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Assemblée nationale

COMPTE RENDU
ANALYTIQUE OFFICIEL

Session ordinaire de 2004-2005 - 7ème jour de séance, 16ème séance

2ème SÉANCE DU JEUDI 14 OCTOBRE 2004

PRÉSIDENCE de M. Jean-Louis DEBRÉ

Sommaire

        DÉCLARATION DU GOUVERNEMENT SUR LA CANDIDATURE
        DE LA TURQUIE À L'UNION EUROPÉENNE

        ET DÉBAT SUR CETTE DÉCLARATION 2

La séance est ouverte à quinze heures.

DÉCLARATION DU GOUVERNEMENT SUR LA CANDIDATURE DE LA TURQUIE À L'UNION EUROPÉENNE ET DÉBAT SUR CETTE DÉCLARATION

L'ordre du jour appelle une déclaration du Gouvernement sur la candidature de la Turquie à l'Union européenne et un débat sur cette déclaration.

M. Jean-Pierre Raffarin, Premier ministre - Le 17 décembre 2004, le Conseil européen débattra de l'ouverture et des conditions des négociations relatives à l'adhésion de la Turquie à l'Union européenne. La question fait légitimement débat, et ce débat n'est pas nouveau, puisqu'il a été ouvert il y a 45 ans, le 31 juillet 1959, quand la Turquie a formulé sa première demande auprès des dirigeants du Marché commun de l'époque.

Un accord d'association a été signé le 12 septembre 1963, aux termes duquel, après une phase transitoire de deux décennies, la Turquie pourrait demander son adhésion pleine et entière à l'Europe. La demande de la Turquie n'est donc pas illégitime.

Tout au long de cette période, la réponse de la France n'a jamais varié : elle a exprimé les plus grandes réserves, voire des refus spectaculaires, quand il s'est agi de la construction européenne - ce fut le cas lors du Conseil des ministres européens des 26 et 27 septembre 1961, lors duquel le refus français avait eu une grande résonance - et elle s'est prononcée en faveur de réelles ouvertures quand la Turquie est devenue un élément majeur de la politique méditerranéenne et proche-orientale du général de Gaulle - après le rapprochement de juin 1964 à propos de Chypre, puis lors des voyages présidentiels de 1967 et 1968 par exemple.

On peut donc présenter les choses ainsi : c'était plutôt « non » quand on pensait à la construction de l'Europe et plutôt « oui » quand on pensait aux équilibres du monde.

M. Jacques Myard - Très bien !

M. le Premier ministre - Le débat n'a guère changé. Mais, au siècle de la globalisation, cette dialectique a vieilli, parce que l'on ne peut plus penser l'Europe sans débattre de son ambition dans le monde. Le débat n'est pas médiocre, et il mérite que nous nous écoutions les uns et les autres : que nous écoutions les Françaises et les Français, que nous écoutions aussi nos partenaires européens.

Mais, en tout état de cause, comme le Président de la République s'y est engagé, la volonté de la nation sera respectée, puisque le peuple de France aura, par référendum, le dernier mot (Applaudissements sur les bancs du groupe UMP). L'espoir du peuple turc doit être aussi pris en considération pour que les forces de progrès qui l'animent - beaucoup plus puissantes que certains ne le croient - ne soient pas désespérées par ce qui risquerait d'apparaître comme une incompréhension, voire une exclusion.

Mais ne mentons pas au peuple turc : affirmons clairement que son adhésion à l'Union européenne n'est pas possible aujourd'hui, ni demain, ni dans les prochaines années. Affirmons tout aussi clairement que, puisque les Françaises et les Français pourront être appelés à se prononcer par référendum sur le sujet, il est de notre devoir de poser honnêtement, sereinement, les termes de ce débat, sans chercher à le clore avant qu'il ne soit ouvert. Nous devons le mener dans un esprit d'ouverture, avec la passion de l'avenir, mais sans le dévoyer, dans le strict respect de notre Constitution.

Or, ni l'Europe ni la Turquie ne sont prêtes à l'adhésion. La Turquie n'est pas prête car elle est très loin de l'Europe sur les plans politique, économique et social. Certes, depuis le combat victorieux de Mustafa Kemal Atatürk pour l'indépendance nationale et la laïcité, la Turquie a fait le choix de l'Europe et de l'Occident, et cet arrimage s'est confirmé après la seconde guerre mondiale avec son entrée au Conseil de l'Europe et, plus encore, à l'OTAN. La Turquie nous est donc déjà liée par des traités qui nous engagent.

Cependant, en dépit des progrès économiques déjà réalisés, les efforts doivent se poursuivre, car le déséquilibre entre la partie occidentale et la partie orientale du pays reste criant. Si un tiers des Turcs, ceux de la région d'Istanbul et de la façade égéenne, ont un niveau de vie moyen proche de celui qu'avaient d'autres pays de l'Union lors de leur adhésion, le chemin sera long avant que les campagnes turques atteignent un niveau de développement qui permettrait à la Turquie d'entrer dans l'Union européenne. A ce jour, le PIB par habitant de la Turquie représente 10% du niveau moyen de l'Union des Vingt-cinq. Le fossé économique est donc très important.

Sur le plan politique, la Turquie a fait récemment de grands progrès - et il faut saluer le courage du chef du gouvernement turc, M. Erdogan - mais il faut aussi que les évolutions législatives soient appliquées et appliquées rigoureusement. Et beaucoup reste à faire pour l'adhésion à la laïcité, pour les droits des minorités ou pour l'égalité entre les hommes et les femmes, qui est loin d'être assurée.

La Turquie est aussi confrontée à des conflits qu'il est bien difficile d'importer au sein de l'Union européenne. Je pense évidemment au terrible problème kurde ou aux tensions de voisinage pour le contrôle de l'eau.

Dans le même temps, l'Europe n'est pas prête pour l'adhésion de la Turquie. L'Union européenne, qui vient de s'élargir, doit accueillir ses nouveaux membres et réussir leur intégration avant de penser à un autre élargissement (Applaudissements sur les bancs du groupe UMP).

M. Pierre Lellouche - Très bien !

M. le Premier ministre - Surtout, la priorité, aujourd'hui, pour les Eu ropéens, c'est le vote de la Constitution, donc l'approfondissement de l'idée d'Europe politique. N'oublions pas qu'au nombre des critères de Copenhague définis en 1993 figurait « la capacité à assimiler de nouveaux membres tout en maintenant l'élan de l'intégration européenne ». Disposons-nous de cette capacité aujourd'hui ? La réponse est clairement « non ».

Ainsi, ni l'Europe ni la Turquie ne sont prêtes aujourd'hui pour l'adhésion ; ne l'oublions pas, et ne faisons pas comme si tel n'était pas le cas.

Pour autant, notre attitude ne peut être figée, car l'Europe doit penser à demain et sa responsabilité est historique. Prenons donc, ensemble, le temps de poser sereinement les termes de la discussion. Au nombre des points en débat, il y a la géographie et l'histoire.

La Turquie, qui se trouve à la charnière de deux continents, est-elle européenne ou ne l'est-elle pas ? On peut débattre de ces questions à l'infini. Ainsi, pour Edgar Morin, l'Europe n'est pas une géographie, c'est d'abord une civilisation. Mais d'autres parlent des 3 % d'espace européen du territoire turc comme d'un « confetti ». En tout cas, la géographie ne suffit pas à définir l'Europe.

Quant à l'histoire, elle aussi est riche d'enseignements. En effet, le destin de la Turquie a toujours été profondément lié à celui de l'Europe. L'Empire ottoman a longtemps été un allié et la Turquie est l'un des berceaux de la civilisation européenne, riche des héritages de l'Empire romain d'Orient, avec une culture gréco-latine et judéo-chrétienne très présentes. Il est vrai qu'à d'autres périodes de notre histoire, l'Empire ottoman ou la Turquie a, au contraire, été un adversaire. Mais sachons prendre le recul nécessaire : l'histoire de l'Europe a longtemps été celle des conflits entre ses nations ; pour autant, les conflits entre la France et l'Allemagne ne nous ont pas empêchés de faire l'Europe ensemble.

Au total, l'histoire et la géographie ne nous permettent donc pas de donner une réponse pertinente à la question de l'adhésion de la Turquie à l'Union européenne.

Dans le même temps, se pose la question des risques. Pour beaucoup, l'adhésion de la Turquie à l'Union européenne comporterait des risques : risque d'apparition d'un déséquilibre démographique, même si la diminution du taux de fécondité en Turquie doit conduire à relativiser les choses ; risque de voir l'ambition de l'Europe politique diluée dans un ensemble si vaste et si disparate qu'il serait impossible d'avancer ensemble ; risque d'incompréhension entre deux mondes, deux cultures profondément différents. Les problèmes d'intégration que nous connaissons aujourd'hui en France renforcent ce sentiment, je le sais. A ces objections, nous ne pouvons répondre aujourd'hui ; c'est pourquoi il faut laisser le temps au débat et à la réflexion, et envisager, aussi, quels seraient les avantages de l'adhésion.

Or, l'admission de la Turquie ouvrirait des perspectives nouvelles pour l'Europe, car une Turquie stable, moderne, qui partage nos valeurs démocratiques et nos objectifs, dont celui de la laïcité, est dans l'intérêt de la France et de l'Union européenne (Applaudissements sur les bancs du groupe UMP). Cette Turquie serait une référence, et peut-être demain un modèle, pour l'ensemble des pays qui l'entourent.

Il est dans l'intérêt de la France et de l'Europe que la Turquie, qui a fait des efforts considérables pour évoluer et se rapprocher de l'Union européenne, ne soit pas rejetée dans les bras de ceux qui prônent la confrontation entre l'islam et l'Occident (Mêmes mouvements).

Ne soyons pas ceux qui dénoncent la thèse du choc des civilisations à l'extérieur et qui défendent cette thèse dangereuse à l'intérieur.

Ne laissons pas caricaturer la politique de la France ! Nous sommes prêts au contraire à accompagner la Turquie sur la voie des réformes. N'oublions jamais que l'Europe, c'est d'abord la paix. Avec la Turquie, nous avons une preuve de la force d'attraction considérable de l'Europe qui, autour de son projet, autour de ses valeurs, peut transformer en profondeur une société.

Les anciens pays communistes ont adopté en très peu de temps la démocratie, l'économie de marché et la culture du respect des droits de l'homme. La Turquie change parce qu'elle manifeste un vrai désir d'Europe. Laissons lui du temps. L'heure est au débat, au dialogue, au rapprochement nécessaire pour une proximité qui reste à définir. C'est tout l'enjeu de la période qui va s'ouvrir bientôt avec la Turquie.

Ma conviction, c'est que l'histoire tranchera... (Rires sur les bancs du groupe socialiste et du groupe UDF)

M. Paul Giacobbi - Ça, c'est une nouvelle raffarinade !

M. le Premier ministre - Le processus de décision sera long. Comme le lui avait demandé le Conseil européen, la Commission a présenté le 6 octobre sa recommandation concernant la Turquie. Elle considère que « la Turquie remplit suffisamment les critères politiques de Copenhague » et recommande l'ouverture de négociations d'adhésion.

Mais la Commission a bien précisé qu'il s'agissait d'un « oui conditionnel » (« Ah ! » sur les bancs du groupe UDF), qui repose largement sur les progrès que doit faire la Turquie et dont l'application devra être soigneusement vérifiée.

Les chefs d'Etat et de gouvernement devront se prononcer le 17 décembre sur l'opportunité d'ouvrir des négociations d'adhésion avec ce pays. Si elles sont ouvertes, elles seront complexes et difficiles. Comme le souligne la Commission, elles ne devraient pas pouvoir être conclues avant que l'Union européenne ait défini ses perspectives financières pour l'après 2014.

Le rythme des négociations dépendra donc aussi de notre capacité à régler cette question avant 2015. Enfin, ce processus de négociation pourra s'arrêter à tout moment - c'est l'une des exigences françaises - soit parce que la Turquie elle-même renonce à cette perspective, soit parce que certains Etats membres ne souhaitent pas poursuivre les négociations. Le processus est maîtrisé. Il s'arrêtera si la société turque arrête son évolution. Il pourra aussi ne pas se conclure si les peuples des différents pays de l'Union considèrent qu'il est de leur devoir d'interrompre le processus.

Il pourra déboucher sur une forme d'association nouvelle, le cas échéant, en plein accord avec nos partenaires turcs (« Très bien ! » sur plusieurs bancs du groupe UMP).

Aujourd'hui, il n'y a pas de fatalité. Nous avons la maîtrise du destin de l'Europe et l'avenir n'est écrit nulle part : l'Union européenne peut décider qu'il y aura une adhésion turque, l'Union européenne peut décider qu'il y aura un partenariat renforcé avec la Turquie, l'Union européenne peut décider d'en rester là où nous en sommes aujourd'hui. C'est l'histoire qui tranchera...

M. Paul Giacobbi - Bis repetita...

M. le Premier ministre - Je salue la sagesse de ceux qui ne succombent pas au piège de la diabolisation et de l'amalgame (Vifs applaudissements sur les bancs du groupe UMP). Le débat qui se tient aujourd'hui donne de la hauteur et doit aider les Français à prendre conscience des enjeux de l'histoire de l'Europe. Ne privons pas la France de ces choix d'avenir par un non sans discussion, anticipé et prématuré.

Offrons au contraire à la France la chance d'un débat démocratique, car référendaire, sur la Constitution européenne, en refusant l'amalgame entre deux questions que plus d'une décennie séparent.

Ayons confiance en l'Europe, en sa sagesse, en sa puissance et adressons aux Françaises et aux Français un message clair sur la Turquie en Europe : si un jour la question est posée, le peuple est souverain, il en décidera (Applaudissements prolongés sur les bancs du groupe UMP).

Mme Valérie Pecresse - Bravo !

M. Jean-Marc Ayrault - Je commencerai par un regret...

M. Francis Delattre - Celui de voir Laurent Fabius quitter l'hémicycle !

M. Jean-Marc Ayrault - ...celui de devoir débattre une nouvelle fois à la va-vite de l'avenir de l'Europe. La relation de la Turquie à l'Europe valait mieux qu'un débat sans préparation. Depuis la fronde du parti majoritaire, votre gouvernement s'emploie à élever un rideau de fumée sur la position qu'il défendra le 17 décembre et à refuser au Parlement le droit de se prononcer par un vote.

M. Pierre Lellouche - Relisez l'article 52 de la Constitution !

M. Jean-Marc Ayrault - C'est hélas une constante depuis votre prise de fonction. Pour vous, le Parlement doit être un acteur muet, ployant l'échine devant la toute-puissance de l'exécutif. Quant à l'Europe, si décisive pour notre avenir, elle se réduit dans votre politique à de petites querelles sur « les bureaux anonymes de Bruxelles », sur la chasse, sur la PAC ou sur la transcription des directives européennes. On cherche en vain le grand dessein continental !

Dès lors, faut-il s'étonner que la France soit absente à l'heure des grands choix. On l'a vu pour le précédent élargissement, plus subi que voulu. On l'a mesuré dans votre absence de résultats dans la négociation finale du traité constitutionnel. On l'a constaté dans le recul de notre influence à la Commission européenne. Faute d'avoir tracé une perspective européenne, faute d'avoir cherché à y entraîner nos partenaires et notre peuple, le Président de la République et votre gouvernement se sont condamnés à subir les événements. Nous en payons le prix aujourd'hui. Notre pays traverse une grave crise de confiance. Il doute de l'Europe, il s'inquiète de son modèle, il a peur de ses élargissements.

Cette tentation du repli est une alarmante régression pour la nation qui a fondé l'Union européenne, qui a porté toutes ses grandes politiques communautaires et qui a l'ambition d'en faire un nouveau projet de civilisation. Par votre impéritie, la France est aujourd'hui l'homme malade de l'Europe.

M. Francis Delattre - C'est le PS qui est malade !

M. Jean-Marc Ayrault - Comment ne pas comprendre l'incrédulité du peuple et des dirigeants turcs devant le soudain raidissement d'un si vieil allié européen ? Depuis cinquante ans, tous les présidents, tous les gouvernements de la République ont soutenu l'ouverture de négociations d'adhésion entre la Turquie et l'Union européenne. Et quand ce jour advient, notre parole officielle devient floue, hésitante et contradictoire.

L'UMP s'avise soudainement que la Turquie est un pays plus peuplé que le nôtre, qu'il est à cheval sur l'Europe et l'Asie, que son revenu par tête est inférieur à la moyenne de l'Union, que sa religion dominante est l'islam. Et l'UMP de conclure que tous ces facteurs réunis changeraient la face de l'Europe et rendent impossible toute idée d'extension à la Turquie. Vous-même, Monsieur le Premier ministre, avez participé à ce concert en redoutant publiquement que « le fleuve de l'islam rejoigne le lit de la laïcité ».

Et que dire de l'UDF, qui réécrit l'histoire en présentant l'Europe comme dépositaire de l'héritage chrétien ? (M. François Bayrou et plusieurs députés du groupe UDF protestent) Pour un parti qui se prétend européen, il prend le risque de créer la confusion et de semer le doute dans l'esprit des Français ?

M. Georges Tron - C'est pitoyable. Prenez de la hauteur !

M. Jean-Marc Ayrault - Combien de fois faudra-t-il rappeler que, le 17 décembre, se décide l'ouverture des négociations avec la Turquie et non son adhésion ? Combien de fois faudra-t-il rappeler que ce processus sera long et qu'il sera tranché souverainement par chacun des Etats membres, et donc, finalement, par le peuple français ?

M. Hervé Mariton - Alors, où est le problème ?

M. Jean-Marc Ayrault - Il n'est pas de pire politique que celle qui consiste à entretenir la peur. Parce qu'elle contribue à enfermer la France sur elle-même, parce qu'elle contredit l'identité même de l'Union. J'ai eu l'occasion de le rappeler lors de la ratification du dernier traité d'élargissement, alors qu'il n'y avait que cinq députés en séance. L'Europe n'est pas un club confessionnel : c'est une idée laïque, c'est une construction politique multiculturelle et pluriconfessionnelle, c'est un projet de civilisation et de solidarité continentale, c'est une démarche unique au monde ! C'est cela qu'il faut rappeler si l'on veut retrouver la confiance des peuples plutôt que d'œuvrer à leur démoralisation.

M. Georges Tron - Quel baratin ! On s'ennuie.

M. Jean Dionis du Séjour - Alors, c'est oui ou c'est non ?

M. Jean-Marc Ayrault - Rassurez-vous, je parlerai moins longtemps que l'orateur de l'UDF...

M. Jean-Christophe Lagarde - Nous, nous avons quelque chose à dire !

M. Georges Tron - On s'ennuie !

M. Julien Dray - Faites la sieste !

M. Jean-Marc Ayrault - Invoquer - comme certains le font, et pas tous, je le reconnais - l'appartenance de la population turque et du parti au pouvoir à l'Islam, en oubliant, au passage, le caractère laïque de leurs institutions, revient à créer une nouvelle fracture religieuse en son sein de l'UE et à faire le lit de tous les adeptes du « choc des civilisations ». Nous n'en sommes plus à la bataille de Lépante ! Quant à stigmatiser son retard économique ou social, c'est ériger un nouveau mur de l'argent au milieu du continent...

M. Louis Giscard d'Estaing - N'importe quoi !

M. Jean-Marc Ayrault - C'est désespérer les peuples européens les plus déshérités qui veulent nous rejoindre de pouvoir jamais sortir de leur condition.

De la même manière, il n'est pas honnête de faire porter à la Turquie l'incapacité de l'Union à définir sa géographie et son projet politique. S'il y a aujourd'hui un risque réel de dilution, il est dans l' impuissance des Etats membres à se mettre d'accord sur la nature et l'identité de la construction européenne. Fédération, confédération, simple espace de libre échange ? Tant que cette question politique ne sera pas résolue, l'Europe ne pourra pas arrêter ses frontières ultimes.

Alors, je veux le dire avec solennité : claquer la porte devant la Turquie pour ces motifs-là serait interprété comme un manquement à la parole de notre nation.

L'ouverture de négociations avec la Turquie est un droit légitime pour un pays que son histoire a tourné, depuis des siècles, vers l'Europe, et qui a consenti de gros efforts pour s'adapter à elle. Il ne peut y avoir de traitement de défaveur. La candidature turque doit obéir aux mêmes règles que celles qui ont permis les différents élargissements.

La question qui se pose aujourd'hui est simple : la Turquie respecte-t-elle les conditions d'adhésion à l'Union européenne et l'Union est-elle en mesure de lui assurer une intégration harmonieuse ? A ce stade, la réponse des socialistes sur ces deux points est claire : c'est non.

Certes, depuis plus d'une décennie, la Turquie a accompli un réel travail de mise en conformité de son système politique et institutionnel avec les fondamentaux démocratiques de l'Union européenne : retrait progressif de l'armée de la vie politique ; réforme du code pénal ; suppression des juridictions d'exception ; abolition de la peine de mort ; reconnaissance progressive des droits de la minorité kurde ; liberté d'expression et de réunion. Une Turquie moderne et démocratique commence à émerger.

Mais ce processus peine à se concrétiser dans la société turque. Le rapport de la Commission européenne est à cet égard éclairant. Il met en lumière les nombreux retards en matière de tolérance zéro à l'encontre de la torture et des mauvais traitements, en matière de liberté d'expression et de liberté religieuse, de droits des femmes et des minorités. La Turquie demeure également très éloignée - recours fréquent au travail des enfants, violation des droits syndicaux, persistance d'une discrimination envers les femmes - des normes sociales qui fondent le modèle européen.

Je crois aussi que la Turquie doit procéder, comme les autres nations qui constituent l'Union, à un examen lucide de son propre passé, notamment sur la reconnaissance du génocide arménien.

Le dernier obstacle est d'ordre économique. Les réformes entreprises ont certes rapproché la Turquie des critères européens de l'économie sociale de marché. Mais intégrer un pays de 70 millions d'habitants au revenu trois fois inférieur à la moyenne européenne demanderait un effort de mise à niveau que le budget de l'Union, stupidement plafonné à 1% de son PIB (Exclamations sur les bancs du groupe UMP), est incapable d'assumer.

Et c'est là que la candidature de la Turquie renvoie l'Europe à sa propre responsabilité. Si elle veut accomplir l'unification complète du continent, elle doit d'abord s'en donner les moyens politiques, institutionnels et financiers.

Le premier préalable est de réussir l'élargissement à vingt-cinq. Tant qu'existera le déséquilibre économique et social entre les Quinze, d'une part, et les dix nouveaux adhérents, de l'autre, il est vain de faire croire que pourront être acceptées de nouvelles adhésions. Vingt ans se sont écoulés entre l'adhésion de l'Espagne et du Portugal et celle des nations de l'Est. Un même délai sera sans doute nécessaire.

Le deuxième préalable est le renforcement de l'Europe politique et de son cadre institutionnel. Le traité constitutionnel est un premier pas, mais nous savons tous que l'Union élargie ne pourra pas aller beaucoup au-delà du remarquable acquis communautaire - la paix, la démocratie, les droits fondamentaux, les échanges commerciaux - du fait des divergences de visions et d'intérêts politiques.

L'acte fondateur de cette Europe politique est de permettre à des groupes de pays d'avancer plus loin et plus vite que les autres grâce aux coopérations renforcées. Une Europe fédérale dans une Europe confédérale, cette architecture que défendait François Mitterrand, est la seule capable de concilier la double ambition que nous nourrissons pour l'Europe: la puissance et l'unification. Tant que nous n'aurons pas ce moteur politique, de nouveaux élargissements condamneraient l'Union à se diluer dans une simple zone de libre échange sous influence américaine. Ce serait la fin de son projet de civilisation.

Le dernier préalable est de doter l'Union des armes nécessaires pour assumer la charge de ses élargissements. Qui peut croire qu'elle recueillera le consentement populaire si ses missions de solidarité sont étranglées par le rationnement financier, le dumping fiscal et le moins-disant social ? Qui peut penser que le plafonnement de ses ressources financières, imposé par ce Gouvernement contre toute raison, lui permettra de poursuivre le nécessaire effort de rattrapage envers les régions les plus déshéritées ? Qui peut attendre que la concurrence soit « non faussée », comme vous dites, entre les Etats membres tant que n'existera pas un minimum d'harmonisation des règles fiscales et sociales ?

A l'évidence, toutes ces conditions ne sont pas pour l'heure réunies. Et c'est pourquoi nous demandons que les deux options possibles, adhésion ou partenariat privilégié, restent ouvertes jusqu'à la fin des négociations. Toute précipitation dans un sens ou dans un autre conduirait au blocage et se retournerait contre la Turquie et contre l'Europe.

Reste qu'au moment où le monde est confronté au danger d'une coupure entre l'Occident démocratique et l'Orient musulman, l'amarrage de la Turquie à l'Europe sous une forme ou sous une autre, sa mutation en un grand Etat moderne et pluraliste sont la chance de prouver que l'Islam et la démocratie sont pleinement compatibles. Elles offrent à l'Union l'opportunité d'être une passerelle entre deux mondes qui se comprennent trop mal.

La France a trop milité contre le choc des civilisations pour se dérober à ce rendez- vous qui est l'aboutissement de la construction européenne: dépasser les fractures de l'Histoire, unir les peuples et les cultures dans un espace commun de paix et de solidarité. Loin des peurs et des replis, c'est ce message-là que les socialistes veulent porter devant les Français : l'Europe reste le plus beau creuset d'intégration, de paix et de civilisation, à condition de le vouloir et de s'en donner les moyens (Applaudissements sur les bancs du groupe socialiste).

M. François Bayrou - Un Parlement où le droit au débat ne se gagne qu'au terme d'une épreuve de force, voilà où en sont arrivées nos institutions ! Il a fallu des semaines de controverses et de palinodies pour obtenir le droit de s'exprimer sur un sujet historique, qui engage notre avenir européen et donc l'avenir de la nation. Car on peut être pour ou contre, favorable ou défavorable, enthousiaste ou sceptique, devant la perspective de l'adhésion de la Turquie à l'Europe, mais nul ne contestera qu'il s'agisse là d'une décision capitale. Or cette idée de débat, aussitôt qu'elle a été avancée, a suscité de la part du Gouvernement un blocage et une fermeture qui montrent quelle conception l'exécutif se fait de la représentation parlementaire.

Le Gouvernement a dit : «ce n'est pas l'affaire de l'Assemblée nationale», « ce ne sont pas nos institutions » et même : « ce n'est pas la Constitution ». La semaine dernière, le ministre chargé des relations avec le Parlement a ajouté : « Les parlementaires qui veulent un débat peuvent aller se faire cuire un œuf ».

M. Henri Cuq, ministre délégué aux relations avec le Parlement - C'est faux ! J'ai parlé d'un vote !

M. François Bayrou - Jeudi, devant le Club Europanova, vous déclariez, Monsieur le Premier Ministre, qu'un débat aurait lieu, avant de préciser, trois heures plus tard, qu'il ne pourrait pas se tenir avant le Conseil européen du 17 décembre. Vous envisagiez, autrement dit, que le Parlement en soit réduit au rôle de commentateur d'une décision déjà prise. Pressé de réactions mécontentes, y compris dans votre propre parti, vous vous déclarez finalement prêt au débat à tout moment, mais à condition bien entendu que ce soit un débat sans vote.

Et enfin, lundi soir, nous apprenons avec stupéfaction que ce débat qui institutionnellement ne pouvait pas avoir lieu, puis dont l'horizon se dessinait au 17 décembre, serait organisé toutes affaires cessantes, le jeudi suivant et en moins de trois heures. Traduisons : un débat le plus vite possible, à la diable, si possible à la sauvette, pour tenter d'évacuer la question. Et un débat sans vote, c'est-à-dire un débat à l'issue duquel le pays ne pourra pas connaître le jugement profond et l'engagement des parlementaires !

Monsieur le Premier ministre, ne voyez-vous pas de quelle démocratie malade, affaiblie, appauvrie, nous sommes ainsi en train de donner l'image ? Vous savez bien ce que vous en diriez vous-même, si vous n'étiez pas au gouvernement, vous savez bien ce que la famille d'esprit de la Démocratie Française a toujours dit à ce sujet : les pouvoirs doivent être équilibrés et la voix des citoyens s'exprimer dans chacun des débats qui engagent son avenir, a fortiori les débats les plus graves. À quoi sert-il que les Français élisent 577 députés, 331 sénateurs et que nous ayons tout cet apparat, toutes ces statues, ces cariatides, ces marbres et ces bronzes, s'il nous est interdit de représenter le sentiment des Français et de prendre le risque de nous exprimer quand l'essentiel est en jeu ?

Et que signifie un débat sans vote ? Si nous nous contentons de mots, à quoi sert cette invocation permanente de la responsabilité dont nous prétendons faire l'alpha et l'oméga de l'avenir de notre société ? En quoi cette manière d'effacer la responsabilité personnelle des parlementaires serait-elle un avantage pour nos institutions et un atout pour le Président de la République ?

Chacun voit ce qu'aurait dû être la démarche la plus normale. Vous auriez dû venir devant l'Assemblée, en application de l'article 49-1 de la Constitution, et dire simplement : « Voilà quelle est la politique du Gouvernement, voilà la ligne qu'a fixée le Président de la République, nous vous demandons votre soutien ». Et le Parlement aurait voté, comme il l'a fait en d'autres occasions, et notamment en janvier 1991, Michel Rocard étant Premier Ministre, sur une décision difficile relative au Moyen Orient. Cela aurait été une démarche de responsabilité qui aurait fait honneur au Parlement et au Gouvernement.

Votre façon de dire que c'est un problème de diplomatie nous heurte profondément. D'abord, la diplomatie, cela regarde tout le monde, les citoyens, les parlementaires, et pas seulement le Président de la République. Ensuite, l'Europe, ce n'est plus de la diplomatie, ce n'est plus de la politique étrangère : c'est désormais une autre façon de poser les problèmes de politique intérieure - c'est la politique de la nation, c'est le plus intime de la nation qui est en jeu ! (Applaudissements sur les bancs du groupe UDF)

On peut imaginer que, craignant votre majorité, vous y ayez vu un risque. J'aurais peine à le comprendre : si vous avez du mal à convaincre 361 députés UMP, comment convaincrez-vous soixante millions de Français ? Mais enfin, même dans cette hypothèse, il suffisait d'appliquer notre Constitution. Celle-ci a été modifiée deux fois, en 1992 et en 1999, pour permettre au Parlement de donner son sentiment sur les choix européens. A l'époque, l'un des principaux orateurs du groupe RPR était Michel Barnier, aujourd'hui ministre des affaires étrangères. Il disait, dans un propos dont j'approuve chaque mot : « Nous croyons que le Parlement doit pouvoir s'exprimer sur toutes les propositions européennes importantes ». Monsieur le ministre des affaires étrangères, quelle proposition européenne est plus importante que celle-ci, puisqu'il y va de la définition même de l'Europe ?

Car là est la question essentielle : quel est notre projet européen ? Le groupe UDF, non pas cette année mais depuis 1999, depuis l'intervention conjointe de Valéry Giscard d'Estaing et de moi-même, a affirmé sans cesse que l'adhésion de la Turquie changeait le projet européen. C'est ce projet que je souhaite reprendre en quelques mots.

Nous croyons que l'Union Européenne est une unité politique en construction.. Or l'adhésion de la Turquie est un pas non vers l'unité de l'Europe, mais vers sa dispersion, à tous les points de vue.

C'est vrai du point de vue géopolitique. L'adhésion de la Turquie rendrait l'Europe frontalière de la Syrie, de l'Irak et de l'Iran : ce n'est pas l'Europe. (M. Jean-Marc Ayrault proteste) Si M. Ayrault conteste ce point, il suffira d'une carte pour nous départager ! (Applaudissements sur les bancs du groupe UDF) Chacun connaît les problèmes brûlants et les drames de cette partie du monde. L'Europe y a son mot à dire. Elle n'y joue pas le rôle qu'elle devrait y jouer. Mais elle ne pourra le faire, comme je l'espère, que si elle est impartiale. Elle le fera beaucoup plus difficilement si elle est partie prenante, intéressée, engagée par l'un de ses pays membres.

Le fossé est aussi large en matière démocratique. Depuis dix ans, au Kurdistan, des milliers de villages ont été détruits par la force et les populations chassées. La question kurde reste un abcès et un drame de tous les jours. La question arménienne demeure lancinante. Des centaines de milliers de nos compatriotes en sont blessés depuis près de quatre-vingt-dix ans. La question de Chypre et de l'occupation militaire d'une partie de l'île n'est pas moins lancinante. Et au lieu de pouvoir manifester l'impartialité et la sollicitude qui doivent être les nôtres, nous serions pris dans la solidarité nécessaire entre l'État turc et le gouvernement de l'Union à laquelle il appartiendrait... Croit-on, par exemple, que notre Parlement aurait pu voter la loi de janvier 2001 sur la reconnaissance du génocide arménien si la Turquie avait été membre de l'Union ? (Applaudissements sur les bancs du groupe UDF et sur quelques bancs du groupe UMP).

On a beaucoup parlé du nouveau code pénal de la Turquie et de la criminalisation de l'adultère, généralement pour se réjouir que le bras de fer avec l'Union européenne ait conduit le gouvernement turc à abandonner cette disposition. On oublie d'ailleurs de se demander pourquoi ce gouvernement avait fait cette proposition, et à quels impératifs elle répondait.

M. Jean-Marie Le Guen - Et l'avortement au Portugal ?

M. François Bayrou - Mais on a surtout oublié l'article 305 de ce code pénal, qui réprime les « menées anti-nationales » : cette rédaction, commune à beaucoup de pays, n'a pas suscité de commentaires de la Commission. Il faut se plonger dans le rapport de la commission de la Justice du Parlement turc pour en mesurer la portée. Ce rapport, qui fondera la jurisprudence des tribunaux, donne deux exemples de menées anti-nationales : le fait de soutenir le retrait des troupes turques de Chypre ; le fait de demander la reconnaissance du génocide arménien ! (Applaudissements sur les bancs du groupe UDF) Ainsi, cette reconnaissance dont nous avons fait une loi de la France, par volonté de justice historique, est considérée comme un crime en Turquie, passible de dix ans de prison - et l'on nous dit qu'il n'y a pas de différence démocratique entre la Turquie et l'Europe...

La vérité, c'est qu'il y a un choix entre deux modèles : l'Europe unitaire ou l'Europe dispersée. Il y a deux projets européens, depuis l'origine, dont les logiques s'affrontent et entre lesquels il faudra bien choisir un jour. Le premier, c'est le projet d'intégration européenne.

M. Jacques Myard - C'est foutu !

M. François Bayrou - C'est le magnifique discours de Victor Hugo il y a cent cinquante cinq ans : « Un jour viendra où vous France, vous Italie, vous Angleterre, vous Allemagne, vous toutes, nations du continent, sans perdre vos qualités distinctes et votre glorieuse individualité, vous vous fondrez étroitement dans une unité supérieure, et vous constituerez la fraternité européenne ». Nos nations, fières et grandes, s'étant beaucoup battues, s'étant épuisées les unes contre les autres, ayant découvert que leur taille, leur division et leur dispersion leur interdisaient de compter les unes contre les autres, décident que désormais, pour leur langue, pour leurs mœurs, pour leur idée de l'éthique, pour leur contrat social, elles devront compter ensemble. Non pas se dissoudre, mais se rassembler. Telle est l'idée fédérale : nous avons entrepris de retrouver ensemble la souveraineté perdue. En matière monétaire, militaire, dans le domaine de la recherche, la souveraineté arrachée, devenue seulement symbolique, de chacune de nos nations prises séparément, nous avons entrepris de la reconquérir ensemble.

L'idée fédérale n'est pas celle d'un super-État ! C'est au contraire le respect scrupuleux de la différence, de la culture, de la liberté d'action de chacun, dans tous les domaines où il peut agir seul. Et pour agir ensemble, dans les domaines de souveraineté, on se dote d'institutions démocratiques !

Car c'est bien le deuxième aspect de la démarche communautaire ou fédérale. Là où il y pouvoir, il faut aussi qu'il y ait démocratie : les citoyens doivent savoir que le pouvoir leur appartient. Ils doivent avoir l'information, la transparence, la capacité de débattre. Il faut que toute décision soit d'une manière ou d'une autre reliée à leur libre-arbitre.

Et pour que la démocratie puisse jouer, il faut que les citoyens aient assez de points de repère communs, qu'ils partagent une vision du monde et de l'homme. Il n'y a pas d'unité politique sans unité culturelle ! C'est en ce sens que l'Europe, unité culturelle, est, comme disait le Général de Gaulle, une « nation de nations ». Et c'est pourquoi, lorsqu'on choisit de rompre l'unité culturelle, on choisit en réalité de rompre l'unité politique !

Cette rupture plaît à beaucoup de monde. Je me rappelle, au Parlement européen, les applaudissements déchaînés, les démonstrations de joie narquoise, des députés britanniques les plus eurosceptiques, lorsque fut approuvé, contre notre vote, un texte sur l'adhésion de la Turquie. Je pense notamment à ce conservateur britannique qui déclarait quelques jours avant à Paris : « la Grande-Bretagne a résisté à Hitler ; elle résistera à Bruxelles ». Il manifestait sa moquerie de voir l'Europe, sans s'en rendre compte, renoncer à la logique d'unité pour choisir la logique de la dispersion, c'est-à-dire de la dissolution (Applaudissements sur les bancs du groupe UDF).

Cette autre logique est puissante ces temps-ci, elle œuvre insidieusement et sans cesse. C'est la logique de l'Europe comme simple forum, où chacun joue ses propres cartes au gré de ses seuls intérêts ; c'est une société des nations qui n'accepte qu'une unification, non pas celle des citoyens, non pas l'unification politique, mais celle du marché, celle du code, celle des normes et des lois. C'est une Europe qui se détourne, sans même y réfléchir, du projet de former une puissance, -sauf en matière de marché, là on n'hésite pas -, pour en revenir à l'Europe des confrontations diplomatiques !

M. Jacques Myard - C'est fait !

M. Jean-Christophe Lagarde - D'où la jouissance de Myard...

M. François Bayrou - Plus on rend l'Europe dispersée, plus la rend impuissante. Et l'on comprend dès lors l'insistance sans mesure de l'administration américaine à nous imposer l'élargissement à la Turquie ! (Applaudissements sur les bancs du groupe UDF) On voit bien, du point de vue américain, ce que représente une Europe ainsi transformée en simple façade continentale de l'OTAN, garantie en Turquie par le poids des militaires sur le gouvernement.

Nos contradicteurs nous disent : « Ce projet d'union politique est très beau, mais il y a belle lurette qu'il a été abandonné ! C'est en 1973, avec l'entrée de la Grande-Bretagne, qu'on y a en réalité renoncé. Le choix historique est déjà fait, il est derrière nous ! » C'est par exemple l'argument de Michel Rocard. Pour lui, qui a longtemps partagé notre foi, le combat est perdu. Pour obtenir au moins un espace de droit, il faut donc élargir à la Turquie, et au-delà - on songe à l'Ukraine, la Biélorussie, la Russie, jusqu'à la frontière de la Chine, au Maghreb, à la Palestine et Israël. En effet, quel Français osera dire non au Maroc quand on aura dit oui à la Turquie ? (Applaudissements sur les bancs du groupe UDF)

Cette Europe des producteurs et de consommateurs, ce n'est pas rien. Mais de politique, plus. Et au fond, tous les gouvernements vont dans ce sens, heureux que la fatalité justifie leurs prérogatives.

M. Jacques Myard - Eh, oui ! C'est dur !

M. François Bayrou - Mais les combats perdus sont ceux qu'on a renoncé à livrer. Si les dirigeants ont renoncé avec complaisance, l'air soucieux mais se frottant secrètement les mains, les peuples gardent vivante la foi des fondateurs. C'est bien pourquoi tous ceux qui ont démissionné commencent leurs discours en se proclamant « européens ». Selon les sondages, deux tiers des citoyens veulent une Europe capable de se faire respecter des Etats-Unis et de la Chine, qui respecte leur modèle sans renoncer au sien et veut écrire avec eux les principes et les normes - juridiques, comptables, financières, s'agissant des brevets et des télécommunications- qui protégeront son modèle.

La Constitution que nous soutenons sert la vision d'une Europe intégrée ; l'adhésion de la Turquie nous entraîne vers l'Europe dispersée. C'est ce que disent des hommes aussi différents que Valéry Giscard d'Estaing, Robert Badinter ou Maurice Faure.

Mais il est des objections qu'on ne peut balayer d'un revers de main, et je veux y répondre. En premier lieu, pour certains la Turquie deviendrait un pont entre l'Orient et l'Occident, entre l'islam et nos sociétés d'héritage judéo-chrétien et de liberté de pensée. Ainsi l'islam trouvera sa place dans la modernité. Cet argument est fort et digne ; mais il n'est pas juste.

M. Pierre Lellouche - S'il n'est pas juste, c'est grave !

M. François Bayrou - Mon scepticisme s'alimente, entre autres, aux propos du nouveau président de la Commission européenne, José-Manuel Barroso, dans Le Monde il y a quelques jours : « Ce n'est pas à l'Europe de se plier à la Turquie, c'est à la Turquie de se plier à l'Europe ».

M. Pierre Lellouche - Mais c'est le cas !

M. François Bayrou - Cela signifie qu'il y a deux modèles différents, dont l'un doit céder. Or je ne crois pas que l'on puisse durablement faire plier les peuples et les cultures, au contraire.

M. Jacques Myard - Alors vous ne croyez pas à l'Europe que vous défendez !

M. François Bayrou - L'identité que l'on fait plier revient un jour sous la forme la plus dure, névrotique, celle de l'intégrisme, du fanatisme, de la violence.

M. Pierre Lellouche - Alors il ne faut pas être fédéraliste !

M. Jacques Myard - C'est de l'incohérence !

M. François Bayrou - En voulant intégrer la Turquie par la contrainte, vous préparez, je le crains, des lendemains brûlants (Applaudissements sur les bancs du groupe UDF).

Vous ne ferez pas changer les peuples de modèle,...

M. Jacques Myard - Eh oui !

M. François Bayrou - ... car c'est dans leur propre modèle, dans leur culture, éclairée par la démocratie, qu'ils trouvent leur chemin (« Très bien ! » sur les bancs du groupe UDF).

M. Jean-Marie Le Guen - C'est le choc des civilisations !

M. François Bayrou - Et c'est alors qu'on m'avance la deuxième objection : « Si vous n'intégrez pas la Turquie, après avoir fait tous ces efforts pour rien, elle retombera dans l'islamisme ». Je l'entendais présenter ce matin par M. Ayrault sur France Info.

M. Jean-Marc Ayrault - Vous déformez mes propos.

M. François Bayrou - D'autres l'ont dit.

Je laisse de côté la part de chantage que recèle cette affirmation. Mais l'essentiel est que les efforts vers la démocratie ne sont pas un moyen pour obtenir une faveur, pour faire plaisir à la Commission européenne ; on bâtit la démocratie parce qu'elle est un bien pour le peuple. (Applaudissements sur les bancs du groupe UDF) La liberté, les droits de l'homme, ne donnent pas un bon pour accéder aux aides européennes, ni une formalité pour l'adhésion. Ils doivent valoir pour être partenaire comme pour être membre, sinon ils ne sont que ruse, et non conversion sincère.

M. Pierre Lellouche - Heureusement que la Turquie est un pays ami !

M. François Bayrou - J'en viens enfin à l'argument massue censé interrompre le débat : « Nous voulons faire entrer la Turquie parce que nous ne voulons pas que l'Europe soit un club chrétien ». Je passe sur ce que cela a de condescendant, de sourdement hostile, comme si la seule religion soupçonnée, c'était celle de la tradition européenne.

M. Jean Dionis du Séjour - Très bien !

M. François Bayrou - Je m'inscris en faux. L'Europe n'est pas un club chrétien. D'abord, 15 millions de musulmans sont nos compatriotes, dont 4 ou 5 millions en France, et je ne laisserai pas dire que leur manière de croire doit les distinguer de nous comme citoyens. (Applaudissements sur les bancs du groupe UDF) Et quand des pays européens musulmans comme la Bosnie voudront entrer dans l'Union, nous les soutiendrons. (« Très bien ! » sur les bancs du groupe UDF)

Surtout, ce n'est pas le christianisme seul qui a fait l'Europe.

L'Europe est le fruit de la fertilisation croisée entre Athènes, Rome et JérusaleM. Parler d'Europe chrétienne, c'est oublier les autres pans de son histoire.

La puissance, le droit, la forme politique, nos langues, c'est Rome. La philosophie, la lumière de la raison, Socrate et Platon et Aristote, c'est Athènes. L'héritage juif et l'héritage chrétien, c'est Jérusalem, sa grandeur et son malheur. Le mélange, ce sont les docteurs du moyen âge, c'est la Renaissance, les Lumières et la liberté de pensée (Quelques applaudissements sur les bancs du groupe UDF).

Supprimez soit Athènes, soit Rome, soit Jérusalem, et vous supprimez l'Europe. C'est pourquoi, - j'apporte au passage cette contribution au débat sur l'éducation -, les humanités classiques, le latin et le grec, ne sont pas un luxe pour les riches, mais un besoin pour tous (Applaudissements sur les bancs du groupe UDF).

M. Jean-Marie Le Guen - Et la messe en latin !

M. François Bayrou - Monsieur Le Guen, si vous avez des problèmes avec la messe en latin, réglez-les seuls (Rires sur divers bancs ; applaudissements sur les bancs du groupe UDF).

Alors quelle issue à un si grand débat ? Il en existe une. Si le Gouvernement comprenait qu'exercer son droit n'est pas pour le Parlement une manière de le gêner, mais de l'armer ; si le Président de la République comprenait qu'il ne serait pas moins président de plein exercice avec un Parlement de plein exercice, nous voterions aujourd'hui.

Le groupe UDF va vous proposer de le faire sur une résolution qui aurait dû s'appliquer à l'avis du Conseil soumis au Parlement dans le cadre de l'article 88 et que, faute de mieux, nous proposerons à propos d'un texte qui touche à la partie de Chypre occupée par la Turquie.

Si nous le faisions dans le cadre normal, sereinement, voici ce que nous proposerions : que le Parlement, dans une résolution, demande au Gouvernement que l'ouverture des négociations, le 17 décembre prochain, se fasse en indiquant clairement aux dirigeants turcs qu'il peut y avoir deux options au terme de ces négociations : soit l'adhésion, soit un partenariat privilégié, amorce d'une construction politique plus large (Exclamations sur les bancs du groupe UMP).

M. Pierre Lellouche - M. Raffarin l'a dit !

Plusieurs députés UDF - Alors, votez cette résolution !

M. François Bayrou - Le groupe UMP a indiqué, par la voix de M. Balladur, que c'était son orientation ; le parti socialiste a dit son choix ; l'UDF fait cette proposition. Le Gouvernement et le Parlement...

M. Jean-Claude Lefort - Belle démocratie ! Vous oubliez un groupe !

M. Pierre Albertini - Éclairez-nous sur vos intentions.

M. François Bayrou - ...sauront mieux l'imposer le 17 décembre avec l'appui unanime du Parlement.

En effet, ce qu'il faut briser, c'est le mécanisme réputé irréversible des décisions prises sans débat, sans que les peuples aient leur mot à dire. On vous dit dans les cercles du pouvoir : « Vous n'avez pas tort, mais il est trop tard, la décision a été prise en 1963, en 1999, en 2002... C'est bien dommage, mais nous n'avons plus le choix. » Eh bien ! nous proposons, par notre résolution, de rendre le choix, de retrouver la liberté. Le partenariat que suggérerait le Président de la République ouvrirait une perspective bien plus fructueuse. Cet univers moyen-oriental, chacun voit qu'il ne laisse pas l'Europe indifférente. La Méditerranée, si elle est n'est plus notre « mare nostrum », est notre héritage, et surtout elle est notre devoir. Une fois constituée, l'Europe unitaire, libre et forte que nous défendons, doit bâtir, dans un partenariat privilégié avec tous les pays de la Méditerranée, l'Egypte aussi bien qu'Israël, les états du Maghreb aussi bien que le Liban, une communauté euro-méditerranéenne plus large, l'appellation même de communauté renvoyant à dessein à la première étape de la démarche européenne. Cette communauté, qui suppose que chacun accepte d'être ce qu'il est, forme un projet bien meilleur que l'intégration forcée qui suppose que chacun renonce à son identité (Applaudissements sur les bancs du groupe UDF) .

C'est ainsi que nous pourrions emprunter une autre voie pour résoudre la question de la Turquie et de l'Europe. Proposée par le Parlement français dans une démocratie retrouvée, cette perspective réunirait l'Europe qui s'assume et s'avance et la Communauté de la Méditerranée, dont la Turquie, partenaire privilégié de l'Union, serait le premier maillon au lieu d'être le terme du projet. (Mme et MM. les députés du groupe UDF se lèvent et applaudissent longuement)

M. Alain Bocquet - Il n'est pas possible de traiter de l'ouverture de négociations préalables à une adhésion de la Turquie sans évoquer la situation politique et sociale dans laquelle se trouvent les vingt-cinq pays membres. La faible participation de leurs citoyens aux dernières élections européennes prouve une nouvelle fois que l'Union européenne se construit à l'écart des préoccupations des peuples et de leurs élus. Nos échanges, cet après-midi, resteront lettre morte s'ils ne conduisent pas dorénavant à prendre réellement en compte la volonté de millions d'hommes de donner au projet européen une assise plus sociale que financière. Aussi, ne comptez pas sur nous pour laisser réduire les enjeux du moment à la lointaine perspective d'une éventuelle entrée de la Turquie dans l'Union. Nous repoussons toute opération politicienne visant à crisper l'opinion et à l'inciter à un stérile repli identitaire. D'aucuns agitent, à des fins électoralistes, l'épouvantail d'un prétendu choc des civilisations et des intégrismes. Mais de Paris à Istanbul, c'est le même capitalisme mondialisé et militarisé qui nourrit les injustices et les frustrations.

Comment alors ne pas faire le lien avec un projet de constitution qui entend figer dans le marbre ce carcan libéral qui soumet les salariés de chaque pays à une concurrence sauvage et néfaste ? Ne braquons pas nos regards sur la paille qui se trouve dans l'œil de notre voisin turc sans nous intéresser à la poutre qui défigure la communauté européenne. N'est-il pas quelque peu hypocrite de faire comme si la question de l'adhésion de la Turquie surgissait aujourd'hui comme un coup de tonnerre dans un ciel serein ? (Approbations sur les bancs du groupe des députés communistes et républicains)

Voisine du monde arabe et des territoires de l'ex-Union soviétique, la Turquie a opté pour un lien privilégié avec l'Europe occidentale. La révolution kémaliste a jeté dès les années 1920 les fondements d'une Turquie moderne. Sa demande de rapprochement avec les pays qui ont progressivement constitué l'Union européenne est ancienne. Membre du Conseil de l'Europe dès 1949, la Turquie a signé en 1963 avec la CEE à Ankara un accord d'association qui lui ouvrait une perspective d'adhésion. En 1987, Ankara a déposé officiellement sa candidature, et la Commission européenne a rendu en décembre 1989 un avis défavorable sur l'ouverture de négociations parce que la Turquie ne remplissait pas les conditions politiques et économiques voulues. En décembre 1999, le Conseil européen d'Helsinki reconnaît la Turquie coMme pays candidat. Enfin, le 13 décembre 2002, le Conseil de Copenhague repousse à décembre 2004 la décision sur l'ouverture des négociations d'adhésion. L'histoire des relations entre l'Europe et la Turquie est donc déjà longue. Aussi est-ce à une opération politicienne de diversion que nous assistons ces derniers jours, destinée à masquer les problèmes de fond posées tant à l'Europe qu'à la Turquie.

Nous ne tomberons pas dans le piège réducteur du oui ou du non immédiat mettant la France au pied du mur sur une question complexe et qui s'inscrit dans la durée ; tant il est vrai qu'il ne faut pas sacrifier l'avenir au présent. Ne parle-t-on pas d'une adhésion dans quinze ou vingt ans ? Laissons du temps au temps...On voudrait parasiter la question des questions, celle du referendum sur la constitution européenne, qu'on ne s'y prendrait pas autrement. « Quand le doigt montre la lune, l'imbécile regarde le doigt », dit un proverbe chinois ; c'est tout à fait cela ! Le non à la constitution européenne est la clef pour résoudre la question de l'adhésion de la Turquie.

En effet, il faut que, simultanément, cela change en Europe et en Turquie. Il s'agit d'un long processus, qui ne souffre pas la précipitation. Aussi le Conseil européen de décembre prochain devrait-il renvoyer la question après que tous les peuples d'Europe se seront prononcés sur le projet de constitution (Applaudissements sur les bancs du groupe des députés communistes et républicains) . Le Président de la République et le Gouvernement seraient bien inspirés d'en faire la proposition. En décembre 2002, n'a-t-on pas repoussé la décision de deux ans ? Pourquoi pas une année de plus ? On voudrait nous sommer de claquer illico presto la porte au nez de la Turquie. Pourquoi tant de hâte, alors qu'il s'agit d'entrer dans un processus de longue haleine, qui de plus n'est pas irréversible ?

L'article 49 du traité de l'Union européenne comporte un double verrou : obtenir l'avis conforme du Parlement européen et recueillir l'unanimité au sein du Conseil des ministres européen. Il appartient aux chefs d'Etat et de Gouvernement de ne pas se contenter de négociations purement formelles. Pourquoi ne pas adopter des clauses de sauvegarde, comme celles relatives au marché intérieur qui ont été introduites dans les traités d'adhésion des dix derniers candidats ? La Commission pourrait ainsi prendre, dans les trois années suivant l'adhésion, toute mesure appropriée en cas de dysfonctionnement grave résultant du non-respect d'un engagement par un nouvel entrant. Enfin, à l'issue du processus, il est indispensable que nos concitoyens soient consultés par referendum sur l'adhésion de la Turquie (Approbations sur les bancs du groupe des députés communistes et républicains). Sur ce point, Monsieur le Premier ministre, nous vous donnons acte de vos propos. La logique voudrait qu'un scrutin soit pareillement organisé pour l'entrée de la Roumanie et de la Bulgarie, envers lesquelles l'Union s'est montrée peu regardante quant au respect des minorités roms et tsiganes.

Nous militons pour une communauté solidaire des peuples européens, pour une Europe mobilisée au service du progrès social, de la démocratie, des droits de la personne humaine, du développement durable, de la paix. C'est pourquoi nous rejetons avec indignation certains arguments avancés contre l'adhésion turque, qui spéculent sur la stigmatisation de l'autre. Ils sont offensants pour le peuple turc et indignes du peuple français, et surtout ils nourrissent les thèses pernicieuses d'une humanité minée par les communautarismes et les extrémismes (Applaudissements sur les bancs du groupe des députés communistes et républicains).

Toute opposition de principe à l'adhésion de la Turquie parce qu'elle est la Turquie est irrecevable. Mais, pour qu'un avenir commun se construise, il y a des exigences à faire prévaloir des deux côtés.

Certes, si on se contente d'un instantané, les conditions d'une adhésion ne sont pas réunies à l'heure actuelle. Les droits des minorités, à commencer par ceux du peuple kurde, ne sont pas véritablement respectés. Douze à quinze millions de Kurdes vivent dans la partie la plus déshéritée du pays. Le mur séparant Chypre reste à abattre et le retrait des troupes d'occupation demeure une exigence. Les autorités d'Ankara ne peuvent continuer à éluder la reconnaissance du génocide d'un million et demi d'Arméniens perpétré par le gouvernement jeune-turc. L'armée d'ailleurs, qui au sein de l'OTAN relaie les stratégies impérialistes américaines, conserve un poids excessif dans la société.

M. Pierre Lellouche - On ne l'a pas vu en Irak !

M. Alain Bocquet - La construction d'un Etat de droit ne sera pas une sinécure. Rendre effective la séparation des pouvoirs, qui existe en théorie, n'ira pas de soi. Amnesty International relevait en septembre que « la torture et les mauvais traitements constituent toujours un problème grave et répandu en Turquie où le nouveau code pénal restreint encore le droit à la liberté d'expression ». Les forces progressistes turques sont les premières à souligner que la protection sociale demeure insuffisante, que l'atteinte aux droits des femmes perdure et que le mode de croissance économique adopté par Ankara creuse les inégalités sociales. Mais on ne peut ignorer les progrès accomplis ces dernières années pour satisfaire aux critères de Copenhague. « De nombreuses réformes juridiques et constitutionnelles ont été adoptées dans le sens d'un renforcement de la protection des droits fondamentaux », reconnaît Amnesty. Les pressions internationales, conjuguées à la lutte des démocrates turcs, ont conduit à la reconnaissance des langues et des cultures minoritaires, à l'abolition des cours de sûreté de l'Etat et à la suppression de la peine de mort. Ces efforts doivent être poursuivis. Nous tendons la main à ce peuple : « Prolétaires de tous les pays, unissez-vous ! »

M. Francis Delattre - Sans goulag !

M. Alain Bocquet - Nous ne nous résignons pas à laisser la Turquie devenir une zone de non-droit où les multinationales profiteraient de la misère. Nous condamnons les réformes économiques conduites avec le FMI, qui font dire au ministre turc des finances : « Nous représentons une alternative particulièrement séduisante pour les candidats à la délocalisation. » Car notre Europe n'est pas celle des coffres-forts, de la Bourse ni du pacte de stabilité. Ce n'est pas celle des croisés de la Chrétienté qu'incarne le commissaire italien Rocco Buttiglione. Comment tolérer que cet ami de M. Berlusconi siège à la Commission, lui pour qui « la famille existe pour permettre aux femmes d'avoir des enfants et un mâle qui les défende » ? Avant de faire la leçon à la Turquie sur le respect des droits des femmes, l'Europe libérale devrait balayer devant sa porte !

Notre Europe, c'est celle de l'humanisme, des Lumières, de la tolérance, de Voltaire et des voyages initiatiques de Casanova à Constantinople (« Très bien ! » sur divers bancs). Notre Europe, c'est celle qui se bat contre l'exploitation et la guerre, celle de Rosa Luxemburg, celle du poète turc Nazim Hikmet rêvant de voir les peuples « vivre en frères comme les arbres d'une forêt » (Applaudissements sur les bancs du groupe des députés communistes et républicains).

Notre Europe, c'est aussi celle des salariés en lutte dans les chantiers navals des Asturies, celle des manifestants du lundi contre le chômage dans l'est de l'Allemagne, celle qui soutient le combat pour la dignité de l'ancienne députée kurde Leyla Zahna.

Nous partageons cet avis d'Edgar Morin : « L'Europe est confrontée à la nécessité d'arriver à des formules d'union et d'association entre peuples d'origines nationale et religieuse différentes. »

M. Rey, du Petit Robert, nous rappelle que l'adhésion est un mouvement vers l'autre et que l'adhésion d'un élément cohérent est plus aisée que celle qui se ferait dans l'incohérence. Cela nous renvoie à l'état de l'Europe actuelle. Remplit-elle les conditions pour accueillir favorablement de nouveaux candidats ? Guidée par la recherche de la rentabilité financière à tout prix, l'Europe marche aujourd'hui sur la tête. Il faut la remettre sur ses pieds. Dans l'Europe actuelle, on compte selon le Bureau international du travail plus de vingt millions de chômeurs. Dans l'ex-Europe des quinze, un individu sur huit vit dans un ménage sans emploi, les revenus de 56 millions de personnes sont inférieurs au seuil de pauvreté. En Turquie, on recense 2,8 millions de chômeurs et vingt millions de personnes vivant avec moins de quatre euros par jour. Comment ne pas comprendre les angoisses des salariés au moment où les entreprises délocalisent ? C'est là le résultat de ce capitalisme pur et dur qui met les salariés en compétition. La directive Bolkenstein ne fera qu'aggraver la situation.

Quel modèle propose-t-on à nos peuples ? Le règne du dumping social et fiscal, celui des écarts de richesse et du dénuement ? L'adhésion de la Turquie est indissociable d'une réorientation de la politique communautaire. Il faut harmoniser les fiscalités, tirer les droits sociaux vers le haut, mettre fin au diktat de la Banque centrale européenne dont Nicolas Sarkozy lui-même a déploré le manque de transparence ! Il faut engager une véritable politique de coopération industrielle et scientifique. Quand le gouvernement français compte-t-il prendre une initiative pour renforcer les pouvoirs des salariés dans les comités de groupe européens ? Comment bâtir la grande Europe de demain, puissance pacifique dans un monde multipolaire, si on ne s'appuie pas sur des services publics modernes ? Or le projet de constitution qu'on tente de nous faire adopter ne permet pas de relever ces défis : il risque de figer pour longtemps l'Europe dans un modèle fondé sur la concurrence et l'égoïsme de classe. Si on vous laissait faire, l'Europe irait dans le mur.

M. Francis Delattre - Le Mur, l'Europe l'a abattu !

M. Alain Bocquet - Il faut certes scruter l'évolution des droits démocratiques et sociaux de l'autre côté du Bosphore et aider les forces démocratiques turques, mais il faut aussi, de Rome à Berlin en passant par Paris, Londres et Varsovie, opérer une rupture avec le système libéral. Comme l'a observé le président de l'Observatoire français des conjonctures économiques, Jean-Paul Fitoussi, « si les démocraties nationales acceptent de se lier les mains pour permettre à la chose publique de devenir européenne alors que la chose publique à l'échelle de l'Europe n'est pas gouvernée selon les principes de la démocratie, il existe alors un déficit démocratique, au niveau des nations comme au niveau de l'Union ».

L'Europe, de notre point de vue, doit servir de passerelle vers le Moyen-Orient. Elle doit promouvoir le dialogue et la paix alors que la politique agressive de l'administration Bush fait régner la division et le chaos. Se pose donc à terme, qu'on le veuille ou non, la question de l'entrée de la Turquie dans l'Union. Mais il faut pour cela construire une Europe démocratique et sociale qui accueillera, quand les conditions seront réunies, une Turquie elle aussi démocratique et sociale. C'est le sens de notre engagement contre le projet de constitution libérale, auquel nous opposons un non progressiste et populaire, un non que nous souhaitons majoritaire afin d'ouvrir une perspective d'espoir à tous les peuples de l'Atlantique et de la Méditerranée à l'Oural (Applaudissements sur les bancs du groupe des députés communistes et républicains).

M. Bernard Accoyer - Ce débat s'inscrit dans la continuité de ceux qui ont déjà eu lieu ici sur la construction européenne, dans le respect de la lettre et de l'esprit de la Constitution. Ce fut le cas pour l'Acte unique en 1985, pour la préparation du sommet de Maastricht en 1991, pour les travaux de la Convention européenne en décembre 2002. Ce débat sera utile et je veux, Monsieur le Premier ministre, vous remercier de l'avoir rendu possible. Il nous faut en effet dissiper une confusion volontairement entretenue par certains entre ouverture des négociations et ratification d'une adhésion (« Très bien ! » sur les bancs du groupe UMP). Il ne s'agit nullement, pour le Conseil européen du 17 décembre, de décider de l'adhésion de la Turquie à l'Union européenne : une telle décision appartient aux peuples et le peuple français sera consulté par référendum. Il s'agit, le 17 décembre, de décider si l'Union européenne doit poursuivre le dialogue qu'elle conduit avec la Turquie depuis 1959.

A ce propos, je veux dire à M. Bayrou que, sur la seule question qui est posée aujourd'hui, je me réjouis qu'il rejoigne la position exprimée par le Premier ministre, qui est aussi celle arrêtée par l'UMP le 9 mai 2004. Mais je veux aussi déplorer, avec gravité, les propos blessants, même s'ils relèvent d'une certaine posture, qu'il a tenus contre la Turquie, un pays ami et allié (Applaudissements sur les bancs du groupe UMP).

M. Pierre Albertini - Mais qui n'est pas un pays européen !

M. Jean-Claude Lefort - Et Mayotte ?

M. Bernard Accoyer - Dans un monde devenu multipolaire, l'émergence d'une Europe politique, d'une fédération d'Etats-nations forte de 450 millions d'habitants dont le PIB est comparable à celui des Etats-Unis, permet à l'Union européenne de peser réellement sur la scène mondiale. Dès lors, quelle doit être la politique de l'Union à l'égard de ses voisins les plus immédiats ?

Le Conseil national de l'UMP, dès le 9 mai 2004, s'est prononcé sur la demande d'adhésion à l'Union européenne, le moment venu, de pays voisins tels que la Turquie, se prononçant ainsi clairement en faveur d'un partenariat privilégié avec la Turquie (Applaudissements sur de nombreux bancs du groupe UMP) et non d'une adhésion pleine et entière à l'Union, pour des raisons sur lesquelles je vais revenir.

Bâtir ce partenariat privilégié et approfondi, tisser ce lien particulier avec la Turquie justifie que l'Union ne ferme aucune porte. L'ouverture, la prudence et la raison doivent prévaloir, dans la continuité. De fait, la demande de la Turquie n'est pas nouvelle, puisque sa première candidature à ce qui était, à l'époque, le Marché commun, date de 1959. Quant à l'accord d'association sur l'établissement progressif d'une union douanière entre l'Europe des Six et la Turquie, ainsi que son éventuelle adhésion à la CEE, il date de 1963. Il est d'ailleurs important de souligner que cette union douanière ne s'est concrétisée que trente-deux ans plus tard, ce qui souligne la spécificité des procédures entre l'Union et la Turquie.

C'est en 1987, enfin, que la Turquie a déposé une demande d'adhésion à la Communauté européenne, demande renouvelée après la création de l'Union européenne, en 1992. La demande de la Turquie apparaît donc légitime, puisque, depuis quarante-cinq ans, l'Union européenne et la Turquie n'ont cessé de dialoguer. Ce dialogue a d'ailleurs été conforté par la participation sans faille de la Turquie à l'Alliance atlantique pour la défense du monde libre pendant la guerre froide.

Pour autant, l'adhésion de la Turquie à l'Union Européenne est-elle envisageable dans un proche avenir ?

Personne ne le pense, ainsi que l'a souligné le Président de la République dans sa conférence de presse du 29 avril dernier. Est-elle envisageable à long terme ?

Pour répondre à cette question, il faudrait que soient résolus de nombreux problèmes, qui font l'objet de débats tant au sein de notre groupe que sur tous les bancs de cet hémicycle.

La question géographique peut être posée, puisque la plus grande partie de la Turquie est située au-delà du Bosphore mais, historiquement, ce vaste pays est partie prenante de l'histoire européenne depuis le XVe siècle, et il a toujours entretenu avec notre pays, depuis François 1er jusqu'au général de Gaulle, des liens politiques et d'amitié privilégiés, auxquels nous sommes et resterons attachés.

Se pose aussi la question du poids démographique de la Turquie, qui compterait à terme davantage d'habitants que le pays le plus peuplé de l'Union. Cela ne serait évidemment pas indifférent pour l'équilibre institutionnel dans les instances européennes.

Se pose encore un problème économique et social, puisqu'au nombre des critères de Copenhague figure l'exigence d'une économie de marché viable, ne remettant pas en cause l'équilibre concurrentiel de l'Union.

Se pose enfin un problème politique, puisque la Turquie devrait remplir strictement, effectivement et durablement les critères de Copenhague relatifs au respect de l'Etat de droit, des droits fondamentaux de la personne et à la protection des minorités. A cet égard, si sa candidature a incontestablement conduit la Turquie à adopter, en peu d'années, des réformes politiques fondamentales qu'il faut saluer, beaucoup reste encore à faire, et le récent débat du Parlement turc sur l'éventuelle pénalisation de l'adultère a suscité une grande émotion au sein de l'Union.

Toutes ces interrogations font que le statut de partenaire privilégié, prévu dans le projet de Constitution européenne, apparaît, d'une part, comme le mieux adapté et, d'autre part, comme ayant le plus de chances d'aboutir (Applaudissements sur de nombreux bancs du groupe UMP).

    M. Patrick Ollier - Très bien !

M. Bernard Accoyer - Il constitue, pour beaucoup des députés de notre groupe, l'alternative logique à l'adhésion de la Turquie à l'Union. Pour aboutir au statut de partenaire privilégié, il faut aller plus loin, avec la Turquie, en tous domaines, et l'ouverture des négociations va évidemment dans ce sens, d'autant qu'au Conseil européen du 17 décembre, la France n'aura à se prononcer que pour ou contre l'ouverture des négociations d'adhésion, et sur rien de plus.

M. Jean-Marie Le Guen - C'est déjà beaucoup ! C'est même l'essentiel !

M. Bernard Accoyer - Quels avantages la France tirerait-elle d'être le seul pays à s'opposer dès maintenant à l'ouverture de ces négociations ? (Applaudissements sur de nombreux bancs du groupe UMP) Notre tradition de défense des droits fondamentaux de la personne, notre idée de la tolérance, notre attachement au principe de laïcité font que la France apporte son soutien total aux efforts considérables réalisés par la Turquie pour progresser sur le chemin de la démocratie et du développement économique, ce progrès social qui est le meilleur moyen de contenir les flux migratoires vers les pays de l'Union. Certes, tout n'est pas parfait, mais la Turquie a valeur d'exemple de par son expérience réussie, dans le monde musulman, d'un Etat laïc et d'une démocratie ouverte à l'alternance.

Enfin, dans un contexte géopolitique international et régional en crise, il est de l'intérêt de l'Union d'avoir à ses côtés une Turquie apaisée, au poids géopolitique incontestable (« Très bien ! » sur les bancs du groupe UMP).

Qui peut nier qu'un signal définitivement négatif, une rupture brutale du dialogue entre l'Union européenne et la Turquie feraient le jeu de ceux qui aspirent au « choc des civilisations » ?

Certains affirment que l'ouverture des négociations conduirait obligatoirement à l'adhésion, au motif que cela a toujours été le cas par le passé. Je m'élève avec force contre cet amalgame approximatif qui, dans ce cas précis, prend un caractère inacceptable.

Certes, jusqu'à présent, les négociations d'adhésion ont toujours abouti. Mais elles ont été rompues à deux reprises avec la Grande-Bretagne. Les négociations avec la Turquie ne sauraient être jouées d'avance.

En effet, les procédures spécifiques à cette négociation, proposées par la Commission à la demande de plusieurs Etats et particulièrement de la France, permettent de garantir que la négociation pourra être interrompue, le cas échéant, à tout moment. Le chemin de la négociation est ainsi solidement balisé : par la clause de suspension en cas de violation de la démocratie ou des droits de l'homme,par l'évaluation annuelle de l'effectivité et de l'irréversibilité des réformes en Turquie, par des études d'impact approfondies conduites par des représentants de la société civile et des ONG internationales (Applaudissements sur de nombreux bancs du groupe UMP). De plus, plusieurs commissaires européens, au premier rang desquels Jacques Barrot, ont souligné la nécessité que la Turquie reconnaisse explicitement Chypre, mais aussi sa responsabilité dans le génocide arménien.

M. Patrick Ollier et M. Pierre Lellouche - Très bien !

M. Bernard Accoyer - En outre, chaque Etat de l'Union, ainsi que l'a rappelé le Président de la République, pourra demander à tout moment l'interruption des négociations .

Enfin, dans l'éventualité d'un aboutissement des négociations, dans un avenir lointain en tout état de cause, ce sont les peuples qui auraient à se prononcer pour ratifier cette adhésion et, pour les Français, cette ratification se ferait nécessairement par la voie référendaire, comme l'a indiqué récemment le Président de la République.

A l'occasion de ce débat, les représentants élus de la nation auront pu prendre la place qui est la leur à la veille des décisions du Conseil européen du 17 décembre prochain. Nous vous en remercions, Monsieur le Premier ministre. Nous avons exprimé les préoccupations de nos compatriotes, évalué la légitimité et les enjeux du dialogue et du rapprochement de l'Union et de la Turquie. Ces enjeux, majeurs, concernent la Turquie, mais aussi l'Union et donc la France.

Ces enjeux, ce sont aussi nos convictions : la démocratie et le respect des droits de la personne, le progrès économique et social, la sécurité et la paix..

Sans préjuger de la décision du Conseil européen du 17 décembre, nous savons que le Président de la République s'exprimera au nom de la nation toute entière,conformément à nos institutions et qu'il le fera dans l'intérêt de la France, du progrès et de la paix (Applaudissements sur de nombreux bancs du groupe UMP).

M. Le Garrec remplace M. Debré au fauteuil présidentiel.

PRÉSIDENCE de M. Jean LE GARREC

vice-président

M. Edouard Balladur, président de la commission des affaires étrangères - Le débat est suffisamment important pour n'y mettre aucune passion excessive. L'entrée de la Turquie dans l'Union européenne est souhaitée par certains et contestée par d'autres, pour des raisons historiques, géographiques, économiques et culturelles au sens large. Pour ce qui me concerne, je suis sensible à deux préoccupations rationnelles : faire fonctionner correctement les instituions européennes à 25 et bientôt à 27, et réussir l'intégration économique des nouveaux pays membres de l'Union.

La nouvelle Constitution dont l'Union va, je le souhaite, se doter, permettra beaucoup de progrès, mais elle ne résoudra pas tout, et la période d'adaptation risque d'être longue. Par ailleurs, nous devons intégrer 90 millions d'habitants, et bientôt 30 millions de Bulgares et de Roumains. Faut-il, par boulimie, ajouter aux difficultés par une sorte de fuite en avant, en décidant d'élargir l'Union à 80 millions d'habitants supplémentaires à l'échéance 2015-2020, obligeant à faire face au coût de l'intégration de 200 millions de nouveaux Européens ? Qui peut ignorer que, quinze ans après sa réunification, l'Allemagne, si riche et si puissante, n'a toujours pas bien intégré 17 millions d'Allemands de l'Est ?

La Turquie est un grand pays, dont le poids au sein de l'Union européenne, si elle y entrait, serait considérable, et dont la modernisation représenterait un coût d'environ 25 milliards par an. Or, l'Union doit d'abord faire preuve de solidarité envers les dix nouveaux États membres, tout en maîtrisant ses dépenses - et c'est une préoccupation, Monsieur le Premier ministre, qui honore votre gouvernement. Dès lors, comment s'engager dès à présent ...

M. Jean-Claude Lefort - Dans quinze ans !

M. le Président de la commission - ...dans la voie d'un nouvel élargissement ?

Pour ces raisons, je souhaite donc qu'on envisage pour la Turquie, comme désormais pour tous les pays candidats, afin de ne froisser aucune susceptibilité et de ménager la dignité d'un grand peuple, une situation de partenaire privilégié.

M. François Sauvadet - C'est la sagesse !

M. le Président de la commission - Pour y parvenir, il faudrait que le Conseil européen du 17 décembre ne ferme aucune voie et décide expressément de mettre à l'étude les deux solutions (Applaudissements sur les bancs du groupe UDF et sur les bancs du groupe UMP) : soit l'adhésion pure et simple de la Turquie, soit l'octroi d'un statut de partenaire privilégié, sans choisir dès maintenant entre l'une ou l'autre.

M. François Bayrou - Très bien !

M. le Président de la commission - C'est cette dernière solution qui aurait ma préférence et je me réjouis que beaucoup semblent s'y rallier.

L'Assemblée doit-elle, oui ou non, voter sur ce point avant le Conseil du 17 décembre ? Vous avez, Monsieur le Premier ministre, fait votre choix et répondu que ce serait contraire à la Constitution.

M. Jean-Christophe Lagarde - Ce n'est pas vrai.

M. le Président de la commission - N'y revenons pas, sinon pour observer que de ce fait, une partie du débat d'aujourd'hui porte sur la légitimité de ce vote préalable. N'en parlons pas davantage et revenons au fond. N'avais-je pas dit que je souhaitais dépassionner le débat ? (Sourires) Encore faudrait-il que l'on sache ce qu'est un partenariat privilégié. Voilà plus de dix ans que j'ai proposé que l'Europe soit organisée en trois cercles de composition et de compétence variables, un cercle de droit commun comprenant tous les États membres, un cercle restreint comprenant les pays décidés à aller plus loin et plus vite et un cercle plus large comprenant les voisins immédiats. Qu'il me soit permis, à cette occasion, d'exprimer ma reconnaissance à M. Fabius pour l'action persévérante qu'il mène afin d'assurer la publicité des propositions que j'avais faites. (Rires sur les bancs du groupe UMP et du groupe UDF)

M. Jean-Marie Le Guen - Il faudrait faire subir un test ADN à cette proposition !

M. le Président de la commission - J'y suis prêt. (Sourires) Vous savez, Monsieur le Premier Ministre, les inquiétudes qui s'expriment : pour les uns, l'Europe est passée de six membres à vingt-cinq, au prix de cinq élargissements. Aucune négociation d'élargissement, nous disent-ils, ne s'est terminée par un échec et c'est l'argument de tous ceux qui redoutent qu'une ouverture sans précaution d'une négociation avec la Turquie conduise quasi automatiquement à son adhésion.

Pour les autres, les choses étant parties comme elles le sont, on est en train de confondre les deux débats, l'un sur la Constitution européenne, l'autre sur l'élargissement de l'Union. (« Très juste ! » sur de nombreux bancs du groupe UMP) Il y a là un grand risque d'accroître les votes hostiles à l'adoption de la Constitution.

J'estime que nul n'a intérêt à ce que la décision soit prise dans des conditions passionnelles, ni l'Europe, ni la Turquie, ni la France. L'important est de débattre, aussi froidement qu'il nous sera possible, sur l'Europe que nous voulons. Or l'entrée de la Turquie dans l'Union est une décision fondamentale. Sans méconnaître le principe qui donne compétence au pouvoir exécutif pour conduire les négociations diplomatiques et signer les accords internationaux, je rappelle que la construction communautaire obéit à des règles et usages spécifiques, tant elle modifie notre ordre juridique interne et nos perspectives économiques, sociales et politiques.

C'est la raison pour laquelle, Monsieur le Premier ministre, je me permets d'exprimer trois souhaits. Le premier, c'est que vous vouliez bien - mais je pense que cela va de soi - faire part au Président de la République de l'état d'esprit de nombreux parlementaires dans notre assemblée et de leurs interrogations. Peut-être en tirera-t-il la conclusion que la meilleure façon de se réserver une marge de liberté dans la négociation, c'est de proposer de ne pas en figer le résultat par avance et de préciser qu'elle peut avoir pour issue soit l'adhésion, soit le partenariat privilégié (Applaudissements sur les bancs du groupe UDF et sur quelques bancs du groupe UMP).

Deuxième souhait, une fois acquise la décision du Conseil européen, le 17 décembre, rien ne s'opposerait à ce que notre Assemblée en délibère à nouveau dès le début de l'année prochaine, afin de vous donner l'occasion de lui rendre compte de la réunion et d'entendre son opinion (« Excellent ! » sur les bancs du groupe UDF).

Enfin, on nous dit que la négociation peut durer cinq à dix ans avant que le résultat final n'en soit connu. Les uns et les autres dans cette Assemblée, où en serons-nous dans dix ans ? (Sourires) Dieu seul le sait, mais une chose est certaine, c'est que la France sera toujours là et le peuple français aussi. C'est pourquoi le référendum qui lui a été promis pour conclure cette négociation avec tout nouveau candidat devrait prévoir le choix entre les deux solutions sur lesquelles je suis revenu à plusieurs reprises, l'adhésion ou le partenariat privilégié (Applaudissements sur les bancs du groupe UDF et sur de nombreux bancs du groupe UMP).

Qui peut d'ailleurs savoir si, au terme des négociations, tel ou tel pays candidat ne préférerait pas finalement le statut de partenaire privilégié...

M. Jacques Myard - Souhaitons-le pour la France !

M. le Président de la commission - ...et ne souhaiterait pas être lui aussi invité à choisir. Si les choses se passaient ainsi, l'opinion publique se convaincrait que les décisions ne se prennent pas sans elle ; les Français, appelés à choisir, se réconcilieraient avec l'Europe à laquelle ils ont parfois tendance à faire porter la responsabilité de toutes leurs difficultés (« Très bien ! » sur les bancs du groupe UDF).

Je serais heureux, Monsieur le Premier Ministre, que vous me fassiez savoir le compte que vous envisagez de tenir des trois souhaits que j'ai exprimés. Ils me paraissent ménager à la fois les prérogatives, que vous désirez préserver, du pouvoir exécutif, les préoccupations de notre Assemblée, et celles des Français (Applaudissements sur les bancs du groupe UMP et du groupe UDF).

M. François Baroin - Le 17 décembre prochain, les chefs d'Etat et de Gouvernement des Etats membres doivent donc décider de l'ouverture des négociations d'adhésion avec la Turquie. Cette adhésion en devenir n'est bien sûr pas anodine. Contrairement à ce qu'il s'est passé pour les dix pays qui ont récemment intégré l'Union, la perspective de la Turquie membre à part entière fait débat. Pourquoi ?

D'abord parce que chacun a le sentiment que la Turquie ne peut pas être mise sur le même plan que la Pologne, la Slovaquie, ni aucun des Dix. Je me borne là à un simple constat, sans jugement de valeur. Alors, nous débattons légitimement d'une problématique complexe. Les enjeux sont nombreux : qu'adviendra-t-il, lorsque ce pays qui comportera près de 100 millions d'habitants d'ici dix ou quinze ans, sera intégré à l'ensemble communautaire et disposera du plus grand nombre de députés au Parlement européen ? L'UE s'accommodera-t-elle de l'islam turc ? Est-ce un problème majeur ou périphérique? Quelles sont les limites politiques et géographiques de l'Europe ? L'intégration de la Turquie est-elle de nature à créer des difficultés budgétaires ? Le processus d'adhésion est-il irréversible ? La liste des interrogations n'est pas close, et toutes sont importantes.

Il est légitime que la perspective de l'adhésion de la Turquie amène la représentation nationale à donner son avis. Et il est tout aussi essentiel que nos concitoyens et l'ensemble des formations politiques puissent s'exprimer à courte ou longue échéance. Sur cette question, l'UMP s'était prononcée par vote au conseil national d'Aubervilliers du 9 mai dernier, en affirmant que la Turquie n'avait pas vocation à entrer dans l'UE, tout en proposant la solution du partenariat privilégié. Non à la Turquie comme Etat membre ; oui à un partenariat renforcé (Applaudissements sur de nombreux bancs du groupe UMP et sur les bancs du groupe UDF).

Chacun reconnaît que la Turquie a fait des progrès encourageants dans la voie du respect des critères de Copenhague. Mais beaucoup reste à faire et qui voudrait parier sur la constance du régime politique turc dans les quinze années à venir ?

Il n'est bien évidemment pas question de céder à un quelconque fantasme islamophobe ou turcophobe, mais bien plutôt de s'interroger sur le devenir de l'Europe. Veut-on privilégier l'approfondissement - c'est traditionnellement l'option française - ou l'élargissement, au risque d'affaiblir le projet communautaire ? (Applaudissements sur plusieurs bancs du groupe UMP) Nous nous retrouvons dans une situation paradoxale. Alors que l'éventuelle adhésion de la Turquie ne sera effective que vers 2015, le débat n'a jamais paru aussi urgent.

Je sais que certains auraient préféré que notre débat soit suivi d'un vote. Mais cela reviendrait à contraindre le Président de la République, auquel le Parlement donnerait en quelque sorte un mandat impératif (« Mais non ! » sur les bancs du groupe UDF). Nous sommes les premiers à dénoncer le chantage à la réélection auquel prétendent nous soumettre certaines corporations et nous voudrions lier les mains du Chef de l'Etat par un vote à l'Assemblée nationale et au Sénat ? (Protestations sur les bancs du groupe UDF et sur de nombreux bancs du groupe socialiste)

Nous avons voulu ce débat, nous l'avons et nous aurons d'autres occasions d'évoquer le même sujet. D'ici là, faisons confiance au Gouvernement. Il y a sans doute là aussi une ligne de partage, qui passe entre ceux qui sont attachés aux institutions, et donc en l'occurrence à une certaine voix de la France, et ceux qui veulent les affaiblir (Applaudissements sur les bancs du groupe UMP).

M. Noël Mamère - J'ai l'honneur de représenter dans ce débat les députés Verts, qui, sur la question de l'adhésion de la Turquie à l'Union européenne, n'ont ni état d'âme ni division interne. Nous sommes résolument pour, car nous ne bornons pas notre horizon aux frontières étroites de la politique française. Le peuple turc ne doit pas être l'otage de nos débats franco-français, ni devenir le bouc émissaire de notre incapacité à répondre à la crise et aux inquiétudes de la société française. La Turquie ne doit pas être le miroir de nos peurs, notamment de la peur ethnico-sociale, ce nouveau poison qui ronge notre société et qui a fait dire au Premier ministre cette énormité : « le fleuve de l'islam ne rentre pas dans le lit de la laïcité ».

Nous sommes pour l'ouverture des négociations avec la Turquie le 17 décembre. D'abord parce que l'Europe a besoin de la Turquie pour bâtir un modèle de cohésion multiculturelle. La Sublime Porte n'est pas la caricature qu'en font les islamophobes et les partisans du club chrétien. Seule nation à appliquer depuis Atatürk le modèle français issu de la laïcité et du jacobinisme, elle a même été plus vite que nous dans certains domaines de l'émancipation des femmes en leur accordant le droit de vote dés 1934, en combattant résolument la polygamie, en autorisant l'avortement.

Le modèle turc qui se construit sous la pression contradictoire de l'Europe et de l'intégrisme cherche à concilier la tradition laïque, imposée souvent de manière autoritaire, et un islam ouvert et moderne, qui est assumé par une grande majorité de la population. La Turquie est une chance pour l'Europe car celle-ci sera multiculturelle ou ne sera pas.

Ensuite parce que, dans le nouveau monde de l'après 11 septembre, l'ouverture de négociations avec la Turquie apporte une réponse décisive à la guerre de civilisation théorisée aussi bien par les néoconservateurs américains que par Ben Laden. Elle constitue même la clef qui permettra à l'Europe de proposer une alternative au modèle de la guerre préventive visant à imposer la démocratie occidentale par la force. La Turquie a un rôle stratégique entre l'Asie, la Russie, le Moyen-Orient et l'Europe. Faut-il rappeler que l'année dernière, à la veille de la guerre américaine en Irak, le Parlement turc a voté le refus du passage des troupes américaines sur son sol alors que les militaires turcs étaient prêts à encourager cette violation de souveraineté ?

Enfin parce que les frontières de l'Europe doivent trouver leur cohérence dans le monde multipolaire de demain. De ce point de vue, l'avenir de l'Europe se joue en Turquie, parce que son adhésion à l'Union ouvrira notre continent sur ses frontières naturelles du Sud et de l'Asie. Depuis toujours la Turquie a été au cœur de l'histoire euro méditerranéenne. Son admission serait un signal fort permettant à la Méditerranée de dépasser les pesanteurs historiques et d'entrer sans complexe dans le troisième millénaire.

Ne refusons pas l'ouverture d'un processus au prétexte que les Turcs seraient musulmans, pauvres et trop nombreux ! Les négociations ont permis d'accélérer la transformation de la Turquie. Mais il est vrai qu'il subsiste des zones d'ombre... La question kurde et la démocratisation du régime nous semblent ainsi être les principaux critères de l'admission.

Or, les Kurdes de Turquie continuent d'être persécutés parce qu'ils sont kurdes. Les droits politiques et syndicaux ne sont pas respectés. Certains intellectuels et journalistes sont poursuivis et jetés en prison. Mais le processus d'intégration obligera l'Etat turc à se réorganiser selon le principe de subsidiarité. Comme elle a permis à l'Espagne d'en finir avec le centralisme autoritaire issu du franquisme, l'Europe permettra à la Turquie d'en finir avec le jacobinisme militarisé.

Si nous voulons prouver à la Turquie que nous ne la refusons pas pour de mauvaises raisons, nous devons prendre des initiatives concrètes qui démontreront que l'adhésion devra se faire en fonction des principes qui régissent l'Europe comme espace des droits et non à cause de l'appartenance religieuse ou du poids démographique.

Cela m'amène à faire trois propositions : que le Président de notre assemblée invite ici dans cet hémicycle le premier ministre de la Turquie pour que celui ci nous expose son point de vue ; que le groupe d'étude sur la question kurde revive, comme le demandent depuis cinq ans des députés de plusieurs groupes.

M. François Bayrou - Très bien !

M. Noël Mamère - Enfin que les députés français organisent une délégation composée de représentants de la majorité et de l'opposition pour visiter les prisons turques et examiner les conditions de détention des détenus politiques. C'est comme cela que nous pourrons faire progresser la cause de la démocratie en Turquie.

Enfin, nous avons une responsabilité particulière vis à vis de la Turquie : nous devons lui demander de regarder en face la question du génocide arménien...

M. François Rochebloine - Très bien !

M. Noël Mamère - Nous avons en effet été le premier parlement au monde à reconnaître cette tragédie.

M. François Rochebloine - A l'unanimité !

M. Noël Mamère - Le fait que nous puissions débattre de la Turquie est une bonne chose. Mais que ce débat soit octroyé à la suite d'une fronde des députés de la majorité démontre une fois de plus que nous sommes une assemblée croupion.

M. François Bayrou - Eh oui !

M. Noël Mamère - Les standards de la démocratie devraient s'appliquer à tous et pas seulement à la Turquie, en commençant par ceux là mêmes qui donnent en permanence des leçons de démocratie aux autres.

M. Philippe Pemezec - Je me fais aujourd'hui le porte-parole de plusieurs dizaines de députés de la majorité parlementaire qui ont décidé de se mobiliser contre la candidature de la Turquie à l'entrée dans l'Union européenne. Notre groupe souhaitait d'une part qu'un débat soit organisé dans cette enceinte, d'autre part qu'il se tienne avant le 17 décembre. Notre demande a été entendue, nous en remercions le Gouvernement. Mais venons-en au fond.

Plusieurs arguments ont déjà été avancés pour s'opposer à l'entrée de la Turquie : le risque de modification des équilibres politiques, mais aussi le risque démographique et les risques migratoires qui y sont liés. On a aussi évoqué le risque économique - a-t-on vraiment les moyens d'accueillir la Turquie ? - et les risques géopolitiques liés aux nombreux conflits qu'entretient la Turquie avec ses voisins.

Le risque islamiste existe aussi. Certes la Turquie a maintenu le principe de laïcité imposé par Atatürk, mais ce, grâce à un pouvoir fort soutenu par l'armée. Or, l'entrée de ce pays dans l'Union européenne est aujourd'hui conditionnée à la disparition du pouvoir militaire. Cela fait le bonheur des mouvements islamistes radicaux qui attendent patiemment une brèche dans le système. Paradoxalement, plus la Turquie sera proche d'entrer dans l'Europe, plus elle sera menacée de basculer vers un islam radical. Voilà pourquoi les mouvements islamistes turcs, généralement si jaloux de l'indépendance nationale, sont si favorables à l'entrée dans l'Union européenne.

Je rappelle aussi que la reconnaissance officielle du génocide arménien faisait partie des quatre conditions préalables fixées en 1987 et je pose solennellement la question : aurions-nous fait l'Europe avec une Allemagne qui aurait nié la Shoah ? L'Etat turc, pour sa part, continue de nier le génocide de près de deux millions d'Arméniens. Existerait-il une hiérarchie entre les génocides ?

M. Jean-Christophe Lagarde - Très bien !

M. Philippe Pemezec - Les Français sont majoritairement contre l'entrée de la Turquie pour une raison de bon sens : la Turquie n'est pas en Europe. Et Istanbul, me direz-vous ? Eh bien, Istanbul est le dernier reste du démantèlement par les Ottomans de l'empire romain d'Orient. Les 23 000 km2 de Turquie qui sont du côté européen du Bosphore ne doivent pas servir d'alibi, car nous parlons ici de seulement 3% du territoire turc.

La Turquie reste donc un Etat de 700 000 km2 appartenant à l'Asie mineure, un Etat dont les pays frontaliers s'appellent Syrie, Irak et Iran. Faire entrer la Turquie dans l'Union, c'est déplacer les frontières de l'Europe au cœur d'un des territoires les plus explosifs de la planète. Le général de Gaulle rêvait d'une Europe de l'Atlantique à l'Oural. Va-t-on nous imposer le cauchemar d'une Europe de l'Atlantique à l'Euphrate ?

Si nous souhaitons que l'Europe soit simplement l'Europe des marchands, laissons entrer la Turquie puis d'autres pays. Mais si nous souhaitons une Europe construite sur un projet politique, déterminé par des valeurs communes et par une histoire partagée, alors il faut dire non à un projet qui signerait l'arrêt de mort de l'Europe politique et sociale, voire de l'Europe tout court.

C'est le moment d'être honnêtes avec nous-mêmes et avec les Turcs. Plutôt que de leur faire miroiter les mirages d'une hypothétique adhésion, renforçons la Turquie et les pays de l'arc méditerranéen par un partenariat économique privilégié. Reconnaissons que l'Europe a des frontières et qu'à vouloir les élargir à outrance, nous la vidons de toutes ses références culturelles et historiques, qu'il s'agisse de ses racines gréco-latines ou de son héritage judéo-chrétien.

Si comme moi vous avez le sentiment de faire partie d'une famille européenne, n'est-ce pas le moment de prouver que nous sommes là pour la défendre ? La politique étrangère est le domaine réservé du Président de la République. Mais sur cette question, les Français ont un avis, ils doivent être consultés, soit directement, soit par l'intermédiaire de leurs représentants élus. A l'heure où se joue le tournant le plus important de l'histoire de l'Union, c'est le moment où jamais de créer une véritable Europe des peuples, une Europe librement consentie.

On nous dit que les chefs d'Etats européens sont tous partisans de l'entrée de la Turquie. C'est faux ! Ils sont nombreux à attendre qu'un pays ait le courage de dire non !

M. Jean-Christophe Lagarde - C'est vrai !

M. Pemezec - Pour moi et pour ceux que je représente à cette tribune, la Turquie dans l'Europe c'est non ! Et si d'aventure l'occasion n'est pas donnée aux Français de s'exprimer, je crains qu'ils ne s'expriment lors du référendum sur la Constitution européenne. Je fais le pari que nous verrions alors une large victoire du non. Etes-vous prêts à prendre ce risque ? (Applaudissements sur divers bancs du groupe UMP et du groupe UDF)

M. Jean-Marie Le Guen - Délégué en votre nom à l'assemblée permanente du Conseil de l'Europe, je siège au côté de délégués turcs qui en sont membres depuis 1949 sans que personne se soit jamais interrogé sur la légitimité de leur présence. Depuis 1963, la France et l'Union Européenne ont soutenu la perspective de l'adhésion de la Turquie. Aucun chef d'Etat, aucun gouvernement français n'a remis en cause cet engagement. Ce n'est pas par inadvertance, par mercantilisme ou par atlantisme que Charles de Gaulle ou François Mitterrand ont défendu cette orientation. Ils ont fait ce choix stratégique en considération, non seulement des intérêts nationaux qui font de la France le premier investisseur en Turquie, mais de l'intérêt géopolitique de l'Europe. La paix, la stabilité, le développement du flanc sud de l'Europe impliquent en effet la coopération avec la Turquie.

M. Jean-Christophe Lagarde - La coopération, oui !

M. Jean-Marie Le Guen - Cette coopération aurait pu prendre diverses formes. La Turquie, parce qu'elle y trouve son équilibre plus encore que son intérêt, a souhaité l'adhésion. Nous l'avons accepté, nous nous sommes engagés parce que, aujourd'hui plus encore qu'hier, de l'équilibre de la Turquie dépend aussi le nôtre, et parce que cette demande n'a jamais été jugée incompatible avec l'identité européenne,. Qui peut croire que la France ou l'Union européenne peuvent sans dommage reprendre unilatéralement leur parole ? Certains nous disent : «pourquoi pas la Russie ? » Pourquoi pas, en effet ; encore faudrait-il que la Russie le souhaite, ce qui jusqu'à présent n'est pas le cas.

Les conditions d'adhésion de la Turquie sont-elles pour autant déjà remplies ? Certes non. Si des progrès ont été accomplis, beaucoup restent à faire. Mais jusqu'à présent notre partenaire turc n'a pas failli. Dès lors, pourquoi cette tentation de rejet qui s'affirme aujourd'hui ?

Il me semble qu'aujourd'hui ce n'est pas tant le débat turc qui interfère sur le débat constitutionnel que l'inverse. D'un côté, la perspective d'adhésion d'un pays qui porte le double caractère - négatif pour certains - d'être un Etat laïc et une société musulmane ne vient-elle pas douloureusement souligner pour eux l'absence dans le traité constitutionnel de référence aux origines chrétiennes de l'Europe? De l'autre, l'adhésion d'un grand pays ne souligne-t-elle pas la fin de la gouvernance franco-allemande de l'Union, fin pourtant déjà accomplie avec l'élargissement accepté il y a dix ans ? Reconnaissons la confusion de nos esprits. N'a-t-on pas entendu M. de Villepin, alors ministre des Affaires étrangères, déclarer : « La crise irakienne nous donne une leçon, nous n'avons pas besoin de plusieurs petits pays mais d'un grand. » ? Il serait temps que notre pays devienne adulte, et qu'il assume les choix que ses dirigeants ont déjà fait : celui de l'élargissement, et celui de la Turquie en Europe.

On peut être en effet adulte et optimiste à la fois, car l'âge adulte n'est pas encore celui du déclin ! (Applaudissements sur les bancs du groupe socialiste)

M. Pierre Lellouche - La question de l'entrée éventuelle de la Turquie dans l'Union Européenne est une question véritablement existentielle pour le devenir du processus d'intégration des nations de notre continent, dont la France et l'Allemagne ont été depuis cinquante ans les principaux architectes. Quel type de société, quelles frontières, quelles ambitions, quelles institutions, et surtout quelle identité pour l'Europe, telles sont les questions que soulève l'adhésion éventuelle de ce grand pays. Il est donc normal que ces questions fassent débat dans l'opinion comme dans notre Assemblée. Ce qui est regrettable, en revanche, c'est que ce débat n'ait pas toujours la sérénité et la hauteur qu'on serait en droit d'attendre et qu'il serve même pour certains, soit de levier de pouvoir à l'intérieur de telle formation politique, soit de repoussoir pour une question toute différente, celle de la ratification du traité constitutionnel. La Turquie mérite mieux, pardonnez l'expression, que de servir de « tête de Turc » dans la mauvaise querelle qu'une coalition hétéroclite d'antieuropéens ou d'anti-Constitution européenne de gauche ou de droite cherche à imposer au pays.

L'objectif premier de la construction européenne tient en trois mots : faire la paix. La paix d'abord dans l'ouest européen dès l'après guerre, à partir de la réconciliation franco allemande : ce fut l'Europe des six, puis des neuf, puis des quinze. Faire la paix dans toute l'Europe ensuite, une fois la Guerre Froide terminée : ce fut l'élargissement vers dix nouveaux membres, soit 80 millions d'habitants dont certains étaient naguère membres du Pacte de Varsovie, voire citoyens soviétiques. Faire la paix, enfin, et c'est ce que nous faisons aujourd'hui, dans les Balkans, par une politique patiente de stabilisation militaire et d'intégration progressive des états issus de l'ex-Yougoslavie. Telle est donc la vocation première de la construction européenne : élargir sans cesse la zone de paix et de prospérité des nations de notre Continent sur la base de nos valeurs de liberté, afin de rendre impossible le retour de la guerre en Europe.

Si l'on veut bien garder à l'esprit cette perspective fondamentale et si l'on considère comme moi que la grande affaire de la planète pour les cinquante prochaines années sera celle de la réconciliation ou du divorce entre le monde occidental démocratique et le monde musulman, alors fermer d'emblée la porte à la Turquie, seul grand Etat musulman laïque depuis quatre-vingts ans et candidat à l'Union Européenne depuis quarante-cinq ans, serait une faute politique et stratégique majeure (Applaudissements sur plusieurs bancs du groupe UMP et du groupe socialiste). L'enjeu est de montrer à un milliard et demi de musulmans que le monde démocratique n'a pas peur de l'Islam et surtout que celui-ci est fondamentalement compatible avec nos valeurs démocratiques, à commencer par l'égalité entre l'homme et la femme et la séparation des pouvoirs temporel et spirituel. En un mot, il s'agit de démontrer que le fleuve de l'Islam peut se fondre dans l'Océan de la démocratie et des droits de l'homme. Nous commettrions une faute majeure en refusant d'envisager jusqu'au démarrage même d'un tel processus, comme certains le réclament. On ne peut à la fois faire de l'intégration des musulmans de France et de la laïcité la priorité fondamentale de notre société, accuser l'administration Bush d'aggraver par son action en Irak le conflit des civilisations, et dans le même temps dire à la Turquie qu'elle n'a pas sa place en Europe.

Les arguments utilisés par les adversaires de l'entrée de la Turquie me semblent tous réversibles. La Turquie, dit-on, n'a cessé de faire la guerre aux Européens depuis cinq siècles. Mais François 1er n'avait pas hésité à faire alliance avec Soliman le Magnifique contre les Habsbourg, pourtant chrétiens. Et l'Union Européenne n'est-elle pas constituée de pays qui n'ont cessé de se faire la guerre pendant des siècles ? C'est même pour cela qu'elle existe...

La Turquie, dit-on aussi, serait trop peuplée, et donc surreprésentée demain dans les institutions européennes, compte tenu de la pondération du système de votation en fonction de la population. Mais ces questions sont négociables et seront négociées. De plus, l'Europe qui résulte des élargissements récents est dominée par les petits Etats, et qu'un grand pays comme le nôtre peut trouver avantage à voir entrer dans le système de pondération un autre grand Etat.

La Turquie, dit-on encore, est à mille lieues d'être prête à rentrer en Europe. C'est vrai, mais en partie seulement. D'abord parce que des réformes considérables ont été menées ces dernières années précisément sous l'impulsion des critères de Copenhague que nous avons imposés. Quatre cent soixante lois ont été adoptées ces deux dernières années, qui changent le système juridique, les relations entre civils et militaires, le respect des minorités. On a soutenu tout à l'heure qu'avec la Turquie dans l'Europe nous n'aurions pu voter la loi sur le génocide arménien : c'est tout le contraire, car la Turquie serait contrainte par la discipline européenne, en particulier sur les droits de l'homme. Par ailleurs la Turquie a connu au dernier trimestre un taux de croissance de 14,5 % : c'est un pays qui se développe très vite et qui n'est pas si loin de la moyenne des pays du dernier élargissement.

On objecte enfin que la Turquie amènerait les frontières de l'Europe aux confins de l'Irak, voire de la Syrie, ce qui serait inacceptable. Mais en quoi? Les géographes le savent bien, l'Europe a des frontières maritimes claires à l'ouest et au sud, mais floues vers l'est, où toute délimitation est arbitraire. Le général de Gaulle parlait d'une Europe de l'Atlantique à l'Oural : c'est que la Russie est culturellement européenne, même si ses frontières la portent jusqu'au Pacifique. Les Républiques du Caucase comme la Géorgie ou l'Arménie sont européennes. Quant à la Turquie, elle a été cinq siècles durant l'un des principaux empires continentaux de l'Europe, lié à toute notre histoire.

Ce débat sur les frontières n'est rien d'autre que le faux nez du débat bien plus fondamental, bien que souvent inavoué en raison de certains relents inavouables, sur l'identité européenne : identité exclusivement et résolument chrétienne pour certains, mais alors qu'on le dise - ou moderne et démocratique si l'on fait partir l'Europe de la Renaissance. C'est à cette seconde école que je me rattache: pour moi le devenir de l'Europe transcende les clivages religieux ; c'est l'extension de notre zone de prospérité et de démocratie sur la base de nos valeurs fondamentales.

Vous comprendrez que je me trouve en parfait accord avec la vision à la fois historique et sage qui est celle du Président de la République. Elle consiste, d'une part à ne pas fermer la porte à la négociation avec la Turquie, d'autre part à prendre le temps de tester sur dix ou quinze ans l'évolution interne de ce pays en fonction des critères que nous lui aurons fixés, enfin à donner la parole au peuple français. Telle est pour moi la voie de la sagesse et de l'intérêt national.

Je regrette que certains se saisissent de cette question pour jouer sur les peurs des Français, par un amalgame grossier entre immigration, Islam, islamisme, terrorisme et Turquie dont le résultat est, non seulement d'abaisser notre débat et de lui retirer une bonne part de sa dignité, mais surtout d'affaiblir la voix de la France en Europe et dans le monde. Quelle triste image que cette France frileuse et quelque peu paniquée devant l'entrée éventuelle d'un pays ami, qui compte pourtant parmi nos premiers partenaires politiques, économiques et culturels ! Je rappelle que la France est le premier investisseur en Turquie et que ce pays est avec l'Allemagne le premier poste d'expansion culturelle de la France. Onze établissements scolaires y forment annuellement 10.000 Turcs qui parlent notre langue. Vous aurez du mal à leur expliquer notre refus. Fermer la porte à la Sublime Porte serait une triste politique pour la France (Applaudissements sur de nombreux bancs du groupe UMP et quelques bancs du groupe socialiste).

M. René Rouquet - Après tant de revirements et de controverses, le Président de la République et le Premier ministre ont enfin concédé à la représentation nationale la possibilité de débattre - mais sans risque. Je regrette en effet de ne pouvoir voter sur une question d'une telle importance sur notre avenir...

M. François Rochebloine - Très bien.

M. René Rouquet - Elle méritait mieux que la légèreté avec laquelle l'exécutif a mené à la hâte cette procédure.

M. François Bayrou - Très bien.

M. René Rouquet - Il nous faut réaffirmer que les conditions d'adhésion de la Turquie ne sont pas réunies aujourd'hui, mais aussi adresser un message d'espoir au peuple turc et dire à ses dirigeants que nous souhaitons que les discussions se poursuivent pour que la Turquie maintienne un dialogue avec l'Union européenne et que toutes les options restent ouvertes, quelle que soit l'issue du processus lancé par la Commission.

Mais il nous paraît indispensable de rappeler la primauté que nous accordons aux droits de l'homme, aux progrès de la démocratie, à l'état de droit, au respect de la presse, des syndicats, des partis d'opposition et des minorités, au règlement de la question chypriote et à la reconnaissance du génocide arménien. Sur toutes ces questions, malgré la campagne orchestrée par Ankara, chacun mesure le long chemin que la Turquie devra encore accomplir, tant elle paraît éloignée des valeurs démocratiques qui sont les fondements de l'Union.

Avec d'autres, en particulier Martine David, je souhaite revenir sur cette exigence fondamentale à laquelle est subordonnée toute discussion sur un éventuel processus d'adhésion, la reconnaissance du génocide arménien. La question est d'autant plus d'actualité que l'ambassadeur de Turquie en France a récemment déclaré que « ce génocide n'est pas établi, et pour reconnaître un génocide, il faut des preuves. Or il n'y en a pas ». Tant que la Turquie persistera dans cette attitude négationniste et refusera de reconnaître le génocide dont le gouvernement ottoman s'est rendu coupable, dont la réalité est établie par le Parlement européen et que trente-sept pays, dont la France, ont reconnu, les conditions d'entrée ne sont pas réunies.

M. Jean-Yves Hugon - Très bien.

M. René Rouquet - La France fut la première à reconnaître ce génocide et la seule à le reconnaître par la loi, à l'unanimité et à l'initiative des groupes parlementaires, en 1998 puis en 2001. Parce que c'est l'honneur de l'Assemblée nationale d'avoir mené à son terme ce processus législatif, nous devons faire à présent de cette reconnaissance une exigence morale autant que politique.

Que la Turquie entreprenne ce travail de mémoire, qu'elle fasse la lumière sur son histoire pour favoriser la réconciliation et la paix, et qu'elle respecte les conditions de la résolution du Parlement européen de 1987. Alors, elle remplira les conditions d'adhésion fixées à Copenhague par les démocraties d'Europe.

Comment le Président de la République pourrait-il, en 2004, approuver l'ouverture de négociations d'adhésion sans prendre en compte la nécessité de reconnaître un génocide dont il a affirmé l'existence en promulguant la loi de 2001 ?

La construction de l'Europe est inconcevable sans vérité historique, élément indissociable de cette question de l'adhésion de la Turquie. Grâce aux avancées démocratiques que nous appelons de nos vœux pour ce pays et pour son peuple, elle sera peut-être demain source de paix et de réconciliation, de développement et de stabilité dans la région (Applaudissements sur certains bancs du groupe socialiste).

M. Nicolas Dupont-Aignan - En recommandant, le 6 octobre, l'ouverture des négociations d'adhésion avec la Turquie, la Commission européenne a placé chaque Etat membre, et singulièrement la France, devant une responsabilité historique. En effet, différer le choix à dix ou quinze ans revient soit à tromper nos concitoyens, soit à mentir aux Turcs, et à reporter sur les responsables de demain un choix qui aboutira à une crise intérieure ou une crise internationale.

Voyons les choses en face. Si le 17 décembre le Conseil européen suit l'avis de la Commission, il engagera un processus d'adhésion quasiment irréversible. Députés de la majorité, par nature solidaires du Gouvernement, nous serons associés à cette décision. Or avons-nous été élus en 2002 pour lancer le processus d'adhésion de la Turquie ? Certainement pas.

Au cours de notre mandat, nous serons rarement confrontés à un choix de cette importance. J'en appelle donc à la conscience de chacun. Pour ma part, je me refuse à ce que mes enfants ou mes concitoyens me reprochent un jour d'avoir, par myopie, démagogie ou lâcheté, mis la main à une manœuvre si dangereuse.

L'Union européenne est encore trop fragile pour être engagée dans une telle aventure. Que l'on soit fédéraliste ou attaché à l'Europe confédérale du général de Gaulle comme je le suis, nous devons la consolider. Instaurer un partenariat avec la Turquie la Russie, l'Ukraine, le Maghreb, Israël stabiliserait les contours de notre Europe en évitant sa dilution. Y faire entrer un pays non européen et si différent, comme l'est la Turquie, rendrait impossible de faire fonctionner de façon apaisée des institutions déjà affaiblies par l'élargissement indispensable mais périlleux à l'Est.

Seule la logique technocratique qui mêle gros intérêts et bonnes intentions, à des années-lumière du vécu des peuples, peut expliquer cette fuite en avant de la Commission. En imposant aux Européens sans les consulter une voie qu'ils refusent, on affaiblit une Europe qui manque tant de légitimité. Comment fera-t-on accepter aux Français des règles prises à la majorité d'un Conseil européen dont le membre le plus influent sera un pays non européen ? Seuls les Etats-Unis pourront se réjouir de cette erreur historique.

Ceux qui, abusés par de bons sentiments, ont cru pouvoir s'affranchir de la réalité, découvriront alors que l'histoire peut redevenir tragique. La démagogie du « tous semblables » ici à l'œuvre ne respecte pas les sentiments des Français. Oser dire qu'il y a des différences profondes entre l'Europe et la Turquie devient un crime de lèse-pensée unique. Avec des tendances démographiques contraires, une culture et des moeurs différentes, comment la Turquie, en vingt ans, ressemblerait-elle aux autres pays de l'Union ? Les Turcs le veulent-ils ? Peut-on leur reprocher de vouloir rester eux-mêmes ? Les nations évoluent lentement.

Offrir un partenariat, ce n'est pas fermer la porte aux Turcs mais leur dire la vérité et les associer à un vrai projet de coopération.

Certes, dans la Ve République, le Président conduit la politique étrangère de la nation. Mais les institutions donnent aussi un rôle important au peuple qui élit ce président au suffrage universel et qui est consulté par référendum, ce que le général de Gaulle a toujours fait avant chaque choix décisif. Comment reprocher aux représentants du peuple de se saisir de cette question si le peuple est totalement écarté du choix essentiel ? Ce n'est pas remettre en cause les pouvoirs du Président de la République que d'exprimer ici notre avis.

Jacques Rueff disait : Soyez socialiste, soyez libéral, mais ne soyez pas menteur. Il n'y a pas de fatalité qui obligerait la majorité à s'embourber dans ses contradictions et à s'éloigner du peuple. La solution est de le consulter aussi vite que possible, avant ou après le 17 décembre, sur cette question : Souhaitez-vous l'adhésion de la Turquie à l'Union européenne ou son association sous forme d'un partenariat ? Les Français trancheraient.

Ainsi nos compatriotes, lassés d'être pris pour des imbéciles, caricaturés en extrémistes, se réconcilieraient avec la démocratie et retrouveraient peut-être un peu plus confiance en leurs hommes politiques. L'idée européenne serait confortée par un arbitrage sur les frontières de l'Europe. Comment d'ailleurs voter sur la Constitution sans les connaître ? Enfin, la majorité pourrait se rassembler autour des priorités que lui ont confiées les Français en 2002. Nous n'avons pas été élus pour faire adhérer la Turquie, mais pour redresser le pays, rétablir la sécurité, relancer l'économie, réformer l'école.

En 2007, nous serons jugés sur nos actes. C'est pourquoi je regrette profondément qu'aujourd'hui nous ne puissions pas voter, et j'espère qu'avant le 17 décembre les Français seront consultés. Il y va de l'avenir de la France et d'une certaine idée de la politique (Applaudissements sur quelques bancs du groupe UMP).

M. Christian Paul - La Turquie a-t-elle sa place dans l'Union européenne, et quels préalables poser à son adhésion ?

Il y a quelques mauvaises raisons de s'y opposer. Mais l'Europe ne se réduit pas à un concept géographique. C'est avant tout une construction politique, dont les frontières ne vont pas de soi. Français et Espagnols des Antilles, des Açores ou de l'Océan indien sont aussi des Européens. De même, qu'on ne laisse pas entendre qu'il nous faudrait préserver une culture, une religion, une civilisation. L'histoire même de l'Europe, celle d'Averroès, n'est-elle pas croisement des cultures, la Méditerranée trait d'union plutôt que fracture ?

Figure aussi parmi ces mauvaises raisons un sentiment inavouable, celui du racisme. Gardons-nous de le faire prospérer ces jours-ci.

Les socialistes ont posé des préalables qui ne sont pas près d'être levés. Ils concernent à la fois la Turquie, et son niveau de démocratie, et l'Europe. Si ces conditions ne sont pas remplies, le moment venu nous dirons non. Sans doute nous dira-t-on que le peuple turc ne peut pas être l'otage des faiblesses inguérissables de l'Europe. Mais nous entendons bien œuvrer pour les guérir. De plus il n'est plus acceptable que les élargissements successifs et sans frein diluent le projet européen. L'élargissement n'est pas un toboggan sans fin, encore moins une mécanique infernale. Ces préalables auraient gagné à être plus fermement posés avant les élargissements successifs, et en tout cas avant le plus récent. Je suis de ceux qui ont exigé l'approfondissement avant l'élargissement.

Nous réclamons d'abord, avant tout débat sur les négociations avec la Turquie, le renforcement de l'Europe politique, en allant à grands pas vers l'option fédérale, au moins pour une partie de l'Union. Ensuite, une capacité budgétaire et solidaire d'assumer ce nouvel élargissement. A faire semblant d'entreprendre l'actuel élargissement à budget constant, l'Union subira de douloureux réveils. Le dire, ce n'est pas préférer la Bourgogne à la Pologne ou à l'Anatolie, c'est préférer la vérité et la solidarité aux artifices dilatoires. Enfin, nous avons besoin de perspectives claires d'harmonisation fiscale et sociale, pour prévenir la constitution, au sein même de l'Union, d'enclaves entraînant vers le bas les salaires, la protection sociale et les services publics.

Pour nous, la question de fond est celle de la direction que doit prendre la construction européenne. C'est celle d'une réforme des institutions européennes qui aille bien au-delà du projet de constitution. Si aujourd'hui le débat sur l'adhésion de la Turquie est si aigu, c'est que beaucoup sentent que le projet de constitution ne réarme pas vraiment l'Europe politique. L'adhésion de la Turquie n'est donc possible, à supposer que nous puissions voir si loin, qu'au prix d'une réorientation profonde de l'entreprise européenne (Applaudissements sur les bancs du groupe socialiste).

M. Axel Poniatowski - Les Français sont de plus en plus nombreux à se demander où va l'Europe, et la France avec elle. Tout en sentant qu'il faut continuer à construire l'Europe, ils s'interrogent : jusqu'où nous entraînez-vous ? Quel est le projet ? Et avec qui ?

L'Europe, soyons-en convaincus, est une nécessité. D'abord elle nous a apporté la paix depuis soixante ans, après une succession de guerres dévastatrices. Ensuite, elle contribue puissamment à améliorer notre niveau de vie, puisque la richesse par habitant a quadruplé chez nous en quarante ans. De l'abolition des barrières douanières à l'introduction de l'euro, la construction européenne a permis à la France de jouir d'une croissance bien supérieure à ce qu'elle aurait été si nous étions restés isolés avec nos mauvaises habitudes protectionnistes. La France est l'un des pays fondateurs, peut-être le plus fondateur, de l'Union européenne, dont elle a tiré profit au point de figurer aujourd'hui dans le groupe de tête des grandes puissances économiques : ne réalisons-nous pas 70% de nos exportations vers des pays de l'Union ? Sans l'Europe, la France serait une société repliée sur elle-même, en voie de dégénérescence. Aussi est-il très important d'encourager l'an prochain les Français à approuver la constitution européenne.

M. Loïc Bouvard - Très bien !

M. Axel Poniatowski - L'élargissement à vingt-cinq, décidé voilà dix ans, vient de se concrétiser. Tant mieux ! Bientôt ce sera le tour de la Bulgarie et de la Roumanie, un jour celui de la Croatie, de la Serbie, de la Bosnie, de la Macédoine et de l'Albanie, tous pays européens. En revanche l'intégration de la Turquie représenterait un grave danger pour l'Europe. Outre un PIB par habitant trois à quatre fois inférieur à celui de la moyenne des pays européens, on ne peut ignorer que 95% du territoire turc se situent en Asie. De là viennent sa culture, sa population, ses racines et toute son histoire. De plus, cet Etat réputé démocratique et - de moins en moins - laïque ne tient que par le bon vouloir d'une autorité musclée. Accueillir la Turquie, c'est aussi accueillir ses vieux démons et ses conflits avec ses voisins du Caucase, avec la Syrie, l'Iran, les Kurdes et sans doute demain l'Irak. Enfin, comme l'a souligné le président Giscard d'Estaing, où s'arrête-t-on ? Beaucoup de pays frappent à la porte : le Liban, dont nous sommes culturellement plus proches que de la Turquie, la Syrie, l'Egypte, les pays du Caucase, l'Ukraine, la Russie, voire Israël et le Maroc... Mettre la main dans ce processus d'intégration, c'est signer la fin d'un véritable projet européen au profit d'une auberge espagnole.

Sachons raison garder, et voir que la situation mondiale a complètement changé depuis quarante ans. Nouons avec la Turquie un partenariat privilégié, comme l'a indiqué Edouard Balladur, mais n'engageons pas l'Europe et la France dans un avenir imprévisible. Les Français sont devenus méfiants car les hommes politiques sont incapables de leur préciser les contours de l'Europe. Ils ont l'impression que nous leur cachons quelque chose. A continuer ainsi, la réponse des électeurs à toute future question européenne sera très claire. Nous avons suffisamment à faire pour réussir l'unification des vingt-cinq pays membres pour écarter la tentation d'une fuite en avant (Applaudissements sur les bancs du groupe UMP et du groupe UDF).

M. Manuel Valls - Dans notre monde incertain, déstabilisé par le chaos irakien, et face à l'hyperpuissance américaine, l'Union européenne doit porter un espoir. Dans ce monde, les peuples européens savent qu'ils ont une place à prendre, et leur abstention massive du 13 juin dernier ne signifie pas autre chose qu'une incompréhension sur l'objectif et la méthode de la construction européenne. Décider avant de proposer, avancer sans expliquer : si les dirigeants européens poursuivent dans cette voie, d'autres désaveux sont à prévoir, la crise politique et civique s'accentuera, et l'extrême-droite s'engouffrera dans la brèche.

Le débat sur la Turquie est difficile, ses enjeux sont considérables, et surtout il témoigne du fossé qui s'approfondit entre les dirigeants et les citoyens. La discussion de cet après-midi renforcera le sentiment de nos concitoyens que l'Europe se fait sans eux, dans leur dos. Le refus de dire où s'arrête l'Europe, l'incapacité à fonctionner autrement que par le fait accompli, menacent gravement l'avenir de l'Union européenne. La France a confirmé, il est vrai, et quoique sans débat, la reconnaissance par le général de Gaulle en 1963 de la vocation européenne de la Turquie, mais les conditions géostratégiques ne sont plus les mêmes. La question religieuse interfère dans la discussion. Au nom d'une Europe chrétienne, certains disent non ; d'autres disent oui au nom du dialogue avec l'Islam. Les uns ne veulent pas de la Turquie parce que sa population est musulmane, les autres la veulent justement pour cette raison. Or, là n'est pas le problème.

En fait, l'adhésion de la Turquie, et plus encore si le projet constitutionnel est adopté, accentuera la dilution de l'Union. Mais il n'est pas concevable non plus d'humilier un grand pays. Alors, comment choisir ?

L'Union européenne, c'est ma conviction, doit bâtir une politique spécifique à l'égard des grands ensembles qui l'entourent : le Maghreb, le Proche-Orient. Dans le cadre d'un partenariat stratégique, la Turquie occupera une place de pivot dans l'Europe du troisième cercle.

Au reste, le cas de la Turquie n'épuise sans doute pas la question qui nous est posée. Ce pays, de toute façon, est loin de remplir les conditions économiques et démocratiques requises. Le vrai problème se trouve dans la méthode appliquée aux élargissements successifs, et dans l'incapacité des dirigeants européens à dessiner une vision claire et à élaborer un projet cohérent. La Turquie ne doit pas servir, en l'espèce, de bouc émissaire des renoncements des gouvernements de l'Union. Ce n'est pas elle seule qui ferme la porte à l'Europe puissance, que condamne aussi une constitution très insuffisante ; ce n'est pas elle non plus qui fera de l'Union une simple zone de libre-échange. La question turque nous renvoie au sens de l'Europe. L'adhésion de la Turquie sans harmonisation fiscale et sociale, sans budget européen en hausse, sans réelle démocratisation des institutions européennes, ne peut que conduire à diluer le projet européen.

Ce sont souvent les mêmes, à commencer par votre gouvernement, qui ont bâclé l'élargissement et qui veulent limiter le budget européen à 1% du PIB. Pour ce qui est de la Turquie, le coût de l'adhésion serait de 25 milliards d'euros par an, c'est-à-dire 0,17 point de PIB européen.

Il ne faudrait pas qu'un éventuel référendum sur l'adhésion de la Turquie soit transformé demain en réponse à la question : « Faut-il respecter la parole de la France ? » Nos concitoyens ne supportent pas que le débat soit confisqué. C'est pourquoi nous devons dire clairement à tous ceux qui aspirent à l'élargissement qu'ouverture des négociations ne signifie pas adhésion. Nous devons dire que la réforme des institutions européennes, la définition d'une ambition, devront précéder tout nouvel élargissement (Applaudissements sur les bancs du groupe socialiste).

M. Christian Estrosi - Oui, ce débat est utile, car il nous oblige à réfléchir sur les grands principes qui fondent l'avenir de l'Europe. A titre personnel, je ne dissimulerai pas plus que ne l'a fait l'UMP lors d'un de ses conseils nationaux, sur proposition de Nicolas Sarkozy et d'Alain Juppé, les craintes que m'inspirent une éventuelle entrée de la Turquie dans l'Union européenne. Je n'invoquerai pas d'arguments géographiques. Mais dans le domaine des droits de l'homme, même si elle a accompli des efforts louables, la Turquie ne satisfait pas encore aux critères fixés par les pères fondateurs. Elle doit poursuivre dans la bonne voie et consolider ses progrès. Je pense en particulier à la reconnaissance du génocide arménien. Nous ne nous sommes pas donné la peine, pour un certain nombre d'entre nous, de déposer deux fois une proposition de loi sur ce sujet pour ne pas demander à la Turquie de reconnaître ce génocide, comme Jacques Barrot l'a d'ailleurs déclaré à la Commission européenne.

Par ailleurs, l'évolution démographique probable de la Turquie fera de ce pays, plus peuplé déjà qu'aucun membre de l'Union européenne, l'Etat le plus influent en droits de vote si on se réfère au projet de constitution européenne. Est-ce une perspective souhaitable ? Je ne le pense pas.

Pour autant, la Turquie est un pays respectable entre tous. Il ne serait ni élégant, ni équitable, ni opportun politiquement de lui opposer sèchement une fin de non-recevoir. Il y a une voie médiane entre l'acceptation ou le refus de son adhésion.

Forte de vingt-cinq membres, l'Europe est arrivée à maturité. Il faut peut-être réfléchir à des formules d'association, ou de partenariat privilégié comme l'a souhaité M. Balladur. Permettez au Méditerranéen que je suis d'estimer que de telles formules pourraient aussi être proposées à d'autres pays. L'histoire de la nation française est autant méditerranéenne qu'européenne.

Ce débat est donc utile et même indispensable, mais l'assortir d'un vote eût été une erreur. Les institutions de la Ve République sont claires, seul le Président de la République est habilité à négocier les traités. Ne laissons personne pervertir le débat. Le Président de la République a souhaité poser en principe qu'aucun nouveau membre ne pourra rejoindre l'Union européenne sans que son adhésion soit soumise par référendum aux Français.

Certains ne cherchent qu'à entretenir la confusion, à des fins politiciennes, à la veille d'un autre référendum relatif au projet de constitution européenne. Nous faisons confiance aux Français qui ne se laisseront pas abuser. Le choix ne se limite pas à l'adhésion ou au refus, nous pouvons ouvrir une troisième voie.

La séance, suspendue à 18 heures 20, est reprise à 18 heures 25.

M. Jean-Michel Boucheron - La question de l'adhésion de la Turquie fait une irruption remarquée dans le débat politique français et M. Erdogan se serait sans doute bien passé de cette coïncidence de calendrier entre le débat constitutionnel et le processus de négociation.

Il faut faire attention à la façon dont l'opinion française et les responsables politiques abordent le sujet. Il n'est pas besoin d'analyser les sondages pour découvrir que la peur de l'étranger, du musulman, de l'avenir, conditionne un réflexe de protection et de repli. Notre rôle est de clarifier le débat et de nous exprimer franchement.

Certains disent que cette adhésion porterait atteinte à l'identité de l'Europe. Que veulent-ils dire exactement ? La seule frontière géographique ne peut être retenue : plus de Turcs que de Grecs vivent en Europe. Le critère politique non plus, s'agissant d'un pays laïque depuis plus de quatre-vingts ans qui s'est doté d'un régime parlementaire avant de nombreux pays d'Europe. On n'ose imaginer que des responsables politiques retiennent le critère religieux. La Bosnie ne poserait aucun problème compte tenu de sa taille, mais la Turquie introduirait une véritable pluralité religieuse. Si certains hommes politiques souhaitent une Europe religieusement homogène, qu'ils le disent et qu'ils l'assument. Ce serait une double faute que de s'isoler et de ne pas avoir confiance en la capacité d'attraction des valeurs européennes. Après un tel repli, comment tenir aux musulmans de France un discours d'intégration ?

La réponse à la Turquie ne peut en aucun cas être : « Vous n'êtes pas des nôtres ». Ce serait un rejet humiliant qui donnerait un tel signal aux masses musulmanes que seul Ben Laden leur ouvrirait une perspective crédible. N'oublions jamais que celui-ci, au lendemain du 11 septembre, fit allusion dans un discours enregistré aux crimes commis contre les musulmans quatre-vingts ans plus tôt : il visait Kemal Atatürk et son Etat laïque. Oui, la Turquie est bien un contre-modèle à la dérive fondamentaliste. Traitons ce pays avec les égards qui lui sont dus.

En revanche, est-il possible d'intégrer ce pays de 80 millions d'âmes avec les budgets et les institutions actuels ? Evidemment non. C'est la seule raison qui nous interdise cette adhésion. Elle est forte, mais c'est la seule.

Impossible intégration, impossible rejet : comment résoudre cette difficulté ? Il faut évoquer la question stratégique. Dans vingt ans il y aura un bloc américain à peu près homogène et un bloc chinois dominant. Il faut constituer un troisième pôle alliant l'Europe, la Méditerranée, le Moyen-Orient. L'Europe devra tisser des liens étroits, y compris contractuels, avec le sud de la Méditerranée, le monde russe, le Caucase, l'Iran enfin, point d'appui capital.

Ces pays offrent des débouchés nécessaires vers l'Asie centrale. Gageons donc qu'un jour, Paris, Londres, Berlin, Moscou, Ankara et Téhéran prendront conscience que leurs intérêts vitaux sont communs et leurs destins liés. L'intervention actuelle en Irak n'est-elle pas, d'ailleurs, la réponse à cette perspective qui inquiète outre-Atlantique ?

La charnière de cette stratégie, c'est, évidemment, la Turquie, qui a besoin de l'Europe comme l'Europe a besoin d'elle. Seulement, le cadre institutionnel européen interdit ce rapprochement. C'est pourquoi ce débat et celui qui porte sur la future Constitution européenne sont liés. Le traité doit permettre à l'Union de décider une intégration étroite en son cœur, un rapprochement à vingt-cinq et enfin une coopération particulière avec nos voisins immédiats. L'Union devra donc se doter de structures souples, et le débat sur les coopérations renforcées sera essentiel pour régler la difficile question des relations entre l'Europe et la Turquie. La construction d'une Union européenne capable de s'adapter à la diversité sera la condition de l'émergence de l'Europe comme puissance, à laquelle nous sommes tous attachés (Applaudissements sur les bancs du groupe socialiste).

M. Dominique Paillé - Si l'unanimité se dégage entre les chefs d'Etat et de gouvernement, le 17 décembre prochain marquera l'acceptation de la Turquie comme membre de l'Union européenne. L'histoire de la Communauté, puis de l'Union le prouve : dès lors qu'un pays candidat est admis à la table des négociations, il devient inéluctablement membre, quel que soit le mode de ratification choisi. La décision d'intégrer la Turquie n'interviendra donc ni dans cinq ans, ni dans dix ans, mais dans huit semaines exactement.

Or, je suis de ceux qui disent haut et fort que la Turquie mérite un statut de partenaire privilégié mais qu'elle n'a pas vocation à devenir membre à part entière de l'Union, tout simplement parce qu'elle n'est pas européenne. Elle ne l'est ni géographiquement, ni historiquement, ni culturellement. Admettre la Turquie dans l'Union, ce sera porter un coup fatal au rêve des pères fondateurs, qui est aussi le mien. En admettant la Turquie en son sein, l'Union se réduirait à une simple zone de libre-échange, loin de l'idéal qui anime les fédéralistes dont je suis. Le fait que le président des Etats-Unis se réjouisse de l'entrée de la Turquie dans l'Union - et la souhaite rapide ! - n'est pas de nature à me rassurer.

Par ailleurs, je ne peux évoquer sans tristesse la manière dont cette question fondamentale a été traitée par le Gouvernement. La méthode retenue révèle de profonds dysfonctionnements et une dérive de nos institutions. L'article 52 de la Constitution confie au Président de la République la négociation des traités et personne ne prétend le faire à sa place. Simplement, une démocratie moderne exige que cette négociation s'accomplisse dans la transparence. Le Président de la République est favorable à l'entrée de la Turquie dans l'Union, ce qui est son droit le plus strict ; mais je ne suis pas sûr de l'avoir entendu expliquer aux Français pour quelles raisons de fond. Ces arguments sont, sans nul doute, excellents, mais quand les a-t-il présentés à la population ? Je déplore cette lacune.

De même que nous respectons les prérogatives présidentielles, nous souhaitons que celles du Parlement le soient. C'est pourquoi, avec une soixantaine de députés, j'ai fait connaître notre souhait de voir le Parlement saisi, conformément à l'article 88-4 de la Constitution, de l'avis de la Commission européenne du 6 octobre relatif à l'ouverture des négociations d'adhésion de la Turquie, afin que nous puissions débattre et voter une résolution. Nous nous sommes vu opposer une fin de non-recevoir puis, à mesure que la pression populaire s'exprimait, le Premier ministre a accepté un débat sans vote. Pour autant, les critiques ne sont pas apaisées, car le vote est l'expression aboutie de la démocratie. En le refusant, le Gouvernement provoque des frustrations légitimes. Pire : cette attitude a été ressentie par nombre de nos concitoyens comme l'expression d'une crainte de l'exécutif et elle les a persuadés qu'un mauvais coup se préparait et qu'une décision importante allait être prise à leur insu. Ainsi, on a donné du grain à moudre aux antieuropéens et dégradé un peu plus la crédibilité du politique. Surtout, on fait courir un risque patent à la consultation référendaire annoncée sur le projet de constitution européenne. Autant dire que ces erreurs de méthode sont profondément regrettables et que les propositions formulées par M. Balladur, auxquelles je souscris sans réserve, doivent offrir au Gouvernement l'occasion de les réparer, pour éviter que les Français ne se sentent exclus d'un choix historique (Applaudissements sur plusieurs bancs du groupe UMP et du groupe UDF).

M. Paul Giacobbi - La « question turque » - celle des rapports entre la Turquie et l'Europe - se pose depuis deux siècles. Et voilà que l'on nous mande de Pékin l'autorisation d'en parler pendant trois heures, à condition de ne pas conclure par un vote ! (M. Bayrou marque son approbation) Après quoi, M. le Premier ministre nous fait la leçon, comme si la formule constitutionnelle selon laquelle le Président de la République négocie et ratifie les traités excluait que le Parlement puisse contrôler, voire infléchir, la politique étrangère ou communautaire de la France ! En maître d'école rappelant à l'ordre des élèves ignorants et indisciplinés, M. le Premier ministre nous a fait une lecture tronquée de l'article 88-4 de la Constitution, se gardant bien d'expliquer que le Gouvernement pouvait, s'il le souhaitait, soumettre au Parlement « un document émanant d'une institution européenne », en l'espèce le rapport de la Commission (« Eh oui ! » sur les bancs du groupe UDF). Ce que le Gouvernement ne pouvait pas faire, en revanche, sauf à violer l'esprit et la lettre de la Constitution, c'est nous inviter à en débattre sans nous le soumettre, c'est-à-dire sans que le débat soit conclu par un vote (Expressions d'approbation sur les bancs du groupe UDF). L'Assemblée nationale n'est pas le Tribunat, qui débattait sans vote ! Et pourtant, l'interdiction de voter qui nous a été signifiée nous réduit à l'impuissance. Malgré cela, quelle que soit l'humiliation que nous en ressentons sur tous les bancs, elle ne conduira pas à la révolte d'une majorité parfois critique mais toujours courbée (Protestations sur les bancs du groupe UMP). Nous ne voterons pas avant le 17 décembre, et, ce jour-là, la France, nolens volens, approuvera une procédure qui conduira irréversiblement à l'adhésion de la Turquie.

La question n'est pas de savoir si la Turquie est européenne ou non, et il faut se méfier des contresens sur l'histoire des civilisations. Pour autant, que l'on sache, la religion qui y est principalement pratiquée est née sur les rives du Jourdain et non sur celles de la Loire. Par ailleurs, que fera l'Europe si une solidarité historique venait à se manifester à nouveau dans l'immense monde turcophone qui s'étend de la Mongolie au Bosphore ?

Mais la Turquie est capable de se réformer avec vigueur, comme elle l'a démontré lors de la révolution kémaliste - qui ne fut ni démocratique ni douce. En réalité, dans cette affaire, les conditions les plus importantes ne sont pas celles que la Turquie devra respecter mais bien plutôt celles que l'Union devrait s'imposer pour rendre utile et constructive l'adhésion de la Turquie. Car une telle extension n'est possible que si l'Europe est déjà une puissance politique dotée des moyens budgétaires suffisants pour absorber le coût de ses élargissements successifs et d'un cadre social et fiscal harmonisé et solide. L'Union doit aussi se donner l'option de modalités d'adhésion adaptées, allant du noyau dur au partenariat privilégié, en passant par l'adhésion au seul marché unique.

Le fait est qu'il n'est pas possible, aujourd'hui, d'assigner à la Turquie un rôle et une place adaptés. Chacun comprend que l'on ne peut proposer à un peuple qui attend l'adhésion depuis quarante années un strapontin aux marches de l'Europe...

M. Jean-Marie Le Guen - Evidemment ! Ce strapontin, ils l'ont déjà !

M. Paul Giacobbi - ...et que c'est bien d'une adhésion pleine et entière qu'il s'agit aujourd'hui. Les Français ont bien compris que le débat sur la Turquie, c'est le débat sur l'Europe elle-même. Mais ce n'est pas maintenant que nous pouvons l'avoir, puisque l'on nous dit : « Parlez si vous y tenez, mais la décision est prise ». J'espère donc que ce véritable débat européen aura lieu bientôt, et que l'on ne nous dira pas qu'il est inutile d'en débattre ou, plus exactement, « Votez, nous ferons le reste »... (Applaudissements sur les bancs du groupe socialiste et sur les bancs du groupe UDF)

M. Jean Bardet - Je souhaite recentrer le débat : ce dont il s'agit, c'est de l'ouverture de pourparlers et non de l'entrée de la Turquie dans l'Union européenne. L'adhésion définitive ne pourrait avoir lieu, en tout état de cause, que dans plusieurs années, ce dont les Turcs eux-mêmes sont parfaitement conscients. De plus, le fait d'entamer des négociations ne préjuge pas de leurs résultats et du reste, la France peut se retirer à tout moment. Je regrette donc que ce débat dénature celui qui porte sur la future constitution européenne ; il est démagogique et irresponsable de laisser croire que les deux questions seraient liées.

Pour intégrer l'Union européenne, il faut répondre aux critères de Copenhague. Le critère géographique n'en fait pas partie, même si, pour certains, c'est une condition sine qua non. En indiquant, en octobre 2002, qu'il fallait fixer les limites géographiques de l'Europe, Valéry Giscard d'Estaing posait brutalement la question des frontières de l'UE, et affirmait que la Turquie ne pouvait pas en faire partie. Sont européens les seuls pays d'Europe. Mais, pour la Turquie, la réponse n'est pas évidente, puisqu'elle a une partie en Europe et une autre en Asie. Selon ce que l'on veut démontrer, on la considèrera comme un trait d'union entre l'orient et l'occident ou comme un cheval de Troie de l'Europe, étant un coin d'Asie enfoncé en son flanc. Mais l'Europe ne peut pas se résumer à une notion géographique dont les limites ont été définies il y a cinq siècles.

L'Europe, c'est aussi une histoire et une culture qui s'enracinent dans notre civilisation gréco-romaine et judéo-chrétienne, et, justement, ces deux références ne connaissaient pas l'Europe. Limiter l'Europe, c'est l'affaiblir, et c'est ignorer toute la richesse que les pays celtes ou que le monde arabe lui ont apportée.

La notion d'Europe en tant qu'entité politique est encore plus récente, puisqu'on en doit les premières concrétisations à De Gaulle et à Adenauer. Au reste, je suis étonné que ce soit les plus frileux de nos concitoyens, les plus nationalistes, ceux qui sont par ailleurs les plus hostiles à l'Europe qui s'opposent le plus à l'ouverture de pourparlers avec la Turquie, au nom précisément de cette même Europe. On voit que les notions d'Europe, de civilisation et de culture commune doivent être relativisées.

J'en viens aux critères politiques et économiques. La Turquie est une démocratie parlementaire. Depuis sa victoire électorale de 2002, l'AKP a multiplié les déclarations pro-européennes, et dans un sondage de 2001, 68% de la population se déclarent favorables à l'adhésion à l'UE. Faut-il rappeler que la Turquie est membre de l'OTAN et membre fondateur du conseil de l'Europe ? En outre, un traité d'union douanière lie la Turquie à l'UE. La Turquie progresse chaque jour dans la mise en place d'une véritable économie de marché, et elle fait des progrès dans le domaine de la discipline budgétaire, de la maîtrise de l'inflation et de la politique sociale.

A l'évidence, c'est sur le chapitre du respect des droits de l'homme qu'il lui reste le plus de progrès à accomplir. Le gouvernement turc en est parfaitement conscient et s'y attache résolument. L'abolition de la peine de mort en est le signe le plus tangible. Si les femmes turques votent depuis 1924, le récent débat sur l'adultère montre que l'égalité des sexes est loin d'être réalisée. Quant à la torture, le gouvernement la condamne fermement mais toutes les organisations de défense des droits de l'homme la dénoncent.

Alors, la Turquie peut-elle adhérer à l'UE ? Aujourd'hui, je répondrais non. Des pourparlers doivent-ils être entamés avec elle pour son éventuelle adhésion ? Certainement, car elle fait des efforts substantiels. La Turquie pourra-t-elle un jour entrer dans l'Europe ? Je n'en sais rien et personne ici ne le sait. Si elle ne répond pas aux critères, la réponse est clairement non et c'est elle qui aura décidé de son avenir. Mais si elle remplit les critères que nous avons nous-mêmes définis, nous n'avons aucune raison de nous y opposer, sauf à avancer comme argument principal qu'il s'agit d'un peuple musulman, cédant ainsi à une approche discriminatoire contraire à l'idéal laïc et universel de la République Française.

M. Jean-Claude Lefort - Très bien.

M. Jean Bardet - Dans ce cas, prenons garde à notre responsabilité historique car la repousser serait le plus sûr moyen de la jeter dans les bras des extrémistes islamistes - et peut-être avec elle tout le monde musulman -, et cela, nous sommes unanimes à vouloir l'éviter (Applaudissements sur les bancs du groupe UMP).

M. Serge Blisko - Je m'étonne qu'il ait fallu imposer ce débat et que le Gouvernement n'ait accepté qu'un débat sans vote, alors même que la question de l'entrée de la Turquie dans l'UE soulève des questions fondamentales sur l'identité de l'Europe que nous construisons et sur les arrière-pensées des responsables politiques de notre pays. De l'accord d'association de 1963 - complété en 1970 - jusqu'au sommet de Copenhague, il aurait été certainement plus utile de rendre compte des avancées de la Turquie vers l'intégration européenne. Car c'est la question essentielle : ce pays est-il en train de se rapprocher des standards communautaires ?

Bien sûr, il s'agit d'un élargissement important. Mais pourquoi feindre de le découvrir, alors qu'au 1er mai dernier, l'entrée des Dix a affecté le projet européen aussi profondément sans doute que le ferait l'adhésion turque ? Las, vous n'avez pas voulu l'admettre et vous ne reconnaissez pas davantage que l'on ne peut pas plaider à la fois pour une limitation du budget de l'Union et pour la poursuite de son élargissement.

Les Français expriment leur incrédulité devant ce tour de passe-passe et vos silences ont conduit à cette cacophonie franco-française dans laquelle la candidature de la Turquie se trouve aujourd'hui prise en otage. A mes yeux, il est impossible de proposer un élargissement à des partenaires très en retard en matière économique, sociale ou fiscale sans y mettre beaucoup de conviction politique et de moyens financiers.

On feint aujourd'hui de découvrir que la Turquie fait partie d'institutions politiques européennes depuis plus de cinquante ans, mais la marque de l'empire ottoman dans l'histoire européenne est bien plus ancienne et respectable. La Turquie a pratiquement réussi à séparer l'Etat de la religion en même temps que nous, et veille depuis lors avec un soin jaloux à cette laïcité si porteuse d'espoir pour les jeunes générations des pays voisins, en quête d'un modèle conjuguant respect du lien personnel avec la religion, et laïcité dans la sphère publique. N'oublions pas non plus qu'elle a accordé le droit de vote aux femmes vingt ans avant la France.

Je ne puis croire un seul instant que la principale motivation de ceux qui refusent les pourparlers ne soit pas à rechercher dans une forme de peur religieuse. Aucune raison géographique ou économique n'est jamais invoquée. Quant à la géopolitique, elle plaide au contraire pour l'intégration de la Turquie dans l'UE, ce pays ayant vocation à devenir le pôle stabilisateur d'une région troublée. Quant à la grande repentance historique que l'on demande aux Turcs, il est bien évident que le gouvernement de ce pays doit regarder les épisodes les plus terribles ou les plus douloureux de son histoire avec humilité et lucidité. Mais a t-on exigé de la Lettonie le même examen de conscience ? A-t-on entendu une seule voix s'étonner que la Lettonie ait oublié que les auxiliaires des SS dans les camps de concentration étaient parfois des régiments de policiers lettons ?

Tous ceux qui refusent de tendre la main à nos amis turcs sont motivés par des craintes liées à la religion majoritaire de ce pays. C'est grave, et d'autant plus absurde que notre propos n'est pas de construire une Europe unifiée au plan religieux. Qu'allons nous opposer demain aux demandes d'adhésion de pays où l'islam tient une place majeure, tels la Bosnie, la Bulgarie ou l'Albanie ? Madame et Monsieur les ministres, nous ne sommes pas en croisade contre le monde musulman ! Avez-vous conscience des terribles conséquences si nous devions rejeter un pays qui manifeste sa volonté de s'identifier aux valeurs européennes au seul motif que l'islam y est prépondérant ? Et quelle peut être la réaction des cinq ou six millions de Français de culture, de religion ou d'ascendance musulmanes aux propos d'exclusion tenus par trop de responsables politiques de ce pays ?

Les clichés passionnels, les partis pris et les lieux communs sur la Turquie ont un impact tel qu'ils risquent de faire dérailler un processus vieux de plus cinquante ans, Ce scénario ne serait ni dans l'intérêt de la Turquie, ni dans le nôtre. Il serait néfaste pour le dialogue interculturel et tendrait à conforter la thèse dangereuse et erronée du «choc des civilisations » (Applaudissements sur les bancs du groupe socialiste).

M. Jean-Claude Lefort - Très bien !

M. Jérôme Rivière - Les raisons de s'opposer à l'entrée de la Turquie dans l'UE sont multiples. On pourrait évoquer la méthode utilisée, celle des petits pas effectués en catimini et le plus loin possible des institutions démocratiques de l'Union, mais puisqu'il faut aller à l'essentiel, je m'en tiendrai aux facteurs qui tiennent à l'histoire et à l'identité culturelle des peuples.

«Si c'était à refaire ; je recommencerais par la culture » déclarait Jean Monnet. Avant d'autres, il avait pressenti le risque de limiter le projet européen à sa dimension strictement économique. Ce n'est pas le grand marché qui nous donne notre identité, mais notre histoire et notre culture communes. A la fois Français et Européens, nous devons définir qui nous sommes, qui nous voulons être et où s'arrêtent nos frontières, plutôt que de nous interroger à l'infini sur le déroulement d'un processus que nous refusons.

Les plus honnêtes des partisans de l'adhésion de la Turquie reconnaissent qu'elle n'a rien d'européen. Mais leur objectif nécessite qu'ils le laissent entendre, pour justifier une adhésion dans laquelle ils voient - à tort - une opportunité géostratégique et économique. « Faisons du passé table rase pour avancer ensemble », « ancrons la Turquie dans le camp de la démocratie », les formules sont rebattues ! Mais qui peut raisonnablement soutenir que tous les peuples que nous souhaitons voir accéder à la démocratie ont vocation à partager notre civilisation ?

Du reste, que pensent les Turcs ? Si j'en crois une enquête Gallup du mois dernier, 73% d'entre eux répondent oui à la question : « L'adhésion de la Turquie à l'Union serait-elle une bonne chose ? » Soit. Mais lorsqu'on demande à ces mêmes Turcs de quels peuples ils se sentent le plus proches, ils placent en tête les Palestiniens, les Saoudiens, les Iraniens et les Chinois. Par contre, les peuples dont ils s'estiment le plus éloignés sont les Français, les Américains, les Russes et les Israéliens. Je ne vois rien d'illogique dans ces réponses ; peuple d'Asie, les Turcs - contrairement à des Européens déboussolés - ne doutent pas de leur identité et des solidarités naturelles qui en découlent.

M. Jean-Marie Le Guen - Ahurissant !

M. Jérôme Rivière - Les Turcs ne se sentent pas Européens. Ils voient dans l'adhésion une opportunité stratégique, une alliance tactique comme l'histoire en est émaillée. L'identité culturelle d'un pays de 60 millions d'habitants à la démographie galopante...

M. Jean-Marie Le Guen - Allons !

M. Jérôme Rivière - ...n'est pas une affaire d'opportunité et l'identité européenne ne peut pas être réduite à un calendrier d'élargissement. Il est irréfutable que nos hértiages culturels respectifs ne sont pas convergents et l'on aura beau tenter de nous faire prendre des vessies pour des lanternes, la réalité se venge toujours des mensonges. Quel message les Français nous enverront-ils lorsque la parole leur sera enfin rendue ? La tragi-comédie turque pourrait bien sonner le glas de la confiance entre gouvernés et gouvernants. N'avons-nous donc rien retenu du premier tour de l'élection présidentielle de 2002 ? Les Turcs prennent l'histoire au sérieux et n'ont rien oublié de leur épopée nationale. De notre côté, nous semblons oublier que l'Europe est née justement de l'urgence pour les peuples européens de s'unir, sous peine de voir disparaître leur indépendance et leur culture.

Faire ce constat ne signifie pas que j'accepte un quelconque antagonisme impossible à dépasser. Bien sûr, comme chacun ici, je me réjouis des progrès - même s'ils sont déclaratoires ou tactiques - de la Turquie sur le chemin du pluralisme et de la modernité. Parler clair n'empêche ni les accords ni les alliances, et dire au peuple turc qu'il n'a pas sa place dans l'UE ne nous condamne pas à je ne sais quel choc des civilisations. Ceux qui brandissent cette menace nous soumettent à un chantage absurde.

Les Turcs ne se croient pas européens ; ils croient au budget de l'UE et à ses subventions. Le Général de Gaulle disait : « Mon pays est un pays chrétien et je commence à compter l'histoire de France à partir de l'accession d'un roi chrétien qui porte le nom des Francs ». Notre culture européenne n'est pas seulement chrétienne ; elle a reçu un héritage judéo-chrétien qui a aussi conduit à l'invention de notre concept de laïcité, garantissant la séparation stricte de l'église et de l'Etat. Ce n'est pas le cas de la Turquie, qui reste une terre d'Islam. Oui, comme tous les pays, elle a subi des influences de ses voisins. La laïcité est l'une d'elles, mais combien de fois le recours à la force a-t-il été nécessaire pour le préserver ?

Demain comme hier, démocratisation ou pas, ce pays demeurera asiatique et musulman. Et que les chiens de garde du politiquement correct se taisent, car je ne porte pas là un jugement de valeur, je fais simplement un constat objectif. Affirmer que la Turquie est européenne est un défi au bon sens, une manipulation des faits. Dira-t-on, une fois la Turquie intégrée, qu'il faut aussi intégrer l'Iran, l'Irak ou la Syrie, qui ont avec elle des frontières communes ?

Victor Hugo, qui fut l'un des premiers à souhaiter la naissance des Etats-Unis d'Europe, se passionnait pour la libération de la Grèce. Ce combat était à ses yeux justifié et magnifié par l'altérité existant entre l'Europe et l'Asie.

Aujourd'hui, nous débattons sans possibilité de vote sur un processus qui, une fois engagé, sera irréversible, étant entendu que le mouvement vers l'adhésion ne pourra pas être arrêté sans une crise internationale majeure. Mais plutôt que de laisser des illusions fleurir en Europe comme en Turquie, interrogeons nos concitoyens ! Il n'est jamais trop tôt pour les consulter et aucune question n'est trop complexe pour se détourner de la plus pure expression de la démocratie : le référendum.

M. Nicolas Dupont-Aignan - Bravo !

M. Jean Leonetti - A ce stade du débat, beaucoup a déjà été dit. Je regrette pour ma part que la question de la Turquie occulte ce qui est pour l'heure le vrai débat : celui sur le projet de constitution européenne qui va bientôt être soumis au vote des Français. Certains ont joué sur la peur. Ils auraient voulu masquer les vrais enjeux qu'ils ne s'y seraient pas pris autrement !

Fallait-il un débat avec ou sans vote ? Il n'y aura pas de vote, parce que nous ne vivons pas sous le régime du mandat impératif. Épargnons au président de la République ce que nous refusons pour nous-mêmes ! Cela dit, je pense que le Gouvernement aura compris que le groupe UMP est très favorable à un partenariat privilégié.

La Turquie peut-elle être intégrée aujourd'hui dans l'Union européenne ? Non, car ni l'Europe ni la Turquie n'y sont prêtes. Je ne reviens pas sur tous les arguments qui ont été avancés en ce sens. Pourra-t-elle un jour rejoindre une Europe intégrée ? J'ai tendance à penser que non, mais telle n'est de toute façon pas la question posée aujourd'hui, à la veille de l'ouverture d'éventuelles négociations, qui doivent à mon sens déboucher sur un partenariat privilégié.

Faut-il aujourd'hui fermer la porte du dialogue promis depuis longtemps ? Ce serait nier le travail accompli par la Turquie sur le chemin de la démocratie, ce serait affirmer que l'islam et la démocratie sont incompatibles, ce serait donner raison à ceux qui affirment que la guerre des civilisations est ouverte, ce serait ne pas croire à la laïcité, ce serait dire a priori que certains Etats ne peuvent pas devenir des partenaires démocratiques, bref ce serait désespérer de l'avenir et de l'homme. Certains pensent que la démocratie s'exporte par la guerre. Nous croyons, nous, qu'elle s'exporte par la paix.

Je rappelle que l'ouverture de négociations est assortie de nombreuses recommandations et qu'il sera possible à tout moment d'y mettre fin. Je rappelle aussi que le Président de la République, Jacques Chirac, a demandé que toute nouvelle adhésion ne puisse être ratifiée sans l'accord du peuple français consulté par référendum. Qui a peur de la décision du peuple français ? Pas nous.

Quelle Europe souhaitons-nous ? Il y a ceux qui n'en veulent pas du tout. Refusant qu'elle aille jusqu'en Italie, ils ne souhaitent évidemment pas qu'elle aille jusqu'à la Turquie. Il y a aussi ceux qui pensent l'Europe comme une zone de libre échange. Et ceux qui rêvent d'une Europe fédérale effaçant complètement les nations. Mais avec ou sans la Turquie, un effacement des nations serait dangereux.

M. François Bayrou - L'effacement des nations, c'est le contraire du fédéralisme !

M. Jean-Claude Lefort - Tiens, tiens !

M. Jean Leonetti - Il y a ceux enfin qui, comme nous, souhaitent une Europe des valeurs qui respecte les Etats nations, qui se fonde sur une Constitution et qui défende une idée de la civilisation ouverte à des partenaires privilégiés comme la Turquie. J'ai cru comprendre que le partenariat privilégié était une option à laquelle l'UDF et le parti socialiste adhéraient, je m'en réjouis car c'est la voie de la sagesse.

Fervent partisan des trois cercles balladuriens d'intégration européenne, je considère cependant que le partenariat privilégié n'est pas une étape obligatoire vers une adhésion définitive. Elle n'est ni toujours nécessaire, ni toujours suffisante.

Pour terminer, je veux dénoncer la dérive qui consisterait à faire une Europe sans les peuples, ou pire, contre eux, gérée par une technostructure qui aurait l'apparence de la démocratie et qui aurait la prétention de faire le bonheur des hommes malgré eux. C'est parce que le Président de la République donnera en son temps la décision au peuple français que nous entrons aujourd'hui dans une nouvelle phase, celle de l'Europe des peuples qui se déterminent. Dans quelques mois, les Français se prononceront pour ou contre la Constitution. Par la suite, ils auront à donner leur avis souverain pour toute nouvelle adhésion. Quelle Europe doit-on faire ? Cette question précède à mon sens celle de savoir qui doit y adhérer (Applaudissements sur les bancs du groupe UMP).

M. le Président - Je remercie les dix-huit orateurs qui ont parlé sur des sujets difficiles dans un temps maîtrisé et en respectant l'organisation du débat.

M. Michel Barnier, ministre des affaires étrangères - Je remercie à mon tour les dix-huit orateurs, pas seulement parce qu'ils ont respecté leur temps de parole mais aussi pour ce qu'ils ont dit, critiques comprises, parce que tous se sont exprimés avec beaucoup de franchise et de passion.

M. Accoyer a dit que le débat était utile. Je le pense aussi. Ce n'est d'ailleurs que la première étape d'un débat plus long, dans lequel nous mettrons tour à tour, soyez en assurés, de la conviction, de la pédagogie et de la passion. Nous l'aurons dans le respect de la Constitution qui fixe clairement les rôles respectifs du Président de la République, du Gouvernement et du Parlement.

Je voudrais qu'à l'extérieur de notre pays, personne ne se trompe sur l'importance que nous attachons à ce débat et que personne ne le caricature. Je voudrais par exemple dire très franchement à l'ambassadeur de Turquie en France qu'il a tort de considérer qu'il y aurait chez nous une sorte de « délire ». Non, il y a simplement chez nous le besoin de parler, de comprendre et - ce qui est normal pour l'un des six pays fondateurs du projet européen - de décider nous-mêmes de l'avenir et des limites de l'Union européenne.

Monsieur le président de la commission des affaires étrangères, je réponds oui à votre première question : le Président de la République sera précisément et rapidement informé du contenu du débat de cet après-midi et je pense qu'il tiendra compte d'un certain nombre de propositions. Je réponds aussi oui à votre deuxième question : il y aura après le Conseil européen du 17 décembre un compte-rendu de ce qui s'y sera passé. D'ailleurs, il y aura à chaque étape de la négociation - si elle est ouverte - une information régulière du Parlement.

Il est plus difficile de répondre à votre troisième question, car les conclusions des éventuelles négociations ne sont pas écrites d'avance. Je ne peux donc pas m'engager aujourd'hui sur le contenu de la question référendaire. Je peux simplement vous confirmer l'engagement du Président de la République que les Français soient consultés, le moment venu, sur l'éventuelle adhésion de la Turquie à l'Union européenne.

J'entendais tout à l'heure M. Ayrault et M. Bayrou discuter des frontières. Quand vous regardez une carte, vous voyez tout d'abord que la Turquie et la Finlande sont à égale distance de Paris. Mais surtout, qu'on le veuille ou non, la Turquie est là : regardez la carte. Elle est là et elle y restera. C'est pourquoi le Général de Gaulle, dans sa discussion de 1963 avec le chancelier Adenauer, saluait la vocation européenne de la Turquie et la volonté convergente des deux peuples pour le développement économique et l'indépendance. C'est pourquoi, depuis quarante ans, nous faisons avec la Turquie de la politique et non seulement du commerce. La Turquie est notre frontière. La question est de savoir si nous voulons que cette frontière soit intérieure ou extérieure. Nous devons nous interroger sur notre intérêt, en fait de stabilité, de sécurité et de progrès partagé : comment ancrer durablement ce grand pays dans le camp européen, celui de l'économie sociale de marché et des droits de l'homme ? A mes yeux, c'est en lui donnant la possibilité de prouver qu'il sera un jour capable de partager avec nous ce projet de démocratie et de civilisation qu'est le projet européen. Peut-on prendre la responsabilité de refuser à la Turquie la possibilité de faire ses preuves ? Je ne le crois pas.

Si nous devons lui donner du temps, alors il faut ouvrir le processus de négociation, dont je rappelle avec M. Bardet que nous en garderons le contrôle tout au long du processus et à son issue. L'Union procèdera d'ailleurs d'une autre façon que lors des précédentes négociations d'adhésion, car la Turquie est un cas particulier. Les négociations pourront être interrompues ou suspendues. Le processus d'adhésion sera long, et son issue reste ouverte. Il n'est donc pas exact d'affirmer que, dès lors qu'il sera engagé, il s'agira d'un processus irrévocable. Il y a d'ailleurs eu un cas où un pays a finalement refusé d'adhérer après que les négociations avaient été conclues : c'est celui de la Norvège. La Turquie aura aussi la capacité de suspendre la négociation ou même d'en refuser le résultat. Dans cette négociation, la France, comme ses vingt-quatre partenaires, gardera sa liberté ; et à la fin du processus les Français se prononceront par référendum.

Un mot sur les raisons qui ont conduit le Président de la République à proposer d'inscrire dans la Constitution la garantie de ce référendum pour la Turquie, et pour d'autres pays ensuite. C'est que la question turque pose, au sud-est de l'Union, la question de sa frontière définitive, question assez importante pour qu'elle doive être soumise au peuple. C'est ainsi que seront fixées de manière démocratique, au sud-est et plus tard à l'est, les frontières définitives de l'Union européenne.

Plusieurs orateurs ont évoqué deux points importants, Chypre et la reconnaissance du génocide arménien. Je rappelle que la règle du jeu fixée avec la Turquie est claire : c'est le strict respect des critères politiques de Copenhague. Ces deux questions se poseront au cours des négociations, si celles-ci sont ouvertes. Pour ce qui est de Chypre, la Turquie soutient depuis un an la réunification de l'île ; nous-mêmes avons souhaité que l'île entière entre dans l'Union européenne, et nous avons soutenu les efforts des Nations unies en ce sens. Avant la fin de la négociation, la question de la présence des troupes turques au nord de l'île devra être réglée.

Quant à l'immense tragédie de 1915, elle reste très présente à la mémoire des Français, notamment des très nombreux Français d'origine arménienne. Le projet européen est un projet de paix et de réconciliation : paix entre les pays, réconciliation de chacun avec lui-même et avec son histoire. Il y a donc un travail de mémoire à entreprendre. La perspective européenne l'encouragera, si même elle ne le rend pas nécessaire. La question n'est sans doute pas préalable à l'ouverture des négociations, mais elle sera un élément important de la discussion. Je pense donc que la Turquie devra faire ce travail de mémoire sur son histoire.

J'ai aimé entendre citer Victor Hugo, qui parlait des guerres entre peuples européens comme de guerres civiles. Et j'ai aimé qu'on rappelle en quoi le projet européen est le plus beau projet politique à l'échelle d'un continent, si politique veut dire recherche de la paix et de la stabilité. Vingt-cinq nations aujourd'hui, demain peut-être vingt-sept ou trente, s'associent dans une union sans jamais abdiquer leur identité, leur langue, leur différence : voilà la promesse tenue du projet européen, une promesse de paix et de stabilité. Si, comme je le crois, l'Union est bien une construction politique laïque, au nom de quoi refuserions-nous à la Turquie la possibilité de partager cette promesse avec nous, dès lors qu'elle respecte intégralement les conditions d'adhésion - y compris, Monsieur Bocquet, les conditions relatives aux droits de l'homme. Si ces conditions sont remplie, la seule question à poser sera de savoir quel est notre intérêt commun. Est-il que ce pays reste à la porte, et choisisse éventuellement un autre modèle ? Ou qu'il continue à s'adapter, à faire sien le modèle européen de démocratie et d'économie sociale de marché ?

Vous avez cité, Monsieur Bayrou, le nouveau président de la Commission européenne, M. Barroso, qui disait : c'est à la Turquie de s'adapter à Europe. Il a même ajouté que ce n'était pas l'Europe qui allait adhérer à la Turquie. Ce serait pour vous la preuve que nous avons affaire à une autre civilisation, une autre culture.

M. François Bayrou - Cela, c'est un fait.

M. le Ministre des affaires étrangères - Mais refuser à la Turquie la possibilité de prouver qu'elle peut s'adapter à l'Europe, c'est juger le peuple turc fondamentalement inadapté à la laïcité, à la démocratie et aux droits de l'homme. Cette considération me semble fausse, si l'on compare la Turquie du XIXe siècle et celle d'aujourd'hui. Elle contredit notre conviction de l'universalité de nos valeurs républicaines. Elle constitue un désaveu pour le courant moderniste en Turquie, qui a déjà beaucoup œuvré pour la démocratie, la laïcité, les droits de l'homme et l'égalité entre hommes et femmes, et qui compte sur les négociations d'adhésion pour transformer plus encore la société turque. Enfin elle est un peu méprisante envers le peuple turc : pourquoi ne pourrait-il pas s'adapter à l'Europe, lui qui a déjà tant fait ? Laissons-lui le temps de nous donner cette preuve, sans aucune complaisance, au regard des critères très stricts de l'adhésion.

J'ai entendu que la diplomatie regardait tout le monde, et que les affaires européennes - je le dis souvent moi-même comme Mme Haigneré - ne sont plus des affaires étrangères. C'est bien pourquoi tout le monde votera, puisque la question intéresse tout le monde : chaque Français aura le pouvoir de dire oui ou non au résultat d'une négociation qui sera longue et dont je ne peux aujourd'hui préjuger le contenu. Je pense depuis longtemps que le projet européen a besoin de plus de démocratie, et qu'il faut en finir avec cette forme de construction européenne qui se fait pour les citoyens, mais sans les citoyens. C'est pourquoi le Président de la République a opté pour le référendum sur le projet de constitution européenne, dont nous avons tant besoin pour consolider notre fonctionnement à vingt-cinq et donner à l'Europe une dimension politique. C'est aussi pourquoi il s'est engagé, sur l'adhésion de la Turquie, à consulter les Français. (Applaudissements sur les bancs du groupe UMP)

Prochaine séance ce soir à 21 heures 30.

La séance est levée à 19 heures 30.

                      Le Directeur du service
                      des comptes rendus analytiques,

                      François GEORGE


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