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COMMISSION DE LA DÉFENSE NATIONALE
ET DES FORCES ARMÉES

Mercredi 13 décembre 2006

Séance de 11 heures

Compte rendu n° 15

Présidence de M. Guy Teissier,
président

 

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– Audition de M. Denis Ranque, président-directeur général de Thales

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Audition de M. Denis Ranque, président-directeur général de Thales

La commission de la défense nationale et des forces armées a entendu M. Denis Ranque, président-directeur général de Thales.

M. Denis Ranque, après avoir souligné le rôle que jouait la commission dans les relations entre la nation et sa défense, s’est réjoui qu’un industriel puisse y être écouté, particulièrement à un moment déterminant pour l’évolution des relations entre Thales, DCN et Alcatel, qu’il faut situer dans le contexte actuel de la défense en France et en Europe.

L’industrie française a tout lieu d’être satisfaite du bilan de la législature et de l’état d’exécution de la loi de programmation : pour la première fois depuis longtemps, les échéances budgétaires auront été tenues, quand bien même le résultat quantitatif de la loi n’a pas été entièrement au rendez-vous. Au-delà du montant, la nature des dépenses était appropriée, qu’il s’agisse de la remise en service opérationnel des matériels jusqu’alors insuffisamment entretenus ou de la restauration et de la préservation de l’effort de recherche et développement.

On assiste à un changement d’époque. La guerre froide a été une période de paix surarmée ; depuis la chute du mur de Berlin et l’invention du terme contestable de « dividendes de la paix », jamais les armées n’auront été autant engagées, souvent à la limite de leurs possibilités, alors même que leurs moyens se sont réduits tout au long de la décennie 90. Il était temps de « redresser la barre », en termes d’équipements comme en termes de maintenance. Jusqu’en 1989-1990, l’essentiel était de pouvoir afficher une panoplie d’armements impressionnante ; leur état de fonctionnement n’ayant que peu d’importance. La situation s’est inversée : désormais, l’efficacité des forces comme la vie des soldats dépendent de la qualité et de la disponibilité des équipements.

Il en va de même pour les matériels nouveaux. Ils sont davantage impliqués, en particulier sur des théâtres d’opération et avec des moyens radicalement différents. Les théâtres, lointains et mal connus, exigent en effet de disposer de forces de projection et de reconnaissances stratégiques et tactiques. Les conditions d’emploi ont changé : nos sociétés ne sont plus prêtes à accepter les sacrifices humains considérables qui ont marqué les anciens conflits en Europe. La préservation des forces est devenue une préoccupation beaucoup plus importante qu’à l’époque où l’on envisageait une guerre totale ; en outre, la dissuasion ne tient plus le rôle de protection qui était le sien pendant la guerre froide. Enfin, les armées opèrent au milieu de populations civiles, dans des conditions d’engagement très complexes, qui nécessitent des systèmes de commandement et de communication avec les autorités politiques d’une grande précision ainsi que des « effecteurs », c’est-à-dire des armes sophistiquées, capables d’éviter tout dommage collatéral.

Les forces armées vivent une véritable révolution à laquelle elles n’ont pas été préparées au cours des quarante années de guerre froide. Cependant, leur transformation n’est encore qu’au milieu du gué. Certains matériels nouveaux correspondant à des besoins dûment identifiés – dans le domaine de l’espace, par exemple – ne bénéficient pas de toute l’attention requise : on sait pourtant le rôle irremplaçable que jouent les technologies spatiales dans les domaines des télécommunications, de la reconnaissance ou du positionnement. Après les prochaines échéances politiques, la nécessité de poursuivre l’effort engagé demeurera un thème central de débat.

La même inflexion salutaire a été observée en matière de recherche et développement ; de nouvelles situations appellent des moyens nouveaux et des technologies repensées. A cela viennent s’ajouter les nécessités du rayonnement international, c’est-à-dire des exportations, où le succès de la France, pour l’heure mitigé, dépend largement d’un effort technologique continu et relativement ancien. En effet, dans ces industries à cycle long, la réussite dépend des efforts passés et baisser la garde aujourd’hui compromettrait après-demain non seulement le niveau de nos forces mais, également, la position de la France sur les marchés d’exportation.

Parmi les besoins nouveaux, outre le domaine spatial, une attention particulière doit être portée à la marine. Dans tous les pays, son rôle est en train de changer. Les marines nationales deviennent des instruments de projection et d’action du théâtre terrestre et interarmées ; le grand large devient une préoccupation secondaire, dans la mesure où la question n’est plus la maîtrise des océans. La France s’est bien préparée à cette évolution avec trois grands programmes – FREMM, Barracuda et porte-avions –, cependant, l’effort ne saurait se relâcher au motif que la marine serait mieux servie que les autres armées.

Evoquant l’industrie européenne de défense, M. Denis Ranque a observé qu’il n’existe pas d’industrie de défense, mais un secteur industriel de la défense. La plupart des acteurs engagés sont duaux, tel est le cas de Thales qui, une fois opéré le rapprochement avec Alcatel, verra son activité répartie en 50 % pour la défense et 50 % pour le domaine civil. Thales n’est pas une société de défense, mais une société de systèmes de missions critiques appliqués à trois domaines : la défense, qui représente la moitié de son chiffre d’affaires, les transports terrestres et aériens ainsi que la sécurité civile. De même, EADS n’est une société de défense qu’à 20 ou 25 % compte tenu du poids et du succès d’Airbus.

L’Europe est un trop petit continent pour pouvoir développer des industries exclusivement consacrées à la défense. Il y a certes des exceptions : les chantiers navals militaires, dans la mesure où l’essentiel de la construction navale civile, à l’exception de quelques marchés niches tels que les paquebots de luxe, a déserté l’Europe essentiellement pour des raisons de compétitivité, et les plates-formes terrestres. Pour sa part, le secteur automobile est devenu une industrie de masse qui apporte bien peu aux véhicules terrestres militaires, si ce n’est dans le domaine des transports lourds par le biais de modules. Dans le domaine aéronautique, nul ne songerait à mettre en cause la structure duale qui lie Airbus et les tankers ou les Falcon et les Mirage-Rafale. Cela vaut particulièrement pour Thales et le secteur électronique ; en vingt ans les ordres de grandeur de recherche et développement et celle de défense se sont inversés en raison du foisonnement des nouvelles technologies de l’information et de la communication.

M. Denis Ranque s’est par ailleurs dit inquiet d’un certain retour du nationalisme dans le secteur industriel de la défense. Les progrès enregistrés en matière de construction européenne à compter de 1998, année de la privatisation de Thomson-CSF, semblent avoir marqué le pas à partir de 2000-2001 et c’est à une véritable régression qu’on assiste depuis un an ou deux. Deux pays surtout connaissent ce phénomène : l’Allemagne et l’Espagne, clairement déterminés à reconstituer une industrie nationale forte avant de participer à des alliances. Peut-être est-ce dû au fait que les prochaines étapes concerneront surtout les domaines naval et terrestre où la notion de champion national doit être préalablement réaffirmée. On peut craindre un repli de la part de ces deux pays où l’effort budgétaire est, somme toute, insuffisant et qui reprochent à la France un certain opportunisme. A cette situation sont venues s’ajouter les difficultés d’EADS : ce qui aurait dû être un trait d’union entre la France et l’Allemagne est devenu une pomme de discorde.

Thales a pâti de cette situation au moment où l’entreprise, associée avec Thyssen, son partenaire naval, a présenté une offre de rachat d’Atlas Elektronik. Les discussions ont été brutalement rompues, les pouvoirs publics allemands ayant clairement fait comprendre à Thyssen qu’il ne pouvait se lier qu’à EADS afin de rester entre Allemands. En revanche, le Royaume-Uni, les Etats-Unis ou l’Australie acceptent de traiter avec des entreprises détenues à 100 % par Thales. Ainsi, l’entreprise ADI, premier industriel de défense australien, est passée, cette année, de 50 % à 100 % aux mains de Thales avec l’accord du gouvernement, Thales devenant Thales Australia.

Le cas Thales a donné lieu à un débat sur le modèle d’intégration à suivre : vertical, du début à la fin de la chaîne de production, ou horizontal, à l’image du secteur automobile, où les partenariats se font entre constructeurs automobiles et entre équipementiers. Le monde de l’aéronautique est constitué sur ce dernier modèle, avec de grands constructeurs d’avions, maîtres d’œuvre et des équipementiers qui, mis en compétition, diversifient eux-mêmes leur clientèle. Dans le monde de la défense, les choses sont plus complexes, ne serait-ce qu’en raison du poids de la nationalité et de l’histoire. Dans le secteur de l’aéronautique de défense, les deux modèles se sont retrouvés en conflit ; d’où la question de savoir avec qui il fallait combiner Thales, EADS ou d’autres, selon que l’on privilégiait un modèle plutôt vertical ou plutôt horizontal.

La perspective de constituer une entreprise électronique de pure défense est a priori séduisante, tout en nécessitant une organisation verticale et des marchés protégés. Mais elle n’aurait pas manqué d’être sérieusement concurrencée par des SSII, notamment dans le domaine des logiciels comme dans celui des équipements. Dans un secteur qui évolue très vite, Thales se doit d’être tout à la fois le plus agile des électroniciens militaires et le plus « long-termiste » des électroniciens civils.

En outre, après s’être largement implanté sur un axe franco-britannique avec des prolongements américains et australiens, Thales n’entendait pas perdre cet avantage en sacrifiant tout à l’axe franco-allemand, alors qu’il existe déjà un très grand acteur franco-germano-espagnol. Au demeurant, Britanniques et Américains auraient mal vécu une telle alliance.

M. Denis Ranque a rappelé que le rapprochement avec Alcatel-Lucent répond à trois enjeux.

Thales souhaite acquérir à l’international une dimension de concepteur de systèmes, tout en préservant sa dualité civil/militaire. De son côté, les activités concernées par l’opération Alcatel-Thales s’exerce dans trois domaines : sécurité civile, systèmes de transports terrestres et satellites, cette activité représentant 2 milliards d’euros, ce qui équivaut à 20 % de Thales. Le marché des satellites est difficile. Indispensables sur le plan militaire, ils relèvent en effet du domaine civil pour l’essentiel du marché européen. De façon ponctuelle, des programmes gouvernementaux garantissent des financements à long terme mais, globalement, l’industrie du satellite est loin d’être soutenue à hauteur des enjeux.

Parallèlement, Thales renforce son implantation multidomestique. L’activité Espace cédée par Alcatel est au deux tiers française, pour un tiers italienne, avec des participations belge et espagnole. Le reste est à dominante allemande et canadienne – pour les transports terrestres –, italienne, espagnole, portugaise et roumaine pour ce qui a trait à la sécurité civile. Ainsi, Thales est-il français en France, britannique au Royaume-Uni, portugais au Portugal.

Il s’agit par ailleurs de stabiliser l’actionnariat. Plutôt que d’acheter ces 2 milliards d’euros d’activités en cash, les deux entreprises ont choisi d’en payer les deux tiers en actions. Alcatel passe ainsi de 9,5 % à 21 % du capital de Thales ; la part de l’Etat français étant ramenée à 27,3 % contre 31,3 % précédemment.

Le dernier enjeu concerne le partenariat entre deux entreprises d’électroniques, Alcatel et Thales, aux vocations distinctes et très affirmées. Alcatel-Lucent, groupe international, est placé sur un marché très exigeant ; cette entreprise évolue dans le court terme, Thales dans le long. Aussi, au-delà de l’actionnariat stabilisé, du transfert d’actifs et du renforcement de Thales, il faut parvenir à un bon partenariat global entre les deux sociétés, particulièrement dans le domaine des satellites.

S’agissant de la deuxième opération, le rapprochement avec DCN, elle sera finalement plus « transformante » pour DCN que pour Thales. Elle lui permet, en effet, d’ordonner sa présence dans le secteur naval en évitant la coexistence de deux champions nationaux, au demeurant habitués à travailler ensemble.

Ce partenariat permet à DCN de poursuivre sa progression dans la dimension « systèmes », en relativisant la dimension « construction navale » lourde et chargée d’histoire et qui devra continuer sa transformation pour maintenir sa compétitivité. Loin d’être contradictoire, le rapprochement anticipe une évolution déjà engagée à DCN, qu’il conviendra de mener à son terme tout en tenant compte des nécessités sociales, de culture et de savoir-faire. Aujourd’hui, les produits exportés sont construits chez l’acheteur ; c’est le cas des six sous-marins indiens qui n’en constituent pas moins un bon contrat pour la France et DCN qui vendront de nombreux équipements. Des frégates vendues à Singapour, la première seulement sera construite en France. De même, sur le territoire national, il faut admettre que la construction navale militaire est un élément et un savoir-faire intéressant pour la défense sans être pour autant un élément stratégique essentiel, sauf le cas du nucléaire qui relève de la souveraineté. C’est, du reste, toute l’originalité de DCN qui allie une activité de systémier à une solide connaissance, comme constructeur-intégrateur, de la fabrication de sous-marins nucléaires. Dans ces conditions, il faut désormais que DCN s’adapte, et elle a commencé à le faire, à une évolution inévitable. Le rapprochement avec Thales apparaît, à cet égard, comme un atout pour mener à bien une transition dont la durée s’étendra sans doute sur une génération de salariés.

Le président Guy Teissier a demandé si, outre-Rhin, le rapprochement Thales-DCN n’apparaissait pas comme un repli franco-français et a observé que l’Europe de la défense évolue peu, dévoilant par là les failles du système.

Il a fait part de l’inquiétude des représentants syndicaux de DCN à l’idée que les coques de bateaux puissent être construites à l’extérieur de l’Europe car Thales a toujours témoigné d’une véritable culture d’entreprise et jugé « l’arsenalisation » comme une régression. La commission de la défense considère, elle aussi, ce rapprochement comme une première étape de dimension nationale dans l’attente d’une seconde étape, européenne et porteuse d’une compétitivité accrue sur les marchés internationaux où les Américains se font plus présents. Il n’en demeure pas moins que ce rapprochement a bien du mal à se concrétiser, en raison des difficultés d’évaluation des apports ou encore du risque de voir certaines activités de Thales concurrencer directement des productions de DCN. Il serait bon de s’assurer qu’il ne reste plus d’obstacles de principe, ne serait-ce qu’au niveau des principaux actionnaires.

M. Denis Ranque a confirmé que, bien qu’il ait été abondamment expliqué, le projet de fusion avec DCN a été perçu à Berlin et à Munich comme un mouvement franco-français. Curieusement, il n’en a pas été de même à Brême où le Président du Land, les salariés et les syndicats d’Atlas, au moment de l’offre de rachat d’Atlas par Thales, défendaient le dossier de Thales qu’ils jugeaient bien meilleur.

Le rapprochement avec Alcatel peut être perçu de la même manière mais à tort ; la preuve en est que les effectifs de Thales s’accroîtront de 50 % en Allemagne et au Canada. Vu d’Allemagne, Alcatel sonne français ; c’est oublier qu’il s’agit d’Alcatel-Lucent, société transatlantique dont, depuis quelques jours, la présidente est américaine. En outre, la part de l’Etat français dans cette société diminue.

Sans aller jusqu’à affirmer que les coques ne se construiront plus qu’à l’extérieur de l’Europe, il faut effectivement s’attendre à voir le poids relatif de la construction navale diminuer progressivement au profit de celui des systèmes.

M. Jean Michel a observé qu’il n’en était pas de même chez les Américains.

M. Denis Ranque l’a reconnu, observant que cela leur coûtait néanmoins très cher. Il pourrait en aller autrement si le Parlement français votait un budget de la défense plus important. C’est un choix national, encore faut-il en avoir les moyens. De fait, le ministère de la défense et la DGA s’adresseront dans le futur, davantage à Saint-Nazaire – qui n’est pas l’Asie – qu’à Brest ou Lorient, ou aux chantiers polonais et probablement un jour, en fonction des évolutions économiques, aux chantiers asiatiques. Le milieu industriel préconisera probablement de privilégier l’armement, les communications, la cryptographie, les sous-marins nucléaires et les forces aéroportées. L’essentiel est de fixer des caps et des limites claires ; ainsi, le Thomson-CSF de 1983, où le personnel était en majorité ouvrier, n’avait rien à voir avec l’entreprise Thales actuelle. Il aura fallu une génération pour passer d’un fabricant d’électronique à un systémier électronique.

En ce qui concerne l’apport de TNF à DCN, celui-ci ne constitue effectivement qu’une première étape, nationale, préfigurant une évolution européenne.

Enfin, M. Denis Ranque a regretté, qu’à l’instar de ceux de DCN, les syndicats de Thales n’aient pas été entendus par la commission indiquant qu’ils ont voté pour l’opération en comité d’entreprise. Fait rare que le Président de Thales a salué, puisqu’en général, ils manifestent leur assentiment par l’abstention.

Le président Guy Teissier a précisé que cette audition faisait suite à une demande des syndicats de DCN.

M. Denis Ranque a souligné que, malgré quelques contretemps, pratiquement toutes les difficultés ont été résolues. Les valorisations ne posent plus de problème, même si certains s’obstinent dans des combats d’arrière-garde : pour l’Etat comme pour Thales et DCN, le débat est tranché Il en va de même au sujet du maintien d’une compétition ordonnée dans certains domaines entre Thales et DCN : l’accord de coopération est prêt. Si quelques points ont empêché de signer l’accord à l’occasion du salon Euronaval, ils sont de nature strictement technique et administrative ou liés à la réglementation européenne sur la concurrence et seront traités dans les jours qui viennent ; la signature devrait avoir lieu avant la fin de l’année.

M. Jean-Claude Viollet a souhaité à nouveau que, sur la valorisation, la commission entende l’agence des participations de l’Etat et la commission des participations et des transferts (CPT). En ce qui concerne le pacte d’actionnaires, on peut être sensible au souhait de devenir un systémier intégrateur ; reste à savoir si la future société sera une branche navale de Thales, une branche française de Thales ou une branche à vocation plus large. Au sujet de l’accord industriel et commercial enfin, plusieurs interrogations demeurent, notamment sur le fait que les filiales étrangères de Thales pourraient intervenir dans des domaines d’activités précédemment gérés par TNF ou Armaris, ou que les situations respectives de THINT et Armaris risquaient d’aboutir à un refus de service en cas de conflit d’intérêt avec des filières étrangères de Thales. Ces dernières pourront-elles traiter avec d’autres entreprises que la future société alors même que celle-ci sera en mesure de répondre à un appel d’offres ?

M. Jean-Michel Boucheron a souhaité connaître le point de vue de Thales sur les branches stratégiques que Lucent a été obligé d’abandonner à l’occasion de sa fusion avec Alcatel. Par ailleurs, la nouvelle configuration modifie-t-elle la donne dans le domaine spatial ?

M. Denis Ranque a apporté aux deux orateurs les réponses suivantes :

Les points de détail encore en suspens sont d’ordre technique et administratif ; ceux évoqués par M. Viollet, d’une tout autre importance, sont aujourd’hui réglés. Si les entreprises et l’Etat se sont entendus sur la valorisation, l’accord entre les parties ne préjuge pas de l’agrément des autorités de contrôle compétentes. De même pour le pacte d’actionnaires, les choses sont claires entre Thales et l’Etat sur la direction de la future entreprise.

Le sujet le plus complexe demeure l’accord industriel et commercial dans lequel a été recherché un équilibre entre toutes les parties. En effet, le domaine naval se segmente en trois niveaux. Pour ce qui est des équipements – radars, sonars, télécoms –, souvent peu différents des équipements terrestres, aucun équipement de Thales n’est apporté à DCN, aucun équipement ne quitte DCN, d’autant moins que celle-ci en produit relativement peu, hormis des torpilles ou des lanceurs de missiles. Il n’y a aucune concurrence entre les deux entités. Thales continuera à proposer ses matériels au monde entier et DCN, comme par le passé, pourra mettre Thales en concurrence avec d’autres équipementiers, si ce n’est qu’à égalité de conditions, Thales aura la préférence.

Pour les grands navires entiers, le problème ne se pose pas, puisque Thales ne sera pas en compétition avec DCN, à deux exceptions près : au Royaume-Uni où il est partenaire dans la construction du porte-avions – mais DCN n’ayant pas d’actifs anglais, n’a aucune chance d’en construire un – et en Australie où Thales a un chantier naval, ce qui permettra de répondre à un appel d’offres du gouvernement australien pour un navire de projection de commandement, analogue au Mistral, en partenariat avec DCN qui, sans l’opération de rapprochement, ne saurait y participer.

En ce qui concerne les systèmes d’armes, les choses sont plus délicates. La fusion a d’abord le mérite d’empêcher une lutte fratricide entre TNF et DCN qui produit ses propres systèmes d’armes, cela règle 90 % du problème. Reste qu’aux Pays-Bas, au Royaume-Uni, en Australie, Thales est également un systémier. Mais DCN ne présentant que des offres globales, il ne lui est guère facile de vendre ses systèmes dans le cadre d’offres qui ne relèvent pas de son champ d’activité ; cette situation est marginale et le restera, alors que Thales pourra, à partir des Pays-Bas, fournir des systèmes à d’autres chantiers qu’à DCN.

La situation n’est pas différente de ce qu’elle était avec Armaris : en France, le problème ne se pose plus, sauf si la DGA entendait mettre le nouvel ensemble en concurrence avec d’autres. A l’exportation, Armaris pouvait proposer des systèmes contre Thales, mais ce cas de figure restait rare, DCN préférant réserver ses propres systèmes à ses navires plutôt que de les proposer à des chantiers concurrents.

Les mêmes règles prévalent s’agissant de THINT, le réseau de Thales à l’international, à ceci près que Thales détenant 50 % d’Armaris, mais avec seulement 25 % de DCN, celle-ci pourra choisir librement le réseau commercial sur lequel elle entendra s’appuyer. Thales préconisera évidemment d’utiliser ses services, mais ne sera pas en mesure de les imposer. Thales ne sera évidemment pas choisi dans les cas où il se retrouve indirectement en concurrence ; c’était déjà ce qui produisait avec Armaris, mais DCN aura gagné en autonomie. Au demeurant, les succès d’Armaris dans le domaine des sous-marins montrent l’utilité de l’apport de Thales dans de nombreux pays : les marchés de la Malaisie et de l’Inde ont été gagnés alors que ceux du Portugal et de la Corée, que DCN a voulu traiter seule, ont été perdus.

Lucent n’a rien cédé avant d’entrer dans Alcatel. Un « proxy » a été installé ; c’est un périmètre de protection autour des activités – au demeurant assez réduites puisqu’elles concernent quelques centaines de millions de dollars de chiffre d’affaires – d’entités travaillant pour le compte des agences de sécurité américaines. Il s’agit pour l’essentiel des « Bell Labs » hérités d’AT & T. Les Français n’ont aucun droit de regard dans ce périmètre régi par des administrateurs nommés avec l’accord des autorités publiques américaines. Cela n’a pas d’incidence majeure pour Thales qui n’a jamais envisagé d’investir ce domaine.

En dehors de ce secteur très protégé et sophistiqué, et de celui, très ouvert, des télécoms civils, apanage d’Alcatel, des pistes restent à explorer aux Etats-Unis pour une coopération Thales-Alcatel-Lucent. Thales y aura réalisé 300 millions de dollars de commande de radios du champ de bataille en 2006 à partir de sa filiale américaine rachetée avec Racal et dont la valeur, à l’époque de 30 millions de dollars, s’est multipliée par dix en cinq ans.

Dans le monde très ouvert et concurrentiel des télécommunications spatiales, le rapprochement Alcatel-Thales ne change rien. Dans le domaine des satellites militaires et des applications civiles pour lesquels l’espace reste un secteur de souveraineté, le nouveau Thales apporte indiscutablement un gain sur le plan de la conduite et de la protection. Ce qui explique les craintes d’Astrium, qui redoute l’apparition de ce concurrent plus puissant qu’Alcatel. Reste à savoir si les clients civils et militaires seront disposés à aller plus loin dans cette voie. Les avis pour l’instant sont partagés : si, du côté des forces de défense, certains semblent penser qu’un seul fabricant de satellites suffirait, les civiles restent très attachés à la compétition. L’ESA, Eutelsat, Astra et d’autres ont prévenu qu’ils n’hésiteraient pas à aller prospecter aux Etats-Unis si une fusion avec Astrium aboutissait à créer un monopole en Europe. L’idée d’un « Airbus des satellites », lancée il fut un temps par Noël Forgeard, est encore prématurée.

M. Yves Fromion a remarqué que SAGEM et désormais Nexter visent le même créneau des systèmes d’armes à l’international. La Sagem a fait son choix tandis que Nexter cherche un avenir et se tourne vers l’Allemagne. Peut-on envisager des synergies entre Thales-équipements terrestres et Nexter et ne serait-il pas temps de trancher un débat incertain, qui pourrait évoluer à la défaveur de Nexter ?

M. Jean Lemière rappelant les réussites commerciales d’Armaris et son produit Scorpène dans le domaine des sous-marins conventionnels, s’est enquis de l’état des relations franco-espagnoles. Du côté de l’Allemagne, la coopération disparaît au bénéfice de positions plus nationales : TKMS a non seulement réalisé l’union de Kiel à Hambourg, mais également créé un empire central de Malmö à Skaramanga. Peut-on espérer une coopération franco-allemande sur le marché international du sous-marin conventionnel, alors que des concurrents potentiels pourraient viser ce marché étroit, mais lucratif ?

M. Denis Ranque a répondu que, si la SAGEM a fait son choix, le cas de Nexter appelle la même analyse que le secteur naval avec ses trois segments : systémier global, fabricant de véhicules et équipementier, et la même problématique, horizontale ou verticale. Trop vertical, on voit se fermer des marchés  ; trop horizontal, le risque est de perdre « l’accès à la mer », autrement dit au client final. Or les jeux sont loin d’être faits dans le secteur des véhicules terrestres.

Une partie de la réponse est entre les mains de l’Etat actionnaire, l’Etat acheteur. C’est à la DGA de savoir si elle souhaite voir Nexter développer une compétence de systémier, sachant que la valeur ajoutée se trouvera de plus en plus dans l’intégration d’un système et non dans le véhicule lui-même ; une bonne part des sous-ensembles provenant du monde des camions et des travaux publics, exception faite des chars lourds. Il faut toutefois noter que Nexter est, dans ce domaine, moins avancé que DCN dont les compétences sont d’ores et déjà considérables, au point que personne n’a jamais envisagé un retour en arrière, a fortiori dans le secteur des sous-marins où l’intégration du système à la plate-forme est particulièrement compliquée. C’est un des rares domaines où le plate-formiste restera systémier. Il n’en va pas de même pour les avions de patrouille maritime que Thales vend à la Turquie, par exemple, ou encore pour le MINREM, le navire de renseignement : il suffit de prendre un appareil civil ou une coque propulsée et de les équiper d’électronique. Cela est totalement exclu pour un sous-marin ou un avion de combat, encore moins pour un char de combat sophistiqué, qui restent l’affaire de spécialistes.

Nexter devra évoluer dans un environnement européen où le nombre de fabricants est sans commune mesure avec les capacités du marché : on en compte 20 contre 35 aux Etats Unis où il est trois fois plus important. Nexter a toutefois la chance de n’avoir que peu de compétiteurs. Certes, Thales fabrique des mortiers et un peu d’armement et Panhard des véhicules, mais plus bas dans la gamme. Rien ne semble s’opposer à ce que Nexter recherche directement une alliance européenne à sa portée, sans avoir nécessairement besoin d’un adossement national qui, néanmoins, peut être discuté.

En effet, de son côté, Thales aspire à devenir un systémier dans le domaine terrestre où, tout confondu, il est de loin le premier acteur européen, avec plus de 2,5 milliards d’euros de chiffre d’affaires alors qu’il ne fabrique pratiquement pas de véhicule. Si Nexter peut se prévaloir d’un savoir-faire irremplaçable dans le domaine du char lourd, ce n’est pas la priorité du moment. Pour le reste, ses compétences système demeurent des plus limitées. La DGA tient-elle à voir deux grands systémiers nationaux, auquel cas il lui faudra dépenser l’argent du contribuable pour aider Nexter à le devenir, au risque de dupliquer les compétences déjà détenues par Thales ? Si tel n’est pas le cas, l’actionnaire de Nexter devra en tirer les conséquences.

En ce qui concerne les sous-marins conventionnels, le Scorpène est un succès alors que DCN n’en avait pas construit depuis vingt ans. Les relations avec les Espagnols semblent s’être apaisées et les difficultés entre DCN et Navantia ont été aplanies. On peut regretter de ne pas voir cette relation se prolonger ; la faute n’en revient pas à DCN ni à Navantia, mais à la marine espagnole qui reste attachée à un sous-marin original et conserve des liens étroits avec les Etats-Unis. L’Espagne possèdera des sous-marins incorporant des technologies américaines, ce qui les rend, au demeurant, pratiquement inexportables. DCN tire les conséquences de cette situation et prépare, avec le soutien de Thales, les voies et moyens propres à lui permettre de présenter une offre « sous-marins » autonome, tout en poursuivant activement des opportunités de coopérations avec Navantia.

Il en va de même du côté allemand, à ceci près que la volonté de travailler ensemble se heurte au réalisme et au temps : TKMS, qui vient de réaliser son intégration, observe à juste titre que les Français n’ont pas encore achevé la leur. Au demeurant, le marché export des sous-marins conventionnels est très particulier, en ce sens que l’Europe y est en position de leader incontesté, TKMS détenant 60 à 70 % du marché et DCN-Thales de 20 % à 30 %. Cette situation unique tient au fait que les Américains n’ont que des sous-marins nucléaires, non exportables afin de ne pas compromettre leurs secrets militaires. On peut difficilement envisager un monopole à 90 %, même si cette compétition entre cousins n’est pas bonne pour les marges, ce qui est d’autant plus paradoxal que le marché est rémunérateur. Une fusion accroîtrait les marges sans augmenter les parts de marché car elle ne manquerait pas de favoriser l’émergence d’un autre acteur tel Navantia.