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Assemblée nationale

COMPTE RENDU
ANALYTIQUE OFFICIEL

Session ordinaire de 2003-2004 - 5ème jour de séance, 11ème séance

1ère SÉANCE DU JEUDI 9 OCTOBRE 2003

PRÉSIDENCE de M. Jean LE GARREC

vice-président

Sommaire

      DÉBAT SUR LES SUITES DU SOMMET DE CANCÙN 2

La séance est ouverte à neuf heures.

DÉBAT SUR LES SUITES DU SOMMET DE CANCÙN

L'ordre du jour appelle le débat sur les suites du sommet de Cancùn.

M. le Président - L'organisation de ce débat ayant été demandée par l'UMP, la Conférence des présidents a décidé de donner la parole en premier à un orateur de ce groupe.

M. Marc Laffineur - Voilà près d'un mois que nous sommes de retour de Cancùn où une délégation parlementaire dont je faisais partie a accompagné M. François Loos, ministre délégué au commerce extérieur, et M. Hervé Gaymard, ministre de l'agriculture.

Je remercie tout particulièrement le groupe UMP de consacrer ce matin sa niche parlementaire à un débat assez peu populaire sur un sujet dont les Français - et à voir cet hémicycle, peut-être les parlementaires eux-mêmes - sous-estiment l'importance.

Cette cinquième conférence ministérielle de l'organisation mondiale du commerce avait pour principal objectif de favoriser le développement des pays les plus pauvres. Je regrette profondément qu'aucun accord n'ait été obtenu, hormis sur les médicaments.

Le premier objectif de notre pays dans le cycle de négociations commerciales lancé à Doha en 2001 est de mieux contribuer au développement. La France est l'un des pays développés les plus actifs dans l'aide au développement, notamment en Afrique. L'insertion de ces pays dans le commerce international est le meilleur moyen de leur faire prendre le train de la croissance. Cela exige une adaptation des règles du commerce mondial.

L'accès des pays en développement aux médicaments est une question de morale, un défi face à la montée de maladies comme le sida, la tuberculose ou le paludisme. L'accord qui a été signé, autorisant les Etats qui ne possèdent pas leur propre industrie pharmaceutique à importer des génériques nonobstant la législation sur les brevets, constitue pour la France l'exemple de la nécessaire adaptation des règles de l'OMC aux préoccupations humanitaires.

Il faut réinsérer l'Afrique dans le commerce mondial. L'Union européenne importe 47 % des exportations des pays d'Afrique subsaharienne et 41 % de celles des PMA, contre 20 % et 25 % pour les Etats-Unis. Avec 42 milliards de dollars en 2002, les importations européennes en provenance des pays d'Afrique-Caraïbe-Pacifique-ACP dépassent celles des Etats-Unis, du Japon, de l'Australie et de la Nouvelle-Zélande combinées.

L'Afrique subsaharienne reste la grande oubliée du commerce international. Le Président de la République a donc proposé à ses partenaires de défendre pour cette région un traitement commercial privilégié durable, qui comporte trois volets : retenir à chaque fois le régime de préférence commerciale des grands pays industrialisés le plus avantageux, instaurer un moratoire des soutiens à l'exportation de produits agricoles vers l'Afrique, enfin proposer des solutions aux variations des cours des matières premières.

Deuxième objectif de la France : l'OMC, comme une solution pour l'emploi.

Alors que notre PIB a augmenté de 21 % en dix ans, nos exportations ont crû de 92 % et nos importations de 70 % sur la même période. Le commerce extérieur tire la croissance. Les marchés étrangers achètent désormais 28 % de la richesse produite par la France. 5 millions d'emplois, principalement qualifiés, dépendent directement de nos exportations.

L'ouverture de notre pays a permis le développement d'industries compétitives sur notre territoire, ce qui fait de la France le quatrième exportateur mondial. Chaque milliard d'euros d'exportations supplémentaires crée 15 000 nouveaux emplois en France. Le solde entre les emplois créés grâce à la mondialisation et ceux perdus à cause des restructurations qu'impose la concurrence internationale est positif. Nous devons donc continuer à tirer profit de l'ouverture des marchés internationaux, notamment pour les produits manufacturés et les services.

L'ouverture de l'Europe a encouragé en France les investissements étrangers, qui soutiennent l'activité économique et représentent près de 20 % de l'investissement intérieur contre moins de 3 % avant 1986. 16 % des salariés sont aujourd'hui employés par des entreprises majoritairement étrangères, qui participent à la modernisation de notre tissu économique.

Les produits industriels représentent 80 % du commerce mondial. Alors que les droits de douane dans l'Union européenne sont faibles, il reste au Japon et aux Etats-Unis des pics tarifaires, et dans les pays émergents les droits de douane sont élevés. Il importe donc que la négociation sur les droits de douane progresse.

Il faut aussi encourager le développement des pays à forte croissance démographique. Or, les barrière tarifaires entre les pays du Sud - par exemple ceux de la Méditerranée - sont encore nombreuses.

Le secteur des services, fortement créateur d'emplois, représente deux tiers du PIB de l'Union européenne. Le niveau élevé de libéralisation des services en Europe a permis à nos entreprises de services de se développer. Les entreprises pourraient tirer profit d'une plus grande ouverture des marchés internationaux de services. Mais la définition unique d'un service public à l'OMC reste difficile à obtenir. Pour préserver nos services publics, nous avons donc demandé à la Commission d'exclure de la négociation les secteurs publics de l'éducation et de la santé. De même, nous avons exclu l'audiovisuel des propositions de l'Union européenne. Le cadre communautaire, déjà très ouvert, reste la limite admissible pour les offres à l'OMC.

Troisième objectif : promouvoir la vision française de la mondialisation.

La réunion des 148 ministres en charge du commerce extérieur à Cancùn marque une nouvelle avancée du multilatéralisme. Cette construction cohérente d'un commerce structuré par le droit doit se poursuivre. Il faut faire prévaloir les mêmes règles pour tous, garantir la diversité culturelle et préserver le modèle agricole européen.

La France est attachée à son agriculture qui n'est pas simplement une production, mais un élément du mode de vie européen. Elle veut permettre aux Etats, au Nord comme au Sud, d'assurer la sécurité de leurs approvisionnements. La première des libertés, c'est l'autosuffisance alimentaire.

L'Union européenne a réformé sa politique agricole commune en juin 2003 afin qu'elle soit plus favorable aux échanges et mieux en phase avec les intérêts des pays pauvres. La France souhaite un accord équilibré entre les trois volets de la négociation agricole - soutiens internes, subventions à l'exportation et accès au marché - et les autres sujets en négociation à l'OMC.

La déclaration de Doha fait du traitement spécial et différencié pour les pays en développement une partie intégrante de l'ensemble des négociations, de même que des considérations autres que commerciales - protection de l'environnement, sécurité alimentaire, développement rural et équilibre des territoires.

Il faut promouvoir les indications géographiques et tenir compte de l'environnement. Toutefois, nous nous sommes sentis bien seuls pour aborder ces sujets.

La France et l'Union européenne souhaitent que le cycle lancé à Doha contribue à une plus grande ouverture des marchés et à une meilleure insertion des pays en développement dans le commerce mondial. Il est donc important que les différents volets des négociations trouvent leur conclusion avant le 1er juin 2005.

Il n'est pas toujours facile pour un parlementaire de suivre les négociations au plus près, plusieurs tables rondes se tenant simultanément. Nous pouvons néanmoins tirer plusieurs leçons de ce sommet.

Je voudrais d'abord vous féliciter, Messieurs les ministres, pour l'organisation de la délégation française : elle a été une grande dispensatrice d'informations, notamment pour les ONG, et les réunions biquotidiennes que vous teniez ont été très fréquentées.

Ensuite, l'Europe a parlé d'une seule voix. A aucun moment ce front uni n'a été menacé d'éclatement. C'est une force, même si la France n'est pas toujours immédiatement au fait du suivi des négociations.

Une profonde divergence entre pays et groupes de pays apparaît en revanche.

L'échec que fut bel et bien ce sommet appelle donc quelques questions. L'accord entre l'Europe et les Etats-Unis a-t-il été positif ? Instamment demandé par l'ensemble des pays avant le sommet, il était présenté comme la condition même de l'avancée des négociations. Mais nous avons bien compris, en arrivant à Cancùn, que cet accord était mal vu et ressenti comme une alliance des gros contre les petits. Je pense toutefois qu'on ne pouvait faire autrement, car sans accord la situation aurait été complètement bloquée.

Le groupe des 21, dont l'émergence a été une surprise, rassemble des pays extrêmement différents et dont les intérêts sont contradictoires. Leur unité repose sur le refus de tout accord. Le président du Brésil a remporté ainsi une victoire politique, mais au détriment de l'intérêt de son peuple.

En ce qui concerne le multilatéralisme, je ne suis pas sûr que tous les pays y soient favorables. C'est en tout cas une question à se poser pour sortir de la crise. La position de la France et de l'Europe ne fait pas de doute, mais les Etats-Unis sont-ils convaincus que c'est de leur intérêt ? Et qu'en est-il pour les pays les moins avancés ?

Y a-t-il eu une crise Nord-Sud ? C'est beaucoup plus compliqué que cela. S'il y a des difficultés entre les pays en voie de développement, c'est qu'entre Singapour, qui compte 21 000 € de PIB par habitant, et le Burkina Faso, les intérêts ne peuvent guère être communs ! Et les pays du groupe des 90 ont largement eu l'occasion de se rendre compte que le groupe des 21 ne défendait en rien leurs intérêts. Faudra-t-il donc aller vers une négociation géographique, vers une différenciation au sein des PVD ? Il faudra répondre à ces questions pour avancer.

Notre politique agricole commune, qui a connu de grandes avancées à Luxembourg, doit-elle être remise en cause ? La boîte bleue et la boîte orange ont disparu du texte proposé. Les pays demandent maintenant à avoir une vue sur la boîte verte et toutes les aides internes à l'Europe. Comment allons-nous aborder cette question ? Une remise en cause complète de notre vision de l'agriculture serait inacceptable.

Cancùn a beaucoup souffert d'un manque de politique étrangère commune de l'Union. Nous n'avions fourni aucune explication aux pays les moins avancés. Nous sommes arrivés en étant désignés comme des fautifs qui subventionnent outrageusement leurs exportations agricoles, alors que les Etats-Unis le font beaucoup plus que nous et que nous avons fait beaucoup d'efforts pour acheter les produits des PMA. Si cela ne se sait pas, c'est que la diplomatie européenne est défaillante, et cela renforce la nécessité d'un Monsieur politique étrangère au sein de l'Europe.

Messieurs les ministres, il faut faire l'analyse de cet échec. Il est vrai que des échéances électorales, notamment aux Etats-Unis, ont bloqué le système. Les pays les moins avancés ont pris l'accord qu'on leur proposait sur le coton comme une provocation et une injure. De fait, le texte revient ni plus ni moins à dire : « Arrêtez de produire du coton, nous vous donnerons de l'argent pour faire autre chose ! » Nos amis africains n'ont pu tolérer cela. L'Union doit maintenant faire repartir les négociations. Il y va de notre intérêt, et de l'intérêt du monde (Applaudissements sur les bancs du groupe UMP).

M. François Loos, ministre délégué au commerce extérieur - Je remercie le groupe UMP d'avoir consacré sa niche parlementaire à un débat sur les suites du sommet de Cancùn. Le rendez-vous de Cancùn a été raté, et la communauté internationale y a connu un véritable échec. Je le regrette, car il s'agissait d'améliorer la croissance mondiale. Certains pays s'en sont réjouis, et certains milieux antimondialistes, mais c'est en fait une occasion ratée.

La France est le quatrième exportateur mondial, compte tenu de nos exportations dans l'Union européenne, et l'Europe est le premier. Chaque milliard d'euros d'exportations représente 15 000 emplois en France, ce qui fait au total cinq millions d'emplois directs. Depuis dix ans, les accords de Marrakech et le marché unique européen étant entrés en vigueur, nos exportations ont crû de 92 %. Comparé à une augmentation du PIB de 21 % et sachant que l'emploi en tire un bénéfice direct, c'est un beau résultat ! Aujourd'hui, à l'évidence, nous avons besoin de croissance. Nos exportateurs de biens industriels et de services ont besoin que les frontières s'ouvrent. Notre industrie textile voit son avenir dans des produits de haute qualité à destination de la clientèle aisée de l'Inde ou de la Chine, où les droits de douane demeurent beaucoup trop élevés. Notre industrie automobile a besoin de pénétrer dans les grands pays en expansion qui restent trop fermés, comme le Brésil. Nos services de télécom doivent pouvoir croître à l'étranger ; le projet américain qui interdit à des entreprises de télécommunications détenues à plus de 20 % par des intérêts publics d'investir aux Etats-Unis vise directement France Télécom. Toutes ces questions devraient être réglées dans le cadre de négociations multilatérales de l'OMC. Les enjeux sont variés et cruciaux.

Le cycle de Doha a pris du retard à Cancùn ; il ne se conclura certainement pas à la date prévue, fin 2004. Ce retard est le résultat d'une conjonction de facteurs, et il n'est imputable en aucun cas à l'Union européenne. Cancùn a d'abord vu l'émergence de nouveaux acteurs décidés à mieux faire entendre leur voix. Les grands pays émergents ne se sont réunis au sein d'un G 21 que quelques jours avant Cancùn. Ils n'avaient pas de texte à défendre, mais la volonté de ne pas se voir imposer d'obligations internationales. Ces pays ont en commun une puissance exportatrice, dans les domaines agricoles et industriels surtout. Ils veulent obtenir l'ouverture des marchés des pays développés tout en maintenant les importantes protections de leurs propres marchés. Ils ont très bien réussi à se faire entendre. L'Europe a ainsi eu d'abord à se prononcer sur un projet de texte qui reprenait largement leurs demandes. Ces propositions nous ont semblé totalement déséquilibrées. Toutes les formes de subventions agricoles étaient menacées, et notre politique agricole elle-même remise en cause, au profit des exportations de ces pays. Quant à nos exportateurs industriels, ils ne se voyaient proposer aucune ouverture des marchés dans les grands pays émergents. Ce texte n'était donc pas acceptable en l'état.

L'Afrique est également parvenue à faire entendre sa voix. Le commerce extérieur total de ce continent, si l'on met à part l'Afrique du Sud, représente à peine l'équivalent de celui de la Finlande, soit 0,8 % du commerce mondial. Jusqu'alors, l'Afrique était absente des négociations. Elle a acquis à Cancùn une stature d'acteur à part entière en faisant reconnaître la particularité de la crise subie par ses producteurs de coton. Les baisses du cours mondial de ce produit sont liées aux subventions versées aux producteurs américains, lesquelles ont permis au coton américain de prendre en 2000-2001 40 % du marché mondial contre 25 % précédemment. Le coton africain ne représente, lui, que 11 % du marché mondial. La forte progression américaine sur ce marché correspond à l'entrée en vigueur de la loi agricole farm bill, qui incite les producteurs américains non seulement à produire sans limite, mais surtout à vendre à tout prix. Les subventions pour le coton sont les plus importantes en volume de toutes celles versées aux agriculteurs américains, ce qui explique la vigueur des protestations des producteurs africains, qui ont réussi à inscrire ce problème à l'ordre du jour de Doha.

Le résultat de Cancùn est aussi imputable à l'immobilisme de l'ensemble des acteurs de l'OMC et finalement à l'absence de volonté d'aboutir ensemble. Seule l'Europe a réformé sa politique agricole en vue de cette négociation. Elle a en effet décidé en juin de dissocier le montant des subventions des quantités produites, ce qui lui permet d'échapper désormais au reproche de productivisme. Les Etats-Unis ont suivi l'évolution inverse : jusqu'en 1996, ils découplaient leur subventions agricoles ; ils les ont recouplées dans leur dernière loi agricole de 2002. Chez les autres acteurs, l'attentisme prédominait. La Malaisie par exemple maintient des droits de douane dissuasifs sur les automobiles et se refuse à ouvrir son marché. L'échec récent des négociations à ce sujet illustre bien la réticence des grands pays émergents à s'ouvrir à la concurrence internationale dans les secteurs qui intéressent particulièrement nos industriels.

Enfin, Cancùn est aussi le résultat des divergences idéologiques. Les libéraux traditionnels comme les Etats-Unis ou l'Australie voient dans le libre-échange une fin en soi, tandis que l'Europe a tiré de l'expérience engagée en 1957 avec le marché commun la conviction que la libéralisation des échanges ne peut se construire durablement et de manière profitable pour tous que si elle s'accompagne de politiques communes assurant les redistributions nécessaires pour permettre l'adaptation des secteurs les plus fragiles. C'est cette vision d'une « mondialisation humanisée » que l'Europe porte à l'OMC. Elle se traduit par notre souhait de négocier à l'OMC des accords qui intègrent les questions d'environnement ou qui fixent des règles minimales en matière d'investissement ou de concurrence. La négociation s'est précisément rompue sur une divergence en ce domaine, signe que les membres de l'OMC ne sont pas encore d'accord sur leur conception de la mondialisation.

Après cet échec, il faut poursuivre la négociation. La date de sa conclusion est certes moins assurée qu'avant, mais le cycle en cours doit se poursuivre.

Tout d'abord, Cancùn doit nous renforcer dans notre volonté de trouver une solution impliquant tous les membres de l'OMC. Nous ne devons pas nous contenter d'accords bilatéraux. L'Europe a certes une expérience sans pareil en ce domaine, puisqu'elle a conclu plus de trente accords de libre-échange, mais son action est depuis toujours tournée prioritairement vers la construction d'une base multilatérale stable à l'OMC et ailleurs. C'est en effet la seule solution pour ne pas se laisser enfermer dans de purs rapports de force et pour élaborer des règles communes accompagnant la libéralisation. L'Europe a plusieurs négociations bilatérales en cours, avec le Mercosur ou le Conseil de coopération du Golfe par exemple, et les poursuivra, mais sans se détourner de sa vision générale de la mondialisation, qui s'applique en matière diplomatique avec l'ONU, dans le domaine de l'environnement - avec le projet d'organisation mondiale de l'environnement - et des échanges commerciaux avec l'OMC.

La libéralisation des échanges doit être accompagnée d'éléments de politiques communes, sous forme de nouveaux accords multilatéraux ou de zones de solidarité entre pays développés et pays en développement. Ce sera un combat difficile, mais je crois que nous devons tenir bon.

Cancùn nous confirme la justesse de la proposition exprimée à l'occasion du G8 d'Evian par le Président de la République en faveur de l'Afrique. Ce continent est le seul à avoir vu son PIB et sa part du commerce mondial se réduire dans les dix dernières années. Il lui faut un traitement spécial qui aille au-delà de l'assistance et de la concession de délais pour appliquer les accords. Nous proposons une action concertée entre Europe et Etats-Unis consistant à suspendre les subventions à l'exportation et les éliminations de surplus agricoles qui minent l'agriculture de ce continent, à réserver des avantages commerciaux particuliers à ses exportations et à trouver des méthodes de stabilisation des cours des matières premières. Plus que jamais après Cancùn, cette proposition nous semble nécessaire. Par l'accord conclu sur l'accès aux médicaments, l'OMC a montré qu'elle pouvait créer des exceptions à ses règles afin de s'adapter aux besoins du développement.

Enfin, Cancùn doit nous conduire à élaborer un véritable plan de communication. L'Europe ne parvient pas à « vendre » son image ni surtout son action, y compris dans les pays qui en sont les bénéficiaires. Nos réseaux de diffusion de l'information européenne à l'étranger doivent donc être améliorés. Nous devons mieux utiliser les représentations des Etats membres et de la Commission, mais aussi les autres réseaux comme la francophonie ou le Commonwealth. Il nous faut donner de l'Europe une image plus conforme à la réalité, moins caricaturale que celle que véhicule la grande presse internationale. Voilà une mission pour la nouvelle chaîne d'information internationale dont le Gouvernement envisage la création.

Tout au long de la conférence de Cancùn, les parlementaires français ont été très actifs et le débat sur les enjeux de la mondialisation a intéressé nos concitoyens. Le Président de la République a d'ailleurs annoncé son intention de créer un observatoire de la mondialisation, qui éclairera la réflexion sur ce thème.

Nous avons à imprégner les accords de l'OMC de nos valeurs humanistes. Dans le monde définitivement ouvert qui est le nôtre, il est de notre devoir de travailler à une meilleure solidarité entre les peuples. Nous pouvons y contribuer, j'en suis convaincu (Applaudissements sur les bancs du groupe UMP et du groupe UDF).

M. Edouard Balladur, président de la commission des affaires étrangères - Au moment où les questions liées à la mondialisation sont au c_ur du débat politique, il était important que notre assemblée puisse réfléchir sur ce thème et je me réjouis qu'à l'initiative du groupe UMP nous ayons ce débat.

Aujourd'hui, il apparaît que l'on ne parviendra pas à conclure le cycle des négociations commerciales multilatérales de Doha le 31 décembre 2004 ; les responsables de l'OMC évoquent désormais des négociations qui s'étendraient jusqu'en 2006. Force est de constater que l'OMC se trouve désormais dans l'impasse et que les chances d'aboutir sont très minces.

Les mouvements alter ou antimondialistes s'en réjouissent, considérant qu'il s'agit d'une victoire politique. Raisonnement étrange, car cet échec prive en fait les pays en voie de développement d'un accès aux marchés dont ils sont les premiers à avoir besoin. Si le cycle de Doha n'aboutit pas, il n'y a aura pas pour eux de progrès dans le domaine des échanges agricoles, de la libéralisation des services, de l'accès aux marchés industriels ou de la protection de l'environnement. Je remarque d'ailleurs que le seul accord obtenu à Cancùn est favorable aux pays en voie de développement puisqu'il les autorise à déroger aux règles de protection de la propriété intellectuelle pour lutter contre certaines pandémies en fabriquant ou en important des molécules génériques à bas prix. Un tel résultat, même s'il est fragile, montre l'intérêt du multilatéralisme, qui permet de concilier les logiques commerciales avec la recherche de l'intérêt général.

Après l'échec du sommet de Cancùn, il n'y a qu'une alternative : soit l'on en revient aux arrangements commerciaux bilatéraux, soit l'on tente de réformer l'OMC pour la sortir de la paralysie.

Le retour aux accords bilatéraux n'apparaît pas comme la solution la plus adaptée. Si le système bilatéral des échanges a pu, par le passé, constituer un cadre satisfaisant, il n'est plus compatible avec une situation caractérisée par l'interdépendance des économies et par l'émergence de problèmes globaux, comme le réchauffement climatique, l'insécurité alimentaire ou les pandémies. Le retour au bilatéralisme aurait en outre pour conséquence d'ériger la loi du plus fort en règle absolue du commerce international, ce qui est inacceptable.

Il est donc essentiel d'éviter que l'échec de Cancùn ne conduise à l'arrêt des négociations de l'OMC et au repli des Etats sur eux-mêmes. Une telle attitude serait une régression considérable et marquerait le renoncement à toute volonté de réguler la mondialisation afin qu'elle profite au plus grand nombre. Il convient donc de modifier le système multilatéral existant.

Certains réfléchissent d'ores et déjà à des propositions de réforme de l'OMC. Cette organisation qui regroupe 148 pays depuis la récente adhésion du Népal et du Cambodge, fonctionne selon la règle du consensus, c'est-à-dire de l'unanimité, alors même que les intérêts qui s'y affrontent sont fortement divergents.

Il serait simpliste d'expliquer le blocage des négociations par la seule opposition entre les pays du Nord et les pays du Sud, car le clivage est, à certains égards, dépassé. Les pays du Nord ne font pas bloc, les conceptions des Etats-Unis, du Japon et de l'Union européenne s'opposent parfois sur la nécessité de régler la mondialisation des échanges et les pays du Sud forment un ensemble de moins en moins homogène ; certains d'entre eux, comme le Brésil ou l'Afrique du Sud, se retrouvent ainsi aux côtés de l'Australie ou de la Nouvelle-Zélande au sein du groupe de Cairns, militant pour la suppression de toute protection commerciale dans le domaine agricole. Quant au G 22, qui a joué un rôle pivot lors du sommet de Cancùn, il révèle l'existence d'un fossé grandissant entre les pays tels que le Brésil, l'Inde ou la Chine, qui tirent le plus grand avantage de la phase actuelle de la mondialisation et les autres, qui restent à l'écart.

Plusieurs facteurs expliquent le blocage actuel. Tout d'abord, l'OMC est la seule organisation internationale dotée d'un organe de règlement des différends, ce qui est un progrès mais donne aux accords auxquels elle parvient une portée contraignante ; cela explique la difficulté à obtenir le consentement des Etats lors des négociations. Ensuite, le domaine de compétence de l'organisation est extrêmement vaste, ce qui la conduit à se saisir de questions dont les implications ne sont pas exclusivement commerciales. Enfin, la règle du consensus confère à chaque pays un véritable droit de veto, qu'il peut exercer, y compris sur des sujets mineurs.

Cependant, une réforme du fonctionnement de l'OMC est difficilement envisageable, puisqu'elle nécessite l'accord de tous ses membres. L'idée avancée par certains de mettre en place une OMC à géométrie variable - des accords qui ne seraient pas approuvés à l'unanimité pouvant entrer en vigueur entre les seuls Etats qui y auraient souscrit - est malaisée à mettre en _uvre et, à vrai dire, contradictoire avec l'objectif même de l'organisation, qui est de faciliter les échanges en unifiant les règles commerciales. Quant à l'abandon de la règle de l'unanimité, il constitue théoriquement une voie possible mais il heurterait le principe de souveraineté des Etats, puisqu'il pourrait aboutir à leur imposer des accords dont la méconnaissance serait sanctionnée par une juridiction supranationale.

Pour sortir l'OMC de l'impasse et éviter un retour au bilatéralisme, il faut une réforme plus globale des différentes organisations internationales. C'est le seul moyen de recentrer l'OMC sur les négociations commerciales et de rompre avec les pratiques actuelles la conduisant à se prononcer sur des sujets d'ordre social, environnemental ou autre qui ne sont pas de sa compétence.

Il convient d'explorer deux voies : la mise en place d'une nouvelle instance chargée de définir les grands principes de l'action internationale et d'en coordonner l'application par les différentes organisations compétentes ; un rééquilibrage entre ces différentes organisations afin de mieux préciser leurs compétences respectives et leurs moyens d'action.

Le débat sur la nécessité d'un conseil de sécurité économique et social est aujourd'hui lancé, y compris à l'initiative de la France. Une telle instance devrait permettre de fixer des priorités d'action à l'échelle internationale. Il lui reviendrait également de définir les exceptions aux règles du libre-échange en arrêtant la liste des biens publics mondiaux, comme la santé, l'eau, l'alimentation, la culture, l'éducation et l'environnement. Cette mission, qui pourrait être exercée par le Conseil de sécurité des Nations unies, à condition que sa composition soit revue, permettrait de recentrer l'OMC sur sa fonction commerciale.

D'autre part, il est nécessaire de réfléchir à un meilleur équilibre entre les différentes organisations internationales. L'une des méthodes possibles est de les doter d'une juridiction comparable à l'actuel organe de règlement des différends de l'OMC.

En matière sociale, l'Organisation internationale du travail pourrait ainsi être dotée d'une juridiction disposant de véritables pouvoirs de sanction à l'encontre des Etats qui ne respectent pas les conventions protégeant les droits sociaux fondamentaux. Par ailleurs, l'OIT pourrait favoriser l'harmonisation du droit social dans le monde, notamment en permettant la conclusion d'accords paritaires applicables à l'ensemble des salariés de firmes transnationales.

En matière de santé publique, l'Organisation mondiale de la santé doit devenir chef de file pour la question de l'accès aux médicaments essentiels. Compte tenu de la nécessité d'améliorer la prévention et le traitement de certaines pandémies, l'OMS devrait par ailleurs être dotée d'un véritable pouvoir de décision. Les impératifs de santé publique devraient ainsi être mieux conciliés avec les règles de protection de la propriété intellectuelle actuellement défendues par l'OMC.

La création d'une Organisation mondiale de l'environnement permettrait de lier l'ensemble des Etats dans des domaines aussi sensibles que le réchauffement climatique ou la protection de la biodiversité, et de renforcer la portée du droit international environnemental en instituant des mécanismes de sanction comparables à ceux de l'OMC. La mise en place d'une telle institution ou, à défaut, le renforcement des prérogatives de l'actuel programme des Nations unies pour l'environnement, éviterait de donner un avantage comparatif aux pays ne respectant pas les accords multilatéraux environnementaux ou refusant d'y souscrire.

Enfin, dans le domaine culturel, la volonté des autorités françaises de renforcer les prérogatives de l'UNESCO au moyen d'une convention cadre reconnaissant le principe de la diversité culturelle permettrait d'éviter que l'OMC soit la seule enceinte où se discute la compatibilité des mécanismes de soutien à la création avec les principes du libre-échange. Les principes encadrant la création culturelle et la protection du patrimoine au niveau mondial devraient faire l'objet de textes spécifiques édictés au sein de l'UNESCO et mis en _uvre sous son contrôle.

Afin d'éviter les conflits de normes, il pourrait revenir au Conseil de sécurité à mission élargie de trancher les contradictions entre les règles édictées par ces diverses organisations. Cela permettrait de mettre un terme à la situation actuelle caractérisée par la suprématie du droit international commercial, en conférant à une instance politique le soin de se prononcer au cas par cas sur la norme qui prévaut.

Ces réformes, certes ambitieuses et difficiles à mettre en _uvre, ont en commun de manifester le souci de définir plus précisément le droit international applicable, de rendre le contrôle plus efficace et de coordonner l'action des diverses organisations compétentes. L'immobilisme serait une immense erreur, dont les pays les moins développés seraient les premiers à souffrir. L'OMC est à un tournant ; il faut nous mettre en mesure de relever les défis que lui pose la mondialisation, en la recentrant sur sa fonction première d'organisation commerciale et en inventant de nouvelles formes de régulation compatibles avec le respect de la souveraineté des Etats (Applaudissements sur les bancs du groupe UMP et du groupe UDF).

M. Patrick Ollier, président de la commission des affaires économiques, de l'environnement et du territoire - Je remercie moi aussi le groupe UMP de nous avoir permis ce débat.

« Nous aurions tous pu gagner. Nous avons tous perdu ». C'est en ces termes que certains commentaient l'échec de la négociation de Cancùn, tandis que les altermondialistes fêtaient cet événement. Si, contrairement à ces derniers, l'on peut être d'accord pour dire que tous les pays avaient à gagner au succès de ces négociations, force est de constater que certains ont plus perdu que d'autres !

L'échec de Cancùn est dommageable pour tous parce que la libéralisation des échanges encadrée par des règles, qui est l'objet même de l'OMC, doit profiter à tous.

L'exemple de la France permet de le vérifier : si son PIB a augmenté de 21 % en dix ans, ses exportations ont crû de 92 % et ses importations de 70 % sur la même période. Le commerce extérieur tire la croissance et aujourd'hui les marchés étrangers absorbent 28 % de la richesse produite par notre pays. Cinq millions d'emplois dépendent directement des exportations françaises.

Nos entreprises ont donc intérêt à ce que les droits de douane diminuent : c'était l'objet de Cancùn. Elles ont également intérêt à l'aboutissement des négociations sur le commerce des services, qui constitue le principal moteur de la croissance pour les pays développés.

Le développement des échanges est aussi bon pour l'emploi : chaque milliard d'euros d'exportations génère plus de 15 000 emplois dans notre pays. Il faut donc dire avec force que la France a intérêt au succès de l'OMC car ce qu'elle entend instaurer n'est pas un libéralisme sauvage mais une libéralisation soumise à des règles applicables à tous !

Le nouveau cycle de négociations lancé à Doha en 2001 avait pour objectif d'être celui du développement et de prendre en compte les besoins spécifiques de pays en voie de développement. A cet égard, il faut se réjouir qu'un accord soit intervenu le 30 août sur l'accès aux médicaments, mais déplorer qu'il n'en ait pas été de même sur les autres thèmes, de sorte que le cycle de Doha ne pourra pas trouver sa conclusion en 2004.

Pourtant, selon une étude de l'OCDE, les pays en développement capteraient 60 % des 176 milliards de dollars de gains de croissance qui résulteraient chaque année de la suppression des droits de douane !

L'échec de Cancùn laisse craindre, au contraire, une aggravation de leur situation. Ainsi le coton africain continuera de subir la concurrence du coton américain, exporté à 60 % et subventionné sous forme de marketing loans pour quelque 2,3 milliards de dollars !

Plus généralement, cet échec risque d'avoir pour conséquence un développement des accords bilatéraux. Les Etats-Unis y sont d'ailleurs favorables et un certain nombre de ces accords sont en voie d'être conclus avec plusieurs pays d'Amérique latine. Les responsables brésiliens, qu'une délégation de notre commission a rencontrés récemment, ne nous ont pas caché que la pression des Etats-Unis rendait cette évolution très probable d'ici à quelques mois. Si le Brésil peut y trouver son compte, qui ne voit que la partie sera bien plus inégale pour des pays comme le Mali ou le Bangladesh ? La communauté d'intérêts au sein du G21 est à cet égard quelque peu incertaine...

Les négociations de Cancùn ont montré la puissance de certains de ces pays, au premier rang desquels le Brésil qui a pris la tête de cette coalition des pays pauvres en exigeant l'élimination des subventions à l'exportation. Mais une autre leçon à tirer de Cancùn a trait aux effets de la focalisation des débats sur les subventions agricoles. L'échec s'explique avant tout par l'opposition entre les Etats-Unis et l'Europe, d'une part, et la coalition menée par le Brésil, d'autre part, sur la question agricole - alors même que les produits industriels représentent 80 % du commerce mondial ! C'est stupéfiant, mais il est vrai que cette question est considérée comme vitale par un pays comme le Brésil, qui possède le tiers des terres arables mondiales et assure déjà le tiers des exportations de soja, de café, de sucre et de tabac.

Ce blocage des discussions sur la question agricole me paraît révélateur du déficit d'explication et de communication qui a présidé à leur préparation. Ce déficit concerne d'abord l'Europe, malgré les efforts de la délégation française qui a courageusement essayé d'éviter le manichéisme. L'Union n'a pas suffisamment défendu sa position et ne n'est pas suffisamment démarquée des Etats-Unis, alors même qu'elle avait, elle, consenti des efforts importants pour diminuer les subventions agricoles. Elle n'a pas non plus défendu son modèle d'agriculture, moyen d'aménagement du territoire et élément de cohésion sociale, non simple « business ». Nos interlocuteurs n'ont donc pas pris conscience que notre politique agricole réformée avait permis de ramener de 25 à 10 % depuis 1992 la part des exportations agricoles subventionnées, au rebours de la politique américaine - le Farm Bill de mai 2002 ne devrait-il pas se traduire par une augmentation de 70 % des soutiens à l'agriculture ? D'autre part, l'Europe importe deux fois plus de produits agricoles en provenance des pays en développement que les Etats-Unis. Pourtant, les pays du G21 ont considéré que tous deux étaient dans la même situation et défendaient les mêmes positions ! Il faut donc réagir, et mieux informer sur notre spécificité. Nos échanges nous ont convaincus de la possibilité de trouver un terrain d'entente avec les pays du Sud.

Ce déficit d'explication existe aussi à l'échelle nationale. L'OMC est mal connue de nos concitoyens, ce qui suscite méfiance et contestation. Il conviendrait donc de donner au Parlement un rôle accru, en confirmant sa mission d'information et d'explication et, donc, en l'associant à la préparation et au suivi de la négociation. Le présent débat est à cet égard excellent, mais il intervient bien tard et, surtout, risque d'être sans lendemain. Néanmoins, cela ne doit pas nous dissuader de prendre, ensemble, des dispositions pour l'avenir.

M. Jean-Paul Bacquet - Très bien !

M. le Président de la commission des affaires économiques - Débattons donc des propositions qui ont déjà été avancées, et faisons en sorte que ces discussions ne soient plus le monopole de ceux qui s'opposent à un accord. Celui-ci est en effet dans l'intérêt de la France.

Or, malgré les efforts de nos ministres, les règles environnementales et les normes protégeant les conditions de travail ont été laissées de côté à Cancùn. Notre pays doit donc poursuivre son action, pour éviter l'irréparable. L'humanité se trouve à un carrefour : il lui faut choisir entre le manichéisme, qui ne peut conduire qu'à la confrontation, et l'équité et la solidarité. Sachons affirmer ces deux dernières valeurs, dans l'intérêt du développement mondial ! (Applaudissements sur les bancs du groupe UMP)

M. Jean-Paul Bacquet - Je me réjouis de ce débat : même si nous ne faisons pas salle comble, il permettra de mieux informer les Français - mais aussi les parlementaires car je ne suis pas sûr que tous soient au fait de ces négociations ! A Cancùn, j'ai même eu le sentiment que beaucoup apprenaient sur place... En tout cas, j'ai plaisir à constater que ces grands thèmes n'échappent plus à la discussion parlementaire. C'est d'autant plus salutaire qu'en effet, si nous n'intervenons pas, d'autres continueront de monopoliser le débat, délégitimisant encore un peu plus le Parlement.

Tenue à Cancùn, la cinquième conférence de l'OMC aurait dû conclure le cycle de Doha. Il n'en sera rien et, personnellement, je juge cet échec regrettable. Certains l'avaient prévu, d'autres le souhaitaient même, ou l'estimaient nécessaire. Mais il y en avait aussi pour mettre en garde : ainsi, dans un quotidien mexicain, le Réseau parlementaire international appelait à changer les règles du jeu de l'OMC, pour que celle-ci cesse d'être un instrument d'oppression des peuples et d'approfondissement des inégalités, et pour garantir un contrôle démocratique sur la totalité du processus de négociation. L'échec a eu lieu, et il en est pour considérer qu'il marque la fin de l'OMC, effet éclatant de l'affrontement Nord-Sud et du refus de laisser aux pays moins avancés une chance d'accéder au commerce, et donc au développement.

On ne peut pourtant oublier que l'échec du multilatéralisme conduira à la multiplication des accords bilatéraux, au plus loin de l'internationalisme que défend mon groupe. Ces accords se feront en effet au détriment des pays pauvres et conduiront à l'érection de nouvelles barrières protectrices, alors que Doha privilégiait à la fois le développement des pays pauvres et une réglementation plus équitable du commerce mondial.

Certes il est plus difficile d'aboutir à 148 qu'avec les 23 membres du GATT, en 1948, et certains dossiers étaient assez brûlants, à commencer par l'agriculture : le groupe de Cairns et le G21 ont accusé l'Europe et les Etats-Unis de maintenir les aides qui faussent la concurrence.

Or, l'Europe avait déjà réformé sa politique agricole commune en juin 2003, en limitant encore ses aides à la production, comme elle le fait depuis vingt ans. Et l'Europe est le premier importateur de produits en provenance des pays en voie de développement.

Cependant il n'est pas acceptable que, sur le coton, des pays africains parmi les plus pauvres - Mali, Tchad, Burkina Faso et Bénin - n'aient pu obtenir la moindre avancée face aux gros pourvoyeurs de subventions, comme les Etats-Unis.

On sait que le Président Bush voulait, pour des raisons électorales, protéger 23 000 agriculteurs qui perçoivent déjà 3 milliards de dollars de subventions.

Il est inquiétant qu'à aucun moment ces pays africains ne se soient tournés vers l'Europe et surtout vers la France, leur partenaire traditionnel.

Les sujets dits « de Singapour », c'est-à-dire l'investissement, la concurrence, la transparence des marchés publics ont été à peine abordés, les pays pauvres ayant refusé de les inscrire à l'ordre du jour.

Refuser une extension des compétences de l'OMC en ce domaine me semble discutable, car si on ne fait pas entrer une composante sociale dans les négociations commerciales, on risque de voir proliférer un ultralibéralisme dont la Chine, à Cancùn, a donné l'exemple.

L'accès aux médicaments, souhaité à Doha, a été entériné par l'accord du 30 août 2003 sur les médicaments génériques. Désormais, les pays les plus pauvres pourront les importer à moindre coût.

Cependant tout n'est pas réglé, car les procédures administratives prévues semblent très lourdes. Certes, il faut éviter que cette importation n'entraîne la délocalisation dans les pays pauvres des laboratoires pharmaceutiques, qui exporteraient alors dans leur pays d'origine des médicaments à moindre coût. Mais si une réglementation est indispensable, elle ne doit pas être complexe au point d'empêcher d'atteindre l'objectif fixé.

L'échec de Cancùn a montré l'émergence de pays en développement qui se sont organisés en groupes : le G21, conduit par l'Inde, la Chine, le Brésil, et le G90, qui regroupe les pays ACP, les membres de l'Union africaine et les pays les moins avancés. Un nouveau contre-pouvoir existe donc, que les pays du Nord devront désormais prendre en considération.

On peut d'ailleurs se demander si, en constituant le G2, nous n'avons pas provoqué la création du G21, qui réunit des pays n'ayant presque rien en commun : l'agriculture de l'Inde et celle du Brésil n'ont guère de points communs, pas plus que l'industrie de la Chine et celle du Bangladesh ! Le G2 a été l'élément fédérateur...

Force est de constater, comme l'a fait le réseau parlementaire international à Cancùn, que l'OMC, loin de contribuer à réduire les profonds déséquilibres provoqués par le système commercial international, contribue à leur aggravation.

Une réforme du système commercial mondial est donc essentielle pour soutenir les pays pauvres, pour éviter que les règles commerciales ne l'emportent sur la souveraineté nationale dans les domaines non commerciaux et pour rendre le système mondial plus ouvert et plus responsable. Les marchés mondiaux doivent être étayés par des règles et des institutions qui placent le développement humain, les questions environnementales et les services publics au-dessus des intérêts strictement commerciaux.

Des marchés ouverts sont essentiels pour le développement. Aucun pays ne peut aujourd'hui prospérer en rejetant la mondialisation. Mais certains pays doivent diversifier leur économie et éviter de compter sur l'exportation d'un ou deux produits : ils auront besoin de temps avant de pouvoir ouvrir entièrement leur économie. Le libre-échange doit être un outil, et non une fin en soi. Et les politiques commerciales doivent être complétées par des investissements en ressources humaines et en infrastructures, domaines où la coopération internationale joue un rôle important.

L'appel lancé le 8 septembre 2003, avant Cancùn, par le Réseau parlementaire international est plus que jamais d'actualité.

Depuis la création de l'OMC en 1995, le fossé entre les pays riches et les pauvres s'est creusé de façon dramatique, ce qui ne veut pas dire que l'OMC en est responsable. Un certain nombre de revendications devraient être examinées. Premièrement, il faut assurer une surveillance démocratique du processus de négociation. Les élus doivent y jouer un rôle et les positions des gouvernements respectifs être discutées dans les parlements des Etats membres.

Deuxièmement, il convient de maintenir et de renforcer le service public, notamment pour garantir l'accès de tous, à des prix abordables, à l'eau, à l'énergie, à l'éducation et à la santé.

Troisièmement, l'accord sur les médicaments génériques doit s'appliquer rapidement et des mécanismes d'évaluation être mis en place.

Quatrièmement, il faut protéger l'indépendance des accords multilatéraux environnementaux - AME.

Cinquièmement, l'agriculture mondiale doit s'orienter vers la multifonctionnalité afin que les agriculteurs vivent de leur production et ne désertent pas le monde rural pour rejoindre des mégalopoles faites de bidonvilles.

Sixièmement, les subventions à l'exportation doivent être abolies quand elles déforment la chaîne d'approvisionnement et profitent aux gros exportateurs agro-industriels.

Septièmement, il faut exiger des membres de l'OMC qu'ils respectent la convention du BIT.

Huitièmement, le principe de précaution doit être appliqué de façon systématique. Le commerce n'est pas une fin en soi et il est indispensable de mesurer, avant toute négociation, les risques de transformer un accès au marché en un déplacement du marché.

L'échec de Cancùn est en général interprété comme la conséquence d'un affrontement Nord-Sud, alors que nous savons bien qu'il y avait des contradictions internes Nord-Nord et Sud-Sud. C'est pourquoi un certain nombre de clarifications s'imposent.

Clarifications dans le fonctionnement, car il devient très difficile de suivre les négociations, d'autant que, pour notre pays, elles ont été largement déléguées au commissaire européen.

Clarifications sur le rôle de chacun : la Confédération paysanne, la FNSEA, la CGT, la CFDT, Force ouvrière ne sont pas des ONG au même titre que Act Up, Médecins du Monde, ou Greenpeace.

Clarifications sur les aides aux pays en voie de développement : elles proviennent à 45 % de l'Union européenne, mais ce sont surtout les pays du Cairns qui profitent des accords.

Clarifications, enfin, sur les contradictions entre le discours tiers-mondiste et la pratique ultra-libérale de pays comme le Brésil.

Il faut rendre à la politique son rôle prépondérant dans l'organisation des échanges si on veut réellement favoriser le développement. Le commerce peut se faire sans l'OMC. Mais une OMC démocratique peut apporter une meilleure régulation des marchés et compenser les inégalités naturelles par des conditions préférentielles d'accès aux marchés.

L'homme doit être replacé au centre des préoccupations : que le commerce crée des richesses et des échanges, certes, mais que ce soit au profit du bien-être de l'humanité.

Dans cet esprit et afin de rendre le politique plus crédible, il faut aider à l'émergence d'une conscience parlementaire mondiale. Je salue le travail de l'Union interparlementaire qui, depuis 2001, a le statut d'observateur à l'OMC et s'y réunit parallèlement aux travaux ministériels. Je souligne, à cet égard, qu'après quelques frictions initiales, la délégation française a été bien accueillie et bien accompagnée : j'en remercie les deux ministres et leurs collaborateurs, ici présents. Ils ont organisé chaque jour une conférence de presse, une réunion avec les ONG et une rencontre avec les parlementaires, ce qui a contribué à la transparence nécessaire pour comprendre des mécanismes complexes.

C'est indispensable car quand nous rentrons dans nos circonscriptions, on nous dit : « Vous allez traiter les affaires du monde à Cancùn, mais quid de notre bureau de poste ? ». Il faut faire comprendre à nos concitoyens que tous les problèmes sont liés.

J'ai d'ailleurs trouvé étonnant que le Parlement européen ait immédiatement saisi l'opportunité en envoyant à Cancùn des délégations d'élus et de conseillers, dont un certain nombre de Français, alors que les membres de l'UIP appartenant à l'Assemblée nationale et au Sénat n'y ont pas été envoyés comme tels et n'ont pas été accompagnés de fonctionnaires des assemblées. Cette décision regrettable a écarté députés et sénateurs d'un lieu d'échange et de propositions sur un sujet qui constitue un enjeu fondamental pour la France.

Réhabiliter la politique dans le commerce mondial et assurer la transparence du fonctionnement de l'OMC sont des conditions de sa survie.

L'ambassadeur de l'Ouganda auprès de l'OMC déclarait après Doha : « Nous réclamons simplement des règles justes et équitables, prenant en compte les nécessités de notre développement et nous permettant de participer pleinement au système commercial international. Mais au lieu de cela, nous avons été soumis au risque de subir des pressions et d'accepter des règles du jeu dont nous n'avons plus besoin et que nous ne sommes pas en mesure d'affronter ». C'est toute la problématique de l'avenir de l'OMC qui se trouve ainsi résumée.

Pays du Nord ou du Sud, gouvernements ou élus, il nous faut construire un commerce véritablement durable et équitable, enfin profitable à tous, qui participe au mieux-être de l'homme dans notre monde (Applaudissements sur les bancs du groupe socialiste).

M. Jean Lassalle - Pour un député qui n'a pas encore tout à fait appris à l'être, le sommet de Cancùn fut riche d'enseignements. Ce débat l'est tout autant, et je remercie le groupe UMP d'en avoir pris l'initiative.

Bien qu'habitué, en tant que président de l'association des populations des montagnes du monde, aux contacts multilatéraux, je n'imaginais pas que les choses puissent se passer ainsi.

Je veux tout d'abord saluer une remarquable délégation ministérielle : François Loos, avec toute son équipe et Hervé Gaymard ont réalisé une vraie performance. Dans ce grand hôtel, les deux bureaux occupés par la délégation française ont vite été pris d'assaut par les parlementaires de tous bords, les délégués des syndicats - agricoles ou autres, tout ce qui compte dans l'économie française - notamment dans l'industrie - et une foule de  journalistes en quête d'informations. Bref, nos ministres se sont retrouvés dans la situation du médecin qui opère à c_ur ouvert en présence de tout le voisinage et de la famille. Il fallait le faire, et ils l'ont fait. Ils ont su donner à la délégation parlementaire la place qui devait être la sienne, grâce à un debriefing quotidien. Surtout, ils ont tenu chaque soir ce fameux « mini forum mondial » auquel affluaient des délégations du monde entier parce que, je l'ai entendu dans les couloirs, c'était là qu'elles en apprenaient le plus.

François Loos avait décidément bien étudié l'affaire : situé en face du palais des congrès, notre hôtel abritait aussi les délégations de l'OMC et de l'Union européenne. Je suis revenu définitivement convaincu de l'importance de ces sommets mais aussi, je l'avoue, un peu effrayé. Ainsi, tout ce que nous faisons dans cet hémicycle, dans nos conseils généraux, dans nos conseils municipaux, serait la conséquence de quelque grand accord signé un jour dans un décor aussi idyllique que celui que formaient cette mer émeraude, ces piscines de grands hôtels, ces navires américains croisant au large... Que peuvent donc ressentir, soit dit en passant, les représentants de pays où l'on ne mange pas à sa faim ?

A l'orée de ce millénaire, il faut sans doute remettre l'homme, donc la politique, au c_ur de toute cette affaire. Tant que nous continuerons à parler des problèmes de ce monde en termes de statistiques, d'indices, nous aurons des contre-manifestations, et elles iront s'amplifiant.

Avant mon départ, des amis me pressaient de combattre la mondialisation. J'ai compris à Cancùn que le problème n'était pas là : qu'on le veuille ou non, la mondialisation se fera. La question est de savoir si ce sont les économistes ou les détenteurs du capital qui la feront ou si nous voulons, comme nous l'avons fait en France, puis en Europe, organiser petit à petit ce village mondial qui se construit sous nos yeux. Autant le faire intelligemment. Autant que la France, si présente dans le c_ur des membres des délégations des cinq continents, puisse y prendre sa part. Or le rôle de la France sur la scène internationale ne cesse de décliner malgré une très forte demande de France. Un ministre mauritanien pourtant formé en France m'avouait qu'il ne commandait plus que des cartes de visite en anglais pour ne pas desservir son pays. Il me conjurait de maintenir nos efforts pour assurer le rayonnement de notre pays et de notre culture.

Nous avons hélas constaté à Cancùn que toutes les conférences n'étaient pas traduites en français. Assis au premier rang à la FAO, j'ai dû subir un exposé de vingt minutes en anglais. Quand l'orateur s'est enfin calmé, j'ai pris le micro... pour dire que je n'avais rien compris ! Après un instant de flottement, le président m'a demandé de poser ma question. J'ai donc bien été obligé de lui dire que non seulement je n'avais rien compris à cet exposé, mais que je ne savais même pas de quoi on parlait, puisque les textes mis à notre disposition étaient également en anglais !

Dans le collège de mon canton, soixante enfants sont entrés en sixième cette année. Seuls quatre ont choisi l'espagnol comme première langue. Et de l'autre côté de la frontière, sur deux cents élèves de sixième, dix apprennent le français ! Quand on connaît la place de la France et de l'Espagne dans l'histoire de l'humanité et qu'on voit de tels chiffres dans une zone frontalière, on peut se poser des questions... Mais en avons-nous réellement pris conscience ? Le français va-t-il un jour être ramené à la place du béarnais, cette langue qui était si présente dans mon enfance et qui est à peu près oubliée aujourd'hui ? Combien de temps nous reste-t-il ? Je voudrais donc émettre quelques idées.

M. le Président - Dans un temps raisonnable !

M. Jean Lassalle - Nous sommes un des piliers de l'Union européenne. Si nous faiblissons, c'est la communauté tout entière qui en souffrira les conséquences. Nous nous devons donc de rester à notre place. Il faut engager une réflexion pour reconquérir, par le biais de la francophonie, une place particulière qui nous permette de remettre au premier plan, au lieu des chiffres, la relation entre les hommes et entre les territoires. Peut-être arriverons-nous à ce qu'on n'empile plus les gens dans les grandes villes, foyers de révolutions, et à ce qu'on ne considère plus que les campagnes sont du domaine exclusif de l'environnement ? J'ai compris ce jour-là combien nous pouvions payer cher des décisions prises dans le monde, voire en Europe, sans que nous en ayons débattu ici et que le peuple sache de quoi il s'agit. J'ai compris comment la France avait pu parapher la funeste directive Natura 2000 sur l'habitat, qui vide nos campagnes et n'a pas fini de donner du travail à M. Sarkozy dans nos banlieues.

A tous les échelons, du plus global au plus local, il y a une place pour l'homme et c'est au politique que celui-ci doit confier la tâche de résoudre ses problèmes. Les délégations que j'ai vues étaient jeunes. Il faut donc peser pour que le politique reprenne toutes ses lettres de noblesse en France et dans le monde (Applaudissements sur les bancs du groupe UDF et du groupe UMP).

M. Jean-Claude Lefort - Ce qui s'est passé à Cancùn résulte de trois causes majeures. Il apparaît d'abord que les puissants ont du monde actuel une vision complètement dépassée. A tout considérer au travers du prisme du commercial, tout étant ou devant devenir une marchandise, à laisser délibérément le politique se faire ronger par l'économique, on devient aveugle et sourd. A Cancùn, on a raillé le groupe des 21 comme un ensemble incohérent et composite. On a plus travaillé à le défaire qu'à le comprendre. On l'a présenté, sans rire, comme étant ultra-libéral, à l'inverse de l'Union européenne et... des Etats-Unis ! Mais ces pays, qui ne représentent rien de moins que la moitié de la population mondiale, n'ont pas cédé, car ce qui les rassemblait, le politique, était plus fort que tout le reste. Quant aux autres pays du Sud, on ne leur a rien offert, surtout sur la question du coton, car, de tradition OMC, ils finissent toujours par céder. Mais cela n'a pas été le cas à Cancùn, et nous nous sommes donc retrouvés avec 90 pays contre nous !

La première secousse de Seattle aurait dû nous suffire pour comprendre : le Sud refuse de subir la loi du Nord. Il refuse d'être dominé par cette machine de l'OMC qui ne sert qu'à creuser le fossé entre les riches et les pauvres. Notre assemblée avait réfléchi à la question après Seattle. Elle m'avait notamment confié, en 2000, un rapport dont les conclusions ont été adoptées par l'ensemble de la délégation pour l'Union européenne et qui avait été intitulé de manière prémonitoire : « L'OMC a-t-elle perdu le sud ? ». Mais Bruxelles n'a à l'évidence accordé aucune importance à un travail politique dans le domaine du commerce, régi par des règles savantes que les députés ne connaissent évidemment pas.

Doha a été une parenthèse, pour beaucoup liée au 11 septembre. Mais, munis de cet accord, nos doctes prédicateurs du « tout commerce » ont continué leur tâche, allant jusqu'à qualifier ce cycle de « cycle du développement ». Comme ils n'avaient rien compris, Cancùn leur est tombé sur la tête - Cancùn qui, en langue maya, veut dire n_ud de vipères ! Deux jours après le début de la conférence, alors que les négociations n'étaient pas encore commencées, la Commission européenne avait déjà rédigé son communiqué final sur tous les sujets ! A ses yeux, l'accord n'était qu'une question de temps... Mais Seattle est revenu en force. Cancùn est devenu le cri de désespoir des pays du Sud, mais aussi le lieu de leur organisation.

Est-il si difficile de comprendre que le monde ne peut aller tel qu'il est, quand 20 % de la population de la planète détient 80 % des richesses et que trois milliards de personnes n'ont que deux dollars par jour pour vivre ? Est-il si difficile de comprendre que les pays auxquels on a dit trade no aid répondent y a basta ? Ces pays se sont fait entendre à Cancùn. Ils sont restés unis sur des bases bien plus fortes que celles du domaine commercial : des bases politiques. Notre aveuglement a consacré notre isolement. Beau gâchis !

La deuxième cause de l'échec est un corollaire : il s'agit d'une faute stratégique majeure de l'Union européenne. Je ne reviendrai pas sur les refus obstinés de rediscuter du mandat du commissaire Lamy ou d'organiser un débat parlementaire avant le sommet ; je veux plutôt parler de cette aberration selon laquelle l'Union a conclu, en plein mois d'août, un accord sur l'agriculture avec les Etats-Unis, pays bien connu pour sa générosité et son humanisme. Elle a visiblement pensé que cet accord à deux, une fois fait, s'imposerait, bien que des chiffres décisifs aient été laissés en blanc. Les commissaires européens ont proclamé que la réforme de la PAC leur avait donné l'offensive pour ce round de l'OMC : curieuse offensive, qui conduit à une défaite, et curieuse insistance à défendre un « accord à deux » où ce sont les Etats-Unis qui nous ont tirés vers eux ! Si M. Lamy n'avait quelque projet en tête, il aurait dû tirer la conclusion qui s'imposait après avoir mené l'Europe dans pareille galère, et démissionner ! La fracture que ses initiatives estivales ont créée entre le Sud et nous et son mépris des réalités et du politique ont des conséquences considérables : le bilatéralisme américain a de beaux jours devant lui et le multilatéral aura bien des difficultés à se relever ! Une des leçons majeures de Cancùn est que le politique doit réinvestir le champ de l'économique.

La troisième cause est l'inadaptation confirmée de l'OMC aux besoins du monde contemporain. Faut-il considérer que tout est ou doit être marchandise ? Est-ce cela, le modèle européen que nous avons à offrir ? Et sinon, que vient faire l'OMC sur toutes les terres qu'elle entend couvrir ? Le multilatéralisme, ça ne veut pas dire « tout au même endroit » !

L'OMC réformée doit s'occuper de ce pour quoi elle est faite, à savoir réguler les pratiques commerciales - et non déréguler les Etats ! Et au moment où l'on parle de réformer l'ONU, ce serait un comble que l'on n'envisage pas de « dégraisser ce mammouth » qu'est l'OMC, que l'on ne parle pas de sa démocratisation et de sa place dans la hiérarchie des normes.

M. Lamy a rappelé, après l'échec de Cancùn, ce qu'il avait dit à Seattle, que l'OMC était une organisation de type médiéval. En réalité, il avait même parlé d'organisation de type « féodal », ce qui n'est pas la même chose. Et c'est bien à l'esprit de domination caractérisant l'OMC qu'il convient de s'attaquer.

Je voudrais maintenant évoquer rapidement quelques sujets majeurs pour l'après-Cancùn. Il convient d'abord de faire, comme promis, le bilan de tous les accords passés sous l'égide de l'OMC. On verra alors que le libre commerce n'est pas le nec plus ultra du développement.

Il convient ensuite de se demander si l'agriculture est une activité marchande comme les autres. Si oui, alors, c'est le Brésil qui a raison. Si non, que fait l'agriculture au sein de l'OMC ?

Autre sujet majeur : la souveraineté alimentaire des pays du Sud. On peut bien sûr leur vanter notre modèle de subventions, mais eux n'ont aucune boîte d'aucune couleur à remplir, tout simplement parce qu'ils n'ont pas d'argent. Nous payons par exemple des mises en jachère. Imagine-t-on le Sud en faire autant ? Une phase d'évaluation, de pause et de prise en compte des intérêts de chacun s'impose. Il faut permettre au Sud un développement endogène - mais non autarcique - fondé sur des relations de coopération avec le Nord.

En ce qui concerne le coton, nous pouvons agir sur deux plans : promouvoir l'idée d'un Office mondial de régulation qui garantirait les prix au niveau mondial et, sans attendre, montrer l'exemple dans l'Union européenne, en y garantissant des prix acceptables aux exportations de coton en provenance des pays en voie de développement.

Au sujet de l'AGCS, je redis que la mouture de déclaration finale est inacceptable. Veillons donc à ce que la négociation ne s'engage pas dans notre dos à Genève !

Pour finir, je remercie les ministres pour leur disponibilité à Cancùn. Mes propos sont un hymne au politique. Je souhaitais le faire aujourd'hui, après Seattle et Cancùn, car je milite pour un monde plus juste, plus humain et plus fraternel.

Mme Nathalie Kosciusko-Morizet - Les négociations commerciales ont toujours été techniques : barrières tarifaires et non tarifaires, quotas, subventions, en sont les objets les plus classiques, qui se rangent en boîtes bleues, vertes ou orange... Mais ces dernières années, les choses sont devenues vraiment complexes.

La négociation de Cancùn en est l'illustration. Ayant eu la chance de faire partie de la délégation française, j'ai d'abord été frappée par cette complexité et par la grande confusion idéologique qui en résultent chez certains.

L'OMC, lieu de régulation par excellence, a subi les attaques de ceux qui faisaient pourtant de la maîtrise des échanges leur objectif. Alors qu'elle dispose d'un organe de règlement des différends unique au monde, où le plus faible peut l'emporter sur le plus fort, elle a été taxée de tous les cynismes. On a vu des pays parmi les pauvres, dont l'intérêt évident était la stabilisation et la régulation des marchés de matières premières agricoles, reprendre à leur compte un credo libéral dont ils n'ont rien à attendre. On a vu des alliances contre nature entre des pays dont les intérêts stratégiques ne se rencontraient pas. Il y aurait ainsi beaucoup à dire de la nature et de la qualité du ciment qui unissait les pays du G21.

Si j'insiste sur cette complexité, c'est parce que je voudrais partager avec vous l'idée qu'il faudra du temps pour tirer tous les enseignements de l'échec de Cancùn.

Il me semble notamment que l'interprétation de cet échec en termes d'affrontement Nord-Sud est une erreur. Certes, l'émergence d'un mouvement organisé des pays du Sud est une nouveauté dans les négociations commerciales, et ce mouvement a pesé sur le déroulement de Cancùn, mais je ne crois pas que la cause de l'échec soit là.

Nous avons d'ailleurs tous été très surpris des circonstances de cet échec. Pourquoi le président de la Conférence a-t-il engagé les négociations sur des sujets périphériques ? Sujets sur lesquels l'Union européenne avait des intérêts offensifs et sur lesquels le Sud était divisé... Pourquoi, alors que malgré ces divergences les positions évoluaient, le président mexicain a-t-il clôturé la Conférence ? Nous avons été quelques uns à éprouver le sentiment que l'échec avait été provoqué et que l'on avait volontairement orienté le débat vers des sujets susceptibles de gêner l'Union européenne. Je ne dis pas que nous aurions forcément trouvé un accord, mais si le débat avait suivi un cours plus normal, le désaccord aurait d'abord porté sur le coton, les Américains refusant toute concession aux pays africains concernés Avons-nous été manipulés ? Je pose en tout cas la question.

Autre interprétation trop rapide et trop facile de l'échec de Cancùn : l'OMC aurait failli par excès de politique. Du temps du GATT, quand les négociations portaient sur les sujets classiques que j'évoquais en préambule, tout allait bien, on discutait efficacement. Avec les nouveaux sujets introduits depuis - environnement, social, développement... -, on dériverait. L'OMC se perdrait pour vouloir trop embrasser.

Je crois le contraire. En diversifiant les sujets de négociation, l'OMC ne fait que répondre à la demande pressante des sociétés du Nord et du Sud.

Produire sans en mesurer avec exactitude les conséquences est désormais impossible. Toute production suppose d'anticiper les conditions de répartition des richesses nouvelles. L'équité, la justice, la solidarité, voilà trois objectifs qu'il ne faut pas craindre d'afficher. Dans cette quête, deux écueils doivent être écartés au plus vite : la destruction de notre milieu naturel, la pauvreté grandissante des populations du Sud. C'est pourquoi deux politiques majeures vont s'imposer dans les prochaines années, dont à Johannesburg et Monterrey en 2002 Jacques Chirac avait déjà fait nos priorités : l'environnement et la lutte contre l'exclusion.

Pour parvenir à cette croissance durable, il nous faut des outils fiables, ambitieux et créatifs.

Je crois que nous pouvons déjà tourner une page de l'OMC et proposer comme il y a dix ans une aventure nouvelle consistant à créer une organisation plus solide, dont la vision soit plus globale et qui marque notre détermination pour un monde ouvert, multipolaire et généreux. A la croisée des activités humaines règne l'échange. Il est peu conséquent d'en faire le procès. Est-ce que cela a même un sens ? C'est pourquoi je propose que cette organisation soit baptisée « Organisation mondiale des échanges », orchestrant ses travaux autour de trois piliers.

Le premier pilier serait la gestion de l'échange commercial. On retrouvera, rangés sous cette bannière, les sujets classiques qui permettent une plus grande fluidité des transactions commerciales. La suppression des entraves au commerce n'exclut pas cependant que les pays pauvres bénéficient de dispositions « asymétriques » protectrices.

Le deuxième pilier rassemblerait les deux priorités que j'évoquais à l'instant : respect de l'environnement et affirmation des droits syndicaux et sociaux. Ce sont des engagements coûteux. Pour les plus pauvres, la solidarité internationale sera donc nécessaire. Dans les deux cas, il s'agit maintenant d'affirmer des principes, d'afficher des chartes de comportements et d'objectifs et de fixer des disciplines dont l'ignorance pourra être sanctionnée grâce au renforcement du système de règlement des différends. Il s'agit de gérer l'échange éthique.

Le troisième pilier illustre une autre façon de voir la mondialisation. Les débats en cours privilégient la seule analyse économique, alors que le monde a changé et que les échanges sont de plus en plus virtuels. Plus le monde s'ouvre, plus les circulations y sont nombreuses et rapides, plus le besoin de dessiner des points de repère se fait urgent. Des réseaux se tissent et nos géographies passées s'estompent. Y-a-t-il encore des frontières ? Que signifient-elles aujourd'hui ? C'est ce dernier constat qui me fait penser que Cancùn appartient déjà au monde d'hier et qu'il faut s'engager vers d'autres horizons.

Cette nouvelle organisation n'est pas une utopie, car l'accord sur les médicaments a montré qu'un tel équilibre était possible. Préserver les intérêts économiques mais leur donner un sens en même temps qu'une limite, et cela au service de l'humanité entière, n'est-ce pas là l'enjeu ? (Applaudissements sur les bancs du groupe UMP et du groupe UDF)

M. Yves Cochet - Quand on regarde le paragraphe 31 de l'ancien accord de Doha qui concerne les relations entre commerce et environnement, on voit que deux logiques s'affrontent. Selon la première, celle de l'OMC, la libéralisation du commerce mondial apportera la croissance, qui engendrera une hausse des revenus, laquelle favorisera la protection de l'environnement. Cette logique n'est pas la mienne et l'histoire a déjà démontré sa fausseté. Les tenants de la seconde approche estiment que le développement de type productiviste, qui est actuellement engendré par la mondialisation libérale, est générateur d'inégalités sociales et de destruction de l'environnement. Les faits le confirment malheureusement tous les jours.

Si l'on se situe dans cette seconde démarche, plus interventionniste et plus normative, on pense que les accords multilatéraux sur l'environnement, la santé, les conditions de travail, les droits humains, doivent primer sur les règles de l'OMC et du commerce. Par exemple, on préconise le renforcement des secrétariats et des accords multilatéraux sur l'environnement et leur regroupement au sein du Programme des Nations unies pour l'environnement, celui-ci devenant bientôt, comme le Président de la République a dit le souhaiter, l'Organisation mondiale de l'environnement, capable de tenir tête à l'OMC. Nous n'en sommes hélas pas là, mais c'est une première piste.

La philosophie de l'OMC repose sur deux principes. Le premier est que pour tirer le meilleur parti des ressources de la planète, chaque pays doit se spécialiser dans les activités pour lesquelles la nature l'a le plus favorisé ; le deuxième, que pour ne pas fausser la concurrence, il faut abattre les barrières douanières et tarifaires.

Les conséquences de cette doctrine ont été extrêmement néfastes pour les économies « extractives », notamment en matière écologique, où l'on peut parler d'« échange écologiquement inégal » ou de dumping écologique. La monoculture du café au Costa Rica a entraîné la déforestation et l'érosion des sols, l'économie de la crevette a détruit les mangroves.

Le coût écologique de la spécialisation, qui s'ajoute à la paupérisation qu'elle entraîne, a également une composante liée aux transports, qui va nous toucher de plus en plus en termes de changements climatiques - dont la canicule de cet été n'est qu'un signal encore faible.

Pour enrayer cette marche vers la barbarie sociale et la dévastation environnementale, il faut donc s'abstenir de lever les dernières barrières au commerce international et même réduire les échanges mondiaux, reterritorialiser les économies en les diversifiant, « démondialiser ». Le capital et le commerce ne doivent pas seulement être régulés, ils doivent être contenus.

M. Patrick Braouezec - Je n'étais pas à Cancùn, mais je connais les enjeux, et je crois que la mondialisation doit se penser autrement que ne le fait l'OMC.

En quoi et pour qui le sommet de Cancùn a-t-il été un échec ? Les medias nous disent que « les premières victimes sont les pays en développement, mal avisés d'écouter les ONG ». Est-ce à dire que le Premier ministre avait lui-même été mal avisé de recevoir plusieurs associations avant le sommet de Cancùn pour en évoquer avec elles les enjeux ? On peut s'interroger sur le rôle que jouent les medias dans la construction d'un discours uniformisateur, question qui n'est pas sans lien avec les conséquences de la mondialisation...

Si quelque chose a été gagné à Cancùn, c'est bien le fait que les voix des pays jusqu'ici ignorés ont été entendues, grâce au travail d'information et de mobilisation mené par les ONG. Est-ce être mal avisé que de refuser de faire appel au FMI, à la Banque mondiale pour des aides qui devraient servir à diversifier les économies de certains pays producteurs de coton ? Est-ce être mal avisé que de dénoncer l'accord cadre pour la libéralisation des services ? La Commission européenne était-elle bien intentionnée en refusant de divulguer la liste des services engagés dans la négociation ? Est-il anormal de s'alarmer des conséquences de l'AGCS, qui fera qu'à terme aucun service public ou d'intérêt collectif ne pourra échapper à la « libéralisation », laquelle signifie tout simplement la mise en concurrence avec le privé à l'échelle internationale ? Qui d'entre nous, élus, peut dire que dans son département, sa ville, il faut privilégier les intérêts privés au détriment de l'intérêt collectif ?

Il ne faudra pas attendre longtemps pour que de nombreux pays, riches ou pauvres, soient victimes de l'AGCS puisque n'importe quelle loi ou mesure pourra être contestée s'il est prouvé qu'elle compromet les avantages que les entreprises étrangères pourraient s'attendre à tirer de l'accord... « Vous votez des textes », a déclaré le Premier ministre en réponse à une question d'actualité posée par Hervé Morin. Mais que se passera-t-il lorsque les lois que nous aurons votées seront contestées ou supprimées ?

Le Premier ministre pourra-t-il encore affirmer qu'il est important d'avoir une culture de l'évaluation ? Cette évaluation sera menée par l'OMC qui, dans l'article 3 de l'AGCS, impose à chaque Etat la transparence, afin de pouvoir déceler d'éventuels obstacles au commerce dans les lois adoptées. Si donc aujourd'hui les pays en développement estiment que le programme de libéralisation commerciale ne prend pas en considération leurs intérêts, demain nous serons à leurs côtés parce qu'il ne considérera que les intérêts économiques de quelques transnationales.

Le monde que l'on veut nous imposer remet en cause l'article premier de la Déclaration universelle des droits de l'homme mais aussi celui des deux pactes relatifs aux droits civils et politiques et aux droits économiques, sociaux et culturels de 1966. Plutôt que de revoir les règles de cette nébuleuse qu'est l'OMC, choisissons de prolonger ce qui s'est passé à Cancùn. C'est ce que nous ferons à Saint-Denis du 12 au 16 novembre prochain pendant le Forum social européen. Je souhaite que notre assemblée entende ce qui s'y dira et en tire toutes les conséquences (Applaudissements sur les bancs du groupe des députés communistes et républicains).

M. François Guillaume - L'échec des négociations commerciales multilatérales était prévisible, d'autant que le consensus étant la règle, les compromis à 148 pays sont difficiles à trouver. Désormais, le face-à-face entre l'Europe et les Etats-Unis laisse place à plusieurs coalitions d'intérêts, les pays en développement cherchant à s'émanciper de la tutelle des pays industrialisés.

Des représentants de la société civile - professions, ONG - avaient été conviés à Cancùn pour apporter leur contribution au débat, sans compter ceux qui s'y étaient invités eux-mêmes en manifestant dans la rue. Cet élargissement aura été particulièrement contre-productif. Tous ces intervenants ont perturbé la conférence en se comportant comme s'ils étaient détenteurs d'un réel pouvoir démocratique à l'égal des représentants des Etats membres. Sur les six cents ONG présentes, une centaine eurent même directement accès à la salle des conférences, ce qui leur a permis de perturber la cérémonie d'ouverture et d'applaudir à tout rompre l'annonce de l'arrêt des négociations. S'il pouvait être intéressant de solliciter les responsables des professions et des associations pour bénéficier de leurs expertises, il fallait le faire avant la négociation : à chacun son rôle.

A première vue, la pierre d'achoppement fut l'exigence des pays riches d'obtenir de tous leurs partenaires l'assurance qu'à l'avenir leurs législations nationales et les pratiques de leurs administrations ne pénaliseraient pas l'investissement étranger, ne compliqueraient pas les formalités douanières, ne fausseraient pas les conditions d'accès aux marchés publics. Les Etats-Unis étaient très attachés au démantèlement de ces obstacles non tarifaires.

En réalité, les négociateurs butaient sur les enjeux de l'agriculture et de l'aide aux PVD. En effet, la conférence de l'OMC avait pour double ambition de relever le défi de la pauvreté et de normaliser les échanges agricoles faussés par des pratiques contraires aux règles du marché. Elle a échoué car ni les Etats-Unis ni l'Europe ne sont prêts à renoncer aux subventions sans lesquelles leurs producteurs ne peuvent équilibrer leurs comptes d'exploitation mis à mal par des prix de marché inférieurs aux prix de revient ; cette communauté d'intérêt de façade fut concrétisée par un préaccord de démantèlement simultané des aides, marché de dupes pour l'Europe puisque les Etats-Unis partaient d'une base plus élevée.

En face, les pays moins avancés sont eux-mêmes pris dans une grave contradiction, dans la mesure où ils ne peuvent ni renoncer à nourrir leur population grâce à des denrées importées à bas prix parce que subventionnées, ni accepter que ces subventions mettent à mal leurs propres productions, et donc le revenu de leurs paysans.

A ce propos, j'aimerais avoir des éclaircissements sur la proposition française d'un moratoire portant sur les subventions aux exportations vers les pays en voie de développement. Comment ce dispositif pourrait-il fonctionner ? Si le prix de revient d'un quintal de blé est de 15 € et le prix de ce même quintal sur le marché mondial de 10 €, et que l'on s'interdit toute subvention, comment ramènera-t-on le prix de vente à 10 € pour approvisionner nos clients traditionnels, tels le Maroc et l'Egypte ?

En claquant la porte à Cancùn, les pays du Sud ont remporté une victoire à la Pyrrhus. Certes, ils sont entrés définitivement sur la scène du commerce international, mais cette scène risque de se déplacer ou de se fractionner en petits théâtres, où seront négociés des accords bilatéraux ou régionaux plus contraignants pour eux que ne l'aurait été un accord général - comme l'a éprouvé le Mexique avec l'ALENA. Le chef de la délégation américaine n'a d'ailleurs pas caché l'intention de son pays d'étendre les accords de libre-échange déjà souscrits avec quelques-uns, et de sanctionner à cette occasion les responsables de l'échec de Cancùn, à l'exception de la Chine. Pour autant, les Etats-Unis tenant toujours deux fers au feu, ils ne renonceront sans doute pas totalement au multilatéralisme dès lors qu'ils y auront avantage...

L'Europe invite ses partenaires à reprendre les négociations, mais cet effort ne pourra aboutir prochainement, en raison des élections américaines et européennes à venir : de nouveaux accords ne peuvent être attendus avant le 1er janvier 2006. C'est en tout état de cause sur le nouvelles bases qu'il faut reprendre ces négociations : sur des bases plus équitables et plus réalistes. Il convient notamment de reconnaître que le libre-échange ne peut s'étendre au monde que par étapes, pour tenir compte de la diversité des situations économiques et sociales. S'il faut certes supprimer les barrières douanières entre les pays industrialisés, la mesure ne peut s'appliquer immédiatement aux pays en développement. Ceux-ci doivent bénéficier d'une organisation spécifique, dérogatoire.

Sur un plan horizontal, ils devraient se regrouper au sein de marchés communs régionaux, confortés par une protection douanière qui préserverait leur agriculture et garantirait leur sécurité alimentaire. Cela leur ouvrirait le marché mondial sans les exposer à des effets négatifs, sur le modèle du marché commun agricole de la petite Europe, protégé par un prélèvement qui était ajusté en fonction des cours mondiaux et des prix payés aux agriculteurs, de sorte que nous avons pu financer le développement de ce secteur.

Sur un plan vertical, pour éviter les fluctuations de cours préjudiciables aux producteurs de coton, de cacao ou de café, il faut organiser mondialement ces marchés en s'inspirant de l'OPEP. Les producteurs de café se sont d'ailleurs déjà engagés sur cette voie, avec des succès divers...

Il est, d'autre part, regrettable qu'on n'ait pas pris en compte le problème monétaire, à l'origine de perturbations autrement plus graves que celles qui tiennent aux droits de douane. La Chine refuse de réévaluer le yuan, pour doper ses exportations, cependant que la baisse du dollar freine la reprise économique en Europe.

Telles sont les pistes à explorer pour éviter que, les mêmes causes produisant les mêmes effets, l'OMC ne connaisse un échec définitif. Mais il ne faudrait pas que nous nous livrions à des marchandages en oubliant que la première préoccupation de la communauté internationale doit être de nourrir les hommes - tous les hommes ! (Applaudissements sur les bancs du groupe UMP)

M. Antoine Herth - Surmédiatisé, le sommet de Cancùn ne pouvait probablement se solder que par un échec, dans un contexte marqué par la crise irakienne et par des débats houleux aux Nations unies. Mais notre débat peut aussi être l'occasion de rappeler un fait, à savoir que, si compliquées et si décevantes soient-elles, ces négociations constituent un processus démocratique. A ce titre, les ONG y ont leur place. Ce sont elles, par exemple, qui m'avaient alerté dès novembre 2001 sur l'évolution du marché du coton. Restons donc attentifs à ce qu'elles nous disent.

Mon propos portera cependant surtout sur le commerce agro-alimentaire, élément particulièrement important du cycle de Doha. En 2050, le monde comptera probablement neuf milliards d'habitants, soit trois milliards de bouches supplémentaires à nourrir. Il importe donc d'évaluer l'offre et la demande et, de ce point de vue, on peut distinguer cinq grands groupes de pays : les pays à fort potentiel de production, Russie et Brésil en tête, qui deviendront de gros exportateurs s'ils savent gagner en efficacité technique ; les pays où les gains dus au développement sont absorbés par la croissance démographique, et qui ne pourront qu'importer - Chine et Inde notamment - ; les pays du groupe de Cairns, bénéficiant aujourd'hui d'un avantage comparatif mais dont la production va plafonner ; les pays d'Afrique qui ont de gros besoins et une production aléatoire, et qui manquent de ressources pour payer leurs importations ; enfin, l'Europe et les Etats-Unis dont la compétitivité économique est contestée mais qui demeurent des puissances économiques et dont le principal problème résidera dans l'accès à l'énergie - auquel l'agriculture peut contribuer.

Cette énumération explique les tensions constatées à Cancùn, l'entrée en scène du Brésil et l'insistance mise par les pays africains sur toutes les ressources qui, comme le coton, permettent de nourrir une population croissante. Elle justifie aussi la position de l'Europe, favorable à une solution multilatérale et à l'inscription dans les traités de l'objectif de développement durable - ce dernier point ne peut être ramené à un caprice de pays riche, c'est un impératif pour les pays du Sud, si exposés aux aléas climatiques et à l'érosion des sols.

Cette politique doit être complétée par une aide au développement des productions vivrières dans les pays les plus démunis, comme l'a demandé la troisième Conférence de Tokyo, la semaine dernière.

Fallait-il ou non réformer la PAC avant Cancùn ? Je persiste à penser que oui : cette réforme assure à l'Union une position favorable dans le cadre du cycle de Doha. L'Europe a en effet réduit son soutien interne de 55 %, accru de 36 % l'accès à son marché et diminué de 45 % ses subventions à l'exportation. Mais cette réforme s'imposait aussi pour relever les défis de l'élargissement et de la constitution, qui réclamaient une stabilisation du budget. Ces deux échéances nous obligeront, ici, à ouvrir une réflexion sur l'adaptation et la modernisation de notre agriculture, qui doit être soucieuse de qualité, compétitive et respectueuse de l'environnement, et sur le développement du monde rural. Je me réjouis à cet égard des initiatives prises par le Gouvernement.

La régulation du commerce mondial est indispensable pour prévenir les conflits et garantir le droit universel à l'alimentation. L'OMC peut y contribuer si elle sait se réformer, mais nous aurons aussi à repenser l'aide au développement car, pour nourrir le monde, nous avons besoin de tout le monde ! (Applaudissements sur les bancs du groupe UMP)

La séance, suspendue à 11 heures 45, est reprise à 11 heures 55.

M. Hervé Gaymard, ministre de l'agriculture, de l'alimentation, de la pêche et des affaires rurales - Je remercie le groupe UMP d'avoir pris l'initiative de ce débat dans le cadre de la séance qui lui est réservée. Il est, en effet, très important de tirer les conséquences de l'absence de résultat de la négociation de Cancùn.

Depuis dix-huit mois l'agenda en matière agricole a été très chargé sur le plan international. Nous avons dû mener, l'an dernier, la négociation sur l'adhésion à l'Union européenne de dix nouveaux pays, avec pour enjeu de ne pas sacrifier la PAC sur l'autel de l'élargissement. Grâce à l'accord intervenu entre le Président de la République et le Chancelier Schröder avant le sommet de Copenhague de décembre 2002, nous aurons désormais une PAC durable, avec un budget fixé jusqu'à 2013, ce qui ne s'était jamais vu.

Seconde échéance, la révision à mi-parcours de la PAC - j'y reviendrai.

Enfin, troisième échéance, cette négociation de l'OMC. Longtemps l'agriculture n'a pas fait l'objet de discussions dans le cadre du GATT. C'est à partir de l'Uruguay Round, en 1986, qu'elle a été intégrée aux négociations. M. François Guillaume a été le premier ministre de l'agriculture français à y participer et pour ma part, j'étais à Cancùn aux côtés de M. François Loos, chef de la délégation française.

Je remercie le président Balladur pour ses remarques et propositions : c'est vrai que les échecs répétés - Seattle, Cancùn - montrent bien qu'il faut repenser la mondialisation et les liens entre les sujets commerciaux et les autres.

Les propositions de votre assemblée contribueront à une meilleure prise en compte de la dimension humaine de cette mondialisation qui suscite des débats idéologiques extrêmement confus. Il est très important que le Parlement soit étroitement associé aux négociations. Je le dis à Jean-claude Lefort, à Jean-Paul Bacquet, à Marc Laffineur et à tous les parlementaires de la délégation, ce contact direct et permanent doit perdurer. Les parlements du monde doivent faire entendre leur voix, et nous nous félicitons de la motion adoptée par l'UIP.

Je remercie Jean Lassalle pour le vent frais qu'il a fait souffler tout à l'heure. Pour moi aussi, cette participation à une négociation commerciale multilatérale était une première. Cela mérite d'être vécu : c'est surréaliste, hypermédiatisé et logomachique. Cela relève plus du théâtre d'ombres que de la négociation réelle, et c'est bien l'un des problèmes de l'OMC.

En matière agricole, plusieurs questions se posent. Fallait-il ou non, s'est demandé Antoine Herth, réformer la PAC avant Cancùn ? Si nous l'avons fait, c'est d'abord pour assurer une visibilité sur les dix prochaines années. Dès lors que nous avions arrêté le budget de la PAC pour 2003-2013, il était plus cohérent que ses règles d'utilisation suivent le même calendrier.

Les décisions prises le 26 juin à Luxembourg nous ont permis d'adopter à Cancùn une posture de négociation offensive. Le découplage partiel des aides nous a par exemple permis d'en classer davantage dans la fameuse « boîte verte ».

Pour un Etat membre de l'union européenne, la négociation à l'OMC a une spécificité puisque c'est le commissaire chargé du commerce international qui négocie : les négociations commerciales multilatérales font partie des compétences délivrées par le traité de Rome.

Patrick Ollier et Marc Laffineur l'ont rappelé, il était important que l'Europe présente un front uni à Cancùn. Cela n'a pas toujours été le cas : Edouard Balladur en sait quelque chose, lui dont le Gouvernement dut payer en 1993 les conséquences de décisions prises mal à propos l'année précédente. Il faut donc se féliciter que les Quinze aient pu défendre en 2003 une position unie qui était aussi celle de la Commission.

Fallait-il ou non, se sont interrogés MM. Lefort et Bacquet, élaborer le 14 août un document commun avec les Etats-Unis, qui aura servi de « chiffon rouge » et entraîné l'essor du groupe des 21 ? Certes, ce document a pu alimenter les rancoeurs. Mais il ne faut pas oublier qu'à Montréal, en juillet, PVD et pays émergents avaient adjuré les Américains et les Européens de s'entendre pour débloquer la situation. Ne regrettons donc pas ce moment qui a permis de lancer la négociation.

Contrairement à ce que l'on entend souvent dire, les Etats-Unis et l'Europe sont au moins d'accord sur un point : la nécessité d'une politique agricole. Comme je l'ai fait observer moi-même à nos partenaires américains, les politiques agricoles contemporaines sont nées sous le New Deal et la PAC n'a fait qu'en consacrer le principe trente ans plus tard. Nombre de nos responsables agricoles et politiques avaient du reste fait le voyage américain dans les années 1950 pour observer ce qu'était une politique agricole. Il y a indéniablement des divergences sur les moyens et sur les finalités. Reste qu'aucun accord sur l'agriculture ne peut se faire à l'OMC sans un minimum de consensus entre l'Europe et les Etats-Unis.

J'en viens aux PVD et plus particulièrement à l'Afrique. La plus grande confusion intellectuelle prévalant en la matière, permettez-moi de citer Jacques Julliard : « les nations riches n'ont pas toujours tort par le fait qu'elles sont riches. Les nations pauvres n'ont pas toujours raison par le fait qu'elles sont pauvres ».

M. Jean-Claude Lefort - En somme ils ont tort d'être pauvres !

M. le Ministre - C'est aujourd'hui l'Union européenne qui achète le plus de produits agricoles aux PVD : 60 % des exportations des pays du Sud se font à destination de l'Europe. C'est aussi l'Europe, et plus particulièrement la France, qui consacre la plus grande part de ses richesses à l'aide au développement. Nous n'avons donc aucune leçon à recevoir - même si nous pouvons et devons faire davantage - de la part d'autres pays ou d'institutions internationales.

Le Président de la République a pris en février des « initiatives Afrique ». Une de ses propositions - un moratoire sur les subventions aux exportations à destination de l'Afrique subsaharienne - est devenue une proposition européenne. Le Président de la République a également proposé de renforcer le système de préférence spécifique dont bénéficient les PVD, comme nous le faisons depuis 1975 dans le cadre de la convention de Lomé, et d'_uvrer à la stabilisation des cours des matières premières. Les variations erratiques des cours du café ou du cacao ne sont pas dues à la PAC, mais à un système qui ne fonctionne pas au profit des économies du Sud.

Sur le plan agricole, le sommet de Cancùn pose des problèmes de court et de moyen terme. A court terme, celui de la clause de paix, qui expire le 31 décembre prochain. Nul n'est en mesure de prévoir ce qui se passera ensuite. Allons-nous assister à une guerre commerciale et à la multiplication des procédures devant l'organe de règlement des différends de l'OMC ? L'excès de panels va-t-il tuer les panels ? Entrerons-nous dans une guerre commerciale confuse ?

Personne ne le sait. Ainsi que Mme Kosciusko-Morizet l'a dit, on ne connaît pas encore tous les prolongements de l'échec de Cancùn, mais certaines questions sont d'ores et déjà posées. En matière agricole, il en est deux principales : l'organisation commune de marché du sucre, pour laquelle il existe déjà un panel, et nos subventions aux exportations, c'est-à-dire les restitutions - dont je voudrais tout de même souligner qu'elles ne représentent plus que 5 % du budget de la PAC, contre 30 % il y a dix ans ! Sur ce sujet crucial pour l'agriculture européenne, si effort il devait y avoir, il devrait être partagé - je pense notamment aux aides américaines.

En ce qui concerne le moyen terme, des questions se posent quant à l'organisation de la mondialisation et à l'évolution de la théorie économique. La mondialisation a mis à mal certaines idées reçues. Ainsi, la théorie de l'avantage comparatif poussée jusqu'à l'absurde aboutirait à ce qu'un seul pays nourrisse tous les autres - le Brésil par exemple -, un autre fournisse tous les services - l'Inde - et un troisième produise tous les biens industriels, la Chine. On voit bien que c'est impossible et que cette théorie est donc relative et contingente.

Une autre réflexion devra concerner le prix mondial. En matière agricole, la supercherie est ruineuse : le prix mondial ne correspond à aucun équilibre, ni économique, ni environnemental, ni social. Pour les produits tropicaux par exemple, il s'agit d'un marché purement spéculatif. Pour le lait, seuls 5 % de la production mondiale font l'objet d'échanges internationaux ; il n'y a aucune raison pour que le prix des 95 % restants soit fondé sur les intérêts des exportateurs néo-zélandais. Pour beaucoup d'autres productions enfin, le prix mondial est celui de produits issus d'exploitations latifundiaires très éloignées du modèle européen. Or, ces questions ne sont jamais débattues à l'OMC : il existe des chapitres sur les soutiens internes et externes et un sur l'accès aux marchés, mais aucun débat de fond puisque la théorie de l'échange international classique est considérée comme une vérité immanente !

Nous sommes au début d'un nouveau moment de l'histoire. Il ne convient pas d'être grandiloquent, mais de comprendre que les raisonnements retenus par l'OMC et le FMI ne correspondent pas à notre vision de l'agriculture. Nous avons donc un rude travail devant nous, pour lequel devront _uvrer parlements, gouvernements, professionnels agricoles et ONG. C'est ce travail que nous continuerons à faire (Applaudissements sur les bancs du groupe UMP).

M. François Loos, ministre délégué au commerce extérieur - Ce débat a été extrêmement nourri, et s'est montré fort d'une vision française du monde que nous entendons faire partager. J'ai travaillé avec Hervé Gaymard en parfaite harmonie et je ne reviendrai donc sur aucun sujet agricole. Restent trois questions sur lesquelles je voudrais faire le point.

En premier lieu, que va-t-il se produire à court terme et qu'est-il urgent d'entreprendre ? Il faut d'abord constater que l'accord sur les médicaments est engagé. Nous ne savons pas encore s'il sera positif ni même praticable, mais il prouve que l'OMC est capable de dépasser la pure logique du marché. Elle a imposé, par une sorte de déclaration d'utilité publique internationale, une obligation morale qui contrevient aux lois de la propriété intellectuelle. C'est d'une grande importance pour les pays pauvres, mais aussi pour l'OMC elle-même.

Aucun d'entre vous n'a évoqué la clause de paix. Nous ne savons trop à quoi elle va nous mener, mais des pays vont s'engager dans des panels et il faudra en analyser les conséquences. Le Brésil l'a déjà fait, tant avec l'Europe qu'avec les Etats-Unis. Avec ces derniers, des montants importants sont en jeu, et la bataille autour de ces questions n'est pas achevée : nous connaîtrons sans doute des rebondissements et devons nous y préparer.

Toujours à court terme se pose la question des accords bilatéraux. L'Europe est la région du monde qui en a signé le plus, mais les Etats-Unis sont en train d'en conclure de nombreux. Tous ces accords vont devoir coexister, et si cela ne pose pas de problème en théorie, les conséquences pratiques en seront réelles. On connaît bien par exemple notre intérêt pour le Mercosur, et le Brésil est une destination essentielle pour nos exportations, mais les Etats-Unis vont exercer une pression importante sur les pays d'Amérique du sud. Par ailleurs, tout accord bilatéral impose le droit du pays le plus puissant de sorte que les grands pays imposent aux moins avancés leur législation, qu'il s'agisse de leurs étiquettes de bouteilles de vin ou de leurs lois sur la propriété intellectuelle... Une compétition s'instaure donc entre les pays pour les accords bilatéraux. Cette concurrence a déjà joué : le Chili demande aujourd'hui des changements à l'accord qu'il a passé avec l'Union l'année dernière car il vient d'en passer un autre avec les Etats-Unis...

Les cloisons entre accords bilatéraux sont d'autant moins étanches qu'entre aussi en compte la clause de la nation la plus favorisée. Si les Etats-Unis et l'Australie passent un accord de libre échange qui lève la quarantaine australienne, la clause de la nation la plus favorisée, principe fondamental de l'OMC, impose à l'Australie d'accorder la même autorisation aux autres pays. La plus grande prudence s'impose donc dans les négociations. Par ailleurs, il devient difficile de créer des zones de solidarité, comme nous le voudrions, car il faut alors mener des négociations tierces. C'est le cas aussi lorsqu'un pays veut entrer dans l'OMC : la Russie négocie ainsi non seulement avec l'OMC, mais avec tous les autres pays, qui lui demandent au passage beaucoup de choses... C'est la raison pour laquelle la Chine, tout juste entrée dans l'OMC et ayant accepté des engagements à long terme avec les autres pays du monde, souhaitait que Cancùn ne débouche pas sur des changements importants...

A court terme, la France aura toujours à se battre pour les valeurs humanistes qu'elle veut défendre. C'est évidemment le marché qui produit des richesses, mais nous soutenons une économie de marché tempérée. La culture doit absolument être exclue des négociations, mais il faut se battre tous les jours sur cette question ! D'autres pays remettent sans cesse cette exclusion en cause à l'OMC... Quant au principe du multilatéralisme, il a une valeur éminemment politique. Du point de vue économique, c'est lui qui protège le faible face au fort : il n'est que de voir le nombre de procès perdus par les Etats-Unis devant l'organe de règlement des différends ! Mais d'un point de vue plus général, le multilatéralisme correspond à nos valeurs et nous devons en prendre la défense dans le monde.

C'est à ce titre que nous soutenons l'Afrique, dont M. Jean-Paul Bacquet a raison de dire que nous sommes le partenaire naturel. Mais cet engagement n'a de sens que s'il est partagé par les autres pays du Nord. Si tel n'est pas le cas, ce que nous voulons donner à l'Afrique est pris par d'autres, on l'a bien vu par exemple avec la décision de Marrakech, de diminuer la production européenne de céréales : au lieu de bénéficier aux pays en développement, cette réduction a profité tonne pour tonne à l'Australie, de même que la baisse de la production de lait a profité quasiment tonne pour tonne à la Nouvelle-Zélande.

Si notre action pour l'Afrique n'est pas soutenue par un consensus multilatéral, ce sont en réalité les tiers les plus dynamiques à l'exportation qui s'engouffrent dans l'ouverture que nous lui ménageons.

Certains pays comme le Mexique - où une minorité réclame cependant que l'accent soit mis désormais sur le développement de la consommation intérieure - recherchent la croissance à travers le commerce extérieur. Mais d'autres y voient surtout un risque de renchérissement de leurs activités, tandis que la France est pour sa part consciente qu'il faut avancer sur les deux fronts, celui de la consommation intérieure comme celui du commerce extérieur - dont dépendent chez nous 5 millions d'emplois. C'est un sujet très politique en Amérique du sud et dans beaucoup de pays émergents et certains responsables préfèrent camper sur des postures purement politiques plutôt que d'entrer dans le détail de négociations commerciales précises, qui réclament des compromis. Le commercial est donc en quelque sorte dépassé par le politique et l'on doit dans ce contexte se demander comment faire pour que les négociations commerciales continuent de produire des résultats économiques immédiats, intéressants pour tous. L'OMC sera-t-elle capable de faire face à cette politisation des discussions ?

Il faut bien voir cependant que Cancùn, ce grand happening international, n'a été qu'un moment de la vie de cette organisation. L'OMC, c'est aussi un organe de règlement des différends, autrement dit un tribunal capable de sanctionner les manquements aux engagements pris. Si un pays ne respecte pas ses engagements, l'ORD peut le condamner, à la demande d'un pays lésé, et faire en sorte que le préjudice soit réparé. Or, les engagements pris jusqu'ici - sur les brevets, les services, les droits de douane... - constituent déjà une base substantielle et l'on pourrait faire à présent une pause de quelques années.

Derrière ces engagements, il y a l'idée fondamentale pour l'OMC que l'ouverture des marchés est bonne pour tous et doit donc être systématiquement recherchée.

Quant à la règle de la nation la plus favorisée, elle peut être intéressante pour nous si par exemple les Américains obtiennent quelques concessions des Australiens, mais elle peut aussi constituer un inconvénient dans la mesure où elle nous interdit, théoriquement, de former des zones de solidarité - sauf à accorder des contreparties aux pays tiers. L'élargissement de l'UE a ainsi des conséquences pour nous au niveau de l'OMC, de même que nos relations avec les pays ACP. Il faudrait donc voir comment cette clause peut être accommodée.

Quelles sont les voies de progrès ? D'abord, celle qui consiste à faire valoir l'intérêt général mondial. C'est la démarche à l'origine de la notion de « biens publics mondiaux ». Mais les tentatives en ce domaine n'ont de sens que si elles sont partagées par tous. Or, les pays en voie de développement considèrent que leur développement est prioritaire et ne veulent donc pas de débats sur l'environnement ou le social. On touche là à une limite, car l'intérêt général doit évidemment être un intérêt compris par tous.

Autre progrès possible : sanctuariser certains domaines. Mais, là encore, cette démarche n'a de sens que si les autres l'acceptent. Tel n'est pas le cas. Les Etats-Unis par exemple n'entendent pas renoncer à leurs ambitions sur le marché culturel et audiovisuel mondial. Le pouvoir de l'image est trop important pour qu'ils ne désirent pas en avoir la maîtrise. Nous tentons évidemment de résister à cette pression, mais elle est énorme.

Autre voie de progrès : mieux comprendre le monde qui nous entoure. Nous avons besoin à cet effet d'un Observatoire de la mondialisation. Autant nous sommes bombardés d'analyses franco-françaises, autant ce qui se passe ailleurs nous est en général peu expliqué, de sorte que la compréhension moyenne de ces questions est très insuffisante. Il faut que les positions françaises s'appuient sur un débat et une réflexion nourris pas une connaissance approfondie des mouvements à l'_uvre autour de nous.

La France est l'un des rares pays à avoir une vision du monde qui dépasse celle de son seul intérêt économique. Cette vocation universelle, tirée de sa tradition, peut lui permettre de tenir une place originale dans le débat mais à condition de faire un effort de communication. C'est en étant fidèles à nos convictions et à notre vision du monde que nous avons quelques chances de les faire partager, de convaincre les autres de la nécessité de réformes (Applaudissements sur les bancs du groupe UMP et du groupe UDF).

M. le Président - Nous avons terminé le débat sur les suites de Cancùn. Il aura été de grande qualité grâce aux différents intervenants, aux deux présidents de commission et aux deux ministres. Merci.

Prochaine séance cet après-midi à 15 heures.

La séance est levée à 12 heures 45.

            Le Directeur du service
            des comptes rendus analytiques,

            François GEORGE


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