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ASSEMBLÉE NATIONALE
DÉBATS PARLEMENTAIRES


JOURNAL OFFICIEL DE LA RÉPUBLIQUE FRANÇAISE DU VENDREDI 10 OCTOBRE 2003

COMPTE RENDU INTÉGRAL
1re séance du jeudi 9 octobre 2003


SOMMAIRE
PRÉSIDENCE DE M. JEAN LE GARREC

1.  Débat sur les suites du sommet de Cancún «...».
M. Marc Laffineur.
M. François Loos, ministre délégué au commerce extérieur.
M. Edouard Balladur, président de la commission des affaires étrangères.
M. Patrick Ollier, président de la commission des affaires économiques.
MM.
Jean-Paul Bacquet,
Jean Lassalle,
Jean-Claude Lefort,
Mme
Nathalie Kosciusko-Morizet,
MM.
Yves Cochet,
Patrick Braouezec,
François Guillaume,
Antoine Herth.

Suspension et reprise de la séance «...»

M. Hervé Gaymard, ministre de l'agriculture, de l'alimentation, de la pêche et des affaires rurales.
M. le ministre délégué au commerce extérieur.
Clôture du débat.
2.  Ordre du jour des prochaines séances «...».

COMPTE RENDU INTÉGRAL
PRÉSIDENCE DE M. JEAN LE GARREC,
vice-président

    M. le président. La séance est ouverte.
    (La séance est ouverte à neuf heures.)

1

DÉBAT SUR LES SUITES DU SOMMET
DE CANCÚN

    M. le président. L'ordre du jour appelle le débat sur les suites du sommet de Cancún.
    L'organisation du débat ayant été demandée par le groupe UMP, la conférence des présidents a décidé de donner la parole en premier à un orateur de ce groupe.
    La parole est à M. Marc Laffineur.
    M. Marc Laffineur. Monsieur le président, mes chers collègues, voilà près d'un mois que je suis rentré de Cancún, où je faisais partie de la délégation parlementaire accompagnant M. François Loos, ministre délégué au commerce extérieur, et M. Hervé Gaymard, ministre de l'agriculture, que je salue aujourd'hui au banc du Gouvernement.
    Je tiens d'abord à remercier tout particulièrement le groupe UMP, qui a décidé de consacrer sa « niche » parlementaire à ce débat sur un sujet qui n'est guère populaire et dont les Français ne mesurent pas toujours l'importance, ni même les parlementaires, si j'en juge par cet hémicycle clairsemé.
    M. le président. C'est regrettable !
    M. Marc Laffineur. Cette cinquième conférence ministérielle de l'Organisation mondiale du commerce avait pour objectif principal de favoriser le développement des pays les plus pauvres. Les membres de l'OMC ne sont malheureusement pas parvenus à se mettre d'accord, je le regrette profondément. Seule la réforme sur les médicaments a été ratifiée.
    Un nouveau cycle de négociations commerciales a été lancé à l'OMC lors de la réunion ministérielle de Doha en 2001. Dans cette négociation, la France vise plusieurs objectifs.
    D'abord, mieux contribuer au développement.
    La France est l'un des pays développés les plus actifs dans l'aide au développement, notamment en Afrique. En complément des politiques de développement, l'insertion des pays concernés dans le commerce international est le meilleur moyen de leur faire prendre le train de la croissance. Cela nécessite une adaptation des règles du commerce mondial.
    L'accès aux médicaments des pays en développement est une exigence morale. C'est également un défi face à la montée des maladies infectieuses telles que le sida, la tuberculose ou le paludisme. L'accord qui a été signé autorise les Etats ne possédant pas leur propre industrie pharmaceutique à importer des génériques en outrepassant la législation sur les brevets. La France y voit l'exemple de l'adaptation nécessaire des règles de l'OMC aux préoccupations humanitaires.
    L'Afrique doit être réinsérée dans le commerce mondial. L'Union européenne - on ne le fait pas suffisamment savoir - importe 47 % des exportations des pays de l'Afrique sub-saharienne et 41 % de celles des pays les moins avancés, contre 20 % et 25 % pour les Etats-Unis. Avec 42 milliards de dollars en 2002, les importations européennes en provenance des pays d'Afrique-Caraïbes-Pacifique dépassent les importations combinées des Etats-Unis, du Japon, de l'Australie et de la Nouvelle-Zélande ayant la même origine.
    L'Afrique sub-saharienne reste la grande oubliée du commerce international. C'est pourquoi le Président de la République a proposé à ses partenaires de défendre, pour cette région, un traitement commercial privilégié sur une base durable. Cette initiative, reprise par la Commission européenne, comporte trois volets : retenir à chaque fois le régime de préférences commerciales des grands pays industrialisés le plus avantageux, ce qui permettrait d'harmoniser ces clauses et d'accroître leur efficacité ; instaurer un moratoire des soutiens à l'exportation de produits agricoles vers l'Afrique et délier l'aide alimentaire ; proposer des solutions pour remédier aux variations des cours des matières premières.
    L'emploi est notre deuxième objectif dans ces négociations.
    L'OMC est une solution pour l'emploi en France. Alors que notre PIB a augmenté de 21 % en dix ans, nos exportations ont crû de 92 % et nos importations de 70 % sur la même période. Le commerce extérieur tire la croissance et, aujourd'hui, les marchés étrangers achètent 28 % de la richesse produite par la France. Cinq millions d'emplois, soit 22 % de la population active occupée, dépendent directement de nos exportations. Il s'agit, pour l'essentiel, d'emplois qualifiés.
    L'ouverture de notre pays a permis le développement d'industries compétitives sur notre territoire, ce qui fait de la France le quatrième exportateur mondial. Chaque milliard d'euros d'exportations supplémentaires génère 15 000 nouveaux emplois en France. La différence entre les emplois créés grâce à la mondialisation et ceux perdus à cause des restructurations nécessaires du fait de la concurrence internationale est positive. C'est pourquoi nous devons continuer à tirer profit de l'ouverture des marchés internationaux, notamment pour les produits manufacturés et les services.
    Par ailleurs, l'ouverture de l'Europe a permis le développement en France d'investissements étrangers qui soutiennent l'activité économique. Ils représentent près de 20 % de l'investissement intérieur, contre moins de 3 % en 1986. Aujourd'hui, 16 % des salariés sont employés par des entreprises majoritairement étrangères, qui participent à la modernisation du tissu économique de notre territoire.
    De nouvelles opportunités, de nouveaux marchés doivent être ouverts à nos entreprises. Aujourd'hui, les produits industriels représentent 80 % du commerce mondial. Alors que les droits de douane sur les produits industriels sont faibles dans l'Union européenne, il reste au Japon et aux Etats-Unis des pics tarifaires qui pénalisent nos entreprises. En outre, dans les pays émergents, les droits de douane sont élevés. Nos entreprises ont donc un intérêt économique à ce que la négociation sur les droits de douane progresse.
    Favoriser le développement des pays à forte croissance démographique est une nécessité. Les barrières tarifaires entre les pays du Sud sont encore nombreuses. Entre les pays de la Méditerranée, par exemple, leur abaissement permettrait de développer les échanges intrarégionaux, d'améliorer la compétitivité de ces économies et de faire émerger des ensembles régionaux porteurs de stabilité et de croissance.
    Il convient également de développer les services fortement créateurs d'emplois. Le secteur des services constitue le principal moteur de croissance pour les pays développés, notamment pour la France qui en est le quatrième exportateur mondial. Il représente les deux tiers du PIB de l'Union européenne. Le niveau élevé de libéralisation du secteur tertiaire en Europe a permis à nos entreprises de services de se développer au sein du marché unique et dans le reste du monde. Elles pourraient tirer profit d'une plus grande ouverture des marchés internationaux de services.
    En raison d'approches nationales différentes, la définition unique d'un service public à l'OMC est difficile à obtenir. C'est pourquoi, pour préserver nos services publics, nous avons demandé à la Commission d'exclure de la négociation les secteurs publics de l'éducation et de la santé. De la même manière, nous avons exclu l'audiovisuel des propositions de l'Union européenne. D'une manière générale, le cadre communautaire, qui est déjà très ouvert, reste la limite admissible pour les offres à l'OMC.
    Notre troisième objectif est de promouvoir la vision française de la mondialisation.
    La réunion à Cancún des 148 ministres en charge du commerce extérieur marque une nouvelle avancée du multilatéralisme. Dans un contexte mondial marqué par les incertitudes politiques et économiques, la construction cohérente d'un commerce structuré par le droit doit se poursuivre.
    Il faut les mêmes règles pour tous.
    Il faut garantir la diversité culturelle.
    Il faut également préserver le modèle agricole européen. La France est attachée à son agriculture, qui n'est pas simplement une production mais un élément du mode de vie des Français comme des Européens. Elle veut permettre aux Etats, au Nord comme au Sud, d'assurer la sécurité de leurs approvisionnements. La première des libertés réside d'abord dans l'autosuffisance alimentaire.
    L'Union européenne a réformé sa politique agricole commune, en juin 2003, afin de la rendre plus favorable aux échanges et de la mettre mieux en phase avec les intérêts des pays pauvres. La France souhaite un accord équilibré entre les trois volets de la négociation agricole - soutien interne, subventions à l'exportation et accès aux marchés - et les autres sujets en négociation à l'OMC.
    Par ailleurs, la déclaration de Doha fait du traitement spécial et différencié pour les pays en développement une partie intégrante de l'ensemble des négociations, de même que de certaines considérations autres que d'ordre commercial, telles que la protection de l'environnement ou le développement rural.
    Il faut veiller à promouvoir les indications géographiques et tenir compte de l'environnement. Ce sont là des sujets difficiles et nous avons eu l'impression d'être bien seuls quand nous avons demandé à les aborder.
    La France et l'Union européenne souhaitent que le cycle lancé à Doha contribue à une plus grande ouverture des marchés pour nos entreprises, favorise une meilleure insertion des pays en développement dans le commerce mondial et aboutisse à une mondialisation maîtrisée et organisée. A cet égard, il est important que les différents volets des négociations de Doha, qui doivent normalement trouver leurs conclusions avant le 1er juin 2005, avancent d'un même pas vers un accord à la fois global et équilibré.
    En tant que parlementaire, il n'a pas toujours été facile de suivre au plus près les négociations, car plusieurs tables rondes se tenaient simultanément sur différents sujets de discussion. Néanmoins, je crois pouvoir tirer plusieurs leçons de la conférence de Cancún.
    D'abord, messieurs les ministres, je veux vous féliciter pour le remarquable travail de la délégation française. C'est autour d'elle que tout s'organisait et les réunions bi-quotidiennes qu'elle tenait étaient celles qui rencontraient, et de loin, le plus grand succès, car c'est là que l'information circulait le mieux, notamment en direction des ONG.
    Le deuxième enseignement de Cancún, c'est que l'Europe y a parlé d'une seule voix. A aucun moment, il n'y a eu de risque d'éclatement de ce front uni. C'était une grande force, mais cela a aussi eu pour conséquence que la France n'a pas toujours pu être immédiatement au fait du déroulement des négociations.
    A l'inverse, de profondes divergences sont apparues entre les différents groupes de pays et beaucoup de questions se posent après ce qu'il faut bien appeler un échec.
    Est-ce que l'accord entre l'Europe et les Etats-Unis a vraiment été positif ? Certes, il était attendu par l'ensemble des autres pays qui y voyaient un préalable au progrès des négociations. Mais quand nous sommes arrivés à Cancún, nous avons bien senti qu'il était finalement mal reçu parce qu'il était considéré comme un accord des gros contre les petits. Cela mérite réflexion, même si l'on ne pouvait pas faire autrement.
    La mise en place du groupe des 21 a été une surprise, car il a rassemblé des pays extrêmement différents aux intérêts totalement contradictoires. Nous avons rencontré des parlementaires brésiliens, des parlementaires canadiens, et il n'est pas du tout évident qu'ils aient eu envie que la conférence aboutisse à un accord. Car, pour le groupe des 21, la seule façon de garder son unité était sans doute, précisément, de refuser tout accord. L'échec de la conférence a donc bien été une victoire politique pour le président brésilien, dont le prestige s'est trouvé renforcé, mais certainement pas pour le Brésil ni pour le peuple brésilien, qui y a certainement beaucoup perdu.
    Tous les pays veulent-ils vraiment du multilatéralisme ? C'est un point qu'il nous faut éclaircir pour savoir comment sortir de cette crise. La France, bien entendu, y est très favorable. L'Europe aussi sans doute. Mais les Etats-Unis sont-ils vraiment convaincus qu'ils y ont intérêt ? Les pays les moins avancés pensent-ils en tirer avantage ? Autant de questions auxquelles, tous ensemble, nous devons trouver des réponses.
    Y a-t-il une crise Nord-Sud ? C'est beaucoup plus compliqué que cela. Manifestement, s'il y a aussi des difficultés entre pays en voie de développement, c'est parce qu'ils ne sont pas semblables : Singapour, avec ses 21 000 euros de PIB par habitant, et le Burkina Faso n'ont pas les mêmes intérêts, bien entendu. D'ailleurs, le groupe des 90 a bien compris que le groupe des 21 ne le défendait absolument pas.
    Doit-on aller vers une négociation par aire géographique, vers une différenciation au sein des pays en voie de développement ? C'est encore une question à laquelle nous devons réfléchir si nous voulons faire avancer les négociations et nous garder une chance d'organiser le monde.
    Notre politique agricole commune, qui a fait l'objet d'avancées très fortes à Luxembourg, sera-t-elle remise en cause ? Dans le texte proposé à Cancún, la « boîte bleue » et la « boîte orange » sont maintenant oubliées. Aujourd'hui, l'OMC demande qu'on lui donne une vue sur le contenu de la « boîte verte », qui rassemble toutes les aides internes à l'Europe. J'aimerais entendre votre avis à ce sujet, monsieur le ministre. Comment allons-nous aborder cette affaire ? Si l'OMC obtenait gain de cause, ce serait une remise en cause complète de notre vision de l'agriculture, perspective inacceptable pour l'Europe.
    Ce qui a beaucoup manqué - c'est l'impression du moins que nous avons eue -, c'est une politique étrangère commune de l'Europe. Nous souffrons d'un manque d'explications vis-à-vis des pays les moins avancés. Il y a quelques mois, nous étions quasiment désignés comme des coupables, sous prétexte que nous subventionnons nos exportations agricoles, alors que les Etats-Unis le font beaucoup plus, et que nous avons fait énormément d'efforts pour acheter les produits agricoles des pays les moins avancés ou du Brésil. Mais cela ne se sait pas, et cela, à mon avis, est dû au fait que la diplomatie européenne est défaillante. Il devient nécessaire que l'Europe se dote d'un « Monsieur politique étrangère ».
    Voilà quelques questions que nous devons nous poser. Mais, messieurs les ministres, je suppose que vous devez aussi analyser les causes de cet échec. Il ne faut surtout pas se précipiter, d'autant que certaines échéances électorales, notamment aux Etats-Unis, risquent de bloquer le processus. Mais il convient de se demander pourquoi les pays les moins avancés ont jugé scandaleux le projet d'accord proposé sur le coton et qu'on pourrait résumer en ces termes : « Si vous arrêtez de produire du coton, on vous donnera de l'argent pour faire autre chose ». Cela a évidemment été considéré - surtout par nos amis africains - comme une injure, une provocation. C'est tout cela aussi, l'échec de Cancún.
    Désormais, avec nos partenaires européens, nous devons tous ensemble faire en sorte que ces négociations reprennent. C'est non seulement notre intérêt, mais surtout l'intérêt du monde. (Applaudissements sur les bancs du groupe de l'Union pour un mouvement populaire.)
    M. le président. La parole est à M. le ministre délégué au commerce extérieur.
    M. François Loos, ministre délégué au commerce extérieur. Je voudrais d'abord remercier le groupe UMP d'avoir bien voulu consacrer sa « niche » parlementaire aux suites du sommet de Cancún, bien que, ce que nous regrettons, ce sommet ait été un rendez-vous raté. Je pense que la communauté internationale a globalement échoué. Nous n'avons pas en effet trouvé les voies et les moyens d'une cohérence suffisante au niveau mondial pour faire avancer la croissance mondiale, ce qui était pourtant l'objectif. Certains pays, ou les militants anti-mondialisation, se sont réjouis de ce qui était surtout une occasion ratée.
    Je voudrais vous rappeler globalement les enjeux du sommet, analyser devant vous les raisons de ce qu'il faut bien appeler un échec et examiner avec vous ce qui est aujourd'hui faisable ou ce qui devra être fait dans l'avenir pour surmonter cet échec.
    Je rappelle que nous sommes le quatrième exportateur mondial, en tenant compte de nos échanges à l'intérieur de l'Union européenne. L'Union europénne, quant à elle, est le premier exportateur mondial. Marc Laffineur a rappelé les chiffres : un milliard d'euros d'exportations représente 15 000 emplois en France. Cinq millions d'emplois au total travaillant directement, de façon nette, pour l'exportation. Dans les dix dernières années, depuis que les accords négociés à Marrakech sont entrés en vigueur, nos exportations ont crû de 92 %. C'est le résultat, non seulement de Marrakech, mais aussi celui de l'entrée en vigueur du marché unique le 1er janvier 1993. Dans le même temps, le PIB n'augmentait que de 21 %. Ces 92 % d'augmentation entraînent une augmentation parallèle dans le domaine de l'emploi, qui tire de grands bénéfices du commerce extérieur.
    Aujourd'hui nous avons besoin plus que jamais de croissance et d'ouvrir les frontières pour nos biens et services. Ainsi, l'avenir de notre industrie textile se trouve dans l'exportation de produits de haute qualité à destination de l'Inde ou de la Chine, où les nouvelles classes aisées représentent une clientèle de choix. Or, les tarifs douaniers pratiqués par ces pays interdisent ces exportations, et nous demandons qu'ils baissent. Notre industrie automobile a elle aussi besoin d'assurer son expansion dans de grands pays qui lui restent aujourd'hui fermés, comme le Brésil. Nos télécommunications doivent pouvoir croître à l'étranger et y maintenir leur présence. Or les Américains projettent d'interdire à des entreprises détenues à plus de 20 % par des intérêts publics d'investir dans les télécommunications aux Etats-Unis. Ce serait un barrage à l'expansion de France Télécom.
    Ces multiples enjeux cruciaux pour notre économie doivent faire l'objet de négociations multilatérales dans le cadre de l'Organisation mondiale du commerce. Or les négociations du cycle de Doha ont été mises en échec, ou tout au moins retardées à Cancún : il y a peu de chances désormais que ce cycle soit achevé fin 2004, date initialement prévue.
    Cette situation, qui résulte d'une conjonction de facteurs, ne saurait en aucun cas être imputable à l'Union européenne. Cancún a vu l'émergence de nouveaux acteurs décidés à mieux faire entendre leur voix, et d'abord les grands pays émergents : Brésil, Inde, Chine, Thaïlande, pays d'Amérique latine. On a parlé de la réunion de ces pays au sein d'un groupe G 21, ou plus. En réalité, cette coalition, qui a vu le jour peu avant la réunion de Cancún, n'est réunie par aucun texte commun, simplement par la volonté d'affirmer en commun qu'il ne fallait rien toucher à leurs obligations au plan international. Ces pays ont en commun surtout une puissance exportatrice dans les domaines agricole et industriel, voire les services dans le cas de l'Inde. Ils souhaitent obtenir que les pays développés s'ouvrent à leurs exportations, tout en maintenant les importantes protections dont bénéficient leurs propres marchés.
    Ces pays ont très bien réussi à se faire entendre et leurs demandes ont été prises en compte à Cancún. Ainsi, l'Europe a dû se prononcer sur un projet de texte ministériel, le premier texte qui a été mis sur la table, qui portant largement l'empreinte de leurs propositions. Pour nous, elles étaient clairement déséquilibrées : d'un côté, toutes les formes de subvention agricoles étaient menacées, au point que notre capacité même à conduire une politique agricole était remise en cause au profit des exportations de ces pays ; de l'autre, nos exportateurs industriels ne se voyaient proposer aucune véritable ouverture des marchés de ces pays. C'est pourquoi ce texte, comme nous l'avons indiqué, pendant la conférence de Cancún, n'était pas acceptable en l'état et les grands pays développés se rejoignaient dans cette analyse.
    L'Afrique également est parvenue à faire entendre sa voix, alors que le commerce extérieur total de ce continent, si l'on met à part l'Afrique du Sud, représente 0,8 % du commerce mondial, soit à peine celui de la Finlande. Jusqu'alors, l'Afrique était absente des négociations. Elle a acquis à Cancún une stature d'acteur à part entière. Elle a en effet réussi à faire reconnaître la particularité de la crise subie par ses producteurs de coton. Les baisses du cours mondial de ce produit sont liées notamment aux subventions versées aux producteurs américains de coton qui, grâce à elles, se sont emparé en 2000-2001 de 40 % du marché mondial, contre 25 % auparavant.
    Le coton africain représente lui 11 % du marché mondial.
    La forte progression américaine sur le marché mondial correspond à l'entrée en vigueur de la loi agricole, le « Farm bill » qui incite les producteurs américains non seulement à produire sans limite, mais surtout à vendre à tout prix. Le programme de subventions au coton est en volume le plus important versé aux agriculteurs américains, ce qui explique la difficulté de le remettre en cause.
    Cela explique la vigueur des protestations des producteurs de coton africains qui ont réussi à faire inscrire le coton comme un point spécifique à l'ordre du jour de la conférence de Doha.
    Le résultat de Cancún est aussi imputable à l'immobilisme de l'ensemble des acteurs de l'OMC, et finalement à l'absence de volonté d'aboutir ensemble. Seule l'Europe, en juin à Luxembourg, a réformé notablement sa politique agricole en vue de cette négociation. Elle a décidé de dissocier le montant des subventions des quantités produites, ce qui lui permet désormais d'échapper au reproche de mener une politique agricole productiviste.
    Les Etats-Unis ont connu une évolution inverse. Jusqu'en 1996, ils découplaient leurs subventions agricoles ; mais leur dernière loi agricole de 2002 les associe de nouveau à la quantité produite et elles ont depuis lors augmentée. L'attentisme prédominait chez les autres acteurs. Je prendrai l'exemple de la Malaisie, qui maintient des droits de douane dissuasifs sur les automobiles. Une ouverture de son marché lui est depuis longtemps demandée dans le cadre d'un accord régional de libre-échange. Ces négociations bilatérales, qui auraient évidemment pu préparer une ouverture dans le cadre de l'OMC, ont récemment échoué. Cet échec illustre bien la réticence des grands pays émergents à s'ouvrir à la concurrence internationale dans les secteurs qui intéressent particulièrement nos industriels.
    Et puis l'échec est aussi, je crois, le résultat de divergences de conception de la mondialisation. Les libéraux traditionnels du Nord, comme les Etats-Unis, voient dans le libre-échange une fin en soi. A Cancún, les ministres mexicains en charge de la négociation nous ont dit d'entrée que leur pays connaissait une importante croissance économique depuis qu'il avait accès aux marchés de l'Amérique du Nord, puis aux marchés de l'Union européenne, et que toutes les interventions de l'Etat en matière de politique industrielle ou agricole avaient échoué dans le passé. Par conséquent, pour eux, la seule méthode pour produire de la croissance, c'est de tout libéraliser, et les autres pays n'ont qu'à faire ce qu'ils ont fait. Le même discours est tenu par les Australiens, les Néo-Zélandais, par tous ces pays qui croient que cette façon de faire est la seule qui peut être efficace et ils ne comprennent pas que nous tenions à avoir des politiques équilibrées.
    Ce n'est évidemment pas la vision européenne. L'Europe, qui regroupe vingt-cinq pays du même continent, tire une conviction de l'expérience engagée avec le marché commun : la libéralisation des échanges ne peut se construire durablement et de manière profitable pour tous que si elle s'accompagne de politiques communes. Ces politiques d'accompagnement de l'ouverture des échanges doivent assurer les redistributions nécessaires pour permettre l'adaptation des secteurs les plus fragiles. C'est cette vision d'une mondialisation humanisée que l'Europe porte à l'OMC. Elle se traduit par notre souhait de négocier à l'OMC des accords qui intègrent les questions d'environnement, ou qui fixent des règles minimales en matière d'investissement ou de concurrence. Il n'est pas innocent que la négociation se soit rompue au motif d'une divergence dans ce domaine. Elle touche en fait à l'essentiel : les membres de l'OMC ne sont pas encore d'accord sur la bonne façon de concevoir la mondialisation.
    Alors comment faire après cet échec ? Il faut poursuivre la négociation. Même si la date de sa conclusion est certes moins assurée désormais, le cycle en cours doit se poursuivre.
    Cancún doit tout d'abord renforcer notre volonté de trouver une solution impliquant tous les membres de l'OMC. Nous ne devons pas, nous détournant de l'OMC, donner la priorité absolue aux accords bilatéraux. L'Europe a une expérience sans pareil des accords de libre-échange : avec plus de trente accords bilatéraux, c'est la région du monde qui détient le record en la matière. Pourtant, la priorité de son action va depuis toujours à la construction d'une base multilatérale stable, à l'OMC et ailleurs. Il n'existe pas, en effet, de voie alternative vraiment efficace pour répondre aux problèmes que pose la mondialisation : soit le rapport de force et donc l'unilatéralisme, soit l'élaboration de règles communes pour accompagner la libéralisation. L'Europe mène à l'heure actuelle plusieurs négociations bilatérales, avec le Mercosur ou le Conseil de coopération du Golfe par exemple, et nous les poursuivrons en faisant valoir nos intérêts offensifs. Mais cela ne doit pas nous détourner de notre vision générale de la mondialisation qui s'appuie sur l'ONU en matière diplomatique, dans le domaine de l'environnement sur le projet d'Organisation mondiale de l'environnement, OME ou sur l'OMC dans le domaine des échanges commerciaux.
    Voilà pourquoi nous ne devons pas, dans cette négociation de l'OMC, renoncer à notre vision particulière de la mondialisation. La libéralisation des échanges doit être accompagnée d'éléments de politique commune, sous forme de nouveaux accords multilatéraux ou de zones de solidarité entre pays développés et pays en développement, pour gérer les conséquences en matière d'environnement ou de marchés publics et pour faire coexister nos cultures - c'est le fondement de notre demande d'une protection internationale des indications géographiques. Ce sera un combat difficile car déjà des voix se font entendre en Europe pour que nous abandonnions ces thèmes de négociation délicats. Néanmoins, nous croyons qu'il faut, dans ces domaines, affirmer, encore et toujours, tenir cette direction qui nous paraît la meilleure, non seulement pour nous, mais surtout pour tous.
    Cancún a confirmé la justesse de la proposition exprimée à l'occasion du G 8 d'Evian par le Président de la République en faveur de l'Afrique. Ce continent est le seul à avoir vu sa part dans le commerce mondial se réduire et son PIB décroître durant les dix dernières années. Il faut lui réserver un traitement spécial à l'OMC, qui aille au-delà des dispositifs actuellement prévus, qui sont essentiellement des dispositifs d'assistance et d'octroi des délais pour appliquer les accords. Nous avons proposé d'agir de façon beaucoup plus déterminée. Il s'agirait d'une action concertée entre Europe et Etats-Unis pour suspendre les subventions à l'exportation et les éliminations de surplus agricoles qui minent l'agriculture de ce continent, pour réserver des avantages commerciaux spécifiques à ses exportations et trouver des méthodes de stabilisation des cours des matières premières vitales pour son économie. Plus que jamais, depuis Cancún, cette proposition et l'initiative africaine du Président de la République nous semblent fondamentales. Par l'accord conclu en matière d'accès aux médicaments, l'OMC a montré qu'elle pouvait créer des exceptions à ses règles pour s'adapter aux besoins du développement.
    Enfin Cancún doit conduire l'Europe à élaborer un véritable plan de communication. L'Europe ne parvient pas à « vendre » son image, ni surtout son action, même dans les pays qui en sont les bénéficiaires. L'Europe doit se fait entendre pour promouvoir les négociations internationales, non seulement parmi les Etats membres, mais aussi dans le reste du monde. A cet égard, nos réseaux de diffusion de l'information européenne à l'étranger, actuellement inaudibles, doivent être améliorés. Nous devons mieux utiliser les représentations des Etats membres et de la commission, nos ambassadeurs, mais aussi les réseaux de la francophonie ou du Commonwealth. Voilà pour nous un objectif concret sur lequel réfléchir à la suite de Cancún : donner de l'Europe une image plus conforme à la réalité, moins caricaturale que celle que véhicule la grande presse internationale. Voilà aussi une mission pour la nouvelle chaîne d'information internationale dont le Gouvernement envisage la création. Plus que jamais, l'Europe doit faire des progrès d'image chez ses partenaires mondiaux, et d'abord auprès des pays en développement, en faisant connaître notre action et notre vision de la solidarité nécessaire pour assurer le développement.
    Tout au long de la conférence de Cancún, les parlementaires français ont été très actifs, et je voudrais insister sur l'importance du débat pour les enjeux de la mondialisation. Les consultations entreprises depuis plusieurs mois ont permis de rendre le débat plus proche de nos concitoyens. Le président de la République a annoncé son intention de créer un observatoire de la mondialisation qui permettra de poursuivre et d'éclairer le débat sur ce thème.
    Nous avons à imprégner les accords de l'OMC de nos valeurs humanistes. Dans un monde définitivement ouvert où les nouvelles formes de communication font de la planète un village global, il est de notre devoir de travailler à une meilleure solidarité entre les peuples, et je suis persuadé que nous pouvons y contribuer. (Applaudissements sur les bancs du groupe de l'Union pour un mouvement populaire et du groupe Union pour la démocratie française.)
    M. le président. La parole est à M. le président de la commission des affaires étrangères.
    M. Edouard Balladur, président de la commission des affaires étrangères. Monsieur le président, messieurs les ministres, mes chers collègues, au moment où les question liées à la mondialisation sont au coeur du débat politique, il était important que notre assemblée puisse réfléchir sur ce thème. Je me réjouis donc que, à l'initiative du groupe UMP, nous ayons ce débat sur les suites de la conférence de l'OMC à Cancún.
    Je ne m'étendrai ni sur le déroulement de cette conférence ni sur les points de vue que l'on peut développer à sa suite s'agissant de notre politique agricole, de notre politique industrielle ou de notre politique commerciale. D'autres que moi sont beaucoup plus qualifiés pour le faire, notamment les parlementaires qui ont fait partie de la délégation qui vous a accompagnés, messieurs les ministres.
    En ce qui me concerne je préfère vous soumettre quelques réflexions sur les conséquences institutionnelles qu'il faut tirer de l'échec de Cancún, c'est-à-dire sur les modifications à apporter à l'organisation internationale telle qu'elle fonctionne.
    Aujourd'hui, il apparaît qu'il sera très difficile - vous me contredirez si je me trompe, monsieur le ministre - de parvenir, comme prévu, à la conclusion du cycle des négociations commerciales multilatérales de Doha le 31 décembre 2004. C'est un fait. Les responsables de l'OMC évoquent désormais des négociations qui s'étendraient jusqu'en 2006. Force est de constater que l'OMC se trouve aujourd'hui dans l'impasse et que les chances d'aboutir sont très minces.
    Les mouvements alter ou antimondialistes - je ne sais quel terme employer et, à dire vrai, je ne vois pas beaucoup de différences entre les deux formules - s'en réjouissent, considérant qu'il s'agit d'une victoire politique. Leur raisonnement est étrange, car cet échec prive les pays en voie de développement d'un accès aux marchés dont ils sont les premiers à avoir besoin. Si le cycle de Doha n'aboutit pas, il n'y aura pas pour eux de progrès dans le domaine des échanges agricoles, de la libéralisation des services, de l'accès aux marchés des produits industriels ou de la protection de l'environnement.
    Je relève d'ailleurs que le seul accord obtenu à Cancun est favorable aux pays en voie de développement, même s'il est sans doute trop restrictif, puisqu'il les autorise à déroger aux règles de protection de la propriété intellectuelle pour lutter contre certaines pandémies en fabriquant ou en important des molécules génériques à bas prix. Un tel résultat, même s'il est fragile, montre l'intérêt du multilatéralisme, car celui-ci permet de concilier les logiques commerciales avec la recherche de l'intérêt général.
    Maintenant, il importe de tirer les conséquences de l'échec du sommet de Cancun. A vrai dire, il n'y a qu'une alternative : soit l'on en revient aux arrangements commerciaux bilatéraux, soit l'on tente de réformer l'OMC pour la sortir de la paralysie à laquelle elle est aujourd'hui condamnée.
    Le retour aux accords bilatéraux n'apparaît pas comme la solution la plus adaptée, c'est le moins qu'on puisse dire. Si le système bilatéral des échanges a pu, par le passé, constituer un cadre satisfaisant, il n'est plus compatible avec une situation caratérisée par l'interdépendance des économies et par l'émergence de problèmes globaux, comme le réchauffement climatique, l'insécurité alimentaire ou les pandémies. Le retour au bilatéralisme aurait, en outre, pour conséquence d'ériger la loi du plus fort en règle absolue du commerce international, ce qui, à nos yeux, est inacceptable.
    Il est donc essentiel d'éviter que l'échec de Cancún conduise à l'arrêt des négociations de l'OMC et au repli des Etats sur eux-mêmes. Une telle attitude serait une régression considérable et marquerait un renoncement à toute volonté de réguler la mondialisation des échanges pour que celle-ci profite au plus grand nombre. Face au risque d'un retour à une organisation fragmentaire du commerce international dans le cadre des relations bilatérales entre Etats, il convient donc de modifier le système multilatéral existant. C'est sur ce point que je veux vous soumettre mes réflexions.
    Certains réfléchissent d'ores et déjà à des propositions de réforme de l'OMC. Cette organisation, qui regroupe 148 pays depuis la récente adhésion du Népal et du Cambodge, fonctionne, comme chacun le sait, selon la règle du consensus, c'est-à-dire de l'unanimité, alors même que les intérêts qui s'y affrontent sont fortement divergents. Il s'agit d'un facteur important de blocage, d'autant que le sommet de Cancún a montré combien le monde dans lequel nous vivons est divisé.
    Il serait simpliste d'expliquer le blocage des négociations par la seule opposition entre les pays du Nord et ceux du Sud. Ce clivage est, à certains égards, dépassé : d'un côté, les pays du Nord ne font pas bloc, tant les conceptions des Etats-Unis, du Japon et de l'Union européenne s'opposent sur la nécessité de réguler la mondialisation des échanges ; de l'autre, les pays du Sud forment un ensemble de moins en moins homogène. Certains d'entre eux, comme le Brésil ou l'Afrique du Sud, se retrouvent ainsi aux côtés de l'Australie ou de la Nouvelle-Zélande au sein du groupe de Cairns, militant pour la suppression de toute protection commerciale dans le domaine agricole. Quant au G 22, qui a joué un rôle pivot lors du sommet de Cancún, il révèle l'existence d'un fossé grandissant entre des pays tels que le Brésil, l'Inde ou la Chine, qui tirent le plus grand avantage de la phase actuelle de la mondialisation, et les autres, qui restent à l'écart.
    Plusieurs facteurs expliquent le blocage actuel.
    D'abord, cela est assez paradoxal, l'OMC est la seule organisation internationale dotée d'un organe de règlement des différends. Il s'agit certes d'un progrès, mais cela donne aux accords auxquels elle parvient une portée contraignante, ce qui explique la difficulté à obtenir le consentement des Etats lors des négociations, car ces derniers ne veulent pas, soyons clairs, être contraints de tenir leurs engagements.
    Ensuite, le domaine de compétence de l'organisation est extrêmement vaste, ce qui la conduit à se saisir de questions dont les implications ne sont pas exclusivement commerciales.
    M. Jean-Claude Lefort. Tout à fait !
    M. Edouard Balladur, président de la commission des affaires étrangères. Enfin, la règle du consensus confère à chaque pays un véritable droit de veto qu'il peut exercer sur tout sujet, y compris sur des sujets mineurs.
    Toutefois une réforme du fonctionnement de l'OMC est difficilement envisageable, puisqu'elle nécessite l'accord de tous ses membres. Quant à l'idée avancée par certains de mettre en place une OMC à géométrie variable - des accords qui ne seraient pas approuvés à l'unanimité pouvant entrer en vigueur entre les seuls Etats qui y auraient souscrit - elle est malaisée à mettre en oeuvre et, à vrai dire, contradictoire avec l'objectif même de l'organisation qui vise à faciliter les échanges en unifiant les règles commerciales en vigueur.
    Si l'abandon de la règle de l'unanimité, constitue théoriquement une voie possible, il heurterait le principe de souveraineté des Etats, puisqu'il pourrait aboutir à leur imposer des accords dont la méconnaissance pourrait être sanctionnée par une juridiction supranationale.
    La seule voie pour sortir l'OMC de l'impasse dans laquelle elle est enfermée depuis Cancún et éviter un retour au bilatéralisme me semble être celle d'une réforme plus globale des différentes organisations internationales. Cela constituerait en effet le seul moyen de recentrer l'OMC sur les négociations commerciales et de rompre avec les pratiques actuelles la conduisant à se prononcer sur des sujets relevant du social, de l'environnement ou d'autres domaines qui ne sont pas de sa compétence, ce qui lui fait endosser un rôle qu'elle n'a aucune vocation ni légitimité à exercer.
    Il convient donc d'explorer deux voies : celle de la mise en place d'une nouvelle instance chargée de définir les grands principes de l'action internationale et d'en coordonner l'application par les différentes organisations compétentes ; et celle d'un rééquilibrage entre ces différentes organisations afin de mieux préciser leurs compétences respectives et leurs moyens d'action.
    Sur le premier point, le débat sur la nécessité d'un conseil de sécurité économique et social est aujourd'hui lancé, y compris à l'initiative de la France. Une telle instance devrait permettre de définir des priorités d'action à l'échelle internationale. Il lui appartiendrait également de définir les exceptions aux règles du libre-échange en arrêtant la liste des biens publics mondiaux, comme la santé, l'eau, l'alimentation, la culture, l'éducation et l'environnement.
    M. Jean-Claude Lefort Très bien !
    M. Edouard Balladur, président de la commission des affaires étrangères. Cette mission, qui pourrait être exercée par le Conseil de sécurité des Nations unies, à condition que sa composition soit revue, permettrait de recentrer l'OMC sur sa fonction commerciale.
    Sur le second point, il est nécessaire de réfléchir à un meilleur équilibre entre les différentes organisations internationales. L'une des méthodes possibles est de les doter d'une juridiction comparable à l'actuel organe de règlement des différends de l'OMC.
    En matière sociale, par exemple, l'Organisation internationale du travail pourrait ainsi être dotée d'une juridiction disposant de véritables pouvoirs de sanction à l'encontre des Etats qui ne respecteraient pas les conventions protégeant les droits sociaux fondamentaux. Par ailleurs, elle pourrait favoriser l'harmonisation du droit social dans le monde, notamment en permettant la conclusion d'accords paritaires applicables à l'ensemble des salariés de firmes transnationales.
    S'agissant de la santé publique, l'Organisation mondiale de la santé doit devenir chef de file de la question pour l'accès aux médicaments essentiels et, compte tenu de la nécessité d'améliorer la prévention et le traitement de certaines pandémies, il faudrait qu'elle soit dotée d'un véritable pouvoir de décision. Les impératifs de santé publique devraient ainsi être mieux conciliés avec les règles de protection de la propriété intellectuelle actuellement défendues par l'OMC.
    Dans le domaine environnemental, la création d'une organisation mondiale de l'environnement permettrait de lier l'ensemble des Etats dans des domaines aussi sensibles que le réchauffement climatique ou la protection de la biodiversité. Elle renforcerait la portée du droit international environnemental en mettant en place des mécanismes de sanction comparables à ceux existant au sein de l'OMC. La création d'une telle institution ou, à défaut, le renforcement des prérogatives de l'actuel programme des Nations unies pour l'environnement, éviterait de donner un avantage comparatif aux pays ne respectant pas les accords multilatéraux environnementaux ou refusant d'y souscrire.
    Enfin, dans le domaine culturel, la volonté des autorités françaises de renforcer les prérogatives de l'UNESCO au moyen d'une convention cadre reconnaissant le principe de la diversité culturelle permettrait d'éviter que l'OMC soit la seule enceinte où se discute la compatibilité des mécanismes de soutien à la création avec les principes du libre-échange, ce qui est quelque peu surprenant. Les principes encadrant la création culturelle et la protection du patrimoine au niveau mondial devraient ainsi faire l'objet de textes spécifiques édictés au sein de l'UNESCO et mis en oeuvre sous son contrôle.
    Afin d'éviter les conflits de normes - lorsqu'on aura doté de pouvoirs supplémentaires toutes ces organisations internationales, apparaîtra encore davantage le risque de conflit entre les orientations des unes et des autres -, il pourrait revenir à un Conseil de sécurité à mission élargie, tel que je l'ai évoqué voici quelques instants, de trancher les contradictions entre les différentes règles édictées par ces diverses organisations. Cela représenterait un changement majeur dans l'esprit, dans le contenu et dans la structuration de l'organisation internationale prise au sens large. Une telle procédure permettrait ainsi de mettre un terme à la situation actuelle caractérisée par la suprématie du seul droit international commercial, en conférant à une instance politique le soin de se prononcer au cas par cas sur la norme qui prévaut.
    Ces réformes du système international sont, certes, ambitieuses et difficiles à mettre en oeuvre. Quels que soient les domaines, elles ont en commun le souci de définir plus précisément le droit international applicable, le souci de rendre plus efficace le contrôle avec le respect dont il doit être l'objet, le souci de coordonner l'action des diverses organisations compétentes. L'immobilisme serait une immense erreur, dont les pays les moins développés seraient les premiers à souffrir.
    Il faut donc réfléchir aux moyens de recentrer l'OMC sur sa fonction première d'organisation commerciale et inventer de nouvelles formes de régulation compatibles avec le respect de la souveraineté des Etats tout en étant à la hauteur des enjeux de la mondialisation.
    Cette crise de l'OMC, messieurs les ministres, marque bien que l'organisation internationale est à un tournant : la mondialisation lui pose des défis qu'elle n'a pas encore relevés. Nous devons désormais la mettre en mesure de le faire. (Applaudissements sur les bancs du groupe de l'Union pour un mouvement populaire et du groupe Union pour la démocratie française.)
    M. le président. La parole est à M. le président de la commission des affaires économiques, de l'environnement et du territoire.
    M. Patrick Ollier, président de la commission des affaires économiques, de l'environnement et du territoire. Monsieur le président, messieurs les ministres, chers collègues, je tiens, tout d'abord, moi aussi, à remercier le groupe UMP d'avoir utilisé sa « fenêtre » parlementaire pour nous permettre d'avoir ce débat sur les conséquences de Cancún.
    « Nous aurions tous pu gagner ; nous avons tous perdu. » C'est en ces termes que certains commentaient l'échec de la négociation de Cancún, tandis que les altermondialistes fêtaient, eux, cet événement. Contrairement à ces derniers, je crois que nous pouvons être d'accord pour dire que tous les pays avaient à gagner au succès de ces négociations. Malheureusement, force est de constater que si l'on peut considérer que tout le monde a perdu, certains ont perdu beaucoup plus que d'autres.
    Après avoir dressé le bilan de ce qui s'est passé à Cancun, il faut en tirer les leçons pour l'avenir. Pour ma part, je me cantonnerai aux seuls problèmes économiques, qui sont de la compétence de notre commission.
    L'échec de Cancun est dommageable pour tous parce que la libéralisation des échanges encadrée par des règles, qui est l'objet même de l'OMC, doit profiter à tous. L'exemple de la France permet de le vérifier : si son PIB a augmenté de 21 % en dix ans, nos exportations ont crû de 92 % et nos importations de 70 % pendant la même période. Le commerce extérieur tire la croissance et, aujourd'hui, les marchés étrangers achètent 28 % de la richesse produite par notre pays ; cinq millions d'emplois dépendent directement des exportations françaises.
    Nos entreprises ont donc intérêt à ce que les droits de douane diminuent ; tel était l'objet de Cancún. Elles ont également intérêt à l'aboutissement des négociations sur le commerce des services qui constitue le principal moteur de la croissance pour les pays développés et dans lequel la France compte un grand nombre d'entreprises internationales de premier plan.
    Le développement des échanges est bon non seulement pour les entreprises, mais aussi pour l'emploi : chaque milliard d'euros d'exportations génère plus de 15 000 emplois en France. Il faut donc répéter avec force que la France a intérêt au succès de l'OMC, car le libéralisme que cette dernière entend instaurer n'est pas un libéralisme sauvage mais un libéralisme soumis à des règles applicables à tous et que tous sont tenus de respecter. Nous devons persévérer dans la voie du multilatéralisme, qui permet à tous de gagner.
    A cet égard, l'échec de Cancún, s'il est dommageable pour tous les pays, risque d'avoir pour principales victimes, je le répète, les pays les moins avancés. L'échec a parfois été présenté comme une victoire des pays du Sud sur les pays du Nord. Cela ne correspond malheureusement pas - pour eux, en tout cas - à la réalité.
    Le nouveau cycle de négociations, lancé à Doha en 2001, avait pour objectif d'être le cycle du développement et de prendre en compte les besoins spécifiques des pays en voie de développement. A cet égard, il faut se réjouir qu'un accord soit intervenu, le 30 août dernier, pour l'accès aux médicaments et déplorer qu'aucun accord n'ait pu être trouvé sur les autres thèmes de négociation. En tout cas, 2004 ne verra pas aboutir le cycle de Doha.
    Pourtant une étude réalisée par l'OCDE montre que les pays en développement capteraient 60 % des 176 milliards de dollars de gains de croissance annuels que provoquerait la suppression des droits de douane à travers le monde !
    L'échec de Cancún laisse craindre, au contraire, une aggravation de la situation de ces pays. Ainsi, la production de coton africain continuera de subir la concurrence du coton américain dont la production est exportée à 60 % et qui bénéficie de subventions à la production et à l'exportation sous la forme de « marketing loans » à hauteur d'environ 2,3 milliards de dollars. Dès lors qu'on ne nous raconte pas n'importe quoi non plus de l'autre côté de l'Atlantique !
    Plus généralement, la crise du multilatéralisme que traduit l'échec de Cancún risque d'avoir pour conséquence un développement des accords bilatéraux. L'intention des Etats-Unis, qui s'accommodent parfaitement de l'échec de Cancún, est de multiplier ce type d'accords. Un certain nombre ont été ou sont en voie d'être conclus avec plusieurs pays d'Amérique latine. Les responsables brésiliens, que la commission des affaires économiques a rencontrés - une délégation que je présidais s'est rendue récemment à Brasilia -, ne nous ont pas caché qu'une telle évolution se profilait et que la pression des Etats-Unis était telle que, dans quelques mois, nous allions voir émerger ce genre d'accords bilatéraux.
    Si le Brésil peut y trouver son compte, qui ne voit que la partie sera par trop inégale entre les pays les plus pauvres et les nations économiquement puissantes ? Que pensent faire des pays comme le Mali ou le Bangladesh lors de négociations bilatérales face aux Etats-Unis ? On peut à cet égard émettre des doutes sur la réalité de la communauté d'intérêts entre les différents pays du « G 21 » qui rassemble des pays à fort potentiel comme le Brésil, l'Inde ou la Chine et les Etats les plus pauvres de la planète.
    Le bilan négatif que l'on ne peut manquer de dresser de l'échec des négociations de Cancún doit conduire à tirer les leçons de ce qui s'est passé pour l'après-Cancún.
    Ces négociations ont tout d'abord montré la puissance des pays leaders du G 21, au premier rang desquels le Brésil, avec lequel il faudra compter désormais. Les négociations à l'OMC lui ont permis de prendre la tête de la coalition de pays pauvres en exigeant l'abolition des subventions à l'exportation.
    La focalisation des débats sur les subventions agricoles est une autre leçon de Cancún. Les négociations à l'OMC, qui portaient sur de nombreux secteurs, ont échoué d'abord et surtout en raison de l'opposition entre les Etats-Unis et l'Europe, d'un côté, et les pays de la coalition menée par le Brésil, de l'autre, sur la question agricole, alors, pourtant, que les produits industriels représentent 80 % du commerce mondial ! C'est stupéfiant d'en arriver là !
    Cette question est considérée comme vitale par un pays comme le Brésil qui a une vocation exportatrice pour les produits agricoles et un fort potentiel de développement dans ce domaine puisqu'il possède, je le rappelle, le tiers des terres arables du monde et qu'il représente déjà le tiers des exportations mondiales de soja, de café, de sucre et de tabac.
    Le blocage sur les questions agricoles, qui a conduit à l'échec de Cancún, paraît révélateur du déficit d'explication et de communication qui a présidé à la préparation de ces négociations. Ce déficit d'explication concerne aussi bien l'Europe qui n'a, à mon sens, pas suffisamment bien défendu sa position face aux pays leaders du G 21 que les opinions nationales.
    A ce point de mon intervention, je tiens à féliciter la délégation française, car j'ai souvenir, messieurs les ministres, des positions que vous avez prises avec beaucoup de courage afin d'éviter le manichéisme qui a présidé aux discussions et d'essayer de les orienter dans un autre sens.
    Malheureusement, l'Union européenne n'a pas suffisamment défendu sa position et ne s'est pas suffisamment démarquée des Etats-Unis en ce qui concerne les échanges agricoles, alors que sa situation est très différente dans ce domaine - nous le savons, nous, en France -, et qu'elle a consenti des efforts importants pour diminuer les subventions agricoles, alors que les Etats-Unis continuaient à les augmenter.
    L'Union européenne n'a pas suffisamment défendu, me semble-t-il, son modèle de développement agricole. En Europe, contrairement aux Etats-Unis, l'agriculture n'est pas seulement un business, c'est aussi un moyen d'aménagement du territoire - c'est-à-dire de tout ce qui touche à nos racines - et un élément du mode de vie et du maintien de la cohésion sociale.
    M. Léonce Deprez. Mais oui !
    M. Patrick Ollier, président de la commission des affaires économiques, de l'environnement et du territoire. Par ailleurs, nos productions concurrencent beaucoup moins celles des pays émergents que celles des Etats-Unis. Je pense que cette spécificité européenne n'a pas été suffisamment défendue malgré le courage de notre délégation, et je le regrette.
    L'évolution de la politique agricole européenne n'est pas perçue par nos interlocuteurs du G 21. En tout cas, ceux que nous avons rencontrés nous l'ont clairement indiqué. En effet, alors que l'Europe est parvenue, non sans difficulté, à une réforme de la PAC - et je salue de nouveau le courage du ministre de l'agriculture, Hervé Gaymard, lors des récentes négociations -, réforme qui va dans le sens des demandes des pays les moins développés, puisqu'elle réduit les subventions, qui ne concernent déjà plus aujourd'hui que 10 % des exportations agricoles européennes, contre 25 % en 1992, et qu'elle découple les aides de la production, les Etats-Unis, dans le même temps, n'ont fait qu'accroître leur soutien aux exportations agricoles. Il faut aussi le savoir.
    M. Léonce Deprez. Exact.
    M. Patrick Ollier, président de la commission des affaires économiques, de l'environnement et du territoire. La dernière loi agricole américaine, le Farm Bill, votée en mai 2002, augmente les soutiens à l'agriculture à hauteur de 70 %, selon les estimations de la Commission européenne. Ce n'est pas acceptable, dans ce contexte.
    M. Léonce Deprez. Eh oui !
    M. Patrick Ollier, président de la commission des affaires économiques, de l'environnement et du territoire. Malgré les efforts consentis par l'Europe et en dépit du fait qu'elle importe deux fois plus de produits agricoles en provenance des pays en développement que les Etats-Unis, les pays du G 21 ont considéré que les Etats-Unis et l'Europe étaient dans la même situation, ce qui n'est pas vrai...
    M. Léonce Deprez. Absolument.
    M. Patrick Ollier, président de la commission des affaires économiques, de l'environnement et du territoire. ... et soutenaient les mêmes positions, ce qui n'est pas forcément nécessaire.
    M. Jean-Claude Lefort. Et voilà !
    M. Patrick Ollier, président de la commission des affaires économiques, de l'environnement et du territoire. Il faut donc reprendre l'initiative sur ces thèmes. Il faut mieux informer pour mieux convaincre que l'Europe a une spécificité qui lui est propre dans le cadre de ces négociations.
    Les échanges que notre commission a eus avec des responsables brésiliens nous ont convaincus qu'une plus grande concertation, un dialogue plus approfondi pouvaient permettre de rapprocher les points de vue et de trouver des terrains d'entente avec les pays du Sud qui ont plus à craindre des Etats-Unis que de l'Europe. Je sais que nous ne sommes pas loin d'être d'accord sur ce point.
    Ce déficit d'explication et de dialogue existe aussi à l'échelle nationale. L'OMC est mal connue de nos concitoyens,...
    M. Jean-Paul Bacquet. Et de certains parlementaires.
    M. Patrick Ollier, président de la commission des affaires économiques, de l'environnement et du territoire. ... ce qui suscite méfiance et contestation, d'autant plus facilement que l'ouverture des marchés, si elle est globalement bénéfique pour notre économie, impose aussi des ajustements et des adaptations jugés parfois douloureux.
    L'un des moyens de mieux associer nos concitoyens à ces évolutions passe par un rôle accru du Parlement qui a une mission d'information et d'explication majeure à mon sens, et je suis heureux que l'on puisse en discuter aujourd'hui. M. Balladur a fait des propositions en matière de structures et de négociations, il a raison.
    M. Léonce Deprez. Très bonnes propositions.
    M. Patrick Ollier, président de la commission des affaires économiques, de l'environnement et du territoire. Il est nécessaire de voir comment nous pouvons être mieux associés afin de mieux informer.
    M. Jean-Claude Lefort et M. Jean-Paul Bacquet. Très bien !
    M. Patrick Ollier, président de la commission des affaires économiques, de l'environnement et du territoire. A cet égard, le débat d'aujourd'hui est une bonne chose, mais il intervient bien tard, et, surtout, risque, hélas, d'être sans lendemain, compte tenu des conséquences. Il faut donc réfléchir ensemble aux moyens de mieux associer le Parlement à la préparation et au suivi des négociations.
    M. Jean-Paul Bacquet. Très bien.
    M. Patrick Ollier, président de la commission des affaires économiques, de l'environnement et du territoire. Je sais, messieurs les ministres, que vous y êtes favorables. Il nous revient donc tous ensemble de mettre en place ce genre de dispositif pour l'avenir. Diverses propositions ont été faites. Il faut en débattre afin que les discussions sur la libéralisation des échanges ne soient plus le monopole de ceux qui s'y opposent !
    M. Léonce Deprez. Bien sûr.
    M. Jean-Paul Bacquet. Très juste.
    M. Patrick Ollier, président de la commission des affaires économiques, de l'environnement et du territoire. C'est ce que nous vivons aujourd'hui. Ceux qui occupent les écrans à longueur de journée sont ceux qui viennent nous expliquer qu'il ne faut pas la mondialisation et qu'il ne faut pas d'un accord à l'OMC.
    M. Jean-Paul Bacquet. C'est vrai.
    M. Patrick Ollier, président de la commission des affaires économiques, de l'environnement et du territoire. Cela est insupportable car l'intérêt de la France est exactement le contraire. Malgré les insistances de notre pays - et messieurs les ministres, je vous remercie d'avoir fait tout ce que vous pouviez pour aller dans ce sens - les règles environnementales ont été ignorées à Cancún alors que la planète est sérieusement menacée. Les normes protégeant les conditions de travail n'ont pas non plus été évoquées alors que la dimension sociale est extrêmement importante dans le cadre de ces accords. La France doit poursuivre son action en Europe et dans le monde pour que l'irréparable ne soit pas commis. Nous nous trouvons à un carrefour pour toute l'humanité.
    M. Léonce Deprez. Très bien.
    M. Patrick Ollier, président de la commission des affaires économiques, de l'environnement et du territoire. D'un côté, le manichéisme qui ne peut être une forme de négociation et qui ne peut déboucher que sur la confrontation dure, de l'autre, la solidarité, l'équité ; c'est la position de la France.
    Que notre pays continue à agir pour que multilatéralisme se conjugue demain avec solidarité et équité. Ceux-ci doivent devenir des éléments indispensables du développement économique au niveau mondial. (Applaudissements sur les bancs du groupe de l'Union pour un mouvement populaire.)
    M. le président. La parole est à M. Jean-Paul Bacquet.
    M. Jean-Paul Bacquet. Monsieur le président, messieurs les ministres, mes chers collègues, je me réjouis du débat qui a lieu ce matin, même si je regrette que nous n'ayons pas réussi à faire salle comble. Cela montre, ainsi que le soulignait le président de la commission des affaires économiques, que l'OMC n'est pas très transparente et que nombre de Français ne savent pas très bien ce qui s'y passe. Je ne suis d'ailleurs pas sûr que la totalité des parlementaires la connaissent. Lorsque nous étions à Cancún, les parlementaires ont semblé apprendre beaucoup sur place et étaient très demandeurs, messieurs les ministres, d'un débat plus approfondi non seulement en aval, mais surtout, si possible, en amont.
    Je constate avec plaisir que les grands débats de ce type n'ont plus tendance à échapper au Parlement. Lors de la réunion de la commission des affaires étrangères hier, M. le président de la commission a proposé qu'il y ait un débat au sein de celle-ci avant que l'on puisse se prononcer sur la convention européenne.
    Il est extrêmement salutaire d'avoir un véritable débat et une véritable ouverture, aussi bien au sein du Parlement qu'à l'extérieur, par l'intermédiaire des médias. En effet, comme le disait à juste titre le président de la commission des affaires économiques, si nous n'occupons pas le terrain, d'autres le font par voie de presse et « délégitimisent » un peu plus le Parlement et le politique.
    La cinquième conférence de l'OMC s'est tenue à Cancún du 10 au 14 septembre et aurait dû conclure le cycle de Doha. Il n'en est rien et, personnellement, je considère que l'échec est regrettable. Certains avaient prévu cet échec, d'autres même le souhaitaient. Certains même, dans les médias, avaient expliqué avant la conférence la nécessité de cet échec, ce que l'on ne peut que déplorer.
    Par contre, d'autres mettaient en garde. C'est le cas du Réseau parlementaire international, qui écrivait dans un quotidien mexicain : « L'Organisation mondiale du commerce est un instrument supplémentaire d'oppression des peuples ; elle est en crise et le cycle de Cancún va échouer », ajoutant, et cela doit nous interpeller : « C'est pour cela qu'il convient de changer les règles du jeu et garantir le contrôle démocratique de la totalité du processus de négociation des accords de l'OMC ». Ils écrivaient même : « En matière économique, nous constatons l'échec patent de la gestion d'organismes économiques comme l'OMC, le FMI, la Banque mondiale, dans la mesure où ils approfondissent les inégalités au lieu de les réduire. »
    Certains se sont réjouis de l'échec de Cancún. Ils considéraient qu'il était la fin de l'OMC et qu'il traduisait d'une façon éclatante aux yeux du monde l'affrontement Nord-Sud et le refus des pays du Nord de laisser aux pays du Sud toute chance d'accéder au commerce et donc de se développer.
    Au-delà de ces aspects polémiques, même si certains méritent d'être pris en considération, il ne faut pas oublier que l'échec du multilatéralisme ne peut que renforcer les accords bilatéraux qui vont à l'encontre de l'internationalisme que mon groupe politique souhaite, et qui vont permettre, dans le cadre d'accords particuliers, de privilégier les échanges au détriment des pays pauvres et de mettre en place de nouvelles barrières de protection, alors que le souhait de Doha était de favoriser le développement des pays pauvres, tout en donnant une composante réglementaire pour un commerce mondial plus équitable.
    Certes, il va de soi qu'il est plus difficile d'aboutir à 148 qu'avec les 23 du GATT en 1948. Il va de soi aussi que certains dossiers étaient suffisamment brûlants pour qu'il y ait affrontement.
    C'est le cas de l'agriculture où l'on a vu le groupe de Cairns et le G 21 accuser l'Europe et les Etats-Unis de maintenir les aides et les subventions qui faussent le jeu de la concurrence.
    Or l'Europe avait déjà réformé sa politique agricole commune en juin 2003, en limitant ses aides à la production comme elle le fait depuis vingt ans avec les quotas laitiers, établis en 1984, puis les jachères, et les mesures sur la viande et le vin. L'Europe est le premier importateur de produits en provenance des pays en voie de développement, ce qu'il faudrait ne pas oublier - et pour cela suffisamment rappeler.
    Cependant, il n'est pas acceptable que, sur le dossier du coton, des pays africains parmi les plus pauvres - le Mali, le Tchad, le Burkina Faso et le Bénin - n'aient pu obtenir la moindre avancée face aux gros pourvoyeurs de subventions que sont les Etats-Unis. Les pays africains souffriront incontestablement de cette concurrence déloyale, qui ne peut qu'accentuer leur pauvreté. Et nous ne sommes pas sans savoir que le président Bush voulait, pour des raisons purement électorales, protéger 23 000 agriculteurs qui perçoivent déjà 3 milliards de dollars de subventions.
    Sur ce dossier du coton, il est inquiétant qu'à aucun moment - du moins à ma connaissance, messieurs les ministres - ces pays africains ne se soient tournés vers l'Europe et surtout vers la France qui était, et qui je l'espère redeviendra, le partenaire traditionnel, pour ne pas dire naturel, de l'Afrique.
    Les sujets de Singapour, c'est-à-dire l'investissement, la concurrence, la transparence sur les marchés publics et la facilitation des échéances n'ont pas fait l'objet de consensus, ayant à peine été abordés, et ce d'autant que les pays pauvres ont refusé de les inscrire sur l'agenda des négociations.
    Que ces pays dénoncent l'impossibilité de mettre en place des accords existants se conçoit. Qu'ils considèrent qu'une extension des compétences de l'OMC puisse paraître dangereuse me semble plus discutable, car il faut faire entrer une composante sociale dans les négociations commerciales, au risque de voir proliférer un ultralibéralisme dont la Chine, à Cancún, a été un exemple particulièrement significatif.
    L'accès aux médicaments avait été souhaité à Doha et entériné lors d'un accord le 30 août 2003 sur les médicaments génériques. Désormais, les pays les plus pauvres pourront importer ceux-ci à moindre coût.
    Cependant, tout n'est pas réglé, car il semble que des obstacles administratifs très lourds existent quant à l'efficience réel de l'accord.
    M. Jean-Claude Lefort. Tout à fait !
    M. Jean-Paul Bacquet. Il est en effet compréhensible que les pays développés prennent les mesures nécessaires afin que cette importation ne se traduise pas par une délocalisation masquée et l'implantation dans des pays pauvres de laboratoires pharmaceutiques exportant à moindre coût des médicaments vers leur pays d'origine. Une volonté politique humanitaire se traduirait alors par une délocalisation sauvage aboutissant à déréguler les marchés. Autant une réglementation est indispensable, autant sa complexité ne doit pas empêcher d'atteindre le but initialement recherché.
    L'échec de Cancún remet donc en cause l'agenda de Doha et montre l'émergence de pays en développement qui se sont organisés en groupes : le G 21 conduit par l'Inde, la Chine, le Brésil, et le G 90 qui regroupe les pays de l'Afrique, des Caraïbes et du Pacifique, les pays de l'Union africaine et les pays les moins avancés. Un nouveau contre-pouvoir existe donc et les pays du Nord devront désormais le prendre en considération.
    La situation mérite qu'on y réfléchisse. N'a-t-on pas provoqué la constitution du G 21 par celle du G 2 ? Le G 2 n'a-t-il pas été la provocation qui a permis d'unir des pays qui, théoriquement, n'avaient rien de commun ? Qu'y a-t-il de commun, en effet, entre l'agriculture latifundiaire brésilienne et l'agriculture indienne : en Inde, 70 % de la population vit de l'agriculture alors que le pays est à peine en autosuffisance alimentaire ? Qu'y a-t-il de commun entre la Chine, le Bangladesh et le Pakistan sur le plan industriel ? Rien, si ce n'est que l'un peut « croquer » l'autre !
    Mais il est vrai que le G 2 pouvait se révéler l'élément fédérateur des autres pays. C'est ce que nous avons cru comprendre lors de la négociation. Leur réunion a même été quelquefois facilitée. Entendre dire, en effet, « la colle n'avait pas encore pris » entre les pays du G 21, c'était le meilleur moyen de leur donner une certaine cohésion. (Sourires.)
    Force est de constater, comme l'a fait le Réseau parlementaire international à Cancún, que l'OMC, loin de contribuer à réduire les profonds déséquilibres socio-économiques et environnementaux générés par le système commercial international, a contribué à leur aggravation.
    Un système commercial mondial réformé est donc essentiel, et doit comprendre des règles commerciales pour gouverner la conduite des gouvernements et des compagnies et assurer un traitement juste pour tous. Des changements sont nécessaires pour garantir des opportunités complètes et le soutien des pauvres dans le monde, assurer que les règles commerciales ne l'emportent pas sur la souveraineté nationale dans des domaines non commerciaux et rendre le système commercial mondial plus ouvert et plus responsable. Les marchés mondiaux doivent être étayés par des règles mondiales et des institutions qui placent le développement humain, les questions environnementales et les services publics au-dessus de l'avantage national et des intérêts strictement commerciaux.
    Des marchés ouverts sont essentiels pour le développement. Aucun pays ne s'est développé en tournant le dos au commerce et aucun ne peut aujourd'hui prospérer en rejetant la mondialisation.
    Mais certains pays doivent diversifier leur économie pour augmenter leur capacité commerciales et éviter de compter sur l'exportation d'un ou deux produits dont ils sont strictement dépendants. Certains pays en développement auront donc besoin de temps avant de pouvoir ouvrir entièrement leur économie. Si la situation inégale des partenaires commerciaux n'est pas prise en compte, le libre-échange peut être souvent injuste. Le libre-échange doit être un outil et non une fin en soi. Le défi consiste à remodeler le système commercial mondial dans l'intérêt de la démocratie et du développement.
    Mais l'ouverture du commerce n'est pas suffisante. Pour promouvoir les objectifs de développement durable et éliminer la pauvreté, les politiques commerciales doivent être complétées par des investissements en ressources humaines et en infrastructures, domaines où la coopération internationale pour le développement joue un rôle important.
    L'appel lancé le 8 septembre 2003 par le Réseau parlementaire international, créé lors du forum parlementaire mondial de Porto Alegre en 2002, est encore plus d'actualité qu'il ne l'était avant Cancún. Depuis la création de l'OMC en 1995, le fossé entre les pays riches et les pays pauvres s'est creusé de façon dramatique, mais ne soyons pas simplistes, cela ne signifie pas que c'est à cause de l'OMC. C'est pourquoi un certain nombre de revendications minimales ont été proposées.
    Premièrement, il faut assurer une surveillance démocratique : le processus de négociation de l'OMC ne peut pas être qu'une affaire intergouvernementale. Les élus - monsieur le président de la commission des affaires économiques, je suis d'accord avec vous - doivent jouer un rôle dans le processus de négociation et de mise en oeuvre des accords de l'OMC. Les positions des gouvernements respectifs sur les questions commerciales devraient être discutées dans les parlements des Etats membres.
    Deuxièmement, il convient de maintenir et de renforcer le service public. Les négociations actuelles sur les accords généraux sur le commerce et les services doivent permettre l'accès aux services publics à des prix abordables, que cela concerne la distribution de l'eau, l'énergie, l'éducation ou la santé.
    Troisièmement, l'accès aux médicaments doit être garanti. L'accord sur les médicaments génériques est un bon accord. Il doit s'appliquer le plus rapidement possible et, dans cette perspective, des mécanismes d'évaluation doivent être mis en place à brève échéance pour juger de leur efficacité.
    Quatrièmement, il faut protéger l'indépendance des accords multilatéraux environnementaux.
    Cinquièmement, il est nécessaire de soutenir une perspective de multifonctionnalité pour l'agriculture mondiale parce qu'il est indispensable que les agriculteurs, où qu'ils se trouvent, vivent de leur production et ne désertent pas le monde rural pour alimenter les courants migratoires ou pour s'agglomérer dans des mégalopoles faites de bidonvilles.
    Sixièmement, il convient de répondre à la problématique des pays en voie de développement en abolissant les subventions à l'exportation quand elles déforment la chaîne d'approvisionnement et profitent aux gros exportateurs agroalimentaires.
    Septièmement, il faut exiger des membres de l'OMC qu'ils respectent la convention du Bureau international du travail.
    Huitièmement, doit être appliqué le principe de précaution et de soutenabilité, de façon systématique. Le commerce n'est pas une fin en soi. Il est indispensable de mesurer avant toute négociation, les risques de transformer un accès au marché en un déplacement du marché. Nous en avons un bon exemple : chaque fois que la politique agricole commune a maîtrisé ses productions pour ne pas déséquilibrer les marchés des pays les plus pauvres, les parts de marché n'ont jamais été prises par ces derniers, mais par les pays du groupe de Cairns ! La démarche communautaire était profondément humaniste mais son application n'a pas été à la hauteur de nos espérances parce que le marché a été faussé.
    L'échec de Cancún est en général interprété comme la conséquence d'un affrontement Nord-Sud, alors que nous savons tous qu'il y avait des contradictions internes Nord-Nord et Sud-Sud. C'est pourquoi un certain nombre de clarifications s'imposent.
    Clarifications dans le fonctionnement, car il devient très difficile de suivre les négociations, d'autant que pour notre pays, elles sont essentiellement déléguées au commissaire européen.
    Clarifications car on ne peut considérer que la Confédération paysanne, la FNSEA, la CGT, la CFDT, Force ouvrière sont des ONG au même titre que Act Up, Médecins du monde et tant d'autres.
    Clarifications sur les aides aux pays en voie de développement.
    M. Jean-Claude Lefort. Et les dettes !
    M. Jean-Paul Bacquet. En effet, 45 % des aides viennent de l'Union européenne. Des produits exportés par les pays en voie de développement, 45 % sont achetés par l'Europe. A qui profite donc les parts de marché ? Malheureusement pas à ceux qui devraient en bénéficier, mais plutôt aux pays du groupe de Cairns.
    Clarifications sur les contradictions entre un discours tiers-mondiste et une pratique ultralibérale, comme ceux du Brésil sur ses exigences en matière d'agriculture.
    Il est nécessaire de rendre à la politique son rôle prépondérant dans l'organisation des échanges commerciaux, si l'on veut réellement lutter contre la pauvreté et favoriser le développement. Le commerce peut se faire sans l'OMC, comme l'écrit l'économiste Andrew K. Rose, mais une OMC démocratique peut apporter une meilleure régulation des marchés et donc un développement plus harmonieux et plus durable des pays les plus pauvres, en compensant les inégalités naturelles par des conditions préférentielles d'accès aux marchés.
    Il faut replacer l'homme au centre des préoccupations et des choix politiques dans le commerce mondial. Que le commerce crée des richesses et des échanges, tant mieux, mais que ce soit pour le bien-être de l'humanité.
    Dans cet esprit, et afin de rendre le politique plus crédible - car il s'agit bien d'un problème de crédibilité, il faut aider à l'émergence d'une conscience parlementaire mondiale. A cet égard, il faut saluer le travail de l'Union interparlementaire qui, depuis 2001, a acquis le statut d'observateur à l'OMC, réunit en conférence spéciale parallèlement aux réunions intermistérielles, et a créé avec le Parlement européen un comité de pilotage.
    Je dois reconnaître que la délégation parlementaire française a été, après quelques frictions initiales, remarquablement bien accueillie et accompagnée. Je tiens à en remercier les deux ministres et leurs collaborateurs, ici présents.
    On l'a déjà dit, chaque jour, les ministres ont organisé une conférence de presse, tenu une réunion avec les ONG pour expliquer l'évolution des discussions, et chaque matin avait lieu un debriefing avec nous, conformément à notre demande, à laquelle ils ont accédé immédiatement. J'aurais tort de ne pas reconnaître que cette réunion a constitué un élément extrêmement positif de notre passage à Cancún. En effet, puisque nous demandons, les uns et les autres, plus de transparence, il faut que nous comprenions mieux les mécanismes, ce qui est loin d'être facile, d'autant que, comme l'a bien expliqué Jean Lassalle, quand nous retournons dans nos circonscriptions, si l'on nous félicite d'aller traiter fort loin des affaires du monde, on ne manque pas de nous demander aussi ce que va devenir telle cabine téléphonique ou tel bureau de poste.
    M. Jean-Claude Lefort. Commissariat ?
    M. Jean-Louis Idiart. Surtout gendarmerie ! (Sourires.)
    M. Jean-Paul Bacquet. Incontestablement, il existe une contradiction entre le nécessaire travail pour comprendre les échanges mondiaux et celui de faire entendre à la population dont nous sommes les élus que les problèmes qui se posent dans leur vie quotidienne sont directement liés à ces problèmes mondiaux.
    J'ai d'ailleurs trouvé étonnant que le Parlement européen ait immédiatement saisi l'opportunité en envoyant à Cancún une délégation d'élus et de conseillers - dont quelques Français - dans le cadre de l'organisation interparlementaire alors que les membres français de l'UIP à l'Assemblée nationale et au Sénat n'y ont pas été envoyés en tant que tels et, surtout, qu'ils n'ont pas été accompagnés par des fonctionnaires des assemblées. Cette décision me paraît regrettable car elle a mis députés et sénateurs à l'écart d'un lieu d'échanges et de propositions sur un sujet qui représente un enjeu fondamental pour la France.
    Réhabiliter le politique, faire en sorte qu'il s'exprime dans les échanges du commerce mondial, faire en sorte que l'OMC soit plus transparente dans son fonctionnement, sont des conditions indispensables à sa survie.
    L'ambassadeur de l'Ouganda auprès de l'OMC, M. Nathan Irumba, déclarait après Doha : « Nous réclamons simplement des règles justes et équitables, prenant en compte les nécessités de notre développement et nous permettant de participer pleinement au système commercial international. Mais au lieu de cela, nous avons été soumis au risque de subir des pressions et d'accepter des règles du jeu dont nous n'avons pas besoin et que nous ne sommes pas en mesure d'affronter. » Cette opinion résume bien le problème de crédibilité qui se posera à l'OMC dans l'avenir et qui est sans doute l'une des raisons de l'impasse actuelle.
    Je souhaite donc que nous trouvions, pays du Nord, pays du Sud, gouvernements et élus, les éléments nécessaires à la construction d'un véritable commerce durable et équitable, qui soit enfin profitable à tous les pays et qui participe au mieux-être de l'homme dans notre monde : un monde ouvert, comme vous l'avez dit, monsieur le ministre, mais un monde en mouvement et quelque peu en effervescence.
    M. Jean-Louis Idiart. Très bien !
    M. le président. La parole est à M. Jean Lassalle.
    M. Jean Lassalle. Monsieur le président, messieurs les ministres, mes chers collègues, je voudrais tout d'abord dire combien Cancún a constitué une expérience intéressante pour un député qui n'a pas encore appris à l'être complètement. Et je voudrais remercier le groupe UMP d'avoir pris l'initiative du débat d'aujourd'hui. Il était en effet indispensable de tirer les enseignements d'un événement aussi important, tous ceux qui m'ont précédé à cette tribune l'ont souligné.
    Je parlerai de ce que j'ai ressenti personnellement, moi qui n'ai pas une très grande habitude des sommets mondiaux, même si, depuis que je suis devenu président de l'Association des populations des montagnes du monde, qui réunit des montagnards des cinq continents, je me familiarisé avec les contacts multilatéraux.
    M. Patrick Ollier, président de la commission des affaires économiques. Très bien !
    M. Jean Lassalle. Je n'imaginais pas que les choses puissent se passer ainsi.
    Je soulignerai, comme vient de le faire notre collègue, le travail de notre très remarquable délégation ministérielle. François Loos, ministre du commerce extérieur, n'a pas ménagé sa peine et je tiens à lui rendre hommage ainsi qu'à toute son équipe, car il a, avec Hervé Gaymard, qui s'est montré lui aussi extrêmement ouvert et compétent, réalisé une véritable performance.
    Imaginez-vous qu'arrivant dans un hôtel huppé, à l'image de tous ceux de cette frange de bord de mer qui s'étend sur une vingtaine de kilomètres, nous nous sommes retrouvés devant les deux vastes bureaux réservés à la délégation française. Les ministres ont donc eu très vite affaire aux parlementaires de toutes sensibilités politiques qui représentaient les différents groupes, à l'importante délégation des syndicats agricoles et à tout le panel des autres syndicats, à tous ceux qui comptent dans l'économie française, notamment dans l'industrie, et à l'innombrable foule des journalistes venus de France et de pays du monde entier.
    Tout le monde donnait le sentiment d'en savoir un peu mais pas assez, et les ministres avaient à gérer une situation extrêmement difficile. S'ils avaient eu un bureau à l'extérieur, ils auraient pu se retrouver pour faire le point, mais ils ont été quasiment obligés de vivre ces cinq jours dans la situation d'un médecin qui doit opérer à coeur ouvert en présence des voisins et de la famille. (Sourires.) Il fallait le faire. Ils l'ont fait.
    D'abord, ils ont donné à la délégation parlementaire la place qui devait être la sienne grâce à un debriefing, nous associant aux discussions dès le matin et chaque fois qu'ils le pouvaient dans la journée, mais surtout ils ont inventé ce fameux mini-forum mondial du soir. Chaque jour, les murs y sont devenus plus étroits car des délégations du monde entier sont venues y participer : ministres, syndicats, représentants d'ONG plus ou moins importantes et, bien entendu, journalistes. Cela a beaucoup plu car j'ai plus d'une fois entendu dire dans les couloirs : « Nous venons ici parce que c'est ici que l'on en apprend le plus ». Il est vrai que François Loos avait bien étudié l'affaire, puisque notre hôtel abritait aussi l'OMC, la délégation de l'Union européenne de M. Lamy, et qu'il se trouvait juste en face du palais des congrès. Nous étions idéalement situés.
    J'ai été totalement convaincu, d'une manière définitive je crois, de l'importance de ces rencontres internationales et de ces sommets. Mais j'ai aussi été un peu effrayé en pensant au temps que nous passons - et nous avons raison - sur les bancs de l'Assemblée à discuter pied à pied de telle virgule, sur tel article, et dans notre conseil général ou municipal, de l'importance de telle route communale, de tel chemin vicinal, et en me disant que, au fond, ce que nous faisons là est un peu la conséquence de grands accords signés un jour dans des villes lointaines, souvent dans des sites remarquables. C'était le cas de Cancún : une mer émeraude, des piscines, quelques navires de guerre américains croisant au large... Si notre délégation pouvait assez facilement s'adapter à pareil milieu, on peut penser que les représentants de pays où l'on n'a pas de quoi manger tous les jours, ressentaient un léger décalage.
    Néanmoins, il n'est pas question de casser cette logique qui a le mérite d'exister depuis 1948. Tout le monde sait aujourd'hui quelle jungle est devenu le monde et ce qu'il serait s'il n'y avait aucune forme d'organisation qui vaille. Mais, à l'orée de ce millénaire, il faut certainement la repenser en remettant l'homme, et par conséquent le politique, au coeur de toute cette affaire.
    Tant que nous continuerons à parler des problèmes du monde en termes de statistiques, en termes d'indices - ce qui n'est pas sans conséquences sur le déplacement de milliers de personnes des campagnes vers les périphéries des grandes villes selon que l'on descend ou que l'on monte un peu le curseur -, les contre-manifestations ne feront qu'enfler et devenir de plus en plus imposantes.
    Avant de partir, des amis m'ont dit qu'il ne fallait pas faire la mondialisation, qu'il fallait la combattre. Mais le problème n'est pas là : qu'on le veuille ou non, la mondialisation est en train de se faire. La grande question est plutôt de savoir si nous voulons que ce soient les économistes et surtout les détenteurs des grands capitaux qui fassent cette mondialisation en faisant passer tous les jours par-dessus nos têtes des centaines de millions d'euros ou de dollars,...
    M. Hervé Morin. De milliards !
    M. Jean Lassalle. ... ou plutôt des milliards, sans que nous n'y voyions rien, ou si nous voulons, comme nous l'avons fait en France au cours de siècles passés et comme nous avons commencé de le faire pour l'Europe, même s'il reste beaucoup à faire, organiser progressivement le village mondial.
    Quoi qu'il en soit, grâce au développement des communications, des télécommunications et de l'Internet, le village mondial est en train de se développer sous nos yeux. De toute manière, c'est inévitable. Donc, autant le faire de manière intelligente et autant que la France, dont le caractère universaliste est reconnu - j'ai pu voir combien elle était présente dans le coeur des délégations de tous les continents -, puisse y prendre sa part.
    Cela dit, je me suis rendu compte - ce qui a confirmé ce que j'avais déjà perçu - que le rôle de la France est devenu extrêmement réduit. Pourtant, il y a une demande de France très forte. Toutefois, il n'y a pas une voix de la France pour y répondre, même si la situation s'est améliorée grâce aux efforts consentis en la matière.
    Ainsi, un ministre mauritanien m'a avoué ne plus faire faire ses cartes de visite en français de peur de desservir les intérêts de son pays. Il les fait imprimer en anglais, alors qu'il a été formé en France, grâce à des aides françaises. Il reconnaît devoir toute son éducation à notre très beau pays mais ne plus mettre cette particularité en avant. Alors que nous étions quelques-uns à lui faire remarquer que nous traversions une crise difficile et que nous ne pouvions peut-être plus consentir les mêmes efforts que par le passé, il nous a répondu que c'était certainement une erreur, car, ne pas poursuivre cet effort aujourd'hui, c'était remettre en question notre rayonnement, notre influence, notamment culturelle et, à terme, supprimer des emplois, passer à côté d'idées nouvelles et de développements nouveaux.
    J'ai même pu constater que toutes les conférences n'étaient pas traduites en français, notamment celle de la FAO. Je connaissais un peu la FAO, car ce fut l'un des rares organismes mondiaux à ne pas m'avoir fait de misères lorsque j'ai créé l'Association des populations des montagnes du monde. Bref, j'étais arrivé à cette conférence avec les meilleures intentions du monde, prêt à écouter, et je m'étais même assis au premier rang. (Sourires.) En fait, j'ai subi vingt minutes d'un exposé en anglais, certainement très remarquable, mais incompréhensible pour moi. Quand l'orateur s'est enfin calmé, j'ai pu prendre un micro et j'ai dit : « Excusez-moi, je suis député français et je n'ai rien compris à ce que vous avez dit. » (Rires.) Après consultation, le président, dont on m'avait indiqué qu'il était redoutable, m'a dit : « Monsieur, posez votre question ! ». Je lui ai alors répondu : « Ecoutez, c'est difficile, parce que, non seulement je n'ai rien compris à ce qui vient d'être dit, mais, de surcroît, je ne sais absolument pas de quoi l'on parle, car les textes affichés à l'entrée de la salle sont également en anglais. » Après être restés un instant pour écouter une traduction succincte, les parlementaires français de tous les groupes ont quitté la salle.
    Et puisque l'on parle de la langue française, j'indique que, sur les soixante enfants qui sont entrés en sixième dans le collège de mon canton, quatre ont choisi l'espagnol comme première langue, et que, de l'autre côté de la frontière, à Jaca, sur les 200 enfants qui sont entrés en sixième, dix seulement ont choisi le français comme première langue. En vingt ans, il y a eu une inversion des chiffres. Et si cela se passe ainsi dans les zones frontalières, j'imagine qu'il doit bien en être de même ailleurs. Conclusion : les petits Espagnols n'apprennent plus le français, les petits Français n'apprennent plus l'espagnol. Or, quand on connaît la place que la France et l'Espagne ont occupé dans l'histoire de l'humanité, on est tout de même en droit de se poser des questions.
    Il faut prendre conscience de ce phénomène. Si nous ne réagissons pas, le français ne risque-t-il pas de subir le même sort que le béarnais, qui, depuis quelques années, a pratiquement disparu. Or, quand j'ai appris cette langue régionale dans mon enfance, tout le monde la parlait dans le département. Je représente ici les Basques et les Béarnais, je sais de quoi je parle. Au train où vont les choses, combien de temps nous reste-il encore ?
    Je veux à mon tour émettre quelques idées...
    M. le président. Dans un temps raisonnable, monsieur Lassalle !
    M. Jean Lassalle. Pour l'instant, je suis encore dans le temps qui m'est imparti monsieur le président.
    M. le président. Plus pour longtemps, monsieur Lassalle.
    M. Jean Lassalle. J'ai fini, monsieur le président.
    Nous sommes au coeur de la Communauté européenne et nous en sommes un des piliers. Si jamais nous faiblissons, c'est la Communauté européenne tout entière qui aura à en subir les conséquences. Nous devons donc conserver la place qui est la nôtre, même si c'est très difficile.
    Pourquoi n'engagerions-nous pas une réflexion pour reconquérir, par le biais de la francophonie, la place très particulière que nous occupions dans le monde, du fait de notre conception humaniste ?
    Profitons-en pour remettre au premier plan, à la place des chiffres, la relation entre les hommes et les territoires. Profitons-en pour redéfinir la relation humaine, pour arrêter d'empiler les gens dans les banlieues des grandes villes, ces foyers de révolution de demain, et pour ne plus abandonner systématiquement les campagnes - actuellement, on ne leur prête attention que sur les questions d'environnement, alors que les problèmes en la matière sont ailleurs.
    J'ai compris combien nous pouvons payer cher des décisions prises dans le monde, ou parfois même en Europe, sans que nous ayons pu en débattre ici et sans que le peuple puisse savoir de quoi il s'agit. J'ai compris également comment la France avait pu, un jour de 1992, parapher la directive Natura 2000 sur l'habitat (Sourires), texte funeste pour l'avenir de nos campagnes et qui gangrénera un peu plus encore nos banlieues - M. Sarkozy n'a pas fini d'avoir du travail.
    Je suis passé du global au local, montré que, quel que soit le niveau, il y a une place pour l'homme, lequel doit se réapproprier ses problèmes, puis les confier aux politiques pour qu'ils les résolvent - et j'ai noté qu'il y avait de nombreux jeunes dans les délégations, et c'est certainement eux qui feront bouger les choses. Ce n'est que de la sorte que la politique reprendra toutes ses lettres de noblesse et que l'on votera de nouveau partout, en France et dans le monde. (Applaudissements sur les bancs du groupe Union pour la démocratie française et du groupe de l'Union pour un mouvement populaire.)
    M. le président. La parole est à M. Jean-Claude Lefort.
    M. Jean-Claude Lefort. Monsieur le président, messieurs les ministres, mes chers collègues, ce qui s'est passé à Cancún consacre à mes yeux le choc entre trois données essentielles : d'abord, une absence de vision ou une vision dépassée du monde actuel de la part des puissants ; deuxièmement, et en conséquence, une faute majeure de stratégie de l'Union européenne ; enfin, une inadaptation profonde, confirmée et consacrée, de l'OMC aux besoins du monde contemporain.
    Une vision dépassée du monde contemporain. A ne voir les choses qu'au travers du prisme du commercial, à ne considérer que tout est ou doit devenir marchandise, à mettre le politique de côté, à le laisser délibérément se faire ronger par l'économique, on devient aveugle et sourd.
    C'est ce qui s'est passé à Cancún, où l'on a raillé en particulier le groupe des vingt et un comme un ensemble incohérent, un ensemble composite dans lequel « la colle ne prendrait pas ». On a travaillé, sur cette base, à le défaire plus qu'à le comprendre. On l'a affublé de tous les qualificatifs jusqu'à le présenter - sans rire le moins du monde - comme étant ultralibéral, à l'inverse de l'Union européenne et même des Etats-Unis. Et ces pays, qui représentaient rien de moins que la moitié de la population mondiale, n'ont pas cédé, car ce qui les rassemblait - le politique - était plus fort que tout le reste.
    De même, les autres pays du Sud ne sont pas restés inactifs, en particulier sur la question du coton. Toutefois, on ne leur a rien offert puisque, de tradition OMC, ces pays finissent toujours par céder.
    Eh bien, tout cela n'a pas fonctionné à Cancún, car cela ne pouvait plus fonctionner ! Nous avions alors quatre-vingt-dix pays contre nous !
    Il suffisait, pour comprendre, de voir l'état du monde et de tirer les leçons de la première secousse de Seattle. Car c'est déjà cela qui était en germe à Seattle : un refus du Sud de subir la loi du Nord, d'être dominé par cette machine qui fait que, à partir de réalités non seulement différentes mais également inégales, l'on construit avec l'OMC un monde où le fossé se creuse entre riches et pauvres, et ce contrairement à toutes les promesses et prédictions.
    Notre assemblée avait d'ailleurs, après Seattle, produit des travaux sur cette question. Je me souviens, en particulier, qu'elle m'avait confié, en novembre 2000, la rédaction d'un rapport dont les conclusions avaient été adoptées par l'ensemble de la délégation de l'Assemblée nationale pour l'Union européenne - c'est donc à cette dernière que je rends hommage ici. Ce rapport était intitulé de façon prémonitoire : « L'OMC a-t-elle perdu le Sud ? ». Mais, à Bruxelles, et ici certainement, on s'est dit de toute évidence : « Que valent ces députés qui se mêlent de politique là où il s'agit de commerce, de règles, de codes, de choses savantes qu'ils ne comprennent pas ? ».
    Doha a été une parenthèse pour beaucoup liée aux événements du 11 septembre. Mais, munis de l'accord de Doha, nos doctes prédicateurs du « tout commerce » ont repris, sourire aux lèvres, allant même jusqu'à baptiser ce cycle de « cycle du développement ».
    Mais, comme ils n'avaient pas compris, Cancún leur est tombé sur la tête ; Cancún qui, en langue maya, signifie nid de serpents. A preuve, deux jours après le début de la conférence et alors qu'aucune négociation n'avait commencé, la Commission européenne avait déjà annoté et rédigé « son » communiqué final - un no paper - portant non seulement sur l'agriculture, mais aussi sur tous les autres sujets, AGCS et sujets dits de Singapour inclus. A ses yeux, l'accord était en vue, c'était une question de temps. Puis, Seattle est revenu en force au Mexique. Cancún est devenu le lieu de la montée du Sud, de son cri, de son désespoir, mais aussi de son organisation.
    Est-il si difficile de comprendre que le monde actuel ne peut pas aller tel qu'il est ?
    Est-il si difficile de comprendre que quand 20 % de la population de la planète détient 80 % des richesses mondiales quelque chose ne va pas ?
    Est-il si difficile d'écouter battre le coeur de notre planète où trois milliards d'individus n'ont que deux dollars par jour pour vivre ?
    Est-il si difficile de comprendre qu'après avoir dit à ces pays « trade no aid », ils fassent leurs comptes et disent : « Ya basta ! » ?
    En tout cas, le fait est là : ces pays se sont fait entendre. Ils sont restés unis non sur des bases strictement commerciales, mais sur des bases plus fortes : des bases politiques. Ils ont consacré notre isolement en raison de notre aveuglement. Beau gâchis !
    C'est pourquoi je disais qu'il y avait de manière corollaire « faute majeure de la stratégie européenne ». C'est le deuxième point que j'aborderai.
    Je ne reviens pas - bien que j'aie toujours cette question au travers de la gorge - sur le refus de rediscuter du mandat du commissaire Lamy datant de 1999 et du refus qui nous a été obstinément opposé à la tenue d'un débat parlementaire avant le sommet de Cancún. Je veux plutôt parler de cette stratégie aberrante, au regard des réalités que je viens de décrire, consistant à ce que l'Union européenne conclue, en plein mois d'août, un accord sur l'agriculture avec les Etats-Unis, pays bien connu pour sa générosité et son humanisme en matière agricole !
    « On fait ce mariage à deux et cet accord s'imposera », s'est-on dit visiblement. Tout cela bien que ce texte laissait en blanc des engagements chiffrés pourtant décisifs. « La réforme de la politique agricole commune nous a mis à l'offensive pour ce round de l'OMC », proclamaient les commissaires européens. Curieuse offensive qui a conduit à une défaite. Et curieuse insistance à défendre cet « accord à deux », car ce ne sont pas les Etats-Unis que nous avons tirés vers nous, ce sont eux qui nous ont tiré à coorganiser cet échec de Cancún. C'est indiscutable, puisque c'est un fait.
    Je le dis comme je pense : si M. Lamy n'avait pas quelque projet en tête - il suffit de voir son intérêt à s'occuper du pacte de stabilité -, il devrait, après avoir mené l'Europe dans pareille galère, en tirer une conclusion simple. « Cet échec, devrait-il se dire, c'est pour beaucoup mon échec du sommet de Cancún. En conséquence, je démissionne ».
    Car la fracture créée entre nous et le Sud, du fait de ses initiatives estivales ainsi que de son mépris des réalités et des politiques, est considérable. Le bilatéralisme américain a de beaux jours devant lui et le multilatéralisme aura bien des difficultés à s'en relever.
    Il faut, messieurs les ministres, que le politique réinvestisse le champ de l'économique, y compris en dotant notre assemblée des instruments adéquats. C'est une leçon majeure de Cancún.
    Tout cet ensemble à contretemps, décrit ici à grands traits, s'est placé dans un système de pensée, d'action et de fonctionnement qui signe l'inadéquation confirmée et consacrée de l'OMC. C'est le troisième point que je traiterai.
    Je n'ai pas le temps ici de développer cette question qui me tient à coeur, mais je soumettrai à la réflexion générale une seule question : faut-il, sur cette planète, considérer que tout doit être marchandise ? Serait-ce cela le modèle social européen que nous avons à offrir au monde et à défendre ?
    Si la réponse est « non », alors que vient faire l'OMC sur toutes ces terres qu'elle entend couvrir ? Qu'on la déleste. Le multilatéralisme, ce n'est pas tout au même endroit. L'OMC profondément réformée doit s'occuper de ce pour quoi elle est destinée, à savoir réguler les pratiques commerciales et non déréguler les Etats et leurs tissus propres.
    Ce serait tout de même un comble, au moment où l'on parle de renforcer et de réformer l'ONU et ses institutions spécialisées, qu'on n'envisage pas un dégraissage de ce mammouth - un vrai, cette fois - qu'est l'OMC, que l'on ne parle pas de sa démocratisation et de sa place dans la hiérarchie des normes internationales.
    Entre la vie humaine ou la vision marchande, qui doit avoir le primat ? L'ONU, dans l'article 103 de sa charte, donne le primat à l'être humain. C'est écrit, mais ce n'est pas appliqué.
    M. Lamy a affirmé à Cancún, après l'échec de la réunion, qu'il répétait ce qu'il avait déjà dit à Seattle, à savoir que l'OMC était une organisation de type médiéval. Or, M. Lamy à Seattle avait dit, vous pouvez vérifier, que l'OMC était une organisation de type féodal, j'étais d'ailleurs d'accord avec lui. Médiéval n'est pas féodal.
    M. Alain Marty. C'est vrai !
    M. Jean-Claude Lefort. C'est bien à l'esprit de domination qui caractérise l'OMC qu'il convient de s'attaquer.
    Je n'ai plus le temps de développer, mais je voudrais, pour terminer, mettre en évidence quelques thèmes majeurs pour l'après-Cancún.
    M. le président. Rapidement, s'il vous plaît.
    M. Jean-Claude Lefort. Premièrement, chose promise, chose due. Cela suffit d'affirmer sans prouver. Non, le libre commerce n'est pas le nec plus ultra du développement. Il faut, avant d'aller plus loin, faire le bilan promis de tous les accords conclus sous l'égide de l'OMC.
    Deuxièmement, l'agriculture est-elle, oui ou non, une activité marchande comme les autres ? Si oui, c'est le Brésil qui a raison. Sinon, on peut s'interroger sur les mesures de soutien internes prises par l'Europe, aides qui, à l'évidence, devraient être mieux réparties. Et dans ce cas, que fait l'agriculture au sein de l'OMC ?
    Troisièmement, qu'en est-il de la souveraineté alimentaire des pays du Sud ? On peut toujours suggérer à ces pays de faire comme nous et vanter notre modèle de subventions. Mais ils n'ont aucune boîte d'aucune couleur à remplir, tout simplement parce qu'ils n'ont pas d'argent. Nous payons, par exemple, des mises en jachère. Imagine-t-on pareille chose en Afrique ? Ce n'est pas possible. Il est donc nécessaire, pour rétablir vérité et confiance, d'observer, au préalable, une pause afin d'évaluer et prendre en compte les intérêts de chacun. Il faut permettre au Sud un développement endogène, et non pas autarcique, fondé sur des relations de coopération avec le Nord afin qu'il lui soit assuré la souveraineté et la sécurité agricoles. Seule cette phase permettrait de maintenir la clause de paix.
    M. le président. Monsieur Lefort, il faut conclure.
    M. Jean-Claude Lefort. Je termine, monsieur le président.
    Quatrièmement, allons-nous laisser mourir les pays de l'ouest africain qui croulent du fait des prix pratiqués par quelques producteurs américains largement subventionnés ? Nous pouvons agir sur deux plans : promouvoir l'idée d'un office mondial de régulation du coton et, sans attendre, montrer l'exemple, en permettant l'accès des exportations en coton des pays en voie de développement vers l'Union européenne.
    Cinquièmement, alors qu'il n'a pas été question, à Cancún, de l'AGCS, l'accord général sur le commerce des services, on nous explique que c'est la preuve qu'il y a consensus ! Je le répète, la mouture de déclaration finale relative à cette question est inacceptable. Libéraliser « sans a priori » les services, ce n'est pas protéger nos services publics, c'est au contraire les exposer. Que cette négociation ne s'engage pas dans notre dos à Genève ! Je prends date, on l'aura compris.
    Telles sont les quelques remarques que je souhaitais formuler avant de remercier les ministres pour leur disponibilité à Cancún. Mes propos, vous l'aurez compris, sont un hymne au politique. Je souhaitais le faire aujourd'hui après Seattle et Cancún, pour militer en faveur d'un monde plus juste, plus humain et plus fraternel.
    M. le président. La parole est à Mme Nathalie Kosciusko-Morizet.
    Mme Nathalie Kosciusko-Morizet. Monsieur le président, messieurs les ministres, mes chers collègues, les négociations commerciales ont toujours été techniques ; barrières tarifaires et non tarifaires, quotas, subventions en sont les objets les plus classiques. Ils se déclinent et se qualifient - boîte bleue, boîte verte, boîte orange. Au GATT comme à l'OMC, les discussions n'ont jamais été simples. Mais ces dernières années, elles se sont encore complexifiées.
    La négociation de Cancún en est peut-être la plus claire illustration. J'ai eu la chance de participer avec certains d'entre vous, mes chers collègues, à la délégation que vous conduisiez, messieurs les ministres. C'est la complexité et la grande confusion idéologique que cela provoquait chez certains qui m'ont d'abord frappée.
    L'OMC, lieu de régulation par excellence, s'est vu attaquer par ceux qui faisaient pourtant de la maîtrise des échanges leur objectif. L'OMC, qui dispose d'un organe de règlement des différends unique au monde où le plus faible peut trouver raison contre le plus fort, s'est vu reprocher tous les cynismes. On a vu des pays parmi les plus pauvres, dont l'intérêt évident était la stabilisation et la régulation des marchés de matières premières agricoles, reprendre à leur compte un credo ultra-libéral duquel ils n'avaient rien à attendre. On a vu des alliances contre nature se former entre des pays dont les intérêts stratégiques ne se rencontraient pas. Il y aurait ainsi beaucoup à dire sur la nature et la qualité du ciment qui a uni les pays dits du G21, les grands pays émergents.
    Messieurs les ministres, mes chers collègues, si j'insiste ainsi sur la complexité de la négociation de Cancún, c'est que je voudrais d'abord partager avec vous le sentiment qu'il nous faudra un peu de temps pour tirer les enseignements de cet échec. Personnellement, j'ai été surprise, et parfois déçue, des analyses qui ont suivi l'échec de la conférence. Il me semble ainsi que l'interprétation de l'échec en termes d'affrontement Nord-Sud, comme le soulignait à cette tribune le président de la commission des affaires étrangères, est une erreur. C'est trop facile et surtout dangereux en ce que cela voile la compréhension que nous pouvons avoir des événements.
    Certes, l'émergence d'un mouvement organisé des pays du Sud est une nouveauté dans les négociations commerciales. Même si un tel mouvement existe depuis plusieurs années de façon efficace dans d'autres enceintes, je pense en particulier aux enceintes de négociations environnementales, cela a pesé sur l'ambiance de Cancún et sur la façon dont les négociations se sont engagées. Mais je ne crois pas que la cause de l'échec soit là. Nous avons d'ailleurs tous été surpris des circonstances de l'échec.
    Pourquoi le président mexicain de la conférence a-t-il engagé les négociations sur des sujets périphériques par rapport aux débats qui agitaient les délégués. Ces sujets, les fameux nouveaux sujets, s'ils étaient importants, n'étaient pas au coeur du débat et surtout ils rendaient l'accord très difficile à obtenir, parce que l'Union européenne avait des intérêts offensifs tandis que le Sud était divisé. Pourquoi, alors que pour avancer, et malgré les grandes divergences de vue, nous faisions évoluer nos positions sur ces mêmes sujets, le président a-t-il levé la conférence ?
    Nous avons été quelques-uns à avoir le sentiment que cet échec avait été provoqué, orienté volontairement vers des sujets susceptibles de gêner l'Union européenne. Je ne dis pas que nous aurions nécessairement trouvé un accord, mais l'échec aurait eu probablement pour objet un désaccord sur le coton, les Américains refusant toute concession en réponse à la demande des quatre pays africains sur ce marché, vital pour eux.
    Avons-nous été manipulés, nous, le président de la conférence, nos amis africains ? Messieurs les ministres, mes chers collègues, je pose la question.
    L'interprétation de l'échec exclusivement en termes d'affrontement Nord-Sud me semble donc impropre, trop simple, trop facile.
    Je voudrais étendre cette critique à une conclusion hâtive, elle aussi trop simple, trop facile, entendue à plusieurs reprises après Cancún : si l'OMC a échoué à Cancún, ce serait pas excès de politique. Que n'a-t-on entendu ! On en a trop fait. Du temps du GATT, les négociations sur les thèmes classiques, que j'évoquais en préambule, se déroulaient normalement ; on négociait efficacement. Depuis Seattle, avec les nouveaux sujets - l'environnement, le social, le développement - on dériverait ; l'OMC se perdrait pour avoir voulu embrasser trop large.
    Mes chers collègues, je crois le contraire. En diversifiant les sujets de négociation, l'OMC ne fait que répondre à la demande pressante qui émane des sociétés des pays du Nord et du Sud.
    Produire sans en mesurer avec exactitude les conséquences est désormais impossible. Toute production suppose d'anticiper les conditions de répartition des richesses nouvelles. L'équité, la justice, la solidarité : voilà trois objectifs qu'il ne faut pas craindre d'afficher. Et pour parvenir à satisfaire cette quête, deux écueils doivent être écartés au plus vite : la destruction de notre milieu naturel et la pauvreté grandissante des populations du Sud.
    C'est pourquoi deux politiques majeures, incontournables, vont s'imposer dans les prochaines années, dont à Johannesburg et à Monterrey, en 2002, Jacques Chirac avait déjà fait ses priorités : l'environnement et la lutte contre l'exclusion.
    M. Yves Cochet. Hum, hum !
    Mme Nathalie Kosciusko-Morizet. Pour parvenir à cette croissance durable...
    M. Yves Cochet. Cela ne veut rien dire, la croissance durable.
    Mme Nathalie Kosciusko-Morizet. ... il nous faut des outils, des moyens, des institutions fiables, ambitieux et créatifs. La France doit imaginer la relance des négociations commerciales multilatérales alors que d'autres nations, par incompréhension ou trompées par les illusions du moment, choisissent de s'en détourner. Renforcer l'échange des marchandises, des capitaux et des hommes, c'est aussi rechercher la paix.
    Je crois aujourd'hui que nous pouvons déjà tourner une page de l'OMC et proposer, comme il y a dix ans, une aventure nouvelle en créant une organisation plus solide dont la vision soit plus globale et qui marque notre détermination pour un monde ouvert, multipolaire et généreux. A la croisée des activités humaines règne l'échange. Il est peu conséquent d'en faire le procès. Est-ce que cela a même un sens ? C'est pourquoi je propose que cette organisation soit baptisée « Organisation mondiale des échanges ».
    Elle pourrait orchestrer ses travaux autour de trois piliers.
    Le premier pilier aurait pour vocation, dans le droit fil d'une histoire qui s'écrit depuis 1947, de gérer l'échange commercial. On retrouvera, rangé sous cette bannière, les sujets classiques qui permettent une plus grande fluidité des transactions commerciales. La suppression des entraves au commerce n'exclut pas néanmoins que les pays pauvres bénéficient de dispositions « asymétriques » qui les protègent et qui s'organisent autour d'une aide publique au développement forte et durable.
    Le deuxième pilier concernerait directement les deux priorités que je soulignais il y a un instant : le respect de l'environnement et l'affirmation des droits syndicaux et sociaux. Ce sont des engagements coûteux auxquels les pays industrialisés et émergents savent qu'ils doivent faire face. Pour les plus pauvres, naturellement, la solidarité internationale doit accompagner la rigueur des contraintes que ces deux nécessités imposent. Mais dans les deux cas, il s'agit maintenant d'affirmer des principes, de gérer l'échange éthique.
    M. Yves Cochet. Hum, hum !
    Mme Nathalie Kosciusko-Morizet. Le troisième pilier, enfin, illustrerait une autre façon de voir la mondialisation.
    M. Yves Cochet. Oui.
    Mme Nathalie Kosciusko-Morizet. Les débats qui ont cours en ce moment privilégient la seule analyse économique comme si nous étions prisonniers d'une dialectique héritée du XIXe siècle. Or le monde a changé. L'enjeu pour notre vie quotidienne a basculé du côté de la communication. Nous avons à gérer l'échange virtuel. Des réseaux se tissent et nos géographies passées s'estompent. Y a-t-il encore des frontières ? Que signifient-elles aujourd'hui ? C'est ce dernier constat qui me fait penser que Cancún appartient déjà au monde d'hier et qu'il faut s'engager vers d'autres horizons.
    Mes chers collègues, ce n'est pas une utopie. Avec l'accord sur les médicaments obtenu juste avant la conférence de Cancún, le monde a montré qu'un tel équilibre était possible. Préserver les intérêts économiques nécessaires au progrès, mais leur donner un sens en même temps qu'une limite, au service de l'humanité tout entière, mes chers collègues, messieurs les ministres, n'est-ce pas là l'enjeu ? (Applaudissements sur les bancs du groupe de l'Union pour un mouvement populaire.)
    M. le président. La parole est à M. Yves Cochet.
    M. Yves Cochet. Monsieur le président, messieurs les ministres, mes chers collègues, on voit bien à la lecture du paragraphe 31 de l'ancien accord de Doha, qui concerne les relations entre le commerce et l'environnement, que deux logiques s'affrontent pour apprécier l'articulation entre ces deux domaines.
    Selon la première, celle de l'OMC, la libéralisation du commerce mondial apportera la croissance, qui engendrera une hausse des revenus, laquelle favoriserait la protection de l'environnement. Je n'y crois pas, et d'ailleurs l'histoire a démontré le contraire.
    Selon la seconde, celle que je partage, le développement de type productiviste actuellement engendré par la mondialisation libérale est générateur d'inégalités sociales et de destruction de l'environnement. Cela n'est pas simplement une croyance de ma part : c'est hélas ! confirmé tous les jours par les faits.
    Cette dernière logique présente une approche plus interventionniste et normative que celle de l'OMC. Elle prétend, par exemple, que les accords multilatéraux sur l'environnement, la santé, les conditions de travail, les droits humains doivent primer sur les règles de l'OMC et du commerce. Actuellement, cette logique préconise le renforcement des secrétariats des accords multilatéraux sur l'environnement et leur regroupement au sein du programme des Nations unies pour l'environnement, ce dernier devenant bientôt, comme le souhaite, paraît-il, le Président de la République, l'Organisation mondiale de l'environnement, l'OME, capable de tenir tête à l'OMC. Nous n'en sommes hélas ! pas là, mais c'est une première piste.
    La philosophie de l'OMC s'appuie en fait sur deux principes économiques néfastes, et qui, comme le reconnaissait d'ailleurs l'oratrice précédente, datent. D'une part, pour tirer le meilleur parti des ressources de la planète, chaque pays devrait se spécialiser dans les activités pour lesquelles la nature l'a le plus favorisé. D'autre part, pour ne pas fausser la concurrence, il conviendrait d'abattre les barrières douanières et tarifaires et d'ouvrir totalement le commerce. Tels sont les deux principes de l'OMC.
    Leurs conséquences ont été extrêmement néfastes, notamment en matière écologique, et ont engendré ce que l'on pourrait appeler l'échange écologiquement inégal ou le dumping écologique. De fait, la plupart des économies extractives sont dans les pays pauvres qui ne peuvent évidemment pas internaliser les externalités négatives écologiques dans leurs prix ni diversifier leurs exportations. Parmi une foultitude d'exemples, je me contenterai de prendre celui de la production de café au Costa Rica qui n'a engendré que la déforestation et l'érosion des sols. La monoculture n'est évidemment pas profitable pour ce pays. On pourrait également prendre l'exemple de l'exportation des crevettes, dont la production a entraîné la destruction des mangroves et provoqué des dégâts pour les populations côtières.
    La spécialisation d'un pays dans l'extraction de ses ressources naturelles lui est donc préjudiciable. La libéralisation des échanges en favorisant la spécialisation est la cause directe de la dégradation de l'environnement mondial et de la paupérisation des peuples et des cultures.
    Le coût écologique des transports, qui s'y rajoute, est une externalité qui demeure, là aussi, cachée mais qui, de plus en plus, nous touchera directement, en termes de changement climatique. On commence à en percevoir des signaux faibles. La canicule de l'été dernier n'est en effet qu'un signal faible du coût écologique des transports, qui risque d'engendrer, j'ose le dire, la barbarie sociale et la dévastation environnementale.
    Plutôt que de lever les dernières barrières qui limiteraient encore le commerce international, il convient au contraire de réduire les échanges mondiaux, de reterritorialiser les économies pour une diversification et une autocentration locale des conditions de vie, c'est-à-dire « démondialiser » la mondialisation. Le capital et le commerce ne doivent pas seulement être régulés, ils doivent être contenus.
    M. Bernard Accoyer. Vaste programme !
    M. le président. La parole est à M. Patrick Braouezec.
    M. Patrick Braouezec. Monsieur le président, messieurs les ministres, mes chers collègues, la conférence de Cancún a suscité de nombreuses réactions. Jean-Claude Lefort, qui a analysé le bilan de la conférence, a non seulement fourni quelques perspectives, mais également formulé des mises en garde dont il convient, je crois, de tenir compte.
    Je n'étais pas présent à Cancún, mais je connais les enjeux de l'Organisation mondiale du commerce et me méfie du tout-mondialisation, surtout si celle-ci est pensée et organisée par les pays riches qui, seuls, sauraient ce qui est bon pour les pays en voie de développement. Nous sommes heureusement nombreux à affirmer que la mondialisation doit se penser et se concrétiser autrement dans la vie sociale, politique et économique de tous les jours pour l'ensemble des habitants du Nord au Sud, de l'Ouest à l'Est.
    A propos de la mondialisation, on nous vend des discours qui ne correspondent pas à la réalité du système commercial international actuel. Les moyens de communication s'en font l'écho en affirmant que « le sommet de Cancún s'est soldé par un échec ». Notre ministre des affaires étrangères lui-même a relayé sur France Info ce sentiment d'échec. Mais en quoi et pour qui est-ce un échec ?
    Si l'on se réfère aux médias, « les premières victimes de cet échec sont les pays en développement, mal avisés d'écouter les ONG ». Permettez-moi de m'interroger sur cette accusation car, si vous vous souvenez bien, juste avant Cancún, notre Premier ministre a reçu plusieurs associations pour « écouter leurs attentes et évoquer avec eux l'ensemble des enjeux » dans le but « de préparer la conférence ministérielle de l'OMC ». Notre Premier ministre aurait-il été mal avisé ?
    Je poserai une question qui n'est pas sans lien avec le fonctionnement de l'OMC et de conséquences de la mondialisation sur des aspects de notre vie : quel rôle jouent les médias dans la construction d'un discours uniformisateur et unilatéral ?
    Essayons de voir au-delà du visible et au-delà de la surface des choses !
    S'il y a eu quelque chose de gagné à Cancún, c'est bien que les voix des pays jusqu'ici ignorés ont été entendues. Cela a été possible entre autres par le travail d'information et de mobilisation mené par des ONG dénonçant les orientations néolibérales de l'OMC.
    Beaucoup parmi nous connaissent le travail sérieux de certaines d'entre elles. N'est-ce pas à cette compétence qu'a fait appel notre Premier ministre en les recevant ?
    Est-ce avoir été mal avisé, mal conseillé que de refuser de faire appel au FMI, à la Banque mondiale pour recevoir des aides qui devraient permettre de diversifier les économies de certains pays producteurs de coton ?
    Est-ce être mal avisé que de dénoncer l'accord-cadre pour la libéralisation des services ?
    Est-ce que la Commission européenne est bien intentionnée en ayant refusé de divulguer la liste des services engagés dans la négociation ?
    Est-ce être mal intentionné que de s'alarmer sur les conséquences de la mise en oeuvre de l'AGCS qui, à terme, aboutira à ce qu'aucun service public ou d'intérêt collectif ne puisse échapper à la « libéralisation » ? Nous savons tous que celle-ci signifie, ni plus ni moins, la mise en concurrence avec le privé à l'échelle internationale.
    Certains se réjouiront sans doute de cette mise au premier plan des intérêts privés au détriment du service public ou d'intérêt collectif. Mais nous ne devons pas oublier que nous sommes des élus, et qui peut ici affirmer que, dans son département, sa ville, son village, il est préférable de privilégier les intérêts privés au détriment de l'intérêt collectif ? Qui peut affimer qu'il est prêt, selon l'article 28 de l'accord-cadre de l'AGCS, à réduire ou à éliminer les mesures législatives ou réglementaires en vue d'élever progressivement le niveau de libéralisation ?
    Je ne m'éloigne pas de Cancún quand je parle de tout cela. En effet, il ne faudra pas attendre longtemps pour que de nombreux pays, qu'ils soient riches ou pauvres, soient victimes de l'AGCS qui, selon son article 6.4, pourra pratiquer l'ingérence dans la politique intérieure des Etats puisque n'importe quelle loi ou mesure pourra être contestée, voire sa suppression demandée, s'il est prouvé qu'elle compromet les avantages que les entreprises étrangères pourraient s'attendre à tirer de l'accord.
    Hier, à une question d'actualité posée par M. Morin, le Premier ministre a répondu : « Vous votez des textes ». Mais que se passera-t-il lorsque, pour des raisons de rentabilité, les lois que nous aurons votées seront contestées ou supprimées ? Le Premier ministre pourra-t-il encore affirmer, comme il l'a fait hier, qu'il est important d'avoir une culture de l'évaluation ? Cette évaluation sera menée par l'OMC qui impose à chaque Etat, en vertu de l'article 3 de l'AGCS, la transparence, ce qui a pour conséquence que l'Etat concerné doit très rapidement informer l'OMC de l'adoption ou de la modification de toute loi ou de tout texte réglementation, afin de pouvoir y déceler d'éventuels obstacles au commerce.
    Aujourd'hui, si les pays en développement estiment que le programme de libéralisation commerciale ne prend pas en compte leurs intérêts, nous serons demain à leurs côtés parce que ce programme ne prendra en compte que les intérêts économiques de quelques transnationales.
    Vous voyez bien que l'Organisation mondiale du commerce est une nébuleuse, rendue volontairement complexe par ceux qui veulent en tirer profit ou qui pensent qu'en étant du bon côté du manche ils bénéficieront de quelques retombées.
    Mais cette OMC atteint les uns et les autres dans des domaines essentiels. C'est pourquoi elle doit devenir transparente et lisible pour tous afin de ne pas laisser la place à un seul discours, porteur et garant de la mondialisation libérale.
    Ce qui s'est passé à Cancún ne représente que le début d'une ouverture pour l'ensemble des pays en dévelopement. Nous devons leur ouvrir les portes de cette nébuleuse, aussi bien pour eux que pour nous. Nous ne pouvons admettre de voir des millions de gens exclus de tout système.
    La vision du monde que l'on veut imposer remet en cause l'article 1er de la Déclaration universelle des droits de l'homme, mais aussi celui des deux pactes relatifs aux droits civils et politiques et aux droits économiques, sociaux et culturels de 1966.
    Plutôt que de revoir les règles de l'OMC ou de rendre son fonctionnement plus efficace, préférons l'alternative d'un fonctionnement transparent, réellement démocratique et en cohérence avec les instituions de l'ONU !
    Mais ne nous leurrons pas : cela ne s'obtiendra pas sans un autre positionnement des pays riches, sans la présence plus large de l'ensemble des pays, sans l'apport du mouvement altermondialiste qui se dote d'espaces démocratiques où la voix des uns et des autres se fait entendre. C'est d'ailleurs se qui se passera à Saint-Denis et à Paris, du 12 au 16 novembre prochain, lors du Forum social européen.
    Il faudra aussi que notre assemblée entende ce qui sera dit à cette occasion et en tire toutes les conséquences. (Applaudissements sur les bancs du groupe des député-e-s communistes et républicains).
    M. le président. La parole est à M. François Guillaume.
    M. François Guillaume. Monsieur le président, messieurs les ministres, mes chers collègues, l'échec des négociations commerciales multilatérales ne m'a pas surpris. Cet échec était à mon sens prévisible tant étaient opposés les positionnements des groupes de pays qui se sont affrontés sur les modalités d'un libre-échange généralisé et tant la mise en oeuvre accélérée, telle qu'elle est proposée, se révèle totalement irréaliste.
    Qui plus est, le consensus étant la règle, les compromis à cent quarante-huit pays sont difficiles à trouver, les surenchères se révélant payantes. La paralysie en est la conséquence d'autant que, désormais, la confrontation des intérêts ne se résume plus à un face-à-face entre l'Europe et les Etats-Unis, mais qu'elle se joue entre plusieurs coalitions. En effet, les pays en développement cherchent à s'émanciper de la tutelle des pays industrialisés en refusant de s'aligner purement et simplement sur les accords euro-américains, comme ils le faisaient par le passé. Par ailleurs, les pays émergents, grands exportateurs de produits agricoles, tels que le Brésil, prétendent, usant de leurs avantages comparatifs, élargir leurs parts de marché au détriment des Etats-Unis et de l'Europe.
    A Cancún, dans la bonne intention de les associer à cette négociation, de nombreux représentants de la société civile - professions, ONG - avaient été conviés à apporter leur contribution au débat, sans compter ceux qui s'étaient invités eux-mêmes en manifestant dans la rue. Cet élargisement du dialogue aura été particulièrement contre-productif : tous ces intervenants à la marge ont perturbé la conférence en se comportant comme s'ils étaient détenteurs d'un réel pouvoir démocratique, à l'égal des représentants des Etats membres. Sur les six cents ONG présentes, une centaine ont eu même directement accès à la salle des conférences, ce qui leur a permis de perturber la cérémonie d'ouverture et d'applaudir à tout rompre l'annonce de l'arrêt des négociations.
    S'il pouvait, certes, être intéressant de solliciter les responsables des professions et des associations diverses pour recueillir leurs avis, bénéficier de leurs expertises et de leurs expériences, cela aurait dû être fait avant la négociation afin de la mieux préparer, mais pas sur place. A chacun son rôle ! Cela dit, je me rassure après avoir entendu certains de nos collègues avouer que leur participation à la conférence avait contribué à leur formation. (Sourires.)
    A première vue, la pierre d'achoppement fut l'exigence des pays riches d'obtenir de tous leurs partenaires l'assurance qu'à l'avenir leurs législations nationales et les pratiques de leurs administrations ne pénaliseraient pas l'investissement étranger, ne compliqueraient pas les formalités douanières ni ne fausseraient les conditions d'accès aux marchés publics. Les Etats-Unis étaient très attachés au démantèlement de ces obstacles non tarifaires.
    Mais ce ne fut qu'un prétexte : en réalité, les négociateurs butaient sur les deux enjeux combinés de l'agriculture et de l'aide aux pays en voie de développement, la conférence de l'OMC ayant pour double ambition de relever le défi de la pauvreté et de normaliser les échanges agricoles faussés par des pratiques contraires aux règles du marché. Mais elle a échoué car ni les Etats-Unis ni l'Europe ne sont prêts à renoncer au système de subventions à leurs agriculteurs sans lesquelles ces derniers ne peuvent équilibrer leurs comptes d'exploitation mis à mal par des prix de marché inférieurs aux prix de revient.
    Cette communauté d'intérêts de façade entre les Etats-Unis et l'Europe fut concrétisée par un pré-accord de démantèlement simultané des aides directes et indirectes, par lequel l'Europe a conclu un marché de dupes, les Etats-Unis ayant pris soin, depuis l'Uruguay Round, de relever leurs aides aux agriculteurs. Les Etats-Unis ont donc pu partir sur des bases plus élevées alors que l'Europe a fait exactement le contraire en acceptant de diminuer ses propres aides.
    En face, il y avait les pays les moins avancés, qui sont eux-mêmes en pleine contradiction : ils ne peuvent ni renoncer à l'avantage pour leurs populations de produits alimentaires importés à bas prix, donc subventionnés, ni supporter dans le même temps que ceux-ci portent préjudice à leurs propres productions et aux revenus de leurs paysans.
    A cet égard, messieurs les ministres, la France a formulé une proposition que je n'ai pas très bien comprise : un moratoire des subventions pour les exportations à destination des pays en voie de développement. Je ne sais pas tout à fait ce que cela veut dire. J'espère que vous m'éclairerez car je ne vois pas comment peut fonctionner le système. Si le prix de revient du quintal de blé est de 15 euros, son cours sur le marché mondial de 10 euros et que nous refusons de subventionner les producteurs pour ramener le prix à 10 euros, je ne vois pas très bien comment nous pourrons continuer de vendre à nos clients traditionnels comme le Maroc ou l'Egypte.
    En claquant la porte à Cancún, les pays du Sud ont remporté une victoire à la Pyrrhus. Leur seul avantage est d'être entrés définitivement sur la scène en vrais partenaires du commerce international après avoir été inexistants au cycle précédent de l'Uruguay Round. Mais la scène risque de se déplacer ou de se fractionner en petits théâtres où seront négociés des accords bilatéraux et régionaux plus contraignants pour les faibles que ne l'aurait été un accord général. Le Mexique en sait quelque chose, lui qui, dans le cadre de l'ALENA, a négocié avec les Etats-Unis des accords réciproques qui lui sont particulièrement défavorables.
    Le chef de la délégation américaine n'a pas caché les intentions de son pays d'étendre à d'autres Etats les contrats de libre-échange déjà souscrits avec quelques-uns, se proposant à cette occasion de sanctionner les responsables du blocage de Cancún, tout en épargnant d'ailleurs la Chine, partenaire commercial qui monte en puissance. Cela ne signifie pas pour autant que les Américains renonceraient totalement aux accords multilatéraux dans le cadre de l'OMC, dès lors qu'ils y trouveraient leur intérêt, car ils ont toujours deux fers au feu.
    A juste titre, l'Europe invite ses partenaires à la reprise des négociations. Il serait vain de l'espérer prochaine : les Etats-Unis entrent en campagne électorale, l'Europe elle-même renouvellera au printemps 2004 son Parlement et, quelques mois plus tard, sa Commission. Les perturbations de ces changements rendent improbable la conclusion de nouveaux accords avant le 1er janvier 2006.
    Ce sont donc sur de nouvelles bases, plus réalistes et plus équitables, que les négociations doivent être reprises. Ces négociations pourraient s'articuler ainsi : tout en réaffirmant que le libre-échange mondialisé reste l'objectif à atteindre, il serait bon de faire reconnaître qu'il ne peut progresser que par étapes pour tenir compte de la très grande diversité des situations économiques et sociales dans le monde. S'il faut, certes, supprimer les barrières douanières entre les Etats industrialisés pour que joue à plein la concurrence - sur le plan agricole, nous n'avons à cet égard rien à redouter d'une concurrence saine avec les Etats-Unis car nous sommes plus compétitifs qu'eux -, ce régime de libre-échange ne peut s'appliquer dans l'immédiat aux pays en voie de développement.
    A mon sens, les pays en voie de développement devraient pouvoir bénéficier d'une organisation spécifique et dérogatoire, découlant de deux démarches complémentaires.
    Une démarche de caractère horizontal, d'abord, qui leur permettrait de se regrouper en marchés communs régionaux, sécurisés par une protection douanière dérogatoire pour préserver leur développement agricole et assurer leur sécurité alimentaire. Elle aurait l'avantage de leur ouvrir le marché mondial sans qu'ils en subissent les effets pervers. C'est ce que nous avons fait avec la petite Europe : nous avons mis en place un marché commun agricole, protégé par un prélèvement variable, ajusté sur la différence entre le prix mondial et le prix qu'on voulait payer à nos propres producteurs. Les retombées douanières de cette pratique nous ont permis de financer le développement de notre propre agriculture. C'est cela qu'il faut proposer aux pays en voie de développement.
    Une démarche verticale, ensuite. On a beaucoup parlé du coton. Mais certains autres produits tropicaux, comme le cacao et le café, subissent des évolutions de cours très préjudiciables aux producteurs. Il faut organiser mondialement ces marchés en créant un « OPEP des produits agricoles », produit par produit, pour éviter les fluctuations de cours préjudiciables aux producteurs. Une telle démarche avait été engagée par les producteurs de café, qui avaient monté une organisation mondiale, laquelle n'a malheureusement pas été soutenue par la communauté internationale et a connu des succès divers selon que ses membres respectaient ou non les disciplines.
    J'ajouterai enfin qu'il me paraît regrettable que le problème monétaire, plus pertubant pour les échanges que les droits de douanes eux-mêmes, ne soit pas pris en compte, alors qu'il avait fait l'objet d'une première négociation lors de l'Uruguay Round. Ses effets sont si pertubants que la Chine refuse de réévaluer le yuan parce qu'elle sait parfaitement qu'elle pourra ainsi doper ses exportations au détriment de ses partenaires et concurrents commerciaux. De même, la baisse du dollar, que l'on peut supposer intentionnelle de la part des Etats-Unis, freine la reprise économique en Europe.
    Telles sont, monsieur le président, messieurs les ministres, mes chers collègues, les pistes qu'il m'apparaît nécessaire d'explorer pour éviter que, les mêmes causes produisant les mêmes effets, l'OMC ne connaisse un échec définitif qui serait préjudiciable à tous. Mais il ne faudrait pas que ces marchandages fassent oublier que le plus grand défi du siècle qui commence, c'est celui de nourrir les hommes, tous les hommes. Cela devrait être la préoccupation première de la communauté internationale, sachant que la seule approche mercantile ne pourra nous faire relever ce grand défi. (Applaudissements sur les bancs du groupe de l'Union pour un mouvement populaire.)
    M. le président. La parole est à M. Antoine Herth.
    M. Antoine Herth. Monsieur le président, messieurs les ministres, mes chers collègues, je voudrais à mon tour faire entendre ma voix dans ce débat que je qualifie d'utile, tant il est vrai que le sommet de Cancún, surmédiatisé, ne pouvait déboucher que sur un échec. On ne pouvait espérer mieux après la crise irakienne et les discussions houleuses à l'Organisation des Nations unies.
    Ce débat est également une occasion de rappeler une réalité dont certains doutent : les négociations sont l'objet d'un processus démocratique, même s'il est compliqué et si ses résultats sont parfois assez décevants.
    Les ONG ont un rôle à jouer. Lors d'un déplacement au Mali en novembre 2001, j'ai déjà été alerté sur la situation du marché des cotons par les ONG. Il faut donc rester attentifs à ce que les ONG nous disent.
    Mon propos ne portera pas sur les négociations en général, mais plus particulièrement sur le commerce agro-alimentaire, qui est un point particulièrement sensible du cycle de Doha, comme l'a rappelé M. Guillaume.
    Quel est l'enjeu ?
    En 2050, la population mondiale atteindra probablement les neuf milliards, soit trois milliards de bouches de plus à nourrir quotidiennement. Face à ce défi, on peut se demander où se situe l'offre et où se situe la demande.
    De ce point de vue, on peut classer les pays en plusieurs groupes.
    Premier groupe : les pays à fort potentiel de production - la Russie et, surtout, le Brésil - seront probablement de gros exportateurs à condition qu'ils sachent améliorer leur efficacité technique.
    Deuxième groupe : les pays dont le développement est absorbé par la croissance démographique et qui deviendront importateurs - on pense notamment à la Chine et à l'Inde.
    On trouve dans le troisième groupe les pays qui ont aujourd'hui un avantage comparatif, mais dont la capacité de production va plafonner : il s'agit des pays de Cairns.
    Le quatrième groupe rassemble les pays d'Afrique, qui ont de gros besoins alimentaires, une production aléatoire et un manque de ressources financières pour couvrir leurs importations.
    Je citerai enfin l'Union européenne et les Etats-Unis, dont la compétitivité est actuellement contestée, mais qui demeurent néanmoins des puissances économiques fortes. Pour ces pays, le principal enjeu sera probablement l'accès à l'énergie auquel pourra contribuer l'agriculture à travers des ressources énergétiques renouvelables.
    A lui seul, ce bref tour d'horizon illustre les tensions apparues à Cancún et l'entrée en scène remarquée du Brésil. Il explique également l'insistance des pays africains sur la question du coton et, plus généralement, sur les productions qui permettent d'acquérir des devises afin de couvrir des besoins alimentaires en hausse constante. La situation justifie également la position de l'Union européenne en faveur d'une solution dans un cadre multilatéral, seule option viable à terme, et son choix de promouvoir le développement durable dans ces traités. Il ne s'agit pas d'un caprice de pays riche - je le dis notamment à l'attention des pays du Sud qui sont particulièrement exposés aux aléas climatiques, ainsi qu'au problème de l'érosion des sols - mais d'une condition indispensable pour nourrir l'humanité, tant il est vrai que les ressources en eau et en terres arables sont limitées et fragiles. J'ajoute que cette approche doit être complétée par une aide au développement des productions vivrières des pays les plus démunis, comme cela a été utilement rappelé lors de la troisième Conférence de Tokyo qui s'est tenue la semaine dernière.
    Reste une question que j'aimerais aborder : fallait-il, oui ou non, réformer la PAC avant Cancún ? Je persiste, pour ma part, à penser qu'une telle réforme était nécessaire. En effet, au-delà des péripéties de la dernière négociation, l'Union européenne bénéficie d'une position favorable dans le cadre du cycle de Doha qui n'est pas stoppé pour autant. Permettez-moi de citer quelques chiffres : l'Europe a d'ores et déjà consenti des efforts considérables en diminuant son soutien interne de 55 %, en améliorant l'accès à son marché de 36 % et en réduisant les subventions à l'exportation de 45 %. Qui dit mieux ?
    Mais il fallait aussi réformer la politique agricole commune pour une autre raison. En effet, face à l'autre grand enjeu que représentent pour l'Europe l'élargissement de l'Union à l'Est et le débat sur la Constitution, donc sur le fonctionnement interne de l'Union européenne, il convenait de stabiliser les perspectives du secteur agricole, notamment sur le plan budgétaire. Cette double échéance mérite que l'on mène une réflexion au niveau national, dans cette assemblée, d'une part, sur l'adaptation et la modernisation de notre agriculture, avec la réaffirmation d'objectifs en termes de qualité, de compétitivité et de respect de l'environnement et, d'autre part, sur le développement du monde rural. Je me réjouis a cet égard des initiatives qui sont prévues par le Gouvernement car l'attente est forte dans nos campagnes.
    Mesdames, messieurs, la régulation du commerce mondial est un exercice de la plus haute importance, car il s'agit de prévenir des conflits lourds de conséquences et de garantir le droit universel à l'alimentation. L'OMC peut y contribuer utilement, à condition qu'elle trouve la voie de la réforme. Mais il nous faudra aussi repenser l'aide au développement car, pour nourrir le monde, nous avons besoin de tout le monde. (Applaudissements sur les bancs du groupe de l'Union pour un mouvement populaire.)
    M. le président. Nous allons suspendre la séance pendant quelques instants avant d'écouter les réponses de MM. les ministres.

Suspension et reprise de la séance

    M. le président. La séance est suspendue.
    (La séance, suspendue à onze heures quarante-cinq, est reprise à onze heures cinquante-cinq.)
    M. le président. La séance est reprise.
    La parole est à M. le ministre de l'agriculture, de l'alimentation, de la pêche et des affaires rurales.
    M. Hervé Gaymard, ministre de l'agriculture, de l'alimentation, de la pêche et des affaires rurales. Monsieur le président, messieurs les présidents de commission, mesdames, messieurs les députés, comme l'a fait François Loos, je remercie tout d'abord le groupe UMP d'avoir pris l'initiative d'organiser ce débat dans le cadre de la séance qui lui est réservé. Il est en effet extrêmement important que nous puissions dès maintenant essayer de tirer les conséquences de l'absence de résultat de la négociation de Cancún.
    C'est vrai, depuis un an et demi, l'agenda, en matière agricole, a été extrêmement chargé, sur le plan européen et sur le plan international.
    Sur le plan européen, nous avons dû faire face, l'année dernière, à la négociation d'élargissement de l'Union européenne à dix nouveaux pays candidats qui a représenté une première échéance très importante. L'enjeu était en effet de ne pas sacrifier la politique agricole commune sur l'autel de l'élargissement. Grâce à l'accord intervenu entre le Président de la République et le Chancelier Schröder avant l'accord de Copenhague de décembre 2002, nous disposons désormais d'une politique agricole commune durable, avec un volume budgétaire déterminé jusqu'à 2013, ce qui ne s'était jamais vu auparavant.
    La deuxième échéance est la révision à mi-parcours de la politique agricole commune sur laquelle je reviendrai brièvement, et la troisième, la négociation dans le cadre de l'Organisation mondiale du commerce.
    Comme chacun le sait, l'agriculture a longtemps été exclue des discussions menées dans le cadre des accords du GATT. Le premier ministre de l'agriculture français a avoir participé à une négociation de ce type, c'est François Guillaume, puisque c'est en 1986, à Punta del Este, dans le cadre de l'Uruguay Round, que les questions agricoles ont été intégrées dans les négociations commerciales multilatérales. Pour ma part, j'étais à Cancún aux côtés de François Loos, le chef de la délégation française, durant cette semaine extrêmement instructive, et c'est à ce titre que je m'exprime devant vous ce matin.
    A ce stade de mon propos, je voudrais remercier le président Balladur pour les remarques et les propositions qu'il a faites au début de cette matinée. C'est vrai, les échecs répétés - Seattle, Cancún désormais - montrent bien qu'il faut repenser la mondialisation et son organisation, en particulier le lien entre les sujets commerciaux et les autres, notamment en matière agricole. Les propositions de M. Balladur et d'un certain nombre d'entre vous permettront de contribuer à une meilleure prise en compte de la dimension humaine dans la mondialisation qui, comme je l'expliquerai tout à l'heure, suscite des débats extrêmement confus sur le plan idéologique.
    Le Parlement, aussi bien pendant qu'après les négociations, doit être étroitement associé à la réflexion. Je veux dire à Jean-Claude Lefort, à Marc Laffineur et à tous les parlementaires qui nous ont accompagnés à Cancún, quel que soit leur groupe politique, qu'il est essentiel que ce contact direct et permanent perdure, car sur un tel sujet de société les parlements du monde doivent faire entendre leur voix. Ainsi, la motion que l'Union interparlementaire a adoptée était remarquable et je me félicite qu'elle aille dans le sens de la position française.
    Je tiens, même s'il nous a quittés, à remercier Jean Lassalle, pour l'air frais qu'il a fait passer dans cet hémicycle en début de matinée. Pour moi aussi, Cancún était la première participation à une négociation commerciale multilatérale. C'est quelque chose qui mérite d'être vu. C'est surréaliste, hypermédiatisé, logomachique. On ne voit pas vraiment quand commencent et quand finissent les réelles négociations. Pour ma part, j'ai eu l'impression d'un théâtre d'ombres plutôt que d'une négociation réelle. Et c'est d'ailleurs un des vrais problèmes qui se posent aujourd'hui au système de l'OMC
    En matière agricole, plusieurs questions méritent qu'on s'y arrête. Permettez-moi de les présenter brièvement.
    La première est celle qu'a évoquée Antoine Herth : fallait-il ou non réformer la politique agricole commune avant Cancún ? Ce sujet nous a beaucoup occupés depuis un an.
    Si nous avons décidé de réformer la politique agricole européenne le 26 juin dernier à Luxembourg, c'est d'abord pour donner, sur les dix ans qui viennent, une visibilité que les agriculteurs français et européens attendaient. Dans la mesure où nous avions défini le budget de la politique agricole commune pour la séquence 2003-2013, il était cohérent que les règles d'utilisation suivent le même calendrier.
    Il est vrai, par ailleurs, que nombre de décisions arrêtées à Luxembourg n'ont pas nui, bien au contraire, à nos négociateurs, pour étayer la position de l'Union européenne à Cancún. Je pense notamment à l'adoption d'un découplage partiel des aides qui a permis d'en classer davantage dans la fameuse « boîte verte ». Nous avons pu ainsi adopter à Cancún une posture de négociation offensive, sûrement préférable à une attitude rétractée ou défensive.
    La deuxième question tient évidemment à la spécificité de la négociation pour un Etat membre de l'Union européenne puisque, chacun le sait, ce n'est ni François Loos, ni votre serviteur qui négociait à Cancún, mais le commissaire en charge du commerce international. Cette compétence a été déléguée à la Commission dès 1957. Ce n'est donc pas une nouveauté. Depuis le traité de Rome, les négociations commerciales multilatérales sont conduites par le commissaire européen.
    De ce point de vue, il était très important que l'Europe soit unie à Cancún. Patrick Ollier et Marc Laffineur l'ont rappelé. J'abonde dans leur sens, car cela n'a pas toujours été le cas. M. Edouard Balladur le sait bien. Vous vous rappelez certainement, monsieur le Premier ministre, qu'en 1993 il a fallu que votre gouvernement paie les pots cassés de ce qui avait été décidé mal à propos en 1992. En 2003, en revanche, la position de l'Europe est restée cohérente et unie, aussi bien entre les quinze Etats membres qu'entre les Quinze et la Commission. Il faut s'en féliciter. Dans les déclarations publiques, dans les comportements des acteurs de l'Union, pas même une feuille de papier à cigarette n'aurait pu se glisser entre les positions nationales et la position commune.
    Troisième question, évoquée notamment par Jean-Claude Lefort et Jean-Paul Bacquet : fallait-il ou non élaborer, le 14 août, un document commun avec les Etats-Unis ? On a entendu dire que si le groupe des 21 s'est formé, s'il a prospéré médiatiquement, c'est parce que ce document avait été un chiffon rouge suscitant puis alimentant les rancoeurs et les oppositions. Je comprends qu'on puisse s'interroger à ce sujet et même adhérer à cette vision. Cela étant, il ne faut pas oublier qu'à la mini-réunion ministérielle qui s'est tenue à Montréal au mois de juillet, les pays en voie de développement et les pays émergents membres de l'OMC ont demandé instamment aux Américains et aux Européens de s'entendre pour lancer la négociation, qui était alors dans une situation de blocage total. Les différents papiers qui avaient été rédigés ne suscitaient aucune volonté d'adhésion, ni même de discussion. C'est pourquoi l'Union européenne et les Etats-Unis ont élaboré un document commun pour servir de base à la négociation. Il ne faut pas le regretter, car ce document a permis de faire avancer les choses.
    Il faut d'autant moins le regretter que, contrairement à la rhétorique que l'on entend souvent, il y a, entre l'Europe et les Etats-Unis, en matière d'agriculture, au moins un point commun, qui est d'avoir une politique agricole. Je dis souvent, et je l'ai expliqué aux Etats-Unis quand je m'y suis rendu au début de l'année, que les politiques agricoles contemporaines ont été inventées par les Etats-Unis dans les années 30, après la grande crise, dans le cadre du New Deal. Et la politique agricole européenne élaborée au milieu des années 60 n'a fait que reprendre, avec des moyens certes différents, ce que les Américains avaient imaginé trente ans auparavant. A la fin des années 40 et pendant les années 50, nombre de dirigeants agricoles, de hauts fonctionnaires et de responsables politiques ont fait le voyage américain pour voir comment fonctionnait là-bas la politique agricole. Dès lors, s'il est vrai qu'il existe entre les Etats-Unis et l'Europe bien des divergences sur les moyens et les finalités de la politique agricole, personne ne peut dire aujourd'hui qu'un accord à l'OMC est possible sans une entente entre l'Europe et les Etats-Unis, même si cette entente est minimale sur un certain nombre de sujets.
    La quatrième question concerne les pays en voie de développement, et en particulier l'Afrique. A cet égard, je trouve que Jacques Julliard a bien posé les termes du débat en écrivant : « Les nations riches n'ont pas toujours tort par le fait qu'elles sont riches, les nations pauvres n'ont pas plus toujours raison par le fait qu'elles sont pauvres. » Cette citation illustre bien la confusion intellectuelle où nous sommes par rapport aux questions du développement agricole des pays du Sud.
    M. Jean-Claude Lefort. Bref, les nations pauvres ont tort d'être pauvres !
    M. le ministre de l'agriculture, de l'alimentation, de la pêche et des affaires rurales. Cher Jean-Claude Lefort, je crois qu'il faut d'abord rappeler un certain nombre non pas d'opinions mais de faits. Aujourd'hui, c'est l'Union européenne qui achète le plus de produits agricoles aux pays en voie de développement, puisque 60 % des exportations des pays du Sud se font à destination de l'Europe. Quant au niveau de l'aide au développement de l'Europe, et particulièrement de la France au sein de l'Europe, il figure parmi les plus élevés. Par conséquent, pour ce qui est du développement agricole des pays du Sud, même si nous pouvons et devons toujours faire davantage, nous n'avons aucune raison de raser les murs en nous comparant à nombre de pays ou d'institutions internationales qui nous donnent constamment des leçons.
    Au mois de février, je le rappelle, le Président de la République a pris plusieurs initiatives qui ont été endossées par les quatorze autres Etats de l'Union européenne et que l'on appelle « Initiatives Afrique ».
    On y trouve en effet François Guillaume, la proposition française devenue proposition européenne consistant à mettre en oeuvre un moratoire sur les subventions aux exportations à destination des pays de l'Afrique subsaharienne - qui ne sont pas ceux que vous avez cités - dans l'attente de la conclusion du cycle du développement.
    Le Président de la République a aussi proposé de renforcer les systèmes de préférences spécifiques pour les pays en voie de développement, mis en place depuis 1975 dans le cadre de la convention de Lomé.
    Nous avons également pris une initiative pour la stabilisation du cours des matières premières. Le cours erratique du café, du cacao et de nombreux autres produits tropicaux, qui pose tant de problèmes aux pays en voie de développement, n'est nullement dû à la politique agricole commune européenne, bien évidemment, mais à un système qui ne fonctionne pas au profit des économies du Sud.
    Je dirai, avant de conclure, que la postérité de Cancún, du point de vue de l'agriculture, pose des problèmes à court terme et des problèmes plus structurels à moyen terme.
    La principale question de court terme - nous ne l'avons pas évoquée ce matin - est celle de la clause de paix, qui vient à échéance le 31 décembre prochain. Personne ne peut dire aujourd'hui si elle sera ou non prolongée. Personne ne peut dire non plus ce qui se passera l'année prochaine, dans deux ans ou dans trois ans. Allons-nous assister à une guerre commerciale tous azimuts, avec d'innombrables panels de règlement des différends de l'OMC ? Est-ce que l'excès de panels va tuer les panels ? Allons-nous entrer dans une guerre commerciale confuse ? Nous n'avons à cet égard aucune certitude. Comme le disait Nathalie Kosciusko-Morizet, il est très difficile d'analyser tous les prolongements et toutes les conséquences de l'échec de la conférence de Cancún, mais cette question-là est posée, particulièrement en matière agricole, à propos de deux sujets.
    Le premier, pour lequel il existe déjà un panel, est celui de l'organisation commune de marché pour le sucre.
    Le second est celui de nos subventions aux exportations, c'est-à-dire des restitutions. Je rappelle au passage que les restitutions représentaient, il y a dix ans, 30 % du budget de la politique agricole commune et qu'elles n'en représentent plus que 5 %. La situation n'est plus du tout la même.
    Sur ce sujet essentiel pour l'agriculture française et l'agriculture européenne, si efforts il devait y avoir, ils devraient s'imposer à tout le monde : je pense notamment à tout ce que font les Américains avec les marketing loans, la fausse aide alimentaire et les crédits export.
    A moyen terme, deux catégories de problèmes se posent.
    La première, évoquée par M. Balladur, porte sur l'organisation de la mondialisation. François Loos interviendra à ce sujet dans quelques minutes.
    La seconde, peut-être plus philosophique encore, concerne l'agriculture. On le voit bien, l'évolution de la mondialisation dans le secteur agricole met en difficulté certaines idées reçues en matière de théorie économique. Ainsi, poussée jusqu'à l'absurde, la théorie de l'avantage comparatif consisterait à dire qu'un seul pays ou presque, le Brésil, devrait nourrir le monde, qu'un seul pays ou presque, l'Inde, devrait prendre en charge les services, qu'un seul ou presque, la Chine, devrait produire des biens industriels. Or, on sait parfaitement qu'une telle division internationale du travail est impossible. La théorie de l'avantage comparatif est relative et contingente.
    La notion de prix mondial, en matière agricole, est elle aussi une supercherie, mais une supercherie souvent ruineuse. En effet, ce que l'on appelle le prix mondial n'est ni un prix d'équilibre économique, ni un prix d'équilibre environnemental, ni un prix d'équilibre social. Pour certaines productions, tels les produits tropicaux, il est le résultat d'un jeu purement spéculatif sur des marchés à terme de matières premières. Pour d'autres, comme pour le lait, il n'est absolument pas représentatif. En effet, 5 % seulement de la production mondiale de lait fait l'objet d'un échange international, et il n'y a aucune raison pour que le prix de 95 % de la production soit calqué sur celui fixé, par exemple, en fonction des intérêts des exportateurs néo-zélandais. Enfin, pour beaucoup d'autres productions, ce que l'on appelle le prix mondial est en réalité le prix de produits agricoles provenant d'exploitations latifundiaires qui n'ont rien à voir avec le modèle agricole européen.
    Toutes ces questions doivent être mises sur la table. Pourtant, elles ne sont jamais débattues dans le cadre de l'Organisation mondiale du commerce. Il existe un chapitre sur les soutiens internes, un autre sur les soutiens externes, un troisième sur l'accès au marché, mais de vrais sujets qui devraient orienter tous les débats ne sont jamais discutés, parce qu'ils se heurtent à une vérité immanente, celle de la théorie classique de l'échange international.
    Nous sommes au début d'un nouveau moment de l'histoire du monde. Il nous faut, sans grandiloquence, constater avec humilité que les outils dont nous disposons aujourd'hui et les raisonnements tenus dans les grandes organisations internationales - OMC ou FMI - ne correspondent pas à la vision que nous avons de l'agriculture en Europe et dans le monde. Nous avons donc devant nous un rude travail de conviction. Il doit être entrepris par les parlements, les gouvernements, les professionnels agricoles, les organisations non gouvernementales. Nous avons la volonté de le faire aboutir. (Applaudissements sur les bancs du groupe de l'Union pour un mouvement populaire.)
    M. le président. La parole est à M. le ministre délégué au commerce extérieur.
    M. François Loos, ministre délégué au commerce extérieur. Monsieur le président, mesdames, messieurs les députés, je voudrais faire une courte synthèse, en conclusion d'un débat qui a été extrêmement nourri et porteur d'une vision du monde, expression française dont nous avons à faire partager le sens.
    Sans revenir sur les propos d'Hervé Gaymard, avec qui j'ai travaillé en parfaite harmonie sur ce dossier, j'aimerais faire le point sur trois questions : qu'est-il urgent d'entreprendre à court terme ? Quelles sont les visions de la croissance qui existent de par le monde et quelles en sont les conséquences sur la possibilité de s'entendre au plan international ? Enfin, quelle orientation doit-on donner à une évolution de l'OMC ?
    A court terme, notons tout d'abord le fait que l'accord sur le médicament est désormais acquis. Certes, nous aurons à examiner au fur et à mesure s'il est effectivement positif et praticable par les pays qui en ont besoin. Mais un tel accord est déjà, par son existence même, la preuve que l'OMC est capable de dépasser la pure logique économique du marché, puisque, allant au-delà de la propriété intellectuelle, elle a su imposer, par une sorte de déclaration d'utilité publique internationale, l'obligation éthique de favoriser en ce domaine par un choix politique mondial les pays en voie de développement. C'est en cela que cet accord est essentiel, et pas seulement pour les personnes concernées et pour les pays pauvres.
    En ce qui concerne le court terme, Hervé Gaymard a mentionné la clause de paix qu'aucun d'entre vous n'a évoquée, et dont nous ne savons pas très bien encore à quoi elle aboutira. Il est certain néanmoins que des pays s'engageront dans des panels. Le Brésil l'a déjà fait vis-à-vis des Etats-Unis et de l'Europe sur le coton et le sucre. Nous allons devoir analyser de très près ces panels car les montants en jeu seront importants, s'agissant par exemple du Brésil et des Etats-Unis, et la bataille autour de ces questions ne peut pas être évacuée aussi simplement. Nous aurons probablement dans ces domaines à nous préparer à des rebondissements.
    Autre élément de court terme : les accords bilatéraux. Nous en avons plusieurs en chantier. Je l'ai rappelé tout à l'heure, l'Union européenne est la région du monde qui a signé le plus d'accords bilatéraux, mais les Etats-Unis sont en train de nous rattraper et certains de nos accords risquent de se retrouver quelquefois en concurrence avec les leurs. Je pense au Mercosur, dont Patrick Ollier a longuement parlé.
    Le Brésil est une destination essentielle pour nos exportations. Mais elle est difficile, et les Etats-Unis ont également l'intention d'exercer une pression importante sur les pays d'Amérique du Sud. Même si les accords bilatéraux ne sont pas en concurrence, théoriquement ils induisent quand même une compétition réelle, du fait que chaque accord bilatéral entraîne l'application du droit du pays qui a le plus de poids : souvent, le pays le plus puissant impose sa législation à celui qui est moins avancé, que ce soit son régime d'étiquetage des bouteilles de vin ou ses lois sur la propriété intellectuelle. D'où une concurrence de fait entre les pays qui sont demandeurs d'accords bilatéraux avec des pays tiers. C'est ce qui s'est passé l'année dernière, par l'accord de l'Union européenne avec le Chili : le Chili demande aujourd'hui des modifications, parce qu'il vient de passer un accord bilatéral avec les Etats-Unis. Les accords bilatéraux ne sont jamais parfaitement étanches les uns par rapport aux autres. Ils ont des conséquences les uns sur les autres.
    Ceci est important, parce que la clause de la nation la plus favorisée entre en ligne de compte. Imaginons que les Etats-Unis et l'Australie signent un accord de libre-échange qui remet en question la quarantaine australienne : au nom de la clause de la nation la plus favorisée, principe fondamental de l'Organisation mondiale du commerce, l'Australie sera obligée d'accorder aux autres pays du monde le bénéfice du même régime. Ainsi, les accords bilatéraux n'échappent pas à l'OMC autant qu'ils le semblent, et il convient de se montrer prudent dans ces négociations. En raison de la clause de la nation la plus favorisée, il est difficile de constituer des zones de solidarité comme nous le voudrions, parce que cela suppose à chaque fois des négociations tierces.
    Il y a également le problème des pays qui souhaitent entrer dans l'OMC. Aujourd'hui, la Russie, pour adhérer à l'OMC, est obligée de négocier avec tous les pays membres de l'OMC, qui lui imposent un maximum de conditions. Si la Chine ne souhaitait pas de changements importants à Cancun, c'est aussi que, venant d'entrer dans l'OMC, elle avait déjà accepté des engagement à long terme. On voit que l'OMC n'est pas du tout sur la touche et restera profondément concernée par les accords, même bilatéraux.
    Même à court terme la France aura toujours à se battre pour les valeurs humanistes qu'elle défend. Nous sommes pour l'économie de marché, parce que c'est le marché qui produit des richesses, mais pour une économie de marché tempérée. Nous souhaitons ainsi que la culture soit absolument exclue des négociations, et nous aurons besoin de nous battre tous les jours sur cette question, même s'il est paradoxal que ce soit à l'Organisation mondiale du commerce que ça se passe. Mais soyons conscients que ce chantier n'est jamais terminé, car ces positions sont en permanence remises en question par certains pays. On peut faire le même constat pour l'agriculture, Hervé Gaymard en a parlé.
    Quant au principe du multilatéralisme, nous en sommes évidemment les porte-parole au plan politique. En matière économique, ce principe défend le faible contre le fort. Il n'y a qu'à voir le nombre de procès perdus par les Etats-Unis devant l'organe de règlement des différends. C'est pourquoi le multilatéralisme correspond à nos valeurs dont la défense ne va pas de soi dans le monde.
    C'est à ce titre que nous soutenons l'Afrique. Je suis heureux d'avoir entendu M. Bacquet rappeler que la France était le partenaire naturel de l'Afrique. Cependant notre engagement n'a de sens que si nous arrivons à le faire partager à d'autres pays du Nord. Sinon nos ouvertures ne profitent pas à leurs destinations légitimes, mais à des pays tiers qui tirent parti de cette opportunité pour s'enfoncer dans la brèche. Ce point est tout à fait essentiel à comprendre. Ainsi, après les accords de Marrakech, la baisse de la production de céréales de l'Union européenne, qui aurait dû favoriser les pays en voie de développement, a bénéficié, à la tonne près, à l'Australie, et presque dans les mêmes proportions, à la Nouvelle-Zélande en ce qui concerne le lait. Autrement dit, réaliser un consensus multilatéral est une condition sine qua non pour parvenir à faire pour l'Afrique ce que nous voulons. Sinon, ce seront les tiers les plus dynamiques, les plus exportateurs, qui seront les gagnants. Voilà notre feuille de route à court terme.
    La divergence de fond entre les groupes de pays, et qui n'a pas pu se réduire à Cancùn, oppose deux conceptions de la croissance. J'évoquais tout à l'heure nos collègues mexicains qui recherchent la croissance par le biais du commerce extérieur. Cela fait l'objet d'un débat public au Mexique, qui oppose une majorité, qui veut promouvoir le commerce extérieur, à une minorité qui souhaite développer la consommation intérieure. Une telle opposition peut sembler étonnante chez nous où le commerce extérieur représente cinq millions d'emplois et la consommation interne quinze millions. Pour nous, il faut avancer dans les deux domaines et être aussi efficace que possible dans un secteur comme dans l'autre. Néanmoins, notre demande, somme toute assez simple, qui consiste à rechercher un accroissement de la productivité, de nouveaux produits - d'où l'importance de l'innovation et de la recherche de nouveaux marchés - ne correspond pas à l'expérience ou à la volonté de la plupart des pays, qui attendent surtout du développement du commerce international la valorisation de leurs activités.
    C'est un sujet qui est éminemment politique dans les pays d'Amérique du Sud et dans beaucoup de pays émergents. C'est la raison pour laquelle il leur est difficile d'entrer dans des négociations commerciales où il faut faire des compromis sur des points précis ; ils privilégient une posture qui leur permet de bénéficier dans leur pays d'un résultat politique immédiat plutôt que d'une série de petits résultats économiques et commerciaux.
    C'est là la cause fondamentale de l'échec de Cancún, cette obligation qui a été faite aux négociateurs de ces pays de privilégier une conception politique plutôt que la discussion précise sur des dossiers commerciaux sur lesquels nous étions évidemment prêts à faire des avancées.
    Cela conduit à réfléchir sur la capacité de l'OMC à faire face à ce débat, qui est ce qu'il est, et à la mondialisation telle qu'elle est. On peut juger avec M. le Premier ministre Balladur que l'organisation internationale est à un tournant. Comment peut-on, dans une économie de plus en plus mondialisée, faire en sorte que les négociations commerciales continuent de produire des résultats profitables pour tous ?
    Il faut ici dire un mot de ce qu'est réellement l'OMC. L'OMC, certes, est un lieu de négociation - nous parlons ce matin de Cancún, grand happening international, s'il en est. Mais ce n'est jamais qu'un moment dans la vie de l'organisation. L'OMC compte un organe de règlements des différends, une sorte de tribunal qui a la faculté de condamner un pays. L'OMC fonctionne comme une chambre d'enregistrement des engagements des pays membres. Au cas où un pays membre ne les respecte pas, un autre pays membre qui aurait subi un préjudice de ce fait peut faire valoir ce préjudice pour appliquer des droits de douane sur les importations du pays « coupable ».
    Les engagements qui ont déjà été pris dans le cadre de l'OMC sont une base substantielle, qui comporte des règles sur les brevets, les services, ou des engagements pays par pays sur le niveau des droits de douane.
    Plus fondamentalement il y a le principe, inscrit dans les statuts de l'OMC, que l'ouverture des marchés au plan international est bonne pour tous et que l'on doit rechercher des accords qui permettent d'ouvrir toujours davantage les marchés. L'OMC a pour programme de travail systématique de trouver des voies et moyens d'étendre les ouvertures de marché. C'est aussi la règle de la clause de la nation la plus favorisée, dont je viens de rappeler les avantages. Mais elle peut aussi être un inconvénient dans la mesure où elle nous interdit théoriquement d'instituer des zones de solidarité, à moins de reconnaître des contreparties aux pays tiers. Ainsi, nos relations avec les pays ACP entraînent des demandes de pays tiers tendant, par exemple, à ce qu'on ferme les yeux sur une exception à la clause de la nation la plus favorisée. Il convient certainement de réfléchir sur les moyens de rendre cette clause positive dans tous les cas, afin qu'elle ne soit pas seulement un principe intangible.
    Il faut rechercher des voies de progrès, comme celle d'un intérêt général mondial par la définition de biens publics mondiaux. Certes, il y a des tentatives dans ce domaine, mais elles n'ont de sens que si elles sont partagées par tous. Et ce sont les pays en voie de développement qui refusent les débats sur l'environnement ou sur la question sociale. Ils considèrent leur développement économique comme une priorité absolue, notamment par rapport à ces biens publics mondiaux qui, pour nous, sont une évidence. Mais l'intérêt général doit être un intérêt compris. Cela n'a pas de sens d'imaginer qu'il puisse en être autrement.
    Autre voie de progrès possible, la sanctuarisation. Certains demandent que l'on sanctuarise l'agriculture, comme on a sanctuarisé la culture. Là encore, cela n'a de sens que si les autres acceptent notre sanctuarisation, ce qui n'est pas le cas. Pour les Etats-Unis, il est évident que le marché culturel et audiovisuel est le premier marché d'exportation mondial.
    Dans des pays où le nombre des emplois industriels a tendance à diminuer, le pouvoir de l'image et de la création doit subsister. Il n'a aucune raison de disparaître. La maîtrise de ce pouvoir est d'ailleurs une ambition extraordinaire, que l'on peut comprendre pour un pays comme les Etats-Unis. Face à cette tendance, nous devons résister et maintenir notre dispositif de politique culturelle. Il nous appartient de faire admettre cette démarche à l'UNESCO, mais il faut comprendre qu'une pression au moins aussi forte que la nôtre soit exercée dans l'autre sens. Par conséquent, il n'est jamais faisable de mettre hors course ou de sanctuariser totalement. Il convient de demeurer attentif à l'intérêt général, de bien comprendre le monde avant de chercher à sanctuariser.
    Comme l'a proposé le Président de la République, nous avons besoin d'un observatoire de la mondialisation. En effet, autant nous sommes bombardés de réflexions sur les questions franco-françaises, autant nous manquons d'informations sur ce qui se passe dans le monde. Pour réfléchir aux évolutions de son organisation, nous devons comprendre la nature des mouvements qui l'agitent. Or, en moyenne, notre compréhension est très insuffisante. Il est donc indispensable de bien analyser les différents problèmes, d'organiser des débats à leur sujet afin que, dans la mondialisation en cours, les positions françaises soient le résultat d'une véritable réflexion fondée non sur des a priori, mais sur une connaissance approfondie des problèmes.
    Comme vous avez été nombreux à le souligner, nous devons développer nos efforts de communication et multiplier les débats. Patrick Ollier a ainsi évoqué un déficit de communication, Jean-Paul Bacquet a parlé des clarifications qui s'imposent et Jean Lassalle a rappelé que, dans toutes ces discussions, la France a une place originale à tenir.
    Notre pays est l'un des rares qui aient une vision universelle de l'état du monde, en raison de son histoire, de sa position géographique, de ses traditions. Cette vision dépasse celle de son strict intérêt économique. Il nous appartient évidemment de conjuguer ces deux visions car cette réalité nous donne vocation à avancer plus vite que d'autres dans cette voie. Il est également indispensable que nous consentions les efforts de communication et d'échanges qui s'imposent pour promouvoir les réformes qui nous paraissent utiles et faire en sorte qu'elles soient non seulement comprises mais aussi progressivement acceptées.
    Cette orientation est claire et précise. Nous avons du temps pour la faire prévaloir. Nous y parviendrons en mettant en avant notre vision du monde et en faisant partager nos convictions. (Applaudissements sur les bancs du groupe de l'Union pour un mouvement populaire.)
    M. le président. Nous avons terminé le débat sur les suites du sommet de Cancún.
    Je me permets, à titre personnel, de souligner qu'il a été de grande qualité, grâce aux intervenants, grâce aux deux présidents de commission, M. Balladur et M. Ollier, grâce aux deux ministres, M. Gaymard et M. Loos.

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ORDRE DU JOUR
DES PROCHAINES SÉANCES

    M. le président. Cet après-midi, à quinze heures, deuxième séance publique :
    Discussion du projet de loi, adopté par le Sénat, n° 651, autorisant l'approbation de la convention sur la procédure de consentement préalable en connaissance de cause applicable à certains produits chimiques et pesticides dangereux qui font l'objet d'un commerce international (ensemble cinq annexes) :
    M. Jean-Jacques Guillet, rapporteur au nom de la commission des affaires étrangères (rapport n° 981).
    (Procédure d'examen simplifiée ; art. 107 du règlement.)
    Discussion du projet de loi, adopté par le Sénat, n° 652, autorisant l'approbation de la convention sur les polluants organiques persistants (ensemble six annexes) :
    M. Jean-Jacques Guillet, rapporteur au nom de la commission des affaires étrangères (rapport n° 981).
    (Procédure d'examen simplifiée ; art. 107 du règlement.)
    Discussion du projet de loi, adopté par le Sénat, n° 653, autorisant l'adhésion de la France au protocole de 1996 à la convention de 1972 sur la prévention de la pollution des mers résultant de l'immersion des déchets :
    M. Jean Glavany, rapporteur au nom de la commission des affaires étrangères (rapport n° 982).
    (Procédure d'examen simplifiée ; art. 107 du règlement.)
    Discussion du projet de loi, n° 185, autorisant l'approbation de l'accord entre le Gouvernement de la République française et le Gouvernement de la République d'Afrique du Sud relatif à la coopération dans le domaine de la défense :
    M. Philippe Cochet, rapporteur au nom de la commission des affaires étrangères (rapport n° 979).
    (Procédure d'examen simplifiée ; art. 107 du règlement.)
    Discussion du projet de loi, n° 812, autorisant l'approbation de la convention entre le Gouvernement de la République Française et le Gouvernement de la Principauté d'Andorre relative aux bureaux à contrôles nationaux juxtaposés :
    M. Henri Sicre, rapporteur au nom de la commission des affaires étrangères (rapport n° 999).
    (Procédure d'examen simplifiée ; art. 107 du règlement.)
    Discussion du projet de loi, n°186, autorisant l'approbation de l'accord entre le Gouvernement de la République française et le Gouvernement de la République argentine relatif à la coopération, dans le domaine de la défense :
    M. Philippe Cochet, rapporteur au nom de la commission des affaires étrangères (rapport n° 979).
    (Procédure d'examen simplifiée ; art. 107 du règlement.)
    Discussion du projet de loi, n° 944, adopté par le Sénat, autorisant l'approbation de la décision du Conseil modifiant l'Acte portant élection des représentants au Parlement européen au suffrage universel direct, annexé à la décision 76/787/C.E.C.A, C.E.E., Euratom du Conseil du 20 septembre 1976 (ensemble une annexe) :
    M. Christian Philip, rapporteur au nom de la commission des affaires étrangères (rapport n° 998).
    (Procédure d'examen simplifiée ; art. 107 du règlement.)
    Suite de la discussion du projet de loi, n° 877, relatif à la politique de santé publique :
    M. Jean-Michel Dubernard, rapporteur au nom de la commission des affaires culturelles, familiales et sociales (rapport n° 1092).
    A vingt et une heures trente, troisième séance publique :
    Suite de l'ordre du jour de la deuxième séance.
    La séance est levée.
    (La séance est levée à douze heures quarante-cinq.)

Le Directeur du service du compte rendu intégralde l'Assemblée nationale,
JEAN PINCHOT