COMMISSION des LOIS CONSTITUTIONNELLES,
de la LÉGISLATION et de l'ADMINISTRATION GÉNÉRALE
de la RÉPUBLIQUE

COMPTE RENDU N° 10

(Application de l'article 46 du Règlement)

Mardi 15 novembre 2005
(Séance de 11 heures 15)

Présidence de M. Philippe Houillon, président,
puis de M. Xavier de Roux, vice-président

SOMMAIRE

 

Pages

- Examen du projet de loi prorogeant l'application de la loi n° 55-385 du 3 avril 1955 (n° 2673)

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- Information relative à la Commission

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Après avoir désigné M. Philippe Houillon, rapporteur du projet de loi prorogeant l'application de la loi n° 55-385 du 3 avril 1955 (n° 2673), la Commission a procédé à l'examen de ce projet de loi.

Le président Philippe Houillon, rapporteur, a tout d'abord fait observer que sans discontinuer, depuis le 27 octobre dernier, des violences ont essaimé dans la plupart des zones urbaines du territoire. Lors des nuits du 5 au 6 novembre, du 6 au 7 novembre et du 7 au 8 novembre, on a dénombré chaque fois plus de 1 100 voitures brûlées et plus de 300 interpellations. Après la déclaration de l'état d'urgence, ces nombres ont certes baissé mais ils demeurent élevés et la nuit dernière on dénombrait encore 215 destructions de véhicules et 70 interpellations.

De surcroît, des atteintes particulièrement graves à l'intégrité physique des citoyens ainsi qu'à celle des fonctionnaires de la police, des militaires de la gendarmerie nationale et des pompiers ou des médecins en mission ont été commises.

Le rapporteur a fait observer que l'objectif n'était pas de déterminer les causes de la crise ni de rechercher les responsabilités mais de déployer tous les outils juridiques à la disposition des autorités publiques pour rétablir l'ordre public, mais aussi pour le maintenir au-delà des manifestations les plus violentes de la crise.

Il s'agit seulement aujourd'hui d'accorder au Gouvernement les moyens gradués de répondre à ces objectifs. Dans ce contexte, respectant les prescriptions de la loi du 3 avril 1955 sur l'état d'urgence, le Gouvernement a été amené à prendre deux décrets le 9 novembre 2005. Le premier, un décret en conseil des ministres, a déclaré l'état d'urgence sur le territoire métropolitain pour une durée de douze jours, c'est-à-dire jusqu'au 20 novembre à minuit, délai au-delà duquel c'est la loi qui doit autoriser l'état d'urgence. Le second, un décret simple, a précisé dans quelles zones particulières du territoire les préfets et le ministre de l'intérieur sont susceptibles de prendre des mesures spécifiques. Une vingtaine de départements sont concernés et, à l'exclusion de l'Île-de-France, seules quelques communes, souvent une seule, sont intéressées.

Les mesures applicables relèvent de deux catégories. Les mesures de restriction à la circulation des personnes peuvent être prises dans l'ensemble des départements métropolitains par arrêté préfectoral. En revanche, toutes les autres mesures - interdiction des réunions, saisie des armes, assignation à résidence, interdiction de séjour, perquisition - ne sont applicables qu'à l'intérieur des parcelles de territoires délimités strictement par le décret.

C'est à l'intérieur de ces zones que le ministre et les préfets peuvent prendre des mesures particulières d'application, au cas par cas.

Certains feignent de croire que les pouvoirs de police du maire sont suffisants pour faire face à la crise. Mais les arrêtés de police municipaux présentent de trop nombreux points faibles : ils ne peuvent édicter une interdiction générale et absolue ; la sanction de leur non respect est faible et ils ne peuvent faire l'objet d'une exécution forcée. Surtout, les interdictions municipales, par la nature limitée des territoires communaux et l'absence d'articulation avec les communes voisines, ne constituent pas une réponse suffisamment adaptée.

Le caractère exceptionnel des circonstances exige une légalité exceptionnelle. Ce n'est pas un autre raisonnement qui avait conduit le gouvernement de M. Laurent Fabius à faire voter, en 1985, une loi pour instaurer l'état d'urgence en Nouvelle-Calédonie pour une période de six mois. D'autres démocraties occidentales ont également recours, quand les circonstances l'exigent à une légalité exceptionnelle.

L'intervention de la représentation nationale ne doit pas être interprétée comme un expédient visant à prolonger un dispositif qui devrait avoir une durée d'application brève. Lorsque les circonstances justifient un état d'urgence, le retour à la normale n'est guère envisageable en un si court laps de temps. Avoir prévu que le Parlement se prononce pour proroger l'état d'urgence dans un délai de douze jours est la manifestation du rôle central de la représentation nationale pour juger de la pertinence de ce dispositif, de sa durée et de son champ d'application.

Les maîtres mots du dispositif proposé sont « nécessité », « proportionnalité » et « caractère transitoire ».

La nécessité prévaut, car il est impératif que les mesures que pourront être amenés à prendre le ministre de l'intérieur ou les préfets sous le régime de l'état d'urgence soient rendues nécessaires par les troubles apportés à l'ordre public. C'est pourquoi le présent projet de loi, tout comme les décrets qui le précèdent, ne donne au ministre de l'intérieur et aux préfets qu'une faculté, et en aucun cas une obligation, de recourir à l'une ou l'autre des dispositions prévues par la loi du 3 avril 1955.

Ainsi, l'arrêté du préfet de Seine-Maritime a limité le couvre-feu dans les agglomérations du Havre, de Rouen et d'Elbeuf aux seuls mineurs de moins de seize ans non accompagnés par une personne ayant autorité légale. L'arrêté du préfet de la Somme a limité, de la même manière, le couvre-feu à Amiens et n'exige la fermeture des salles de spectacle, débits de boissons et lieux de réunion que dans certaines rues de la ville.

Le projet est aussi marqué par la proportionnalité, car il est impératif que les restrictions à la liberté de circulation et à la liberté de réunion, les perquisitions, les remises d'armes, soient effectuées de manière circonscrite et pertinente. C'est pourquoi la plupart des dispositions qui pourront être prises sont limitées, en vertu du décret n° 2005-1387, à une zone d'application qui ne comprend que les principales zones urbaines du territoire métropolitain.

S'agissant, en particulier, des perquisitions, celles-ci sont placées sous le contrôle de l'autorité judiciaire. D'ores et déjà, saisi en référé des décrets du 8 novembre, le président de la section du contentieux du Conseil d'État a rappelé par une ordonnance rendue hier après-midi que le législateur de 1955 avait prévu que les perquisitions devaient être effectuées suivant les dispositions alors applicables du code d'instruction criminelle conférant au préfet des pouvoirs de police judiciaire. Il a considéré que l'abrogation de ces dispositions n'avait pas eu pour conséquence de soustraire au contrôle de l'autorité judiciaire l'exercice par le ministre de l'intérieur ou le préfet de décisions relevant de la police judiciaire. Et c'est sous ces réserves que l'ordonnance a écarté le moyen tiré du caractère disproportionné des mesures autorisées par les décrets du 8 novembre.

Le dispositif a, enfin, un caractère transitoire, car les dérogations au droit commun ne durent que le temps nécessaire à un rétablissement et à un maintien durable de l'ordre public. C'est pourquoi le présent projet de loi prévoit une prorogation de l'état d'urgence pour seulement trois mois et y adjoint la possibilité d'y mettre fin avant ce terme, par l'adoption d'un décret en conseil des ministres. Ainsi, l'état d'urgence ne pourra se prolonger au-delà du 21 février à minuit. De toutes les lois qui ont été adoptées concernant l'état d'urgence, aucune n'a proposé un délai d'application plus court. En 1955 et en 1985, les lois prévoyaient en effet une application pour une durée de six mois.

Enfin, les premiers jours d'application du régime de l'état d'urgence permettent aux parlementaires d'en juger par eux-mêmes : l'exemplarité des forces de l'ordre dans le respect de la légalité, le recours mesuré des préfets aux pouvoirs qui leur sont confiés sont autant de preuves que l'état d'urgence est un dispositif à géométrie variable adapté à la situation.

Ainsi, si la loi doit œuvrer dans un premier temps à rétablir l'ordre public, elle porte en elle un dessein politique plus fort, qui est l'établissement de la concorde entre les citoyens, de l'harmonie entre les différents espaces qui forment la République.

M. Jacques Floch, mettant en parallèle le ton mesuré du rapporteur et la portée du projet de loi, s'est interrogé sur la nécessité de ce texte compte tenu de l'arsenal juridique existant, qui est suffisant pour faire face à la situation. Il a estimé que la décision initiale du Gouvernement de décréter l'état d'urgence était justifiée, mais que la prolongation de celui-ci n'était pas opportune, non seulement compte tenu des mesures déjà prises, mais aussi des propositions concrètes formulées par le Président de la République pour rétablir l'ordre et agir sur les causes de la révolte. Il a relevé que les forces de l'ordre ont fait appliquer la loi sans difficultés particulières et que le système judiciaire a commencé à prononcer des condamnations. Il a enfin rappelé que les précédentes utilisations de la loi du 3 avril 1955 en Algérie ou en Nouvelle-Calédonie avaient eu lieu dans un contexte plus dramatique que les émeutes actuelles, lié au système colonial, et qu'en 1985 l'opposition, conduite par l'actuel chef de l'État, avait pourtant contesté le recours à cette loi devant le Conseil constitutionnel.

M. Jean-Pierre Blazy, évoquant le contexte particulier des événements d'Algérie ou de Nouvelle-Calédonie, s'est demandé si les circonstances actuelles pouvaient être qualifiées de « situation de péril imminent » ou de « calamités publiques » selon les termes de l'article 1er de la loi du 3 avril 1955. Il s'est inquiété d'une éventuelle banalisation de l'état d'urgence si celui-ci était déclaré à chaque émeute urbaine et a estimé que les réponses durables exigées, tant sur le plan de la sécurité que sur le plan socio-éducatif, étaient d'une autre nature. Il a ensuite exprimé des doutes sur l'intérêt du recours à cet outil, constatant que la période d'émeutes touche à sa fin et que les préfets ont relativement peu utilisé les moyens exceptionnels mis à leur disposition. Il a conclu que le déclenchement de l'état d'urgence tend surtout à impressionner l'opinion publique pour masquer l'échec de la politique gouvernementale.

M. Jean-Pierre Dufau a jugé que le projet de loi ne répond pas aux trois principes énoncés par le rapporteur. S'agissant de la nécessité, il a considéré que, s'il était important au départ de prendre des mesures fortes pour faire respecter la loi, il est inutile de prolonger ce dispositif alors que les violences décroissent et que les préfets mettent fin à certaines mesures d'urgence. Il s'est inquiété d'un éventuel effet pervers de la prolongation de l'état d'urgence, qui n'est pas le message attendu dans les banlieues et pourrait être interprété comme une provocation. En second lieu, il a estimé que la condition de proportionnalité n'est pas remplie car, d'une part, le droit commun permet déjà de sanctionner les délinquants et, d'autre part, les faits ne sont pas de même nature que les événements de 1955 ou de 1984-1985. Enfin, il a considéré que si la période initiale de douze jours d'état d'urgence présente bien un caractère transitoire, il convient aujourd'hui de revenir au droit commun en appliquant avec fermeté l'arsenal juridique existant.

M. Guy Geoffroy a souligné que, à l'aune de son expérience d'élu local, au contact permanent de la population, le début de régression des troubles constatés en Île-de-France tient à l'utilisation limitée de l'outil que constitue l'état d'urgence. Il a estimé justifié l'établissement d'un couvre-feu au regard du nombre important de personnes qu'il a pu observer au milieu de la nuit, face à un hôtel de ville en flammes dans une commune proche de la sienne. Rappelant que l'appréciation des troubles devait être nuancée, quand on sait que le jour du début de la « décrue », un dépôt de bus avait été incendié en réaction à une décision de justice, il a considéré que l'efficacité de l'état d'urgence repose sur un tryptique prévention-dissuasion-action indissociable et particulièrement adapté à la situation : la prévention parce que le couvre-feu empêche des actions spontanées qui ne se réalisent qu'en raison de la présence des acteurs sur les lieux, en dehors de leur domicile ; la dissuasion à l'égard des majeurs et quasi-majeurs qui peuvent craindre des sanctions et n'ont aucun intérêt à devoir subir des perquisitions de nuit, susceptibles de conduire à des découvertes inattendues ; l'action car le couvre-feu et les perquisitions sont des instruments juridiques qui n'existent que dans le cadre de l'état d'urgence. Il importe, contrairement à un positionnement frileux et politicien selon lequel la situation serait suffisamment redressée, de ne pas s'en priver aujourd'hui, et ce malgré le travail remarquable de la chaîne pénale, sous peine de donner aux acteurs comme aux malheureux spectateurs l'impression d'une baisse de vigilance des pouvoirs publics.

M. Christian Decocq a insisté sur la gravité de la prolongation de l'état d'urgence, les circonstances devant être complètement analysées pour en apprécier l'opportunité, sans donner ni dans le juridisme, ni dans un spectacle de nature trop politicienne. Il convient de trouver, en l'occurrence, la juste mesure entre le nécessaire respect des libertés publiques et l'exigence de donner à la République les outils permettant de maintenir l'ordre public, dans le contexte particulier d'approche des fêtes de fin d'année. En tout état de cause, l'effet préventif de l'état d'urgence et du couvre-feu mérite d'être souligné dans l'amorce de la décrue constatée sur le terrain ; il convient donc de ne pas se priver trop tôt de ces outils efficaces.

M. Arnaud Montebourg a estimé que, dans les circonstances présentes et devant la gravité de la situation, le débat devait rester respectueux de la diversité des opinions. Pour autant, si les perquisitions de nuit permettent effectivement d'arrêter quelques coupables et de découvrir des caches d'armes, elles ne sont manifestement pas de nature à régler tous les problèmes. En tout état de cause, l'appréciation de la pertinence de la prolongation de trois mois demandée au Parlement exige au minimum la production par le Gouvernement d'un premier bilan à ce jour de l'utilisation des mesures autorisées par la déclaration d'état d'urgence. Par ailleurs, même en l'absence de ces mesures exceptionnelles, les pouvoirs publics ne sont pas démunis : ils ont ainsi su mobiliser la chaîne pénale pour obtenir des sanctions sévères très rapides, les arrestations ne s'arrêtant pas là où l'état d'urgence n'est pas appliqué ; de même, la possibilité de perquisitions de nuit a été ouverte dans le cadre de textes de loi récents et, même si l'opposition s'est élevée, à l'époque, contre celles-ci, elles pourraient être mises en œuvre en évitant de recourir à la prolongation de l'état d'urgence. De manière plus générale, il est très nettement préférable de préconiser une stratégie d'apaisement à une stratégie de tension disproportionnée aux besoins.

Le rapporteur s'est tout d'abord félicité de la sagesse caractérisant les débats de la Commission en estimant que les différentes positions exprimées sont en réalité plus proches qu'elles ne le paraissent.

Il a rappelé que les incidents exceptionnels perdurent, et a précisé que lors de la nuit dernière, 215 voitures ont été incendiées et 71 interpellations ont eu lieu.

Il a considéré que la question essentielle est celle de l'arsenal juridique nécessaire pour permettre un retour progressif au calme et observé que si tout le monde s'accorde à reconnaître l'utilité de l'application de l'état d'urgence pour une période de douze jours, certains considèrent apparemment que la prorogation serait une provocation. Le rapporteur a exprimé sa conviction que cette prorogation participe au contraire de la vigilance nécessaire pour mettre un terme complet aux incidents et estimé qu'en aucun cas une telle prorogation ne peut être qualifiée de contraire à l'État de droit puisque l'État de droit lui-même autorise des mesures exceptionnelles.

En réponse à M. Arnaud Montebourg, il a souligné que les perquisitions de jour comme de nuit autorisées par l'état d'urgence exigent l'information et le contrôle de l'autorité judiciaire, comme l'a rappelé l'ordonnance en référé rendue la veille par le Conseil d'État.

Le rapporteur a exposé que les violences urbaines sont un phénomène collectif exigeant une réponse rapide et cohérente que des arrêtés de police municipaux dispersés ne permettent pas d'obtenir.

En ce qui concerne les arrêtés préfectoraux, il a précisé que seuls sept préfets y ont à ce jour eu recours, en rappelant que ces arrêtés ont appliqué de manière très mesurée les mesures permises par l'état d'urgence.

La Commission est ensuite passée à l'examen des articles.

Elle a successivement adopté les articles premier (Prorogation de l'état d'urgence), 2 (Autorisation donnée aux autorités administratives d'ordonner des perquisitions) et 3 (Procédure de fin anticipée de l'état d'urgence) ainsi que l'ensemble du projet de loi sans modification.

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Informations relatives à la Commission

La Commission a nommé M. Philippe Houillon, rapporteur du projet de loi prorogeant l'application de la loi n° 55-385 du 3 avril 1955 (n° 2673).


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