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COMMISSION DES AFFAIRES ÉTRANGÈRES

Mercredi 7 février 2007

Séance de 10 heures
Compte rendu n° 26
SESSION 2006 - 2007

Présidence de M. Edouard Balladur, Président,

 

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– Audition de MM. Bruno Tertrais, maître de recherches à la Fondation pour la recherche stratégique, Olivier Roy, Directeur d’études à l’Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales, et Hall Gardner, professeur à l’American University of Paris et à l’Institut d’études politiques de Paris, sur la politique étrangère des Etats-Unis au Moyen-Orient







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Audition de M. Hall Gardner, professeur à l’American University of Paris et à l’Institut d’études politiques de Paris, de M. Olivier Roy, directeur d’études à l’École des hautes études en sciences sociales (EHESS), et de M. Bruno Tertrais, maître de recherches à la Fondation pour la recherche stratégique, sur la politique étrangère des États-Unis au Moyen-Orient

Accueillant MM. Hall Gardner, professeur à l’American University of Paris et à l’Institut d’études politiques de Paris, Olivier Roy, directeur d’études à l’École des hautes études en sciences sociales et Bruno Tertrais, maître de recherches à la Fondation pour la recherche stratégique, le Président Édouard Balladur a indiqué que M. Hall Gardner aborderait la question de la politique étrangère des États-Unis au Moyen-Orient sous l’angle du débat politique intérieur aux États-Unis, en présentant notamment la position du Sénat américain sur cette question, que M. Olivier Roy évoquerait le sujet sous l’angle de l’influence iranienne au Moyen-Orient, notamment du lien entre chiisme, sunnisme et fait national – si tant est qu’il en existe un – et qu’enfin, M. Bruno Tertrais présenterait, outre les termes actuels du débat sur le Moyen-Orient aux Etats-Unis, l’état du dossier nucléaire iranien.

Après avoir remercié la Commission des affaires étrangères pour son invitation, M. Hall Gardner, professeur à l’American University of Paris et à l’Institut d’études politiques de Paris, a expliqué que, plus de trois ans après l’intervention américaine en Irak, la majorité des Américains pensaient aujourd’hui qu’elle avait été une erreur stratégique et seraient sans doute prêts à reconnaître que le Président Jacques Chirac et le Premier ministre Dominique de Villepin avaient eu raison de les mettre en garde contre les risques d’une telle intervention unilatérale.

Le Professeur Hall Gardner a fait observer que la crise actuelle n’était pas sans évoquer – en plus dangereux d’ailleurs –, celle qui était survenue à la fin du XIXe siècle, quand le Royaume-Uni était intervenu en Égypte pour sécuriser le canal de Suez et que Georges Clemenceau avait refusé les financements nécessaires pour que les Français aident les forces britanniques, insistant sur le danger d’une occupation d’une durée indéfinie. De même, les Américains, qui n’ont pas découvert d’armes de destruction massive en Irak mais se heurtent à des « armes de destruction conventionnelle », s’enlisent toujours davantage dans les sables mésopotamiens, tout en ayant à faire face, dans le même temps, au programme d’enrichissement nucléaire de l’Iran et au soutien que ce pays apporte aux milices chiites en Irak.

Avant son discours du 23 janvier 2007 sur l’état de l’Union, le Président George W. Bush était au plus bas dans les sondages, bien au-dessous même de tous ses prédécesseurs. A ce propos, M. Hall Gardner a relevé que l’échec électoral des Républicains aux élections législatives de mi-mandat du 6 novembre 2006 devait certes beaucoup à la guerre en Irak mais qu’en étaient plus encore responsables la corruption et les scandales impliquant des membres de ce parti. Le Président George W. Bush a ainsi perdu une grande part de sa base électorale, un tiers des électeurs blancs d’obédience évangéliste ayant voté pour les Démocrates. Il a aussi perdu un autre soutien important, dans la mesure où 55 % des familles d’anciens combattants et de militaires désapprouvent l’intervention en Irak, tandis que certains anciens officiers ont pris parti contre la politique du Président à l’égard de l’Iran. Les chefs d’état-major interarmées se sont, eux aussi, déclarés en désaccord avec la Maison Blanche sur l’envoi de troupes supplémentaires en Irak. Le fait que le sénateur James Webb, héros de la guerre du Vietnam, ancien secrétaire à la marine du Président Ronald Reagan, qui a récemment rallié les Démocrates et représente aujourd’hui le symbole de ceux que l’on appelle les anciens « reaganistes » – qui ont abandonné le camp républicain en raison des politiques menées par George W. Bush –, ait été choisi pour répondre au discours du Président George W. Bush, illustre l’opposition grandissante de l’opinion à la guerre en Irak, mais aussi à la politique générale des Etats-Unis au Moyen-Orient. M. Hall Gardner a fait observer que cette question était également abordée sous l’angle de la politique énergétique américaine, le sénateur James Webb ayant demandé au Président de réduire plus rapidement la dépendance énergétique extérieure des Etats-Unis vis-à-vis du reste du monde en général – c’est le thème du développement des énergies alternatives –, du Moyen-Orient en particulier.

Face à l’ampleur de la crise actuelle, ce que demandent les élites et l’opinion publique, c’est un réexamen de la politique américaine, non seulement vis-à-vis de l’Irak, mais dans l’ensemble du « Grand Moyen-Orient ». Cette critique globale a trouvé un relais dans le rapport du groupe d’études sur l’Irak (Iraq Study Group), coprésidé par MM. James Baker, républicain, et Lee Hamilton, démocrate. Ce rapport, qui contient des propositions concrètes alternatives à la politique du Président George W. Bush, a ainsi ouvert une brèche dans la prédominance du discours néo-conservateur et chrétien conservateur caractéristique jusqu’alors de l’administration Bush. Ce rapport a conduit les Démocrates, mais aussi beaucoup de Républicains craignant d’être battus lors des élections de 2008, à une approche plus souple et plus réaliste vis-à-vis de l’Irak, de l’Iran, de la Syrie et de l’ensemble du Moyen-Orient, même si tous les membres du Congrès ne sont pas nécessairement d’accord avec l’ensemble des propositions du groupe d’études et si l’administration Bush ne les met pas en œuvre. Nombreux sont ceux qui, dans le camp républicain, ne veulent pas apparaître trop liés à la politique suivie en Irak, plus encore alors que les sondages montrent de fortes réticences à l’envoi de troupes supplémentaires, que ce soit pour des questions budgétaires ou par opposition à la possible confrontation, fortuite ou délibérée, avec l’Iran qui pourrait en résulter.

Le Congrès est-il cependant en mesure d’infléchir la politique étrangère américaine, au vu de la très courte majorité démocrate au Sénat – 51 Démocrates contre 49 Républicains ?

Après le discours présidentiel sur l’État de l’Union, l’opinion publique a semblé évoluer légèrement dans un sens plus favorable au Président George W. Bush. Elle pourrait même être tentée de lui accorder le bénéfice du doute pour sa politique en Irak, à la seule condition toutefois qu’il puisse rapidement montrer quelque succès sur le terrain.

Le problème vient de ce que les Démocrates comme les Républicains sont divisés sur l’approche tactique qu’il convient d’adopter pour faire évoluer la politique de la Maison Blanche. Refusant la logique de la confrontation, la plupart des sénateurs républicains et les démocrates tentent de définir des positions bipartisanes, les Républicains comme les Démocrates modérés étant opposés à toute mesure de réduction des budgets alloués à l’intervention en Irak. De même, ils refusent de fixer une date précise au retrait américain d’Irak afin de ne pas interférer avec les décisions du Pentagone. Pour leur part, les républicains pro-Bush tentent de bloquer ou de retarder toute résolution opposée au renfort de troupes. Le nouveau secrétaire à la Défense, Robert Gates, estime que même une résolution de compromis non contraignante serait de nature à aider l’ennemi. Les partisans du Président pensent pour leur part que les critiques peuvent saper sa légitimité et entraver sa liberté d’action.

C’est ainsi que la résolution de compromis, non contraignante pour l’administration Bush, des sénateurs John Warner et Carl Levin n’a pu être adoptée le 5 février dernier. Il paraît néanmoins probable qu’une résolution de ce type finira par être adoptée, un nouveau débat étant prévu dès le 9 février. Le Congrès sera également appelé à se prononcer en mars sur le budget de la guerre en Irak à l’occasion de l’examen du collectif budgétaire 2007, avant d’en venir à l’examen du budget de la défense pour 2008.

La question qui dominera les débats budgétaires à venir concerne les surcoûts budgétaires et les conséquences de la concentration des forces américaines en Irak sur la stratégie globale des Etats-Unis dans le monde. Dans son témoignage devant la commission des affaires étrangères du Sénat, le représentant démocrate John Murtha a prononcé cette mise en garde : « Tandis que nous combattons une menace asymétrique à court terme, nous affaiblissons notre capacité à répondre à ce que je considère comme une grave menace conventionnelle et nucléaire à long terme. Au début de la guerre en Irak, 80 % de toutes les unités de l’armée et près de 100 % des unités de combat actives ont été portées au plus haut degré de préparation. Aujourd’hui, toutes nos unités de service actif et de la garde nationale sont au degré de préparation le plus bas, en raison du manque d’équipements résultant des déploiements répétés en Irak. » Si la situation en Irak continue à se dégrader, on peut penser que le Congrès procédera à l’audition de nombreux observateurs et cherchera, bien plus qu’il ne l’a fait pendant la guerre du Vietnam, à adopter des résolutions destinées à éviter une escalade militaire. Dans cette hypothèse, on pourrait même voir se multiplier les tentatives de blocage du financement de la guerre. Un membre du Congrès a d’ailleurs menacé d’engager une procédure d’impeachment contre le président George W. Bush en raison de son attitude de provocation à l’égard de l’Iran.

Les surcoûts sont liés non seulement à l’envoi des 21 500 soldats supplémentaires annoncé par le Président, mais également au déploiement des 15 000 à 28 000 personnes que cet envoi implique au titre du soutien. Le coût en est donc élevé sans être pour autant une garantie de succès. Ainsi, le précédent renfort avait échoué, l’opération Together Forward II ayant entraîné une augmentation de 43 % des violences entre juin et octobre 2006. L’annonce du Président a encore une fois coïncidé avec une violence considérable en janvier et au début de février 2007. Comme l’a souligné Zbigniew Brzezinski, le déploiement de 21 500 soldats supplémentaires « n’a qu’une signification tactique limitée et n’apportera aucun avantage stratégique. Il est insuffisant pour remporter une victoire militaire. » C’est d’ailleurs en raison de l’échec du précédent renfort que le rapport du groupe d’études sur l’Irak propose le lancement d’un dialogue avec le gouvernement irakien sur la question des calendriers envisagés de part et d’autre, ce qui permettra aussi de vérifier la sincérité des efforts déployés par l’Irak en vue de la bonne gouvernance. De fait, un engagement des forces américaines pour une durée indéterminée n’encourage pas le gouvernement irakien à mener les actions politiques nécessaires pour donner au pays les meilleures chances d’en finir avec les violences sectaires.

Lors de leur témoignage le plus récent devant la commission des affaires étrangères, James Baker et Lee Hamilton ont affirmé que le groupe d’études, le Président Jalal Talabani et le Premier ministre Jawad al-Maliki s’étaient mis d’accord sur les mesures essentielles : adoption d’une législation sur le partage des revenus pétroliers, élections provinciales dans le courant de l’année, révision des lois de « débaassification », réforme constitutionnelle. Il n’est toutefois pas indiqué comment, si elles reprenaient la main, les forces irakiennes pourraient agir avec la coalition. Il est dit par ailleurs que 20 à 25 % des effectifs de la police nationale devraient être limogés en raison des infiltrations par les milices sectaires. C’est, selon le rapport de l’inspecteur spécial indépendant pour la reconstruction en Irak, Stuart Bowen, cette raison qui explique que, bien que davantage de militaires et de policiers irakiens soient entraînés et équipés, ils ne puissent pas garantir un environnement sûr aux forces de la coalition. Qui plus est, les insurgés étant d’autant plus insaisissables que les Américains ne connaissent ni la langue ni la culture irakiennes et qu’ils n’ont pas la légitimité suffisante pour traiter ces problèmes avec la population, l’entraînement des policiers et des militaires représente la clé d’une véritable indépendance de l’Irak et de la fin des effusions de sang. La position du Président George W. Bush est, rappelons-le, que les forces américaines ne devraient pas être retirées tant que la police irakienne n’a pas atteint le niveau requis. Or le gouvernement local ne s’est jusqu’ici pas fortement engagé en ce sens : dès lors, que faut-il faire si le gouvernement irakien ne peut satisfaire aux exigences du Président et du Congrès américain ? Telle est aujourd’hui la question.

M. Hall Gardner a jugé que, dans ce contexte, le récent voyage au Moyen-Orient de la Secrétaire d’État Condoleezza Rice, sans doute entrepris sous l’influence du rapport Baker-Hamilton, présentait un aspect positif, en ce qu’il pouvait être lu comme une mission de reconnaissance, certes tardive, pour des discussions futures. Il faut espérer que tous les pays voisins, ainsi que d’autres pays musulmans, y seront impliqués à terme, même si cela ne s’inscrit pas dans la suite de la conférence de Madrid. Le plus urgent pour les Américains est d’engager des discussions avec tous les responsables irakiens, même en dehors de la zone verte, afin que soit collectivement déterminée une date pour le désengagement militaire américain, qui entraînerait un départ des bases américaines du territoire irakien mais pas de l’ensemble de la région.

Simultanément avec la relance du quartette, il apparaît que les gouvernements irakien et iranien ont engagé des discussions et que de nouvelles négociations régionales avec l’Arabie Saoudite, l’Iran et d’autres gouvernements sont en cours. Notamment, l’Arabie Saoudite, sans doute inquiète de la perspective d’un prochain retrait américain d’Irak, qui la mettrait à la merci de l’Iran, a lancé un dialogue avec le Hezbollah et la Syrie, tout en accueillant les négociations entre les deux factions palestiniennes à la Mecque.

Dans cette dynamique, les États-Unis devraient lancer, avec le quartette, une démarche permettant de progresser réellement vers une paix entre Israël et les Palestiniens, garantie par une force de paix, sous mandat des Nations unies et sous le double commandement de l’OTAN et de l’Union européenne, et dont la composition serait acceptable par tous. Or, en déployant des forces supplémentaires dans le Golfe, en réclamant des sanctions accrues des Nations unies, en arrêtant des diplomates iraniens à Bagdad et en consacrant une partie du renfort militaire à la lutte contre les milices chiites, l’administration Bush joue le jeu dangereux de la politique « du bord du gouffre » (brinkmanship), afin d’occuper une position de force dans de futures négociations avec l’Iran. Démarche qui va à l’encontre du rapport Baker-Hamilton, qui préconise un relâchement de l’« alliance contre nature » entre l’Iran et la Syrie. En outre, comme le souligne Zbigniew Brzezinski, si les États-Unis continuent à s’enliser dans un engagement sanglant en Irak, cela risque de déboucher sur un conflit avec l’Iran et même avec la majeure partie du monde musulman. Même si l’administration Bush récuse la légende selon laquelle elle préparerait une guerre contre l’Iran, on est en droit de se demander si sa politique de provocation militaire et son opposition au recours aux voies diplomatiques ne mènent pas inévitablement à une escalade du conflit sectaire au sein de l’Irak et à une déstabilisation accrue de la région. Qui plus est, la Syrie et l’Iran pourraient être entraînées dans une guerre par une partie tierce, telle qu’Al Qaïda, à qui l’éventualité d’un conflit ne serait d’ailleurs pas pour déplaire.

Plutôt que de risquer la guerre, les États-Unis devraient donc engager des négociations avec la Syrie et s’efforcer d’isoler l’Iran, tout en laissant la porte ouverte à des négociations ultérieures. Il s’agit en effet aussi d’un problème de politique intérieure : compte tenu de la très mauvaise image de l’Iran, de ses menaces de destruction d’Israël et de sa négation de l’holocauste, il paraît difficile pour tout responsable politique américain d’entretenir ouvertement des rapports diplomatiques avec l’Iran. Il faut donc convaincre l’opinion américaine qu’il s’agit d’un moyen de réformer le régime et non de le légitimer. Si l’Iran acquiert une capacité nucléaire dans les prochaines années, il deviendra nécessaire de placer Israël et la nouvelle Palestine sous la protection de l’OTAN et de l’Union européenne.

L’éventuel succès des Républicains aux élections de 2008 dépend à l’évidence de la réussite de la politique que vient d’engager George W. Bush en Irak. A défaut, les deux années qui viennent seront marquées par des combats acharnés entre Républicains et Démocrates pour s’assurer la victoire aux élections présidentielles et parlementaires. Durant cette période, en dépit des concentrations provocatrices de troupes, l’éventualité d’une guerre avec l’Iran, qu’elle soit fortuite ou voulue, n’est guère probable. Mais des progrès diplomatiques avec l’Iran ou dans le règlement du conflit israélo-palestinien au cours des deux dernières années de la présidence Bush ne le sont pas davantage. Le risque est que, tandis que les Américains et la communauté internationale attendent qu’un nouveau président reprenne le flambeau, l’administration Bush s’engage dans une politique étrangère de plus en plus inefficace et pourtant belliqueuse, qui continue à faire perdre sa crédibilité internationale au pays, tandis que les politiques intérieures sont paralysées.

M. Olivier Roy, directeur d’études à l’École des hautes études en sciences sociales (EHESS), a considéré qu’il existait trois niveaux d’analyse de la question chiite au Moyen-Orient.

Le premier est le niveau communautaire. Dans une certaine mesure, à l’instar des catholiques d’Irlande du Nord, les chiites forment un groupe qui, indépendamment de sa conviction religieuse, se sent brimé jusque dans des pays où il a un poids démographique très fort, comme le Liban et l’Irak. Dans ces deux pays, les chiites, généralement issus de zones rurales, sont convaincus de ne pas avoir, dans les instances gouvernementales, la part qu’ils mériteraient au regard de leur importance démographique.

Le deuxième niveau est celui de l’État-nation. La revendication la plus fréquente des chiites est, au plan national, d’être considérés comme des citoyens de plein droit, par réaction soit aux discriminations légales dont ils sont victimes comme à Bahreïn, soit aux discriminations de fait qu’ils subissent comme dans l’Irak de Saddam Hussein, soit au système dit « communautaire » qui existe au Liban. Dans ce pays, c’est le pacte national de 1943 qui les maintenait en infériorité, le partage des pouvoirs inscrits dans ce pacte ne leur reconnaissant que la présidence de l’Assemblée nationale, poste honorifique. Dans le cadre national, les chiites se revendiquent donc comme des citoyens de pays arabes, affichant à ce titre un patriotisme lié à leur promotion au sein de l’État-nation.

Appliquant ce double niveau d’analyse au cas du Hezbollah libanais, M. Olivier Roy a souligné comment le Hezbollah jouait sur les deux plans, en défendant la communauté chiite du Liban d’une part, en se présentant comme un parti nationaliste ayant vocation à jouer un rôle central dans la formation de tout gouvernement et défendant le pays contre « les agressions » israéliennes d’autre part.

Le troisième niveau d’analyse du chiisme, qui concerne plus particulièrement ses élites, est supranational. A ce niveau, la situation est complexe. Si, par réflexe de minorité, les chiites se sont impliqués dans des mouvements transnationaux tels que le panarabisme, ou le communisme, le réseau supranational le plus important, celui du chiisme international, s’établit autour de l’Iran. On trouve dans ce cadre des réseaux cléricaux mixtes, issus de familles arabo-persanes, bilingues, aux nationalités souvent différentes et se vivant comme supranationaux. Ainsi, l’ayatollah Sayyid Ali Husaini al-Sistani, qui vit à Nadjaf et qui est considéré comme le chef spirituel des chiites irakiens, a un passeport iranien. Prévaut, au sein de ce réseau, une solidarité de corporation : ceux qui le composent sont tous liés par des liens familiaux, ils ont fait leurs études ensemble, se connaissent et partagent les mêmes intérêts, y compris financiers. Mais ils sont aussi traversés par de profonds débats d’idées et par des oppositions marquées.

Ces réseaux cléricaux sont proches de l’Iran plus que du régime islamique iranien, nombre des ayatollahs étant très critiques par rapport à la théorie walâya-i-faqîh qui fait de l’ayatollah Ali Khamenei le guide politique de l’ensemble des islamistes du Moyen-Orient. Plus largement, beaucoup de chiites considèrent que la révolution islamique iranienne a exercé une « OPA » sur le concept même de révolution islamique, qui lui est antérieur puisque des mouvements radicaux étaient apparus au Liban et en Irak avant la révolution iranienne. Ils souhaitent toutefois un Iran fort, dans la mesure où cela renforce leurs positions locales. On trouve ainsi à Koweït des hommes d’affaires chiites très conservateurs, très modérés sur le plan politique, refusant la guerre, mais qui tiennent un discours officiel très favorable à l’Iran parce que leur statut à l’intérieur du Koweït dépend en définitive de la capacité de nuisance de l’Iran dans la région. Cette attitude ambivalente n’est pas sans susciter, chez les sunnites, un doute quant à leur loyauté.

M. Olivier Roy a expliqué que les deux logiques du panarabisme et du panchiisme pouvaient être soit complémentaires soit contradictoires.

D’un côté, la panarabisme et le panchiisme se rejoignent dans l’union sacrée des chiites et des sunnites contre Israël. Ainsi, le chiite Hassan Nasrallah est devenu un héros populaire sunnite parce qu’il est considéré avant tout comme arabe. Ce front du refus est ainsi aujourd’hui placé sous direction chiite, mais toujours dans cette perspective panarabe qui est la sienne depuis l’origine.

À l’opposé, de l’autre côté, en Irak et dans l’ensemble du Golfe, le panarabisme fonctionne contre le panchiisme. Tous les sunnites de la région voient les chiites comme une cinquième colonne de l’Iran. De ce point de vue, ils considèrent l’intervention militaire américaine en Irak comme une catastrophe géostratégique, en ce que le rejet commun de l’intervention américaine fait disparaître la barrière entre les Persans et les Arabes et transforme subitement les arabes chiites en persans. Même si l’on peut douter que les Irakiens chiites se sentent persans, ils sont aujourd’hui perçus comme tels.

De la sorte, alors que la frontière entre l’Irak et l’Iran était, depuis 1639 et le traité de Qasr-i-Chirin entre les Ottomans et les Safavides, d’une stabilité remarquable, à l’encontre du discours convenu sur l’instabilité du Moyen-Orient, elle est aujourd’hui remise en cause par l’intervention militaire américaine. Aux yeux des sunnites, la frontière entre le monde chiito-persan et le monde arabo-sunnite se situe désormais dans les faubourgs de Bagdad et de Bassora. La disparition de cette ligne de partage structurante est lourde de conséquences. Par exemple pour le régime jordanien, l’ennemi n’est plus Israël mais l’Iran, à telle enseigne qu’il pourrait même y avoir une légitimité à s’allier avec Israël, sans qu’il soit toutefois possible de le dire.

Plus largement, c’est un clivage structurant qui est remis en cause. Traditionnellement, au Levant, c’est le panarabisme qui structure la société, et non l’opposition entre chiites et sunnites. Au contraire, dans le Golfe et en Mésopotamie, c’est l’opposition entre chiites et sunnites qui est fondamentale. Laquelle de ces deux logiques s’imposera ? La réponse dépend d’une part du jeu des alliances entre les Etats du Moyen-Orient et d’autre part de la politique américaine vis-à-vis de l’Iran. Pour l’heure toutefois, la perception des arabes sunnites, qui se vivent comme une minorité, est que c’est la logique panarabe qui recule au profit de l’opposition entre sunnites et chiites. Notamment, au Liban, où, sauf à aller vers une partition du pays, toute recomposition politique se fera autour du Hezbollah, on assiste à une disparition du clivage traditionnel entre chrétiens et musulmans, au profit de l’opposition entre chiites et sunnites. C’est ainsi qu’il faut lire l’alliance entre le Hezbollah et les chrétiens : non seulement le mouvement chiite n’a rien contre eux, mais il a même tout intérêt à s’allier à eux pour maintenir les sunnites dans leur position minoritaire. Au Liban, l’équilibre instauré en 1943 est mort, le clivage entre chiisme et sunnisme l’emportant sur le panarabisme traditionnel. Tel est le véritable changement tectonique dans l’architecture du Moyen-Orient qui est en train de se jouer, que les acteurs présents au Moyen-Orient doivent prendre en compte.

M. Bruno Tertrais, maître de recherches à la Fondation pour la recherche stratégique, a considéré que l’ère Bush était entrée dans une ultime phase, qui s’était ouverte avec la défaite des Républicains et l’affaiblissement considérable du camp nationaliste – survenant après celui du camp néo-conservateur –, qu’illustrent le départ du Secrétaire d’Etat à la défense Donald Rumsfeld, la mise en cause du vice-président Dick Cheney dans l’affaire Valerie Plame et la renonciation de John Bolton à demander sa confirmation par le Sénat en qualité d’ambassadeur des Etats-Unis auprès de l’Organisation des Nations unies. Cette ultime phase peut se définir comme celle de la préparation de l’héritage et de la trace que laissera le Président George W. Bush dans l’histoire et se déroulera dans le contexte de la campagne pour les élections présidentielles de la fin 2008, d’ores et déjà lancée.

M. Bruno Tertrais a observé que le fait que s’ouvre une nouvelle phase de la présidence de George W. Bush ne signifiait nullement que l’administration s’apprêtât à un revirement politique. Il en a cité pour preuve la décision du Président américain de ne pas suivre les recommandations de l’Iraq Study Group. A cet égard, le Président George W. Bush reste totalement fidèle à sa ligne, ce qui n’est guère surprenant. C’est donc dans le contexte d’un président qui veut à la fois tenir son cap envers et contre tout, et contre tous, et avoir le sentiment, lorsqu’il quittera définitivement la Maison-Blanche en janvier 2009, d’avoir fait ce qu’il fallait pour l’histoire et pour la sécurité des Etats-Unis, que va être menée la politique américaine au Moyen-Orient dans les deux années à venir.

C’est à travers ce prisme qu’il faut lire l’évolution de la politique américaine sur les trois grands dossier moyen-orientaux : le conflit israélo-palestinien, l’Irak et l’Iran.

L’essai de relance du Quartette, qui débouchera peut-être sur une nouvelle « Feuille de route », est manifestement la dernière tentative de mettre en pratique la promesse faite il y a trois ans par le Président George W. Bush de progresser vers la constitution d’un État palestinien d’ici la fin de 2008. On peut donc considérer que cet effort ira au-delà de l’actuelle série de visites de Mme Condoleezza Rice, même si cela ne signifie absolument pas que la présidence Bush, dont on connaît les préférences idéologiques et le style personnel, se terminera, comme la présidence Clinton, par un dernier effort personnel du Président pour réunir les protagonistes de la scène proche-orientale à Camp David ou à Tabah.

Le fait le plus saillant du débat politique actuel aux Etats-Unis concerne la véritable obsession qu’est devenue, depuis le début de l’année 2006, la question irakienne, qui traverse tous les thèmes politiques américains. Nul ne se fait d’illusions sur l’envoi d’un renfort de 21 500 hommes : il s’agit, du point de vue de l’administration, de la moins mauvaise des options en ce qu’elle permet d’éviter la perception de la défaite américaine non seulement dans l’opinion nationale mais aussi chez les alliés des États-Unis dans la région. Comme l’a récemment souligné John Bolton dans son interview au Monde, en date du 30 janvier 2007, les Américains mesurent toute l’importance de leur crédibilité auprès de l’Arabie Saoudite et des pays du Golfe. A ce titre, ils savent qu’un retrait précipité pourrait être perçu par ces pays comme le signe d’un affaiblissement de la protection militaire offerte par les Américains à leurs alliés. La question posée n’est donc pas celle du retrait, qui n’aura pas lieu, mais celle de l’importance et du rythme de la décroissance des effectifs américains en Irak. Restera-t-il 1 500, 5 000, 10 000 ou 20 000 hommes sur le sol irakien ? Passera-t-on en dessous des 10 000 hommes dès l’automne prochain ou attendra-t-on pour cela l’approche des élections de novembre 2008 ? Ces questions resteront sans réponse dans l’immédiat. Il est peu probable que l’administration américaine donne des informations à ce propos dans la mesure où ce serait une véritable arme dans les mains de tous ceux qui s’opposent à la présence américaine en Irak.

Vis-à-vis de l’Iran, la politique américaine est définie en fonction de trois paramètres : le terrorisme, l’Irak – et dans une moindre mesure l’Afghanistan – et le dossier nucléaire. Les récents signaux de raidissement, militaires comme politiques, donnés par Washington ne signifient pas que l’administration, même si elle souhaite une évolution, va rechercher un changement de régime (regime change) en Iran. Telle n’a d’ailleurs jamais été la ligne officielle des Etats-Unis, contrairement à ce qui s’était passé en Irak dès 1998, lorsque fut publiquement adoptée la politique de changement de régime. C’est une différence très importante dans le vocabulaire politique américain.

Même si les débats sur l’option militaire reviennent régulièrement au premier plan, celle-ci ne paraît pas d’actualité dans l’immédiat. Néanmoins, il est intéressant de voir surgir aujourd’hui dans le débat américain sur l’Iran l’argument, qui pesa lourd pour l’Irak il y a quatre ans, selon lequel les risques de l’inaction militaire pourraient être plus importants que ceux de l’engagement militaire. Cette question restera posée dans les deux ans qui viennent, la réponse apportée dépendant de trois paramètres :

– Le premier tient à l’évolution politique interne en Iran. Un certain nombre de signaux montrent l’émergence d’un débat sur le bien-fondé du discours extrêmement radical du président Mahmoud Ahmadinejad et de sa stratégie du bord du gouffre.

– Le deuxième a trait à l’évolution technique du programme nucléaire. Les Iraniens semblent confrontés à une vraie difficulté à tenir leur propre engagement de monter en cascade 3 000 centrifugeuses de type P1 dans l’usine de Natanz avant la fin de l’année iranienne, soit avant la fin du mois de mars. Il est donc probable qu’ils vont rapidement monter autant de centrifugeuses qu’ils le pourront mais que, faute de disposer des pièces détachées nécessaires à des réparations, ils ne prendront pas le risque de les faire fonctionner en cascade comme le requiert la technique de l’enrichissement. Ils vont certainement adopter une stratégie d’effet d’annonce, ce qui compliquera sans doute le débat sur les sanctions. Pour autant, une fuite en avant du programme iranien paraît peu probable. Il faut dès lors s’attendre, ne serait-ce que parce qu’ils y seront techniquement contraints, à ce qu’ils annoncent dans un deuxième temps le gel des activités nucléaires souhaité par les Nations unies.

– Le calendrier américain joue enfin un rôle éminent dans l’éventualité d’une intervention militaire des Etats-Unis en Iran. Il paraît difficilement envisageable que le Président George W. Bush constate un triple échec dans son discours d’adieu, vers le 20 janvier 2009, en Irak, en Corée du Nord, devenue une puissance nucléaire, et en Iran, en passe de faire de même. C’est pourquoi, dans la deuxième partie de 2008, le recours à l’option militaire paraît possible, quel que soit le déroulement des événements en Irak, d’autant qu’un regroupement régional réduirait la vulnérabilité des troupes américaines. Enfin, même si rien ne l’indique pour l’instant, il semblerait logique, d’un point de vue américain, de casser l’axe entre la Syrie et l’Iran, la première paraissant depuis quelques mois se mettre sous le parapluie militaire du second. Une Syrie protégée par le nucléaire iranien serait inacceptable pour Israël.

Le Président Édouard Balladur a remercié les trois intervenants pour leurs exposés, qu’il a estimés du plus grand intérêt.

Il a souhaité savoir si, comme a paru le penser M. Hall Gardner, le rapport Baker-Hamilton était encore d’actualité, bien que l’attitude de l’administration américaine depuis quelques semaines semblât montrer le contraire.

Rappelé par ailleurs que, dans Le Monde du 30 janvier dernier, M. John Bolton avait tenu les propos suivants : « Si les Irakiens ne redressent pas la situation, c’est leur problème. Les États-Unis n’ont aucun intérêt stratégique dans le fait qu’il y ait un Irak ou trois Irak », il s’est demandé si cette déclaration reflétait l’état d’esprit qui régnait à la Maison Blanche sur le dossier irakien.

Enfin, évoquant la thèse courante selon laquelle il ne saurait y avoir de solution que globale aux problèmes du Proche-Orient, afin de régler à la fois les questions d’Israël et de la Palestine, du Liban, de l’Irak et de l’Iran, il s’est demandé comment il était possible de concilier cette approche avec l’éventualité d’une une frappe militaire américaine contre l’Iran, si, comme l’a déclaré M. Bruno Tertrais, celle-ci pourrait intervenir en 2008, toute amorce de solution volant dès lors en éclats.

M. Hall Gardner a estimé que le rapport Baker-Hamilton était encore d’actualité, chez les Démocrates comme chez les Républicains. A l’occasion du débat sur une résolution contre l’augmentation des effectifs américains en Irak, un sénateur républicain notoire, M. Chuck Hagel, n’a pas maqué d’y faire référence dans son intervention contre la politique du Président George W. Bush. De même, un grand nombre de sites Internet de sénateurs font référence à ce rapport. C’est enfin à cause de ce document que Mme Condoleezza Rice a dû se rendre au Moyen-Orient.

Sur le plan militaire, la position de force adoptée par les Américains face à l’Iran va à l’encontre de ce que préconise le rapport. Elle n’a pas de véritable influence sur l’Iran pour autant, relevant davantage d’une stratégie de contre-bluff dans cette partie de poker qu’ont engagée les deux États. Si, officiellement, l’administration Bush n’est pas prête à négocier avec l’Iran, une rumeur a fait état de la présence d’un diplomate iranien en Arabie Saoudite, au moment même de la visite de Mme Condoleezza Rice. L’Arabie Saoudite est d’ailleurs considérée comme le partenaire régional de négociations avec les Iraniens et avec les Palestiniens.

M. Bruno Tertrais a considéré qu’on ne pouvait parler d’indifférence du camp républicain vis-à-vis de l’éclatement de l’Irak. Il est néanmoins extrêmement intéressant que M. John Bolton, qui est représentatif de la manière dont une partie de l’administration Bush aborde ces questions et dont on peut penser que, même n’étant plus en charge, il a conservé quelques réflexes de son passage dans l’administration Bush, lève le tabou sur ce sujet.

S’agissant de la question de la conciliation entre une approche globale des questions moyen-orientales et la stratégie américaine vis-à-vis de l’Iran, M. Bruno Tertrais a évoqué la comparaison que faisait habituellement le général Anthony Zinni, ancien chef du commandement central de l’armée américaine pour le Moyen-Orient, entre cette région et un mobile : il suffit d’effleurer une pièce pour que toutes les autres pièces bougent également. Pour autant, l’idée que pourraient être réglés tous les problèmes du Moyen-Orient dans une sorte de « super-Madrid II » paraît totalement illusoire. Les Américains sont conscients du danger dont serait porteuse cette stratégie du linkage, notamment de voir les Iraniens proposer de jouer un rôle politique de premier plan pour aider à trouver des solution aux conflits, à condition qu’on les laisse mener à bien leur programme de centrifugeuses. Telles semblent d’autant moins être les vues américaines que les efforts actuels de Mme Condoleezza Rice traduisent la mise en œuvre de l’engagement personnel du Président George W. Bush en faveur d’un règlement de la situation au Proche-Orient, et non une manière détournée de résoudre les problèmes de l’Irak et de l’Iran.

M. Olivier Roy a insisté sur le fait que chaque conflit avait sa logique propre : que l’on trouve ou non une solution au conflit israélo-palestinien ne changera rien à la volonté iranienne d’être la puissance dominante dans le Golfe, ni aux rapports entre sunnites et chiites en Irak, ni à la volonté des Kurdes d’obtenir un État indépendant, ni à la fragilité structurelle de pays comme la Syrie ou l’Arabie Saoudite.

Pour autant, on observe une globalisation de fait, liée à une approche que l’on pourrait qualifier d’affective, dont est porteuse l’opinion publique arabe, notamment au travers de l’identification des peuples arabes à la cause palestinienne. Cette perception n’a certes pas d’implications stratégiques ou politiques directes mais elle joue sur l’évolution des conflits.

Plus encore, il existe indéniablement une approche globalisatrice de la part de l’administration Bush, qui, sous le vocable de lutte globale contre la terreur, assimile de fait le Hamas, le Hezbollah, l’Iran, la Syrie, Al Qaïda, etc. Ce parti pris idéologique produit des effets concrets, notamment le refus de négocier avec tel ou tel supposé terroriste.

Enfin, de son côté aussi, l’Iran a une stratégie de globalisation. Refusant de se trouver enfermé dans un conflit entre Persans et Arabes, il avance ses pions dans la région du Golfe, tout en clamant haut et fort qu’il défend le nationalisme arabe bien mieux que l’Arabie Saoudite ou la Jordanie. En ce sens, l’Iran n’a pas intérêt à un règlement du conflit israélo-palestinien.

Pour toutes ces raisons, s’il n’existe pas de lien intrinsèque entre tous les conflits, les stratégies des différents acteurs en construisent un.

M. Axel Poniatowski a rappelé qu’au début des années 2000, l’administration Bush manifestait une forte volonté de mener une politique du « Grand Moyen-Orient », qui consistait à chercher à démocratiser « à l’occidentale » les pays de la région. Cette politique, qui avait soulevé un certain scepticisme en Europe, et en particulier en France, a-t-elle aujourd’hui été complètement abandonnée au vu de la situation en Irak et en Iran, ou demeure-t-elle sous-jacente ?

M. Hervé de Charette a observé que la solution à chacun des nombreux problèmes qui se posent dans la région dépendait forcément de la quasi-totalité des acteurs. Chacun d’entre eux se détermine, dans la résolution d’une crise, en fonction des réponses apportées aux problèmes qu’il rencontre et aux objectifs qu’il s’est lui-même fixés. Ainsi, si l’on veut changer la situation au Liban, on a besoin de la Syrie et de l’Iran, mais ces deux pays conditionnent leur intervention en faveur du Liban au règlement des problèmes auxquels ils sont eux-mêmes confrontés. Les Iraniens ont engagé des approches diplomatiques en direction de la France, se disant prêts à apporter leur contribution à l’égard du Hezbollah à condition que la France elle-même se montre plus ouverte à leur égard. De sorte qu’en définitive, qui veut traiter les nombreux problèmes de la région doit disposer d’une vision d’ensemble ainsi que de propositions spécifiques à chacune des crises, et définir des priorités entre ces crises.

Or, au-delà de leur volonté de sortir du bourbier irakien, quels sont les objectifs des Etats-Unis au Moyen-Orient ?

M. Loïc Bouvard s’est demandé comment les Américains percevaient le rôle que pourraient jouer l’Union européenne et la France dans cette région. Quel pourrait être dans ce cadre le rôle de Mme Condoleezza Rice, qui paraît plus ouverte au dialogue avec les Européens ?

Comment, par ailleurs, éviter l’éclatement de l’Irak ?

Enfin, si l’on a beaucoup évoqué le terrorisme nucléaire, il est étonnant que personne n’ait encore prononcé les mots « Turquie », « Russie » et « pétrole ». Pourtant, la Turquie, qui fait partie de l’assemblée de l’OTAN, est le grand voisin des Kurdes. La Russie est très impliquée, étant un État frontalier de la mer Caspienne et des pays du Caucase, voisins de l’Iran. Enfin, le pétrole a une incidence certaine d’autant que l’on voit bien que les minuscules pays du Golfe comme les Émirats arabes unis, l’Arabie Saoudite, le Qatar et Bahreïn, aussi riches soient-il, ne peuvent continuer à exister face à ce grand pays qu’est l’Iran que grâce à la protection américaine.

M. Jean-Claude Guibal s’est dit très intéressé par l’approche de M. Olivier Roy sur les clivages entre chiites et sunnites et sur l’importance du panarabisme face à Israël au Liban. Faut-il considérer que ces clivages sont de nature différente selon les régions ou bien se recoupent-ils parfois, en particulier en Irak, qui devient ainsi le point le plus sensible de la région ?

Ne pourrait-on pas par ailleurs donner une autre interprétation aux propos de M. John Bolton sur les trois Irak, qui pourraient aussi signifier que les Américains ne seraient finalement pas gênés d’avoir, dans le « Grand Moyen-Orient », trois pays dans la situation dans laquelle ils ont mis l’Irak aujourd’hui ?

Enfin, qu’elles peuvent être les conséquences pour la Turquie et pour le Maghreb de l’instabilité du « mobile » moyen-oriental ?

M. Hall Gardner a répondu que la démocratisation et la bonne gouvernance constituaient deux objectifs distincts pour les Américains. Ainsi, ils n’entendent pas démocratiser l’Arabie Saoudite, mais seulement y favoriser une meilleure gouvernance.

Afin d’éviter l’explosion ou l’implosion de l’Irak, il faut trouver un équilibre entre les trois communautés principales, sans oublier qu’il en existe de nombreuses autres : Turcs, Turkmènes, Assyriens, hommes d’affaires, exilés, etc.

Il faut par ailleurs être conscient que les États-Unis ne quitteront jamais totalement la région et qu’ils y maintiendront toujours une présence militaire, au Qatar ou ailleurs.

Le pétrole est une question importante. Il faut en particulier se demander comment répartir les revenus qu’il procure de manière équitable quand on sait par exemple que la population sunnite d’Irak dispose de ressources inférieures à celles des Kurdes et Chiites.

M. Olivier Roy a souligné qu’il existait une connexion évidente entre les différents conflits, ne serait-ce que parce que leurs acteurs sont connectés. Pour autant, un règlement global paraît impossible, précisément parce que les intérêts et les calendriers des acteurs ne correspondent pas. Aussi ne peut-on espérer résoudre certaines crises qu’en les traitant de façon isolée, qu’en choisissant de les déconnecter :

– De ce point de vue, même s’ils sont caducs, un des résultats positifs des accords d’Oslo est qu’on ne parle plus aujourd’hui du conflit « israélo-arabe », mais « israélo-palestinien ». S’ils se procurent des armes et de l’argent ailleurs, le Hamas et le Fatah savent fort bien que leur interlocuteur est Israël, qu’ils n’ont rien à attendre des autres pays musulmans et qu’ils ont tout à perdre à être instrumentalisés par l’Iran. Ils sont donc eux-mêmes demandeurs d’une relation bilatérale avec Israël.

– Ce constat vaut également pour le Liban. Si l’on veut aider ce pays, il faut précisément faire en sorte qu’il ne concentre pas toutes les crises du Moyen-Orient. En l’occurrence cependant, il n’existe pas de bon choix : faire celui de l’Iran reviendrait à faire du Hezbollah l’acteur principal de la reconstruction du Liban avec les risques que cela comporte, tandis que, pour sa part, la Syrie a intérêt à un affrontement entre les différentes parties.

– L’Irak est bien évidemment le pays-clé. Si le conflit entre chiites et sunnites s’y intensifie, les Iraniens seront obligés de choisir, ce qu’ils tentent par tout moyen d’éviter. C’est d’ailleurs dans ce but qu’ils adoptent aujourd’hui un profil bas : afin de ne pas apparaître comme des chiites opposés à des Arabes sunnites, ils ne souhaitent ni une escalade du conflit ni le départ des Américains. Mais si le conflit s’aggrave, les acteurs régionaux seront, là aussi, obligés de faire des choix.

Il est trop tard pour éviter la partition de l’Irak dans la mesure où les Kurdes vont vers l’indépendance. La Turquie et l’Iran semblent d’ailleurs s’être fait une raison. En tout état de cause, les ambitions personnelles et le tribalisme ne jouent pas dans le sens d’une union des Kurdes dans un grand Kurdistan, tout au contraire. Ainsi, ni Jalal Talabani ni Massoud Barzani n’ont envie d’un grand Kurdistan dans lequel ils perdraient leur pouvoir au profit des Kurdes de Turquie. Un accord paraît donc possible, d’autant qu’un petit Kurdistan enclavé aura besoin et des Turcs et des Iraniens, qu’il saura jouer de la rivalité entre ses deux voisins, que sa vie économique est déjà liée à l’accès par la Turquie, tandis que l’accès par le Sud sera de plus en plus difficile en cas de guerre civile en Irak. La Turquie avancera ses pions du côté de Mossoul, soit sans nuance, en envoyant des troupes, soit plus subtilement, en misant sur les Turkmènes et en jouant sur les rivalités locales. On ne se dirige donc pas du tout vers trois États – un Irak kurde, un Irak chiite et un Irak sunnite, mais uniquement vers un Kurdistan qui, comme le Kosovo, profitera du chaos ambiant pour aller vers l’indépendance. Dans le reste de l’Irak existera une zone grise de conflit où les puissances régionales s’affronteront par intermédiaires interposés.

S’agissant enfin de l’impact des problèmes du Moyen-Orient sur le reste du monde arabe, il est bien difficile de déterminer comment vont évoluer les pays allant de l’Égypte au Maroc. La question chiite n’existe pas dans ces pays. Les opinions publiques lisent les événements en Irak comme la guerre du peuple irakien contre les Américains. Lorsqu’elles se seront rendus compte qu’il s’agit d’une véritable guerre civile, soit le nationalisme arabe l’emportera, et l’Iran sera vu comme le perturbateur, soit on assistera à un retournement, plus dangereux encore, contre les régimes jordanien et saoudien, accusés de trahir les intérêts de la nation arabe en s’alliant avec les Américains, et à une radicalisation d’une opinion publique arabe dans un sens anti-occidental. Les populations arabes se détermineront en fonction, non de l’action des gouvernements marocain ou égyptien, mais de la perception qu’elles auront de la situation. Cette crise met en effet les opinions publiques de ces pays dans une situation schizophrénique, d’autant que le jeu des alliances n’est pas clair : leur positionnement se fera non pas au vu des réalités, mais sur un fondement idéologique : pour ou contre l’Iran, pour ou contre les Américains, pour ou contre les Saoudiens.

M. Bruno Tertrais a jugé la comparaison entre le Kosovo et le Kurdistan d’autant mieux venue que les phénomènes de pouvoirs et de clans que l’on constate au Kurdistan présentent des points communs avec ce qui se passe au Kosovo : penser que tous les Albanais veulent une unification entre l’Albanie et le Kosovo revient à faire fi des ambitions personnelles et des réalités tribales.

Il existe des visions globales de la situation au Moyen Orient ; la difficulté vient de ce qu’elles ne sont pas compatibles : ainsi, la vision globale iranienne n’est pas compatible avec la vision globale américaine. L’ayatollah Ali Khamenei avait d’ailleurs résumé cette incompatibilité dans le passé, en déclarant : « Les Américains ont leur plan pour le Moyen-Orient, nous aussi. »

S’agissant les objectifs des Américains, il faut souligner que le Greater Middle East est une expression d’origine néo-conservatrice, qui date du milieu des années 1990 et qui ne désigne pas un plan mais une région, c’est-à-dire le monde arabo-musulman en dehors de l’Asie, c’est-à-dire de la Mauritanie à l’Indus. Aujourd’hui, ce terme recouvre peu de projets concrets, hormis un plan du G8, tandis que l’heure n’est plus à la démocratisation mais au soutien à la bonne gouvernance, à l’État de droit. En dehors de cet objectif et du droit d’Israël à exister dans des frontières sûres et reconnues, l’objectif des États-Unis reste essentiellement d’éviter que le terrorisme et la prolifération puissent affecter les intérêts américains. Même la promotion de la démocratie et de l’état de droit n’est vue qu’à travers le prisme de la « guerre contre la terreur », comme un moyen de réduire la tentation terroriste.

Sans doute ne faut-il pas placer trop d’espoir dans la personne de Mme Condoleezza Rice : elle est tellement fidèle à George W. Bush qu’elle ne peut s’en démarquer. Et si ce dernier se fie à son expertise technique, à l’évidence elle n’a guère d’influence idéologique sur lui.

Sur la question iranienne, le jeu de la Russie est indissociable de ses autres contentieux avec les États-Unis. Elle cherche à monnayer son soutien à une ligne dure vis-à-vis de l’Iran contre des concessions américaines sur d’autres dossiers, relatifs en particulier aux pays situés sur son pourtour.

Le pétrole est bien évidemment toujours présent dans les enjeux du Moyen-Orient. Les États-Unis semblent vouloir conclure un accord tacite avec l’Arabie Saoudite afin d’en manipuler les prix pour diminuer les revenus que le régime iranien peut en tirer. C’est une des cartes sur lesquelles le président Mahmoud Ahmadinejad peut jouer, même s’il aurait sans doute dû procéder à davantage de redistributions. Quoi qu’il en soit, le prix du pétrole ne peut plus être analysé aujourd’hui en dehors de la question du nucléaire iranien.

Le Président Édouard Balladur a souligné le très grand intérêt que la Commission avait pris aux interventions et aux analyses de ses trois invités, analyses qui montrent que tous ces problèmes sont assurément loin d’être résolus.



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