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COMMISSION DE LA DÉFENSE NATIONALE ET DES FORCES ARMÉES

Mercredi 18 octobre 2006

Séance de 11h30

Compte rendu n° 7

Présidence de M. Guy Teissier, président

 

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– Audition du général Bruno Cuche, chef d’état-major de l’armée de terre, sur le projet de loi de finances pour 2007


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Audition du général Bruno Cuche, chef d’état-major de l’armée de terre, sur le projet de loi de finances pour 2007

La commission de la défense nationale et des forces armées a entendu le général Bruno Cuche, chef d’état-major de l’armée de terre, sur le projet de loi de finances pour 2007 (n° 3341).

Le général Bruno Cuche s’est dit très honoré d’être reçu pour la première fois par la commission, et souligné que l’armée de terre toute entière, militaires et civils confondus, attachait une grande importance à la qualité des relations entre son chef d’état-major et les élus de la nation.

L’armée de Terre est aujourd’hui dans une situation paradoxale. Si tous les engagements opérationnels auxquels elle participe sont couronnés de succès, elle éprouve néanmoins certaines difficultés à préparer l’avenir. Les raisons de ce décalage grandissant sont multiples, mais la principale tient aux rigidités d’un système hérité d’une période révolue, celle de la guerre froide, système qui est devenu partiellement inadapté aux tendances lourdes actuelles, stratégiques, financières et démographiques. L’instabilité, le terrorisme et les guérillas ont remplacé la menace conventionnelle symétrique ; l’effort de défense est difficilement extensible, le marché de l’emploi pourrait se tendre. Il est urgent que l’armée de terre cible ses priorités, sous peine d’un essoufflement général, d’une impréparation face à tous les défis stratégiques.

Il a indiqué qu’il s’était donc engagé, en étroite synergie avec le chef d’état-major des armées, à amplifier le processus d’adaptation, afin de recentrer les efforts sur les engagements réels les plus probables. Ce processus réussira si le projet défini est cohérent et s’il est porté collectivement par l’armée de terre et par la nation.

L’armée de terre, qui se situe déjà à la pointe des armées européennes avec celle du Royaume-Uni, veut aujourd’hui se placer résolument à l’avant-garde de la modernité, laquelle ne repose plus uniquement sur les attributs classiques de la puissance, mais sur la compréhension de l’environnement en temps réel et sur l’adaptation réactive.

La réflexion prospective et doctrinale novatrice dans laquelle elle est engagée part d’un constat : la menace conventionnelle symétrique s’est pour l’instant éclipsée. La guerre n’a pas disparu mais a changé de nature. L’asymétrie, c’est à dire la recherche par l’adversaire des déséquilibres dans tous les domaines, militaires mais surtout civils, a remplacé les schémas classiques de la stratégie directe. Des Etats disposant de forces classiques moins modernes que celles de la France pourraient désormais privilégier des modes d’action que l’on peut qualifier d’asymétrie conventionnelle. Cela ne signifie pas que les capacités de destruction françaises soient devenues inutiles, mais qu’elles ne suffisent plus à elles seules à emporter la décision. La même logique s’applique à la technologie : celle-ci est indispensable, mais son efficacité repose avant tout sur la capacité humaine à la convertir en avantage, et c’est particulièrement vrai de l’information, du renseignement.

Il a souligné que dans la complexité et face à l’incertitude, le facteur humain est devenu prédominant. Le concept de bataille décisive n’est plus aussi pertinent qu’auparavant. C’est désormais sur la phase de stabilisation de l’espace terrestre que se concentre l’effort principal. C’est la manœuvre, à savoir la combinaison des moyens militaires et civils, de l’action politique, diplomatique et militaire, qui permet de neutraliser ou de discréditer les groupes armés et d’offrir des perspectives aux populations. C’est la manœuvre aux plus petits échelons tactiques au sol qui contribue à l’atteinte de l’effet stratégique. La maîtrise du champ cognitif est devenue l’élément clé de la supériorité opérationnelle.

Observant que seule une organisation adaptée permet de répondre à ce défi, le général Bruno Cuche a fait valoir que l’armée de terre, dans ce domaine, est à l’avant-garde.

Elle est, d’ores et déjà, une armée d’emploi et non plus une armée d’attente. Projetée partout dans le monde et sur le territoire national, elle agit sur un spectre très élargi de missions et sur les théâtres les plus complexes, dans des configurations chaque fois différentes. Ainsi, 20 000 soldats français sont en posture opérationnelle permanente, en alerte pour répondre à tout type de situation d’urgence, en opération que ce soit dans le cadre de la lutte anti-terroriste ou des missions de service public sur le territoire national – en métropole et outre-mer – et à l’étranger.

Au total, chaque année, 60 000 hommes et femmes appartenant à la force logistique ou à la force d’action terrestre sont mis à contribution dans le cadre de ces engagements opérationnels. Dans toutes les circonstances, l’armée de terre, en étroite synergie avec la marine, l’armée de l’air et la gendarmerie, a répondu sans délai et avec efficacité aux sollicitations politiques.

C’est la preuve que l’organisation de l’armée de terre, articulée autour du concept de réservoir de forces modulaires, est adaptée aux circonstances actuelles et que les conditions de sa préparation opérationnelle sont satisfaisantes.

C’est aussi la preuve que les choix d’équipements qui ont été faits en début de loi de programmation militaire -des équipements polyvalents, facilement projetables, bien protégés et intégrant en réseau les dernières technologies de l’information – sont conformes aux besoins opérationnels.

Après avoir estimé nécessaire de s’adapter en permanence aux mutations incessantes de l’environnement géopolitique, il a précisé que des ordres avaient été donnés à l’état-major de l’armée de terre pour modifier l’organisation et la préparation opérationnelle de celle-ci. Dans le domaine de l’organisation, les adaptations en cours concernent le commandement central et le maintien en condition des matériels terrestres. La chaîne de commandement sera repensée de façon à être rendue plus réactive, à mieux gérer l’imprévu, mieux anticiper les évolutions et impulser l’adaptation des forces en conséquence. Il s’agit également de renforcer la synergie avec l’état-major des armées et avec la Délégation générale pour l’armement, afin d’accélérer le cycle d’acquisition des équipements en fonction des impératifs opérationnels. Par ailleurs, une nouvelle politique d’emploi et de gestion des parcs doit permettre de mieux cibler les efforts financiers de maintenance sur les priorités opérationnelles, en modifiant la répartition actuelle des matériels majeurs.

Dans le domaine de la préparation opérationnelle, il s’agit, en s’appuyant notamment sur le centre d’entraînement en zone urbaine (CENZUB) de Sissonne, de cibler davantage la préparation sur les engagements réels, de renforcer l’intégration interarmée, de prendre en compte systématiquement les problématiques civilo-militaires, mais aussi de maintenir prioritairement le niveau d’interopérabilité avec les alliés européens et atlantiques de la France au moyen d’entraînements communs, au titre des opérations en cours ou en perspective.

Le général Bruno Cuche a jugé le projet de loi de finances globalement satisfaisant ; l’armée de terre étant parfaitement consciente de l’effort consenti une fois de plus par la nation pour sa défense. Mais il a néanmoins estimé qu’il était révélateur des faiblesses actuelles, de la persistance de certains décalages entre la réalité de la ressource financière, les charges fixes de l’organisation de l’armée de terre et les besoins opérationnels.

S’agissant de la composante matérielle du budget, il a d’abord affirmé que la question du maintien en condition opérationnelle (MCO) du matériel terrestre était une préoccupation commune au Gouvernement et au chef d’état-major des armées. Les 20 millions supplémentaires par rapport à 2006 inscrits dans le projet de loi de finances permettront de commencer à assainir la situation financière, mais ne suffiront pas à éviter la diminution programmée de la disponibilité technique des chars Leclerc ni, en 2008, le retrait du service actif du système de défense sol-air Roland. L’ampleur de ce problème a conduit à décider une nouvelle politique d’emploi et de gestion des parcs, mais la réorganisation ne pourra résoudre toutes les difficultés, et l’effort financier devra être poursuivi. L’armée de terre est aussi confrontée à la forte augmentation des coûts de possession des matériels neufs et des matériels les plus anciens, qui sont particulièrement sollicités en OPEX.

L’amélioration du maintien en condition opérationnelle passe aussi par le respect du calendrier, de la cible des livraisons et des commandes des nouveaux équipements. C’est pourquoi il faut noter avec satisfaction la livraison des huit derniers chars Leclerc, l’achèvement du programme de valorisation des véhicules de l’avant blindé (VAB), les livraisons de six hélicoptères TIGRE, de 110 petits véhicules protégés (PVP), de 25 drones de reconnaissance au contact et des 358 premiers équipements du combattant FELIN.

Abordant les commandes, il a jugé la situation plus contrastée et fait part de sa préoccupation, partagée par le CEMA, devant un certain déficit en moyens de projection tactique. Il a plus particulièrement évoqué la problématique du NH90. Cette situation est d’autant plus inquiétante que la rénovation du PUMA a dû être abandonnée, et que celle du COUGAR n’a pas encore donné lieu à une commande. Des éléments rassurants ont été apportés, mais il convient de rester vigilant. Concernant les autres programmes, la commande de 117 véhicules blindés de combat d’infanterie (VBCI), de 5 000 FELIN, de 2 000 postes radio de quatrième génération et des systèmes d’information du champ de bataille (dont une cinquantaine de stations de système d’information régimentaire) est globalement conforme aux objectifs de la loi de programmation militaire. La sanctuarisation de ces grands programmes « phare » est indispensable pour assurer la modernisation opérationnelle des forces. Mais elle doit aussi s’accompagner de la préservation des autres programmes aujourd’hui menacés, comme le Véhicule Haute Mobilité ou la rénovation des hélicoptères COUGAR. Tous les équipements commandés à l’heure actuelle sont en cohérence avec la réalité opérationnelle : ce sont des matériels immédiatement projetables, parfaitement adaptés aux nouvelles menaces et utilisables sur le territoire national comme en opération extérieure.

S’agissant de la composante humaine de l’armée de Terre, il a estimé la situation satisfaisante, quoique fragile.

Les principales satisfactions ont trait à la préparation opérationnelle, pour laquelle le niveau de financement prévu permet de réaliser sur l’année l’objectif initial de 96 jours d’activité. Par ailleurs, l’augmentation de la provision budgétaire pour surcoûts d’opérations extérieures (OPEX), à hauteur de 375 millions d’euros en 2007, est conforme au principe de sincérité budgétaire que l’armée de terre a toujours appelé de ses vœux.

Un autre motif de satisfaction résulte de la masse salariale, qui permet de stabiliser les effectifs militaires et civils à un niveau raisonnable. Sur cette question comme sur bien d’autres, l’état-major de l’armée de terre a une approche très pragmatique : il convient de poser la question des effectifs non seulement sous l’angle du poids de la masse salariale, mais aussi sous celui de l’efficacité opérationnelle. En effet, les opérations conduites s’inscrivent systématiquement dans la durée, et une armée professionnelle est, par construction, relativement peu nombreuse au regard du volume de missions qu’elle accomplit.

Le général Bruno Cuche a convenu avec le CEMA que le niveau de saturation n’était pas encore atteint, mais souligné que le rythme des missions extérieures est soutenu et éprouvant, engendrant l’usure des soldats et pouvant les amener à quitter prématurément l’institution. C’est une donnée essentielle qu’il faudra avoir à l’esprit lors des débats futurs sur l’appareil de défense.

La pleine mise en œuvre en 2007 du plan d’amélioration de la condition militaire (PACM) et du fonds de consolidation de la professionnalisation (FCP) et l’effort réalisé en faveur des personnels civils répondent aux attentes de l’armée de terre en matière de reconnaissance financière de sa spécificité.

De façon plus générale, la condition des militaires est un enjeu majeur pour l’avenir proche, car il devient de plus en plus difficile de recruter et de fidéliser des personnels de qualité. Le métier de soldat dans l’armée de terre est parmi les plus contraignants pour l’individu, mais aussi pour sa famille. Il est encore considéré par l’opinion comme dangereux et peu gratifiant. Dans un contexte de concurrence accrue sur le marché de l’emploi entre les secteurs privé et public, l’effort de consolidation de la professionnalisation ne peut pas être simplement conjoncturel : il doit être durable et concerner aussi l’entourage immédiat des soldats.

Une autre préoccupation, qu’a déjà exprimée devant la commission le secrétaire général pour l’administration du ministère de la défense (SGA), concerne les crédits de fonctionnement courant des forces, qui servent à payer le chauffage, l’électricité, l’entretien immobilier, les prestations de service. Affectant les conditions de vie des soldats, les conditions de travail quotidiennes du personnel civil et militaire, la sécurité du travail, ils rejaillissent sur le moral de chacun et donc sur la capacité opérationnelle. Or, le volume de ces crédits, en baisse continue depuis 2002, est encore en diminution de 7 millions d’euros, soit l’équivalent de cinq budgets de fonctionnement d’un régiment des forces, alors que le coût des services et de l’énergie est en forte augmentation. La limite des efforts de rationalisation engagés est atteinte, voire dépassée, compte tenu du dispositif territorial actuel de l’armée de terre.

Le général Bruno Cuche a ensuite évoqué la contribution de l’armée de terre au projet national, et les intérêts immédiats – économiques, sociétaux ou sécuritaires – qu’elle partage avec les élus de la nation, intérêts qui sont structurants pour la société française.

Sur le plan économique, un régiment de 1 000 hommes de l’armée de terre compte toujours parmi les plus gros employeurs publics locaux. Il emploie non seulement des personnels sous statut militaire mais aussi des personnels civils – 25 000 au total en ce qui concerne l’armée de terre. Bon an mal an, quelque 30 millions d’euros d’argent public viennent ainsi alimenter l’économie locale, sous la forme de salaires et de contrats divers passés avec des entreprises privées. La présence de ces personnels favorise directement, en outre, le maintien des services publics, et plus particulièrement des écoles. Les commandes d’équipements participent également de la pérennité du tissu des petites et moyennes entreprises. En un mot, l’armée de terre contribue directement et indirectement au maintien de l’emploi sur l’ensemble du territoire, y compris outre-mer. Toute évolution future de ses structures devra tenir compte de ces considérations d’aménagement du territoire – en sus, naturellement, de ses propres impératifs financiers et opérationnels.

Le deuxième intérêt partagé est sociétal. Le lien armée-nation a surtout été évoqué, jusqu’à présent, sous l’angle du risque de dérive lié au passage à l’armée de métier. Cette question est désormais dépassée, et les armées en général, l’armée de terre en particulier, demeurent plus que jamais des piliers de la cohésion nationale. L’armée de terre recrute et intègre dans ses rangs, chaque année, 17 000 personnels de toutes origines, de tous niveaux scolaires, y compris et prioritairement des jeunes gens non qualifiés. Elle intègre aussi de nombreux civils au titre des réserves. Elle recrute ses engagés dans une totale transparence et sans aucune discrimination de sexe, de pensée philosophique ou politique, ni d’origine ethnique. Elle demeure, dans son fonctionnement, une institution unique de promotion sociale fondée avant tout sur le mérite : une personne engagée comme soldat peut devenir sous-officier puis officier en quelques années. Mais l’armée de terre est aussi une institution qui forme, qui instruit et qui éduque, une institution porteuse des valeurs républicaines de fraternité, de travail, d’intérêt général, de savoir-faire et de savoir-être qui irriguent la société au quotidien, partout où des unités sont implantées. Ces valeurs continuent d’irriguer la société lorsque ses soldats réintègrent la vie civile après plusieurs années au service de la France – surtout si la société civile sait les accueillir en leur offrant des emplois.

Abordant le thème de la sécurité, troisième intérêt partagé, le général Bruno Cuche a souhaité insister sur la nature du besoin de sécurité et sur ses conséquences. Pour les Français, il s’agit d’une exigence de sécurité immédiate, de proximité : sécurité contre le terrorisme, sécurité face à la violence collective urbaine, sécurité face aux calamités naturelles. L’armée de terre est prête, dans le cadre d’une démarche interarmées et interministérielle, à renforcer, lorsque les circonstances l’exigent, sa contribution à la sécurité sur le territoire national.

Le besoin en forces terrestres modernisées, efficientes et en nombre suffisant ne diminuera pas. L’armée de terre, par la diversité de ses modes d’action et sa souplesse d’emploi, est plus que jamais l’outil de l’instant politique et de la durée stratégique, qui s’inscrit résolument dans une démarche interarmées d’adaptation, pour toujours mieux assurer la sécurité des Français et défendre les intérêts de la France. Mais le succès dépend d’un engagement sans réserve, non seulement des hommes et des femmes de l’armée de terre, mais aussi de la nation, afin de garantir dans les années à venir la cohérence entre les ressources allouées et les impératifs opérationnels.

Le général Bruno Cuche a conclu en affirmant que l’armée de terre avait le sens de l’Etat et de l’intérêt collectif, et souhaité qu’elle soit confortée dans ses valeurs par la juste reconnaissance des efforts qu’elle a déjà consentis et de ceux, indispensables, qui sont à venir.

Le président Guy Teissier a remercié le général Bruno Cuche pour son exposé très détaillé, puis lui a demandé si l’armée de terre se dirigeait, compte tenu du risque de « surchauffe » induit par une activité soutenue et éprouvante, vers une restructuration qui se ferait notamment au profit de l’infanterie et au détriment de matériels plus puissants. Revenant sur la « nouvelle politique d’emploi et de gestion des parcs » évoquée par le CEMAT, il a demandé des précisions sur un éventuel projet de mise sous cocon de la moitié des chars Leclerc. Il s’est enfin interrogé sur le financement du petit véhicule protégé (PVP) et du canon CAESAR.

Le général Bruno Cuche a considéré, contrairement à son homologue britannique, que l’armée de terre n’était pas aujourd’hui sous la menace d’une « surchauffe ». Si tel était le cas, cela signifierait qu’elle est particulièrement mal organisée. Comment être en surchauffe avec 20 000 hommes en opérations sur un total de 124 000 militaires ?

En revanche, 60 000 militaires sont actuellement sollicités chaque année, soit dans le cadre de dispositifs d’alerte très contraignants, ou pour des missions de courte durée outre-mer et à l’étranger, ou pour des opérations extérieures de plus en plus dangereuses. Cet engagement répété, dans des contextes de plus en plus périlleux – au Liban, en Afghanistan, en Côte d’Ivoire, en République démocratique du Congo – use les soldats qui vivent au milieu de la population locale et sont exposés avec elle aux actions terroristes. C’est davantage une question de fatigue générale que de sur-emploi. Par ailleurs, certains militaires spécialisés dans une activité rare peuvent être trop souvent sollicités, sans respecter les huit à douze mois indispensables entre deux projections sur des théâtres d’opérations particulièrement exposés.

Il a rappelé qu’il appelait déjà de ses vœux une « politique des parcs » lorsqu’il était major général par intérim. La préparation opérationnelle de l’armée de terre ne répond pas avec suffisamment de précision aux engagements réels auxquels elle est confrontée depuis plus de quinze ans. Est-il rationnel de solliciter à l’entraînement un parc qui coûte très cher mais est peu employé en opérations ? Les équipements projetés sont essentiellement les hélicoptères et les véhicules blindés à roues, mais non les chars Leclerc. Il faudrait remettre cet équipement à niveau et en stocker une partie, de façon à ce qu’on puisse s’en servir en cas de besoin. Il conviendrait donc de conserver un parc de matériels à usage immédiat pour l’instruction, et de disposer d’une troisième réserve au centre de préparation des forces permettant de s’entraîner, afin de conserver une capacité de remontée en puissance.

Il faut également tenir compte de la logique inflationniste du MCO. Le fait de stocker ou d’utiliser de manière appropriée des matériels comme le lance-roquettes multiples (LRM) peut permettre de contrôler cette inflation. Il en va de même du canon de 155 mm AUF1. La France vient d’en projeter quatre au Liban : cela justifie-t-il un emploi aussi intensif qu’aujourd’hui ?

Enfin, il convient de respecter un certain nombre de programmes de fiabilisation, de rénovation ou de remise à niveau de matériel qui conduisent forcément à une baisse de la disponibilité technique opérationnelle des matériels concernés.

Il a estimé qu’il serait peut-être possible d’expérimenter le stockage d’une partie du parc de chars Leclerc et de n’utiliser que la partie utile à l’instruction et aux utilisations en opérations extérieures. Il n’y a que deux exemples au total d’utilisation du char Leclerc en OPEX, en 1999 au Kosovo et en 2006 au Liban.

Le rééquilibrage des fonctions opérationnelles fait actuellement l’objet d’une réflexion, en particulier au profit de l’infanterie, ou plus précisément des combattants au sol. Un véritable besoin existe, reconnu par toutes les armées, et qui explique que soient développés le VBCI et le FELIN.

Une autre fonction de l’armée de terre, qui ne revêt plus le même intérêt aux yeux de l’état-major des armées, fait l’objet d’une réflexion : la défense sol-air. Le retrait du service annoncé du missile Roland et l’abandon du système MARS pourraient conduire à une nouvelle répartition, mais non à un abandon, des moyens affectant la défense sol-air.

Le petit véhicule protégé (PVP) permet de répondre à une menace permanente, rencontrée sur tous les théâtres d’opérations et plus particulièrement en Afghanistan : la menace constituée par les dispositifs explosifs de circonstance (IED). Ce petit programme montre que la DGA, comme l’armée de terre, sait mettre en œuvre de nouveaux processus de définition et de mise en chantier de matériel, au contraire des longs programmes qui peuvent aboutir à la fourniture de matériels mal adaptés aux situations opérationnelles. Le PVP, qui remplacera en particulier le véhicule léger P4 en opération, coûte 110 000 euros, ce qui n’est pas trop cher et permet aux équipages de la logistique de se déplacer avec une protection en milieu très hostile. Le PVP était prévu par la loi de programmation militaire (LPM), et la ligne budgétaire « mobilité tactique » prévoyait un financement pour des engins de ce type.

Le canon CAESAR répond également à un besoin nouveau de projection. Le canon AUF1 n’est pas facilement projetable, alors que le CAESAR, monté sur châssis à roue, permettra de diminuer les coûts d’entretien, et peut être transporté par avion C130. Afin de permettre son développement, il a été décidé de réviser à la baisse la modernisation de l’AUF1 et le programme LRM, engin qui distribue des sous-munitions et est un outil de saturation du terrain. Il est en effet préférable de disposer d’armes précises qui permettent de maîtriser les dommages collatéraux. Le lance-roquettes unitaire de précision (LRU), que l’on cherche à développer, aura une portée de 70 kilomètres, et une précision de deux à trois mètres.

Ces deux programmes ne modifient pas l’équilibre de la LPM, puisque leur développement a été permis par des redéploiements des crédits.

M. Joël Hart a estimé nécessaire d’établir une feuille de route claire sur les ambitions de notre pays à l’étranger. La politique de la France et les théâtres d’opérations étant déterminés, les modes d’intervention et le matériel suivront. On est actuellement dans une phase très difficile de transition où, aux combats traditionnels, succèdent d’autres formes de guerre.

Il a par ailleurs souhaité obtenir des précisions sur le système d’information du commandement dont dispose l’armée de terre.

Le général Bruno Cuche a répondu que la maîtrise de l’information était aujourd’hui une priorité. Certains ont en effet pu connaître récemment des désillusions, sur certains théâtres, parce que le renseignement était mal maîtrisé. La difficulté est de trouver un bon équilibre entre l’utilisation d’une technologie de pointe et les centres d’intérêt du renseignement et de l’information. L’armée de terre inscrit son action dans le cadre de la « bulle opérationnelle aéro-terrestre » avec le système de numérisation de l’espace de bataille (NEB). Trop souvent, les militaires restent cantonnés dans le domaine du renseignement militaire, alors que, sur certains théâtres, les méthodes utilisées par d’autres services du renseignement en France – renseignements généraux, DST – pourraient leur être utiles.

S’agissant de la mise en œuvre des systèmes d’information modernes, le système de numérisation de l’espace de bataille est aujourd’hui en expérimentation dans deux brigades de l’armée de terre – la 2e brigade blindée, projetée partiellement au Liban, et surtout la 6e brigade légère blindée, déployée en Côte-d’Ivoire. Tous les comptes rendus qu’en reçoit l’état-major sont élogieux. Cela étant, ce système d’information présente un réel intérêt à partir du moment où il s’applique du commandement jusqu’au système d’information terminal, en passant par le système d’information régimentaire et il est disponible, sur chaque engin ou, bientôt, sur chaque combattant avec les équipements FELIN.

M. Joël Hart a souligné qu’un tel dispositif était coûteux.

Le général Bruno Cuche en a convenu, mais a fait valoir que son coût était maîtrisé, et que son utilité était grande.

M. Jean-Michel Boucheron a demandé si le VBCI, dans sa définition actuelle, convenait à l’armée de terre. Les délais de production annoncés et le coût sont-ils satisfaisants ?

Il a ensuite souhaité savoir si l’armée de terre rencontrait des demandes ou des problèmes particuliers liés à la pratique de la religion musulmane.

Il s’est enfin interrogé sur le pré-positionnement des forces dans certains Etats étrangers. Représente-t-il une charge lourde à laquelle pourraient être substituées d’autres modalités ? Cette présence politique, en particulier en Côte d’Ivoire, à Djibouti et au Gabon pourrait-elle se matérialiser autrement ?

Le général Bruno Cuche s’est dit optimiste, malgré les déboires initiaux, quant à la définition du VBCI, aux commandes passées, et aux livraisons annoncées à l’armée de terre. Tous les échos qu’il a pu recueillir sont favorables : le VBCI répond désormais exactement aux besoins de l’armée de terre.

Son prix, qui a légèrement dérivé comme tous les prix de matériels terrestres, compte tenu de l’évolution des spécifications, s’élève aujourd’hui à 3 millions d’euros par véhicule, sans y inclure le programme de soutien intégré. Les 41 premiers VBCI seront livrés en 2008 si tout se passe bien, et la mise en service opérationnelle devrait intervenir en 2009. Jusqu’à cette date, il faudra continuer de compter sur l’AMX10P. On recourra donc à un programme de fiabilisation de tous les véhicules qui commençaient à être anciens, et de revalorisation pour 108 d’entre eux, soit l’équipement de six compagnies d’infanterie mécanisée.

Il a indiqué qu’il avait rencontré dès sa nomination l’aumônier musulman des armées, et précisé que l’entretien n’avait pas révélé de problème particulier d’exercice de la religion musulmane au sein de l’armée de terre. Il apparaît en revanche qu’un certain nombre de jeunes soldats musulmans souhaiteraient pratiquer leur religion dans des conditions voisines de celles de leurs camarades de confession différente.

Après avoir observé qu’il ne lui appartenait pas de se prononcer sur l’opportunité politique des forces prépositionnées, il a relevé qu’en Côte-d’Ivoire, la présence comme force prépositionnée du 43e BIMA à Port-Bouët a permis une meilleure montée en puissance de la force Licorne ; la même observation pouvant être faite à propos de l’intervention en Haïti à partir des Antilles et de la Guyane. Une réflexion devra s’engager sur le recours à d’autres forces de réaction plus rapides, mais pour l’heure, le prépositionnement constitue un énorme avantage, permettant d’entraîner les personnels sur tous types de théâtre, sous toutes latitudes, dans toutes configurations. Il existe une continuité entre la préparation opérationnelle en métropole et outre-mer, mais il est vrai que certains personnels sont systématiquement astreints à renforcer le dispositif outre-mer, ce qui pourrait poser problème si un stade de surchauffe était atteint.

M. Michel Voisin a demandé quelle conséquence avait sur les effectifs budgétaires le nombre important d’engagés qui quittent chaque année l’armée de terre, et a souhaité connaître les éventuelles difficultés de réinsertion professionnelle dans la vie civile.

M. Yves Fromion a douté, nonobstant la qualité du travail de la direction du renseignement militaire (DRM) et de la DGSE, que le renseignement puisse être valablement confié à un échelon relativement éloigné de la réalité du terrain. Or, il importe aujourd’hui, compte tenu des nouveaux types d’engagement et du contexte de l’emploi des forces, notamment au Liban, de connaître parfaitement l’environnement. A-t-on véritablement une bonne organisation de renseignement ?

Le général Bruno Cuche a souhaité redire sa satisfaction quant aux effectifs prévus par les lois de finances initiales : en 2007 comme en 2006, l’armée de terre disposera des personnels lui permettant de répondre aux besoins opérationnels. Le taux de renouvellement, en revanche, constitue un problème : si l’armée de terre n’éprouve aucune difficulté à recruter, elle n’arrive pas à fidéliser ses recrues, trop de jeunes ne voulant pas rester plus d’un an, et dénonçant même leur contrat initial dans les premiers mois. Une réflexion est en cours sur les mesures incitatives à prendre pour résoudre cette difficulté.

Pour l’avenir, il convient aussi de réfléchir particulièrement aux conditions d’emploi opérationnel qui pourraient être appelées à évoluer, et de rechercher une certaine rationalisation des structures, notamment en regroupant un certain nombre de formations, sans doute encore trop dispersées aujourd’hui.

S’agissant de la réinsertion des militaires sous contrat revenus à la vie civile, l’armée de terre ne dispose pas d’outils fiables pour suivre les jeunes engagés qui sont au chômage. Les difficultés concernent surtout ceux qui ont exercé un métier à forte spécificité militaire, et qui peuvent avoir plus de difficulté à retrouver un emploi rapidement. Une réflexion est également en cours, en particulier avec la direction de la fonction militaire et du personnel civil (DFP), sur l’obtention d’équivalences entre les qualifications militaires et civiles.

Ce n’est pas parce que la direction du renseignement militaire (DRM) a son siège à Paris qu’il n’y a pas d’agents sur le terrain. Le renseignement dans l’armée de terre est organisé en trois grandes catégories : le renseignement d’origine humaine ; le renseignement d’origine image ; le renseignement d’origine électro-magnétique. Cette dernière catégorie est le domaine des régiments de guerre électronique, les 44ème et 54ème régiments de transmission. Le renseignement d’origine image fonctionne essentiellement à partir des drones, que l’on cherche à développer à tous les échelons : les drones à courte et très courte portée et également le CL 289 et le système de drones tactiques intermédiaires (SDTI). Le renseignement d’origine humaine est aujourd’hui le plus important et concerne notamment un régiment spécialisé, le 2e régiment de hussards, comme d’autres régiments comme le 13e régiment de dragons parachutistes et le 1er régiment de parachutistes d’infanterie de marine, sans oublier des unités de la 11e brigade parachutiste (commandos de recherche et d’action dans la profondeur) et de la 27brigade d’infanterie de montagne (unités de recherche humaine).

Chaque soldat doit en permanence, dans le cadre des opérations auxquelles il participe, assurer la fonction de rechercher et de rapporter une information. Ce n’est malheureusement pas dans la culture française, et il a été difficile d’expliquer aux équipages, lorsque le char Leclerc a été déployé au Kosovo, qu’ils pouvaient aussi être efficaces à terre et pendant la pause. L’armée de terre doit encore travailler à convaincre ses combattants que la connaissance du milieu, des réseaux, des personnes influentes est primordiale.

M. Philippe Folliot a dit avoir observé au Kosovo, où il s’est rendu il y a quelques mois, une très bonne coordination sur le terrain entre les unités de l’armée de terre et la gendarmerie en matière de recherche du renseignement. Il a observé que l’action des forces armées en Guyane (FAG), s’analysait davantage comme une OPEX que comme une opération intérieure, compte tenu des spécificités des opérations de lutte contre l’orpaillage clandestin.

Le général Bruno Cuche a confirmé l’utilité des gendarmes dans la recherche du renseignement lors des opérations extérieures. L’action des forces armées en Guyane n’est pas une OPEX, ni une OPINT, mais une mission de lutte contre divers phénomènes, dont l’orpaillage illégal et l’immigration clandestine. Il convient, cela dit, de mieux adapter le dispositif de l’armée de terre en Guyane dans le cadre des menaces dirigées contre le centre spatial de Kourou.