COMMISSION de la DÉFENSE NATIONALE et des FORCES ARMÉES

COMPTE RENDU N° 24

(Application de l'article 46 du Règlement)

Mardi 7 février 2006
(Séance de 16 heures 30)

Présidence de M. Michel Voisin, vice-président

SOMMAIRE

 

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- Audition de M. Denis Ranque, président-directeur général de Thales

- Information relative à la commission

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Audition de M. Denis Ranque, président-directeur général de Thales.

La commission de la défense nationale et des forces armées a entendu M. Denis Ranque, président-directeur général de Thales.

M. Michel Voisin, président, a présenté les excuses du président Guy Tessier, dont l'avion n'avait pu se poser à Orly du fait de la grève des contrôleurs aériens, et souhaité la bienvenue à M. Denis Ranque, président-directeur général de Thales.

Après avoir rappelé que son audition, initialement prévue le 20 décembre dernier, avait dû être reportée en raison des dernières discussions en séance publique du projet de loi de finances pour 2006, il a souhaité que M. Denis Ranque présente à la commission les détails du rapprochement entre Thales et DCN.

Au-delà de cette opération, qui concerne le naval militaire, M. Michel Voisin a considéré qu'il serait intéressant que le président-directeur général de Thales expose sa vision du devenir de son entreprise, à l'heure où l'industrie de défense européenne se trouve de plus en plus concurrencée, non seulement par les États-Unis, mais aussi par la Russie, la Chine ou l'Inde.

Plus généralement, comment favoriser l'avènement d'un véritable marché européen de la défense que beaucoup appellent de leurs vœux ?

Il a enfin interrogé M. Ranque sur les résultats de Thales pour 2005 ainsi que ses perspectives pour cette année.

M. Denis Ranque a tout d'abord voulu donner quelques indications sur l'année 2005, même si les résultats financiers du groupe Thales ne seront connus que mi-mars.

En termes de prises de commandes, après 2004, année plutôt creuse avec 9 milliards d'euros de commandes pour 10 milliards d'euros de chiffre d'affaires, soit un « book to bill » de 0,9 ; l'année 2005 a été une bonne année, au cours de laquelle Thales a dépassé légèrement les 12,5 milliards d'euros de commandes pour 10,5 milliards d'euros de chiffre d'affaires, soit un « book to bill » supérieur à 1,2.

Parmi l'ensemble de ces affaires, trois très grosses commandes ont été enregistrées en 2005, dont certaines avaient été préparées de longue date.

Chronologiquement, la première a été, au mois d'août, le programme britannique Watchkeeper, pour un montant d'un milliard d'euros. Il ne s'agit pas d'un programme de drones mais de surveillance aéroportée du sol utilisant des drones. Dans un tel programme, ce qui importe ce sont les systèmes, les drones n'étant que les véhicules. Thales n'en fabriquant pas, la société s'est associée avec un partenaire israélien pour les produire en joint venture en Grande-Bretagne. L'armée de terre britannique a demandé aux industriels de réfléchir aux meilleures conditions de la surveillance des champs de bataille. Les postulants au contrat ont pour cela beaucoup travaillé avec le client, à partir de simulations sur ordinateur. Ce programme est donc particulièrement intéressant en ce qu'il repose sur une façon moderne de spécifier un matériel. Laisser aux industriels le choix des moyens est sans doute la meilleure façon d'optimiser les coûts. Qui plus est, Thales est ainsi entré par la grande porte dans le domaine des drones puisqu'il s'agit du plus grand programme européen en la matière, programme dont devraient bénéficier les unités françaises du groupe.

La seconde très importante commande concerne le contrat français des frégates européennes multimissions (FREMM), que le groupe a obtenu à l'automne avec DCN, son partenaire. C'est une très bonne nouvelle pour la marine nationale, car il s'agit d'une frégate qui répond à son besoin, pour l'Europe, car elle est construite en coopération avec l'Italie, pour l'industrie, parce qu'il s'agit d'un beau contrat et parce que ce navire est appelé à devenir une référence pour la décennie 2000, comme l'a été la frégate La Fayette pour les décennies 1980 et 1990, c'est-à-dire un produit naval de pointe dont on peut espérer qu'il se vendra aussi bien.

Toujours en coopération avec DCN, la troisième opération concerne les sous-marins Scorpène en Inde. C'est un contrat qui a mis onze ans à mûrir, puisqu'il avait été lancé alors que l'actuel président-directeur général de Thales dirigeait la division des sonars de Thomson-CSF. Aujourd'hui, Thales a réussi à vendre le sous-marin autour du sonar.

L'année 2005 a aussi été une bonne année pour les projets de plus petite taille, c'est-à-dire inférieurs à 100 millions d'euros, lesquels connaissent une croissance de 20 %.

L'activité du groupe n'a pas beaucoup augmenté en 2005 parce que Thales est à la fin de certains grands programmes et qu'il engage seulement les nouveaux. Aussi, la croissance des petits contrats a juste compensé la diminution des grosses affaires en voie d'achèvement, notamment Sawari II, programme de frégates La Fayette modifiées pour l'Arabie Saoudite, et les Mirage pour Abu-Dhabi.

En termes de résultats, même s'il est trop tôt pour en parler, la fourchette sera conforme à ce qui avait été indiqué au marché, avec une progression, si ce n'est exceptionnelle, du moins convenable ; ce qui montre que la société va bien. Pour la huitième année consécutive, le groupe améliore ses résultats. Depuis 1998, la taille de la société s'est accrue de 70 % et ses résultats ont doublé.

Le groupe a par ailleurs poursuivi l'année dernière son désendettement, à la fois en dégageant du cash opérationnel et en continuant à céder quelques actifs non stratégiques, qui avaient été acquis au fil des opérations précédentes. Un tiers de ce qui avait ainsi été acheté a été cédé, ce qui correspond à ce que doit faire tout grand groupe industriel afin de se focaliser sur son métier.

M. Denis Ranque a souligné que Thales est un groupe d'électronique professionnelle dont les technologies sont l'électronique, les logiciels et les systèmes, au service de trois métiers : la défense, pour les deux tiers, l'aéronautique civile et la sécurité ou les systèmes critiques, pour le tiers restant. La moitié de ses effectifs est en France.

Le marché de la défense est plutôt atone en Europe, en raison des contraintes pesant sur les budgets des différents États de l'Union européenne. On peut bien sûr se réjouir du rebond enregistré en France - même s'il ne faut pas oublier qu'il intervient après une décennie au cours de laquelle les budgets d'équipement militaire ont diminué de 40 %, en valeur constante -, et d'une légère reprise en Grande-Bretagne. Dans ces conditions, Thales ne réussit à progresser que grâce à une stratégie de concentration sur des secteurs porteurs. Le premier reste celui de l'électronique et des systèmes, avec ce que les consultants appellent « la montée dans la chaîne de valeurs ». Il y a vingt ans, Thomson-CSF était une entreprise de composants et d'équipements. Si les composants existent toujours et sont une belle réussite avec ST Microelectronics, Thales ne produit plus que quelques tubes, activité pour laquelle l'entreprise se situe au premier rang mondial mais dont on devrait voir la fin d'ici quinze à vingt ans. La société réalise encore beaucoup d'équipements, mais elle conçoit surtout de plus en plus de systèmes, c'est-à-dire d'ensembles d'équipements électroniques reliés par un réseau informatique ou de télécommunications et destinés à une mission donnée. Elle conclut aussi de plus en plus de contrats de « prime », c'est-à-dire de premier contractant, parce que ses clients, les États, souhaitent transférer l'ensemble des risques financiers à un industriel, en raison du caractère trop complexe des systèmes centraux. Avec l'intégration, un bateau de guerre n'est plus seulement une coque sur laquelle on pose un radar et un sonar mais plutôt un « bus informatique » connectant des équipements électroniques extrêmement sophistiqués, posés sur une coque métallique.

La dualité est la deuxième caractéristique fondamentale de Thales. L'entreprise recherche systématiquement les applications civiles et militaires des mêmes technologies. L'électronique est la technologie duale par excellence au sein de toutes celles de la défense, parce qu'elle amène à faire cohabiter deux mondes radicalement différents : celui des hautes technologies, qui connaît une révolution tous les trois ans et celui de la défense, où les clients demandent des produits qui durent trente ou quarante ans. L'électronique de défense y parvient grâce à des capacités humaines qui permettent d'entretenir aussi bien les logiciels les plus avancés que les lampes qui équipent des radars des années 1950, parfois encore en service au sein des armées françaises. Dans ce cadre, il est essentiel d'avoir à la fois des applications militaires et civiles au lieu de s'enfermer dans un arsenal électronique de défense. Thales attache donc une grande importance à ses applications dans l'aéronautique, la sécurité civile, la navigation par satellite (GPS) ou la facturation des transports terrestres.

La troisième caractéristique de Thales est sa « multi-domesticité », c'est-à-dire sa présence dans plusieurs pays. Née dans les années 1990, après la chute du mur de Berlin, quand Thomson-CSF a fait sa première acquisition aux Pays-Bas, cette stratégie s'est poursuivie en Grande-Bretagne, en Australie, en Corée, en Afrique du Sud et même aux États-Unis, où Thales réalise aujourd'hui 10 % de son chiffre d'affaires, étant la seule entreprise française à vendre au Pentagone. Les gouvernements souhaitent de plus en plus utiliser la dépense publique pour favoriser l'emploi et la technologie. Pour se différencier des entreprises américaines, qui disposent d'une force diplomatique et politique importante et qui proposent des prix attractifs, en particulier grâce à la faiblesse du dollar, Thales joue la carte locale : celle non pas de la délocalisation mais de la relocalisation. Le bilan pour la France est positif. A titre d'illustration, quand l'entreprise produit en Corée un nouveau système de missiles, les vecteurs comprennent quand même un calculateur et un radar d'origine française. Les exportations des unités françaises de Thales représentent ainsi 30 % des exportations d'équipements de défense et de sécurité de notre pays.


Cette politique multidomestique a bien fonctionné. Le programme Watchkeeper l'illustre, qui a consisté en la vente à l'étranger de technologies déjà disponibles associées à des développements nouveaux. Il permettra en particulier de proposer des drones à d'autres pays que la Grande-Bretagne, y compris la France.

M. Denis Ranque a insisté sur le fait que Thales, entreprise industrielle, ne cherche pas à participer à un quelconque Meccano industriel ou à de grands coups de bourse, mais plutôt à poursuivre sa stratégie gagnante de renforcement dans ses trois dimensions propres. Quand, après la phase actuelle de désinvestissement, viendra à nouveau le temps des acquisitions et des combinaisons, cette logique continuera à prévaloir.

Lors de ses vœux, Mme Michèle Alliot-Marie a appelé les industriels à respecter les délais prévus pour les programmes. Thales porte de fait une grande attention à ce sujet. Après avoir lancé en 2004 le programme customer commitment, destiné à suivre les performances en termes de délais de livraison, de qualité des produits et de services rendus, l'entreprise a décidé en 2005 d'extérioriser ses indicateurs, c'est-à-dire de communiquer ses performances à ses clients. Ces dernières se sont améliorées, en particulier vis-à-vis d'Airbus, de la Defense Procurement Agency (DPA) britannique et de la DGA, pour laquelle on a vu par exemple que les essais du Rafale, à Mont-de-Marsan, se déroulaient bien, ce qui permet d'envisager la mise en service opérationnelle dans l'armée de l'air mi-2006.

Autre événement important en 2005, les deux tirs de qualification du missile terrestre à moyenne portée SAMP/T, programme qui associe Thales et MDBA. Ainsi, la commande de série va pouvoir être validée pour la France et obtenue de l'Italie.

Autre lancement réussi, celui de Syracuse III, à l'automne dernier, ce satellite associant Alcatel et Thales ayant été immédiatement opérationnel.

Enfin le Dupuy de Lôme, premier navire entièrement réalisé par Thales, comprenant de nombreux composants électroniques, a été livré à la marine nationale en temps et en heure. Il s'agit d'ailleurs d'un navire européen, puisque la coque a été réalisée par un partenaire hollandais.

S'agissant de l'Europe, l'année 2005 a également été importante avec le lancement de l'agence européenne de défense, initiative que Thales, comme l'ensemble de l'industrie européenne, a beaucoup soutenue, car il s'agit d'une dimension essentielle pour son avenir. En effet, pour une entreprise high tech, la recherche et développement (R&D) est déterminante, les forces armées ayant, dans un contexte budgétaire contraint, des besoins de plus en plus sophistiqués du fait de la transformation des théâtres d'opérations. Or on sait que l'ensemble des budgets européens de R&D de défense représente le cinquième des dépenses des Etats-Unis dans le même secteur. Qui plus est, cet ensemble est fractionné entre quelques pays : France et Grande-Bretagne en tête, puis Suède, Allemagne, Espagne, Italie et Pays-Bas. Cette situation ne peut pas durer. Les succès d'aujourd'hui sont fondés sur la recherche d'il y a vingt ans et sur le développement d'il y a dix ans. De la recherche d'aujourd'hui dépendent donc à la fois les succès commerciaux de 2010 et la défense de la génération suivante. Fort heureusement, le parlement a reconnu la nécessité d'augmenter le budget de R&D et Thales en bénéficie. Mais pour aller plus loin, il faut éviter les duplications en Europe. C'est un enjeu essentiel de la nouvelle agence. On ne peut pas à la fois dépenser cinq fois moins que les Américains et se payer le luxe de la dispersion.

Il conviendrait par ailleurs que tous les pays commencent à acquitter leur « prime d'assurance ». Est-il normal que tous les pays européens bénéficient de la solidarité de l'OTAN ou de l'Union européenne, alors que seuls deux ou trois font un véritable effort financier ? Les différences historiques, géostratégiques, culturelles sont réelles, mais l'agence devrait permettre petit à petit d'équilibrer l'effort et, pour le moins, de mutualiser la R & D. De vrais débats et combats politiques doivent être menés.

M. Denis Ranque a conclu en exprimant ses espoirs dans le succès d'un marché unique des équipements de défense en Europe. L'industrie a déjà beaucoup fait pour créer des groupes véritablement européens, mais on n'en a pas tiré tout le profit possible parce que la clientèle demeure fragmentée. Les gouvernements doivent donc accompagner ce mouvement. Pour le moment, alors que l'industrie tente de développer des produits multinationaux, le transfert du moindre plan et de la moindre carte électronique est soumis à l'octroi d'une licence d'exportation, en France auprès de la commission interministérielle pour l'étude des exportations de matériels de guerre (CIEEMG). Sur un an, au sein des pays de l'Union européenne membres de l'agence, pas moins de 13 000 licences d'exportation sont demandées, ce qui génère un coût global de 3 milliards d'euros en contraintes administratives dont 250 millions d'euros en coût direct ; or, seulement 15 sont refusées. On contrôle de façon tatillonne des échanges entre des pays dont on peut quand même penser qu'ils ont peu de chance de se faire la guerre dans un avenir proche. C'est en réglant une somme de petits détails comme celui-ci qu'on permettra aux entreprises, comme à leurs clients, de profiter des restructurations industrielles considérables qui se sont déjà produites.

M. Michel Voisin, président, a constaté que la filiale britannique de Thales est un acteur central dans la conception des futurs porte-avions de la Royal Navy. Le groupe joue aussi un rôle important dans le projet de construction du second porte-avions français en coopération avec les Britanniques. Où en sont aujourd'hui les études sur cette coopération industrielle et peut-on nourrir l'espoir raisonnable de la voir se concrétiser ?

M. Charles Cova a souhaité pour sa part savoir, d'une part, si le projet britannique est véritablement un avant-projet techniquement avancé et, d'autre part, à quoi correspondent les 140 millions d'euros que le ministère de la défense français va verser à la partie britannique pour envisager de participer à son programme. Il a également demandé si la France et le Royaume-Uni se sont accordés sur le tonnage de leurs porte-avions respectifs.

M. Denis Ranque a répondu qu'une première étude de faisabilité assez sommaire avait été conduite, au terme de laquelle Thales avait indiqué aux deux gouvernements qu'ils trouveraient sans doute un avantage à coopérer pour réaliser des économies probablement importantes. Ce constat a été partagé par les partenaires français et britanniques du groupe. La deuxième étape consistera à intégrer dans l'équipe britannique, à la fois côté client et fournisseurs, des Français en nombre significatif, notamment pour se familiariser avec ce qui a déjà été fait sur ce sujet depuis trois ou quatre ans. En effet, environ 300 millions de livres sterling ont déjà été dépensés pour arriver aujourd'hui à une phase assez avancée du design, au terme d'une compétition qui a abouti au choix du design proposé par Thales, puis à l'association de Thales et BAe Systems.

Afin d'intégrer des équipes françaises, la France se ralliant à l'option britannique, le ministère britannique de la défense a souhaité qu'elle contribue pour partie aux dépenses jusqu'à présent engagées, en lui demandant un ticket d'entrée de l'ordre de 95 millions de d'euros correspondant au tiers des dépenses déjà effectuées. C'est en ajoutant la contribution française aux dépenses à venir dans la deuxième phase des études de faisabilité en cours qu'on atteint le chiffre de 140 millions d'euros.

Au sein des équipes, le rôle des Français sera de se familiariser au design existant, de conforter les travaux déjà faits et de proposer des idées, ainsi que d'étudier les modifications nécessaires sur le projet britannique pour l'accommoder aux besoins nationaux, ce qui est essentiel puisque les avions ne seront pas les mêmes : Rafale côté français, JSF côté britannique, en principe dans sa version STOVL (Short Take Off & Vertical Landing), même s'il peut être intéressant pour la Royal Navy d'ouvrir l'éventualité d'un décollage long. Il s'agira aussi de s'assurer qu'on peut trouver suffisamment de points communs dans le design des porte-avions, dans leurs modes de construction et dans l'approvisionnement en matériels, pour que cette coopération soit plus efficace que des programmes séparés.

S'agissant enfin du tonnage des bâtiments, les Britanniques veulent un porte-avions plus grand que ceux qu'ils possèdent aujourd'hui ; et c'est sur cette version que porte l'étude, qui doit confirmer au préalable qu'elle correspond aussi aux besoins français et que le surcoût induit par un tonnage supérieur sera bien compensé par les économies réalisées par ailleurs. Pour l'heure, les objectifs calendaires sont respectés par les deux parties.

M. Michel Voisin, président, a observé que, depuis sa privatisation, un des principaux problèmes de Thales résidait dans la configuration de son capital, qui suscite d'un côté des appétits d'absorption, en particulier de la part d'EADS, et de l'autre, des souhaits de revente, notamment chez Dassault. Il a souhaité connaître le sentiment du président-directeur général de Thales à ce propos.

Soulignant l'importance de l'activité d'électronicien de Thales dans le domaine civil et militaire, en particulier avec les radars de contrôle aérien, il a par ailleurs demandé comment allait évoluer la part des activités militaires de l'entreprise et quels étaient ses projets de développement dans le cadre de son rapprochement avec DCN.

M. Denis Ranque a répondu qu'en dépit d'une stratégie clairement définie, Thales s'interrogeait non pas sur son actionnariat - l'État, Alcatel et Dassault, se comportant parfaitement -, mais sur l'incertitude qui pèse sur la structure de son capital. En effet, M. Serge Tchuruk déclare fréquemment que la part d'Alcatel est trop ou pas assez importante. Quant à l'Etat, il a récemment déclaré que « Thales n'était pas à vendre ». Enfin, M. Serge Dassault a dit publiquement qu'il souhaitait céder les titres qui lui appartiennent.

Tout cela crée donc un environnement qui n'est pas très favorable pour une entreprise qui remporte des succès et qui repose entièrement sur la matière grise de ses cadres et de ses techniciens. M. Denis Ranque a estimé que l'on n'a pas le droit de laisser dans cette situation une grande société, a fortiori quand elle contribue de façon éminente à la défense nationale. Thales ne demande rien, l'entreprise n'ayant pas de problème de taille critique. A quoi bon en effet créer un conglomérat bien plus grand, si cela n'a pas de sens industriel ? Dans son métier, l'électronique de défense et de sécurité, comme dans chacune de ses activités - radars aéroportés, radars au sol, télécommunications du champ de bataille, optronique, munitronique, sécurité, aéronautique civile, avionique, etc. - Thales est le premier européen, le deuxième ou le troisième mondial. Derrière lui et ses 10 milliards d'euros de chiffre d'affaires, on trouve Finmeccanica, avec 4 milliards d'euros, puis EADS, avec 1,5 milliard d'euros. Pourquoi ne pas construire autour du champion français au lieu de commencer par lui couper un bras et une jambe ?

M. Denis Ranque a ensuite souligné que Thales souhaitait conserver un équilibre entre activités civiles et militaires et que le groupe était prêt à apporter son appui à d'autres industriels de défense dans ses secteurs, à savoir l'électronique et le naval. C'est le sens du rapprochement avec DCN, qui est certes un chantier naval, mais dont l'importance réside surtout dans les capacités des milliers d'ingénieurs qui travaillent sur les systèmes et qui font de la conception d'ensemble.

Les métiers civils connaissent une croissance plus rapide, de l'ordre de 10 % par exemple pour l'aéronautique civile et pour la sécurité. C'est ce qui permet à Thales d'obtenir une croissance combinée de 3 à 4 % par an.

M. Charles Cova s'est demandé où se situait exactement la complémentarité entre Thales et DCN. M. Denis Ranque semble revendiquer pour le premier la conception des systèmes d'armes alors que la seconde est également aux premiers rangs dans ce domaine. Faut-il en conclure que Thales envisage de ne laisser à DCN que la construction des coques et la propulsion des bâtiments ?

Évoquant ensuite un récent article du quotidien La Tribune, qui fait état de la velléité de Thales de concurrencer le programme de drone EuroMALE, proposé par EADS, il s'est enquis des économies que la solution préconisée par Thales pourrait engendrer pour le ministère de la défense.

Souhaitant revenir sur la déclaration commune d'intention DCN-Thales, M. Jean-Claude Viollet s'est demandé si le travail d'analyse détaillée de l'environnement de ces deux entreprises se poursuivait, ainsi que la négociation sur la soulte et sur l'accord industriel et commercial. Il a par ailleurs souligné qu'il convenait de préciser le processus de rémunération des actifs en cash, afin qu'on n'accuse pas Thales de payer une soulte insuffisante. En effet, on a pu lire que DCN devrait mobiliser une partie de sa trésorerie pour reprendre un certain nombre d'actifs comme Armaris et pour assurer la maîtrise d'œuvre du deuxième porte-avions, puis que cet argent serait reversé en plus de la soulte par Thales à l'État, qui ferait ainsi une bonne affaire. Il conviendra d'être vigilant pour que cet argent soit utilisé à l'achèvement de grands programmes et il serait bon que la représentation nationale soit informée de l'état réel du montage financier.

Il importe aussi de dire la vérité sur les perspectives industrielles. Thales garde une marge de manœuvre, en particulier par rapport à ses filiales étrangères. On peut donc s'interroger sur les effets d'une concurrence entre les deux sociétés sur un certain nombre d'équipements. Ne reste-t-on pas ainsi dans une logique de fragmentation que M. Denis Ranque a pourtant déplorée à propos de l'Europe ?

Enfin, il convient de se demander si le regroupement DCN-Thales n'en annonce pas d'autres, entre différents acteurs de l'armement et de l'électronique.

M. Jean-Michel Boucheron a demandé si le président-directeur général de Thales était satisfait de l'équilibre trouvé avec DCN et quelle stratégie nouvelle allait en découler. Se réjouissant par ailleurs que l'entreprise ait obtenu de l'armée de terre britannique le marché de surveillance par drones Watchkeeper, il s'est interrogé sur la possibilité d'une commande similaire en France.

M. Denis Ranque a affirmé que le rapprochement de Thales avec DCN ne visait en aucun cas à « enlever » quoi que ce soit à DCN. Thales vend au contraire une partie de son activité - Thales naval France - à DCN et cette première transaction est payée en cash. Dans un deuxième temps, Thales achète à l'État 25 % du capital de la société nationale, qu'il paie avec le cash reçu en contrepartie de Thales naval France plus une soulte. Sauf à la marge, notamment s'il apparaissait lors des examens complémentaires que certains actifs ne représentent pas la valeur prévue, l'équation financière ne changera plus.

Au terme de ce rapprochement, le métier traditionnel de construction navale de DCN sera respecté. Pour les systèmes de combat et d'armes, Thales fournit son activité à la société nationale. Pour la maîtrise d'œuvre, domaine dans lequel, traditionnellement, DCN intervenait en France et Thales à l'exportation, tout se fera désormais à partir de DCN.

Il reste aujourd'hui à mener les audits et à opérer les vérifications nécessaires grâce à l'intervention des commissaires aux apports et aux comptes, ainsi qu'à négocier quatre accords, les deux premiers transitoires, les autres définitifs :

- un accord de vente d'activités par Thales à DCN ;

- un accord d'achat d'actions de DCN par Thales à l'Etat ;

- un accord d'actionnaires par lequel Thales et l'État conviendront ensemble de la façon dont ils géreront DCN ;

- un accord de coopération industrielle entre Thales et DCN. Dès qu'il aura été mis fin au doublonnage de certaines activités, il sera possible d'améliorer la coopération technique et commerciale entre les deux entreprises.

La stratégie suivie visera donc d'abord à développer DCN, en profitant des débuts du très important programme français FREMM ainsi que, il faut l'espérer dès cette année, du programme de sous-marins Barracuda et du second porte-avions. Disposer ainsi d'une activité nourrie sur le territoire national doit permettre de continuer à améliorer la compétitivité de l'entreprise. Beaucoup a déjà été fait et les mentalités ont évolué, mais beaucoup reste aussi à accomplir et le rôle de l'actionnaire privé est d'y contribuer.

Il convient également de continuer à améliorer le service aux clients et de faire progresser les commandes, en poursuivant le partenariat Thales-DCN qui a déjà bien fonctionné, les deux entreprises ayant remporté ensemble ces dernières années des marchés à Singapour, en Malaisie et en Inde. En revanche, DCN n'a pas gagné quand elle s'est trouvée seule, en particulier en Corée et au Portugal. Cette alliance fonctionne, il faut la poursuivre. Comme il l'a fait pour Armaris, Thales mettra tout son réseau international au service de DCN. Dans ces conditions, en prenant des contrats à l'exportation, il sera possible d'anticiper la diminution inéluctable des marchés français. Il est vital pour DCN de profiter des quelques années qui viennent pour se renforcer durablement. Ce sera bien sûr un combat contre une concurrence forte mais aussi contre le poids des habitudes et des traditions. Néanmoins, c'est ainsi que DCN se placera dans une bonne position pour affronter les concentrations en Europe, qui paraissent inévitables quand on sait que, pour un marché bien moins important, on y compte vingt chantiers contre cinq aux États-Unis.

M. Denis Ranque s'est par ailleurs déclaré satisfait de l'équilibre atteint au plan financier, à l'issue d'une négociation difficile avec les nombreux représentants de l'État et avec DCN.

Il a ajouté que, comme l'a observé M. Jean-Claude Viollet, Thales n'apporte pas dans l'opération ses filiales navales étrangères. Au cours d'étapes ultérieures, elles pourront soit être apportées dans la même société, auquel cas la part de Thales dans le capital de DCN devrait devenir majoritaire, soit être combinées avec d'autres acteurs tels que des chantiers navals. Apporter dès aujourd'hui ces actifs, soit 2 milliards d'euros, aurait porté la part de Thales dans le capital de DCN à environ 50 % et l'État n'y était sans doute pas prêt. En outre, les clients, aux Pays-Bas ou en Grande-Bretagne, n'auraient pas vu d'un très bon œil que l'activité navale de l'entreprise Thales se trouve en quelque sorte nationalisée par la France. De plus, la loi française disposait que DCN pouvait ouvrir son capital mais devait rester une société nationale. En attendant que l'évolution des mentalités permette des adaptations, une certaine concurrence va donc subsister entre les deux sociétés, mais tel est déjà le cas avec Armaris et c'est d'ailleurs assez fréquent en matière de défense.

Pour ce qui concerne les drones, Thales respecte le projet EuroMALE, qui semble toutefois avoir un peu de mal à se développer. En tout état de cause, il fallait tenir compte du fait que les Britanniques vont dépenser un milliard d'euros dans Watchkeeper, ce qui est beaucoup. En la matière, la question n'est pas de concevoir des drones, car il en existe déjà des dizaines de modèles dans le monde, mais de doter la France, l'Europe et l'OTAN d'une capacité de surveillance aéroportée automatique du sol. Cela amène à constater qu'EuroMALE ne couvre pas ce besoin, étant trop gros pour répondre aux besoins tactiques de l'armée de terre et trop petit pour assurer les missions dévolues au système Air Ground Surveillance (AGS) de l'OTAN.

Pour sa part, Watchkeeper assure 70 % des capacités d'EuroMALE pour 30 % de son coût, tout simplement parce que un milliard d'euros sera dépensé en Grande-Bretagne et que les investissements nécessaires pour s'adapter aux besoins français sont logiquement moindres. Par ailleurs, il faut s'interroger sur l'approche capacitaire : s'agissant de la surveillance aéroportée du sol, les besoins tactiques seraient bien couverts par Watchkeeper et les besoins stratégiques peuvent être pourvus par le programme AGS. Ainsi, pour le coût total du programme EuroMALE, qui ne fait pas tout, on peut juxtaposer celui de Watchkeeper et celui de la contribution française à AGS. Mais, bien évidemment, c'est à l'état-major des armées et à la DGA qu'il incombe de mener la réflexion.

M. Alain Moyne-Bressand s'est félicité que M. Denis Ranque ait fait partager aux membres de la commission sa fierté d'être à la tête de Thales. Les succès de ce groupe sont aussi ceux des représentants de la Nation.

Il a ensuite souhaité savoir si le groupe avait des projets de coopération en dehors de l'Europe, en particulier avec la Chine, l'Inde et la Russie, qui s'enrichissent et représentent sans doute des marchés importants. Thales pourrait en effet leur vendre des compétences et de la matière grise tout en créant des richesses sur place.

M. Jean-Louis Bernard a souhaité savoir où en étaient les négociations avec l'Arabie Saoudite, qui veut, depuis de nombreuses années, se doter d'un système électronique de surveillance de ses frontières très sophistiqué et coûteux.

M. Denis Ranque a fait valoir que les dirigeants de Thales sont bien conscients que si l'entreprise se situe à son niveau actuel, c'est grâce à cinquante ans d'investissements de la puissance publique et des contribuables français.

S'agissant des perspectives de coopération avec d'autres pays, il a indiqué que l'Inde est depuis longtemps un grand client dans le domaine militaire, le programme des sous-marins Scorpène l'ayant encore récemment montré. La coopération industrielle existe mais elle est limitée. La plus grande entreprise électronique indienne, Bharat Electronics Ltd. (BEL) a été, à l'origine, créée par Thomson-CSF, qui a implanté sur place il y a 30 ans une capacité de production de tubes et de radars. Cette société a été nationalisée par la suite.

Quand on demande aux dirigeants indiens s'ils sont prêts à laisser s'implanter des industriels étrangers dans leur pays, ils répondent le plus souvent par l'affirmative, tout en fixant l'échéance à dix ou quinze ans. En attendant, la coopération se fait programme par programme, grâce à des transferts de technologie. On voit toutefois apparaître, désormais, des entreprises indiennes privées dans le domaine de la défense, notamment en informatique et en électronique.

La situation est très différente avec la Russie. Pratiquement aucune commande n'est passée pour les forces armées russes, la nécessité de reconvertir les énormes arsenaux existants absorbant tous les fonds disponibles. On voit là aussi se créer quelques entreprises privées, mais moins dynamiques.

Il existe en revanche une coopération avec les entreprises russes de l'armement, qui réalisent de très bons porteurs, notamment des avions et des bateaux, tandis que Thales produit une électronique de meilleure qualité. Ainsi, des Mig et des Sukhoï ont été modernisés à destination de la Malaisie, de l'Inde et peut-être bientôt de l'Algérie. Les Russes vendent aussi des avions neufs qu'ils construisent et l'électronique est fournie par Thales. Tout ceci se fait en toute transparence vis-à-vis de Dassault Aviation, les débouchés étant en général différents.

Les activités civiles se développent également dans ce pays et, un an après Snecma pour les moteurs, Thales a été sélectionné par Sukhoï pour concevoir toute l'avionique de son nouvel appareil régional, domaine dans lequel l'entreprise est en train de devenir le troisième constructeur mondial, aux côtés du brésilien Embraer et du canadien Bombardier. Thales vend aussi à la Russie de la radio-télévision et du contrôle aérien.

Les choses sont beaucoup plus compliquées avec la Chine en raison de l'embargo sur les armements, dont il faut rappeler qu'il n'est pas lié à des questions géostratégiques ou à la protection des intérêts du monde occidental, mais à la question des droits de l'homme, après les événements de la place Tien An-Men. L'Europe examine la levée de cet embargo, proposée par la France mais les Américains et les Japonais ont réagi vivement, voyant dans la Chine une puissance potentiellement rivale. Cette levée de boucliers a nettement refroidi les ardeurs et le dossier ne semble plus être la priorité du moment. Les seules ventes possibles concernent les radars de surveillance du ciel et les jumelles de surveillance du champ de bataille, qui peuvent faire l'objet d'accords au cas par cas, extrêmement contrôlés.

Il existe en revanche dans ce pays un marché non négligeable pour les équipements civils de Thales, qui a fourni tout le contrôle aérien moderne de la Chine et qui dépasse peu à peu la concurrence américaine. Ce marché a été remporté par une équipe mixte franco-australienne, en cédant à la République populaire une partie des technologies qui avaient été développées en Australie il y a quelques années. Thales a aussi remporté les marchés de paiement électronique des métros de Shanghai, de Canton et de Pékin et du système de sécurité des jeux olympiques. Toutes ces activités se font sous la forme d'une première vente d'exportation suivie par la création d'une joint venture locale, avec une transformation de produits sur place, tout en conservant en Europe le cœur de la technologie pour éviter des concurrences trop rapides.

L'issue du projet d'acquisition par l'Arabie Saoudite d'un système de surveillance des frontières reste d'actualité. Mais il est vrai que ce projet concerne un royaume, dont le souverain vient de changer et où la France a connu un certain nombre de difficultés. Toutefois, le dossier et le besoin existent toujours. Thales continue à y travailler, le dossier traversant des phases plus ou moins actives. Il faut espérer que le voyage à Riyad que projette d'effectuer prochainement le Président de la République sera l'occasion si ce n'est de conclure, du moins de faire un pas dans la bonne direction. L'implication des autorités françaises est en tout cas totale et il faut les en remercier.

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Information relative à la commission

La commission a nommé M. Marc Francina, rapporteur d'information sur les perspectives d'externalisation pour le ministère de la défense.

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