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Deuxième séance du jeudi 14 octobre 2004

16e séance de la session ordinaire 2004-2005



PRÉSIDENCE DE M. JEAN-LOUIS DEBRÉ

M. le président. La séance est ouverte.

(La séance est ouverte à quinze heures.)

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candidature de la Turquie
à l'Union européenne

Déclaration du Gouvernement
et débat sur cette déclaration

M. le président. L'ordre du jour appelle une déclaration du Gouvernement sur la candidature de la Turquie à l'Union européenne et le débat sur cette déclaration.

La parole est à M. le Premier ministre.

M. Jean-Pierre Raffarin, Premier ministre. Monsieur le président, mesdames et messieurs les députés, le 17 décembre 2004, le Conseil européen débattra de l'ouverture et des conditions des négociations relatives à l'adhésion de la Turquie à l'Union européenne.

La question fait légitimement débat, et ce débat n'est pas nouveau, puisqu'il a été ouvert il y a quarante-cinq ans - c'était le 31 juillet 1959, quand la Turquie a formulé sa première demande aux dirigeants du Marché commun de l'époque.

Un accord d'association a ainsi été signé, le 12 septembre 1963, aux termes duquel, après deux décennies de phase transitoire, la Turquie pourrait demander son adhésion pleine et entière à l'Europe. La demande de la Turquie n'est donc pas illégitime.

Tout au long de cette période, année après année, la réponse de la France a toujours été la même : les plus grandes réserves, voire des refus spectaculaires, quand il s'agit de la construction européenne - ce fut notamment le cas lors du Conseil des ministres européens des 26 et 27 septembre 1961, où le refus de la France avait eu beaucoup de résonance en Europe.

Des réserves, donc, quant à la construction européenne, mais de réelles ouvertures quand la Turquie est devenue un élément majeur de la politique méditerranéenne et proche-orientale du général de Gaulle,...

M. Jacques Myard. C'est vrai !

M. le Premier ministre. ...après notamment le rapprochement de juin 1964 à propos de Chypre, puis lors des voyages présidentiels réciproques de 1967 et 1968.

On peut résumer les choses ainsi : la réponse de la France, c'était plutôt « non » quand on pensait à la construction européenne, et plutôt « oui » quand on pensait aux équilibres du monde.

M. Jacques Myard. Très bien !

M. le Premier ministre. Le débat n'a guère changé. Mais, au siècle de la globalisation, cette dialectique a quelque peu vieilli. Peut-on aujourd'hui penser l'Europe sans débattre de son ambition dans le monde ? Le débat n'est pas médiocre.

M. François Sauvadet. C'est vrai !

M. le Premier ministre. Il mérite que nous nous écoutions les uns et les autres, que nous écoutions les Françaises et les Français et que nous écoutions aussi nos partenaires européens.

Mais, en tout état de cause - le Président de la République s'y est engagé -, la volonté de la nation sera respectée, puisque le peuple de France aura, par référendum, le dernier mot. (« Très bien ! » et applaudissements sur les bancs du groupe de l'Union pour un mouvement populaire.)

L'espoir du peuple turc doit être aussi pris en considération pour que les forces de progrès qui l'animent, et qui sont plus puissantes qu'on ne le croit, ne soient pas désespérées par ce qui risquerait d'apparaître comme une incompréhension, voire une exclusion.

Mais je crois, mesdames et messieurs les députés, que l'essentiel est de ne point mentir au peuple turc. Affirmons donc clairement que son adhésion à l'Union européenne n'est pas possible aujourd'hui, ni demain, ni dans les prochaines années. (Applaudissements sur les bancs du groupe de l'Union pour un mouvement populaire.) Mais affirmons tout aussi clairement que, puisque les Françaises et les Français pourront être appelés à voter par référendum sur le sujet, il est de notre devoir de poser honnêtement, sereinement, les termes de ce débat.

La France doit prendre le débat au sérieux et ne doit donc pas chercher à le clore avant qu'il ne soit ouvert. Nous devons le mener dans un esprit d'ouverture, avec la passion de l'avenir, mais sans le dévoyer, dans le strict respect de l'esprit et de la lettre de la Constitution française.

Ni l'Europe, ni la Turquie, ne sont prêtes pour l'adhésion. Non, la Turquie n'est pas prête pour l'adhésion. La Turquie est très loin de l'Europe sur les plans politique, économique et social.

Certes, depuis le combat victorieux de Mustafa Kemal Atatürk pour l'indépendance nationale d'abord, mais aussi pour la laïcité, la Turquie a fait le choix de l'Europe et de l'Occident. Cet arrimage s'est confirmé au sortir de la Seconde Guerre mondiale avec l'entrée de la Turquie au Conseil de l'Europe et, plus encore, à l'OTAN. La Turquie nous est donc déjà liée par des traités qui nous engagent.

Mais, malgré les progrès économiques importants faits par les Turcs, les efforts doivent se poursuivre.

Le déséquilibre, notamment, entre la partie occidentale et la partie orientale du pays reste criant. Si un tiers des Turcs - ceux de la région d'Istanbul et de la façade égéenne - ont un niveau de vie moyen proche de celui d'autres pays de l'Union lors de leur adhésion, le chemin sera évidemment long avant que les campagnes turques atteignent un niveau de développement qui permettrait à la Turquie d'entrer dans l'Union européenne. Le produit intérieur brut par habitant de la Turquie représente 10 % seulement du niveau moyen de l'Union à vingt-cinq. Le fossé économique est donc très important.

Sur le plan politique, la Turquie a fait récemment de grands progrès - et il faut saluer le courage du chef du gouvernement turc, M. Erdogan -, mais il faut aussi que les évolutions législatives décidées ou à venir soient intégrées concrètement, pratiquement, par la société turque. Encore faut-il donc s'assurer de leur application effective et rigoureuse. Et beaucoup reste à faire, vous le savez bien, pour l'adhésion à la laïcité, pour les droits des minorités ou pour l'égalité entre les femmes et les hommes, qui est loin d'être assurée.

Un député du groupe de l'Union pour un mouvement populaire. Pour les femmes surtout !

M. le Premier ministre. La Turquie est aussi confrontée à des conflits qu'il est bien difficile d'importer au sein de l'Union européenne - je pense évidemment au terrible problème kurde ou aux tensions de voisinage liées au contrôle de l'eau.

Mais, si la Turquie n'est pas prête pour l'adhésion, l'Europe n'est pas prête non plus. Elle vient de s'élargir : elle doit accueillir de nouveaux membres et réussir leur intégration avant de penser à d'autres élargissements. (Applaudissements sur les bancs du groupe de l'Union pour un mouvement populaire.)

M. Pierre Lellouche. Très bien !

M. le Premier ministre. Mais, surtout, la priorité, aujourd'hui, pour les Européens, c'est le vote de la Constitution, et donc l'approfondissement de l'idée d'Europe politique.

Je voudrais rappeler l'un des critères de Copenhague définis en 1993 : « la capacité à assimiler de nouveaux membres tout en maintenant l'élan de l'intégration européenne » fait partie des conditions de l'adhésion. (« Oui ! » sur plusieurs bancs du groupe de l'Union pour un mouvement populaire.)

Avons-nous aujourd'hui cette capacité ? La réponse est clairement : « non ». Ni l'Europe, ni la Turquie ne sont donc prêtes aujourd'hui pour l'adhésion. Ne l'oublions pas et ne faisons pas comme si tel n'était pas le cas.

Quels sont les termes du débat ? Devons-nous avoir pour autant, face à cette situation, une attitude figée ? L'Europe doit penser à demain. Sa responsabilité, sur ce sujet, est historique. Prenons donc ensemble le temps du débat et posons sereinement les termes de la discussion.

Les points en débat sont liés à l'histoire et à la géographie. Commençons par la géographie : la Turquie se trouve à la charnière de deux continents. Est-elle européenne ? Ne l'est-elle pas ? On peut débattre à l'infini de ces questions.

Pour Edgar Morin, l'Europe n'est pas une géographie, c'est d'abord une civilisation. Mais pour d'autres, qui mesurent les 3 % seulement d'espace européen du territoire turc, cet espace d'Europe, ce morceau d'Europe n'est qu'un « confetti ». En tout cas, la géographie ne suffit pas à définir l'Europe.

L'Europe est riche aussi d'enseignements quant à son histoire. Le destin de la Turquie a toujours été, en effet, profondément lié à celui de l'Europe.

Durant une grande partie de son histoire, l'Empire ottoman a été, évidemment, un allié. La Turquie est l'un des berceaux de notre civilisation européenne, riche des héritages de l'Empire romain d'Orient, avec une culture gréco-latine et judéo-chrétienne très présente.

À d'autres périodes de notre histoire, je ne l'oublie pas, l'Empire ottoman - ou la Turquie - a été, au contraire, un adversaire.

M. Pierre Lellouche. L'Allemagne aussi !

M. le Premier ministre. Mais, sachons prendre le recul nécessaire. L'histoire de l'Europe a longtemps été celle des conflits entre ses nations. Les conflits entre la France et l'Allemagne ne nous ont pas empêchés de faire l'Europe ensemble.

Au total, l'histoire et la géographie ne nous permettent pas aujourd'hui de donner une réponse pertinente à la question de l'adhésion la Turquie.

Parlons ensemble des risques. Pour beaucoup, aujourd'hui, l'intégration de la Turquie serait un risque pour l'Europe : risque d'apparition, d'abord, d'un déséquilibre démographique, même si la diminution du taux de fécondité en Turquie doit conduire à relativiser les choses ; risque, aussi, de voir l'ambition de l'Europe politique diluée dans un ensemble si vaste et si disparate qu'il serait impossible d'avancer ensemble ; risque d'incompréhension entre deux mondes, deux cultures profondément différents.

Les problèmes d'intégration que nous connaissons aujourd'hui en France renforcent ce sentiment - je le sais, j'en suis conscient. Face à ces deux objections et à d'autres encore, nous ne pouvons répondre aujourd'hui ; c'est pourquoi il faut laisser le temps au débat et à la réflexion.

Quels sont les avantages, après les risques ? L'admission de la Turquie ouvrirait des perspectives nouvelles pour l'Europe. Il est dans l'intérêt de la France et de l'Europe d'avoir une Turquie stable, moderne, démocratique qui partage nos valeurs et nos objectifs. (Applaudissements sur les bancs du groupe de l'Union pour un mouvement populaire.)

M. Pierre Lellouche. Très bien !

M. le Premier ministre. Une Turquie adhérant aux principes de la démocratie et de la laïcité. Une Turquie qui serait une référence - peut-être même demain un modèle - pour l'ensemble des pays qui l'entourent.

Il est dans l'intérêt de la France et de l'Europe que la Turquie, qui a fait des efforts considérables pour évoluer et se rapprocher de l'Union européenne, ne soit pas rejetée dans les bras de ceux qui prônent la confrontation entre l'Islam et l'Occident. (Applaudissements sur plusieurs 0bancs du groupe de l'Union pour un mouvement populaire.)

M. Jacques Myard. L'Europe des nations !

M. le Premier ministre. Ne soyons pas ceux qui dénoncent la thèse du choc des civilisations à l'extérieur et qui défendent cette thèse dangereuse à l'intérieur. Ne laissons pas caricaturer la politique de la France. Nous sommes prêts, au contraire, à accompagner la Turquie sur la voie des réformes. N'oublions jamais que l'Europe, c'est d'abord la paix.

Avec la Turquie, nous avons une preuve de la force d'attraction considérable de l'Europe qui, autour de son projet, autour de ses valeurs, peut transformer en profondeur les sociétés. Celles des anciens pays communistes ont adopté en grande partie en très peu de temps la démocratie, l'économie sociale de marché et le respect des droits de l'homme.

M. Jean-Christophe Lagarde. Il faut intégrer tout ça !

M. le Premier ministre. La Turquie change parce qu'elle manifeste un vrai désir d'Europe. Laissons-lui le temps ! L'heure est au débat, au dialogue, au rapprochement nécessaire pour une proximité qui reste encore à définir. C'est tout l'enjeu de la période de dialogue qui va s'ouvrir bientôt avec la Turquie.

Ma conviction est que l'histoire tranchera. (Rires sur les bancs du groupe socialiste et du groupe Union pour la démocratie française.)

M. Paul Giacobbi. Ça, c'est une nouvelle raffarinade !

M. le Premier ministre. Le processus sera long.

M. Hervé Morin. Ça, c'est une certitude !

Un député du groupe socialiste. Qui n'avance pas recule !

M. le Premier ministre. Comme le lui avait demandé le Conseil européen, la Commission a présenté le 6 octobre sa recommandation concernant la Turquie.

Elle considère que « la Turquie remplit suffisamment les critères politiques de Copenhague et recommande l'ouverture de négociations d'adhésion ».

Mais, comme l'a souligné aussi la Commission, il s'agit d'un « oui conditionnel » (« Ah ! » sur les bancs du groupe Union pour la démocratie française), qui repose largement sur les progrès que doit faire la Turquie et dont l'application devra être soigneusement vérifiée.

Les chefs d'État et de Gouvernement devront se prononcer le 17 décembre sur l'opportunité d'ouvrir des négociations d'adhésion avec ce pays. Si elles sont ouvertes, les négociations, vous le savez bien, seront à la fois complexes et difficiles. Comme le souligne la Commission, elles ne devraient pouvoir être conclues avant que l'Union européenne n'ait défini elle-même ses perspectives financières pour l'après 2014. Le rythme des négociations dépendra donc, avec l'ensemble des préparatifs qui y sont liés, de notre capacité à gérer cette échéance avant 2015.

Enfin, ce processus de négociation pourra s'arrêter à tout moment. C'est l'une des exigences françaises. Soit parce que la Turquie elle-même renonce à cette perspective (Exclamations sur les bancs du groupe Union pour la démocratie française), soit parce que certains États membres ne souhaitent pas poursuivre les négociations. Le processus est maîtrisé. Il s'arrêtera si la société turque arrête son évolution.

Il pourra aussi ne pas se conclure si les peuples des différents pays de l'Union considèrent qu'il est de leur devoir d'interrompre ce processus. Il pourra déboucher sur une forme d'association nouvelle, le cas échéant, en plein accord avec nos partenaires turcs. (Applaudissements sur plusieurs bancs du groupe de l'Union pour un mouvement populaire.)

M. Hervé Mariton. Très bien !

M. le Premier ministre. Aujourd'hui, il n'y a pas de fatalité. Nous avons la maîtrise du destin de l'Europe.

L'avenir n'est écrit nulle part : l'Union européenne peut décider qu'il y aura une adhésion turque ; l'Union européenne peut décider qu'il y aura un partenariat renforcé avec la Turquie ; l'Union européenne peut décider d'en rester là où nous sommes aujourd'hui.

L'histoire tranchera. (Rires sur les bancs du groupe socialiste et du groupe Union pour la démocratie française.)

M. Paul Giacobbi. Bis repetita...

M. le Premier ministre. Oh, je vois bien les prétendus historiens qui voudraient décider de manière prématurée.

Je salue, au contraire, la sagesse de ceux qui ne succombent pas au piège de la diabolisation et de l'amalgame ! (Applaudissements sur les bancs du groupe de l'Union pour un mouvement populaire.)

M. Pierre Lellouche. Très bien !

M. le Premier ministre. Le débat qui se tient aujourd'hui va donner, j'en suis sûr, de la hauteur au débat que les Français attendent...

M. François Loncle. Ça commence mal !

M. le Premier ministre. ...pour prendre conscience des enjeux de cette histoire de l'Europe.

Ne privons pas la France de ces choix d'avenir par un non sans discussion, anticipé et prématuré !

Offrons au contraire à la France la chance d'un débat démocratique, car référendaire, sur la Constitution européenne, en refusant cet amalgame entre deux questions que plus d'une décennie sépare !

Ayons alors confiance en la sagesse, en la puissance de l'Europe et adressons, mesdames, messieurs les députés, monsieur le président, aux Françaises et aux Français un message clair sur la Turquie en Europe : si un jour la question est posée, le peuple est souverain, il en décidera ! (Applaudissements prolongés sur les bancs du groupe de l'Union pour un mouvement populaire.)

Mme Valérie Pecresse. Bravo !

M. le président. La parole est à M. Jean-Marc Ayrault, pour le groupe socialiste.

Plusieurs députés du groupe de l'Union pour un mouvement populaire. Fabius s'en va !

M. Jean-Marc Ayrault. Monsieur le Premier ministre, je suis confus de ne pas avoir entendu la totalité de votre intervention.

Monsieur le Premier ministre, monsieur le ministre des affaires étrangères, monsieur le ministre délégué aux relations avec le Parlement, madame la ministre délégué aux affaires européennes, monsieur le secrétaire d'État au budget et à la réforme budgétaire, mesdames, messieurs les députés, je commencerai par un regret :...

M. Francis Delattre. Celui de voir Fabius quitter l'hémicycle !

M. Jean-Marc Ayrault. ...celui de devoir débattre, une nouvelle fois à la va-vite, de l'avenir de l'Europe.

La relation de la Turquie à l'Europe valait mieux qu'un débat sans préparation.

M. Pierre Lellouche. Vous n'avez rien lu avant de parler ?

M. Jean-Marc Ayrault. Depuis la fronde du parti majoritaire, votre gouvernement s'emploie à répandre un rideau de fumée sur la position qu'il défendra le 17 décembre et à refuser au Parlement le droit de se prononcer par un vote.

M. Pierre Lellouche. Relisez l'article 52 de la Constitution, monsieur Ayrault !

M. Jean-Marc Ayrault. C'est hélas une constante depuis votre prise de fonction, monsieur le Premier ministre : le Parlement doit être un acteur muet, selon vous, qui ploie l'échine devant la toute-puissance de l'exécutif. La question de la révision et de la modification de notre constitution et de nos institutions est une question qui est posée et qui se posera de plus en plus.

Quant à l'Europe, si décisive pour notre avenir, elle se réduit dans votre politique à des petites querelles sur, je vous cite, « les bureaux anonymes de Bruxelles », sur la chasse, sur la PAC, sur la transcription des directives européennes. On cherche en vain le grand dessein continental !

Alors faut-il s'étonner que la France soit si absente quand les grands choix surviennent ? On l'a vu pour le précédent élargissement, plus subi que voulu ; on l'a mesuré dans votre absence de résultats dans la négociation finale du traité constitutionnel ; on l'a constaté dans le recul de notre influence à la Commission européenne. Faute d'avoir tracé une perspective européenne, faute d'avoir cherché à y entraîner nos partenaires et notre peuple, le Président de la République et votre gouvernement se sont condamnés à subir les événements.

Nous en payons le prix aujourd'hui. Notre pays traverse une vraie crise de confiance. Il doute même de l'Europe, il s'inquiète de son modèle, il a peur de ses élargissements.

Cette tentation du repli est une alarmante régression pour une nation, et pas n'importe laquelle puisqu'il s'agit de la France, qui a fondé l'Union européenne, qui a porté toutes ses grandes politiques communautaires et qui a l'ambition d'en faire un nouveau projet de civilisation. Par votre impéritie, la France est aujourd'hui, et j'en suis attristé, « l'homme malade de l'Europe ». (Protestations sur les bancs du groupe de l'Union pour un mouvement populaire.)

M. Francis Delattre. C'est le PS qui est malade !

M. Jean-Marc Ayrault. Comment ne pas comprendre l'incrédulité du peuple et des dirigeants turcs devant le soudain raidissement d'un si vieil allié européen ?

Depuis cinquante ans, tous les présidents, tous les gouvernements de la République, ont soutenu l'ouverture de négociations d'adhésion entre la Turquie et l'Union européenne. Et quand ce jour advient, notre parole officielle devient floue, hésitante, contradictoire.

M. Francis Delattre. On réfléchit.

M. Jean-Marc Ayrault. L'UMP s'avise soudainement que la Turquie est un pays plus peuplé que le nôtre, qu'il est à cheval entre l'Europe et l'Asie, que son revenu par tête d'habitant est inférieur à la moyenne de l'Union européenne, que sa religion dominante est l'Islam. Et l'UMP de conclure que tous ces facteurs réunis changeraient la face de l'Europe et rendent impossible toute idée d'extension à la Turquie. Vous-même, monsieur le Premier ministre, avez participé à ce concert en redoutant publiquement que « le fleuve de l'Islam rejoigne le lit de la laïcité ».

Et que dire de l'UDF, qui réécrit l'histoire en présentant l'Europe comme dépositaire de l'héritage chrétien ? (Exclamations sur les bancs du groupe Union pour la démocratie française.) Pour un parti qui se prétend européen, vous prenez le risque, messieurs les députés UDF, de créer la confusion et de semer le doute dans les esprits des Français. (Protestations sur les bancs du groupe Union pour la démocratie française.)

M. Jean Dionis du Séjour. Il y a une confusion au PS : c'est ni oui, ni non !

M. Jean-Marc Ayrault. Je vous demande d'y réfléchir parce que c'est une affaire trop sérieuse pour en faire une affaire de politique franco-française : combien de fois faudra-t-il rappeler que le 17 décembre...

M. Georges Tron. C'est pitoyable ! Prenez un peu de hauteur !

M. Jean-Marc Ayrault. ...se décident les négociations avec la Turquie, non pas son adhésion ? Combien de fois faudra-t-il répéter que ce processus sera long et qu'il sera souverainement tranché par chacun des États membres et, bien sûr, par le peuple français ? (Exclamations sur les bancs du groupe de l'Union pour un mouvement populaire et du groupe Union pour la démocratie française.) C'est ça la vérité !

M. Francis Delattre et M. Hervé Mariton. Alors, où est le problème ?

M. Georges Tron. Dites quelque chose ! Parlez un peu de la Turquie !

M. Jean-Marc Ayrault. La politique de la peur est la pire des politiques, parce qu'elle contribue à enfermer la France sur elle-même et qu'elle contredit l'identité même de l'Union. J'ai eu l'occasion de le répéter ici. Je vous rappelle les conditions du débat sur l'élargissement : c'était en pleine nuit, il y avait cinq personnes dans l'hémicycle.

M. Francis Delattre. C'est bien dommage !

M. Jean-Marc Ayrault. Mais je n'ai pas renoncé à dire ce que j'avais à dire et que je vais vous répéter dans cet hémicycle, mesdames, messieurs les députés : l'Europe n'est pas un club confessionnel. Au contraire, c'est une idée laïque ; c'est une construction politique multiculturelle et pluriconfessionnelle ; c'est un projet de civilisation et de solidarité continentale ; c'est un projet et une démarche uniques au monde ! C'est cela qu'il faut rappeler si vous voulez avoir la confiance des peuples et ne pas les démoraliser ni les décourager en jouant sur leurs peurs ! (Protestations sur les bancs du groupe de l'Union pour un mouvement populaire et du groupe Union pour la démocratie française.)

M. Georges Tron. Quel baratin, on s'ennuie ! Dites quelque chose !

M. Jean Dionis du Séjour. C'est oui ou c'est non ?

M. Jean-Marc Ayrault. Rassurez-vous, monsieur le député, je parlerai moins longtemps que l'orateur de l'UDF.

M. Jean-Christophe Lagarde. Nous, nous avons quelque chose à dire !

M. Jean-Marc Ayrault. Vous aurez la réponse à votre question. Soyez patient. (Mêmes mouvements.)

M. Georges Tron. On s'ennuie. C'est consternant ! Le degré zéro de la politique !

M. Julien Dray. Faites la sieste !

M. le président. Monsieur Tron !

M. Jean-Marc Ayrault. Je comprends que vous trouviez des dérivatifs, parce que vous êtes tellement gêné par ce débat que vous n'avez pas grande allure, monsieur le député.

Invoquer comme certains le font - pas tous, je le reconnais -, l'appartenance de la population turque et du parti au pouvoir à l'Islam, en oubliant, au passage, le caractère laïque de leurs institutions, revient à créer une nouvelle fracture religieuse au sein de l'Union européenne et à faire le lit de tous les adeptes du choc des civilisations.

M. Jean-Christophe Lagarde. Ce n'est pas Manuel Valls qui en a parlé ?

M. Jean-Marc Ayrault. Mes chers collègues, c'est comme ça : nous n'en sommes plus à la bataille de Lépante.

Quant à stigmatiser le retard économique de la Turquie, ou encore son retard social, c'est ériger un nouveau mur de l'argent au milieu de notre continent,...

M. Louis Giscard d'Estaing. N'importe quoi !

M. Jean-Marc Ayrault. ...c'est désespérer les peuples européens les plus déshérités qui veulent nous rejoindre de pouvoir jamais sortir un jour de leur condition. Voilà aussi la question qui vous est posée.

De la même manière, il n'est pas honnête de faire porter à la Turquie l'incapacité de l'Union à définir sa géographie et son projet politique. Car s'il y a aujourd'hui un risque réel de dilution, il provient aussi de l'impuissance des États membres à se mettre d'accord sur la nature et sur l'identité de la construction européenne.

M. Jacques Myard. C'est foutu !

M. Jean-Marc Ayrault. Fédération, confédération, simple espace de libre-échange ? Tant que cette question politique ne sera pas résolue, il est vrai que l'Europe ne pourra pas arrêter ses frontières ultimes. Voilà le point de vue des députés socialistes, que je défends à cette tribune. (Exclamations sur les bancs du groupe de l'Union pour un mouvement populaire.)

Je veux le dire avec solennité :...

M. Jean-Christophe Lagarde. Ne dites plus rien !

M. Jean-Marc Ayrault. ...claquer la porte devant la Turquie pour ces motifs-là serait interprété comme un manquement à la parole de notre nation.

M. Francis Delattre. Qui parle de ça ?

M. Jean-Marc Ayrault. L'ouverture de négociations avec la Turquie est un droit légitime pour un pays que son histoire a tourné depuis des siècles vers l'Europe et qui a consenti de gros efforts pour s'adapter à elle. Il ne peut y avoir de traitement de défaveur. La candidature turque doit obéir aux mêmes règles que celles appliquées pour les précédents élargissements. Mais, aujourd'hui, la question posée, alors que vont peut-être démarrer des négociations, décidées ou non le 17 décembre, c'est : la Turquie respecte-t-elle les conditions d'adhésion à l'Union ? Et, deuxième volet de la question : l'Union est-elle en mesure de lui assurer une intégration harmonieuse ? À ce stade, la réponse des socialistes est claire : ces deux conditions ne sont pas réunies. C'est non. (« Ah ! » sur les bancs du groupe de l'Union pour un mouvement populaire.)

M. Jean Dionis du Séjour. Maintenant, c'est non !

M. Claude Goasguen. Ce n'est pas clair !

M. Jean-Marc Ayrault. Je répète que ces deux conditions ne sont pas réunies.

S'agissant de la Turquie d'abord, depuis plus d'une décennie, un réel travail de mise en conformité de son système politique et institutionnel avec les fondamentaux démocratiques de l'Union européenne a été entrepris : retrait progressif de l'armée de la vie politique ; réforme du code pénal - après les vifs débats que l'on sait, notamment dans la dernière période - ; suppression des juridictions d'exception ; abolition de la peine de mort ; reconnaissance progressive des droits de la minorité kurde ; liberté d'expression et de réunion.

Il faut le dire, et le saluer, une Turquie moderne et démocratique commence à émerger.

M. Jean-Christophe Lagarde. On risque dix ans de prison si l'on parle du génocide arménien !

M. Jean-Marc Ayrault. Mais ce processus peine à se concrétiser dans la réalité de la société turque. Le rapport de la Commission européenne est à cet égard éclairant. Il met en lumière les nombreux retards en matière de tolérance zéro à l'encontre de la torture et des mauvais traitements, en matière de liberté d'expression et de liberté religieuse - en particulier pour les minorités -, en matière de droits des femmes et des minorités en général. La Turquie demeure également très éloignée des normes sociales qui fondent le modèle européen : recours fréquent au travail des enfants, violation des droits syndicaux, persistance d'une discrimination envers les femmes. C'est aussi cela, la réalité de la société turque.

Je crois également que la Turquie doit procéder, comme les autres nations de l'Union européenne, à un examen lucide de son histoire, de son passé, notamment sur la reconnaissance du génocide arménien, ce qu'elle refuse jusqu'à présent. Cela fait aussi partie des conditions du dialogue avec la Turquie.

Le dernier obstacle à une adhésion de la Turquie concerne ses handicaps économiques. Les réformes entreprises l'ont certes rapprochée des critères européens de l'économie sociale de marché. Mais la Commission nous semble pécher par excès d'optimisme quand elle considère que son intégration aura une incidence « positive mais limitée » pour l'économie de l'Union. Intégrer un pays de 70 millions d'habitants au revenu trois fois inférieur à la moyenne européenne demanderait un effort de mise à niveau que le budget de l'Union, stupidement plafonné à 1 % du PIB (Exclamations sur les bancs du groupe de l'Union pour un mouvement populaire), est incapable d'assumer.

Et c'est là, mes chers collègues, que la candidature de la Turquie renvoie à l'Europe, à ses propres responsabilités, c'est-à-dire aussi à nos propres responsabilités. Car si l'Europe veut accomplir l'unification complète du continent, elle doit d'abord commencer par s'en donner les moyens politiques, institutionnels et financiers.

Le premier préalable est de réussir l'élargissement à Vingt-Cinq, que nous avons voté. Tant qu'existera le déséquilibre économique et social entre les Quinze et les dix nouveaux adhérents, il est vain de faire croire que pourront être acceptées de nouvelles adhésions. Vingt ans, je le rappelle, se sont écoulés entre l'adhésion de l'Espagne et du Portugal - dont tout le monde se félicite aujourd'hui - et celle des nations de l'Est. Un même délai sera sans doute nécessaire pour la Turquie.

Le deuxième préalable est le renforcement de l'Union politique et de son cadre institutionnel. Le traité constitutionnel est un premier pas, parce qu'il établit le corps de valeurs et de principes qui unit les Européens.

M. François Rochebloine. Fabius à la tribune !

M. Jean-Marc Ayrault. Mais nous savons tous que l'Union élargie à Vingt-Cinq ne pourra pas aller très au-delà du remarquable acquis communautaire - je dis bien remarquable : la paix, la démocratie, les droits fondamentaux, les échanges commerciaux. Les visions et les intérêts politiques entre les vingt-cinq nations de l'Union européenne sont encore trop divergents, il faut aussi le reconnaître.

L'acte fondateur de cette Europe politique que nous appelons de nos vœux est de permettre à des groupes de pays d'avancer plus loin et plus vite que les autres grâce aux coopérations renforcées. Une Europe fédérale dans une Europe confédérale, cette architecture que défendait François Mitterrand est la seule capable à nos yeux de concilier les exigences de la double ambition que nous nourrissons pour l'Europe : la puissance politique et l'unification.

M. Pierre Albertini. « Une Europe fédérale dans une Europe confédérale » : quelle clarté !

M. Jean-Christophe Lagarde. Cela s'appelle une motion de synthèse !

M. Jean-Marc Ayrault. Tant que nous n'aurons pas ce moteur politique, de nouveaux élargissements condamneraient inéluctablement l'Union à se diluer dans une simple zone de libre-échange, et sous influence américaine.

M. Maurice Leroy. C'est votre intervention qui se dilue !

M. Jean-Marc Ayrault. Ce serait la fin de son projet ambitieux d'Europe puissance et de civilisation.

Ce sont bien là, aux yeux des socialistes, les questions qu'il faut se poser à ce stade.

Le dernier préalable est de doter l'Union des armes nécessaires pour assumer la charge de ses élargissements. Cela vaut aussi pour l'élargissement aux dix derniers nouveaux membres. Qui peut croire que l'Europe recueillera le soutien populaire si ses missions de solidarité sont étranglées par le rationnement financier, le dumping fiscal et le moins-disant social que certains préconisent ? Qui peut penser que le plafonnement de ses ressources financières, que votre gouvernement, monsieur le Premier ministre, a imposé contre toute raison, va lui permettre de poursuivre le nécessaire effort de rattrapage envers les régions les plus déshéritées de l'Europe actuelle ? Qui peut attendre que la concurrence soit « non faussée », comme vous le dites, entre ses États membres tant que n'existera pas un minimum d'harmonisation des règles fiscales et sociales ? L'urgence de l'Europe est de retrouver la confiance de ses peuples, de leur prouver que l'extension de ses frontières est un enrichissement, non un appauvrissement.

M. Pierre Lellouche. Nous sommes loin d'Istanbul !

M. Jean-Marc Ayrault. À l'évidence, toutes ces conditions ne sont pas pour l'heure réunies. Et c'est pourquoi nous demandons que les deux options possibles, adhésion ou partenariat privilégié, restent ouvertes jusqu'à la fin des négociations. Toute précipitation dans un sens ou dans un autre conduirait au blocage et se retournerait contre la Turquie, mais aussi contre l'Europe.

Je le répète une nouvelle fois à l'attention de ceux qui en font une affaire franco-française, si l'on faisait cette erreur, ce serait un véritable contresens historique. Au moment où le monde est confronté au danger d'une coupure entre l'Occident démocratique et l'Orient musulman, l'amarrage de la Turquie à l'Europe sous une forme ou sous une autre, sa mutation en un grand État moderne et pluraliste sont la chance de prouver que l'Islam et la démocratie sont pleinement compatibles. Cela offre à l'Union, c'est en tout cas ce que nous pensons, l'opportunité d'être une passerelle entre deux mondes qui se comprennent trop mal, et cela dans l'intérêt même du monde, de l'humanité et de ses équilibres. C'est cela, donner confiance au peuple lorsqu'on le représente, plutôt que de jouer sur ses peurs.

La France a trop milité contre le choc des civilisations - combat où nous nous sommes même retrouvés ces derniers temps - pour se dérober à ce rendez-vous qui est l'aboutissement de la construction européenne : dépasser les fractures de l'histoire, unir dans un espace commun de paix et de solidarité des peuples, des cultures, des religions qui jadis nous séparaient.

Loin des peurs et des replis, tel est le message que les socialistes veulent porter devant les Français. Oui, je le crois profondément et avec enthousiasme, l'Europe reste le plus beau creuset d'intégration, de paix et de civilisation, à condition de le vouloir et de s'en donner les moyens. En tout cas, c'est le choix des socialistes français. (Applaudissements sur les bancs du groupe socialiste.)

M. le président. La parole est à M. François Bayrou, pour le groupe UDF.

M. François Bayrou. Monsieur le président, monsieur le Premier ministre, mes chers collègues, un Parlement où le droit au débat ne se gagne qu'au terme d'une épreuve de force, voilà où nos institutions en sont arrivées.

Mme Valérie Pecresse. C'est une caricature !

M. François Bayrou. Il a fallu des semaines de palinodies et de controverses pour obtenir que s'exerce le premier droit d'un Parlement, le droit de s'exprimer sur un sujet historique qui engage notre avenir européen et donc l'avenir de la nation. Car on peut être pour ou contre, favorable ou défavorable, enthousiaste ou sceptique devant la perspective de l'adhésion de la Turquie à l'Europe, mais nul ne contestera qu'il s'agisse pour l'avenir de l'Union d'une décision capitale.

Or, cette idée de débat, aussitôt qu'elle a été avancée, a suscité de la part du Gouvernement un blocage et une fermeture qui montrent quelle idée l'exécutif se fait de la représentation parlementaire. Le Gouvernement a dit : « Ce n'est pas l'affaire de l'Assemblée nationale. » Le Gouvernement a dit : « Ce ne sont pas nos institutions. » Le Gouvernement a même dit : « Ce n'est pas la Constitution. » La semaine dernière, le ministre chargé des relations avec le Parlement, que pourtant nous aimons bien, ne l'a pas envoyé dire, cité par Le Figaro : « Les parlementaires qui veulent un débat peuvent aller se faire cuire un œuf. » (Exclamations sur les bancs du groupe de l'Union pour un mouvement populaire.)

M. Henri Cuq, ministre délégué aux relations avec le Parlement. C'est faux !

M. François Bayrou. À vrai dire, voici ce qui était écrit : « Les parlementaires UMP qui veulent un débat peuvent aller se faire cuire un œuf. »

M. le ministre délégué aux relations avec le Parlement. Non ! J'ai parlé de ceux qui voulaient un vote, pas un débat !

M. François Bayrou. Jeudi dernier, devant le club Europa Nova, vous déclariez, monsieur le Premier ministre, qu'un débat aurait lieu, avant de préciser, trois heures plus tard, qu'il ne pouvait pas se tenir avant le Conseil européen du 17 décembre. Autrement dit, vous envisagiez que le Parlement en soit réduit à commenter, et seulement commenter, une décision déjà prise. Pressé de réactions mécontentes, y compris dans votre propre parti, vous déclariez le samedi soir que, finalement, vous étiez prêt au débat à tout moment, mais à condition, bien entendu, que ce soit un débat sans vote. Et enfin, lundi soir, nous apprenions avec stupéfaction que ce débat qui, institutionnellement, ne pouvait pas avoir lieu, puis dont l'horizon se dessinait au 17 décembre, serait organisé toutes affaires cessantes ce jeudi, et en moins de trois heures.

Traduisons : un débat, le plus vite possible, à la diable, si possible à la sauvette, pour tenter d'évacuer la question, mais - soulagement ! - un débat sans vote, c'est-à-dire un débat à l'issue duquel le pays ne pourra pas connaître le jugement profond des parlementaires qu'il a pourtant élus pour le représenter. (Applaudissements sur les bancs du groupe Union pour la démocratie française.) Un débat verbal, avec du pour et du contre, de manière que la représentation nationale ne soit pas engagée.

M. Francis Delattre. Nous sommes là, quand même !

M. François Bayrou. Monsieur le Premier ministre, ne voyez-vous pas de quelle démocratie malade, affaiblie, appauvrie nous sommes ainsi en train de donner l'image ? Et vous savez bien ce qu'à cet instant vous diriez vous-même si vous n'étiez pas au Gouvernement, parce que vous savez bien ce que la famille de la démocratie française à laquelle vous avez appartenu a toujours dit à ce sujet : les pouvoirs doivent être équilibrés et la voix des citoyens s'exprimer dans chacun des débats qui engagent son avenir, a fortiori quand ce sont les débats les plus graves. (Applaudissements sur les bancs du groupe Union pour la démocratie française.)

Autrement, à quoi servirait-il que les Français élisent 577 députés, 331 sénateurs, et que nous ayons tout cet apparat, toutes ces statues, ces cariatides,...

M. Louis Guédon. Le débat porte sur la candidature de la Turquie !

M. François Bayrou. ...ces marbres et ces bronzes s'il nous est interdit de représenter le sentiment des Français et de prendre le risque - car c'en est un - de nous exprimer quand l'essentiel est en jeu ? Et que signifie, enfin, un débat sans vote ? Des mots, des paroles, dont tout choix engageant serait exclu.

À quoi sert cette invocation permanente de la responsabilité, dont nous prétendons verbalement faire l'alpha et l'oméga de l'avenir de notre société ? Et cette manière d'effacer la responsabilité des parlementaires est-elle en quoi que ce soit un avantage pour nos institutions et un atout pour le Président de la République ?

Tout le monde voit bien ce qu'aurait dû être la démarche la plus normale. Vous auriez dû venir devant l'Assemblée nationale en application de l'article 49-1 de la Constitution et dire simplement : « Voilà quelle est la politique du Gouvernement, voilà la ligne que le Président de la République a fixée, nous vous demandons votre soutien. » Et le Parlement aurait voté, comme il l'a fait dans d'autres circonstances, notamment en janvier 1991, quand Michel Rocard était Premier ministre, pour une décision difficile qui touchait au Moyen-Orient.

Cela aurait été une démarche de responsabilité qui aurait fait honneur au Gouvernement et au Parlement. (« Très bien ! » et applaudissements sur les bancs du groupe Union pour la démocratie française.)

Votre façon de dire que « c'est un problème de diplomatie » heurte profondément notre manière de voir les choses. D'abord, la diplomatie, cela regarde tout le monde, tous les citoyens et tous les parlementaires, et pas seulement le Président de la République ! Ensuite, l'Europe, ce n'est plus de la diplomatie, ce n'est plus de la politique étrangère. L'Europe, ce n'est pas l'étranger, c'est désormais une autre façon de poser les problèmes de politique intérieure, c'est la politique de la nation, c'est le plus intime de la nation qui est en jeu ! (« Très bien ! » et applaudissements sur les bancs du groupe Union pour la démocratie française.)

On peut imaginer que, par crainte de votre majorité, vous ayez considéré cela comme un risque. J'aurais peine à le comprendre ; convenez avec moi que si le Gouvernement a du mal à convaincre les 361 députés du groupe UMP de l'Assemblée nationale, il y a peu de chances qu'il puisse entraîner l'adhésion des soixante millions de Français.

M. Maurice Leroy. Eh oui !

M. François Bayrou. Mais, à supposer que vous considériez cela comme un risque, il suffisait d'appliquer notre Constitution, modifiée deux fois en 1992 et en 1999, pour permettre au Parlement de la République de donner son sentiment sur les choix européens. À l'époque, un des principaux orateurs du groupe RPR était Michel Barnier, l'actuel ministre des affaires étrangères, aujourd'hui au banc du Gouvernement. Il disait, dans un long propos dont j'approuve tous les mots : « Nous croyons que le Parlement doit pouvoir s'exprimer sur toutes les propositions européennes importantes... » Monsieur le ministre des affaires étrangères, quelle proposition européenne est plus importante que celle dont nous débattons, car elle est la définition même de la nature de l'Europe ? (Applaudissements sur les bancs du groupe Union pour la démocratie française.) C'est, en effet, la question. Toutes les réflexions que nous échangeons sur la Turquie sont importantes, mais la réflexion essentielle est bien de savoir quel est notre projet européen. Le groupe UDF, non pas cette année, mais depuis 1999, depuis l'intervention le même jour de Valéry Giscard d'Estaing et de moi-même, a affirmé sans cesse que l'adhésion de la Turquie changeait le projet européen. C'est ce projet que je souhaite reprendre en quelques mots.

Nous croyons que l'Union européenne est une unité politique en construction. Or l'adhésion de la Turquie n'est pas un pas vers l'unité de l'Europe, mais vers sa dispersion. C'est vrai à tous les points de vue.

M. Jacques Myard. C'est trop tard !

M. François Bayrou. Je répondrai tout à l'heure au « C'est trop tard ».

C'est vrai en matière de géopolitique. La décision d'adhésion de la Turquie rendrait l'Europe frontalière de la Syrie, de l'Irak et de l'Iran.

M. Jean-Marc Ayrault. C'est un mensonge !

M. François Bayrou. Or ce n'est pas l'Europe.

M. Jean-Marc Ayrault. C'est faux ! Vous mentez ! Ce n'est pas vrai ! (Protestations sur les bancs du groupe Union pour la démocratie française.)

M. François Bayrou. Monsieur Ayrault, si vous voulez soutenir devant les Français que la Turquie n'a pas de frontière commune avec l'Iran, avec l'Irak et avec la Syrie, il suffira d'une simple carte pour trancher ce débat ! (« Bravo ! » et applaudissements sur les bancs du groupe Union pour la démocratie française.) Chacun connaît les problèmes brûlants et les drames qui se jouent dans cette partie du monde. L'Europe y a son mot à dire. Elle n'y joue pas le rôle qu'elle devrait y jouer. Mais elle ne pourra le faire, comme je l'espère, que si elle est impartiale. Donc elle le fera beaucoup plus difficilement si elle est partie prenante, intéressée, engagée par l'un de ses pays membres. (Exclamations sur quelques bancs du groupe de l'Union pour un mouvement populaire.) Le fossé est aussi large en matière démocratique. Depuis dix ans, dans la région du Kurdistan, des milliers de villages ont été détruits par la violence et les populations chassées. La question kurde est un abcès et un drame de tous les jours dans cette partie du monde. La question arménienne demeure lancinante. Des centaines de milliers de nos compatriotes en sont blessés depuis près de quatre-vingt-dix ans. La question de Chypre et de l'occupation militaire d'une partie de l'île est une question lancinante et des milliers de nos compatriotes déplacés en sont blessés. Et au lieu de pouvoir manifester l'impartialité et la sollicitude qui doivent être les nôtres, nous serions pris dans la solidarité nécessaire entre l'État turc et l'Union à laquelle il appartiendrait. Croit-on, par exemple, que notre parlement aurait pu voter la loi de janvier 2001 sur la reconnaissance du génocide arménien si la Turquie avait été membre de l'Union européenne ? (Applaudissements sur les bancs du groupe Union pour la démocratie française.) De nombreux débats récents cités à cette tribune ont porté sur le nouveau code pénal de la Turquie. On a beaucoup parlé, je le souligne au passage, de la criminalisation de l'adultère, généralement pour se réjouir que le bras de fer de l'Union européenne ait conduit le gouvernement turc à abandonner cette disposition. On ne se demande d'ailleurs pas pourquoi le gouvernement avait fait cette proposition et à quels impératifs elle répondait.

M. Jean-Marie Le Guen. Et l'avortement au Portugal ?

M. François Bayrou. Mais on a oublié l'article 305 du code pénal turc qui exige que l'on punisse les « menées antinationales » ; naturellement, cette rédaction, commune à beaucoup de pays, n'a pas suscité de remarque de la Commission. Il faut se plonger dans le rapport de la commission de la Justice du Parlement turc qui fondera la jurisprudence des tribunaux pour y lire ce que le Parlement de la Turquie, en ce mois de septembre, entendait par « menées antinationales ». Ce rapport cite deux exemples : le fait de soutenir le retrait des troupes turques de Chypre et le fait de demander la reconnaissance du génocide arménien ! (Applaudissements sur les bancs du groupe Union pour la démocratie française.) Ainsi cette reconnaissance, dont nous avons fait une loi de la France, par souci de justice historique, est considérée comme un crime en Turquie, passible de dix ans de prison ! Et on nous dit qu'il n'y a pas de différence démocratique entre la Turquie et l'Europe ! La vérité, c'est qu'il y a le choix entre deux modèles : l'Europe unitaire ou l'Europe dispersée. Il faut toujours en revenir à cela. En réalité, il y a deux projets européens, depuis l'origine, dont les logiques s'affrontent et entre lesquels il faudra bien choisir un jour.

M. Jacques Myard. C'est fait ! On en a déjà parlé !

M. François Bayrou. Il y a le projet d'intégration européenne. C'est le vieux et magnifique discours de Victor Hugo il y a 155 ans : « Un jour viendra où vous France, vous Italie, vous Angleterre, vous Allemagne, vous toutes, nations du continent, sans perdre vos qualités distinctes et votre glorieuse individualité, vous vous fonderez étroitement dans une unité supérieure et vous constituerez la fraternité européenne. »

M. Jacques Myard. Chimères !

M. Maurice Leroy. Non ! Hugo !

M. Jean-Christophe Lagarde. Vous ne connaissez pas vos classiques, monsieur Myard ! (Sourires.)

M. François Bayrou. Je comprends bien, monsieur Myard, que vous ne soyez pas, sur ce point, d'accord avec Victor Hugo, mais laissez-le au moins défendre son point de vue ! (Applaudissements sur les bancs du groupe Union pour la démocratie française.)

Je poursuis mon propos beaucoup moins brillant que celui de Victor Hugo. (Sourires.) Nos nations, fières et grandes, s'étant beaucoup battues, s'étant épuisées les unes contre les autres, ayant découvert que leur taille, leur division et leur dispersion leur interdisaient de compter les unes contre les autres, décident que désormais, pour leur langue, pour leurs mœurs, pour leur idée de l'éthique, pour leur contrat social, elles devront compter ensemble. Non pas se dissoudre, mais se rassembler. Telle est l'idée fédérale.

M. Jacques Myard. Eh oui !

M. François Bayrou. Nous avons entrepris de retrouver ensemble la souveraineté perdue. En matière monétaire, militaire, dans le domaine de la recherche, la souveraineté arrachée, devenue seulement symbolique, de chacune de nos nations prises séparément, nous avons entrepris de la reconquérir ensemble. L'idée fédérale n'est pas celle d'un super-État ! C'est, au contraire, le respect scrupuleux de la différence, de la culture, de la liberté d'action de chacun, dans tous les domaines où il peut agir seul. Et pour agir ensemble, dans les domaines de souveraineté, on se dote d'institutions démocratiques ! Car c'est bien le deuxième aspect de la démarche communautaire. Là où il y a pouvoir, il faut aussi qu'il y ait démocratie : les citoyens doivent savoir que le pouvoir leur appartient. Ils doivent avoir toute l'information, la transparence, la capacité de débattre. Il faut que toute décision soit, d'une manière ou d'une autre, reliée à leur libre arbitre. Et pour que la démocratie puisse jouer, il faut que les citoyens aient suffisamment de points communs, qu'ils se retrouvent dans leurs points de repère, qu'ils parlent une langue commune, non pas dans leurs idiomes, mais dans leur vision du monde et leur vision de l'homme. Il n'y a pas d'unité politique possible s'il n'y a pas unité culturelle ! C'est en cela que l'Europe, unité culturelle, est, comme le soulignait le général de Gaulle, une nation de nations ! Et c'est en cela que, lorsqu'on choisit de rompre l'unité culturelle, on choisit en réalité de rompre l'unité politique ! Cela plaît à beaucoup de monde, à beaucoup de forces. J'ai gardé en mémoire, au Parlement européen, les applaudissements déchaînés, les démonstrations de joie narquoise des députés britanniques les plus eurosceptiques (Exclamations sur quelques bancs du groupe de l'Union pour un mouvement populaire), de ce député conservateur britannique que j'avais entendu quelques jours avant prononcer à Paris cette phrase qui m'est restée en mémoire : « La Grande-Bretagne a résisté à Hitler ; elle résistera à Bruxelles. » Le même, lorsque fut approuvé, contre notre vote, un texte sur l'adhésion de la Turquie, manifestait bruyamment sa moquerie de voir l'Europe, sans s'en rendre compte, renoncer à la logique d'unité pour choisir la logique de la dispersion, c'est-à-dire de la dissolution. (Applaudissements sur les bancs du groupe Union pour la démocratie française.) C'est le succès de votre logique, monsieur Myard ! (M. Myard proteste.) Si vous étiez logique, vous devriez soutenir avec ardeur l'adhésion de la Turquie.

M. Jacques Myard. C'est la mayonnaise à la Bayrou !

M. François Bayrou. C'est le succès de l'autre logique, puissante ces temps-ci, à l'œuvre insidieusement, incessamment, efficacement. C'est la logique de l'Europe qui choisit d'être un simple forum, où chacun joue sa propre carte, au gré de ses seuls intérêts, une société des nations n'acceptant qu'une unification, non pas celle des citoyens, non pas l'unification politique, mais celle du marché, celle du code, celle des normes et des lois. C'est une Europe qui se détourne, sans même y réfléchir, du projet de former une puissance - sauf en matière de marché, là on n'hésite pas ! - pour en rester ou pour en revenir à l'Europe des confrontations diplomatiques ! Plus on rend l'Europe dispersée, plus on choisit de la rendre impuissante.

M. Jacques Myard. C'est fait !

M. François Bayrou. Et l'on comprend, dès lors, l'insistance sans mesure de l'administration américaine (Exclamations sur quelques bancs du groupe de l'Union pour un mouvement populaire) à nous imposer l'élargissement de l'Union à la Turquie ! (Applaudissements sur les bancs du groupe Union pour la démocratie française.) L'on voit très bien, du point de vue américain, ce que représente ainsi une Europe transformée en simple façade continentale de l'OTAN, garantie en Turquie par le poids des militaires sur le gouvernement.

M. Jean-Christophe Lagarde. C'est vrai !

M. François Bayrou. Nos contradicteurs nous disent : « Ce projet d'union politique est très beau, mais il est trop tard ! Il y a belle lurette qu'il a été abandonné ! C'est en 1973, avec l'entrée de la Grande-Bretagne, qu'on y a, en réalité, renoncé ! Le choix historique est déjà fait, il est derrière nous ! » C'est, par exemple, l'argument de Michel Rocard, dont je rappelle les propos : « Vous avez raison sur le fond, j'ai longtemps partagé cette foi, mais le combat est perdu. Il faut donc élargir pour obtenir au moins un espace de droit, non seulement jusqu'en Turquie, mais bien au-delà ! » Et le regard se tourne vers l'Ukraine, la Biélorussie, la Russie, la frontière de la Chine, le Maghreb, la Palestine et Israël. C'est le projet qu'exprime M. Berlusconi.

Et, en effet, quel Français osera dire non au Maroc dès lors que l'on aura dit oui à la Turquie ? (Applaudissements sur les bancs du groupe Union pour la démocratie française.)

M. Jean-Christophe Lagarde. Exactement !

M. François Bayrou. L'Europe deviendra un ensemble vide, hormis des producteurs et des consommateurs, avec - je reconnais que ce n'est pas rien - un droit harmonisé, mais point de politique, plus jamais de politique !

M. Jacques Myard. Eh oui ! C'est dur !

M. François Bayrou. Et il est vrai qu'au fond tous les gouvernements vont peu ou prou dans ce sens, bien contents que la fatalité justifie la défense de leurs prérogatives.

Les combats sont perdus, non pas par fatalité mais parce que l'on a renoncé à les livrer. Si les dirigeants ont renoncé, avec complaisance, l'air soucieux mais en se frottant secrètement les mains, les peuples continuent à garder vivante la foi des fondateurs. C'est pourquoi les renonciateurs, les démissionnaires sont toujours obligés de commencer leurs discours en proclamant combien ils sont européens !

Les gouvernants se perdent dans des arguties mais les citoyens, dans tous les sondages, se prononcent majoritairement, le plus souvent aux deux tiers, en faveur d'une Europe capable de se faire entendre et respecter, d'une Europe qui se dote d'une défense sérieuse, qui bâtisse sa recherche, qui regarde droit dans les yeux les États-Unis et la Chine pour leur dire : « Vous avez votre modèle, nous le respectons, mais nous avons le nôtre et nous n'y renoncerons pas. Si vous voulez écrire les lois du monde, nous tiendrons autant que vous la plume du législateur et ces lois, ces principes sociaux, ces normes financières, juridiques et comptables, dans le monde des brevets et des télécommunications, par exemple, protégeront notre modèle autant que le vôtre ; ils ne seront pas à l'avantage exclusif du vôtre. »

Il existe deux visions : l'Europe intégrée ou l'Europe dispersée. La Constitution que nous soutenons et que nous soutiendrons lors du référendum sert la vision de l'Europe intégrée tandis que l'adhésion de la Turquie tend vers l'Europe dispersée, l'Europe qui se dissout. Et cette conviction est partagée par des hommes aussi différents mais aussi avertis que Valéry Giscard d'Estaing, auteur de la Constitution, Robert Badinter ou Maurice Faure, négociateur du traité de Rome, pour ne citer que des personnalités extérieures à cette assemblée.

Je veux répondre à deux objections car ce débat amène des arguments lourds que nul ne peut écarter d'un revers de main.

La première objection s'oppose à l'idée selon laquelle la Turquie deviendrait un pont entre l'Orient et l'Occident, entre l'Islam et nos sociétés d'héritage judéo-chrétien et de liberté de pensée.

M. Jean-Marie Le Guen. Ah !

M. François Bayrou. « Nous allons montrer, disent les défenseurs de cette idée - certains comptent parmi mes amis personnels -, que l'Islam peut trouver sa place dans le grand mouvement de la modernité et que ce sera un formidable pas en avant. »

Cet argument est fort, il est digne. Si je crois qu'il n'est pas juste, je le prends cependant très au sérieux.

M. Pierre Lellouche. Croire qu'il n'est pas juste, c'est déjà grave !

M. François Bayrou. C'est dans les propos du nouveau président de la Commission européenne que je trouve les raisons de mon scepticisme. Jose Manuel Barroso n'est pas le seul à avoir utilisé cet argument mais il est le plus récent. Dans une interview au Monde, il déclare : « Ce n'est pas à l'Europe de se plier à la Turquie, c'est à la Turquie de se plier à l'Europe ! »

M. Pierre Lellouche. Mais les choses se passent exactement ainsi !

M. François Bayrou. Ces deux lignes ont bien des conséquences, monsieur Lellouche. Elles signifient d'abord qu'il s'agit bien de deux modèles différents, de deux moules différents et que l'un doit céder à l'autre.

M. Pierre Lellouche. C'est le cas !

M. Hervé Morin. Mais ce serait très difficile !

M. François Bayrou. Or, pour ma part, je ne crois pas que l'on puisse durablement faire plier les cultures et les peuples. Je crois même exactement le contraire. L'identité pliée revient comme un ressort, comme un boomerang.

M. Pierre Lellouche. Alors, il ne faut pas être fédéraliste !

M. Jacques Myard. Vous ne croyez donc pas à l'Europe que vous prétendez défendre ! C'est incohérent, monsieur l'agrégé Bayrou !

M. François Bayrou. Elle met le temps qu'il faut et, pour elle, les décennies sont comme des jours, mais elle revient sous la forme la plus dure, la plus névrotique, la plus violente : l'intégrisme, le fanatisme et la violence.

M. Jacques Myard. Vive l'Europe des nations !

M. François Bayrou. Plus durement on l'aura fait plier, plus durement elle reviendra. Vous voulez faire plier la Turquie ; elle reviendra sous d'autres formes. Vouloir l'intégrer en la contraignant, c'est préparer, je le crains, des lendemains brûlants. (Applaudissements sur les bancs du groupe Union pour la démocratie française. - Exclamations sur les bancs du groupe de l'Union pour un mouvement populaire.)

Vous ne ferez pas changer de modèle aux peuples.

M. Jacques Myard. Et le peuple français ?

M. François Bayrou. Ce n'est pas dans un modèle contraint que les peuples peuvent trouver leur chemin mais dans leur propre modèle, leur propre culture, éclairée, apaisée par la démocratie.

M. Jean-Marie Le Guen. Il nous ressort la théorie du choc des civilisations !

M. François Bayrou. Cela m'amène précisément à la deuxième objection. Ce matin, j'ai entendu M. Ayrault dire à la radio que, si leur adhésion était refusée, les Turcs auraient consenti tous ces efforts pour rien et retomberaient dans l'islamisme !

M. Jean-Marc Ayrault. Je n'ai pas dit cela ! ne déformez pas mes propos !

M. Francis Delattre. M. Ayrault dit toujours n'importe quoi !

M. François Bayrou. Si ce n'est vous, d'autres l'ont dit à votre place ! (Exclamations et rires sur les bancs du groupe socialiste.) Procurez-vous la bande du journal de France Info de ce matin. C'est très simple.

M. Jean-Marie Le Guen. Cela figurera au compte rendu !

M. Maurice Leroy. Ce n'est pas si grave !

M. Jean-Christophe Lagarde. Ce n'est tout de même pas une déclaration historique !

M. François Bayrou. Mes chers collègues, je laisse de côté, sans l'ignorer pour autant, la part de chantage que contient cette affirmation. Mais je m'interroge sur le point central : les efforts accomplis vers la démocratie, selon nous, ne sont pas un moyen pour obtenir quelque faveur ; s'ils sont sincères et profonds, ils sont un but en soi. On ne bâtit pas la démocratie pour faire plaisir à la Commission européenne...

M. Jacques Myard. La Commission européenne ? Supprimons-là !

M. François Bayrou. ...mais parce qu'elle est un bien pour le peuple ! (Applaudissements sur les bancs du groupe Union pour la démocratie française.) La liberté et les droits de l'homme ne donnent pas un ticket d'entrée, un bon pour émarger aux aides du budget européen ; ils constituent la condition même de l'émancipation et du développement. Ils ne se résument pas à une formalité pour l'adhésion ; ils doivent être valables aussi bien pour le partenariat que pour l'appartenance, sans quoi ils ne constituent qu'une ruse et pas une conversion profonde. (Mêmes mouvements.)

M. Pierre Lellouche. Heureusement que la Turquie est un pays ami !...

M. François Bayrou. Je voudrais enfin répondre à l'objection suprême, supposée dirimante, l'argument massue censé interrompre le débat et qu'il faut affronter de face : « Nous sommes favorables à l'entrée de la Turquie, nous a-t-on dit, parce que nous ne voulons pas que l'Europe soit un "club chrétien". » Je passe - c'est devenu, hélas ! trop habituel - sur ce que cela a de condescendant et de sourdement hostile : la seule religion soupçonnée et réprouvée serait donc la religion de la tradition européenne ?

M. Jean Dionis du Séjour. Très bien !

M. François Bayrou. Mais l'Europe n'est pas un « club chrétien » ; je m'inscris en faux contre cette affirmation.

D'abord parce que quinze millions de musulmans vivent sur notre sol, dont quatre ou cinq millions en France.

M. Jean-Christophe Lagarde. Et ils sont les bienvenus !

M. François Bayrou. Ils ont les mêmes droits que nous, ce sont nos concitoyens et je ne laisserai jamais dire que leur manière de croire doit les distinguer de nous en tant que citoyens. (Applaudissements sur les bancs du groupe Union pour la démocratie française.)

Ensuite parce que, lorsque des pays européens musulmans, comme la Bosnie, voudront entrer dans l'Union, nous les soutiendrons, j'en prends l'engagement. (Mêmes mouvements.)

M. Jean-Christophe Lagarde. Ils sont aussi les bienvenus !

M. Jean-Marie Le Guen. Êtes-vous sûrs qu'ils sont prêts ?

M. François Bayrou. Enfin parce que ce n'est pas le christianisme qui a fait l'Europe. L'Europe, c'est la rencontre la plus féconde que l'histoire ait jamais produite, la fertilisation croisée, comme l'on dit en biologie, entre Athènes, Rome et Jérusalem. Et parler d'« Europe chrétienne », c'est ne présenter qu'un bout de cette histoire et oublier les autres. Voilà pourquoi nous n'avons pas soutenu la polémique sur les sources religieuses de l'Europe, que d'aucuns voulaient inscrire dans la Constitution. (Applaudissements sur les bancs du groupe Union pour la démocratie française.)

La puissance, le droit et la forme politique, c'est Rome. La langue - la mère de toutes nos langues -, c'est Rome. La philosophie, la lumière et la raison, Socrate, Platon et Aristote, c'est Athènes.

M. Jacques Myard. Pour ma part, je suis gaulois !

M. Julien Dray. Et moi, pied-noir !

M. François Bayrou. L'héritage juif et l'héritage chrétien, c'est Jérusalem, sa grandeur et son malheur.

Un député du groupe socialiste. Et Byzance ?

M. François Bayrou. Et le mélange, ce sont tout autant les docteurs du Moyen Âge, la Renaissance, les Lumières et la liberté de penser. (Applaudissements sur les bancs du groupe Union pour la démocratie française.)

M. Pierre Albertini. Très bien !

M. François Bayrou. Supprimez l'une des trois, Athènes, Rome ou Jérusalem : vous supprimez l'Europe !

C'est pourquoi les humanités classiques, le latin et le grec - j'apporte au passage un élément au débat sur l'éducation - ne sont pas un luxe pour les riches mais un besoin pour tous ! (Applaudissements sur les bancs du groupe Union pour la démocratie française. - Exclamations et rires sur les bancs du groupe socialiste.)

M. Jean-Marie Le Guen. C'est comme la messe ! Il faut la dire en latin !

M. François Bayrou. Monsieur le Guen, si vous avez des problèmes avec la messe, réglez-les tout seul ! Ne les étalez pas ici ! (Applaudissements sur les bancs du groupe Union pour la démocratie française. - Rires sur divers bancs.)

M. Jean-Marie Le Guen. La messe évolue, l'Europe aussi !

M. le président. Faites donc une messe basse, monsieur le Guen ! (Sourires.)

M. François Bayrou. Alors, quelle est issue ? Y a-t-il même une issue à une si grande question, à un si grand débat ?

Je suis persuadé que oui. Si le Gouvernement comprenait que le droit du Parlement n'est pas une gêne mais une arme, si le Président de la République comprenait qu'il ne serait pas moins Président de plein exercice avec un Parlement de plein exercice mais qu'il le serait davantage, s'ils avaient compris tout cela, alors, nous les suivrions.

Le groupe UDF va vous proposer une résolution allant dans ce sens, qui, logiquement, sereinement, aurait dû s'appliquer à l'avis du Conseil soumis au Parlement dans le cadre de l'article 88-4, mais que nous soumettrons, faute de mieux, dans le cadre d'un autre texte, relatif à la partie de Chypre occupée par la Turquie.

Notre proposition de résolution, monsieur le Premier ministre, consisterait à demander au Gouvernement que, lors de l'ouverture des négociations, le 17 décembre prochain, il soit clairement indiqué aux dirigeants turcs que deux options seront possibles au terme de ces négociations : soit l'adhésion, soit un partenariat privilégié, amorce et clé d'une construction politique plus large. (Exclamations sur les bancs du groupe de l'Union pour un mouvement populaire.)

M. Pierre Lellouche. Le Premier ministre l'a dit il y a une heure ! (« Alors, votez cette résolution ! » sur les bancs du groupe Union pour la démocratie française.)

M. François Bayrou. Et ce texte pourrait être adopté à l'unanimité. L'UMP affirme en effet, par la voix de M. Balladur, par exemple, qu'il correspond à son orientation. Quant au Parti socialiste, il vient de déclarer qu'il faisait ce choix. L'UDF le propose solennellement. Le Gouvernement et le Président seront mieux armés, plus assurés pour l'imposer lors du Conseil du 17 décembre s'ils ont l'appui unanime du Parlement de la République !

M. Jean-Claude Lefort. Soyez démocrate ! N'oubliez pas les communistes ! (Exclamations sur les bancs du groupe Union pour la démocratie française.)

M. le président. Cela suffit ! Écoutez M. Bayrou !

M. François Bayrou. Pardonnez-moi, monsieur Lefort, mais je ne connais pas votre option.

M. Pierre Albertini. Nous l'écouterons avec attention !

M. François Bayrou. Ce qu'il faut briser, c'est le mécanisme, que l'on a voulu et que l'on présente à chaque instant comme irréversible, irrésistible,...

M. Pierre Lellouche. C'est tout le contraire !

M. François Bayrou. ...des décisions prises sans débat, sans que les peuples aient leur mot à dire. On vous explique, dans les cercles de pouvoir, notamment, que vous n'avez pas tort mais qu'il est trop tard, que la décision a été prise, en 1963 pour les uns, en 1999 à Helsinki, pour d'autres, en 2002 pour d'autres encore.

« Désormais, c'est dommage, mais nous n'avons plus le choix ! » Eh bien ! ce que propose cette résolution, c'est de rendre le choix, de retrouver la liberté (« Très bien ! » sur les bancs du groupe Union pour la démocratie française), de ne plus être contraint par des décisions prétendument déjà prises, de rendre donc ces années utiles pour conduire la réflexion, de construire une vraie alternative. Pendant ce temps, mûrira la communauté démocratique.

Le partenariat qui serait ainsi proposé par le Président de la République est, en réalité, une perspective plus fructueuse et plus fertile. Tout le monde voit bien que cet univers moyen-oriental n'est pas, pour l'Europe, un univers indifférent. La Méditerranée, si elle n'est plus notre mer, mare nostrum, comme disaient orgueilleusement les Romains, est notre héritage. Plus encore, pour beaucoup d'entre nous, elle est notre devoir.

L'Europe unitaire, libre et forte, que nous défendons, une fois constituée, doit bâtir, avec les pays de la Méditerranée, une communauté plus large, une communauté d'obligations et d'entraide réciproques, une communauté euro-méditerranéenne - j'emploie à dessein le mot de communauté, qui renvoie à la première étape de la marche de l'Europe : l'Union européenne, d'un côté, avec son identité, assumée, qu'elle ne nierait pas, et les pays de la Méditerranée, de l'autre, tous les pays de la Méditerranée, l'Égypte aussi bien qu'Israël, les pays du Maghreb aussi bien que le Liban, liés dans un partenariat privilégié - en effet -, un partenariat de voisinage - oui -, où chacun aiderait l'autre à bâtir la paix et le développement.

La Communauté de l'Europe et de la Méditerranée, qui implique que l'Europe se veuille, se définisse et s'accepte, et que la Méditerranée se rassemble, qui suppose que chacun accepte d'être ce qu'il est, forme un projet infiniment plus juste et plus fructueux que l'intégration forcée, qui suppose que chacun renonce à son identité. (Applaudissements sur les bancs du groupe Union pour la démocratie française.)

C'est ainsi que nous pouvons promouvoir une autre façon, plus positive, de résoudre la question de la Turquie et de l'Europe. Proposée par le parlement français dans une démocratie retrouvée, voilà une perspective qui renouvellerait le débat et le projet : l'Europe qui s'assume et s'avance, et la Communauté de la Méditerranée, liées l'une à l'autre, et dont la Turquie, partenaire privilégié de l'Union, serait le premier maillon, au lieu d'être le terme du projet. (Mmes et MM. les députés du groupe Union pour la démocratie française se lèvent et applaudissent longuement.)

M. le président. La parole est à M. Alain Bocquet, pour le groupe des député-e-s communistes et républicains.

M. Alain Bocquet. Monsieur le président, monsieur le Premier ministre, madame et monsieur les ministres, mes chers collègues, la question de l'ouverture de négociations préalables à une adhésion de la Turquie à l'Union européenne ne peut être abordée sans évoquer la situation politique et sociale dans laquelle se trouvent les vingt-cinq pays membres.

Aux dernières élections européennes, la participation des citoyens a été très faible. C'est une preuve supplémentaire que l'Union européenne se bâtit à l'écart des préoccupations et des attentes des peuples et de leurs élus. Nos échanges, cet après-midi, resteront lettre morte s'ils ne se traduisent pas, à l'avenir, par une prise en compte des aspirations populaires et de la volonté de millions d'hommes et de femmes de donner une assise plus sociale que financière au projet européen.

C'est pourquoi, monsieur le Premier ministre, je vous le dis, ne comptez pas sur les députés communistes et républicains pour laisser réduire les enjeux du moment à la perspective lointaine d'une éventuelle entrée de la Turquie dans l'Union. Les députés de mon groupe refusent toute opération politicienne visant à crisper l'opinion et à inciter nos compatriotes à un repli identitaire stérile, source de divisions entre les travailleurs et entre les peuples.

D'aucuns agitent, à des fins électoralistes, l'épouvantail d'un prétendu choc des civilisations, des nationalismes et des intégrismes. Mais de Paris à Istanbul, c'est avant tout le capitalisme mondialisé et militarisé qui nourrit les injustices et les frustrations.

Mme Muguette Jacquaint. Très bien !

M. Alain Bocquet. Comment alors ne pas faire le lien avec un projet de constitution qui entend figer dans le marbre ce carcan libéral qui soumet les salariés de chaque pays à une concurrence sauvage et néfaste ? Ne braquons pas nos regards sur la paille dans l'œil de notre voisin turc sans nous intéresser à la poutre qui défigure le visage de la Communauté européenne.

Il est un tantinet hypocrite d'accréditer l'idée que la question de l'adhésion de la Turquie à l'Union européenne surgirait aujourd'hui comme un coup de tonnerre dans un ciel serein.

M. Jean-Claude Lefort. Très bien !

M. Alain Bocquet. Considérée comme une zone tampon entre l'Europe et l'espace turcophone, voisine du monde arabe et des territoires de l'ex-Union soviétique, la Turquie avait le choix de ses alliances régionales et historiques. Elle a opté pour un lien privilégié avec l'Europe occidentale. La révolution kémaliste a jeté, dès les années vingt, les fondements d'une Turquie moderne, rebâtie sur les décombres de l'Empire ottoman.

Sa demande de rapprochement avec les pays qui, par vagues successives, ont constitué l'Union européenne est ancienne. Devenue membre du Conseil de l'Europe dès août 1949, la Turquie a présenté, dix ans plus tard, sa demande d'association à la Communauté économique européenne.

M. Jean-Claude Lefort. Exact !

M. Alain Bocquet. Cet accord d'association, appelé accord d'Ankara, et signé le 12 septembre 1963, ouvrait ainsi à ce pays une perspective d'adhésion.

En 1987, Ankara a déposé officiellement sa candidature à la Communauté économique européenne. En décembre 1989, la Commission européenne a rendu un avis défavorable sur l'ouverture de négociations pour l'adhésion parce que la Turquie ne remplissait pas les conditions politiques et économiques indispensables. En décembre 1997, le Conseil européen de Luxembourg a pris la même position. Le Conseil européen d'Helsinki a reconnu, en décembre 1999, la Turquie comme pays candidat. Enfin, le 13 décembre 2002, le Conseil européen de Copenhague a repoussé à décembre 2004 la décision sur l'ouverture des négociations d'adhésion.

C'est donc déjà une longue histoire que celle des relations entre l'Europe et la Turquie, sans remonter à l'Empire ottoman et à la Perse.

C'est à une opération politicienne de diversion que l'on a assisté ces derniers jours. Elle vise à masquer les problèmes de fond qui sont posés tant à l'Europe qu'à la Turquie. Nous ne tomberons pas dans le piège réducteur du oui ou du non immédiat, mettant la France dos au mur sur une question complexe et qui s'inscrit dans la durée. Tant il est vrai qu'il ne faut jamais sacrifier l'avenir au présent ! Ne parle-t-on pas d'une adhésion dans quinze ou peut-être vingt ans ? Pour reprendre une phrase devenue célèbre, « laissons du temps au temps », d'autant qu'il n'est pas fortuit que l'on agite cette affaire aujourd'hui.

On voudrait obérer ou parasiter la question des questions, celle du référendum sur la Constitution européenne, qu'on ne s'y prendrait pas autrement. (« C'est vrai ! » sur les bancs du groupe des député-e-s communistes et républicains.)

Un vieux proverbe chinois dit : « Quand le doigt montre la lune, l'imbécile regarde le doigt ! » C'est tout à fait cela !

Le non à la Constitution européenne est la clé pour résoudre la question de l'adhésion de la Turquie. En effet, il faut que cela change en Europe et en Turquie, simultanément. C'est un processus long qui s'engage, qui ne souffre pas la précipitation.

Voilà pourquoi le Conseil européen devrait renvoyer encore l'ouverture des négociations d'adhésion qui ne devraient commencer qu'après que tous les peuples d'Europe se seraient prononcés sur le projet de Constitution. (« Tout à fait ! » sur les bancs du groupe des député-e-s communistes et républicains.) Il est évident qu'avant de discuter du projet d'adhésion éventuelle d'un pays, la moindre des choses est de savoir sur quelle base cela doit se passer. Le Président de la République et le Gouvernement seraient donc bien inspirés de faire cette proposition de report. En décembre 2002, n'a-t-on pas déjà repoussé la décision de deux ans ? Pourquoi pas une année de plus ?

On voudrait nous sommer de claquer illico presto la porte au nez de la Turquie ! Mais pourquoi tant de hâte ? La décision d'entamer des négociations en vue d'une adhésion de la Turquie à l'Union européenne n'est qu'une étape dans une procédure de longue haleine qui n'a rien d'irréversible.

L'article 49 du traité de l'Union européenne prévoit un double verrou : obtenir l'avis conforme du Parlement européen et recueillir l'unanimité au sein du Conseil des ministres européens. Il appartient aux chefs d'États et de Gouvernement, à commencer par nos représentants français, de ne pas se contenter de négociations purement formelles. Plutôt que de se satisfaire d'un simple engagement politique sur la construction communautaire actuelle, pourquoi ne pas envisager l'adoption de clauses de sauvegarde, à l'image de celles qui existent pour le marché intérieur et qui ont été introduites dans les traités des dix derniers pays candidats ? Un tel mécanisme permettrait à la Commission de prendre, dans les trois années qui suivent l'adhésion, toute mesure appropriée en cas de dysfonctionnement grave résultant du non-respect d'un engagement par un nouvel entrant.

En dernier ressort, à l'issue du processus, il est indispensable que nos concitoyens soient consultés par référendum sur l'adhésion de la Turquie. Sur ce point, monsieur le Premier ministre, nous prenons acte de vos propos.

La simple logique voudrait qu'un scrutin soit pareillement organisé à propos de la candidature de la Roumanie et de la Bulgarie, envers lesquelles, d'ailleurs, l'Union s'est montrée peu regardante quant au respect des minorités roms et tziganes.

M. Jean-Claude Lefort. Absolument !

M. Alain Bocquet. Les députés communistes et républicains militent pour une communauté solidaire des peuples européens, une Europe mobilisée pour le progrès social, la démocratie, les droits de la personne humaine, le développement durable, l'ouverture au monde et la paix.

C'est pourquoi nous rejetons avec indignation certains des arguments avancés pour s'opposer à cette adhésion, car ils spéculent sur la stigmatisation de l'« autre ». Ils sont offensants pour le peuple turc, mais ils le sont aussi pour le peuple français, par l'image qu'ils en donnent.

Plusieurs députés du groupe de l'Union pour un mouvement populaire. C'est vrai !

M. Alain Bocquet. Ils sont surtout dangereux car ils nourrissent à leur manière les thèses pernicieuses d'une humanité minée par les communautarismes et les extrémismes. (Applaudissements sur les bancs du groupe des député-e-s communistes et républicains.)

Toute opposition « par principe » à l'adhésion de la Turquie parce que c'est la Turquie est irrecevable. (« Très bien ! » sur les bancs du groupe de l'Union pour un mouvement populaire.)

Mais pour envisager qu'un avenir commun à l'Europe et à la Turquie se construise dans l'intérêt des peuples de l'Union européenne et dans l'intérêt du peuple turc, il y a des conditions à créer et des exigences à faire prévaloir des deux côtés.

Certes, si l'on se contente d'un instantané, les conditions d'une adhésion de la Turquie ne sont pas réunies à l'heure actuelle. Les droits des minorités, à commencer par ceux du peuple kurde, ne sont pas encore véritablement respectés. Douze à quinze millions de Kurdes vivent dans la partie la plus déshéritée du pays. Le mur qui sépare Chypre reste à abattre et le retrait des troupes d'occupation demeure une exigence. Les autorités d'Ankara ne peuvent continuer à balayer d'un revers de main la demande de reconnaissance du génocide de 1,5 million d'Arméniens perpétré par le gouvernement jeune-turc.

M. François Rochebloine. Eh oui !

M. Alain Bocquet. D'ailleurs, l'armée, qui, au sein de l'OTAN, relaie les stratégies impérialistes américaines,...

M. Pierre Lelloucheg. On ne l'a pas trop vue, ces derniers temps !

M. Alain Bocquet. ...conserve un poids excessif dans la société.

Le passage d'un État autoritaire à un État de droit ne sera pas une sinécure. La séparation effective - car elle existe en théorie - des pouvoirs exécutif, législatif et judiciaire n'ira pas de soi.

En matière de droits de l'homme, Amnesty International relevait, fin septembre, que « la torture et les mauvais traitements constituent toujours un problème grave et répandu en Turquie » où « le nouveau code pénal restreint encore le droit à la liberté d'expression ».

Les forces progressistes turques sont les premières à souligner que la protection sociale demeure insuffisante, que l'atteinte aux droits des femmes perdure et que le mode de croissance économique adopté par Ankara creuse les inégalités sociales.

Pour autant, on ne peut faire l'impasse sur les progrès indéniables accomplis ces dernières années par la Turquie pour satisfaire notamment aux critères politiques de Copenhague. « De nombreuses réformes juridiques et constitutionnelles ont été adoptées dans le sens d'un renforcement de la protection des droits fondamentaux des citoyens turcs », reconnaît encore Amnesty International.

Les pressions internationales, conjuguées à la lutte des démocrates turcs, ont conduit notamment à la reconnaissance des langues et des cultures minoritaires, à l'abolition des cours de sûreté de l'État et à la suppression de la peine de mort. Ces avancées, que nous prenons en compte, doivent cependant être amplifiées. Nous tendons la main au peuple turc. « Prolétaires de tous les pays unissez-vous », disait le fameux Manifeste.

M. Jean-Claude Lefort. Très bien !

M. Francis Delattre. Sans Goulag !

M. Alain Bocquet. Nous ne nous résignons pas à voir la Turquie réduite à une zone de non-droit où les firmes multinationales rivaliseraient de délocalisations en profitant de la misère.

Comme pour l'ensemble de l'Europe, nous condamnons les réformes économiques en cours en Turquie, menées avec le Fonds monétaire international, selon les critères de Maastricht, qui font dire au ministre turc des finances : « Nous représentons une alternative particulièrement séduisante pour les candidats à la délocalisation. »

Car notre Europe n'est pas celle des coffres-forts de la City et de la Bourse de Francfort, ni celle du cadenas financier du pacte de stabilité. Elle n'est pas non plus celle de croisés de la Chrétienté incarnés par le commissaire italien, très contesté, Rocco Buttiglione. Comment tolérer que cet ami de M. Berlusconi représente la Commission, lui qui a déclaré : « La famille existe pour permettre aux femmes d'avoir des enfants et d'avoir un mâle qui les défend » ? Avant de faire la leçon à la Turquie sur le respect des droits des femmes, l'Europe libérale devrait balayer d'abord devant sa porte. Car, je le répète, notre Europe n'est pas celle que dessine le projet de constitution.

Non ! Notre Europe, c'est celle de l'humanisme de la Renaissance, de la civilisation des Lumières, de la tolérance de Voltaire et des voyages initiatiques du chevalier Casanova à Constantinople. (« Très bien ! » sur divers bancs.) Notre Europe, c'est celle qui se bat contre l'exploitation et la guerre, celle de Rosa Luxemburg, celle du poète turc Nazim Hikmet rêvant de voir les peuples « vivre en frères comme les arbres d'une forêt ». (Applaudissements sur les bancs du groupe des député-e-s communistes et républicains.)

Notre Europe, c'est aussi celle des salariés en lutte dans les chantiers navals des Asturies, celle des manifestants du lundi contre le chômage dans l'Est de l'Allemagne, celle qui soutient le combat pour la dignité de l'ancienne députée kurde Leyla Zahna.

Les députés communistes et républicains partagent l'avis du sociologue Edgar Morin : « L'Europe est confrontée à la nécessité d'arriver à des formules d'union et d'association entre peuples d'origines nationales et religieuses différentes.»

M. Rey, du Petit Robert, nous rappelle que, sémantiquement, l'adhésion est un mouvement vers l'autre et que l'adhésion d'un élément cohérent est plus aisée que celle qui se ferait dans l'incohérence. Cela nous renvoie inévitablement à l'état actuel de la construction européenne. Remplit-elle les conditions pour accueillir favorablement de nouveaux candidats ?

Guidée par la recherche de la recevabilité financière à tout va, l'Europe d'aujourd'hui marche sur la tête : il faut la remettre sur ses pieds.

Dans l'Europe actuelle, on compte plus de 20 millions de chômeurs selon le Bureau international du travail. Dans l'ex-Europe des Quinze, un individu sur huit vit dans un ménage sans emploi. Les revenus de 56 millions de personnes sont inférieurs au seuil de pauvreté. En Turquie, on recense 2, 8 millions de chômeurs et 20 millions de personnes vivant avec moins de quatre euros par jour. Comment ne pas comprendre dans ces conditions, chez nous, les angoisses des salariés d'entreprises qu'on délocalise ?

C'est là le résultat du capitalisme pur et dur qui met en compétition les salariés entre eux, qui alimente les délocalisations et que la directive Bolkenstein ne fera qu'aggraver.

Quel modèle propose-t-on à nos peuples ? Celui d'un marché du libre-échange où règne le dumping social et fiscal ? Celui des écarts de richesse criants, où des poignées d'actionnaires nantis profitent du dénuement de dizaines de millions de chômeurs et de travailleurs sous-payés ?

L'adhésion éventuelle de la Turquie à l'Union est indissociable de la réorientation de la politique communautaire. Il faut harmoniser les fiscalités, tirer les droits sociaux vers le haut, mettre fin au diktat de la Banque centrale européenne - dont ici même, mardi matin, Nicolas Sarkozy s'inquiétait du manque de transparence -...

Mme Muguette Jacquaint. Il serait temps !

M. Alain Bocquet. ...et des marchés financiers, impulser une réelle politique de coopération industrielle, scientifique et de recherche.

Quand le gouvernement français compte-t-il prendre une initiative forte pour renforcer les pouvoirs des salariés dans les comités de groupe européens ? La révision de cette directive lui en offre l'occasion.

Comment bâtir la grande Europe de demain, puissance pacifique dans un monde multipolaire, si l'on ne s'appuie pas sur des services publics modernes, permettant de développer au mieux les secteurs de la santé, de l'éducation, de l'énergie, des communications ou encore des transports ?

Or, force est de constater que le projet de Constitution que l'on tente de nous faire adopter, non seulement ne permet pas de répondre à ces défis, mais fige pour longtemps l'Europe dans un modèle fondé sur la concurrence exacerbée et l'égoïsme de classe. Si on vous laissait faire, l'Europe irait droit dans le mur,...

M. Francis Delattre. Le Mur, l'Europe l'a abattu !

M. Alain Bocquet. ...le chômage et la misère grandiraient, les nationalismes renaîtraient et la paix serait menacée.

Assurément, pour que les conditions de l'adhésion de la Turquie soient un jour remplies, il faut, bien sûr, scruter l'évolution des conditions démocratiques et sociales de l'autre côté du Bosphore et aider les forces démocratiques qui oeuvrent en Turquie dans ce sens, mais il faut aussi, de Rome à Berlin, en passant par Paris, Londres et Varsovie, opérer une rupture avec le système libéral.

Ce dont témoigne, à sa manière, le président de l'Observatoire français des conjonctures économiques, Jean-Paul Fitoussi, lorsqu'il constate : « Si les démocraties nationales acceptent de se lier les mains pour permettre à la chose publique de devenir européenne, mais que la chose publique à l'échelle de l'Europe n'est pas gouvernée selon les principes de la démocratie, il existe alors un déficit démocratique, tant au niveau des nations qu'au niveau de l'Union. »

L'Europe, de notre point de vue, doit être une passerelle avec le Moyen-Orient. Elle doit promouvoir le dialogue, la coopération et la paix face à la politique agressive de l'administration Bush, qui fait régner la division et le chaos. Se pose donc à terme, qu'on le veuille ou non, la question de l'entrée de la Turquie dans l'Union.

Mais il faut pour cela construire sans attendre une Europe démocratique et sociale qui accueillera, quand les conditions seront réunies, une Turquie tout aussi démocratique et sociale. C'est le sens de notre engagement contre le projet de constitution libérale auquel nous opposons un « non » progressiste et populaire, un « non » que nous souhaitons majoritaire afin d'ouvrir une perspective d'espoir à notre peuple et à tous les peuples de l'Atlantique et de la Méditerranée jusqu'à l'Oural. (Applaudissements sur les bancs du groupe des député-e-s communistes et républicains.)

M. le président. La parole est à M. Bernard Accoyer, pour le groupe UMP.

M. Bernard Accoyer. Monsieur le président, monsieur le Premier ministre, madame la ministre, monsieur le ministre, mes chers collègues, le débat qui nous réunit cet après-midi sur l'ouverture des négociations en vue de l'éventuelle adhésion de la Turquie à l'Union européenne s'inscrit dans la continuité de ceux qui ont déjà eu lieu dans notre assemblée sur la construction européenne, dans le respect de la lettre et de l'esprit de notre Constitution.

Ce fut le cas pour l'Acte unique en 1985, pour la préparation du sommet de Maastricht en 1991 et pour les travaux de la Convention européenne en décembre 2002.

Je suis sûr que ce débat sera utile pour éclairer une question importante et complexe, et je tiens, monsieur le Premier ministre, à vous en remercier. Il est d'autant plus utile qu'il faut dissiper une confusion volontairement entretenue par certains entre l'ouverture de négociations d'adhésion et la ratification d'une adhésion. (« Très bien ! » sur les bancs du groupe de l'Union pour un mouvement populaire.)

En effet, il ne s'agit nullement pour le Conseil européen du 17 décembre de décider de l'adhésion de la Turquie à l'Union européenne. Une telle décision appartient aux peuples des États membres, en particulier au peuple français, qui sera, quant à lui, consulté le cas échéant par référendum. Il s'agit, le 17 décembre, de décider si l'Union européenne doit poursuivre le dialogue qu'elle conduit avec la Turquie depuis 1959.

Mes chers collègues, cette confusion, ainsi que tout ce qui a entouré la préparation de ce débat et certains propos tenus tout à l'heure, me conduisent à m'adresser personnellement à M. Bayrou.

D'abord, je me réjouis que, sur la seule question posée aujourd'hui, à savoir l'ouverture de la négociation, il rejoigne finalement la position exprimée ici même tout à l'heure par le Premier ministre, qui est aussi celle fixée par l'UMP le 9 mai 2004.

Ensuite, peut-être s'agissait-il d'une certaine posture, mais je tiens à dire que je porte un regard plus grave sur les propos qu'il a tenus ici même, des propos blessants, inutilement défiants à l'égard de la Turquie, un pays ami et allié. (Applaudissements sur les bancs du groupe de l'Union pour un mouvement populaire.)

M. Pierre Albertini. Mais qui n'est pas un pays européen !

M. Jean-Claude Lefort. Et Mayotte ?

M. Bernard Accoyer. Dans un monde devenu multipolaire, l'émergence d'une Europe politique, d'une fédération d'États nations, forte de 450 millions d'habitants, dont le produit intérieur brut est comparable à celui des États-Unis d'Amérique, donne désormais à l'Union européenne la capacité de peser réellement sur la scène mondiale. Dès lors, quelle doit être la politique de l'Union à l'égard de ses voisins les plus immédiats ?

Le Conseil national de l'UMP, dès le 9 mai 2004, s'est prononcé sur la demande d'adhésion à l'Union européenne de pays voisins, tels que la Turquie. Nous nous sommes ainsi prononcés clairement en faveur d'un partenariat privilégié avec la Turquie (Applaudissements sur de nombreux bancs du groupe de l'Union pour un mouvement populaire), et non d'une adhésion pleine et entière à l'Union, pour des raisons sur lesquelles je vais revenir.

Bâtir ce partenariat privilégié et approfondi, tisser ce lien particulier avec la Turquie justifie que l'Union ne ferme aucune porte. C'est une attitude d'ouverture, de prudence et de raison qui doit prévaloir et qui s'inscrit d'ailleurs dans la continuité.

En effet, mes chers collègues, l'intention de la Turquie n'est pas nouvelle. Sa première demande d'adhésion au Marché commun date de 1959. L'accord d'association sur l'établissement progressif d'une union douanière entre l'Europe des Six et la Turquie et sur son éventuelle adhésion à la CEE date de 1963. Il est d'ailleurs important de souligner que cette union douanière ne s'est concrétisée que trente-deux ans plus tard, ce qui souligne la spécificité des procédures entre l'Union et la Turquie.

Enfin, c'est en 1987, il y a dix-sept ans, que la Turquie a déposé une demande officielle d'adhésion à la Communauté européenne, demande renouvelée après la création de l'Union en 1992.

Ainsi, la demande de la Turquie apparaît-elle, mes chers collègues, comme légitime, puisque depuis quarante-cinq ans, l'Union européenne et la Turquie n'ont cessé de dialoguer et d'échanger pour renforcer leurs liens politiques, économiques et culturels, pour rapprocher les peuples et pour garantir la paix et la sécurité dans cette partie du monde au cœur de tant d'enjeux.

Ce dialogue a été en outre conforté par la participation sans faille de la Turquie à l'Alliance atlantique et à la défense du monde libre pendant la longue et triste période de la guerre froide.

Pour autant, l'adhésion de la Turquie à l'Union européenne est-elle envisageable dans un proche avenir ?

M. René Couanau. Non !

M. Bernard Accoyer. Personne ne le pense, ainsi que l'a souligné le Président de la République lors de sa conférence de presse du 29 avril.

Est-elle envisageable à long terme ? Pour répondre à cette question, il faudrait que soient résolus de nombreux problèmes - géographiques, démographiques, économiques, sociaux et politiques - qui font l'objet de débats aussi bien au sein de notre groupe que sur tous les bancs de cet hémicycle.

Dans la mesure où la plus grande partie de la Turquie est située au-delà du Bosphore, la question géographique peut être posée, même si ce vaste pays est partie prenante de l'histoire européenne depuis le XVe siècle et qu'il a toujours entretenu avec notre pays, depuis François 1er jusqu'au général de Gaulle, des liens politiques et d'amitié privilégiés auxquels nous sommes et resterons attachés.

Se pose aussi la question du poids démographique : la Turquie compterait à terme davantage d'habitants que le pays le plus peuplé de l'Union. Cela ne serait évidemment pas indifférent pour l'équilibre institutionnel dans les instances européennes.

Se pose encore un problème économique et social, dans la mesure où les critères de Copenhague portent également sur l'exigence d'une économie de marché viable et ne remettant pas en cause l'équilibre concurrentiel des pays de l'Union.

Se pose enfin un problème politique, puisque la Turquie devrait remplir strictement, effectivement et durablement les critères de Copenhague sur la démocratie, l'État de droit, le respect des droits fondamentaux de la personne et la protection des minorités.

Si sa candidature a incontestablement conduit la Turquie à adopter, en peu d'années, des réformes politiques fondamentales qu'il faut saluer, beaucoup reste encore à faire. Et le récent débat au parlement turc sur une éventuelle pénalisation de l'adultère n'a pas manqué de susciter une grande émotion dans les pays de l'Union.

Toutes ces interrogations font que le statut de partenaire privilégié, prévu dans le projet de Constitution européenne, apparaît, d'une part, comme le mieux adapté,...

M. Patrick Ollier. En effet !

M. Bernard Accoyer. ...et, d'autre part, comme ayant le plus de chances d'aboutir. (Applaudissements sur les bancs du groupe de l'Union pour un mouvement populaire.)

Il constitue, pour beaucoup de députés de notre groupe, l'alternative véritable et logique à l'adhésion de la Turquie à l'Union.

Pour aboutir au statut de partenaire privilégié, il faut aller plus loin avec la Turquie, en tous domaines.

La démarche de l'ouverture des négociations va évidemment dans ce sens, d'autant qu'au Conseil européen du 17 décembre, la France n'aura formellement à se prononcer que pour ou contre l'ouverture des négociations d'adhésion, et rien de plus.

M. Jean-Marie Le Guen. C'est déjà beaucoup ! C'est même l'essentiel !

M. Bernard Accoyer. D'ailleurs, mes chers collègues, quels avantages la France tirerait-elle d'être le seul pays à s'opposer dès maintenant à l'ouverture de ces négociations ? (Applaudissements sur plusieurs bancs du groupe de l'Union pour un mouvement populaire.) Notre tradition de défense des droits fondamentaux de la personne, notre idée de la tolérance, notre attachement au principe de laïcité font que la France apporte son soutien total aux efforts considérables réalisés par la Turquie pour progresser sur le chemin de la démocratie, de l'État de droit, du respect des minorités, du développement économique et du progrès social - ce progrès social qui est le meilleur moyen de contenir les flux migratoires vers les pays de l'Union.

Certes, tout n'est pas parfait, mais la Turquie a valeur d'exemple, de par son expérience réussie, au sein du monde musulman, d'un État laïc et d'une démocratie ancrée dans la société, ouverte à l'alternance.

Enfin, dans un contexte géopolitique international et régional en crise, il est de l'intérêt de l'Union d'avoir à ses côtés une Turquie apaisée, au poids géopolitique incontestable, à la croisée de l'Europe, du Proche et du Moyen-Orient comme de tant de civilisations héritières de l'histoire.

M. Jean-Pierre Soisson. Très bien !

M. Bernard Accoyer. Mes chers collègues, qui peut nier qu'un signal définitivement négatif, une rupture brutale du dialogue entre l'Union européenne et la Turquie feraient le jeu de ceux qui aspirent au « choc des civilisations » ?

Mme Martine Aurillac. Très bien !

M. Bernard Accoyer. Certains affirment que l'ouverture des négociations conduirait obligatoirement à l'adhésion, parce que cela a toujours été le cas par le passé.

Je m'élève avec force contre cette confusion, cet amalgame approximatif. Il s'agit d'un vrai préjugé, qui, dans ce cas précis, prend même une dimension inacceptable. (Applaudissements sur les bancs du groupe de l'Union pour un mouvement populaire.)

M. Pierre Albertini. Naïf !

M. Bernard Accoyer. Certes, jusque-là, les négociations d'adhésion ont toutes abouti. Mais elles ne sont nullement automatiques, et, d'ailleurs, elles ont été rompues à deux reprises avec la Grande-Bretagne, en 1962 et en 1969.

Les négociations avec la Turquie ne seront nullement automatiques ni jouées d'avance, pour des raisons qu'il est très important de rappeler.

En effet, les procédures spécifiques pour cette négociation, proposées par la Commission à la demande de plusieurs États, dont spécialement la France, permettent de garantir qu'elle pourra être, le cas échéant et à tout moment, interrompue. Le chemin de la négociation est ainsi solidement balisé : d'abord par la clause de suspension décidée par le Conseil européen, sur proposition de la Commission, en cas de violation de la démocratie ou des Droits de l'homme ; ensuite par l'évaluation annuelle de l'effectivité et de l'irréversibilité des réformes en Turquie ; enfin par des études d'impact approfondies conduites par des représentants de la société civile et des ONG internationales.

M. Pierre Lellouche et M. Patrick Ollier. Très bien !

M. Bernard Accoyer. Ce chemin est également balisé par les préoccupations exprimées par plusieurs commissaires européens, au premier rang desquels figure le commissaire français Jacques Barrot. Il s'agit de la nécessité de parvenir à une reconnaissance explicite par la Turquie de Chypre, État membre de l'Union, et à celle du génocide arménien. (Applaudissements sur les bancs du groupe de l'Union pour un mouvement populaire.)

En outre, et cela est très important, chaque État de l'Union, ainsi que l'a rappelé le Président de la République, pourra demander à tout moment d'interrompre les négociations.

Enfin, dans l'éventualité de leur aboutissement - dans un avenir en tout état de cause lointain -, ce sont les peuples qui auront à se prononcer pour ratifier cette adhésion.

Pour les Français, cette ratification se ferait nécessairement par la voie référendaire, comme l'a indiqué récemment le Président de la République Jacques Chirac. Ce sont donc bien nos concitoyens qui auraient le dernier mot.

Mes chers collègues, les représentants élus de la nation que nous sommes auront, avec ce débat, pris toute leur place face aux enjeux des décisions du Conseil européen du 17 décembre prochain. Nous vous en remercions, monsieur le Premier ministre.

Nous avons exprimé les préoccupations de nos compatriotes, évalué la légitimité et les enjeux du dialogue et du rapprochement entre l'Union et la Turquie.

Ces enjeux sont majeurs. Ils concernent la Turquie, mais aussi l'Union et, bien sûr, la France.

Ces enjeux, ce sont aussi nos convictions : la démocratie et le respect des droits de la personne ; le progrès économique et social ; la sécurité et la paix.

Sans préjuger de la décision du Conseil européen du 17 décembre, le Président de la République s'exprimera au nom de la nation tout entière et conformément à nos institutions. Il le fera, nous en sommes sûrs, dans l'intérêt de la France, du progrès et de la paix dans le monde. (Applaudissements sur les bancs du groupe de l'Union pour un mouvement populaire.)

M. le président. La parole est à M. le président de la commission des affaires étrangères.

M. Édouard Balladur, président de la commission des affaires étrangères. Monsieur le président, monsieur le Premier ministre, madame et messieurs les ministres, mes chers collègues, le débat d'aujourd'hui est suffisamment important pour que nous n'y apportions pas une passion excessive. L'entrée de la Turquie dans l'Union européenne est souhaitée par les uns, contestée par les autres. Sont invoqués des arguments tenant à l'histoire, à la géographie, à l'économie, au type de société et aussi à la culture, dans toutes ses composantes.

En ce qui me concerne, je suis sensible à deux préoccupations rationnelles : faire fonctionner correctement les institutions de l'Europe à vingt-cinq - et bientôt vingt-sept, après l'entrée de la Bulgarie et de la Roumanie -, et réussir l'intégration économique des nouveaux pays membres de l'Union.

(M. Jean Le Garrec remplace M. Jean-Louis Debré au fauteuil de la présidence.)

PRÉSIDENCE DE M. JEAN LE GARREC,

vice-président

M. Édouard Balladur, président de la commission des affaires étrangères. Première préoccupation : l'Union va être dotée, je le souhaite, d'une constitution nouvelle. Celle-ci permettra beaucoup de progrès, mais ne réglera pas d'emblée tous les problèmes, et la période d'adaptation risque d'être longue avant que le système soit stabilisé et que chacun y ait pris sa place et ses habitudes.

Deuxième préoccupation : nous devons intégrer 80 millions d'Européens, membres des dix États qui viennent d'entrer dans l'Union, auxquels il faut ajouter 30 millions de Bulgares et de Roumains. Raison de plus pour ne pas y ajouter, par boulimie, une difficulté supplémentaire en élargissant rapidement au-delà. Y a-t-il urgence, dans une sorte de fuite en avant, à faire entrer 80 millions d'hommes...

M. Jean-Claude Lefort. Et de femmes, non ?

M. Édouard Balladur, président de la commission des affaires étrangères. ...dans l'Union européenne à échéance de 2015-2020 (Applaudissements sur les bancs du groupe de l'Union pour un mouvement populaire et du groupe Union pour la démocratie française), si bien qu'elle devrait faire face au coût de l'intégration de 200 millions d'habitants nouveaux ?

M. Jean-Claude Lefort. Ce n'est plus de la géostratégie, c'est de l'arithmétique !

M. Édouard Balladur, président de la commission des affaires étrangères. Observons-le : quinze ans après sa réunification, l'Allemagne, si riche et puissante, n'a toujours pas bien intégré 17 millions d'Allemands de l'Est. (« C'est vrai ! » sur les bancs du groupe Union pour la démocratie française.)

La Turquie est un grand pays, très peuplé, dont le poids au sein de l'Union européenne, si elle y entrait, serait considérable, et à bien des égards souhaitable, et dont la modernisation représenterait pour l'Union, en raison de l'aide qu'elle lui apporterait, un coût d'environ 25 milliards d'euros par an. Or l'Union doit tout d'abord faire preuve de solidarité envers les dix nouveaux États membres, tout en tentant de maîtriser ses dépenses, et c'est une préoccupation de votre gouvernement, monsieur le Premier ministre, qui est tout à fait justifiée. Comment, dans ces conditions, s'engager dès à présent dans la voie d'un nouvel élargissement ?

M. Jean-Claude Lefort. Dans quinze ans !

M. Édouard Balladur, président de la commission des affaires étrangères. Pour ces raisons, je souhaite qu'on envisage pour la Turquie, comme désormais pour tous les pays candidats afin de ne froisser aucune susceptibilité et de ménager la dignité d'un grand peuple, une situation de partenaire privilégié. (« Très bien ! » sur plusieurs bancs du groupe de l'Union pour un mouvement populaire et du groupe Union pour la démocratie française.)

M. François Sauvadet. C'est très sage !

M. Édouard Balladur, président de la commission des affaires étrangères. Pour y parvenir, il faudrait que le Conseil européen du 17 décembre ne ferme aucune voie et décide expressément de mettre à l'étude les deux solutions (Applaudissements sur les bancs du groupe Union pour la démocratie française et sur de nombreux bancs du groupe de l'Union pour un mouvement populaire), cela a été dit souvent cet après-midi par les uns et les autres et notamment par Bernard Accoyer : soit l'adhésion pure et simple de la Turquie, soit l'octroi d'un statut de partenaire privilégié, sans choisir dès maintenant entre l'une ou l'autre. (« Très bien ! » sur les bancs du groupe Union pour la démocratie française.)

M. François Sauvadet. Excellent discours !

M. Édouard Balladur, président de la commission des affaires étrangères. C'est cette dernière solution qui aurait ma préférence, et je me réjouis de constater que nombreux sont ceux qui s'y rallieraient. (Applaudissements sur les bancs du groupe Union pour la démocratie française et sur de nombreux bancs du groupe de l'Union pour un mouvement populaire.)

L'Assemblée doit-elle, oui ou non, voter sur ce point avant le Conseil du 17 décembre ? Vous avez fait votre choix et répondu que ce ne serait pas conforme à la Constitution.

M. Jean-Christophe Lagarde. Ce n'est pas vrai !

M. Édouard Balladur, président de la commission des affaires étrangères. N'y revenons pas, sinon pour observer que, de ce fait, une partie du débat d'aujourd'hui porte sur la légitimité de ce vote préalable. N'en parlons pas davantage, et revenons au fond. N'avais-je pas dit que je souhaitais dépassionner nos débats ? (Exclamations sur les bancs du groupe Union pour la démocratie française.)

M. François Sauvadet. Ce n'est pas si facile !

M. Édouard Balladur, président de la commission des affaires étrangères. Encore faudrait-il que l'on sache ce qu'est un partenariat privilégié. Voilà plus de dix ans que j'ai proposé que l'Europe fût organisée en trois cercles de composition et de compétence variables, un cercle de droit commun comprenant tous les États membres, un cercle restreint comprenant les pays décidés à aller plus loin et plus vite et un cercle plus large comprenant les voisins immédiats. Qu'il me soit permis, à cette occasion, d'exprimer ma reconnaissance à M. Laurent Fabius pour l'action persévérante qu'il mène afin d'assurer la publicité des propositions que j'avais faites. (Rires.)

M. Jean-Marie Le Guen. Il faut faire subir un test ADN à cette proposition !

M. Édouard Balladur, président de la commission des affaires étrangères. J'y suis prêt ! (Sourires.)

Vous savez, monsieur le Premier ministre, les inquiétudes qui s'expriment.

Pour les uns, l'Europe est passée de six membres à vingt-cinq membres, au prix de cinq élargissements. Aucune négociation d'élargissement ne s'est terminée par un échec, c'est l'argument de tous ceux qui redoutent qu'une ouverture sans précaution d'une négociation avec la Turquie ne conduise quasi automatiquement à son adhésion.

Pour les autres, les choses étant parties comme elles sont parties, on est en train de confondre les deux débats, l'un sur la Constitution européenne, l'autre sur l'élargissement de l'Union. (« Très bien ! » sur plusieurs bancs du groupe de l'Union pour un mouvement populaire.) Ce serait un grand risque d'accroître les votes hostiles à l'adoption de la Constitution. (Applaudissements sur de nombreux bancs du groupe de l'Union pour un mouvement populaire.) Raison supplémentaire de dépassionner le débat !

J'estime que nul n'a intérêt à ce que la décision soit prise dans des conditions passionnelles, ni l'Europe, ni la Turquie, ni la France. L'important est de débattre, aussi froidement qu'il nous sera possible, sur l'Europe que nous voulons. Or l'entrée de la Turquie dans l'Union est une décision fondamentale, et nous avons à la prendre ensemble pour bâtir cette nouvelle Europe. Sans méconnaître pour ma part le principe qui donne compétence au pouvoir exécutif pour conduire les négociations diplomatiques et signer les accords internationaux, je rappellerai que la construction communautaire obéit à des règles et à des usages spécifiques tant elle modifie notre ordre juridique interne et nos perspectives économiques, sociales et politiques.

C'est la raison pour laquelle, pour conclure, je me permets d'exprimer trois souhaits.

Le premier, c'est que vous vouliez bien, mais je pense que cela va de soi, faire part au Président de la République de l'état d'esprit de nombreux parlementaires dans notre assemblée et de leurs interrogations. Peut-être en tirera-t-il la conclusion, mais c'est à lui à l'apprécier, que la meilleure façon de se réserver une marge de liberté dans la négociation, c'est de proposer de ne pas en figer le résultat par avance et de préciser qu'elle peut avoir pour issue soit l'adhésion, soit le partenariat privilégié. (Applaudissements sur les bancs du groupe Union pour la démocratie française et sur plusieurs bancs du groupe de l'Union pour un mouvement populaire.)

Deuxième souhait, une fois acquise la décision du Conseil européen, le 17 décembre, alors rien ne s'opposerait plus, me semble-t-il, en tout cas sur le plan constitutionnel, à ce que notre assemblée en délibère à nouveau dès le début de l'année prochaine, afin de vous offrir l'occasion de lui rendre compte de la réunion,...

M. Jean-Marie Le Guen. Très, très bien !

M. Édouard Balladur, président de la commission des affaires étrangères. ...ce qui lui permettrait de faire connaître son opinion. (« Très bien ! » sur divers bancs.)

Enfin, j'ai un troisième souhait à formuler, à plus longue échéance, j'en conviens : on nous dit que la négociation peut durer cinq à dix ans avant que le résultat final n'en soit connu. Les uns et les autres dans cette assemblée, où en serons-nous dans dix ans ? (Exclamations.) Dieu seul le sait, mais une chose est certaine, c'est que la France sera toujours là et le peuple français aussi. C'est pourquoi le référendum qui lui a été promis pour conclure cette négociation avec tout nouveau candidat devrait prévoir clairement le choix entre les deux solutions sur lesquelles je suis revenu à plusieurs reprises, l'adhésion ou le partenariat privilégié. (Applaudissements sur les bancs du groupe Union pour la démocratie française et sur plusieurs bancs du groupe de l'Union pour un mouvement populaire.)

M. Jean-Marie Le Guen. C'est la démocratie directe !

M. Édouard Balladur, président de la commission des affaires étrangères. Qui peut d'ailleurs savoir si, au terme des négociations, tel ou tel pays candidat ne préférerait pas finalement le statut de partenaire privilégié...

M. Jacques Myard. Souhaitons-le pour la France !

M. Édouard Balladur, président de la commission des affaires étrangères. ...et ne souhaiterait pas, lui aussi, être invité à choisir. Si les choses se passaient ainsi, l'opinion publique se convaincrait que les décisions ne se prennent pas sans elle. (« Très bien ! » et applaudissements sur les bancs du groupe Union pour la démocratie française.) Les Français, appelés à choisir, se réconcilieraient avec l'Europe, à laquelle ils ont parfois tendance, parfois abusivement, à faire porter la responsabilité de toutes les difficultés de notre pays.

Plusieurs députés du groupe Union pour la démocratie française. C'est vrai !

M. Édouard Balladur, président de la commission des affaires étrangères. Je serais heureux, monsieur le Premier ministre, que vous me fassiez savoir le compte que vous envisagez de tenir des trois souhaits que j'ai exprimés. Ils me paraissent ménager à la fois les prérogatives du pouvoir exécutif, que vous souhaitez préserver, légitimement, les préoccupations de notre assemblée, et celles des Français. (Applaudissements sur les bancs du groupe de l'Union pour un mouvement populaire et du groupe Union pour la démocratie française.)

M. le président. Dans la suite du débat, il y a de nombreux orateurs inscrits pour cinq minutes. J'invite chacun d'entre eux à faire un effort pour respecter son temps de parole.

La parole est à M. François Baroin.

M. François Baroin. Monsieur le Premier ministre, monsieur le président, mes chers collègues, le 17 décembre prochain, les chefs d'État et de Gouvernement des États membres de l'Union européenne doivent décider de l'ouverture des négociations d'adhésion avec la Turquie. Cette adhésion en devenir n'est bien sûr pas anodine. Contrairement à ce qui s'est passé pour les dix pays qui ont récemment intégré l'Union, la perspective de la Turquie membre à part entière fait débat. Pourquoi ?

D'abord parce que, même sans entrer dans tous les détails, sans développer les plus subtils arguments, chacun a le sentiment que la Turquie ne peut pas être mise sur le même plan que la Pologne, la Slovaquie, ni aucun des autres pays récemment intégrés à l'Union européenne. Ce n'est ni dépréciatif ni blessant. C'est un constat.

Alors, nous débattons légitimement aujourd'hui d'une problématique complexe dont les critères sont à la fois d'ordre objectif et subjectif. Les questions qui sont soulevées sont nombreuses. Qu'adviendra-t-il lorsque ce pays qui comportera près de 100 millions d'habitants d'ici à dix ou quinze ans sera européen, et aura proportionnellement le nombre le plus important de députés au Parlement européen ? Est-ce que l'Union s'accommodera de l'islam turc ? Est-ce un problème majeur ou périphérique ? Quelles sont les limites politiques et géographiques de l'Europe ? Quel est le paramètre pertinent ? Est-ce la civilisation, est-ce le continent européen ? Quelles difficultés budgétaires seraient liées à l'intégration de la Turquie ? Le processus d'adhésion est-il irréversible ? Je m'arrête là, mais la liste est longue et les questions importantes. Elles doivent être posées. Elles le sont dans le cadre de ce débat.

Il est logique et nécessaire que la perspective de l'adhésion de la Turquie amène la représentation nationale à donner son avis, et il est tout aussi essentiel et normal que nos concitoyens et l'ensemble des formations politiques puissent s'exprimer à courte et à longue échéance. Et, puisque nous débattons, au nom de quoi l'Union européenne, elle, n'aurait pas le droit de débattre ? Ce n'est pas seulement une question de parallélisme des formes, c'est une question de cohérence. Une demande existe, une réponse doit être apportée.

Sur cette question qui modifiera ou non profondément le visage de l'Union européenne, l'UMP s'était prononcée par un vote au conseil national d'Aubervilliers, le 9 mai dernier. Elle a affirmé que la Turquie n'avait pas vocation à entrer dans l'Union européenne,...

M. Jean-Christophe Lagarde. Très bien !

M. François Baroin. ...mais elle a proposé la solution du partenariat privilégie : non à la Turquie comme pays intégré, oui à un partenariat renforcé et privilégié. (Applaudissements sur les bancs du groupe Union pour la démocratie française et sur de nombreux bancs du groupe de l'Union pour un mouvement populaire.)

Chacun reconnaît que la Turquie a fait des progrès dans l'application des critères de Copenhague. Il n'est pas inutile de les rappeler. Il y a quatre critères politiques : un État de droit, des institutions stables, le respect des droits de l'homme et le renforcement de la protection des minorités. Et puis il y a deux critères économiques : une économie de marché et une capacité de résistance au sein de l'Union européenne à une concurrence réelle. Même si ces progrès sont importants et encourageants, encore faut-il qu'ils soient confirmés dans les faits. Un texte de loi ne suffit pas, il faut que les décrets suivent, que l'administration ne résiste pas. Il y a encore beaucoup de chemin à parcourir et aussi beaucoup d'incertitudes. Qui pourrait prévoir la constance du régime politique turc sur les quinze années à venir ?

Il n'est bien évidemment pas question ici de céder à des fantasmes d'islamophobie ou de turcophobie. L'enjeu, c'est la construction d'une Europe politique forte et unie. La vraie question, et c'est peut-être l'une des raisons pour lesquelles il y a une cristallisation aussi forte, c'est le devenir de l'Europe. Est-ce la poursuite de l'élargissement ou l'approfondissement de nos relations ? En France un peu plus que dans les autres pays, nous privilégions l'approfondissement. (Applaudissements sur plusieurs bancs du groupe de l'Union pour un mouvement populaire.)

Nous nous retrouvons dans une situation paradoxale. Alors que l'éventuelle adhésion de la Turquie ne sera effective que vers 2015, le débat n'a jamais paru aussi urgent.

Je suis parfaitement conscient que certains auraient préféré que notre débat soit suivi d'un vote.

M. François Sauvadet. Eh oui !

M. François Baroin. Mais cela reviendrait à contraindre le Président de la République par un vote qui lui donnerait un mandat impératif.

Plusieurs députés du groupe Union pour la démocratie française. Et alors ?

M. François Baroin. Nous sommes les premiers à dénoncer les corporations qui nous menacent de ne pas voter pour nous lors des prochaines élections législatives si nous ne votons pas dans tel sens ou dans tel autre à l'Assemblée nationale, et nous voudrions lier les mains du Président de la République par un vote à l'Assemblée nationale et au Sénat sur une question comme celle-ci ? (Protestations sur les bancs du groupe Union pour la démocratie française et sur plusieurs bancs du groupe socialiste.)

M. Jean-Marie Le Guen. Nous ne sommes pas des viticulteurs !

M. François Baroin. Il y a l'esprit des institutions, l'esprit de la loi fondamentale, et il y a sur ce point aujourd'hui entre nous une divergence d'appréciation. Aujourd'hui, dis-je à regret, car, malheureusement, la liste est longue. (Applaudissements sur de nombreux bancs du groupe de l'Union pour un mouvement populaire.)

Nous avons voulu ce débat, nous l'avons, et nous aurons d'autres occasions de reparler de ce sujet. D'ici là, faisons confiance à notre gouvernement. Il y a peut-être là aussi une ligne de partage entre ceux qui sont attachés à nos institutions, et donc en l'occurrence à une certaine voix de la France, et ceux qui veulent les affaiblir. (Applaudissements sur les bancs du groupe de l'Union pour un mouvement populaire.)

M. le président. La parole est à M. Noël Mamère.

M. Noël Mamère. Monsieur le président, madame la ministre, monsieur le ministre, mes chers collègues, j'ai l'honneur de représenter dans ce débat les députés Verts, qui, sur la question de l'adhésion de la Turquie à l'Union européenne, n'ont ni état d'âme, ni division interne. Comme l'ensemble de notre parti, nous sommes pour, résolument pour l'intégration de la Turquie à l'Union européenne, parce que nous ne bornons pas notre horizon aux frontières étroites de la politique française. Je le dis nettement ici : le peuple turc ne doit pas être l'otage de nos débats franco-français. La Turquie ne doit pas devenir le bouc émissaire de notre incapacité à répondre à la crise et aux inquiétudes de la société française.

Non, la Turquie ne doit pas, ne peut pas être, le miroir de nos peurs françaises, notamment de la peur ethnico-sociale, ce nouveau poison qui ronge notre société et qui a fait dire au Premier ministre cette énormité : « le fleuve de l'islam ne rentre pas dans le lit de la laïcité. »

Oui, nous sommes pour l'ouverture des négociations avec la Turquie le 17 décembre, et ce pour trois raisons essentielles.

D'abord, l'Europe a besoin de la Turquie pour bâtir un modèle de cohésion multiculturelle en résonance avec son histoire. La Sublime Porte n'est pas la caricature qu'en font les islamophobes et les partisans du club chrétien. Elle est même la seule nation, pour le meilleur et parfois pour le pire, à appliquer depuis Atatürk le modèle français issu de la laïcité et du jacobinisme.

M. Pierre Albertini. Vous dites n'importe quoi !

M. Noël Mamère. Elle a même été plus vite que nous dans certains domaines de l'émancipation des femmes en leur accordant le droit de vote dès 1934, en combattant résolument la polygamie, en autorisant l'avortement.

Le modèle turc, qui se construit sous la pression contradictoire de l'Europe et de l'intégrisme, est un modèle d'harmonisation entre la tradition laïque, imposée souvent de manière autoritaire et un islam ouvert et moderne qui est assumé par une grande majorité de la population. La Turquie est donc une chance pour l'Europe car celle-ci sera multiculturelle ou ne sera pas.

Ensuite, parce que, dans le nouveau monde de l'après-11 septembre, l'ouverture de négociations avec la Turquie apporte une réponse décisive à la guerre de civilisation théorisée aussi bien par les néoconservateurs américains que par Ben Laden. Elle constitue même la clef qui permettra à l'Europe de proposer une alternative au modèle de la guerre préventive visant à imposer la démocratie occidentale par la force. La Turquie a un rôle stratégique entre l'Asie, la Russie, le Moyen-Orient et l'Europe.

Faut-il rappeler que l'année dernière, à la veille de la guerre américaine en Irak, le Parlement turc a voté le refus du passage des troupes américaines sur son sol alors que les militaires turcs étaient prêts à encourager cette violation de souveraineté ?

Enfin, parce que les frontières de l'Europe dans le monde multipolaire de demain doivent trouver leur cohérence. De ce point de vue, l'avenir de l'Europe se joue en Turquie, parce que son adhésion à l'Union ouvrira notre continent sur ses frontières naturelles du Sud et de l'Asie. Depuis toujours la Turquie a été au cœur de l'histoire euro-méditerranéenne. Son admission dans l'Union serait donc un signal fort permettant à la Méditerranée de dépasser ses pesanteurs historiques et d'entrer sans complexe dans le troisième millénaire.

Mes chers collègues, ne refusons pas l'ouverture d'un processus au prétexte que les Turcs seraient musulmans, pauvres et trop nombreux ! Les négociations ont permis d'accélérer dans tous les domaines la démocratisation et l'adaptation économique de la Turquie. Certes, il subsiste encore des zones d'ombre... Ainsi, la question kurde et la démocratisation du régime nous semblent être les principaux critères de l'admission.

Les Kurdes en Turquie continuent à être persécutés parce qu'ils sont kurdes. Les droits politiques et syndicaux ne sont pas respectés. Les intellectuels et les journalistes qui ne sont pas conformes au dogme du régime sont poursuivis et jetés en prison. Le processus d'intégration obligera l'État turc à se réorganiser selon le principe de subsidiarité. Comme elle a permis à l'Espagne d'en finir avec le centralisme autoritaire issu du franquisme, l'Europe permettra d'en finir avec ce jacobinisme militarisé qui a dominé la vie de la Turquie depuis la fin de l'empire ottoman.

Si nous voulons prouver à la Turquie que nous ne la refusons pas pour de mauvaises raisons, nous devons prendre des initiatives concrètes qui démontreront que l'adhésion devra se faire en fonction des principes qui régissent l'Europe comme un espace de droits et non à cause de l'appartenance religieuse ou du poids démographique.

Cela m'amène à formuler ici trois propositions : que le président de notre assemblée invite dans cet hémicycle le Premier ministre de la Turquie pour que celui-ci nous expose son point de vue ; que revive ou que vive le groupe d'étude sur la question kurde à l'Assemblée nationale, comme l'exigent depuis cinq ans des députés de plusieurs groupes ;...

M. François Bayrou. Très bien !

M. Noël Mamère. ...enfin, que les députés français organisent une délégation composée de représentants de la majorité et de l'opposition pour visiter les prisons turques et examiner les conditions de détention des détenus politiques. C'est comme cela, et non en agitant des épouvantails, que nous pourrons faire progresser la cause de la démocratie en Turquie.

Enfin, et ce n'est pas la moindre des choses, nous avons une responsabilité particulière vis-à-vis de la Turquie : nous devons lui demander de regarder en face la question du génocide arménien.

M. François Rochebloine. Très bien !

M. Noël Mamère. En effet, en dépit de pressions de toutes sortes, nous avons été le premier parlement au monde à reconnaître cette tragédie. (Applaudissements sur les bancs du groupe Union pour la démocratie française.)

M. François Rochebloine. À l'unanimité !

M. Noël Mamère. Le fait que nous puissions débattre de la Turquie est une bonne chose, mais que ce débat soit octroyé à la suite d'une fronde des députés de la majorité démontre une fois de plus que nous sommes une assemblée croupion.

M. François Bayrou. Eh oui !

M. Noël Mamère. Les standards de la démocratie devraient s'appliquer à tous et pas seulement à la Turquie, en commençant par ceux-là mêmes qui donnent en permanence des leçons de démocratie aux autres.

M. le président. La parole est à M. Philippe Pemezec.

M. Philippe Pemezec. Monsieur le président, madame la ministre, monsieur le ministre, mes chers collègues, je me fais aujourd'hui le porte-parole de plusieurs dizaines de députés de la majorité parlementaire qui ont décidé de se mobiliser contre la candidature de la Turquie à l'entrée dans l'Union européenne.

Notre groupe souhaitait qu'un débat soit organisé dans cette enceinte, et qu'il se tienne avant le 17 décembre. Le Premier ministre a accédé à notre demande et nous l'en remercions. Mais venons-en au fond du débat.

Plusieurs arguments ont été avancés pour s'opposer à l'entrée de la Turquie : le risque de modification des équilibres politiques bien sûr, - il est réel - le risque démographique et les risques migratoires qui y sont immanquablement liés, mais aussi les risques économiques : a-t-on vraiment les moyens d'accueillir la Turquie ?

On s'est surtout inquiété du risque géopolitique lié aux nombreux conflits qu'entretient la Turquie avec ses voisins, qu'il s'agisse de la question arménienne, du conflit au Kurdistan ou de l'occupation de Chypre.

On a par ailleurs insisté sur le risque islamiste. La Turquie a maintenu le principe de laïcité imposé par Atatürk grâce à un pouvoir fort, soutenu par l'armée. Or, aujourd'hui, l'entrée de ce pays dans l'Union européenne est conditionnée à la disparition du pouvoir militaire.

Cela fait bien sûr le bonheur des mouvements islamistes radicaux qui attendent patiemment une brèche dans le système. Paradoxalement, plus la Turquie sera proche d'entrer dans l'Europe, plus elle sera menacée de basculer vers un islam radical. Voilà pourquoi les mouvements islamistes turcs, généralement si jaloux de l'indépendance nationale, sont curieusement favorables à cette entrée dans l'Union européenne.

M. Jean-Christophe Lagarde. C'est vrai.

M. Philippe Pemezec. On a aussi parlé de la négation officielle du génocide arménien, dont la reconnaissance faisait pourtant partie des quatre conditions préalables fixées en 1987 à la Turquie. Et je pose solennellement la question : aurions-nous fait l'Europe avec une Allemagne qui aurait nié la Shoah ?

M. François Rochebloine. Bonne question !

M. Philippe Pemezec. L'État Turc, pour sa part, continue de nier le génocide de près de 2 millions d'Arméniens. Existerait-il une hiérarchie entre les génocides ?

M. Jean-Christophe Lagarde. Très bonne question !

M. Philippe Pemezec. Mes chers collègues, l'entrée de la Turquie est devenue une question essentielle aux yeux des Français. Et les Français sont majoritairement contre, pour une raison de bon sens : la Turquie n'est pas en Europe, même si elle est un pays allié.

Et Istanbul, me direz-vous ? Eh bien, Istanbul est le dernier reste du démantèlement, par les Ottomans, de l'empire romain d'Orient. Les 23 000 kilomètres carrés de Turquie qui sont du côté européen du Bosphore ne doivent pas servir d'alibi, car nous parlons ici de 3 % seulement du territoire turc !

La Turquie reste donc un État de 700 000 kilomètres carrés appartenant à l'Asie mineure dont les pays frontaliers s'appellent Syrie, Irak et Iran. Faire entrer la Turquie dans l'Union, c'est déplacer les frontières de l'Europe au cœur d'un des territoires les plus explosifs de la planète, aux limites de la poudrière irakienne, au cœur du problème kurde !

Le général de Gaulle rêvait d'une Europe de l'Atlantique à l'Oural. Êtes-vous prêts à vivre le cauchemar d'une Europe de l'Atlantique à l'Euphrate ?

Que l'on soit partisan de l'Europe fédérale ou l'Europe des nations, nous nous retrouvons chaque jour plus nombreux dans ce combat pour défendre aujourd'hui l'Europe face à ce projet dangereux.

Si nous souhaitons que l'Europe soit seulement l'Europe des marchands et devienne un simple conglomérat de pays, sans valeur commune autre que celle de la libre circulation des biens et des personnes, eh bien laissons entrer la Turquie, puis pourquoi pas d'autres pays qui pourraient aussi, au nom de notre amitié, prétendre entrer dans cette Europe ? Mais si nous souhaitons, au contraire, une Europe construite sur un projet politique, déterminé par des valeurs communes, par une histoire partagée, alors il faut dire non à ce projet qui signerait l'arrêt de mort d'une Europe politique et d'une Europe sociale, l'arrêt de mort de l'Europe tout court.

C'est le moment d'être honnêtes avec nous-mêmes et avec les Turcs. Plutôt que de leur faire miroiter les mirages d'une hypothétique entrée dans le concert européen, et sans les rejeter, renforçons la Turquie et les pays de l'arc méditerranéen par un partenariat économique privilégié. Ensuite, comme l'a proposé M. Balladur, au bout de quelques années, nous verrons.

Nous avions déjà du mal à faire fonctionner l'Europe à quinze et nous venons de passer à une Europe à vingt-cinq. A-t-on besoin d'une Europe à quarante pour avoir enfin l'illusion d'exister ?

Reconnaissons enfin que l'Europe a des frontières et qu'à vouloir les élargir à outrance, nous la vidons de toutes ses références culturelles et historiques, nous la coupons de ses racines gréco-latines et de son héritage judéo-chrétien qui font notre richesse et notre identité.

M. Jean-Marie Le Guen. Et Constantinople ?

M. Philippe Pemezec. Si, comme moi, vous avez le sentiment de faire partie d'une famille européenne, n'est-ce pas le moment de prouver que nous sommes là pour la défendre et la protéger plutôt que de la dénaturer et la mettre en péril ?

La politique étrangère est, chacun le sait, le domaine réservé du Président de la République, et les Français lui ont confié mandat pour l'exercer pleinement. Cependant, sur cette question, les Français ont un avis, ils doivent être consultés, soit directement, soit par l'intermédiaire de leurs représentants élus.

À l'heure où va se jouer le tournant le plus important de l'histoire de l'Union européenne, c'est le moment ou jamais de créer une véritable Europe des peuples, une Europe librement consentie.

On nous dit que les chefs d'État européens sont tous partisans de la Turquie. C'est faux ! Ils sont nombreux à attendre qu'un pays ait le courage de dire non. Et ce non, vous le savez, ne pourra venir que de la France !

M. François Bayrou. Il a raison !

M. Jean-Christophe Lagarde. C'est vrai !

M. Philippe Pemezec. Alors, pour moi, pour les députés que je représente à cette tribune, la Turquie dans l'Europe, c'est non ! Les Français doivent s'exprimer sur ce sujet. Et si, d'aventure, l'occasion ne leur en était pas donnée, alors je crains qu'ils ne s'expriment lors du référendum sur la Constitution européenne. Et je fais le pari que nous verrons alors une large victoire du non. Êtes-vous prêts à prendre ce risque ? (Applaudissements sur plusieurs bancs du groupe de l'Union pour un mouvement populaire et sur les bancs du groupe Union pour la démocratie française.)

M. le président. La parole est à M. Jean-Marie Le Guen.

M. Jean-Marie Le Guen. Mes chers collègues, délégué en votre nom à l'assemblée permanente du Conseil de l'Europe, je siège au côté de délégués turcs qui en sont membres depuis 1949 sans que personne se soit jamais interrogé sur la légitimité de leur présence.

Depuis 1963, la France au sein de l'Union européenne et celle-ci dans son ensemble ont soutenu la perspective de l'adhésion de la Turquie. Aucun chef d'État, aucun gouvernement français n'a depuis remis en cause cet engagement.

Ce n'est pas par inadvertance, par mercantilisme ou par atlantisme que Charles de Gaulle ou François Mitterrand ont défendu cette orientation.

Ils ont fait ce choix stratégique, outre les intérêts nationaux qui font de la France le premier investisseur en Turquie, parce que l'intérêt géopolitique de l'Europe le commandait.

M. Jean-Michel Boucheron. Très bien !

M. Jean-Marie Le Guen. La paix, la stabilité, le développement du flanc sud de l'Europe impliquent en effet une coopération avec la Turquie.

M. Jean-Christophe Lagarde. Une coopération, oui !

M. Jean-Marie Le Guen. Du Maghreb au Proche-Orient, des Balkans au Caucase, l'histoire, la géographie et l'actualité nous le rappellent.

Cette coopération - c'est vrai - aurait pu prendre diverses formes. La Turquie, parce qu'elle y trouve son équilibre plus encore que son intérêt, a souhaité l'adhésion. Nous l'avons accepté, nous nous sommes engagés parce que, déjà hier, mais plus encore aujourd'hui, de l'équilibre de la Turquie dépend aussi le nôtre, et parce que cette demande n'a jusqu'à aujourd'hui jamais été considérée comme incompatible avec l'identité européenne. Qui peut croire que la France ou l'Union européenne peuvent, sans dommage, sans conséquence, reprendre unilatéralement leur parole ?

Certains nous disent : « Mais pourquoi pas la Russie ? » En effet, pourquoi pas ? Encore faudrait-il que la Russie le souhaite. Et n'y a-t-il pas lieu de penser que le problème est justement que, jusqu'à présent, elle n'a pas souhaité s'engager dans cette voie ?

M. Jean-Christophe Lagarde. Et le Maroc ?

M. Jean-Marie Le Guen. Les conditions d'adhésion de la Turquie sont-elles pour autant d'ores et déjà remplies ? Certes non. Il est néanmoins vrai que des progrès ont été accomplis, mais aussi que beaucoup restent à faire.

Jusqu'à présent, notre partenaire turc n'a pas failli. Dès lors, pourquoi cette tentation du rejet qui s'affirme ici et maintenant ?

Je crois pour ma part que, dans le moment que nous vivons, ce n'est pas tant le débat turc qui interfère sur le débat constitutionnel que le contraire.

M. Serge Blisko. Tout à fait !

M. Jean-Michel Boucheron. Eh oui !

M. Jean-Marie Le Guen. D'un côté, la perspective d'adhésion d'un pays qui porte le double caractère - négatif pour un certain nombre de nos collègues - d'être un État laïque et une société musulmane ne vient-elle pas douloureusement souligner pour eux l'absence dans le traité constitutionnel de référence à des origines chrétiennes de l'Europe ?

M. Serge Blisko. Eh oui !

M. Jean-Marie Le Guen. De l'autre, l'adhésion d'un grand pays ne souligne-t-elle pas la fin de la gouvernance franco-allemande de l'Union, fin pourtant déjà accomplie avec un élargissement accepté il y a bientôt dix ans ?

Reconnaissons que la confusion de nos esprits est suffisamment grande pour entendre M. de Villepin, alors ministre des affaires étrangères, déclarer : « La crise irakienne nous donne une leçon, nous n'avons pas besoin de plusieurs petits pays, mais d'un grand. »

Eh bien, mes chers collègues, il serait temps que notre pays devienne adulte, qu'il assume les choix que ses dirigeants ont déjà fait, plutôt que de croire qu'il peut s'y soustraire : le choix de l'élargissement a déjà été fait,...

M. Pierre Lellouche. Bien sûr !

M. Jean-Marie Le Guen. ...le choix de la présence de la Turquie en Europe aussi.

On peut, en effet, être adulte et optimiste à la fois car l'âge adulte n'est pas encore celui du déclin. (Applaudissements sur les bancs du groupe socialiste.)

M. le président. La parole est à M. Pierre Lellouche.

M. Pierre Lellouche. Monsieur le président, monsieur le ministre, madame la ministre, mes chers collègues, la question de l'entrée éventuelle de la Turquie dans l'Union européenne est une question, au sens littéral du terme, existentielle pour le devenir du processus historique d'intégration des nations de notre continent, processus dont la France a été, avec l'Allemagne, depuis cinquante ans, l'un des principaux architectes.

Quel type de société, quelles frontières, quelles ambitions, quelles institutions, et surtout quelle identité pour l'Europe : telles sont les questions que soulève l'adhésion éventuelle de ce grand pays qu'est la Turquie. Il est donc normal que ces questions fassent débat dans l'opinion comme dans notre assemblée. Ce qui est regrettable en revanche - et je ne vous le cacherai pas -, c'est que ce débat n'ait pas toujours la sérénité et la hauteur qu'on serait en droit d'attendre et qu'il serve même, pour certains, soit de levier de pouvoir à l'intérieur de telle formation politique, soit de repoussoir pour une question toute différente, mais qui sera posée au peuple français dès l'année prochaine, à savoir la ratification du traité constitutionnel de l'Union.

La Turquie mérite mieux, pardonnez-moi l'expression, que de servir de « tête de Turc » (Sourires) dans la mauvaise querelle qu'une coalition hétéroclite d'anti-européens de droite ou de gauche, ou d'anti-Constitution européenne de droite ou de gauche, cherche à imposer au pays.

M. Édouard Landrain. Très bien !

M. Pierre Lellouche. Mes chers collègues, ma position est connue et, compte tenu de la brièveté de ce débat - ce que je regrette -, je ne ferai que la résumer en quelques phrases.

Premièrement, l'objectif premier de la construction européenne, je le rappelle, tient en trois mots : faire la paix. La paix tout d'abord dans l'ouest européen dès l'immédiat après-guerre, à partir de la réconciliation franco-allemande.

M. Loïc Bouvard. Très juste !

M. Pierre Lellouche. Ce fut d'abord l'Europe des Six, puis des Neuf, puis des Quinze.

Faire la paix dans toute l'Europe ensuite, une fois la guerre froide terminée : ce fut l'élargissement entrepris ces quinze dernières années et désormais accompli vers dix nouveaux membres, soit 80 millions d'habitants dont certains étaient, il n'y a pas si longtemps, soit membres du Pacte de Varsovie, soit même citoyens soviétiques.

M. Loïc Bouvard. Tout à fait !

M. Pierre Lellouche. Faire la paix, enfin, c'est ce que nous faisons en ce moment même dans les Balkans par une politique patiente de stabilisation militaire que nous accompagnons d'une intégration progressive des États issus de l'ex-Yougoslavie : la Slovénie est déjà entrée, le seront demain la Croatie et, par la suite, la Bosnie, la Serbie.

Telle est donc la vocation première - et c'est fondamental - de la construction européenne : élargir sans cesse la zone de paix et de prospérité des nations de notre continent sur la base des valeurs de liberté qui sont les nôtres, afin de rendre impossible le retour de la guerre en Europe.

M. Bernard Accoyer. C'est vrai !

M. Pierre Lellouche. Deuxièmement, si l'on veut bien garder cette perspective fondamentale à l'esprit et si l'on considère, comme moi, que la grande affaire de la planète pour les cinquante prochaines années - celle qui conditionnera la paix ou la guerre dans le monde - est bien celle de la réconciliation ou du divorce définitif entre le monde occidental démocratique et le monde musulman, alors, mes chers collègues, fermer d'emblée la porte à la Turquie, seul grand État musulman laïque depuis quatre-vingts ans et candidat à l'Union européenne depuis quarante-cinq ans, reviendrait à mes yeux à une erreur, une faute politique et stratégique majeure ! (Applaudissements sur de nombreux bancs du groupe de l'Union pour un mouvement populaire et du groupe socialiste.)

Ce qui est en jeu dans cette affaire, c'est de montrer à la face d'un milliard et demi de musulmans à travers le monde que le monde démocratique n'a pas peur de l'Islam et, plus encore, que l'Islam est fondamentalement compatible avec nos valeurs démocratiques, à commencer par l'égalité entre l'homme et la femme et la séparation des pouvoirs spirituels et temporels. En un mot, il s'agit de démontrer que le fleuve de l'Islam peut se fondre dans l'océan de la démocratie et des droits de l'homme.

Encore une fois, nous commettrions une faute politique et stratégique majeure en refusant d'envisager jusqu'au démarrage même d'un tel processus, comme certains le réclament aujourd'hui à cor et à cri. Mes chers collègues, on ne peut tout à la fois - et j'insiste sur ce point - faire de l'intégration des musulmans de France et de la laïcité l'une des priorités fondamentales de la société de notre pays, accuser l'administration Bush d'aggraver, par son comportement en Irak, le conflit des civilisations,...

M. Jean-Christophe Lagarde. C'est vrai !

M. Pierre Lellouche. ...et, dans le même temps, refuser l'entrée de la Turquie en Europe, dire à la Turquie qu'elle n'a pas sa place chez nous. J'avoue que cette logique-là m'échappe, comme me paraissent tous réversibles les arguments utilisés par les adversaires de l'entrée de la Turquie.

La Turquie, nous dit-on, n'a cessé de faire la guerre aux Européens depuis cinq siècles et n'aurait donc pas sa place dans la famille européenne. À cela, je réponds que François Ier n'avait pas hésité à faire alliance avec Soliman le Magnifique contre les Habsbourg, pourtant chrétiens,...

M. Bernard Accoyer. Tout à fait !

M. Pierre Lellouche. ...et que, précisément, l'Union européenne est constituée de pays qui n'ont cessé de se faire la guerre les uns aux autres pendant des siècles ! C'est même pour ça qu'elle existe !

M. Loïc Bouvard et M. Bernard Accoyer. Très juste !

M. Pierre Lellouche. La Turquie, nous dit-on aussi, serait trop grosse, trop peuplée et qu'elle serait surreprésentée, demain, au Parlement européen, compte tenu de la pondération des voix et du nombre de députés calculés au prorata de la population. Mais outre que ces questions sont négociables et feront précisément l'objet des négociations des dix ou quinze prochaines années, je ferai simplement remarquer que l'Europe qui résulte des élargissements récents est une Europe dominée par les petits États et qu'un grand pays comme le nôtre pourrait trouver avantage à voir entrer, dans le système de pondération, un autre grand État.

La Turquie, nous dit-on encore, est à mille lieues d'être prête à entrer en Europe. C'est vrai, mais en partie seulement. D'abord, parce que des réformes considérables ont été menées ces dernières années - certains en ont parlé tout à l'heure - précisément sous l'impulsion des critères de Copenhague, que nous lui avons imposés : 460 lois ont été adoptées ces deux dernières années,...

M. Loïc Bouvard. Eh oui !

M. Pierre Lellouche. ...qui changent le système juridique, qui changent les relations entre les civils et les militaires, qui respectent les minorités.

On nous a affirmé tout à l'heure qu'avec la Turquie dans l'Europe, jamais nous n'aurions pu voter la loi sur le génocide arménien. Au contraire, nous l'aurions voté deux fois plus ! Précisément parce que la Turquie serait contrainte par la discipline européenne, y compris sur les droits de l'homme !

M. Loïc Bouvard. Absolument !

M. Pierre Lellouche. Ensuite, sur le plan économique, laissez-moi simplement vous dire qu'au dernier trimestre, la Turquie avait un taux de croissance de 14,5 % que d'aucuns pourraient lui envier ! C'est un pays qui se développe très rapidement et qui n'est pas si loin de la moyenne des pays que nous avons fait entrer lors du dernier élargissement.

La Turquie, nous dit-on enfin, amènerait les frontières de l'Europe aux confins de l'Irak, voire de la Syrie, ce qui serait inacceptable. Mais en quoi précisément ? Les géographes savent bien que l'Europe a des frontières maritimes claires à l'ouest et au sud, mais floues vers l'est où toute délimitation devient par définition arbitraire. Le général de Gaulle parlait d'une Europe de l'Atlantique à l'Oural : c'est que la Russie est culturellement européenne, même si ses frontières la portent jusqu'au Pacifique. Les républiques du Caucase, telles la Géorgie ou l'Arménie, sont elles aussi européennes. Quant à la Turquie, elle a été, cinq siècles durant et jusqu'à la dislocation de l'Empire ottoman au lendemain de la Première Guerre mondiale, l'un des principaux empires continentaux de l'Europe, étroitement lié à toute notre histoire pendant ces cinq siècles.

M. Loïc Bouvard. Bien sûr !

M. Pierre Lellouche. En réalité, ce débat sur les frontières n'est rien d'autre que le faux nez du débat bien plus fondamental, bien que souvent inavoué - en raison de certains relents peu avouables -, sur l'identité européenne : identité exclusivement et résolument chrétienne pour certains - mais alors qu'on le dise ! - ou moderne et démocratique, si l'on fait démarrer l'Europe moderne à la Renaissance, pour d'autres. Pour vous dire les choses, je me rattache à cette seconde école. Pour moi, le devenir de l'Europe transcende les clivages religieux. C'est l'extension de cette zone de prospérité, de démocratie sur la base de nos valeurs fondamentales.

M. Bernard Accoyer. Bien sûr !

M. Loïc Bouvard. Très bien !

M. Pierre Lellouche. Dans ces conditions, vous comprendrez, mes chers collègues, que je me trouve en parfait accord avec la vision - et j'utilise ce mot, « vision », à dessein - à la fois historique et sage qui est celle du Président de la République. Elle consiste, d'une part, à ne pas fermer la porte à la négociation avec la Turquie, d'autre part, à prendre le temps de tester sur dix ou quinze ans l'évolution interne de ce pays en fonction des critères que nous lui imposerons et, enfin, à donner la parole au peuple français.

M. Jean-Marie Le Guen. C'est du pipeau !

M. Pierre Lellouche. Telle est pour moi la voie de la sagesse et de l'intérêt national.

Je regrette encore une fois que certains aient cru devoir se saisir de cette question importante pour jouer sur les peurs des Français par un amalgame grossier...

M. Bernard Accoyer. C'est vrai !

M. Pierre Lellouche. ...entre immigration, islam, islamisme, terrorisme et Turquie, dont le résultat est non seulement d'abaisser notre débat et de lui retirer une bonne part de sa dignité, mais surtout d'affaiblir la voix de la France en Europe et dans le monde.

M. Bernard Accoyer. Absolument !

M. Pierre Lellouche. Quelle triste image en effet que celle de cette France frileuse et quelque peu paniquée...

M. Loïc Bouvard. Eh oui !

M. Pierre Lellouche. ...devant l'entrée éventuelle d'un pays ami qui compte pourtant parmi nos premiers partenaires politiques, économiques et culturels !

M. Loïc Bouvard. Tout à fait !

M. Pierre Lellouche. Dois-je vous rappeler, messieurs, que nous, Français, sommes les premiers investisseurs en Turquie et que ce pays est avec l'Allemagne le premier poste d'expansion culturelle de la France ? Que ce pays compte onze établissements francophones qui forment annuellement 10 000 élèves turcs qui parlent notre langue ? Vous aurez du mal à expliquer à ces Turcs, à ceux-là, que nous, nous voudrions fermer la porte à ce pays qui compte pourtant parmi nos pays amis et nos principaux partenaires !

Fermer la porte à la Sublime Porte : quel triste dessein pour la politique étrangère de la France ! (Applaudissements sur de nombreux bancs du groupe de l'Union pour un mouvement populaire et sur quelques bancs du groupe socialiste.)

M. le président. La parole est à M. René Rouquet.

M. René Rouquet. Monsieur le président, monsieur le ministre, mes chers collègues, le Président de la République et le Premier ministre se sont enfin résolus, après bien des revirements et des controverses, à concéder à la représentation nationale l'occasion de débattre, aujourd'hui, sur l'adhésion de la Turquie à l'Union européenne.

D'aucuns ont dit que ce serait un débat sans risque, parce que sans vote. Nous regrettons en effet de ne pouvoir conclure par un vote la discussion qui nous rassemble.

M. François Rochebloine. C'est vrai !

M. René Rouquet. Depuis plus de quarante ans, on s'interroge sur l'opportunité d'ouvrir des négociations d'adhésion avec Ankara. Une question aussi importante, aussi récurrente, qui engage à ce point l'avenir de l'Union européenne, méritait mieux que l'insoutenable légèreté avec laquelle l'exécutif aura mené, à la hâte, cette procédure.

M. François Bayrou. Très bien !

M. René Rouquet. Aussi, nous devons nous saisir de ce débat pour réaffirmer que, à ce jour, les conditions d'adhésion de la Turquie ne sont pas réunies.

Toutefois, nous voulons en même temps adresser un message d'espoir au peuple turc et dire à ses dirigeants que nous jugeons important que des discussions puissent se poursuivre, car nous souhaitons voir la Turquie maintenir un dialogue avec l'Union européenne, et que toutes les options restent ouvertes, quoi qu'il advienne et quelle que soit l'issue que prendra le processus lancé le 6 octobre par la Commission européenne.

Mais il nous paraît indispensable de rappeler la primauté que nous donnons aux droits de l'homme, aux progrès de la démocratie, aux principes de l'État de droit, au respect de la presse, des syndicats, des partis d'opposition et des minorités, au respect de l'égalité entre hommes et femmes, au règlement de la question chypriote et à la reconnaissance du génocide arménien.

M. Jean-Claude Lefort. Très bien !

M. René Rouquet. Sur toutes ces exigences, et malgré la campagne diplomatique orchestrée par Ankara, chacun mesure le long chemin que la Turquie doit encore accomplir pour tenter de satisfaire aux critères d'une éventuelle adhésion, tant elle paraît éloignée des valeurs démocratiques qui sont les fondements de l'Union.

Avec d'autres, et en particulier avec notre collègue Martine David...

M. Bernard Accoyer. Pourquoi précisément Martine David ?

M. René Rouquet. ...je veux revenir, à ce stade du débat, sur une exigence fondamentale à laquelle, me semble-t-il, est subordonnée toute discussion sur un éventuel processus d'adhésion et qui, aujourd'hui comme hier, doit demeurer chère à notre Parlement : la reconnaissance du génocide arménien. Cette question est d'autant plus d'actualité que l'ambassadeur de Turquie en France a récemment déclaré, sans sourciller : « Ce génocide n'est pas établi, et, pour reconnaître un génocide, il faut avoir des preuves. Or il n'y en a pas ! »

M. Jean-Christophe Lagarde. On va leur en fournir !

M. René Rouquet. Tant que la Turquie persistera dans ce négationnisme à l'égard de son passé, incompatible avec son statut de candidat, tant qu'elle se refusera à reconnaître le génocide dont le gouvernement ottoman s'est rendu coupable, dont la réalité historique est établie, et qui, à ce jour, est reconnu par le Parlement européen et par trente-sept pays − dont la France −, on sera bien forcé d'affirmer que les conditions de son entrée dans l'Union ne sont pas réunies.

M. Jean-Yves Hugon et M. François Rochebloine. Très bien !

M. René Rouquet. La France fut la première à reconnaître le génocide arménien, et la seule à le faire sous la forme d'une loi, ici même, à l'unanimité et à l'initiative des groupes parlementaires en 1998, puis en 2001. Parce que c'est l'honneur de l'Assemblée nationale d'avoir mené ce processus législatif à son terme −, nous devons faire de cette reconnaissance une exigence morale autant que politique.

Que la Turquie entreprenne enfin ce travail de mémoire, qu'elle fasse la lumière sur son histoire, pour favoriser la réconciliation et la paix dans cette région du monde, qu'elle respecte les conditions de la résolution du Parlement européen de 1987, et elle remplira les critères d'adhésion fixés à Copenhague par les démocraties d'Europe, unies sur des valeurs communes et respectueuses des droits de l'homme et des libertés.

Comment, à moins de se déjuger, le Président de la République pourra-t-il approuver, en décembre 2004, l'ouverture de négociations d'adhésion sans prendre en compte la nécessité, pour la Turquie, de reconnaître un génocide dont il a pourtant lui-même affirmé l'existence en promulguant la loi de 2001 ?

La construction de l'Europe est inconcevable sans la vérité sur l'histoire, et cette vérité est indissociable de la question de l'adhésion de la Turquie. Elle sera peut-être, demain ou après-demain, grâce aux avancées démocratiques que nous appelons de nos vœux, pour ce pays et pour son peuple, une source de réconciliation, de paix, de désenclavement, de développement et de stabilité dans la région. C'est à l'aune de ce défi que je veux, avec vous, envisager l'avenir. (Applaudissements sur plusieurs bancs du groupe socialiste.)

M. le président. La parole est à M. Nicolas Dupont-Aignan.

M. Nicolas Dupont-Aignan. Monsieur le président, madame la ministre, monsieur le ministre, mes chers collègues, en recommandant, le 6 octobre dernier, d'ouvrir les négociations d'adhésion de la Turquie à l'Union européenne, la Commission de Bruxelles a placé chaque État membre, et singulièrement la France, devant une responsabilité historique.

Faire mine, aujourd'hui, de différer les choix décisifs de dix ou quinze ans revient soit à tromper nos concitoyens, soit à mentir aux Turcs. Dans les deux cas, c'est reporter sur les responsables politiques de demain un choix impossible avec, à la clé, une crise intérieure grave ou une crise internationale non moins sérieuse.

Assez de faux-semblants ! Il est de notre devoir de parlementaires représentant le peuple français de regarder les choses en face. Si, le 17 décembre prochain, les chefs d'État et de gouvernement réunis en Conseil européen suivent l'avis de la Commission, ils engageront un processus d'adhésion quasi irréversible.

M. Bernard Accoyer. Ce n'est pas vrai !

M. Nicolas Dupont-Aignan. Notre responsabilité de députés de la majorité est encore plus grande puisque, par nature solidaires du Gouvernement, nous serons associés à cette décision. Or, avons-nous été élus en 2002 pour enclencher l'adhésion de la Turquie ? Certainement pas.

Nous serons rarement, au cours de notre mandat, confrontés à un choix aussi important. C'est pourquoi vous me permettrez d'en appeler à votre conscience de femmes et d'hommes libres.

Pour ma part, je refuse que mes enfants ou mes concitoyens me reprochent un jour d'avoir, par myopie, démagogie ou lâcheté, mis la main à une si dangereuse manœuvre.

Comment, en effet, ne pas voir les conséquences d'une telle décision pour notre pays et pour l'Europe ? L'Union européenne, bâtie depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale − une courte période à l'échelle de l'histoire − est trop fragile pour être ainsi engagée dans cette aventure.

Que l'on soit fédéraliste ou, comme moi, plutôt attaché à l'Europe confédérale du général de Gaulle, force est de reconnaître l'impérieuse nécessité de consolider l'édifice européen. L'instauration d'un partenariat avec la Turquie, la Russie, l'Ukraine, le Maghreb, Israël, permettrait de mieux stabiliser les contours de notre Europe et d'éviter sa dilution. A contrario, l'entrée d'un pays non européen comme la Turquie, si différent des autres pays de l'Union, rendrait impossible un fonctionnement apaisé d'institutions déjà affaiblies par un indispensable mais périlleux élargissement à l'Europe de l'Est.

La seule logique technocratique, où se mêlent gros intérêts et bonnes intentions, à des années-lumière du vécu des peuples, peut expliquer cette fuite en avant de la Commission de Bruxelles. En se coupant un peu plus des nations qui devraient porter le sentiment européen, en imposant aux Européens, sans les consulter, une voie qu'ils refusent, on affaiblit durablement l'Union au moment même où sa construction manque tant de légitimité et d'assise.

Quelle pourrait d'ailleurs être, dans le cœur des Français, la force des règles européennes lorsqu'elles seront prises à la majorité d'un Conseil européen dont le membre le plus influent sera un pays non européen ? Seuls les États-Unis d'Amérique pourront se réjouir de cette erreur historique. Ceux qui, abusés un moment par la politique superficielle des bons sentiments, auront cru qu'ils pouvaient s'affranchir de la réalité du monde découvriront alors que l'histoire peut redevenir tragique. Car c'est bel et bien la démagogie du « tous semblables » qui est ici à l'œuvre et qui, sous des abords sympathiques et modernes, ne respecte pas l'opinion profonde des Français.

Oser dire qu'il y a des différences entre les nations d'Europe et la Turquie est ainsi devenu un crime de lèse-pensée unique. Avec des démographies aux tendances contraires, des cultures et des mœurs différentes, comment croire que, dans vingt ans, la Turquie ressemblera aux autres pays de l'Union européenne ? Les Turcs tiennent-ils d'ailleurs vraiment à nous ressembler ? Et pourrait-on leur reprocher de vouloir rester eux-mêmes ? Les nations évoluent au fil du temps, très lentement. On s'illusionnerait en croyant pouvoir ne pas tenir compte de cette donnée.

Offrir un partenariat, ce n'est pas fermer la porte aux Turcs : au contraire, c'est leur dire la vérité et les associer à un vrai projet de coopération entre l'Europe et ses contours.

Je le sais, les institutions de la Ve République confient au Président de la République la primauté dans la conduite de la politique étrangère de la nation. Mais elles contrebalancent ces très larges pouvoirs en donnant un rôle important au peuple, qui élit le chef de l'État au suffrage universel, et en permettant un recours fréquent au référendum. Le général de Gaulle a toujours consulté les Français avant un choix décisif. Comment l'exécutif pourrait-il reprocher aux représentants du peuple ici réunis de vouloir se saisir de cette question, alors que le peuple, avant un choix aussi essentiel que celui du 17 décembre, est totalement tenu à l'écart ? Ce n'est pas remettre en cause les pouvoirs du Président de la République que d'exprimer notre avis ici, en notre enceinte.

Jacques Rueff disait : « Soyez socialistes, soyez libéraux, mais ne soyez pas menteurs. » Il n'y a pas de fatalité à laisser notre majorité s'embourber dans ses contradictions et s'éloigner du peuple. Il n'y a qu'une solution, aujourd'hui : consulter les Français par référendum, le plus vite possible, dans les mois qui viennent, avant le 17 décembre ou après, selon les possibilités de révision constitutionnelle de l'article 11. Il suffit de leur poser une question simple : « Souhaitez-vous l'adhésion de la Turquie à l'Union européenne, ou préférez-vous une association avec l'ébauche d'un partenariat ? »

Chacun pourrait alors, avec franchise et dans la clarté, exprimer son point de vue. Les Français trancheraient et cette procédure aurait trois mérites.

En premier lieu, elle réconcilierait nos compatriotes avec la démocratie. Lassés d'être pris pour des imbéciles, caricaturés en extrémistes dès qu'ils osent dire quelque chose, accusés de vouloir surfer sur des peurs alors que, justement, ils les évitent en allant au fond du débat, les Français retrouveraient peut-être un peu plus de confiance en leurs hommes politiques.

Elle aurait également le mérite de consolider l'idée européenne en arbitrant enfin la difficile question des frontières de l'Europe. Comment, d'ailleurs, pourrions-nous voter lors du référendum sur la Constitution, quelles que soient nos préférences, si nous ne savons pas où sont les limites de la future Europe ?

Elle aurait enfin le mérite de rassembler la majorité autour des priorités que lui ont assignées les Français en 2002 : l'adhésion de la Turquie à l'Union européenne n'en faisait pas partie, pas plus au moment de l'élection présidentielle que lors des élections législatives. Nous n'avons pas été élus pour cela, mais pour redresser le pays, rétablir la sécurité, relancer l'économie, réformer l'école : en un mot, pour jouer notre rôle, au service de notre pays.

En 2007, nous serons jugés sur nos actes.

M. Manuel Valls. On l'espère bien !

M. Christian Paul. Alors, c'est mal parti !

M. Nicolas Dupont-Aignan. C'est pourquoi je regrette profondément que, aujourd'hui, nous ne puissions pas voter, et j'espère que, avant le 17 décembre, les Français seront consultés. C'est l'avenir de la France et une certaine idée de la politique qui sont en jeu. (Applaudissements sur quelques bancs du groupe de l'Union pour un mouvement populaire.)

M. le président. La parole est à M. Christian Paul.

M. Christian Paul. Monsieur le président, madame la ministre, monsieur le ministre, mes chers collègues, la Turquie a-t-elle sa place dans l'Union européenne et quels sont les préalables à poser à son adhésion ?

On l'a bien entendu ces jours-ci, il y a de mauvaises raisons de s'y opposer, mais aussi et surtout quelques vrais et profonds motifs d'inquiétude. Nous devons exposer ceux-ci dans un esprit de responsabilité, mais, d'abord, réfuter les mauvaises raisons de s'opposer à l'ouverture de négociations puis à l'adhésion de la Turquie.

On a invoqué des raisons géographiques. Mais l'Union européenne ne s'est jamais réduite à un concept géographique : c'est avant tout une construction politique et ses frontières ne vont pas de soi. J'ajoute, incidemment, que plusieurs millions de citoyens français, espagnols, portugais, qui vivent dans les régions ultrapériphériques de l'Europe, aux Antilles, aux Açores ou dans l'océan Indien, sont aussi des Européens.

La culture est une autre de ces mauvaises raisons. On voit ici poindre l'idée selon laquelle il y aurait une culture, une religion, une civilisation qu'il faudrait sanctuariser, parce qu'elles seraient d'une essence particulière. Comme si l'histoire même de l'Europe, celle d'Averroès, n'était pas faite du croisement des cultures, comme si la Méditerranée ne devait pas être un trait d'union plutôt qu'une zone de fracture.

Figure aussi parmi ces mauvaises raisons, un sentiment inavouable, qui pollue le débat, celui du racisme. Gardons-nous de le faire prospérer ces jours-ci. Gardez-vous, mes chers collègues, de lui donner des arguments et du carburant.

Je concentrerai mon intervention sur les préalables que les socialistes ont exprimés solennellement et unanimement, et qui leur serviront de référence pour longtemps. Ils concernent à la fois la Turquie, et son niveau de démocratie, et l'Europe elle-même. Ces préalables, ce sont des conditions sine qua non qui doivent être remplies avant une éventuelle adhésion. Sinon nous dirons non, s'il le faut, le moment venu.

Sans doute nous dira-t-on, en Turquie mais aussi dans l'Europe d'aujourd'hui, que le peuple turc ne peut être l'otage des faiblesses inguérissables de l'Europe.

D'abord, nous entendons bien que celle-ci puisse guérir de ses faiblesses. C'est même la première de leurs obligations collectives que se fixent les promoteurs de l'Europe puissance.

Ensuite, nous ne pouvons plus accepter que les élargissements successifs, sans frein et sans limite, diluent le projet européen. L'élargissement n'est pas un toboggan sans fin. Il ne saurait être mécanique, encore moins une mécanique infernale.

Ces préalables, madame et monsieur les ministres, auraient d'ailleurs gagné à être plus fermement posés avant les élargissements successifs et, en tout cas, avant le plus récent. Je suis de ceux, peu nombreux il est vrai, au moins jusqu'à ces derniers mois, qui ont exigé l'approfondissement avant l'élargissement. L'idée a fait heureusement son chemin.

Ce débat est donc l'occasion pour les socialistes d'exprimer trois préalables à l'attention de l'Europe.

Le premier, c'est un renforcement de l'Europe politique, privilégiant une marche à grands pas, et non plus à petits pas, vers l'option fédérale, au moins pour une partie de l'Union.

Le deuxième préalable, c'est une capacité budgétaire et solidaire d'assumer ce nouvel élargissement. À faire semblant d'entreprendre l'actuel élargissement à budget constant, l'Union, monsieur le ministre, vivra des réveils douloureux. Le dire, ce n'est pas préférer la Bourgogne à la Pologne ou à l'Anatolie, c'est préférer la vérité et la solidarité aux artifices dilatoires.

Le troisième préalable que nous posons, c'est la nécessité de perspectives claires d'harmonisation fiscale et sociale, pour éviter le déchirement définitif de nos modèles de protection sociale et pour prévenir la constitution, au sein même de l'Union, d'enclaves entraînant vers le bas les salaires, la protection sociale et les services publics.

Pour nous, ce débat, comme celui, distinct, de la Constitution, soulève une question de fond, celle de la direction que doit prendre la construction européenne. C'est celle d'une réforme des institutions européennes qui ait l'ambition d'aller bien au-delà du projet de Constitution proposé aux peuples d'Europe. Si, aujourd'hui, le débat sur l'adhésion de la Turquie est si aigu, c'est que beaucoup sentent que ce projet de Constitution ne réarme pas véritablement l'Europe politique.

L'adhésion de la Turquie n'est donc possible, pour autant que notre regard puisse porter si loin, qu'au prix d'une réorientation profonde de l'entreprise européenne. (Applaudissements sur de nombreux bancs du groupe socialiste.)

M. le président. La parole est à M. Axel Poniatowski.

M. Axel Poniatowski. Monsieur le président, madame la ministre, monsieur le ministre, mes chers collègues, les Français sont de plus en plus nombreux à se demander où va l'Europe, et la France avec elle.

Ils sentent bien, intuitivement, qu'il faut continuer à construire l'Europe, que celle-ci nous apporte plus de choses positives que de choses négatives. En même temps, ils s'interrogent et se posent des questions de bon sens : jusqu'où nous entraînez-vous ? Quel est le projet ? Et avec qui ?

L'Europe, soyons-en bien convaincus, fut et est toujours une nécessité, et cela pour deux raisons fondamentales.

La première est qu'elle nous a apporté la paix depuis soixante ans alors que les soixante années précédentes n'avaient été qu'une succession de guerres dévastatrices sur notre territoire. La guerre des Balkans, toujours en cours, est là pour nous rappeler que la paix est bien fragile, même en Europe.

La seconde raison, c'est-à-dire l'autre apport majeur de l'Europe, est que celle-ci a contribué puissamment à améliorer notre niveau de vie. La richesse par habitant a été multipliée par quatre en quarante ans chez nous. L'abolition des barrières douanières, la création du marché unique, la suppression des mesures protectionnistes, la réalisation de grandes infrastructures et, plus récemment, la mise en place de l'euro, sont autant d'atouts qui ont permis à la France de connaître une croissance bien supérieure à ce qu'elle aurait été si nous étions restés isolés avec nos mauvaises habitudes protectionnistes et corporatistes.

La France a établi avec l'Union Européenne une relation historique unique car elle en est l'un des pays fondateurs, peut-être même le plus fondateur.

Tout au long de ces cinquante dernières années, c'est une banalité que de le dire, la France a tiré profit de l'Europe au point de figurer dans le peloton de tête des grandes puissances économiques : ne réalisons-nous pas 70 % de nos exportations vers des pays de l'Union ?

Sans l'Europe, la France serait une société bloquée,...

M. Loïc Bouvard et M. Louis Giscard d'Estaing. Exactement !

M. Axel Poniatowski. ...repliée sur elle-même, probablement en voie de dégénérescence. Aussi est-il très important de convaincre ou d'encourager l'an prochain nos compatriotes à approuver la Constitution européenne.

M. Loïc Bouvard. Très bien !

M. Axel Poniatowski. L'élargissement à vingt-cinq, décidé voilà dix ans, s'est concrétisé le 1er mai dernier, et l'on ne peut que s'en réjouir. Bientôt, la Bulgarie et la Roumanie intégreront l'Europe, puis, un jour ou l'autre, les pays des Balkans qui n'y sont pas encore : la Croatie, la Serbie, la Bosnie, la Macédoine et l'Albanie, tous pays européens. En revanche, l'intégration de la Turquie représenterait, à n'en pas douter, un grave danger pour l'Europe, et cela sans même aborder l'aspect économique.

Outre un PIB par habitant de trois à quatre fois inférieur à celui de la moyenne des pays européens et, par conséquent, un coût d'intégration très élevé pour l'Union, l'aspect géographique ne peut en effet être occulté : 95 % du territoire turc se situe en Asie, dans sa partie moyen-orientale. De là viennent sa culture, sa population, ses traditions, ses racines et toute son histoire. Quant à la nature de son régime, cet État dit démocratique et - mais de moins en moins, malheureusement - laïque, ne tient que par le bon vouloir d'une autorité musclée.

Accueillir la Turquie, c'est aussi accueillir certains de ses vieux démons et de ses contentieux, de ses conflits avec ses voisins du Caucase, avec la Syrie, l'Iran, les Kurdes et sans doute demain l'Irak.

Enfin, ultime considération et pas la moindre : où s'arrête-on - ainsi que le demandait le Président Valéry Giscard d'Estaing ? Beaucoup de pays d'Asie et d'Afrique frappent à la porte : le Liban, dont nous sommes culturellement beaucoup plus proches que de la Turquie,...

M. Jean Dionis du Séjour. Absolument !

M. François Bayrou. Eh oui !

M. Axel Poniatowski. ...la Syrie, l'Égypte, ceux du pourtour méditerranéen ainsi que le Caucase, l'Ukraine, la Biélorussie et encore la Russie, ainsi qu'Israël, qui a fait récemment des avances à ce sujet, et le Maroc.

Mettre la main dans ce processus d'intégration c'est, j'en suis convaincu, signer la fin d'une certaine Europe car le projet européen fondateur virerait alors à l'auberge espagnole.

Sachons raison garder et voir que la situation politique, économique et sociétale mondiale a complètement changé depuis quarante ans. Nouons avec la Turquie un partenariat privilégié, comme le propose Édouard Balladur, mais n'engageons pas l'Europe et la France dans un avenir aux conséquences imprévisibles.

Les Français sont devenus méfiants car les hommes politiques que nous sommes sont incapables de leur dire précisément quel sera le contour des frontières de l'Europe. Ils ont l'impression que nous fuyons ce sujet et donc que nous leur cachons quelque chose. À défaut d'engager ce débat essentiel avec nos partenaires européens et d'être clairs sur ce point, la suspicion et le rejet iront grandissants et je crains alors que la réponse des électeurs, tous bords politiques confondus, à toute future question européenne, ne soit, elle, très claire.

M. Jérôme Rivière. Assurément !

M. Axel Poniatowski. Nous avons suffisamment à faire pour réussir l'intégration et l'unification des vingt-cinq ou bientôt des vingt-sept pays membres pour écarter la tentation d'une éventuelle fuite en avant. (Applaudissements sur plusieurs bancs du groupe de l'Union pour un mouvement populaire et sur les bancs du groupe Union pour la démocratie française.)

M. le président. La parole est à M. Manuel Valls.

M. Manuel Valls. Monsieur le président, madame la ministre, monsieur le ministre, mes chers collègues, dans le monde trouble, incertain, dangereux qui est le nôtre, déstabilisé par le chaos irakien dont nous ne mesurons sans doute pas encore toutes les conséquences, et face à l'hyperpuissance américaine, l'Europe, l'Union européenne doit incarner un modèle, porter un espoir.

Dans ce monde, les peuples européens savent qu'ils ont une place à prendre, et l'abstention massive du 13 juin dernier, dans la plupart des pays, ne signifie pas autre chose qu'une incompréhension sur l'objectif et la méthode de la construction européenne.

Décider avant de convaincre et de proposer, avancer sans expliquer : si les dirigeants européens poursuivent dans cette voie, le désaveu cinglant du 13 juin à l'égard de la plupart des gouvernements - et notamment du vôtre, madame et monsieur les ministres - responsables de politiques économiques et sociales particulièrement dures à l'égard des salariés, se répétera, la crise politique et civique s'accentuera et le populisme et l'extrême droite s'engouffreront alors dans la brèche.

Le débat sur la Turquie est difficile, complexe, ses enjeux sont considérables, pour la Méditerranée, pour le monde musulman mais aussi pour nos compatriotes, et surtout il est symptomatique du fossé qui se creuse entre les dirigeants et les citoyens. La manière même de concevoir ici notre discussion, renforcera, je le crains, le sentiment profond des citoyens que l'Europe se fait sans eux, dans leur dos.

Le refus de fixer nos frontières et donc de dire où s'arrête l'Europe, l'incapacité à fonctionner autrement qu'en mettant les peuples devant le fait accompli, constituent un problème de méthode récurrent ainsi qu'une grave menace pour l'avenir de l'Union européenne.

La France a confirmé à plusieurs reprises, il est vrai, mais sans véritable débat, la reconnaissance par le général de Gaulle en 1963 de la vocation européenne de la Turquie. Cependant, les conditions géostratégiques ne sont plus les mêmes.

La question religieuse a pris beaucoup d'ampleur et interfère trop souvent dans la discussion. Au nom d'une Europe chrétienne, certains disent non. D'autres disent oui au nom du dialogue des cultures et des religions avec l'islam. Finalement, les premiers ne veulent pas de la Turquie parce que sa population est musulmane. Les seconds la veulent justement pour cette raison. Or là n'est pas le problème.

L'adhésion de la Turquie à l'Union européenne, et plus encore si le projet constitutionnel était adopté, accentuerait la dilution de l'Union et nous éloignerait encore un peu plus de l'Europe puissance. Les déséquilibres démographiques, culturels, politiques, institutionnels qu'entraînerait l'entrée de la Turquie dans l'Union Européenne ne peuvent être niés.

Mais il est vrai aussi que des engagements ont été pris à l'égard de ce grand pays. Un processus a été initié et l'on ne peut humilier cet État dont le peuple aspire au progrès et à la consolidation de sa démocratie encore très fragile.

Nous sommes là face à un choix difficile : soit refuser l'adhésion et blesser un peuple, soit accepter son entrée et diluer l'Europe. Faut-il poursuivre les enjeux de la guerre froide quand celle-ci a disparu, et ainsi s'affaiblir ? Faut-il choisir l'esthétique géopolitique au risque de se couper de nos concitoyens ?

L'Union européenne, c'est ma conviction, doit bâtir une politique spécifique à l'égard des grands ensembles qui l'entourent : la Méditerranée, espace privilégié pour les relations Nord-Sud, le Maghreb, avec lequel nous avons des liens si torts, et le Proche-Orient sans aucun doute un jour. Dans le cadre de ce partenariat stratégique fort, la Turquie doit trouver toute sa place, celle de pivot dans ce que l'on appelle aussi l'Europe du troisième cercle.

Au reste, la Turquie n'épuise sans doute pas la question qui nous est posée. Ce pays, de toute façon, est loin de remplir les conditions économiques et démocratiques requises. C'est un constat que la Commission européenne elle-même admet, ainsi que Jean-Marc Ayrault le rappelait tout à l'heure. Le vrai problème se trouve avant tout dans la méthode choisie pour les élargissements successifs et dans l'incapacité des dirigeants européens à élaborer un projet cohérent et dessiner une vision claire de l'extension géographique de l'Union.

La Turquie ne doit pas servir, en l'espèce, de bouc émissaire des renoncements des gouvernements de l'Union. Ce n'est pas elle seule qui ferme la porte à l'Europe puissance, ce beau projet que condamne une Constitution qui ne répond pas aux enjeux du présent. Ce n'est pas elle qui fera de l'Union une simple zone de libre-échange, ce dessein qui, malheureusement, est aujourd'hui celui de la plupart des gouvernements européens. Et ce n'est pas elle non plus qui nous fera intégrer l'OTAN plus que nous ne semblons décidés à le faire aujourd'hui.

M. Bernard Accoyer. C'est un peu compliqué à suivre tout cela !

M. Christian Paul. Faites un petit effort !

M. Manuel Valls. La question turque nous renvoie au sens de l'Europe et il ne faudrait pas se méprendre et voir dans cette seule adhésion la quintessence des faiblesses qui sont déjà les nôtres.

M. Bernard Accoyer. C'est encore pire que ce que je pensais !

M. Manuel Valls. L'adhésion de la Turquie, sans harmonisation fiscale et sociale, sans budget européen en hausse, sans réelle démocratisation des institutions européennes, dans une Union à trente, ne peut que conduire à une dilution du projet européen et susciter des réflexes de crainte et d'hostilité.

M. Christian Paul. Évidemment !

M. Jean-Michel Boucheron. Très juste !

M. Manuel Valls. Observons d'ailleurs que ce sont souvent les mêmes, à commencer par ce gouvernement, qui ont bâclé cet élargissement et qui veulent limiter le budget européen à 1 % du PIB.

M. Bernard Accoyer. Oh ! la la !

M. Manuel Valls. Pour ce qui est de la Turquie, le coût de l'adhésion serait de l'ordre de 25 milliards d'euros par an, c'est-à-dire 0,17 point du PIB européen.

M. Bernard Accoyer. C'est la valse des étiquettes !

M. Manuel Valls. On comprend mieux toutes les subtilités de l'impasse dans laquelle l'on veut nous amener.

En tout cas, il ne faudrait pas qu'un éventuel référendum sur l'adhésion de la Turquie soit transformé, demain, en une réponse à donner à la question : « Faut-il respecter la parole de la France, de l'Europe à l'égard de la Turquie ? » Nos concitoyens, et ils ont raison, ne supportent pas que le débat soit confisqué avant même qu'il n'ait eu lieu.

Nous devons dire clairement à tous ceux qui aspirent à l'élargissement, à nos partenaires européens, et cela vaut aussi pour tous ceux qui défendent l'entrée de la Turquie dans l'Union Européenne, oui, nous devons dire clairement qu'ouverture des négociations ne signifie pas adhésion. Nous devons aussi dire que la réforme des institutions européennes, la définition d'une ambition pour l'Europe partagée, assumée et mise en œuvre, devront, dans l'intérêt de l'Europe, dans leur intérêt aussi, précéder tout nouvel élargissement. (Applaudissements sur de nombreux bancs du groupe socialiste.)

M. le président. Mes chers collègues, avant de donner la parole au prochain orateur, je vous indique que, après son intervention, je suspendrai la séance quelques minutes.

La parole est à M. Christian Estrosi.

M. Christian Estrosi. Monsieur le président, monsieur le ministre, madame la ministre, mes chers collègues, oui, le débat qui s'ouvre aujourd'hui à l'Assemblée sur l'entrée de la Turquie dans l'Union européenne est utile. En effet, il nous oblige à réfléchir aux grands principes qui fondent l'avenir de l'Europe.

Je le dis clairement à titre personnel, mais l'UMP a exprimé une position semblable lors d'un de ses précédents conseils nationaux sur proposition de Nicolas Sarkozy et d'Alain Juppé, une éventuelle entrée de la Turquie dans l'Union européenne m'inspire de sérieuses réserves, voire une opposition.

Je ne m'appuie pas sur un point de vue géographique et géopolitique pour apprécier si la Turquie est plus ou moins européenne. Je dis simplement que, dans le domaine des droits de l'homme et des fondements de l'État de droit, la Turquie, tout en ayant accompli à ce jour des efforts louables, ne satisfait pas encore aux critères qui sont les nôtres et qui ont été définis dès l'origine par les pères fondateurs. La Turquie doit poursuivre et consolider les progrès déjà effectués, en particulier dans la reconnaissance du génocide arménien. Nous avons suffisamment insisté, tout du moins ceux d'entre nous qui avons déposé à deux reprises une proposition de loi dans cet hémicycle sur le sujet, pour que soit reconnue dans la loi française l'existence du génocide arménien pour aujourd'hui ne pas demander à la Turquie, comme le commissaire européen Jacques Barrot l'a d'ailleurs fait valoir à la Commission européenne, de le reconnaître elle-même.

Mais, surtout, l'évolution démographique probable de la Turquie fera de ce pays, qui est déjà plus peuplé qu'aucun pays de l'Union européenne, le membre le plus influent politiquement, c'est-à-dire en droits de vote si l'on se réfère aux dispositions du projet de Constitution européenne. Est-ce là une perspective souhaitable ? En toute sincérité et sans le moindre préjugé à cet égard, je ne le pense pas.

Pour autant, la Turquie est un pays respectable entre tous et il ne serait ni élégant ni équitable ni surtout opportun politiquement d'opposer sèchement à sa demande d'adhésion une fin de non-recevoir. N'existerait-il pas de voie médiane entre un oui qui nous engagerait au-delà du raisonnable, et un non qui désobligerait Ankara ? Forte aujourd'hui de vingt-cinq membres, l'Europe est arrivée à maturité. Peut-être est-il temps de faire preuve d'imagination et de réfléchir à de véritables formules d'association ou de partenariat privilégié, comme l'évoquait Édouard Balladur tout à l'heure, qui ne seraient pas de simples solutions d'attente.

Permettez au méditerranéen que je suis d'imaginer que de telles formules pourraient également et légitimement s'appliquer à d'autres pays du bassin méditerranéen. L'histoire de la nation française est autant méditerranéenne qu'européenne.

Ce débat devant cette assemblée est donc utile, monsieur le ministre, et même indispensable. Et nous ne pouvons que nous féliciter qu'il ait lieu.

En revanche, je considère qu'assortir un tel débat d'un vote de la représentation nationale serait une erreur. En effet, les institutions de la Ve République sont claires en ce domaine : elles font du Président de la République le seul habilité à négocier les traités. Ne laissons pas pervertir ce débat d'une gravité particulière par un problème à caractère constitutionnel qui ne profiterait à personne.

Le Président de la République propose que soit inscrit dans notre Constitution le principe suivant : aucun nouveau membre ne pourra rejoindre l'Union européenne sans que cette adhésion ait été soumise par référendum aux Françaises et aux Français. Il appartiendra ainsi aux Françaises et aux Français de se prononcer, en toute souveraineté, sur cette demande d'adhésion, comme sur toute autre candidature, d'ailleurs, qui viendrait à se présenter à l'avenir. Il apparaît évident que certains ici ne cherchent qu'à entretenir la confusion des esprits à des fins purement politiciennes, à la veille d'un autre référendum, celui portant sur la ratification de la Constitution européenne. Mais nous, nous sommes nombreux à faire confiance aux Français pour ne pas se laisser abuser lors de ce grand rendez-vous, tout comme, j'en suis sûr, le peuple français souverain saura, le moment venu, décider lui-même du destin réservé à la Turquie dans ses relations avec l'Union européenne.

Le choix ne doit pas se limiter à l'adhésion ou au refus : nous pouvons décider d'offrir à la Turquie une troisième voie, le partenariat privilégié. (Applaudissements sur de nombreux bancs du groupe de l'Union pour un mouvement populaire.)

Suspension et reprise de la séance

M. le président. La séance est suspendue.

(La séance, suspendue à dix-huit heures vingt, est reprise à dix-huit heures vingt-cinq.)

M. le président. La séance est reprise.

Nous allons continuer d'entendre les orateurs inscrits.

La parole est à M. Jean-Michel Boucheron.

M. Jean-Michel Boucheron. Monsieur le président, monsieur le ministre, mes chers collègues, la question de l'adhésion de la Turquie fait une irruption remarquée dans le débat politique français. M. Erdogan se serait sans doute bien passé de cette coïncidence de calendrier entre le débat constitutionnel et celui du début du processus de négociation.

Il faut faire attention à la façon dont l'opinion française et les responsables politiques abordent le sujet. Il n'est nul besoin d'analyser profondément les sondages pour découvrir que la peur de l'étranger, du musulman, de l'avenir tout simplement, entraîne un réflexe de protection et de repli. Notre rôle est de clarifier le débat et de s'exprimer franchement.

Certains disent que cette arrivée porterait atteinte à l'identité de l'Europe. Que veulent-ils dire exactement ?

La stricte frontière géographique ne peut être retenue : plus de Turcs que de Grecs vivent en Europe.

Le critère politique non plus, s'agissant d'un pays laïque depuis plus de quatre-vingts ans qui a fait vivre son régime parlementaire bien avant de nombreux pays d'Europe et dont le courage pour engager des réformes n'est pas contestable.

On n'ose imaginer que des responsables politiques retiennent le critère religieux. La Bosnie ne poserait aucun problème du fait de sa taille. La Turquie en revanche introduirait au niveau d'un grand pays une réelle pluralité religieuse.

Si certains hommes politiques osent souhaiter une Europe religieusement homogène, qu'ils le disent et qu'ils l'assument. Mais ce serait une double faute : celle de l'isolement à long terme et surtout celle du manque de confiance dans la capacité d'attraction des valeurs constitutives de l'Europe. Avec un tel repli frileux, comment tenir aux musulmans de France en particulier un discours d'intégration ?

La réponse à la Turquie ne peut en aucun cas être : « Vous n'êtes pas des nôtres.» Ce serait un rejet humiliant qui donnerait, je le pense, un signal aux masses musulmanes à qui seul Ben Laden et son choc des civilisations offriraient une perspective crédible. N'oublions jamais que Ben Laden, au lendemain du 11 septembre, fit allusion, au détour d'un discours enregistré, aux crimes commis contre les musulmans quatre-vingts années plus tôt. Cette phrase passée inaperçue visait évidemment les événements de 1921, Kemal Atatürk et son État laïque. Oui ! la Turquie est bien un contre-modèle à la dérive fondamentaliste. Traitons ce pays avec les égards qui lui sont dus.

Est-il possible cependant d'intégrer un nouveau pays de 80 millions d'âmes avec un tel différentiel social et économique dans les institutions et les budgets européens actuels ? Évidemment non. C'est la seule raison qui nous interdise aujourd'hui cette adhésion. Elle est forte, mais c'est la seule.

On se retrouve donc dans une situation apparemment ingérable : impossible intégration, impossible rejet. Comment résoudre cette difficulté ?

Il faut évoquer la question stratégique. À l'horizon de vingt ans, il y aura un monde multipolaire, composé d'un bloc américain à peu près homogène et d'un bloc chinois dominant. Il faut constituer un troisième pôle alliant l'Europe, la Méditerranée, le Moyen-Orient, fort d'un potentiel de 800 millions d'habitants.

L'Europe devra donc tisser des liens étroits, y compris contractuels, avec le sud de la Méditerranée, le monde russe, le Moyen-Orient, le Caucase, proche culturellement - la Géorgie en montre l'exemple -, l'Iran enfin, point d'appui capital de cette région.

Ces pays offrent à l'Europe des débouchés vers l'Asie centrale, nécessaires à son désenclavement. Gageons qu'un jour Paris, Londres, Berlin, Moscou, Ankara, Téhéran prendront conscience que leurs intérêts vitaux sont communs, que leurs destins sont liés. L'intervention actuelle en Irak n'est-elle pas aussi la réponse à cette perspective qui inquiète outre-atlantique ?

Quel est le point clé du développement de cette stratégie ? Quelle est la charnière ? Évidemment la Turquie avec Istanbul, symbole et trait d'union entre ces deux mondes. La Turquie a besoin de l'Europe, l'Europe a besoin de la Turquie, mais le cadre européen actuel interdit ce rapprochement.

Il y a donc une liaison inévitable entre ce débat et celui sur la Constitution. II faut que ce traité permette une Europe qui rende possible à la fois l'approfondissement en son cœur, le rapprochement à vingt-cinq et, enfin, l'étroite coopération avec nos voisins immédiats, passage obligé pour des relations stratégiques plus lointaines.

L'Europe devra avoir des structures souples. Le débat sur les coopérations renforcées et structurées, sur la souplesse de leur champ d'application et la liberté dans le nombre exigé de leurs participants, sera essentiel pour régler la difficile question de la relation de l'Europe à la Turquie.

Nous devons construire une Europe adaptable à sa diversité, condition de l'émergence d'une Europe puissance à laquelle, je l'espère, nous sommes tous attachés, seule garante de notre identité et du rayonnement de nos valeurs. (Applaudissements sur les bancs du groupe socialiste.)

M. le président. La parole est à M. Dominique Paillé.

M. Dominique Paillé. Monsieur le président, monsieur le ministre, mes chers collègues, le 17 décembre prochain marquera, si l'unanimité se dégage entre les chefs d'État et de gouvernement, l'acceptation de la Turquie comme membre de l'Union Européenne.

L'histoire de la Communauté, puis de l'Union, le prouve : dès lors qu'un pays candidat est admis à la table des négociations, il devient inéluctablement membre de l'Union, quel que soit le mode de ratification, parlementaire ou référendaire, retenu pour le traité d'adhésion. La décision d'intégrer la Turquie n'interviendra donc ni dans cinq ans ni dans dix ans, mais dans huit semaines exactement.

Or, je suis de ceux qui disent haut et fort que la Turquie mérite un statut de partenaire privilégié, mais qu'elle n'a pas vocation à devenir membre à part entière de l'Union, tout simplement parce que la Turquie n'est pas européenne. Elle ne l'est ni géographiquement, ni historiquement, ni culturellement. C'est un grand pays qui a sa civilisation propre et qui mérite, à ce titre, respect et considération, mais ce n'est pas un pays européen.

Admettre la Turquie dans l'Union, c'est à coup sûr porter un coup fatal au rêve des fondateurs de l'Europe, que je partage, de construire sur le vieux continent un espace homogène entre pays qui ont une communauté de destin et qui acceptent de mettre en commun une grande partie de leur souveraineté pour favoriser la paix, la sécurité et le développement économique et social.

Avec la Turquie, l'Europe se réduirait à une simple zone de libre-échange, loin de l'idéal qui anime les fédéralistes dont je fais partie. Et le fait que le président des États-unis se réjouisse publiquement de l'entrée de la Turquie dans l'Union et la souhaite très rapidement, n'est pas de nature à me rassurer !

Mais au-delà de cette question fondamentale pour notre pays, je saisis l'occasion qui m'est donnée d'intervenir du haut de cette tribune pour évoquer avec tristesse la manière dont elle a été traitée par le Gouvernement. La méthode retenue est révélatrice de profonds dysfonctionnements et de dérives de nos institutions. Le Premier Ministre a récemment appelé au respect de ces institutions, mais personne ne les conteste.

L'article 52 confie au Président de la République la négociation des traités. Personne ne prétend vouloir le faire à sa place. Simplement, une démocratie moderne exige que cela s'accomplisse dans la transparence et qu'il y ait un dialogue permanent.

M. Jean Dionis du Séjour. Très bien !

M. Dominique Paillé. Le Président de la République semble favorable à l'entrée de la Turquie dans l'Union. C'est son droit le plus strict, mais je ne suis pas sûr de l'avoir entendu exposer aux Français, pour les convaincre du bien-fondé de la position, les raisons de fond qui le conduisent à être sûr que la Turquie est européenne ou qu'elle peut le devenir pleinement ? Ses arguments sont sans nul doute excellents, mais à quelle occasion les a-t-il présentés à la population ? Il y a là un déficit d'explication que je déplore et que je souhaite voir très vite comblé.

Monsieur le ministre, soyez-en sûr, nous respectons le Président et ses pouvoirs constitutionnels, mais, a contrario, je souhaite que ceux du Parlement soient également respectés.

M. Jean Dionis du Séjour. Très bien !

M. Dominique Paillé. Avec un grand nombre de collègues, j'ai fait part publiquement de notre souhait de voir le Parlement saisi, conformément à l'article 88-4 de la Constitution, de l'avis de la Commission européenne du 6 octobre dernier relatif à l'ouverture des négociations d'adhésion de la Turquie, afin que nous puissions en débattre et voter une résolution. Nous nous sommes vu opposer une fin de non- recevoir.

Le Gouvernement a d'abord rejeté toute idée de débat, puis à mesure que la pression populaire s'exprimait, il a accepté ce qui nous réunit aujourd'hui : un débat sans vote. Pour autant, et je le regrette, les critiques ne sont pas totalement apaisées, car le vote est l'expression aboutie de la démocratie et, en le refusant, vous avez provoqué des frustrations légitimes, en tout cas compréhensibles.

Cette attitude gouvernementale a été perçue par nombre de nos concitoyens comme l'expression d'une crainte de l'exécutif face aux résultats d'un scrutin sur cette question. Elle les a surtout persuadés qu'un mauvais coup se préparait derrière eux, qu'une décision importante allait se prendre à leur insu. Elle a ainsi donné du grain à moudre aux anti-européens et détérioré malheureusement un peu plus l'image des élus nationaux et la crédibilité des politiques. Surtout, monsieur le ministre, elle fait courir un risque patent à la prochaine consultation référendaire qui nous est annoncée sur la Constitution européenne. Elle est, au bout du compte, profondément regrettable. Il convient donc de rattraper auprès de nos concitoyens ces erreurs de comportement et de méthode.

Les trois propositions formulées par Édouard Balladur au cours de ce débat, et auxquelles je souscris pleinement, vous offrent cette possibilité. En les suivant, vous pourriez effacer de l'esprit des Français la désagréable impression qu'il ressentent aujourd'hui d'être, directement ou indirectement, par le biais de leurs représentants, exclus d'un choix historique. (Applaudissements sur quelques bancs du groupe de l'Union pour un mouvement populaire et sur les bancs du groupe Union pour la démocratie française.)

M. le président. La parole est à M. Paul Giacobbi.

M. Paul Giacobbi. Monsieur le président, mes chers collègues, la « question turque », celle des rapports entre la Turquie et l'Europe, se pose depuis deux siècles. Et voilà que l'on nous mande de Pékin l'autorisation d'en parler quelques heures, à condition de ne pas conclure par un vote !

M. François Bayrou. Exactement !

M. Paul Giacobbi. M. le Premier ministre nous a fait la leçon, brandissant la Ve République et sa Constitution, comme si la formule : « Le Président de la République négocie et ratifie les traités » excluait que le Parlement puisse contrôler, voire infléchir, la politique étrangère ou communautaire de la France !

Cette formule n'est pas une caractéristique de la Ve République, c'est celle de 1848 et de 1875. C'est la formule classique et universelle qui attribue, un peu partout dans le monde, ce pouvoir de négociation et de ratification qui s'exerce sous le regard et le contrôle des parlements.

En maître d'école rappelant des élèves ignorants et indisciplinés, M. le Premier ministre nous a fait une lecture tronquée de l'article 88-4 de la Constitution. Il y a bien ici « un document émanant d'une institution européenne », en l'espèce le rapport de la Commission, mais il a oublié de nous dire que le Gouvernement pouvait également soumettre à l'Assemblée nationale et au Sénat les autres projets ou propositions d'actes ainsi que tout document émanant d'une institution européenne.

M. François Bayrou. Eh oui !

M. Paul Giacobbi. Le Gouvernement pouvait nous soumettre cette question essentielle, comme il pouvait ne pas nous la soumettre, car elle n'est pas de nature législative. Mais il ne pouvait pas, sauf à violer l'esprit et la lettre de la Constitution, nous inviter à en débattre sans nous la soumettre,...

M. François Bayrou. Très juste !

M. Paul Giacobbi. ...c'est-à-dire sans que le débat soit conclu par un vote. Nous sommes, en effet, une assemblée législative de plein droit. Nous ne sommes pas le Tribunat des constitutions napoléoniennes qui débattait sans vote.

Et pourtant, l'interdiction de voter qui nous est signifiée nous réduit sinon au silence, du moins à l'impuissance. Et quelque humiliation que nous en ressentions sur presque tous les bancs de cette assemblée, elle ne conduira pas à la révolte d'une majorité parfois critique, mais toujours courbée. (Protestations sur plusieurs bancs du groupe de l'Union pour un mouvement populaire.)

M. Bernard Accoyer. Oh ! la la !

M. Paul Giacobbi. Nous ne voterons pas ce soir, pas plus que nous ne voterons avant le 17 décembre. Et à ce moment, la France, volens nolens, approuvera la mise en œuvre d'une procédure qui conduira irréversiblement à l'adhésion de la Turquie.

La question n'est pas de savoir si la Turquie est européenne ou non - on peut en discuter à l'infini - et il faut se méfier des contresens sur l'histoire des civilisations. Cessons de parler de l'Europe et de sa géographie à tort et à travers, cette Europe que le mythe a fait naître en Asie, dont les langues viennent du Caucase et dont la religion principale est née sur les rives du Jourdain et non sur celles de la Loire !

M. François Bayrou. C'est vrai !

M. Serge Blisko. Très bien !

M. Paul Giacobbi. L'appartenance de la Turquie à l'islam est certes essentielle, mais il ne faut pas oublier son appartenance à cet immense monde turc qui, de la Mongolie au Bosphore, pourrait un jour retrouver les solidarités de l'empire des steppes.

Alors, on nous dit que tout cela n'est pas définitif, que le délai est bien long et que bien des conditions restent à remplir. Mais ce n'est pas le vrai débat. La Turquie est capable de se reformer avec une vigueur et une rapidité remarquable. Elle l'a déjà démontré lors de la révolution kémaliste, qui n'a été ni démocratique ni douce ; elle l'a encore démontré au cours des dernières années sous l'emprise de la démocratie et je ne doute pas qu'elle respectera plus vite que prévu les conditions qui lui sont imposées.

En réalité, les conditions les plus importantes dans cette affaire sont non pas celles que la Turquie devra respecter, mais bien plutôt celles que l'Union européenne devrait s'imposer pour rendre utile et positive l'adhésion de la Turquie. Car une telle extension n'est possible que si l'Europe est déjà une puissance politique et qu'elle se donne les moyens budgétaires d'absorber ses élargissements successifs, si elle se forge un cadre solide d'harmonisation sociale et fiscale, si elle ouvre l'option de modalités d'adhésion adaptées, pouvant aller de l'agrégation à un noyau dur au partenariat privilégié en passant par l'adhésion au seul marché unique.

Le fait est qu'il n'est pas possible aujourd'hui d'assigner à la Turquie un rôle et une place adaptés, de lui proposer par exemple d'être un partenaire privilégié aux marches de l'Europe.

M. Jean-Marie Le Guen. Évidemment ! Ce strapontin, elle l'a déjà !

M. Paul Giacobbi. Il s'agit bien d'une adhésion pleine et entière.

M. Jean-Marie Le Guen. Absolument !

M. Paul Giacobbi. Vous imaginez bien que ce peuple de presque 100 millions d'habitants qui attend depuis bientôt quarante ans n'espère pas aujourd'hui que l'on va lui donner un statut de partenaire privilégié qui n'existe pas, qui n'est prévu nulle part,...

M. Jean-Marie Le Guen. Évidemment !

M. Paul Giacobbi. ...et qu'il a d'ailleurs déjà largement au titre de l'union douanière ou à d'autres titres !

Les Français l'ont bien compris. Le débat sur la Turquie, c'est le débat sur l'Europe même, ce qu'elle est, ce que nous voulons en faire : une puissance politique de premier plan ou un espace extensif dans lequel la volonté collective se réduit à l'impuissance du plus petit dénominateur commun. Ce n'est pas aujourd'hui que nous pouvons avoir ce débat, puisque l'on nous dit : « Parlez si vous y tenez, mais la décision est prise. »

M. Jean-Marie Le Guen. Absolument !

M. Paul Giacobbi. Espérons que nous aurons bientôt ce vrai débat européen et que l'on ne nous dira pas alors : « Inutile d'en débattre. Votez, nous ferons le reste ! » (Applaudissements sur les bancs du groupe socialiste et du groupe Union pour la démocratie française.)

M. le président. La parole est à M. Jean Bardet.

M. Jean Bardet. Monsieur le président, mesdames, messieurs, je souhaiterais à mon tour recentrer le débat, car le problème actuel est non pas celui de l'entrée de la Turquie dans l'union européenne, mais celui de l'ouverture de pourparlers.

M. Bernard Accoyer. Tout à fait !

M. Jean Bardet. En tout état de cause, l'adhésion définitive de la Turquie ne pourrait avoir lieu que dans plusieurs années et les Turcs eux-mêmes en sont parfaitement conscients. De plus, le fait d'entamer des négociations ne préjuge pas de leurs résultats et la France peut se retirer à tout moment.

Je regrette que certains aient fait dévier le débat. Je regrette surtout que ce débat vienne dénaturer celui du référendum sur la future constitution européenne. Les deux questions ne sont pas liées et le laisser croire est démagogique et irresponsable.

Pour entrer dans l'Union européenne, il faut répondre aux critères de Copenhague. Le critère géographique n'en fait pas partie, mais il est important, car pour certains c'est une condition sine qua non. Je commencerai donc par celui-là.

Valéry Giscard d'Estaing indiquait, en octobre 2002, qu'il fallait fixer les limites géographiques à l'élargissement de l'Europe. Il posait ainsi brutalement la question des frontières de l'Union européenne, affirmant que la Turquie ne pouvait pas en faire partie. Sont européens les pays d'Europe.

Mais, pour la Turquie, la réponse n'est pas évidente, puisqu'elle a une partie en Europe et l'autre en Asie. Selon ce que l'on veut démontrer, on la considérera comme une chance pour l'Europe car elle est un trait d'union entre l'Occident et l'Orient, ou l'on estimera au contraire qu'elle en est un cheval de Troie, parce qu'elle est un coin d'Asie enfoncé en son flanc.

Mais l'Europe ne peut pas se résumer à une notion géographique dont les limites n'ont été définies que récemment - ou du moins il y a cinq siècles.

L'Europe, c'est aussi une histoire et une culture qui remontent à notre civilisation gréco-romaine et judéo-chrétienne. Mais justement, ces deux références ne connaissaient pas l'Europe.

Pour les Romains, le monde civilisé était le pourtour de la Méditerranée et la plus grande partie de notre Europe était dans les brumes du nord, peuplée de barbares.

Quant à nos racines judéo-chrétiennes, elles non plus ne sont pas européennes, le judaïsme et la chrétienté ayant vu le jour au Moyen-Orient.

M. Loïc Bouvard. C'est juste !

M. Jean Bardet. Limiter ainsi l'Europe, c'est l'affaiblir et c'est ignorer toute la richesse que les pays celtes lui ont apportée. C'est ignorer aussi tout ce que le monde arabe nous a transmis sur le plan scientifique et culturel.

La notion d'Europe en tant qu'entité politique est encore plus récente. Elle date du milieu du XXe siècle, puisqu'on en doit les premières concrétisations à de Gaulle et à Adenauer.

Je suis étonné que ce soit les plus frileux de nos concitoyens, les plus nationalistes et ceux qui sont, par ailleurs, les plus hostiles à l'Europe qui, au nom de cette même Europe, s'opposent à l'ouverture de pourparlers avec la Turquie.

Vous voyez, mes chers collègues, que les notions d'Europe, de civilisation et de culture communes doivent être relativisées.

Le deuxième critère que je développerai est politique et économique.

La Turquie est une démocratie parlementaire. Depuis sa victoire électorale de 2002, l'AKP a multiplié les déclarations pro-européennes. Un sondage de 2001 révèle que la population turque est à 68 % favorable à l'adhésion. Faut-il rappeler en outre que la Turquie est membre de l'OTAN, membre fondateur du Conseil de l'Europe et membre associé de l'Union européenne conformément au traité d'Ankara de 1964 ?

Sur le plan économique, un traité d'union douanière lie l'Union européenne à la Turquie. Celle-ci va vers la mise en place d'une véritable économie de marché et progresse dans le domaine de la discipline budgétaire, de la maîtrise de l'inflation et de la politique sociale.

Le dernier critère dont je parlerai est celui des droits de l'homme, et c'est certainement sur ce chapitre qu'il y a le plus de progrès à faire. Le gouvernement turc en est particulièrement conscient et s'y attache résolument. L'abolition de la peine de mort en est le signe le plus tangible. Si les femmes turques votent depuis 1924, le récent débat sur l'adultère montre que l'égalité des sexes est loin d'être réalisée. Quant à la torture, elle est sévèrement condamnée par le Gouvernement, mais toutes les organisations de défense des droits de l'homme en dénoncent la pratique, ce qui montre qu'il y a loin des intentions affichées aux faits constatés.

Qu'en conclure ? La Turquie peut-elle adhérer à l'Union européenne ? Aujourd'hui, je répondrai non.

Des pourparlers doivent-ils être entamés avec elle pour son éventuelle adhésion ? Certainement, car elle fait des efforts substantiels.

La Turquie pourra-t-elle un jour entrer dans l'Europe ? Je n'en sais rien et personne ici ne le sait. Si elle ne répond pas aux critères, la réponse est clairement non et c'est elle qui aura décidé de son avenir. Mais si elle répond aux critères que nous avons nous-mêmes définis, nous n'avons aucune raison de nous y opposer, sauf à avancer comme argument qu'il s'agit d'un peuple musulman, ce qui est pour moi une raison discriminatoire contraire à l'idéal laïque et universel de la République française.

M. Jean-Claude Lefort. Très bien !

M. Jean Bardet. Dans ce cas, prenons garde à notre responsabilité car la repousser serait le plus sûr moyen de la jeter dans les bras des extrémistes islamiques et, avec elle, tout le monde musulman, ce que les uns et les autres, quelle que soit notre position actuelle, nous voulons à tout prix éviter. (Applaudissements sur de nombreux bancs du groupe de l'Union pour un mouvement populaire.)

M. le président. La parole est à M. Serge Blisko.

M. Serge Blisko. Madame la ministre, monsieur le ministre, tout d'abord, permettez-moi de m'étonner qu'il ait fallu quasiment imposer ce débat, et que vous n'ayez accepté qu'un débat sans vote, alors même que la question des pourparlers pour l'entrée de la Turquie dans l'Union européenne soulève des questions fondamentales sur l'identité de l'Europe que nous construisons et sur les arrière-pensées de beaucoup de responsables politiques de notre pays.

Depuis l'accord d'association de 1963, complété en 1970, jusqu'au récent sommet de Copenhague qui, en décembre 2002, a fixé les conditions d'adhésion, il aurait été certainement plus utile de rendre compte des avancées de la Turquie vers l'intégration européenne, car telle est sans doute la question essentielle : la Turquie se rapproche-t-elle des standards communautaires ?

Bien sûr, il s'agira d'un élargissement important, lourd de conséquences démographiques et géographiques aux frontières de l'Europe. Mais pourquoi feindre de le découvrir alors que, le 1er mai dernier, l'élargissement des quinze à vingt-cinq États, a été également un changement très profond de la construction européenne, sans doute de même nature que l'éventuelle arrivée de la Turquie ? Hélas, vous n'avez pas voulu l'expliquer, comme vous ne voulez pas reconnaître que l'on ne peut à la fois prôner une limitation du budget de l'Union et continuer l'élargissement.

Les Français expriment leur incrédulité devant ce tour de passe-passe et vos silences nous ont conduits à cette cacophonie franco-française qui prend aujourd'hui en otage la candidature de la Turquie.

Je le répète : il n'est pas possible de proposer un élargissement à des partenaires très en retard en matière d'infrastructures ou d'industries, ou très disparates en matière fiscale et sociale, sans y mettre de la conviction politique et se donner les moyens budgétaires conséquents.

Aujourd'hui, on feint de découvrir que la Turquie fait partie d'institutions politiques européennes depuis plus de cinquante ans. Elle fut, par exemple, un des membres fondateurs du Conseil de l'Europe en 1949.

Mais c'est depuis bien plus longtemps que l'Empire ottoman a été constitutif de l'histoire européenne et qu'il a laissé, à l'est et au sud-est de l'Europe, un modèle de civilisation au moins aussi respectable que celui de l'Europe de l'Ouest ou du Nord.

La Turquie a réussi à séparer l'État de la religion en 1920, c'est-à-dire pratiquement en même temps que nous, qui l'avons fait en 1905. Depuis lors, elle veille avec un soin jaloux à cette laïcité, très forte pour un pays musulman. Celle-ci peut être un espoir pour les jeunes générations musulmanes des pays voisins, qui cherchent un modèle permettant de conjuguer respect, dans la sphère privée, du lien personnel avec la religion et laïcité, dans la sphère publique. Et n'oublions pas que la Turquie a accordé le droit de vote aux femmes vingt ans avant la France.

Je ne crois pas un seul instant que la principale motivation de ceux qui refusent les pourparlers ne soit pas une peur religieuse. Aucune raison géographique ou économique n'est jamais invoquée. Quant à la géopolitique, elle plaide au contraire pour l'intégration de la Turquie dans l'Union européenne car ce pays devenu partie prenante de l'Europe pourrait devenir le pôle stabilisateur des régions voisines très instables : le Caucase, le Proche et le Moyen-Orient, et l'Asie centrale.

Quant à la grande repentance historique que l'on demande aux Turcs, il est bien évident que le gouvernement de ce pays doit regarder les épisodes les plus terribles ou les plus douloureux de son histoire avec humilité et lucidité.

Mais je m'interroge : a-t-on exigé le même examen de conscience, par exemple, de la Lettonie ? Avez-vous entendu une seule voix s'étonner que celle-ci ait oublié que les auxiliaires de bien des SS, dans les camps de concentration, étaient des régiments de policiers lettons ? Il ne peut y avoir deux poids deux mesures dans la repentance et, forts de notre expérience toute récente et de notre virginité retrouvée, nous pourrions aider nos amis Turcs dans cette voie, au lieu de les condamner par avance.

Je ne crois pas, en effet, à autre chose qu'à un refus lié à la religion. C'est grave et absurde. L'Europe que nous voulons construire n'est pas une Europe des religions. Elle a hérité des différentes religions chrétiennes, mêlées de judaïsme et d'islam, comme elle a hérité de l'humanisme de la Renaissance et des libres-penseurs du XVIIIsiècle.

Qu'allez-vous opposer, demain, à l'élargissement de l'Union européenne à des pays comme la Bosnie, la Bulgarie, voire l'Albanie, pays où l'islam tient une place importante ? Nous ne sommes pas en croisade contre le monde musulman.

Avons-nous conscience des terribles conséquences qu'aurait le rejet, sous prétexte d'islam, d'un pays qui manifeste sa volonté de s'identifier aux valeurs européennes ? Et quelle pourrait être la réaction des cinq ou six millions de Français de culture, de religion ou d'ascendance musulmane face aux propos d'exclusion tenus par trop de responsables politiques de notre pays ?

Les clichés passionnels, les partis pris et les lieux communs sur la Turquie ont un impact tel qu'ils risquent de faire dérailler un processus mis en place il y a plus de cinquante ans. Ce scénario ne serait ni dans l'intérêt de la Turquie ni dans celui de l'Union européenne. Il serait tout aussi néfaste pour le dialogue interculturel et conforterait la fausse analyse du choc des civilisations. (Applaudissements sur plusieurs bancs du groupe socialiste.)

M. Jean-Claude Lefort. Très bien !

M. le président. La parole est à M. Jérôme Rivière.

M. Jérôme Rivière. Monsieur le président, madame la ministre, monsieur le ministre, mes chers collègues, la question de la candidature de la Turquie à l'Union européenne est un sujet passionnant puisqu'il nous amène inexorablement à nous interroger sur nous-mêmes et sur l'Europe que nous voulons dessiner.

Les raisons de s'opposer à l'entrée de ce pays dans l'Union européenne sont multiples et d'ordre différent.

Je pourrais évoquer la méthode utilisée, celle des petits pas, effectués en catimini et le plus loin possible des institutions démocratiques de l'Union que sont les parlements nationaux.

M. Nicolas Dupont-Aignan. C'est vrai !

M. Jérôme Rivière. Perçue comme un complot, elle éloigne les Français de l'idée européenne.

Mais le temps nous est compté. J'irai donc à l'essentiel : l'histoire et l'identité culturelle des peuples.

« Si c'était à refaire, je commencerai par la culture », déclarait Jean Monnet. Plus que d'autres, il avait pressenti les risques que nous courrions à limiter le projet européen à sa dimension strictement économique. Ce n'est pas le grand marché qui nous donne notre identité, mais notre histoire et notre patrimoine culturel.

Je veux dire la vérité sur notre histoire, notre géographie et notre culture, car c'est d'identité et de conscience de soi qu'il s'agit dans ce débat et non d'alliance ou d'organisation internationale. À la fois Français et Européens, nous devons définir qui nous sommes, qui nous voulons être et où s'arrêtent nos frontières - et non pas nous interroger sur un calendrier.

Les plus honnêtes parmi les partisans de l'entrée de la Turquie reconnaissent qu'elle n'a rien d'européen. Mais leur objectif nécessite qu'ils laissent entendre le contraire, pour justifier une adhésion dans laquelle ils voient - à tort - une opportunité géopolitique et économique. « Faisons du passé table rase pour avancer ensemble », entend-on. « Ancrons la Turquie dans le camp de la démocratie », nous assène-t-on. Mais qui peut prétendre que tous les pays avec lesquels nous avons été en conflit et tous les peuples pour lesquels nous souhaitons la démocratie aient vocation à partager notre civilisation ?

L'Union européenne n'est pas un marché mais une civilisation partagée. D'ailleurs que pensent les Turcs ? La réponse nous est fournie par un sondage datant du mois dernier et effectué par l'institut Gallup à l'échelle du continent européen et de la Turquie.

À la question : « L'adhésion de la Turquie à l'Union serait-elle une bonne chose ? », 73 % d'entre eux répondent « oui ». Mais, à l'occasion de ce même sondage, interrogés pour savoir de quels peuples ils se sentent le plus proches, les Turcs placent en tête les Palestiniens, les Saoudiens, les Iraniens et les Chinois. Par contre, les peuples dont ils s'estiment le plus éloignés sont les Français, les Américains, les Russes et les Israéliens.

Il n'y a rien d'illogique dans ces réponses. Membres d'un peuple d'Asie, ils n'ont, contrairement à certains Européens déboussolés, aucun doute sur leur propre identité ni sur les solidarités naturelles qui en découlent.

M. Nicolas Dupont-Aignan. C'est vrai !

M. Jean-Marie Le Guen. C'est ahurissant !

M. Jérôme Rivière. Les Turcs ne se sentent pas européens. Ils voient dans l'adhésion une opportunité stratégique ou une alliance tactique comme celles qui émaillent leur histoire depuis l'alliance de François Ier avec la Grande Porte. L'identité culturelle d'un pays de soixante millions d'habitants à la démographie galopante...

M. Serge Blisko. « Démographie galopante » ?

M. Jean-Marie Le Guen. Allons !

M. Jérôme Rivière. ...n'est pas une affaire d'opportunité. L'identité commune européenne ne peut pas être réduite à un calendrier d'élargissement annoncé. Ces patrimoines culturels si différents sont des données irréfutables et vivantes léguées par l'histoire.

Il est toujours possible de tenter de faire prendre des vessies pour des lanternes aux peuples européens. Mais la réalité se venge toujours des mensonges. Quel message les Français nous enverront-ils lorsque la parole leur sera enfin rendue, si nous ne les interrogeons pas, dès maintenant, sur cette question fondamentale ?

La tragi-comédie turque pourrait bien sonner le glas définitif de la confiance entre gouvernés et gouvernants. N'avons-nous donc rien retenu du premier tour de l'élection présidentielle de 2002 ?

M. Nicolas Dupont-Aignan. Eh non ! Rien du tout !

M. Jérôme Rivière. Les Turcs prennent l'histoire au sérieux et n'ont rien oublié de leur épopée nationale. De notre côté, nous semblons oublier que l'Europe est née, justement, de l'urgence pour les Européens de s'unir, sous peine de voir disparaître leur indépendance et leur culture.

Faire ce constat ne revient pas à accepter passivement un quelconque antagonisme impossible à dépasser. Bien au contraire, comme chacun ici, je me réjouis des progrès, même s'ils sont parfois déclaratoires ou tactiques, effectués par la Turquie sur le chemin du pluralisme et de la modernité. Parler clair n'empêche ni les accords ni les alliances. C'est aussi respecter ses interlocuteurs.

Économiques ou militaires, les chemins de la coopération sont nombreux. Ils existent déjà et peuvent être explorés. Parler honnêtement aux Turcs, dire à ce peuple qu'il n'a pas sa place dans l'Union européenne, ne revient pas à accepter ni à souhaiter le choc des civilisations.

M. Nicolas Dupont-Aignan. Tout à fait !

M. Jérôme Rivière. Ceux qui brandissent cette menace nous soumettent à un chantage absurde qui ne justifie absolument pas la transformation artificielle de la Turquie en pays européen. Sinon, à quand l'adhésion des pays du Maghreb ou des républiques ex-soviétiques qui font, eux aussi, un effort de démocratisation ? Les Turcs ne se croient pas européens ; ils croient au budget de l'Europe et à ses subventions.

M. Nicolas Dupont-Aignan. Très juste !

M. Jérôme Rivière. La réalité historique et culturelle européenne, qui fonde la construction de l'Union, est une chose sérieuse. Le général de Gaulle disait : « Mon pays est un pays chrétien et je commence à compter l'histoire de France à partir de l'accession d'un roi chrétien qui porte le nom des Francs. »

Notre culture européenne n'est pas seulement chrétienne. Elle a reçu un héritage judéo-chrétien, dont relève notre concept de la laïcité, qui sépare l'Église de l'État.

Ce n'est pas le cas de la Turquie, qui reste une terre d'islam. Oui, comme tous les pays, la Turquie a subi des influences de ses voisins.

M. Jean-Marie Le Guen. Et nous aussi, mon vieux !

M. Jérôme Rivière. La laïcité en est un, mais combien de fois le recours à la force a-t-il été nécessaire pour le préserver ?

La Turquie regarde d'abord vers l'immense Asie turcophone et non vers l'Europe. Demain comme hier et comme aujourd'hui, démocratisation ou pas, ce pays demeurera asiatique et musulman. Qui peut dire le contraire ?

Que les chiens de garde du « politiquement correct » se taisent, car je ne porte pas un jugement de valeur : je fais une constatation objective.

Affirmer que la Turquie est européenne est un défi au bon sens, une manipulation des faits. Partager des frontières n'impose pas de partager les valeurs d'une civilisation. Sinon, demain, une fois la Turquie intégrée, le débat se poserait de manière identique avec l'Iran, l'Irak ou la Syrie : nos frontières seraient communes.

Et que dire de la reconnaissance du génocide arménien, de l'occupation de Chypre, des pressions et des discriminations subies par les minorités, toutes les minorités, et pas seulement les Kurdes ? Cela se passe, hélas ! de commentaires.

Ficelés par des méthodes technocratiques que la politique ne maîtrise plus, nous manquons de perspectives. Victor Hugo, qui, le premier, a souhaité la naissance des États-Unis d'Europe, se passionnait pour la libération de la Grèce. Ce combat était à ces yeux justifié et magnifié par l'altérité existant entre l'Europe et l'Asie.

Aujourd'hui nous débattons - hélas ! sans possibilité de vote - d'un processus de négociations qui, une fois engagé, sera irréversible.

Monsieur le ministre, le Gouvernement propose des négociations portant sur une alternative entre adhésion et partenariat renforcé, car vous sentez bien qu'un mouvement vers l'adhésion ne pourra pas être arrêté sans qu'éclate une crise internationale majeure dont il est bien difficile de mesurer les conséquences.

M. Jean-Claude Lefort. N'importe quoi !

M. Jérôme Rivière. Plutôt que de laisser des illusions fleurir et prospérer en Europe comme en Turquie, interrogeons nos concitoyens.

M. Nicolas Dupont-Aignan. Bravo !

M. Jérôme Rivière. Il n'est jamais trop tôt pour les consulter. Aucune question n'est trop complexe pour se détourner de la plus pure expression de la démocratie : le référendum. La France peut obtenir le report de l'ouverture des négociations et se donner ainsi le temps de consulter préalablement les Français.

M. Nicolas Dupont-Aignan. Bravo !

M. le président. La parole est à M. Jean Leonetti, dernier orateur inscrit.

M. Jean Leonetti. Monsieur le président, madame la ministre, monsieur le ministre, mes chers collègues, à ce stade du débat, beaucoup de choses ont été dites.

M. Jean-Marie Le Guen. Trop d'ailleurs !

M. Jean Leonetti. Probablement. Quoi qu'il en soit, je regrette que la question de la Turquie ait permis à certains de manipuler les peurs, avec la volonté d'occulter le vrai débat, celui qui s'ouvrira dans quelques mois et qui portera sur la Constitution européenne. Ils auraient voulu masquer les vrais enjeux auxquels les Français sont confrontés qu'ils ne s'y seraient pas pris autrement. Il faudra donc que nous apportions l'apaisement et la clarification nécessaires.

La première question est celle de savoir s'il fallait un débat avec ou sans un vote. J'évoquerai rapidement cet aspect constitutionnel. Il n'y aura pas de vote parce qu'il n'y a pas de mandat impératif. Épargnons au Président de la République ce que nous ne souhaitons pas pour nous-mêmes. Cela dit, vous aurez compris, monsieur le ministre, madame la ministre, que l'ensemble du groupe UMP était très favorable à un partenariat privilégié.

M. Jean-Marie Le Guen. C'est ce que l'on vient de comprendre !

M. Jean Leonetti. La deuxième question est celle de savoir si la Turquie peut être intégrée aujourd'hui dans l'Union Européenne. La réponse est évidemment non. Je partage cette opinion avec le parti et le groupe UMP. Ni l'Europe ni la Turquie ne sont prêtes. Je ne reviendrai ni sur les arguments géographiques ou démographiques, ni sur le profond décalage socio-économique qui existe entre la Turquie et le reste de l'Europe, ni sur les critères de Copenhague, qui sont loin d'être acquis - et je ne parle pas du génocide arménien, qui n'est toujours pas reconnu.

À la troisième question - la Turquie peut-elle un jour rejoindre une Europe intégrée ? -, j'aurais tendance à répondre également non. Mais ce n'est pas la question qui est posée aujourd'hui, à la veille de l'ouverture d'éventuelles négociations qui, pour nous, doivent déboucher sur un partenariat privilégié. La question est celle de savoir s'il faut fermer la porte de manière brutale au dialogue promis depuis longtemps. Ce serait nier le travail accompli par ce pays sur le chemin de la démocratie. Ce serait affirmer de manière définitive que l'islam et la démocratie sont incompatibles. Ce serait, au moment où le terrorisme islamique et les conflits internationaux déchirent la planète, donner raison à ceux qui, tel Ben Laden, pensent que la guerre des civilisations est ouverte. Ce serait ne pas croire à la laïcité. Ce serait dire a priori que certains États ne peuvent pas devenir des partenaires démocratiques de l'Europe. Ce serait désespérer de l'avenir, ou pire, de l'homme.

Certains, dans le monde, pensent que la démocratie s'exporte par la guerre. Nous, nous pensons qu'elle s'exporte par la paix.

Je n'insisterai pas sur le fait que l'ouverture de négociations soit assortie de nombreuses recommandations et d'un suivi de la situation qui, pour la première fois, permet de sortir à tout moment des négociations, prouvant ainsi que leur ouverture ne vaut pas acceptation.

Par ailleurs, je rappelle que le Président de la République, Jacques Chirac, a demandé que l'adhésion définitive ne puisse être ratifiée sans l'accord du peuple français, consulté par référendum. Qui a peur de la décision du peuple français ? Pas nous, ni, je suppose, ceux qui pensent être en adéquation parfaite avec l'opinion publique.

Enfin, quelle Europe souhaitons-nous ? Il y a ceux qui n'en veulent pas du tout. Refusant qu'elle aille jusqu'à l'Italie, ils ne souhaitent évidemment pas qu'elle aille jusqu'à la Turquie. Ceux-là ont l'avantage de la cohérence. D'autres pensent, à la mode anglo-saxonne, que l'Europe pourrait n'être qu'une vaste zone de libre-échange sans intégration. D'autres encore rêvent d'une Europe fédérale qui effacerait les nations, mais l'effacement des nations est aussi dangereux avec ou sans la Turquie.

M. François Bayrou. L'effacement des nations, c'est le contraire du fédéralisme !

M. Jean-Claude Lefort. Tiens, tiens !

M. Jean Leonetti. Il y a enfin ceux qui, comme nous, souhaitent une Europe des valeurs, fondée sur une Constitution, respectant les États nations et défendant une conception de la civilisation ouverte à des partenaires privilégiés, comme la Turquie. J'ai cru comprendre que le partenariat privilégié était une option à laquelle l'UDF et le parti socialiste adhéraient, et je m'en réjouis, car c'est la voie de la sagesse.

Fervent partisan des trois cercles balladuriens d'intégration européenne, je considère cependant que le partenariat privilégié n'est pas une étape obligatoire vers une adhésion définitive. Elle n'est ni toujours nécessaire ni toujours suffisante.

Pour terminer, je voudrais dénoncer, comme tout un chacun, la dérive qui consisterait à faire une Europe sans les peuples, ou pire, contre eux, gérée par une technostructure qui aurait la simple apparence de la démocratie et qui aurait la prétention de faire le bonheur des hommes malgré eux. Certains de ceux qui dénoncent son fonctionnement s'en sont d'ailleurs bien accommodés lorsqu'ils étaient députés européens.

C'est parce que le Président de la République donnera en son temps la décision au peuple français que nous entrons dans une nouvelle phase, celle de l'Europe des peuples qui se déterminent. Dans quelques mois, les Français se prononceront pour ou contre la Constitution et ils donneront, en temps voulu, leur avis souverain pour toute nouvelle adhésion. Ils pourront donc, le moment venu, se prononcer pour ou contre l'adhésion de la Turquie.

Quelle Europe doit-on faire ? Cette question précède, à mon avis, celle de savoir qui doit y adhérer. (Applaudissements sur les bancs du groupe de l'Union pour un mouvement populaire.)

M. le président. Avant de donner la parole à M. le ministre des affaires étrangères, je voudrais remercier les dix-huit intervenants qui viennent de s'exprimer : ils ont parlé de sujets extrêmement difficiles dans un temps maîtrisé et en respectant l'organisation du débat.

Vous avez la parole, monsieur le ministre des affaires étrangères.

M. Michel Barnier, ministre des affaires étrangères. Monsieur le président, je veux à mon tour remercier les orateurs qui se sont exprimés, non seulement parce qu'ils ont respecté leur temps de parole et l'organisation du débat telle qu'elle a été décidée par la conférence des présidents, mais aussi pour ce qu'ils ont dit, y compris lorsqu'ils se sont montrés critiques, car tous sont intervenus avec beaucoup de franchise et de passion.

M. Accoyer a dit tout à l'heure que ce débat était utile. Je le pense également. Il n'est, du reste, que la première étape d'un long et nécessaire débat dans lequel nous mettrons, soyez-en assurés, de la conviction, de la pédagogie et de la passion, une passion parfois un peu excessive, monsieur le président de la commission, en dépit de vos conseils. Nous l'aurons, comme l'ont dit M. Accoyer et M. Estrosi, dans le respect de la Constitution de la Ve République, qui fixe clairement, avant d'autres évolutions peut-être, les rôles et compétences respectifs du Président de la République, qui négocie les traités, du Gouvernement, du Parlement et, le cas échéant, du peuple, qui ont à se prononcer sur ces traités.

Je voudrais que, notamment à l'extérieur de notre pays, où l'on a parfois des difficultés à comprendre ce qui se passe chez nous, personne ne se trompe sur l'importance et la nécessité de ce débat, qui ne doit être ni sous-estimé ni caricaturé. Je veux, par exemple, dire très franchement, dans un souci de transparence, à l'ambassadeur de Turquie en France qu'il a tort de considérer qu'il y aurait chez nous une sorte de délire, comme je l'ai lu il y a vingt-quatre heures. Il y a simplement le besoin de parler, de comprendre, de débattre et, pour notre peuple, pour la France, qui est l'un des six pays fondateurs du projet européen, de décider nous-mêmes de l'avenir et des limites de l'Union européenne.

Monsieur le président de la commission des affaires étrangères, à la première des trois questions que vous avez posées au Gouvernement tout à l'heure, je réponds oui : le Président de la République sera rapidement et précisément informé du contenu du débat qui a eu lieu cet après-midi, et je pense qu'il tiendra compte d'un certain nombre de réflexions et de propositions.

À votre deuxième question, je réponds également oui. Après le Conseil européen du 17 décembre, le Gouvernement vous rendra compte de ce qui s'y est précisément passé. Mais je vais aller plus loin : M. le Premier ministre m'a demandé de vous dire qu'il devait y avoir, à chaque étape de cette négociation, si elle est ouverte, une information régulière du Parlement.

Votre troisième question est un peu plus difficile. Ces négociations éventuelles seront longues et, elles aussi, difficiles. Leurs conclusions ne sont pas écrites d'avance. Je ne suis donc pas en mesure de m'engager aujourd'hui sur le contenu de la question référendaire, qui dépendra du résultat des négociations. Je peux simplement vous confirmer l'engagement du Président de la République - vous en serez d'ailleurs saisis à l'occasion de la réforme constitutionnelle préalable au débat référendaire sur la Constitution européenne - que, le moment venu, les Français seront consultés sur l'éventuelle adhésion de la Turquie à l'Union européenne.

J'en viens maintenant au fond.

J'entendais tout à l'heure M. Ayrault et M. Bayrou se disputer à propos des frontières. Lorsque vous regardez une carte comme celle que j'ai entre les mains, vous vous apercevez tout d'abord que la Finlande, au nord, et la Turquie, au sud-est, se trouvent à égale distance de Paris.

Mais là n'est pas mon propos. Quoi qu'on en pense, il est une chose qui ne changera jamais, c'est la place que la Turquie occupe sur la carte. C'est pourquoi le général de Gaulle, lors de sa discussion avec le chancelier chrétien-démocrate Konrad Adenauer en 1963, saluait « la vocation européenne de la Turquie » et soulignait : « entre ce que veulent les Turcs et les Français, développement économique, indépendance en politique extérieure, que de choses communes ». Effectivement, depuis quarante ans, nous faisons avec les Turcs de la politique autant que du commerce.

La Turquie est là, et elle est notre frontière, qu'on le veuille ou non. Toute la question - qui sera posée le moment venu aux Français - est de savoir si cette frontière doit être intérieure ou extérieure. (« Très bien ! » sur les bancs du groupe de l'Union pour un mouvement populaire.) En ce qui me concerne, je pense qu'il faut nous interroger sur notre intérêt en termes de stabilité, de sécurité, et de progrès partagé. Comment parvenir à ancrer durablement ce grand pays dans le camp européen - le camp de la démocratie, du développement économique, de l'économie sociale de marché et des droits de l'homme - dans notre intérêt et dans le sien ? À mon avis, en lui donnant la possibilité de prouver qu'elle sera un jour capable de partager avec nous ce projet de démocratie et de civilisation qu'est le projet européen. Peut-on prendre la responsabilité de refuser à la Turquie la possibilité de faire cette preuve ? Je ne le crois pas, et je vous demande d'y réfléchir. Or, pour donner le temps à la Turquie de faire cette preuve, il faut ouvrir le processus de négociation dont, comme l'a rappelé M. Bardet tout à l'heure, nous garderons le contrôle du début à la fin.

Comme l'a proposé la Commission européenne, l'Union européenne aura recours à une manière de procéder différente de celle mise en œuvre lors des précédentes négociations d'adhésion, car la Turquie est un cas particulier. Ainsi les négociations pourront-elles être interrompues ou suspendues. Quant au processus d'adhésion, il sera long, et son issue restera ouverte, comme l'a dit la Commission. Il est donc faux d'affirmer qu'il revêtirait un caractère irréversible. J'ai d'ailleurs en tête au moins un cas où, par le passé, des négociations d'adhésion n'ont pas abouti à ce que le pays concerné adhère, c'est le cas de la Norvège qui, après la conclusion des négociations, a finalement refusé, par un vote, son adhésion en 1972.

La Turquie restera elle-même libre et souveraine de décider de suspendre les négociations et éventuellement de refuser son adhésion. De même la France, comme l'ensemble de ses vingt-quatre partenaires, gardera jusqu'au bout sa liberté. À la fin de ce processus de négociation - si celui-ci est mené à son terme - les Françaises et les Français se prononceront par référendum pour dire si la Turquie est capable d'entrer dans l'Union européenne.

J'ajoute un mot sur l'une des raisons qui ont conduit le Président de la République à proposer d'inscrire bientôt dans la Constitution le principe de ce référendum, pour la Turquie d'abord et pour d'autres pays ensuite. C'est parce que la situation de la Turquie sur la carte pose au sud-est de l'Union la question de la frontière définitive de celle-ci, une question suffisamment importante pour qu'il soit nécessaire de la soumettre au peuple. C'est donc ainsi que seront fixées démocratiquement, au sud-est et sans doute un jour à l'est, les frontières définitives de notre Union européenne.

Deux points particulièrement importants ont été évoqués lors de ce débat, sur lesquels j'aimerais revenir : la question de Chypre et celle de la reconnaissance du génocide arménien. Ces deux questions se poseront au cours des négociations, si elles sont ouvertes, avec la Turquie. Je rappellerai en préalable que la règle du jeu fixée avec la Turquie comme avec tous les autres pays qui veulent être candidats - et on ne peut pas changer les règles du jeu en cours de partie - c'est le respect strict des critères politiques de Copenhague.

En ce qui concerne Chypre, depuis un an, la Turquie soutient la réunification de l'île et nous avons nous-mêmes souhaité, même si cela n'a pas été le cas pour l'instant, que toute l'île de Chypre entre dans l'Union. Nous avons soutenu les efforts des Nations unies pour un règlement politique de cette question chypriote et la question de la présence des troupes turques dans le nord de l'île devra impérativement être réglée avant la fin des négociations avec la Turquie.

Quant à l'immense tragédie de 1915 qui reste présente dans la mémoire des Français, en particulier des très nombreux Français d'origine arménienne, je veux rappeler à son propos que le projet européen est un projet de paix et de réconciliation : de paix entre les pays, y compris et surtout entre ceux qui ont été en conflit, de réconciliation avec soi-même et avec son histoire. Il y a donc un travail de mémoire à entreprendre, et la perspective européenne encourage ce travail de mémoire, même si elle ne le rend pas nécessaire. Cette question ne conditionne sans doute pas l'ouverture des négociations, mais elle sera un élément important du débat, ce dont chacun doit être conscient. Je pense sincèrement que la Turquie devra entreprendre un travail de mémoire à l'égard de son propre passé et de sa propre histoire.

J'ai aimé entendre citer Victor Hugo, qui parlait des guerres entre Européens comme de véritables guerres civiles entre Européens. J'ai également apprécié que l'on rappelle en quoi le projet européen est, à l'échelle de notre continent, le plus beau des projets politiques, si l'art de la politique est celui consistant à rechercher le progrès, la paix, la stabilité entre les nations, plutôt que d'entretenir des conflits. Que vingt-cinq nations aujourd'hui, et bientôt vingt-sept ou trente, s'associent, partagent, agissent ensemble pour constituer une communauté, une union, sans jamais abandonner leur identité, leur langue, leurs différences, telle est la promesse tenue du projet européen depuis cinquante ans.

M. François Bayrou. Absolument !

M. le ministre des affaires étrangères. Une promesse, comme l'a dit M. Poniatowski, qui est d'abord une promesse de paix et de stabilité. Si, comme je le crois, notre Union est bien une construction politique laïque, au nom de quoi refuserions-nous à la Turquie la perspective de faire cette promesse avec nous ?

M. Serge Blisko. Très bonne question !

M. le ministre des affaires étrangères. Dès l'instant où elle respecterait intégralement, scrupuleusement, impartialement, toutes les conditions de l'adhésion, y compris - je compte sur les députés du groupe communiste présents pour transmettre ce message à M. Bocquet - les conditions liées aux droits de l'homme, la seule question à se poser est celle-ci : quel est notre intérêt commun ? Est-il que ce pays reste à la porte de l'Union et choisisse le cas échéant un autre modèle, ou au contraire que ce grand pays continue à s'adapter progressivement à faire sien le modèle européen de démocratie et d'économie sociale de marché ? Tout à l'heure, François Bayrou a cité à l'appui de sa démonstration le nouveau président de la Commission européenne, José Manuel Barroso, qui a affirmé que c'est à la Turquie de s'adapter à l'Europe, précisant : « Ce n'est pas l'Europe qui va adhérer à la Turquie, c'est la Turquie qui doit s'adapter à l'Europe. » Il a semblé voir dans ces propos la preuve qu'il s'agit là d'une autre civilisation, d'une autre culture.

M. François Bayrou. Ce n'est pas une preuve, c'est un fait !

M. le ministre des affaires étrangères. À mes yeux, refuser à la Turquie la possibilité de nous prouver qu'elle peut s'adapter à l'Europe, c'est considérer que le peuple turc serait fondamentalement inadapté à la laïcité, à la démocratie, aux droits de l'homme. J'estime qu'une telle affirmation est fausse - il suffit pour s'en convaincre de comparer la Turquie de la fin du xixe siècle à celle d'aujourd'hui - et contraire à toutes nos convictions sur l'universalité de nos valeurs républicaines. Une telle considération constituerait une sorte de désaveu à l'égard de toute l'opinion moderniste en Turquie, qui a déjà beaucoup fait pour la démocratie, pour la laïcité, pour les droits de l'homme, pour l'égalité entre hommes et femmes, même s'il y a encore beaucoup à faire, et qui compte sur les négociations d'adhésion pour continuer à faire évoluer vers nous la société turque. (« Très bien ! » sur plusieurs bancs du groupe de l'Union pour un mouvement populaire.) Enfin, une telle considération est un peu méprisante pour le peuple turc.

M. Jean Leonetti. Tout à fait !

M. le ministre des affaires étrangères. Pourquoi ne pourrait-il pas s'adapter à l'Europe, lui qui a déjà tant fait ? Laissons-lui, je le répète, le temps et la possibilité de nous apporter lui-même cette preuve, sans aucune complaisance par rapport aux critères extrêmement stricts de l'adhésion, le moment venu, à l'Union européenne.

J'ai également entendu dire que la diplomatie regarde tout le monde, et que les affaires européennes - Claudie Haigneré et moi-même en sommes convaincus - ne sont pas des affaires étrangères. Voilà pourquoi tout le monde votera, puisque cette question intéresse tout le monde, et pourquoi chaque Français aura, le moment venu, personnellement le pouvoir de dire oui ou non à l'issue d'une négociation qui sera longue, et dont on ne peut préjuger du résultat.

M. François Bayrou. C'est dangereux !

M. le ministre des affaires étrangères. Je suis depuis longtemps convaincu que le projet européen, le plus beau des projets politiques à l'échelle de notre continent, a besoin de davantage de démocratie, et qu'il faut en finir avec cette forme de construction de l'Europe qui se fait pour les citoyens mais sans les citoyens.

C'est la raison pour laquelle, conscient des vertus pédagogiques et démocratiques du référendum, le Président de la République s'est engagé à deux reprises à ce que cette forme de consultation soit mise en œuvre, d'abord sur le projet de constitution européenne, dont nous avons tant besoin pour consolider notre fonctionnement à vingt-cinq, pour faire fonctionner le marché intérieur, pour consolider notre communauté et pour donner à l'Europe une indispensable dimension politique, une politique étrangère, une politique de défense. Puis, le moment venu, sur l'adhésion de la Turquie, c'est le peuple français qui s'exprimera. (Applaudissements sur les bancs du groupe de l'Union pour un mouvement populaire.)

M. le président. Le débat est clos.

    2

ORDRE DU JOUR DE LA PROCHAINE SÉANCE

M. le président. Ce soir, à vingt et une heures trente, troisième séance publique :

Suite de la discussion, en deuxième lecture, du projet de loi, n° 1614, relatif au développement des territoires ruraux :

Rapport, n° 1828, de MM. Yves Coussain, Jean-Claude Lemoine et Francis Saint-Léger au nom de la commission des affaires économiques, de l'environnement et du territoire.

La séance est levée.

(La séance est levée à dix-neuf heures trente.)

        Le Directeur du service du compte rendu intégral
        de l'Assemblée nationale,

        jean pinchot