COMMISSION DES AFFAIRES ÉCONOMIQUES,
DE L'ENVIRONNEMENT ET DU TERRITOIRE

COMPTE RENDU N° 45

(Application de l'article 46 du Règlement)

Mardi 2 mars 2004
(Séance de 10 heures)

Présidence de M. Patrick Ollier,
Président de la Commission des affaires économiques, de l'environnement et du territoire,

et de M. Pascal Clément,

Président de la Commission des lois constitutionnelles, de la législation
et de l'administration générale de la République,
puis de M. Xavier de Roux, vice-président

SOMMAIRE

 

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- Audition conjointe avec la Commission des lois constitutionnelles, de la législation et de l'administration générale de la République de M. Dominique PERBEN, garde des Sceaux et ministre de la justice, sur le projet de loi constitutionnelle relatif à la Charte de l'environnement (n° 992) -

 

(M. Martial SADDIER, rapporteur)

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La Commission des affaires économiques, de l'environnement et du territoire et la Commission des lois constitutionnelles, de la législation et de l'administration générale de la République ont, au cours d'une réunion conjointe, entendu M. Dominique Perben, garde des Sceaux et ministre de la justice, sur le projet de loi constitutionnelle relatif à la Charte de l'environnement (n° 992).

M. Dominique Perben, garde des Sceaux, ministre de la Justice, a rappelé que cette réforme constitutionnelle répondait à un souhait du Président de la République qui, dans ses discours du 3 mai 2001 à Orléans et du 18 mars 2002 à Avranches, avait émis le vœu de voir le droit à un environnement protégé et préservé reconnu à l'égal des droits de l'homme et des droits économiques et sociaux. Il a expliqué que ce vœu répondait au constat selon lequel des menaces globales pesaient sur notre environnement, comme en témoignaient diverses grandes catastrophes écologiques. Il a indiqué que ce choix de la constitutionnalisation avait d'ores et déjà été fait par onze États membres de l'Union européenne et qu'il s'inscrivait dans la continuité des droits civils et politiques de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789 et des principes économiques et sociaux du préambule de la Constitution de 1946. Il a fait valoir que, ce faisant, la France se doterait d'un levier pour promouvoir une écologie humaniste.

Revenant sur les motifs d'une constitutionnalisation de l'environnement, le garde des Sceaux a expliqué que, même si de nombreux textes français ou internationaux protégeaient l'environnement, leur rédaction était souvent trop générale, en sorte qu'il était utile de préciser et d'encadrer les principales dispositions du droit de l'environnement : il s'agit, au niveau international, de plus de 300 traités multilatéraux qui, soit dans leur intégralité, soit partiellement, traitent de ce sujet, les principaux d'entre eux étant la convention de Rio sur la diversité biologique et la convention cadre sur les changements climatiques de 1992 ; ces traités n'appréhendent généralement l'environnement que de manière sectorielle et plusieurs déclarations internationales sont dépourvues de portée contraignante. S'agissant de l'Europe, il a rappelé que c'est l'Acte Unique de 1986 qui, consacrant officiellement l'environnement comme une véritable politique communautaire et en dégageant des principes substantiels, tels que ceux d'action préventive, du pollueur-payeur ou d'intégration, a marqué un tournant, avant que le traité de Maastricht de 1992 vienne compléter ces dispositions en inscrivant explicitement le principe de précaution - sans toutefois le définir - comme principe fondateur de la politique communautaire dans le domaine de l'environnement, tandis que le développement durable est devenu un objectif de l'Union européenne en 1999 avec le traité d'Amsterdam.

Le ministre a précisé qu'en droit français, les principes majeurs du droit de l'environnement avaient été formulés par la loi du 2 février 1995 relative au renforcement de la protection de l'environnement, dite « loi Barnier », et figuraient aux articles L. 110-1 et L. 110-2 du code de l'environnement. Il a fait valoir que le projet de Charte constitutionnelle permettrait d'introduire davantage de cohérence dans cet édifice juridique et dans les politiques mises en œuvre sur ce fondement, tout en garantissant la pérennité des principes qu'il comportait. Il a précisé toutefois que, s'il définissait de nouveaux droits fondamentaux, le texte constitutionnel proposé ne créait pas un droit absolu à l'environnement, mais devrait être concilié avec les droits reconnus par la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789 et les principes économiques et sociaux du préambule de la Constitution de 1946.

Explicitant en quoi la réforme proposée permettrait d'imposer des rédactions plus précises du droit de l'environnement, le ministre de la Justice a cité l'exemple du principe de précaution, qui figurait sans définition dans le traité sur l'Union européenne et a été utilisé sans encadrement par les juges. De même, il a fait valoir que la rédaction de la « loi Barnier » était trop imprécise à cet égard, au contraire de ce que sera l'article 5 de la Charte. Il a ajouté que cette constitutionnalisation du droit de l'environnement serait aussi, pour la France, un instrument qui renforcerait sa position dans les négociations avec ses partenaires européens et mis l'accent sur la conciliation qui pourrait en être faite avec le principe d'égalité, afin de développer des législations favorables à l'environnement. A cet égard, il a rappelé que, dans sa décision du 28 décembre 2000 relative à la taxe générale sur les activités polluantes, le Conseil Constitutionnel avait refusé l'adoption de dispositions fiscales favorables à l'environnement au nom du principe d'égalité.

Rappelant ensuite la méthode d'élaboration de la Charte, le garde des Sceaux a expliqué que ce texte avait fait l'objet d'une procédure d'élaboration démocratique, la société civile ayant été largement associée à sa préparation : ainsi, une commission de dix-huit membres présidée par M. Yves Coppens a été chargée de proposer un texte qui puisse servir de base au travail gouvernemental et parlementaire ; par ailleurs, les contributions recueillies à l'occasion du questionnaire adressé à plus de 55 000 acteurs régionaux et des quatorze assises territoriales ont permis de prendre en compte les avis de la société civile et d'alimenter les réflexions de la commission ; c'est sur la base du texte remis par celle-ci au Président de la République que les services de la Chancellerie ont préparé le projet de Charte constitutionnelle, en liaison avec le ministère de l'Écologie et du développement durable. Le ministre a rappelé que ce projet se composait de deux articles, le premier complétant le premier alinéa du préambule de la Constitution et le second ajoutant une Charte de l'environnement au « bloc de constitutionnalité ».

Présentant les principes généraux de la réforme proposée, M. Dominique Perben a indiqué que le Gouvernement avait souhaité établir un équilibre entre les différentes notions en cause et opté en faveur d'une « écologie humaniste », compatible avec les autres intérêts fondamentaux de la Nation - l'indépendance de la Nation, sa sécurité ou sa défense, notamment - et avec le développement durable. Il a rappelé, à cet égard, que, le droit à l'environnement n'étant pas un droit absolu, une conciliation devait être opérée entre ces différents principes : par exemple, le droit à l'information prévu à l'article 7 de la Charte ne saurait concerner les informations protégées par le secret de la défense nationale. Il a ajouté que la proclamation conjointe de droits et de devoirs était une option fondatrice de la Charte, affirmée dès l'origine par le Président de la République : il s'agit respectivement des droits à l'environnement, d'accès aux informations et de participation à l'élaboration des décisions, et des devoirs qui s'imposent pour partie aux individus et aux personnes morales publiques ou privées et, pour partie, aux seules autorités publiques, comme c'est le cas pour le principe de précaution.

Le ministre de la Justice a fait valoir que le projet de Charte constitutionnelle faisait coexister des dispositions de portée normative différente : si toutes les dispositions de la Charte - articles et considérants - ont valeur constitutionnelle, en revanche, à l'exception de l'article 5 qui consacre le principe de précaution, les autres articles ne sont pas directement invocables devant le juge et nécessitent l'intervention du législateur, dans la mesure où il s'agit de droits-créances qui exigent une action positive de l'État pour être effectifs ; toutefois, la jurisprudence constitutionnelle permettrait au Conseil constitutionnel d'exercer son contrôle en se fondant sur des lois déjà en vigueur et d'exiger que les garanties offertes par celles-ci ne puissent être remises en cause.

M. Dominique Perben s'est ensuite attaché à préciser le contenu et la portée de l'article 5 consacrant le principe de précaution, dont il a précisé qu'il n'était pas besoin de renvoyer à l'intervention du législateur pour le rendre effectif. Il a souligné que son champ d'application était limité au risque environnemental, alors que la jurisprudence du Conseil d'État avait déjà étendu l'application de ce principe à la santé publique, tout en précisant que, contrairement à ce que prévoyait la convention cadre des Nations Unies sur les changements climatiques, il supposait que soient réunies les deux conditions de dommage grave et irréversible à l'environnement. Il a fait valoir que la gestion du risque consistait en l'adoption de mesures provisoires et proportionnées relevant des autorités publiques, dans le seul champ de leurs compétences, si bien que le principe de précaution ne pourra être utilement invoqué à l'encontre de collectivités locales à raison de décisions qui relèvent de l'État, par exemple des autorisations de culture d'organismes génétiquement modifiés (ogm).

Rappelant que le risque était depuis longtemps encadré par la norme juridique selon deux modalités, préventive - police administrative - et réparatrice - principes de la responsabilité civile et administrative -, il a expliqué que le principe de précaution introduisait une nouvelle modalité dans la gestion du risque et trouvait à ce titre sa place entre ces deux modalités traditionnelles. Il a insisté sur le fait que le principe de précaution était un principe d'action, et non d'abstention, l'objectif du risque zéro conduisant à une logique d'inaction. À cet égard, il a cité un exemple jurisprudentiel significatif : le tribunal correctionnel de Montpellier a jugé, le 15 mars 2001, que la destruction des serres du cirad privait le consommateur des garanties que leur donnait la recherche publique, ce qui tend bien à montrer que ce principe ne saurait avoir pour effet de paralyser l'activité économique ou la recherche scientifique.

M. Dominique Perben s'est enfin attaché à relativiser les inquiétudes suscitées par ce texte et qui lui paraissent liées au malentendu relatif à la portée du principe de précaution, que la réforme constitutionnelle viendrait justement lever : en premier lieu, si la consécration d'un principe constitutionnel peut susciter des recours, il ne suffira pas pour autant de brandir le principe de précaution pour obtenir satisfaction ; en second lieu, il ne pourra y avoir d'incrimination pénale sur le fondement de l'article 5 de la Charte, la loi pénale étant d'interprétation stricte, et la Charte ne remet pas en cause le régime de responsabilité pénale des élus issu de la loi du 10 juillet 2000, dite « loi Fauchon », la violation du principe de précaution ne pouvant être considérée par les juridictions pénales comme « un manquement à l'obligation de prudence ou de sécurité prévue par la loi ou le règlement », éléments constitutifs des délits non intentionnels visés par le troisième alinéa de l'article 121-3 du code pénal, puisqu'une disposition de la Constitution ne peut être assimilée à une loi au sens de cet article.

Le président Pascal Clément, ayant constaté que les interrogations se concentraient sur l'article 5 du projet de Charte, a d'abord demandé au ministre d'illustrer par des exemples concrets les types de dommages auxquels le principe de précaution avait pour objet de répondre. Puis il l'a interrogé sur la définition des autorités publiques concernées et sur la répartition des compétences en la matière entre les différents échelons d'autorités publiques.

Mme Nathalie Kosciusko-Morizet, rapporteur de la commission des Lois, a souligné que les auditions qu'elle avait conduites montraient que le projet de Charte de l'environnement rencontrait une attente forte et rejoignait diverses initiatives parlementaires prises depuis une trentaine d'années. Elle a demandé au ministre les raisons du sort particulier réservé au principe de précaution, seul à se voir reconnaître valeur de principe constitutionnel, les autres étant conçus comme des objectifs assignés au législateur. Elle lui a demandé son appréciation sur la crainte, exprimée par certains de ses collègues, d'un dessaisissement du législateur au profit du juge, en particulier du juge constitutionnel, et d'un accroissement du contentieux porté devant les juges ordinaires sur le fondement du principe de précaution. Elle a rappelé que celui-ci, aux termes de l'article 5 de la Charte, avait pour objet de répondre à l'éventualité d'un dommage grave et irréversible à l'environnement, et non à la santé publique ; mais elle s'est demandé, dans la mesure où l'article premier de la Charte consacre le droit à un environnement équilibré et favorable à la santé, s'il ne fallait pas s'attendre à ce que la jurisprudence fasse une lecture combinée de ces deux articles, ayant pour effet d'intégrer la santé publique dans le champ du principe de précaution.

Soulignant enfin que le principe de précaution était conçu comme un principe d'action et non pas d'abstention, elle a fait part de la crainte exprimée par certaines organisations représentatives des collectivités locales que l'article 5 ne décourage l'action des élus locaux en étendant les risques de mise en cause de leur responsabilité. Elle lui a demandé s'il fallait considérer que l'article 5 serait le fondement d'un nouveau régime de responsabilité, sur le plan pénal, civil et administratif.

M. Martial Saddier, rapporteur pour avis de la commission des Affaires économiques, a confirmé l'unanimité du constat des acteurs économiques sur la nécessité d'un texte consacrant le développement durable et indiqué que les auditions effectuées montraient que la démarche ambitieuse consistant à inscrire les principes de l'écologie humaniste au plus haut niveau de la hiérarchie des normes était comprise et acceptée. Il a estimé que l'adossement des grands principes du droit de l'environnement à la Constitution prolongeait une prise de conscience qui s'est traduite par l'adoption de l'agenda 21 au sommet de Rio en 1992, par l'article 174 du tce issu du traité d'Amsterdam, ainsi que par les dispositions de la « loi Barnier » insérées dans le code de l'environnement.

Ayant estimé que les inquiétudes des acteurs économiques étaient souvent liées à une confusion entre principes de précaution et de prévention, il a demandé au ministre de préciser à l'aide d'exemples concrets la distinction entre ces notions. Il lui a fait part de l'inquiétude exprimée au sein de la communauté scientifique, selon laquelle l'article 9 de la Charte s'opposerait aux programmes de recherche ayant une finalité autre que la préservation ou la mise en valeur de l'environnement. Plus généralement, il lui a demandé s'il fallait s'attendre à ce que les principes posés par les articles 5 et 9 de la Charte freinent la diffusion et l'application de découvertes scientifiques et technologiques, au détriment de la compétitivité de la France. Il lui a enfin demandé son sentiment sur la manière dont les élus locaux pourraient apprécier les critères de mise en œuvre du principe de précaution, prendre les mesures requises et veiller à leur évaluation.

En réponse à ces questions, le garde des Sceaux a apporté les éléments d'information suivants.

-  En matière de précaution, la démarche est définie en fonction de l'incertitude d'un dommage grave et irréversible, à la différence d'une démarche de prévention, destinée à répondre à des risques connus et certains. Les ogm, ainsi que les mesures récentes prises à l'encontre d'insecticides, s'inscrivent dans le cadre du principe de précaution ; en revanche, les risques naturels ou technologiques classiques relèvent de la prévention. Le cas particulier du nucléaire paraît appeler une réaction plus complexe, associant mesures de prévention et de précaution.

-  À la notion constitutionnelle de pouvoirs publics, qui renvoie aux autorités de l'État, a été préférée la notion plus large d'autorités publiques, afin d'associer clairement les collectivités locales à la mise en œuvre du principe de précaution. L'exercice des pouvoirs de police générale des maires, fondé sur les notions de sécurité, de tranquillité et de salubrité publiques, renvoie au principe de prévention ; c'est en revanche dans le cadre de l'exercice de leurs compétences particulières que les maires pourraient être appelés à intervenir sur le fondement du principe de précaution, par exemple en matière d'urbanisme. En tout état de cause, les élus locaux ne seront tenus d'agir que dans les limites de leurs compétences.

-  Nombre d'inquiétudes exprimées à l'égard du texte paraissent inspirées par ses rédactions antérieures ; le projet du Gouvernement, élaboré au terme d'un travail long et approfondi, doit apporter une clarification indispensable pour fixer des principes juridiques solides dans le domaine de l'environnement, en réponse à une situation de confusion née en particulier de la multitude de textes internationaux, notamment européens. Seule une révision constitutionnelle pouvait assurer une telle clarification.

-  Le risque de contentieux correspond à une tendance profonde de nos concitoyens. Or le nouveau texte, à rebours de certaines craintes, est de nature à apaiser leurs inquiétudes, en mettant en place les instruments juridiques aptes à répondre aux évolutions scientifiques et techniques à venir.

-  Il n'y a pas lieu de craindre un dessaisissement du législateur : la Charte lui confie au contraire de nouveaux domaines d'initiative, en posant plusieurs objectifs de valeur constitutionnelle qui seront mis en œuvre par la loi. Il incombera au Conseil constitutionnel de concilier, selon une méthode éprouvée, les nouvelles normes avec les autres règles et principes de valeur constitutionnelle, en particulier le principe d'égalité.

-  Il est hautement improbable que le Conseil constitutionnel adopte une lecture combinée des articles 1er et 5 de la Charte pour insérer la problématique de la santé dans le domaine du principe de précaution, puisque la Charte dissocie clairement santé et environnement, et que les travaux préparatoires permettront d'éclairer le juge sur l'intention du législateur à cet égard. L'article 5 n'est destiné qu'à répondre à un risque de dommage grave et irréversible qui pourrait être causé à l'environnement.

-  L'article 9 de La Charte, loin de limiter le champ de la recherche scientifique et de l'innovation, devrait au contraire les stimuler en leur ouvrant des domaines nouveaux, par exemple en matière d'analyse de risques.

-  La Charte n'instaure pas un nouveau régime de responsabilité pénale car, en vertu du principe de la légalité des peines, une incrimination pénale ne saurait être directement fondée sur une disposition de la Constitution. Sur ce point, M. Xavier de Roux a estimé au contraire que les dispositions de l'article 5 de la Charte pourraient être de nature à renouveler le contenu même des incriminations pénales et faire évoluer la mise en œuvre par la jurisprudence des dispositions de l'article 121-3 du code pénal relatives à l'imprudence et aux manquements à une obligation de prudence ou de sécurité. Le ministre a contesté ce propos, en indiquant que l'obligation particulière de prudence ou de sécurité mentionnée à cet article devait être prévue par la loi ou le règlement, mais ne pouvait l'être par la Constitution, car la loi pénale est d'interprétation stricte. Il a réaffirmé que le texte de la Charte était dépourvu d'effets sur les textes régissant la responsabilité pénale des élus. Il a en revanche convenu de ce que l'article 5 de la Charte étendait le champ de la responsabilité en matière civile et administrative, dans le prolongement des régimes existants.

Tout en approuvant la volonté du Gouvernement de conférer une valeur constitutionnelle à la Charte de l'environnement, M. Léonce Deprez a néanmoins fait part de ses inquiétudes quant au risque de développement non maîtrisé de contentieux, favorisant l'apparition d'un véritable gouvernement des juges, en raison des nombreuses interprétations offertes par un principe de précaution insuffisamment défini, alors que la créativité, essentielle au développement, a besoin de sécurité juridique.

Après avoir évoqué les engagements solennels du Président de la République en faveur de la protection de l'environnement proclamés à l'occasion du sommet de Johannesburg, Mme Geneviève Perrin-Gaillard a regretté que ceux-ci ne soient pas mis en œuvre par le Gouvernement, qui a au contraire pris plusieurs décisions récentes en contradiction complète avec ces engagements, à l'instar de la réduction des crédits budgétaires alloués à la recherche, du rejet des amendements socialistes dans le domaine de l'énergie ou de la pseudo-interdiction d'utilisation de certains insecticides. Craignant que l'adoption de la Charte de l'environnement ne soit, dans ces conditions, qu'une manœuvre d'affichage politique, elle a toutefois indiqué qu'aucune formation politique ne contestait la volonté de conférer une valeur constitutionnelle à cette Charte sous réserve, toutefois, que celle-ci énonce clairement la nécessité de protéger l'écosystème, qu'elle introduise sans ambiguïté le principe du pollueur-payeur et qu'elle propose un texte ambitieux en faveur du développement durable. Évoquant le dispositif proposé par le projet de loi constitutionnelle, elle a déploré que l'application des principes énoncés soit, à l'exception notable du principe de précaution, subordonnée à l'existence d'une loi, ce qui risquait de priver la Charte de ses effets. Abordant les dispositions de l'article 5 de la Charte, relatives au principe de précaution, elle a souhaité connaître les raisons qui ont conduit le Gouvernement à conditionner son application à l'existence d'un risque grave et irréversible pour l'environnement, ce qui est, à ses yeux, particulièrement restrictif. Ayant rappelé qu'elle était membre de la commission présidée par le professeur Yves Coppens, elle a demandé au ministre pourquoi le Gouvernement n'avait pas retenu le texte proposé par cette commission, qu'elle a jugé plus équilibré.

M. Yves Cochet a observé que la rédaction de l'article 4 de la Charte, relatif au principe du pollueur-payeur, constituait une régression juridique au regard des dispositions introduites en 1995 par la « loi Barnier », puisque la Charte se contente de prévoir que la personne ayant causé un dommage à l'environnement doit « contribuer » à sa réparation, ce qui signifie donc qu'elle n'est plus considérée comme « responsable » de ce dommage comme le prévoit le droit en vigueur. Évoquant ensuite les dispositions de la Charte relatives au principe de précaution, il a, à son tour, regretté que le texte proposé subordonne son application à l'existence d'un risque grave et irréversible pour l'environnement, tout en soulignant que cette rédaction, particulièrement restrictive, était de ce fait contraire aux stipulations de la charte de Rio de 1992. Après avoir évoqué les modalités d'évaluation des risques par les assureurs, notamment le recours à une échelle de risque, comme en matière sismique ou dans le domaine nucléaire, il a insisté sur l'inexistence d'une telle échelle pour les ogm, le risque maximum lui paraissant atteindre un niveau indicible et indescriptible, ce qui conduit à les soumettre au principe de précaution. Ayant rappelé que le protocole de Carthagène de septembre 2003 accordait aux États la possibilité de refuser l'importation des OGM sur leur territoire dès lors qu'il existait un doute sérieux sur les conséquences provoquées par leur culture, il a souhaité savoir si le Gouvernement entendait faire usage de cette faculté pour s'opposer à l'importation des ogm.

Après avoir considéré que le principe de précaution, tel que rédigé à l'article 5 de la Charte, constituait une avancée substantielle en matière de protection de l'environnement, M. Christian Decocq a insisté sur son articulation avec les dispositions de l'article premier, selon lequel chacun a le droit de vivre dans un environnement équilibré et favorable à sa santé : pour lui, le rapprochement de ces deux dispositions signifie que la préservation de l'environnement n'est pas recherchée pour elle-même - selon une forme d'écologie « radicale », mais constitue une condition nécessaire à la santé, ce qui témoigne d'une conception humaniste de l'écologie, selon laquelle l'environnement est au service de l'homme.

M. François Dosé a interrogé le ministre sur les contentieux auxquels s'exposerait un maire qui s'abstiendrait de prendre des mesures répondant à la demande d'un agriculteur opposé aux ogm. Élu d'une circonscription dans laquelle se trouve un centre de recherche susceptible d'être transformé en centre d'enfouissement de déchets nucléaires, il a souhaité savoir comment le principe de précaution, tel qu'il est déterminé par l'article 5 de la Charte, s'appliquerait à des collectivités locales simplement chargées de donner un avis préalablement à la prise d'une décision publique.

M. Antoine Herth a demandé si la France aurait pu mettre en œuvre le programme électro-nucléaire civil lancé il y a trente ans si, à l'époque, le principe de précaution avait existé. Il s'est inquiété des conséquences paralysantes d'une interprétation excessive de l'article 5 de la Charte, que l'opinion publique pourrait imposer aux autorités publiques. De même a-t-il souhaité savoir comment la protection et la mise en valeur de l'environnement pourraient être conciliées avec l'exigence de développement économique et social pour promouvoir le développement durable, élevé par l'article 6 de la Charte au rang d'objectif constitutionnel. Enfin, il s'est interrogé sur les formes que pourrait revêtir la démocratie participative prévue à l'article 7 et sur les risques de voir ces procédures freiner la prise de décisions ayant une incidence sur l'environnement.

Citant notamment les exemples de la procédure d'autorisation de mise sur le marché des médicaments (amm) ou de l'exigence d'études d'impact préalablement à la prise de certaines décisions, M. Daniel Garrigue a rappelé que le principe de précaution ne constituait pas une innovation totale en droit français. Il a cependant souligné, d'une part, les inquiétudes que l'article 5 de la Charte lui paraissaient de nature à soulever, notamment au regard de ses conséquences potentielles en termes de judiciarisation de la vie économique et, d'autre part, certaines ambiguïtés de la rédaction proposée : en particulier, les « dommages » mentionnés par l'article 5 incluent-ils ceux causés par des catastrophes naturelles, ou se limitent-ils à ceux du fait de l'homme ? De manière plus générale, il a fait valoir que la conception de la défense de l'environnement sous-tendant la rédaction du projet lui semblait quelque peu réductrice, notamment dans la mesure ou elle devrait être mieux conciliée avec le principe de préservation de la santé humaine.

Il s'est ensuite interrogé sur la cohérence de la démarche proposée, au regard de celle mise en oeuvre à l'échelle communautaire. Rappelant que les traités européens mentionnaient le principe de précaution et que la Commission européenne en avait développé en février 2000 une acception réaliste en conférant aux autorités publiques la responsabilité de déterminer le niveau acceptable du risque environnemental, conception sur laquelle se fondent la jurisprudence du Tribunal de première instance et celle de la Cour européenne, il a souhaité savoir pour quelle raison une telle orientation n'avait pas été retenue par le Gouvernement. Il a regretté dès lors, que, le projet de Charte impose directement des contraintes aux agents économiques, notamment industriels, au risque de les placer dans une situation juridique défavorable par rapport à celle de leurs concurrents européens et de peser sur leur compétitivité.

Rejoignant les propos de M. Yves Cochet sur l'article 5 de la Charte, et évoquant l'incertitude liée aux atteintes susceptibles d'être causées à l'environnement, M. Michel Piron a souhaité savoir qui avait la responsabilité de juger du caractère proportionné des mesures qui seraient prises face à un risque dont on ignore tout. S'agissant de l'article 9 de la Charte, il a indiqué que la « mise en valeur » de l'environnement, à laquelle la recherche et l'innovation doivent contribuer, lui semblait inclure la notion de « préservation » de l'environnement, pourtant mentionnée de manière distincte, sauf à faire prévaloir une sorte de « sacralisation des données existantes ». Il a donc estimé qu'un humanisme soucieux d'écologie était préférable aux excès potentiels d'une certaine  « écologie humaniste ».

En réponse aux intervenants, le ministre a apporté les précisions suivantes.

-  L'insécurité juridique constitue effectivement un frein à l'action des acteurs économiques ; la Charte de l'environnement devrait la réduire et non l'accroître, en conduisant le législateur à intervenir, ce qui permettra d'encadrer la jurisprudence et de dissiper des incertitudes. Le caractère approfondi et technique de la discussion engagée aujourd'hui montre que ce texte ne relève pas de l'affichage ; sa formulation générale et abstraite se justifie par le fait qu'il s'agit d'un texte constitutionnel destiné à faire ensuite l'objet d'applications législatives.

-  La logique du projet de loi est de protéger l'environnement en tant qu'il est celui de l'homme et qu'il conditionne son avenir ; les considérants explicitent d'ailleurs la notion d'écologie humaniste. Compte tenu de la sensibilité de l'opinion publique à ces questions, il y aura lieu de faire preuve d'anticipation pour résoudre les difficultés à venir ; la Charte permettra l'obtention d'une réparation en cas de dommages causés à la nature, sans qu'il soit nécessaire que ces dommages concernent également l'homme.

-  L'article 4 de la Charte ne constitutionnalise pas le principe du « pollueur-payeur », ce qui serait contestable, mais reconnaît un principe de responsabilité plus large et plus exigeant. Sur ce point, Mme Nathalie Kosciusko-Morizet, rapporteur, a confirmé qu'il ressortait des auditions que cette disposition permettrait d'obtenir une réparation de dommages qui ne sont pas indemnisables actuellement, tels que le mazoutage de la faune et de la flore.

-  La rédaction retenue pour l'article 5 de la Charte reprend la rédaction de l'article L. 110-1 du code de l'environnement, qui fait mention des dommages graves et irréversibles.

-  La mise en œuvre du principe de précaution relève de la responsabilité de l'Etat et non de celles des maires ou des conseils généraux qui, lorsqu'ils rendent un avis en matière d'établissements classés, n'engagent pas pour autant leur responsabilité sur la décision finale. Loin de déposséder les autorités publiques de leurs compétences, l'article 5 indique que c'est à elles qu'il revient de veiller au principe de précaution, de procéder à l'évaluation et de prendre des mesures provisoires, sous le contrôle du juge administratif, lequel est familiarisé avec la complexité des situations auxquelles doivent répondre les décisions des autorités publiques.

-  Le caractère immédiatement applicable de l'article 5 de la Charte se justifie par la difficulté d'appréhender à l'avance dans une loi d'application générale tous les champs susceptibles d'être concernés ; en revanche, rien n'interdit l'adoption de lois mettant en œuvre ponctuellement le principe de précaution, par exemple en matière d'ogm. Quoiqu'il soit hasardeux de réécrire l'histoire, si l'article 5 de la Charte avait existé lors du lancement du programme nucléaire français, il n'aurait sans doute pas empêché sa réalisation.

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