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COMMISSION DES AFFAIRES ÉTRANGÈRES

Mardi 5 décembre 2006

Séance de 16 h 15

Compte rendu n° 12

Présidence de M. Edouard Balladur,
Président

 

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– Audition de Mme Michèle Alliot-Marie, Ministre de la Défense, sur les opérations extérieures

  

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Audition de Mme Michèle Alliot-Marie, Ministre de la Défense

Le Président Edouard Balladur a remercié Mme Michèle Alliot-Marie, Ministre de la Défense, d’avoir accepté de venir devant la commission faire le point sur la présence et l’action des forces françaises dans les différents pays où elles se trouvent engagées.

Mme Michèle Alliot-Marie, Ministre de la défense, s’est dite toujours très heureuse de répondre à l’invitation du Parlement et de ses commissions, cadre qui se prête le mieux à des explications et à des échanges détaillés.

De l’Afghanistan à la Côte-d’ivoire, des Balkans à l’océan Indien, ce sont environ quelque 11 000 hommes et femmes des forces armées françaises qui servent quotidiennement, dans 29 opérations militaires à l’extérieur du territoire national. Les effectifs ont même atteint, ces dernières semaines, 14 500, et si l’on tient compte des rotations nécessaires, près de 50 000 personnels participent chaque année à ces opérations, dont il faut souligner qu’elles ne sont pas sans risques : en 2006, 13 soldats ont perdu la vie dans l’accomplissement de leur mission, et 34 ont été blessés au combat.

Le nombre des opérations extérieures où la France est engagée ne cesse de croître : il était de 22 en 2002, de 25 de 2003, de 27 en 2005, il est de 29 aujourd’hui. Cette évolution est liée à la fragilisation de la paix dans le monde entier, à la montée des crises, notamment sur certains continents, mais aussi à la volonté et à la capacité de la France d’être présente.

Les engagements de la France revêtent des objectifs multiples : sécurisation des ressortissants français et étrangers, participation aux opérations de maintien de la paix, lutte contre le terrorisme, opérations humanitaires, etc. Ils sont un élément essentiel de la sécurité des Français, de l’action et de l’influence de la France dans le monde. La sécurité des Français est en effet indissociable de la sécurité internationale. Le terrorisme, par exemple, peut se manifester tant sur le territoire national – même s’il est rarement lié à des causes situées sur celui-ci – qu’à l’extérieur, contre les ressortissants français à l’étranger – personnels diplomatiques, Français travaillant à l’étranger, touristes…

La France participe à onze opérations de l’ONU, destinées à faire face à des crises militaires. Deux mille de ses soldats servent comme « casques bleus » au Liban, et 3 500 dans le cadre de l’opération Licorne en Côte-d’Ivoire. Elle participe également, avec 3 000 hommes, à deux opérations de l’OTAN, au Kosovo et en Asie centrale : elle a des forces aériennes stationnées au Tadjikistan, et se trouve engagée, en Afghanistan même, dans la FIAS, ainsi que dans les forces spéciales de l’opération Enduring Freedom dans le sud-est du pays. Elle participe enfin à sept opérations de l’Union européenne, principalement en République démocratique du Congo, où il s’est agi, à partir du mois d’août 2006, d’assurer la sécurisation des élections, et en Bosnie, où l’Union européenne a pris la relève de l’OTAN pour stabiliser cette région fragile – et qui le restera tant que la question du statut du Kosovo n’aura pas été réglée.

D’autres interventions, notamment en Afrique, répondent à des crises que l’on peut qualifier de « politico-sécuritaires », caractérisées généralement par des affrontements interethniques pour la conquête du pouvoir. C’est le cas au Tchad et en République centrafricaine, où des affrontements ont eu lieu ces derniers jours encore, c’est aussi le cas en Côte-d’Ivoire. Au Darfour, les rivalités interethniques ont des conséquences dramatiques : 300 000 morts, 230 000 réfugiés – principalement au Tchad, ce qui contribue à la déstabilisation de ce pays -, 1 850 000 personnes déplacées. La France n’intervient pas directement, mais dans le cadre d’un soutien, notamment logistique, aux forces de l’Union africaine, ainsi qu’aux populations, notamment celles qui vivent dans les camps de réfugiés.

Enfin, les armées françaises répondent à des crises humanitaires, le plus souvent à la suite de catastrophes naturelles : tremblement de terre au Pakistan, passage de l’ouragan Katrina dans le sud des États-Unis.

Le cadre d’action est de plus en plus rarement national, et de plus en plus souvent celui de l’OTAN ou de l’Union européenne.

L’Alliance atlantique est un élément essentiel de la protection de l’Europe et de l’Amérique du Nord en cas de crise majeure. La France joue un rôle très actif au sein de l’OTAN, dont elle est le troisième contributeur en troupes, et le troisième ou quatrième sur le plan financier. Elle prend également une part active à la transformation de l’OTAN, et participe à sa force de réaction rapide (NRF).

Parallèlement, cependant, la France a joué un rôle essentiel dans l’essor de la défense européenne, qui était encore un projet il y a cinq ans, et qui est une réalité aujourd’hui, ainsi qu’en témoignent la mise sur pied de deux opérations extérieures sous l’égide de l’Union européenne et la création de capacités d’intervention mobilisables plus rapidement même que celle de l’OTAN. Les deux groupements tactiques de 1 500 hommes peuvent se déployer simultanément. La force de gendarmerie européenne, créée à l’initiative de la France, est opérationnelle depuis juillet 2006, et la cellule de planification et de coordination le sera en juillet 2007. Il faut enfin mentionner l’Agence européenne de l’armement et les programmes européens d’armement qui se développent progressivement, tels que ceux relatifs à l’avion de transport militaire A400M, l’hélicoptère de transport NH90, l’hélicoptère de combat Tigre, ou encore les moyens de communication et de surveillance par satellite.

Si la France est en mesure de participer aux interventions extérieures dans le cadre de l’ONU ou en application d’une décision de l’ONU, elle le doit à la professionnalisation du son armée, au respect intégral de la loi de programmation au cours des cinq années écoulées, mais aussi à la motivation, à l’engagement et au dévouement sans faille de ses militaires.

Le Président Edouard Balladur a remercié la ministre pour son exposé, ainsi que pour la lettre qu’elle lui a adressée hier au sujet du Rwanda. A l’heure où l’armée française se trouve en effet injustement mise en cause par certains pour la conduite de l’opération Turquoise en 1994, quelles mesures le ministère de la défense entend-il prendre pour lui permettre de se défendre contre des imputations qui, jusqu’à preuve du contraire, sont mensongères ?

Il a ensuite rappelé que le chef d’état-major des armées avait déclaré le 18 octobre devant la commission de la défense de l’Assemblée que : « Près de 14 000 femmes et hommes sont actuellement engagés en opérations, auxquels il convient d’ajouter les forces de présence et de souveraineté hors de la métropole, soit plus de 35 000 femmes et hommes au total, sans compter les 1 300 personnels déployés sur le territoire national, essentiellement dans le cadre du plan Vigipirate. » Ce propos l’a conduit à demander à la Ministre si la professionnalisation des armées, décision opportune en elle-même, a eu pour effet d’accroître le volume de forces disponible pour les opérations extérieures. On se souvient en effet que, lors de la première guerre du Golfe en 1991, les 10 000 à 12 000 militaires envoyés par la France étaient considérés comme un maximum non susceptible d’être dépassé, la France étant par ailleurs présente sur divers théâtres, notamment en Afrique.

La Ministre de la Défense a répondu, s’agissant du Rwanda, que les diverses accusations portées contre des militaires français et contre l’armée française en général relevaient de l’affabulation pure et simple, comme c’est souvent le cas en Afrique : d’aucuns n’ont-ils pas été, en Côte-d’Ivoire, jusqu’à accuser les troupes françaises de cannibalisme ?

Le Président Edouard Balladur a observé que ces allégations, dans le cas du Rwanda, étaient régulièrement reprises par des journalistes français.

La Ministre de la Défense a déploré cet état de fait, et rappelé qu’elle s’était élevée très vivement contre elles. Le ministère a en outre mis en œuvre un soutien juridique aux militaires mis en cause, dont l’un a été cité comme témoin par le président du tribunal international sur le Rwanda, devant lequel il lui a été accordé de témoigner par visioconférence, en égard aux risques physiques que serait susceptible de faire peser sur lui un déplacement à Arusha.

L’apport de la professionnalisation est indéniable. Alors que la France, en 1991, était dans l’incapacité de relever les quelque 10 000 soldats qu’elle avait envoyés dans le Golfe, ce sont aujourd’hui environ 50 000 hommes et femmes qui participent, chaque année, aux opérations extérieures, et les armées, y compris l’armée de terre, sont capables de faire face à d’éventuelles demandes supplémentaires, ce qui n’était pas le cas avant la professionnalisation. Une force complémentaire de 11 000 hommes peut ainsi être mise sur pied dans un délai d’un mois ; vingt à vingt-cinq unités sont par ailleurs disponibles, soit 1 500 à 2 000 personnels, pour intervenir en France ou hors de France ; enfin, 5 250 militaires sont en alerte « Guépard » et peuvent intervenir dans un délai qui s’échelonne entre douze heures et neuf jours. Il existe cependant de fortes tensions dans certains domaines spécifiques, comme les systèmes de commandement, le déminage ou les hélicoptères de l’armée de terre, où des demandes supplémentaires ne pourraient être satisfaites qu’au prix d’une réduction du nombre et de la durée des permissions.

Il faut souligner que la France est capable de projeter ces hommes et ces femmes avec leur matériel, ce qui n’était pas le cas en 2002 : la moitié des matériels seulement étaient alors opérationnels, par insuffisance de pièces détachées comme de crédits d’entretien. L’une des premières tâches que la ministre s’est assignée, dès son arrivée rue Saint-Dominique, a consisté à passer commande de matériels plus récents et à augmenter les crédits de maintien en condition opérationnelle (MCO). Les résultats ont été excellents pour l’armée de l’air, où le taux d’opérationnalité dépasse 70 % ; l’amélioration est également sensible pour la marine, grâce à la transformation de la DCN ; dans l’armée de terre, en revanche, si la disponibilité est de 100 % pour les opérations extérieures, des progrès restent à faire pour garantir l’opérationnalité des matériels sur le territoire national, où ils servent notamment à l’entraînement. Un audit a été commandé voici quelques semaines, et le taux de disponibilité des matériels devrait bénéficier de l’arrivée de nouveaux matériels, notamment de transport, à l’horizon 2008-2010, ainsi que d’un effort accru d’entretien.

Le Président Edouard Balladur a demandé s’il était donc inexact de dire que l’envoi de 14 000 ou 15 000 femmes et hommes en opérations extérieures était une limite indépassable.

La Ministre de la Défense a confirmé que la France avait encore une marge d’action, grâce à la grande disponibilité de ses militaires, dont un grand nombre seraient prêts à partir plus de quatre mois dans l’année, en renonçant à une partie de leur temps de repos. Rien ne le justifie actuellement, mais si un besoin supplémentaire devait apparaître, la France serait en mesure d’y faire face.

Le Président Edouard Balladur a demandé si cette capacité accrue était bien à mettre au crédit de la professionnalisation des armées.

La Ministre de la Défense a confirmé cette appréciation : autrefois, non seulement la France n’envoyait pas d’appelés du contingent en opérations extérieures, mais elle avait besoin de conserver un grand nombre de militaires sur le territoire national pour les encadrer.

M. Roland Blum a demandé comment était organisé le financement des interventions dans le cadre d’un mandat international. Puis il a interrogé la ministre sur son sentiment vis-à-vis des déclarations publiques du général Alain Pellegrini, chef de la FINUL, en faveur d’une modification des règles d’engagement de celle-ci. Enfin, il a souhaité que soit fait un point sur la situation en Côte-d’Ivoire.

La Ministre de la Défense a exposé que le financement des opérations sous mandat dépendaient des cas de figure : si elles ont lieu dans le cadre de l’Union européenne, la France en assume sa part ; si elles ont lieu dans le cadre de l’ONU, elle reçoit des remboursements pouvant varier entre 10 et 20 % des dépenses.

Le général Alain Pellegrini ne dépendant pas du ministère de la défense, mais de l’ONU, à la disposition duquel il a été mis, la Ministre a indiqué qu’elle s’abstiendrait de commenter les déclarations sur ce dossier.

La situation en Côte d’Ivoire est satisfaisante sur le plan militaire proprement dit, mais à cette réserve près que les forces de l’ONUCI n’acceptent de rester que parce que les troupes françaises sont présentes. En revanche, la situation sécuritaire est dégradée : les actes de banditisme se multiplient, commis par les milices de tous bords, dont les membres, n’étant ni rémunérés ni reconvertis, se paient sur la population. Enfin, la situation politique est très inquiétante : le président Laurent Gbagbo, à seule fin de conserver le pouvoir, refuse de respecter les résolutions de l’ONU, s’emploie à paralyser l’action du Gouvernement, et fait tout pour empêcher la tenue du recensement préalable aux élections, sans doute afin que celles-ci ne puissent se tenir qu’avec une surreprésentation des groupes qui lui sont favorables. Tout cela est très dangereux, car les affrontements peuvent reprendre à tout moment, et l’éventuelle partition du pays risquerait de déstabiliser les pays avoisinants et, par là même, le continent tout entier.

M. Hervé de Charette a interrogé la ministre sur la situation au Tchad et en République centrafricaine.

La Ministre de la Défense a indiqué que ces deux pays subissaient les conséquences de la crise du Darfour, et que les migrations de population entraînaient, de plus, des déséquilibres économiques et sociaux.

Au Tchad, plusieurs ethnies sont en révolte contre celle du Président Idriss Déby, et un certain nombre de membres de cette dernière, mécontents de la position du Président sur la crise du Darfour, essaient de le déstabiliser, soutenues en cela par le gouvernement soudanais.

En République centrafricaine, des groupes ethniques infiltrés du Soudan et du Tchad essaient également de déstabiliser le régime du Président François Bozizé. Ces groupes sont assez lourdement armés – les armements passent par le Tchad – et ne s’entendent pas entre eux, ce qui les conduit à des échecs répétés, comme il y a trois mois près de N’Djamena.

La région est donc extrêmement fragile, et l’on observe régulièrement des défections dans l’armée nationale tchadienne. La seule certitude est qu’il n’y a pas de stabilité possible tant que la crise du Darfour ne sera pas résolue.

M. Hervé de Charette a demandé si l’armée française était engagée sur le terrain, ainsi qu’on peut le lire dans la presse, et que le laisse entendre le voyage du Premier ministre au Tchad.

La Ministre de la Défense a précisé que la situation des deux pays était différente. La France, qui a une base militaire à N’Djamena, est liée avec le Tchad par un accord au terme duquel elle apporte son soutien à l’armée tchadienne pour la formation, le transport logistique, le renseignement et le ravitaillement en munitions légères. Chaque fois, donc, qu’il y a eu des accrochages, les forces françaises sont intervenues dans le cadre de cet accord, sans ouvrir le feu directement, sauf une fois, afin de protéger les ressortissants français et étrangers, alors qu’une unité de rebelles marchait sur N’Djamena.

En République centrafricaine, où le pouvoir est confronté à des éléments venus du Soudan et du Tchad, l’intervention de nos forces se fait en appui à l’armée centrafricaine. L’aviation est toutefois intervenue également, les militaires français ayant essuyé des tirs.

M. Didier Julia a demandé si les ingénieurs et techniciens de l’armée française étaient les plus adaptés à des interventions humanitaires et s’il ne vaudrait pas mieux faire appel à des corps civils, comme les sapeurs-pompiers.

S’agissant de la lutte contre le terrorisme, dont on sait qu’il n’est pas le fait d’États à proprement parler, mais qu’il constitue un phénomène plus diffus, qui est habilité à définir les objectifs ?

Au Liban enfin, qui, en cas d’attaque contre les troupes françaises, aurait la responsabilité de la riposte ? La France ou l’ONU ?

La Ministre de la Défense a répondu que le recours à l’armée pour des interventions humanitaires s’expliquait par sa réactivité supérieure à celle des civils, ONG comprises : en cas de tremblement de terre ou d’inondation, c’est en effet dans les toutes premières heures que l’on peut sauver des vies. Les sapeurs-pompiers sont d’ailleurs parfois des militaires, comme ceux de Paris et de Marseille, tandis que les ingénieurs et techniciens auxquels il est recouru sont généralement des réservistes. Il peut y avoir, en outre, des opérations humanitaires ponctuelles, dans tel ou tel village, dans le cadre d’une intervention militaire, et c’est un des éléments qui contribuent à la réputation et à l’image des armées françaises.

Dans le cadre de la lutte contre le terrorisme, la France n’entreprend pas d’action dirigée contre telle ou telle personne en particulier. En Afghanistan, par exemple, les objectifs sont définis d’un commun accord par les alliés, et la France surveille la zone maritime du Golfe, le long des côtes pakistanaises, afin d’éviter l’exfiltration d’éléments dangereux en provenance d’Afghanistan. Mais elle protège aussi, et surtout, ses propres frontières, aériennes et maritimes, afin que ne puisse se reproduire ce qui s’est produit le 11 septembre 2001 à New York – et cette mission est définie par les seules autorités nationales.

Au Liban, enfin, les forces françaises sont placées sous la responsabilité de l’ONU. Les conditions d’utilisation de la force ont été définies dans le cadre du mandat, qui précise les différents cas de figure, la façon dont les forces sont en droit de réagir, et les capacités dont elles sont dotées pour le faire. La France a demandé et obtenu que ce mandat soit adapté afin que les militaires ne soient pas réduits à l’impuissance, et que la situation sur le terrain ne soit pas suivie uniquement depuis New York par le département du maintien de la paix, mais par un état-major ad hoc, installé à la fois au siège des Nations unies et sur place, et donnant des ordres en application des règles fixées d’un commun accord.

M. Axel Poniatowski a relevé, au sujet de l’Afghanistan, que la presse française et internationale se faisait l’écho de difficultés sur le terrain. Certains responsables auraient déclaré qu’il conviendrait, pour contrer la progression des talibans, de doubler ou de tripler les effectifs. Il semble par ailleurs qu’un incident aurait eu lieu voici quelques semaines près de Kandahar : à la suite d’une mauvaise compréhension entre forces françaises et britanniques, les premières ne seraient pas venues à la rescousse des secondes. Qu’en est-il au juste ?

La Ministre de la Défense a qualifié de très contrastée la situation en Afghanistan. Pour se rendre tous les six mois sur place, à Kaboul ainsi que dans le sud du pays, près de Kandahar justement, elle a été frappée de constater que, si la capitale a connu en quatre ans une transformation spectaculaire – le temps est bien révolu où l’électricité ne fonctionnait que deux heures par jour et où la plupart des maisons n’avaient ni toit ni fenêtre –, les choses ne donnent guère l’impression d’avoir changé dans le sud, hormis le fait que les champs sont un peu plus cultivés. Il est vrai aussi que, malgré la surveillance militaire étroite dont Kaboul fait l’objet, les attentats y sont plus nombreux qu’avant.

Certaines régions, au nord et à l’ouest, sont relativement calmes, d’autres, au sud et à l’est, sont plus fragiles, tandis que Kaboul constitue un cas particulier.

Dans le sud et l’est, on observe depuis quelques mois une alliance entre les talibans, les seigneurs de la guerre et, surtout, les trafiquants de drogue – depuis que le président Hamid Karzaï a exprimé l’intention de s’attaquer à eux.

La situation à Kaboul même s’explique par la volonté d’empêcher le gouvernement de rétablir le fonctionnement de l’État sur l’ensemble du territoire. L’ambiance générale est assez préoccupante, car les gens ont le sentiment que leur sort personnel ne s’améliore pas, et il s’ensuit une certaine tension vis-à-vis des autorités comme des forces internationales. C’est pourquoi la France a proposé, au sommet de Riga, que soient mieux coordonnés l’effort de l’Union européenne et l’action des ONG en faveur du développement économique, de la scolarisation, de l’organisation de la justice. Il n’y aura pas de stabilisation sur le terrain sans véritable accompagnement économique et social.

L’incident qui a eu lieu dans le sud du pays voici six semaines doit être ramené à sa juste proportion. Il est exact que les forces britanniques et canadiennes ont eu à livrer des combats très durs, au cours desquels elles ont subi des pertes, contre les forces conjointes des talibans et des trafiquants de drogue. Les forces françaises leur sont venues en aide avec les bombardiers stationnés à Douchanbe, au Tadjikistan, mais il n’a pas été possible, par contre, d’envoyer des renforts depuis Kaboul, où des indices très précis faisaient état de menaces contre les 1 200 hommes – effectif relativement modeste – stationnés dans la capitale et aux alentours. Mais cette impossibilité a été bien expliquée, et il n’y a pas eu d’incompréhension entre alliés.

A Riga, la France a également proposé de compléter le dispositif : en maintenant les avions stationnés à Douchanbe, y compris pendant la période d’hiver, durant laquelle ils sont habituellement retirés ; en renforçant les équipes de formation de l’armée afghane ; en envoyant des renforts le cas échéant pour certaines opérations. Sans doute a-t-on fait preuve de trop de précipitation en déployant dans le sud du pays, au lieu des forces spéciales, les forces de l’OTAN, dont les membres sont moins formés, notamment à la lutte contre la drogue.

Le Président Edouard Balladur a demandé si c’était à cela qu’il fallait attribuer le regain d’influence des talibans.

La Ministre de la Défense a répondu que oui : les talibans ont certes subi de lourdes pertes au combat, mais ils recrutent au Pakistan, notamment dans les camps de réfugiés, et font du prosélytisme dans les madrassas. Ils disposent en outre de matériels de plus en plus sophistiqués, et ont su se rapprocher de ceux qui vivent de la drogue, y compris, sans doute, les paysans eux-mêmes.

M. Jacques Myard a estimé que les États-Unis avaient voulu utiliser l’OTAN pour des opérations hors zone et s’est étonné que la France, qui n’est guère favorable à ce que l’OTAN soit la gardienne du monde, se soit mise en contradiction avec sa position traditionnelle en participant à la NRF.

La Ministre de la Défense a répondu que certains accusaient la France, au demeurant à tort, de ne pas savoir s’adapter aux évolutions du contexte géostratégique, marqué par la fin de la guerre froide, et symbolisé par le fait qu’il existe désormais un conseil OTAN-Russie, alors que l’OTAN avait précisément été créée pour faire pièce au bloc soviétique. Le risque principal, aujourd’hui, ne vient plus de l’Est de l’Europe, mais est dispersé entre différents points du monde. Il est nécessaire, dès lors, d’avoir une réactivité plus grande, et cela passe par la NRF, qui privilégie à la fois la capacité de projection et la rapidité de réaction. Pour autant, l’OTAN doit rester dans sa mission militaire de protection de l’Europe et de l’Amérique du Nord, sans se substituer à d’autres instances internationales. Elle ne doit ni devenir une petite « ONU-bis », ni – ainsi que cela a été rappelé au sommet de Riga – sortir du domaine militaire pour s’occuper de reconstruction des pays et disperser ses moyens au moment où elle se plaint que ceux-ci soient insuffisants. Si elle peut avoir intérêt, pour certaines opérations, à bénéficier du soutien de pays amis extérieurs, tels le Japon ou l’Australie, cela ne doit pas conduire à un élargissement de son ressort géographique.

M. Jean-Jacques Guillet a demandé s’il était envisagé de rapatrier les forces spéciales d’Afghanistan, et quelle était par ailleurs l’attitude de la France vis-à-vis de la volonté des États-Unis de faire entrer dans l’OTAN des pays comme l’Ukraine ou la Géorgie.

La Ministre de la Défense a rappelé que les forces spéciales se trouvaient en Afghanistan depuis quatre ans et demi, et avaient payé un lourd tribut à la lutte contre le terrorisme. Aujourd’hui, le problème est celui de la superposition de la FIAS, envoyée par l’OTAN, et des forces spéciales, présentes dans le cadre de l’opération Enduring Freedom. La France a toujours plaidé, et les États-Unis se sont ralliés à cette position, pour que les deux opérations – de reconstruction du pays et de lutte contre le terrorisme – soient distinctes, dans la mesure où leurs buts, leurs méthodes, leur intensité et leurs hommes étaient distincts. Si l’on veut que les populations aient le sentiment que les choses avancent, il faut qu’il y ait des étapes : la première a été la guerre, la seconde la stabilisation, la troisième doit être la restitution aux Afghans de la responsabilité de leur propre sécurité. Dès lors que l’OTAN a décidé de déployer la FIAS sur la totalité du territoire afghan, la logique commande que les forces spéciales, au terme d’une période transitoire, lui laissent le terrain. Il y a actuellement des discussions sur ce sujet entre les alliés.

La volonté, exprimée par l’Ukraine, par la Géorgie et par d’autres pays, d’adhérer à l’OTAN, comme l’ont fait avant eux les pays d’Europe centrale et orientale et les pays Baltes, constitue de leur part un geste fort, visant à signifier qu’ils se sont libérés de l’emprise soviétique et ont retrouvé leur souveraineté. Cela pose néanmoins un double problème. D’une part, la Russie ressent cette candidature comme une forme de méfiance, voire comme une menace, à son égard – et l’on sait que les crises internationales naissent souvent d’une perte de confiance réciproque. D’autre part, il semble qu’au sein même de ces pays candidats, on soit en train de s’interroger – peut-être sous la pression de la Russie, et de façon variable selon les gouvernements en place – sur les bienfaits de leur adhésion à l’OTAN.

M. Jean-Pierre Kucheida a tout d’abord souligné et salué la qualité des militaires qui servent en Afghanistan et en République démocratique du Congo.

En Afghanistan, pays où lui-même s’est rendu à plusieurs reprises, et qui a été complètement déstructuré par l’invasion soviétique, il est fort à craindre que les troupes occidentales dans leur ensemble ne soient jamais acceptées par la population, et soient chassées d’une façon assez brutale, faute pour les Occidentaux d’avoir su créer les conditions d’un redécollage économique. Le problème de la drogue reste entier, car les petits paysans ont de plus en plus de mal à survivre sans en produire.

En République démocratique du Congo, les élections ont eu lieu, et l’EUFOR est en train de se désengager, mais dans ce cas c’est l’excès de hâte à quitter le terrain qui est à redouter. La réélection du président Joseph Kabila a été confirmée par la Cour suprême il y a quelques jours seulement, et le contentieux semble loin d’être réglé entre les partisans des deux principaux candidats, si bien que l’on peut craindre une reprise des troubles. En outre, la façon dont les choses s’organisent sur le terrain n’est pas satisfaisante, et il faudrait davantage d’unité de commandement.

Enfin, 14 000 hommes engagés sur les divers théâtres de la planète, n’est-ce pas déjà beaucoup, compte tenu des rotations nécessaires et des moyens logistiques à déployer ?

La Ministre de la Défense a estimé que l’Afghanistan et la République démocratique du Congo posaient en fait un même problème : celui de la durée pendant laquelle la présence de forces étrangères était acceptable par la population. Or, cette durée est de plus en plus courte, ce qui oblige à intervenir très rapidement, ainsi qu’à s’appuyer davantage sur des forces de maintien de la paix capables de prendre le relais. Il faut conserver cet élément en tête lorsque l’on intervient à l’étranger, sous peine de courir au devant de graves problèmes, au premier chef desquels un fort rejet par la population.

En Afghanistan, aujourd’hui, la priorité est double : investir le plus possible dans la formation de l’armée et de la police nationales, mais aussi, dans le même temps, améliorer le sort des populations locales, qui n’ont pas le sentiment que tel soit le cas. C’est aujourd’hui l’ensemble du monde rural afghan, et non pas seulement les paysans, qui vit de la drogue : un petit commerçant, par exemple, a besoin de revenus pour s’acheter une camionnette ou même une bicyclette. Ce qu’il faut faire, c’est favoriser le développement d’une agriculture de substitution, en utilisant les mêmes méthodes commerciales que les trafiquants : de même que ces derniers paient l’essentiel de l’opium au moment même où le pavot est planté et le reste à la livraison, il faut garantir au producteur que ses récoltes lui seront achetées.

Il ne faut quitter ni trop tard, ni trop tôt les pays où l’on intervient, et il faut, surtout, dire à l’avance combien de temps durera la présence des forces d’intervention et ce qui se passera après leur départ. C’est ce qui a été fait en République démocratique du Congo, mais les élections, entre-temps, ont été retardées. Il y a aujourd’hui une force européenne d’assistance aux forces de police, et le fait que M. Jean-Pierre Bemba ait reconnu sa défaite incline à l’optimisme. La MONUC a un mandat « robuste » depuis les événements en Ituri, c’est-à-dire qu’elle a, entre autres, le droit de tirer ! Ce qu’il faut, c’est que l’Union européenne, le moment venu prenne la relève malgré tout.

Si les moyens de projection posent problème, c’est parce que, durant la précédente programmation, les commandes nécessaires n’avaient pas été faites. Une des premières choses que la ministre a dû faire en 2002 a été de débloquer le dossier de l’A340 ; le premier appareil sera livré en juillet 2007. Pour l’heure, il faut soit mutualiser les moyens entre alliés dans le cadre du comité d’Eindhoven, soit recourir à la location en tant que de besoin, mais cela revient plus cher. Cela montre en tout cas l’importance qu’il y a à ce que les lois de programmation soient au niveau nécessaire et soient respectées. Si la loi de programmation militaire pour 1997-2002 avait été respectée, les problèmes qui se posent actuellement ne se poseraient pas.

M. Jean-Paul Bacquet a abordé la question du Kosovo, où se trouvent actuellement 1 200 soldats français, et dont on parle relativement peu. Quelle issue est envisagée au terme des négociations sur le statut du Kosovo ?

La Ministre de la Défense a souligné qu’il s’agissait d’une force de l’OTAN, et non de l’Union européenne comme en Bosnie. Il est important que la présence soit maintenue, car la période qui s’ouvre risque d’être très tendue, compte tenu des négociations qui doivent avoir lieu sur le statut du Kosovo. Il est prévu que l’Union européenne prenne la relève de l’OTAN, en maintenant éventuellement sur place – en application de l’accord dit de Berlin plus – certaines capacités de cette dernière, par exemple en matière de systèmes de commandement et de communication. Est également envisagé le recours à une force de gendarmerie européenne, qui serait particulièrement adaptée à la situation, car apte à la fois à faire la police et à réagir à une brusque poussée de violence. C’est une possibilité dont la France est en train de discuter avec l’Italie, l’Espagne et le Portugal, mais divers problèmes juridiques restent à régler.

L’essentiel est que le Kosovo retrouve des conditions de vie normales. L’avenir de l’Europe dépend en partie de sa capacité à stabiliser ce type de situation, et la France joue à cet égard un rôle essentiel, que lui donne la possession de ses moyens militaires. Si, dans un monde de plus en plus instable et dangereux, la France veut peser sur le cours des choses dans le sens de ses valeurs et de la paix, elle a besoin d’une défense assurée de ses moyens sur le long terme, et c’est pourquoi il importe que les parlementaires restent particulièrement vigilants à cet égard. Cette visibilité n’est pas seulement essentielle pour les industriels à qui l’on demande de s’engager dans de grands programmes d’armement : elle l’est aussi, et surtout, pour les militaires français, qui ont besoin de sentir que l’ensemble de la nation – et de son Parlement – est derrière eux.

Le Président Edouard Balladur a remercié la ministre pour ses réponses, dont il tire pour sa part une double conclusion : d’une part, la professionnalisation des armées a globalement accru leur capacité d’action extérieure ; d’autre part, il ne suffira pas que la France maintienne son effort de défense, il lui faudra encore convaincre ses partenaires européens d’accroître le leur, ainsi qu’il a eu l’occasion de le dire aujourd’hui même à une délégation allemande. L’avenir de l’Europe dépend d’une coopération plus étroite entre les différents systèmes de défense européens et d’une harmonisation de leur effort. L’Europe doit exister militairement pour exister politiquement.

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