COMMISSION des LOIS CONSTITUTIONNELLES,
de la LÉGISLATION et de l'ADMINISTRATION GÉNÉRALE
de la RÉPUBLIQUE

COMPTE RENDU N° 7

(Application de l'article 46 du Règlement)

Mercredi 17 novembre 2004
(Séance de 11 heures)

Présidence de M. Pascal Clément, président

SOMMAIRE

 

Pages

- Nomination d'un rapporteur sur la proposition de résolution de M. René Dosière tendant à la création d'une commission d'enquête sur l'utilisation des fonds publics en Polynésie française et la gestion des services publics relevant de la Polynésie française (n° 1881)



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- Examen de cette proposition de résolution

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Après avoir désigné M. René Dosière, rapporteur de sa proposition de résolution tendant à la création d'une commission d'enquête sur l'utilisation des fonds publics en Polynésie française et la gestion des services publics relevant de la Polynésie française (n° 1881), la Commission a procédé à l'examen de cette proposition.

M. René Dosière, rapporteur, a indiqué que la proposition de résolution déposée par le groupe socialiste intervenait dans un contexte politique bloqué en Polynésie française. À la suite des élections du 23 mai 2004, M. Oscar Temaru a pris la présidence de la Polynésie française. À l'occasion de ce changement de majorité, un certain nombre de pratiques de la majorité précédente ont été mises au jour, ce qui a conduit le nouveau gouvernement à commander un audit sur la gestion du territoire, initiative qui a d'ailleurs inquiété les partisans de M. Gaston Flosse et précipité le renversement de M. Oscar Temaru.

Le rapporteur a tout d'abord estimé que les conditions de recevabilité de la création d'une commission d'enquête étaient réunies au regard des dispositions de l'article 6 de l'ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires et des articles 140 et 141 du Règlement de l'Assemblée nationale, lesquelles s'appliquent de plein droit en Polynésie française malgré son statut d'autonomie.

La première exigence posée par ces textes est de déterminer avec précision, dans la proposition de résolution, soit les faits pouvant donner lieu à enquête, soit les services publics ou les entreprises nationales dont la commission d'enquête doit examiner la gestion. La proposition de résolution déposée par les membres du groupe socialiste répond parfaitement à ces exigences en se fondant à la fois sur des faits précis - l'utilisation des fonds publics en Polynésie française - et sur le contrôle de l'action de services publics, ceux relevant de la collectivité d'outre-mer de Polynésie française.

La seconde exigence interdit à l'Assemblée nationale d'enquêter sur des faits ayant donné lieu à des poursuites judiciaires aussi longtemps que ces poursuites sont en cours. Certes, des procédures judiciaires ont été ouvertes sur des faits en rapport avec l'objet de la commission d'enquête envisagée mais elles se concentrent sur la question des emplois fictifs de la présidence du gouvernement ou de l'Assemblée territoriale de Polynésie française, alors que le champ prévu pour la commission d'enquête est beaucoup plus large.

Le rapporteur a ensuite exposé les raisons qui justifient la création d'une commission d'enquête. Les contrôles existants sont en effet tout à fait insuffisants. Ainsi, le contrôle financier exercé par la chambre territoriale des comptes a été longtemps confronté à de nombreuses difficultés. Tout d'abord, cette chambre territoriale des comptes est récente puisqu'elle n'a été créée qu'en 1990 et ne siège à Papeete que depuis 1999. Avant cette date, ses magistrats siégeaient à Nouméa, à 5 000 kilomètres de distance, ce qui ne leur permettait pas d'effectuer des contrôles satisfaisants. De plus, pendant la période transitoire d'un an et demi avant l'installation définitive de la chambre à Papeete, aucun contrôle n'a eu lieu. En définitive, la Polynésie française n'est réellement soumise à un contrôle financier que depuis 2001. En outre, les compétences de la chambre territoriale des comptes étaient jusqu'à février 2004 sensiblement inférieures à celles des chambres régionales des comptes de métropole : elle ne pouvait notamment pas enquêter dans des domaines très sensibles, tels les marchés et délégations de service public.

La situation est comparable en matière de contrôle de légalité où la législation et la pratique empêchent le Haut-commissaire d'effectuer un contrôle efficace. De nombreux actes ne font en effet l'objet d'aucune transmission au Haut-commissaire de la République, tels ceux concernant les marchés publics et la fonction publique territoriale. Assez souvent même, des actes pourtant soumis à l'obligation de transmission ne lui sont pas communiqués. Le nouveau statut de la Polynésie française ne va faire que renforcer cette difficulté puisqu'il prévoit que de nombreux actes des autorités polynésiennes seront désormais exécutoires de plein droit, avant même leur transmission au Haut-commissaire.

En Polynésie française, les contrôles de la gestion passée ont donc été très légers, ce qui justifie pleinement qu'une commission d'enquête s'intéresse à cette question, d'autant que les transferts financiers reçus en provenance de l'État sont particulièrement importants et qu'il faut s'assurer de la façon dont ils sont employés. À cet égard, l'exemple de la dotation globale de développement économique (dgde) est particulièrement éclairant. Cette dotation de 151 millions d'euros par an est versée à la Polynésie pour compenser les pertes financières liées à l'arrêt des essais nucléaires. Or, depuis 2003, la dgde est versée directement à la Polynésie française qui décide arbitrairement de son affectation, alors que jusque-là les projets d'investissements étaient contrôlés par l'État qui gardait un droit de regard sur l'affectation et le paiement des dépenses. En dépit de l'importance de cette dotation, son utilisation n'a fait jusqu'ici l'objet d'aucun contrôle, notamment de la part de la chambre territoriale des comptes.

Le rapporteur a conclu en estimant que le haut degré d'autonomie accordé à la Polynésie française aurait dû s'accompagner de procédures de contrôle renforcées, ce qui n'a pas été le cas. Soulignant que, dans ces conditions, une commission d'enquête pourrait jouer un rôle particulièrement utile, il a en conséquence demandé à la Commission d'adopter la proposition de résolution.

Après avoir rappelé qu'aucune majorité ne s'était nettement dégagée à l'issue des élections à l'Assemblée territoriale et que, par le passé, des changements de majorité avaient déjà eu lieu en cours de mandature, le président Pascal Clément a estimé que la proposition de création d'une commission d'enquête se heurtait à deux graves objections juridiques.

La première est tirée de la lettre du garde des Sceaux du 10 novembre 2004, signalant l'existence de trois informations judiciaires ouvertes courant 2000. Dans la mesure où les investigations se poursuivent, une interférence entre les procédures judiciaires en cours et les travaux de la commission d'enquête est inévitable, ce qui exclut, par exemple, de pouvoir enquêter sur d'éventuels emplois fictifs auprès du gouvernement de la Polynésie française et ôte ainsi une large part de son intérêt à une commission d'enquête.

La seconde objection provient de la coïncidence entre la proposition de résolution et l'annulation par le Conseil d'État des élections territoriales dans la circonscription des Îles du Vent. Au moment où auront lieu de nouvelles élections, au moins partielles mais portant sur l'ensemble des sièges des Îles du Vent, soit 37 sièges sur un total de 57 à l'Assemblée de Polynésie, il semble peu opportun de créer une commission d'enquête dont le déroulement risque d'influencer le résultat du vote, surtout en cas de fuites d'information avant même la publication du rapport. Rappelant que la proposition de résolution avait été déposée avant la décision du Conseil d'État, le président Pascal Clément a en conséquence invité M. René Dosière à la retirer.

Puis il a souhaité souligner l'effectivité des contrôles administratifs et financiers en Polynésie en précisant que la chambre territoriale des comptes avait publié des rapports d'observations définitives sur la délégation de la Polynésie à Paris, le gie Tahiti Tourisme, la direction de la santé, le ministère de l'habitat social. En outre, 68 % des décisions juridictionnelles du tribunal administratif de Papeete en 2004 ont concerné le territoire de la Polynésie lui-même - le reste des décisions étant relatif aux communes - et ce pourcentage est d'autant plus significatif qu'il a concerné 793 affaires contentieuses. Enfin, les déférés préfectoraux qui étaient de 6 en 1999 sont passés à 36 en 2000, 85 en 2001, 62 en 2002. Ces différents chiffres prouvent que le contrôle est réel et la création d'une commission d'enquête, juridiquement très contestable, ne paraît dès lors pas justifiée.

M. Christian Paul a jugé judicieux de reprendre, dans le cas polynésien, le titre de la commission d'enquête relative à l'utilisation des fonds publics et à la gestion des services publics en Corse, qui avait été créée après l'assassinat du préfet Érignac et qui avait pu être menée à bien sans interférer avec les très nombreuses procédures judiciaires signalées à l'époque par le garde des Sceaux. Fort de cet exemple, il a rejeté l'argument selon lequel les deux procédures signalées à l'occasion de l'examen de la présente proposition de résolution constitueraient un obstacle sérieux aux investigations du Parlement alors que la question des emplois fictifs ne concerne sans doute qu'une part limitée des phénomènes susceptibles d'être examinés, voire de faire l'objet, par une commission d'enquête, de l'application de l'article 40 du code de procédure pénale.

Il a en outre observé que, sauf à considérer que le Parlement doit subordonner son activité de contrôle à la tenue d'élections locales, l'organisation d'un scrutin en Polynésie ne saurait pas non plus interdire la création d'une commission d'enquête, rien n'empêchant d'ailleurs cette dernière de rendre ses conclusions après les résultats.

Faisant état de son expérience ministérielle à la tête du ministère de l'Outre-mer, il a souligné le caractère historiquement difficile des relations entre le représentant de l'État et le gouvernement de la Polynésie, qui n'a jamais permis d'exercer le contrôle de légalité dans des conditions optimales. Il a considéré que cet état de fait devait encourager l'Assemblée nationale à conforter la position du haut-commissariat.

Enfin, il a estimé que les très nombreux éléments qui avaient été relevés tant par le président Oscar Temaru que par différents organismes, tels que la chambre territoriale des comptes, mais aussi, au fil des années, par les rapporteurs spéciaux et pour avis successifs du budget de l'outre-mer, interdisaient de renoncer à la création d'une commission d'enquête sous peine de cautionner les actions passées et de conférer à leurs auteurs une impunité indéfendable.

M. Arnaud Montebourg a jugé la question suffisamment grave et sérieuse et les soupçons pesant sur une utilisation irrégulière des fonds publics suffisamment forts pour justifier l'intervention de l'Assemblée nationale et pour rejeter toute argutie juridique tendant à la repousser. Il a ajouté que de nombreux précédents avaient montré que les procédures judiciaires mentionnées par le garde des Sceaux sur le fondement de l'article 141 du Règlement permettaient de définir a contrario le champ des investigations d'une commission d'enquête et non de les interdire.

Il a jugé normal que l'Assemblée puisse intervenir dans l'intérêt du contribuable et selon une procédure contradictoire et pluraliste, dès lors que le garde des Sceaux n'incitait pas lui-même le parquet à engager des procédures sur certaines affaires - alors même qu'il en aurait la possibilité et n'hésitait pas à en user par ailleurs - et que le contrôle de plus d'un milliard d'euros de financement public était en jeu.

Constatant qu'à l'exception du président de la Commission, aucun député de la majorité ne souhaitait s'exprimer sur la proposition de résolution, il a souhaité connaître la position officielle du groupe ump.

M. Bernard Derosier a observé que, par le passé et contrairement au cas d'espèce, le garde des Sceaux avait eu l'occasion d'énoncer plus clairement les difficultés qui résulteraient de la création d'une commission d'enquête eu égard au nombre ou au caractère délicat de procédures judiciaires en cours. Regrettant également que, parmi les membres de la majorité, seul le président Pascal Clément se soit exprimé, il a estimé que les arguments avancés n'étaient guère convaincants.

Le président Pascal Clément a regretté l'outrance de certains propos et a maintenu que des raisons tenant à l'existence de procédures judiciaires substantielles et tirées de la tenue d'un scrutin prochain empêchaient que soit créée une commission d'enquête.

En réponse aux intervenants, M. René Dosière, rapporteur, a apporté les précisions suivantes :

-  la totalité de l'effort budgétaire de l'État en Polynésie française dépasse un milliard d'euros, cette somme comprenant l'ensemble des dépenses effectuées par l'État sur le territoire de cette collectivité, y compris, par exemple, les salaires des fonctionnaires. Une partie de cet effort, notamment les 150 millions d'euros de la dotation globale de développement économique, sert à financer le budget de la Polynésie française, lequel dépasse 1,2 milliard d'euros et est également alimenté par le produit de la fiscalité polynésienne dont la totalité revient à la Polynésie ;

-  l'ouverture de procédures judiciaires sur d'éventuels emplois fictifs du gouvernement de la Polynésie française n'empêche nullement la création d'une commission d'enquête, selon une pratique parlementaire constante. La seule obligation est que la commission d'enquête s'interdise de mener des investigations sur les faits donnant directement lieu à une procédure judiciaire ; c'est, par exemple, ce qui a été fait lors de la récente commission d'enquête sur Air Lib, créée en dépit de l'ouverture d'informations judiciaires sur la gestion de cette compagnie ;

-  les travaux d'une commission d'enquête n'interféreraient pas avec la tenue d'élections d'ici trois mois dans la mesure où elle ne rendrait son rapport que dans six mois et pourrait décider l'application du secret. À cet égard, il n'est pas admissible de présupposer que des fuites pourraient être organisées : il existe d'ailleurs des sanctions pénales pour réprimer de tels agissements. Enfin, la pratique récente a démontré que le secret des travaux d'une commission d'enquête pouvait être préservé ;

-  une commission d'enquête aurait enfin un rôle particulièrement utile de proposition pour améliorer des procédures de contrôle qui sont manifestement insuffisantes en Polynésie française.

Puis, contrairement aux conclusions du rapporteur, la Commission a rejeté la proposition de résolution de M. René Dosière tendant à la création d'une commission d'enquête sur l'utilisation des fonds publics en Polynésie française et la gestion des services publics relevant de la Polynésie française (n°1881).


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