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Assemblée nationale

COMPTE RENDU
ANALYTIQUE OFFICIEL

Session ordinaire de 2002-2003 - 28ème jour de séance, 74ème séance

3ème SÉANCE DU JEUDI 21 NOVEMBRE 2002

PRÉSIDENCE de M. Marc-Philippe DAUBRESSE

vice-président

Sommaire

        DÉCISIONS DU CONSEIL CONSTITUTIONNEL
        SUR DES REQUÊTES EN CONTESTATION
        D'OPÉRATIONS ÉLECTORALES 2

        ORGANISATION DÉCENTRALISÉE
        DE LA RÉPUBLIQUE (suite) 2

        APRÈS L'ARTICLE PREMIER BIS 2

        ART. 2 3

        ARTICLE 3 13

        ORDRE DU JOUR DU VENDREDI 22 NOVEMBRE 2002 30

La séance est ouverte à vingt et une heures.

DÉCISIONS DU CONSEIL CONSTITUTIONNEL
SUR DES REQUÊTES EN CONTESTATION
D'OPÉRATIONS ÉLECTORALES

M. le Président - En application de l'article L.O. 185 du code électoral, M. le Président de l'Assemblée nationale a reçu du Conseil constitutionnel communication de trois décisions de rejet relatives à des contestations d'opérations électorales et de deux décisions portant annulation d'élections.

Ces deux décisions concernent les élections législatives des 9 et 16 juin 2002 à la suite desquelles avaient été proclamés élus : Mme Annick Lepetit dans la 17e circonscription de Paris et M. Georges Mothron dans la 5e circonscription du Val-d'Oise.

Ces communications sont affichées et seront publiées à la suite du compte rendu intégral de la présente séance.

ORGANISATION DÉCENTRALISÉE DE LA RÉPUBLIQUE (suite)

L'ordre du jour appelle la suite de la discussion du projet de loi constitutionnelle, adopté par le Sénat, relatif à l'organisation décentralisée de la République.

APRÈS L'ARTICLE PREMIER BIS

M. Paul Giacobbi - Les mots ayant un sens et le terme « collectivités territoriales » ayant été validé, l'amendement 96 remplace l'expression « assemblées locales » par « assemblées territoriales » dans le huitième alinéa de l'article 34 de la Constitution. Je n'ai pas, contrairement à ce que certains pourraient croire, la manie du particularisme et puisque nous avons des collectivités territoriales, pourquoi pas des assemblées « territoriales » ?

M. Pascal Clément, président et rapporteur de la commission des lois - La question méritait d'être posée mais il faut éviter avant tout d'introduire de la confusion dans la norme suprême. Le terme « assemblée territoriale » est réservé aux collectivités d'outre-mer ou à statut particulier. La commission a donc repoussé l'amendement.

M. Dominique Perben, garde des sceaux, ministre de la justice - Même avis.

M. Paul Giacobbi - Je défends d'autant plus cet amendement qu'au-delà de sa situation géographique, la Corse est bien une collectivité à statut particulier. Or, les collectivités territoriales à statut particulier vont se multiplier à la vitesse des lapins, mais cette différence sémantique n'est pas neutre : soit l'on considère que demain toute collectivité à statut particulier - y compris Paris - bénéficiera d'une assemblée territoriale ; soit l'on considère la Corse comme un territoire au sens juridique, ce qui emporte des conséquences différentes.

L'amendement 96, mis aux voix, n'est pas adopté.

M. Paul Giacobbi - J'ai présenté l'amendement 97 avec Mme Taubira dont je vous prie d'excuser l'absence liée à un léger problème de santé. Il vise à rappeler que les mesures spécifiques ne sont pas prises pour le plaisir mais pour compenser des difficultés réelles faisant obstacle au principe d'égalité de traitement des citoyens sur l'ensemble du territoire national. La notion de discrimination positive n'étant étrangère ni à notre droit, ni à la jurisprudence constitutionnelle - et moins encore au droit communautaire -, il n'y a aucune raison pour qu'elle ne figure pas dans la Constitution.

M. le Rapporteur - Défavorable. Le rajout que vous proposez est inutile car soit le statut particulier de la collectivité justifie l'existence de mesures spécifiques - et tel est le cas pour la Corse -, soit celles-ci concernent les collectivités d'outre-mer, et les articles 73 et 74 de la Constitution s'appliquent. Vous avez donc satisfaction.

M. Patrick Devedjian, ministre délégué aux libertés locales - Même avis ; la question que vous soulevez relève de la péréquation. Elle sera examinée dans ce cadre.

M. Emile Blessig - Par cohérence avec le fait que la révision donnera valeur constitutionnelle au principe de décentralisation, l'amendement 151 tend à ce que les principes de l'organisation décentralisée de la République soient fixés par une loi organique.

M. Jacques Myard - Très bien !

M. Emile Blessig - Le recours à une norme juridique de valeur supérieure offre des garanties supplémentaires. La loi organique ne peut en effet être adoptée en dernier lieu par l'Assemblée nationale qu'à la majorité absolue de ses membres. En outre, le Conseil constitutionnel l'examine obligatoirement.

M. le Rapporteur - Défavorable. Outre la lourdeur du dispositif ainsi créé, il deviendrait impossible d'amender les textes relatifs aux collectivités territoriales par des lois simples. Cela me semble tout à fait inopportun.

M. le Garde des Sceaux - Même avis. Ne créons pas de contraintes supplémentaires. Le domaine législatif est défini, n'ajoutons pas de manière trop fréquente l'obligation de recourir à la loi organique. Et gardons-nous de donner à penser que le Parlement pourrait se défier de lui-même !

M. Emile Blessig - Eu égard aux explications du Garde des Sceaux, et étant moi-même un fervent adepte de la souplesse, je retire mon amendement.

L'amendement 151 est retiré.

ART. 2

M. Émile Zuccarelli - L'article tend à introduire dans la Constitution un article 37-1 disposant que la loi et le règlement peuvent comporter des dispositions à caractère expérimental. A juste titre, le Sénat a jugé opportun de préciser que lesdites dispositions devraient avoir un objet et une durée limités. Au-delà, je considère pour ma part que cet article est sans objet puisque la Constitution actuelle n'a pas fait obstacle à l'introduction de dispositions législatives ou réglementaires expérimentales. Ainsi, la loi de 1975 relative à l'IVG avait un caractère expérimental puisqu'elle était promulguée pour une durée limitée, sa pérennisation n'étant possible qu'après une évaluation, comme cela a eu lieu en effet.

Si néanmoins vous tenez à introduire l'expérimentation dans la Constitution, dites clairement de quoi il s'agit. L'expérience doit être conduite pour une durée limitée, comme l'a décidé avec raison le Sénat, pour un objet précis, et faire l'objet d'une évaluation avant sa pérennisation éventuelle. L'expérimentation n'a d'intérêt que, si en cas de succès, elle est extensible.

Il existe déjà des parties du territoire qui font l'objet de dispositions législatives particulières, c'est le cas de Paris, de l'Alsace, de la Savoie à laquelle s'applique la loi montagne... Il s'agit d'un exercice législatif devenu classique. La vraie question est alors de savoir qui fait la loi. S'agissant de l'article 2, c'est très clairement le Parlement. Nous verrons que la situation est moins claire à l'article 4.

Mme Ségolène Royal - Que de temps perdu à ces tripatouillages de la Constitution, alors que nous pourrions débattre des transferts de compétences ! Tout à l'heure, M. Perben a rappelé à l'ordre un député en lui disant qu'il convient de parler en droit à propos de la Constitution. Dois-je rappeler la véritable fessée juridique que le Conseil d'Etat a infligée au texte du Gouvernement, en particulier au sujet de l'article 2 ?

Vous nous proposez un droit d'expérimentation tant pour la loi que pour le règlement, ce qui soulève une foule de questions. S'agit-il de confirmer la jurisprudence administrative et constitutionnelle ? Si oui, pourquoi triturer la Constitution, sinon pour satisfaire à des exigences de communication ? Mais le rôle de l'Etat est-il bien de déformer la loi fondamentale ? Si votre intention est de mettre en échec le principe d'égalité devant la loi, osez le dire ! Comment concilier ce principe d'égalité, que vous avez abondamment invoqué, avec le pouvoir d'expérimentation que vous allez donner aux exécutifs locaux.

M. le Garde des Sceaux - L'article 2 traite de l'Etat, et non pas des collectivités locales.

M. René Dosière - Ne vous laissez pas interrompre, Madame Royal !

Mme Ségolène Royal - L'article 2 dispose que « la loi et le règlement peuvent comporter des dispositions à caractère expérimental ». Il s'agit bien d'un dispositif destiné à accompagner la décentralisation, et qui s'applique à des territoires. Soyez sérieux ! Vous-même avez cité la possibilité d'expérimenter sur certains territoires des organisations de tribunaux différentes.

M. le Garde des Sceaux - C'est l'Etat !

Mme Ségolène Royal - Oui, mais seuls certains territoires seront concernés. Nous sommes bien dans une logique d'éclatement de la République.

M. Jacques Myard - Vous l'avez dit à Jospin à l'époque ?

Mme Ségolène Royal - Vous avez dit qu'il fallait être sérieux, Monsieur le Garde des Sceaux. Soyez-le un peu vous-même ! Le Conseil d'Etat vous a engagé à retirer ce dispositif de votre projet, car, s'il s'agit simplement de rappeler la jurisprudence administrative et constitutionnelle, il n'a rien à faire dans la Constitution. Vous êtes Garde des Sceaux...

M. René André - Ce ton méprisant est inacceptable !

Mme Ségolène Royal - Quel raisonnement vous a donc conduit à ne pas suivre l'avis du Conseil d'Etat ? Je lis cet avis, que le Gouvernement n'a pas distribué aux parlementaires : « L'article 2 n'a pu être adopté dans la rédaction du Gouvernement dans la mesure où faute d'être plus précis, il se borne à une réaffirmation de la jurisprudence administrative et constitutionnelle. Laissant entier le pouvoir d'appréciation des juridictions, il n'aurait pas permis d'éviter un contrôle du type de celui qui existe actuellement sur les conditions de sa mise en _uvre, ni sur sa conciliation avec d'autres principes comme celui d'égalité ».

Le Conseil d'Etat a donc réécrit votre copie en précisant explicitement que si vous vouliez inscrire dans la Constitution un principe différent de celui qui existe déjà dans la jurisprudence, alors vous deviez annoncer clairement la couleur, et écrire que « la loi et le règlement peuvent comporter des dispositions à caractère expérimental, sans que puisse y faire obstacle l'application du principe d'égalité ». En effet ce principe, inscrit dans la Constitution, n'est pas compatible avec celui d'expérimentation législative et réglementaire.

Aussi défendrons-nous des amendements précisant que ce pouvoir d'expérimentation ne pourra pas déroger au principe d'égalité devant la loi.

M. André Chassaigne - Pourquoi cet article, dont les dispositions ne diffèrent pas fondamentalement de ce qu'autorisait déjà la jurisprudence administrative et constitutionnelle ? Le rapport de la commission des lois apporte une réponse : « Cette consécration constitutionnelle permettra que la conciliation de la pratique de l'expérimentation avec le principe d'égalité soit interprétée de façon moins restrictive ». Il n'est pas exclu, précise le rapport, que cette expérimentation « puisse être utilisée dans des domaines touchant les libertés publiques ou les garanties fondamentales ».

Cela signifie que cette pratique, jusqu'ici admise dans des limites étroites, pourrait désormais couvrir un champ plus large. C'est bien ce qui nous inquiète. Le rapport de la commission des lois du Sénat qui, elle, a fait du bon travail précise : « Par définition, l'expérimentation entraînera une rupture de l'égalité entre les territoires et les individus qui entreront dans son champ, et ceux qui en seront exclus. »

L'objectif du Gouvernement est clair : déléguer certaines de ses missions aux collectivités territoriales sans nécessairement leur donner les moyens d'y faire face, entraînant par là une inégalité entre les citoyens. Cela n'a rien à voir avec des cas d'expérimentation qui existent déjà, comme la régionalisation de la SNCF, qui a permis d'offrir un meilleur service aux populations dans le cadre d'orientations nationales avec des moyens spécifiques. Cette expérimentation a du reste conduit l'Etat à s'engager plus fortement dans le domaine ferroviaire.

La logique gouvernementale est d'autant plus redoutable que l'article 2 ne fixe aucune limite aux domaines de l'expérimentation.

L'éducation ou la santé pourront en faire partie, alors qu'il s'agit de missions nationales de l'Etat. Le domaine régalien de l'Etat pourra lui-même être touché, par exemple la justice, comme l'indique le rapport de la commission des lois.

De plus rien ne garantit que l'expérimentation sera réversible, ni que le législateur ou le pouvoir réglementaire ne pourront pas l'étendre à l'ensemble des collectivités, sans que celles-ci l'aient demandé.

Le Président de la République a d'ailleurs tenu en la matière, le 10 avril à Rouen, des propos qui ne laissent pas de nous inquiéter : « La nation doit aujourd'hui aller beaucoup plus loin en se garantissant contre tout retour en arrière » !

Pour nous, le droit à l'expérimentation ne doit être mis en _uvre que sous la responsabilité de la nation et dans une mesure compatible avec les impératifs d'unité, d'égalité des droits, de solidarité et de cohésion nationales. C'est pourquoi nous demanderons dans un instant la suppression de cet article.

Mme Ségolène Royal - Notre amendement 62 vise donc à supprimer l'article.

Monsieur le Garde des Sceaux, sur quel raisonnement juridique vous appuyez-vous pour considérer que cette disposition est de nature constitutionnelle ? Autrement dit, pourquoi n'avez-vous pas suivi le Conseil d'Etat lorsqu'il vous a demandé de la disjoindre de votre projet ? Mais si cette disposition n'est pas constitutionnelle, retirez-la : on ne peut s'amuser avec la loi fondamentale !

Pourquoi, selon vous, est-il nécessaire d'inscrire une telle disposition dans la Constitution ? Comment conciliez-vous le principe de l'égalité devant la loi et celui de l'expérimentation législative ? Comment combinerez-vous cette dernière avec l'expérimentation sur les transferts de compétences ? Enfin, si cet article était adopté en l'état, le Conseil constitutionnel pourrait-il continuer de s'opposer aux modifications de la loi Falloux, c'est-à-dire de s'opposer à ce que les conditions d'application d'une loi relative à l'exercice de la liberté d'enseignement dépendent de décisions des collectivités, ce qui les rendrait variables sur le territoire ? En d'autres termes, les collectivités vont-elles pouvoir financer librement les investissements et le fonctionnement des établissements privés d'enseignement ?

M. André Chassaigne - L'amendement 172 est également de suppression.

L'article 2 de votre projet initial disposait simplement que les lois et règlements pourraient comporter des dispositions à caractère expérimental. Les sénateurs, estimant que cette rédaction faisait difficulté, ont précisé que les dispositions concernées devraient porter sur un objet limité, pour une durée également limitée. Ce correctif n'aboutit qu'à un encadrement minimal sans réellement clarifier les choses, et nous ne pouvons donc accepter l'article.

Nous ne saurions, en premier lieu, admettre que l'Etat se défausse sur les collectivités de certaines missions sans leur donner les moyens de les assumer. Ce désengagement entraînera inévitablement une aggravation des inégalités entre citoyens, comme l'a noté le Conseil d'Etat lorsqu'il a suggéré de préciser que le droit d'expérimentation pourra déroger au principe d'égalité. Comme je le relevais à l'instant, la commission des lois du Sénat a porté un jugement identique quand elle écrit que l'expérimentation entraînera par définition une rupture de l'égalité entre les territoires et les individus. Mais peut-être que, pour vous, « vérité en deçà des Pyrénées, erreur au-delà »...

En second lieu, nous estimons que le Parlement n'est pas assez informé du contenu des expérimentations. Une telle modification de la Constitution se devrait d'être plus explicite. Voudrait-on nous faire acheter un âne dans un sac, comme on dit en Auvergne ? (Sourires)

En raison de ce risque grave d'inégalité et de cette imprécision, nous demandons que cette disposition ne figure pas dans la Constitution.

M. le Rapporteur - J'admire les deux orateurs, qui n'ont pas économisé leur énergie ! Cependant, ils n'ont guère clarifié le débat et je vais donc m'efforcer de préciser ce qui est en cause.

Ce projet est équilibré, Madame Royal. C'est par exemple la première fois qu'on explicite dans la Constitution le rôle du préfet. Mais ce texte traite aussi de la déconcentration, ce qui va dans le sens que vous souhaitez. Surtout, il pose que toute généralisation d'une expérimentation ne pourra se faire qu'à l'échelle nationale - à la seule exception de ce qui concerne l'outre-mer (Exclamations sur les bancs du groupe socialiste). Tout cela conforte l'Etat unitaire.

Pour ce qui est de la décentralisation, il importe d'en distinguer deux formes : la décentralisation décidée par l'Etat et celle qui est demandée par les collectivités territoriales. L'article 2 concerne la première, l'article 4 la seconde. Or vous avez eu tendance à glisser de l'une à l'autre.

Il est de fait que, sous le gouvernement précédent, au nom de la démocratie de proximité, vous avez pu expérimenter dans quelques départements la fongibilité des crédits de préfecture, par exemple. La décentralisation du fait de l'Etat est par conséquent pleinement reconnue. Pourquoi donc inscrire dans la Constitution ce qui existe, depuis les années soixante d'ailleurs ? Parce qu'il a paru utile de répondre aux observations du Conseil d'Etat sur la capacité qu'a l'Etat d'expérimenter dans son domaine, en dehors d'objectifs « impérieux », ainsi que de parer aux difficultés soulevées par les nombreuses conditions que posait le Conseil constitutionnel. Mais il y a une deuxième raison à cet article 2 : sans lui, il serait plus facile de décentraliser à la demande des collectivités, en vertu de l'article 4, qu'à l'initiative de l'Etat ! Ce serait un comble ! Nous devions par conséquent établir une symétrie de moyens.

M. Chassaigne n'a cessé de brandir la menace d'une rupture de l'égalité : visiblement, il ignorait que ce droit à l'expérimentation existait depuis longtemps (Exclamations sur les bancs du groupe des députés communistes et républicains).

M. André Chassaigne - Quel donneur de leçons !

M. le Rapporteur - Non, mais je vous ai écouté, non sans mérite ! Si les principes ont été bousculés, disais-je, ils l'ont été depuis quarante ans ! La nouveauté est donc ailleurs : dans cette symétrie de moyens, inscrite dans la Constitution. Au lieu de donner des recommandations, le juge devra suivre celles du constituant : n'est-ce pas de loin préférable ?

Je pense avoir démontré qu'il était indispensable d'inscrire ce double droit de décentralisation dans notre loi fondamentale !

M. le Garde des Sceaux - Vous savez comme moi, Monsieur Zuccarelli, combien il est difficile de réformer l'Etat et combien il est préférable par conséquent de commencer par expérimenter à petite échelle. Cela nourrit la réflexion et aide à convaincre les partenaires sociaux. Depuis quinze à vingt ans, les différents gouvernements cherchent ainsi à définir une méthode adaptée à un monde complexe et à la réforme de grandes organisations comme celles d'un Etat, afin de faire évoluer structures et pratiques. Dans cet esprit, nous avons voulu mettre à profit cette réforme pour donner à l'Etat une marge de man_uvre supplémentaire en lui permettant d'expérimenter pour ce qui le concerne. Je tiens d'ailleurs à souligner que l'article tend à compléter le titre V de la Constitution, qui règle les relations entre le Parlement et le Gouvernement. Autrement dit, il ne concerne pas les collectivités locales.

Pourquoi insérer cet article dans la Constitution ? Parce que les expérimentations qui existent déjà ont été instituées à titre dérogatoire. Il s'agit, par cette disposition nouvelle, d'instaurer un équilibre différent, en donnant à l'Etat une plus grande capacité d'expérimentation. Pour autant, il n'est pas question de démanteler la République ! Je le pense sincèrement, par expérience autant que par conviction, l'Etat doit se réformer. Il aurait donc été dommage de ne pas saisir l'occasion de cette révision pour l'y aider, en lui permettant d'expérimenter pour lui-même. On trouve ainsi un souci d'équilibre entre la rédaction des articles 2 et 4 du projet, mais je confirme que l'article 2 ne concerne pas les collectivités territoriales.

M. Émile Zuccarelli - Je vous remercie pour cette tentative d'explication, qui ne suffit pas à me satisfaire. A vrai dire, si j'avais suivi mon mouvement premier, j'aurais proposé la suppression de l'article. Mais comme je souhaitais également la suppression des articles premier et 3, j'aurais semblé par trop négatif... (Sourires)

Vous nous présentez cette disposition comme coulant de source ; mais qu'en est-il ? Cette adjonction faite, aurons-nous la garantie que les principes essentiels que sont l'égalité des citoyens devant la loi et l'égalité devant l'accès aux services publics seront respectés ? Et quelles assurances aurons-nous quant au caractère des expérimentations conduites ?

Vous l'avez souligné, Monsieur le Garde des Sceaux, des expérimentations ont déjà lieu, qui sont encadrées, selon les cas, par la jurisprudence du juge constitutionnel ou par celle du juge administratif. Ici, vous nous proposez en quelque sorte de repartir à zéro, sans que nous sachions rien des garanties réelles apportées au respect des droits constitutionnels fondamentaux.

M. le Rapporteur - Mais à quel titre parle-t-il, celui-là ?

M. Émile Zuccarelli - Combien d'expérimentations, engagées sous les meilleurs auspices, ont disparu subrepticement ? Combien sont tombées en désuétude ? Pire, combien ont perduré sans jamais avoir été évaluées ?

Votre argumentation, Monsieur le Garde des Sceaux, peut-elle vraiment être tenue pour suffisante ?

M. Jean-Jack Queyranne - Le débat est essentiel, car la disposition que vous voulez introduire dans la Constitution fait sauter un verrou : celui de l'égalité face aux libertés publiques. Vous avez indiqué, Monsieur le Garde des Sceaux, qu'il s'agissait d'« instaurer un équilibre différent », alors même que l'Etat mène déjà des expérimentations pour son propre compte, lesquelles sont encadrées par le juge constitutionnel ou par le juge administratif selon qu'il s'agit d'une loi ou d'un règlement.

Actuellement, les essais sont strictement limités, et ils doivent avoir pour objectif, à terme, l'application générale du dispositif expérimental. De plus, conformément à la jurisprudence affirmée en 1993 par le Conseil constitutionnel et confirmée en 1994, il faut en définir la nature, la portée, les conditions et la procédure d'évaluation. De plus, ajoute le juge constitutionnel, le principe de l'égalité face aux libertés publiques garde une valeur supérieure à celui de l'expérimentation.

Votre projet met les deux principes sur le même plan ! Et c'est ainsi que, dans l'administration de la justice, vous voulez expérimenter un dispositif autre que les tribunaux, ce qui constituerait une rupture caractérisée de l'égalité entre les citoyens.

J'observe encore que vous n'avez pas répondu à la question que vous a posée Mme Royal à propos de la loi Falloux. Faut-il rappeler que le Conseil constitutionnel s'était opposé au financement par les communes des établissements d'enseignement privé au motif que pareille décision ne pouvait revenir aux collectivités locales ? C'est un verrou très solide que vous voulez casser, et je mets en garde nos collègues de la majorité sur ce qu'il faut entendre par « équilibre différent » de la Constitution !

Si vous tenez à maintenir cet article, rappelez au moins que l'expérimentation doit se faire dans le respect du principe d'égalité. Si vous ne le faites pas, il n'y aura plus de limites (Applaudissements sur les bancs du groupe socialiste et du groupe des députés communistes et républicains).

M. Pierre Méhaignerie, président et rapporteur pour avis de la commission des finances - Le ton mesuré des dernières interventions tranche agréablement avec le ton excessif des précédents. Je suis très étonné du fossé considérable qui sépare la position prise par Mme Royal et MM. Peillon et Hollande de celle qu'ils avaient adoptée, le 16 janvier 2001, en votant la proposition de loi constitutionnelle dont j'étais l'auteur avec plusieurs de mes collègues, et qui visait à introduire dans la Constitution un droit à l'expérimentation pour les collectivités locales.

Mme Ségolène Royal - Certainement pas moi !

M. le Rapporteur pour avis - Vous étiez membre du gouvernement de l'époque, Madame, et c'était une proposition de loi constitutionnelle ! Qu'avons-nous entendu ce jour-là ? M. Vaillant dire que le droit d'expérimentation deviendrait un « facteur de progrès » ! Et M. Roman, président de la commission des lois, que l'expérimentation était une « pierre heureuse supplémentaire dans l'édifice de la décentralisation » !

Comment ce qui était hier « facteur de progrès » peut-il être aujourd'hui source d'inégalité et d'erreur ? Comment expliquez-vous ce retournement ?

M. Philippe Vuilque - Personne n'est contre l'expérimentation !

M. Jean-Pierre Brard - De toute façon, seuls les imbéciles ne changent pas d'avis...

M. le Rapporteur pour avis - Aujourd'hui vous êtes dans l'opposition, et vous défendez l'exact opposé de vos positions du 16 janvier 2001 !

M. Jean-Jack Queyranne - Je tiens à apporter une précision à M. Méhaignerie, qui était à l'époque l'auteur de la proposition de révision constitutionnelle qui fut votée en première lecture. Etant alors ministre des relations avec le Parlement, je me permettrai de compléter son propos. Si nous avons voté cette proposition, c'est que le domaine de l'expérimentation y était doublement encadré : les prérogatives régaliennes en étaient exclues par définition, et d'autre part l'objectif de l'adaptation était strictement subordonné à une généralisation. Soyez donc cohérent, Monsieur Méhaignerie, introduisez aujourd'hui par amendement les dispositions du 16 janvier 2001, et alors nous respecterons le vote que nous avons émis ce jour-là. Mais nous ne sommes pas dans cette situation.

M. Jean-Luc Warsmann - Mais pourquoi vouloir supprimer, alors ?

M. le Rapporteur pour avis - Je reconnais qu'il est difficile d'assumer un changement aussi brutal en peu de temps. Je comprendrais votre propos si vous aviez voulu amender seulement ce paragraphe sur l'expérimentation, mais toute la bataille que vous menez depuis deux mois tend à sa suppression !

M. Philippe Vuilque - Tel qu'il est rédigé !

M. le Rapporteur pour avis - Vous répétez que l'expérimentation sera source d'inégalité et remettra en question l'unité de la République : c'est cela que je critique dans votre changement brutal (Exclamations sur les bancs du groupe socialiste).

D'autre part la proposition de loi constitutionnelle allait plus loin. Le débat de fond consiste en effet à savoir, au terme des trois ans, après évaluation, quel est le devenir de l'expérimentation. Soit elle s'arrête, soit elle est généralisée. Mais en janvier 2001 nous avions accepté une troisième voie, qu'aujourd'hui le Gouvernement ne semble pas vouloir accepter : nous acceptions la spécificité, et la possibilité dans certains cas, au-delà des trois ans, de n'appliquer la loi qu'à un territoire déterminé. L'Alsace vit bien avec des spécificités, sans que personne ne remette en cause son attachement à la République. La proposition allait plus loin que le Gouvernement d'aujourd'hui n'y est prêt. D'autres - j'ai lu ce qu'a dit M. Balladur - souhaiteraient qu'on accepte, au terme des trois ans, qu'il y ait des spécificités dans la loi. Qui prétendra en effet que les situations en France sont égales ? Il y a des pays aussi démocratiques que le nôtre, et qui mettent en _uvre un principe de discrimination positive pour corriger des inégalités. A qui fera-t-on croire qu'en France l'égalité règne entre les territoires ? Vous imposez aujourd'hui un débat mythique, sur des généralités, au lieu de chercher pragmatiquement comment moderniser l'Etat (Applaudissements sur les bancs du groupe UMP).

Mme Ségolène Royal - Vous m'avez inutilement prise à partie, Monsieur Méhaignerie, alors qu'à l'époque j'étais membre du Gouvernement et ne siégeais pas sur ces bancs.

M. Jean-Luc Warsmann - Mais le Gouvernement soutenait la proposition.

Mme Ségolène Royal - Dans le dispositif expérimental que vous présentez, Monsieur le Garde des Sceaux, s'agit-il d'une simple reprise de la jurisprudence existante ? Vous avez répondu que non. Dans ce cas, il y aura bien désormais une dérogation possible au principe d'égalité devant la loi. Sur ce point, vous avez fourni une explication un peu confuse, en évoquant un nouveau type d'équilibre. Mais si c'est bien là votre option, assumez-la, afin que les Français sachent ce qu'il en est. C'est en tout cas ce que dit le Conseil d'Etat. Et s'il n'est pas possible de déroger au principe d'égalité, pourquoi maintenir ce principe dans la Constitution ?

M. le Garde des Sceaux - Je pensais avoir été clair dans mon discours initial. Vous avez fait référence - bien que ce ne soit pas le lieu d'en discuter - à un avis du Conseil d'Etat. Nous n'avons pas suivi cet avis quant à l'adjonction qu'il nous suggérait. Pour autant le fait d'inscrire le principe d'expérimentation dans la Constitution, comme l'a bien compris M. Queyranne, modifie l'équilibre entre ce principe et celui d'égalité. C'est l'interprétation de l'intérêt général qui permettra au juge constitutionnel d'en juger, en fonction de la façon dont la loi encadrera l'expérimentation et prévoira l'évaluation. C'est tout un ensemble qui sera jugé par le Conseil constitutionnel. Il nous semble indispensable d'inscrire ce principe constitutionnel nouveau, dans les limites que nous avons choisies : c'est un petit pas, mais qui apportera des possibilités supplémentaires de réforme de l'Etat.

Les amendements 62 et 172, mis aux voix, ne sont pas adoptés.

M. Paul Giacobbi - Le débat parlementaire a parfois pour vertu, non d'éclairer les textes compliqués, mais de montrer que des textes qui paraissent simples sont en réalité compliqués et peu clairs... On nous dit que nous ne sommes pas très intelligents. Pour ma part, quand j'ai vu une disposition sur l'expérimentation dans un texte consacré à la décentralisation, j'ai cru - excusez-moi - qu'il s'agissait d'une expérimentation dans le domaine de la décentralisation. Ensuite le président de la commission des lois dit que cela concerne l'Etat, mais uniquement pour la décentralisation ; puis on nous dit que cela concerne l'Etat, mais pas forcément pour la décentralisation... J'ajoute qu'un remarquable amendement du Sénat est venu préciser que l'expérimentation doit avoir un objet et une durée limités. Ce qui peut se dire aussi : quand l'expérimentation est un succès... il convient de l'abandonner ! Mieux vaudrait ne rien dire, plutôt que des choses qu'on ne maîtrise pas et qui dépassent les objectifs qu'on s'est fixés.

J'ai donc déposé l'amendement 100 dont le sens est le suivant : si l'on commence à dire que la loi peut être expérimentale - alors qu'il me semblait qu'elle l'avait déjà été à plusieurs reprises -, il faut préciser qu'elle peut être aussi dérogatoire. On invoque l'Alsace-Moselle : c'est une donnée de l'histoire. Mais si demain on modifie une ligne de son droit spécifique, le Conseil constitutionnel, s'il est saisi, la censurera immédiatement.

M. René Dosière - C'est bien pourquoi on ne légifère jamais sur l'Alsace-Moselle !

M. Paul Giacobbi - Pourtant, après cent vingt ans, il faudra bien en venir à le faire. Les lois éternelles sont rares.

On constate une grande confusion dans les esprits. Le président Méhaignerie a rappelé sa proposition de loi constitutionnelle. Je l'approuve totalement. Et je me suis toujours demandé, lors du débat sur la Corse, pourquoi on me reprochait de sortir de la République alors que nul n'adressait ce reproche à M. Méhaignerie... Je suis cependant heureux qu'on ait parlé de discrimination positive, mais je rappelle qu'elle n'est pas étrangère, heureusement, à la pratique de notre République. En France, on pose de grands principes, mais ensuite on sait s'adapter dans la pratique. Au total, si l'on admet que la loi et le règlement peuvent comporter des dispositions expérimentales, il faut ajouter qu'ils peuvent en comporter de dérogatoires : c'est l'objet de mon amendement.

M. le Rapporteur - Ce discours me remplit d'aise et d'estime pour son auteur. M. Giacobbi va beaucoup plus loin que le texte du Gouvernement, mais lui, il est fidèle aux accords de Matignon. Le parti socialiste, pour sa part, a totalement changé d'avis, sans quoi il serait d'accord avec M. Giacobbi.

M. Jean-Pierre Brard - Toujours la polémique !

M. le Rapporteur - Le projet dit qu'il ne peut y avoir, dans l'expérimentation, de dérogations durables. Ou bien l'expérimentation est concluante, et on la généralise, ou elle ne l'est pas, et elle est retirée ; dans certains cas, elle pourra être prolongée d'une durée que fixera la loi. Que dit l'amendement de M. Giacobbi ? Que certains endroits méritent qu'on prévoie des dérogations pérennes au principe d'égalité. C'est cela même qu'étant dans l'opposition nous avons reproché au projet sur la Corse inclus dans les accords de Matignon. Si M. Giacobbi reste cohérent avec lui-même, il n'en va pas de même du groupe socialiste qui a radicalement changé d'opinion.

M. Jean-Yves Le Bouillonnec - Ce n'est pas le même problème !

M. le Rapporteur - Vous n'étiez pas là lors de la dernière législature, vous avez donc des excuses. L'expérimentation ne peut se prolonger indéfiniment : soit elle réussit et doit être généralisée, soit elle échoue et doit être abandonnée. Hormis une organisation spécifique, il n'est pas possible de réserver une législation à la seule Corse. Nous allons beaucoup moins loin que ne le souhaitait M. Giacobbi, mais c'est encore trop pour le parti socialiste.

M. le Garde des Sceaux - L'amendement de M. Giacobbi permet de revenir à une question essentielle : où est le point d'équilibre du projet de réforme constitutionnelle ? Votre amendement, que je n'approuve pas, revient à pérenniser une différenciation législative, ce que nous refusons.

M. Paul Giacobbi - Lorsque j'ai défendu les dispositions spécifiques à la Corse, j'étais déjà persuadé qu'une révision de la Constitution aurait lieu en 2003. L'expérimentation, telle que vous l'envisagez, ne peut connaître que deux issues : généralisation ou abandon. Que ferons-nous alors des dispositions spécifiques ? Si la Corse expérimente au sujet du littoral, étendez-vous cela à l'Auvergne pour qu'elle n'ait pas à y renoncer ? Il est vrai qu'il y a des lacs ! (Sourires) J'avais espéré que vous traceriez un cadre général dans lequel la Corse, comme d'autres régions, pourraient trouver des réponses à leurs spécificités. Mais vous restez très confus.

L'amendement 100, mis aux voix, n'est pas adopté.

Mme Ségolène Royal - L'amendement 66 vise à encadrer, par une loi organique, le droit à expérimentation.

L'amendement 66, repoussé par la commission et le Gouvernement, mis aux voix, n'est pas adopté.

M. Paul Giacobbi - Puisque l'on ne peut utiliser les langues régionales, abusons des langues mortes Bis repetita placent... (Sourires)

M. Jean-Pierre Brard - Et en Corse ?

M. Paul Giacobbi - L'amendement 99 vise à supprimer la limitation de durée, pour des raisons que j'ai déjà exposées.

M. le Rapporteur - Le parti socialiste se plaignait à l'instant du manque d'encadrement de l'expérimentation. Le Sénat aurait apparemment prévenu leurs récriminations, en en limitant l'objet et la durée. Je remarque qu'à l'opposé du parti socialiste, les deux élus de Corse sont fidèles à leurs opinions, différentes par ailleurs.

M. Émile Zuccarelli - Ce qui n'empêche pas l'amitié.

M. le Rapporteur - Vous seriez député de l'outre-mer, M. Giacobbi, vous auriez obtenu satisfaction.

M. le Garde des Sceaux - Avis défavorable.

L'amendement 99, mis aux voix, n'est pas adopté.

M. Jacques Myard - Le droit à l'expérimentation est maintenant acquis. Vous voulez en faire un principe constitutionnel, mais il faut bien l'encadrer. L'amendement 49 tend à préciser : « dans le strict respect des compétences dévolues aux collectivités territoriales et sans qu'il puisse être dérogé aux principes fondateurs de la République ».

L'amendement 49, repoussé par la commission et le Gouvernement, mis aux voix, n'est pas adopté.

Mme Ségolène Royal - Comme M. Myard l'a courageusement souligné, votre dispositif est hasardeux et risque de rompre l'unité territoriale et l'égalité des citoyens. Vous n'avez pas su nous expliquer comment l'on peut aménager le principe d'égalité sans y déroger.

M. le Rapporteur - On vous l'a expliqué vingt fois !

Mme Ségolène Royal - Nous ne sommes pas hostiles à l'adaptation des textes, à condition que cela se traduise par un progrès pour les citoyens. L'amendement 63 vise ainsi à subordonner l'expérimentation à l'amélioration des conditions d'exercice d'un droit, au renforcement des protections individuelles et collectives, à l'amélioration du service rendu aux usagers, sans remettre en cause le principe d'égalité devant le service public.

L'expérimentation ne doit pas être réservée aux collectivités qui auraient les moyens de la financer. Quelle est votre position sur ce sujet ?

M. le Rapporteur - Défavorable.

M. le Garde des Sceaux - Même avis.

M. Marc Le Fur - Le débat porte sur la différence entre expérimentation et dérogation. Or, il existe déjà de très nombreuses dérogations. M. Méhaignerie a évoqué l'Alsace-Moselle, on pourrait parler aussi de la région parisienne. L'organisation des transports en Ile-de-France n'est-elle pas dérogatoire ? (« Absolument ! » sur les bancs du groupe UMP) Et que dire de la loi PLM ? Le mot « dérogatoire » ne doit donc pas vous alerter, non plus que du reste celui d'expérimentation.

Je souhaite poser au ministre une question précise. Comme vous le savez sans doute, la région Bretagne est candidate pour expérimenter la gestion de l'eau qui constitue pour elle un sujet de la plus haute importance. Imaginons que cette démarche soit satisfaisante pour la Bretagne sans avoir pour autant vocation à se généraliser à l'ensemble des autres régions. L'expérience devra-t-elle être arrêtée ? Il faut tenir compte des spécificités régionales. Une expérimentation peut être réussie localement sans avoir vocation à se généraliser.

L'amendement 63, mis aux voix, n'est pas adopté.

Mme Ségolène Royal - Dans le souci d'éviter que de l'expérimentation surgisse une République éclatée, l'amendement 64 tend à encadrer strictement le droit à l'expérimentation. Les dispositions expérimentales ne pourraient ainsi avoir pour effet que d'améliorer les conditions d'exercice d'un droit, de renforcer les protections individuelles ou collectives ou d'améliorer le service rendu aux usagers. Imaginons une expérimentation portant sur le RMI : pourrait-elle conduire certains départements à verser un RMI minoré ? (Murmures sur les bancs du groupe UMP)

Le Gouvernement n'apporte aucune réponse aux questions précises que nous lui posons parce qu'il est gêné. Il voit bien que le dispositif peut aboutir à creuser les inégalités dans le pays. Le président Clément a même évoqué la possibilité de mener une expérimentation sur la taxe professionnelle. Que deviendrait dans ce cas le principe d'égalité fiscale ? Y aura-t-il des expérimentations portant sur les prestations sociales ?

M. Jean-Pierre Brard - Ou sur l'ISF !

Mme Ségolène Royal - Il faut encadrer bien plus strictement le droit à l'expérimentation.

M. Jacques Le Guen - N'importe quoi !

M. le Rapporteur - Défavorable.

M. le Garde des Sceaux - Je ne puis laisser Mme Royal à ses craintes...

M. Jean-Pierre Brard - Ce sont de vraies angoisses !

M. le Garde des Sceaux - Peut-être devrais-je envisager de distribuer un texte puisque je suis conduit à me répéter. Principe de valeur constitutionnelle, le principe d'égalité devant la loi n'est nullement remis en cause par le droit à l'expérimentation. La loi fixera le champ de celui-ci, et il reviendra au juge constitutionnel de trancher sur l'opportunité de cette expérimentation au regard de l'intérêt général. Lorsque des expérimentations seront proposées, c'est la loi qui en définira les contours. On ne peut le dire plus clairement ! (« Très bien ! » sur les bancs du groupe UMP)

L'amendement 64, mis aux voix, n'est pas adopté.

M. le Président - Sur l'article 2, je suis saisi par le groupe socialiste d'une demande de vote par scrutin public.

Mme Ségolène Royal - Merci, Monsieur le ministre, de m'avoir répondu aussi clairement mais vous ne m'avez pas convaincue. Si la disposition ne déroge pas au principe d'égalité, elle n'a pas sa place dans la Constitution et vous ne l'introduisez que pour faire de l'affichage ! Nous voici à présent à un tournant de ce débat. Après avoir repoussé tous les amendements de l'opposition, vous ne pourrez refuser le 65, qui se borne à réaffirmer que les dispositions expérimentales ne peuvent avoir pour effet de remettre en cause le principe d'égalité devant le service public. M. Clément nous ayant expliqué qu'il n'y avait pas de différence à faire entre égalité devant la loi et égalité devant le service public, vous ne pouvez que soutenir cet amendement.

M. Jean-Pierre Brard - C'est le principe de déduction !

M. le Rapporteur - Il y a longtemps, Madame Royal, que je m'efforce de vous faire plaisir (Sourires). Mais je ne puis être favorable à votre amendement. L'égalité devant la loi emporte l'égalité devant le service public. Je ne vois pas l'intérêt d'insister sur cette tautologie.

L'amendement 65, repoussé par le Gouvernement, mis aux voix, n'est pas adopté.

A la majorité de 53 voix contre 15 sur 69 votants et 68 suffrages exprimés, l'article 2 est adopté.

ARTICLE 3

M. Émile Zuccarelli - Je suis favorable à la suppression de cet article. Edicter par une règle constitutionnelle que tout texte traitant des collectivités territoriales devra être soumis en premier lieu au Sénat, c'est imposer au Gouvernement et au corps législatif une contrainte inutile. Mon propos ne vise à mettre en cause ni la dignité, ni la légitimité, ni la qualité du travail législatif de la Haute Assemblée et j'ai entendu bien des propos qui dépassent de beaucoup mon sentiment à ce sujet. Le travail législatif du Sénat est précis et sérieux. Il n'est pas anormal que, dans la majorité des cas, des textes concernant les collectivités territoriales commencent leur parcours par le Sénat. Il serait cependant malencontreux - et peut-être même choquant - d'en faire une règle constitutionnelle. Au reste, le texte qui nous est soumis est bavard. Il fait une trop large place aux effets d'affichage nés d'une volonté - ou de concessions ? - de nature politique. Prenons garde, car les effets d'annonce traduits dans le texte constitutionnel entraîneront des difficultés d'application concrètes et bien réelles !

Mme Ségolène Royal - Prévoir la prééminence systématique du Sénat alors même que le Gouvernement maîtrise l'ordre du jour des assemblées et peut à tout moment choisir de faire examiner un texte en premier lieu par l'une ou l'autre chambre relève d'une trituration inutile du texte de la Constitution ! Celle-ci obéit-elle à un effet d'affichage ? Ou bien à un marchandage avec le Sénat ? Il y a là en tout cas une forme d'usurpation de légitimité.

Lorsque j'étais membre du Gouvernement, j'ai eu souvent grand plaisir à travailler avec les sénateurs (« Ah ! » sur plusieurs bancs du groupe UMP).

J'ai en mémoire quelques très belles interventions, celle de l'amiral de Gaulle pour soutenir notre loi contre le bizutage, celle de Lucien Neuwirth au sujet de l'accouchement sous X et de l'IVG d'urgence ou encore celle de M. Hyest pour soutenir l'interdiction de la prostitution des mineurs.

Mais l'article 3 est très choquant et l'avis du Conseil d'Etat a été sévère à son endroit. Si le Sénat avait eu la prééminence, les lois de 1982 n'auraient jamais été votées !

M. Jean-Pierre Brard - Eh oui !

Mme Ségolène Royal - L'adoption de cet article serait une source de contentieux multiple et difficile à trancher. S'agissant de la procédure, les réponses qui nous ont été faites en commission des lois ne nous ont absolument pas convaincus.

Qu'adviendra-t-il si les sénateurs adoptent une motion - par exemple une exception d'irrecevabilité - avant même d'entamer l'examen du texte ?

M. le Rapporteur - Il viendra devant l'Assemblée !

Mme Ségolène Royal - Rien n'est moins sûr ! Et le Sénat aurait une possibilité de blocage inédite. Si une motion adoptée par les sénateurs entraîne le rejet du texte avant son examen, la plupart des constitutionnalistes estiment que l'on ne pourra considérer, en l'absence de débat sur son contenu, qu'il a été valablement « soumis » au Sénat, de sorte que le travail législatif de l'Assemblée pourrait être bloqué.

M. Jean-Pierre Brard - C'est le 18 Brumaire !

Mme Ségolène Royal - Si la majorité change ici, une assemblée élue au suffrage universel direct pourra être empêchée d'agir, grâce à cette disposition constitutionnelle, par un Sénat où l'alternance, on le voit, est impossible.

A moins que vous annonciez ce soir une réforme du mode d'élection des sénateurs : par exemple le suffrage universel direct avec des listes régionales, ou le maintien du suffrage indirect, mais avec un système de représentation tenant mieux compte des nouvelles collectivités et de la répartition de la population sur le territoire.

Est-ce cela que vous avez à l'esprit, ou est-ce une volonté d'accorder la prééminence au Sénat dont nous ne comprenons pas la raison, puisque le Gouvernement a déjà la possibilité de saisir le Sénat en premier ? Lorsqu'on voit combien il est difficile d'organiser le calendrier parlementaire, pourquoi s'imposer cette contrainte supplémentaire, si ce n'est pour faire plaisir au Sénat ? Et dans ce cas, pourquoi ?

M. Guy Geoffroy - C'est ridicule !

M. René Dosière - Je ne nourris aucune hostilité de principe envers le Sénat. D'autant que, comme de nombreux députés, je pourrais avoir envie, l'âge avançant, de terminer une carrière politique dans une maison de retraite aussi confortable.

M. Guy Geoffroy - C'est aimable pour M. Badinter, pour M. Charasse...

M. René Dosière - L'article 3 est inutile. Il crée une rigidité, qui va à l'encontre de vos discours habituels sur la nécessaire souplesse.

L'article est inutile puisque le Gouvernement dispose déjà de la faculté de présenter en priorité au Sénat les textes relatifs aux collectivités locales. C'est d'ailleurs la deuxième fois que le Sénat est saisi en premier d'un projet constitutionnel. Constitutionnaliser cette pratique, c'est se lier les mains, c'est tout le contraire de la souplesse. Cette idée est d'autant plus étonnante que le Gouvernement ne peut pas engager sa responsabilité devant le Sénat, et que le Sénat applique l'article 40 avec beaucoup plus de latitude que l'Assemblée. La combinaison de ces deux éléments va déboucher sur de longues discussions corporatistes : des délégués d'élus locaux réfléchiront en priorité sur les problèmes des élus locaux.

Au-delà de l'affichage politique, l'article 3 est un véritable coup d'Etat constitutionnel.

M. Guy Geoffroy - Un coup d'Etat permanent sans doute ?

M. René Dosière - Il met en cause la prépondérance absolue qui revient à l'Assemblée nationale, seule représentative de la nation et dépositaire de la souveraineté populaire. Certes je n'oublie pas que le dernier mot revient à l'Assemblée, mais la question n'est pas là.

Au nom de quoi remettez-vous en cause la souveraineté populaire ? Au nom de quoi confiez-vous à une assemblée élue par un suffrage restreint d'élus locaux le pouvoir de légiférer en premier ? C'est véritablement inacceptable.

En cas d'alternance à l'Assemblée, car elle est impossible au Sénat, et c'est là « l'anomalie » relevée naguère par Lionel Jospin, les dispositions de l'article 3 seraient autant d'obstacles opposés à une majorité de gauche pour légiférer.

Devant ce coup d'Etat constitutionnel, je vous demande, Monsieur le Président, de transmettre au Président de l'Assemblée nationale un appel solennel. Le Président de notre assemblée restera-t-il dans l'histoire comme celui qui aura accepté un tel abaissement des pouvoirs de l'Assemblée nationale ? Cela me paraît inconcevable, surtout quand on s'appelle Debré. J'approuve les modifications proposées par nos deux commissions. Mais ce qui reste des dispositions de l'article 3 continue d'être exposé aux mêmes critiques que l'ensemble du projet. Il faut supprimer l'article 3 (Applaudissements sur les bancs du groupe socialiste et du groupe des députés communistes et républicains).

M. Didier Migaud - L'article 3 revient à mettre en cause l'esprit même de nos institutions, en particulier celui qui a inspiré les constituants de 1958. L'expression de « coup d'Etat constitutionnel » peut sembler forte, mais nous nous trouvons à un moment d'une particulière gravité.

Il n'est pas question de mettre en cause le bicaméralisme ni le Sénat, dont nous respectons le travail. Mais nous ne pouvons pas accepter cet article 3. J'entends bien qu'il ne porte pas atteinte au pouvoir de l'Assemblée de statuer définitivement, encore qu'un doute puisse subsister. Mais reconnaître un droit de priorité au Sénat pour les textes concernant les collectivités locales pourrait donner à penser que le Sénat serait plus légitime que l'Assemblée nationale.

M. Guy Geoffroy - Ce n'est pas vrai !

M. Didier Migaud - Il est inconcevable qu'un droit de priorité puisse être reconnu constitutionnellement à la deuxième chambre. Notre bicaméralisme s'organise en effet non sous la forme d'une « chambre basse » et d'une « chambre haute », mais il associe une première chambre, élue au suffrage universel direct, et une deuxième chambre, élue au suffrage indirect. Nos constituants ont voulu que notre bicaméralisme soit inégalitaire.

M. Jean-Luc Warsmann - Il le reste !

M. Didier Migaud - L'Assemblée nationale a reçu un droit de priorité parce qu'elle est élue au suffrage universel direct et qu'elle représente l'intérêt général. Elle est l'expression de la souveraineté nationale, ce que n'est pas le Sénat, qui est, lui, le représentant des collectivités territoriales. Il n'est pas possible d'accepter l'idée que le suffrage indirect puisse bénéficier de quelque priorité que ce soit par rapport au suffrage universel direct.

C'est une question de principe. Le président Méhaignerie dit qu'il faut trouver des compromis. Mais on ne transige pas sur certains principes qui ont fait notre République.

Un problème se pose en outre en cas d'alternance, et peut-être avez-vous là des arrière-pensées, qui seraient alors coupables. Cet article 3 est non seulement inconcevable, mais inexplicable - sauf à considérer que le Premier ministre, ancien sénateur, souhaite faire des gracieusetés à la deuxième chambre, parce qu'il nourrirait certaines ambitions de ce côté-là...

M. le Ministre délégué - C'est misérable !

M. Didier Migaud - C'est l'article 3 qui est misérable ! Je remercie le président de la commission des finances d'avoir rappelé la jurisprudence du Conseil constitutionnel sur les conséquences du droit de priorité par rapport au droit d'amendement. Monsieur le président Méhaignerie, vous vous exprimez remarquablement à l'écrit, et vous avez mis le doigt sur les difficultés bien réelles. Mais vous ne tirez pas toujours les conséquences de vos observations.

Cet article imprécis ne peut être que source de confusion et de contentieux devant le Conseil constitutionnel, comme l'a souligné le Conseil d'Etat lorsqu'il note que l'expression « principal objet » peut prêter à discussion alors même qu'il s'agit d'une règle procédurale sanctionnée par le juge constitutionnel.

M. Méhaignerie a certes présenté un amendement revenant sur le terme « principal » mais, d'une certaine façon, ce faisant, il accepte l'inacceptable. Il propose également de ne plus faire référence aux ressources des collectivités, mais ne voit-il pas que la fiscalité locale met en jeu le principe même de la libre administration locale ? D'autre part, même en ne faisant référence qu'aux principes « fondamentaux », beaucoup de sujets pourraient encore entrer dans le champ de cet article : régime électoral des assemblées locales, régime indemnitaire des élus, statut de la fonction publique territoriale, de la Corse et des DOM-TOM, cumul des mandats... Or on sait combien le Sénat est habile à enterrer des projets ! Nous pouvons donc craindre que, grâce à cette priorité, il ne puisse encore mieux s'opposer à la volonté du gouvernement, de l'Assemblée ou du suffrage universel.

Ce n'est pas un problème de gauche et de droite...

M. Jean-Pierre Brard - Mais de libertés publiques !

M. Didier Migaud - La question est bien plutôt de savoir si l'Assemblée, élue au suffrage universel direct et garante de la souveraineté nationale, va s'effacer devant un Sénat élu au suffrage universel indirect et qui est d'une certaine façon le meilleur lobby des collectivités territoriales.

M. Jean-Luc Warsmann - C'est scandaleux !

M. Didier Migaud - L'expression n'a rien de péjoratif. Ainsi le veut le rôle du Sénat, mais cela ne justifie pas qu'on inscrive une telle priorité dans la Constitution. Beaucoup d'entre vous contestent d'ailleurs, en privé, le bien-fondé de cet article. Le président Méhaignerie a dit que cet article n'avait pas lieu d'être ; dans un élan de sincérité, M. Carrez a avoué que vous vous en seriez volontiers passés et M. de Gaulle a préféré quitter la salle plutôt que d'accepter cette capitulation ! (Exclamations sur les bancs du groupe UMP) M. Balligand parle à juste titre d'« esprit de Munich » parlementaire et je pense qu'au fond de vous-mêmes, vous partagez son avis : ce soir, c'est à peine si vous protestez contre mes propos ! Appliquez plutôt les consignes du Premier ministre : libérez-vous, affirmez-vous, ne soyez pas des godillots mais montrez-vous dignes de l'Assemblée nationale et des valeurs que vous représentez ! (Applaudissements sur les bancs du groupe socialiste ; exclamations sur les bancs du groupe UMP)

M. Charles de Courson - Cet article 3, de l'avis de la commission des finances, pose quatre problèmes essentiels.

En premier lieu, nous ne voyons pas très bien pourquoi la priorité accordée au Sénat porterait aussi sur les projets « relatifs aux instances représentatives des Français établis hors de France ». La commission a été unanime pour supprimer cette dernière phrase.

Deuxième problème : le texte du Sénat pourrait être incompatible avec l'article 14 de la déclaration des droits de l'homme et du citoyen qui dispose : « Les citoyens ont le droit de constater, par eux-mêmes ou par leurs représentants, la nécessité de la contribution publique, de la consentir librement, d'en suivre l'emploi, et d'en déterminer la quotité, l'assiette, le recouvrement et la durée. »

M. Jean-Pierre Brard - Eh oui !

M. Charles de Courson - Si l'on accepte que la Haute Assemblée ait priorité pour tout ce qui concerne les ressources des collectivités, l'incompatibilité sera avérée. Comment le Conseil constitutionnel pourra-t-il arbitrer entre les deux articles, sachant que l'article 14 fait partie du bloc de constitutionnalité ? Au minimum, il faut donc supprimer « leurs ressources ».

Le troisième problème, soulevé par M. Méhaignerie, est plus subtil : il met en cause le droit d'amendement du Gouvernement. Si le Sénat a priorité pour l'examen d'un projet, ce droit sera considérablement réduit lorsque le texte viendra en première lecture devant l'Assemblée. En effet, en 1976, le Conseil constitutionnel a jugé qu'un amendement du Gouvernement à un projet faisant l'objet d'un droit de priorité et présentant un caractère entièrement nouveau, devait respecter ce droit de priorité et ne pouvait donc être déposé devant l'assemblée saisie en deuxième position. Certes, le Gouvernement pourra toujours passer par des parlementaires amis mais, d'un point de vue constitutionnel, la chose reste tout de même contestable.

M. Jean-Pierre Brard - Ecoutez bien M. de Courson.

M. Charles de Courson - Dernier problème : celui que pose l'expression « principal objet ». Lorsqu'un gouvernement voudra élargir le champ d'un texte comme cela arrive, l'opposition aura beau jeu de saisir le juge constitutionnel, qui annulera, et la procédure législative sera retardée d'autant.

Il faut donc supprimer la dernière phrase et la référence aux ressources des collectivités. S'agissant de l'expression « principal objet », M. Méhaignerie a proposé de la remplacer par « objet exclusif » et le groupe UDF a soutenu cet amendement. Cependant, peut-on concevoir un texte qui traite exclusivement des compétences ou de la libre administration des collectivités sans aborder le volet financier ? Même si nos collègues de gauche sont excessifs dans leurs critiques, on peut donc hésiter entre cet amendement et la suppression de l'article.

M. Jean-Pierre Brard - Vous êtes un nouveau Philippe-Egalité !

Cette nouvelle étape de la décentralisation ressemble à un lapin que l'on nous demanderait d'acheter sans ouvrir le sac qui le contient !

Plusieurs voix UMP - Il faut savoir : est-ce un âne ou un lapin ?

M. Jean-Pierre Brard - Puisque vous entendez respecter les particularités, commencez ici : chez moi, c'est un lapin et chez M. Chassaigne, un âne !

M. le Président - Vous avez le droit d'expérimenter sur les animaux, mais poursuivez !

M. Jean-Pierre Brard - Le sac est le texte constitutionnel, mais du lapin législatif qui est à l'intérieur, nous ne savons pratiquement rien. Le peu que nous en connaissons est cependant très inquiétant. Quant à l'article 3, il est clair en revanche qu'il porte atteinte à la prééminence de l'Assemblée nationale dans le processus législatif, ainsi qu'à l'équilibre institutionnel mis en place en 1958. On voit bien tout le bénéfice que tirerait la droite de l'extension des pouvoirs du Sénat dont l'élection au suffrage indirect par un corps essentiellement composé de notables ruraux (Exclamations sur les bancs du groupe UMP) garantit que la majorité sera toujours conservatrice. C'est ce que M. Fourcade appelle la République des châtaignes ! Comment a-t-il fallu attendre 44 ans et 15 révisions de la Constitution pour s'aviser que le Sénat devait être saisi prioritairement des textes relatifs aux collectivités ? A l'évidence, la mesure n'obéit qu'à des considérations de pure opportunité et à des arrière-pensées partisanes ! (« Très bien ! » sur les bancs du groupe socialiste)

Cet article crée en outre une grande insécurité juridique dans la mesure où il rend très complexes et aléatoires la détermination et l'adoption des textes en cause : une fois de plus, ce sera au Conseil constitutionnel de déterminer précisément la portée de cette disposition de circonstance... En effet, le Sénat, saisi en ces matières d'un projet par un gouvernement de gauche, pourra enterrer ou rejeter ce texte. Dans quel délai et en quel état celui-ci ira-t-il alors jusqu'à l'Assemblée ? Avec ce système, les lois de décentralisation n'auraient jamais vu le jour. La réforme Bonnet de 1978 n'a-t-elle pas vu sa discussion s'étirer à l'infini, sur deux sessions, avant que le projet ne soit enterré ?

Les sénateurs ont ainsi démontré leur vaste talent en matière de guérilla procédurale, laquelle a l'énorme avantage, par rapport à d'autres variantes, de se pratiquer en fauteuil (Sourires).

Une telle situation est inacceptable, car le collège électoral du Sénat n'est pas conforme au principe de l'égalité de suffrage inscrit à l'article 3 de la Constitution. Il s'agirait d'une entrave à l'action gouvernementale qui est en totale contradiction avec l'esprit même de la Constitution, conçue pour donner au Gouvernement les moyens de son action dans le cadre d'un parlementarisme rationalisé, auquel la droite s'affirmait, jusqu'à présent, très attachée.

En outre, comme vient de le souligner notre collègue de Courson, il est inadmissible, au regard de l'article 14 de la déclaration des droits de l'homme et du citoyen, de dessaisir l'Assemblée nationale du consentement à l'impôt, au motif que certaines impositions sont perçues au bénéfice des collectivités territoriales.

Le Sénat aurait-il le droit de bloquer le processus législatif ? A l'évidence, non. C'est bien pourquoi le Conseil d'Etat a critiqué cette disposition.

Parce que l'Assemblée nationale, issue du suffrage universel direct, exprime la volonté du peuple, il faut garantir sa prééminence dans le processus législatif. Porter atteinte à ce principe, c'est courir le risque de la paralysie bien plus sûrement encore que par la cohabitation, tant décriée par la droite, pour cette raison, durant toute la campagne des dernières élections législatives.

L'importance de cette question, qui touche au fondement de nos institutions, renforce la nécessité de recourir au référendum pour l'adoption de la présente réforme constitutionnelle.

Faut-il vous rappeler, à cet égard, ce que disait le général de Gaulle ?

M. Guy Geoffroy - C'est inconcevable ! Ils l'ont combattu et maintenant ils le citent !

M. Jean-Pierre Brard - Le général de Gaulle appartient à notre histoire commune et au moins a-t-il été du bon côté quand d'autres trahissaient !

M. Guy Geoffroy - Je ne vous le fais pas dire !

M. Jean-Pierre Brard - En 1969, le général de Gaulle expliquait que pour certains juristes, le référendum apparaît comme « fâcheux et normal » et que « malgré ces objecteurs », il l'avait institué en 1945 « pour qu'il rouvre la porte à la démocratie ».

Il poursuit ainsi : « J'ai établi, alors, une Constitution nouvelle et l'ai soumise au pays par un référendum. Mais, dès lors que le référendum s'était imposé, d'abord comme le moyen éclatant de rétablir la République au lendemain de la Libération, ensuite comme la source d'institutions de notre actuel régime, tout commandait de le prévoir désormais comme un recours normal en matière constitutionnelle. De fait, c'est ce que la Constitution de 1958 a prévu de manière tellement explicite qu'il est incroyable qu'on puisse le nier. »

Aujourd'hui, votre gouvernement, votre majorité vont-ils le nier et renier ainsi le général de Gaulle ? (Protestations sur les bancs du groupe UMP)

Cette réforme dont vous proclamez l'importance sera-t-elle faite sans le peuple ? Craignez-vous à ce point le verdict populaire que vous préférez donner au Sénat une victoire posthume sur le général de Gaulle ? (Applaudissements sur les bancs du groupe des députés communistes et républicains et du groupe socialiste ; protestations sur les bancs du groupe UMP)

M. André Chassaigne - Cet article, profondément choquant, résulte d'un caprice dont personne, à ce jour, ne comprend les motivations mais qui aura des conséquences très graves. Il prévoit en effet de renforcer les compétences d'une Chambre qui, selon l'article 24 de la Constitution, assure la représentation des collectivités territoriales et des Français établis hors de France. Ainsi, pour des raisons inexpliquées, le Gouvernement s'apprête à donner la primauté au Sénat, qui n'est pas élu au suffrage universel direct. Cette décision n'est pas conforme au système bicaméral que connaît notre pays depuis 1946, et la différence de légitimité démocratique entre les deux assemblées milite contre tout renforcement des prérogatives du Sénat au détriment de notre assemblée.

De plus, la définition des projets de loi appelés à être examinés en premier lieu par le Sénat est trop floue pour ne pas susciter un contentieux considérable devant le Conseil constitutionnel. Pire : le processus est en lui-même évolutif, puisque le projet qui nous est soumis aura pour conséquence d'accroître démesurément les pouvoirs des collectivités locales. De ce fait, des textes en nombre croissant relèveront de cet article, et les pouvoirs du Sénat ne cesseront de se renforcer. Ainsi sera-t-il amené, au fur et à mesure des transferts de compétences, à être saisi en premier de l'évolution du RMI ou du statut des ATOSS...

M. Guy Geoffroy - C'est faux !

M. André Chassaigne - Les actes de foi, les effets de manches et les affirmations péremptoires ne font pas une réponse ! (Applaudissements sur les bancs du groupe des députés communistes et républicains et du groupe socialiste) D'ailleurs, les propos tenus en commission par notre rapporteur pour avis devraient suffire à faire supprimer l'article, et je me fais un plaisir de vous les rappeler : « Le texte adopté par le Sénat est loin d'être sans portée, car il risque de limiter le droit d'amendement du Gouvernement, voire des députés... Par ailleurs, la notion de « principal objet » conduirait à appliquer le droit de priorité à des dispositions qui ne relèveraient pas de la libre administration des collectivités locales, dès lors qu'elles seraient présentées dans un projet de loi qui entrerait à titre principal dans le champ de l'article 3».

M. Méhaignerie rappelait d'autre part que « les ressources des collectivités locales entrent de facto chaque année dans le champ des lois de finances ».

On le voit, la primauté accordée au Sénat peut prendre des proportions considérables, et créer d'innombrables blocages. J'en veux pour premier exemple ce qui se passe aujourd'hui, ici même : nous sommes victimes d'une véritable guerre de tranchées, destinée à ce qu'aucun amendement ne soit adopté ! Voilà de premiers travaux pratiques édifiants !

L'examen de la place du Sénat dans nos institutions est nécessaire et urgent, ce qui suppose une réflexion globale sur une réforme de fond de la seconde Chambre. Mais ce n'est pas en lui attribuant quelques compétences supplémentaires au hasard d'une révision constitutionnelle qu'on fera mieux comprendre son rôle.

C'est pourquoi nous avons déposé un amendement de suppression de cet article (Applaudissements sur les bancs du groupe des députés communistes et républicains et du groupe socialiste).

M. Jean-Luc Warsmann - Que n'entend-on pas ! Coup d'Etat permanent, corporatisme... Ces propos sont d'autant plus excessifs que l'article ne remet pas en cause les prérogatives de l'Assemblée nationale (Protestations sur les bancs du groupe socialiste et du groupe des députés communistes et républicains). D'ailleurs, on ne compte pas les grands textes que le gouvernement Jospin a choisi de soumettre au Sénat en premier. Je n'en citerai que deux : le texte relatif au droit de vote des ressortissants de l'Union européenne et celui tendant à l'inscription automatique des jeunes majeurs sur les listes électorales. Mais il y en a eu bien d'autres ! (Exclamations sur les bancs du groupe socialiste et du groupe des députés communistes et républicains)

M. Didier Migaud - Ce n'est pas le sujet ! Vous vous apprêtez à une réforme constitutionnelle pour obliger à ce choix-là !

M. Jean-Luc Warsmann - Vous dites encore redouter un blocage en cas d'alternance. Cette crainte est infondée : demandez donc aux services de l'Assemblée si le projet de loi sur les tribunaux de commerce n'a pas été déposé, d'abord, sur le bureau du Sénat ! (Protestations sur les bancs du groupe socialiste et du groupe des députés communistes et républicains) On pourrait déceler ici bien des arrière-pensées, et je pense notamment à certains amendements scandaleux visant le Premier ministre.

Pour ce qui concerne l'équilibre technique de l'article, j'étais de ceux - il y en a eu en commission des lois comme en commission des finances - qui ont critiqué la rédaction initiale du projet, et construit des amendements destinés à la clarifier. Dans le texte initial, « les projets de loi ayant pour principal objet la libre administration des collectivités locales, leurs compétences ou leurs ressources sont soumis en premier lieu au Sénat. » Nous allons vous proposer de supprimer les ressources et les compétences, et de maintenir seulement « l'organisation des collectivités territoriales ». Nous pourrons ainsi voter un article 3 qui sera le simple prolongement de l'article 24 de la Constitution, selon lequel « le Sénat assure la représentation des collectivités territoriales ».

On a évoqué le risque pour le Gouvernement de voir son droit d'amendement limité devant l'Assemblée. Les deux commissions ont élaboré un dispositif qui évite ce risque. Enfin, pour ce qui est de la sécurité juridique, nous aurons certaines garanties, puisqu'il s'agira de projets de loi, qui seront vus auparavant par le Conseil d'Etat (Exclamations sur les bancs du groupe socialiste).

M. Philippe Vuilque et M. Jean-Pierre Balligand - Quand on voit ce que vous faites de ses avis !

M. Jean-Luc Warsmann - L'opposition tente une man_uvre politicienne sur l'article 3. J'appelle nos collègues à choisir la voie de la raison qui est de repousser les amendements de suppression et de bien récrire l'article pour qu'il soit cohérent avec les principes de la Constitution (Applaudissements sur plusieurs bancs du groupe UMP).

M. Jean-Pierre Balligand - Cet article, si nous le votons, sera une date pour notre République. On dira que ce jour-là, l'Assemblée nationale française a accepté l'abaissement de son pouvoir. Ce sera une sorte de Munich de l'Assemblée nationale (Exclamations sur plusieurs bancs du groupe UMP).

Avant de formuler mes observations, je vous invite à bien peser ce que le Président du Sénat a déclaré aujourd'hui même devant le congrès des maires. Il a expliqué sa vision des choses, affirmant clairement que le droit prioritaire était le droit d'amendement du Sénat sur les textes en question ; après quoi, selon lui, il n'est plus question qu'on revienne dans l'autre assemblée sur les amendements adoptés...

M. Jean-Luc Warsmann - C'est faux !

M. Jean-Pierre Balligand - Je reconnais que le Gouvernement a fait un effort, et n'a pas repris intégralement ce que souhaitait le Président Poncelet, qui demandait même un droit de veto. Après quoi il s'est rabattu sur une autre solution, demandant une majorité de plus de 50 % dans les deux assemblées - bref, la folie totale (Murmures sur les bancs du groupe UMP). Si cela ne vous pose pas de problème...

Nous sommes les élus qui représentent la souveraineté populaire. Nous seuls, avec le Président de la République, représentons directement le peuple. Nous avons donc vocation à nous occuper de tout ce qui concerne le peuple. Nous ne devons pas entrer dans un système corporatiste, où ceux qui font partie de telle catégorie votent les textes qui la concernent. A cette allure, on chargera bientôt l'assemblée des chambres de commerce et d'industrie de voter la taxe additionnelle à la taxe professionnelle...

Quand nous nous sommes fâchés, en commission des finances, M. Méhaignerie a essayé de prendre en compte une contradiction majeure sur le plan juridique. En effet, l'article 14 de la déclaration des droits de l'homme dispose : « Les citoyens ont le droit de constater, par eux-mêmes ou par leurs représentants, la nécessité de la contribution publique, de la consentir librement, d'en suivre l'emploi, et d'en déterminer la quotité, l'assiette, le recouvrement et la durée. » Cela signifie que la fixation de l'impôt, qu'il soit national ou local, incombe aux élus de la nation. C'est donc l'Assemblée nationale qui doit fixer les ressources des collectivités locales. M. Méhaignerie a donc commencé à déshabiller le texte en s'attaquant à ce problème des « ressources ». La commission des lois s'est ensuite occupée du côté « compétences ». Mais il reste l'organisation, les modes de scrutin, tout un ensemble qui n'est pas anodin. On nous dit dans les couloirs : ne vous fâchez pas, nous avons déshabillé le texte en grande partie... Comment continuer cette Bérézina partielle ?

Deuxième remarque d'ordre juridique. Le Sénat travaille bien. Le Gouvernement peut quand il le souhaite déposer ses projets en premier lieu au Sénat. Dès lors pourquoi bouleverser les textes et être systématique, si ce n'est pour abaisser une assemblée au profit de l'autre ?

Enfin, une remarque politique. N'ayons pas la mémoire courte. En 1978, M. Giscard d'Estaing voulait moderniser la France. Il a demandé à M. Bonnet d'élaborer un projet sur les collectivités locales. Ce projet a été déposé au Sénat en 1979 - quelle erreur ! - :  il n'en est jamais ressorti. Croit-on qu'en 1982-83 les lois Defferre, déposées au Sénat, auraient pu passer ? Et les lois sur l'intercommunalité de 1992 ? Songez au travail que nous avons fait ici, dans la commission spéciale, tous groupes confondus ; après quoi le Sénat a enrichi le texte. Attention à ne pas tomber dans un piège politique qui aboutirait à empêcher toute modernisation.

Je conclurai en posant une question à MM. les ministres : comment en êtes-vous arrivés là ? Par quel compromis, ou quelle concession ?

J'ai bien une hypothèse. La région va être consacrée comme collectivité, ses compétences vont être renforcées, d'après ce qui se dit ici ou là. Est-ce que par hasard le président de l'ADP, celui de l'union des maires n'auraient pas demandé, d'abord qu'il n'y ait surtout pas les EPCI, et ensuite qu'en échange de la consécration de la région on ait celle du Sénat ?

Il nous appartient, collectivement, de prendre notre décision, et d'assumer devant nos électeurs la responsabilité que nous allons prendre ce soir. Car ce débat ne reviendra pas ! Et il faut que le Gouvernement nous explique le pourquoi de sa proposition, et de cet abaissement de l'Assemblée (Applaudissements sur les bancs du groupe socialiste et du groupe des députés communistes et républicains).

M. Jean-Jack Queyranne - A ce stade il est indispensable que le Gouvernement nous explique les raisons d'une proposition qui suscite non seulement l'opposition de la gauche, mais des réserves dans la majorité. Il n'y a aucune raison juridique pour que le Sénat ait une priorité pour l'examen des textes relatifs aux collectivités locales. La seule raison qu'on pourrait invoquer, à savoir que le Sénat serait le représentant des collectivités territoriales, n'aurait de sens que dans un Etat fédéral comme l'Allemagne. L'article 24 de notre Constitution ne fixe que les modalités d'élection du Sénat : il n'en fait pas une chambre des collectivités. Rien ne justifie donc que le Sénat s'arroge ce pouvoir, ce qui dans un deuxième temps pourrait le conduire à obtenir un droit de veto sur ces textes.

Par ailleurs, en tant qu'ancien ministre des relations avec le Parlement, je ne comprends pas pourquoi le Gouvernement se lie les mains sur certains textes. La Constitution vous laisse le choix de l'assemblée qui examinera le texte en premier. Vous avez d'ailleurs usé de cette prérogative avec le présent projet de réforme.

Le triste épisode de 1978, rappelé par M. Balligand, devrait vous servir d'avertissement. Rappelez-vous l'enlisement des textes au Sénat, ce qui empêcha M. Giscard d'Estaing de se présenter à l'élection présidentielle en ayant fait la réforme qu'il souhaitait. Gaston Defferre, sous le gouvernement de Pierre Mauroy, s'est bien gardé de suivre cet exemple. Oui, le Sénat risque de bloquer les réformes susceptibles de déplaire à ses électeurs. Quelle peut bien être la contrepartie ? M. Raffarin, à l'époque sénateur, avait proposé la réduction du mandat sénatorial à six ans. Car enfin, neuf ans, c'est exceptionnel. On ne peut citer que deux autres cas, le Sénat du Maroc et celui du Liberia - je ne parle pas de la chambre des lords. Or, notre Sénat, qui dispose d'un droit de veto quant à son organisation, a refusé de faire ce geste. De surcroît, sa composition est actuellement fondée sur le recensement de 1976 ! M. Raffarin envisage peut-être de revenir au Sénat, voire triomphalement, cela justifie-t-il l'adoption d'une disposition qui déséquilibre nos institutions ? Vous tous qui représentez le peuple, votez la suppression de cet article 3 (Applaudissements sur les bancs du groupe socialiste et du groupe des députés communistes et républicains).

M. Jean-Pierre Brard - Rappel au Règlement. M. Warsmann ne cesse de clamer « c'est faux, c'est faux, c'est faux », sans se donner la peine d'une démonstration. A-t-il bien lu l'article 3 ? A-t-il entendu ce que M. Poncelet déclarait cet après-midi devant le congrès des maires ?

M. Jean-Luc Warsmann - Ce que peut dire M. Poncelet n'est pas parole d'évangile.

M. Jean-Pierre Brard - C'est tout de même le deuxième personnage de l'Etat, qui, semble-t-il, a l'oreille du premier, et vous ne pouvez tenir ses propos pour de simples billevesées. Des orateurs de l'opposition et aussi de la majorité ont posé des questions qui sont restées sans réponse. M. Jean-Louis Debré lui-même partage nos préoccupations : au-delà des clivages politiques, est en question ici l'attachement à la démocratie. Que se passera-t-il si le Sénat vote l'exception d'irrecevabilité ? Le précédent de 1978 montre que le Sénat a déjà réussi à fusiller des textes, vous voulez lui donner la possibilité constitutionnelle de le faire. MM. Clément et Méhaignerie, parlementaires expérimentés et habiles...

M. André Chassaigne - Et suffisants !

M. Jean-Pierre Brard - ...proposent d'émasculer l'article 3. Pourquoi ne pas simplement le supprimer ?

Mme Ségolène Royal - Monsieur le Président, compte tenu de la gravité du sujet et du fait que nombre de parlementaires souhaitent encore prendre la parole alors que vous avez clos le débat, je demande une suspension de séance. Monsieur Warsmann, vous affirmez que l'Assemblée aura toujours le dernier mot, mais voyez ce que nous vivons aujourd'hui. Pour la première fois depuis 1958, une révision de la Constitution est examinée en première lecture par le Sénat.

M. le Ministre délégué - Non !

Mme Ségolène Royal - Si, vous pouvez vérifier. Afin d'obtenir un vote conforme, aucun amendement, en dehors de ceux présentés par la commission, et négociés avec le Sénat, n'est accepté. Non content de museler notre pouvoir d'amendement, on nous prive d'une deuxième lecture à l'Assemblée nationale !

M. le Président - Je vous ferai simplement observer que les orateurs du groupe socialiste ont doublé leur temps de parole.

La séance, suspendue à minuit, est reprise à 0 heure 10.

M. le Rapporteur - Nous avons entendu sur l'article 3 un certain nombre d'orateurs. Il est vrai que sa rédaction a pu surprendre...

M. Didier Migaud - Comment a-t-il seulement pu être écrit ?

M. le Rapporteur - Lorsqu'on est dans l'opposition,...

M. Didier Migaud - Si vous voulez y revenir, ne vous gênez surtout pas !

M. le Rapporteur- Cela ne manquera pas et j'en ai plus l'expérience que vous-même !

M. le Ministre délégué - Attendons quand même encore un peu ! (Sourires)

M. le Rapporteur - Il y a donc dans l'opposition deux attitudes possibles. On peut pratiquer l'obstruction (Murmures sur les bancs du groupe socialiste) ou bien rêver au jour béni où le peuple vous redonnera sa confiance.

Les sénateurs, sous l'autorité du Président Poncelet, avaient préparé une proposition de loi de décentralisation à laquelle s'étaient associés l'ensemble des présidents de groupe de la majorité sénatoriale de l'époque. Ils avaient réalisé un travail qui a très largement inspiré le projet de l'opposition lorsque nous nous sommes présentés devant les électeurs. L'alternance a eu lieu. Le Gouvernement, et le Premier ministre en particulier, ont considéré qu'il était temps d'ouvrir le deuxième chapitre de la décentralisation, et qu'il était naturel et légitime, pour cela, de s'inspirer des travaux du Sénat. Le Gouvernement a repris une partie, un peu trop importante aux yeux de votre commission des lois, de la proposition sénatoriale. Nous avons donc été saisis du texte que je rappelle : « Les projets de loi ayant pour principal objet la libre administration des collectivités territoriales, leurs compétences ou leurs ressources sont soumis en premier lieu au Sénat. »

Nous nous sommes interrogés. Etait-il possible de supprimer cet article ?

M. Jean-Pierre Brard - Bien sûr !

M. le Rapporteur - Non, et d'abord pour un argument conjoncturel. Le Sénat avait été particulièrement maltraité par le précédent Premier ministre. Le mot « anomalie »... (Interruptions sur les bancs du groupe socialiste) L'aspect psychologique n'est pas neutre en politique, vous le montrez suffisamment ! Le Gouvernement, sagement à mon avis, a considéré qu'on ne pouvait pas ne pas prendre en compte une partie des propositions sénatoriales.

Le Gouvernement a également raison pour un motif technique. La Constitution organise un mode particulier d'élection pour les sénateurs qui sont élus par des élus. C'est sans doute parce que le Sénat a pour vocation particulière d'examiner les textes relatifs aux collectivités territoriales. Vous n'en disconvenez d'ailleurs pas. Tous les gouvernements ont presque toujours inscrit ce genre de textes en priorité à l'ordre du jour du Sénat, et personne ne s'en est jamais plaint.

« Vous ne trouverez pas de projet constitutionnel déposé en premier au Sénat », a lancé Mme Royal. J'ai vérifié. Le Sénat a été saisi en 1993...

Mme Ségolène Royal - Un texte très secondaire !

M. le Rapporteur - Pas tout à fait ! Puis un second texte constitutionnel lui a été soumis...

M. Jean-Luc Warsmann - Voilà Mme Royal prise à nouveau en flagrant délit de mensonge !

M. le Rapporteur - Il s'agissait de modifier les titres VIII, IX, X et XVI de la Constitution et en particulier la responsabilité pénale des ministres (Interruptions sur les bancs du groupe socialiste).

M. René Dosière - Mais pas celle du chef de l'Etat tout de même !

M. le Rapporteur - La commission des lois a travaillé. Nous nous sommes dit qu'il fallait encadrer la bonne idée qui nous était proposée. Le mot « ressources », d'abord, nous a frappés. Le principe de lever l'impôt appartient aux élus du suffrage universel direct. Je l'ai fait observer au Premier ministre, qui en a spontanément convenu (Exclamations sur les bancs du groupe socialiste). Nous avons donc supprimé les ressources et, en conséquence, les mots « la libre administration ». Deux termes fondamentaux ont donc quitté le texte d'origine.

M. Didier Migaud - Vous le videz donc de son contenu.

M. le Rapporteur - Nous le resserrons. Le texte fait ensuite référence aux compétences et à l'organisation. « Compétences » nous a paru trop large, organisation nous a semblé acceptable. La notion d'organisation, précise le code des collectivités territoriales, comporte le nom et les limites territoriales de la collectivité, et les règles relatives à ses organes et à ses actes. Nous avons décidé que les textes qui ont trait à l'organisation des collectivités territoriales seraient soumis en première lecture au Sénat. Expliquez, après cela, que c'est la fin de la République... (Interruptions sur les bancs du groupe socialiste) L'enflure verbale réduit la portée de ceux de vos arguments qui seraient recevables !

La commission des finances, de son côté, a voulu aller plus loin, considérant que l'expression « principal objet » prêtait à discussion, et elle a retenu « objet exclusif ». La commission des finances a soulevé aussi l'objection relative au pouvoir d'amendement du Gouvernement...

M. Didier Migaud - Quelle condamnation ! Comment le Gouvernement a-t-il pu élaborer un tel texte ?

M. le Rapporteur - ...suite à une décision du Conseil constitutionnel portant sur un texte financier. Notre commission a adopté l'amendement de celle des finances.

Voilà les faits. Tout le reste, c'est de la polémique. Je conçois que le texte d'origine ait suscité des réticences...

M. Didier Migaud - Pourtant quelqu'un a osé le signer !

M. le Rapporteur - Après le travail des commissions, il n'y a plus de motif à polémique (Exclamations sur les bancs du groupe socialiste).

J'admire la souplesse intellectuelle du groupe socialiste, qui nous expose depuis deux jours exactement le contraire de ce qu'il nous a expliqué pendant cinq ans. Vous considériez jusqu'à présent que le phare de la pensée socialiste sur les collectivités territoriales était M. Pierre Mauroy. Or, ce dernier, en 1996, déclarait souhaiter que « tout projet concernant les collectivités territoriales soit déposé en première lecture au Sénat » (Exclamations sur les bancs du groupe socialiste). Si aujourd'hui vous considérez que M. Mauroy avait tort, vous avez fait la culbute, à 180 degrés. J'admire vos changements d'avis, mais cela ne prouve pas une grande continuité dans la conviction.

M. Jean-Pierre Brard - Rappel au Règlement !

M. le Ministre délégué - Le troisième sur le même article !

M. Jean-Pierre Brard - J'admire comment M. Clément fait face à la difficulté. Je suis étonné que le président de la commission des finances ne tende pas une main fraternelle à son collègue.

M. le Président - Quel est l'objet de votre rappel au Règlement ?

M. Jean-Pierre Brard - Je parle de la forme. J'imagine quelle aurait été la réaction d'un expert comme Philippe Séguin. Et j'imagine comment Pierre Mazeaud, ici, aurait haché menu cet article !

Je vais lire l'article 25 de la Constitution : « Le Sénat est le gardien du pacte fondamental et des libertés publiques. Aucune loi ne peut être promulguée avant de lui avoir été soumise ». J'entends le président de la commission des lois dire qu'il ne reconnaît pas l'article 25 de notre Constitution. Il a raison.

Cet article 25 est celui de la Constitution issue du coup d'Etat du 2 décembre ! Une telle proximité devrait ébranler définitivement ceux de nos collègues qui sont attachés à la République et à la démocratie et les convaincre de ne pas soumettre une assemblée issue du suffrage universel direct à une autre qui ne tient sa légitimité que d'une élection au deuxième degré.

M. Jean-Jack Queyranne - Mon rappel au Règlement, fondé sur l'article 13, a trait au rôle du Président de l'Assemblée. Ce qu'on nous demande d'entériner cette nuit, c'est un affaiblissement du pouvoir de cette assemblée, en contradiction avec la Constitution de 1958 ! Et l'on persiste, malgré tous les efforts du président Clément pour essayer de limiter les effets de cet article et de sauver le Gouvernement. Or, selon les termes d'un document intitulé Connaissance de l'Assemblée, le Président de l'Assemblée nationale « n'est pas seulement un acteur essentiel de la séance publique : autorité constitutionnelle, héritier d'une longue tradition, il incarne la représentation nationale et symbolise le pouvoir et l'indépendance de l'Assemblée ». Je vous demande donc solennellement, monsieur le Président, de prier le Président Debré de venir devant nous pour donner sa position sur cette tentative d'abaissement de l'Assemblée (Applaudissements sur les bancs du groupe socialiste). S'il ne le peut cette nuit, que cet article soit réservé jusqu'à ce qu'il puisse nous préciser l'interprétation qu'il donne de ces dispositions !

M. le Président - Il ne m'appartient pas de convoquer le Président de l'Assemblée. Mais je lui rapporterai votre propos.

M. Jean-Pierre Brard - Depuis Edison, il y a le téléphone !

M. le Président - Il y a aussi des petits télégraphistes !

Mme Ségolène Royal - Au nom du groupe socialiste, je demande une suspension de séance pour permettre au Président de l'Assemblée de venir nous rejoindre.

M. le Président - Vous ne pouvez demander une suspension que pour réunir votre groupe !

Mme Ségolène Royal - Nous souhaitons en effet nous réunir et, accessoirement, cela peut donner à M. Debré le temps de venir ici.

La séance, suspendue à 0 heure 35, est reprise à 0 heure 45.

M. le Président - Je suis saisi de six amendements de suppression. La parole est à M. Myard pour défendre le premier.

M. André Chassaigne - Rappel au Règlement ! (Protestations sur les bancs du groupe UMP)

M. Jean-Luc Warsmann - Vous prétendez défendre les droits du Parlement, mais vous ne faites que de l'obstruction ! C'est une honte !

M. Guy Geoffroy - Sur quel article vous fondez-vous ?

M. André Chassaigne - Je poursuivrai lorsque les aboyeurs se seront tus.

M. Jean-Luc Warsmann - Sur quel article vous appuyez-vous, et pour dire quoi ?

M. André Chassaigne - Comme tous, j'ai écouté les explications de M. Clément, particulièrement laborieuses mais très intéressantes lorsqu'on parvient à les décrypter : j'y trouve pour ma part la démonstration que ce texte est vide de tout contenu... (Exclamations sur les bancs du groupe UMP)

M. Jean-Luc Warsmann - C'est une honte absolue !

M. le Président - Je vous prie de vous en tenir au rappel au Règlement que vous avez annoncé.

M. André Chassaigne - Compte tenu de la démonstration faite par M. Clément, je demande donc aux ministres présents de nous donner des explications complémentaires...

M. le Président - La parole est à M. Myard (Exclamations sur les bancs du groupe socialiste).

M. André Chassaigne - Je demande une suspension de séance (Exclamations sur les bancs du groupe UMP).

M. Jacques Myard - Le sujet est d'une importance particulière, ce qui m'a conduit à déposer l'amendement 50 auquel le Gouvernement s'opposera, je le sais. Mais, demandait Disraeli, faut-il voter par discipline ou selon sa conscience ?

M. Jean-Pierre Brard - Vous êtes un homme honorable.

M. Jacques Myard - Je n'ai pas besoin de votre aide. Je ne fais pas de procès d'intention à personne, et je pense que l'on peut débattre de la loi fondamentale sans tenir des propos excessifs. J'estime cependant qu'il n'est pas dans l'intérêt du Gouvernement - surtout après ce qu'a dit M. Clément -...

M. le Rapporteur - Et voilà que c'est ma faute !

M. Jacques Myard - ...d'introduire dans la Constitution un article qui lie l'exécutif en l'empêchant de choisir la Chambre sur le bureau de laquelle il veut déposer les projets de loi. Contrairement à d'autres, je ne pense pas que l'équilibre soit rompu entre les deux Chambres, puisque l'Assemblée conserverait le dernier mot. Il faut donc ramener ce débat à ses justes proportions : l'article 3 ne bouleverserait pas nos institutions, mais il n'est de l'intérêt de personne d'édicter des règles rigides. C'est pourquoi mon amendement 50 est de suppression.

M. André Chassaigne - Je demande une suspension de séance (Huées sur les bancs du groupe UMP).

M. le Président - La séance est suspendue pour deux minutes (Exclamations sur les bancs du groupe des députés communistes et républicains et du groupe socialiste).

M. Guy Geoffroy - Vous avez eu 3 % et vous obtenez deux minutes, c'est bien payé !

La séance, suspendue à 0 heure 48, est reprise à 0 heure 52.

M. François Loncle - Rappel au Règlement (Brouhaha sur les bancs du groupe UMP).

M. Jean-Luc Warsmann - Cette obstruction systématique de la part de ceux qui prétendent défendre les droits du Parlement est scandaleuse !

M. François Loncle - Respectez la présidence !

M. Jean-Luc Warsmann - Respectez l'Assemblée !

M. François Loncle - Monsieur le Président, je vous remercie de me donner la parole pour un rappel au Règlement fondé sur l'article 58, alinéa 2 relatif à l'organisation de nos travaux. La question est grave, notre collègue Myard vient, s'il en était besoin, de le démontrer. Nous sommes un certain nombre, sur tous les bancs - M. Clément, M. Queyranne et moi-même - (Exclamations sur les bancs du groupe UMP) qui siégeons ici depuis vingt ans et, pendant toutes ces années, nous avons entendu défendre la Constitution, la démocratie...

M. Jean-Luc Warsmann - Cela n'a rien d'un rappel au Règlement ! Ce n'est pas sérieux !

M. François Loncle - ...et les prérogatives de notre assemblée par Jean Foyer, Jacques Chaban-Delmas, Gaston Defferre, Pierre Mazeaud... (Interruptions sur les bancs du groupe UMP)

M. le Président - Monsieur Loncle, votre rappel au Règlement est fondé sur l'article 58, alinéa 2, et je vous demande de vous en tenir à l'organisation de nos travaux.

M. François Loncle - Etant donné les menaces qui pèsent sur notre assemblée, il est indispensable que nous entendions les anciens présidents (Huées sur les bancs du groupe UMP) : MM. Mermaz, Fabius, Séguin, Emmanuelli, ainsi que le Président Jean-Louis Debré...

M. Jean-Luc Warsmann - Et Chaban ? (Exclamations sur les bancs du groupe socialiste et du groupe des députés communistes et républicains)

M. René Dosière - C'est indigne !

M. François Loncle - ...afin qu'ils nous disent leur sentiment (Interruptions sur les bancs du groupe UMP).

M. Didier Migaud - Rappel au Règlement fondé sur l'article 58, alinéa 1 (Tumulte sur les bancs du groupe UMP).

M. le Président - Sachez que je vous retirerai la parole si vous ne vous en tenez pas strictement à une question portant sur le déroulement de la séance.

M. Didier Migaud - Telle est bien mon intention, Monsieur le Président, en commençant par dire que j'ai trouvé scandaleusement déplacé la dernière intervention de M. Warsmann.

M. Jean-Luc Warsmann - C'était pour montrer votre irrespect (Exclamations sur les bancs du groupe socialiste et du groupe des députés communistes et républicains).

M. Didier Migaud - Il est honteux de tourner en dérision les débats de l'Assemblée en invoquant un président honoraire décédé !

Pour le reste, il est 1 heure du matin, et nous devons siéger à nouveau demain matin à 9 heures. Je demande donc la réunion de la Conférence des présidents, seule à même de décider de la poursuite éventuelle de nos travaux (Exclamations sur les bancs du groupe UMP) à laquelle, pour notre part, nous sommes prêts. Que l'on s'inquiète, aussi, des conditions de travail du personnel ! Mais le manque de sérénité de la majorité, qui nuit au bon déroulement de nos travaux, devrait à lui seul inciter la présidence à lever la séance (Brouhaha sur les bancs du groupe UMP).

M. le Président - J'ai souvenir d'autres longues séances de nuit alors que vous étiez dans un autre rôle, Monsieur Migaud ! Et vous n'ignorez pas que je ne peux réunir la Conférence des présidents. Aussi, je consulte le président de la commission des lois et le Gouvernement pour savoir s'ils souhaitent que nous poursuivions nos travaux (M. le rapporteur et MM. les ministres opinent). Je constate qu'ils le souhaitent ; nous poursuivons donc (Exclamations sur les bancs du groupe socialiste et du groupe des députés communistes et républicains).

Mme Ségolène Royal - Au nom du groupe socialiste, je demande une suspension de séance (Tumulte sur les bancs du groupe UMP). L'article 3, scandaleux et sectaire, porte atteinte à la dignité de l'Assemblée. Si la majorité est heureuse de le voter, elle s'en expliquera avec ses électeurs, mais ce ne sera pas notre cas.

M. le Président - Je vous prie de bien couloir écouter ceci : « La répétition de suspensions pouvant mettre en échec les prérogatives constitutionnelles du Gouvernement en matière d'ordre du jour prioritaire et les décisions de la Conférence des présidents sur la tenue des séances publiques, les Présidents de séance sont fréquemment appelés, en vertu des pouvoirs généraux que leur donne l'article 52 du Règlement, à réduire la durée des suspensions demandées, à différer les suspensions, voire à s'opposer aux demandes elles-mêmes ». Je vous ai octroyé deux suspensions en un bref laps de temps : je refuse donc votre nouvelle demande (Exclamations sur les bancs du groupe socialiste et du groupe des députés communistes et républicains ; applaudissements sur les bancs du groupe UMP). Vous avez la parole sur votre amendement 67.

M. André Chassaigne - Je sollicite une suspension !

Mme Ségolène Royal - Je demande à nouveau une suspension.

M. le Président - Je confirme ce que je viens de vous dire. Vous avez la parole sur votre amendement (Protestations sur les bancs du groupe socialiste).

Mme Ségolène Royal - L'amendement 67 tend à supprimer l'article 3. Il est indigne de proposer à l'Assemblée un dispositif qui tout d'abord n'est pas constitutionnel. Les laborieuses explications de M. Clément ne font que renforcer notre position : il a reconnu que le texte de M. Raffarin n'était ni fait ni à faire, et que lui-même avait dû l'amender. Il a également admis que ce texte n'était pas constitutionnel. Nous demandons la suppression de ce texte qui n'a rien à faire dans la Constitution et qui met en péril les pouvoirs de l'Assemblée nationale, seule chambre élue au suffrage universel direct.

M. Paul Giacobbi - Mon amendement 101 tend également à supprimer cet article. Ce n'est pas une question anodine, et il est curieux de devoir en parler à cette heure tardive. Les dispositions relatives à la priorité d'examen entre deux Chambres sont anciennes. La priorité de l'examen des dispositions financières est une règle extrêmement ancienne, et personne ne peut la considérer comme anodine. Il a fallu de la légèreté pour étendre la priorité automatique du Sénat jusqu'à des dispositions financières.

D'autre part, on n'a pas été en mesure de nous dire clairement si le fait pour le Sénat d'avoir la priorité d'examen pouvait lui conférer un véritable droit de veto dans le cas où il refuserait d'examiner un texte.

Entre législateurs, il me semble que nous pourrions creuser un peu plus la question !

Nous examinons une loi de décentralisation, dont j'approuve d'ailleurs le principe, mais qui va mettre en route une pratique nouvelle et très importante. Dans les temps qui viennent, le nombre des textes relatifs aux collectivités territoriales va devenir considérable. Le Sénat aura de nombreuses lois à examiner, et compte tenu de la lenteur dont parfois il fait preuve - on l'a rappelé à propos de la loi Bonnet, qui n'a jamais abouti -, c'est tout l'ordre du jour du Parlement qui sera gravement perturbé.

Enfin je ne veux pas polémiquer, mais, puisqu'on parle d'expérimentation, nous expérimentons ce que peut parfois donner le Sénat sur un texte dont il est saisi le premier. Si nous avons le sentiment ce soir que nous ne pouvons pas faire passer d'amendements, et par « nous » je n'entends pas seulement la partie gauche de l'hémicycle, si donc nous avons ce sentiment, c'est qu'il y a sans doute dans ce texte un « noyau dur » qui a été négocié. Nous avons observé les événements au Sénat ; Il y a eu une réunion, dont la presse s'est fait l'écho. Au total, certaines dispositions, que le Sénat avait pratiquement amendées d'avance, semblent avoir été arrêtées. Et dès lors les seuls amendements qui peuvent être admis sont ceux qui ne portent pas sur ce noyau dur. C'est une situation un peu particulière, bien décevante pour un novice.

Pour finir je souhaite poser rapidement quelques questions. On a beaucoup évoqué le fédéralisme. Cette notion n'a rien de vague. Elle repose sur trois critères principaux, même s'ils ne sont pas toujours complètement réalisés. Le premier est l'universalité de compétence des Etats fédérés, et le second l'auto-organisation : nous n'avons pas ici de dispositions qui ressemblent à cela. Le troisième critère, qui se retrouve vraiment dans tous les Etats fédéraux, est la double source de la volonté générale. Celle-ci s'exprime de deux manières dans un Etat fédéral : directement, par une représentation au suffrage universel direct, généralement proportionnelle à la population représentée ; et indirectement, à travers une haute assemblée. J'entends beaucoup d'orateurs qui se disent opposés au fédéralisme ; et pourtant ils veulent introduire une double source de la volonté générale : ne vous a-t-on pas dit tout à l'heure que le Sénat devait avoir une source de légitimité particulière ? Si l'on devait aller vers le fédéralisme, il faudrait que ce soit dans des conditions très claires, et avec une assemblée dont la représentativité ne serait pas aussi floue que l'est par certains côtés celle du Sénat.

Bien sûr nous allons pouvoir amender ces dispositions, comme nos commissions l'ont fait très largement, écartant du projet ce qui concerne les ressources, la libre administration et les compétences, tout en y laissant l'organisation. Mais comment va-t-on distinguer tout cela ? Il en résultera des dispositions inapplicables. Et aussi restera l'image de ce qui, si j'ai bien compris M. Clément, ressemble à un marchandage (Applaudissements sur les bancs du groupe socialiste et du groupe des députés communistes et républicains).

M. Jean-Pierre Brard - Je voudrais faire un rappel au Règlement, pour lequel j'ai le choix entre deux articles... Je commencerai par l'article 95 qui dispose : « La discussion des articles porte successivement sur chacun d'eux. Les interventions des commissions et des députés sur les articles du texte en discussion ou sur les articles nouveaux proposés par le Gouvernement ou les commissions, par voie d'amendements, ne peuvent excéder cinq minutes, sous réserve des dispositions de l'article 54, alinéa 5. (...) La réserve d'un article ou d'un amendement, dont l'objet est de modifier l'ordre de la discussion, peut toujours être demandée. Elle est de droit à la demande du Gouvernement ou de la commission saisie au fond. Dans les autres cas, le Président décide. » Or il y a un problème dans le déroulement de nos travaux. M. de Courson a posé des questions, qui montrent que dans ce débat les divergences transcendent les groupes. M. Myard, avec la rectitude de pensée qu'on lui connaît, a posé des problèmes qui sont ceux-là même que nous avons soulevés. Connaissant personnellement la plupart des membres présents de l'opposition, j'estime que plus de la moitié d'entre eux pensent comme nous... (Dénégations sur plusieurs bancs du groupe UMP) Pourquoi le Gouvernement reste-t-il coi ? Vous vous êtes indigné, Monsieur le Garde des Sceaux, quand un de nos collègues socialistes vous a interrogé, et, en vertu de l'article 21 de la Constitution, vous lui avez rappelé que le Premier ministre peut déléguer certains de ses pouvoirs aux ministres.

C'est à juste titre que vous parlez au nom de tout le Gouvernement. Pourquoi persistez-vous à ne pas répondre à des questions essentielles ? Les deux présidents de commission, sur la base de l'article 95, pourraient décider de poursuivre le débat en commission, si le silence des ministres persiste.

M. le Président - J'ai pris acte de votre rappel au Règlement, Monsieur Brard. Vous avez la parole pour défendre l'amendement 113.

M. Jean-Pierre Brard - Par courtoisie, je ne peux parler avant le ministre...

M. le Président - Je vous en prie, Monsieur Brard, vous avez cinq minutes pour défendre votre amendement.

M. Jean-Pierre Brard - J'ai remarqué l'intérêt mitigé des députés de la majorité pour les citations du général de Gaulle...

M. Guy Geoffroy - Oh ! Ça suffit !

M. Jean-Pierre Brard - Je pourrais évoquer une connivence historique avec le général de Gaulle, au grand dam de certains de vos prédécesseurs qui ne furent pas toujours du bon côté...

M. le Ministre délégué - Et si l'on parlait de Jacques Doriot ?

M. Jean-Pierre Brard - Monsieur Devedjian, l'un de mes prédécesseurs à Montreuil, Daniel Renoult, qui était aux côtés de Jaurès lorsque celui-ci a été assassiné, fut arrêté en 1939 et jeté en prison à Castres. Evitez donc toute remarque déplacée qui remettrait en cause le patriotisme du parti des 75 000 fusillés.

M. Charles de Courson - Il n'y en a pas eu 75 000 !

M. Jean-Pierre Brard - Vous n'êtes pas le mieux qualifié pour en parler.

En 1969, disais-je, de Gaulle se gaussait de voir les partis se dresser comme les champions d'un Sénat qui serait indispensable à l'équilibre de la République. En fait, c'est moi, dit de Gaulle, qui, en faisant adopter la Constitution de 1958, ai rendu au Sénat son nom et sa possibilité d'intervenir réellement, non dans l'adoption finale, mais dans la délibération des lois.

Le général posait ainsi clairement les limites au pouvoir du Sénat, probablement pour l'avoir pratiqué pendant onze ans en tant que Président de la République.

Quelques députés UMP - Il vous reste une minute !

M. Jean-Pierre Brard - Cela ne m'étonne pas que les références à de Gaulle vous agacent car, lui, il était un démocrate. Il avait su relativiser la place du Sénat dans la République en l'autorisant à intervenir dans la délibération des lois, mais pas au niveau de l'adoption finale, ce que l'on voudrait faire aujourd'huien matière de libre administration des collectivités territoriales !

Quelques députés UMP - Quatre - Trois - Deux - Un ! Fini !

M. René Dosière - Vous êtes des zozos !

M. Jean-Pierre Brard - Pourquoi ce revirement, si ce n'est pure opportunité politique, ou pour ménager quelque cheminement ? Si le Sénat, saisi grâce à l'article 3, vote une exception d'irrecevabilité, rien n'est prévu pour faire examiner le texte par l'Assemblée nationale. Vous constitutionnalisez la mésaventure de M. Valéry Giscard d'Estaing. Les institutions de la Ve République sont loin d'être parfaites, mais elles ont le mérite de la cohérence, grâce au général de Gaulle, grâce aussi à Michel Debré. Cette cohérence, l'article 3 la met à mal. Nous vous invitons donc à le rejeter pour que notre Sénat ne se mette pas à ressembler à celui qui naquit du coup d'Etat du 2 décembre.

M. le Président - L'amendement 136 de M. Delattre n'est pas défendu.

M. Philippe Vuilque - Je le reprends.

M. Jean-Luc Warsmann - C'est impossible, les députés socialistes s'étant déjà tous exprimés (Protestations sur les bancs du groupe socialiste et du groupe des députés communistes et républicains).

M. Philippe Vuilque - C'est un amendement personnel !

M. le Président - Je suis saisi par le groupe socialiste et par le groupe communiste et républicain d'une demande de scrutin public sur les amendements de suppression.

M. le Rapporteur - Avis défavorable.

M. le Ministre délégué - Ne pouvant légiférer dans la sérénité, le Gouvernement se contente de donner un avis défavorable (« Scandaleux ! » sur les bancs du groupe socialiste et du groupe des députés communistes et républicains).

M. Jean-Jack Queyranne - On révise la Constitution, et le Gouvernement refuse de s'exprimer ! Cela ne s'est jamais vu de mémoire d'Assemblée !

A la majorité de 53 voix contre 24 sur 77 votants et 77 suffrages exprimés, les amendements 50, 67, 101 et 113 ne sont pas adoptés (Applaudissements sur les bancs du groupe UMP ; exclamations sur les bancs du groupe socialiste et du groupe des députés communistes et républicains).

M. Philippe Vuilque - Je voudrais faire observer...

M. le Président - Monsieur Vuilque, cosignataire avec Mme Royal d'un amendement de suppression, vous ne pouvez donc reprendre le 136.

M. Jean-Pierre Brard - M. Warsmann a affirmé que cet amendement ne pouvait pas être repris. C'est faux, comme tout ce qu'il dit ! C'était un amendement personnel ! Monsieur le Président, vous avez empêché cette reprise sans raison valable, comme vous avez lancé une discussion commune sans l'annoncer. Vous ne cessez de violer les règles de cette assemblée !

M. François Loncle - Forfaiture !

M. Jean-Pierre Brard - Tel Lucien Bonaparte, le 18 Brumaire, vous prêtez la main à un coup de force contre nos institutions.

M. le Président - Je prends acte de ce rappel au Règlement...

La suite de la discussion est renvoyée à la prochaine séance qui aura lieu ce matin, à 9 heures 30.

La séance est levée à 1 heure 30.

                      Le Directeur du service
                      des comptes rendus analytiques,

                      François GEORGE

ORDRE DU JOUR
DU VENDREDI 22 NOVEMBRE 2002

A NEUF HEURES 30 : 1ère SÉANCE PUBLIQUE

Suite de la discussion du projet de loi constitutionnelle, adopté par le Sénat (n° 369), relatif à l'organisation décentralisée de la République.

M. Pascal CLÉMENT, rapporteur au nom de la commission des lois constitutionnelles, de la législation et de l'administration générale de la République. (Rapport n° 376)

M. Pierre MÉHAIGNERIE, rapporteur pour avis au nom de la commission des finances, de l'économie générale et du plan. (Avis n° 377)

A QUINZE HEURES : 2ème SÉANCE PUBLIQUE

Suite de l'ordre du jour de la première séance.

A VINGT-ET-UNE HEURES TRENTE : 3ème SÉANCE PUBLIQUE

Suite de l'ordre du jour de la première séance.


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