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Assemblée nationale

COMPTE RENDU
ANALYTIQUE OFFICIEL

Session ordinaire de 2003-2004 - 30ème jour de séance, 76ème séance

2ème SÉANCE DU MARDI 25 NOVEMBRE 2003

PRÉSIDENCE de M. Jean-Louis DEBRÉ

Sommaire

QUESTIONS AU GOUVERNEMENT 2

PRÉLÈVEMENT BUDGÉTAIRE
SUR LES ORGANISMES CÉRÉALIERS 2

GRÈVE DES ÉTUDIANTS 2

CHÈQUE EMPLOI-ENTREPRISE 3

RÉFORME DES UNIVERSITÉS 4

AGRESSIONS CONTRE
DES PROFESSIONNELS DE SANTÉ 5

DÉFENSE DES PRINCIPES RÉPUBLICAINS 5

CONSÉQUENCES DES ENGAGEMENTS PRIS
PAR LA FRANCE À BRUXELLES 6

CONSÉQUENCES DU CONSEIL ECOFIN 7

HARMONISATION EUROPÉENNE DES DIPLÔMES 8

GIAT INDUSTRIES 8

TGV OUEST 9

ASSURANCE DES PROFESSIONS DE SANTÉ 10

REVENU MINIMUM D'INSERTION
ET REVENU MINIMUM D'ACTIVITÉ
(suite) 10

EXPLICATIONS DE VOTE 10

RATIFICATION OU APPROBATION
DE CONVENTIONS
ET ACCORDS INTERNATIONAUX 15

RAPPEL AU RÈGLEMENT 15

ÉLARGISSEMENT
DE L'UNION EUROPÉENNE 16

EXCEPTION D'IRRECEVABILITÉ 32

La séance est ouverte à quinze heures.

QUESTIONS AU GOUVERNEMENT

L'ordre du jour appelle les questions au Gouvernement.

PRÉLÈVEMENT BUDGÉTAIRE SUR LES ORGANISMES CÉRÉALIERS

M. Charles de Courson - Mon collègue Stéphane Demilly s'associe à ma question. L'article premier du projet de loi de finances rectificative pour 2003 prévoit un prélèvement de 173 millions d'euros sur trois organismes céréaliers, ARVALIS, l'ONIC et UNIGRAINS, qui menace l'avenir de la recherche française et les outils d'intervention économique dans la filière céréalière, ainsi que des dizaines d'emplois. Un tel prélèvement va à l'encontre de l'incitation à la bonne gestion : s'ils n'avaient pas été gérés avec rigueur, ces organismes n'auraient pu subir de prélèvement. En outre, cette solution est inadaptée. En effet, ces prélèvements exceptionnels sont opérés pour financer un déficit structurel, celui du BAPSA. Le Gouvernement est-il prêt à y renoncer au profit d'un financement durable de la protection sociale agricole ? (Applaudissements sur les bancs du groupe UDF)

M. Renaud Dutreil, secrétaire d'Etat aux petites et moyennes entreprises, au commerce, à l'artisanat, aux professions libérales et à la consommation - Les importants excédents d'ARVALIS proviennent d'une taxe parafiscale. Ils n'ont donc pas vocation à être placés en obligations, comme c'est le cas actuellement, mais à financer des besoins immédiats, ceux du BAPSA, dans une proportion raisonnable puisque l'organisme conservera sa capacité de développement et de financement, avec un fonds de roulement de 40 millions d'euros, soit une année de fonctionnement. Ses projets de recherche ne seront donc pas compromis et cette mesure n'aura aucune incidence sociale. La bonne gestion ne consiste pas à accumuler des réserves mais à assurer la fluidité des prélèvements obligatoires. Le déficit du BAPSA s'élevait à 750 millions d'euros en 2002 (Protestations sur les bancs du groupe socialiste). Ce gouvernement a dû le combler. Il assure désormais un financement durable et stable au BAPSA (Applaudissements sur plusieurs bancs du groupe UMP).

GRÈVE DES ÉTUDIANTS

M. Alain Bocquet - Monsieur le ministre de l'éducation nationale, de nombreux étudiants sont en grève (Interruptions sur les bancs du groupe UMP). Leur mouvement, qui s'amplifie de jour en jour, témoigne de la dégradation de leurs conditions de vie et de leur profonde inquiétude face à vos projets de réforme de l'université.

Etre étudiant aujourd'hui, c'est trop souvent être confronté aux difficultés parfois insurmontables que représente le coût des études, du logement et des transports.

Quant au projet de loi sur l'autonomie des universités, personne n'est dupe : vous reculez pour mieux sauter. Voici ce qu'en pense une étudiante gréviste de Lille : « le ministre Luc Ferry joue au yo-yo avec ses déclarations. On ne sait plus sur quel pied danser. Il faut que cela soit clarifié ».

Le monde universitaire dit non à l'abolition du caractère national des diplômes, à l'instauration d'une sélection après la licence, à la suppression de la compensation annuelle des notes et de la session de septembre. Vos projets écartent des formations diplômantes des milliers de jeunes au moment même où on constate une pénurie d'emplois qualifiés. A force de tailler dans les dépenses socialement utiles, en particulier celles destinées à la recherche et à l'université, on en arrive à des gabegies qui jouent contre l'économie et découragent des milliers de vocations et d'espérances.

Monsieur le ministre, renoncerez-vous à ce projet et accepterez-vous un débat national sur l'enseignement supérieur, comme le réclament les étudiants et les universitaires ? Vous laisserez-vous convaincre qu'une autre manière de concevoir l'harmonisation européenne des diplômes existe, notamment en donnant à notre enseignement supérieur les moyens que lui refuse votre budget pour 2004 ? (Applaudissements sur les bancs du groupe des députés communistes et républicains)

M. Luc Ferry, ministre de la jeunesse, de l'éducation nationale et de la recherche - Les étudiants et les universitaires ne refusent pas l'harmonisation des diplômes européens : 87 % des étudiants y sont même favorables. Trois organisations étudiantes importantes et la conférence des présidents d'université soutiennent cette réforme (Applaudissements sur plusieurs bancs du groupe UMP et sur plusieurs bancs du groupe UDF). Ayez l'obligeance de ne pas alimenter nos divergences par des rumeurs. J'ai rencontré hier à Bordeaux des étudiants grévistes. Je les ai assurés qu'il n'y aurait ni sélection à l'entrée des universités, ni suppression des diplômes français bac + 2 et bac + 4, des BTS et DUT, des maîtrises - dont nous avons besoin pour faire la différence entre le CAPES et l'agrégation. Ceux qui disent le contraire mentent ou font de la désinformation ! Les droits d'inscription ne seront pas modifiés : ce qui vaut pour Sciences Po Paris ne vaut pas nécessairement pour les universités. Il n'y aura ni privatisation, ni régionalisation, ni désengagement de l'Etat.

L'harmonisation des diplômes européens a été voulue par M. Allègre et relayée par M. Lang. Il est assez risible d'entendre aujourd'hui se contredire les tenants de cette réforme, qui est une chance pour les étudiants (Applaudissements sur les bancs du groupe UMP et sur plusieurs bancs du groupe UDF).

CHÈQUE EMPLOI-ENTREPRISE

Mme Catherine Vautrin - Monsieur le ministre des affaires sociales, le Premier ministre a annoncé dimanche le lancement d'un plan pour l'emploi qui comporte notamment des mesures en faveur de la création d'entreprise, de la formation professionnelle et de l'institution du chèque emploi-entreprise, que nous avions proposée lors de l'examen, en première lecture, de la loi sur l'initiative économique.

Plus d'un million d'entreprises, qui n'ont aucun salarié, renoncent en effet à embaucher à cause de la complexité des procédures. Dans un souci de simplification, le chèque emploi-entreprise tiendra désormais lieu de contrat de travail, de déclaration d'embauche et de fiche de paye. Ce dispositif est donc un encouragement pour les entreprises et un espoir pour nos concitoyens au chômage. Pouvez-vous nous en préciser le contenu et le calendrier ? (Applaudissements sur quelques bancs du groupe UMP)

M. François Fillon, ministre des affaires sociales, du travail et de la solidarité - Notre pays est confronté depuis 2001 à une baisse de la croissance et à une hausse du chômage que le précédent gouvernement n'a pas su enrayer.

Mme Nadine Morano - Très bien !

M. François Fillon, ministre des affaires sociales, du travail et de la solidarité - L'actuel gouvernement a choisi de relancer la croissance. Sa politique commence à porter ses fruits. Nous avons enregistré au troisième trimestre une croissance de 0,4 %, soit 1,6 % en moyenne annuelle, tandis que l'emploi dans le secteur marchand se stabilisait. La consommation a progressé en septembre et en octobre, les créations d'entreprises ont augmenté en 2003, cependant que le nombre de licenciements collectifs diminuait.

Le Gouvernement veut désormais mettre cette croissance à profit. Le Premier ministre a annoncé plusieurs initiatives. D'abord, une simplification des procédures d'embauche pour les petites entreprises : le chèque emploi sera créé par ordonnance avant la fin de cette année. Ensuite, la réforme de la formation professionnelle va instaurer un droit individuel à la formation professionnelle et à la reconversion. Enfin, le service public de l'emploi sera modernisé avec le rapprochement de l'UNEDIC et de l'ANPE, qui permettra une meilleure individualisation, et l'adaptation du droit du travail grâce à la création de nouveaux types de contrats de travail. Les deux derniers points feront l'objet d'une étroite concertation avec les partenaires sociaux pour aboutir à un projet de loi début 2004. Le Gouvernement maintient le cap et desserre un à un les verrous à l'emploi et à la croissance (Applaudissements sur les bancs du groupe UMP).

RÉFORME DES UNIVERSITÉS

M. Yves Durand - Monsieur le ministre de l'éducation nationale, il y a de quoi se perdre dans vos interventions.

Un bref historique : le 19 novembre, vous dites être déterminé à présenter un projet de loi sur les universités. Le 20, une fuite de l'Elysée permet à un grand quotidien de tirer : « A l'Elysée, la réforme de l'université n'est pas à l'ordre du jour ». Dans l'après-midi même, un communiqué de presse de votre ministère dément cette information ! Le 21 novembre, un de vos conseillers confirme votre volonté de présenter le projet de loi en juin. Mais le même jour, vous affirmez dans un communiqué qu'aucun projet de loi n'est inscrit à l'ordre du jour du Parlement ! Votre directeur de cabinet prétend que rien n'est ajourné puisque le projet n'existe pas. Le 22, il déclare pourtant que l'échéance de 2004 n'est « ni exclue, ni prévue » pour ce projet de loi. Et le 23 novembre, le Premier ministre appelle à la poursuite de la discussion sur l'autonomie des universités !

Vous progressez décidément à grands pas dans l'art de la cacophonie.

Lorsque vous aviez annoncé votre refus de tout transfert des personnels ATOS, au moins aviez-vous laissé le Premier ministre vous contredire. Là, vous faites mieux puisque vous réussissez à vous désavouer vous-même !

Alors que notre service public d'enseignement supérieur aurait besoin d'être renforcé, votre budget sacrifie l'enseignement supérieur et la recherche, comme en témoigne l'absence de toute création de postes dans le supérieur en 2004. Alors que le chômage des jeunes ne cesse d'augmenter du fait de votre politique, votre attitude désinvolte à leur égard ne peut susciter que rejet et révolte.

Je vous poserai donc deux questions simples auxquelles nous attendons, enfin, des réponses claires. Avez-vous, oui ou non, un projet de réforme des universités ? Si oui, lequel et selon quel calendrier ? Pouvez-vous nous assurer que votre réponse ne sera pas immédiatement démentie par un communiqué de votre ministère, lui-même éventuellement démenti, par le Premier ministre, à son tour contredit par le biais d'une fuite organisée depuis l'Élysée ?

M. Luc Ferry, ministre de la jeunesse, de l'éducation nationale et de la recherche - Monsieur Durand, je reconnais bien là votre habileté légendaire et votre capacité à lever des lièvres pour mieux noyer le poisson... (Rires et applaudissements sur les bancs du groupe UMP ; protestations sur les bancs du groupe socialiste) La réforme en cours comporte deux volets. Tout d'abord, le processus d'harmonisation européenne des diplômes engagé en 1997-1998. Vingt universités ont déjà mis en place le système dit LMD à cette rentrée universitaire.

Plusieurs députés socialistes - Ce n'est pas la question !

M. Luc Ferry, ministre de la jeunesse, de l'éducation nationale et de la recherche - Nous soutenons entièrement - j'espère que vous aussi - cette réforme, voulue par Claude Allègre et poursuivie par Jack Lang, avant de l'être par moi-même. L'harmonisation européenne des diplômes représente en effet une chance formidable pour les étudiants, qui pourront ainsi commencer leurs études à Rennes ou Toulouse, les poursuivre à Berlin ou Madrid, avant de les terminer par exemple à Paris, sans perdre aucun temps dans leur cursus.

Dans ce contexte, les étudiants s'interrogent sur divers points, comme la compensation des notes ou la semestrialisation des enseignements. Parallèlement, les présidents d'université demandent des mesures techniques pour mieux s'adapter à la réforme LMD, concernant, entre autres, le conseil d'administration ou l'octroi d'un budget global. Les réglages ainsi rendus nécessaires constituent le deuxième volet de la réforme : ils passent nécessairement par des mesures législatives.

Ma réponse est très claire (« Ah ! » sur les bancs du groupe socialiste). La réforme LMD est totalement maintenue : il n'y aura aucun recul sur ce sujet. S'agissant des réglages techniques que cette réforme impose, je réunirai les présidents des universités qui l'ont déjà mise en place. Enfin, aucun projet de loi n'est inscrit à l'ordre du jour parlementaire, vous le savez pertinemment. Nous l'avons seulement rappelé aux étudiants, afin de leur montrer que le dialogue se poursuivait, avec eux, comme avec les présidents d'université d'ailleurs (Applaudissements sur les bancs du groupe UMP ; protestations sur les bancs du groupe socialiste).

AGRESSIONS CONTRE DES PROFESSIONNELS DE SANTÉ

M. Paul-Henri Cugnenc - Avant de poser ma question au ministre de l'intérieur, je souhaite une nouvelle fois féliciter les fonctionnaires de police pour leur dynamisme et leur efficacité, dont ils ont encore apporté la preuve (Applaudissements sur les bancs du groupe UMP et sur quelques bancs du groupe UDF).

Sur proposition du rapporteur du projet de loi relatif à la sécurité intérieure, un amendement à l'article 59, alinéa 2, de ce texte, accepté par la commission des affaires sociales, a été adopté en janvier dernier avec votre accord, Monsieur le ministre. Cet amendement, qui aggrave les sanctions encourues en cas de délit ou de menace à l'encontre de tout professionnel de santé dans l'exercice de ses fonctions, a été considéré sur le terrain par tous les professionnels médicaux et paramédicaux, libéraux et hospitaliers, notamment dans les services d'urgence, comme un progrès très important. Aujourd'hui, hélas, des agressions sauvages continuent d'être commises à l'encontre de ces professionnels au service de nos concitoyens. Quelles mesures comptez-vous prendre ou renforcer pour mettre un terme à ces actes de violence inadmissibles ? (Applaudissements sur les bancs du groupe UMP)

M. Nicolas Sarkozy, ministre de l'intérieur, de la sécurité intérieure et des libertés locales - Force est de constater que, depuis quelques années, une infime minorité ne respecte plus les professionnels de santé, fait d'autant plus scandaleux que cela revient à priver du droit à la santé nos compatriotes des quartiers les plus modestes. Ces agressions sont inadmissibles. Tout d'abord, je recevrai vendredi les représentants des professionnels de santé (« Ah ! » sur les bancs du groupe socialiste). En deuxième lieu, le Premier ministre a confié une mission à M. Eric Raoult auprès du ministre de la santé, afin que des propositions nous soient faites avant fin février. Ensuite, j'ai donné instruction aux forces de police d'accompagner dans les quartiers difficiles aux heures dangereuses tout professionnel de la santé qui en fera la demande. Ce sont les délinquants qui doivent reculer, certainement pas les médecins ni les infirmières. Enfin, en liaison avec le Garde des sceaux, nous avons souhaité que des sanctions très lourdes soient prononcées à l'égard de tout agresseur d'un professionnel de santé. Nous ne nous contenterons pas d'explications, comme cela a trop longtemps été le cas par le passé, quand les professionnels attendent de l'action (Applaudissements sur les bancs du groupe UMP et du groupe UDF).

DÉFENSE DES PRINCIPES RÉPUBLICAINS

M. Hervé Mariton - Monsieur le Garde des Sceaux, un justiciable prétend récuser un juge en raison de sa religion supposée ; un juré d'assises prétend siéger en portant le voile, signe religieux et politique ostentatoire. Ces comportements violent, au sein même de cette institution essentielle à la République qu'est la justice, les principes républicains. De même, l'autre jour, dans une ville pavoisée à l'occasion du 11 novembre, un jeune homme m'a dit que « ce n'était pas cela sa France. » La République se comprend-elle donc à la carte, au gré de chacun ? Ces événements ponctuels tissent un ensemble de faits graves. Face à cette situation, dans la responsabilité qui est la vôtre, comment entendez-vous défendre le pacte républicain ? (Applaudissements sur les bancs du groupe UMP et du groupe UDF)

M. Dominique Perben, garde des sceaux, ministre de la justice - Je n'accepte pas ces dérives communautaristes (Applaudissements sur les bancs du groupe UMP et du groupe UDF). Vous l'avez rappelé, un individu s'est récemment permis de récuser un juge au prétexte qu'elle était peut-être juive. J'ai immédiatement demandé par écrit au procureur de la République d'engager des poursuites à l'encontre de cet individu pour injure (Mêmes mouvements). J'ai été informé hier, alors que j'étais en déplacement à l'étranger, qu'une jurée souhaitait siéger voilée en cour d'assises. J'ai immédiatement demandé au procureur de requérir son remplacement, ce qu'a accepté le président de la cour (Mêmes mouvements).

Je tiens à redire solennellement en mon nom personnel, au nom du Premier ministre, au nom du Président de la République, que nous n'accepterons aucune remontée de l'antisémitisme. Chaque fois que nécessaire, en tant que Garde des Sceaux, je solliciterai les poursuites appropriées (Applaudissements sur les bancs du groupe UMP, du groupe UDF, sur plusieurs bancs du groupe socialiste, du groupe communiste et républicain et parmi les non-inscrits). Dans les deux cas évoqués de dérive communautariste, j'ai décidé d'assumer mes responsabilités personnelles, à la fois de Garde des Sceaux et d'homme politique, en donnant aux procureurs des instructions précises afin que, conformément à la pratique que nous avons restaurée depuis dix-huit mois, soient réaffirmés, chaque fois que nécessaire, les principes républicains auxquels nous sommes attachés (Applaudissements sur les bancs du groupe UMP et du groupe UDF).

CONSÉQUENCES DES ENGAGEMENTS PRIS PAR LA FRANCE À BRUXELLES

M. Didier Migaud - Monsieur le Garde des Sceaux, permettez-moi de vous dire que vous n'avez pas le monopole de l'attachement aux principes républicains (Applaudissements sur les bancs du groupe socialiste et du groupe des députés communistes et républicains).

Monsieur le Premier ministre, pourquoi ne dites-vous pas aux Français ce que vous dites à Bruxelles ? (Interruptions sur les bancs du groupe UMP) Quels sacrifices allez-vous de nouveau imposer à nos concitoyens et sur lesquels vous semblez vous être engagé ? Vos choix sont déjà porteurs d'austérité et d'injustice : hausse des impôts et taxes, réduction des droits sociaux, sacrifice des politiques publiques en matière d'emploi, de logement, de santé, d'éducation, de recherche, de transports... Ce désengagement de l'Etat fragilise nos services publics tandis que l'Etat est devenu le premier patron licencieur de France, notamment avec la suppression des emplois-jeunes. Vous faites payer au plus grand nombre les largesses accordées à une petite minorité (Interruptions sur les bancs du groupe UMP). Vous revendiquez, Monsieur le Premier ministre, d'être « le patron » à bord, mais vous vous défaussez en permanence, tantôt sur vos prédécesseurs, tantôt sur l'Europe. Ce n'est jamais de votre faute ! Tout autre patron serait, dans ces conditions, renvoyé ou contraint à la démission.

Cette nuit, la France, dont les finances sont pourtant sous tutelle, a, semble-t-il, échappé à des sanctions européennes. Mais au prix de quels engagements et de quelles nouvelles mesures douloureuses ?

Un député UMP - Baratin !

M. Didier Migaud - Vous avez refusé notre demande d'un débat sur ces questions à l'Assemblée nationale, mais les Français ont le droit de connaître le sort que vous leur réservez, d'autant que ce sera à coup sûr moins de pouvoir d'achat, moins de droits sociaux, moins de services publics, plus d'inégalités, plus d'impôts et plus de précarité.

Mes trois questions sont simples. Quel est le montant précis des annulations de crédits prévues dès janvier 2004, après les six milliards de celles déjà intervenues en 2003 ? Quelle est la finalité exacte de la suppression d'un jour férié : la réduction du déficit, supportée par les seuls salariés, ou le financement de la dépendance, pour une somme correspondant presque à l'euro près, au montant de la réduction de l'impôt sur le revenu accordée en 2004 ? Pourquoi attendez-vous juillet prochain, c'est-à-dire que les élections soient passées, pour annoncer des mesures qu'on pressent rigoureuses pour la sécurité sociale ? Monsieur le Premier ministre, nous avons besoin de vous entendre. Les Français ont besoin d'un Premier ministre qui assume ses responsabilités (Applaudissements sur les bancs du groupe socialiste).

M. le Président - La parole est à M. Delevoye (Vives protestations sur les bancs du groupe socialiste).

M. Jean-Paul Delevoye, ministre de la fonction publique, de la réforme de l'Etat et de l'aménagement du territoire - Nous n'avons pas un double langage à Bruxelles et à Paris : c'est le même ! Et nous assumons totalement nos choix politiques. Vous êtes attachés à l'humanisation de la modernisation, donc, comme nous, à la régulation de la dépense publique, pour privilégier l'investissement, et non le remboursement de la dette. Mais vous avez laissé déraper celle-ci, de sorte que nous consacrons de plus en plus d'impôts à rembourser le poids du passé plutôt qu'à construire l'avenir (Exclamations sur les bancs du groupe socialiste ; applaudissements sur les bancs du groupe UMP). D'autre part, en ne prenant aucune décision, vous avez fragilisé les politiques de solidarité, dont vous êtes en apparence les défenseurs, en réalité les fossoyeurs ! (Mêmes mouvements) Pour notre part, nous souhaitons moraliser la dépense publique. Vous avez précipité les emplois-jeunes dans une sous-administration, avec des surdiplômés sous-qualifiés et sous-payés. Nous souhaitons assumer nos responsabilités, remettre la France sur le chemin de l'avenir et assainir nos dépenses publiques (Applaudissements sur les bancs du groupe UMP et du groupe UDF).

CONSÉQUENCES DU CONSEIL ECOFIN

M. Philippe Auberger - Cette nuit a été passé un accord important entre les ministres des finances de la zone euro, qui concerne notamment la France et sa gestion budgétaire. Cette gestion pour 2004 et 2005, comportant une réduction progressive du déficit, a été validée. Nous avons évité la procédure pour déficit excessif que comporte le pacte de stabilité, notamment les injonctions et les sanctions.

Je tire de cet accord trois conséquences. Tout d'abord, le budget pour 2004 pourra être adopté dans les termes mêmes où il nous a été présenté en octobre. Ensuite, les rigoureux efforts faits en 2003 dans la gestion de la dépense publique, et qui nous ont permis de rester dans les limites des crédits ouverts en début d'année, sont reconnus. Enfin, au lieu de devoir réduire la dépense publique, risquant ainsi de ralentir la reprise économique qui commence à poindre, nous pourrons laisser cette reprise se développer.

Je poserai par conséquent deux questions. Quels sont les engagements qu'a pris la France cette nuit ? Quels enseignements faut-il en tirer pour la gestion budgétaire de l'an prochain ? (Applaudissements sur quelques bancs du groupe UMP)

M. Jean-François Copé, secrétaire d'Etat aux relations avec le Parlement - Je vous prie d'excuser M. Francis Mer, qui n'est pas encore revenu du Conseil de Bruxelles. Cet accord est tout à fait positif pour la France, car il a été l'occasion pour M. Mer d'expliquer à nos partenaires la justesse de la politique économique que nous menons. Nous avons entrepris de vraies réformes de structure pour une croissance durable : réforme des retraites, réforme de l'Etat, modernisation de l'assurance maladie. Nous avons engagé la maîtrise de la dépense publique. Enfin, nous avons démontré à nos partenaires notre volonté de faire une politique équilibrée entre la maîtrise des déficits et la préparation de la France à la croissance. La baisse des prélèvements obligatoires est un indicateur de résultat sur le maintien de la consommation : chacun peut le constater aujourd'hui.

Cet accord est aussi favorable à l'Europe. En effet, il n'y a pas de « fait du prince » : tout pays qui a, comme le nôtre, des déficits excessifs, doit expliquer comment il entend les résorber. Ce point est essentiel.

J'en viens aux enseignements à tirer de tout cela. L'esprit du pacte de stabilité est respecté. Reste que nous devons réfléchir pour l'avenir, par exemple sur ce que doivent faire les différents pays lorsque la conjoncture est favorable. La France a ainsi connu quatre ans de croissance, durant lesquels on a constaté des dérapages importants de la dépense publique, mais aucune réforme de structure. En conséquence, quand la conjoncture s'est retournée, le gouvernement suivant - le nôtre - a dû payer l'addition... Tout cela, nous l'avons expliqué. Il faut tirer les enseignements du passé pour préparer l'avenir (Applaudissements sur les bancs du groupe UMP et sur quelques bancs du groupe UDF).

HARMONISATION EUROPÉENNE DES DIPLÔMES

M. Pierre-André Périssol - Monsieur le ministre de l'éducation nationale, l'harmonisation européenne des diplômes, dite système LMD - licence, master, doctorat - est indispensable. C'est du reste pourquoi elle a été décrétée par votre prédécesseur en avril 2002. Et elle est appuyée par un certain nombre d'organisations syndicales, notamment la deuxième organisation étudiante, la FAGE, qui y voit une chance pour les étudiants et pour l'enseignement supérieur français. Elle est en effet nécessaire pour assurer la mobilité de nos étudiants, mais aussi pour leur permettre d'obtenir un diplôme reconnu dans l'Europe entière.

Certains essaient pourtant d'entraver sa mise en _uvre, en créant un climat lourd d'arrière-pensées politiciennes. Il faut donc apporter des réponses claires aux inquiétudes des étudiants. Tout d'abord, comment le maintien des diplômes « bac + 2 » et « bac + 4 », notamment des diplômes universitaires techniques et technologiques, sera-t-il garanti ? Comment les situer dans le temps et dans l'architecture du système LMD ?

En second lieu, comment assurer la valeur nationale des diplômes, dans la construction desquels vous souhaitez donner plus de marge de man_uvre aux universités ?

Enfin, comment assurer aux étudiants, dans les différentes universités, des conditions comparables de contrôle des connaissances, notamment en matière de semestrialisation et de sessions de rattrapage ? Un langage concret vous permettra, j'en suis sûr, de lever ces inquiétudes (Applaudissements sur les bancs du groupe UMP).

M. Luc Ferry, ministre de la jeunesse, de l'éducation nationale et de la recherche - Comme vous l'avez dit, parmi les rumeurs et les tentatives de désinformation actuelles, il en est une particulièrement absurde, qui tend à faire croire qu'on va privatiser et régionaliser les universités, et mettre fin au caractère national des diplômes. Or, ceux qui ont souhaité l'harmonisation des diplômes européens l'ont fait dans une perspective tout opposée, celle du renforcement du service public ! Je rappelle que la marchandisation des services existe : il y a sur tout le territoire européen des universités américaines qui vendent des services d'éducation, et nous n'avons ni l'envie ni les moyens de les supprimer. Tout le projet d'harmonisation des diplômes tend à nous donner les moyens d'affronter cette concurrence en renforçant le service public, ce qui ne peut être fait efficacement qu'au niveau européen.

D'autre part, nous ne décrocherons pas les IUT des BTS, et il ne faut surtout pas passer les IUT à trois ans : il y aurait alors une filière technologique noble et une moins noble, ce qui serait une grave erreur (Applaudissements sur de nombreux bancs du groupe UMP). Autre raison de ne pas les passer à trois ans : c'est que leur valeur ne dépend pas de leur inscription dans un schéma européen, mais de leur reconnaissance par les entreprises, et il ne faut pas y toucher. Enfin, la filière professionnelle peut s'inscrire dans le schéma européen, notamment par le biais des licences professionnelles créées à partir de 1999.

Par conséquent, je suis consterné quand je vois des proeuropéens de toujours, par pure tactique politicienne, s'élever contre le LMD, et prétendre que les diplômes nationaux vont être mis en cause, alors qu'ils savent que c'est faux. Je sais que la mauvaise foi peut exister dans le débat politique, mais ici certains ont franchi la limite, d'une manière indigne de responsables politiques (Applaudissements sur les bancs du groupe UMP).

GIAT INDUSTRIES

M. Jean Glavany - Un mot à MM. Delevoye et Copé. M. Migaud posait une question simple : quels engagements le Gouvernement a-t-il pris cette nuit à Bruxelles ? Leur absence de réponse montre que celui-ci n'est pas disposé à faire la transparence sur son action.

Monsieur le Premier ministre, je veux vous parler d'un homme de la France d'en bas - pour reprendre votre expression condescendante et hautaine. Il s'agit d'un salarié du GIAT à Tarbes, Jean-François Lapeyre, délégué syndical qui se bat contre le plan de liquidation. La direction menace aujourd'hui de le sanctionner pour action syndicale dans le cadre d'un mouvement collectif. Ce délégué syndical combat un plan dont l'auteur - le PDG de GIAT - a vu ses émoluments singulièrement augmentés par le Gouvernement, alors que le gouvernement de Lionel Jospin s'y était refusé. Une augmentation de 45 000 € pour 3 500 emplois supprimés, c'est sans doute ce que vous appelez le salaire au mérite... (Applaudissements sur les bancs du groupe socialiste)

Répression syndicale pour la France d'en bas, augmentations de salaires pour la France d'en haut qui licencie... La morale publique n'exige-t-elle pas de revenir sur ces deux décisions ? N'est-il pas temps de nommer un médiateur dans le conflit de GIAT ? (Applaudissements sur les bancs du groupe socialiste et sur les bancs du groupe des députés communistes et républicains)

Mme Michèle Alliot-Marie, ministre de la défense - La question relative aux fautes éventuelles d'un délégué syndical relève de l'entreprise, non du Gouvernement. Je vais pourtant préciser ce qui s'est passé. Le délégué syndical que vous citez a tenu, devant des membres de la direction et environ deux cents salariés, des propos que je qualifierai d'excessifs. Il a d'autre part mis le feu à une grande quantité de fiches destinées au suivi de l'activité et prélevées dans les ateliers (Exclamations sur les bancs du groupe UMP). Ce salarié a donc été convoqué le 20 novembre pour un entretien préalable à une éventuelle sanction. Cet entretien a eu lieu en présence d'un avocat. Des procédures sont prévues dans les textes : elles doivent être respectées (Applaudissements sur les bancs du groupe UMP).

Par ailleurs, l'actuel PDG de GIAT a été recruté par le précédent gouvernement, auquel vous apparteniez, et qui a fixé ses émoluments de façon contractuelle, mais n'a pas tenu ensuite ses engagements... Nous l'avons fait, fût-ce en le regrettant. Assumez donc, Monsieur Glavany, les responsabilités du gouvernement auquel vous apparteniez ! (Applaudissements et exclamations sur les bancs du groupe UMP)

TGV OUEST

M. Marc Joulaud - Depuis quelques semaines, des réunions de présentation du futur TGV Ouest sont organisées dans la Sarthe. Cette présentation suscite des interrogations et parfois des inquiétudes, et d'abord sur le calendrier de réalisation du projet, voire sur la priorité même qui lui serait accordée. Cette incertitude pèse sur le foncier.

Quel sera l'impact du tracé sur l'environnement ? Réseau ferré de France saura-t-il tenir compte des situations locales particulières, qu'il s'agisse des exploitations agricoles, des plans d'urbanisme des communes ou du patrimoine monumental ?

Ce projet de tracé est-il bien considéré comme prioritaire ? Pouvez-vous assurer les populations concernées que la concertation, sur le terrain, sera bien réelle ? (Applaudissements sur les bancs du groupe UMP et du groupe UDF)

M. Gilles de Robien, ministre de l'équipement, des transports, du logement, du tourisme et de la mer - Des promesses partout, des financements nulle part, voilà dans quelle situation nous avons trouvé les infrastructures il y a dix-huit mois (Applaudissements sur les bancs du groupe UMP et du groupe UDF ; protestations sur les bancs du groupe socialiste). L'audit demandé par le Premier ministre a conclu à une impasse financière de 15 milliards. A la demande du Premier ministre, un grand débat sur les infrastructures a eu lieu au Parlement, qui a estimé que la France devait continuer à s'équiper, que la volonté politique devait être assortie des financements nécessaires, enfin qu'une concertation de qualité devait être organisée.

De fait, durant les prochaines semaines, le plan gouvernemental relatif aux infrastructures sera connu, y compris dans ses aspects financiers. Le TGV Ouest tiendra toute sa place dans l'ensemble des infrastructures destinées à desservir notre territoire et à nous relier à nos voisins européens.

La concertation, pour le TGV Ouest, a commencé au début d'octobre. Il n'est pas toujours facile de concilier des attentes locales très fortes et l'intérêt général, mais nous y parviendrons, comme nous l'avons fait pour le TGV Est en passant des conventions avec les exploitants agricoles et viticoles. Cette expérience prêche en faveur de la démarche pour le TGV Ouest. J'ai donné à RFF des instructions précises pour que la concertation soit une réussite. Ce matin, le comité de pilotage s'est réuni à la préfecture de Rennes et nous suivons le dossier avec la plus grande attention (Applaudissements sur les bancs du groupe UMP et du groupe UDF).

ASSURANCE DES PROFESSIONS DE SANTÉ

M. Jean-Claude Lemoine - Monsieur le ministre de la santé, l'an dernier, sans votre intervention, de nombreux professionnels de santé se seraient retrouvés sans assurance en responsabilité civile. Vous avez réglé leur problème dans l'urgence.

Voilà quelques semaines, vous avez indiqué ici qu'une solution pérenne serait trouvée avant le 1er janvier prochain. Pouvez-vous confirmer que les risques médicaux spécifiques seront couverts par des assureurs et dans quelles conditions ? (Applaudissements sur les bancs du groupe UMP)

M. Jean-François Mattei, ministre de la santé, de la famille et des personnes handicapées - En effet, j'ai récemment répondu à votre collègue Jardé que le Gouvernement s'engageait à ce que tous les établissements et tous les professionnels de santé soient assurés au 1er janvier 2004. J'ai obtenu des assureurs qu'ils s'engagent formellement sur ce point. Depuis hier, le groupement temporaire d'assurance médicale a mis en place un dispositif prolongeant les contrats d'assurance des établissements et des professionnels qui auraient saisi le bureau central de tarification avant le 31 décembre prochain, mais qui n'auraient pas encore reçu de réponse. La prolongation des contrats sera établie sur la base de tarifs de 2003. Le bureau central de tarification est tombé d'accord avec les assureurs et les professionnels de santé sur une grille tarifaire raisonnable, peu différente de celle de cette année.

Le Gouvernement a donc tenu ses engagements. Il pourra ainsi étudier sereinement les conclusions des rapports de l'inspection générale des finances et de celle des affaires sociales, qui vont nous être remis.

Naturellement, un soutien particulier sera accordé aux spécialités soumises à des contrats élevés, comme les obstétriciens, les anesthésistes et les chirurgiens. Là encore le Gouvernement tient un engagement (Applaudissements sur les bancs du groupe UMP).

M. le Président - Nous avons terminé les questions au Gouvernement.

La séance, suspendue à 15 heures 55, est reprise à 16 heures 15.

REVENU MINIMUM D'INSERTION ET REVENU MINIMUM D'ACTIVITÉ (suite)

L'ordre du jour appelle les explications de vote et le vote, par scrutin public, sur l'ensemble du projet de loi, adopté par le Sénat, portant décentralisation en matière de revenu minimum d'insertion et créant un revenu minimum d'activité.

EXPLICATIONS DE VOTE

Mme Hélène Mignon - En créant le revenu minimum d'insertion, le Gouvernement de Michel Rocard témoignait de sa volonté de ne laisser personne au bord du chemin et de mobiliser tous les moyens propres à favoriser l'insertion professionnelle sans négliger l'insertion sociale. Cet objectif ne peut être atteint que par une politique active de l'emploi, associant insertion sociale et professionnelle.

Dans un contexte de chômage de masse depuis 1978, et malgré la parenthèse heureuse des 2 millions d'emplois créés par le gouvernement Jospin (Exclamations sur les bancs du groupe UMP), cet objectif reste difficile à atteindre, même si les professionnels de l'insertion, auxquels nous rendons hommage, multiplient leurs efforts.

Le RMI est une bonne mesure qui n'est malheureusement qu'imparfaitement appliquée, mais aurait-il fallu réfléchir à son amélioration, avant de le départementaliser, et de désengager aussi l'Etat, pourtant garant de la solidarité nationale.

M. Patrick Roy - Très bien !

Mme Hélène Mignon - Par ailleurs, votre précipitation va aggraver les difficultés.

Sur la décentralisation, de lourdes incertitudes demeurent. La régularisation ne se fera qu'à la fin de l'année, avec effet en 2005 ; aucune péréquation n'est envisagée et la part de financement obligatoire de 17 % n'est prévue que pour un an. Vous avez de surcroît refusé tous les amendements tendant à encadrer cette politique d'insertion.

Concernant le RMA, votre texte ignore la réalité quotidienne des bénéficiaires du RMI et de leur famille, ainsi que leur exclusion du monde du travail depuis plusieurs années.

Pourquoi leur proposer des dispositions de régression sociale sous prétexte de mettre fin à ce que certains appellent « assistanat » ?

Vous leur offrez un contrat dérogatoire au droit du travail, un sous-contrat aux droits dégradés. Vous avez refusé que la personne concernée perçoive un salaire et les droits afférents. Vous avez refusé que les cotisations sociales et la retraite soient calculées sur l'ensemble de l'indemnisation versée au bénéficiaire.

M. Patrick Roy - Un sous-contrat !

Mme Elisabeth Guigou - C'est honteux !

Mme Hélène Mignon - En travaillant 20 heures par semaine, le bénéficiaire du RMA restera en dessous du seuil de pauvreté, passant du statut de pauvre sans travail à celui de travailleur pauvre.

Consciente de la fragilité de ce contrat hybride, la commission a adopté plusieurs amendements approuvés par l'opposition et quelques élus de la majorité qui devraient aller jusqu'au bout de leurs convictions et voter contre ce texte (« Très bien ! » et applaudissements sur les bancs du groupe socialiste).

M. le ministre, inflexible, a refusé tous ces amendements, témoignant ainsi de son mépris pour le travail des parlementaires, comme il l'avait déjà fait en envoyant aux régions, il y a un mois, les circulaires d'application, alors que nous n'avions pas encore examiné le projet ! (« Scandaleux ! » sur les bancs du groupe socialiste)

Nous voulons accompagner ces hommes et ces femmes dans un vrai travail, en utilisant les instruments de la réinsertion qui ont fait leurs preuves.

Le groupe socialiste ne votera pas ce texte qui comporte trop de zones d'ombre, et s'attaque au droit du travail, sans offrir de garanties d'avenir aux futurs bénéficiaires (Applaudissements sur les bancs du groupe socialiste).

M. Rodolphe Thomas - Le groupe UDF se félicite de la création du RMA qui permettra à des milliers de personnes de bénéficier d'une réelle politique incitative vers une insertion sociale et professionnelle durable.

M. François Bayrou avait lui-même défendu ce dispositif lors de sa campagne présidentielle, et j'avais, de mon côté, déposé une proposition de loi en décembre 2002, qui mettait l'accent sur un véritable parcours professionnel.

Rappelons tout de même que le RMA est proposé, et non imposé à celles et ceux qui veulent sortir de l'exclusion. Avant l'examen du texte au Parlement, le groupe UDF avait cinq objectifs : que ce nouveau dispositif permette un retour effectif et durable à l'emploi ; que le RMA soit un vrai salaire, donc un vrai contrat de travail, garantissant aux allocataires les mêmes droits qu'aux autres salariés, notamment en termes de protection sociale ; que les associations intermédiaires et les entreprises d'insertion puissent jouer leur rôle ; que le secteur marchand bénéficie des mêmes exonérations de charges sociales sur le secteur non marchand ; enfin, que le RMA soit mis en place dans les meilleurs conditions possibles, et c'est pourquoi il aurait été plus pertinent de différer son entrée en vigueur de quelques mois.

M. Patrick Roy - Votez contre !

M. Rodolphe Thomas - Ce projet, utilement amendé, est attrayant. Il ouvre les portes du secteur marchand aux allocataires du RMI après une année, au lieu de deux initialement prévu.

Comme l'a expliqué M Francis Vercamer, une politique de l'emploi doit inciter l'entreprise à créer des emplois - notamment en allégeant ses charges - et une politique d'insertion doit permettre à un public en difficulté d'y accéder, notamment grâce à des formations qualifiantes, et à un accompagnement social.

Or, on peut craindre que le RMA ne soit utilisé pour recruter des personnes dont l'employabilité ne justifie pas de recours à ce dispositif...

M. Patrick Roy - C'est ce qui se produira !

M. Rodolphe Thomas - ...et aucun garde-fou n'est prévu pour prévenir d'éventuels abus.

De surcroît, vous permettez aux directions départementales du travail de rendre les ex-allocataires de l'ASS prioritaires sur les CES et les CEI. Cette mesure est bonne, mais ne va pas assez loin. Pourquoi continuer à empiler des dispositifs qui vont se télescoper ? Votre projet aurait dû créer un dispositif unique et amorcer une réflexion sur une refonte globale des dispositifs d'emplois aidés.

Par ailleurs, je regrette le sort qui a été réservé aux amendements de la commission des affaires sociales et l'absence de dialogue entre le Gouvernement et celle-ci. Néanmoins, certains amendements adoptés permettront de faire évoluer le dispositif, comme le guichet social unique, l'inscription, à l'initiative de l'UDF, d'objectifs dans le contrat d'insertion, ou encore l'allongement de la période d'essai pour un bénéficiaire du RMA et la prise en compte des plans locaux d'initiative pour l'emploi.

Nous sommes très attachés au principe de la solidarité républicaine, qui n'est ni de gauche, ni de droite, et nous ne pouvons plus accepter qu'au XXIe siècle, des familles entières soient privées d'emploi.

Le groupe UDF s'est toujours montré volontariste en matière d'insertion et d'emploi, aussi votera-t-il ce texte (Applaudissements sur les bancs du groupe UDF et du groupe UMP).

M. Maxime Gremetz - S'il fallait à l'évidence, corriger les insuffisances et les échecs du RMI, la voie choisie par le Gouvernement n'est certainement pas la meilleure.

Vous transférez aux départements la prise en charge et la gestion du RMI, et ce que vous appelez « rénovation du RMI » n'est qu'une phase supplémentaire de la décentralisation qu'il faudrait plutôt qualifier de désengagement de l'Etat.

Cette prétendue rénovation se fera sans les financements adéquats ! Bonjour l'augmentation des impôts !

Et au vu de la baisse généralisée du niveau de l'emploi en France, nous ne sommes pas au bout de nos peines. En déséquilibrant les budgets solidarité des départements, vous ferez que le RMI variera en fonction de la richesse et de la politique sociale de ceux-ci.

En ce qui concerne le RMA, notre pugnacité vous a obligé à jeter le masque. La commission des affaires sociales, et sa rapporteure que je salue, ont stigmatisé les dangers d'un contrat atypique dans notre législation sociale.

Voici un royal cadeau pour les entreprises qui pourront substituer aux CDD des RMA à 200 €. C'est la précarité généralisée alors qu'il y a déjà plus de 3 millions de précaires, 2 millions et demi de chômeurs et un chômage des moins de 25 ans qui progresse de 8 %.

Non seulement vous avez assoupli les maigres verrous que le projet contenait à l'origine, mais vous avez repoussé tous les amendements propres à prévenir tout effet d'aubaine.

Vous mettez une croix sur les 330 000 bénéficiaires du RMI depuis plus de trois ans et qui sont les plus éloignés de l'emploi. En réduisant à un an l'ancienneté au RMI ouvrant droit au RMA, vous offrez au patronat une main-d'_uvre à bon marché, sans favoriser l'insertion des plus nécessiteux.

D'autre part, vous avez refusé de plafonner le nombre de RMA par entreprise : d'inscrire une durée minimale en RMA ; et d'assimiler le RMA à un salaire. Vous êtes même allé jusqu'à ouvrir le RMA aux entreprises de travail temporaire ! Comme si celles-ci pouvaient procurer une insertion durable !

Vous avez menti sur l'objectif visé, qui est en réalité d'exploiter et de précariser ces gens, et vous tournez le dos à votre discours initial de la dignité par l'emploi.

Je ne doute pas que le Conseil constitutionnel vous rappellera le droit.

En refusant de mieux maîtriser le recours au RMA pour en faire vraiment un tremplin pour l'emploi et la réinsertion, vous montrez que votre but, est bien d'inscrire dans le code du travail un OVNI dérogatoire, sans garanties pour le salarié. C'est le début du détricotage du code du travail, avant l'examen de votre projet de réforme du dialogue social.

Les associations concernées condamnent votre texte. Bien évidemment, le groupe communiste votera contre (Applaudissements sur les bancs du groupe des députés communistes et républicains).

Mme Nadine Morano - Depuis dix-huit mois, malgré un contexte économique difficile, nous avons répondu aux attentes de nos concitoyens (Exclamations sur les bancs du groupe socialiste), en particulier par une politique de l'emploi cohérente, dynamique et ciblée (Protestations sur les bancs du groupe socialiste) qui s'est traduite par les contrats jeunes en entreprise - 100 000 déjà signés -, l'assouplissement des 35 heures, la hausse du SMIC et son harmonisation - il y en avait six différents ! - qui nous permettent de donner aux travailleurs les plus modestes l'équivalent d'un treizième mois. Le projet sur la formation professionnelle sera également un moment important de cette politique, comme l'a été, la semaine dernière, la discussion du projet sur le RMI et le RMA.

Nous savions tous les faiblesses du dispositif RMI, en particulier le fait que le « I » de l'insertion n'avait jamais fonctionné. En le confiant totalement aux départements, vous faites le choix de la responsabilisation des élus locaux...

Plusieurs députés socialistes - Comme si ceux-ci ne s'étaient pas impliqués avant !

Mme Nadine Morano - ...et vous vous inscrivez dans l'acte II de la décentralisation.

Et surtout, vous complétez le dispositif par le chaînon qui lui manquait : l'activité. Le contrat que vous créez est particulier, oui, car le public auquel il s'adresse l'est aussi. A ces accidentés de la vie, à ces personnes repoussées aux marges de la société (Exclamations sur les bancs du groupe socialiste et du groupe des députés communistes et républicains), nous proposons donc un contrat adapté et un accompagnement qui leur permettront de retrouver un véritable emploi dans le secteur marchand. Nous ouvrons aussi le dispositif au secteur public et nous tablons sur 100 000 RMA en un an.

Je remercie le groupe UDF d'avoir enrichi le débat et le ministre d'avoir donné toutes les assurances financières aux départements.

Nous avons eu un long débat sur les 17 % consacrés à l'insertion. Leur maintien pour une période transitoire d'un an nous permet un accord avec le Sénat.

Je veux dire à l'opposition qu'une vraie politique sociale ne se mesure pas au nombre de personnes assistées, mais au nombre de celles qui n'ont plus besoin de l'être. Ce nouveau contrat représente un espoir pour beaucoup de gens. C'est pourquoi le groupe UMP votera ce projet, Monsieur le ministre, et vous encourage à poursuivre votre politique dynamique en faveur de l'emploi (Applaudissements sur les bancs du groupe UMP et du groupe UDF).

A la majorité de 360 voix contre 165, sur 526 votants et 525 suffrages exprimés, l'ensemble du projet de loi est adopté.

M. François Fillon, ministre des affaires sociales, du travail et de la solidarité - Au terme de ce débat, je voudrais remercier les présidents Dubernard et Méhaignerie et les rapporteures, Mme Boutin et Mme Montchamp. Je remercie aussi les groupes UDF et UMP d'avoir soutenu, amélioré - puisque 68 amendements ont été adoptés - et enfin adopté ce projet de loi.

Sous l'impulsion du Président de la République et du Premier ministre, nous poursuivons ensemble depuis près de deux ans un double objectif, qui est au c_ur de ce projet : moderniser notre pacte social et valoriser le travail.

Ce projet est né d'un constat que nul ici ne conteste : le volet insertion du RMI ne marche pas comme il devrait, puisqu'un allocataire sur trois est au RMI depuis plus de trois ans et un sur dix depuis plus de dix ans. Ce n'est pas faire _uvre de progrès social que de vouer ainsi une partie de nos concitoyens à la seule perspective de l'assistance continue. Cette conception défensive de la solidarité n'est pas la nôtre et elle est de moins en moins acceptée par les Français, en particulier par ceux qui tirent de leur travail des revenus modestes. Elle condamne à terme l'esprit même du RMI, qui doit constituer un ultime filet de protection et ne pas figer les situations.

Par son vote, l'Assemblée nationale vient de livrer un message contre la fatalité (Exclamations sur les bancs du groupe socialiste et du groupe des députés communistes et républicains). Oui, il est possible d'améliorer la gestion du RMI en la rapprochant du terrain : c'est l'objet de la décentralisation du dispositif. Oui, il est possible d'épauler les allocataires du RMI sur le chemin de l'insertion professionnelle : c'est l'objet du RMA, qui s'offre à ceux qui ne baissent pas les bras.

Le CIRMA est un contrat original, adapté à une population particulière, éloignée du monde du travail et pour laquelle on ne peut pas utiliser les recettes traditionnelles. Certains dans l'opposition se sont émus à l'idée que les entreprises allaient pouvoir embaucher les personnes concernées pour un coût peu élevé. Mais sauf à faire passer les préjugés idéologiques avant l'efficacité sociale, l'important est moins de savoir si l'entreprise y trouve quelque avantage que de savoir si l'allocataire du RMI qui décroche enfin un emploi y trouve, lui, un intérêt ! (Applaudissements sur les bancs du groupe UMP) Il faut tout de même être animé par une étrange logique pour préférer un revenu minimum sans travail à un revenu minimum avec un travail.

Le Gouvernement et sa majorité estiment que le dynamisme économique peut être l'allié de la solidarité et croient aux vertus intégratrices du travail. Ensemble, nous parions sur le courage et la volonté qui existent en chacun de nos concitoyens. Cette vision confiante dans l'homme est à l'opposé de tout regard stigmatisant à l'égard de nos compatriotes qui sont dans la difficulté.

Notre attachement au pacte social nous commande de ne pas accepter l'idée d'une assistance passive qui s'apparente davantage à une charité de façade qu'à une véritable solidarité (Applaudissements sur les bancs du groupe UMP).

Au cours de nos débats, la gauche a semblé préférer le statu quo à l'action pragmatique. Les Français jugeront qui, de l'opposition ou de la majorité, a fait davantage pour rendre la solidarité plus efficace. Avec ce projet, nous dynamisons l'un des instruments de notre pacte social, avec la conviction que le camp de la réforme épouse celui de la justice sociale (Applaudissements sur les bancs du groupe UMP et du groupe UDF).

La séance, suspendue à 16 heures 40, est reprise à 16 heures 50.

RATIFICATION OU APPROBATION DE CONVENTIONS
ET ACCORDS INTERNATIONAUX

L'ordre du jour appelle la discussion, selon la procédure d'examen simplifiée, de six projets de loi, dont cinq adoptés par le Sénat, autorisant la ratification ou l'approbation de conventions ou d'accords internationaux.

M. le Président - Conformément à l'article 107 du Règlement, je vais mettre aux voix l'article unique de chacun de ces textes.

L'article unique de la convention France-Afrique du Sud sur l'entraide judiciaire en matière pénale, mis aux voix, est adopté, de même que l'article unique de l'accord entre la Communauté européenne et l'Afrique du Sud sur le commerce, l'article unique de la convention entre la France et le Sultanat d'Oman sur les doubles impositions, l'article unique de l'accord relatif à la création de l'organisation internationale de la vigne et du vin, l'article unique de l'accord euro-méditerranéen sur l'association entre la Communauté européenne et l'Algérie et l'article unique de l'accord euro-méditerranéen sur l'association entre la Communauté européenne et le Liban.

RAPPEL AU RÈGLEMENT

M. Jean-Marc Ayrault - Vous ne serez pas surpris, Monsieur le Président, de mon rappel au Règlement, fondé sur l'article 58. Je vous ai en effet déjà écrit pour émettre la plus vive protestation sur les modifications qui ont été apportées à notre ordre du jour.

Nous aurons à examiner dans la première semaine de décembre le projet de loi de finances rectificative pour 2003, qui promet un débat propre à intéresser les Français compte tenu des engagements souscrits par la France auprès de l'Union européenne - engagements dont le Parlement n'est toujours pas informé -, puis le projet de loi relatif aux obligations de service public des télécommunications - il s'agit en fait de la privatisation de France Télécom.

La semaine suivante, nous examinerons en deuxième lecture la loi bioéthique - comme s'il s'agissait d'une affaire mineure - et le projet de loi relatif à la formation professionnelle qui touche aussi tous les aspects de la démocratie sociale dans notre pays. Ces questions essentielles exigent du temps et un vrai débat avec tous ceux qui sont concernés et ne peuvent s'accommoder d'un examen à la sauvette.

Nous devrons encore, dans la dernière semaine de décembre, affronter l'embouteillage traditionnel et adopter définitivement la loi de finances pour 2004, le collectif budgétaire et, si j'ai bien compris, la réforme du RMI et la création du RMA, dont le ministre des affaires sociales est si fier.

La coupe est pleine.

Par ailleurs, dans quelques instants, M. le Premier ministre s'exprimera sur l'élargissement de l'Europe. Sa présence témoigne de l'importance qu'il attache à cette question. S'exprimeront ensuite les ministres des affaires étrangères et des affaires européennes, le rapporteur et le président de la commission des affaires étrangères, le président de la délégation pour l'Union européenne. Il sera déjà bien tard lorsque nous entendrons M. de Villiers défendre, sans doute pendant une heure trente, une exception d'irrecevabilité puis pendant le même temps, une question préalable, qui seront sans doute rejetées par l'Assemblée. A quelle heure aborderons-nous la discussion générale ? A 22 ou 23 heures, plus tard peut-être.

Alors que les peuples de dix pays se sont prononcés, souvent par référendum, en faveur de leur adhésion à l'Union européenne, est-il digne que nous en débattions à la sauvette ? Compte tenu des motions de procédure auxquelles l'un de nos membres a décidé de recourir, il fallait prévoir deux jours pour ce débat si nous voulions être à la hauteur de l'enjeu.

Je vous demande, Monsieur le Président, une suspension de séance pour m'entretenir avec vous après avoir réuni mon groupe.

M. le Président - Elle est de droit. Permettez-moi cependant de rappeler qu'à la Conférence des présidents, de ce matin, j'ai déjà fait reporter le vote à demain.

Par ailleurs, nous avons déjà modifié notre Règlement pour réduire le temps imparti à la défense des motions de procédure. Vous savez que je souhaite l'accord de tous les groupes sur un « crédit temps » qui permettrait de mieux organiser nos débats.

La Conférence des présidents de ce matin a en outre allégé à ma demande l'ordre du jour d'aujourd'hui en reportant l'examen des accords qui donneront lieu à un débat. La Conférence des présidents de la semaine dernière avait d'ailleurs déjà allégé l'ordre du jour.

La séance, suspendue à 16 heures 55, est reprise à 17 heures.

ÉLARGISSEMENT DE L'UNION EUROPÉENNE

L'ordre du jour appelle la discussion du projet de loi autorisant la ratification du traité relatif à l'adhésion à l'Union européenne de la République tchèque, de l'Estonie, de Chypre, de la Lettonie, de la Lituanie, de la Hongrie, de Malte, de la Pologne, de la Slovénie et de la Slovaquie.

M. Jean-Pierre Raffarin, Premier ministre - Il y a dans la vie parlementaire des événements où la souveraineté nationale rencontre l'histoire.

Nous sommes aujourd'hui à une date historique pour la France, celle de la réunion de l'Europe. Quatorze ans après la chute du mur de Berlin, il vous est proposé d'accueillir au sein de l'Union européenne la République tchèque, l'Estonie, Chypre, la Lettonie, la Lituanie, la Hongrie, Malte, la Pologne, la Slovénie et la Slovaquie.

En ratifiant le traité d'Athènes, je vous propose d'ouvrir le c_ur de la démocratie européenne.

Nous avons surmonté aujourd'hui la déchirure qui divisait l'Europe et pouvons ainsi reconstruire notre continent sur des bases pacifiques. Il a fallu pour cela mêler vision et volonté. Pour la plupart des dix pays concernés, ce traité est la traduction juridique de la fin du totalitarisme et la garantie que celui-ci ne pourra pas de nouveau obscurcir leur horizon.

Mon gouvernement souhaite que chacun, ici et dans notre pays, prenne conscience de la dimension historique de ce rendez-vous. Cette nouvelle Europe a besoin en effet d'une mobilisation nationale en France, pour mieux la comprendre et mieux la construire, alors qu'elle change sa géographie et qu'elle travaille à ses nouvelles institutions.

L'Europe a besoin d'une perspective qui doit être, je le crois, la création d'un pôle de stabilité et de démocratie profondément nouveau, fondé non plus sur la volonté de puissance mais sur l'intérêt partagé pour un modèle de civilisation, une politique de l'homme.

Avec ce projet de loi, nous célébrons l'union de l'Europe, cette terre inconnue que les anciens Grecs situaient au nord de leur pays.

Ce projet se fonde, avant l'histoire, avant la géographie, sur une communauté de culture. Quand Chopin jouait à Paris, son c_ur battait à Varsovie. Quand Erasme enseignait à Paris, il se nourrissait de l'Italie. Quand les marchands du Moyen Age parcouraient l'Europe, ils diffusaient sur leur route leur savoir-faire et apprenaient à tous les Européens l'économie naissante.

On pose souvent la question des limites de l'Europe. On veut chercher la réponse dans le relief, dans l'organisation du réseau fluvial, dans la multiplicité des rivages, dans la pratique des langues. Mais la géographie ne suffit pas à définir l'Europe. L'Europe, c'est un état d'esprit, une communauté d'âmes, une pensée qui, depuis les Lumières, recherche le bonheur et la vérité, une pensée inquiète qui a fait de l'esprit critique une manière d'avancer et de l'homme le c_ur de son projet politique. L'Europe d'aujourd'hui, c'est d'abord un lieu de culture et de progrès où l'individu est considéré pour son identité, ses potentialités et sa conscience de l'autre.

Cette communauté de culture définit aujourd'hui clairement les frontières légitimes de l'Europe.

Cette Europe complexe qui fait notre quotidien est, à tous, notre victoire face aux déchirements des siècles. Et si l'Europe ne tient pas toujours toutes ses promesses, nous devons la protéger et la faire partager car grâce à elle nous sommes sortis de l'horreur de la guerre et de la dictature.

Longtemps en effet, l'Europe, ce fut la guerre, laquelle ouvre toujours les écluses du mal. La guerre entre les Etats d'abord, puis, les guerres mondiales marquées par la volonté de puissance, de conquête et d'extermination qui ont définitivement meurtri notre continent.

Alors qu'en 1946, Edgar Morin écrivait : « L'Europe est un mot qui ment, il n'y a plus d'Europe », grâce à ses pères fondateurs, qui tous, Adenauer, Gasperi, Schuman, Monnet, étaient de la génération du feu, l'Europe a inventé un nouveau chemin. Du « debout l'Europe » de Churchill en 1946 à Zurich à la déclaration de Schuman de 1950 en passant par le congrès de La Haye en 1947, les humanistes rescapés de la tragédie de la guerre ont su redonner progressivement vie à l'idée européenne, avec l'aide précieuse de nos amis américains. Ils ont compris que l'Europe ne se ferait pas d'un coup, mais par des réalisations concrètes créant d'abord une solidarité de fait, comme l'avait pensé Robert Schuman, aidés par la volonté des six Etats fondateurs, aux premiers rangs desquels la France et l'Allemagne.

Je rends ici hommage à ceux qui ont compris que le destin de nos nations passait par la mise en commun de nos énergies créatrices et de notre espérance. Je pense au général de Gaulle et au Chancelier Adenauer, au Président Pompidou et au Chancelier Brandt, au Président Giscard d'Estaing et au Chancelier Schmidt, au Président Mitterrand et au Chancelier Köhl, au Président Chirac et au Chancelier Schröder. Sans eux, l'Europe ne serait pas la force de stabilité qu'elle est devenue ; sans eux, elle n'aurait pas franchi toutes les étapes de sa construction dont l'euro, notre monnaie commune, est à la fois le signe et le sens.

Longtemps pourtant, l'Europe n'a été qu'une province du monde libre, carrefour de deux rivalités, de deux visions du monde. Jean Monnet lui reprochait presque que ses frontières soient « fixées par d'autres ». Puis, avec la force d'attraction de la démocratie et du marché, l'empire soviétique s'est peu à peu délité et nous sommes rentrés dans une ère de paix. La Communauté européenne a permis de casser tous les murs. L'Europe de l'Est n'existe plus.

M. Jacques Myard - Tant mieux !

M. le Premier ministre - La prédiction de Victor Hugo au congrès de la paix de 1849 s'est réalisée : « Un jour viendra où vous France, vous Russie, vous Angleterre, vous Allemagne, vous vous fondrez étroitement dans une unité supérieure et vous constituerez la fraternité européenne ».

Depuis 1989, l'Europe choisit ses nouvelles frontières, existe par elle-même. Le fleuve Europe a retrouvé son lit et il n'y a de place aujourd'hui que pour un seul rêve, celui de la démocratie humaniste, devenu réalité pour les nouveaux membres de l'Union : à force de travail, de courage et d'énergie, ils ont réussi à intégrer très rapidement le projet européen et l'acquis communautaire, au-delà de ses lourdeurs bureaucratiques et de ses complexités démocratiques.

Ne mésestimons pas cette part d'espérance que porte l'idée européenne et veillons à ce que notre accueil soit à la hauteur de leur espérance (Applaudissements sur les bancs du groupe UMP et du groupe UDF). Allons vers eux, faisons nous aussi une part du chemin. Certes, il nous faut rester vigilants : les dramatiques événements des Balkans nous incitent à prendre garde aux résurgences nationalistes, aux conflits identitaires et religieux qui ont longtemps été le quotidien de l'Europe. Mais, je suis confiant, l'Europe, aujourd'hui, c'est la paix. L'Europe aujourd'hui maîtrise son destin et se construit progressivement un avenir.

Notre France a toujours eu une vision ambitieuse de l'Europe, de par sa volonté de faire advenir un modèle de société fondé sur les droits de l'homme, le développement économique et la solidarité. L'Europe, c'est également pour nous, à l'heure de la mondialisation, un changement d'échelle, qui donne à nos projets la dimension d'un continent.

La vision française de l'Europe n'est pas contradictoire avec la vision que nous avons de notre nation. Il n'y a pas d'antagonisme entre l'Europe et la nation.

M. Jacques Myard - Très bien !

M. le Premier ministre - L'Europe, ce n'est pas une nouvelle nation. L'Europe, c'est une forme inédite de souveraineté commune entre des nations. L'Europe de demain, l'Europe en grand, mérite que nous mobilisions notre énergie pour qu'elle réussisse et continue à inventer une organisation nouvelle.

Pour autant, je ne suis pas sourd aux interrogations qui se font jour sur l'élargissement. Certains s'inquiètent de la concurrence des nouveaux pays, d'autres de l'immigration ; quelques-uns auraient préféré le choix de la fermeture, du repli sur soi. Nous, nous avons fait le choix de l'ouverture. La France n'a pas peur de l'ouverture.

Je souhaite rassurer ceux qui s'interrogent. Qu'ils se souviennent, en 1985, des routes bloquées, des salariés en colère, des Français inquiets à l'idée de l'ouverture de la Communauté européenne à l'Espagne et au Portugal, que personne aujourd'hui ne regrette. Les nouveaux membres de l'Union ne seront ni une menace pour l'emploi en France parce que notre productivité est plus élevée, ni une menace sur le plan social car ils respectent nos règles, qu'ils ont acceptées. N'ayons pas peur de ceux qui aspirent à notre modèle social et à un niveau de vie proche du nôtre. Le rapprochement se fera par le haut, j'en suis sûr.

L'élargissement sera un moteur durable pour la croissance et la création d'emplois parce que ces pays, à croissance forte, apporteront à l'Europe de nouveaux consommateurs.

Les entreprises françaises l'ont d'ailleurs bien compris, exportant chaque année pour plus de 15 milliards d'euros vers ces pays, soit quatre fois plus qu'il y a dix ans. La France est le troisième exportateur dans cette zone. 1 500 entreprises françaises sont déjà présentes dans ces pays et j'appelle les PME à se lancer sur ces nouveaux marchés.

La Pologne, la Hongrie, la République tchèque, la Slovénie et la Slovaquie, qui comptent à elles cinq près de 68 millions d'habitants, sont des pays de vieille connaissance, des marchés très importants, sur lesquels les plus grandes entreprises françaises sont déjà présentes et nos PME doivent s'investir davantage. C'est grâce à ses PME que l'Italie est ainsi trois fois plus présente que nous en Roumanie. Ces pays ne doivent pas effrayer nos agriculteurs : le système d'aide directe agricole ne sera élargi que progressivement, dans l'intérêt de tous et dans le respect des principes de la politique agricole commune (Applaudissements sur les bancs du groupe UMP et du groupe UDF).

Les pays baltes, eux, nous permettent de construire une continuité territoriale, de l'Atlantique à la Baltique. Les îles de la Méditerranée enfin, Malte et Chypre, renforcent la dimension méditerranéenne de l'Union. Avec ces pays, l'Europe devient un géant géopolitique et économique. Elle n'est plus une variable supplémentaire de notre politique étrangère, mais un élément fondamental de notre politique intérieure.

Je m'adresse ici, sur tous les bancs, à tous ceux qui ont l'Europe en partage. Avec conviction, j'appelle, au-delà de nos clivages nationaux, à une mobilisation française pour l'Europe alors que celle-ci se trouve à un moment historique, fondateur, où elle doit affronter trois défis majeurs. Le premier est démographique : nos nations vieillissent, et c'est là un défi non seulement social mais aussi sociétal. Le deuxième défi tient à la compréhension du monde : la triple révolution économique, génétique et numérique engendre une vision du monde nouvelle, qui nous appelle à repenser notre humanisme. Nous devons aujourd'hui regarder en avant et désobéir à notre nostalgie, celle d'un monde facile à comprendre, manichéen, où l'Europe était un enjeu entre deux blocs.

Le troisième défi est politique. Paul Valéry disait : « Nous autres civilisations savons aujourd'hui que nous sommes mortelles ». Si nous refusons que l'Europe ne soit qu'un petit cap du continent asiatique, nous devons agir. Agir face au terrorisme international qui marque de son empreinte angoissante toutes les consciences. Agir pour équilibrer les nouvelles puissances économiques, comme la Chine et l'Inde, et tenir notre rang face aux Etats-Unis et au Japon. Dans ce monde troublé, l'Europe, pour exister, doit faire entendre sa voix et affirmer son unité.

Dans ce contexte, l'élargissement est une chance parce qu'il est une force potentielle supplémentaire. Il doit permettre d'engager des réformes profondes, pour assortir d'institutions nouvelles la nouvelle géographie de l'Europe. Nous devons, comme nous y a invités la Convention, prendre le chemin nécessaire d'institutions plus efficaces - avec l'extension du vote à la majorité qualifiée d'un certain nombre de politiques -, plus incarnées, avec un président pour l'Europe, plus proches, avec le contrôle de subsidiarité et la possibilité d'implication directe des Européens grâce au droit d'initiative citoyenne. Mon gouvernement est aussi engagé pour l'approfondissement que pour l'élargissement. Demain, nous serons plus forts de nos nations nouvelles mais aussi, nous le voulons, de nos institutions nouvelles.

Toutefois, l'Europe ne sera au rendez-vous de son destin que si elle continue à innover. C'est ce que la France a entrepris sous l'impulsion du Président de la République, avec M. de Villepin, Mme Lenoir et toute notre diplomatie. Innover avec une relation franco-allemande rénovée, fondée sur la capacité à faire des réformes communes et à formuler des ambitions élevées pour l'Europe ; avec de nouvelles relations euro-américaines, fondées sur une capacité de dialogue d'égal à égal et sur la volonté de formuler des ambitions communes pour l'organisation du monde (Applaudissements sur les bancs du groupe UMP). Avec aussi une vision humanisée de la mondialisation, qui fait de la diversité culturelle, de l'aide au développement et du combat contre les épidémies des priorités continentales ; avec la volonté enfin de mettre l'Europe au service des Européens, et pour cela de construire un espace de croissance durable pour l'emploi et le progrès social.

L'Europe donne un nouveau cours à son histoire. Elle accueille les pays qui ont le plus souffert des fractures du passé, et les associe à son projet. Mais il y a aujourd'hui une urgence européenne. L'Union est engagée dans une course de vitesse avec la « gouvernance mondiale ». Pour la paix avec l'ONU, pour la planète avec le protocole de Kyoto, pour le développement avec l'OMC, le monde doit repenser son organisation. Là est notre projet : faire que l'Europe à vingt-cinq soit assez forte pour imposer sa vision d'un monde plus juste, fasse prévaloir son principe d'équilibre face au principe de hiérarchie. « La mission de l'Europe aujourd'hui, déclarait avec force Vaclav Havel, est de retrouver sa conscience et sa responsabilité, responsabilité non seulement à l'égard de sa propre architecture politique, mais envers le monde dans son ensemble ». Nous pouvons réussir aujourd'hui, grâce à la force nouvelle de l'élargissement, ce nouveau projet européen, pour l'Europe, pour le monde et pour la France ! (Applaudissements sur les bancs du groupe UMP et du groupe UDF)

M. Hervé de Charrette, rapporteur de la commission de la défense - Le traité d'Athènes arrive devant notre assemblée après sa ratification par les dix pays adhérents, et dans un calendrier comparable à celui des quatorze autres Etats membres de l'Union, qui ont tout choisi de ratifier le traité par voie parlementaire.

Je rappellerai d'abord les étapes de cette longue négociation. C'est le Conseil européen qui a décidé en 1993, quatre ans après la chute du mur de Berlin, que les pays associés de l'Europe centrale et orientale qui le désireraient pourraient devenir membres de l'Union européenne.

Toutefois, cet accord de principe était assorti de critères stricts, dits critères de Copenhague. Les pays candidats devraient en effet disposer d'institutions démocratiques, d'une économie de marché viable, de la capacité de faire face à la pression concurrentielle à l'intérieur de l'Union, et de celle d'assumer les obligations et les objectifs de l'Union politique, économique et monétaire. Le Conseil européen de Madrid a précisé, de plus, en 1995, que les candidats devaient s'engager à respecter la totalité de l'acquis communautaire.

Sur ces bases, entre 1990 et 1996, douze pays ont donc posé leur candidature. En décembre 1997 à Luxembourg, le Conseil européen a décidé d'ouvrir les négociations avec un premier groupe de six pays : Chypre, Estonie, Pologne, Hongrie, République tchèque et Slovénie. En décembre 1999 à Helsinki, la négociation était ouverte aux six autres.

En vertu du principe de différenciation, l'Union a imposé des négociations Etat par Etat. On aura une idée de la complexité de l'exercice si l'on considère que l'acquis communautaire représente à lui seul 80 000 pages de directives, règlements, décisions et autres textes.

M. Jacques Myard - Scandaleux !

M. le Rapporteur - Les principales étapes de cette négociation ont été les suivantes, étalées sur cinq années. Les négociations s'ouvrent le 30 mars 1998 avec le premier groupe de six pays, et le 15 février 2000 avec le deuxième groupe. En décembre 2000, le Conseil de Nice adopte la réforme institutionnelle de l'Union et fixe pour chaque pays candidat sa place dans le nouveau dispositif. En décembre 2001, le Conseil de Laeken décide, sur proposition de la Commission, une adhésion de dix pays, dont sont exclues la Roumanie et la Bulgarie. En décembre 2002, le Conseil de Copenhague conclut les négociations d'adhésion en adoptant les volets agricole et budgétaire. Puis, conformément à l'article 49 du traité sur l'Union européenne, la Commission a rendu son avis favorable le 19 février 2003, et le Parlement européen a émis un avis conforme à une quasi-unanimité le 9 avril 2003.

Quel est le contenu des documents soumis à ratification ? Le traité d'Athènes comporte trois articles fort blancs. L'article premier constate que les dix deviennent membres de l'Union. L'article 2 stipule que les instruments de ratification doivent être déposés avant le 30 avril 2004. L'article 3 indique que le traité est rédigé en vingt et une langues.

C'est l'acte d'adhésion qui est le document principal. Il comporte 62 articles répartis en cinq parties. Les premiers articles posent les principes. L'article premier prévoit la reprise de l'acquis communautaire par les dix, sous réserve des mesures transitoires, et ce dès l'adhésion. L'article 3 concerne Schengen. Avec l'adhésion, les dix ne seront pas d'emblée membres de l'espace Schengen. L'annexe 1 regroupe nombre de dispositions immédiatement applicables en matière de visas, séjour, sécurité, contrôle aux frontières, coopération douanière et policière, entraide judiciaire, lutte contre l'immigration clandestine et le trafic de stupéfiants. En revanche, l'entrée dans l'espace Schengen ne sera possible que sur délibération unanime des Etats membres de cet espace, après évaluation des progrès accomplis. Enfin, chacun des dix devra mettre en _uvre un « plan d'action Schengen » afin d'assurer, sous le contrôle de la Commission, l'application effective des acquis, notamment pour le contrôle aux frontières extérieures de l'Union. C'est donc un dispositif exigeant, imposé par la France avec l'appui de l'Allemagne, de l'Espagne et du Benelux. Pendant la période initiale, les contrôles aux frontières seront maintenus à l'intérieur de l'Union. Ce dispositif est rigoureux et sérieux et, de toute évidence, préférable à la situation actuelle.

L'article 4 concerne l'Union économique et monétaire. Il établit que les dix ne font pas partie de la zone euro, et participent donc à l'Union économique et monétaire sous statut dérogatoire, un peu à la façon de la Grande-Bretagne. Leur entrée dans la zone euro supposera l'accord du Conseil en fonction du respect des critères de Maastricht, au plus tôt après 2006. Les dispositions institutionnelles sont réparties dans les deuxième et troisième parties. Plusieurs éléments entrent en jeu. Le traité de Nice a été adopté sur la base d'une Europe à 27, à compter du 1er janvier 2005. Or le traité concerne 25 pays et entre en vigueur le 1er mai 2004. D'autre part, la Commission a décidé d'abréger son mandat d'un an à effet du 31 octobre 2004.

Voici donc le dispositif retenu. Concernant la Commission : le 1er mai, chaque nouveau membre disposera d'un commissaire, soit un total de trente membres. C'est à compter du 1er novembre que le nombre reviendra à vingt-cinq membres, soit un commissaire par Etat membre, les grands Etats, dont la France, abandonnant leur deuxième poste comme le prévoit le traité de Nice.

Pour ce qui est du Parlement européen, le traité de Nice, qui limite à 732 le nombre des députés européens, prendra effet dès les élections de juin 2004. Les cinquante sièges réservés à la Bulgarie et à la Roumanie sont répartis entre les 25, à l'exception de l'Allemagne et du Luxembourg. La France, la Grande-Bretagne, l'Italie, qui disposent aujourd'hui de quatre-vingt-sept sièges et qui n'en auront que soixante-douze dans l'Europe à 27, en auront soixante-dix-huit pendant la prochaine législature. Ce nombre sera maintenu en cas d'adhésion de la Roumanie et de la Bulgarie avant 2009.

Pour le Conseil, enfin, la pondération des voix actuelle est maintenue jusqu'au 31 octobre. La Pologne aura huit voix, comme l'Espagne. La République Tchèque et la Hongrie en auront cinq. La Slovaquie, les Pays Baltes, la Slovénie en auront trois, Chypre et Malte deux. A compter du 1er novembre, c'est le système prévu à Nice qui s'applique, mais dans une Europe à 25, ce qui a impliqué une modification de la minorité de blocage et de la majorité qualifiée.

L'acte d'adhésion traite enfin de l'acquis communautaire, prévoyant des adaptations permanentes et des dérogations transitoires. Pour les premières, l'acte renvoie aux annexes II, III et IV, soit plus de 2 500 pages, qui listent toutes les modifications apportées aux directives et règlements en vigueur.

La plupart sont de pure forme, les autres prennent en compte la situation particulière des pays adhérents.

L'Union européenne a voulu limiter temporairement la libre circulation des travailleurs salariés des huit pays d'Europe centrale : de 2004 à 2006, ces travailleurs ne bénéficieront pas de la liberté d'établissement ; le 1er mai 2006, chacun des Quinze pourra soit prolonger cette période de trois ans, soit accorder la libre circulation ; au 1er mai 2009, le libre établissement sera de droit sauf pour les Etats qui demanderaient un délai supplémentaire de deux ans en raison de troubles graves de leur marché du travail. Ce système s'étale donc sur sept ans. La France a annoncé qu'elle continuerait à soumettre à autorisation pendant au moins cinq ans l'entrée des étrangers sur son marché du travail. Cependant l'expérience de l'élargissement à l'Espagne et au Portugal est rassurante.

La Commission européenne a également imposé aux transporteurs routiers des dix les périodes transitoires de deux à trois ans avant d'être autorisés à faire du transport interne dans les autres pays de l'Union.

Les délais demandés de leur côté par les pays adhérents ne devront pas, a décidé l'Union européenne alors sous présidence française, porter atteinte au bon fonctionnement du marché intérieur et seront enfermés dans un calendrier rigoureux. Les dérogations demandées par chacun des pays constituent dix annexes très longues.

En application de l'acte d'adhésion, la politique agricole commune s'applique de plein droit aux nouveaux adhérents, qui bénéficient en retour de la politique de marché conduite par Bruxelles. La question des aides directes aux agriculteurs a été la plus difficile à négocier. La France, soutenue par la Commission, a plaidé pour l'octroi des aides aux Dix sur une base progressive. En effet, un refus pur et simple aurait créé une Europe agricole à deux vitesses, et donné un signal dangereux à ceux qui contestent la PAC au sein de l'Union et à l'OMC. De fait, en marge du sommet de Copenhague, en octobre 2002, le Président Chirac et le Chancelier Schröder se sont entendus pour plafonner les dépenses agricoles de l'UE de 2007 à 2013 au niveau des plafonds de 2006, soit 45,3 milliards. Cette proposition a été entérinée par les Quinze, qui ont en même temps accepté d'étendre les paiements directs aux Dix selon un calendrier progressif de 2004 à 2013. En outre, les Dix ont été autorisés à compléter les aides directes européennes par des aides nationales facultatives.

Ce dispositif me paraît équilibré.

La France accepte le plafonnement des dépenses de la PAC, ce qui induira une baisse modérée des subventions à nos agriculteurs. En échange, elle obtient la pérennisation de la PAC jusqu'en 2013.

En outre, l'intégration des nouveaux pays dans la PAC nous donnera un meilleur contrôle européen sur le plan sanitaire et sur le respect des réglementations européennes. Il faut donc s'estimer plutôt satisfait.

J'ajoute deux précisions : d'abord, dès le début de la négociation, les Quinze ont décidé que les Dix devront contribuer au budget communautaire selon les règles de droit commun dès l'adhésion.

Ensuite, l'acte d'adhésion contient trois clauses de sauvegarde qui pourront être invoquées jusqu'en mai 2007 : une clause économique générale, en cas de choix économique trop rude et deux clauses spécifiques concernant la protection du marché intérieur et la reconnaissance mutuelle des décisions de justice.

Tels sont le traité, l'acte d'adhésion et ses dix-huit annexes.

S'y ajoutent dix protocoles portant sur des questions particulières, dont deux relatifs à Chypre.

Enfin, un acte final récapitule l'ensemble des textes du traité, quarante-quatre déclarations y sont annexées. Celle commune aux vingt-cinq, intitulée « Une seule Europe », tend à rappeler que l'objectif est d'accueillir la Bulgarie et la Roumanie en 2007 et que la Turquie a bien le statut de pays candidat. Précisons que sur ces deux points, le texte n'apporte aucun élément nouveau, de droit ou de fait.

Avec 10 000 pages engageant vingt-cinq pays, il s'agit d'une des négociations les plus complexes de l'histoire diplomatique.

Cet élargissement fait suite à quatre précédents, entre 1973 et 1995.

Celui-ci revêt une signification nouvelle. Si les dix pays candidats représentent moins de 4 % du PIB des Quinze, l'Union européenne élargie rassemblera 450 millions d'habitants sur près de 4 millions de kilomètres carrés avec un PIB global de 9 230 milliards, formant ainsi l'ensemble mondial possédant les plus grandes potentialités.

L'élargissement scelle la fin des tentations impériales de la Russie en Europe, la mort du grand schisme communiste et l'unification du continent européen, pour la première fois par la volonté des peuples démocratiquement exprimée. Il s'agit bien d'un bouleversement de l'histoire.

De Charlemagne à Charles Quint et à Bonaparte, les tentatives d'unifier notre continent par la force ont toutes échoué. Il nous revient désormais de faire de notre continent un espace de paix et de prospérité. C'est l'objet même du traité d'élargissement.

Avec quels arguments, au nom de quels égoïsmes nationaux ou catégoriels peut-on s'opposer à un tel projet ? Après cinquante ans d'occupation de l'Europe de l'Est par l'Armée rouge, malgré des tentatives d'insurrection que nous avons le plus souvent regardées avec indifférence, on ne peut que se réjouir que les chefs d'Etat et de gouvernement réunis à Copenhague en juin 1993 aient pris la décision historique d'accueillir les pays d'Europe centrale et orientale. Il n'y avait pas d'autre décision possible, même si le Président Mitterrand avait envisagé un autre projet, baptisé Confédération européenne, et ouvert à d'autres.

Comment concevoir que la France pourrait refuser de ratifier le traité ? Imagine-t-on l'onde de choc qui en découlerait ?

Le débat et la négociation sur l'élargissement ont plus de dix ans, sous deux Présidents de la République, et sept gouvernements de gauche et trois de droite et du centre. Tous les groupes parlementaires ont donc soutenu à un moment ou à un autre ces gouvernements. Qui voudra aujourd'hui se déjuger ?

Sans doute l'Europe des fondateurs était-elle un projet d'intégration, qui a été longtemps poursuivi. Mais à vingt-cinq, et bientôt à vingt-sept, la nature du projet européen est remise en question, sans qu'il s'agisse d'un abandon de notre idéal initial. Le débat entre l'Europe intégrée et l'Europe des nations est périmé. L'élargissement impose désormais un projet où l'identité des nations et des peuples est pleinement respectée, mais où la responsabilité des décisions est de plus en plus partagée.

Les négociateurs français ont fait preuve d'une belle continuité et d'une réelle efficacité. En effet, sur la libre circulation des personnes et le contrôle aux frontières, l'accès des ressortissants des Dix au marché du travail des Quinze, le dispositif concernant la PAC, la reprise de l'acquis communautaire et les clauses de sauvegarde, le traité répond aux demandes françaises, qui correspondent d'ailleurs à l'intérêt général de l'Union. Ce n'est donc pas un élargissement au rabais.

En revanche, sur les institutions de l'Union, le traité d'Athènes n'est pas satisfaisant, parce qu'il ne fait qu'adapter à la marge les dispositions du traité de Nice.

La réforme des institutions se traite dans le cadre de la CIG en cours. Avec les institutions actuelles, l'Europe à vingt-cinq sombrerait dans la paralysie. La réforme est donc une condition sine qua non de l'élargissement.

Les pays candidats sont-ils prêts à l'adhésion ? La Commission a présenté annuellement des rapports sur l'état de leur préparation. Le dernier vient d'être rendu public. Il s'avère que les Dix remplissent les critères politiques de Copenhague et disposent d'une économie de marché viable.

S'agissant de la capacité administrative générale, des progrès ont été accomplis par les administrations publiques et les institutions judiciaires, même si le taux de corruption reste élevé dans les pays adhérents, voire très élevé dans certains cas. Quant à l'intégration de l'acquis communautaire, la Commission a distingué trois catégories : les domaines pour lesquels un pays est prêt, ceux nécessitant des efforts accrus, et ceux particulièrement préoccupants.

La Commission relève qu'il n'y a plus de problème dans 70 % des cas, et que des efforts restent à accomplir dans 27 % des cas - mais le calendrier sera respecté ! Il reste cependant 39 cas très préoccupants, correspondant à près de 3 % des dossiers. Mais, à titre de comparaison, 2 228 procédures d'infraction sont en cours contre les Quinze !

L'agriculture, vous n'en serez pas étonné, vient en tête des dossiers difficiles, et c'est la Pologne qui a pris le plus de retard dans l'intégration des acquis communautaires.

Trois conclusions.

Tout d'abord, la Commission a dans l'ensemble bien assumé sa mission de contrôle et de suivi et elle devra continuer à le faire.

Ensuite, les Dix ont accompli des efforts considérables, qu'il convient de saluer, pour arriver aujourd'hui à un état de préparation proche de celui de centaines de pays lors des élargissements précédents.

Enfin, il faut néanmoins exiger, notamment des pays à la traîne, l'application intégrale des engagements souscrits.

Venons-en aux conséquences économiques de l'élargissement. Elles sont évidemment positives pour les Dix. Les perspectives d'adhésion, les réformes imposées par l'Union, la reprise de l'acquis communautaire sont autant de facteurs favorables aux investissements étrangers et à la consommation intérieure.

Il est vrai en revanche que le chômage est élevé dans ces pays, tout comme les déficits budgétaires. Mais les Dix bénéficient d'un avantage concurrentiel sur les Quinze en matière de salaires, même si l'écart de productivité reste important et que l'application des directives sociales de l'UE aura pour eux un coût.

Cependant, l'élargissement profitera aussi aux Quinze. L'économie des pays candidats est, en effet, chaque jour un peu plus tournée vers les marchés européens. La France a ainsi quadruplé en dix ans ses exportations vers les Dix, et exporte particulièrement vers la Pologne. Et le mouvement s'amplifie aussi pour ce qui est des investissements ; nous sommes les premiers investisseurs en Pologne.

Plus de 1 500 entreprises françaises sont déjà implantés en Europe centrale et y emploient plus de 300 000 salariés.

Permettez-moi d'évoquer pour finir deux sujets controversés.

Tout d'abord, l'environnement, qui souffre de l'héritage de l'ère communiste en Europe centrale, notamment en matière de sécurité nucléaire, d'installations industrielles, et de gestion de l'eau et des déchets urbains.

L'acte d'adhésion importe que toutes les nouvelles installations soient aux normes européennes. Quant aux installations existantes, elles devront être aux normes au 1er mai 2004 pour ce qui concerne l'eau, l'air, les déchets et la protection de la nature. L'Union n'a accepté de déroger que pour quinze directives, avec des périodes transitoires de deux à sept ans, la BEKO ayant évalué le coût de l'opération à 100 milliards d'euros. Enfin, l'Union a exigé la fermeture de deux centrales nucléaires sur cinq, en Lituanie et en Slovaquie.

Malgré ces précautions, l'environnement restera longtemps un point faible du dispositif, sur lequel les Quinze devront être vigilants.

Autre point controversé : le coût de l'élargissement restera limité, même s'il n'est pas négligeable. Dès 1990, l'Union européenne a adopté le programme PHARE destiné à remettre sur pied la Pologne et la Hongrie. Ce programme a été élargi en 1995 par le Conseil qui en a, de plus, créé deux autres pour aider à la modernisation des pays candidats à l'entrée dans l'Union.

L'Europe aura dépensé près de 20 milliards d'euros entre 1990 et 2003.

Par ailleurs, à Berlin, en décembre 1999, le Conseil a fixé à 42,5 milliards l'enveloppe financière destinée aux Dix pour la période 2004-2006. Les négociations se sont tenues à ce chiffre, ramené à 27 milliards de crédits de paiement réellement versés aux dix d'ici 2006. Mais, pour apprécier le coût net pour les Quinze, il faut en déduire les 13,1 milliards que les nouveaux adhérents verseront au titre de leur contribution budgétaire.

Le coût net de l'élargissement pour les trois prochaines années s'élèverait ainsi à 14,8 milliards d'euros. La part française est estimée à 17 %, soit 900 millions par an à comparer avec une contribution au budget communautaire de quelque 16 milliards. La France sera ainsi le deuxième contributeur après l'Allemagne. C'est là la traduction de son devoir de solidarité vis-à-vis de l'Europe.

Trois mots pour conclure.

Ratification , car ce traité est la meilleure synthèse possible entre notre vision et nos intérêts.

Vigilance, pour que l'ensemble des acquis communautaires soit mis en _uvre par les Dix.

Exigence, pour que le texte de la convention européenne débouche sur un traité qui adapte la nouvelle constitution, condition indispensable pour garantir que l'élargissement ne débouche pas sur une impasse tragique où se noierait notre engagement européen (Applaudissements sur les bancs du groupe UMP).

M. Edouard Balladur, président de la commission des affaires étrangères - En 2004, l'Europe vivra deux événements majeurs : son élargissement à dix nouveaux membres et l'adoption d'institutions nouvelles.

On aurait pu souhaiter que ces deux décisions ne soient pas prises quasiment au même moment, que la réforme institutionnelle précède l'élargissement, mais n'y revenons pas.

Inutile également de revenir sur ce qu'a fort bien dit M. le Premier ministre s'agissant du sens que revêt pour l'Europe et pour la France cet élargissement, ni sur l'analyse très précise que le rapporteur de notre commission, M. de Charrette, a faite du traité.

Les choses sont simples : l'élargissement est un événement politique majeur qui tire un trait sur la funeste division de l'Europe héritée de la Deuxième Guerre mondiale. C'est un défi économique redoutable, car il s'agit d'amener 75 millions d'hommes à un niveau de vie comparable à celui des 375 millions de l'Europe à quinze. Enfin, c'est un pari institutionnel, car nous voilà confrontés, cette fois à vingt-cinq, au dilemme européen de toujours : quelle part accorder au fédéral et à l'intergouvernemental dans les institutions de l'Europe ?

A ce sujet, si je souhaite la réussite de la conférence intergouvernementale et l'adoption d'une Constitution aussi proche que possible du projet issu de la Convention, je ne souhaite pas qu'elle se fasse au prix de n'importe quelles concessions de dernière minute (Applaudissements sur les bancs du groupe UMP), et aux dépens des intérêts à long terme de l'Union européenne.

M. Jacques Myard - C'est trop tard !

M. le Président de la commission - Revenons à notre sujet d'aujourd'hui. Favorables à cet élargissement, nous souhaitons étendre la zone de paix à une plus grande partie de l'Europe, créer une zone de prospérité et de solidarité qui fasse participer tous les Européens au progrès économique, créer une zone de puissance qui permette à l'Europe de mieux maîtriser son destin.

Ces trois objectifs sont à notre portée,...

M. Jacques Myard - Ça va être difficile !

M. le Président de la commission - ...même si nous ne devons pas nous dissimuler les difficultés. Les dix nouveaux membres représentent 23 % du territoire de l'actuelle Union européenne, 20 % de sa population et 5 % de sa production économique. Voilà qui suffit à montrer l'ampleur de la tâche. Les pays ont fait depuis dix ans des progrès considérables, mais beaucoup reste à faire.

Deux questions se posent pour l'avenir. Comment vivre à vingt-cinq au lieu de quinze ? Quelles ambitions véritables vont nous rassembler ?

Les processus de décision seront plus lents, l'affrontement des sentiments plus vif, l'opposition des intérêts plus évidente. L'augmentation du nombre des Etats membres conduira à la multiplication des sous-ensembles géographiques, historiques ou politiques qui ne facilitera pas l'équilibre entre les souhaits de tous. Les règles nouvelles de prise des décisions que nous propose le projet de Constitution, pour le calcul de la majorité et la réduction du domaine de l'unanimité, nous y aideront.

Quel doit être notre objectif ? Réduire les écarts de développement entre les différents pays. La tâche sera assurément longue et ardue. N'a-t-il pas fallu près de vingt ans pour l'Espagne, le Portugal et la Grèce, qui n'ont sans doute même pas encore atteint le niveau européen moyen ?

Soyons conscients des difficultés que nous devrons affronter : mécanismes de la prise des décisions générant lourdeurs et lenteurs, mais aussi différences de niveaux de vie, qui ne pourront être atténuées qu'au prix de longues années d'efforts communs modifiant la géographie actuelle des activités industrielles, agricoles ou tertiaires, parfois aux dépens des intérêts de notre pays. Et comment passer sous silence le fait que la conjugaison des dépenses dues à l'élargissement et de la réforme des politiques communes fera de la France un contributeur net beaucoup plus important, ce qui ne manquera pas de poser des problèmes pour la gestion budgétaire de notre pays ? J'espère d'ailleurs que nos partenaires en ont tenu compte dans les discussions récentes.

Se posera alors nécessairement la question du « chèque britannique ». Notre pays le finance déjà aujourd'hui pour un tiers, contre un quart en 1999. En 2004, 1,3 milliard d'euros seront prélevés sur notre budget à ce titre et, selon certaines estimations, la France pourrait être amenée en 2013 à verser, au même titre, 2,6 milliards d'euros.

M. Jacques Myard - Scandaleux !

M. le Président de la commission - Il va falloir nous armer de patience, de volonté, mais aussi de désintéressement.

Nous devrons nous demander quelles sont nos ambitions véritables et jusqu'où nous voulons aller ensemble. L'Union européenne à vingt-cinq bornera-t-elle ses ambitions à la réalisation d'un grand marché avec des politiques communes ou utilisera-t-elle pleinement les moyens nouveaux que lui offre dans le domaine politique le projet de constitution ?

Il n'est désormais plus interdit de dire, comme je l'avais fait dès 1994, que l'Union européenne ne pourra pas être une organisation uniforme et homogène. Cette Europe diverse, elle a toujours existé, aussi bien dans ses objectifs que dans ses structures. Elle a été suffisamment souple pour permettre à ceux qui voulaient aller plus vite ensemble de le faire, notamment pour les questions monétaires, de sécurité intérieure et de défense. C'est ce que j'ai proposé d'appeler un « cercle avancé ».

Les dix nouveaux membres de l'Union ne seront sans doute pas en mesure de s'y associer avant de longues années. Dans un premier temps, et sans doute pour assez longtemps, les Etats constituant ce cercle avancé seront ceux de l'Europe de l'Ouest qui pratiqueront entre eux une coopération politique et militaire plus étroite. Pour autant, tous les autres Etats européens devront y être accueillis, dès lors qu'ils seront en mesure de le souhaiter.

Dès demain, que de questions vont se poser à nous ! Il faudra retrouver la croissance et l'emploi pour tout le continent, ce qui suppose des réformes souvent difficiles - vous les avez engagées, Monsieur le Premier ministre. Cela suppose aussi sans doute d'assouplir le pacte de stabilité.

Il faudra organiser une meilleure défense de l'Europe par elle-même, donner un sens nouveau à l'Alliance atlantique et mettre fin aux sempiternels procès d'intention que suscite toute tentative d'organisation militaire de l'Europe.

M. René André - Très bien !

M. le Président de la commission - Il faudra bien se décider à dire clairement quelles frontières géographiques on fixe à l'Union européenne. Il faudra aussi élaborer à l'intention des voisins les plus proches de l'Union un statut de partenaire privilégié qui pourra, pour certains, être un statut d'attente en vue de leur adhésion éventuelle.

Il faudra enfin préciser la façon dont, au sein du « cercle avancé » regroupant les pays les plus ambitieux, pourront être prises les décisions. En somme, il va nous falloir apprendre à vivre ensemble. Ce n'était déjà pas facile à quinze. Qu'en sera-t-il à vingt-cinq ? Soyons lucides : cette décision d'élargissement n'est pas un aboutissement, mais une étape qu'il nous faut impérativement réussir.

Pour cela, gardons-nous de toute fuite en avant, ne nous hâtons pas vers de nouveaux élargissements avant d'avoir constaté comment se déroule celui que nous décidons aujourd'hui. Méfions-nous de tout emballement technocratique. A cet égard, certains propos m'inquiètent. Nous devons voir calmement et sérieusement comment les choses se passent avant d'imaginer les étapes suivantes, qui ne devront pas laisser à l'écart les pays du Sud. C'est là que le statut de partenaire privilégié de l'Union aurait tout avantage à être défini clairement.

A l'unanimité, notre commission s'est prononcée en faveur de l'élargissement de l'Union à dix nouveaux membres. Je souhaite qu'à cet élargissement corresponde un renouvellement des idées, qui ne soit pas purement et simplement la transposition dans les années 2000 de ce qui avait été rêvé il y a un demi-siècle. Tout commence pour une nouvelle conception de l'Europe (Applaudissements sur les bancs du groupe UMP et du groupe UDF).

M. Jacques Myard - Très bien !

M. Pierre Lequiller, président de la délégation pour l'Union européenne - L'élargissement à dix nouveaux pays est un événement historique qui constitue pour l'Union à la fois une grande chance et un réel défi. Au moment où l'Europe est au seuil de son unification et va réaliser un rêve longtemps inaccessible, il faut d'abord proclamer notre joie de refermer définitivement la parenthèse terrible de la division. Personne ne doute de la portée historique et symbolique de l'unification du continent européen, et le succès spectaculaire des référendums dans les pays candidats traduit à la fois l'attractivité de l'Union et l'aspiration profonde de leurs populations à nous rejoindre.

Refuser l'élargissement à ces pays qui, pour huit d'entre eux, se sont libérés du totalitarisme communiste, qui nous ont délivrés pacifiquement de Yalta et qui ont fait tomber le mur de Berlin, serait une faute historique. Dire oui à l'élargissement, c'est montrer notre solidarité avec eux et consolider la paix sur notre continent, dans la droite ligne du projet des pères fondateurs.

M. René André - Très bien !

M. le Président de la délégation - Il est capital que l'opinion ne se laisse pas abuser par la démagogie de la peur et du repli. A l'inquiétude suscitée par les bouleversements économiques et géopolitiques que provoque la mondialisation et par le retour du terrorisme, il faut répondre en expliquant que l'élargissement accroît les garanties, consolide la sécurité et crée les conditions d'un nouveau dynamisme, à l'échelle de l'Europe et du monde.

En effet, l'élargissement est d'abord un réducteur d'incertitude économique et politique. L'ancrage des pays candidats à l'Union européenne a déjà produit la contagion démocratique et apaisé certains conflits de minorités.

Il a ensuite déterminé ces pays à s'engager en un temps record dans la transposition de l'acquis communautaire et dans des réformes de structure.

L'élargissement est ensuite un régulateur de la concurrence et du marché, qui fait partager à tous les préoccupations sociales et environnementales.

Enfin, l'élargissement est un multiplicateur de croissance. Déjà, les changements positifs intervenus dans ces pays depuis dix ans ont ouvert de nouveaux marchés et promettent de nouveaux débouchés. Le basculement de leurs échanges extérieurs de l'Est vers l'Ouest s'est d'ailleurs traduit par un excédent global de la balance commerciale de l'Union européenne, et donc déjà par un avantage en termes d'emploi. Leur croissance soutenue, plus élevée que celle des Quinze, est un facteur de relance qui aura un impact positif sur les exportations et les investissements. En outre, ces sociétés disposent d'un atout majeur : le haut niveau de formation de leur population. Ces pays ne seront donc pas un frein, mais un aiguillon dans la volonté de l'Union de devenir l'économie la plus innovante et la plus dynamique du monde en 2010, conformément aux objectifs exprimés à Lisbonne.

Le coût budgétaire de l'élargissement aux dix pays adhérents se sera élevé à 69,5 milliards d'euros pour la période 1990-2006. Il aura représenté en dix-sept ans un peu moins de 1 % d'une année du PNB de l'Union européenne - celui de 1999 - et une dépense annuelle moyenne de 0,005 % du PNB de l'Union.

Les pays candidats ont par ailleurs attiré depuis 1989 plus de 150 millions d'euros d'investissements, qui ont été déterminants pour la restructuration des entreprises et la modernisation des économies. Certes, le risque de délocalisation existe, compte tenu des disparités des coûts de la main-d'_uvre. Mais, outre que le phénomène est en partie compensé par une moindre productivité du travail salarié, le phénomène des délocalisations a déjà eu lieu et a d'ailleurs été limité. De plus, mieux vaut que les délocalisations futures se produisent dans le respect des règles sociales, environnementales et de concurrence de l'Union qu'en dehors de toute réglementation.

L'expérience de l'élargissement à l'Espagne et au Portugal montre que l'écart de richesse et de coût du travail avec le reste de l'Union européenne n'a pas entraîné un déménagement des entreprises des autres membres de l'Union, alors que le PIB par habitant de ces deux pays se situait en 1988 à respectivement 72 % et 59 % de la moyenne communautaire. Par contre, il y a eu une montée rapide des échanges. Les choses iront peut être plus lentement cette fois-ci, compte tenu de l'écart économique plus important entre les Dix et les Quinze, mais il ne faut pas méconnaître l'effet positif qu'aura l'intégration de 75 millions de nouveaux consommateurs.

Cette expérience montre également qu'un risque d'immigration massive est peu probable.

Reste à savoir si les pays adhérents tiendront tous les engagements qu'ils ont pris dans le traité. A cet égard, les retards et lacunes constatés ne doivent pas cacher les progrès considérables déjà accomplis. Les mesures à prendre d'urgence ne portent que sur 5 % des dossiers d'alignement sur l'acquis communautaire et les préoccupations sérieuses ne concernent que 39 dossiers sur les 1 400 examinés.

Il n'y a donc pas lieu de s'inquiéter, d'autant qu'il est peu probable que les gouvernements des pays adhérents relâchent leurs efforts. Un tel relâchement entraînerait soit le déclenchement de clauses de sauvegarde, qui priveraient les produits ou services du pays concerné de l'accès au grand marché, soit un report total ou partiel de l'octroi des aides régionales ou agricoles. Aucun gouvernement ne pourrait justifier auprès de son opinion un retard qui aurait de telles conséquences et qui risquerait de placer le pays retardataire en position de débiteur et non plus de bénéficiaire net des fonds communautaires.

L'unification du continent ne referme pas seulement les pages douloureuses du passé. L'Europe est aussi un projet généreux, et rien n'aurait été pire que de laisser subsister un mur entre Ouest et Est, entre pays riches et pays moins riches. Il faut faire à nouveau le pari de la prospérité partagée et de la dynamique des échanges, bénéfiques pour tous, membres actuels et adhérents. Rien n'aurait été pire que de refuser, par un égoïsme et une peur injustifiés, de s'ouvrir à des peuples qui se considèrent depuis toujours comme européens et se sont battus, parfois au prix de leur sang, pour le devenir. Je pense à des héros comme Jan Palach ou le père Popieluszko.

Cette unification ouvre aussi le grand livre de l'avenir de l'Europe : elle a amené les Européens à se prononcer sur la réforme institutionnelle qu'ils avaient éludée lors des élargissements précédents. Après le succès de la Convention, à laquelle ont été associés les pays candidats, il subsiste chez eux le souci que la réforme respecte l'égalité des droits entre Etats membres.

Il nous faut les convaincre qu'une Europe forte rend chacun des Etats plus fort, et que la Convention a voulu sortir de la confrontation entre Etats pour proposer un nouvel équilibre qui préserve leurs droits.

En ma qualité d'ancien conventionnel, j'estime que la formule de la double majorité protège les droits des petits comme des grands pays, puisqu'une loi européenne ne pourra être adoptée ni contre l'avis des petits et moyens Etats membres, qui sont majoritaires au Conseil, ni sans le concours des grands pays, nécessaire pour rassembler 60 % de la population.

De même, la coopération structurée en matière de défense permet de concilier l'égalité des droits des vingt-cinq Etats membres avec l'hétérogénéité des volontés et des capacités. La différenciation qui a toujours existé dans l'Union n'a jamais porté atteinte à l'égalité des droits des Etats, dès lors qu'elle présente un caractère ouvert, évolutif et inclusif.

Le débat n'est donc pas entre différenciation ou non, mais entre différenciation dans le cadre de l'Union ou hors de celui-ci. La Convention retient la première formule avec la coopération structurée, qui permet de constituer un groupe pionnier auquel d'autres Etats membres pourront se joindre ultérieurement.

Il n'y aura pas d'Europe forte sans édification d'une défense européenne. La France a raison, après l'adoption du principe de la coopération structurée à la Convention, de rester ferme sur l'objectif à la conférence intergouvernementale et de prendre des initiatives pour le faire avancer. Les discussions avec l'Allemagne, la Belgique et le Luxembourg, mais aussi avec la Grande-Bretagne, montrent la voie. Il faut, là encore, rassurer et montrer que des avant-gardes sont indispensables pour établir le destin de l'Europe politique.

M. René André - Très bien !

M. le Président de la délégation - Les pays adhérents redoutent parfois que cette Europe politique se construise contre les Etats-Unis, et souhaitent maintenir un lien transatlantique étroit. Leur position est liée à leur histoire et à une inquiétude persistante à l'égard de leur grand voisin russe, en même temps qu'aux lacunes de la défense européenne. Il nous faut les convaincre que ce besoin légitime de sécurité exige le développement d'une politique étrangère et de défense commune de l'Union, complémentaire de l'OTAN, non pour remplacer l'Alliance atlantique, mais pour la rééquilibrer. Il nous faut expliquer qu'il peut et doit y avoir alliance sans allégeance.

Ces positions exigent un dialogue toujours plus intense, pendant la conférence intergouvernementale, dont je souhaite le succès rapide, mais aussi dans les années qui viennent. L'Europe politique demandera, à l'instar de l'euro, ténacité et patience.

Enfin, l'Union européenne doit redéfinir ses relations avec son voisinage et inventer les formules de partenariat différencié que prévoit la Convention. Elle ne peut exporter sa stabilité et sa prospérité par des adhésions sans fin. Des formules intermédiaires entre l'adhésion et les coopérations ou associations actuelles doivent être inventées.

La recomposition des relations de l'Union avec son voisinage ne réussira qu'à deux conditions. D'une part, il faudra faire une pause après l'adhésion de la Roumanie et de la Bulgarie en 2007, pour donner à l'Union le temps d'absorber le plus vaste élargissement depuis sa création. D'autre part, la Méditerranée doit être prioritaire pour sa politique étrangère, afin de relancer un partenariat euro-méditerranée qui puisse éviter l'affrontement entre l'Islam et l'Occident.

Je me prononce donc sans hésiter pour la ratification du traité d'adhésion. La délégation pour l'Union européenne a suivi le processus d'élargissement depuis son origine et organisé au début de l'année des missions approfondies de son rapporteur général, René André, et de ses dix rapporteurs dans chacun des pays. Elle a conclu à l'adoption à l'unanimité du traité d'adhésion pour les dix pays, avant sa signature en avril.

L'unification de l'Europe est une bonne nouvelle pour la paix et une chance pour sa prospérité. Elle peut être le tremplin de son retour sur la scène internationale comme acteur de premier plan (Applaudissements sur les bancs du groupe UMP).

M. Dominique de Villepin, ministre des affaires étrangères - Nous ouvrons aujourd'hui une nouvelle phase de la construction européenne, cette « union sans cesse plus étroite entre les peuples de l'Europe » instituée voici près de cinquante ans.

Avec cet élargissement, le cinquième de son histoire, l'Europe avance avec détermination vers l'unification. Elle retrouve ainsi le visage qu'elle avait ébauché au Moyen Age, qui paraissait, au lendemain de la Deuxième Guerre mondiale, ruiné à jamais par la logique des blocs. En se fixant, dès la fin des années 1950, des objectifs ambitieux - la paix et la prospérité pour l'ensemble du continent -, l'Union européenne a tracé le chemin que nous empruntons aujourd'hui.

Cet élargissement représente un défi sans précédent, comme l'ont rappelé votre rapporteur et le président Balladur : le nombre des candidats, jamais égalé par le passé, leur faible niveau de développement, ont pu faire apparaître la tâche comme un chantier d'une complexité exceptionnelle. Et pourtant, nous voici parvenus au terme d'une négociation de plus de cinq ans qui nous a permis de surmonter tous les obstacles et de donner naissance à ce traité.

Ce résultat, nous l'avons obtenu en portant haut l'exigence, d'abord, celle de la fidélité à l'histoire : nous ne pouvions laisser les pays de l'Europe orientale et centrale à l'écart de la construction européenne après tant d'années passées sous le joug des régimes communistes.

M. Loïc Bouvard - Très bien !

M. le Ministre - A l'heure de leur libération, comment aurions-nous pu leur refuser ce retour au sein de la maison commune ? C'est bien ce sentiment d'une même appartenance à la famille européenne qui nous a conduits, à travers des négociations souvent difficiles, au succès final en maintenant entre nous les liens de la confiance.

L'exigence, ensuite, de préservation de l'intégrité de la construction européenne : tout au long des discussions, il s'est agi de faire accepter, avec les avantages, les contraintes de l'acquis communautaire. Des périodes de transition sont ainsi prévues pour Schengen, la monnaie unique ou certains secteurs sensibles comme le marché du travail. Des mesures de sauvegarde ont été mises en place si des perturbations venaient à apparaître. Comme l'a souligné votre rapporteur, tout ceci n'a pu se faire qu'à travers un formidable effort d'adaptation des économies de ces pays aux lois du marché. Nous devons être conscients des sacrifices qu'a exigés ce processus de modernisation de chacun des nouveaux adhérents. Et le succès spectaculaire des référendums organisés dans ces pays témoigne, comme l'a rappelé M. Lequiller, que les peuples de cette nouvelle Europe ont relevé le défi.

L'exigence, enfin, de contenir dans des limites supportables le coût de cet élargissement. Le président Balladur et votre rapporteur ont rappelé que jusqu'à la fin du régime actuel des perspectives financières en 2006, la contribution de chaque citoyen européen restera d'un niveau acceptable. Au-delà, se posera inévitablement la question du financement de l'Europe à vingt-cinq : le président Balladur a souligné avec raison les risques d'une augmentation des dépenses sur notre contribution nette. Le Gouvernement mesure le défi : il entend préserver les intérêts de la France en garantissant un financement viable pour les différentes politiques communes, comme nous l'avons fait pour l'agriculture, et en maintenant l'évolution des dépenses européennes dans des limites raisonnables.

A la veille de l'entrée en vigueur de cet élargissement, l'Europe est à un tournant historique. L'Union européenne s'étend désormais à la plus grande partie du continent. Se pose pour elle une question fondamentale : comment apprendre à vivre ensemble et pour quels objectifs ?

La réponse s'articule autour d'un triple pari. Pari économique d'abord : l'élargissement sera-t-il pour l'Europe un nouveau moteur de prospérité et de croissance, comme l'a suggéré le président Lequiller ? Les dix adhérents connaissent des taux de croissance qui dépassent de plusieurs points ceux des Quinze. L'élargissement du marché unique à 75 millions de consommateurs dont les besoins sont immenses, ouvre des perspectives encourageantes à nos entreprises. Le défi pour l'Europe sera de tirer parti de ces marges de progrès pour retrouver sa compétitivité face à l'Amérique et à l'Asie.

Pari institutionnel ensuite : l'Europe élargie a besoin d'institutions renforcées. Le temps n'est plus où chaque Etat pouvait imposer le rythme à son gré. Une Europe plus efficace, capable de répondre aux préoccupations quotidiennes de nos citoyens, exige désormais des institutions plus démocratiques et plus transparentes - une meilleure association des Parlements nationaux, une répartition claire des compétences entre l'Union et les Etats membres, une présidence stable du Conseil européen, une Commission plus resserrée, plus collégiale, un ministre européen des affaires étrangères, une extension du vote à la majorité qualifiée.

Ce sont là les principales dispositions du projet de Constitution rédigé par la Convention européenne sous la présidence de M. Giscard d'Estaing. Nous souhaitons donc que la conférence intergouvernementale trouve un accord sur un texte aussi proche que possible de ce projet. Si le prix à payer pour y parvenir devait être une révision à la baisse de nos ambitions, je le dis tout net, comme le président Balladur, nous ne pourrions l'accepter. Mieux vaudrait poursuivre nos travaux jusqu'à ce que se dégage un accord à la mesure de nos ambitions plutôt que de conclure sur un mauvais texte. Nous n'admettrons pas une Constitution au rabais (Applaudissements sur les bancs du groupe UMP et du groupe UDF).

Enfin, nous devons gagner le pari politique de l'Europe : l'élargissement demeure la meilleure garantie de paix et de stabilité pour notre continent. A l'heure où, face aux incertitudes du monde, les peuples réclament de la communauté internationale qu'elle soit capable d'_uvrer pour plus de justice, de dialogue et de respect de l'autre, l'Europe se trouve en situation privilégiée pour répondre à cette attente. Berceau des idéaux de liberté et de démocratie, trait d'union entre les religions et les cultures, revenu de tant de guerres et de luttes fratricides, notre continent n'est-il pas en mesure d'offrir à ses partenaires une vision du monde propre à favoriser la paix, la stabilité et la prospérité ?

Cet élargissement, c'est aussi l'occasion, pour notre pays, de servir une grande ambition pour l'Europe, autour d'un triple objectif. D'abord, répondre à l'aspiration de nos concitoyens qui attendent de l'Europe qu'elle mette la croissance et l'emploi au c_ur de leur avenir. La monnaie unique doit donner lieu aujourd'hui à une véritable coordination des politiques économique, budgétaire et fiscale et s'accompagner d'engagements concrets dans le domaine social. Une véritable gouvernance économique et sociale est nécessaire au niveau européen. L'Europe, qui depuis dix ans au moins, accuse un retard de croissance sur les Etats-Unis, doit relever le défi de la modernité. Il nous faut nous mobiliser pour rendre nos économies plus compétitives, plus modernes et plus flexibles. Education, formation professionnelle, recherche scientifique, infrastructures de transport, nouvelles technologies : autant de domaines dans lesquels nous devons multiplier les initiatives.

Ensuite, il faut développer une politique européenne de sécurité. A l'heure où nos concitoyens sont confrontés aux menaces du monde, qu'il s'agisse du crime organisé, du terrorisme ou encore de la prolifération, nous devons renforcer notre coopération en matière de police et de justice. C'est, comme l'a souligné le président Lequiller, tout l'enjeu de l'espace de liberté, de sécurité et de justice que nous voulons créer entre Européens. A cette fin, nous devrons multiplier, au sein de l'Europe élargie, les concours mutuels pour renforcer le contrôle à nos frontières et établir entre nous un climat de confiance durable.

Enfin, nous devons faire de l'Europe l'un des piliers du monde nouveau en renforçant sa dimension politique. Pour peser sur les affaires du monde, aider au règlement des crises régionales comme des grands problèmes stratégiques, l'Europe doit se doter d'une véritable politique étrangère et d'une capacité de défense autonome qui lui permettront d'exercer pleinement ses responsabilités à l'extérieur. Elle en a le devoir à l'égard de ses citoyens. Son poids économique lui en donne les moyens. A elle de définir son ambition politique car, partout dans le monde, l'Europe est attendue, au Kosovo, en Macédoine ou en Ituri. Pour être à la mesure de cette ambition, l'Union devra probablement être capable d'introduire davantage de flexibilité dans ses méthodes. Avec l'Allemagne, qui a si souvent joué un rôle d'impulsion aux côtés de notre pays, nous devrons montrer le chemin à ceux qui souhaitent aller plus vite et plus loin. Comme l'a souligné le président Balladur en faisant référence à l'idée d'un « cercle avancé », l'Europe élargie aura besoin de souplesse si elle veut pouvoir relever les défis de notre monde. Nous le voyons, aujourd'hui, dans notre dialogue avec l'Iran en matière de non-prolifération ; nous en ferons certainement l'expérience demain, en Afrique comme en Amérique latine : c'est de plus en plus à travers un groupe de quelques pays que l'Europe pourra faire entendre sa voix et marquer sa différence sur la scène internationale. A nous de définir les règles de ces nouvelles formes d'action européenne en veillant à garantir l'information de tous et le respect de chacun.

Les trois orateurs qui m'ont précédé, ont souhaité, au terme de leur intervention, que les adhésions soumises ce soir à votre approbation, marquent une pause dans le long processus d'élargissement que connaît l'Europe depuis un peu plus de trente ans. A travers cette observation, c'est bien la question des frontières de l'Europe qui est posée et au-delà, celle de la nature, de l'identité, de l'avenir même de la construction européenne. Soyons à cet égard lucides et méthodiques.

Nous devons savoir distinguer entre les différents types de candidatures : Roumanie et Bulgarie appartiennent au même groupe de candidats qui feront leur entrée le 1er mai prochain. Ils représentent, à cet égard, le dernier élément de l'élargissement en cours ; l'Union s'est fixé comme objectif d'achever leurs négociations d'adhésion en 2004 pour qu'ils rejoignent l'Union en 2007. Nous devons respecter cet engagement.

La Turquie, elle, relève d'une autre logique. Dès 1963, la Communauté européenne a pris acte de sa candidature et a réaffirmé, depuis lors, à plusieurs reprises, cette perspective. Comment ne pas prendre la mesure des enjeux que pose aujourd'hui la candidature de ce pays à dominante musulmane ? Nation aux confins de l'Europe, elle porte en elle les tensions d'une région qui nous est familière mais qui peut aussi inquiéter ; son adhésion est à l'évidence source d'espoir pour son peuple comme elle peut être motif de préoccupation pour nos concitoyens. C'est à la lumière de toutes ces considérations qu'il faudra mener un débat et, l'an prochain, sur la base des travaux de la Commission européenne, faire un choix en tenant compte des espoirs et des réalités de la Turquie. En tout état de cause, il nous faudra décider avec sérieux, sérénité et dans un esprit de responsabilité, vis-à-vis de nos peuples et de nos pays, en sachant nous montrer digne de l'aventure européenne menée jusqu'à maintenant.

Enfin, nous ne devons pas oublier les pays des Balkans occidentaux.

M. René André - Tout à fait.

M. le Ministre - A ceux-ci nous avons ouvert la perspective d'une adhésion à terme. Là encore, des engagements ont été pris et nous devons les assumer, même si les échéances sont à plus long terme.

Si vous donnez votre accord ce soir à ces adhésions, le nouvel élargissement de l'Europe sera effectif le 1er mai prochain. Une nouvelle étape de cette vaste entreprise collective aura ainsi été franchie. Cette étape, nous devons l'aborder avec espoir et détermination. Dans l'unité retrouvée, les Européens sauront puiser les ressources indispensables à la relance de leur histoire commune. Et par là même, ils redonneront à notre continent toute sa place au sein de la communauté internationale. C'est pour notre Europe un horizon que nous devons assumer avec fierté. Au-delà du devoir de notre génération vis-à-vis des peuples de cette autre Europe, l'élargissement est une chance et une occasion unique pour marquer notre confiance dans l'avenir. Ne gâchons pas ce rendez-vous (Applaudissements sur les bancs du groupe UMP et du groupe UDF et sur quelques bancs du groupe socialiste) .

EXCEPTION D'IRRECEVABILITÉ

M. le Président - J'ai reçu de M. de Villiers une exception d'irrecevabilité déposée en application de l'article 91, alinéa 4, du Règlement.

M. Jacques Floch - Hélas !

M. le Président - Je vous en prie, pas de polémique.

M. Philippe de Villiers - Si j'en juge par le dernier Eurobaromètre, c'est un honneur pour moi que de représenter ce soir à cette tribune la France silencieuse, aujourd'hui majoritaire, alors que nous traitons d'un sujet touchant à l'avenir même de l'Europe.

Comme le permet notre Règlement, je défendrai trois motions de procédure. La première au nom de tous les Français frustrés d'un grand débat sur l'Europe et, surtout, d'un référendum sur le sujet. La deuxième au nom de tous ceux qui refusent l'élargissement à la Turquie. La troisième au nom de tous ceux qui ne veulent pas d'une constitution fédérale. Je remercie le Président d'avoir veillé à l'application loyale du Règlement et lui en suis reconnaissant. J'aurais pu intervenir une quatrième fois, au nom de beaucoup de parlementaires, présents ou non ce soir, qui se taisent mais n'en pensent pas moins.

M. Salles remplace M. Debré au fauteuil présidentiel.

PRÉSIDENCE de M. Rudy SALLES

vice-président

M. Philippe de Villiers - Il aura fallu quinze ans pour que les pays d'Europe centrale et orientale, Europe post pénitentiaire, qui ont payé quarante-cinq années durant de leur sang et de leur silence notre tranquillité, réintègrent l'Europe.

Deux questions se posent aujourd'hui. La première a trait à l'élargissement de l'Europe, la seconde à la Constitution européenne. Or, ce sont deux questions « siamoises », dirais-je, qui touchent au c_ur même de la construction européenne. Où seront demain les nouveaux murs ? Quelle sera la nouvelle architecture de l'Europe ? Il paraît pour le moins prématuré de répondre à la première sans connaître les implications de la seconde. Quelle curiosité bruxelloise et giscardienne que de prétendre construire les pièces d'un édifice avant même que d'en avoir conçu le plan et posé les fondations ! C'est pourquoi je propose de déclarer irrecevable la question de l'élargissement tant que nous n'aurons pas eu connaissance du parti pris architectural et que celui-ci n'aura pas été soumis au peuple français.

En effet, quoi que l'on puisse penser, l'Europe élargie ne sera pas du tout la même si elle accueille la Turquie et est régie par une Constitution fédérale. Les Français éprouvent un grand sentiment de frustration à être privés de parole sur l'Europe, privés de France, et sont profondément choqués de l'absence de débat sur le sujet. Comment pourraient-ils d'ailleurs comprendre qu'il y ait dans notre pays un débat sur l'école, et point sur l'Europe ? Par débat, j'entends bien sûr débat contradictoire, à même d'apporter des explications en toute transparence. De plus en plus de questions, de moins en moins de réponses ; de plus en plus de doutes, de moins en moins d'éclaircissements ; de plus en plus d'interrogations, de moins en moins d'ardeur dans l'argument ; de plus en plus de matières à controverse, de moins en moins de confrontations, voilà bien la situation qui culmine dans la peur du référendum. A malaise grandissant, débat évanescent. L'enterrement de la nation doit avoir lieu dans l'intimité, entre oligarques.

Des explications seraient pourtant, ô combien, nécessaires. En effet, comment l'Europe va-t-elle se sortir des deux dilemmes mortels dans lesquels elle s'est placée ? Plus on transfère de pouvoirs à l'Europe, plus on mutile la démocratie et plus nos concitoyens décrochent. Plus on élargit les frontières de l'Europe, plus celle-ci se diversifie et moins ses principes actuels de fonctionnement sont adaptés.

Derrière l'absence d'explications sur ces deux dilemmes, apparaît une absence plus grave encore : celle d'une vision de l'Europe. M. Balladur a parlé de « fuite en avant » : nous y sommes. La construction européenne apparaît aux Français comme un exercice d'initiés, nourri de conventions sémantiques et de pétitions de principe, rompu aux simulacres - ceux de la temporalité close de l'idéologie...

On a donc confié à M. Giscard d'Estaing, contemporain de Brejnev, le soin d'imaginer l'Europe de demain.

M. Jacques Floch - Et à d'autres !

M. Philippe de Villiers - Certes, mais convenez que son rôle est très important - un phare, en quelque sorte. M. Giscard d'Estaing est en phase avec son époque, celle de Brejnev. Il entend réaliser son rêve. Il en a presque réalisé la première partie : faire une convention de Philadelphie - c'est lui qui le dit, pas moi. La seconde partie du rêve est de faire les Etats-Unis d'Europe. La troisième, c'est de rester dans l'histoire comme le Jefferson de l'Auvergne (Exclamations et rires sur quelques bancs du groupe UMP).

Et nous voilà repartis pour un énième traité. Et depuis Maastricht, c'est toujours la même histoire. Chaque traité est parfait à sa signature : c'est l'euphorie, la parousie de l'Europe. Peu après, on voit que c'est un ratage, il faut travailler sur un nouveau traité. Et chaque nouveau traité devient un nouveau ratage, et un simple à-valoir sur le traité suivant... Ce faisant, on ne pose jamais le vrai problème de l'avenir de l'Europe, aujourd'hui engagé dans trois contresens historiques. Un contresens sur le périmètre : fait-on l'Europe, ou l'Eurasie, avec la Turquie ? Un contresens sur le projet : fait-on l'Euro-atlantique, ou une Europe indépendante, fondée sur l'indépendance des nations ? Un contresens sur l'architecture : continue-t-on à faire l'Europe des eurocrates, ou fait-on enfin l'Europe des peuples ?

Au lieu de répondre à ces questions, nous sommes confrontés à une sorte d'impératif catégorique : se tenir à l'abri des regards indiscrets du peuple, qui ne comprend plus... Pas d'explications, pas de consultation. L'Europe de Bruxelles n'est plus populaire. Mais ce n'est plus le peuple qui a peur de l'Europe de Bruxelles. C'est celle-ci qui a peur du peuple, et de son suffrage. Elle avance selon la bonne vieille technique de l'empilement, pour se rendre inextricable.

Et elle avance selon trois principes prudentiels : continuer comme avant, éviter les rencontres avec les Français, empêcher que le Gouvernement ne s'exprime dans les urnes.

Concrètement, qu'est-ce que cela donne ? D'abord, éviter tout débat national sur l'Europe à l'occasion des élections européennes, où pourrait se manifester par exemple un fort courant eurosceptique. Alors on casse le thermomètre : c'est fait - beau travail ! On dénationalise le scrutin, pour le dépolitiser, en l'éclatant en scrutins régionaux.

Deuxième objectif : éviter que les Français soient amenés à se prononcer sur le principe de l'élargissement. Georges Pompidou leur avait soumis l'adhésion de la Grande-Bretagne. On aurait pu imaginer de les consulter sur l'élargissement. Nul ne l'a proposé.

En troisième lieu, bien sûr, il faut éviter à tout prix une consultation sur l'adhésion de la Turquie. La recommandation du dernier sommet est ici très intéressante : décaler, décaler... pour mieux sauter ! Autrement dit, empêcher à tout prix - je crois même que c'est la France qui l'a demandé - toute coïncidence de calendrier entre la négociation et les élections européennes. En juin, les élections ; en décembre, la négociation...

Enfin, il faut éviter à tout prix un référendum sur la Constitution. Vous le savez bien, il n'y en aura pas. Mais au fait, nous sommes au Parlement... N'aurait-on pu envisager que le Parlement français soit consulté sur le projet de texte constitutionnel ? Car ses représentants à la Convention n'ont jamais reçu de mandat pour rédiger une Constitution ! Quant au peuple, il ne sera consulté qu'à une condition : que le vote soit acquis... Ce sont les questions qui s'étalent dans la presse : les moyens de propagande suffiront-ils ? L'accord UMP-PS sera-t-il plus heureux que pour la Corse ?

Nous sommes dans l'expectative. Il n'y aura pas de référendum, mais après tout les élections européennes pourront en tenir lieu. Il paraît impensable - je le dis avec gravité - que le peuple français, qui a été appelé à adopter par référendum la Constitution de la Ve République, ne soit pas appelé à adopter de même la Constitution qui viendra demain la surplomber, et pour tout dire s'y substituer.

On comprend le sentiment de frustration des Français. Ils sentent bien que la construction européenne est mise à l'abri du peuple. Oui, il y a un grand malaise. Je voudrais l'exprimer et l'expliquer. Pourquoi est-on passé en quelques années d'un enthousiasme de commande, au moment de Maastricht, à l'incompréhension, puis au désarroi ? C'est d'abord parce que la perte de souveraineté n'est plus perçue comme une abstraction, mais comme une mutilation concrète et douloureuse. On a cru longtemps que la souveraineté était l'objet d'une bataille de juristes, sans grande portée pratique. Cela a changé. Naguère on citait toujours les mêmes exemples, la chasse, les fromages, pour ajouter : petits malheurs catégoriels pour un grand lien collectif. Mais aujourd'hui chaque jour apporte son lot de brimades, de mépris et de morgue de la part des commissaires-ayatollahs. La mutilation concrète de nos libertés devient sensible. La souveraineté, c'est comme la liberté : c'est quand on l'a perdu qu'on en mesure le prix.

Dressons un inventaire rapide. Pour les ouvriers d'Alstom, de Bull, de Péchiney, pour les ouvriers de France, depuis la dernière intervention du commissaire Monti, la souveraineté industrielle est devenue une idée claire. Les commissaires thaumaturges, obsédés du désir de fusionner les nations et de fabriquer de main d'homme un peuple unique, de subordonner et d'humilier les Etats, se sont mués depuis quelques mois en commissaires fossoyeurs, prédateurs. Ils font prévaloir quand ils le peuvent - pas cette nuit ! - la « logique des règles » sur « la logique des hommes », pour reprendre l'expression de M. Raffarin dans la touchante confession où, sur TF1, il avouait récemment son souverainisme budgétaire : « Je préfère la logique des hommes à la logique comptable ». Comme il avait raison !

Souveraineté culturelle ? J'écoutais il y a une semaine le talentueux Philippe Auberger interrogeant le Gouvernement sur le groupe Editis et le groupe Hachette, dont l'avenir est suspendu à l'arbitrage des commissaires. M. Auberger indiquait que, faute d'aval européen, au rachat d'Editis par Hachette, ce groupe, très important pour le pluralisme de l'édition en France, risquait de se désagréger, voire de passer sous contrôle étranger - et il évoquait les fonds de pension américains. Qu'allez-vous faire, demandait-il ? Mais que faire, puisque ce n'est plus à nous de faire ?

Souveraineté fiscale ? Tous les restaurateurs de France savent ce que c'est, avec la promesse du Président de la République sur la TVA, qui n'a pas pu être tenue. Souveraineté budgétaire ? Avertissements, sanctions, amendes : le budget de la France et de l'Allemagne devait être mis sous curatelle, comme les très vieilles personnes qui ont perdu la tête... Cela a failli nous arriver cette nuit. Et puis l'Allemagne et la France se sont rebellées. La bureaucratie bruxelloise veut imposer des règles inapplicables : la France et l'Allemagne font sauter la banque. Un mort : le pacte de stabilité.

Souveraineté alimentaire, ou « souverainisme alimentaire », comme titrait récemment le Nouvel Observateur ? La Commission propose d'autoriser les OGM. Le Conseil freine : jusqu'à quand pourra-t-il préserver nos assiettes de la « nourriture Frankenstein » ? La règle à Bruxelles est-elle que ce soient toujours les mêmes qui gagnent : les grands semenciers, les multinationales agrochimiques ?

Le souverainisme se décline de mille manières. Dire que je suis souverainiste, Monsieur le ministre, c'est dire : je n'accepte pas d'être livré aux forces du monde qui viennent briser un à un mes attachements vitaux. Je n'accepte pas que ces forces me disent ce que je dois manger, ce que je dois penser, ce que je dois dire.

Souveraineté agricole ? La France a cédé à Luxembourg, et M. Gaymard en a été marri. C'était en juin 2003. La France a cédé parce qu'elle avait perdu son droit de veto, sans lequel, faute de pouvoir défendre ses intérêts vitaux, il ne reste que des banderoles pour manifester et les yeux pour pleurer. L'Europe a capitulé avant le sommet de Cancùn en acceptant de démanteler la PAC par avance. Quel paradoxe : ce sont les souverainistes qui auront défendu les derniers la préférence communautaire, alors que les euro-fédéralistes auront livré les agriculteurs européens au marché mondial dominé par l'empire américain.

La Commission, de plan Fischler en plan Fischler, défait consciencieusement les politiques communes qui ont fondé l'Europe. Le marché commun agricole incarnait une volonté stratégique, la souveraineté alimentaire de l'Europe. La France s'est éteinte, et l'Europe s'est exécutée. Or, le découplage entre le revenu et le travail, disent les agriculteurs que MM. De Charrette et Ayrault connaissent bien, brise le lien entre l'effort et la récompense, c'est un système soviétiforme et humiliant pour les travailleurs de la terre comme pour les travailleurs de la mer.

M. le Rapporteur - Les laboureurs de la mer !

M. Philippe de Villiers - Dans le Maine-et-Loire, Monsieur le rapporteur, vous devez tenir un autre discours sur l'Europe agricole ! Voici ce que m'a dit mon voisin agriculteur : hier exploitant agricole, demain jardinier sovkhozien (Sourires), hier pêcheur de poissons, aujourd'hui pêcheur de fioul, hier semeur de récoltes, demain producteur de formulaires. Comme dirait le président de la FNSEA, il va falloir s'adapter et nous n'aurons plus qu'à accroître nos achats de soja américain génétiquement modifié, de blé canadien, de lait néo-zélandais, de b_uf argentin - très bon, paraît-il...

M. Jacques Floch - C'est exact !

M. Philippe de Villiers - La sécurité des approvisionnements de l'Europe sera désormais à la merci, dit M. Fischler lui-même, d'une sécheresse en Australie, de troubles en Ukraine, d'une crise en Argentine, d'une épidémie de fièvre aphteuse en Nouvelle-Zélande, pendant que nous aurons transformé nos agriculteurs résiduels en jardiniers fonctionnarisés, en forçats de l'intensif et en planteurs de primes.

La seule Europe qui existait vraiment est défaite. Quel terrible échec que celui de Cancùn, ainsi résumé par le négociateur Pascal Lamy : « Nous avons imposé aux agriculteurs européens un sacrifice inutile ». Le postulat sur lequel il se fonde se résume ainsi : on est mieux défendu quand on ne l'est pas par soi-même. Il n'a cessé de répéter avant Cancùn : « Le sommet sera un match entre l'éléphant américain, l'éléphant du groupe de Cairns, et l'Europe doit être elle aussi un éléphant ; malheur à qui ne sera pas un éléphant ! Il risque d'être piétiné. » Or, l'éléphant européen était plutôt un bâtard poitevin, corps de saumon, tête de fouine, queue de dindon ou de baudet (Sourires). L'improbable synthèse entre opposants et partisans de la PAC a conduit à un sacrifice en Europe pour rien.

Depuis Maastricht, le monde est entré dans la mortelle logique libre-échangiste. Voici le bilan : chaque jour 500 exploitants agricoles quittent la terre en Europe, et 5 000 paysans pauvres meurent de faim dans le tiers-monde. Quel désastre !

S'agissant de la souveraineté maritime, depuis les catastrophes de l'Erika et du Prestige, aucune mesure sérieuse n'a été prise, sinon l'interdiction des pétroliers à simple coque, qui, au demeurant, ne sont plus fabriqués. La seule décision importante découle de l'accord conclu à Malaga en novembre 2002 entre MM. Chirac et Aznar : repousser les navires-poubelles à 200 milles nautiques des côtes. Il s'agit d'une coopération interétatique qui ne passe pas par Bruxelles, et que j'appelle de mes v_ux. C'est cette coopération, Monsieur le ministre des affaires étrangères, que vous pratiquez quand vous voulez être efficace, vis-à-vis de l'Iran par exemple, ou que pratiquait M. Sarkozy quand il a réuni ses collègues à La Baule pour traiter efficacement des questions de sécurité.

La perte de souveraineté est une mutilation concrète qui suscite la perplexité chez les Européens. L'Europe, nous a-t-on dit pendant dix ans, est semblable à l'huile de foie de morue administrée aux enfants : un peu désagréable à avaler, mais bonne pour la santé ; une petite cuillerée pour Giscard, une pour Delors, une pour Mario Monti, une pour Romano Prodi qui en a besoin depuis cette nuit... Mais aujourd'hui, les Européens de l'Euroland, soumis à la potion de l'euro, découvrent avec le vote suédois que l'on peut être Européen, prospère et libre. Les trois pays qui ont refusé l'euro affichent deux fois plus de croissance et deux fois moins de chômage. Il existe donc deux Europe possibles, celle du carcan et du chômage, celle de la prospérité et de la liberté. Terrible constat ! La perte de souveraineté est une cause de notre déclin, comme on dit. C'est une perte de la liberté, de l'unité et de la transmission.

La crise de l'éducation nationale ne tient-elle pas à ce qu'on ne peut plus prononcer le mot « nationale » ? Comment éduquer lorsqu'on considère que la nation est un obstacle à la fraternité cosmique ? Eduquer, est-ce simplement assurer une paix bancale entre les alvéoles ethniques sur fond de vagues droits-de-l'hommisme ? Un professeur me disait hier : chaque matin, je vois arriver des enfants aux yeux boursouflés dont les modèles ne sont plus Hugo ou Pasteur, mais les milliardaires footballeurs expatriés, les raveurs et les lofteurs, Joe Starr et Noir Désir. Une contribution utile au débat sur l'école consisterait à réintroduire dans les programmes une matière qui a disparu, la France.

Beaucoup de Français jugent que les promesses de Maastricht n'ont pas été tenues. En 2002, la France est contributeur net : elle paie 2,8 milliards de plus qu'elle ne reçoit. Pour quelles contreparties ? On nous avait promis l'Europe bouclier et l'Europe puissance. Le bouclier est une écumoire : pour se protéger, l'Europe ne brandit qu'une éponge de fortune dont elle inonde d'une main lasse son village de retraite. Ce bouclier spongieux ne serait-il pas de fabrication américaine, lorsqu'on lit la note du 16 mai 2003, qui enjoignait aux Européens de passer à la majorité pour le choix des normes audiovisuelles ? L'Union européenne applique le tarif extérieur commun le moins élevé du monde, il n'existe pas de politique industrielle communautaire et les deux meilleurs exemples de l'aliénation européenne se trouvent dans l'absence, pour finir, de plan comptable européen de l'entreprise, et d'Internet européen. La construction européenne s'est offerte, tête cendrée et mains ouvertes, au grand protecteur de Washington. L'Union européenne basculera en 2005 dans le système IFRS ; elle n'a rien fait pour installer une Europe des serveurs Racine. L'Union européenne n'est pas un bouclier contre la mondialisation sauvage, au contraire elle en est un relais. Tous les jours l'activité quitte l'Europe : six photocopieurs sur dix partent en Chine, six logiciels sur dix partent en Inde, comme l'a établi Jean Arthuis. L'Europe flotte comme un courant d'air entre les océans alors qu'en face, sur l'acier, sur le textile, l'Amérique ne fait pas de quartier. Pour elle, le libre-échange est un article d'exportation, et le protectionnisme n'est pas un gros mot.

Où sont les piliers assignés naguère à l'Europe ? Elle a détruit les zones de préférences régionales. Elle est en train de détruire la protection nationale de biens stratégiques, comme l'agriculture, l'industrie d'armement, l'énergie nucléaire, la culture, la santé publique.

Pour ce qui est du bouclier monétaire, vous souvenez-vous de la promesse de 2001, selon laquelle l'euro allait créer une zone autonome de croissance en Europe ? « L'Amérique n'a qu'à bien se tenir », disait-on. Et aujourd'hui, le Premier ministre en est réduit à espérer que la reprise américaine sera assez forte pour entraîner l'Europe ! Comme on dit en rugby, la mêlée est tournée !

Il n'y a pas plus d'autonomie que de croissance. C'était écrit dans Les Echos : trop compliqué, l'euro freine la consommation ; trop fort, il freine l'exportation ; trop cher, il dissuade l'investissement.

L'Europe fonctionne selon un principe inverse des pays prospères, où la banque centrale, dépendante du pouvoir politique, favorise l'entrepreneur plutôt que le rentier. En Euroland, c'est le contraire ! La banque centrale est indépendante, avec des banquiers-ayatollahs, et des gouvernements enchaînés par le pacte de stabilité, que l'on devrait appeler plutôt pacte de déflation.

Les pays européens ont aujourd'hui perdu la maîtrise de la politique budgétaire et de la politique monétaire, qui leur permettait de dominer les fluctuations de leur économie. L'Europe est une camisole ! Il a d'ailleurs fallu une épreuve de force, cette nuit, pour assouplir le pacte de stabilité !

Et quid du bouclier contre l'immigration ! Nos problèmes se sont-ils évanouis depuis Maastricht ou Schengen ? Ils s'aggravent au contraire. L'immigration explose, la démographie implose. Qui sait, en France, que le 1er mai 2004, les Etats membres transfèrent à Bruxelles leur politique d'immigration ? Je comprends pourquoi Nicolas Sarkozy a récemment expliqué, au cours d'une émission, qu'il ne savait ce qu'il adviendrait après avril 2004. Le droit de veto des Etats sera alors supprimé. L'Europe devait nous protéger, elle nous a désarmés. Il me manque plus que l'entrée de la Turquie pour mener au chaos !

En préparant mon intervention, j'ai eu connaissance d'un rapport, non publié, en date du 14 novembre 2003, du groupe du travail « Evaluations collectives ». Il est consternant, et révèle l'état incroyable d'impréparation des dix nouveaux Etats membres par rapport au système de Schengen ! Ce constat est d'autant plus terrible que la frontière des PECO sera bientôt la nôtre ! Quant aux visas, le constat est affolant.

La France traverse aujourd'hui une grave crise de l'immigration. Le nombre de demandeurs d'asile est passé de 20 000 en 1999 à plus de 80 000 en 2002 et 2003, alors qu'il baisse partout ailleurs, notamment en Grande-Bretagne et en Allemagne. Un rapport de novembre 2002, que M. Sarkozy n'a pas voulu publier, évalue le nombre de migrants clandestins annuels à 200 000, qui s'ajoutent aux 200 000 migrants réguliers que la France accueille chaque année, par exemple au titre du regroupement familial. Schengen est en partie responsable de cette situation. En supprimant progressivement, entre 1995 et 2000, les contrôles aux frontières nationales les gouvernements français ont encouragé l'immigration, et l'élargissement à dix nouveaux membres ne fera qu'empirer la situation ! La France n'a plus de frontière nationale !

J'aborderai cette nuit la question de la police et de la lutte contre la criminalité. L'augmentation de la prostitution en France s'explique à 80 % par les trafics de personnes humaines en provenance d'Europe de l'Est.

Second slogan de la dernière décennie eurofédéraliste : « L'Europe puissance ». On nous avait dit à l'époque : « Acceptez d'amputer votre souveraineté, elle vous sera rendue au centuple ». On pourrait tout aussi bien conseiller à un athlète d'amputer ses deux jambes au profit de la science pour courir plus vite ! Dix ans après, l'addition des puissances mutilées ne produit pas plus de puissance que l'addition des culs-de-jatte ne produit de vélocité ! (Quelques sourires)

Aujourd'hui, l'Europe n'est pas une puissance de contrepoids, mais une puissance additionnelle et supplétive. M. de Villepin le sait, lui qui l'a éprouvée avec tant de courage et de talent pendant la crise irakienne.

Pourquoi cette Europe soumise est-elle à ce point continentale et atlantique ? Il y a un génome européen de l'atlantisme ! Contrairement à la France, elle ne s'intéresse pas au monde, et laisse la puissance américaine imposer sa vision. La plupart des nations européennes ne sont pas des puissances mondiales, mais régionales. Pour peu que Washington soutienne leurs projets régionaux, elles sont satisfaites.

MM. Philippe Folliot et Jean Lassalle - C'est vrai !

M. Philippe de Villiers - Deuxième raison : la volonté des nouveaux pays adhérents d'entrer dans un bloc transatlantique. Quand Vaclav Havel parle de l'Union européenne, il évoque la communauté euro-atlantique.

Symboliquement, l'entrée dans l'OTAN a été un sas propédeutique pour ces pays. Je ne rappellerai pas l'épisode des F16 achetés par la Pologne aux Américains, avec l'argent européen - 3500 millions d'euros ! Voilà à quoi sert l'argent du contribuable européen ! Mais l'Europe a mis quinze ans à les accueillir, quand l'Amérique était plus rapide ! Il est vrai que François Mitterrand avait annoncé qu'il faudrait « des décennies pour qu'ils puissent entrer dans l'Europe ». Quelle erreur géostratégique !

Troisième raison, le projet géopolitique des Etats-Unis : un bloc transatlantique, contrôlé par Washington et abrité par un dôme protecteur, l'OTAN. Chacun entend à sa manière le slogan : « L'union fait la force ». Les Européens voudraient une addition de puissance, mais les Américains espèrent une addition d'impuissances.

Les Etats-Unis d'Europe, ce seront les Etats-Unis en Europe ! Il n'y a que la France qui pense l'Europe en termes d'Europe-puissance, car elle est la seule qui se voie comme une puissance mondiale, hormis bien sûr l'Angleterre, mais cette dernière ne choisira jamais entre l'Europe et le grand large - elle veut les deux. De Gaulle avait raison de redouter le « cheval de Troie » : nous y sommes !

On aurait pu imaginer une construction européenne qui laisse respirer les Etats et qui tire les leçons de l'expérience, par exemple celle d'un pays capable de tenir tête tout seul à l'Europe, je pense bien sûr à la France au moment de l'affaire irakienne. Cette attitude lui a valu un prestige décuplé auprès de beaucoup de nations, en particulier les plus pauvres et les plus démunies.

MM. Jean Lassalle et Philippe Folliot - C'est vrai !

M. Philippe de Villiers - Mais non, au contraire, on fait de la construction européenne une fuite en avant, pour reprendre l'expression de M. Balladur.

M. le Président de la commission - J'ai peut-être employé cette expression, mais pas à ce propos (Sourires).

M. Philippe de Villiers - L'élargissement était une occasion historique de passer d'une Europe rigide, disciplinaire, centralisée, à une Europe décentralisée, souple et respectueuse des singularités. On en fait au contraire une étape vers plus de verrouillage et de rigidité. Tout le monde constate aujourd'hui que le pouvoir européen est trop lointain, mais que fait-on ? On l'éloigne un peu plus. Tout le monde constate aussi que le pouvoir européen est peu contrôlé. Mais que fait-on ? On le rend définitivement incontrôlable. Or, un pouvoir non contrôlé est infiniment corruptible. De fait, il y a là-bas une bande de francs filous et de faux facturiers ! On l'a bien vu avec l'affaire Eurostat, sans parler de tout ce que l'on n'a pas encore découvert !

J'en arrive à ce qui fonde une exception d'irrecevabilité : le traité d'élargissement étant, comme chacun l'a reconnu, étroitement lié au projet de constitution européenne et ce dernier étant à l'évidence, quoi qu'on en pense par ailleurs, absolument contraire à la Constitution française, le traité d'élargissement est lui-même contraire à la Constitution et je prends d'ailleurs le pari que personne n'osera le soumettre au Conseil constitutionnel.

Il est évident que la Constitution européenne vise à mettre en place un super-Etat supranational. Les mots ont en effet un sens : qui dit « Constitution » dit « Etat », car seuls les Etats ont une Constitution et tous les Etats en ont une, fut-elle seulement coutumière. Une Constitution est la règle suprême qu'un peuple souverain se donne pour conférer un statut à son Etat. S'il y a une constitution européenne, il y a un Etat européen, ce qui veut dire que la Constitution de la Ve République deviendra comme le règlement intérieur d'un land, dont les gouverneurs, comme M. Raffarin ou M. Sarkozy, iront, la tête cendrée et le c_ur en berne, quémander quelques avantages sur le marais poitevin ou la TVA applicable aux disques auprès de leurs nouveaux maîtres.

M. Philippe Folliot - C'est triste, mais c'est vrai.

M. Philippe de Villiers - Je dois souligner - car c'est peut-être la seule fois que ces choses seront dites à cette tribune - que la Constitution européenne instaure une relation nouvelle entre l'Union européenne et les Etats.

Dans la phrase « L'Union respecte l'identité nationale de ses Etats membres », le mot « souveraineté » disparaît au profit du mot « identité », ce qui n'est pas du tout la même chose, vous en conviendrez. Préserver son identité tout en perdant sa souveraineté, c'est à peu près comme vivre sa liberté avec un samizdat, c'est-à-dire sous le manteau.

La Constitution fait d'autre part primer le droit européen sur tous les droits nationaux. Vous me direz que tel c'est déjà le cas, mais là, cette supériorité juridique est solennellement affirmée et concerne tous les domaines, même les plus importants. La Cour de justice deviendra donc, de facto, la Cour constitutionnelle de l'Union européenne.

Ce mouvement s'accompagne de toute une panoplie sémantique. La Commission européenne adopte désormais des « lois » et l'Union se dote d'un « ministre » des affaires étrangères. Les mots ont bien sûr une très forte portée symbolique.

Quant à l'intégration de la charte des droits fondamentaux dans la Constitution européenne, elle permettra aux Basques ou aux Corses d'aller se faire reconnaître des droits auprès de la Cour de justice, sans que l'Etat ait son mot à dire !

Autre sujet d'étonnement : la personnalité juridique de l'Union européenne. Vous savez, Monsieur le ministre, qu'il se murmure que le but de ce changement est de permettre à l'Union de subtiliser à la France - ou à l'Angleterre, mais plus probablement à la France - son siège de membre permanent du Conseil de sécurité !

Certains se réjouissent de la future multiplication des décisions à la majorité qualifiée. Cela signifie pourtant que le Conseil des ministres deviendra lui aussi, comme la Commission censée incarner « l'intérêt général européen », une institution fédérale.

La Constitution européenne impose la mise sous tutelle des politiques étrangères nationales au profit d'une politique étrangère unique, qui soit ne se fera pas - c'est sans doute le scénario que vous imaginez, Monsieur le ministre, et aussi celui qui ferait le moins de dégâts - soit se fera, et celle-ci sera alors à l'évidence atlantique et américaine. L'affaire irakienne devrait pourtant nous alerter sur les risques d'une telle évolution. Je rappelle en effet que pendant que la France brandissait à New York son droit de veto, il y avait à Paris, Bruxelles et Strasbourg des Français pour la presser d'y renoncer. Comment peut-on à la fois vouloir une France aux mains libres à New York - c'est vous, Monsieur le ministre, qui l'avez incarnée, avec talent et courage - et une France aux mains liées - incarnée par M. Giscard d'Estaing - à Bruxelles ? Comment peut-on se satisfaire de notre droit de veto pour le monde et vouloir l'abolir pour l'Europe ?

Mon exception d'irrecevabilité se double d'une question préalable, que je vous soumettrai cette nuit : comment débattre de l'élargissement si l'on ne parle pas d'abord du contenu du projet de constitution européenne ? Les deux sont en effet présentés comme indissociables, mais l'ordre dans lequel on prétend les faire adopter est pour le moins curieux, puisqu'il conduit à faire entrer les pays candidat dans une Union dont on leur demandera neuf jours plus tard de modifier radicalement l'esprit des institutions ! La procédure n'est pas moins étrange pour les pays déjà membres, puisqu'on leur demande de faire les yeux bandés le saut de l'élargissement, sans leur dire quels changements institutionnels en seront demain la conséquence. Je pense que l'honnêteté exigerait que le Gouvernement demande au Parlement quels principes institutionnels nouveaux celui-ci est prêt à accepter. Mais il est vrai que cela reviendrait à demander au condamné de choisir son bandeau...

Ce grand élargissement - je le dis en regardant M. Lequiller, car nous gardons le souvenir de notre rencontre, en Pologne, avec Lech Walesa - est une occasion historique gâchée. Nous sommes pourtant nombreux à l'avoir attendu, ce moment où l'Europe pourrait de nouveau respirer avec ses deux poumons !

Notre joie devrait être sans mélange, et c'est un sentiment de malaise qui domine : cet élargissement différé n'est pas l'union que nous avions espérée au lendemain de la libération des peuples d'Europe centrale et orientale. L'élargissement aurait dû être une réunification, il s'est mué en une suite de rendez-vous manqués. L'euphorie des retrouvailles ne débouche sur aucun projet politique novateur. Rappelons-nous pourtant l'immense élan de sympathie qui s'empara de nos populations en 1989. Chacun arborerait le pin's de Solidarnosc. Aujourd'hui, c'est celui de l'euro que pourraient arborer nombre de parlementaires ! Chacun avait alors conscience que Walesa, Havel, Landsbergis venaient d'écrire une grande page de notre histoire commune. Mais faute de vision historique, aucun dirigeant ouest-européen n'a su capitaliser cet enthousiasme populaire à temps pour en faire un projet politique novateur. Les rendez-vous manqués se sont enchaînés. Je citais tout à l'heure François Mitterrand...

M. François Loncle - A tort !

M. Philippe de Villiers - Ne déclarait-il pas que les pays d'Europe qui venaient de se libérer ne sauraient rejoindre l'Union européenne avant des décennies ? Il présente d'ailleurs à Prague un projet de confédération, sorte d'Europe de seconde classe, faux nez destiné à préserver le futur super-Etat de l'Ouest.

En 1992, la commission institutionnelle du Parlement européen, haut lieu du supranationalisme, écrivait : « Il n'est ni possible ni nécessaire que tous les Etats qui sont européens se rassemblent dans l'avenir en une seule Union ». L'élargissement aurait pourtant dû être l'occasion d'une telle réorientation, dans le sens de la flexibilité. L'accueil des nouveaux membres au sein d'une grande confédération politique aurait dû être immédiat. Au lieu de définir cette nouvelle Europe, on a imposé à ces pays un parcours du combattant - les 80 000 pages de l'acquis communautaire vantées par M. de Charrette ! Est-ce cela, l'Europe politique que nous voulons construire ? Il fallait penser en termes de coopération intergouvernementale et ouvrir d'entrée cette coopération. Faute d'avoir su le faire à temps, c'est l'OTAN qui a tenu lieu de projet politique.

Le 1er mai 2004 ne sera pas la grande fête de la réunification du continent qu'il aurait dû être, mais une admission intéressée, chèrement acquise, âprement marchandée et consentie comme à regret par Bruxelles. Ce qui aurait dû être un projet politique devient un processus technocratique et comptable d'extension vers l'Est des normes de Bruxelles.

C'est si vrai que survient un désenchantement. La France et l'Allemagne envisageraient même de reformer un couple à part ! Méfiez-vous d'ailleurs de ce couple : c'est l'Allemagne qui portera la culotte, et celle-ci sera de fabrication américaine (Sourires).

Les Français sont inquiets. A l'heure des délocalisations, des raids américains sur nos industries de défense, à l'heure où la Chine ambitionne de devenir la manufacture du monde et le Brésil le nourrisseur de l'Europe, nous ne devons plus gaspiller notre énergie à élaborer des échafaudages institutionnels supranationaux et contraignants, mais la consacrer à réunir les moyens qui permettront à nos pays de rester indépendants et de constituer une force commune. Les créateurs d'Ariane et d'Airbus nous ont montré le chemin en bâtissant des industries européennes puissantes sans le concours de la bureaucratie bruxelloise.

Si les peuples européens sont aujourd'hui plus réservés sur l'élargissement, c'est aussi parce qu'ils savent que celui qu'on leur présente, mal ficelé et source d'amertume, en cache un autre : l'élargissement à la Turquie.

Je le dis solennellement, l'adhésion des pays d'Europe centrale et orientale allait de soi pour tous les Français : c'est un retour dans la famille. Mais pour la Turquie - et vous l'avez dit à demi-mot tout à l'heure, Monsieur le ministre -, c'est une autre histoire.

On dément tous les jours que l'adhésion de la Turquie soit décidée. Je dis qu'elle l'est, et vous le savez très bien, même si depuis les attentats d'Istanbul on sent un peu de flottement dans les chancelleries. On voudrait nous faire croire que rien n'est fait. Mais c'est toujours la même histoire : on ne dessoûle pas un ivrogne avec un verre de lait, on habitue les gens. Si on avait parlé de Constitution européenne au moment de Maastricht, jamais cela n'aurait été accepté ! Propagande. On nous dit que la négociation avec la Turquie n'est pas commencée, on nous parle des critères de Copenhague.

La vérité, c'est que l'Union européenne s'est engagée dans une stratégie de non-retour, sans jamais consulter les peuples. L'engrenage a été mis en place dès 1963, avec une promesse d'adhésion précédant l'accord d'association, sous l'amicale pression des Etats-Unis - déjà. Le cap décisif a été franchi en 1999 à Helsinki - M. Giscard d'Estaing avait déclaré alors que l'Europe était morte - lorsque la Turquie s'est vu octroyer le statut d'Etat candidat. Je cite le Conseil européen : « La Turquie est un pays candidat qui a vocation à rejoindre l'Union européenne sur la base des mêmes critères que ceux qui s'appliquent aux autres candidats. Elle bénéficie d'une stratégie de préadhésion ».  On fait trempette ! Or, la préadhésion va de pair avec une aide financière conséquente. Quand vous êtes préadhérent, vous touchez déjà : c'est pratique !

Troisième étape, le sommet européen de Copenhague de décembre 2002, soumis à une intense pression américaine : le Président Bush appelait sur leur portable, jusque dans la salle de réunion, les chefs d'Etat et de gouvernement européens ! Le sommet s'apprêtait à fixer la date du début des négociations avec la Turquie quand la France a fait valoir qu'il serait peu opportun que cette question vienne interférer avec les élections européennes, et suggéré de botter en touche jusqu'au sommet de décembre 2004. Une telle astuce tactique ne pouvait que séduire nos partenaires. Il fut donc décidé que l'Union fixerait en décembre 2004 la date d'ouverture des négociations, au vu d'un rapport présenté en novembre.

Chacun comprend que c'est déjà accepter l'entrée de la Turquie dans l'Union. Ankara ne s'y trompe pas. Du reste, la Turquie a participé à la Convention, est membre de la conférence intergouvernementale en tant qu'observateur, est associée à la PESC et bénéficie d'une coquette aide financière. Allez sur le site Internet du Parlement européen : vous y constaterez qu'on y parle déjà le turc. Les interprètes sont recrutés ! Le rapport de novembre 2004 est déjà écrit : le Commissaire à l'élargissement, l'inénarrable M. Verheugen, a annoncé qu'il serait positif et encourageant. Des dates circulent même dans les couloirs de la Commission : début 2005 pour le démarrage des négociations, 2010 pour l'entrée dans l'Union. On peut faire confiance à la diplomatie turque pour veiller au grain !

La cause est donc entendue : la campagne électorale éludera la délicate question de la Turquie. Tous les eurofédéralistes vont conjuguer leurs efforts pour qu'elle ne soit abordée qu'après les élections européennes. Pour la Constitution européenne, on va essayer de passer en douce. La Turquie, ce sera pour après !

Je n'ai jamais réclamé que la Constitution fasse référence aux racines chrétiennes, puisque je suis opposé à cette Constitution. Mais enfin pourquoi ce refus ? Tout simplement parce que la Turquie l'a exigé, au nom de la laïcité ! M. Erdogan a toutes les audaces, jusqu'à celle d'expulser Dieu pour faire entrer Allah !

M. François Loncle - C'est délirant !

M. Philippe de Villiers - Avant de conclure, je vous remercie de votre patience durant cette longue intervention...

M. le Rapporteur - Cela mérite en effet des remerciements.

M. Philippe de Villiers - En particulier vous, Monsieur de Charrette. Mais je connais votre grande patience, une forme du génie selon Léonard de Vinci.

Nous sommes aujourd'hui à la croisée des chemins, au point de retournement. Je comprends, Monsieur de Charrette, que le moment soit difficile pour vous. J'ai vu, à plusieurs reprises, dans votre regard ce soir, quelque tristesse, quelque désarroi, comme un désenchantement. Vous m'écoutiez avec attention, vous disant : « Et après tout, s'il avait raison ! »

L'Europe évolue encore selon les deux voies de la construction européenne contenues dans le traité de Rome. D'une part, la voie officielle, centrale, intégratrice, établie sur un double fédéralisme et se nourrissant, tel le Minotaure, des amputations de souveraineté. D'autre part, la voie résiduelle, périphérique, interétatique, établie sur le veto, et se nourrissant de coopérations entre les Etats. Quand M. de Villepin veut être efficace, il choisit de ne pas passer par Bruxelles mais bien par la coopération entre Etats, comme en témoignent l'accord de Malaga, la démarche actuellement en cours en Iran...

C'est M. Balladur qui, je crois, a, le premier, lancé l'idée d'une Europe à géométrie variable. Mais que l'on ne se méprenne pas ! Si cette « géométrie variable » consiste à ce que certains puissent, par le biais de Bruxelles, aller plus vite que les autres dans le sens de l'intégration, ce sera le contraire de la souplesse. Si elle consiste à se passer de Bruxelles pour aller dans le sens de la souplesse permise par la coopération interétatique, par exemple à s'allier pour refaire un marché commun agricole, construire un dôme anti-missiles, désarmer les centrales nucléaires de l'Est, créer une agence européenne des armements, si elle est fondée sur la coopération des peuples, des entreprises et des nations, comme cela a été le cas pour Airbus, Ariane ou le CERN, elle réussira. La méthode a d'ailleurs fait ses preuves !

L'Europe est aujourd'hui à la croisée des chemins. Il était encore temps de choisir entre intégration fédérale et coopération interétatique. Hélas, le chemin apparemment choisi est bien celui d'un Etat fédéral contraignant les nations et les intégrant comme « des marrons dans une purée de marrons », pour reprendre l'expression du général de Gaulle qui soulignait l'impérieuse nécessité, pour parvenir à faire coopérer des nations, de ne surtout pas les intégrer de cette façon.

M. Giscard d'Estaing, que nous avons tous bien connu lorsque nous étions enfants, souhaite, lui, une Europe fédérale, des Etats-Unis d'Europe. Mais, inévitablement victime de ses souvenirs, de son passé, de sa culture, ne raisonne-t-il pas dans l'époque qui fut la sienne ? L'Europe régie par une Constitution, Europe rigide et hypercentralisée, est-elle l'Europe de l'avenir ? Je ne le crois pas. L'Europe de l'avenir me paraît bien plutôt celle de la souplesse, de la proximité et de la démocratie.

Il suffit de regarder autour de nous pour constater que le monde évolue dans un sens rigoureusement inverse à celui de l'Europe. Certes, l'hyperpuissance américaine d'une part, le poids croissant des pouvoirs transétatiques d'autre part, donnent parfois l'illusion d'une fin générale de la souveraineté étatique. Pourtant, plus que jamais, le monde reste fait d'Etats souverains. La souveraineté, loin d'être une survivance, est au contraire l'horizon indépassable des relations internationales.

La construction européenne, fondée sur l'abolition des souverainetés au profit d'un pouvoir technocratique supra-national, est unique au monde. Les 170 autres Etats du monde, du Kosovo au Timor oriental, pensent leur destin à travers leur souveraineté. Alors que l'on comptait en 1900 quarante Etats souverains, il y en a aujourd'hui cinq fois plus.

Les peuples qui luttent pour entrer dans l'Histoire souhaitent y parvenir en obtenant leur souveraineté. A ce sujet, les plus hautes autorités de notre pays, dont vous-même, Monsieur de Villepin, ne parlent-elles pas régulièrement en ce moment de « la nécessité d'un transfert de souveraineté », prônant pour l'Irak l'inverse de ce qu'elles prônent pour la France, dont ils voudraient qu'elle abandonne la sienne à Bruxelles ?

M. Jean-Claude Lefort - L'Irak est tout de même occupé par les Etats-Unis.

M. Philippe de Villiers - Certes, les pays d'Europe centrale et orientale ne sont plus occupés par les communistes. Je comprends que vous m'apostrophiez. Il vous faut faire un deuil.

M. de Villepin, lui, acquiesce. Je suis sûr qu'au fond de lui, il regrette que mon intervention soit terminée car il commençait de vaciller.

M. Jean-Claude Lefort - C'est un diplomate (Sourires).

M. le Président - Monsieur de Villiers, il faut conclure.

M. Philippe de Villiers - Pour la France, le concept de souveraineté serait dépassé ; pour l'Irak, au contraire, il serait synonyme de modernité et de liberté !

Des quatre-vingts unions régionales qui existent de par le monde, l'Union européenne est la seule organisation supra-étatique abolissant la souveraineté de ses Etats membres. Toutes les autres sont fondées sur des coopérations entre Etats, ne remettant pas en question les prérogatives nationales.

Enfin, les logiques de puissance ont changé de nature. Les notions de taille, de masse critique... datent du XIXe siècle. Il est certes important de posséder une taille critique, mais cela n'est pas suffisant. Peuvent notamment y être substitués des réseaux, des avantages technologiques, un rayonnement international... Nous sommes entrés dans l'ère de la miniaturisation, et la puce peut aujourd'hui tuer le mastodonte. Une petite nation peut être puissante. Le lance-pierre de David est devenu laser, et peut aveugler Goliath. Le concept de nation est la seule vraie réponse à une mondialisation sauvage. Je le dis en conclusion de cette première intervention, au nom de tous les Français frustrés d'un grand débat et d'un référendum sur l'Europe. La modernité, c'est la liberté de garder sa mémoire et ses affections, la liberté de se projeter dans l'avenir. La modernité, c'est la nation.

M. Philippe Folliot - Très bien !

M. le Ministre - Monsieur de Villiers, chacun ici est sensible, j'en suis persuadé, aux inquiétudes que vous exprimez à la veille d'un élargissement de l'Union européenne d'une ampleur sans précédent. Mais je voudrais vous persuader que désormais, l'ambition que nous avons tout ici pour notre pays passe par une grande ambition pour l'Europe. Car la construction européenne rend chacun de nos Etats plus fort. La France peut y trouver à la fois un nouvel horizon et un nouvel élan.

Débattre de l'élargissement de l'Union avant que soit adoptée une constitution pour l'Europe, ce n'est pas « mettre la charrue avant les b_ufs ». D'abord, le traité de Nice, en dépit de ses insuffisances, a déjà adapté les institutions pour une Union à vingt-cinq ; les règles existent donc pour permettre à l'Europe élargie de se lancer. Les discussions en cours au sein de la conférence intergouvernementale permettront d'aller encore plus loin en favorisant un fonctionnement de cette Union élargie plus démocratique, plus transparente et plus efficace. Il s'agit donc bien d'un processus continu que nous ne devons pas ralentir sous peine de manquer à notre devoir vis-à-vis des nouveaux adhérents. Pouvons-nous demander à ces pays d'attendre encore ? La France peut-elle prendre la responsabilité, devant l'Histoire, d'être le pays qui s'opposerait au rassemblement de la famille européenne ?

Je reviens sur les craintes que vous avez exprimées, et que je résumerai en quatre grands thèmes. La nouvelle Europe, selon vous, porterait atteinte à notre identité, affaiblirait notre sécurité, saperait les bases de notre souveraineté et de notre influence. En outre, elle violerait nos valeurs démocratiques.

Notre identité, parce que cette Europe serait un creuset où se fondraient nos valeurs collectives. Une Europe que les élargissements à venir rendraient de plus en plus atlantique, mais aussi asiatique, puisque ces deux orientations vous paraissent cheminer de pair à travers la candidature de la Turquie.

Notre sécurité, parce que l'Union élargie serait une « passoire » pour les immigrants clandestins, les activités criminelles, et les terroristes.

Notre souveraineté et notre influence, puisque le modèle choisi viserait une intégration totale sans faire pour autant de l'Europe une puissance car, à vingt-cinq, elle pèserait moins lourd qu'à quinze. Aussi le rôle de notre pays sur la scène internationale s'en trouverait-il amoindri.

Et nos valeurs démocratiques, parce que les responsables politiques nationaux seraient dessaisis au profit des fonctionnaires de Bruxelles, et notre peuple dépouillé du droit de se prononcer sur la Constitution européenne.

Au total, nous aurions commis un triple contresens historique sur les frontières de l'Union, son architecture et sa puissance.

Ces dangers, les négociateurs du traité d'élargissement les avaient bien à l'esprit. Aussi ont-ils mis cinq années pour aboutir.

L'identité de la France, comment serait-elle affectée par le partage d'une grande ambition avec d'autres pays européens ? Tous possèdent un héritage commun de principes et de valeurs que nous retrouvons à l'article 2 du projet de Constitution européenne. Dignité humaine, liberté, démocratie, droits de l'homme, Etat de droit, pluralisme, tolérance, justice, solidarité, non-discrimination : aucun doute, ce sont les nôtres. La charte des droits fondamentaux, qui sera intégrée dans la Constitution, leur apporte des garanties nouvelles. En renforçant la place de l'Europe dans le monde, l'élargissement permettra de mieux promouvoir ces valeurs.

Au-delà des grandes valeurs communes, notre modèle de société est au c_ur du projet de Constitution. Ce dernier lui apporte de nouvelles sûretés, avec l'inscription de la charte, dans les objectifs ou dans les politiques de l'Union de nombreux droits sociaux, d'une garantie pour les services publics, d'une ambition de plein emploi... Ces éléments font du modèle européen une synthèse entre principes libéraux et valeurs de solidarité, qui nous met à l'abri des grandes remises en cause. La recherche du développement durable, la solidarité avec les pays moins avancés figurent dans le projet de Constitution. L'exception culturelle garantit notre droit à promouvoir les _uvres de l'esprit. L'élargissement des frontières offre de nouvelles opportunités pour le rayonnement de notre langue. Bref, la nouvelle Europe sera un meilleur vecteur pour diffuser nos valeurs et notre modèle de société bien au-delà de nos frontières.

Parler de l'identité européenne, c'est aussi évoquer les frontières de l'Europe. A cet égard, la candidature turque vous paraît comporter des menaces pour la cohésion de l'ensemble. L'Union a décidé, il y a moins d'un an à Copenhague, de trancher définitivement cette question à la fin de 2004. La France entend prendre ses responsabilités, le moment venu, en pesant tous les termes d'un débat difficile mais essentiel. Elle le sera au vu des progrès accomplis en matière de démocratie et de droits de l'homme, et à la lumière des enjeux concernant l'équilibre stratégique de notre continent. Elle le fera aussi en s'interrogeant sur le type de coopération que l'Union doit établir avec ses voisins, qu'ils soient ou non des candidats potentiels à l'adhésion. Car l'Europe doit devenir à terme un pôle de croissance capable de porter le développement de ses voisins et de créer un mouvement général de prospérité. Nos frontières ne seront-elles pas mieux protégées si nous construisons avec nos voisins une relation plus dense ? Il nous faut prévenir ce choc des civilisations que chacun redoute comme le cauchemar de notre monde.

Dans l'immédiat, la sécurité de l'Europe élargie a été prise en compte dans tous ses aspects. Sécurité des acquis communautaires, que tous les nouveaux membres appliqueront dès leur adhésion : des mécanismes de suivi et des clauses de sauvegarde permettront d'y veiller. Sécurité du marché du travail : des dispositions transitoires préviendront les perturbations liées aux différences dans les niveaux de salaire. Sécurité des personnes et des biens dans toutes ses dimensions, y compris la sécurité alimentaire ou nucléaire.

Déjà, dans la perspective de l'adhésion, les pays candidats ont entreprise de se doter d'une police et d'une justice fiables. Ils ont adopté des stratégies de lutte contre la drogue, le crime organisé ou la corruption. La maîtrise de l'immigration clandestine progressera par le contrôle renforcé des frontières communes et la coordination de l'action des polices nationales, mais aussi des accords de réadmission avec certains pays d'origine et une meilleure intégration des immigrants réguliers. C'est donc un véritable espace de liberté, de sécurité et de justice qui se mettra en place à l'échelle d'un continent enfin réunifié.

Quant à la souveraineté de la France, elle serait en question si l'on avait mis à profit l'élargissement pour transformer l'Union en Etat fédéral se substituant aux Etats actuels. Mais il n'en est rien : le projet de Constitution respecte la nature spécifique et originale de la construction européenne, à la fois union d'Etats et union de peuples. Il la consacre même, à travers la nouvelle règle de vote à la double majorité des Etats et de la population.

Il n'a jamais été question que l'Europe fasse tout. En revanche, nous devons lui donner l'ambition et les moyens d'agir partout où elle peut renforcer l'action des Etats. Le projet de Constitution clarifie le partage des compétences entre l'Union et ses membres. Mieux : il donne aux Parlements nationaux de nouveaux moyens pour s'assurer que ce partage est respecté.

Cette Europe, l'élargissement la rendra plus forte. L'Union à vingt-cinq signifie plus d'expansion, les dix nouveaux adhérents connaissent une croissance soutenue, supérieure de 1 à 2 % à la moyenne des Quinze. Elle offrira de nouveaux débouchés à nos entreprises, en particulier à nos agriculteurs, qui verront les aides actuelles maintenues et le modèle agricole européen renforcé. Notre pays bénéficiera directement de l'élargissement, porteur de nouvelles solidarités politiques pour assurer la promotion de la croissance et de l'emploi. Le nouvel horizon de l'Europe nous permettra aussi d'accroître notre influence économique, politique et culturelle.

Le projet de Constitution donnera également plus de moyens à l'Europe pour peser sur la scène internationale, en particulier dans le domaine de la défense. Déjà, la politique étrangère et de sécurité commune se renforce et se concrétise sur de nombreux terrains, dans les Balkans comme en Afrique. L'élargissement va développer ses assises, accroître le poids de l'Union dans le système des Nations unies et les organisations internationales, rendre plus crédible la volonté européenne de jouer un rôle mondial.

Cette volonté existe. Après les hésitations que l'on sait, la crise irakienne a éclairé beaucoup de nos partenaires sur la nécessité d'une Europe parlant d'une seule voix et capable d'intervention autonome dans les affaires du monde, pour contribuer à la solution des crises régionales et des grands problèmes stratégiques.

Vous revendiquez enfin, Monsieur de Villiers, une Europe plus démocratique. L'Europe, j'en conviens, souffrait jusqu'alors d'un déficit propre à nourrir des inquiétudes sur la possibilité, pour les peuples, de conserver la haute main sur sa construction. Le projet de Constitution va dans le bon sens, puisqu'il permet un fonctionnement des institutions plus transparent et plus efficace. Mieux : il contribue à résorber le déficit démocratique, car il reconnaît un rôle important aux Parlements nationaux dans la vie de l'Union, en particulier pour le contrôle de la subsidiarité, et il offre aux citoyens de nouvelles possibilités de participation. Les pouvoirs du Parlement européen sont considérablement accrus, avec une extension sans précédent du champ de la codécision à plus de quarante nouveaux domaines. La création d'une présidence stable du Conseil européen en renforcera l'efficacité et l'autorité. La légitimité de la Commission européenne sera confortée avec l'élection de son président par le Parlement européen.

Mais bien entendu, le peuple devra avoir le dernier mot. Notre Constitution prévoit deux procédures lui permettant d'exercer sa souveraineté : la voie parlementaire, et celle du référendum. Il reviendra au Président de la République de faire son choix. Quelle soit sa décision, l'important est qu'un vrai débat sur l'Europe ait lieu et que le peuple français puisse se faire entendre sur ce sujet. Veillons cependant à ce qu'il s'agisse bien d'un débat sur l'Europe, et qu'il ne soit pas détourné vers des enjeux internes. L'avenir de la construction européenne exige que nos compatriotes fassent connaître leurs opinions, directement ou à travers leurs élus, sans arrière-pensées ni détour.

Le monde change. Nul ne peut nourrir l'illusion de se barricader contre le cours du temps et de l'histoire. L'espoir d'un ordre international plus juste et plus sûr se profile, mais également la menace d'un univers désorganisé, déshumanisé et dangereux.

La solution ne peut résider ni dans le confort du statu quo, ni dans le mirage d'un retour au passé. Il faut rejeter la tentation du repli sur soi. Quand l'histoire menace de nous imposer sa loi, il ne reste plus qu'à devenir soi-même acteur de l'histoire pour en infléchir le cours.

Cette influence, l'Europe peut nous la donner. Si nous savons lui insuffler une grande ambition collective, traduire cette ambition en politiques et en actions, et nous doter des moyens nécessaires à cet effet. Avançons donc ensemble sur la recherche, l'éducation, les nouvelles technologies, les infrastructures de transport. Elaborons une initiative commune de croissance. Et dès lors que nous affirmons notre communauté de destin, rassemblons nos énergies autour d'une politique étrangère commune et donnons-nous les moyens de faire face aux menaces, dans le respect de la solidarité atlantique et la perspective d'un partenariat rénové.

Oserai-je vous le dire, Monsieur de Villiers, vous avez votre place dans ce combat. Mais en attendant, le Gouvernement que je représente ici doit s'opposer à votre exception d'irrecevabilité et demande à l'Assemblée d'aller de l'avant dans la ratification du traité d'Athènes (Applaudissements sur les bancs du groupe UMP).

M. le Rapporteur - La commission des affaires étrangères, à l'unanimité des membres présents, a repoussé l'exception d'irrecevabilité.

L'argumentation de M. de Villiers a porté pour l'essentiel sur l'opinion qu'il a de la construction européenne telle qu'elle se fait, incluant le projet de Constitution en débat à la CIG. Ce n'est qu'au bout d'une heure qu'il a mentionné le nom des pays concernés par l'élargissement...

Je souhaite préciser quelques points. Au regard de Schengen, l'élargissement accroît-il les risques ou les réduit-il ? Il est clair qu'il les réduit dans une proportion considérable, pour deux raisons. Tout d'abord, l'acte d'adhésion prévoit qu'est d'emblée applicable par les Dix tout un ensemble de règles concernant les visas, les contrôles aux frontières, la coopération douanière et policière, etc. En particulier, les pays adhérents devront harmoniser leurs procédures de visas avec les nôtres. Il y a donc un partage de l'action et de l'information.

D'autre part, le passage à la libre circulation dans l'espace Schengen n'est pas accordé aux Dix dès qu'ils adhèrent. Il le sera seulement quand les treize membres de Schengen, à l'unanimité, jugeront que la situation d'un pays adhérent et sa mise en _uvre des règles permettent de lui faire confiance pour accéder à cet espace. D'ici à ce jour - qui ne peut venir avant 2006 -, les frontières intérieures avec les pays adhérents seront maintenues. Au total, l'élargissement apportera davantage de rigueur et de sécurité que n'en comporte la situation actuelle.

M. de Villiers a parlé de la Turquie. Je serais surpris qu'il ne le fasse pas à nouveau ce soir. Mais, je le redis fermement, le traité d'adhésion ne concerne en rien la Turquie.

M. de Villiers a estimé que nous aurions dû accueillir plus tôt les dix nouveaux pays et avec plus de générosité, de façon plus européenne en somme. Je ne crois pas que nous ayons manqué un rendez-vous avec eux, car le temps dont ils ont disposé a été bien utilisé. Il est facile d'adhérer à l'OTAN, il suffit de signer un papier pour s'asseoir à une table. Mais entrer dans l'Union européenne avec toutes les règles que nous partageons en commun, ne peut pas se faire d'un seul coup. L'esprit de précipitation, invoqué un instant par M. de Villiers, s'il avait prévalu, aurait créé une sérieuse secousse pour notre sécurité intérieure - en matière de drogue, de trafics, de corruption - et une menace extravagante pour notre agriculture. Ce que je dis là, je le dis de la même façon à Saint-Florent-le-Vieil, sachez-le bien, et je crois qu'on me comprend.

L'exception d'irrecevabilité m'a paru reposer sur un seul argument : le traité d'adhésion étant indissociable du projet de Constitution européenne, lui-même contraire à notre Constitution, il est anticonstitutionnel. C'est un raisonnement. Si nous avons un jour à examiner un traité relatif à la Constitution européenne, il sera temps d'examiner sa constitutionnalité, au moyen d'une exception d'irrecevabilité. Mais il me paraît difficile de concevoir que la ratification d'un traité puisse être déclarée irrecevable (Applaudissements sur les bancs du groupe UMP et du groupe UDF).

M. Jean-Claude Lefort - M. de Villiers a commencé son intervention en remerciant le Président de l'Assemblée pour son esprit loyal, puisqu'il l'a autorisé à défendre des motions de procédure. Mais ce qui n'est pas loyal, Monsieur de Villiers, c'est le détournement de procédure auquel vous vous êtes livré.

Etes-vous pour ou contre l'élargissement de l'Union européenne à dix pays nouveaux ? Cet élargissement est-il compatible avec la Constitution ? Voilà la seule question que vous auriez dû poser.

Vous ne l'avez pas fait, de sorte que nous ignorons si vous êtes pour ou contre l'élargissement. La défense d'une exception d'irrecevabilité donne à penser que vous êtes contre. Il faut donc que les dix peuples concernés sachent que M. de Villiers est hostile à leur entrée dans l'Union européenne. C'est que vous êtes contre l'Union européenne par principe. Vous lui préférez des coopérations intergouvernementales. Votre discours souverainiste a suscité en moi un écho désagréable, d'autant qu'il s'est chargé rapidement d'un certain nationalisme, voire d'un chauvinisme certain. Vous avez parlé des populations des dix pays entrants dans des termes inacceptables. Vous avez parlé de migration, de trafiquants...

M. Philippe de Villiers - Vous dites n'importe quoi !

M. Jean-Claude Lefort - ...de prostitution, de gaspillage de l'argent qui leur était donné.

M. Philippe de Villiers - Gardez pour vous vos leçons de morale ! Stalinien !

M. Jean-Claude Lefort - Je tape là où cela vous fait mal.

Opposé à l'Europe, M. de Villiers, vilipende en même temps les Etats-Unis, qui, avec une attitude de ce genre, ont de beaux jours devant eux. Pour toutes ces raisons, je ne peux pas m'associer à lui.

M. François Loncle - Il faut rejeter cette exception, qui n'est pas recevable au regard des valeurs communes aux quatre groupes de notre assemblée. Personne, Monsieur de Villiers, ne conteste votre droit à l'expression où votre capacité oratoire, même si elle tourne facilement à l'emphase.

Vous commencez en termes modérés, puis vous tombez dans la diatribe et le délire, et aujourd'hui dans le mépris envers des peuples qui sont animés d'un vrai désir d'Europe. Nous sommes ici quelques-uns placés pour savoir que nous n'avons pas entendu à l'instant votre premier discours contre l'Europe, mais le 18e, le 36e, le 48e... Je les ai entendus au moment de l'Acte unique, dans la discussion duquel j'étais porte-parole de mon groupe, au moment de Schengen, dont j'étais le rapporteur, au moment de Maastricht, que vous prononciez « Mastrik », au moment du traité de Nice. Chaque fois, avec constance, vous exprimez les mêmes fantasmes, démentis chaque fois par la réalité des progrès de l'Europe.

Vous appartenez à une tradition française, respectable comme toutes les traditions, qui est celle du nationalisme. Nationalisme étant devenu un gros mot en raison des conflits récents, on dit souverainisme, mais le contenu est le même. Or, le nationalisme ou le souverainisme sont à l'opposé des aspirations des peuples européens du XXIe siècle.

Puisque vous avez cité François Mitterrand, je vous offrirai son livre De l'Allemagne et de la France, dans lequel il expose ses convictions sur l'unification de notre continent. Il vous renvoie aussi à la conclusion de l'un de ses derniers discours, prononcé devant le Parlement de Strasbourg : « Le nationalisme c'est la guerre, l'Europe c'est la paix ! ». Nous voterons contre l'exception d'irrecevabilité et pour l'élargissement.

L'exception d'irrecevabilité, mise aux voix, n'est pas adoptée.

La suite de la discussion est renvoyée à la prochaine séance, qui aura lieu, ce soir, à 22 heures.

La séance est levée à 20 heures 45.

              Le Directeur du service
              des comptes rendus analytiques,

              François GEORGE

Le Compte rendu analytique
est disponible sur Internet
en moyenne trois heures après la fin de séance.

Préalablement,
est consultable une version incomplète,
actualisée au fur et à mesure du déroulement de la séance.

www.assemblee-nationale.fr


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