DÉLÉGATION AUX DROITS DES FEMMES
ET À L'ÉGALITÉ DES CHANCES
ENTRE LES HOMMES ET LES FEMMES

COMPTE RENDU N° 2

Mardi 15 octobre 2002
(Séance de 17 heures)

Présidence de Mme Marie-Jo Zimmermann, présidente

SOMMAIRE

 

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- Audition de Mme Claude Boucher, directrice de l'association "Les Amis du Bus des Femmes"

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- Audition de M. Francis Jaecki, directeur général délégué à la sécurité et à la prévention à la mairie de Strasbourg

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La Délégation aux droits des femmes et à l'égalité des chances entre les hommes et les femmes a entendu Mme Claude Boucher, directrice de l'association "Les Amis du Bus des Femmes".

Mme Marie-Jo Zimmermann, présidente : Nous avons le plaisir d'accueillir Madame Claude Boucher, directrice de l'association "Les Amis du Bus des Femmes". Créée par d'anciennes prostituées, cette association de santé communautaire a pour rôle d'aller au devant des prostituées, de privilégier l'information par l'accès aux soins et la prévention concernant le SIDA et les MST, d'assurer un lien entre ces femmes et les services sociaux et administratifs et de soutenir leurs revendications, la reconnaissance de leurs droits sociaux. Elle fait un travail remarquable auprès des personnes prostituées.

La Délégation a souhaité auditionner des personnes qui abordent de façon approfondie le problème de la prostitution et qui sont en contact avec les prostituées. Votre avis nous sera donc utile, au moment où, les unes et les autres, nous aurons à nous prononcer sur le projet de loi sur la sécurité intérieure, dont plusieurs articles concernent la prostitution.

Mme Claude Boucher : Notre association intervient sur le terrain de la prostitution depuis maintenant douze ans, mais notre champ d'action est limité, puisqu'il ne concerne que la prostitution de rue à Paris. Or, la prostitution ne se pratique pas seulement dans la rue. Il est important de le souligner, car le projet de loi de M. Nicolas Sarkozy semble viser uniquement la prostitution de rue. Ce n'est pas un texte de prohibition de la prostitution, mais d'ordre public de trottoir. Je souhaite dès le début remettre les choses à leur place. Ce texte veut faire des prostituées des délinquantes et les retirer du trottoir, d'une façon ou d'une autre.

Mme Hélène Mignon : On les cache !

Mme Claude Boucher : Notre association n'est pas une association d'anciennes prostituées, c'est une association de femmes prostituées, car des prostituées y travaillent, pourvu qu'elles ne le fassent pas pendant leurs heures de travail. Nous ne portons pas de jugement moral sur nos salariées. La composition de notre conseil d'administration respecte la parité et il est composé d'hommes, travaillant pour la plupart comme médecins ou pour la prévention du SIDA, et de femmes. La parité, qui concerne aussi nos effectifs salariés, permet à la communauté de la prostitution de trottoir d'être représentée au sein de notre association. Les femmes prostituées travaillant dans l'association ont l'habitude de ne pas s'identifier. Elles n'ont pas honte de leur condition, mais elles doivent se préserver du regard de la société ou de celui de leurs enfants ou de leurs familles, qui ne savent pas qu'elles sont prostituées. Le problème de la prostitution n'est d'ailleurs pas seulement celui de ses conditions d'exercice, mais aussi le regard de la société sur les prostituées.

Depuis des années, nous allons à la rencontre des femmes prostituées, notamment pour des missions de prévention du SIDA, qui continue à galoper, mais aussi d'autres maladies, puisque la syphilis se propage à nouveau.

Il y a six ans, nous avons rencontré à la porte de Vincennes ce que nous estimons être des mafias russes. Nous avons alors interpellé les pouvoirs publics par l'intermédiaire des élus de Paris, mais aussi la police et les médias. Mais personne n'a vraiment bougé. Ces mafias, que l'Europe qualifie de réseaux de criminels transnationaux organisés, ont attendu de voir la réaction des pouvoirs publics, puis elles se sont étendues très rapidement. En 2001 - et ce sont des chiffres que la police ne conteste pas - nous avons rencontré, dans notre local et dans notre bus, dans lequel nous faisons les permanences d'accueil mobiles, 4 000 femmes présentes sur les trottoirs parisiens. Nous ne rencontrons pas de prostituées traditionnelles, car nous n'allons pas dans les lieux où se pratique la prostitution traditionnelle, à la Madeleine ou à Strasbourg-Saint-Denis, par exemple. Ces femmes viennent nous rencontrer dans nos locaux, nous n'allons pas au devant d'elles. Les jeunes filles sont les véritables esclaves et se comportent comme des esclaves parce qu'il y a des hommes derrière elles qui vont jusqu'à contrôler leur avortement. Il nous arrive de pratiquer six avortements par semaine, par exemple. Je suis désolée d'avoir à vous raconter cette réalité, mais elle est difficile à admettre. J'aurais souhaité que le droit des femmes soit plus présent pour lutter contre ces barbaries qui concernent souvent de très jeunes filles. Il faut le rappeler, même s'il y a toutes les semaines des émissions sur ce sujet. Ainsi, en ce moment, de jeunes Bulgares arrivent à Paris ou à Strasbourg, qui sont les deux villes principalement concernées.

A force d'interpeller les élus, nous avons fait réagir l'Assemblée nationale qui a mis en place une mission d'information sur la traite des êtres humains - devenue rapidement la mission d'information commune sur les diverses formes d'esclavage moderne -. En effet, certains réseaux, en particulier chinois, peuvent faire travailler des femmes une semaine derrière des machines à coudre, puis la semaine suivante les mettre sur le trottoir. L'exploitation sexuelle des femmes n'est que la partie émergée de l'iceberg.

En Europe, on estime que 500 000 femmes font l'objet d'un trafic, dont 18 000 en France. Je peux vous confirmer ces chiffres, car notre association travaille en France sur le terrain, en liaison avec d'autres associations, niçoises, marseillaises et nancéennes notamment. Il y a trois ans, nous avons commencé à monter une association, la Plate-forme contre la traite des êtres humains.

Notre association est une association de prostituées. Nous ne prônons donc pas la prohibition de la prostitution, nous militons pour le libre choix de la personne. En revanche, nous sommes abolitionnistes, nous sommes contre le proxénétisme et nous ne sommes pas réglementaristes, nous sommes contre la réouverture des maisons closes.

Nous militons pour le libre choix des femmes. Des femmes peuvent en effet décider de se prostituer sans proxénète. C'est le cas de beaucoup de femmes à Paris. Certes, il existe des proxénètes français, mais leur nombre a beaucoup chuté ces dernières années. Les femmes de mon âge ont connu le proxénétisme et les ordonnances de 1960 qui visaient à les réinsérer. Elles étaient considérées comme des inadaptées sociales et on leur proposait des boulots qui ne correspondaient pas à ce qu'elles souhaitaient faire. Je n'ai rien contre les "dames-pipi", mais c'était grosso modo ce qu'on leur proposait. On ne leur offrait pas de formation.

Aujourd'hui, lorsque ce n'est pas la traite qui les y a amenées, les femmes se retrouvent sur le trottoir en grande partie en raison de problèmes économiques. Le RMI, soit 2 600 francs par mois, ce n'est pas suffisant pour vivre. Vous ne devez pas le perdre de vue dans votre analyse du projet de loi. Que vais-je pouvoir proposer aux prostituées comme solution de rechange lorsqu'on leur interdira de se prostituer et qu'on fera d'elles des délinquantes ? C'est le problème immédiat que me posera cette loi si elle est votée. Ces femmes ont des loyers à payer, elles sont mères de famille, grands-mères.

Il ne faut pas oublier, mesdames, que la prostitution n'est que le miroir grossissant de la condition féminine. Il suffirait que vous alliez sur les trottoirs pour vous en rendre compte. Vous verriez alors pourquoi des femmes se prostituent. Ce n'est sûrement pas pour être vues comme des salopes, mais c'est parce qu'elles veulent vivre dans la dignité. Rendez aussi visite aux missions de Médecins du monde et aux centres d'action sociale de la ville de Paris pour voir comment sont traitées les exclues. Oui, des femmes font le choix de se prostituer plutôt que d'être maltraitées dans certains services sociaux !

C'est la traite des êtres humains qui a provoqué ce débat d'ordre public. Les 300 femmes traditionnelles recensées par notre association à Paris n'ont pas du tout envie de devenir délinquantes. Elles font en sorte de ne pas gêner les riverains. Ce ne sont pas les prostituées qui embêtent les riverains à Paris : des enquêtes le montrent. C'est le développement du trafic de femmes qui a provoqué les nuisances incontestables dont se plaignent les habitants de certains quartiers, et que notre association constate au cours de son travail quotidien sur les trottoirs parisiens.

Les trafiquants des pays de l'Est sont restés dans l'impunité pendant six ans et ont pu développer leurs activités, malgré nos appels à l'aide. Ces hommes viennent jusqu'à nos locaux, avec les passeports des jeunes femmes dans leurs poches. Je suis obligée moi-même de les repousser pour les empêcher d'entrer. Ils vivent en toute impunité sur nos trottoirs ! La loi ne propose rien contre ces hommes. Ce ne sont pas des proxénètes, ce sont des barbares, des tueurs !

En ce qui concerne maintenant le racolage passif, tel qu'il est défini dans le projet de loi, des femmes qui attendent simplement le bus pourront être concernées. La définition du racolage passif est très vague. C'est : "le fait, par tout moyen, y compris par sa tenue vestimentaire ou son attitude, de procéder publiquement au racolage d'autrui en vue de l'inciter à des relations sexuelles". Ce comportement est puni de six mois d'emprisonnement et de 7 500 euros d'amende. Cette définition ne mentionne pas la rémunération des relations sexuelles et pourrait donc s'appliquer à la simple drague. Il est vrai que cet article du projet de loi est inséré après l'article 225-10 du code pénal concernant le proxénétisme hôtelier.

Si cet article est voté, les femmes prostituées deviendront des délinquantes. Ce ne seront pas les proxénètes qui deviendront des délinquants, ce seront les prostituées.

Le client lui aussi sera pénalisé s'il racole une prostituée, même occasionnelle, si elle est malade, infirme ou en état de grossesse. Dans les autres cas, il ne sera pas pénalisé. Le projet de loi punit des mêmes peines, le fait de solliciter, d'accepter ou d'obtenir en échange d'une rémunération ou d'une promesse de rémunération - je remarque que, dans ce cas, la rémunération est mentionnée - des relations sexuelles de la part d'une personne qui se livre à la prostitution, y compris de façon occasionnelle, et "dont la particulière vulnérabilité, due à une maladie, à une infirmité, à une déficience physique ou psychique ou à un état de grossesse, est apparente ou connue de son auteur". Je voudrais demander à l'auteur de cet article pourquoi, au lieu de soigner les personnes vulnérables, il a préféré les pénaliser. La personne vulnérable reste sur le trottoir, on ne va pas à sa rencontre, on ne fait rien pour elle, malgré son état de faiblesse. On pénalise le client qui la racole, mais on ne se préoccupe pas de la soigner. Cette loi relève de l'ordre public et non de l'ordre moral.

Ce qui me choque aussi dans ce projet de loi, c'est que la traite n'y est mentionnée que dans un seul article, qui concerne les personnes étrangères en situation d'esclavage. Cet article prévoit en effet que, sauf si sa présence constitue une menace à l'ordre public, une autorisation provisoire de séjour peut être délivrée à l'étranger qui dépose une plainte ou témoigne contre une personne qu'elle accuse d'avoir commis à son encontre les infractions de proxénétisme visées aux articles 225-5 à 225-10 du code pénal. Cette autorisation peut être renouvelée dans les mêmes conditions jusqu'à ce que l'autorité judiciaire ait statué sur l'action pénale engagée.

Cela fait plus de six ans que nous nous battons pour que les victimes de la traite des êtres humains bénéficient d'un véritable statut juridique de victime sans condition et non d'un statut judiciaire ou policier. C'est le moins que l'on puisse faire pour ces femmes qui ont été achetées, violées, achetées à nouveau et violées à nouveau. Cet article du projet de loi prévoit qu'une autorisation provisoire de séjour peut être délivrée à ces femmes, sauf si leur présence constitue une menace à l'ordre public. Mais, ce sera systématiquement le cas, puisque le projet de loi fait d'elles des délinquantes, coupables de racolage passif, qui ne pourront pas porter plainte.

Six années de notre travail risquent donc d'être annihilées. Sans parler de la situation des prostituées traditionnelles qui arrêteront sans doute de payer des impôts. En effet, l'Etat pourra-t-il imposer des revenus provenant d'une activité qu'il a pénalisée ?

Autre conséquence: les réseaux de criminels internationaux vont enlever les jeunes femmes des trottoirs français. Nos partenaires étrangers, que je viens de rencontrer dans le cadre des réunions de la plate-forme contre la traite des êtres humains, sont épouvantés par la position de la France. Tous les autres pays européens ont reconnu la traite des êtres humains, d'une façon ou d'une autre. Lorsqu'on m'auditionne au Conseil de l'Europe, on me pose des questions sur le statut juridique et le titre de séjour des femmes victimes de la traite.

Des représentants des pays des Balkans, que j'ai rencontrés récemment, reprochent à la France d'avoir une position contradictoire. Voici ce qu'ils m'ont dit : M. Nicolas Sarkozy nous a demandé d'arrêter ces trafiquants chez nous, mais ils ne pourront pas être arrêtés en France. Il ne pourra donc pas y avoir de collaboration en ce sens avec la France. Ce que la France nous demande de faire, elle ne le fait pas elle-même, car elle ne met pas en place la loi réprimant le trafic que nous attendions.

Certes, en 2006, la France sera obligée par les directives européennes de faire en sorte que les trafiquants soient poursuivis et de protéger les femmes. Sur ce point, je me réjouis que la France fasse partie de l'Europe, mais en attendant des femmes vont mourir !

Où les trafiquants vont-ils planquer les femmes ? Je suis bien incapable de vous répondre. Il y a déjà des maisons clandestines à Paris. Les trafiquants n'ont pas attendu que Mme Françoise de Panafieu en parle pour les ouvrir. Elles vont se développer. Les réseaux ont les téléphones de clients et se sont organisés depuis quelque temps. Cette prostitution va donc se pratiquer "underground".

Ce projet de loi en pénalisant les victimes et les femmes vulnérables ne fera que favoriser leur exploitation et leur marginalisation. Quant à la prostitution de luxe, elle n'est pas concernée par ce texte.

Mme Muguette Jacquaint : Je suis allée sur le terrain voir comment les choses se passent et j'ai constaté que ces femmes étaient réduites à l'état d'esclave.

Je regrette moi aussi que le projet de loi ne s'attaque pas au problème des trafiquants, qui sont de véritables criminels.

Mme Claude Boucher : Ils sont reconnus comme tels par la convention des Nations Unies contre la criminalité transnationale organisée. Il n'y a que la France qui ne reconnaisse pas ces réseaux organisés de criminels. La Lituanie, la Roumanie les reconnaissent.

J'ai appris hier que la proposition de loi renforçant la lutte contre les différentes formes de l'esclavage aujourd'hui est définitivement bloquée, car elle n'a pas été votée par le Sénat.

Mme Muguette Jacquaint : La répression à laquelle conduira le projet de loi ne fera que rendre ces femmes encore plus esclaves. Elles vont devenir délinquantes et seront obligées de se cacher.

Mme Claude Boucher : On va les cacher et, à Paris, le Bus de femmes et l'Amicale du nid, qui assurent le seul lien humain avec ces femmes, ne pourront plus jouer ce rôle.

Depuis le temps qu'elles sont sur le trottoir, ces filles commencent à parler français et elles sont attentives à ce qui se passe au niveau législatif. Je les tiens donc au courant, notamment du texte qui était en discussion au Sénat. Elles espéraient que l'Etat français les protégerait. Que vais-je leur dire maintenant du pays des Droits de l'Homme ? Rien ! Avant, je leur disais qu'il allait se passer quelque chose, que cela allait changer, même si les députés peuvent ne pas savoir ce qui se passe sur les trottoirs parisiens et que nous sommes conscientes du décalage entre la réalité du terrain et le travail législatif.

Toutefois, nous avons reçu la visite de nombreux députés et sénateurs, notamment M. Robert Badinter, et du directeur des affaires criminelles et des grâces du ministère de la justice.

Aujourd'hui, la situation est telle qu'il y a non-assistance à personne en danger et le projet de loi le confirme. Que vais-je dire de la France au Conseil de l'Europe en tant que représentante d'une association française ? J'attendais pour le moins que la France agisse contre la traite.

Mme Muguette Jacquaint : Que proposez-vous pour lutter contre cet esclavage du corps humain ?

Mme Claude Boucher : Hélas, il n'y a pas que le corps qui soit mis en esclavage. C'est le corps et la tête de ces femmes qu'ont détruit les trafiquants. Psychologiquement, elles sont déjà mortes et ce sera très difficile de les aider à se reconstruire.

Le texte en discussion au Sénat a été abandonné. Il ne traitait pas seulement de l'esclavage sexuel, mais aussi de l'esclavage domestique et de toutes les formes de trafic humain. Les dispositions sur l'expulsion et le titre de séjour, qui nous concernaient plus directement, sont devenues à nos yeux presque des bricoles devant la gravité de la situation.

Il faudrait ajouter des articles au projet de loi de M. Nicolas Sarkozy. Tel que le texte se présente, les victimes sont pénalisées, ce qui est en contradiction avec la proposition de loi renforçant la lutte contre les différentes formes de l'esclavage aujourd'hui, car celles qui font du racolage passif, ce sont précisément les gamines, objets des trafics ; ce ne sont pas les 300 prostituées traditionnelles.

En tant que femme, je suis inquiète.

Mme Muguette Jacquaint : L'esclavage aujourd'hui, cela concerne aussi les gamines placées comme domestiques dans des familles.

Mme Claude Boucher : C'est pareil, mais M. Nicolas Sarkozy ne s'en préoccupe pas, parce que cela se passe à l'intérieur des maisons et pas sur le trottoir. Je suis moi aussi citoyenne et donc responsable de l'ordre public et c'est pour cela que je circulais tous les soirs dans le bus. Il y a un problème de santé publique. Le projet de loi de M. Nicolas Sarkozy, parce qu'il instaure une mini-prohibition, favorisera le développement de réseaux "underground". Si on voulait rendre service aux trafiquants, on ne s'y serait pas pris autrement.

Il ne faut pas oublier les prostituées traditionnelles, qui seront encore plus exploitées qu'elles ne le sont déjà. Certes, elles n'ont plus de proxénètes, mais elles sont exploitées par la société, car elles n'ont pas de droits sociaux. Par exemple, n'ayant pas de fiche de paie, elles doivent louer 6 000 francs un appartement qu'on vous louerait 3 000 francs. Je connais des femmes de nos âges qui, entre deux séances de chimiothérapie, font le trottoir pour pouvoir continuer à payer leur loyer. Elles sont prises en charge par la CMU, mais elles n'ont pas de droits sociaux, donc pas d'arrêt de travail, ni d'assurance-chômage. Certains se demandent pourquoi ces femmes n'arrêtent pas de se prostituer. Mais qu'est-ce qu'elles mangeraient alors ? Comment une femme qui a deux enfants pourra-t-elle nourrir sa famille, si on lui enlève son travail et qu'elle n'a pas d'assurance-chômage ? A Paris, ce n'est pas avec les 2 600 francs du RMI qu'elle pourra se débrouiller. D'ailleurs, quand une femme est prise à se prostituer en même temps qu'elle perçoit le RMI, elle doit rembourser le RMI. Vous n'avez pas idée, mesdames les députées, de la folie sociale dans laquelle nous sommes.

Voici un projet de loi contre les exclus, alors qu'avant la loi luttait contre les exclusions. Cela fait longtemps que je m'occupe de gens en difficulté. J'ai eu du mal à faire reconnaître leurs droits, mais je ne m'attendais pas à un texte pareil. Les personnes qui aident les mendiants partagent mes craintes, car ils seront eux aussi pénalisés. Même les gestes de dons seront concernés.

Notre association risque de ne pas pouvoir poursuivre son travail, car les femmes vont se cacher et je ne sais pas où nous pourrons aller les chercher. J'espère que ce ne sera pas la police qui nous dira où elles se trouvent. De plus, admettons qu'il arrive quelque chose de grave - un viol, un abus administratif - à une prostituée traditionnelle française. Comment fera-t-elle pour porter plainte auprès de la police, si elle est elle-même coupable de racolage passif  aux yeux de la loi ?

A tout prendre, j'aurais préféré une loi sur la prohibition, car les choses auraient été claires. Cette loi n'est même pas une loi d'ordre moral, c'est une loi contre les exclus, contre les plus vulnérables. D'ailleurs, comment apprécier l'infirmité prévue par l'article 225-10-1 ? Cette appréciation dépendra du policier de base. L'ordre policier peut donc empêcher une personne d'en rencontrer une autre en se fondant sur le racolage passif. Je vous relis l'article 225-10-1 : "le fait, par tout moyen, y compris par sa tenue vestimentaire ou son attitude, de procéder publiquement au racolage d'autrui en vue de l'inciter à des relations sexuelles, est puni de six mois d'emprisonnement". Si vous attendez, devant l'Assemblée nationale, quelqu'un que l'ordre policier ou l'ordre politique ne veut pas que vous attendiez, il suffira de vous punir en vertu de l'article 225-10-1. J'exagère peut-être en ce qui vous concerne, car nous ne sommes pas encore dans un ordre policier, mais des journalistes de l'Agence France Presse se sont sentis menacés et des militants des droits de l'homme m'ont dit qu'ils jugeaient certains articles du projet de loi attentatoires aux libertés publiques.

Les vrais criminels, c'est-à-dire les proxénètes appartenant aux réseaux internationaux, sont oubliés par le projet de loi. Comment les femmes pourront-elles porter plainte contre eux, si on les pénalise pour racolage passif ?

Le racolage passif concerne aussi les femmes qui se prostituent occasionnellement. Elles sont nombreuses et M. Nicolas Sarkozy doit le savoir, car son projet de loi mentionne les femmes qui se prostituent "même occasionnellement". Beaucoup de femmes ne gagnent pas assez d'argent et se prostituent après leur travail. Il n'y a pas que le RMI qui soit en cause, mais aussi le SMIC. Nous ne les rencontrons pas souvent, car elles tournent la tête quand le bus s'arrête devant elles. J'ai manifesté mon désaccord avec Mme Nicole Péry et ses prédécesseurs au secrétariat d'Etat aux droits des femmes, car elles n'ont pas voulu m'entendre sur ce point. Pour elles la prostitution était un sujet tabou et, moi, je voulais simplement leur parler de la situation des femmes qui se prostituent après leur travail.

Mme Bérengère Poletti : Il n'y a pas que des femmes prostituées.

Mme Claude Boucher : Certes, mais je suis devant la Délégation aux droits des femmes.

Si les clients sont pénalisés, je ferai une conférence de presse devant la Coupole, car on y trouve des femmes clientes et depuis longtemps. Si l'on parle des hommes prostitués, il faut aussi parler des clientes femmes. Elles sont beaucoup plus nombreuses qu'on ne veut bien le croire. On marginalise ce type de prostitution, parce qu'on ne veut pas la voir. Il y en a dans ce que l'on appelle poliment des lieux de drague pour les femmes. Dans ce cas, bien sûr, ce ne sont pas des lieux de prostitution. Les hommes sont là par hasard.

Mme Muguette Jacquaint : Comment pourrait-on faire évoluer le texte de M. Nicolas Sarkozy sur la prostitution ?

Mme Marie-Jo Zimmermann, présidente : Le texte peut encore évoluer.

Mme Hélène Mignon : Il peut évoluer au Parlement, grâce à des amendements.

Mme Claude Boucher : Je ne vois pas ce que je peux faire, même si j'ai demandé un rendez-vous à M. Nicolas Sarkozy. C'est un avocat et un républicain, et je sais qu'il ne peut pas vouloir taper systématiquement sur les plus vulnérables.

Mme Marie-Jo Zimmermann, présidente : En effet, ce n'est pas son style et ce n'est pas sa volonté.

Mme Claude Boucher : Le texte sur la traite des êtres humains portait à la fois sur la répression et le statut de la victime. Il avait été voté à l'unanimité à l'Assemblée nationale en première lecture. Les associations et l'Assemblée nationale sont sorti grandies de ce vote. Je ne comprends pas pourquoi ce texte est resté bloqué au Sénat.

Mme Marie-Jo Zimmermann, présidente : Sa discussion a été bloquée par la fin de la législature.

M. Patrick Delnatte : C'est le Sénat qui discutera le premier du projet de loi de M. Nicolas Sarkozy. On pourrait donc suggérer qu'il profite de cette occasion pour reprendre les dispositions du texte sur la traite des êtres humains.

Mme Marie-Jo Zimmermann, présidente : Je vous répète, Madame Boucher, que le projet de loi de M. Nicolas Sarkozy peut évoluer et que vous ne devez pas vous désespérer.

Mme Claude Boucher : Je ne vous cache pas que nous sommes un peu affolées. Nous aurions compris s'il s'agissait clairement d'un projet de loi d'ordre moral, mais M. Nicolas Sarkozy parle d'ordre public. Or, son projet ne protégera pas la tranquillité des riverains.

M. Patrick Delnatte : Cela fait trop d'années qu'on a laissé le trafic d'êtres humains se développer et on ne pourra pas tout traiter à partir d'un seul texte.

Mme Claude Boucher : On a laissé des boulevards aux trafiquants, c'est le cas de le dire, puisqu'ils opèrent sur les boulevards des Maréchaux. Mais ils opèrent maintenant dans toute la ville, en toute impunité, avec des méthodes fascisantes.

M. Patrick Delnatte : C'est de la barbarie.

Mme Marie-Jo Zimmermann, présidente : Nous en sommes tous conscients. Je vous remercie. Vous avez été écoutée. J'espère que nous pourrons faire évoluer les choses pour aider ceux qui en ont besoin.

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La Délégation aux droits des femmes et à l'égalité des chances entre les hommes et les femmes a ensuite entendu M. Francis Jaecki, directeur général délégué à la sécurité et à la prévention à la mairie de Strasbourg.

Mme Marie-Jo Zimmermann, présidente : Nous accueillons maintenant M. Francis Jaecki, directeur général délégué à la sécurité et à la prévention à la mairie de Strasbourg. La mairie de Strasbourg a été l'une des premières en France à prendre, dès novembre 2001, puis en mai 2002, des arrêtés municipaux visant à interdire l'exercice de la prostitution dans certaines quartiers et dans certaines rues, notamment sur les quais ou aux abords des écoles. Son travail s'est appuyé sur la répression, mais aussi sur la prévention.

J'ai souhaité vous entendre pour que vous nous présentiez le contexte dans lequel ces arrêtés ont été pris, ainsi que leurs effets, mais aussi pour que vous nous expliquiez comment se passe la collaboration avec les services de justice et de police. Nous savons, en tant qu'élus locaux, que cette collaboration n'est pas toujours facile.

J'aimerais connaître votre jugement sur le système "réglementariste" allemand, puisque vous êtes voisins de l'Allemagne, et votre appréciation des dispositions concernant la prostitution du projet de loi sur la sécurité intérieure ?

Enfin, pourriez-vous nous indiquer ce que vous pensez des mesures de sévérité accrue vis-à-vis du client, que pratique déjà la mairie de Bordeaux ?

M. Francis Jaecki : J'exerce actuellement les fonctions de directeur général délégué à la sécurité et à la prévention à la ville de Strasbourg, mais je suis en fait contrôleur général de police détaché.

J'ai exercé de nombreuses responsabilités au sein de la police nationale. J'ai été directeur départemental et sous-directeur au ministère de l'intérieur et, depuis un an maintenant, détaché à la ville de Strasbourg. Les fonctions que j'y exerce sont différentes de celles que j'exerçais auparavant, mais s'inscrivent dans une certaine continuité. On m'a d'ailleurs appelé à ce poste afin d'améliorer le travail de la municipalité avec ses partenaires. J'ai d'ailleurs déjà pu constater que les élus rencontraient des difficultés pour mettre en œuvre un vrai partenariat.

On a beaucoup parlé de la prostitution à Strasbourg, sans doute parce que nous avons commencé à nous attaquer les premiers au problème. C'est en quelque sorte la "rançon de la gloire". J'ai pu en effet constater au cours de ma carrière que Strasbourg n'était pas la seule ville où des prostituées exercent sur les quais. On peut faire un parallèle avec les voitures brûlées. Quand une municipalité s'attaque à un problème, on parle de la ville dans les médias au travers de ce problème. Il n'y a pas qu'à Strasbourg qu'il y a des voitures brûlées ou des prostituées. D'ailleurs on brûle de moins en moins de voitures à Strasbourg, alors que le problème commence à se poser dans d'autres villes. J'espère que ce sera pareil pour la prostitution.

J'ai été commissaire central à Strasbourg de 1992 à 1997. J'ai pu alors constater la pratique d'une prostitution classique, par des femmes plutôt âgées et par des jeunes filles des quartiers sensibles, dans les zones traditionnelles, telle que la gare et les grandes avenues, comme l'avenue des Vosges. Puis, vers 1996 sont arrivées des prostituées africaines pratiquant du côté du palais universitaire. On assistait alors déjà à une modification des comportements et de la façon de se prostituer, puisqu'elles travaillaient en groupe. Enfin, vers 1997, sont arrivées des prostituées de l'Est, qui ont commencé par envahir les abords de l'ENA. On nous demanda alors de les dégager rapidement, ce qui n'était pas difficile, puisqu'elles n'étaient pas nombreuses, entre 10 et 20 prostituées.

De retour à Strasbourg, j'ai constaté que la situation avait changé et qu'entre 60 et 70 prostituées travaillaient tous les jours sur les quais, commençant en début d'après-midi pour ne terminer que très tard dans la nuit. Face à cette situation, la police et la justice répondaient que la prostitution n'étant pas interdite, elles ne pouvaient que lutter contre le proxénétisme. Or, les effets de cette lutte ne sont pas perceptibles pour les riverains. La municipalité s'est aussi tournée vers les associations, comme le Nid, qui sont très représentées à Strasbourg et qui suivent ces populations de très près. Nous avons de très bons contacts avec eux.

C'est ainsi que nous avons "géré" le problème de la prostitution, comme dans toutes les villes. Mais nous avons dû faire face à des revendications, notamment de la part du principal d'un collège situé dans un secteur où la prostitution était importante. Une réunion a été organisée avec l'inspection académique, le préfet, le procureur et la police nationale pour ne plus se contenter simplement de repousser les prostituées, mais pour trouver une solution permettant d'aboutir à un résultat concret. Réunir toutes les autorités concernées à la mairie était déjà un progrès. C'est au cours de cette réunion que nous avons proposé la rédaction d'un arrêté municipal, permettant de résoudre le problème de ce collège, dont les parents d'élèves avaient fait part de très fortes doléances.

L'arrêté, dont je vous ai transmis le texte, interdit l'exercice de la prostitution dans un secteur bien délimité, en se fondant sur la proximité d'un établissement scolaire et sur les problèmes corollaires à l'exercice de la prostitution, notamment les problèmes d'hygiène. Ce texte n'a pas été contesté par le contrôle de légalité et a été accepté par le procureur de la République. Il est appliqué par la police municipale depuis le mois de novembre 2001. Les services de l'Etat ne l'appliquent pas à ma connaissance. La police municipale dresse donc des contraventions de première classe, dont le montant des amendes est peu élevé et donc moyennement dissuasif, mais avant de verbaliser, les policiers expliquent aux prostituées que leur présence à tel ou tel endroit n'est pas souhaitée et qu'elles devraient donc travailler ailleurs : cependant, il est difficile pour un maire de les "placer" à un autre endroit. Il y a donc une certaine hypocrisie. Ce travail n'a pas été fait par la municipalité, mais par la brigade des mœurs, qui est en contact avec les prostituées et qui les a orientées vers un endroit où il n'y a pas ou moins d'habitations. Le déplacement a aussi, et tout naturellement, été la conséquence de la verbalisation active par la police municipale.

De novembre 2001 au printemps dernier, grâce à cet arrêté, il n'y a plus eu de problème particulier dans le secteur et, globalement, l'établissement scolaire est préservé. Nous n'avons volontairement pas médiatisé notre travail, mais les médias ont commencé à en parler en début d'année lorsqu'il y a eu un déplacement et des arrivées plus massives. Les nouvelles prostituées se sont placées le long des quais. Contrairement à ce qu'ont dit les médias, il ne s'agit pas de quartiers uniquement bourgeois. Les riverains de ces quartiers, principalement ceux qui possèdent de magnifiques pavillons en bordure du quai, ont immédiatement réagi, craignant de voir leur bien se dévaluer et ne supportant pas le tapage des clients, les demi-tours et les freinages intempestifs en voiture. Les riverains logés dans le secteur social ont eux aussi réagi face au sans-gêne des prostituées, qui faisaient les choses ouvertement, dans les entrées de cave. Nous n'avons pas réussi à faire agir la police nationale pour prévenir ce type de comportement ou les réprimer sur le fondement du code pénal. L'arrêté municipal est le seul instrument dont nous disposions.

Nous sommes donc allés au contact des riverains, qui avaient monté des sortes de permanences. La situation devenait difficile, car ces habitants commençaient à faire eux-mêmes la police. Nous n'avions pas grand chose à leur proposer, à part la présence de la police municipale que nous gérons et que nous pouvons orienter comme nous voulons. Cependant, la police ne peut qu'inviter les prostituées à bouger et, dès lors qu'elle se déplace, les prostituées reviennent, car la clientèle, qui vient souvent d'Allemagne, est bien présente.

Nous avons organisé une réunion avec le maire dans le quartier concerné pour expliquer la situation aux riverains et les calmer. On craignait des dérapages, qui ont eu lieu dans d'autres villes. Il n'y en a pas eu à Strasbourg, parce que nous avons maintenu le contact avec les riverains et parce que, en collaboration avec des associations, comme le Nid, et d'autres bien présentes et actives à Strasbourg, nous les avons mis en garde contre les limites à ne pas franchir. Les riverains voulaient en effet filmer les clients ou faire paraître leurs photos dans les journaux ou sur internet. Ils se sont contentés d'éclairer les clients avec une lampe de poche lorsqu'ils étaient avec les prostituées. Cela a eu un certain effet dissuasif.

Il a finalement été décidé d'étendre la portée de l'arrêté municipal de novembre 2001 pour inclure la zone des quais. Nous nous sommes fondés juridiquement sur la proximité d'un établissement scolaire, car c'était le seul argument qui nous permettait d'échapper à de trop grandes difficultés. Ce second arrêté, avant même sa mise en application effective, a rassuré les riverains. Ce type de mesure a un effet psychologique efficace.

Nous ne nous sommes pas contentés d'envoyer la police municipale verbaliser en application de l'arrêté. Nous avons, dans un deuxième temps, organisé une rencontre avec les riverains et les associations qui s'occupent des prostituées. Des échanges intéressants ont eu lieu, chacun a pu se connaître, faire part de son point de vue et expliquer son action. C'était essentiel, car les riverains, qui subissaient la nuit entière toutes sortes de nuisances, ne comprenaient pas, par exemple, pourquoi les associations passaient le matin pour offrir un café aux prostituées...

Aujourd'hui, ces deux arrêtés sont appliqués et il n'est pas question d'en prendre de nouveaux, en raison notamment de limites légales. Dans les sites concernés, les arrêtés sont à peu près appliqués pendant les moments qui gênaient le plus les riverains, c'est-à-dire la journée et le début de nuit.

Depuis le début de l'année, la police municipale a ainsi dressé plus de 800 procès-verbaux à l'encontre des prostituées. Ce sont, je le rappelle, des contraventions de première classe, donc moins graves qu'un stationnement interdit, et dont le montant de l'amende est marginal par rapport aux gains de la prostitution. La dissuasion est donc relative, mais cette action a un effet, car elle est aussi l'occasion d'un contact avec les prostituées. Maintenant il suffit qu'une voiture de la police municipale arrive pour que les prostituées se déplacent d'elles-mêmes. Ceci dit, dès que la police municipale tourne le dos, les prostituées reviennent.

Quelle est la suite des procès-verbaux ainsi dressés ? La plupart de ces prostituées sont bulgares, elles ont des papiers en règle et sont hébergées pour quelques jours dans des hôtels en Allemagne ou à la périphérie de Strasbourg dans des hôtels type Formule 1 et autres. Elles donnent facilement leurs adresses, qui sont parfois vérifiées. On s'aperçoit que généralement elles disent vrai. Même si l'autorité judiciaire m'a assuré qu'elle s'occupait du suivi judiciaire de ces procès-verbaux, au cas où les contraventions ne sont pas payées immédiatement, je n'en suis pas convaincu. De plus, une grosse partie des contrevenantes ont bénéficié de l'amnistie.

Parallèlement, et je pense que l'effet est plus grand, nous verbalisons les clients pour des infractions de circulation routière : demi-tours, freinages intempestifs ou arrêt du véhicule en violation d'un arrêté municipal. Ces procès-verbaux ont un effet net sur les clients strasbourgeois. Pour les clients étrangers, l'efficacité est moindre. Bordeaux, à la différence de Strasbourg, a médiatisé son action dans ce domaine, mais nous, nous agissons depuis le début.

Il faudrait aussi poursuivre le délit d'exhibition sexuelle. Malgré nos demandes réitérées, la police nationale et la justice se mobilisent peu. Une poursuite de temps à autre aurait pourtant, selon moi, un effet dissuasif. Etant donné que l'acte se commet aujourd'hui dans des conditions de plus en plus publiques, le délit d'exhibition sexuelle est constitué et pourrait donc être poursuivi. Il concerne bien entendu aussi le client. C'est ce qui a été fait à Bordeaux, mais cela dépend étroitement de la volonté de l'autorité judiciaire. Les riverains ne comprennent pas que rien ne soit fait dans cette direction, mais les éléments constitutifs du délit d'exhibition sexuelle doivent être réunis pour qu'elle soit poursuivie. Il faut notamment qu'elle ait un caractère public, alors que les riverains allaient traquer l'acte jusque dans la voiture du client.

Aujourd'hui, le problème n'est pas réglé, nous n'avons jamais eu d'ailleurs la prétention de le régler définitivement à notre seul niveau, mais il est mieux géré qu'il ne l'était auparavant, notamment vis-à-vis des riverains. Notre action de prévention situationnelle s'est accompagnée de travaux d'éclairage ou de destruction de buissons et s'est appuyée sur les adjoints au maire implantés dans les quartiers, pour mieux s`adapter à la situation de chaque quartier. Les prostituées cherchent la lumière pour leur propre sécurité, alors que les clients préfèrent l'obscurité. Cette action de prévention situationnelle est un complément à la verbalisation, car notre politique en ce domaine forme un tout.

Une étape a été franchie et d'ailleurs les riverains ne remettent plus en cause l'action de la municipalité. Mais la réponse ne peut venir d'un simple arrêté municipal, car il s'agit d'un problème international. Or, les règles ne sont pas toujours harmonisées entre les différents pays. On a pu le constater lors d'une réunion récente que nous avons organisée avec les associations et les services de police français et allemands. Les Allemands ont réglé le problème en interdisant complètement la prostitution dans la zone frontalière.

Mme Bérengère Poletti : Quelle forme prend cette interdiction ?

M. Francis Jaecki : En Allemagne, la prostitution se pratique dans des centres et la prostituée qui exerce dans la rue commet un délit. Dans la zone frontalière, l'interdiction est totale, puisqu'elle concerne également les centres. Nous récupérons donc le problème et beaucoup de clients des prostituées à Strasbourg viennent d'Allemagne.

Mme Marie-Jo Zimmermann, présidente : En effet, il suffit de voir les plaques minéralogiques à Strasbourg sur les quais. Je l'ai constaté moi-même il y a six mois.

M. Francis Jaecki : Il faut savoir qu'un bon tiers des voitures immatriculées en Allemagne sont conduites par des Strasbourgeois ou des Lorrains. Peut-être cela va-t-il changer avec les nouveaux textes, mais il y manque une précision sur l'immobilisation des véhicules.

Quant à l'autre aspect du problème, à savoir le proxénétisme, il n'est pas de mon ressort, mais de la police judiciaire et de la sécurité publique. Les riverains voient en chaque propriétaire de Golf ou de BMW un proxénète, alors que c'est bien souvent un client. Il y a bien sûr des intermédiaires entre la prostituée et le proxénète qui se trouve à l'étranger, mais aussi parfois les jeunes de nos quartiers, qui assurent une certaine protection, proche du racket. Il est difficile d'écarter ces derniers, car quand la police agit contre eux, ils sont rapidement remplacés par d'autres. Les riverains se demandent ce que fait la police contre ces gens qui tournent autour des prostituées ou qui les déposent ou les ramènent. Mais, les taxis allemands qui ramènent les prostituées ne tombent pas sous le coup de la loi allemande, aux yeux de laquelle ce type de comportement n'est pas un délit. Il y a donc des limites à l'action de la police contre les proxénètes et des progrès sont à faire dans l'harmonisation de nos textes.

Voilà en quelques mots la situation telle que nous la vivons. J'ai insisté sur la répression, mais nous travaillons aussi beaucoup avec les associations. L'adjointe au maire chargée de la sécurité s'occupe davantage du volet préventif et nous nous répartissons donc les rôles. Nous sommes complémentaires. Nous maintenons des contacts rapprochés avec les associations, qui connaissent très bien les prostituées, sûrement mieux que la police, et qui nous permettent de bien connaître ces populations. Mais nous n'avons pas les réponses.

Mme Hélène Mignon : Nous venons d'entendre deux points de vue totalement différents : Mme Claude Boucher a pris la défense, à juste titre, de ces femmes que l'on traite comme des marchandises et comme des esclaves tandis que M. Francis Jaecki se préoccupe essentiellement de l'ordre public, même s'il nous a parlé de son travail avec les associations.

A chaque fois que vous avez pris un arrêté, c'était pour protéger les enfants et les riverains et j'ai retenu de votre exposé que, lorsque vous étiez encore commissaire à Strasbourg, on vous avait demandé de "dégager" les prostituées. Pour en faire quoi ? Pour les mettre où ? C'est bien le problème.

M. Francis Jaecki : Je sais bien que les prostituées ne choisissent pas leur sort, mais, à partir du moment où elles sont là, le maire doit faire face à des problèmes de sécurité et répondre aux doléances des riverains. Il faudrait que les réglementations européennes règlent le problème au fond, mais, en attendant, le maire ne peut pas se contenter de répondre aux riverains que la solution viendra de l'Europe.

A Strasbourg, nous avons essayé de mener une politique équilibrée visant la protection des prostituées tout en ne tolérant pas certains comportements.

Mme Muguette Jacquaint : Vous avez insisté sur le volet répression et ma collègue vous a interrogé sur le volet prévention.

Mme Claude Boucher nous a fait part des obstacles qu'elle rencontrait sur la voie de la prévention. Pourriez-vous nous dire ce qu'il en est à Strasbourg ? Quel est le résultat de votre collaboration avec votre collègue chargée de la prévention ?

M. Francis Jaecki : La ville s'investit beaucoup dans le soutien aux associations, qui jouent le rôle principal dans la prévention, mais la tâche est difficile avec les prostituées de l'Est, car elles circulent beaucoup. On a constaté qu'elles restaient entre deux et trois mois à Strasbourg, avant de partir pour Lyon, Nice ou de retourner chez elles. Ceux qui les placent les gèrent.

Mme Hélène Mignon : Vous croyez qu'elles reviennent chez elles ?

M. Francis Jaecki : Cela arrive. La grande majorité de ces prostituées sont totalement prises en main, mais certaines sont isolées et essayent de revenir chez elles.

Il est donc difficile de mener des actions sociales durables auprès d'elles. C'est plus facile avec les prostituées traditionnelles ou avec les petites jeunes des quartiers, que les associations connaissent bien.

Il arrive qu'une prostituée de l'Est aille à la police pour "balancer". Elle est alors prise en charge afin de l'aider à sortir du système. Mais c'est rare.

Mme Bérengère Poletti : L'expérience que vous relatez est intéressante. La réponse municipale semble adaptée. Vous avez délimité des zones où l'exercice de la prostitution est interdit, ce qui sous-entend qu'il est autorisé hors de ces zones.

Que pensez-vous d'une réponse nationale, comme celle que propose le projet de loi sur la sécurité intérieure, qui interdirait l'exercice de la prostitution de façon générale et qui punirait le racolage ?

M. Francis Jaecki : Le racolage passif a déjà été pénalisé, mais il a aujourd'hui disparu en tant qu'infraction.

L'infraction de racolage actif existe toujours, mais elle n'est globalement pas poursuivie. Les services de police ont d'ailleurs été dissuadés de relever ce type d'infraction. Elle est pénalement moins qualifiée que ce que prévoit le projet.

Si la poursuite de ce type d'infraction n'intéresse pas l'autorité judiciaire, personne ne luttera contre, ce qui explique la situation que nous connaissons aujourd'hui. Il y a vingt ans, on ne pouvait concevoir que les prostituées racolent avec les tenues qu'elles utilisent aujourd'hui sans réaction de l'autorité. C'est bien par conséquent en raison d'un certain laisser-aller que la prostitution s'est développée et que le nombre de clients a augmenté.

Aujourd'hui, si l'on propose un nouveau texte, c'est sans doute aussi en raison des initiatives municipales, comme celles de Bordeaux ou de Strasbourg. Elles ne donnent bien sûr pas complètement satisfaction. On peut d'ailleurs faire un parallèle avec le problème de la marginalité : ce n'est pas en prenant des arrêtés sur les marginaux que l'on réglera le problème de la marginalité. Il faut traiter le problème au fond, mais il fallait bien faire face aux problèmes particuliers à certaines zones.

Le projet de loi sur la sécurité intérieure punit le racolage passif. S'agit-il du racolage bordelais, qui est également appliqué au client ? Juridiquement, cela semble un peu tiré par les cheveux. Par ailleurs, si ce projet est voté, encore faudra-t-il qu'il soit appliqué.

De plus, je doute que l'on règle le problème avec un texte de loi, même si sa publication est attendue avec intérêt par les gens du terrain qui ont besoin de textes clairs pour intervenir. Mais il ne faut pas oublier que ces prostituées sont gérées par des réseaux internationaux. Ainsi, par exemple, dans le cas de Strasbourg, elles habitent souvent en Allemagne et font des allers-retours entre l'Allemagne et la France.

Mme Marie-Jo Zimmermann, présidente : Je ne savais pas que la législation allemande était aussi stricte, mais elle n'est efficace que dans la mesure où les prostituées peuvent exercer en France, de l'autre côté de la frontière.

M. Francis Jaecki : Effectivement, la réglementation interdisant la prostitution dans la zone frontalière en Allemagne est efficace parce que la prostitution peut s'exercer dans des centres dans les autres provinces et dans la rue en France. Il faut aussi bien voir que la zone frontalière est une région riche, formée de petits villages et de petites villes, alors que Strasbourg est une ville.

Mme Muguette Jacquaint : On retrouve ce phénomène en France dans une même ville lorsqu'un arrêté interdit l'exercice de la prostitution dans un quartier et que ce sont les quartiers limitrophes qui doivent affronter le problème. De tels arrêtés ne résolvent rien.

M. Francis Jaecki : C'est vrai, on ne fait que gérer des situations de crise, mais c'est nécessaire, car les riverains subissent des nuisances. Le problème du déplacement est difficile, car on ne peut pas l'organiser sans faire de proxénétisme. Il faut faire en sorte que les prostituées comprennent qu'elles ne doivent pas aller là où elles sont indésirables, mais il faut aussi prendre garde à ce qu'elles ne se retrouvent pas dans des zones dangereuses, à savoir des endroits sombres et périphériques. Les associations ont d'ailleurs craint que nous ne voulions les repousser vers les quais obscurs des zones industrielles. Ce risque est limité, car elles ne vont pas là où le client ne passe pas.

Mme Hélène Mignon : Oui, mais le client se déplace ; il sait où trouver les prostituées.

M. Francis Jaecki : Quand il n'y a que ce type de déplacement, la police le gère plus facilement. Les prostituées préfèrent attendre sur des axes passants, même si l'acte est commis dans des endroits plus discrets. Nous veillons, en partenariat avec les associations, à ne pas les envoyer dans des secteurs obscurs, où les risques sont réels. Nous recherchons l'équilibre.

Mme Bérengère Poletti : Pour remonter les filières et dépister les proxénètes, j'imagine que vous devez interroger des prostituées. Pensez-vous que si on pénalise les prostituées, il y aura un risque de rupture entre la police et la prostitution ?

M. Francis Jaecki : Je n'exerce plus de responsabilités en sein de la police nationale, mais je reprends ma casquette policière pour vous répondre.

Pour établir le proxénétisme, il faut d'abord établir que la personne est une prostituée. Le procès-verbal constatant un acte de prostitution est une preuve qui permet d'alimenter la procédure de proxénétisme.

Par ailleurs, à Strasbourg, les contacts entre les prostituées et les services de répression, principalement municipaux puisque les services de l'Etat ne s'occupent pas de ces affaires, ne sont pas mauvais. Certes, 800 procès-verbaux ont été dressés depuis le début de l'année, mais ce n'est pas du matraquage, car, dans la plupart des cas, les policiers municipaux se contentent de discuter avec les prostituées pour les faire partir des abords des écoles ou pour les inciter à ne pas pratiquer devant des rez-de-chaussée d'immeubles. Ils ne verbalisent que celles qui ne veulent pas comprendre et qui insistent.

Mme Béatrice Pavy : Pensez-vous que ces femmes souhaitent être considérées comme des victimes ou, qu'au contraire, elles souhaitent continuer à exercer librement ?

M. Francis Jaecki : C'est toute la question, mais il est toujours très difficile, je le sais en tant que policier, de faire parler les prostituées, parce qu'elles craignent pour elles-mêmes.

J'ai été directeur départemental dans le Var, il y a encore très peu de temps. A Toulon, existe un autre type de prostitution dans le centre-ville. Dans les établissements nocturnes qui y fonctionnent, les prostituées n'ont pas du tout la même approche que celles de Strasbourg. Elles viennent travailler quand les bateaux arrivent. Les proxénètes n'ont pas le même profil que ceux de Strasbourg, ce sont des tenanciers, ou des tenancières, que la police connaît bien et sur lesquels elle a prise, puisqu'en fermant leur établissement, elle gêne considérablement l'exercice de la prostitution.

Je ne sais pas où sont les prostituées aujourd'hui à Toulon, si elles sont dans la rue ou ailleurs.

Mme Geneviève Levy : Je suis élue de Toulon. Les choses ont effectivement évolué. La situation actuelle à Toulon ressemble à celle que vous décrivez à Strasbourg, alors que la prostitution à Toulon n'avait jamais eu ce visage, aussi loin que ma mémoire remonte. Elle était concentrée géographiquement et n'était pas visible. Les prostituées traditionnelles à Toulon ne connaissaient les mauvais traitements que de façon très marginale.

M. Francis Jaecki : Quand j'ai quitté Toulon il y a deux ans, les prostituées de l'Est ne se trouvaient encore qu'à Nice et Fréjus. Elles sont aujourd'hui à Toulon et il y a maintenant des rivalités avec les prostituées travaillant dans les bars gérés dans la ville basse.

Mme Gabrielle Louis-Carabin : En Guadeloupe aussi, on voit la prostitution se développer dans des quartiers où elle n'existait pas auparavant. Ainsi, des prostituées de Saint-Domingue se sont installées près de l'université et travaillent du matin au soir, mais personne, pas même la police, ne fait quoi que ce soit. Que faire dans ce cas ? On nous parle de l'Europe, mais que peut faire notre Gouvernement ?

Selon la présidente de l'association que nous avons entendue précédemment, certaines femmes gagnent si peu d'argent qu'elles sont obligées de se prostituer.

M. Francis Jaecki : Il ne faut pas oublier qu'il y a des décalages économiques importants qui expliquent que les prostituées de l'Est viennent chez nous. Certaines viennent d'ailleurs de leur propre gré. Certes, beaucoup d'autres sont prises dans des réseaux et celles venues de leur propre gré risquent de tomber dans ces réseaux si elles veulent continuer à exercer, car les proxénètes se répartissent les territoires.

Mme Gabrielle Louis-Carabin : Il y a un problème économique, mais il y a aussi un problème législatif. On ne peut laisser la situation perdurer.

M. Francis Jaecki : La solution n'est sûrement pas celle d'un arrêté municipal, qui ne peut être qu'une mesure immédiate.

Mme Marie-Jo Zimmermann, présidente : Je vous remercie. Votre témoignage est important, car l'action de la municipalité de Strasbourg, confrontée à des problèmes locaux et européens, donne des pistes de réflexion.

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