisée, son chiffre d'affaires est de 2 millions d'euros, à comparer avec un total de 73 millions de chiffre d'affaires pour le quotidien dans son ensemble ; même si on doublait ou triplait le chiffre d'affaires du site, le problème ne serait pas résolu.

Nous avons eu un accident qui n'a pas été mortel, nous sommes repartis, mais pour combien de temps ? Le déficit d'exploitation a été réduit de deux tiers, mais il reste élevé. C'est terrible. Nous étions 220 journalistes, nous ne sommes plus que 180, et c'est encore un produit de luxe. Je suis un peu choqué quand j'entends M. Duhamel qui qualifie les journalistes de « coûts ». Il s'agit de richesses ! Si nous étions un petit quotidien avec 20 journalistes seulement, du format de celle des gratuits, aurions-nous pu envoyer Florence Aubenas mener à Outreau une contre-enquête qui nous permet, aujourd'hui, de mieux faire notre travail ?

Que va-t-il se passer si l'on n'arrive plus à faire notre travail dans de bonnes conditions ? La marque Libération va rester, certes, mais demain nous ne serons présents que dans 8 000 points de vente, comme le Guardian par exemple, au lieu de 20 000 aujourd'hui. Nous ne pourrons plus maintenir une aussi grande rédaction et faire le Libération électronique. J'ai une question à poser aux parlementaires : peut-on accepter qu'il n'y ait plus en France que deux grands quotidiens généralistes, deux grands quotidiens spécialisés dans la finance et le sport, et quelques grands quotidiens régionaux en situation de monopole ?

M. Yves de Saint-Jacob, directeur des bureaux régionaux de l'Agence France Presse (AFP) : Je dirige les bureaux locaux de l'AFP en France et je m'occupe du développement des nouvelles offres de l'AFP, dans un contexte de véritable tremblement de terre pour la presse. L'AFP y est très attentive, car il est dans sa nature de suivre la demande de ses clients, de les accompagner, de les aider, en mutualisant les ressources. On aimerait d'ailleurs que nos clients nous questionnent plus souvent en fonction de leurs besoins.

Ce qui nous frappe à l'AFP, c'est la diversification actuelle des entreprises de presse, avec l'éclosion des sites Internet, des gratuits, des suppléments thématiques. Même si je suis d'accord avec M. Charon pour dire qu'elle n'est pas encore suffisante, je suis amené à me dire que nous devons être présents sur toute la chaîne. Notre travail est de répondre aux besoins des sites Internet, de développer les activités vidéo, de proposer des flux de données classées - statistiques sportives, électorales, etc. - et de faire de la « pré-édition », c'est-à-dire de proposer des éléments qu'un journal peut utiliser pour la réalisation de ses propres suppléments - à l'occasion du Tour de France ou des Jeux de Turin, par exemple. Nous développons par ailleurs des « services modulaires », expression préférable aux expressions de « pages préfabriquées » ou de « pages froides », qui suscitent un grand trouble dans les rédactions. Il s'agit de modules multimédias, comportant du texte, des photos, des infographies, liés entre eux et hiérarchisés, sur des thèmes comme la santé, l'emploi, l'environnement ou l'automobile, dans lesquels une rédaction peut puiser afin de fabriquer des pages à moindre coût.

Je ne crois pas, pour ma part, que l'on aille vers l'uniformisation de la presse. Nous sommes plutôt dans une logique de mutualisation des moyens, permettant à la presse de se redéployer dans des fonctions plus créatives : information de proximité pour la presse quotidienne régionale, commentaire et grand reportage pour la presse quotidienne nationale. A l'intention des députés, je souligne enfin que tout ce travail que nous faisons ne se substitue pas au « fil AFP » classique, mais s'y ajoute.

M. Loïk de Guébriant, président du Syndicat de la presse hebdomadaire régionale : Je voudrais réparer un léger oubli : à côté de la presse quotidienne d'information politique et générale existe une presse assimilée : la presse hebdomadaire régionale. Elle participe, avec ses quelque 250 titres, au débat démocratique dans les régions. Elle a cette double particularité que des publications continuent de naître, certes sur de petites zones démographiques, et que la diffusion se maintient à peu près sur l'ensemble du territoire, à hauteur de 1,4 million d'exemplaires par semaine. Il est important de savoir qu'il existe une presse qui permet aux jeunes lecteurs d'accéder à la lecture d'un quotidien.

J'ai une question à poser à M. Patino : lorsqu'il parle de l'information factuelle comme une « commodité » ayant vocation à être gratuite, contrairement aux services qui seraient payants, de quel genre de services parle-t-il ? Peut-être y a-t-il là pour nous une piste à suivre.

M. François d'Orcival, président de la Fédération nationale de la presse française : Je voudrais adresser une remarque à nos amis parlementaires, et une question à nos confrères.

Ma remarque est que le débat a très clairement montré que les conditions de concurrence, les contraintes, les coûts, pèsent lourdement sur la presse d'information politique et générale dans son ensemble. Je sais qu'il n'est pas de bon ton de parler d'argent en matière d'information, mais c'est pourtant bien le fond du problème. Or, il y a des aides à la presse, que vous examinez tous les ans au cours de la discussion du budget. Je veux m'arrêter un instant sur un point. En effet, tout ce que doivent faire les quotidiens pour réagir à leur environnement est coûteux, qu'il s'agisse d'investissements matériels ou intellectuels. Or, on ne peut à la fois aider les journaux participant au débat démocratique et, en même temps, créer chaque année de nouvelles taxes : écotaxe, taxe sur les publicités pour certains produits alimentaires, TVA à 19,6 % au lieu de 2,1 % sur la presse en ligne... C'est une absurdité ! De même, dès lors que l'on estime que la presse d'information politique et générale est nécessaire au débat dans ce pays, il n'est pas logique de la priver du bénéfice du crédit d'impôt attaché aux investissements dans les industries du spectacle comme le cinéma ou les jeux vidéo.

Tout à l'heure, M. Patino a fait état d'une audience considérable pour lemonde.fr, mais d'un chiffre d'affaires très réduit : 9 millions d'euros, pour 800 000 pages lues. Du fait même que les services seront, de plus en plus, payants, ne va-t-on pas progressivement vers une rémunération des services sur Internet, ce qui est contraire à la gratuité, qui est aujourd'hui notre problème numéro un ?

M. Pierre-Christophe Baguet : Le constat est connu, et M. François d'Orcival a raison de nous rappeler à la cohérence de nos interventions. Il est vrai que, chaque année, nous votons des aides, puis des taxes. Des décisions sont prises en matière d'un média en particulier, par exemple la télévision, sans que leur impact soit toujours mesuré sur les autres médias. Sur ce sujet, j'avais appelé au dialogue préalable des médias, particulièrement en matière de décision relative à la publicité à la télévision.

La presse écrite est très coûteuse. Il s'agit d'abord d'un coût social. C'est pourquoi nous avons proposé la création du fonds de modernisation, qui n'est pas encore optimisé et qui doit être mieux utilisé par les quotidiens concernés. Se pose aussi le problème de la diffusion ; la très importante chute des points de vente est, on le sait, facteur de diminution des ventes, puisque, lorsqu'on ne trouve plus le journal, on ne l'achète plus.

Il reste à savoir comment la profession envisage son avenir à vingt ans. Il est en effet inquiétant de constater que de grands groupes de télécommunications entreprennent d'acquérir des droits de diffusion télévisuelle et les droits d'information. Demain, les informations nous arriveront par le truchement des téléphones portables ; qu'en pense la profession ?

M. Michel Françaix : On a tendance à parler de « la » presse alors qu'il y en a, en fait, plusieurs. La presse généraliste éprouve beaucoup plus de difficultés que la presse thématique. Mais, d'une manière générale, la presse va mal depuis 1945. Elle fait face à une érosion sans fin de ses ventes, le lectorat n'a jamais cessé de baisser, des journaux ont disparu. Or, et c'est un point donnant un certain optimisme, il n'y a pas eu d'accélération notoire de la baisse du lectorat, en dépit de l'apparition des journaux gratuits et de l'Internet.

Ensuite, on évoque toujours les concentrations de presse et leur opportunité. A ce sujet, il faut distinguer d'une part ce qui relève d'une stratégie industrielle menée par un capitaine d'industrie - contre laquelle aucun parlementaire, même socialiste, ne peut s'élever s'il s'agit de renforcer un groupe de presse - et d'autre part des « coups de bourse », dont l'objectif est tout différent et tendant plus vers des plus-values financières rapides. Dans ce cas-là, le législateur doit faire la différence. On observera enfin que même lorsque des regroupements stratégiques se font au sein de l'industrie culturelle, ils n'incluent malheureusement pas la presse quotidienne.

Par ailleurs, ne faudrait-il pas s'interroger sur le dispositif des aides à la presse, qui sont à la fois les plus élevées en Europe et les plus inefficaces ? L'objectif de ces aides, a-t-il été souvent dit, est d'aider le lecteur. L'uniformisation des aides n'y contribue pas ; il convient donc de revoir et de corriger un mécanisme qui, pour l'instant, aide davantage le lecteur-consommateur que le lecteur-citoyen. Aider tout le monde, c'est n'aider personne. Voilà pourquoi l'uniformisation est notoirement nocive. J'observe enfin que rien n'est fait en matière de création de nouveaux quotidiens. C'est pourtant possible puisque des créations se font dans la presse hebdomadaire régionale.

M. Michel Herbillon : Pour nous, parlementaires, il est extrêmement intéressant de vous entendre. J'ai été frappé par le fait que certains constats vous sont communs, en dépit de la diversité des quotidiens que vous représentez : vos réflexions se rejoignent sur les coûts, la distribution, la fragmentation des audiences, les gratuits... J'aimerais savoir, en termes d'analyse stratégique, si vous vous projetez à dix ou quinze ans, ce que vous considérez comme étant d'une part la menace principale et, d'autre part, l'opportunité principale pour chacun de vos organes de presse.

Je souligne par ailleurs qu'il n'y a pas de presse quotidienne régionale en Ile-de-France, hormis le journal gratuit Metro et les éditions départementales du Parisien. Toutes les tentatives passées ont échoué. Pour une région capitale de plus de 12 millions d'habitants, c'est bien peu, mais toutes les tentatives ont échoué, et l'Ile-de-France n'a rien de comparable à la Provence. Enfin, j'aimerais savoir quelles mesures vous attendez du législateur.

M. Adam Sage, correspondant du journal The Times : En tant que correspondant à l'étranger, je n'ai pas à m'occuper d'études ou de focus groups ; ma réflexion sera donc sans doute moins affinée que celle de mes confrères. La qualité des journaux est un élément très subjectif. Ainsi, en Grande-Bretagne, les journalistes sont la profession la moins aimée, à l'exception des agents immobiliers - ce tout dernier point étant néanmoins rassurant. Pourtant, les gens achètent plus de journaux qu'ailleurs en Europe !

A mon avis, la crise de la presse régionale française est toute relative. Les tirages des quotidiens régionaux français sont assez élevés. En effet, j'ai travaillé dans un journal régional, au Western Morning news, dans une région qui se veut une sorte d'english riviera. Ce journal tirait à 61 000 exemplaires par jour, soit un tirage respectable pour le pays. En effet, il n'y a que quatre quotidiens régionaux anglais qui dépassent les 100 000 exemplaires vendus ; un seul, l' Evening Standard, le journal de Londres, dépasse les 200 000. Les tirages en France sont comparativement beaucoup plus élevés : 20 journaux dépassent 100 000 exemplaires par jour.

Pour ce qui concerne la presse quotidienne nationale, c'est autre chose, puisque les ventes totales sont de 1,7 million d'exemplaires chaque jour en France, et qu'elles s'élèvent à 12,3 millions d'exemplaires en Grande-Bretagne. Comment expliquer cet écart ? Est-ce un problème de qualité ? La France aurait-elle vraiment les plus mauvais journalistes du monde, comme le président Dubernard se l'est demandé avec un brin de provocation ?

Le président Jean-Michel Dubernard : J'ai parlé de qualité...

M. Adam Sage : La réponse à la question est non : la France a de très bons journalistes. Au cours de la première phase de la deuxième guerre du Golfe, les journalistes britanniques ont dû quitter Bagdad. Les journaux anglais, notamment le Telegraph, ont alors utilisé les dépêches des journaux français, Libération notamment, et tout le monde à Londres a été ébloui par la qualité de ces dépêches. On ne doit donc pas tirer des chiffres de ventes des conclusions erronées. Les journaux français ont de bons journalistes, qui sortent de bons scoops, scoops qui feraient d'ailleurs trébucher n'importe quel gouvernement britannique mais qui, chez vous, font « pschitt »...

Alors, qu'en est-il ? Pourquoi si peu de gens lisent la presse quotidienne nationale ? Je n'ai aucun élément concret à vous soumettre, mais seulement mes réactions de lecteur et, à cet égard, il me semble que la presse française a considérablement tardé à se mettre au service de ses lecteurs, à adopter une attitude « reader friendly ». Lorsque je suis arrivé en France, c'était une épreuve de lire Libération, dont la maquette était illisible, mêlant toutes les rubriques, avec des articles commençant sur une page et zigzaguant sur une autre avant de finir deux pages plus loin. C'était extrêmement irritant. Aujourd'hui, des efforts ont été faits mais la structure du journal Libération peut encore agacer le lecteur.

Par ailleurs, on constate souvent la volonté de reproduire fidèlement les événements majeurs de l'information. Ainsi, après une conférence de presse du Premier ministre, les propos tenus sont fidèlement reproduits le lendemain, et analysés. En Grande-Bretagne, c'est un modèle qui a vécu, pour les raisons exposées par M. Bruno Patino : les lecteurs savent déjà grâce à la radio ou la télévision ce qui s'est dit, pourquoi donc répéter des informations factuelles ? En Grande-Bretagne, dans un cas similaire, on a tendance à ne pas traiter le sujet ou, s'il est important, à se projeter vers l'avenir, et à trouver un angle d'attaque tel que le lecteur n'ait pas un sentiment de « déjà vu ».

La presse politique se vendant moins bien que la presse non politique, comme l'a souligné M. Jean-Marie Charon, la conclusion tirée par les journaux britanniques est qu'il faut moins parler de politique ; je ne vois pas comment il pourrait en aller différemment en France. Je constate aussi en France que nombre de sujets traités, assez standard, sont analysés en profondeur parce qu'ils sont jugés importants par la conférence de rédaction, sans que l'on puisse être certain que c'est ce que souhaitent les lecteurs. J'en prendrai pour exemple le centenaire de la loi de séparation de l'Eglise et de l'Etat. Certes, c'est un événement important, mais y avait-il véritablement encore quelque chose à dire à ce sujet, après le débat sur la loi sur la laïcité qui venait de se tenir ? Je n'en ai pas le sentiment. De même, j'ai lu dans Le Figaro récemment quatre articles très sérieux sur le statut de la Catalogne ; ils étaient excellents, mais je les ai lus dans le métro, au terme d'une journée longue et fatigante, et c'était un véritable défi malgré l'intérêt du sujet. En Grande-Bretagne, il aurait été traité a minima, car considéré comme d'un abord trop difficile pour le lectorat. De même, lorsque je lis dans la presse française des articles interminables sur les Verts, sur leurs relations avec le PS, le PC, avec leurs nombreux courants, je me demande qui les lit, à part les Verts eux-mêmes... Jamais cela n'arriverait dans un journal britannique.

Mais, depuis mon arrivée en France il y a dix ans, les choses ont beaucoup changé dans la presse française, qu'il s'agisse du format des journaux ou de la diversification des thèmes abordés afin d'être plus « reader friendly ». J'ai constaté une volonté affirmée de traiter de sujets plus différents, de vie quotidienne, de mode, de luxe... La nouvelle maquette du Figaro me semble être un progrès ; pour ce qui est de celle du Monde, je ne sais pas. Mais, dans l'ensemble, l'effort de diversification doit se poursuivre, car vous n'êtes qu'au début du chemin. Regardez ce numéro de samedi du Times. Les sujets abordés sont très divers. En effet, chaque lecteur a une raison différente d'acheter un journal : certains s'intéressent aux articles politiques, d'autres au sudoku - grande réussite pour le Times -, d'autres au rugby.

M. Bruno Patino a souligné qu'il est inutile de reproduire une information déjà connue ; c'est exact, sauf pour le sport. Ainsi, les lecteurs des journaux britanniques sont très attachés aux comptes rendus des matchs de football, de rugby et de cricket et ce sont d'ailleurs les meilleures plumes de la presse anglaise qui traitent de ces sujets ; il devrait en être de même en France, comme le montre le succès du journal l'Équipe.

M. Bruno Patino : Je parlais uniquement de la reproduction du score ; il va sans dire que la relation du match et l'émotion qu'elle suscite sont des éléments essentiels pour un journal.

Le président Jean-Michel Dubernard : Y a-t-il des aides à la presse en Grande-Bretagne ?

M. Adam Sage : Non. Ce serait inconcevable. Il n'y a pas de subventions.

M. Jean-Marie Charon : Mais la presse est exonérée de TVA.

M. Adam Sage : Il n'y a pas non plus d'entrave à la presse. La loi sur la vie privée n'existait pas jusqu'à très récemment. La Charte européenne des droits de l'homme n'a été transcrite en droit interne qu'en 1998. Les tribunaux commencent d'ailleurs à l'appliquer, par exemple dans un litige opposant le mannequin Naomi Campbell au Daily Mirror, ce qui suscite d'ailleurs une certaine stupéfaction.

Le président Jean-Michel Dubernard : Vous disiez que la presse française sort des scoops. On a l'impression que la presse anglaise se concentre sur les querelles de personnes. Y a-t-il en Grande-Bretagne des cas d'autocensure, notamment en ce qui concerne la politique ?

M. Adam Sage : Non, pas d'autocensure. En France, il y a plus de matériel propre à sortir des scoops qu'en Angleterre... Certes, il n'y a pas de juge d'instruction en Grande-Bretagne et il semble bien que nombre de scoops publiés par les journaux français trouvent leur source dans les cabinets de ses juges. Ce qui me frappe, c'est que lorsque les journaux britanniques sortent des scoops, ils sont repris en boucle par les télévisions et par les radios, particulièrement si un ministre est en cause. En France, même si la presse sort des informations qui semblent explosives, la télévision, par exemple le journal de 13 heures de M. Jean-Pierre Pernaud, ne les met pas en valeur. Pourquoi ? Il y a là une interrogation qui concerne à la fois la télévision et la presse françaises. A mon sens, c'est que les ventes de la presse écrite sont insuffisantes pour obliger les autres médias, notamment la télévision, à les suivre. En Grande-Bretagne, le poids de la presse écrite est tel que ni la BBC ni ITV ne peuvent l'ignorer.

Le président Jean-Michel Dubernard : Grâce à vous, j'ai appris, avec étonnement, que la presse quotidienne régionale britannique ne marche pas aussi bien que la presse nationale.

M. Henri Nayrou : Ce tour de table était intéressant, mais il s'est focalisé sur l'état des lieux et sur l'analyse des causes et des conséquences, sans proposer beaucoup de solutions. Au moment où l'Internet offre tout, tout de suite, on comprend que la presse quotidienne, notamment régionale, aura de plus en plus de mal à se positionner entre un lectorat vieillissant et de nouvelles demandes. J'observe d'ailleurs que des quotidiens régionaux cèdent de plus en plus au parisianisme. Il est acquis, même si c'est regrettable, que la presse n'a plus à informer. Le gisement d'informations est devenu aseptisé, on ne va plus chercher l'information comme avant. Ceux qui donnent l'information sont starifiés, alors qu'avant c'était l'information qui était la star. La tentation du forum permanent et de l'interactivité conduit à donner la primauté à Internet, au risque de diffuser n'importe quoi. Quant aux aides à la presse, elles agissent sur les conséquences et non sur les causes du mal. Serait-ce donc une cause perdue ? Il semble que, pour subsister, la presse quotidienne devra toujours davantage s'adosser à Internet, à condition toutefois de choisir un dispositif d'entrée gratuite et de sortie payante.

M. Franck Tirlot, éditeur du magazine Citato : Citato est un panorama de la presse diffusé à 250 000 exemplaires à destination des jeunes. Il y a beaucoup à faire pour intéresser les jeunes à la presse. Ils sont très loin de la presse parisienne. Je donnerai pour exemple un titre de Libération : « Le clan des siliciens ». Il faut, pour comprendre le jeu de mots, savoir ce qu'est la silice, et saisir la référence faite au film Le Clan des Siciliens.

Interrogés sur leurs lectures, des lycéens bordelais disent en cœur lire Bordeaux Plus. Des étudiants, face à des piles de journaux, choisissent dans l'ordre, 20 minutes, Metro, puis Le Figaro. Voilà qui conduit à s'interroger : écrit-on pour les jeunes lecteurs ? Ne convient-il pas de rapprocher, physiquement, la presse écrite de son lectorat ? Ne faut-il pas améliorer le graphisme des maquettes de la presse écrite et payante ? Il est frappant de s'entendre dire, lorsque l'on publie dans une revue de presse un article du Monde, qu'il est plus facile à lire dans Citato que dans le Monde lui-même, alors que son contenu est strictement identique !

M.  Rémy Pflimlin, directeur général-adjoint des NMPP : Effectivement, l'investissement éditorial est l'une des clés du problème. Du fait de la multiplication des sources d'information, y compris par les journaux gratuits, il faut renforcer la confiance du lecteur dans l'éditeur, dans celui qui hiérarchise les informations et leur donne du sens. Ensuite, on évoque des populations urbaines, assez bien formées, sensibles à des publicités pour le luxe. Il y a une segmentation entre ces populations et celles vivant à la campagne ou moins bien formées. Il y a là une question pour l'avenir de la presse : comment bien informer ces dernières populations ?

S'agissant de la distribution, le nombre de point de vente en France, en mètres linéaires, ne baisse pas : la fermeture de points de vente traditionnels est compensée par l'ouverture de points de vente dans les supermarchés et dans les hypermarchés. Cependant, ce dispositif ne fonctionne pas pour la presse quotidienne, qui est un achat de proximité. Le problème, c'est que le coût des pas-de-porte et des locations est si élevé qu'un point presse ne peut pas vivre. En outre, la désertification continue des petites communes conduit à la chute des points de vente dans les zones rurales. Ainsi, 130 communes situées autours de Clermont-Ferrand n'ont plus aucun commerce. La presse quotidienne devra donc trouver d'autres manières de se diffuser pour mieux se développer.

M. Pierre Legrand, kiosquier : Je suis kiosquier, c'est-à-dire le dernier maillon de la chaîne. Je suis convaincu que si on ne nous aide pas de façon concrète, la presse ne se vendra pas. On peut discuter de la forme et du contenu des quotidiens, mais à quoi bon si les kiosquiers ne peuvent vivre en les vendant ? Tous les éditeurs se sont attachés à développer les abonnements, mais ce n'est pas par les abonnements que l'on assurera la totalité de la diffusion. Enfin, la rémunération des kiosquiers n'a pas évolué depuis 50 ans. Il est indispensable qu'elle augmente.

Le président Jean-Michel Dubernard : Je vous remercie de votre intervention, très éclairante car, en tant que kiosquier boulevard Saint-Germain, vous êtes effectivement le dernier - à moins que ce ne soit le premier - maillon de la chaîne.

M. Michel Bourlier, secrétaire général adjoint du Syndicat national des dépositaires de presse (SNDP) : En parlant de maillons de la chaîne, je suis dépositaire de presse et je voudrais abonder dans le sens de l'orateur précédent et de M. Pflimlin. J'ai un réseau de distribution de 140 marchands, à Mantes-la-Jolie, banlieue semi-rurale de Paris. La désertification, je connais ! Il y a de nombreux kiosques qui ferment, et quand le dernier café où l'on trouvait le journal ferme, que fait-on ? Sans oublier qu'il faut tout de même que les diffuseurs de presse gagnent leur vie, ce qui n'est pas le cas : si on divise leur rémunération par le nombre d'heures, le SMIC est un rêve lointain... Les pas-de-porte sont devenus très chers, et ils sont vendus à des banques ou à des Mac Donald's, pas à des maisons de la presse. Mes questions sont les suivantes : le prix du journal n'est-il pas trop élevé, en particulier pour les jeunes ? Et quel système de distribution pourrait être mis en place pour demain ?

Le président Jean-Michel Dubernard : Justement, pourquoi le prix est-il trop élevé, selon vous ?

M. Michel Bourlier : J'ai ma petite idée sur la question...

Le président Jean-Michel Dubernard : C'est étonnant que ce sujet n'ait pas été plus développé. Le Syndicat du livre a été évoqué une fois.

M. Didier Pourquery : Je ne suis pas qualifié pour répondre à la dernière question. Ce que je voudrais dire, cependant, c'est que tout à l'heure, à la sortie du métro Invalides, il y avait des colporteurs qui distribuaient Metro, mais aussi une longue file de gens devant le kiosque pour acheter les journaux qui commentaient et reproduisaient en partie l'audition du juge Burgaud. En Espagne, les gratuits sont distribués en kiosque, ce qui y fait venir des gens, notamment les jeunes : il y a un effet d'appel. Je suis journaliste depuis assez longtemps, et je crois qu'on ne peut pas faire de journaux sans journalistes. Nous en avons d'ailleurs 500 dans le monde entier, qui travaillent en réseau. Nous ne sommes donc pas un « journal sans journalistes » ! Ce dont nous avons besoin, ce n'est pas d'aides, que l'on n'a d'ailleurs jamais perçues. On n'a surtout pas besoin d'entraves, de handicaps, d'écotaxes en tous genres.

M. Bruno Patino : Je voudrais dire trois choses.

La première, c'est qu'à aucun moment je ne crois les nombreuses prophéties qui proclament la mort imminente de la presse imprimée. Travailler à l'émergence d'un nouveau média ne signifie pas que l'on croie à la mort de celui qui lui a donné naissance. D'ailleurs, sur les quelque soixante dates annoncées pour la disparition de la presse imprimée, une trentaine sont déjà derrière nous...

Ensuite - et c'est une mauvaise nouvelle - je ne crois pas non plus qu'un site Internet soit à moyen terme une solution, ni économique, ni en termes d'audience, pour sortir la presse quotidienne de la crise qu'elle traverse actuellement. Ce n'est pas l'affaire d'une transition de deux ou trois ans pendant lesquels il faudrait serrer les dents... Aux Etats-Unis, les sites Internet représentent 8 à 10 % du chiffre d'affaires des quotidiens. Ce n'est certes pas négligeable, mais la même étude dont est issu ce chiffre montre qu'on ne voit pas, avant trente ans, comment la progression enregistrée d'un côté compenserait la baisse constatée de l'autre. Si, sur cette analyse simpliste, on superpose les structures industrielles de l'un et les coûts fixes de l'autre, on voit bien que Internet, s'il représente une voie de diversification d'audience, ne représente pas l'unique solution aux problèmes de la presse quotidienne.

Enfin, et par conséquent, la presse quotidienne doit continuer de se redéfinir en permanence, tant éditorialement qu'en termes de chaîne de valeur. En effet, et l'histoire d'InfoMatin est emblématique, nos journaux sont conçus, imprimés et distribués à des coûts bien trop élevés. Même si cela ne résout pas tout, je suis de ceux qui pensent qu'il faudra un jour inverser la chaîne, et distribuer en fait le journal avant même de le fabriquer et de le vendre. Cette inversion de la chaîne de valeur qui conduira à la désindustrialisation d'une partie de la presse quotidienne est à la fois une menace majeure et une chance extraordinaire.

M. Stéphane Duhamel : On se trompe profondément si on oublie le fait que les éditeurs font leur révolution culturelle. On peut regretter l'absence de relations avec les lecteurs, les difficultés d'une approche marketing, la dérive des coûts de production. Ces problèmes sont pourtant au cœur de notre activité, et on doit être conscient de ce que le mode de production de demain ne pourra pas être le même qu'aujourd'hui.

Si nous sommes engagés dans une profonde modification de notre mode de fonctionnement, je veux tordre le cou à l'idée d'un « journal sans journalistes » : c'est à la fois idiot et faux, car c'est au cœur même de notre activité. Mais l'exclusivité de l'information a disparu et cela a un impact sur les corporatismes journalistiques. Il faudra donc que nous fonctionnions à la fois ensemble et différemment. Comment savoir ce que sera la presse dans vingt ans, quand on ne sait même pas qui sera élu Président de la République en 2007 ?

Notre force, dans la presse quotidienne régionale, c'est que nous ne sommes pas monolithiques : ni tout seuls, ni simplement quotidiens. A Marseille, nous avons La Provence, Marseille Plus, Marseille Hebdo, rentable cette année, nous sommes également présents dans une télévision locale qui se lance. Bien sûr, la problématique Internet nous obsède. Notre avenir est d'être une presse de proximité, beaucoup plus proche des attentes des lecteurs, et ayant une problématique de groupe et non pas une problématique de marque.

Le président Jean-Michel Dubernard : A Lyon, il y a Le Progrès et Lyon-Matin, mais la seule différence entre les deux, c'est le titre et la page une...

M. Michel Françaix : Maintenant, il y a aussi L'Est républicain !

M. Nicolas Beytout : Nous sommes fascinés par la presse anglo-saxonne en général et britannique en particulier. N'oublions pas que la guerre des prix a été dévastatrice en Grande-Bretagne, et qu'il n'y a plus de marge à la baisse pour les prix. Le Times que vous avez entre les mains reste d'ailleurs cher : 1,1 livre, soit plus de 1,5 euro. En outre, le Times a perdu, en 2005, 20 à 25 millions de livres, soit plus de 30 millions d'euros, un peu plus que l'un des principaux quotidiens français. Le problème de la rentabilité des quotidiens existe donc aussi en Angleterre.

De plus, au Figaro, le Net est devant nous un immense chantier. En effet, avoir une stratégie du Net, ce n'est pas la même chose que de mettre un journal sur le Net. Quand nous sommes arrivés au Figaro, la stratégie Internet se limitait à mettre toutes les informations dans une brouette et à les déverser le soir sur le site Internet. Il y a donc une marge de progression considérable, comme le montre le travail réalisé par M. Bruno Patino. Les trois sites du Figaro, c'est-à-dire figaro.fr, explorimmo et cadremploi, sont tous trois très profitables, et leur chiffre d'affaires est très supérieur aux chiffres qui ont été cités ce matin.

Comment seront les journaux dans vingt ans ? Au Figaro, ma conviction, pour l'instant en tout cas car cela peut changer énormément d'ici trois ans, c'est que le papier reste le point de référence de la boucle médiatique, que le papier construit la marque. Dans un univers où la profusion d'informations appelle une sélection et un lien de confiance avec le lecteur, la marque, par le truchement du papier, reste encore le point de stratégie le plus important. Peut-être avez-vous lu dans le Financial Times, que BMW a demandé à Google de le déréférencer pour ne plus être victime de spammers et de hackers. Cela se passe tous les jours dans un environnement d'informations. On se trouvera de plus en plus dans un univers de profusion d'informations avec d'un côté Yahoo ou Google, grands vecteurs d'informations mais dont le métier n'est pas de faire l'information, et de l'autre côté des titres dont le crédit, bâti sur le média papier, repose justement sur le fait que, même sur Internet, ils sélectionnent l'information, la hiérarchisent et lui donnent du sens. Ces trois tâches restent en effet celles que l'on peut demander à un journal, même dans un univers totalement ouvert et déférencé.

Nous sommes donc dans une période où il est encore nécessaire de renforcer les journaux papier, ce qui justifie l'intérêt à ouvrir des imprimeries et à investir dans de nouvelles formules. Cela ne nous permet pas de dire avec certitude ce qu'il en sera dans dix ou vingt ans. Ce qu'on sait, en revanche, c'est que les quotidiens ne survivront pas s'ils restent seuls. Aussi nous efforçons-nous de faire du Figaro la marque de référence, qui fabrique de l'information à valeur ajoutée éditoriale, diffusée à la fois sur papier, sur le Net, des SMS, sur des boucles privées ou non, sur des PDA... Nous sommes désormais des diffuseurs de contenu.

Il s'ensuit une façon radicalement différente d'aborder la question, autrefois cruciale, de savoir si un journal doit être propriétaire de son imprimerie. C'était considéré, il y a dix ou vingt ans, comme une condition même de son indépendance. Aujourd'hui, pour tous les groupes de presse, il s'agit au contraire de produire du contenu, une information ciblée, qui ait un sens, et de déléguer la fabrication du papier à des gens dont c'est le métier. Cette question est en fait dépassée : le groupe de presse doit diffuser de l'information siglée, qui a un sens, qui transporte un univers de références transposé sur différents médias au sens de Mc Luhan.

Sommes-nous capables de dire aujourd'hui quelle sera la position relative, dans vingt ans, des différents supports, papier, électronique, Internet... ? Evidemment non. On ne peut même pas affirmer que le papier restera. En effet, certains groupes qui font de la recherche-développement s'intéressent très fortement aux écrans souples, qui présentent certes le double inconvénient d'être trop petits et d'avoir une durée de vie très courte, mais qui pourraient, demain, recevoir pendant la nuit le journal commandé à l'éditeur par le lecteur. Ils comporteraient les rubriques qui intéressent ce dernier, lequel pourra le lire le matin sans se tacher les doigts. Dans vingt ans, cet objet se répandra-t-il comme le téléphone portable, dont nul ne prévoyait le développement il n'y a pas si longtemps ?

La marque reste forte, fondée sur le journal papier qui seul crée la « boucle médiatique », qu'on peut définir comme ce qui se passe au cours d'un temps donné dans les têtes des transmetteurs et des récepteurs de l'information. Par exemple, le 1er janvier dernier, la Russie a décidé de restreindre ses livraisons de gaz à l'Ukraine. L'événement était annoncé depuis plusieurs semaines, et prévisible depuis plusieurs jours, mais seuls deux journaux ont fait leur une sur lui : Les Echos et Le Figaro. Ni les télévisions ni les radios n'en ont parlé le matin ni à midi : il a fallu attendre que soit diffusée l'image d'un manomètre en Ukraine, et que Le Monde reprenne l'information l'après-midi, pour que la « boucle médiatique », en ces lendemains de fêtes, commence à s'agiter.

Qu'en conclure ? Le défi qui s'impose à nous est de continuer à avoir quelque 200 à 300 journalistes spécialisés, qui savent que, en ce 1er janvier, il peut éclater une nouvelle guerre énergétique, que ni les télévisions ni les nouveaux médias ne peuvent voir en raison du manque de journalistes experts. C'est la presse écrite, ce jour-là, qui a été à l'origine de la « boucle médiatique ». Lorsqu'il s'agit d'aller chercher l'information, de la hiérarchiser, de la mettre en perspective, de lui donner du sens, elle est irremplaçable.

Notre principale chance, dans les dix ou vingt ans à venir, est d'avoir des rédactions de professionnels, avec des journalistes compétents, spécialisés, s'épanouissant dans leur cadre de travail. Nous sommes un pays où vivent des journaux et des groupes de presse déficitaires. Ainsi, dans la presse quotidienne économique, pendant vingt ans, un des deux acteurs n'a pas cessé de perdre de l'argent, ce qui donne des conditions de concurrence délicates à gérer. Mais la principale menace, c'est le climat actuel de profond désenchantement, de malaise dans la communauté des journalistes, qui a franchi un pas de plus avec la crise de Libération, grand journal de référence, différent des autres, et auquel tout le monde est attaché. Les journalistes ont vécu cette crise de façon très douloureuse, conscients qu'elle peut arriver à chacun. Beaucoup de gens du métier m'ont dit qu'ils avaient eu, pour la première fois, l'impression que la question de la disparition de Libération, impensable il y a encore cinq ans, n'était plus totalement incongrue aujourd'hui.

Le malaise est également dû au fait que nous avons beaucoup de mal à évoluer. L'attitude « reader friendly » dont parlait Adam Sage tout à l'heure n'est pas quelque chose qui est facilement accepté. Au Figaro, il n'a pas toujours été aisé de faire comprendre aux journalistes qu'un article de huit feuillets sans chapeau, sans « inter », sans aucune aide à la lecture, est une forme de gâchis, et que ce n'est pas dévaloriser le journal que de faire des articles courts à côté d'articles plus longs ou de ne pas bâtir toutes les pages de la même manière. La télévision, L'Équipe, le Net, les SMS : tout cela nous oblige à bouger, alors que nous, les journalistes, nous avons cru pendant des dizaines d'années que nous savions mieux que nos lecteurs ce dont ils avaient besoin.

M. Michel Françaix : On nous a expliqué que le développement du groupe Figaro, avec les magazines, s'est fait autour du journal pour le renforcer. Quant à Ouest-France, sa stratégie de diversification est censée lui permettre de tenir. L'Est républicain, avec le Crédit mutuel, y parviendra peut-être. Mais tous les autres journaux, tels que Libération, s'ils ne rentrent pas dans une stratégie industrielle, risquent de se trouver victime d'un coup de bourse de la part de quelqu'un qui les lâchera du jour au lendemain, car il n'y aura pas de stratégie industrielle qui englobe la presse.

M. Nicolas Beytout : Je tiens à préciser que tous les journaux gratuits « à diffusion multi-urbaine », qui sont certes en phase de développement, perdent encore de l'argent. Il n'empêche que le Figaro va lui aussi lancer un journal gratuit car, en matière de stratégie publicitaire, il est très important d'offrir aux annonceurs une gamme de produits complète.

M.  Didier Pourquery : Nous sommes cotés en Bourse... Le groupe Metro publiera ses résultats le 15 février. Nous en reparlerons donc !

Le président Jean-Michel Dubernard : Ce qui se passe en 2006 pouvait-il être anticipé en 1986 ? Pour ma part, je le pense.

M. Stéphane Duhamel : Ce n'est pas mon avis.

M. Pierre-Christophe Baguet : Ce n'est pas le mien non plus, car en 1986, 85  % des métiers des médias n'étaient pas inventés !

M. Nicolas Beytout : Personne ne pouvait prévoir le tremblement de terre que représente l'irruption des opérateurs de télécommunication dans les métiers des médias, particulièrement dans le milieu du sport. Se rend-on suffisamment compte que le premier opérateur de télécommunication français gagne plus d'argent que le chiffre d'affaires du premier média du pays, TF1 ? Or, ces opérateurs de télécommunication deviennent des acteurs médiatiques. Ainsi, l'annonce du retour de Zidane dans l'équipe de France a été faite par Orange, dans une stratégie douteuse mêlant publicité et information. C'est, pour la presse, un problème crucial, que personne ne pouvait prévoir en 1986.

M. Christian Kert : Cette rencontre que nous attendions avec intérêt a été passionnante et instructive. La révolution en cours dans la presse écrite que vous nous avez décrite nous a rassurés. En effet, nous avons longtemps eu le sentiment que les mutations nécessaires ne se faisaient pas dans la presse, pourtant chargée de rendre compte des énormes changements du monde. Une révolution culturelle et générationnelle est en cours, afin de mieux répondre aux attentes des lecteurs, notamment les plus jeunes, d'améliorer la qualité éditoriale ou d'utiliser au mieux la gamme des nouveaux outils. S'agissant en particulier d'Internet, je constate que M. Patino en appelle étrangement au cannibalisme : mais qui cannibalise qui ?

J'ai été très étonné que l'on n'évoque pas le problème des relations entre la presse régionale et la télévision locale, problème que la commission pourra aborder sous une autre forme. Il reste aussi à traiter des relations entre la lecture de la presse et le bouleversement du politique : faut-il que l'action politique soit mieux décrite pour que le politique devienne meilleur, ou est-ce l'inverse ?

Le président Jean-Michel Dubernard : Je remercie chaleureusement tous les intervenants et tous les participants à cette table ronde.


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