DÉLÉGATION AUX DROITS DES FEMMES
ET À L'ÉGALITÉ DES CHANCES
ENTRE LES HOMMES ET LES FEMMES

COMPTE RENDU N° 11

Mercredi 29 janvier 2003
(Séance de 11 heures)

Présidence de Mme Marie-Jo Zimmermann, présidente

SOMMAIRE

 

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- Audition de M. Guy Carcassonne, professeur de droit public à l'université de Paris X

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La Délégation aux droits des femmes et à l'égalité des chances entre les hommes et les femmes a entendu M. Guy Carcassonne, professeur de droit public à l'université de Paris X.

Mme Marie-Jo Zimmermann, présidente : Nous recevons aujourd'hui M. Guy Carcassonne, professeur de droit public à l'université de Paris X, chroniqueur à l'hebdomadaire Le Point, ancien collaborateur de M. Michel Rocard au ministère de l'agriculture, puis à Matignon, actuellement chargé d'une mission de conseil pour la rédaction de la constitution afghane.

Nous avons souhaité vous rencontrer pour que vous nous donniez votre avis sur le projet de loi concernant les nouveaux modes de scrutin des élections régionales et européennes.

M. Guy Carcassonne : Le texte que j'ai en ma possession est déjà dépassé, puisqu'il date de trois jours, mais j'ai lu dans la presse ses évolutions. Cependant, la lecture m'a laissé perplexe ! Je n'y comprenais pas grand-chose. Ou plus exactement, je n'étais pas toujours sûr, lorsque je comprenais, que ce fût la véritable intention des auteurs.

Au regard de l'objectif constitutionnel d'intelligibilité de la loi, j'émets une première interrogation. Si la loi doit être intelligible pour ses destinataires, ici l'intégralité du peuple français, à l'heure actuelle, il y a de véritables soucis. Immodestement, ayant la prétention de comprendre les textes juridiques et d'en avoir une certaine pratique, je me dis que si je peine à comprendre, des gens qui, contrairement à moi, n'ont pas passé trente ans à faire du droit, peuvent avoir des difficultés.

Il n'est certes pas indispensable que la totalité des électeurs puissent accéder aux méandres d'un texte juridique, mais ils doivent au minimum comprendre de manière limpide la logique d'un mode de scrutin dans lequel ils auront à intervenir. Jusqu'à présent, ils ont toujours très bien compris les logiques des modes de scrutin auxquels ils ont été confrontés ; celui, grâce auquel vous avez été élus, date du Second empire, et les Français illettrés de l'époque en avaient parfaitement compris la logique. Parce qu'il était compréhensible. Or je ne suis pas absolument certain que la logique des modes de scrutin qui vous sont aujourd'hui soumis, soit aussi limpide.

Personnellement, je ne suis pas hostile à la modification des modes de scrutin, je ne suis pas non plus naïf au point de croire que ceux qui en prennent l'initiative soient totalement désintéressés ; il est naturel que les partis politiques qui prennent l'initiative de proposer la réforme d'un mode de scrutin soient attentifs à leurs intérêts. Il est toujours plus préoccupant de se confronter à des situations dans lesquelles ils paraissent n'être motivés que par cela.

Cela pour dire que de nombreuses réformes mériteraient d'être réalisées s'agissant de nos modes de scrutin en général, mais que l'attention portée sur les deux qui sont ici privilégiés me trouble. D'abord parce que je ne suis pas certain que ce soit sur ces terrains-là que les réformes soient les plus urgentes ou les plus nécessaires. Voilà des années que je plaide, par exemple, en faveur de la limitation à deux du nombre des candidats au second tour des législatives, considérant les triangulaires comme une calamité qui produit des effets désastreux. Or, de cela, il n'en est pas question.

Je considère que le mode de scrutin le plus archaïque en France est celui des élections cantonales ; or de celles-là, il n'en est pas question non plus. Il semble qu'en province et dans les milieux ruraux - je ne connais, il est vrai, pas très bien la province, ni les milieux ruraux - les électeurs soient très attachés au mode de scrutin cantonal, mais si l'on observe les taux de participation, il y a de quoi être dubitatif !

Ce sur quoi, selon moi, l'effort devrait être porté, est totalement absent, alors que l'on se penche sur deux modes de scrutin dont la réforme me paraît, dans un cas inutile - les régionales - et dans l'autre dangereuse - les européennes -. J'observe, d'ailleurs, qu'il y a quelque chose d'extraordinaire à plaider qu'il s'agit de rendre les régions gouvernables, alors qu'à cet égard on ne modifie rien à ce qui a déjà été acquis en 1999 ; la réforme de 1999 a fait le travail nécessaire en instituant la prime de 25 % qui garantit l'existence d'une majorité stable au sein du conseil régional. Il s'agit donc bien d'autre chose.

Cette autre chose, c'est la proximité. Avec des conseillers régionaux qui, de nouveau, seront élus sur une base départementale. J'avoue avoir quelques doutes sur la réalité de cette proximité, et je considère que l'urgence, en matière de modes de scrutin régionaux, est peut-être davantage de donner une existence politique, auprès des électeurs, à la région - et les listes régionales y contribuent puissamment - que d'opérer un pseudo-rapprochement, dont je doute qu'il apporte quoi que ce soit de tangible.

Je me suis amusé à poser de temps en temps la question à un certain nombre de gens, à commencer par mes étudiants, de savoir s'ils pouvaient me citer le nom d'un deuxième de liste dans les élections régionales ; ils en sont tous parfaitement incapables. Bienheureux encore quand ils connaîtront une tête de liste au niveau départemental pour la région.

Je crains donc que tout cela ne soit que prétexte à autre chose. Autre chose de parfaitement clair et qui peut se défendre, mais qui gagnerait à être assumé comme tel : le souci d'installer durablement une bipolarisation renforcée au niveau régional, accompagnée d'une survivance artificielle d'identités départementales. Or, je suis contre ces deux objectifs. D'abord parce que je considère que l'identité départementale n'a pas lieu d'être imposée légalement pour les conseils régionaux ; on doit faire confiance à ceux qui établissent les listes pour les élections régionales pour avoir le souci d'un équilibre départemental, ne serait-ce que parce qu'ils ont besoin, d'une façon vitale, d'obtenir un maximum de voix dans chacun des départements.

Ensuite, quand on possède des systèmes qui permettent à la fois la bipolarisation, avec ce que cela implique de stabilité majoritaire, et un éventail de représentativité un peu plus ouvert que les modes de scrutin les plus brutaux, pourquoi en changer ? Qu'il y ait des représentations minoritaires dans des conseils régionaux, dès lors qu'elles n'empêchent pas l'existence d'un exécutif clair et stable, me semble être une situation plutôt satisfaisante. L'intérêt qu'il y a à martyriser les petites et moyennes listes n'est ici justifié par aucune espèce de nécessité tangible de gouvernabilité.

Si l'on veut faire de la bipolarisation absolue - dont je suis partisan - adoptons et généralisons le mode de scrutin britannique, le suffrage majoritaire uninominal à un tour, et n'en parlons plus ! Cependant, il s'agit d'un mode de scrutin extrêmement brutal. Nous avons la chance de posséder en France des modes de scrutin qui nous permettent d'aboutir à un résultat proche - l'émergence de majorités claires et donc responsables - tout en étant moins brutaux que l'équivalent britannique ; je ne vois donc pas pourquoi nous devrions aller dans ce sens-là, qui m'apparaît être un appauvrissement de substance politique. Avec de surcroît le risque bien connu et permanent qu'encourent toujours les démocraties, qui consiste à ne pas valoriser leur vertu intégratrice.

Les modes de scrutin que nous possédons aujourd'hui, à l'exception de celui des cantonales que je trouve très mauvais, permettent globalement d'intégrer au système politique l'ensemble des forces plus ou moins significatives à divers niveaux. Et je considère que les désintégrer n'est certainement pas une bonne chose.

S'agissant de la réforme du mode de scrutin des européennes, je la trouve suffocante. Je vois très bien l'avantage strictement politique qu'elle peut représenter pour les deux grands partis, mais, à part cela, je ne lui vois pas la moindre vertu. Et je trouve que c'est très cher payé pour une vertu inexistante. En d'autres termes, l'on va massacrer les petites et moyennes listes sans motif tangible.

Je ne suis pas hostile, loin s'en faut, à ce que des primes soient données aux grandes listes, à ce que les impératifs de gouvernabilité soient assurés, mais ici rien de tel ! Il n'y a pas de problème de gouvernabilité au Parlement européen qui dépendrait de la loi nationale.

On peut, certes, invoquer le motif "peu importe ce que font les autres, nous faisons ce que nous estimons devoir faire" et considérer, comme il convient de faire émerger des majorités au Parlement européen, que la France fait son travail, à charge pour les 14 autres nations de faire aussi leur part du même travail. Sauf que cet argument me paraît inconsistant, pour l'excellente raison qu'aujourd'hui, au Parlement européen, il n'existe pas de problème de majorité et de gouvernabilité, et ce, depuis 1979, date de la première élection. Deux groupes dominent le Parlement qui, dans le cadre national, sont habituellement opposés l'un à l'autre, mais qui travaillent main dans la main dans le cadre européen.

Quant à parler de la proximité, c'est une plaisanterie de garçon de bains ! On va payer une apparence, une illusion de proximité géographique, au prix d'un extrême éloignement politique. Car celui qui voudrait voter utile devrait sacrifier ses préférences spontanées pour se porter obligatoirement sur l'une des deux grandes listes. Le moins que l'on puisse dire, c'est que c'est faire un sacrifice de la proximité politique : on ne vote pas pour les candidats pour lesquels on a envie de voter, mais pour d'autres, au nom d'un pseudo-rapprochement géographique.

Au regard de ce qui nous préoccupe dans le cadre de cette Délégation - la parité -, le danger est extrême. S'agissant des régionales, il se peut que cela ne change pas grand-chose. A ce jour tous les conseils régionaux ont été élus sur des bases départementales et ils continueront en fait à être largement élus sur des bases départementales ; donc cela ne changera pas énormément.

Le Gouvernement a décidé d'en revenir à des listes alternatives homme/femme, ce qui va de soi car sinon l'inconstitutionnalité était tellement évidente que le texte se serait effondré. Je ne me faisais donc, à ce sujet, aucun souci. Il n'en demeure pas moins qu'aujourd'hui on peut parfaitement se trouver avec une représentation française au Parlement européen ne comportant aucune femme ou presque.

Mme Marie-Jo Zimmermann, présidente : Même avec une alternance horizontale, c'est-à-dire la parité des têtes de sections régionales, et verticale, c'est à dire une alternance entre les femmes et les hommes au sein de chaque section ?

M. Guy Carcassonne : Ah, c'est nouveau ! Si l'alternance est aussi horizontale, c'est "moins pire". En tout état de cause, on sera loin des 40 % de Françaises aujourd'hui élues au Parlement européen. Il suffit de regarder la logique du mode de scrutin pour constater que, ramené aux dimensions de la région, le cas le plus fréquent sera celui dans lequel une liste régionale aura un seul élu : sa tête de liste.

Prenons un exemple : la région Nord-Ouest : Basse-Normandie, 2 élus. Il est clair que ces deux élus ne viendront pas de la même liste ; ils viendront des listes UMP et socialiste. Je crains de ne pas beaucoup m'avancer en disant qu'il y a un risque que cela puisse être deux hommes.

Si l'on s'attarde aux détails des circonscriptions par région, même si l'on oblige les partis à faire une alternance horizontale, je crains qu'un certain nombre de formations politiques ne résistent pas à la tentation de donner la tête de liste à une femme dans la région où elles sont sûres de n'avoir aucun élu ! Il y a 22 régions, on peut donc supposer qu'il y aura 11 têtes de liste femmes par partis ; mais il peut aussi et malgré cela n'y avoir aucune élue.

On sait depuis des années que la proportionnelle est directement liée à la taille des circonscriptions. La proportionnalité réelle d'un scrutin s'élève avec le nombre de sièges à pourvoir dans la circonscription ; il en va exactement de même avec la parité, qui obéit en cela à la même logique.

L'explosion des listes nationales actuelles en listes super-régionales et régionales est mécaniquement une atteinte à la parité. Et les modalités techniques sur lesquelles cette explosion s'opère, même atténuée par l'alternance horizontale, risquent vraisemblablement d'avoir des effets d'exclusion.

La solution consiste, soit à adopter, pour les européennes, la méthode britannique, soit à ne toucher à rien.

Le gain espéré de cette réforme du mode de scrutin est totalement inconsistant. Le rapprochement des élus par rapport aux électeurs est une illusion pure et simple. Ce n'est faire un procès à personne que de considérer que cette réforme est exclusivement faite pour des raisons d'intérêts partisans - qui peuvent être parfaitement respectables, mais pas là. En effet, je pense que l'intérêt partisan recherché n'est pas à la hauteur du sacrifice qu'il implique.

Pas plus que vous sans doute, je n'aime ces commentaires excessifs qui suivent tous les scrutins européens. Je sais que le thermomètre est faux, et je pense que tout le monde le sait. Mais il serait largement préférable, compte tenu de la situation qui existe depuis 1979, que toutes les forces politiques confondues, et peut-être même avec le concours des médias, expliquent le caractère en partie trompeur de ce thermomètre, plutôt que de le casser inutilement, avec pour conséquence un coût élevé en matière, notamment, de parité et d'exclusion politique.

Cela ne me fait absolument pas plaisir que le Front national ait pu atteindre le score qu'il a atteint, et cela ne me fait pas davantage plaisir que l'extrême gauche fasse un tel score. Mais, dans un arsenal qui comprend l'élection présidentielle, les élections européennes, les législatives, les sénatoriales, les régionales, les départementales, les municipales, soit sept scrutins différents, qu'il y en ait un qui soit intégralement proportionnel
- alors que le problème de gouvernabilité ne se pose pas dans ce cas - n'est pas un drame. Et pourtant je suis un adversaire de la proportionnelle lorsqu'il s'agit d'élections dans les assemblées délibératives nationales.

Mme Brigitte Bareges : L'objectif de la proximité est tout de même louable ; les députés européens sont si loin du terrain ! Alors si cette loi est inadaptée, quelle solution proposez-vous pour une meilleure proximité ?

M. Guy Carcassonne : Si l'on veut absolument assurer la proximité, il y a deux solutions. La première : la méthode britannique. On adopte un mode de scrutin uninominal. La Grande-Bretagne est divisée en autant de circonscriptions qu'il y a de sièges à pourvoir. De ce fait, les députés britanniques sont très proches de leurs électeurs.

Je dois tout de même vous préciser que, si cette méthode est bonne pour la proximité, elle n'est pas la meilleure pour l'Europe, le principe décrété étant que la dominante doit être proportionnelle. Les Britanniques ont adopté ce mode de scrutin en 1979 en faisant un chantage à l'Europe : ou l'Europe l'acceptait ou les Britanniques refusaient l'élection directe. Du coup, l'Europe a accepté cette exception britannique, mais il n'est pas sûr qu'elle soit extensible.

La seconde solution, qui fait hurler les états-majors politiques, mais qui n'est pas pour moi quelque chose d'inconcevable, est le vote préférentiel -  c'est-à-dire la possibilité de modifier la place des noms dans une liste.

M. Jacques Remiller : J'ai été à la fois conseiller général pendant seize ans et conseiller régional. S'agissant des élections cantonales, selon un récent sondage, les Français sont très attachés aux départements ; d'ailleurs le taux de vote dans certains départements est de 70 % à 80 %. Mais il est vrai que la parité est peut-être à revoir entre les zones urbaines et les zones rurales.

J'ai été conseiller régional au plus mauvais moment pour la région Rhône-Alpes, puisque j'étais sur la liste de M. Charles Million, que j'ai immédiatement quittée pour rejoindre Mme Anne-Marie Comparini, toujours députée et présidente du conseil régional.

Nous avions au conseil des élus indépendantistes savoisiens qui sont venus, le premier jour, lors de l'élection du président. M. Patrice Abeille nous a présenté son gouvernement. Il nous disait : "Je ne suis pas en France et j'interviens comme Savoyard." Les blessures en région Rhône-Alpes ne sont pas refermées.

Cette réforme des élections régionales a le mérite de dégager des majorités et de ne pas envoyer, dans les assemblées régionales, des indépendantistes ou des élus de liste qui ne permettent pas de faire des majorités. Mme Anne-Marie Comparini, par exemple, ne peut réunir des majorités que sur des projets. Et combien de projets n'ont jamais pu être votés !

S'agissant des élections européennes, vous nous dites que vous avez demandé à vos étudiants s'ils connaissaient des noms de députés européens. Or, aucun d'entre eux n'en connaît. Mais si on instaure des sections régionales, je suis persuadé qu'ils les connaîtraient.

M. Guy Carcassonne : S'agissant des élections régionales et de l'installation des majorités, la loi de 2003 ne changera rien, car elle ne comporte pas la plus petite disposition à ce sujet.

Le législateur n'a pas attendu 2003 pour réagir à la situation épouvantable que vous avez vécue en Rhône-Alpes. Il a fait ce qu'il fallait dès 1999, en instituant d'une part, la liste régionale, et d'autre part, la prime de 25 %. Le projet de loi actuel ne change rien à la prime de 25 %. Ce n'est donc pas à ce projet de loi que l'on devra l'émergence de majorités, c'est à la loi de 1999. Il n'y a donc pas besoin de changer quoi que ce soit.

En ce qui concerne l'exemple de l'élu savoisien, j'observe tout d'abord que dans un système démocratique, on est obligé de coexister avec des gens pour lesquels on n'a pas forcément d'estime. Ce sont les électeurs qui les ont désignés. Par ailleurs, c'est ce mode de scrutin-là qui va peut-être donner à l'élu savoisien la possibilité d'être réélu. En effet, dans le cadre de la loi de 1999, avec une liste régionale, pensez-vous qu'il a une chance d'être élu, d'atteindre les 5 % sur la région Rhône-Alpes ? Il n'en a sans doute aucune.

En revanche, avec la re-départementalisation qui est ici opérée, cet élu, ou d'autres du même type, aura une chance de reconquérir son siège. Je pense donc que vos arguments à cet égard ne sont pas recevables.

Quant au fait que mes étudiants ignorent le nom des députés européens, il n'y a là rien d'exceptionnel. Je dis simplement qu'ils ne les connaîtront pas davantage avec cette réforme, alors que la proximité est supposée en être la finalité.

Je sais bien que les députés européens sont, la plupart du temps, peu connus de leurs électeurs, voire totalement méconnus. Et souvent, lorsqu'ils sont connus, c'est pour un autre mandat que celui de député européen. Cela me désole en partie, mais en partie seulement, car je ne pense pas non plus que ce soit un drame. En démocratie, voter est un droit et une liberté, mais c'est aussi une fonction ; ce qui est important, c'est que les électeurs votent et que ceux qui ont été élus fassent leur travail. Ce n'est pas forcément qu'ils soient reconnus par leur épicier ou leur boulangère.

C'est la raison pour laquelle cette réforme me gêne : brandir l'étendard de la proximité - alors qu'on sait que cet étendard est complètement mité et que la proximité n'est pas un objectif substantiellement significatif - pour justifier des intérêts qui, en vérité, selon moi, ne sont que strictement arithmético-politiques, me paraît insatisfaisant.

Mme Brigitte Bareges : Vous êtes favorable à la bipolarisation, mais vous avez soutenu la défense des petites et moyennes listes. Les partis majoritaires souhaitent éviter la dispersion des électeurs qui a fait beaucoup de tort, y compris à la gauche, aux dernières élections. Il est vrai que les dissidents, les indépendantistes perturbent une bonne gouvernabilité.

M. Guy Carcassonne : Dans une démocratie, il ne faut pas oublier que les voix ne se pèsent pas, mais se comptent. Elles peuvent se porter sur des personnes que l'on considère comme fantaisistes, insupportables, dangereuses, soit, mais c'est la loi de la démocratie. Si elles ont été élues, c'est quand même parce qu'elles ont recueilli des voix. On peut tout faire avec les élections, sauf être élu sans avoir obtenu de voix. Nous n'avons donc pas à opiner sur le caractère bon ou mauvais des choix des électeurs, ce sont les leurs.

Effectivement, je suis extrêmement attaché à la bipolarisation, car je considère qu'il s'agit d'un élément majeur de la modernité et de la responsabilité politique. Je vous rappelle ce que je disais tout à l'heure : nous avons sept élections, et si l'une d'elles se fait à la proportionnelle intégrale, il en reste tout de même six qui sont nécessairement bipolarisantes. Cela suffit peut-être !

Je trouve même, précisément parce que je suis très attaché à la bipolarisation, qu'avoir cette sorte d'exutoire que constitue la septième élection, en un lieu où, une fois encore, je vous le rappelle, il n'y a aucun problème de gouvernabilité, est plutôt une bonne chose.

En cassant le thermomètre et en excluant les petites et moyennes listes de la seule élection où elles peuvent obtenir des sièges et un moyen de s'exprimer, on risque d'accroître la pression - toujours latente et qui s'exerce occasionnellement - en faveur de l'adoption de la proportionnelle pour les élections législatives. Ce qui, pour moi, serait un drame absolu.

Je vous le disais tout à l'heure, voilà des années que je souhaite que l'on limite le nombre de candidats à deux au second tour, considérant les triangulaires comme un système indigne, dont le maintien au second tour est destiné non pas à construire, mais à détruire. C'est dire si je suis attaché à la bipolarisation. Et c'est justement parce que j'y suis très attaché, mais qu'en même temps je reconnais à des personnes le droit de s'exprimer et d'exister - même si je ne partage pas leurs idées -, que je souhaite que l'on profite de l'existence de toutes sortes de modes de scrutin pour laisser vivre les petites et moyennes listes dans l'un d'eux au moins.

Certes, depuis Maastricht, les députés européens ne peuvent plus s'analyser comme les représentants du peuple de France au Parlement européen. Mais si le Front national ou le Parti communiste ont une valeur pour les Français, est-il anormal qu'ils soient présents au Parlement européen ? Je ne le crois pas.

J'ajoute, pour être tout à fait précis - permettez-moi un instant d'être personnel -, que j'ai été pendant des années l'un des plus proches collaborateurs de M. Michel Rocard et que je reste évidemment l'un de ses plus proches amis. Or, toutes ses espérances et sa carrière politique ont pris fin, en 1994, sur un désastre, pourtant sans véritable signification, aux élections européennes. J'aurais donc vraiment toutes les raisons de vouloir, à toute force, critiquer ce mode de scrutin. Eh bien non.

Mme Brigitte Bareges : Je voudrais évoquer le projet de loi que nous avons étudié en commission des lois, qui vise à comptabiliser les votes blancs. Au bout d'une heure de débat, nous nous sommes aperçus qu'il ne servait à rien de légiférer, mais qu'il convenait de se poser les vraies questions : pourquoi les électeurs votent blanc ? Pourquoi s'abstiennent-ils ? C'est peut-être parce que nous, les partis politiques, nous avons à nous remettre en question sur le bon choix des candidats, sur la lisibilité des programmes et sur l'intérêt que nous devons susciter auprès des électeurs.

C'est la raison pour laquelle il ne faut peut-être pas exagérer à l'extrême tous ces votes que vous qualifiez de votes d'expression, qui se dirigent vers les partis extrémistes. Ce sont peut-être simplement des électeurs déçus par les grands partis. Je suis totalement démocrate, mais je pense que la bipolarisation est le seul moyen de pouvoir gérer un pays.

M. Guy Carcassonne : Nous sommes tout à fait d'accord, sauf que ce projet, en ce qui concerne les régions, n'ajoute rien à l'article L. 338 du code électoral. La prime de 25 % existant déjà, l'émergence de majorités et la bipolarisation seront totalement indépendantes de la loi de 2003, puisqu'elles procèdent déjà de la loi de 1999. En ce qui concerne les élections au Parlement européen, la question de l'émergence de majorités ne se pose pas - et de toute façon ne relèverait pas de la compétence française. Une fois cela observé, que reste-t-il comme justification à ce projet ? Pas grand-chose.

Je vous le répète, je suis un partisan de la bipolarisation, tout en reconnaissant que, toute indispensable qu'elle soit, elle est quand même une contrainte forte exercée sur les électeurs. Cette contrainte me paraît nécessaire, salutaire, mais dans la limite de sa nécessité et de son caractère salutaire. Or, pour les élections européennes, elle n'est ni nécessaire, ni salutaire. Laisser les gens s'exprimer comme ils l'entendent, y compris avec des mouvements de mauvaise humeur et en exagérant les tendances pendulaires de l'électorat, est moins choquant et finalement plus fécond pour le système démocratique, que de se donner de fausses sécurités en garantissant une espèce de monopole de représentation des grandes listes.

Comme les petits partis seront exclus de fait par le mécanisme du vote utile, il est certain que les grands partis, le soir des élections européennes, pourront facilement triompher en constatant qu'ils auront raflé 90 % des sièges.

Tout le monde observe qu'il existe un mouvement croissant d'abstention, dont on peut minimiser l'importance, mais qui n'est pas pleinement satisfaisant. Or, en restreignant davantage l'offre politique, on risque d'aggraver ce phénomène de désintérêt. Il convient de se méfier des situations dans lesquelles on se met des œillères, une à droite contre le Front national, une à gauche contre l'extrême gauche ! On peut un beau jour découvrir que le monde extérieur nous tombe dessus.

Mme Martine Aurillac : Ce que vous dites, s'agissant de la parité, m'inquiète, car j'avais cru comprendre qu'avec le chabadabada vertical et horizontal, il n'y avait pas de problème.

Mme Marie-Jo Zimmermann, présidente : Je suis très contente de vous entendre, M. Carcassonne, car depuis hier soir, on essaie de me persuader qu'il n'y aura pas de problème pour la parité avec le nouveau mode de scrutin. Or, je n'en suis pas convaincue.

M. Guy Carcassonne : Si l'on veut vraiment maintenir la parité, au moins à son niveau actuel - environ 40 % -, la solution est assez simple. Au point où nous en sommes de complexité hallucinante, nous pouvons en rajouter un petit peu plus. Cela consisterait à ajouter, à l'article L. 338, lorsqu'il est dit que les sièges attribués à chaque liste sont répartis entre les sections départementales qui la composent, au prorata des voix obtenues par la liste dans chaque département, un membre de phrase du genre : "dans le respect de l'alternance entre les sexes". Prenons un exemple : si l'UMP a droit à six sièges dans la région Nord-Ouest, dans le système actuel, ils seront répartis dans les quatre régions, à raison du nombre de voix obtenues par la liste UMP dans chacune de ces régions. Si nous rajoutons ce membre de phrase, ces sièges seront remoulinés, homme/femme, homme/femme. Si c'est un homme qui conduit la liste qui a obtenu la meilleure moyenne sur la région, il aura le premier siège. Le deuxième siège sera attribué à la liste conduite par une femme, même si la moyenne de cette liste n'arrive qu'en troisième ou quatrième position.

Mme Marie-Jo Zimmermann, présidente : C'est une usine à gaz ! Aux dernières élections européennes, nous n'avions pas eu besoin de loi. Les partis avaient composé leur liste en respectant la parité entre les femmes et les hommes. C'était quasiment cinquante-cinquante.

M. Guy Carcassonne : C'était le choix fait par M. Michel Rocard en 1994. Les partis ont donc été obligés de suivre.

M. Jacques Remiller : Je souhaiterais revenir sur la réforme du mode de scrutin régional. Le budget est toujours voté à l'aide du 49-3 et, en moyenne, seuls 36 % des crédits votés sont engagés, car les présidents ne parviennent pas à trouver de majorité, que ce soit en séance plénière ou en commission permanente. Estimez-vous que la réforme de 1999 a corrigé cette anomalie ?

M. Guy Carcassonne : La loi de 1999, par définition, n'a pas encore trouvé son application, puisqu'elle devait s'appliquer pour la première fois en 2004. Oui, elle corrige cette anomalie, puisque la liste arrivée en tête aura 25 % des sièges, en plus de son pourcentage normal à la proportionnelle. Anne-Marie Comparini, par exemple, aurait donc eu, à elle seule, sans avoir à négocier avec qui que ce soit, la majorité absolue du conseil. C'est si vrai que le projet de loi actuel ne touche pas à l'article L. 338. Il ajoute simplement un L. 338-1 qui re-départementalise. La prime de 25 % existe toujours. Le législateur de 1999 a fait son travail. Je serais tenté de dire qu'à l'époque, l'opposition était prête à voter pour. D'ailleurs, certains se sont abstenus, car ils ont très bien compris que c'était l'intérêt des régions.

Mme Marie-Jo Zimmermann, présidente : Un mode de scrutin, s'il n'est pas lisible, n'incite pas les électeurs à venir voter.

M. Guy Carcassonne : Je suis tout à fait d'accord avec vous. J'ai suffoqué ce matin en écoutant un journaliste de RTL expliquer la réforme des modes de scrutin. Il faisait exactement comme si la loi de 1999 n'existait pas et affirmait que la nouvelle loi allait instituer une majorité dans les conseils régionaux.

Je ne remets pas en cause sa bonne foi, mais je m'étonne qu'un journaliste politique dont le métier est d'informer soit passé complètement à côté de la loi de 1999.

Je ne doute pas que ce texte sera soumis au Conseil constitutionnel et je ne serais qu'à moitié surpris que soient soulevés, à cette occasion, des problèmes vraiment graves.

Mme Béatrice Vernaudon : En dehors de l'analyse générale des élections européennes, nous sommes contents, en outre-mer, de cette nouvelle organisation, car elle va nous garantir des représentants. Aujourd'hui, les deux députés européens de l'outre-mer sont deux députés de la Réunion. Avec le nouveau système, nous aurons trois députés pour l'outre-mer, un dans chaque sous-section - Atlantique, Océan indien, et Pacifique.

Dans le Pacifique, nous n'avons pas de région ultra-périphérique comme dans l'Atlantique et dans l'Océan Indien. Nous avons des pays et territoires associés, nous sommes donc liés à l'Union européenne par une décision d'association. Nous ne sommes donc pas satisfaits de notre sort au sein de l'Union européenne.

S'agissant de la proportionnelle, vous dites que sur les sept élections existant en France, l'on aurait pu en laisser une à la proportionnelle, notamment celle des européennes, qui permet une représentation large des minorités et qui ne porte pas atteinte au fonctionnement du Parlement européen.

En ce qui concerne les régionales, j'ai bien compris que vous étiez en faveur de la bipolarisation, mais vous n'avez pas analysé la question du seuil, qui passe de 3 à 5 % des votes exprimés pour les possibilités de fusion, et de 5 à 10 % des inscrits pour la possibilité de se présenter au second tour. Quelle est votre analyse sur ces seuils ?

M. Guy Carcassonne : S'agissant des européennes, l'idée que 3 des 78 sièges soient réservés à l'outre-mer ne me choquerait pas. On pourrait très bien avoir des listes métropolitaines portant sur 75 sièges et en conserver trois pour l'outre-mer.

En ce qui concerne les régionales, le changement des seuils me laisse un peu circonspect. Je ne crois pas du tout à l'impérative nécessité de jumeler ceinture et bretelles. Ce qu'il faut que le second tour produise, c'est une majorité claire. La prime de 25 % garantit cette majorité claire. En conséquence, le seuil de présence au second tour, extrêmement élevé
- 10 % des inscrits - ne contribue en rien à garantir une majorité claire. Il a un autre objet : faire en sorte que l'UMP arrive en tête au second tour - ou maximise ses chances - sans être handicapée par la présence d'une liste du Front national. Pourquoi pas ? Ce n'est pas forcément choquant. Mais à condition que ce soit dit dans des termes extrêmement simples - car c'est une réalité objective que je crois indiscutable.

Je comprends que la droite parlementaire puisse être lassée de courir une course à handicaps depuis vingt ans. C'est la raison pour laquelle j'ai toujours été si favorable à la limitation à deux du nombre des candidats au second tour des législatives.

Mais là, nous sommes non pas dans un scrutin uninominal, mais dans un scrutin de liste. Dans un scrutin uninominal, avoir deux candidats au second tour est une exigence de clarté, de rigueur. Dans un scrutin de liste, c'est tout à fait différent. En effet, le produit va être un organe collectif - le conseil régional. Avec un seuil à 10 % des inscrits, cela signifie que des listes qui ne peuvent pas ou ne veulent pas fusionner, alors même qu'elles ont franchi la barre des 5 % des votes exprimés, n'auront purement et simplement aucun élu au second tour.

Prenons l'exemple d'un conseil régional qui compte 120 membres ; un parti qui pourrait avoir obtenu 18 % des suffrages exprimés n'aura aucun siège. Je ne demande pas qu'il ait 18 % de sièges, au contraire, car je crois la prime majoritaire essentielle. Mais entre 18 % et zéro, il y a tout de même une marge.

Je suis favorable à la bipolarisation, mais il faut bien comprendre qu'elle n'est pas une fin en soi. C'est un moyen, c'est le prix que l'on paye en raréfiant l'offre politique, afin d'une part, de la rendre plus effective - donner aux citoyens la possibilité de choisir directement ceux qui vont les gouverner - et, d'autre part, de donner à ceux qui ont été choisis la possibilité de diriger en disposant d'une majorité. Enfin, c'est un moyen de les rendre responsables, puisqu'ayant été au pouvoir, ils ne peuvent pas se défausser de leurs responsabilités sur quiconque, au moment des élections suivantes.

Voilà à quoi sert la bipolarisation. Ce n'est pas un système qui, en soi, est bien. Il n'est bon que lorsqu'il produit et parce qu'il produit ces trois vertus.

S'il est possible d'obtenir les mêmes vertus autrement, ou de ne pas avoir à rechercher ces vertus là, la bipolarisation n'a plus aucun intérêt, sauf pour les deux partis qui engrangent un maximum de sièges. Or, je pense que nous sommes là dans une situation dans laquelle il y aura, si le texte est adopté, deux bénéficiaires qui seront l'UMP et le Parti socialiste. Le principal perdant sera la substance démocratique elle-même.

Mme Martine Aurillac : Ce système va nous obliger à nous unir avant l'élection.

M. Guy Carcassonne : S'unir, c'est ce que l'on fait dans les coalitions, lorsqu'il s'agit de produire une majorité. Mais là, on ne va pas s'unir avant. On va simplement exclure beaucoup de personnes sans qu'elles aient pu, quel que soit le niveau de leur expression ou des suffrages recueillis, obtenir la représentation minimale à laquelle elles auraient droit. Il y aura donc deux bénéficiaires et des victimes.

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