COMMISSION de la DÉFENSE NATIONALE et des FORCES ARMÉES

COMPTE RENDU N° 34

(Application de l'article 46 du Règlement)

Mardi 12 avril 2005
(Séance de 16 heures 45)

Présidence de M. Guy Teissier, président

SOMMAIRE

 

pages

- Audition du général Gérard Bezacier, directeur du centre de doctrine d'emploi des forces (CDEF)

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- Information relative à la commission

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Audition du général Gérard Bezacier, directeur du centre de doctrine d'emploi des forces (CDEF).

La commission de la défense nationale et des forces armées a entendu le général Gérard Bezacier, directeur du centre de doctrine d'emploi des forces.

Le président Guy Teissier a indiqué que le CDEF avait organisé, en novembre dernier, une première rencontre rassemblant des industriels, des politiques et des militaires autour d'une réflexion enrichie par plusieurs retours d'expérience. Les actes de cette rencontre témoignent d'un esprit et d'une liberté de ton semblables à ceux qui règnent lors des universités d'été de la défense organisées par la commission.

Le général Gérard Bezacier s'est dit très heureux de pouvoir s'exprimer devant la commission et déterminé à user de sa liberté de langage habituelle. En effet, dans la période de transition historique en cours, la nature des conflits se modifie et il importe, afin de trouver les meilleures voies pour la France et l'Europe, d'échanger de plus en plus d'idées dans tous les domaines de responsabilité de la société.

Le CDEF est une structure récente, créée le 1er juillet 2004, et directement placée sous les ordres du chef d'état-major de l'armée de terre. Cet organisme de réflexion et d'expertise comporte trois volets d'action principaux.

L'écriture d'une doctrine évolutive et adaptée aux missions actuelles des forces recouvre les modes d'action des troupes, les procédures et les organisations.

L'appui à l'entraînement direct passe par un retour d'expérience très riche, ouvert sur les témoignages alliés. La France, depuis les années quatre-vingt-dix, est passée d'une armée statique à une armée d'emploi, et ce sont désormais les unités elles-mêmes qui alimentent les réflexions. Il s'agit aussi de développer l'évaluation des exercices majeurs joués au niveau de la division, du corps d'armée ou de la brigade, en examinant les solutions choisies, les procédures, le traitement des thèmes et l'organisation, jusqu'aux choix tactiques ou opératifs. Mieux vaut en effet évaluer les exercices par soi-même qu'attendre que l'adversaire attribue sa note. C'est assez nouveau et cela exige une évolution des mentalités.

La simulation et la recherche opérationnelle sont indispensables pour l'entraînement des postes de commandement, afin qu'ils puissent conduire les exercices en toute liberté, en évitant les dérives de coûts. La simulation devient également un élément incontournable de l'entraînement des unités de plus bas échelon et deviendra un outil d'aide à la décision dont nos forces n'auront pas à rougir face aux Britanniques ou aux Américains, grâce aux talents de l'industrie française.

À ces trois piliers s'ajoutent deux volets importants.

Le CDEF diffuse une documentation au profit de l'ensemble de l'armée de terre.

Il a la volonté de faire rayonner la pensée militaire. Les jeunes officiers, voire les sous-officiers, sont encouragés à s'exprimer sur les objets tactiques qui leur sont familiers et à proposer des améliorations, à l'instar des Américains, très avancés dans ce domaine avec leurs boîtes à idées. La petite revue interne à la communauté doctrinale, Héraclès, donne ainsi la parole aux brigades pour qu'elles décrivent la façon dont elles appliquent leur doctrine d'emploi en Afghanistan, en Côte-d'Ivoire, au Kosovo ou lors des exercices pratiqués en France, afin de retrouver la liberté de ton nécessaire à une armée en action.

Le général Gérard Bezacier a ensuite décrit les trois sujets d'étude du CDEF pour 2005.

Premièrement, le CDEF cherche à préciser quels sont les adversaires des forces terrestres françaises et à déterminer les probabilités des scénarios d'emploi possibles. Pendant la guerre froide, la France ne reconnaissait même pas que l'Union soviétique était l'ennemi. Aujourd'hui, elle n'a peut-être pas d'ennemi mais en tout cas des adversaires car elle déplore des morts et des blessés sur les théâtres d'opération. Même si elle n'avait pas d'ennemi, il faudrait se poser une question : à qui peut-elle apparaître comme un ennemi ?

La nature des conflits a radicalement changé. Il ne s'agit plus d'agressions ou de conquêtes mais de conflits que l'on peut qualifier de « moralisateurs », visant soit à rétablir l'ordre, soit à faire prévaloir des valeurs, et qui se caractérisent par l'apparition d'un acteur majeur, à rebours de toute l'histoire militaire et du droit - jus ad bellum et jus in bello - depuis le plus haut Moyen-Âge : les populations civiles. C'est presque révolutionnaire : dans un contexte d'affaiblissement des États, de radicalisation et de dispersion de la violence, de prégnance de l'environnement juridique et médiatique, les populations - celle de la France comme celle des pays où son armée intervient - jouent un rôle central. Les Occidentaux, depuis 1945, ont bien du mal à établir la paix, même lorsqu'ils ont gagné la bataille, parfois avec une facilité déconcertante : deux Corées coexistent toujours, les guerres d'Indochine et du Vietnam se sont soldées par un échec, les Balkans flambent dès que les forces d'interposition relâchent leur pression et l'ONU doit maintenir sa présence à Chypre.

Deux grandes catégories d'ennemis ou d'adversaires doivent être distinguées : les armées de type classique, qu'elles soient faibles, moyennes ou fortes, et les groupes asymétriques, terroristes, milices ou guérilleros. Tous accordent une importance majeure aux civils, qu'ils les emploient en tant que base logistique, protection, bouclier ou agents. Par ailleurs, tous les conflits se nouent en zone urbaine, où se passent les affaires des hommes : le temps des armées en campagne est passé. Enfin, dans ce monde où les échanges d'informations prennent tant d'importance, les médias sont toujours omniprésents.

Ces ennemis et ces adversaires sont d'une grande intelligence et font payer très cher ceux qui les sous-estiment. Ils ont parfaitement compris qu'il est illusoire d'attaquer ou d'accepter la confrontation sur les champs où ils sont vulnérables et développent des modes d'action indirects. Or le modèle d'armée occidental repose sur deux piliers : la rapidité de la force mécanique et la capacité de détection des moyens électroniques. Premièrement, à la vitesse d'action ou de réaction, l'ennemi oppose le temps long de l'histoire des hommes car il a compris que les armées des démocraties sont sensibles à la versatilité des opinions et par conséquent fragilisées par les opérations qui s'éternisent. Deuxièmement, ils offrent le moins de cibles possible aux moyens de détection électronique, voire aucune - même s'il a été démontré, en Irak, qu'aucune armée ne peut tout voir, quels que soient les outils déployés. L'outil classique mécanique et électronique est donc mis en échec. La plus puissante armée du monde déplore ainsi, en Irak, plus de 1 300 tués et plus de 12 000 blessés, dont 5 000 à 6 000 très gravement - car la « survivabilité » du soldat blessé a énormément progressé.

Dans ce contexte stratégique en mutation, les directives doivent être claires et il faudra tôt ou tard réactualiser le Livre blanc. M. Javier Solana a d'ailleurs élaboré, en 2003, un concept de défense parfaitement adapté. Des scénarios d'emploi précis doivent être prévus, avec des modes d'action, des procédures et des organisations adaptés aux adversaires, et les choix budgétaires doivent mieux coller à l'actualité, sans pour autant que soit négligée une éventualité : l'apparition d'un nouveau compétiteur remettant en cause les équilibres actuels. La France sera en tout cas confrontée à ce type d'adversaires pendant les quinze prochaines années, notamment en Afrique. La finalité de toute intervention étant de bâtir la paix, les adversaires peuvent et même doivent devenir partenaires dans un second temps, et il faut en tenir compte dans la conduite des opérations.

Par ailleurs, ces adversaires sont bien plus puissants financièrement que beaucoup d'États, leur pouvoir d'achat leur permettant d'acquérir « sur étagères » des capacités de haute technologie avec une rapidité préoccupante, contrairement à l'armée française, soumise à des procédures qui allongent le temps nécessaire pour s'équiper. Il faut développer une capacité d'adaptation réactive pour être en mesure de doter et équiper rapidement les forces, soit préventivement, soit de manière quasi immédiate sur le terrain. Une réflexion doit donc être conduite à propos des procédures d'acquisition d'équipement et plus généralement de l'organisation économique, afin de déterminer la meilleure manière de s'associer avec les industriels pour obtenir les bons moyens au bon moment et au bon endroit.

Le président Guy Teissier ayant fait remarquer au général Gérard Bezacier qu'il avait omis de parler de la question financière, celui-ci a répondu qu'elle se posait avec autant d'acuité en France qu'aux États-Unis.

Puis le général Gérard Bezacier a abordé le sujet d'étude du CDEF : l'accompagnement dans la durée de la numérisation. Il ne s'agit surtout pas de copier les Américains. Ceux-ci ont d'abord promu le concept de network centric warfare, qui n'avait rien de révolutionnaire puisque les poilus, en 1914, dans leurs tranchées, étaient déjà centrés sur leur téléphone. Après l'Irak, ils sont passés au modèle anglais, celui du network enabled capabilities, qui remet l'homme dans la boucle de l'automatisation. En réalité, le système doit être « soldat-centré », toutes les techniques d'information et de communication intervenant en appui du soldat. Avec des moyens mesurés, l'armée de terre expérimente ainsi à l'échelle de deux brigades un système très simple mais pragmatique et efficace, qui intéresse beaucoup les Américains et surtout les Britanniques, le leur étant inopérant - certains officiers avouent même qu'ils aimeraient bien acheter le SIC, le système d'information et de commandement. Grâce à ce nouvel outil, le chef militaire, depuis le capitaine jusqu'au général, peut enfin voir où se situent toutes ses unités. Napoléon aurait bien aimé en bénéficier à Waterloo ; il n'aurait pas confondu Grouchy et Blücher ! Le chef est en mesure de donner des ordres en temps réel qui aboutissent immédiatement, ce qui accroît la capacité d'action de la brigade de manière inimaginable.

La principale difficulté à surmonter, notamment sur le plan du développement industriel, est l'extrême complexité du projet : au fur et à mesure que progresse la numérisation, de nouvelles géométries et de nouvelles expressions des besoins, toujours plus affinées, apparaissent. Pour mener cette entreprise à terme, il est donc nécessaire de coordonner très étroitement le travail des ingénieurs, des industriels et des officiers en constituant des trinômes intégrés, tout en respectant les règles de déontologie vis-à-vis des industriels afin de ne pas privilégier l'un par rapport à l'autre. La France est en bonne voie ; ses ingénieurs et ses entreprises occupent une position enviable et doivent être encouragés. Mais le principal danger de la numérisation est le manque d'argent : il faut trouver les voies et moyens pour que les divisions ne restent pas à moitié équipées, comme celles de 1940, qui étaient à moitié hippomobiles et à moitié mécanisées. La solution réside dans le pragmatisme : il faut chercher à bâtir pas à pas des outils très concrets plutôt que des cathédrales.

Troisièmement, les conflits modernes se décomposent en trois phases : l'intervention, la stabilisation et la normalisation. Au cours de l'intervention, quoique les forces en présence soient en général relativement symétriques, aucune armée au monde n'est susceptible, techniquement et militairement, de mettre les puissances occidentales en échec, et cela restera le cas dans les quinze années à venir. La France, par exemple, face à un ennemi très important, n'interviendra qu'associée à la superpuissance américaine ou adossée à une coalition européenne. Mais le problème apparaît ensuite, dans la phase de stabilisation, lorsqu'il s'agit de construire la paix : la bataille gagnée est éphémère et peut se transformer en défaite politique. Le militaire, dans cette affaire, n'est qu'un moyen parmi d'autres et ne recèle certainement pas la solution. Celle-ci est d'essence pluridisciplinaire : si les facteurs sociaux, humanitaires, financiers, économiques, écologiques, culturels et parfois religieux ne sont pas traités dès l'amont, des difficultés très lourdes s'accumulent, comme c'est le cas en Irak. Et même si la préparation a été sérieuse, rien n'empêche qu'une force d'interposition se retrouve un jour bloquée sur un pont, acculée par la foule, manipulée par ses adversaires, qui viseront à lui infliger une défaite médiatique en la contraignant par exemple à tirer sur la foule pour délégitimer son action. Les meilleurs généraux du monde sur le plan militaire doivent aussi être des managers pluridisciplinaires, sans quoi ils seront défaits : ils battront en retraite ou s'enliseront pour un coût exorbitant et un profit modique.

Il faut donc compléter les principes d'emploi des forces définis autrefois par le maréchal Foch, désormais insuffisants. Premièrement, à la liberté d'action, il faut associer la légitimité d'action ; la photographie d'une petite fille nue brûlée par le napalm a pesé plus lourd que toutes les divisions du général Giap dans l'issue du conflit vietnamien. Deuxièmement, à l'économie des forces il faut associer la minimisation des dommages, non par pacifisme mais par souci de victoire politique ; celui qui ne préserve pas les vies, les infrastructures, le patrimoine économique, les lieux culturels et sociaux n'a rien compris aux conflits actuels, dont le but est d'obtenir l'adhésion des populations pour rétablir et pérenniser la paix. Troisièmement, à la concentration des efforts, il faut associer la gradation des effets, car l'adversaire n'est pas irrédentiste et a même vocation à devenir, demain, un partenaire ; ne lui laisser aucune porte de sortie honorable serait le pousser au pire et empêcher toute coopération future. Ces six principes de la guerre du XXIe siècle seront au moins valables pour les quinze ou vingt ans à venir.

Le général Gérard Bezacier a ajouté que le CDEF applique les principes qu'il édicte. Un groupe d'étude particulier, armé par des colonels dits de l'« article 9 » - c'est-à-dire des civils occupant des fonctions importantes, chefs d'entreprise, députés, médecins, cadres supérieurs ou juristes -, est ainsi chargé d'appliquer la théorie de pluridisciplinarité du management de la guerre. Lors du dernier exercice Guibert, pour entraîner les généraux, commandants de brigade, de division et de corps, le groupe a forgé plus du tiers des incidents joués, sur la base d'un thème novateur, qui n'a plus rien à voir avec les attaques de bataillons de chars déferlant depuis Vladivostok.

Le CDEF édite ses documents en langue anglaise et les Anglo-saxons les lisent : voilà donc qu'ils s'intéressent à la pensée militaire française. De même, tous les partenaires européens de la France ont adopté l'étude de l'ennemi et de l'adversaire générique élaborée par le CDEF : c'est le début d'une bonne interopérabilité.

Toutefois, un sujet de préoccupation se fait jour. Hormis la Grande-Bretagne, la France et la Grèce, les budgets de la défense européens n'augmentent pas et les petits États se trouvent donc dans des situations difficiles : le plus grand espoir de l'armée néerlandaise est d'intégrer l'entraînement de l'armée allemande, et l'armée belge, pour sa part, cherche à s'appuyer davantage sur l'armée française. Mais elles abandonnent des pans de capacités entiers et ne sont plus capables de faire que de la stabilisation, à l'exclusion du combat. Un différentiel entre États européens est donc en train d'apparaître, sans aucune harmonisation.

Le président Guy Teissier a félicité le général Gérard Bezacier pour sa démonstration passionnante, qui dénote une vision prospective de la défense, assez inhabituelle. Le CDEF devrait aider la France à faire mentir le dicton populaire selon lequel elle a toujours une guerre de retard. Après la Première Guerre mondiale, négligeant le mouvement, elle est restée focalisée sur la guerre de ligne. En Indochine, elle a fait les frais d'une guerre révolutionnaire puis a été confrontée aux prémices du terrorisme, cet ennemi insaisissable et diffus. La réactivité nécessite la constitution d'un trinôme autour des moyens militaires, industriels et financiers. Mais l'impulsion donnée par le CDEF n'est-elle pas fortement contrariée, pour ne pas dire annulée, par la lenteur avec laquelle les matériels nécessaires sont mis à disposition des armées ? Les chars Leclerc ont été mis en service après une mutation géostratégique. Comment mettre en œuvre la rapidité d'adaptation nécessaire ?

Le général Gérard Bezacier a réfuté l'idée d'une inadaptation des chars Leclerc, les expériences récentes des armées françaises, américaines ou israéliennes démontrant toute la pertinence de l'emploi des chars, y compris en zone urbaine. Les plates-formes disponibles ont le mérite d'exister et doivent être adaptées. Les chars Merkava utilisés par les brigades blindées israéliennes n'ont plus rien à voir avec les véhicules achetés initialement. Cette armée de conscription dispose en effet d'une ressource en ingénieurs et en chefs d'entreprise qui expérimentent, dans les unités, les équipements qu'ils ont eux-mêmes conçus. C'est ce qui explique son excellence, sa capacité d'adaptation réactive stupéfiante dans les domaines des drones, du blindage, de l'optronique ou des munitions, sans pour autant qu'elle doive modifier ses plates-formes de base.

La France a fort imprudemment considéré qu'une armée de projection devait être légère et que cette qualité se mesurait au poids des équipements. Pour maîtriser la violence, il faut être dissuasif ; et, pour être dissuasif, il faut disposer de chars et de canons, précisément pour ne pas avoir à faire usage de ses armes. Si les corps expéditionnaires ne sont pas pourvus d'armements témoignant de leur détermination, ils encouragent la violence à se déchaîner, comme en ex-Yougoslavie. Le problème du transport est secondaire puisque les engins blindés peuvent être acheminés par bateau. Si les seigneurs féodaux et les rebelles afghans avaient vu dans chaque soldat de l'armée de terre américaine un homme capable de déclencher instantanément des feux puissants, le pays aurait pu être réellement pacifié. L'adaptation réactive doit s'appuyer sur les plates-formes existantes, surtout pour l'armée de terre française, qui est en train de se doter d'équipements convenables, avec le Leclerc, le canon Caesar et le véhicule blindé de combat d'infanterie (VBCI). Le général commandant la brigade d'interposition, à Mitrovica, a dû affronter une foule de 30 000 Albanais qui voulaient passer du côté serbe ; il n'avait pas été prévenu à cause de l'inadaptation de ses moyens de guerre électronique, alors que l'information était connue depuis la veille à Paris. Le fonctionnement des armées doit impérativement s'adapter à l'évolution des adversaires et des technologies disponibles sur étagères.

Le président Guy Teissier a rappelé que moins de 400 chars Leclerc avaient finalement été commandés au lieu des 1 400 initialement prévus et que la majorité des engins blindés employés par la France dans le cadre d'opérations de dissuasion soutenues, hormis en Bosnie, étaient soit de vieux Sagaie, soit des AMX 10 RC, véloces et suffisamment dissuasifs.

M. Jean-Michel Boucheron a interrogé le général Gérard Bezacier sur trois points :

- comment imaginer qu'un centre de doctrine d'emploi des forces ne soit pas interarmées ? Le CDEF appartient-il à un ensemble plus vaste dépendant du chef d'état-major des armées ou bien existe-t-il l'équivalent dans la marine nationale et l'armée de l'air ? Quelle est l'organisation globale en la matière ?

- le CDEF étudie-t-il également les moyens dont la France doit se doter pour se défendre contre des agressions terroristes, chimiques, bactériologiques ou autres intervenant sur le territoire national, en liaison, par exemple, avec la défense civile ?

- participe-t-il au choix des priorités lors des révisions de programme ?

Le général Gérard Bezacier a apporté les éléments de réponse suivants :

- Le CDEF fait partie d'un ensemble de capacités doctrinales organisé au niveau interarmées. Mais l'armée de terre l'a créé car ses unités ne peuvent jamais se passer de règlements d'emploi, le milieu terrestre étant plus complexe que les milieux aériens ou maritimes. Au demeurant, les marins et les aviateurs bénéficiaient de davantage de données de type OTAN que l'armée de terre. Cela dit, compte tenu des nouvelles formes de conflits, l'emploi des forces terrestres ne saurait être conçu en dehors d'un dispositif aéroterrestre, ce qui impose la constitution d'un cadre interarmées. Le général Bentégeat met actuellement sur pied le CICDE, le Centre interarmées de concepts, de doctrines et d'expérimentations, qui aura une fonction de plan policy et d'élaboration doctrinale interarmées, notamment dans les domaines du commandement, du renseignement, de la logistique et des communications. Une fois les adversaires identifiés, leurs capacités et leurs modes d'action caractérisés, il restera à en déduire des modes opératoires et à effectuer des arbitrages financiers. Cette démarche n'a de sens que si elles est interarmées, une action militaire étant toujours aéro-terrestre, voire aéro-navalo-terrestre. C'est dans cette optique que travaillent la commission interarmées de l'amphibie ainsi que la commission d'appui air-sol, domaine dans lequel la France est très en retard, toutes deux co-présidées par le CDEF. Ce réseau préfigure l'avenir et doit s'étendre aux thèmes des armes nucléaires, bactériologiques et chimiques, des affaires civilo-militaires ou de l'information et de l'observation. La marine nationale et l'armée de l'air doivent aussi développer leurs propres centres. Mais chaque milieu doit se garder de copier le modèle américain ou britannique car la France produit suffisamment de bonnes idées : les Américains, en se recentrant sur la brigade, ont dix ans de retard sur la France, qui a pris cette option dès 1996 ; elle a également été précurseur en matière d'états-majors de force modulaires. De même, sur le dossier de la numérisation, les États-Unis décrochent et pourraient se rapprocher d'elle.

- Le CDEF travaille également sur les opérations intérieures, la première mission des armées étant de sauvegarder et de protéger les populations en appuyant les forces de l'ordre et la sécurité civile. Il s'investit dans chaque grand exercice ou grande opération pour en retirer un retour d'expérience. Celui du soixantième anniversaire du Débarquement, opération qui a mobilisé 2 500 soldats de l'armée de terre, 2 500 marins et 2 400 aviateurs, vient d'être achevé. Celui des inondations de la Somme a conduit à la création, à partir de la petite brigade du génie de Strasbourg, d'un état-major spécifiquement dédié à ce type de catastrophes.

- S'agissant des revues de programme, le CDEF est aussi une sorte de think tank au service du chef d'état-major de l'armée de terre pour l'aider à affûter ses arguments en prévision des arbitrages budgétaires intervenant dans le cadre de la loi organique sur les lois de finances, qui modifient nécessairement la géométrie des forces et accentuent le caractère interarmées de l'organisation de forces.

M. René Galy-Dejean a estimé que la démarche du CDEF ressemblait à celle des colonels en fonction à Alger au début des années soixante, qui échafaudaient des corps de doctrine correspondant à un engagement total et dissuasif de toutes les forces disponibles, pas seulement militaires. La réflexion du centre est-elle susceptible de s'étendre aux autorités civiles pour construire une défense globale du pays, voire de l'Europe ? Quelles sont les passerelles éventuelles ?

Le général Gérard Bezacier a répondu que l'action militaire ne décidait plus de la victoire mais avait une fonction de facilitation, et que la pluridisciplinarité s'imposait. La coordination est de niveau interministériel et même supraministériel, la France disposant d'instruments rodés comme le Secrétariat général de la défense nationale. Mais la situation n'est pas pleinement satisfaisante. En effet, les acteurs des conflits sont très multiples et nombre d'entre eux sont non étatiques, parmi lesquels les ONG mais aussi, parfois, les adversaires eux-mêmes, acteurs déterminants de l'équation à résoudre. Il faut donc mettre l'ensemble de la société en synergie, autour des administrations et des industriels, pour optimiser les chances de succès. Or la France est un pays de grands corps constitués qui ont tendance à s'ignorer, voire à se dédaigner ; en Grande-Bretagne, le Royal College of Defence Studies réunit diplomates et officiers, ce qui n'est guère évident en France. La victoire finale dépend de la préparation de la phase de stabilisation, c'est-à-dire de la conquête civile, à l'instar de l'action du maréchal Lyautey au Maroc. À cet effet, il faut impliquer le militaire en amont, y compris lors des signatures d'accords.

Lorsque les Américains déclarent que chaque voix comptera aux élections, ils poussent le triangle sunnite à la rébellion et devraient prendre des mesures de cohérence. Lorsque des accords comme ceux de Dayton sont signés, il faut y associer tous les acteurs pour que la réalité politique intègre les nécessités de la sécurité, même si elles évolueront par la suite. Et ce raisonnement peut être décliné pour toutes les actions, économiques, financières, sociales, culturelles et militaires. Les problèmes peuvent être gérés de façon civilo-militaire, sur le principe de la défense opérationnelle du territoire, sous commandement du chef militaire, qui s'efface petit à petit, avec ses troupes, au profit des forces civiles. La France, à ce stade, dispose d'un atout formidable : la gendarmerie, force de police à statut militaire réputée à l'étranger, qui symbolise le passage de l'autorité anormale du militaire à l'autorité normale du civil.

C'est la société dans son ensemble qui gagnera ou qui perdra la guerre du XXIe siècle. Si elle la perd, notamment sur le continent africain, elle importera les problèmes sur son territoire. C'est pourquoi les pouvoirs publics n'ont pas le droit d'échouer.

Le président Guy Teissier a remercié le général Gérard Bezacier pour la franchise et la force de ses propos.

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Information relative à la commission

La commission a nommé M. Jean-Louis Léonard rapporteur pour le projet de loi portant organisation de la réserve militaire et du service de défense (n° 2156).

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