COMMISSION des LOIS CONSTITUTIONNELLES,
de la LÉGISLATION et de l'ADMINISTRATION GÉNÉRALE
de la RÉPUBLIQUE

COMPTE RENDU N° 15

(Application de l'article 46 du Règlement)

Mercredi 15 décembre 2004
(Séance de 10 heures)

Présidence de M. Pascal Clément, président

SOMMAIRE

Audition de M. Jean-Paul Delevoye, Médiateur de la République.

La Commission a procédé à l'audition de M. Jean-Paul Delevoye, Médiateur de la République.

Accueillant M. Jean-Paul Delevoye, le président Pascal Clément a souligné que son audition, qui constitue une « première », permettra notamment de recueillir son sentiment tant sur le développement des autorités administratives indépendantes, phénomène que la commission souhaite voir étudier par l'Office parlementaire d'évaluation de la législation, que sur les modalités de saisine du Médiateur.

M. Jean-Paul Delevoye, Médiateur de la République, a remercié la commission pour son invitation et souligné la nécessité d'une réflexion commune aux deux institutions, en particulier sur la place des autorités administratives indépendantes.

Dans toutes les démocraties, en effet, se fait sentir le besoin croissant d'un pouvoir de régulation, qui s'affirme parallèlement au pouvoir politique sans se substituer à lui. L'indépendance de ces autorités régulatrices ne doit pas pour autant être synonyme d'opacité, qu'il s'agisse de leur fonctionnement ou de l'utilisation des ressources qui leur sont allouées. À cet égard, il n'est pas normal que la règle de séparation entre la fonction d'ordonnateur et celle de comptable ne soit pas applicable à la Médiature ; c'est une anomalie à laquelle il convient de mettre fin, ne serait-ce que parce qu'elle est susceptible de mettre en jeu la responsabilité financière du Médiateur sur ses propres deniers ! Pour les mêmes raisons, il a été décidé de bloquer la progression des dépenses de fonctionnement pendant trois ans, le temps de mettre en place une comptabilité analytique ; les parlementaires ont naturellement vocation, plus que quiconque, à vérifier sur pièces et sur place les comptes des services du Médiateur de la République.

Il faudra par ailleurs doter les autorités indépendantes d'« indicateurs de performance » différents de ceux en usage dans les autres administrations publiques : il serait absurde, pour prendre un exemple extrême, que la commission de contrôle des écoutes téléphoniques évalue sa propre efficacité à l'aune du nombre d'écoutes réalisées...

Il convient également de veiller à ce que l'indépendance théorique ne soit pas le camouflage d'une dépendance cachée. C'est pourquoi il était nécessaire de rattacher le Médiateur de la République au Premier Ministre et non pas au ministère de la Réforme de l'État. C'est aussi pourquoi les fonctionnaires détachés auprès d'une autorité indépendante doivent avoir l'assurance qu'ils ne seront pas pénalisés, à leur retour dans leur administration d'origine, par l'indépendance d'esprit, voire par l'impertinence - maîtrisée - dont ils auront fait preuve vis-à-vis de celle-ci.

Depuis qu'il a pris ses fonctions voici quelques mois, le Médiateur de la République a décidé de donner une plus large publicité que par le passé à l'activité de ses services, qui éditent désormais un journal. La crainte, émise par certains, d'une multiplication des saisines, n'a pas lieu d'être : l'essentiel est d'améliorer le service rendu au citoyen en élargissant ses voies de recours vis-à-vis des administrations publiques et parapubliques. Le Médiateur de la République a été saisi, cette année, de 60 000 dossiers, dont 10 000 sont parvenus au siège de l'institution, où travaillent 90 personnes, et 50 000 à ses quelque 300 délégués territoriaux. Parmi les cas les plus significatifs qui ont pu être réglés figurent celui d'une jeune femme reçue au capes et menacée d'en perdre le bénéfice si elle suivait son mari, militaire nommé à Djibouti pour deux ans, mais aussi celui d'un locataire de la Ville de Paris qui tentait abusivement de faire échec à son expulsion d'un studio qu'en fait il n'occupait pas mais sous-louait plusieurs fois plus cher qu'il ne le louait lui-même...

Faut-il maintenir le principe de la saisine exclusive par l'intermédiaire d'un parlementaire ? Force est de constater que la France est le dernier pays, avec le Royaume-Uni qui s'apprête cependant à y renoncer, à pratiquer la saisine indirecte - et de la réserver, au demeurant, à la seule institution du Médiateur de la République, toutes les autres autorités administratives indépendantes étant d'ores et déjà directement accessibles au citoyen. Force est aussi d'admettre que la pratique est plus souple que ne le prévoit la loi : il n'est pas concevable que le Médiateur de la République, dont la mission, la raison d'être est de rendre un service à la population en débrouillant des situations souvent inextricables, renvoie son dossier à un requérant sans autre forme de procès, pour un seul motif de forme ! Dans les faits, donc, le dossier est traité au fond sans attendre, et le requérant simplement invité, voire aidé, à trouver entre-temps un parlementaire qui veuille bien appuyer sa demande.

Il ne faut pas oublier, enfin, que le Médiateur de la République a un pouvoir d'inspection, de sanction, mais aussi de proposition, et que son champ d'intervention est très large. L'accroissement du nombre de dossiers que certains prédisent en cas d'instauration de la saisine directe n'est pas un risque, mais une chance, car la « valeur ajoutée » du travail du Médiateur de la République réside justement dans les idées de réformes que peut lui inspirer la juxtaposition de nombreux cas voisins.

C'est ainsi, par exemple, qu'il y aurait de larges modifications à apporter aux procédures de recouvrement des amendes de police, qui n'offrent que peu de garanties au citoyen : il n'est pas normal que l'on doive demander à l'administration elle-même un formulaire spécial pour contester les amendes qu'elle vous inflige, ni qu'il faille pour cela consigner, dans certains cas, une somme de 125 euros, ni que l'administration puisse se contenter de rejeter votre contestation par une lettre-type impersonnelle et non motivée, ni qu'un avis à tiers détenteur puisse être émis en matière autre que fiscale, ni qu'une amende puisse être notifiée par simple apposition sur le pare-brise sans que l'intéressé soit avisé à son domicile. Le confort de l'administration ne doit pas passer avant les droits du citoyen.

D'autres sujets de réflexion, non moins importants, apparaissent à la faveur de dossiers d'apparence anodine. Ainsi, une personne qui avait acheté une voiture d'occasion a été arrêtée à la frontière et retenue trois jours par les douaniers espagnols, qui affirmaient le véhicule volé en Belgique, la production de la carte grise n'ayant pas suffi à les convaincre de sa bonne foi, ce qui pose à la fois le problème de l'accès des policiers et des douaniers aux mêmes fichiers Schengen et celui, plus préoccupant encore, de l'insécurité juridique des documents officiels.

D'autre part, une expérience va être prochainement lancée, conjointement avec le garde des Sceaux, dans un domaine délicat : celui de la médiation dans les prisons. Il serait bon que des membres des commissions des lois de l'Assemblée et du Sénat accompagnent cette démarche novatrice.

Concluant son propos, le Médiateur de la République a souligné qu'il ne s'agissait pour lui ni de se faire le défenseur systématique du peuple contre l'administration, ni de protéger l'administration contre le peuple, ni de se saisir de toutes les causes, mais de soutenir celles qui sont justes.

Le président Pascal Clément a remercié le Médiateur de la République de son exposé et a convenu avec lui qu'il était urgent de remédier à la situation, aberrante au regard des règles de la comptabilité publique, qu'il a signalée. Quant à la saisine directe, elle constitue sans doute une évolution logique, mais dont les implications doivent être clairement mesurées.

M. Bernard Derosier s'est félicité de la venue du Médiateur de la République devant la commission, interlocuteur privilégié de cette institution au sein de l'Assemblée. Il a souligné, en tant que président du groupe d'amitié France-Algérie, le nombre considérable et croissant de dossiers déposés par des ressortissants algériens, et dont il n'est pas toujours capable de dire s'ils entrent effectivement dans le champ d'action du Médiateur. S'il n'est pas opposé, à titre personnel, à la saisine directe de l'institution, il convient de veiller à ce qu'elle n'ait pas pour effet de court-circuiter les parlementaires de l'opposition. Quant aux idées de réforme et de modernisation avancées par le Médiateur, lui sont-elles personnelles, ou procèdent-elles d'un mandat donné par l'autorité qui l'a nommé ?

On est en droit, par ailleurs, de se demander jusqu'où peuvent aller les autorités administratives indépendantes dans leur appréciation des politiques publiques, qu'elles soient menées par l'État ou par les collectivités territoriales. Ces politiques ne sont-elles pas déjà l'objet de contrôles multiples de la part des juridictions financières et administratives - sans oublier la sanction du suffrage universel ? Le jugement récemment porté par la défenseure des enfants sur les politiques des conseils généraux en matière de protection de l'enfance relève davantage de l'irresponsabilité que de l'« impertinence maîtrisée » vantée à l'instant par le Médiateur.

M. Jérôme Lambert a salué l'action des services du Médiateur de la République, seule institution publique, à sa connaissance, à répondre diligemment et systématiquement aux lettres qu'elle reçoit... La saisine directe, cela dit, n'est pas sans risques : d'une part, le Médiateur pourrait se trouver encombré de dossiers dont la complexité n'est pas telle qu'un parlementaire ne puisse leur trouver lui-même une solution ; d'autre part, les parlementaires y perdraient beaucoup d'occasions de rencontrer leurs concitoyens et d'avoir connaissance de leurs difficultés concrètes.

M. Patrick Delnatte a félicité le Médiateur de la République pour l'efficacité de ses services : les délais d'instruction tendent à se réduire, et les réponses faites aux demandeurs, si elles ne peuvent évidemment leur donner systématiquement satisfaction, sont toujours fondées et argumentées. La saisine directe paraît une évolution logique, mais elle ne doit pas être exclusive de la saisine par l'intermédiaire d'un parlementaire, car l'écoute fait partie des missions d'un élu de proximité.

Les autorités indépendantes font l'objet de critiques diverses, mais elles répondent à une attente des citoyens, à qui la justice apparaît lente et lourde, l'administration distante et impersonnelle. On constate d'ailleurs que la médiation se développe dans tous les secteurs : banque, chemins de fer, chambres de commerce, journaux... Il faut enfin se réjouir que les services du Médiateur publient désormais un journal, car cela permettra de suivre les propositions de réforme suscitées par le traitement des litiges.

M. Guy Geoffroy s'est déclaré satisfait des relations qu'il entretient avec le Médiateur de la République et ses délégués. La création de la saisine directe, au détour d'un amendement au projet de loi instituant la Haute Autorité de lutte contre les discriminations, n'était pas de bonne méthode, mais sur le fond il s'agit d'un procédé qui présenterait d'évidents avantages, et il est probable que nombre de requérants continueraient d'associer un parlementaire à leur démarche ou, en tout cas, de l'en informer. Il serait cependant plus sûr de prévoir que le Médiateur communiquera à chaque parlementaire le nombre de requêtes dont il a été saisi de la part d'habitants de sa circonscription ou de son département, ainsi que les matières en cause.

M. Didier Quentin a confirmé l'appréciation positive portée par ses collègues sur l'efficacité des services du Médiateur de la République, en déplorant que la séance publique au cours de laquelle ce dernier fait rapport à l'Assemblée attire si peu de députés, et il a demandé s'il y avait des leçons à tirer des expériences étrangères, notamment à propos de la saisine directe.

M. Alain Marsaud s'est demandé si l'orientation nouvelle que souhaite donner le Médiateur de la République à l'institution ne tendait pas à rapprocher celle-ci d'un ombudsman à la suédoise.

M. Jean-Paul Delevoye a remercié les membres de la commission de leurs appréciations élogieuses, dont il ne manquera pas de faire part à ses services. Si la durée moyenne de traitement d'un dossiers est de six à huit mois, c'est avant tout à la qualité du service rendu qu'il convient de s'attacher, c'est-à-dire à la fourniture d'une réponse argumentée, qu'elle soit positive ou négative. Si 5 à 10 % des cas sont en fait instrumentalisés par des lobbies ou par des cabinets d'avocats internationaux, notamment en matière de fiscalité ou de filiation, la quasi-totalité des requêtes sont le fait de personnes désemparées devant la complexité ou les lacunes du droit. L'un des cas récents les plus frappants est celui d'un dirigeant de pme conduit au dépôt de bilan à la suite d'un redressement fiscal de 2 millions d'euros que l'administration a reconnu infondé après coup, se refusant néanmoins à en réparer les conséquences !

Sur la question de la saisine directe, il faut regarder les choses en face. Actuellement, les services de la Médiature sont condamnés à l'admettre dans les faits, ce qui revient à ajouter l'hypocrisie à l'illégalité... Le principe d'humanité se conjugue ici avec celui d'efficacité : ne commencer à traiter un dossier qu'une fois reçue la signature d'un parlementaire serait prendre deux semaines de retard. Adapter le droit au fait n'empêcherait nullement le requérant d'associer à sa requête un parlementaire de son choix - et qui ne sera pas forcément un élu de son département, pour toutes sortes de raisons que l'on peut comprendre. Le Médiateur de la République lui-même, en outre, aura tout loisir de rechercher de nouvelles voies de coopération avec les parlementaires, de façon à valoriser son travail sans restreindre les droits des citoyens. Il lui arrive d'ailleurs déjà de conseiller à des requérants de s'adresser plutôt à un parlementaire, lorsqu'il apparaît évident que ce dernier sera à même d'intervenir efficacement auprès du ou des services en cause.

La question du mode de saisine se pose avec une acuité particulière pour tous les dossiers liés à la qualité d'étranger du demandeur, qui représentent quelque 30 % du total et qui ont trait, pour l'essentiel, aux visas, à la filiation, aux pensions d'ancien combattant. L'usage est, surtout dans le cas d'une personne résidant à l'étranger, que le Médiateur de la République saisisse du dossier le président du groupe d'amitié avec le pays concerné ; on pourrait imaginer d'institutionnaliser cette formule. Il y a tout lieu de penser, en outre, que l'approfondissement de la construction européenne et l'élargissement de l'Union auront pour effet de multiplier le nombre des familles binationales, voire trinationales, ainsi que celui des travailleurs à cheval sur plusieurs régimes sociaux.

Si l'article 9 de la loi du 3 janvier 1973 permet au Médiateur de la République de faire des recommandations en équité pour régler des situations particulières et de suggérer la modification de dispositions législatives ou règlementaires, l'article 10 lui permet en outre de porter plainte ou d'engager une procédure disciplinaire contre l'agent public responsable. Il est heureusement possible, dans la plupart des cas, de trouver par la voie du dialogue, notamment lorsque plusieurs organismes ou administrations « se renvoient la balle » - dde, mairie, administration fiscale... - une solution permettant à chacun de « sortir par le haut ».

S'agissant de la présentation de son rapport annuel devant le Parlement, M. Jean-Paul Delevoye a précisé qu'il n'était pas attaché au formalisme de la séance publique et qu'une réunion de travail comme celle-ci, permettant une discussion entre les parlementaires et le Médiateur, serait sans doute plus efficace.

Le président Pascal Clément a rappelé que le président de l'Assemblée nationale était favorable à cette solution et l'avait même suggérée, mais que cette proposition s'était heurtée à un refus.

M. Jean-Paul Delevoye a indiqué, en réponse aux interrogations de MM. Didier Quentin et Alain Marsaud sur les expériences internationales, qu'il avait constaté, lors d'un colloque au Canada, une forte érosion de la position française sur la place respective des droits collectifs et des droits individuels, au point qu'on entend désormais d'éminents juristes, notamment outre-Atlantique, débattre de la reconnaissance internationale de la légitimité des tribunaux islamiques, au motif qu'il existe au Canada des tribunaux religieux. Même si l'idée n'a rencontré que peu d'écho, la France a lieu de s'inquiéter de ce que certains pays semblent envisager cette communautarisation du droit pénal.

M. Bernard Derosier a également jugé inacceptable une telle perspective.

Revenant sur la question de la saisine directe, M. Jean-Paul Delevoye a insisté sur le fait qu'il n'était pas question, dans son esprit, de supprimer la saisine par l'intermédiaire d'un parlementaire, mais d'offrir au citoyen le choix entre l'une et l'autre formules.

Le président Pascal Clément a remercié le Médiateur de la République de son intervention passionnée et passionnante.


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