Accueil > Archives de la XIIe législature > Les comptes rendus > Les comptes rendus analytiques (session ordinaire 2002-2003) |
Assemblée nationale
COMPTE
RENDU
ANALYTIQUE OFFICIEL
Session ordinaire de 2002-2003 - 33ème jour de séance, 87ème séance 2ème SÉANCE DU MARDI 3 DÉCEMBRE 2002 PRÉSIDENCE de M. Jean-Louis DEBRÉ Sommaire QUESTIONS AU GOUVERNEMENT 2 AVENIR DE FRANCE TÉLÉCOM 2 SITUATION D'ALCATEL 2 SAPEURS-POMPIERS VICTIMES DE LA ROUTE 3 ACCIDENT DE LORIOL 3 FERMETURE DU CENTRE DE SANGATTE 4 CONTRAT D'AGRICULTURE DURABLE 5 POLITIQUE DE L'ÉDUCATION 5 SOUTIEN À LA CULTURE 6 SIDA 7 APA 7 DÉVELOPPEMENT DURABLE 8 RÉFORME DE L'ÉTAT 9 CORSE 10 SOUHAITS DE BIENVENUE A M. LE MINISTRE DES AFFAIRES ÉTRANGÈRES DE LA RÉPUBLIQUE DE POLOGNE 11 DÉBAT SUR L'AVENIR DE L'EUROPE 11 La séance est ouverte à quinze heures. L'ordre du jour appelle les questions au Gouvernement. M. Jean Dionis du Séjour - France Télécom, que son endettement massif met en péril, va vivre un moment critique de son histoire, puisque son président, M. Breton, soumettra au conseil d'administration un plan de sauvetage de l'entreprise. Le problème est éminemment politique puisque, outre les 230 000 salariés sont concernés tous les actionnaires mais aussi tous les contribuables. Tous ont le droit de savoir quelles sont les intentions de l'actionnaire majoritaire, l'Etat, à l'égard d'une entreprise publique endettée à hauteur de 70 milliards. Or, selon la presse, l'ordre du jour de ce conseil d'administration capital ne prévoit pas l'examen du volet social du plan de redressement. Quelles sont les intentions de l'Etat quant au niveau futur de sa participation dans France Télécom ? Et comment interviendra-t-il dans le volet social du plan de sauvegarde ? (Applaudissements sur les bancs du groupe UDF) Mme Nicole Fontaine, ministre déléguée à l'industrie - Le Gouvernement entend participer pleinement au plan de redressement de France Télécom, dont l'essentiel sera proposé demain au conseil d'administration. Ce faisant, l'Etat remplira son devoir d'actionnaire à l'égard d'une entreprise qui, au-delà des difficultés conjoncturelles qu'elle connaît, demeure dynamique et porteuse d'avenir. Un projet de renforcement de ses fonds propres sera présenté au conseil d'administration, qui n'aura pas d'impact sur le déficit budgétaire au sens du traité de Maastricht ; il sera en effet financé par recours à l'endettement des entreprises publiques, qui sera augmenté à due concurrence, ce qui sera sans conséquences sur l'équilibre du budget 2003. Par ailleurs, le Gouvernement prendra à c_ur la situation de tous les actionnaires, y compris les actionnaires individuels, et celle des salariés auxquels France Télécom doit une part importante de son dynamisme (Applaudissements sur les bancs du groupe UMP). M. André Gerin - Actuellement, les entreprises utilisent les salariés comme une variable d'ajustement pour augmenter leurs profits (Protestations sur les bancs du groupe UMP) au mépris de l'emploi, et multiplient les externalisations. Certains patrons, tels Guillaume Sarkozy, se disent même fiers de délocaliser, ce qui s'apparente à une sorte de pétainisme industriel (Mêmes mouvements). Quant à M. Tchuruck, le président d'Alcatel, il veut une entreprise sans usine et, pour parvenir à ses fins, il bafoue le droit du travail et abandonne la recherche pour privilégier la logique boursière. Ainsi apprend-on aujourd'hui même la fermeture de l'usine de Conflans-en-Yvelines. Mais en 1998 déjà, Alcatel a cédé plusieurs de ses activités de téléphonie à Marine Consulting, devenue Marine Communication, et 627 salariés ont, de ce fait, été transférés dans une entreprise faussement indépendante, puisque Alcatel conserve le pouvoir de direction et la tutelle directe des activités de Marine, au point que les salariés se présentent à la clientèle comme faisant partie d'Alcatel (« La question !» sur les bancs du groupe UMP). Il apparaît de manière flagrante que la société Marine est une société écran, constituée dans le seul but de remembrer les services d'Alcatel par externalisation. Le montage ayant permis la mise à disposition des salariés peut être assimilé à un détournement occulte de main-d'_uvre, en violation du code du travail (Agitation sur les bancs du groupe UMP). M. le Président - Monsieur Degauchy, pourriez-vous la fermer cinq minutes ? (Rires et applaudissements sur les bancs du groupe des députés communistes et républicains et du groupe socialiste) M. André Gerin - Le Gouvernement engagera-t-il les procédures qui s'imposent contre Alcatel qui, en toute illégalité, obtient le départ des salariés en les externalisant ? (Applaudissements sur les bancs du groupe des députés communistes et républicains) M. François Fillon, ministre des affaires sociales, du travail et de la solidarité - Comme vous le savez, Alcatel subit de plein fouet la crise des télécommunications, qui frappe toutes les entreprises du secteur, dont Nortel et Lucent. Son carnet de commandes ayant chuté de moitié, l'entreprise doit s'adapter. L'y aiderons-nous, ou courrons-nous le risque de la voir disparaître ? Le Gouvernement veillera à ce que le plan social prévu soit exemplaire. Il veillera aussi à ce que toutes les entreprises concernées fassent les efforts de réindustrialisation auxquels la loi les oblige. Je suis prêt, Monsieur Gerin, à vous recevoir pour traiter de ces questions avec vous (Applaudissements sur les bancs du groupe UMP et du groupe UDF). SAPEURS-POMPIERS VICTIMES DE LA ROUTE M. Denis Merville - Chaque année, en France, on compte 8 000 morts sur les routes, et 26 000 blessés graves. Le risque est grand pour tous, car les excès sont multiples, qu'il s'agisse de feux de signalisation ignorés, de passages pour piétons méprisés ou de villages traversés à bien trop vive allure, pour gagner quelques poignées de secondes. Il y a quelques jours, cinq pompiers bénévoles ont péri, tués par un conducteur inconscient. Toutes nos pensées vont aux familles des jeunes hommes, pères de famille, au dévouement sans limite. Mais ces assassinats sont intolérables, et nous devons tous agir pour améliorer une situation inacceptable. Nous savons le Gouvernement très attaché au sort des pompiers. Vous avez lancé une mission, Monsieur le ministre de l'intérieur, pour améliorer la situation des volontaires. Quels en sont les résultats ? Quelles sont vos intentions ? (Applaudissements sur les bancs du groupe UMP et du groupe UDF) M. Nicolas Sarkozy, ministre de l'intérieur, de la sécurité intérieure et des libertés locales - La mort de ces cinq pompiers volontaires - cinq de plus ! - est un drame national qui a bouleversé la France. Nous devons, bien sûr, faire preuve de la plus grande solidarité à l'égard de leurs familles, mais aussi du corps des pompiers bénévoles. Notre pays en compte 200 000, ce qui n'est pas suffisant. De plus, ces volontaires ne restent que cinq années en moyenne, ce qui n'est pas assez pour qu'ils puissent être mieux formés. Le Gouvernement a engagé une réflexion à ce sujet, et des propositions vous seront soumises début 2003. Le minimum serait que le volontariat qui, par définition, ne rapporte rien, ne coûte pas ! Je puis déjà vous dire que le Premier ministre est d'accord pour que les années consacrées au volontariat dans le corps des pompiers soient prises en compte dans le calcul des années de retraite, ce qui n'est que justice (Vifs applaudissements sur les bancs du groupe UMP et du groupe UDF). D'autre part, il faut revenir sur la décision absurde qui a consisté à porter de 16 à 18 ans, l'âge plancher des pompiers volontaires. Enfin, il faudra tenir compte des compétences acquises par tous les jeunes gens qui consacrent leurs samedis à se former à la protection civile. Un accord sera donc passé avec le ministre de l'éducation nationale, afin que la formation acquise par ces jeunes dévoués soit prise en compte lors du baccalauréat. Aussi ceux qui veulent aider les autres seront-ils récompensés (Applaudissements sur les bancs du groupe UMP et du groupe UDF), et l'on parlera moins des autres (Mêmes mouvements). M. Eric Besson - Après avoir été dévastée par la crue de sa rivière, la Drôme a été traumatisée par l'effroyable accident qui s'est produit vendredi 29 novembre sur l'autoroute A7 à hauteur de Loriol et qui a coûté la vie à cinq jeunes sapeurs-pompiers, laissant leurs familles anéanties. J'ai moi-même perdu un ami très cher dans cet accident inexcusable, qui a bouleversé la population et les élus de Loriol, de la Drôme et bien au-delà. L'irresponsabilité qui a causé la mort d'Eric Duveau, de Patrick Duc, de José Garrido, de Patrick Bourgeois et de Laurent Broquet est intolérable, et tout doit être fait pour que de semblables tragédies ne se reproduisent pas. Malheureusement, les « suraccidents » - qui surviennent lorsque les secours viennent en aide à des blessés de la route - sont de plus en plus fréquents. Les victimes sont des pompiers, des gendarmes mais aussi des salariés des sociétés concessionnaires. Pensez-vous pouvoir prendre des dispositions pour renforcer la sécurité de ceux qui interviennent pour notre sécurité ? (Applaudissements sur les bancs du groupe socialiste et du groupe des députés communistes et républicains et sur de nombreux bancs du groupe UDF et du groupe UMP) M. Nicolas Sarkozy, ministre de l'intérieur, de la sécurité intérieure et des libertés locales - Je vous remercie de la hauteur de vue et du ton dont vous avez usé pour poser votre question. Nous sommes tous concernés par la sécurité de ceux qui portent secours aux autres. J'ai regardé de près ce qui s'est passé vendredi : six cents véhicules sont passés entre les deux accidents, et tous ont vu les feux de signalisation. Alors, bien sûr, on peut toujours renforcer encore les mesures de prévention. Mais regardons les choses en face : ce drame abominable est avant tout un drame de la délinquance routière et de la vitesse. Ce n'est pas un drame de l'âge : certains conducteurs âgés sont prudents, et certains jeunes conduisent de façon criminelle. Il s'agit bien de la délinquance routière. C'est en luttant contre elle que nous protégerons ceux qui secourent les autres, et l'ensemble des victimes. Savez-vous que, sur huit mille morts annuels, la moitié sont totalement victimes - j'entends que leur seule faute est d'avoir croisé la route d'un assassin en puissance ? Qu'allons-nous faire ? Le Président de la République a fait de ce thème une priorité de son quinquennat. Le Premier ministre va présider un comité interministériel sur la sécurité routière où M. de Robien et moi-même ferons des propositions. D'un mot : l'impunité, c'est terminé ! La sécurité progressera quand les assassins en puissance auront la certitude d'être sanctionnés, parce que nous allons truffer nos autoroutes d'équipements automatiques. Mais cela ne suffira pas : il faudra également qu'entre l'appareil qui enregistre l'infraction et celui qui fait payer l'amende, la connexion soit suffisamment automatique pour que personne ne puisse intervenir et faire sauter la contravention ! (Applaudissements sur les bancs du groupe UMP et du groupe UDF) Le Gouvernement partage pleinement votre préoccupation (Mêmes mouvements). FERMETURE DU CENTRE DE SANGATTE M. Christian Decocq - Vous l'aviez promis, Monsieur le ministre de l'intérieur : vous l'avez fait ! Dans moins d'un mois, le centre de Sangatte sera fermé, cet horrible garage pour êtres humains rasé, l'autorité de l'Etat restaurée. Permettez-moi, au nom de la représentation nationale et surtout en tant qu'élu du Nord, de vous dire : bravo et merci - pour la décision, mais surtout pour la méthode. La « méthode, c'est la politique », disait Roland Barthes. Dans votre méthode, concertation et décision, humanité et autorité se sont alliées. Comme cela paraît simple ! Et quelle leçon pour le gouvernement précédent... Quels commentaires pouvez-vous faire sur les principales caractéristiques de la décision prise ? Et surtout, pour les habitants du Nord-Pas-de-Calais, quelles leçons tirez-vous de ce difficile dossier pour lutter à l'avenir contre les flux migratoires clandestins dans nos régions frontalières toujours plus exposées ? (Applaudissements sur les bancs du groupe UMP et du groupe UDF) M. Nicolas Sarkozy, ministre de l'intérieur, de la sécurité intérieure et des libertés locales - Je ne souhaite pas polémiquer sur ce dossier, sans doute l'un des plus complexes que nous avons trouvés. Rien n'aurait été possible sans l'implication personnelle du Premier ministre, qui à chaque moment a aidé à la négociation, en parfaite osmose avec mon action (Applaudissements sur les bancs du groupe UMP et du groupe UDF). Je tenais à l'en remercier, car ce n'était pas si évident lorsque le 5 novembre, seuls contre beaucoup, nous avons décidé la fermeture. Je veux saluer les élus du Nord-Pas-de-Calais, et notamment ceux de l'opposition, qui ont bien voulu comprendre et approuver l'action du Gouvernement, comme le maire communiste de Calais, ou encore M. Lang et M. Delebarre (Applaudissements sur les bancs du groupe UMP et du groupe UDF et quelques bancs du groupe socialiste). Quand il s'agit de la dignité d'hommes et de femmes, il n'est plus question d'étiquettes politiques : nous avons besoin de rassembler tout le monde. Dès hier, quarante-cinq officiers de l'immigration britannique sont arrivés ; et dès demain les premiers réfugiés kurdes, irakiens et afghans gagneront l'Angleterre. Je souhaiterais que tous ceux qui ont voulu donner des leçons d'humanité au Gouvernement regardent ce qui se passe à Sangatte. Il y a encore soixante-dix mineurs, et des situations de détresse épouvantable. Ces hommes et ces femmes vivaient là depuis plus de trois ans dans une misère horrible. Demain, aucun d'entre eux ne restera sans solution, et c'est la majorité qui l'a voulu. Bien sûr cela ne résout pas les problèmes de l'immigration. Qui aurait la folie de le prétendre ? C'est au moins un message adressé à la misère du monde : il n'y a pas d'avenir dans le hangar sordide de Sangatte. S'y ajoute cet autre message : où il y a une volonté, il y a une possibilité de faire évoluer la situation. Tel est le grand message que la République adresse à nos concitoyens (Vifs applaudissements sur les bancs du groupe UMP et du groupe UDF). M. Antoine Herth - En juin dernier, Monsieur le ministre de l'agriculture, vous avez demandé un audit sur les contrats territoriaux d'exploitation. Il a fait apparaître les graves insuffisances du dispositif : complexité des procédures, dérive financière, inégalités de traitement entre les régions et en leur sein, efficacité environnementale peu probante... Cet audit a permis de recentrer le débat sur l'essentiel : la mise en _uvre dans notre pays de la politique européenne de développement rural, qui doit permettre à un agriculteur de satisfaire la demande environnementale des Français. A la suite de l'audit, vous avez annoncé la création d'un nouveau dispositif, dit contrat d'agriculture durable. Pouvez-vous nous en préciser les conditions de mise en _uvre et les résultats attendus ? (Applaudissements sur plusieurs bancs du groupe UMP) M. Hervé Gaymard, ministre de l'agriculture, de l'alimentation, de la pêche et des affaires rurales - Vous avez bien rappelé les insuffisances qui nous ont conduits à suspendre les CTE. A l'époque, nous avons évidemment précisé que les contrats signés seraient honorés, et que ceux qui ne l'étaient pas encore seraient instruits et signés, sur la base d'un plafond de 27 000 € Nous avons donc décidé de mettre en place, à partir du début de l'année prochaine, le contrat d'agriculture durable. Ce contrat sera simplifié : les phases d'instruction et de contrôle seront réunies dans une déclaration unique. Il sera recentré sur les mesures agri-environnementales utiles, sachant qu'il comporte un volet environnemental, mais aussi, pour les exploitations qui le souhaitent, un volet économique et territorial. Afin d'être adapté aux terrains, il sera déconcentré au maximum dans les départements : ce ne sera pas le ministère qui décidera de ce qui est utile, mais les paysans eux-mêmes. Enfin il sera beaucoup plus équitable, grâce à un plafonnement sur une moyenne départementale de 27 000 €. Ce qui permettra de répondre à l'une des grandes critiques adressées au CTE, lequel avait provoqué de graves inégalités entre les paysans français. Tel est le contrat d'agriculture durable, dont nous souhaitons qu'il contribue... durablement à construire l'agriculture française (Applaudissements sur les bancs du groupe UMP et sur plusieurs bancs du groupe UDF). M. Yves Durand - Le week-end dernier, Monsieur le ministre de l'éducation nationale, dix-sept des trente-trois membres du conseil national de l'innovation pour la réussite scolaire donnaient leur démission. Le fait pourrait paraître mineur, s'il n'intervenait après la suppression des aides-éducateurs, de 5 600 postes de surveillants et de 5 000 postes dans l'enseignement supérieur ; après la mise en cause de l'enseignement des langues étrangères et de la culture artistique à l'école primaire, par une amputation massive des crédits pédagogiques ; après la réduction des crédits sociaux destinés à aider les familles défavorisées... De plus, en supprimant le plan pluriannuel de recrutement des enseignants, vous avez jeté dans l'angoisse des milliers d'étudiants qui se destinent à l'enseignement, et vous refusez de préparer l'avenir. Toutes les actions destinées à donner réellement à l'école les moyens d'être une école de la réussite pour tous sont systématiquement démantelées par votre gouvernement. A la colère des enseignants, à l'inquiétude des parents, vous ne répondez que par des grillages et des portiques de sécurité à la porte des collèges et des lycées... (Protestations sur les bancs du groupe UMP) ou par des promesses aussitôt démenties par les faits : ainsi aucun crédit n'est prévu pour payer vos assistants d'éducation, sauf à faire appel aux collectivités locales ! Quand allez-vous entendre ceux, de plus en plus nombreux - et ils s'exprimeront dimanche prochain à Paris -, qui vous demandent de donner à l'école les moyens dont elle a besoin pour continuer de lutter contre les inégalités ? Ma question pourrait du reste s'adresser au Premier ministre, qui s'est exprimé sur le sujet la semaine dernière dans un grand quotidien (Applaudissements sur les bancs du groupe socialiste et du groupe des députés communistes et républicains). M. Luc Ferry, ministre de la jeunesse, de l'éducation nationale et de la recherche - J'aimerais avant tout rappeler quelques chiffres. Le premier, ce sont les 150 000 jeunes qui en 2002 sont sortis du système scolaire sans diplôme ni qualification. Le deuxième, ce sont les 81 600 incidents graves recensés dans les établissements. Je précise que cette statistique ne porte que sur 75 % des établissements et sur une durée de six mois ; et je rappelle que ce qu'on appelle « incident grave » est à la limite de la qualification pénale... Troisième chiffre : 20 à 25 % des jeunes, à l'entrée en sixième ne savent pratiquement pas lire ni écrire, ou ont au moins de graves difficultés sur les compétences de base. Tous ces chiffres proviennent des directions du précédent ministère. Citons un dernier chiffre : le budget de l'éducation nationale a augmenté de 25 % en dix ans, soit 100 milliards de francs supplémentaires. Quelqu'un peut-il dire ici sérieusement que les résultats se sont améliorés de 25 % ? (Exclamations sur les bancs du groupe socialiste ; applaudissements sur les bancs du groupe UMP et du groupe UDF) Nous travaillons à lutter contre l'illettrisme, à revaloriser l'enseignement professionnel, à faire reculer la violence et l'insécurité dans les établissements (Interruptions sur les bancs du groupe socialiste), à combattre l'échec dans le premier cycle universitaire (Mêmes mouvements). Voilà ce que nous faisons, en mobilisant les moyens nécessaires, et vos criailleries n'y changeront rien ! (Applaudissements sur les bancs du groupe UMP et du groupe UDF) M. Olivier Dassault - Rompant avec les effets de trompe-l'_il des précédentes années, le budget de la culture, sincère et équilibré, est au service de la création, de la défense du patrimoine et d'un accès plus large à la culture. Je vous sais convaincu, Monsieur le ministre, qu'il est nécessaire d'accompagner votre action par des incitations fiscales. Le succès des déductions existantes est un encouragement (Interruptions sur les bancs du groupe socialiste). Pourtant la motivation des dons et du mécénat est encore trop limitée. Le système est complexe pour les particuliers, défavorable aux revenus modestes et décourageant pour les plus généreux. Aussi, plutôt que de compter exclusivement sur les achats et les commandes publics (Vives exclamations sur les bancs du groupe socialiste et du groupe des députés communistes et républicains), nous devons améliorer les dispositions en faveur des dations (Mêmes mouvements). C'est ainsi que se développent les grandes fondations américaines, dont la qualité des collections et l'attrait pour le grand public ne sont plus à démontrer. J'y vois le meilleur moyen d'assurer la concurrence nécessaire à l'émergence de nouveaux courants de création et à éviter le risque de favoriser un art officiel, soutenu par l'Etat (Interruptions sur les bancs du groupe socialiste et du groupe des députés communistes et républicains). Quels sont votre réflexion et vos projets dans ce domaine ? (Exclamations sur les bancs du groupe socialiste et du groupe des députés communistes et républicains ; applaudissements sur les bancs du groupe UMP et du groupe UDF) M. Jean-Jacques Aillagon, ministre de la culture et de la communication - Au printemps, le Président de la République a indiqué qu'il souhaitait la libération des initiatives ; le Premier ministre a confirmé son attachement à cette perspective ici même, le 3 juillet (Interruptions sur les bancs du groupe socialiste). Il convient de faire en sorte que, aux côtés de l'Etat et des collectivités locales, tous ceux qui sont attachés au développement culturel puissent le favoriser dans de bonnes conditions et en bénéficiant de la reconnaissance de la nation. J'ai présenté au Premier ministre des dispositions tendant à développer le mécénat et les fondations qui, c'est vrai, se trouvent dans une situation archaïque et déprimée (Applaudissements sur les bancs du groupe UMP et du groupe UDF). Un travail interministériel est en cours. Le Gouvernement fera bientôt connaître ses décisions. Nous nous sommes également préoccupés de la fiscalité qui pèse sur l'industrie culturelle. Le livre bénéficie déjà d'un régime aménagé. Pour le disque, nous avons saisi le commissaire européen chargé de la fiscalité, et nous avons présenté à l'ensemble des membres de l'Union européenne un mémorandum relatif à la baisse de la TVA sur le disque. Celle-ci devrait favoriser la création et profiter particulièrement aux jeunes. Nous avons reçu l'appui de l'Allemagne et de l'Italie. Le Premier ministre a souhaité que nous confiions une mission spécifique à M. François Léotard, qui en 1987 a été le promoteur de la première baisse de TVA sur le disque. M. le Président - Veuillez conclure. Ne m'obligez pas à vous censurer ! M. le Ministre de la culture - Nous étudierons de la même façon la fiscalité applicable au patrimoine et au marché de l'art (Applaudissements sur les bancs du groupe UMP et du groupe UDF). M. Emile Blessig - Le 1er décembre a eu lieu la 14e journée mondiale contre le sida. A cette occasion, le Président de la République a appelé à une mobilisation générale et rapide, indiquant qu'au-delà de la France il fallait engager un effort particulier en faveur de l'Afrique. La situation est aujourd'hui difficile à comprendre. Alors que la recherche sur le sida progresse, on continue à mourir en France de cette maladie. L'ampleur du fléau réclame un plan d'urgence au plan national et international. Quelles sont vos intentions ? (Applaudissements sur les bancs du groupe UMP et du groupe UDF) M. Jean-François Mattei, ministre de la santé, de la famille et des personnes handicapées - La lutte contre le sida marque le pas. On avait cru qu'avec les trithérapies la maladie pourrait être guérie. Ce n'est pas le cas. Avec le temps, la prévention s'est relâchée. C'est une erreur. Cinq nouveaux cas de sida sont déclarés chaque jour en France. Il est temps de réagir. Le Gouvernement le fait. Une nouvelle action d'information est engagée envers des groupes ciblés, avec 850 spots télévisés ce mois-ci. Nous allons relancer le dépistage anonyme et gratuit. Le 1er janvier prochain, la déclaration anonyme deviendra obligatoire, en application du décret de 1999 et à la suite d'une longue concertation avec les partenaires et après consultation de la CNIL. S'agissant de la prise en charge, nous ferons des efforts particuliers dans le domaine de la transmission mère-enfant et pour les personnes infectées à la fois par le sida et l'hépatite C. J'ai autorisé le double circuit des médicaments sida-hépatite C-hépatite B. Une convention avec la CNAM permet un financement pérenne des appartements thérapeutiques, à la suite d'un décret d'octobre 2002. Avec l'accord de Mme Haigneré, nous soutiendrons l'agence nationale de lutte contre le sida, qui travaille très bien. Enfin la France est présente au plan international, en particulier à travers l'ONUSIDA. Comme l'a dit le Président de la République, le sida est une cause qui nous concerne tous. Ceux qui sont engagés dans cette lutte seront soutenus et encouragés (Applaudissements sur les bancs du groupe UMP et du groupe UDF). M. Michel Vergnier - L'APA est une magnifique avancée sociale. Elle favorise le maintien à domicile des personnes âgées. Elle a permis à plus de 300 000 d'entre elles de retrouver leur dignité. Pourtant l'APA semble dans le collimateur du Gouvernement (Exclamations sur les bancs du groupe UMP). Vous venez d'annoncer, Monsieur le Premier ministre, une augmentation de la participation des bénéficiaires de l'APA restant à domicile. Cette décision met en cause le principe même de l'allocation. Souhaitez-vous donc revenir à la PSD, pourtant nettement insuffisante et inégalitaire ? Nombre de personnes âgées dépendantes sont dans une situation de grande fragilité. Beaucoup craignent que vous considériez l'APA comme un surcoût et non comme une avancée sociale. En refusant d'augmenter le fonds de financement de l'APA, comme la loi l'a prévu, pour aider les départements à mettre en _uvre ce droit, vous ne prenez pas vos responsabilités. Dans la Creuse, chacun sait ce que cela signifie. Vos seules propositions consistent à faire payer davantage les bénéficiaires. Vous n'avez accepté d'examiner aucune de nos propositions. Votre secrétaire d'Etat a pourtant pris ici des engagements précis le 22 octobre (Interruptions sur les bancs du groupe UMP). L'heure n'est plus au rejet des responsabilités sur d'autres (Exclamations sur les bancs du groupe UMP). Ce petit refrain commence à être usé ! L'heure est aux décisions. Nos aînés attendent des engagements clairs. Ils veulent que vous préserviez l'APA. Qu'allez-vous faire ? (Applaudissements sur les bancs du groupe socialiste et du groupe des députés communistes et républicains) M. Hubert Falco, secrétaire d'Etat aux personnes âgées - Nous allons prendre les responsabilités que vous n'avez pas prises ! (Exclamations sur les bancs du groupe socialiste ; applaudissements sur les bancs du groupe UMP) Le Premier ministre s'est engagé à Strasbourg, devant les conseillers généraux, à maintenir la prestation. Nous avons organisé une large concertation, à laquelle participent tous les présidents de conseils généraux, afin de trouver un juste équilibre entre la maîtrise du coût de la prestation, qui met à mal les budgets départementaux (Applaudissements sur les bancs du groupe UMP), et les solutions qui permettront de pérenniser cette bonne mesure. Nous prendrons nos décisions avant le 15 décembre. Plusieurs députés socialistes - Lesquelles ? M. le Secrétaire d'Etat aux personnes âgées - Celles que vous n'avez pas su prendre, et qui vous permettront de pérenniser le dispositif (Applaudissements sur les bancs du groupe UMP). Retournez-vous vers le gouvernement que vous avez soutenu et qui, avec démagogie, a créé une allocation sans en prévoir le financement, abusant ainsi les personnes âgées ! (Interruptions sur les bancs du groupe socialiste ; applaudissements sur les bancs du groupe UMP) Vous serez très prochainement fixés, alors que vous n'avez rien fait pendant un an ! (Applaudissements sur les bancs du groupe UMP) M. Jean-Jacques Guillet - Tout au long de cette année, la France a joué un rôle pilote dans l'action en faveur du développement durable et le Président de la République n'y a pas été pour peu, grâce à ses discours de Monterrey et de Johannesburg. De son côté, le Gouvernement s'est attaché à accroître notre aide publique au développement et notre contribution au programme des Nations unies pour le développement. Lors de son intervention au sommet de Johannesburg, approuvé en cela par une majorité de pays, le Président de la République a souhaité la création d'une organisation mondiale de l'environnement et d'un conseil économique et social, chargés d'épauler en quelque sorte l'OMC et de corriger les effets pervers de la mondialisation. Nos concitoyens ont pris conscience de la nécessité de lutter contre les changements climatiques et de faire pénétrer le souci écologique dans les politiques urbaines, mais la notion de « développement durable » n'a peut-être pas pour eux toute la clarté souhaitable. Or le Premier ministre a réuni il y a quelques jours l'ensemble des ministres, pour un séminaire sur ce thème. Vous avez été chargée, Madame la secrétaire d'Etat au développement durable, de coordonner leur action et de donner une impulsion nouvelle à cette politique. Pourriez-vous faire le point sur les décisions arrêtées à cette occasion ? Comment envisagez-vous d'associer à votre action les citoyens et le Parlement ? (Applaudissements sur les bancs du groupe UMP) Mme Tokia Saïfi, secrétaire d'Etat au développement durable - Souhaité par le Premier ministre en effet, ce séminaire a marqué une étape décisive dans l'action du gouvernement en faveur du développement durable. Il a permis de lancer la préparation d'une stratégie nationale et d'adopter une soixantaine de mesures, pour le court et le moyen termes. Par ses prises de position sur la scène internationale, le Président de la République a montré la voie et le Gouvernement souhaite que cette préoccupation marque l'ensemble des politiques publiques de notre pays. Le séminaire a arrêté six thèmes prioritaires : les activités économiques ; les territoires ; la précaution, la prévention et la police ; l'information, l'éducation et la participation ; l'Etat exemplaire et l'action internationale (Exclamations sur les bancs du groupe socialiste). Notre action portera donc notamment sur l'agriculture, sur les transports et sur les changements climatiques. Reste à préciser les axes stratégiques, à définir des objectifs précis et un calendrier (Mêmes mouvements). Un comité interministériel, présidé par le Premier ministre, sera installé, de même que, dès le 14 janvier, un conseil national du développement durable. La stratégie nationale sera avalisée au printemps. Enfin, chaque année, le Parlement débattra du sujet. Notre gouvernement est donc celui de l'action, et non celui de l'incantation ! (Applaudissements prolongés sur les bancs du groupe UMP ; exclamations sur les bancs du groupe socialiste) M. Nicolas Forissier - La réforme de l'Etat est nécessaire, nous le savons tous, mais c'est aussi une tâche complexe. De tous les pays développés, la France est en effet celui où les prélèvements obligatoires sont les plus élevés et cela réduit notre compétitivité, ainsi que l'attractivité de nos territoires (Exclamations sur les bancs du groupe socialiste). D'autre part, nos concitoyens attendent des relations plus humaines avec l'administration, ils attendent des simplifications : en un mot, mieux d'Etat plutôt que plus d'Etat. Il faut donc réformer. Quelle sera votre méthode, Monsieur le secrétaire d'Etat à la réforme de l'Etat ? La direction générale des relations économiques extérieures, par exemple, a fait un effort considérable au cours des dernières années, ce qui lui a valu d'être la première de nos administrations à recevoir le label ISO 9001 : il est donc possible de réformer ! Entendez-vous vous inspirer de cette démarche de qualité, comme le souhaitent certainement tous les fonctionnaires ? Quel sera votre calendrier ? (Applaudissements sur les bancs du groupe UMP) M. Henri Plagnol, secrétaire d'Etat à la réforme de l'Etat - Le service public est confronté à deux défis : celui de la performance, qui exige d'être plus économe des deniers publics, et celui de la qualité. Il n'y a pas d'autre choix que celui de la réforme pour améliorer, à moyens constants, cette qualité et l'exemple que vous venez de citer démontre en effet qu'il y a là matière à une révolution qui nous permettra à la fois de gagner en productivité et de rendre un meilleur service aux usagers. C'est pourquoi le Premier ministre m'a demandé de veiller à ce que chaque plan de réforme d'une administration comporte un volet qualité (Exclamations sur les bancs du groupe socialiste). Pour être efficace, la démarche qualité doit s'appuyer sur la définition d'objectifs concrets et mesurables par l'usager : ce peut être, par exemple, la réduction des délais - pour l'attente au téléphone, pour l'obtention de rendez-vous, pour le traitement du courrier... Il faut aussi que nous associions les personnels aux objectifs, afin de progresser dans la voie d'un « management » (Exclamations sur les bancs du groupe socialiste) plus participatif. Il convient de réviser l'ensemble des tâches et procédures afin d'éliminer gaspillages et doublons et d'optimiser les processus de décision. Enfin, il faut se doter d'un dispositif d'évaluation rigoureux. Le Gouvernement est confiant dans la capacité du service public à relever ce défi, pour se réconcilier avec nos concitoyens ! (Applaudissements sur les bancs du groupe UMP) M. Émile Zuccarelli - Monsieur le ministre de l'intérieur, la Corse a connu quelque 220 attentats au cours de cette année, soit à peu près autant qu'en 2001. Ces attentats s'inscrivent dans un contexte assez particulier, les séparatistes tentant de récupérer les décisions du Gouvernement comme autant de gestes en leur faveur : il en est ainsi du rapprochement des condamnés insulaires, par exemple. Or la mesure, qui n'est certes pas contestable - elle ne découle que de la stricte application de la loi -, concerne tous les condamnés, et pas seulement les terroristes... Il en a été de même avec l'organisation décentralisée des concours de catégories B et C de la fonction publique, qui se pratique déjà ailleurs : parler à ce propos de corsisation des emplois est une ineptie. Les gestes en direction des violents et de leurs porte-parole sont inopérants, on le sait. Même, ils ne font que renforcer les poseurs de bombes dans leur détermination. Quant aux avancées de la décentralisation, elles ont leurs vertus et il est bon que la Corse soit à la pointe du mouvement, mais il serait vain d'en attendre la paix dans une île où revendication d'indépendance et activités mafieuses sont indissociablement mêlées. Les attentats nuisent à la Corse et à son développement, comme vous l'avez rappelé en recevant les principaux responsables de la sécurité dans l'île. Quelles mesures entendez-vous donc prendre pour assurer en Corse comme dans toutes les autres régions françaises la sécurité publique à laquelle nos concitoyens ont droit ? (Applaudissements sur les bancs du groupe socialiste) M. Nicolas Sarkozy, ministre de l'intérieur, de la sécurité intérieure et des libertés locales - Je partage beaucoup de vos jugements. Je suis le premier d'ailleurs à reconnaître que la situation en Corse n'est pas satisfaisante. L'île est depuis longtemps confrontée à une triple crise, qui n'a pas été résolue au cours des sept derniers mois, je le concède. Tout d'abord, plus personne n'y fait confiance à personne. La gauche, la droite, les autonomistes sont divisés. Or on ne peut bâtir sur la division. (Exclamations sur les bancs du groupe socialiste ; applaudissements sur les bancs du groupe UMP et du groupe UDF) En second lieu, la Corse connaît une crise de développement. De l'atout exceptionnel que représentent ses mille kilomètres de côte - contre 750 de Menton à Perpignan -, aucun gouvernement depuis 1975 n'est parvenu à lui donner les moyens de tirer profit. Enfin, l'île est depuis très longtemps - voyez Mateo Falcone - en proie à une violence endémique, à tel point qu'on peut raisonnablement soutenir que le rapport à la violence y est autre que partout ailleurs. Que faire ? Le gouvernement entend agir en trois temps. D'abord, il s'emploie à mobiliser les Corses en sorte qu'ils optent une fois pour toutes en faveur des institutions qui leur offrent les meilleures chances de paix et de développement - et cela peut aller jusqu'à utiliser les dispositions de la future loi de décentralisation permettant d'interroger les Corses eux-mêmes sur ce qu'ils souhaitent (Applaudissements sur les bancs du groupe UMP). D'autre part, je vais conduire à Bruxelles une délégation d'élus corses, que M. Prodi a accepté de recevoir pour une matinée de travail afin d'étudier en la faveur de l'île un statut économique et fiscal stable. Enfin, il n'y a aucune raison que les Corses ne bénéficient pas de la même sécurité que les autres Français. J'ai donc réuni les responsables de la police et des initiatives seront prises avant Noël. J'espère qu'elles vous donneront satisfaction (Applaudissements sur les bancs du groupe UMP). M. le Président - Nous en avons terminé avec les questions au Gouvernement. La séance, suspendue à 16 heures est reprise, à 16 heures 15. SOUHAITS DE BIENVENUE A M. LE MINISTRE M. le Président - Je signale à l'Assemblée la présence, dans les tribunes, de M. Wladziwierz Cinozewicz, ministre des affaires étrangères de la République de Pologne. Je suis heureux, en votre nom, de lui souhaiter la bienvenue (Mmes et MM. les députés et les membres du Gouvernement se lèvent et applaudissent). L'ordre du jour appelle le débat sur l'avenir de l'Europe. M. le Président - MM. les huissiers, veuillez faire entrer M. le président de la Convention sur l'avenir de l'Europe (Applaudissements sur les bancs du groupe UMP et du groupe UDF). Je suis heureux de souhaiter en votre nom, la bienvenue à M. Valéry Giscard d'Estaing. Avant de lui donner la parole, je tiens à souligner l'innovation que constitue la séance exceptionnelle que nous tenons cet après-midi. J'ai souhaité qu'un véritable dialogue s'engage sur l'avenir de l'Europe entre l'Assemblée nationale et M. le président de la Convention. Je remercie le Bureau et la Conférence des présidents d'avoir compris et accepté ma démarche. Puisse cette initiative contribuer à l'ouverture, dans l'opinion publique, d'un débat qui soit à la hauteur des enjeux. M. Valéry Giscard d'Estaing, président de la Convention sur l'avenir de l'Europe - Je ressens intensément l'émotion et le plaisir de m'adresser à vous de cette tribune. Pour l'émotion, chacun en comprendra aisément les motifs ! Quant au plaisir, c'est le plaisir de l'esprit de venir m'adresser à vous, qui représentez le peuple français, et qui constituez à ce titre un auditoire particulièrement exigeant, pour vous parler d'un sujet qui est au c_ur du débat politique sur notre continent, un sujet qui constitue sans doute, sans forcer la note, un fragment important de notre destin historique, et qui fait l'objet de la mission dans laquelle, avec mes collègues conventionnels, je suis totalement engagé. Certains d'entre eux sont présents dans cet hémicycle : M. Dominique de Villepin, représentant du gouvernement français, ainsi que MM. Pierre Lequiller et Jacques Floch pour votre assemblée. Je les remercie pour leurs contributions présentes et futures à nos travaux. Je voudrais également exprimer à MM. Alain Barrau et Pierre Moscovici, ma reconnaissance pour leur participation à nos débats, pendant les premières semaines ou les premiers mois de notre convention. Neuf mois se sont écoulés depuis le lancement de la Convention. Huit mois nous séparent de l'été 2003, où nous devrons remettre au Conseil européen le produit de nos réflexions, c'est-à-dire notre projet de constitution pour l'Europe. Nous sommes donc à mi-parcours - au milieu du gué, diront certains - tenant dans une main un verre à moitié plein, dans l'autre, un verre encore à moitié vide. C'est pourquoi je suis reconnaissant à votre Président, M. Jean-Louis Debré, de m'avoir donné l'occasion de partager avec vous les enseignements et les résultats de ce que nous avons déjà fait, et d'évoquer les interrogations sur ce qui nous reste à accomplir. M. René Dosière - L'Assemblée a encore la priorité ! M. le Président de la Convention sur l'avenir de l'Europe - Je ne voudrais pas vous imposer la redite des comptes rendus que vous avez pu lire dans la presse. Permettez-moi d'être plus direct, de vous poser à haute voix les questions sur lesquelles je m'interroge, de vous indiquer les pistes dans lesquelles il nous reste encore à nous engager. Je vous parlerai donc de la problématique de la Convention, des résultats déjà acquis, et de la démarche en direction de la constitution pour l'Europe. L'Europe d'aujourd'hui doit faire face à trois enjeux. D'abord, redéfinir le sens du projet, et le rendre lisible aux Européens. L'accumulation des textes et des protocoles - plus de 1 045 pages au total - a fait disparaître l'Europe derrière une cloison de papiers, alors que les textes fondateurs étaient simples. Les citoyens attendent, sans trop oser y croire, simplicité, efficacité, transparence et démocratie. En même temps, nous devons proposer une réponse à la question qui passionne à juste titre les milieux intellectuels : « Qu'est-ce qui fait que l'on se sent européen ? » Qu'est ce qui fait qu'au fond de nous, malgré les incertitudes et les désillusions, brille cette petite lueur qui nous a fait apercevoir, à vous comme à moi, que nous sommes aussi européens ? Ensuite, répondre à la demande de l'opinion d'une action plus efficace, à la fois dans les domaines traditionnels du marché unique, mais aussi dans les domaines nouveaux de la politique étrangère, de la défense, et d'un espace de liberté, de sécurité et de justice en Europe. Enfin, réussir l'élargissement en cours de l'Union européenne, qui va donner à notre continent, pour la première fois de son histoire - car ni l'Empire romain, ni les conquêtes napoléoniennes n'y sont parvenus ! - sa quasi-unité. Les dimensions de cet élargissement - dix candidats à terme proche, deux à terme plus éloigné - imposent de réexaminer toute la mécanique du système. Pour faire face à ces enjeux, on ne peut pas se contenter d'un bricolage. Il faut réexaminer sans tabou l'ensemble de l'architecture, et réinventer, au moins en partie, le dispositif. En considérant le passé proche, on peut dire que l'Europe avance par pas de cinquante ans. Du traité de Rome jusqu'à la monnaie unique, les pères fondateurs ont réussi leur enjambée. Il nous revient d'en renforcer les acquis, et d'offrir un cadre stable - une constitution - pour les avancées des trente ou cinquante prochaines années. M. Philippe de Villiers - Et les reculs ! M. le Président de la Convention sur l'avenir de l'Europe - C'est donc le travail de la Convention. Sa composition est originale. Elle représente les quatre forces vives de l'ensemble européen : les gouvernements, les parlementaires nationaux, les parlementaires européens, et la Commission. Les pays candidats participent à nos travaux, et à cette occasion, je voudrais saluer la présence de M. Cinozewicz, ministre polonais des affaires étrangères, qui assiste à notre rencontre d'aujourd'hui (Applaudissements sur tous les bancs), tout comme la quasi-totalité du corps diplomatique de l'Union européenne présent dans notre capitale. Cette méthode rompt avec le mode de négociation diplomatique - celui des conférences intergouvernementales précédentes -, peu adapté au progrès de l'Europe, où le gain de l'un est égal à la perte de l'autre, ce qui provoque sa réaction négative. Son avantage réside dans la durée et la continuité. Aucun investissement comparable n'a été effectué depuis la conférence de Messine, qui a accouché du traité de Rome. Les conventionnels ne raisonnent plus comme ils le faisaient en avril dernier. Un « esprit de la Convention » s'est créé. Il permet de dégager effectivement un consensus sur certaines propositions. La Convention ne vote pas, car ses votes ne seraient pas représentatifs - il y a trois fois plus de députés nationaux que de députés européens, on compte vingt et un représentants des gouvernements et deux représentants de la Commission. La recherche du consensus, qui n'est pas celle de l'unanimité, permet de contourner les risques de blocage. Ainsi nous avons pu enregistrer des consensus sur des questions auxquelles aucune conférence intergouvernementale n'avait apporté de réponses. Mais il en faudra beaucoup d'autres ! Quels sont les premiers résultats de nos travaux ? Deux constatations, d'abord, dominent l'approche du sujet. Nous avons acquis la forte perception de la double nature de l'Europe unie : une union des Etats et une union des peuples d'Europe. Cette union gérera sur le mode fédéral - même si le mot effraie - ses compétences communes - monnaie, commerce international, concurrence, entre autres - et coordonnera étroitement des politiques dont les compétences restent ancrées au niveau national - politique économique et sociale, diplomatie, défense, notamment. Sans une conception claire de cette double nature du projet, il est exclu qu'on puisse réussir. Ceux dont le crâne serait trop étroit pour accueillir les deux lobes du cerveau - le cerveau gauche, l'affectif, celui de l'union des peuples, et le cerveau droit, dépositaire de la mémoire, celui de la survie des Etats-nations - feraient capoter le projet ! M. Jacques Myard - Très bien ! M. le Président de la Convention sur l'avenir de l'Europe - Seconde constatation : une union, bientôt composée de 25 ou 27 Etats membres, et peuplée de 450 millions d'habitants - le plus grand regroupement humain des pays industrialisés - devra éviter la centralisation et le monolithisme du pouvoir. Elle ne pourra survivre et se renforcer que si elle respecte dans son action le principe de subsidiarité et si elle organise à sa tête un jeu démocratique et équilibré des pouvoirs. Quels sont alors les premiers résultats concrets ? Le premier est la nécessité absolue d'obtenir l'adhésion - encore incertaine - des citoyens au projet européen. Ils doivent s'y reconnaître et ressentir qu'il leur apportera un « plus » dans leur propre vie. Il faut pour cela des symboles forts : un nom porteur d'avenir et d'ambition pour l'Union, une citoyenneté européenne avec des droits et des devoirs, et des avantages dans la vie quotidienne, citoyenneté qui viendrait s'ajouter - sans l'éliminer bien entendu - à la nationalité qui émane de la nation. Il faut aussi établir les principes et les valeurs qui fondent l'identité européenne, et qui constituent le « pacte européen » des citoyens de l'Europe. C'est pourquoi nous proposerons d'inscrire la charte des droits fondamentaux dans la constitution européenne. Deuxième résultat : une plus forte implication des parlements nationaux dans le vie de l'Union. Elle se manifesterait d'abord par la mise en place d'une mécanisme d'alerte précoce, permettant aux parlements nationaux d'exercer un contrôle politique de l'application du principe de subsidiarité au début du processus législatif : les textes vous seraient transmis, et vous disposeriez de six semaines pour dire s'ils respectent ou non ce principe, donc pour éventuellement adresser un « carton jaune » ; vous pourriez ainsi répondre en toute responsabilité aux électeurs qui vous demandent pourquoi l'Europe se mêle de tel ou tel sujet. A l'autre extrémité de la procédure serait reconnu aux parlements nationaux le droit de saisir la Cour de justice sur cette même question. Mais sans doute faut-il aller encore plus loin. Peut-on, en effet, accepter que dans la future Europe démocratique, les parlements nationaux et le Parlement européen poursuivent des débats parallèles, qui ne se rencontrent jamais ? Pour faire disparaître cette anomalie, on pourrait mettre en place un forum - qu'on le baptise congrès des peuples ou convention - où les parlementaires européens et une représentation proportionnelle des parlementaires nationaux se rencontreraient, à intervalles réguliers et publiquement, pour entendre les comptes rendus sur l'état de l'Union des présidents du conseil européen et de la Commission, et pour débattre des grandes orientations de l'Union, telles que les propositions de modifications de la répartition des compétences entre l'Union et les Etats membres ou les éventuels élargissement à venir. Il reviendrait au Président du Parlement européen de présider ces débats. J'entends bien la critique : « Le système est déjà suffisamment compliqué ! » Mais j'écoute en écho la réflexion de Jean Monnet : « Les projets s'incarnent dans les institutions ». Nous avons besoin d'un forum - ou d'une agora ! - où s'exprime davantage la lisibilité démocratique de l'Europe unie et où se rencontrent les principaux dirigeants qui animent la vie politique des Etats de l'Union. Le troisième résultat porte sur la réponse à apporter à l'immense besoin de simplification, qui est la première attente exprimée par l'opinion. Nous sommes arrivés à la conclusion qu'on peut juridiquement, et qu'on doit politiquement, doter l'Union européenne - née du traité de Maastricht - et les Communautés européennes - nées du traité de Rome - d'une personnalité juridique unique. En effet, la situation actuelle est à ce point confuse que ceux qui agissent sur la scène européenne ne savent souvent pas dans quel cadre juridique ils agissent. L'établissement de cette personnalité juridique unique ouvre la voie à la fusion et à la restructuration de l'ensemble des traités - qui comportent au total 1 045 pages. Nous avons proposé d'élaborer un seul nouveau traité constitutionnel, clair et lisible, qui se substituerait aux traités antérieurs. Si nous voulons rédiger une constitution, il ne serait pas imaginable de la présenter sous forme d'amendements à des traités d'une nature juridique différente ! Cette constitution, dont on parlait timidement il y a un an mais dont la nécessité est maintenant reconnue par l'ensemble des membres de la Convention, constituerait la première simplification du système européen. S'y ajouteraient la simplification et la réduction du nombre des procédures et des moyens d'action - sujet sur lequel, Monsieur le Premier ministre, nous rejoignons les préoccupations nationales et vos propres chantiers. En effet, dans la plupart des pays européens, il existe en général une ou deux procédures législatives, bien connues des citoyens. En Europe, nous disposons de plus de quinze instruments de décision différents et, pour les adopter, les traités connaissent - suivant les experts consultés, qui ne sont pas d'accord entre eux - de quinze à trente procédures différentes ! La simplification sera un très gros travail, mais c'est une priorité politique pour rendre l'Europe compréhensible à ses citoyens. Ceux-ci ne reconnaîtront comme légitimes que les décisions européennes à condition que si nous adoptions une terminologie claire et directement compréhensible - par exemple loi européenne au lieu de directive -, un nombre limité d'instruments - il en existerait trois catégories - et des procédures démocratiques, lisibles par chacun et transparentes. Le quatrième enseignement a été une surprise pour moi : nous n'avons entendu de la part des conventionnels aucune demande pour transférer de nouveaux domaines de compétences vers l'Union. C'est une grande nouveauté. Nous allons donc pouvoir confirmer et préciser dans la constitution les compétences qui figurent dans les traités. En revanche, on nous demande d'améliorer l'exercice des compétences, et aussi de rendre plus efficace la coordination des actions des Etats membres, là où il n'existe pas de compétence commune. Cela vaut en particulier pour la gouvernance économique, et c'est souhaitable dans le domaine social. Un consensus global n'a pas encore été atteint sur ces sujets - ce qui est d'ailleurs intéressant en soi. En matière économique, la Convention a déjà dégagé un consensus clair sur un principe : la politique monétaire est une compétence de l'Union ; les politiques économiques restent du domaine des Etats membres. Néanmoins, vous connaissez l'ancien débat, qui remonte au rapport Werner, sur le fait que l'unité de la politique monétaire présuppose la convergence des politiques économiques. Le sentiment de la Convention paraît être aujourd'hui le suivant - mais nous allons encore en discuter - : la coordination des politiques économiques existe déjà, mais sa discipline doit être renforcée. La Commission pourrait par exemple adresser ses premières mises en garde de manière autonome et agir ainsi directement. Les pénalités resteraient de la compétence du Conseil, mais seraient décidées à la majorité qualifiée, le pays concerné ne prenant pas part au vote. Pour les Etats de la zone euro, la demande de coordination est plus forte, car même si chaque Etat définit sa politique économique, celle-ci doit tenir compte de son appartenance à la zone et prendre en considération les conséquences qu'elle peut avoir sur l'intérêt monétaire commun, qui peut en être affecté. On pourrait alors envisager un double cercle de coordination : le conseil des ministres de l'économie et des finances Ecofin pour l'ensemble de l'Union, et l'Euro-groupe, définissant ses propres règles de fonctionnement, pour les Etats de la zone euro. Pour certains conventionnels, cet Euro-groupe serait une formation spécialisée de l'Ecofin. D'autres recommandent d'avoir recours à la formule des coopérations renforcées. Il faudra trancher. Nous pourrons envisager sa mise en place dans la partie de la constitution consacrée à l'Union monétaire. Il serait aussi le correspondant de la Commission pour la surveillance et le respect du Pacte de stabilité, dont la Convention recommande le maintien. S'agissant du domaine social - sujet longuement débattu dans les instances européennes depuis le début des années 1980 -, un groupe de travail est en cours d'installation. Il fera des propositions sur une formulation nouvelle des objectifs sociaux de l'Union, qu'il faut sans doute préciser et compléter, et sur une coordination plus efficace des actions des Etats membres dans les domaines sociaux, où ceux-ci conservent leurs compétences. Pour compléter cette évaluation des premiers résultats des travaux de la Convention, je voudrais vous dire un mot des trois nouvelles demandes d'action européenne, adressées à la Convention, et formulées pour la première fois par le traité de Maastricht : la politique étrangère, la défense et l'espace de liberté, de sécurité et de justice européen. A l'heure actuelle, ces sujets sont traités selon la méthode dite « des trois piliers », qui donne une impression de grande confusion. Puisqu'elle envisage pour l'Union un système institutionnel unique, la Convention proposera l'abandon des trois piliers, et leur remplacement par des procédures spécifiques, adaptées à la nature de chaque problème. C'est sur l'espace de liberté, de sécurité et de justice que la Convention a le plus avancé. Le troisième pilier disparaîtrait. Certaines dispositions seraient communautarisées, et s'accompagnerait d'un recours plus systématique à la procédure de vote à la majorité qualifiée, dans la logique de ce qui a déjà été décidé pour l'immigration et le droit d'asile et que vous connaissez bien, Monsieur le ministre de l'intérieur. Un dispositif plus efficace serait mis en place pour le rapprochement des législations pénales, qui se caractérisent par leurs disparités, cependant que serait établie une liste des actes d'une particulière gravité et relevant de la criminalité transfrontalière. En cette matière, le flou doit absolument être évité. En matière opérationnelle, où la responsabilité reste celle des Etats, des solutions imaginatives permettraient de coordonner l'activité des polices nationales et celles d'Europol, ainsi que de renforcer les contrôles aux frontières de l'Union. Vous attendez sans doute de connaître les orientations de la Convention en matière de politique étrangère et de défense, mais il est trop tôt pour le faire, car les groupes de travail n'ont pas achevé leurs travaux ; je ne saurais anticiper leurs conclusions. Mais des débats généraux de la Convention, on peut déjà retenir deux avancées, qui ont toutes chances d'être retenues, et dont la première serait l'élévation au rang de ministre des affaires étrangères de l'Europe unie du Haut représentant pour la PESC. Ce poste a été créé, on s'en souvient, à l'initiative de la France, sur l'insistance du Président Jacques Chirac. Ce ministre, nommé par le Conseil, présiderait le conseil des ministres des affaires étrangères de l'Union. Son rôle, chacun le comprend, ne serait pas de décider seul de la politique étrangère de l'Union, mais de rester en contact étroit, quasi quotidien, avec ceux qui mènent aujourd'hui la politique étrangère des Etats membres, pour conduire une stratégie de convergence des positions, en direction d'une position unique. En cas de crise, il recevrait du Conseil des directives et une marge d'initiative, permettant à l'Union d'éviter la cacophonie - vous voyez sans doute ce que je veux dire - et de coordonner dans les enceintes internationales les initiatives des Etats membres. Certes, le traité d'Amsterdam prévoit déjà un tel dispositif, mais il n'a pas fonctionné. Nous proposerons donc d'aller plus loin. Pour éviter le blocage qui résulterait d'un droit de veto à 25 ou 27 membres - soit cinq fois plus qu'au Conseil de sécurité des Nations unies ! -, il conviendra de garantir une certaine flexibilité dans le processus de décision, passant, par exemple, par un recours plus large au vote à la majorité qualifiée et à un usage plus fréquent des coopérations renforcées. Quant à la politique de défense commune, même si elle fait encore l'objet d'appréciations divergentes, sa nécessité n'est curieusement pas contestée - certains Etats membres de l'Union étant attachés à la neutralité, on pouvait imaginer des divergences profondes ; or la reconnaissance de la nécessité d'une politique européenne de défense commune est unanime. Les représentants allemands et français à la Convention ont transmis, il y a deux semaines, des propositions importantes dans ce domaine. Il semble qu'un accord pourra se dessiner en faveur de la création d'une agence européenne de l'armement et du développement technologique, constituant, pour les années 2000, le symétrique du pool charbon-acier des années 1950. Peut-être pourra-t-on également s'inspirer, pour les contributions de défense, des critères de convergences qui ont permis la mise en place de l'euro. Je vous remercie de votre patience, car je sais que j'ai déjà quelque peu excédé le temps de parole que vous m'avez alloué, Monsieur le Président (Sourires). Voici donc le contenu du verre à moitié plein. Je vous décrirai brièvement comme nous allons remplir le verre à moitié vide. A partir du début de 2003, nous disposerons des conclusions de tous nos groupes de travail, et nous aurons pris acte de toutes les contributions déposées devant la Convention, dont, jeudi prochain, celle de la Commission européenne. Nous allons entreprendre la rédaction de notre constitution, et nous aborderons le problème de la mise à jour des institutions de l'Union. Pour les articles de la constitution, nous débuterons par ceux qui définissent les objectifs et les valeurs de l'Union - ce qui n'est pas seulement théorique, mais qui a une valeur d'identité forte - ainsi que le rôle de la charte des droits fondamentaux, puis par ceux qui décrivent et précisent les compétences de l'Union. Je vous engage à les lire, car elles indiquent, en creux, celles qui demeurent du ressort des Etats nationaux. Nous devrions en présenter le texte à la Convention en février. Nous poursuivrons par les procédures et les instruments d'action de l'Union, car il nous faut procéder par ordre, en commençant par les institutions. Parallèlement, nous engagerons donc la réflexion sur la mise à jour des institutions de l'Union. Nous l'ouvrirons par un débat général de la Convention portant sur l'ensemble des contributions qui nous ont été présentées. Puis nous entrerons dans le vif du sujet, par une démarche que je souhaite concrète et réfléchie. Il ne s'agit pas de nous passionner pour savoir quel lambeau de pouvoir une institution réussira à arracher à une autre, problème qui passionne quelques personnes en Europe... Il s'agit de répondre à la question fondamentale posée par la déclaration de Laeken : comment les trois institutions de l'Union, que sont le Parlement, le Conseil et la Commission, peuvent-elles assurer un fonctionnement efficace, démocratique et transparent de l'Europe unie après son élargissement ? Ce n'est pas une question de frontières entre les institutions : c'est la question du fonctionnement d'un système global. Ceci nous impose de commencer par une évaluation réaliste des conditions actuelles de fonctionnement du système, qui, pour parler franchement, ne sont pas toujours satisfaisantes. Il faut soulever le capot de la voiture pour voir comment tourne le moteur ! M. Jean-Pierre Brard - Les mains dans le cambouis ! (Sourires) M. le Président de la Convention pour l'avenir de l'Europe - Nous examinerons ensuite les conséquences sur les trois institutions de l'effet de nombre, dû aux élargissements successifs. Le Conseil européen passera à plus de cinquante membres alors qu'il en comptait dix-huit lors de sa première réunion, à l'Elysée. La Commission atteindra vingt-cinq membres. Quant au Parlement, il dépassera la limite de sept cents membres qu'il s'était fixée lui-même. Quels peuvent être leur mode d'organisation, leurs règles de fonctionnement et leur mécanisme de décision, pour en faire un ensemble institutionnel, efficace et transparent, qui donne une image brillante et moderne de l'Europe du XXIe siècle ? C'est une tâche ardue, sans doute ingrate, car elle se déroule sur une toile de fond de lutte pour le pouvoir, mais indispensable si l'on veut que l'Europe devienne un sujet d'adhésion, voire d'enthousiasme, pour ses citoyens, et éventuellement une référence pour le monde. Nous pouvons déjà avancer quelques propositions. Tout d'abord, le système doit être stable, et lisible pour les citoyens. C'est déjà le cas pour le Parlement et la Commission, dotés de présidences stables. Seul le Conseil connaît une rotation semestrielle de sa présidence. Je pense qu'il faut y mettre un terme : imaginée pour l'Europe à six, où elle revenait tous les trois ans, cette rotation est absurde pour l'Europe à vingt-cinq ou à vingt-sept, où elle reviendrait tous les treize ans. Elle présente deux des défauts majeurs des systèmes politiques contemporains : l'anonymat, puisqu'elle ne permet pas de connaître les véritables dirigeants, et l'instabilité de l'action par la fixation semestrielle de priorités nouvelles pour l'Union, sans que soit ensuite possible un suivi efficace de leur mise en _uvre. La rotation trimestrielle n'a guère de défenseur. Certains redoutent toutefois que sa suppression remette en cause l'équilibre institutionnel, et affaiblisse la Commission. En réalité, les trois institutions de l'Union seraient placées sur un pied d'égalité, avec trois présidences stables, et le rôle du président du Conseil européen ne serait pas modifié, comme certains le craignent, par son mode de désignation. Il lui appartiendrait de veiller à ce que le Conseil exerce la fonction que lui assigne le traité d'Union européenne, et qui consiste à « donner à l'Union les impulsions nécessaires à son développement, et à en définir les orientations politiques générales ». Il ne s'agit donc pas d'une gestion directe et décisionnelle de la vie de l'Union. Permettez-moi ici une digression. L'imaginaire contemporain, sans doute alimenté par les images médiatiques omniprésentes de présidents tels que George Bush et Vladimir Poutine, tend à doter ce président du Conseil européen d'une autorité forte et d'un pouvoir de décision étendu. La réalité, j'en suis convaincu, sera différente. Je vous l'ai dit : l'Europe devra éviter la centralisation excessive du pouvoir, et ce sera d'ailleurs l'un des signaux qu'elle pourra envoyer au monde de son temps. Le rôle du président sera bien davantage de coordonner que de commander ; son pouvoir sera plus proche de l'influence que de la décision. Pour reprendre une belle expression de notre Constitution, « il assurera le fonctionnement régulier des pouvoirs européens, ainsi que la continuité de l'Europe ». Il sera davantage médiateur que décideur. Quant à la Commission, elle devra confirmer sa nature de collège indépendant des pouvoirs nationaux, capable d'identifier et de proposer les mesures conformes à l'intérêt européen. C'est là ce qui fait l'originalité de cette institution, et sa très grande utilité. Pour lui maintenir, comme je le crois souhaitable, son monopole d'initiative - lequel ne s'entend pas, bien entendu, que dans les domaines où les traités confèrent la compétence de l'Union -, il faut éviter sa politisation. Imaginez une Commission politisée par sa procédure de désignation : face au Conseil et au Parlement, comment pourrait-elle exercer sereinement son rôle d'initiative pour le bien commun européen, alors que ses décisions feraient l'objet de contestations politiques ? Et il faut lui restituer le caractère de collège restreint, et représentatif de l'intérêt européen, non des intérêts nationaux, comme l'ont voulu les fondateurs. Le mode d'élection de son président sera débattu par la Convention. Beaucoup souhaitent qu'il soit élu par le Parlement européen. Mais se poserait alors le problème de la sélection et de la présentation des candidats. Le Parlement européen se verrait reconnaître pleinement le rôle de colégislateur, pour l'ensemble des lois européennes. Son mode d'élection deviendrait homogène - ce qui ne signifie pas identique - pour assurer aux députés européens une légitimité comparable, et une proximité plus étroite vis-à-vis de leurs électeurs. C'est là un sujet, Monsieur le Premier ministre, sur lequel le gouvernement français va certainement se pencher... (Sourires) Chacune de ces questions viendra à son heure pour remplir l'architecture constitutionnelle de manière cohérente et équilibrée. Sur ces sujets difficiles, je souhaite un débat réfléchi, dont les questions de personnes comme de préférences institutionnelles soient absentes, et qui se concentre sur le véritable enjeu : comment organiser et faire fonctionner un système institutionnel original, adapté à la double nature de l'Union, c'est-à-dire capable à la fois d'assumer la gestion fédérale des compétences dévolues à celle-ci, et la gestion des actions concertées des Etats membres là où leurs compétences sont respectées ? Je ne crois ni à une concentration excessive du pouvoir, ni à la confusion des rôles entre les institutions, mais à un équilibre entre elles et à un esprit de coopération. On peut se référer à ce que défendait Montesquieu : réfléchissant, il est vrai, dans le cadre de l'organisation politique des Etats, il prônait la séparation des pouvoirs ; dans celui, plus complexe, de l'Union européenne, le problème est plutôt celui de la distinction des fonctions. Chacun doit savoir qui fait quoi, et qui est responsable de quoi. En conclusion, je vous rappellerai qu'aujourd'hui plus de 60 % des citoyens de toute l'Europe souhaitent une constitution européenne. Il n'y a qu'un pays où ce v_u ne rassemble pas une majorité ; encore l'opinion s'y divise-t-elle par moitié. C'est, après huit mois de travail, la meilleure récompense que pouvait espérer la Convention européenne. Cette constitution, aidez-nous à la concevoir et à la rédiger. Par vos délibérations, par les contributions de vos représentants à la Convention, faites qu'elle soit imprégnée de la clarté et de la logique de l'esprit français ! Je ne sais pas encore si nous allons réussir, mais je crois que nous sommes sur le bon chemin. Vous qui constituez le relais privilégié avec les citoyens, je vous demande de nous accompagner dans cette dernière étape : dotons l'Europe du XXIe siècle d'une constitution qui en fera une grande puissance, juste, libérale, tolérante, respectueuse du droit pour elle-même et pour les autres, à l'image de ce que nous souhaitons pour la France, et de ce que la France propose à l'Europe ! (Applaudissements sur les bancs du groupe UMP, du groupe socialiste et du groupe UDF) M. Edouard Balladur, président de la commission des affaires étrangères - Nous nous réjouissons de la participation aux débats de l'Assemblée nationale du président Giscard d'Estaing, que nous avons entendu avec le plus grand intérêt. Elle nous permet d'engager le débat sur l'avenir de la construction européenne. Je souhaite qu'au-delà des préférences partisanes, nous sachions saisir cette chance d'éclairer notre pays sur l'importance des choix qu'il devra faire. Depuis bientôt un demi-siècle, la construction européenne n'a progressé qu'en s'affranchissant des modèles établis et des idées reçues. C'est la clé de sa réussite, la marque de son ambition. La Convention constitue une étape décisive dans cette entreprise sans précédent qui consiste à obtenir de nations qui, souvent, sont au nombre des plus glorieuses du monde, qu'elles mettent en commun des pans entiers de leurs compétences souveraines. Etape décisive autant que difficile, tant les problèmes institutionnels sont de ceux qui attisent les passions, nourrissent les ambitions et favorisent les affrontements théoriques. Mais étape décisive, aussi, parce qu'elle survient au moment où s'opère enfin un élargissement à dix nouveaux pays, qui va permettre à l'Europe de renouer avec une part importante de son héritage moral et culturel. Les questions auxquelles la Convention doit répondre sont aussi nombreuses que délicates. Vous les avez évoquées, Monsieur le président de la Convention. L'accroissement du nombre des Etats composant l'Union a ses conséquences inévitables : on ne peut pas fonctionner à vingt-cinq comme à quinze, surtout quand le fonctionnement à quinze est déjà fort difficile et qu'on se fixe comme objectif louable la démocratisation des institutions. M. Jacques Myard - C'est évident ! M. le Président de la commission - C'est dire que la convention est principalement confrontée à quatre débats, étroitement interdépendants. Quelle organisation des relations entre les institutions ? Quel degré d'efficacité dans la mécanique des décisions ? Quelles ambitions nouvelles assigner à l'Union ? Quel degré de cohésion espérer d'une Union à vingt-cinq, dotée de compétences nouvelles ? Une question me semble essentielle : dès lors que tous les membres de l'Union ne participent pas, de leur propre fait, aux mêmes politiques communes, quelles conséquences en tirer pour l'organisation nouvelle des institutions communautaires ? Le problème est d'autant plus aigu qu'il se pose déjà aujourd'hui, au sein de l'Union à quinze. Disons, pour simplifier à l'extrême, que tous sont membres du marché unique, mais que tous, et il s'en faut de beaucoup, ne sont pas membres de la zone euro, ou ne participent pas à la politique européenne de défense, ou ne sont pas parties aux accords de Schengen. Que nous le voulions ou non, cette situation est appelée à durer, du fait même de l'élargissement. Les vingt-cinq membres ne seront pas parties prenantes au même titre que toutes les politiques européennes communes, soit qu'ils ne le puissent pas, ou pas tout de suite, soit qu'ils ne le souhaitent pas, ou pas encore. Il résultera longtemps complexité, voire confusion. Aussi est-il nécessaire de mettre de l'ordre dans cette réalité aussi diverse que foisonnante. Conscient de cette nécessité, j'avais, voilà quelques années, constaté qu'existaient de fait entre les Etats membres, outre la coopération dans le cadre du marché unique qui les regroupait tous, des « cercles » - mot qui depuis a fait florès -, des cercles, donc, de compétences et de compositions variables selon les sujets : cercle monétaire, cercle de sécurité intérieure, ou encore cercle à compétence militaire. Telle est encore, peu ou prou, la situation d'aujourd'hui. M. Jacques Myard - Et cela continuera ! M. le Président de la commission - Rien n'indique qu'il en ira différemment demain, bien au contraire. Il faut prendre acte de cette réalité pour l'organiser. Dès lors, doit-on décider de pérenniser le système actuel, c'est-à-dire qu'au sein des institutions européennes, les mêmes pour tous, fonctionnent, selon les sujets, des coopérations plus approfondies entre les Etats membres, regroupés en cercles multiples ? Ou bien doit-on envisager qu'au sein de ces institutions existe un cercle avancé, qui regrouperait ceux des Etats membres qui ont décidé d'aller aussi loin que possible, en coopérant à la gestion de toutes les politiques communes que les traités permettent ? Autrement dit, doit-on souhaiter que ceux des Etats qui adhèrent à toutes les formes de coopération se rassemblent en ce cercle avancé ? Nous devons nous affranchir des querelles de mots et d'une vision statique des institutions européennes. Il ne serait pas réaliste de faire comme si tous les membres de l'Union étaient dans la même situation, alors qu'en réalité les uns mettent en commun davantage de compétences que les autres. Ne faut-il pas reconnaître que si un cercle, forcément restreint au début, regroupait les pays participant à toutes les coopérations prévues par le traité, l'existence de cette avant-garde - mot contesté, je le sais - serait un motif puissant pour convaincre les autres, qui se tiennent en dehors, d'entrer progressivement dans cette Union plus parfaite et plus complète ? Cependant je ne crois pas qu'il soit souhaitable de consacrer une dichotomie dans la future constitution européenne. Laissons faire la nature, et remettons-nous en aux réalités. Que ceux qui veulent avancer plus vite se regroupent est légitime. Pour autant, il n'y a pas lieu d'imaginer en leur faveur une organisation différente de celle de l'Union toute entière. Une chose est certaine : si cette structure à composition plus restreinte devait voir le jour, elle devrait être présidée par le président du Conseil européen, en présence du président de la Commission, et soumise au contrôle du Parlement. Contentons-nous de souhaiter que la constitution européenne permette ce regroupement à composition plus restreinte. Quelles seraient les conséquences ? La Grande-Bretagne, tant qu'elle n'a pas rejoint la zone euro, dont elle n'est absente que par sa propre volonté, n'en ferait-elle pas partie, mais on doit espérer que cette situation ne serait que temporaire. D'ailleurs, la simplification escomptée ne serait pas encore totale, tant il est vrai que, sur vingt-cinq membres dont moins de la moitié appartiendrait à ce cercle avancé, les autres relèveraient de situations diverses selon qu'ils pratiquent telle ou telle forme de coopération, mais pas toutes. Résumons : tous les Etats seraient sur un pied d'égalité au sein de l'Union ; tous seraient habilités à adhérer à des coopérations plus ambitieuses que la coopération économique et commerciale, qu'elles concernent la monnaie, la sécurité, la politique extérieure ou la défense ; tous auraient vocation à entrer dans le cercle plus restreint des Etats pratiquant entre eux la totalité des coopérations prévues par la constitution en voie d'élaboration. Les transitions seraient ménagées, la confusion dissipée, les passions apaisées, du moins peut-on l'espérer. Depuis que la construction européenne est en marche, la diversité des situations des différents Etats membres, leur degré inégal de participation à l'effort commun sont un frein à l'émergence de la puissance européenne. Déjà tous ne sont pas prêts à marcher du même pas. Faut-il se résigner à ce que les autres, indéfiniment, attendent ? Je ne le pense pas. De la situation actuelle et de celle, ô combien prévisible, de demain, il faut tirer toutes les conséquences en organisant avec souplesse des institutions permettant une évolution de tous les membres de l'Union vers la plus grande cohésion possible, mais en permettant aux plus ambitieux d'aller de l'avant en se regroupant, sans exclure personne. Ainsi, notre pays pourrait prendre l'initiative, une fois la constitution adoptée, de proposer à tous ceux de ses partenaires qui participent comme lui à toutes les formes de coopération de se retrouver régulièrement, afin de coordonner leurs efforts et de rendre leurs actions cohérentes entre elles et avec celle qui est menée par l'Union au nom de ses vingt-cinq membres. Je le relevais au début, le propre de l'idéal européen est qu'il n'a pas de précédent dans l'histoire. Si nous voulons que cet idéal soit pleinement traduit dans les faits, nous devons persévérer dans la voie du pragmatisme et de l'originalité (Applaudissements sur les bancs du groupe UMP et du groupe UDF et sur quelques bancs socialistes). M. Pierre Lequiller, président de la délégation pour l'Union européenne - Mes premiers mots s'adressent au Président de notre assemblée. Je vous rends hommage, avec la Conférence des présidents, Monsieur le Président, de vouloir placer l'Europe au c_ur du travail de notre assemblée : avec ce débat exceptionnel, avec la réunion conjointe avec le Bundestag le 22 janvier prochain, avec l'instauration de séances de questions d'actualité européenne, ou d'autres initiatives envisagées. Plus de 60 % des règles de la vie du citoyen sont d'origine européenne ; il convient d'en parler tout autant à Paris qu'à Bruxelles. M. Jean-Pierre Brard - Et à Strasbourg ! M. le Président de la délégation - C'est dans cet esprit que la délégation pour l'Union européenne s'est efforcée d'ouvrir ses travaux aux commissaires comme aux parlementaires européens, aux commissions pour les affaires européennes des autres parlements de l'Union comme à la délégation européenne du Sénat français. Je me réjouis également du travail en commun avec les commissions permanentes de l'Assemblée. L'Europe traverse une période historique avec, d'abord, l'élargissement, que je préfère appeler « l'unification de l'Europe ». En effet, Monsieur le président de la Convention, vous proposez dans votre architecture plusieurs dénominations pour l'Europe de demain et ma préférence va à « l'Europe unie », beaucoup plus parlante que le nom d'Union européenne. Cette Europe unie, c'est la garantie accrue de la paix, qui n'a pas de prix. L'Europe a réconcilié la France et l'Allemagne. Par le marché intérieur, elle a uni quinze pays. Avec le transfert de souveraineté majeur qu'est l'euro, elle a intégré nos destins. Avec l'élargissement, le rêve et l'objectif des pères fondateurs deviennent réalités. Aux quelques Cassandre à la vision courte, je rappelle que ces peuples de l'Est, que Copenhague va, dans dix jours, arrimer aux nôtres, nous ont libérés de Yalta et du mur de Berlin ; aux alarmistes, que déjà nos accords d'association avec ces pays ont été bénéfiques à nos exportations. Il faut éviter d'agiter les peurs et les égoïsmes. C'est donc par un oui clair qu'il faudra, en 2004, les accueillir. Deuxième rendez-vous majeur : la constitution. La Convention qui, sous votre égide, y travaille, remplit un rôle historique. Jacques Floch et moi-même, qui avons l'honneur d'y représenter l'Assemblée, en mesurons les remarquables avancées. Qui aurait dit, il y a seulement un an, que nous aurions une constitution avec un préambule intégrant la charte ? Que nous aurions un accord sur la personnalité juridique unique de l'Union ? Que nous nous accorderions, grâce aux groupes de travail d'Inigo Méndez de Vigo et de Gisela Stuart, sur l'implication des parlements nationaux dans le contrôle de la subsidiarité ? Que le groupe de travail Dehaene se prononcerait pour un ministre unique des affaires étrangères, présidant le conseil « Relations extérieures » ? Je salue la méthode qui a consisté à associer, au sein de la Convention, parlementaires européens et nationaux, gouvernements et commissaires, pays membres et pays candidats, et j'ai bon espoir qu'elle conduira à des conclusions suffisamment fortes pour permettre une conférence intergouvernementale courte. Comme le souhaite le Premier ministre, nous pourrions peut-être ainsi aboutir à un nouveau traité de Rome avant la fin de 2003. Pour autant, il faut être vigilant et tenace, audacieux et ambitieux. Si le résultat est tiède et médiocre, nous aurons manqué le rendez-vous de l'Histoire, nous ne serons pas parvenus à rendre notre « Europe unie », lisible et populaire. Et nous n'avons plus que six mois pour réussir. Que doit faire - et ne pas faire - l'Europe ? Que doivent faire les Etats ? Certes, le système d'alerte précoce préconisé dans le rapport Méndez de Vigo permettra aux parlements nationaux de contrôler enfin l'application du principe de subsidiarité. Mais si, le rapport Lamassoure propose de distinguer compétences exclusives, compétences partagées et compétences complémentaires, le contenu de ces catégories n'est pas encore clarifié. Par exemple, certains sont encore tentés de faire de la politique étrangère une compétence exclusive de l'Union, y compris, à terme, dans le domaine militaire, ce qui est évidemment irréaliste et inopportun. L'ordre d'envoyer au combat des soldats français peut-il ne pas être de la responsabilité exclusive de la France ? M. Jacques Myard - On y arrive ! M. le Président de la délégation - Certains - les mêmes souvent - souhaitent renationaliser la PAC, ce qui serait un dangereux recul. Les citoyens ne comprendront bien l'Europe que si leur vie quotidienne est concernée et l'euro implique que nous coordonnions mieux nos politiques économiques et sociales. Je me réjouis que, sur ce sujet, la France et l'Allemagne travaillent désormais de concert. Puissance économique, l'Union doit aussi être une puissance politique pour éviter un monde unipolaire. J'ai donc proposé au groupe « action extérieure » de la Convention de définir un pacte de convergence des politiques étrangères et de sécurité dans le cadre de la PESC. S'agissant par exemple de la sécurité maritime, compétence partagée, l'Europe doit avoir une politique ambitieuse, au lieu de réagir au coup par coup, après les catastrophes. Et les Etats membres doivent appliquer les décisions prises en commun... Enfin, même pour ce qui est des compétences complémentaires, il faut une coopération beaucoup plus intense. Dans le domaine culturel, par exemple, afin de défendre le français et les autres langues européennes, afin de promouvoir notre création, il nous faut consacrer le principe de la diversité. Mais il s'agit aussi de défendre un patrimoine commun et l'Europe est bien timide aujourd'hui à cet égard : au sein de l'Union, les échanges universitaires sont parfois moindres qu'avec l'outre-Atlantique... Développons les manifestations culturelles européennes, les échanges universitaires, le soutien européen à la création artistique, les lycées et centres culturels communs, les universités européennes, afin de faire émerger une citoyenneté européenne ! S'agissant des institutions, tout le monde s'accorde sur la nécessité d'une refondation. L'Europe ne peut plus avancer masquée au fil de compromis successifs et de traités obscurs. Le triangle institutionnel doit être conservé et ses composantes renforcées. Il faut préserver et même étendre le droit d'initiative de la Commission. Il faut que le Parlement européen devienne un vrai parlement, qui participe pleinement à l'élaboration, non de directives et de règlements, mais bien de lois européennes. Cela nécessite d'étendre la procédure de codécision, et donc de recourir plus souvent au vote à la majorité qualifiée, au Conseil. Un vrai parlement vote les recettes comme les dépenses. Il est donc bon, Monsieur le président de la Convention, que vous ayez posé la question des ressources propres, c'est-à-dire d'un impôt européen dont les députés européens seraient, lors des élections, comptables devant le citoyen. Vous avez opportunément relancé, aussi, en juillet, l'idée française d'un « congrès », composé de représentants du Parlement européen et des parlements nationaux. Cela permettrait que l'Europe soit enfin au c_ur des débats nationaux - ce qui n'a pas été le cas lors des dernières élections, en France comme en Allemagne. M. Jacques Myard - Et pour cause ! M. le Président de la Délégation - Cependant, nombreux sont ceux qui, dans la Convention, craignent que ce congrès fasse concurrence au Parlement européen. Pour assurer le succès de cette belle idée, il nous faut expliquer qu'il ne s'agit aucunement d'une deuxième chambre législative, ni même d'une institution permanente. J'en viens au troisième côté du triangle : le Conseil. Avec un président du Conseil qui change tous les six mois, l'Europe n'est ni crédible ni efficace sur la scène internationale et elle n'est pas lisible pour le citoyen. La proposition d'une présidence stable, formulée par Jacques Chirac à Strasbourg en mars dernier, répond à cette double critique. La désignation d'un ministre européen des affaires étrangères, cumulant les fonctions de MM. Solana et Patten, va également dans le sens d'une efficacité accrue. Cependant, là encore, il faut prêter attention aux conventionnels qui, du côté allemand ou du côté de pays moins peuplés, veulent un président de la Commission directement élu par le Parlement européen. En fait, ils veulent même faire des élections européennes une confrontation partisane pour ce poste. Pour moi, cette dérive est contraire à l'esprit du traité de Rome. Prisonnière d'une majorité de circonstance, la Commission perdrait son indépendance et son autorité. Il faut évidemment rechercher une solution qui rassemble, en dépassant le clivage entre approches intergouvernementale et supranationale, en évitant de faire un « choix Conseil » ou un « choix Commission ». C'est dans cet esprit que j'ai déposé une contribution visant à instituer un président unique de l'Europe, présidant à la fois le Conseil et la Commission, et responsable devant le premier. Cette solution me paraît conforme à l'esprit de la proposition française à Strasbourg. De toute façon, la présidence stable de l'Union, qu'elle soit bicéphale ou unique, constituera une avancée politique majeure de la construction européenne. L'Europe aura enfin un visage. Le choix du mode de ratification du futur traité constitutionnel appartient au Président de la République seul, mais, quelle que soit sa décision, nous devons nous mobiliser tous. Pour l'Europe, rien ne serait pire que le silence et l'indifférence. Comme nous l'ont démontré les référendums irlandais, quand on ne parle pas de l'Europe, elle perd ; quand on en parle, elle gagne. Je me réjouis donc que le Premier ministre ait décidé de lancer une grande campagne d'information et de dialogue. L'Europe mérite en effet un immense débat parce qu'elle est synonyme de paix et peut-être demain, nous le souhaitons, de puissance (Applaudissements sur les bancs du groupe UMP, du groupe UDF et sur quelques bancs du groupe socialiste). Mme Élisabeth Guigou - Réformer l'Union européenne, ses objectifs et ses institutions : l'enjeu est vital. Ou bien l'Union y parviendra, ou bien elle ne sera plus qu'une zone de libre-échange, incapable de défendre un modèle de société et impuissante à faire entendre sa voix. Il faut à la fois lui donner un nouveau contenu, définir ce que les Européens veulent faire ensemble, et définir les instruments nécessaires pour atteindre ces objectifs. De même, en raison de la proximité de l'élargissement, il faut raisonner dans la perspective d'une Union à vingt-cinq membres ou plus. La Convention est donc appelée à faciliter les coopérations renforcées entre les pays qui veulent et peuvent aller plus loin et plus vite, en même temps qu'à définir les frontières de l'Europe et à mieux cerner la notion d'identité européenne. On ne peut séparer la réforme institutionnelle de la question des objectifs car ce sont ces derniers qui donnent sens à la construction européenne. En outre, si on veut lutter contre le populisme et contre les discours de peur et de repli sur soi, il importe de montrer ce que l'Europe peut apporter aux citoyens. Enfin, parce que la mécanique institutionnelle, aussi importante soit-elle, est assez rébarbative, elle ne peut avoir de justification que par rapport à ces objectifs mêmes. Le contenu - le projet - n'est donc pas séparable du contenant - les institutions. Je ne nie certes pas l'extrême importance d'un gouvernement économique, nécessaire pour que l'Union européenne et monétaire marche sur ses deux jambes et pour que nous tirions tous les bénéfices de l'euro en termes de croissance - mais aussi pour éviter une compétition fiscale dangereuse entre Etats membres. Je souhaite avec force également une véritable politique européenne de l'asile et de l'immigration, qui tienne compte des 13 millions de chômeurs de l'Union comme des intérêts des pays en développement. J'accorde aussi la plus grande importance à une politique plus résolue de lutte contre la criminalité internationale, contre ce qui la nourrit - l'argent sale qui, profitant du secret bancaire, s'infiltre partout à partir des paradis fiscaux et alimente toutes les formes de criminalité, de la traite des êtres humains au terrorisme. M. Émile Zuccarelli - Très bien ! Mme Élisabeth Guigou - Quelques avancées, encore bien insuffisantes, ont eu lieu depuis le Conseil européen de Tampere. Nous avons besoin d'une police et d'un parquet européens. J'accorde également une grande importance à la politique étrangère et à la politique de sécurité commune, alors que s'impose la nécessité d'un contrepoids à l'hyperpuissance et à l'unilatéralisme des Etats-Unis. Mais j'insiste sur l'impératif que constitue l'Europe sociale, car le modèle européen tient, pour une large part, au niveau élevé de ses normes sociales. C'est une urgence, car les citoyens européens craignent que la mondialisation ne menace leurs acquis sociaux. Une ambition forte peut donc contribuer à conjurer ces peurs qui font le lit du populisme. Je me réjouis qu'un groupe de travail, à la demande d'une quarantaine de conventionnels, ait finalement pu être créé. Nous serons particulièrement attentifs à ce que le traité constitutionnel inclue, bien sûr, la charte des droits fondamentaux, ce qui donnera à la Cour de justice un droit de contrôle, mais aussi des références claires aux valeurs de justice sociale et de solidarité, aux objectifs de progrès social, de cohésion sociale, et enfin des dispositions précises quant à l'objectif d'un plein emploi de qualité sur la base de l'actuel article 128, quant au principe d'un salaire minimum dans chaque Etat membre, quant à la possibilité concrète d'un droit de grève européen - ce qui implique d'aller au-delà de sa simple mention, dans la charte des droits fondamentaux, et donc de modifier l'article 137, paragraphe 6, du traité actuel. Si j'insiste sur ce point, Monsieur le président de la Convention, c'est parce que nous y avons consacré une longue discussion en commission des affaires étrangères. J'insisterai également sur la reconnaissance du rôle des partenaires sociaux et du dialogue social, sur la définition des missions et principes qui garantissent les services d'intérêt général afin de faciliter l'adoption d'une directive-cadre, sur l'exigence d'un niveau élevé de protection de la santé - qui suppose à la fois un dispositif d'alerte sur les menaces pour la sécurité sanitaire et le traitement sous l'angle de la santé publique de questions qui ne sont aujourd'hui abordées que dans l'optique du marché intérieur. Pour remplir ces objectifs, nous avons besoin, sur le plan institutionnel, d'une réforme en profondeur. Mes collègues Jérôme Lambert et Jacques Floch insisteront davantage sur les réformes institutionnelles. Je me bornerai à quelques brèves remarques. Il faudra notamment améliorer la capacité de décision du Conseil en généralisant le vote à la majorité qualifiée dans les domaines où l'Union mène des politiques communes ; renforcer la Commission dans son rôle d'initiative ; renforcer le rôle du Parlement européen ; associer les parlements nationaux au contrôle du respect de la subsidiarité, qui est un principe important. De nouveaux défis sont lancés à une Union européenne forte de vingt-cinq Etats membres, dont celui de la nécessaire différenciation. Nul ne peut imaginer, quand bien même le nouveau traité sera ambitieux, que les vingt-cinq Etats membres de l'Union européenne puissent réaliser tous les objectifs au même moment. D'ailleurs, même entre les Etats membres actuels, la différenciation est admise, s'agissant de l'euro, et si l'on veut que l'Union ne soit pas seulement un grand marché, il faut accepter cette différenciation, mais afin qu'aucun Etat ne se sente exclu, la possibilité de rejoindre l'avant-garde doit être, bien sûr, possible à tout moment. Des dispositions institutionnelles sont nécessaires pour que les coopérations renforcées puissent se réaliser plus facilement, et que ceux qui les refusent ou qui n'y sont pas prêts ne puissent y faire obstacle, fût-ce devant le Conseil européen des chefs d'Etat et de gouvernement. Egalement nécessaire est la définition des frontières de l'Europe, ce qui n'est pas simple. Le critère historique est éclairant ; le critère géographique est essentiel, car un pays non européen ne doit pas adhérer à l'Union, mais en réalité il n'est pas déterminant, sauf si l'on considère que tous les Etats de l'Europe, y compris la Russie, ont vocation à être un jour membres de l'Union. Selon moi, une telle perspective n'est pas recevable, pour des raisons politiques et stratégiques évidentes. Mais cette position implique que l'Union propose à tous les pays voisins, situés ou non sur le continent européen, un partenariat renforcé qui ne se limite pas au libre-échange mais englobe les questions de sécurité et de circulation des personnes. Sur quels critères définir les frontières ? Sur l'identité de l'Union, fondée sur les valeurs de paix et de droits des personnes. Il faudra juger les nouvelles demandes d'adhésion à l'aune de leur respect affirmé - ou de leur non-respect - du contenu du projet européen, et fonder notre réponse sur des critères précis, au premier rang desquels les droits de la personne et des minorités. L'exigence devra être élevée, avant même que toute négociation puisse être engagée - ceci vaut pour les républiques de l'ancienne Union soviétique comme pour les Balkans et pour la Turquie. J'insiste sur un dernier point : le critère religieux n'est en aucune façon recevable. Depuis le traité d'Amsterdam, l'Union européenne l'a dit clairement : elle n'est pas un club chrétien, et considère à égalité tous les citoyens, quelles que soient leurs croyances religieuses ou leurs options philosophiques. Votre tâche, Monsieur le Président, est lourde, mais elle est bien engagée. Il faudra que les gouvernements soient à la hauteur des propositions de la Convention - que j'espère ambitieuses - pour une Europe politique forte, capable de promouvoir ses valeurs et un modèle de civilisation fondé sur la paix, le respect des droits et la solidarité avec les plus pauvres. L'Europe n'a de sens que si elle porte un projet capable de promouvoir une autre mondialisation (Applaudissements sur les bancs du groupe socialiste) M. François Bayrou - Monsieur le Président de la Convention européenne, permettez-moi de commencer cette intervention par un mot personnel. Nous le savons tous, l'Europe va vivre un moment crucial de son histoire, moment crucial qui sera, en grande partie, ce que vous, Valéry Giscard d'Estaing, en ferez. Je n'oublie rien du chemin qui vous a conduit sur ce banc. Président de la République française, vous avez voulu le Conseil européen. Vous avez voulu l'élection du Parlement européen au suffrage universel. Vous avez été à l'origine de la monnaie européenne. Vous voilà aujourd'hui en charge de préparer une constitution pour notre Europe. Je sais quelle émotion cette charge vous procure. Je veux saluer la destinée personnelle ainsi consacrée, et aussi l'idée que les volontés personnelles peuvent toujours jouer le premier rôle dans l'histoire (Applaudissements sur les bancs du groupe UDF et sur quelques bancs du groupe UMP). L'Europe, c'est la plus grande et la plus belle entreprise historique de tous les temps. Pour l'ambition, l'aventure vaut Napoléon et Alexandre le Grand, mais pour la justice, elle les écrase, car cette immense entreprise est fondée sur les plus hautes aspirations de l'être humain - la paix et la bonne volonté des peuples - alors que les grands conquérants ne fondaient leur empire que sur la force et la contrainte. Robert Schuman, Jean Monnet, Konrad Adenauer, Alcide de Gasperi, ces hommes étaient humbles, persévérants et visionnaires. Passés les uns et les autres par la guerre, ayant vu leurs pays broyés, avilis et redressés, ils savaient que la vraie politique n'est pas gloriole, mais vision et volonté jusqu'à entraîner, contre toute attente, l'assentiment des peuples. À ce titre, ils méritent l'honneur que doivent leur rendre les générations. Une seule erreur a été commise au cours de cette vaste entreprise, une erreur qui me rappelle le mot de Péguy, « tout commence en mystique et tout finit en politique ». Ici, tout a commencé en mystique et tout a continué en mécanique, en technique, en technocratie même, accessible aux seuls initiés et compréhensible seulement avec un cours et un lexique de droit européen. Or, l'Europe n'est pas affaire d'initiés, mais de citoyens. Il n'y aura pas de régénérescence de l'idée européenne sans une volonté inflexible - et s'il le faut, iconoclaste - de rendre compréhensibles à tous les raisons qui nous font vivre ensemble et les règles qui nous permettent de le faire. En vérité, le mot Europe recouvre trois étapes, construites sur trois urgences. Les deux premières sont réalisées ou suffisamment avancées, la troisième n'est pas encore initiée - c'est l'objet même de la Convention, et son succès ou son échec ne dépendront que de nous. La première étape, c'est la paix. Notre continent, déchiré comme aucun autre par une guerre de cent ans, saigné et avili paraissait voué à des haines inexpiables. Il faut avoir lu les débats qui, dans les années cinquante, précédèrent les premiers pas de la construction européenne. Robert Schuman, à la tribune de cette assemblée, fut insulté, traité de « boche ». C'est à cette haine que, sans crainte et le regard droit, osèrent s'attaquer les pères de l'Europe. Et le miracle s'accomplit. En peu d'années, la vague de la construction européenne, rassemblant pour agir ensemble les ennemis de la veille - et d'abord la France et l'Allemagne - apporta la paix au continent. La paix, ce n'est ni l'armistice, ni l'absence de combats, ni la vigilance armée ; la paix, c'est oublier jusqu'au souvenir même des conflits et jusqu'à l'idée même qu'ils pourraient reprendre un jour. La deuxième étape, c'est la prospérité. Les pères de la Communauté économique européenne, pensaient que l'économie d'un marché commun, sans frontières intérieures, serait un atout incomparable pour la prospérité du continent, comme le marché américain l'avait été pour l'économie des Etats-Unis. Il faut avoir entendu, dans cette enceinte même, les débats qui précédèrent la ratification du traité de Rome, pour mesurer à quelle peur il fallait faire face. Des hommes aussi respectés que Pierre Mendès-France expliquaient à cette assemblée que jamais l'agriculture ni l'industrie françaises n'auraient la capacité de faire face aux défis de l'ouverture des frontières. Contre toutes les peurs, les fondateurs allèrent de l'avant. Cela ne serait pas advenu si le général de Gaulle ne l'avait voulu. M. Jean-Pierre Brard - Il était temps que vous le reconnaissiez ! (Sourires) M. François Bayrou - Et le miracle s'accomplit. En peu d'années, on vit une économie démantelée multiplier les performances dans tous les domaines, notamment en matière agricole. On passa d'une économie de subsistance, au bord de la pénurie, à une économie puissante, dépassant en produit intérieur les Etats-Unis. M. François Sauvadet - Très bien ! M. François Bayrou - Et la vision du traité de Rome s'accomplit dans l'impensable : une monnaie unique pour douze Etats ! Pour la première fois dans l'histoire des hommes, le changement de monnaie n'était pas la marque d'une domination nouvelle mais un mouvement volontaire de l'intelligence et du c_ur. Pour la première fois depuis longtemps, les pays européens recouvraient une véritable souveraineté monétaire ; qu'on imagine les conséquences qu'aurait eu le 11 septembre 2001 sur nos monnaies si nous n'avions pas bénéficier de la protection de l'euro ! L'opinion publique a suivi. Les appréhensions, les difficultés - qui n'étaient pas mineures - ont été surmontées dans l'optimisme, par l'élan des peuples qui choisissent l'avenir. Nous avons vu se réaliser l'Europe de la paix. Nous avons vu se réaliser l'Europe de la prospérité, achevée avec l'Acte unique et l'euro, et un jour il faudra traiter dans le même esprit l'Europe sociale. Mais il existe une troisième étape ! Aujourd'hui, nous devons répondre à la question de savoir si nous voulons, ou non, que l'Europe devienne un acteur de premier plan sur la scène du monde. Or, l'Europe de la paix, l'Europe de la prospérité et l'Europe-acteur, ce n'est pas la même Europe. Il s'agit d'un changement de nature, et non de degré, car nous sommes entrés dans le siècle des puissances. C'est le temps des géants politiques. Les Etats Unis sont le géant absolu, la Chine, avec son milliard trois cents millions d'habitants et sa croissance à 8 %, est un géant en formation, l'Inde se préparer à en devenir un. C'est aussi le temps des géants économiques, dont les décisions pèsent plus lourd sur le sort des peuples, que celles de la plupart des chefs d'Etat. C'est également le temps des géants du crime organisé, à qui les quelque quatre-vingts places off-shore servent de refuges complaisants. La pauvreté elle-même a pris visage de géant, des milliards de personnes n'ont toujours pas accès à l'eau potable, le sida a fait trois millions de morts et frappé trente-huit millions de nos contemporains. Ce monde de géants, il ne nous appartient plus de le refuser. La seule question est de savoir si nous voulons y être impuissants ou agissants. M. Jean-Claude Lefort - Très bien ! M. François Bayrou - Il y a trois conditions pour que naisse l'Europe qui agit : une vision nette de ce que nous voulons en faire, des institutions simples et démocratiques, une identité commune. Si notre vision est bien celle d'une Europe-acteur sur la scène du monde, il nous faut en tirer les conclusions. Je n'emploie pas l'expression Europe-puissance, juste à bien des égards, mais néanmoins ambiguë car elle contient comme une idée de domination, un relent d'impérialisme que refusent beaucoup d'Européens, en particulier en Allemagne, pour des raisons que l'histoire permet aisément de comprendre. L'Europe-acteur, ce n'est pas autre chose que la forme moderne de l'idée de souveraineté. Ces souverainetés qu'au fil du temps nous avons perdues en tant qu'Etats nationaux, nous allons les ressaisir par la création de l'Europe politique. L'Europe-acteur, c'est une politique étrangère, une politique de développement, une politique de défense. Dans tous ces domaines, la période récente a suffisamment illustré les inconvénients de la division de l'Europe. Monsieur le ministre des affaires étrangères, j'ai loué à cette tribune les efforts et la réussite de la diplomatie française à l'ONU, sous votre impulsion, dans l'affaire irakienne. Mais si l'Europe avait été unie et non pas divisée, si elle avait défendu une position équilibrée, proche de celle de la France, il ne pourrait pas subsister d'ambiguïté sur l'interprétation de la résolution 1441. M. Jean-Pierre Brard - Très bien ! M. François Bayrou - Elle aurait suffisamment d'influence pour imposer qu'avant toute action militaire en Irak une nouvelle résolution apparaisse à tous comme nécessaire, et les Etats-Unis ne pourraient pas prétendre qu'une simple réunion du Conseil de sécurité suffirait. M. Jean-Pierre Brard - Très bien ! M. François Bayrou - Encore est-ce là le fleuron de notre action diplomatique de ces dernières années. « Convenons que l'essentiel de notre effort consiste à infléchir les positions des Etats-Unis, notamment en coulisses », disait il y a quelques jours John Holmes, l'ambassadeur de Grande-Bretagne, à l'occasion de sa réception par le groupe UDF... Je rêve d'un temps où la vision de l'Europe aura le même écho que celle des plus puissants de la planète (Applaudissements sur les bancs du groupe UDF et sur plusieurs bancs du groupe socialiste). Pensons à ce qui se passerait au Moyen-Orient, avec lequel nous avons tant de liens, s'il existait une voix européenne capable de peser aussi lourd que la voie américaine (Murmures) ; songeons à l'Afrique, songeons au sida, songeons à l'eau. Imaginons ce que serait la force d'une Europe-acteur pour que devienne juste un monde injuste. Et abordons sans crainte la question de la défense européenne. Il y a bientôt quatre ans, en décembre 1998, on a annoncé un prétendu « pas de géant » en ce domaine. Que s'est-il passé depuis ? Rien - ou si peu. Nous avons pris seuls la décision de construire notre deuxième porte-avions ; les Britanniques ont pris seuls leur décision en matière d'avion de combat ; et l'avion de transport de troupes, l'A400M, n'a toujours pas reçu son premier bon de commande, faute de la décision annoncée par les Allemands. Le fossé se creuse dramatiquement entre la capacité militaire des Etats-Unis et la nôtre. Nous devons impérativement nous ressaisir. Oui, l'Europe est faite pour traiter de ces sujets, bien davantage que de la chasse, des conserves ou des fromages (Applaudissements sur les bancs du groupe UDF). Oui, le domaine de l'Europe est celui de la souveraineté régalienne que les Etats ne peuvent plus exercer seuls. Il nous faut construire l'Europe politique, acteur de premier plan sur la scène du monde. Deuxième condition : des institutions simples et démocratiques. Pendant bien longtemps, la volonté politique est restée le seul fait des souverains, mais c'est l'acquis de nos révolutions démocratiques, et particulièrement de notre Révolution française, d'avoir changé cet état de choses. M. Jean-Pierre Brard - Cela aussi, il était temps que vous le disiez ! (Sourires) M. François Bayrou - Comme il est écrit à l'article 2 de notre Constitution, le principe de notre République, c'est le « gouvernement du peuple, par le peuple, pour le peuple ». Certains diront encore que c'est une utopie. Parce que nous croyons à l'idéal démocratique, nous voulons que les peuples se saisissent de leur destin. Dès lors que l'on accepte ce principe, on conviendra que la transparence des institutions et la participation consciente des citoyens sont les conditions de la volonté politique démocratique. Or il n'y a rien de plus brouillé, de plus réservé aux seuls initiés que les institutions européennes actuelles. Monsieur le Président, vous avez à faire _uvre d'architecte, et ce qui guide le crayon de l'architecte, c'est la vision. Il y a trois piliers pour les institutions européennes. Le premier pilier, ce sont les Etats représentés par leur gouvernement. Il faut une institution dans laquelle les Etats délibèrent, dialoguent et décident, en public. Il faut un « Conseil des Etats », armé de toutes les prérogatives qu'il est nécessaire de maintenir à ceux qui portent la légitimité des Etats et des nations qui ont voulu, ensemble, constituer l'Union. Les délibérations des Etats doivent sortir de la clandestinité. Les citoyens ont besoin de connaître à l'avance l'ordre du jour et les projets sur lesquels, en leur nom, s'exprimeront leurs gouvernants. Plus, donc, de décision signée à la va-vite, en catimini, à l'insu des peuples, comme cette décision sur les retraites qui choqua si fortement, lors du sommet de Barcelone (« Très juste ! » sur les bancs du groupe socialiste). Les gouvernants engagent les citoyens : ils doivent donc délibérer sous leurs yeux. Le deuxième pilier, ce sont les citoyens de l'Union, dont les représentants directs s'expriment au Parlement européen. La codécision, c'est-à-dire l'accord nécessaire entre les gouvernements et les représentants des citoyens pour légitimer les décisions principales de l'Union, va dans le bon sens, et son extension raisonnée est une bonne chose. Le troisième pilier de l'Union, c'est celle du fédérateur, incarné dans la Commission. La défense de l'intérêt général, dans un dialogue permanent avec les gouvernements et les représentants des citoyens, ne doit pas être affaibli. Mais les démocraties ont besoin d'un visage, et l'Europe a besoin d'une voix. C'est pourquoi il lui faut un président. Monsieur le président, nous avons si souvent dénoncé, ensemble, les méfaits de la cohabitation dans notre pays pour ne pas inventer une cohabitation pour les institutions européennes ! (Applaudissements sur les bancs du groupe UDF) Or, on dit que la Convention se dirigerait vers une double présidence pour l'exécutif de l'Union : présidence du Conseil, désignée par les gouvernements, et présidence de la Commission, élue par le Parlement. Nous retrouverions alors, en pire, les conflits de légitimité, l'illisibilité dont ne peuvent que souffrir toutes les institutions de toutes les entités politiques de la planète. Que ceux qui ont tout fait pour supprimer la cohabitation de nos institutions à Paris se serrent les coudes pour empêcher la création de la cohabitation à Bruxelles ! Il n'y a qu'une direction raisonnable et juste, c'est que le président de l'Union ait la Commission sous son autorité, et qu'il tire sa légitimité des représentants des gouvernements et des peuples, avant de la tenir, un jour, des citoyens directement (« Très bien ! » sur les bancs du groupe UDF). Nous avions défendu, dès 1999, l'idée d'un « congrès » qui permettrait de légitimer ce président. D'autres pistes peuvent sans doute être proposées, mais ce qui compte, c'est l'identification des responsables et du premier d'entre eux, le président de l'Union, et la légitimité qu'il tirera de la procédure de sa désignation. Un Conseil des Etats où dialogueront et délibéreront les gouvernements ; un Parlement européen pleinement reconnu ; un fédérateur à la tête de la Commission : ce sont des institutions simples, démocratiques, compréhensibles dans une leçon d'éducation civique et de nature à rendre l'Europe aux citoyens qui en ont été trop longtemps écartés. Troisième condition : l'identité européenne, notion qui renvoie à celle de l'élargissement. Je suis heureux de dire en présence de Monsieur le ministre des affaires étrangères de la Pologne que nous ressentons comme une chance pour l'Europe l'élargissement imminent, qui permettra que se retrouvent des pays qui n'auraient jamais dû être séparés. Mais il est d'autres élargissements... Vous avez été critiqué, Monsieur le président, pour avoir exprimé votre position sur la Turquie. Au nom de l'UDF, je vous remercie de l'avoir fait (Applaudissements sur les bancs du groupe UDF). M. François Loncle - On pouvait le faire autrement ! M. François Bayrou - La question des frontières n'est pas différente de celle des institutions : c'est la même. Si nous voulons une Europe capable de décider, il doit y avoir entre ses membres suffisamment de liens d'identité pour qu'ils constituent un véritable ensemble. C'est le fondement même du projet européen. Ceux pour qui l'Europe n'est que la confrontation apaisée des souverainetés ne voient aucun inconvénient à élargir continuellement le cercle de ces démocraties méritantes. Nous constituerions alors seulement une sorte d'ONU régionale, destinée à englober non seulement la Turquie, mais aussi le Maghreb, et pourquoi pas, comme le demandait récemment M. Berlusconi, la Fédération de Russie et demain le Sénégal ou Israël, comme beaucoup le demandent dans ces pays. Si l'Europe n'est qu'une zone démocratique, avec des règles de paix et de vie en commun, quel inconvénient à la voir demain s'étendre jusqu'à se trouver frontalière de l'Irak, de l'Iran, de la Syrie, du Japon, de la Chine ou de l'Egypte ? Le même raisonnement vaut pour cette zone de prospérité et de libre-échange que d'autres ont toujours voulu substituer au projet européen. On a vu au Parlement européen avec quel enthousiasme les plus europhobes des conservateurs britanniques ont voté pour l'adhésion de la Turquie. Ils savaient bien, eux, qu'à reculer constamment les frontières, on diluait jusqu'à le faire disparaître le projet européen ! (Applaudissements sur les bancs du groupe UDF) M. François Loncle - Il fallait le dire à Helsinki ! M. François Bayrou - Mais si l'on veut, comme nous le voulons, faire de l'Europe une entité, une identité, une volonté, alors il faut définir quelle communauté d'histoire, de géographie et de civilisation conduit les pays qui la forment à agir ensemble. Que nous élaborions les accords nécessaires pour que soient reconnus à la Turquie ses liens avec l'Europe qui justifient une solidarité. C'est indispensable. Les mêmes liens devront être reconnus par exemple, aux pays du Maghreb auxquels nous lie l'histoire, des aspirations et des cultures partagées. Mais ce ne sera pas une Europe qui se dilue, ce sera l'Europe qui se définit et qui se lie avec ceux qui l'entourent. Ce n'est pas une question de religion. M. Jean-Pierre Brard - Ah ! Bon ! M. François Bayrou - Il existe des pays musulmans européens ! C'est le cas de la Bosnie qui, un jour ou l'autre, trouvera sa place dans notre ensemble. Mais si nous voulons que l'Europe existe, elle doit être européenne. Un dernier mot : ce travail d'élaboration, nous ne le faisons pas seulement pour nous-mêmes. Si nous le réussissons, nous ouvrirons la voie à d'autres ensembles équivalents qui bâtiront avec nous une nouvelle architecture politique pour la planète : non pas la domination d'une seule hyperpuissance ou la confrontation mais l'équilibre des puissances. Sur les pas de l'Europe marcheront l'Amérique latine, l'Afrique noire, le Sud-Est asiatique et, un jour, je l'espère, le Moyen-Orient. Mais si nous échouons, c'est toute notre civilisation qui se trouvera exposée, celle de la diversité culturelle, celle du droit égal pour les faibles et pour les forts, celle des valeurs philosophiques et spirituelles qui nous ont fait ce que nous sommes. Monsieur le président, vous disiez dans votre intervention devant notre commission que la responsabilité dont vous avez la charge est celle de la dialectique entre l'impossible et le nécessaire. Ce qui est impossible, c'est que nous renoncions par faiblesse, par pusillanimité ou par manque de vision à faire de l'Europe non plus un espace ou une zone, mais un acteur décidé non pas à subir, mais à façonner le monde (Applaudissements sur les bancs du groupe UDF, du groupe UMP et sur quelques bancs du groupe socialiste). M. Pierre Goldberg - Le débat sur l'avenir de l'Europe qui nous réunit nous permet d'affirmer notre vision de la construction européenne, qui est celle d'une Europe des nations, d'une Europe des peuples aux antipodes de la conception libérale. Nous voulons rompre avec l'Europe des marchands et des financiers pour garantir l'avènement de l'Europe des citoyens. Le débat est donc salutaire car on ne peut que constater l'essoufflement de la dynamique européenne et la crise que connaît l'Union. Le paradoxe est que l'idée européenne séduit nos concitoyens mais que, dans le même temps, la politique appliquée par l'Union les rebute. Une telle réaction est légitime si cette politique se résume à la remise en cause des services publics, à l'obsession de la baisse des dépenses publiques, à l'alignement sur les exigences des marchés financiers, à un discours en demi-teinte en matière de protection de l'environnement et de santé publique, à l'absence d'initiative sur la scène internationale et enfin à un fonctionnement opaque, éloigné des citoyens et souvent contraire à leurs v_ux. Ce désarroi devant la construction européenne est encore renforcé par la manière dont l'élargissement est mené. Cette entreprise historique représente certes un grand projet de civilisation, tendant à rapprocher les peuples et à consolider la paix : c'est pourquoi nous soutenons l'ouverture de l'Union aux peuples européens concernés. Mais il ne faut pas qu'elle soit conçue comme une simple extension du grand marché européen, qui s'inscrirait dans la perspective de la mondialisation ultra-libérale. C'est pourquoi le débat sur l'avenir de l'Europe ne peut porter seulement sur les institutions et leur réforme. La construction européenne n'a de sens que comme projet politique, projet de société, conception du monde. Or, aujourd'hui, le constat est amer : l'Union est un grand marché, mais un nain politique et social. Le forum social et la manifestation qui ont rassemblé près d'un million de personnes à Florence ne sont pas anecdotiques. Prenant la suite des manifestations citoyennes de Seattle et de Nice, ils traduisent l'insatisfaction légitime des citoyens devant les lacunes de l'action de l'Union en matière sociale, mais aussi environnementale, sanitaire, démocratique. L'Union européenne est un acteur de premier rang dans la mondialisation. Or, au lieu de proposer un discours alternatif à la pensée dominante, fondé sur le développement durable, elle choisit de prêcher la libéralisation et la globalisation, aux côtés des Etats-Unis et de l'OMC... Cette Europe prise dans le carcan de l'ultralibéralisme mérite à coup sûr non un carton jaune... mais un carton rouge ! Car de tels choix ont un prix, que les citoyens paient notamment au détriment de leur santé. Les récentes crises comme celles de la « vache folle » montrent quels risques le productivisme à outrance fait peser sur le consommateur. Il est urgent d'en tirer la leçon : le consommateur est aussi un citoyen dont il faut renforcer la protection. La loi du marché pousse à l'uniformité des modes de consommation et à la concentration des industries culturelles. Nous devons nous préserver collectivement de cette menace : c'est un enjeu de civilisation fondamental. Ainsi l'identité française est un apport progressiste à l'Europe ; il ne faut pas l'abandonner. Ce combat est un combat pour les cultures européennes, mais aussi pour toutes les cultures. L'Europe doit favoriser la création. La culture doit bénéficier d'une politique commune, non dominée par les règles du marché. L'engagement de l'Europe pour la diversité culturelle symbolise notre vision d'une société internationale ouverte et solidaire. Dans le même sens, les menaces sur l'environnement - pollution croissante, atteintes au patrimoine naturel, danger de certaines centrales nucléaires de l'Est - créent une inquiétude profonde dans nos populations. Ensemble, les quinze - et demain les vingt-cinq - pèsent plus que les Etats-Unis dans les institutions financières et commerciales internationales. L'Europe osera-t-elle user de ce poids pour proposer une alternative aux dogmes ultra-libéraux qui animent l'actuelle mondialisation ? Il y va de sa raison d'être. Elle doit se donner comme principe directeur le développement durable, à l'heure où les Etats-Unis semblent éluder leurs responsabilités. Face aux tentations de l'unilatéralisme, elle doit être un facteur d'équilibre dans les relations internationales. Dans l'actuel climat de tension internationale, on est en droit d'attendre de l'Union une attitude offensive, face à l'unilatéralisme de l'administration Bush. Comment accepter plus longtemps l'attitude belliqueuse et inique des Etats-Unis face aux peuples irakien et palestinien ? La mise en place de l'euro et le transfert de la souveraineté monétaire à la Banque centrale européenne ont réduit à la portion congrue les prérogatives des gouvernements issus du suffrage universel. Le coût social risque d'en être insupportable pour un corps social européen déjà bien malade, avec 17 millions de sans-emploi et près de 50 millions de pauvres. La dimension sociale de l'Europe a été sacrifiée sur l'autel du marché commun. L'union économique et monétaire instituée par le traité de Maastricht a accentué le parti pris ultra-libéral, conduit à une refonte des structures sociales européennes sur le modèle anglo-saxon marqué par la déréglementation et la flexibilité, et renforcé les effets les plus nocifs de la concurrence, notamment le dumping social. Le projet européen initial était économique : mettre en place un grand marché. Il est désormais crucial d'élargir cette perspective vers des problématiques politiques et sociales. L'Europe ne peut se réduire à un marché : elle renvoie à des valeurs plus fondamentales, à un patrimoine culturel commun. Aussi le futur traité constitutionnel européen - qui ne saurait se confondre avec une « constitution » proprement dite - doit consacrer un modèle de société inhérent aux sociétés européennes, mais que la politique de l'Union remet toujours plus en cause. Les principes et les valeurs de ce modèle doivent figurer dans ce texte fondamental : la démocratie, les droits de l'homme, mais surtout le refus de dissocier la prospérité économique du progrès social. Dans la mesure où la charte des droits fondamentaux proclame ces principes et porte ces valeurs, elle s'affirme comme la clé de voûte de la constitution européenne, et mérite d'être consacrée comme son préambule. Cet acte solennel mettra en lumière le sens profond de la construction européenne que nous voulons : des principes, des valeurs et des objectifs qui mettent au centre le citoyen européen. Encore faut-il que la charte soit complétée et améliorée, notamment en matière de droits économiques et sociaux. De même on ne saurait accepter l'absence de référence au principe d'égalité entre les hommes et les femmes. Consacrer ce « modèle européen de société » ferait apparaître que notre approche n'est pas isolée en Europe. Les services publics figurent parmi les piliers du modèle européen. En effet, nos sociétés, dès l'après-guerre, ont été en partie façonnées par leurs services publics respectifs, même si les histoires et les cultures des Etats membres ont produit des conceptions, des modes d'organisation et de gestion spécifiques. En ce sens, le « service public à la française » n'est pas un mythe. Mais partout, les services publics jouent un rôle essentiel dans la cohésion de la collectivité, certaines activités devant échapper à l'application de la seule logique marchande, pour permettre l'accès de tous à certains biens et services. Dans tous les cas, l'intérêt général légitime l'intervention de la puissance publique. Mais la Commission européenne, malgré certaines déclarations, a toujours la même ligne doctrinale en matière économique et sociale. Sa politique révèle une conception consumériste du service public, envisagé sous l'angle économique et de la concurrence, non sous l'angle de la solidarité et de la justice sociale. Il faut le dire, la Commission n'est pas seule responsable de cette volonté de démanteler les services publics. Les gouvernements qui se sont succédé en sont les premiers responsables. Non seulement ils proposent, mais ils décident in fine au Conseil. En fait, ils tentent de casser nos services publics en mettant en avant les exigences de l'Europe. Avec cette posture hypocrite, les Etats, et notamment notre gouvernement, doivent rompre, alors que l'attitude de la Commission vise essentiellement à accompagner le mouvement de libéralisation des services publics dans l'Union européenne et qu'un lourd climat continue de peser sur l'avenir des services publics de l'énergie et des transports, notamment. Assurer la consécration des services publics, au nom des valeurs de solidarité et de justice sociale, est un acte de principe qui s'impose. Si l'Europe sociale reste à faire, l'Europe des citoyens est encore une illusion. Le « déficit démocratique » caractérise le mode de fonctionnement et de décision du système européen. Ainsi, la construction européenne est le fruit d'une série de traités internationaux, négociés lors de conférences intergouvernementales dont les citoyens européens sont exclus. Au moment des ratifications, la voie du référendum reste exceptionnelle. Les gouvernements utilisent trop largement, pour les affaires européennes, la méthode en usage pour les traités internationaux, alors que les questions européennes sont foncièrement et plus que jamais des questions nationales. Comment s'étonner dès lors du fossé qui ne cesse de se creuser entre les citoyens et l'Union européenne, et plus largement entre eux et la politique ? De plus, dans le système européen, le véritable pouvoir décisionnaire se trouve aux mains d'un duo institutionnel : la Commission et le Conseil, qui manque indubitablement d'assise démocratique. Le Conseil de l'Union demeure une sorte d'intouchable. Ni le Parlement européen, ni les parlements nationaux des Etats membres ne peuvent en contrôler efficacement les décisions. En outre, celles-ci sont de plus en plus prises à la majorité qualifiée. Dès lors, les orientations de l'Union en certaines matières, notamment en droit de la concurrence et en politique commerciale, sont susceptibles d'échapper toujours plus à la volonté de la France. Quant au Parlement européen, il demeure en retrait par rapport au Conseil, malgré le pouvoir de codécision qui lui a été reconnu en certaines matières. Il ne dispose toujours pas de pouvoirs traditionnels d'un parlement digne de ce nom : les traités ne lui reconnaissent ni l'initiative des « lois » européennes, ni le dernier mot sur celles qui lui sont soumises. Au nom de la légitimité démocratique qui le caractérise parmi les institutions européennes, c'est à son profit que la répartition des pouvoirs devrait être modifiée. Un tel rééquilibrage, je ne crains pas de le dire, doit se faire au détriment de la Commission. Composée exclusivement de personnes nommées par les Etats membres, elle a le monopole des propositions législatives et détient un pouvoir de décision exorbitant en matière de droit de la concurrence. Un contrôle politique s'impose à son égard, compte tenu des dérives que l'on observe tant pour ce qui est de ses choix envers les services publics, qu'à l'égard de ses rapports avec les intérêts privés. Ce contrôle est d'autant plus souhaitable que de telles dérives se sont déjà produites dans le passé. Dès lors, la Commission devrait être soumise à un contrôle renforcé tant du Parlement européen que des parlements nationaux réunis au sein d'une structure interparlementaire. La Cour de justice, dans son _uvre jurisprudentielle, contribue à amplifier les effets des principes de libre concurrence et de libre-échange. Son action non contrôlée est si importante, que l'on est tenté de qualifier le système européen de « gouvernement des juges ». Pour éviter certaines dérives, une hiérarchie des normes et des principes devrait être clairement définie, afin de conduire le juge européen à faire prédominer la cohésion économique et sociale, l'emploi et le développement durable sur les principes de la libre concurrence et du libre-échange. La Banque centrale, elle, a dépossédé les gouvernements et les élus de la politique monétaire et, via le Pacte de stabilité, de la politique budgétaire. Son indépendance fait des Etats autant de territoires soumis à un régime de démocratie restreinte. En somme, dans ce système institutionnel, si surprenant que cela puisse paraître, le « déficit démocratique » est érigé en principe directeur. Imposer le principe démocratique dans un dispositif communautaire opaque suppose de s'appuyer sur les parlements nationaux et de faire remonter la chaîne de la légitimité démocratique jusqu'aux centres de décision. Fondamentalement, il s'agit de faire émerger une Europe politique, une Europe des citoyens. La construction d'un espace public européen devrait en constituer l'un des piliers, avec l'appropriation nécessaire de la chose européenne par les élus et les citoyens. Aussi ne peut-on pas se contenter de réécrire les traités actuels. En effet, par-delà les travaux de la Convention, nous avons une occasion historique d'exprimer, par un acte politique fondamental, un projet de société dans lequel les Européens se reconnaissent. Il ne s'agit donc pas de procéder à un bricolage, mais de réfléchir à une refonte et à une réorientation de la construction européenne. Une telle ambition doit être portée par un fort élan populaire. En l'absence d'un débat de fond et d'un processus démocratique digne de ce nom, c'est la légitimité même du traité constitutionnel qui en pâtirait. Un tel traité n'a de sens que s'il est fait par les citoyens et pour les citoyens (Applaudissements sur les bancs du groupe des députés communistes et républicains). M. Jacques Barrot - Au lendemain de la guerre, il fallait la foi insensée des pères fondateurs pour croire à la possibilité d'unir les énergies de peuples qui s'étaient déchirés et de réaliser ensemble des projets communs. Leur démarche était faite de pragmatisme ; ils savaient qu'il valait mieux avancer pas à pas que de rêver au grand soir. De grands projets ont émaillé ce chemin : construction du Marché commun, libre circulation des citoyens, réussite du programme Erasmus, à tel point que l'on parle d'une génération Erasmus, et pour finir création de l'euro. L'Union européenne est devenue le vrai moyen de peser sur les débats mondiaux. Face aux Etats-Unis et bientôt à des nations émergentes comme la Chine, si nous voulons défendre notre modèle de société, nous devons nous unir pour peser plus fort que ne le pourrait chaque pays isolément. L'Union européenne est une nouvelle forme de contrat social entre les peuples où chaque pays conserve son identité tout en s'unissant aux autres. Si certains doutent de cette réussite qu'ils voient le désir d'un certain nombre de pays de nous rejoindre. L'élargissement signe en quelque sorte la réussite de ce projet européen. Mais le lyrisme ne doit pas tenir lieu de politique. Il faut aussi regarder lucidement les défis qui nous attendent. Cet élargissement, comme ceux d'hier et de demain, n'ira pas sans difficultés. Il réclame du discernement et doit être conduit sans précipitation. L'adhésion de nouveaux pays ne doit pas provoquer la dilution de l'Europe. Par rapport aux précédents élargissements, les circonstances ont beaucoup changé : l'Europe a achevé l'ouverture de ses frontières commerciales, elle est dotée d'une monnaie unique, elle est plongée dans la mondialisation : les peuples de l'Europe attendent de l'Union qu'elle affirme son identité et assume ses responsabilités sur la scène internationale. Il faut donc que cet élargissement à l'Est représente un saut qualitatif vers une dimension politique accrue. Pour cela, il faut mettre l'Union européenne en ordre de marche. Son système institutionnel, très complexe, a tendance à s'essouffler. Il est donc temps de mettre en question les modes de fonctionnement de l'Union européenne pour refondre un ensemble institutionnel qui s'est créé peu à peu de manière pragmatique. Je voudrais d'abord, au nom du groupe UMP, me féliciter de la nouvelle méthode de travail utilisée. En écoutant M. Giscard d'Estaing, nous avons encore pu mesurer la sagesse qui a prévalu pour ce choix. Nous nous réjouissons que cette refondation institutionnelle ait été confiée à une Convention à laquelle participent de nombreux parlementaires. Les conférences intergouvernementales avaient montré leurs limites. La Convention constitue une méthode originale qui s'affranchit plus facilement des compromis diplomatiques. Il s'agit de bâtir, à partir du consensus, de nouvelles formes d'organisations originales, comme l'a d'ailleurs été toute la construction européenne. Cette Convention a fait naître un esprit nouveau. Qui plus est, elle est animée par un excellent connaisseur et praticien de l'Europe. Nous voulons saluer, Monsieur le président, votre engagement personnel en ce moment décisif pour la construction européenne. Nous mesurons votre opiniâtreté à élaborer l'architecture d'une construction européenne originale. Nous connaissons aussi votre attachement à l'Etat-nation et à la France dans laquelle vous avez assumé les responsabilités suprêmes. Vous avez appris, aux côtés d'autres grands hommes d'Etat, comme le général de Gaulle et le chancelier Adenauer, que l'union franco-allemande est le noyau de cette Europe. Vous avez vous-même apporté des améliorations décisives à la construction européenne, notamment en concevant le futur Conseil européen puis en inspirant le système monétaire européen. Nous avons apprécié la manière dont les parlements nationaux ont été associés à votre travail. Cette première réunion tenue dans notre assemblée en témoigne. Et il est heureux que notre commission des affaires étrangères et notre délégation parlementaire aient pu prendre toute leur part à ce grand débat. Je salue l'action de Pierre Lequiller, qui s'est totalement investi dans ce travail destiné à dégager des synthèses nouvelles. La première synthèse est celle de l'équilibre entre l'Etat-nation et l'Union. Certes, la construction européenne ne s'est jamais enfermée dans de vaines querelles doctrinales. Néanmoins, les sceptiques s'interrogent sur le conflit récurrent entre Etat national et Union, entre méthode communautaire et méthode intergouvernementale. L'heure est venue de dépasser ces controverses. L'Europe doit s'appuyer sur deux piliers : les Etats et les peuples. Notre histoire européenne a forgé des identités nationales qui doivent avoir leur place dans la nouvelle architecture européenne. Les Etats nationaux demeurent un cadre privilégié pour préserver cette identité historique, et pour l'exercice de la citoyenneté. Nos Etats-nations permettent de répondre au besoin de diversité et de participation. Ils donnent à l'Union européenne ses nécessaires racines, qui font son originalité. Renoncer à faire place à la légitimité des Etats, ce serait risquer de désespérer ceux qui restent très soucieux du patriotisme, valeur authentique s'il en est, dans la mesure où il n'interdit en aucune manière l'ouverture vers les autres. Mais il ne s'agit pas non plus de décevoir ceux qui attendent des progrès accessibles seulement par l'Union. L'Europe a besoin de toute l'énergie communautaire ; elle permet d'atteindre la masse critique pour mener des politiques ambitieuses, pour former ensemble des projets politiques significatifs, comme la paix, la prospérité et la sécurité. L'Union européenne est devenue une absolue nécessité pour amortir le choc de la mondialisation. La dimension strictement étatique ne suffit plus pour peser dans le concert mondial. Le monde s'organise peu à peu en grandes régions pour mieux peser dans les échanges mondiaux et pour organiser des solidarités plus actives. Il serait dommage de ne pas conserver l'avance que nous donne notre passé communautaire. Les Européens doivent réaliser cette synthèse en conjuguant la volonté des peuples et des Etats. La seconde synthèse consiste à articuler deux méthodes : la voie communautaire et la voie de coopération. La méthode communautaire, qui a fait l'originalité de l'Europe, s'appuie sur le consensus et assure l'efficacité des politiques ; elle s'incarne dans la Commission européenne, une institution inédite qui a su faire avancer les projets européens. La méthode de coopération intergouvernementale reproduit, elle, un modèle plus classique mais qui reste nécessaire. Quand elle fonctionne selon la règle de l'unanimité, elle peut être un frein ; mais ces carences peuvent être palliées par la procédure des majorités qualifiées. Il s'agit donc, non pas d'opposer systématiquement la méthode intergouvernementale et la méthode communautaire, mais de les conjuguer avec pragmatisme. Cette bonne articulation doit être assurée par la subsidiarité. Ce principe d'organisation oblige à trouver l'échelon le plus efficace pour entreprendre des politiques publiques selon qu'il faut les mener au plus près du terrain ou, au contraire, les conduire en commun. La définition des compétences est sans doute moins décisive que la pratique de l'esprit de subsidiarité dans l'exercice de compétences le plus souvent partagées. Nous savons certes gré à la Convention et à son président d'avoir imaginé un dispositif d'alerte proprement politique, au profit des parlements nationaux, mais il convient de maintenir en aval la possibilité, pour la Cour européenne, d'invalider des décisions qui n'auraient pas respecté la délimitation des compétences. Mais nous avons confiance dans la maturité de l'Union européenne pour éliminer les conflits trop idéologiques ou abstraits, pour recourir à plusieurs méthodes en tenant compte de la volonté des Etats comme des peuples, ceci afin de définir une architecture institutionnelle acceptable par la plupart de nos partenaires. Dans cet esprit de synthèse et de consensus, il doit être possible de rendre les institutions européennes plus efficaces. Mais faut-il pour cela bousculer le triangle institutionnel, affaiblir un des trois pôles pour renforcer l'autre ? Je pense préférable de « dynamiser » ces trois « moteurs » de l'Union. S'agissant d'abord du Conseil, la France et son Président ont d'emblée souhaité une présidence à la fois plus visible et plus durable. Puissions-nous rallier l'ensemble de nos partenaires à cette idée ! Comment en effet les Européens peuvent-ils se sentir citoyens d'un ensemble dont ils ne connaissent guère les dirigeants ? Il faut des visages dans lesquels puisse s'incarner la légitimité d'un pouvoir démocratique. De la même manière, comment les autres puissances peuvent-elles reconnaître l'Europe si elle n'a pas une signature ? Pour cela, la présidence tournante, qui a pu servir l'intégration, devient aujourd'hui un handicap. L'Europe a besoin d'une présidence plus stable pour assurer à ses politiques une garantie de bonne fin. On peut rêver à l'époque où le président de l'Union sera élu par l'ensemble des citoyens, ou tout au moins par les parlements, mais il apparaît plus raisonnable aujourd'hui de donner aux membres du Conseil européen la possibilité de choisir leur président, et de solliciter l'approbation du Parlement européen. A cela s'ajouterait la désignation d'un véritable ministre des relations extérieures. Cette réorganisation aura cependant des incidences sur le fonctionnement des différents conseils et nous attendons que la Convention formule des propositions à cet égard, en l'invitant à s'affranchir d'un souci d'uniformité à tout prix. Naturellement, nous devons rassurer ceux qui risquent de s'opposer à cette affirmation du Conseil et de sa présidence, pour défendre la Commission. L'une n'est pas antinomique de l'autre et l'on peut fort bien consolider cette institution originale qu'est la Commission. Je ne saurais en tout cas comparer la coexistence d'une présidence de l'Union et d'une présidence de la Commission à la cohabitation, comme l'a fait M. Bayrou. Les fondateurs de l'Union ont imaginé un organe suffisamment compétent et indépendant pour dégager et garantir l'intérêt commun des Européens, qui ne peut se réduire à la somme des intérêts des Etats membres. Ce rôle demeurera très nécessaire dans une Union où bien des nouveaux arrivants n'auront aucune expérience communautaire. Pour bien le remplir, la Commission ne saurait devenir un organe partisan. Et même si elle comporte plus de membres, elle doit pouvoir conserver à la fois son caractère collégial et son efficacité grâce à une organisation spécifique appropriée - ce qui ne sera pas aisé mais vous ne nous avez pas caché que le verre n'était encore qu'à moitié plein, Monsieur le président de la Convention. A ceux qui redoutent l'excès de son pouvoir, il faut rappeler qu'elle ne dispose que d'un droit de proposition ; à ceux qui redoutent son affaiblissement, qu'elle a joué un rôle décisif dans les avancées européennes. Et, pour cela, elle mérite d'être consacrée comme un des moteurs de l'Europe. Naturellement, le Parlement européen doit jouer un rôle accru. Il le pourra notamment par l'extension de la méthode de codécision, qu'il faudra alléger, la lourdeur de la procédure actuelle ayant trop de conséquences dommageables, comme on l'a vu lorsqu'il s'est agi de réguler le trafic des supertankers. L'institution d'un congrès ou d'un « forum » réunissant parlementaires européens et délégations des parlements nationaux, requiert notre adhésion. Nous avons noté qu'il ne s'agira pas d'une nouvelle institution dotée de pouvoirs propres, mais, comme vous l'avez dit devant la commission des affaires étrangères, d'un lieu où pourront se rencontrer tous les acteurs de cette construction européenne, où sera peut-être prononcé chaque année un discours sur l'Union, où l'on pourra prendre connaissance des rapports sur le respect de la subsidiarité... Des esprits chagrins lui reprocheront sans doute d'être un hybride, mais la sagesse de la Convention n'est-elle pas de proposer des formules transitoires qui permettront d'avancer en évitant le piège de constructions trop abstraites ? Le but final n'est pas, en effet, de construire un meccano institutionnel par pur jeu intellectuel, mais de relancer des projets politiques ambitieux, capables de susciter l'adhésion. N'oublions jamais que Jean Monnet et Robert Schuman sont partis tout simplement de projets d'avenir, à l'intention de tous les Européens. Or les projets à faire avancer ne manquent pas ! Pour cela, deux méthodes sont susceptibles d'être retenues : l'extension du recours à la majorité qualifiée, qui peut permettre à l'ensemble des Etats de progresser sans se heurter au veto de l'un d'eux, et la coopération renforcée qui permet à un cercle plus restreint de s'engager en faveur d'une politique. La Convention devra faciliter le recours à l'une ou l'autre, ce qui supposera notamment de simplifier la procédure des coopérations renforcées. Dans l'esprit même des fondateurs de l'Europe, nous souhaitons que l'Union puisse se doter progressivement d'une véritable défense commune. Des progrès ont eu lieu depuis Saint-Malo, avec l'absorption de l'UEO en particulier, et la contribution franco-allemande a ouvert de nouvelles possibilités : création d'une Union européenne de sécurité et de défense, regroupement d'un nombre limité de pays membres en vue de certaines avancées, ... Il faut maintenant accélérer le rythme et passer à l'acte. Alors que le traité de Nice a exclu du champ de la défense les coopérations renforcées, il est temps d'ouvrir le jeu. La création d'une agence européenne de l'armement et des développements technologiques pourrait être un des objectifs à se donner. L'euro est une illustration parfaite de ce que peut être une coopération renforcée, mais, face à la Banque centrale européenne, il faut donner aux gouvernements de la zone la possibilité de travailler à des convergences plus fortes. Il est dommage aujourd'hui que la BCE considère des taux d'intérêt élevés comme une prime de risque nécessaire, en raison d'une convergence insuffisante. Nos entreprises en pâtissent. A nous de prouver que nous pouvons inverser la tendance ! Il faut aussi avancer dans l'harmonisation entre l'ensemble des membres de l'Union. Une partie des prérogatives fiscales restera bien sûr du ressort des Etats nationaux ; mais la convergence des fiscalités ne pourrait-elle relever de la majorité qualifiée ? Peut-on en effet tolérer, dans un marché intérieur, des variations du taux de l'impôt sur les sociétés, aussi excessives que celles que nous connaissons, en raison de la règle de l'unanimité ? S'agissant de la sécurité intérieure, la contribution franco-allemande, quoique complexe, apporte beaucoup de suggestions. Nos compatriotes n'acceptent plus que l'action des policiers et des juges s'arrête aux frontières, ni que l'immigration soit gérée en ordre dispersé. Nous souhaitons que ces pistes soient explorées, qu'il s'agisse de créer un parquet européen, ou d'attribuer à Europol le droit de mener des enquêtes. Certes, l'harmonisation du droit pénal matériel ne doit pas se faire au détriment des domaines relevant habituellement des souverainetés nationales, mais on peut imaginer un socle commun de règles. Enfin, la création d'un espace européen de la recherche est plus nécessaire que jamais si nous ne voulons rester distancés par les Etats-Unis. Songeons qu'entre 1994 et 2000, l'écart entre les efforts américains et européens a quasiment doublé ! Ainsi, cette refondation institutionnelle trouvera son sens lorsque apparaîtront des volontés politiques capables de susciter une plus large adhésion des Européens. Mais ceux-ci doivent comprendre qu'il s'agit de construire un modèle de société propre à humaniser une mondialisation qui risquerait d'éliminer la diversité à la faveur d'une domination absolue des marchés. L'introduction de la charte des droits fondamentaux dans la constitution européenne répond à cette ambition - je ne reviendrai pas sur les dimensions sociales qui pourraient la compléter, concernant les systèmes de protection sociale ou le dialogue social. J'insiste sur le refus de toutes les fractures sociales, et en particulier de la fracture du savoir, qui devrait être la caractéristique majeure du socle européen. Si l'on veut que ce désir d'Europe s'ancre dans les jeunes générations, il faut rappeler que l'Europe c'est un idéal de vie, le respect de l'autre, l'enrichissement par le dialogue. L'identité européenne naît de la confiance profonde en l'homme. Merci, Monsieur le Président, merci au gouvernement de la France, d'avoir fait en sorte que cette refondation institutionnelle permette un débat approfondi, ouvert, riche de beaucoup d'apports, bref un débat à la mesure des enjeux fondamentaux qui sont en cause. L'heure est venue d'imaginer un système institutionnel original, plus transparent, plus efficace, afin d'accélérer les grands chantiers d'avenir de l'Europe, et, ainsi, de prouver à nos citoyens que l'Union est le terreau où se cultivent les fruits de l'avenir (Applaudissements sur les bancs du groupe UMP et du groupe UDF). M. Philippe de Villiers - Au-delà des colifichets médiatiques et des habiletés sémantiques d'un homme de grand talent - qui préside les travaux d'un aréopage dont, pour ma part, je conteste la légitimité démocratique -, il convient de chercher le sens du projet qui nous a été présenté avec brio. Vous savez mieux que personne, Monsieur le président de la Convention, que les mots parlent d'eux-mêmes. M. Jean-Pierre Brard - C'est une tautologie ! M. Philippe de Villiers - « Constitution » égale « Etat ». Qu'est-ce qu'une constitution ? La règle suprême que se donne un peuple souverain pour conférer un statut à son Etat. Qu'on le regrette, comme c'est mon cas, ou que l'on s'en réjouisse, comme c'est le cas de François Bayrou, constatons-le. N'ayons pas peur des mots. Vous proposez vous-même, Monsieur le président, un traité qui institue une constitution de l'Europe. Qui dit « constitution » dit « Etat » ; qui dit « constitution européenne » dit « super-Etat européen ». Je pense, en cet instant, aux héritiers des fondateurs de la Constitution de la Ve République : la constitution de la France serait subordonnée à une règle supérieure qui en ferait le règlement intérieur d'une super-région - ce que veut la Commission de Bruxelles depuis longtemps. Cette constitution aura trois conséquences. Tout d'abord, le renforcement d'un pouvoir supranational qui existe déjà - la Commission. Vous avez rappelé à ce propos qu'il n'est pas question de toucher à son monopole d'initiative législative. Nous savons bien ce qu'il en est, par exemple pour la TVA dans la restauration : nous devons demander à nos nouveaux maîtres l'autorisation de mettre en _uvre une promesse électorale du Président de la République. Ensuite, la multiplication des décisions à la majorité qualifiée. Enfin, la personnalité juridique : l'Union européenne pourra signer des traités en son nom propre et non plus au nom des Etats. A terme, le statut de membre permanent du Conseil de sécurité de l'ONU de notre pays pourra être remis en question. Cette constitution répond-elle aux aspirations de notre temps ? Apportera-t-elle plus de démocratie, plus de souplesse ? Les Français aspirent à la démocratie de proximité et rejettent tout ce qui leur semble lointain. Or, à chaque transfert de compétences au niveau européen, le pouvoir de décision s'éloigne. Cet été, la France a ainsi été condamnée pour utilisation de la langue française sur l'étiquetage de denrées alimentaires. Le mot « subsidiarité » n'est pas la chose. L'hétérogénéité provoquée par l'élargissement de l'ensemble des pays membres appelle flexibilité et géométrie variable. Votre réponse ? Plus de procédures communautaires et de verrouillage supranational. Nous vivons une fuite en avant. Elargissement, constitution : ces deux éléments clés risquent d'être chargés de contresens historiques, et sur l'architecture de l'Europe - l'élargissement et la constitution devraient être l'occasion de passer d'une Europe disciplinaire à une Europe des diversités et du respect des identités -, et sur le périmètre. Monsieur le président, vous avez raison, à propos de la Turquie. François Bayrou disait tout à l'heure que le périmètre et les institutions, c'est la même question ! C'est en effet le c_ur du c_ur. Que l'Europe devienne l'Eurasie serait un non-sens géopolitique. Avec cette constitution et par application des traités de Nice et d'Amsterdam, la Turquie étant le pays le plus peuplé d'Europe,... M. Jean-Pierre Brard - Après l'Allemagne ! M. Philippe de Villiers - ...nous risquons un jour d'avoir un président turc, ce que nous ne voulons pas. Aujourd'hui, tous les arguments fédéralistes s'effondrent : l'Europe puissance ? Puissance additionnelle des Etats-Unis ? Etats-Unis d'Europe ? Les Etats-Unis en Europe ! Europe-bouclier ? Bouclier troué ! L'Europe n'est plus qu'un prétexte à la mondialisation qui nous submerge, et avec les délocalisations, et avec l'immigration. Vous avez une occasion unique pour repartir sur une bonne base : la réalité des peuples, des démocraties, des nations. Cessons de piétiner les peuples, sinon ils se détourneront de la belle idée européenne (Quelques applaudissements). M. Jean-Pierre Brard - Les janissaires seront bientôt à Paris ! M. Jacques Floch - Les femmes et les hommes de ma génération, enfants d'avant-guerre ou issus de la guerre, ont vécu la construction européenne comme un instrument de paix. Cinquante ans de paix sur la majeure partie de notre continent : beaucoup, parmi nos grands ancêtres du XIXe siècle, n'en espéraient pas tant. Certes, une partie de l'Europe subissait alors le joug féroce des dictatures : à l'Est, celle des staliniens, en Grèce, les Colonels, en Espagne, Franco, sans oublier le Portugal de Salazar. Mais la liberté, la démocratie, le développement économique de l'Europe occidentale, associés aux velléités d'union, assuraient une image d'une telle force que les murs réels ou virtuels finirent par tomber. Pourtant, ces cinquante années de l'histoire de cette communauté de droit, fondée sur l'acceptation de règles communes organisant un grand marché, ne nous ont pas encore conduits à l'Europe politique dont rêvaient Victor Hugo, Aristide Briand et les pères fondateurs de notre Europe en 1950. L'Union d'aujourd'hui est en manque de projet, de démocratie, de solidarité, de tout ce qui permet de construire une conscience collective. Et l'on parle de crise, car à l'évidence, on ne peut en rester là. Pour organiser la société européenne, nous avons besoin d'institutions dont la représentativité démocratique soit indubitable, il nous faut retrouver le chemin de la solidarité, du partage équitable, sans effacer le génie culturel, philosophique, éthique des peuples de l'Europe. Nous avons l'immense honneur de participer à ce débat. Peu de responsables politiques, à travers l'histoire, ont eu à croiser sur leurs chemins un tel ouvrage. Parmi les grands chantiers, l'élargissement de l'Union européenne - ou plutôt la réunification de l'Europe - m'intéresse particulièrement. D'abord parce que cette réunification ne pourra se faire que s'il y a approfondissement de l'Europe politique. Mais la crainte de la dilution dans un trop vaste ensemble s'associe à la crainte de ne plus avoir droit à la parole ; l'absence de débat réel, l'insuffisance de l'information conduisent à ce paradoxe. Un autre paradoxe concerne les Etats de l'Est. Certains n'ont eu qu'une brève existence. Et pourtant, sitôt souverains, ils sont candidats à entrer dans l'Union européenne. Leurs motivations sont diverses mais tous aspirent à la liberté, à la démocratie, à la paix. Leurs peuples sont aussi sensibles au niveau de consommation dans l'Union européenne qu'à la protection sociale - matière qui ne saurait être annexe à nos débats. Les Etats-Unis étaient trop loin pour offrir les mêmes conditions, à la Russie s'attachaient certains douloureux souvenirs. Créer une autre institution ? Ils s'en sont sentis incapables. C'est bien à l'Union européenne de rassembler ces nations. Tous ces pays appartiennent à la civilisation européenne, celle qui reçut en héritage depuis trois millénaires les meilleurs mais aussi les pires idées que l'humanité ait été capable d'inventer. A ceux qui frappent à notre porte, on répond qu'il leur faut, d'abord, être européens, sans préciser les contours de l'Europe. On a donc dit non au Maroc en 1987, mais ce n'est pas la réponse qu'on a fait à la Turquie en 1963. Les autres critères sont la démocratie, des institutions stables, l'Etat de droit, le respect des droits de l'homme, la protection des minorités, une économie de marché stable et concurrentielle, l'adhésion à la charte des droits fondamentaux, la liberté de circulation. L'Europe rassemble des peuples qui veulent partager la démocratie, la liberté et le progrès social, mettre en commun leurs cultures, vivre en paix et en sécurité, et coopérer avec les peuples du monde entier pour peser d'un juste poids sur les destinées de l'humanité. Pour cet immense programme, il fallait passer par un grand marché, une seule monnaie, un espace de libre circulation, mais les peuples demandent plus, et ils auront plus. Pour cela, point n'est besoin d'abolir nos patries, dont la construction de l'Europe a besoin, au nom d'un pseudo-internationalisme contraire à l'universalisme. « Prolétaires du monde, unissez-vous » est une phrase plus belle que « Les prolétaires n'ont pas de patrie »... Les peuples d'Europe peuvent travailler ensemble sans rien renier de leurs histoires. Certains voudraient nous faire croire que la construction européenne serait contraire à l'intérêt de la France, de cette grande assemblée de peuples que l'on appelle la nation française. Tous les arguments sont bons : notre économie sombrera, nos cultures s'éteindront, nos langues seront muettes, nos enfants se mélangeront - avec qui, je vous le demande -, nos idées philosophiques et religieuses seront bafouées. Partout, dans le monde, des ruptures, des replis, des humains qui oublient l'humanité, et l'on voudrait rater la réunion pacifique de 500 millions de personnes ? Je préfère suivre Edgar Morin qui disait en 1993, en parlant du devenir du monde : « C'est l'espérance courageuse de la lutte initiale : elle nécessite de restaurer une conception, une vision du monde, un savoir articulé, une éthique. Elle doit animer, non seulement un projet, mais une résistance contre les forces gigantesques de barbarie qui se déchaînent. Ceux qui relèveront le défi viendront de divers horizons, peu importe sous quelle étiquette, ils se rassembleront. Ils seront les porteurs des grandes aspirations historiques. Ce sont les redresseurs d'espérances... ». La réunification de l'Europe est particulièrement digne de ce beau combat. Demain, je l'espère, nous continuerons à la faire avancer vers plus d'unité, de fraternité, de solidarité. Ne manquons pas l'étape d'aujourd'hui, soyons les redresseurs d'espérances (Applaudissements sur les bancs du groupe socialiste). M. le Président de la Convention sur l'avenir de l'Europe - Je prie les deux orateurs qui doivent encore intervenir de m'excuser si je réponds maintenant à ceux qui se sont exprimés. Je prendrai bien sûr connaissance avec beaucoup de soin du compte rendu de leurs interventions, mais je suis tenu par l'horaire de mon train pour Bruxelles. Monsieur le président Balladur, vous vous êtes concentré sur une question essentielle : quelle cohésion espérer, compte tenu des élargissements et, peut-être, des nouvelles formes de coopération ? Vous évoquez la possibilité d'une concertation particulière entre ceux des Etats qui participeront à l'ensemble des politiques de l'Union. Il me semble que nous avons intérêt à faire des propositions à tous, et à laisser à certains la possibilité de ne pas s'engager, plutôt que procéder au départ à des discriminations ; les membres de la Convention qui sont ici ont certainement mesuré combien il serait difficile d'agir autrement. Nous examinerons vers la fin de nos travaux la possibilité de donner suite à votre préoccupation. Monsieur Lequiller, je crois tout d'abord qu'il faut une CIG courte, car sa faiblesse est la règle de l'unanimité. Il faudrait que nos travaux soient tels qu'elle puisse pratiquement accepter notre projet, tout en laissant ouvertes deux ou trois questions fondamentales sur lesquelles il est légitime que les grands responsables européens puissent se prononcer. S'agissant des compétences, certaines, essentielles mais que nous avons choisi de ne pas énumérer, continuent clairement d'appartenir aux Etats membres : l'éducation, la culture, les institutions sociales, les systèmes de santé, le droit des personnes et des familles. Cela n'exclut pas des actions de coopération dans ces domaines. J'ai noté votre idée, intéressante, d'un pacte de convergence pour la PESC. Mais je voudrais dire à M. Bayrou qu'en matière de politique étrangère, on ne fera pas le saut d'un seul coup : il s'agit de mettre en place une convergence. M. François Bayrou - Bien sûr ! M. le Président de la Convention sur l'avenir de l'Europe - Madame Guigou, vous avez, comme d'autres, évoqué la possibilité de faciliter les coopérations renforcées. Les difficultés sont venues à ce sujet de la crainte, aujourd'hui apaisée, des non-participants à ces coopérations qu'elles se réalisent autrement que dans le cade institutionnel de l'Union. S'agissant de la gouvernance sociale, ce que vous proposez sera assez largement réalisé par la Convention. En matière de lutte contre la criminalité internationale et financière, les propositions de notre groupe de travail vont dans la meilleure direction possible, et je crois qu'on aboutira à un consensus quasi unanime. Dans le domaine social, la plupart des idées figurent déjà dans les traités ; sans doute faut-il être plus précis sur le rôle des partenaires sociaux et le dialogue social. Quant aux prescriptions minimales, nous en maintiendrons la possibilité, ouverte par l'article 137 - ancien article 118. Je vous remercie, Monsieur Bayrou, de votre témoignage, dont la tonalité exprimait combien il était profondément ressenti. Vous vous êtes interrogé sur le point de savoir ce que nous voulions que l'Europe soit. A cette question, je répondrai : une Europe présente bien davantage qu'une Europe puissante, une Europe présente donc, sans nostalgie impériale et dont l'objectif devrait être, parmi d'autres, d'humaniser et de circonscrire les effets de la mondialisation, car elle est la seule à pouvoir le faire. M. François Sauvadet - C'est exact. M. le Président de la Convention sur l'avenir de l'Europe - Encore doit-elle se doter des structures nécessaires. Son autre ambition devrait être de faire respecter le droit international, hélas affaibli. La France a _uvré en ce sens lors de la crise irakienne ; l'Europe aurait dû pouvoir le faire avec davantage de poids et d'autorité. S'agissant de la défense, le dossier est compliqué par l'existence de nombreux traités, dont celui de l'Alliance atlantique. La France a formulé des propositions, et la Convention ira assez loin dans les siennes. Parlant des institutions, vous avez évoqué la nécessité d'un architecte. J'ajouterai qu'il y faudrait aussi un maître-verrier (Sourires) car il faut rendre transparentes des institutions qui ne le sont pas. Vous avez aussi critiqué l'idée d'une double présidence, point sur lequel M. Barrot vous a, pour partie, répondu. J'ajouterai que, souvent, les institutions européennes font l'objet d'un contresens, car certains croient pouvoir opposer méthode communautaire et méthode intergouvernementale, ce qui n'a pas lieu d'être. La méthode communautaire regroupe le Parlement, le Conseil et la Commission : il n'y a donc pas d'antagonisme mais une spécialisation. Quant au fait que chacune de ces institutions ait un président, en quoi est-ce différent de ce que connaît le Parlement français, au sein duquel cohabitent harmonieusement le Président de l'Assemblée et le Président du Sénat ? (Sourires) Vous avez encore évoqué l'idée que le président de l'Union devrait avoir la Commission sous son autorité. Vous me permettrez, à ce sujet, la plus grande prudence. Le reproche m'est souvent adressé de vouloir affaiblir la Commission ; ce n'est pas ce que je souhaite, car je souhaite qu'elle redevienne la conscience fédérative de l'Union. Dans ces conditions, la placer sous la tutelle du président ne me paraît pas être la meilleure solution. Vous avez enfin posé la question fondamentale : quelle communauté d'idées et quelle identité voulons-nous pour l'Europe ? A cet égard, vous avez eu raison de souligner que le débat sur les limites de l'Europe et sur ses institutions est le même, car il n'est d'intégration possible que dans un ensemble homogène. C'est donc un débat de fond, qui dépasse largement des engagements antérieurs - beaucoup plus flous, d'ailleurs, qu'on a voulu le dire. J'userai d'une expression gaullienne pour dire, tout simplement, qu'il faut faire une Europe européenne (Approbation sur les bancs du groupe UDF). Et si d'autres propositions sont faites, nos successeurs les examineront. Enfin, jusqu'à présent la procédure d'élargissement n'était que très peu démocratique, sinon en fin de parcours : à l'origine, les peuples membres de l'Union n'ont jamais été consultés. Il faudra faire mieux à l'avenir. Monsieur Goldberg, vous n'avez pas manifesté un soutien ardent à la Convention... (Sourires) mais nos relations, à la région Auvergne, sont nettement plus cordiales ! Vous avez évoqué la charte ; je le répète, elle ne sera pas incluse dans le préambule de la Convention, mais dans le corps même de la constitution, ce qui lui donnera une valeur intangible. Il est vrai, en revanche, que nous devrons insister plus fermement sur le principe de l'égalité entre les hommes et les femmes. Je vous remercie, Monsieur Barrot, d'avoir approuvé la méthode, la seule, à mon sens qui nous permettra d'avancer et peut-être d'aboutir. Vous avez évoqué la synthèse nécessaire entre les Etats-nations et l'Union et entre méthode communautaire et méthode intergouvernementale. Comme vous, je considère qu'il ne faut pas bousculer les trois pôles de l'Union. Cela ne se justifie pas, puisque nous ne cherchons pas une séparation verticale des pouvoirs. Ce dont il s'agit, c'est de combiner la souveraineté des Etats et celle de l'Union, qui est celle des peuples. S'agissant de la présidence de l'Union, je pense que, dans un premier temps, seul le Conseil pourra l'élire. Peut-être la constitution prévoira-t-elle les étapes futures - des circonscriptions élargies - avant l'élection directe au suffrage universel. Il est vrai que les différents conseils ne devraient pas être appelés à l'uniformité. Mais, dans tous les cas, ils devront faire des propositions au Conseil général, seule instance habilitée à prendre les décisions. Il reste à régler le problème crucial de la représentativité de la Commission, puisqu'elle vote après avoir dégagé un consensus, et qu'elle vote souvent. A cet égard, les chiffres sont éloquents. L'Union est en effet composée de pays très peuplés et de pays peu peuplés. L'Europe des neuf comptait six pays fortement peuplés et trois pays moins peuplés. L'Europe des Quinze compte six pays densément peuplés et neuf qui le sont beaucoup moins. Or, depuis le traité de Nice, il faudrait se satisfaire que, dans l'Europe élargie, 350 millions d'habitants des pays les plus peuplés soient représentés par six commissaires, et que les 150 millions des pays les moins densément peuplés puissent dépêcher dix-neuf commissaires à Bruxelles. Quelle sera la légitimité de la prise de décision ? Comment un vote acquis dans ces conditions pourra-t-il être considéré comme représentatif ? Ce problème, qui ne peut être ignoré, devra être traité avec soin. Vous vous êtes encore prononcé en faveur de la simplification des coopérations renforcées ; certes ! Mais il faudra, aussi, réfléchir à de nouveaux domaines d'action. Comment nier, par exemple, que les réseaux de télécommunications européens ne sont pas encore à la hauteur ? Quant à M. de Villiers, il plaide mais n'écoute pas les arguments de l'avocat de la défense... Il a affirmé que la constitution c'était l'Etat. Je n'ai jamais lu ça nulle part ! La constitution, c'est l'organisation stable des institutions politiques ; qui peut nier que l'Europe élargie a besoin d'une organisation stable de ses institutions politiques ? Personne ! Et c'est pourquoi nous allons chercher à la construire (Applaudissements sur les bancs du groupe UMP et du groupe UDF). M. Jean-Claude Lefort - Je ne monte à cette tribune que pour protester contre l'organisation non respectée de nos travaux et le départ du président de la Convention sur l'avenir de l'Europe. Voilà que, pour une raison de train, il quitte l'hémicycle sans avoir entendu tous les orateurs, et n'ayant répondu qu'à quelques-uns d'entre eux. Cette désinvolture insupportable en dit long sur ce qu'il faut entendre par « renforcement du rôle des parlements nationaux »... Décidément, « le charme discret de la bourgeoisie » n'est plus ce qu'il était ! M. Jérôme Lambert - Monsieur le ministre, Madame la ministre, Monsieur le président de la commission, merci d'être restés... Je m'associe, bien sûr, à ce qu'a dit M. Lefort. Toutefois, ayant préparé une intervention au nom du groupe socialiste, je vais vous en donner connaissance. Nos concitoyens comme les médias parlent souvent des futures échéances de la construction européenne. Il est donc normal qu'elles soient abordées à l'Assemblée nationale, lieu de la souveraineté de la nation, où le peuple s'exprime par notre représentation. A la suite du président de la délégation, Pierre Lequiller, je veux dire combien est intéressant le travail que nous entreprenons au sein de la délégation européenne, mais déplorer que ce travail reste trop souvent en marge, en quelque sorte, des travaux de notre assemblée. Alors que des pans entiers de notre réglementation et de notre législation sont en relation directe avec des décisions européennes, il serait normal que notre travail de contrôle parlementaire soit moins rarement au c_ur de nos débats, tant l'Europe est présente à tous les niveaux de notre réflexion. La voici donc au c_ur de notre débat aujourd'hui. Avons-nous toujours le sentiment que, sur ce sujet majeur, notre nation et notre peuple sont parfaitement en phase avec les discours que nous prononçons du haut des diverses tribunes publiques ? Je n'en ai pas l'impression ! Attentifs à ce que nous entendons, nous avons le devoir de dire au Gouvernement ce que le peuple nous demande, ce qu'il souhaite et aussi ce qu'il craint. Quand j'écoute mes compatriotes qui me parlent de l'Europe, je constate souvent un fossé entre les idéaux qu'ils peuvent encore partager, notamment celui d'un espace de paix, et les aspects multiples et complexes de la politique européenne. Les citoyens ont le sentiment d'être de plus en plus éloignés des décisions qui les concernent et qui sont prises au niveau européen... Ils n'en comprennent pas toujours les mécanismes, et ils n'ont pas le sentiment d'avoir, à ce niveau, un pouvoir de contrôle et d'action, comme celui qu'ils peuvent avoir sur la politique de notre pays. Ils nous font souvent part d'un sentiment d'impuissance, lequel se traduit parfois par un rejet qu'exploitent les extrémistes. Aujourd'hui, tout comme la mondialisation, l'Europe peut apparaître à certains comme une menace. Menace pour les droits des salariés, en butte à un libéralisme économique dont personne ne semble maîtriser la dimension, européenne et planétaire ; menace pour nos agriculteurs, faute d'une réforme équitable de la PAC. Le risque est grand que les citoyens de notre pays, à la première occasion démocratique, disent non à l'Europe telle qu'elle leur apparaît aujourd'hui. Récemment encore, un vieux picto-charentais, personnage souvent sympathique et toujours épris de bon sens, me disait : « Nous décentralisons notre pays alors que nous construisons l'Europe, demain la France ne sera plus qu'une mosaïque de régions et ne pèsera plus rien dans les décisions européennes »... Cette réflexion est largement partagée ; on craint que notre pays, même s'il fait partie d'un ensemble plus fort, ne soit plus en mesure d'être véritablement entendu, non plus que ses citoyens. La crainte est même probablement plus profonde : c'est le citoyen européen, et non pas seulement le Français, qui ne trouve pas encore sa place en Europe. Là est le premier enjeu d'avenir pour la construction européenne. Comment aller plus loin sans provoquer le rejet de ce qui existe déjà, si nous ne répondons pas à l'inquiétude de nos concitoyens à ce propos ? Oui, l'Europe est un espace de paix... au moins entre nous, mais le monde nous inquiète. Oui, l'Europe est un grand espace économique et monétaire, mais sa dimension dépasse le contrôle démocratique des peuples. Oui, l'Europe est un vaste territoire de libre circulation, mais avant on pouvait aussi voyager... Ce n'est donc plus seulement avec de tels concepts que l'on peut provoquer l'adhésion des peuples. Si nos gouvernants et nous-mêmes n'en sommes pas encore conscients, je crains que les citoyens nous rappellent que la construction de tout espace politique doit amener la prise en compte des aspirations quotidiennes. Il faut donc rendre à la construction de l'Europe un idéal que pourraient partager nos peuples, comme la génération précédente avait su le faire sur les enjeux premiers de la construction européenne. Ce ne sont pas les débats sur la PAC, les conditions de l'élargissement, les critères de convergence, l'abaissement de certains taux de TVA ou la révision de la directive oiseaux qui vont donner un idéal européen à notre jeunesse et aux citoyens européens ! Nous sommes donc obligés de considérer les enjeux à une autre échelle, et il est capital, pour cela, de réussir les travaux de la Convention. Il faut un véritable espace politique démocratique, où les décisions prises seront souhaitées et comprises par les citoyens européens. Une nouvelle dimension pour un nouveau débat politique, à l'échelle où se situent les enjeux sociaux et économiques du présent et de l'avenir. Oui, l'enjeu européen est une nouvelle frontière pour l'espace démocratique, politique, et social, et les institutions qui naîtront des travaux de la Convention doivent prendre en compte cet impératif pour redonner du sens à l'engagement des citoyens de tous nos pays dans la construction européenne. Il faut des institutions démocratiques, élues plus directement que celles d'aujourd'hui, dont le fonctionnement est méconnu ou rejeté par nos concitoyens. Des dirigeants et des élus, plus directement responsables devant les citoyens européens... Bref, un fonctionnement plus conforme à l'idéal démocratique que nous partageons avec tous les peuples de l'Union ! La démocratie, c'est le peuple, directement, ou à travers ses représentants. Mais où est le peuple dans les institutions européennes telles qu'elles sont aujourd'hui perçues ? Au Parlement européen ? Il faut certes rendre hommage à son travail constructif, que nous pouvons mesurer, à la délégation. Mais il faut être lucide : nos concitoyens ne se sentent absolument pas représentés démocratiquement dans cette assemblée, faute d'un contrôle des élus par le peuple. Personne ne connaît son député européen, et pour cause... puisque personne n'a de député qui le représente directement. Il est pourtant de l'essence de la démocratie d'avoir des représentants dont on peut contrôler l'action. C'est pourquoi la question du mode d'élection des parlementaires européens doit être débattue rapidement. Quant au Conseil et à la Commission, nos concitoyens n'en comprennent pas exactement le rôle, quand il ne les confondent pas. Ils ont le sentiment, alimenté souvent par l'actualité, qu'il se passe des choses dans leur dos, que certaines décisions en préparation risquent de s'imposer sans avoir été vraiment débattues. Qu'on se souvienne des négociations de l'AMI, que nous avons dénoncées et bloquées, il y a quelques années. Aujourd'hui, voici l'accord général sur le commerce des services, où la santé, l'éducation deviendraient des marchandises comme les autres. Or, à ce stade, personne ne semble informé, le débat n'a pas vraiment lieu ; et, le moment venu, si nous ne nous mobilisons pas à l'avance pour défendre nos valeurs, celles de la République sociale, nous serons au pied du mur, sans espace pour lutter. C'est bien ce mode de fonctionnement opaque dont les Français et les citoyens européens ne veulent plus ! Il faut redonner un sens démocratique à nos institutions, simplifier leurs fonctions et les rendre plus lisibles à tous. Il ne peut y avoir de grandes avancées européennes, sans l'engagement démocratique de tous. Celui-ci doit donc être permis par le fonctionnement de nos institutions. Il faut oser. Il faut écouter le peuple : il nous dit que le chemin à suivre n'est certainement pas l'uniformisation de toutes nos réglementations, mais une meilleure prise en compte de l'intérêt général de tous les citoyens, et non pas seulement - comme il peut sembler que c'est le cas - des seuls intérêts financiers ou économiques. Agissons pour faire vivre la démocratie, pour faire évoluer les réglementations sociales, pour créer un formidable espace de vie et d'espoir partagé dans un idéal politique, au sens noble de ce mot, qui soit commun à tous les peuples de l'Union. L'enjeu est extraordinaire, historique : nous devons le saisir, mobiliser nos concitoyens. Il faut pour cela que l'occasion nous en soit donnée par des propositions audacieuses de la Convention, qui redonnent un sens à l'engagement de tous. Une nouvelle frontière est là, il faut oser la franchir. Les socialistes, mus par leur idéal de justice et de paix, sauront se mobiliser à travers toute l'Europe pour construire ce monde nouveau. Nous comptons sur les travaux de la Convention, pour qu'un cadre démocratique nouveau permette l'expression des citoyens européens et la prise en compte de nouvelles politiques sans lesquelles l'Europe ne trouvera jamais l'adhésion des peuples... Nous souhaitons que les parlements nationaux soient beaucoup mieux associés aux décisions européennes, pour que les peuples d'Europe le soient aussi à travers eux. De nouvelles institutions, pour de nouvelles politiques, dans l'adhésion des peuples et la transparence, voici les grands axes que nous devons défendre aujourd'hui. Voilà ce que nous attendons des travaux de la Convention, pour que les citoyens français, consultés sur ces questions, puissent dire oui à ces nouvelles politiques européennes dans un cadre démocratique permettant leur contrôle et l'expression de leur volonté (Applaudissements sur les bancs du groupe socialiste). M. Dominique de Villepin, ministre des affaires étrangères - C'est un honneur pour moi de clore ce débat au nom du Gouvernement. Cette discussion sérieuse, approfondie et sans préjugé sur l'avenir de notre projet européen était la bienvenue à la veille de l'élargissement le plus important de son histoire. Je salue votre initiative, Monsieur le Président, et je remercie le président Giscard d'Estaing d'avoir accepté de nous présenter l'état des travaux de la Convention et les perspectives de la future constitution européenne. Cette Convention entre aujourd'hui dans sa phase décisive, puisqu'elle va devoir mettre au clair des propositions à soumettre aux Etats membres. Le Gouvernement est décidé à s'engager avec détermination aux côtés de la Convention pour dessiner l'avenir de l'Europe, dans un esprit ouvert, sans dogmatisme, et avec le souci de créer les conditions d'une véritable refondation du projet européen. C'est bien de refondation qu'il s'agit, alors que l'Europe va s'élargir à vingt-cinq membres demain, vingt-sept et plus après-demain. Face à cet objectif, je veux réaffirmer la volonté de la France de contribuer activement à la définition des futures institutions de notre Union, et souhaiter que la Convention parvienne à un consensus sur son projet de constitution pour l'Europe. Comme Jacques Barrot, je félicite le président de la Convention pour la méthode qu'il a choisie. Car les travaux de la Convention doivent être décisifs. Et la conférence intergouvernementale qui lui succédera devra être courte, pour adopter des propositions que les gouvernements des Etats membres auront ensuite à confirmer. Au terme de ce processus, il faudra conduire avec tous nos concitoyens un vaste débat sur cette constitution. L'_uvre commune des conventionnels deviendra donc celle de tous les Français, démentant ainsi ceux qui reprochent à notre Union de s'être éloignée de ses citoyens. François Bayrou l'a rappelé, l'Europe doit être d'abord celle des citoyens, dont il est nécessaire d'obtenir l'adhésion : c'est notre responsabilité d'y contribuer. L'Europe élargie sera très différente de celle héritée des pères fondateurs. Le poids du nombre bouleverse le fonctionnement de nos institutions et les missions mêmes de l'Europe. Demain, nos nouvelles frontières vont être la diplomatie et la défense européenne, l'espace de liberté, de sécurité et de justice, l'Europe de la connaissance et de la diversité culturelle souhaitée par M. Goldberg, l'Europe sociale évoquée par Mme Guigou. En même temps, nous devrons réinventer une Europe efficace, démocratique et compréhensible par nos concitoyens. Un premier défi à affronter est celui du nombre. Dans une Europe à vingt-cinq, le Conseil et la Commission vont devenir de véritables assemblées délibératives : ainsi, le Conseil européen réunira désormais plus de cinquante membres. Le collège des commissaires sera porté dès l'élargissement à vingt-cinq et le Parlement européen comptera plus de sept cents élus. Comment imaginer que des instances rassemblant autant de participants puissent, sans aucun changement, fonctionner efficacement ? Un simple tour de table au Conseil nécessitera plus de trois heures ! Que restera-t-il de la collégialité de la Commission ? L'ensemble des méthodes de travail devra changer en profondeur. Au Conseil, il faudra probablement envisager une meilleure préparation des débats, la suppression des tours de table, l'expression de positions collectives par un seul porte-parole... Quant à la composition des institutions, il ne sera pas facile d'en revoir les effectifs, si l'on se souvient de l'âpreté des négociations de Nice. Mais il faudra faire preuve d'imagination et de persévérance pour corriger les effets du nombre. Le second défi est celui de la diversité. L'Europe élargie sera une Europe plus diverse, d'abord en raison de la disparité des niveaux de développement, ce qui conduira à une évolution inévitable de nos politiques communes pour satisfaire à l'exigence de solidarité. L'Europe sera diverse ensuite dans l'affirmation des ambitions et des volontés de chacun, comme l'a bien souligné M. Balladur. Déjà, l'Union n'a plus le caractère monolithique de ses débuts. De grands projets européens sont engagés dans le cadre de dispositifs souples, flexibles et fondées sur le volontariat. La coopération renforcée, instituée à Amsterdam, assouplie à Nice, il faut maintenant la faire vivre. Cette flexibilité est indispensable pour que l'Europe avance au rythme des plus ambitieux plutôt qu'à celui des hésitants. Ainsi une Europe plus diverse pourra tirer parti, en fonction des situations, du dynamisme de certains de ses membres pour lancer des coopérations à quelques-uns. La France souhaitera, Monsieur le président Balladur, être au nombre des Etats qui s'inscriront dans le cercle central de cette différenciation voulue et organisée, ce groupe pionnier évoqué naguère par le Président de la République. Le troisième défi est celui des frontières de l'Europe, dont a parlé François Bayrou. Le Conseil de Copenhague engagera la semaine prochaine le cinquième élargissement, qui quadruplera en 2004 le nombre initial des Etats membres. Le sixième est prévu pour 2007, et d'autres adhésions se profilent. Nous devons, face à ces évolutions, rassurer nos opinions publiques, d'abord en nous donnant du temps pour réussir ces différents élargissements, les laisser s'épanouir. Il nous faut ensuite réfléchir à ce que sera demain l'organisation des relations extérieures de l'Europe : j'ai esquissé, hier à Marseille, une répartition entre membres pleins, partenaires et associés. D'autres options sont envisageables ; l'essentiel est de clarifier et de rationaliser. Dans ce contexte, nous devons évoquer le cas de la Turquie. La perspective de son adhésion a été reconnue dès 1963, sa candidature acceptée en 1999 à Helsinki. Reste à décider du moment où les négociations d'adhésion pourront être entamées. Le sommet de Copenhague en débattra. Il est clair que, pour décider de l'ouverture de ces négociations, la Turquie devra être en conformité avec les exigences démocratiques de l'Union. Elle doit donc poursuivre sur la voie des réformes. Nous la jugerons sur ses actes. L'appartenance à la famille européenne est aussi la marque d'une volonté politique. La Turquie devra montrer qu'elle a fait ce choix, dans son intérêt, comme l'a souligné M. Jacques Floch. Cette Europe élargie, nous voulons qu'elle soit servie par des institutions plus fortes et plus modernes. Dans cette perspective, nous entendons faire preuve d'une grande ouverture sur les solutions, dès lors qu'elles répondent à nos objectifs de clarté, de démocratie et d'efficacité. Ces solutions doivent être ambitieuses. Le temps n'est plus au replâtrage institutionnel. Le projet européen n'a d'avenir qu'à la condition que l'élargissement ne rime pas avec paralysie. Le plus difficile reste à venir. Les Européens sauront-ils dépasser leurs rivalités actuelles entre grands et petits Etats, ou entre partisans de la méthode intergouvernementale et de la méthode communautaire ? Le nouveau dispositif devra reconnaître la double nature de notre Union, illustrée par le président Giscard d'Estaing : une union des Etats et une union des peuples. L'essentiel de mettre en place un système institutionnel qui permette à l'Europe élargie de décider vite, d'approfondir ses politiques communes, de renforcer son rôle dans le monde. Dans ce contexte, clarifions les deux pôles de l'action menée par l'Union. Pour le marché intérieur et ses politiques d'accompagnement, nous sommes convaincus de l'avantage offert par la méthode communautaire. Nous souhaitons donc, dans ces domaines, renforcer le rôle de proposition de la Commission, accroître le champ du vote à la majorité qualifiée au Conseil, renforcer les prérogatives du Parlement européen. En ce qui concerne la diplomatie et la défense, et la coopération policière et pénale, une communautarisation pure et simple est prématurée. Nous proposons une démarche fondée sur une coopération organisée et une solidarité renforcée, qui doit aller plus loin que la démarche intergouvernementale classique. Enfin, l'approche française vis-à-vis de la future architecture institutionnelle repose sur trois principe simples : la clarté, la démocratie et l'efficacité. Les traités sont devenus difficilement compréhensibles, non seulement pour les citoyens, mais pour les spécialistes. Nous devons donc simplifier le système, par la fusion des traités actuels dans une constitution, l'intégration de la charte des droits fondamentaux, la clarification des compétences, l'attribution à l'Union d'une personnalité juridique unique, la simplification des procédures décisionnelles. Le second principe, évoqué par M. Lambert, est la démocratie. Les parlements nationaux doivent être davantage impliqués dans le système européen. Nous approuvons le principe d'un congrès qui réunirait, deux ou trois fois par an, leurs représentants avec ceux du Parlement européen. Le congrès pourrait ainsi tenir chaque année un débat sur l'état de l'Union ; certains songent à le faire participer à la procédure de révision de la future constitution européenne ou de contrôle de la subsidiarité. Soupesons ces idées, mais évitons les blocages ou les anathèmes qui empêchent de progresser. Enfin, dernier principe, l'efficacité. Si l'on ne veut pas que la machine européenne s'arrête sous le poids du nombre, il est vital de réformer le système de la présidence semestrielle du Conseil. Aussi, le Président de la République a-t-il proposé d'élire un président du Conseil européen et de désigner auprès de lui un véritable ministre des affaires étrangères. Au niveau du conseil des ministres, nous sommes ouverts à toutes les idées, à condition qu'elles garantissent un processus de décision rationnel et rapide. Pour autant, notre pays ne souhaite pas mettre en cause les rapports entre les institutions. Bien au contraire, comme l'a indiqué Jacques Barrot, nous cherchons à renforcer l'équilibre actuel en encourageant la Commission, elle aussi, à améliorer son efficacité et en prônant une meilleure répartition du travail communautaire entre les trois grandes institutions. Faut-il créer, selon la formule Pierre Lequiller, un président unique de l'Union coiffant à la fois la Commission et le Conseil ? Soyons conscients qu'une telle réforme ne peut sans doute venir qu'au terme d'une longue évolution. Notre attitude, au total, est fondée sur une vraie exigence, celle d'être libres et inventifs. Nous souhaitons avancer dans un esprit d'écoute et de responsabilité. Nous serons ainsi fidèles à la vocation européenne de la France, qui lui a permis d'être au c_ur des réformes et des progrès de l'Union, de rassembler sur ses idées un large accord de ses partenaires, de devenir l'un des moteurs du projet européen (Applaudissements sur les bancs du groupe UMP, du groupe UDF et sur quelques bancs du groupe socialiste). Prochaine séance ce soir, à 22 heures. La séance est levée à 20 heures 30. Le Directeur du service Le Compte rendu analytique Préalablement,
|
© Assemblée nationale