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N° 1834

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ASSEMBLÉE NATIONALE

CONSTITUTION DU 4 OCTOBRE 1958

DOUZIÈME LÉGISLATURE

Enregistré à la Présidence de l'Assemblée nationale le 5 octobre 2004

RAPPORT D'INFORMATION

DÉPOSÉ

PAR LA DÉLÉGATION DE L'ASSEMBLÉE NATIONALE

POUR L'UNION EUROPÉENNE (1),

sur la Turquie et l'Union européenne,

ET PRÉSENTÉ

par M. Guy LENGAGNE ,

Député.

________________________________________________________________

(1) La composition de cette Délégation figure au verso de la présente page.

La Délégation de l'Assemblée nationale pour l'Union européenne est composée de : M. Pierre Lequiller, président ; MM. Jean-Pierre Abelin, René André, Mme Elisabeth Guigou, M. Christian Philip, vice-présidents ; MM. François Guillaume, Jean-Claude Lefort, secrétaires ; MM. Alfred Almont, François Calvet, Mme Anne-Marie Comparini, MM. Bernard Deflesselles, Michel Delebarre, Bernard Derosier, Nicolas Dupont-Aignan, Jacques Floch, Pierre Forgues, Mme Arlette Franco, MM. Daniel Garrigue, Michel Herbillon, Marc Laffineur, Jérôme Lambert, Edouard Landrain, Robert Lecou, Pierre Lellouche, Guy Lengagne, Louis-Joseph Manscour, Thierry Mariani, Philippe Martin, Jacques Myard, Christian Paul, Didier Quentin, André Schneider, Jean-Marie Sermier, Mme Irène Tharin, MM. René-Paul Victoria, Gérard Voisin.

SOMMAIRE

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Pages

Avant-propos du Président Pierre LEQUILLER 7

INTRODUCTION 9

I. LE RESPECT DES CRITERES POLITIQUES DE COPENHAGUE 15

A. Deux dossiers majeurs pour la crédibilité des réformes : la torture et la pénalisation de l'adultère 17

1) La torture est-elle aujourd'hui systématique et répandue ? 17

2) Que conclure de la valse-hésitation du gouvernement sur la pénalisation de l'adultère ? 23

B. Les relations de l'appareil d'Etat avec le pouvoir politique 27

1) Le rôle politique de l'armée et ses rapports avec le pouvoir civil 27

2) Le rôle-clé de la justice dans l'application des réformes 32

C. Les relations de l'Etat laïc avec les religions 33

1) Les progrès de la liberté religieuse pour les religions non-musulmanes et les courants minoritaires de l'Islam 33

2) La laïcité dans le Traité constitutionnel de l'Union européenne et dans la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l'homme 36

D. Les relations de l'Etat unitaire avec les communautés kurde et arménienne 39

1) Du rejet de l'indépendance politique à la reconnaissance des droits culturels des Kurdes 39

2) Le difficile réexamen de l'histoire d'une tragédie 42

II. LES AUTRES QUESTIONS FONDAMENTALES POSEES PAR LA CANDIDATURE DE LA TURQUIE À L'UNION EUROPEENNE 45

A. Les implications institutionnelles, économiques et budgétaires de l'adhésion 45

1) Le défi de l'intégration de la Turquie dans les institutions communautaires 45

2) Les défis de l'intégration économique d'un pays à fort potentiel, concernant l'économie souterraine, l'épargne dormante, la corruption et l'exode rural 48

B. La politique étrangère et de défense 55

1) L'indispensable apaisement des tensions avec le voisinage 55

2) La Turquie « aiguillon » d'une politique étrangère et de défense européenne plus ambitieuse ? 58

C. La vision de l'Europe au XXIème siècle 62

1) Les frontières de l'Union européenne 62

2) Le projet de l'Union européenne 65

TRAVAUX DE LA DELEGATION 69

1) Réunion du mardi 5 octobre 2004 69

2) Contributions des membres de la mission en Turquie 85

a) Contribution de M. Jean-Pierre ABELIN, député de la Vienne, du 12 octobre 2004 85

b) Contribution de M. Bernard DEFLESSELLES, député des Bouches-du-Rhône, du 5 octobre 2004 89

c) Contribution de Mme Elisabeth GUIGOU, députée de Seine-Saint-Denis, du 12 octobre 2004 93

d) Contribution de M.Guy LENGAGNE, député du Pas-de-Calais, du 11 octobre 2004 97

e) Contribution de M. Christian PHILIP, député du Rhône, du 29 septembre 2004 105

ANNEXES 109

Annexe 1 : Composition de la délégation 111

Annexe 2 : Programme de la visite en Turquie de la Délégation de l'Assemblée nationale pour l'Union européenne du 13 au 17 septembre 2004 113

Annexe 3 : Auditions du mercredi 8 septembre 2004 117

Annexe 4 : Extraits des conclusions des Conseils européens concernant la Turquie 125

Annexe 5 : Documents d'organisations non gouvernementales sur les droits de l'homme en Turquie 137

1) La situation des droits de l'homme en Turquie 137

2) Evaluation récente du travail des centres de traitement et de réhabilitation des victimes de la Fondation pour les droits de l'homme en Turquie 142

Annexe 6 : Statistiques 153

Annexe 7 : Recommandation 1247 (1994) relative à l'élargissement du Conseil de l'Europe 157

Annexe 8 : Cartes 159

Avant-propos du Président Pierre Lequiller

Avant-propos
du President Pierre LEQUILLER

Au cours de sa réunion du 9 octobre 2002, notre Délégation pour l'Union européenne a désigné un rapporteur général d'information - M. René André - chargé de suivre le processus général de l'élargissement et treize rapporteurs d'information aux fins d'étudier, dans chacun des pays candidats, le processus d'adhésion à l'Union européenne. Elle a ainsi confié à notre collègue Guy Lengagne le soin d'étudier le dossier de la Turquie.

Comme pour les autres pays candidats, une mission de la Délégation, comprenant quasiment toutes les sensibilités politiques, s'est rendue en Turquie du 13 au 17 septembre 2004, à un moment où la question de l'ouverture des négociations d'adhésion était sous le feu de l'actualité, avec notamment la controverse relative à la réforme du code pénal.

Elle était composée outre du rapporteur et de moi-même, par MM. Jean-Pierre Abelin, Bernard Deflesselles, Mme Elisabeth Guigou et M. Christian Philip. La mission s'est rendue à Istanbul et à Ankara, puis, séparée en deux groupes, à Kars et à Elaziğ, dans l'est du pays. Elle a pu ainsi avoir des entretiens avec différentes personnalités des milieux politique, militaire, administratif, ainsi que de la société civile et notamment avec les associations chargées de la défense des droits de l'homme.

Le présent rapport comprend le compte-rendu de la mission par le rapporteur, les travaux de notre Délégation du 5 octobre 2004, les contributions de chacun des membres de la mission, ainsi que différentes annexes.

Ce document s'inscrit dans le cadre de la mission générale d'information des députés que notre Délégation s'est vu confier sur les questions européennes. Sa seule ambition est d'apporter une contribution au débat engagé sur l'éventuelle ouverture des négociations d'adhésion de la Turquie à l'Union européenne, qui, après avoir fait l'objet d'une recommandation de la Commission, le 6 octobre 2004, sera soumise à la décision des chefs d'Etat et de Gouvernement de l'Union européenne le 17 décembre 2004.

INTRODUCTION

Mesdames, Messieurs,

La mission effectuée en Turquie du 13 au 17 septembre 2004 par le Président de la Délégation de l'Assemblée nationale pour l'Union européenne, son rapporteur chargé du suivi de la candidature de ce pays à l'Union européenne et quatre autres députés représentant diverses sensibilités politiques, s'est déroulée à un moment crucial pour l'avenir des relations entre l'Union européenne et ce pays candidat. La Commission européenne a, en effet, remis, le 6 octobre, un rapport et une recommandation sur la base desquels le Conseil européen décidera, le 17 décembre, si la Turquie satisfait aux critères politiques de Copenhague et si l'Union européenne ouvre sans délai des négociations d'adhésion avec ce pays. Cette visite a permis de rencontrer de nombreuses personnalités turques et françaises à Istanbul et à Ankara, de bénéficier d'un entretien avec l'adjoint du chef d'Etat-major général accordé pour la première fois à une délégation parlementaire, et de faire des déplacements dans deux villes de l'Est pour mieux appréhender la diversité des situations et des perceptions.

La Turquie a accompli sa marche vers l'Europe en deux temps.

Elle s'est d'abord transformée en 1923 en un Etat-nation et une république démocratique et laïque sous la conduite autoritaire du père fondateur de la Turquie moderne, Mustapha Kemal Atatürk, en s'inspirant du modèle européen.

Elle s'est ensuite amarrée au camp occidental au moment de la guerre froide en intégrant toutes ses organisations internationales : le Conseil de l'Europe, en août 1949, l'Organisation du Traité de l'Atlantique Nord, en 1951, l'Organisation européenne de Coopération économique, devenue l'OCDE. Elle a donc déposé sa candidature au statut de membre associé de la Communauté économique européenne et l'accord d'association fut signé en 1963. Cet accord, destiné à permettre l'instauration progressive d'une union douanière, comportait en son article 28 une perspective d'adhésion ainsi formulée : « Lorsque le fonctionnement de l'accord aura permis d'envisager l'acceptation intégrale par la Turquie des obligations découlant du traité instituant la Communauté européenne, les parties contractantes examineront la possibilité d'une adhésion de la Turquie à la Communauté ».

Cette perspective a été établie dans un contexte où, d'une part, le rejet du projet de Communauté européenne de défense et les réalités stratégiques avaient conduit à confier le développement de l'économie de l'Europe à la CEE et sa sécurité à l'OTAN et où, d'autre part, la Turquie ne pouvait échanger avec le monde turcophone en raison de l'emprise de l'Union soviétique. La fin des blocs Est-Ouest en 1989 a redonné une nouvelle centralité à la Turquie et a ouvert à l'Europe la possibilité de construire une politique étrangère et de défense et donc une union politique à côté de l'union économique et monétaire, mais elle n'a pas pour autant modifié la perspective d'adhésion.

En avril 1987, la Turquie présenta sa candidature à l'adhésion à la Communauté européenne. Le Conseil européen refusa d'ouvrir des négociations d'adhésion, sur avis défavorable de la Commission rendu en décembre 1989, en raison des transformations de la Communauté européenne résultant de la mise en œuvre de l'Acte unique et de la situation politique et économique de la Turquie, en particulier son conflit avec un Etat membre, la Grèce, et de l'occupation militaire d'une partie du territoire de la République de Chypre.

Par l'accord conclu le 6 mars 1995 sous présidence française avec la Grèce, Chypre et la Turquie, l'Union européenne s'engageait à ouvrir des négociations d'adhésion avec Chypre au plus tard six mois après la fin de la Conférence intergouvernementale d'Amsterdam et la Grèce promettait de ne plus faire obstruction à l'établissement d'une union douanière avec la Turquie ni à la reprise d'une assistance financière. Cette évolution conduisait le Conseil européen de Madrid, en décembre 1995, à lier les négociations d'adhésion avec Chypre avec celles prévues avec les pays d'Europe centrale et orientale.

Elle permettait également de signer en 1995 l'accord d'union douanière UE-Turquie, entré en vigueur le 1er janvier 1996.

Mais le regain des tensions entre la Grèce et la Turquie autour d'îlots de la Mer Egée conduisait la Grèce à bloquer à nouveau l'assistance financière et la Turquie à tenter de s'opposer à une adhésion de Chypre tant que ne serait pas reconnue la République turque du Nord de Chypre et ne serait pas ouverte la voie de sa propre adhésion. La Grèce et la Turquie parviendront ensuite à se rapprocher et à apaiser leurs tensions à partir des catastrophes sismiques intervenues en Turquie au tournant du siècle.

En décembre 1997, le Conseil européen de Luxembourg lance le processus d'adhésion pour les pays candidats d'Europe centrale et orientale et pour Chypre, mais il ne retient pas la candidature turque en raison notamment de la question des droits de l'homme et de la situation à Chypre. La Commission définit toutefois une stratégie européenne pour la Turquie.

En décembre 1999, le Conseil européen d'Helsinki marque un tournant décisif en reconnaissant à la Turquie le statut de candidat, dans les termes suivants : « La Turquie est un Etat candidat qui a vocation à rejoindre l'Union sur la base des mêmes critères que ceux qui s'appliquent aux autres pays candidats ». Cette décision de principe fait bénéficier le treizième candidat des mêmes droits que les autres, en particulier d'une stratégie de pré-adhésion définie par l'Union européenne en mars 2001. Elle se traduit par l'adoption par la Turquie d'un programme national d'adhésion, l'examen des progrès accomplis dans des rapports annuels de la Commission, un renforcement de l'aide financière de pré-adhésion et une extension de l'union douanière.

Toutefois cette décision ne comporte pas de calendrier pour l'ouverture des négociations en raison de l'ampleur des réformes restant à accomplir et à mettre en œuvre concrètement. En décembre 2002, le Conseil européen de Copenhague constate les progrès réalisés et fixe une clause de rendez-vous au Conseil européen du 17 décembre 2004 pour décider si le respect des critères politiques de Copenhague permet d'ouvrir sans délai les négociations d'adhésion avec la Turquie.

Contrairement à une impression assez répandue en Turquie, les pays candidats qui viennent d'adhérer ou sont encore en négociations ont aussi connu de longues périodes d'attente.

La Slovaquie a subi un retard dans l'ouverture des négociations parce qu'elle a été longtemps dirigée par un gouvernement autoritaire ne respectant pas les critères politiques de Copenhague.

La Bulgarie et la Roumanie ont pris du retard dans l'ouverture puis dans la conclusion des négociations d'adhésion parce que ces deux pays ont gaspillé les premières années de la décennie quatre-vingt dix et n'ont entrepris leurs réformes politiques et économiques qu'avec retard par rapport aux autres pays candidats.

La Turquie est une démocratie qui a subi trois coups d'Etat militaires en 1960, 1970 et 1980, une guerre civile de quinze ans contre des organisations kurdes faisant 35.000 morts, une instabilité gouvernementale chronique reflétant l'insatisfaction des électeurs les conduisant à essayer toutes les combinaisons possibles de coalition et à en changer à chaque élection, une crise financière de première ampleur largement provoquée par une manipulation du système bancaire par certains milieux corrompus, enfin un renversement des rôles dans lequel un gouvernement islamique modéré devenait le porteur de valeurs de la modernité et de la démocratie européennes à la place d'un pouvoir kémaliste qui en avait été le dépositaire historique tout au long du XXème siècle.

Cette histoire nationale tourmentée des dernières quarante années n'a pas empêché l'Union européenne d'affirmer continuellement l'importance qu'elle attachait au renforcement de ses relations avec ce grand pays.

La Turquie est en effet le seul pays avec lequel l'Union européenne a réalisé une union douanière. Par ailleurs, les chefs d'Etat et de gouvernement de l'Union européenne n'ont jamais contesté la légitimité de sa démarche lors des différentes étapes de l'examen des deux candidatures déposées successivement par ce pays, et n'ont émis que des objections tenant au respect de conditions applicables à tout Etat européen candidat.

Les chefs d'Etat et de gouvernement ont considéré que l'intérêt de cette candidature pour l'Union européenne - en termes stratégique, politique, économique, militaire et de relations entre l'Europe et le monde musulman - justifiait qu'ils donnent une réponse de principe positive à la notion d'Etat européen éligible à l'adhésion.

L'article 49 du traité sur l'Union européenne prévoit que tout Etat européen qui respecte les principes énoncés à l'article 6, paragraphe 1, (c'est-à-dire les valeurs de l'Union), peut demander à devenir membre de l'Union, mais il ne définit pas ce qu'est un Etat européen. L'article I-58 du projet de traité constitutionnel ne donne pas plus de précision, mais inclut, dans les valeurs à respecter, le respect de la dignité humaine, l'égalité et les droits des personnes appartenant à des minorités.

Le critère géographique jusqu'à présent appliqué, notamment pour rejeter la candidature du Maroc en 1987, est d'un maniement plus délicat à l'égard d'un pays eurasien à cheval sur les deux continents. En 1999, le Conseil européen d'Helsinki a dépassé le critère géographique et porté une appréciation politique globale pour reconnaître à la Turquie la qualité d'Etat européen, mais cette décision n'est toujours pas acceptée par une partie de l'opinion publique européenne.

Il est vrai que le processus d'élargissement a toujours plus relevé du secret de la négociation diplomatique que du débat public démocratique, seul susceptible d'informer les citoyens et de répondre à leurs inquiétudes. La procédure actuelle d'adhésion ne prévoit de débat démocratique qu'à la fin d'un processus de plusieurs années, lors de la ratification du traité d'adhésion pour tous les Etats membres, par voie référendaire ou parlementaire. Le traité constitutionnel améliore cette procédure, en introduisant l'obligation d'informer le Parlement européen et les parlements nationaux de toute candidature dès qu'elle parvient au Conseil, afin de susciter un débat parlementaire dès le début de la procédure.

Les réticences d'une partie de l'opinion publique européenne ont une dimension culturelle ou religieuse plus ou moins explicite.

Mais les inquiétudes sont également les mêmes que lors des élargissements précédents et portent sur les délocalisations, la crainte d'une nouvelle vague d'immigration et le coût budgétaire. Elles sont néanmoins amplifiées par l'importance et la jeunesse de la population de ce pays aussi nombreux que les dix nouveaux Etats membres, mais aussi l'un des pays les plus pauvres d'une Union à vingt-huit membres. Les citoyens s'inquiètent de la capacité de la Turquie à intégrer l'Union européenne, mais surtout de la capacité de l'Union à intégrer ce pays après avoir absorbé l'élargissement aux douze autres candidats, même si les négociations prendront du temps.

Enfin, les interrogations portent sur l'influence qu'aurait ce grand Etat membre sur la définition du projet européen au XXIème siècle et sur le choix qu'il ferait entre les deux conceptions de l'Europe divisant depuis longtemps les Etats membres et leurs citoyens.

Au cours de sa mission, la Délégation a porté en priorité son attention sur le respect des critères politiques de Copenhague et a également abordé les autres questions fondamentales posées par la candidature de la Turquie à l'Union européenne.

I. LE RESPECT DES CRITERES POLITIQUES DE COPENHAGUE

En juin 1993, le Conseil européen de Copenhague a défini les trois critères d'adhésion à l'Union européenne - exigés de tout pays candidat qui doit au préalable lui être associé : critères politiques, économiques et de capacité à intégrer l'acquis communautaire.

L'adhésion aura lieu dès que le pays membre associé sera en mesure de remplir les obligations qui en découlent, en réunissant les conditions économiques et politiques requises.

L'adhésion requiert de la part du pays candidat qu'il ait :

- des institutions stables garantissant la démocratie, la primauté du droit, les droits de l'homme, le respect des minorités et leur protection ;

- une économie de marché viable ainsi que la capacité de faire face à la pression concurrentielle et aux forces du marché à l'intérieur de l'Union.

L'adhésion présuppose la capacité du pays candidat à en assumer les obligations et notamment de souscrire aux objectifs de l'union politique, économique et monétaire.

Après la reconnaissance du statut de candidat par le Conseil européen d'Helsinki en décembre 1999, la Turquie s'engageait à partir d'octobre 2001 dans l'adoption de plusieurs réformes constitutionnelles et de sept paquets législatifs. Les quatre premiers paquets ont été adoptés sous la conduite d'un gouvernement de coalition très disparate et les trois autres sous celle du gouvernement islamique modéré ou conservateur musulman disposant de la majorité absolue à la Grande Assemblée nationale de Turquie (GANT) après les élections de 2002.

Les réformes constitutionnelles et les sept paquets législatifs adoptés depuis octobre 2001 ont introduit des changements majeurs en matière de liberté d'expression, peine de mort (abolition), protections contre la torture et la maltraitance, condamnations pour terrorisme (délit de propagande supprimé), rôle de l'armée (réforme du Conseil national de sécurité ; contrôle a posteriori des comptes de l'armée), fonctionnement de la justice (suppression des Cours de sûreté de l'Etat, reconnaissance de la primauté du droit international sur les lois nationales en matière de droits de l'homme, et de la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l'homme), levée de l'état d'urgence appliqué pendant 25 ans dans les régions du Sud-Est à peuplement kurde.

Le Conseil européen de juin 2004 a souligné que des efforts restaient à faire, en particulier en matière de droits de l'homme, de liberté d'association et d'expression et de réforme de la justice.

Le gouvernement a soumis à la GANT un huitième paquet de réformes, dont l'adoption devrait être achevée à l'automne. Elles concernent en particulier trois lois de décentralisation dont le sujet était en débat depuis dix ans, la suppression de la présence des militaires dans les conseils supérieurs de l'audiovisuel et de l'enseignement, l'octroi du statut de personne morale à des fondations non-musulmanes et la réforme des codes civil et pénal.

La Délégation s'est attachée à examiner deux dossiers majeurs pour la crédibilité des réformes - la torture et, par rapport à l'évolution des droits de la femme, la pénalisation de l'adultère - et à considérer l'impact des réformes sur les trois relations constitutives de l'Etat moderne turc : la relation du pouvoir civil avec le pouvoir militaire et l'appareil d'Etat, la relation de l'Etat laïc avec les religions et la relation de l'Etat unitaire avec les communautés kurde et arménienne.

A. Deux dossiers majeurs pour la crédibilité des réformes : la torture et la pénalisation de l'adultère

1) La torture est-elle aujourd'hui systématique et répandue ?

La Délégation s'est posée cette question dans ces termes parce que les organisations de défense des droits de l'homme concluent que, nonobstant les avancées législatives et la politique de tolérance zéro du gouvernement contre la torture, la torture est toujours systématique et répandue.

Le Commissaire à l'élargissement, M. Verheugen, interpellé sur cette question par les ONG lors de sa visite en Turquie au début du mois de septembre, a dépêché sur place des fonctionnaires de la Commission qui ont conclu qu'il n'y avait plus de torture systématique après les réformes adoptées par le parlement et le gouvernement turcs.

Une telle divergence dans les analyses et les perceptions montre que les différents acteurs ne placent pas le critère décisif d'appréciation sur le même point d'équilibre entre la législation et l'application.

Les ONG ne contestent pas les améliorations législatives et réglementaires intervenues ces trois dernières années et citent en particulier :

- la possibilité pour le Procureur d'engager directement une poursuite judiciaire contre une personne soupçonnée de torture sans avoir à demander l'autorisation de son supérieur hiérarchique ;

- le relèvement du plafond des peines au-delà des seuils d'amnistie ne permettant plus aux condamnés pour torture de bénéficier d'une telle mesure ;

- la suspension des fonctions de la personne faisant l'objet d'une enquête jusqu'à la fin de celle-ci ;

- la réduction de la garde à vue à quatre jours pour ces délits (deux jours au lieu de huit pour les infractions de droit commun) ;

- l'envoi de circulaires régulières pour empêcher la pratique de la torture et le démarrage de programmes de formation des policiers, des juges et des procureurs.

Le président du barreau d'Elaziğ y ajoute la nécessité de prévenir la famille, le droit à un avocat dans les délais les plus brefs et l'obligation pour le juge de se prononcer dans les vingt-quatre heures sur le maintien de la garde à vue.

Certaines ONG réclament d'autres améliorations dans les textes concernant la nécessité de prévoir :

- des poursuites contre le supérieur hiérarchique du policier tortionnaire ;

- l'éloignement temporaire du fonctionnaire suspendu de ses fonctions pendant l'enquête ;

- une défense des tortionnaires par des avocats indépendants et non des avocats désignés par le ministère de l'intérieur ;

- une aide financière pour que les soins ne soient plus à la charge des victimes ;

- une organisation indépendante de la médecine légale pour la libérer des pressions de l'autorité politique et de la police et garantir son impartialité ;

- l'interdiction de considérer comme preuve contre une personne en cours de jugement des dispositions reçues sous la torture par un fonctionnaire lui-même en jugement pour ces faits, afin que les deux procès ne se poursuivent concomitamment.

Si l'on met à part une ONG qui a affaibli sa démonstration en déclarant que les lois pénalisant la torture ne s'appliquaient pas parce qu'elles n'avaient pas encore été intégrées dans le code pénal, les autres ONG ont toutes reconnu non seulement les améliorations législatives, mais aussi un certain nombre d'évolutions positives : même si les tortionnaires d'autrefois n'ont pas été punis, pour la première fois depuis quelques mois, des policiers condamnés sont en prison ; depuis 1999, les ONG de défense des droits de l'homme ont des relations avec le gouvernement alors qu'elles étaient assimilées auparavant à des organisations « terroristes » ; Amnesty International Turquie a pu légalement s'établir dans ce pays en tant qu'association étrangère depuis deux ans ; il n'y a pas en la matière de restriction à la liberté de la presse qui a joué un grand rôle pour informer l'opinion sur des affaires de torture.

Ce constat des améliorations législatives n'en amène pas moins les ONG à considérer que l'application de cette législation est une véritable catastrophe et à en déduire le caractère systématique et répandu de la torture.

L'Association des droits de l'homme de Turquie a suivi l'évolution des demandes de victimes de tortures adressées à ses cinq centres de soins répartis dans différentes régions du pays depuis un peu plus de dix ans. Son évaluation ne prétend pas être exhaustive, puisqu'elle porte sur les 8 835 demandes reçues par ses cinq centres depuis 1990, mais elle permet de dégager une tendance.

Alors que les demandes se situaient entre 700 et 900 demandes, elles se sont élevées en 2003 à 925. Parmi ces 925 demandeurs, 340 déclarent avoir subi des tortures en 2003, les autres avant 2003. Pour les huit premiers mois de 2004, l'association a déjà enregistré 597 demandes dont 297 concernent des tortures pratiquées en 2004, les autres avant 2004.

L'association n'observe pas de diminution en 2003-2004, comme le prétend le gouvernement, et conclut que la réalité est beaucoup plus importante que ne l'indiquent ces demandes déposées auprès du dispositif limité de l'association qui ne reflète qu'un fragment de cette réalité. Deux syndicalistes sont morts sous la torture il y a quatre ans et deux personnes en sont mortes en 2003.

L'association souligne que 90 % des demandes concernent des cas politiques et émanent le plus souvent de personnes appartenant à la communauté kurde, à des groupes islamistes, à des organisations de gauche ou à la communauté des Alevis.

L'association constate également que la condamnation des policiers tortionnaires est encore l'exception. Sur les 41 procès qu'elle a suivis en 2003, 28 procès continuent, 4 policiers ont été condamnés dont 3 ont eu leur peine de prison commuée en peine d'amendes. Un seul a été condamné définitivement à la prison.

Elle considère que les plaintes sont peu nombreuses parce que le système judiciaire protège les tortionnaires, en décourageant les justiciables de porter plainte à cause du faible nombre de poursuites engagées après le dépôt d'une plainte et de la lenteur des procédures. Les policiers partant à la retraite ou disparaissent sans laisser de traces.

Elle se plaint enfin des pressions policières et du harcèlement judiciaire des procureurs à l'encontre des défenseurs bénévoles des droits de l'homme, aussi bien dans l'exercice de leur liberté d'association et de manifestation que de leur activité professionnelle.

Deux à trois cents procès sont intentés bon an mal an contre les associations des droits de l'homme et un certain nombre de conférences de presse se terminent mal. Des sanctions administratives de fermeture d'association ou des amendes sont décidées, la police dépose plainte auprès des procureurs. Mais les associations reconnaissent qu'au terme de ces tracasseries permanentes, elles gagnent tous leurs procès.

La vérité sur la qualification de systématique et répandue semble se situer entre deux positions extrêmes.

Comme le déclare le représentant du Comité Helsinki, la torture n'est plus systématique en Turquie parce qu'elle n'est pas une politique de l'Etat. La torture a pu être dans le passé non seulement une pratique tolérée par les autorités mais même une politique d'Etat plus ou moins avouée, dans la mesure où la guerre intérieure contre le PKK a renforcé les impératifs de sécurité sur toute autre considération dans le cadre d'un régime de tutelle militaire sur le pouvoir civil. Mais le gouvernement actuel, par tous ses actes, a mené une politique de rupture parfaitement claire avec les pratiques ou la politique du passé. Non seulement il a reçu cet été un avis positif de la Commission de la prévention de la torture du Conseil de l'Europe, mais il a fixé un principe de tolérance zéro montrant que l'application des textes est pour lui aussi importante que leur adoption. C'est la raison pour laquelle il a créé en son sein un comité de suivi des réformes présidé par M. Abdullah Gül, ministre des affaires étrangères, auquel participent les ministres de l'intérieur et de la justice, qui intervient immédiatement dès qu'il est saisi d'une difficulté et rend compte chaque semaine au Conseil des ministres de la mise en œuvre des réformes. Le point capital est que cette politique a placé sur la défensive les fonctionnaires se livrant à la torture et ceux qui soutenaient leurs pratiques.

Il est en effet difficile d'admettre que la torture ne se limite qu'à une pratique individuelle condamnable de fonctionnaires à la dérive. C'est la thèse défendue par le préfet-adjoint d'Elaziğ chargé de la sécurité, selon lequel il n'y a pas aujourd'hui de torture systématique parce qu'il n'y en a jamais eu depuis dix-huit ans qu'il est dans la fonction publique et qu'elle n'a jamais figuré dans les instructions données aux fonctionnaires. Penser autrement relève du préjugé. A la question de savoir quelles mesures avaient été prises pour appliquer la politique de tolérance zéro du gouvernement, il indiqua que la Commission départementale des droits de l'homme avait reçu quatre plaintes depuis sa création en 2002, dont celles d'une femme battue par son mari et d'un responsable d'association des droits de l'homme pour maltraitance policière dans un commissariat à la suite d'une demande de carte d'identité.

Après le retrait du chef de la sécurité et du commandant de gendarmerie pour répondre à une demande des associations, la Commission comprend seize membres : le préfet, un représentant de la municipalité, le recteur-adjoint de l'université, un député, le président du barreau, le président du parti au pouvoir, le président du principal parti d'opposition, un avocat du Trésor faisant fonction de secrétaire et huit représentants d'ONG.

La région d'Elaziğ est particulièrement intéressante à observer. Située dans la partie Sud-Ouest de l'Anatolie de l'Est, elle se trouve à la frontière de la zone de peuplement kurde. La population de langue kurde, qui a fui sa région dévastée par la guerre civile, représente 65 % de la population d'un département très mélangé en raison des mariages interethniques. La région est l'une des plus nationalo-islamistes du pays et le parti DYP de centre-droit au nationalisme de plus en plus marqué a remporté les dernières élections municipales de mars 2004 contrairement à la tendance générale du pays favorable au parti gouvernemental AKP. La ville, où règne un climat général détendu entre les deux communautés, semble prospère et bien tenue, sans présence policière visible dans les rues. Ce département de 500.000 habitants est sous la protection de 2.000 membres des forces de sécurité dont 1.500 policiers.

Une rencontre avec diverses ONG, organisée par la préfecture, en présence de son représentant et de l'épouse du procureur, présidente d'une association caritative, a permis de constater qu'il n'y avait rien à signaler en matière d'atteintes aux droits de l'homme dans la région. Plusieurs se sont en revanche livrées à une critique virulente de la loi française sur l'interdiction des signes religieux, de l'assimilation de l'Islam au terrorisme et du silence des chrétiens sur le conflit israélo-palestinien et ont souligné que la Turquie disposait d'une autre alternative que de subir les injonctions de l'Union européenne. Le rappel par la délégation de la législation française et des positions européennes, puis du sens de sa démarche qui n'était par une tournée d'inspection dans une ville qui n'avait encore jamais reçu une délégation parlementaire d'un Etat membre de l'Union européenne, enfin du libre choix de la Turquie d'adhérer ou non à l'Union et à ses valeurs, a permis de conclure l'entretien dans un climat apaisé sur une demande de soutien de plusieurs associations pour l'obtention d'aides européennes à leurs projets.

Le représentant local de l'association pour les droits de l'homme, d'origine kurde, qui avait été invité à participer à la réunion précédente à une adresse erronée, n'a pas pu apporter d'éléments très concrets de cas de torture, hormis une plainte assortie de photos indiscutables, parce que la précédente direction de l'association avait emporté ses archives deux mois auparavant. Il a fait état de violences policières lors d'une conférence de presse du parti Dehap pro-kurde de gauche, le 9 juin, ainsi que de pressions politiques sur des fonctionnaires, menacés de suspension ou de déplacement dans d'autres régions. Lui-même, directeur d'école, avait été éloigné pendant neuf mois pour avoir pris position en faveur d'un enseignement dans sa langue maternelle, mais il a reconnu avoir gagné son procès au début de 2002 ainsi que les progrès de la législation en la matière.

Il a surtout livré deux clés d'analyse sur la lutte contre la torture.

En premier lieu, une grande différence existe entre les grandes villes où les améliorations sont réelles même si des pressions sur les fonctionnaires perdurent, les zones rurales où il y a assez peu de changements, et, au sein des zones rurales de peuplement kurde, les zones militaires où la fin de la trêve décrétée par les organisations extrémistes kurdes, il y a trois mois, a ranimé certaines pratiques. Dans ces zones militaires, un village avait été à nouveau vidé de ses habitants, une semaine auparavant, et des forêts avaient été brûlées près de deux localités pour empêcher la guérilla de progresser. Les tortures pratiquées par des militaires dans les zones rurales sous contrôle militaire relèvent de la compétence des tribunaux militaires. De plus, la gendarmerie en charge de la sécurité dans les zones rurales résiste beaucoup plus que la police à la démocratisation de ses méthodes et au renoncement à la torture.

En second lieu, la population soupçonne « l'Etat profond » d'un double jeu et n'a pas encore la certitude que l'appareil d'Etat issu de l'ancien pouvoir appliquera sans résistance une législation de rupture issue du nouveau pouvoir politique. La question est en effet de savoir si le gouvernement a une autorité politique suffisante pour imposer à l'appareil d'Etat militaire, juridictionnel et administratif, l'application des nouveaux principes et de lois qui, sur des sujets comme la lutte contre la torture, ne souffre aucun délai. C'est tout l'objet de la réforme des rapports entre le pouvoir politique et l'appareil d'Etat qui sera examinée plus loin.

2) Que conclure de la valse-hésitation du gouvernement sur la pénalisation de l'adultère ?

L'examen général de la situation des femmes a montré les progrès récents de la législation dans de nombreux domaines, en avance sur des mentalités qui entretiennent, en particulier dans certaines régions, des insuffisances et des blocages persistants.

La représentante de l'ONG Kader a tout d'abord rappelé que les femmes ne sont que 24 députées au Parlement sur un total de 549 et qu'elles sont surtout présentes dans les secteurs de l'éducation (40 %), de la santé et du droit.

Le principal obstacle à l'accès des femmes à l'emploi est le manque d'infrastructures telles que les crèches ou les garderies. L'analphabétisme n'est en effet important que dans les régions rurales et plus particulièrement à l'Est. En ratifiant la déclaration de Pékin et le programme d'action pour les femmes initiés par l'ONU, le gouvernement turc s'est engagé à assurer l'éducation de base pour au moins 80 % des enfants et à résorber l'inégalité entre garçons et filles.

A la rentrée des classes de septembre 2004, le gouvernement a reconnu que 650.000 fillettes n'étaient toujours pas scolarisées.

Le directeur d'école kurde, représentant de l'association des droits de l'homme d'Elaziğ, confirme que la scolarisation des filles est encore un énorme problème dans les zones rurales et que les violences dans les familles sont très importantes, mais que les plaintes sont encore rares en raison de la force des tabous.

Le représentant de l'Open Society Institute rappelle que la violence contre les femmes est un phénomène commun à beaucoup de pays qui frappe aussi ce pays, où n'existent que huit maisons d'assistance pour femmes battues et une maison de détention pour femmes, aux conditions très mauvaises. En revanche, le phénomène particulier des crimes d'honneur, dont quarante ont été recensés en 2003, est en diminution et concerne surtout le territoire kurde. Les Kurdes eux-mêmes, disséminés dans l'ensemble du pays, luttent contre le traditionalisme de cette société patriarcale qui continue à voter pour des partis plus conservateurs que l'AKP.

L'éradication des crimes d'honneur, souvent masqués en suicides, dépendra beaucoup de l'application sans faille de la loi par les juges et de leur formation. La loi a été réformée en deux temps : le sixième paquet législatif a supprimé en avril 2003 l'attribution de circonstances atténuantes et la réduction de peines accordées aux membres de la famille de la jeune fille qui se rendaient coupables de son assassinat après décision du conseil de famille pour laver leur honneur des faits dont elle avait été la victime ; la réforme du code pénal adoptée le dimanche 26 septembre a aboli la réduction de peine accordée aux mineurs commettant un crime d'honneur. Son auteur, quel que soit son âge, sera désormais condamné à la prison à perpétuité.

L'examen de cette réforme générale du code pénal avait permis aux associations de défense des droits des femmes de constater que les autorisations de manifester étaient délivrées sans difficultés et que le contenu de ses trois cents articles leur donnait très largement satisfaction. Seuls quelques points comme le maintien des tests de virginité sur plainte et avec autorisation du juge ou du procureur, mais sans le consentement de la jeune fille, suscitaient leurs critiques.

La surprise fut donc d'autant plus grande de voir le gouvernement et son groupe parlementaire majoritaire envisager d'introduire un amendement sur la pénalisation de l'adultère, dans un sens contraire à l'orientation européenne des réformes adoptées jusqu'alors.

Le projet de loi déposé par le gouvernement ne comportait pas de disposition de cette nature. Au début de la visite de la délégation, le gouvernement envisageait de répondre à la demande de son groupe parlementaire et de déposer un amendement au projet de loi pour pénaliser l'adultère de l'homme et de la femme, et même un sous-amendement précisant que la pénalisation ne s'appliquerait que si l'homme ou la femme portait plainte. Puis devant les réactions de l'Union européenne et d'une grande partie de la presse et de la société civile turques, le gouvernement enterra cette idée en déclarant qu'il ne déposerait pas d'amendement sans l'accord du groupe parlementaire de l'opposition qui était contre. Toutefois sous la pression d'une partie de la majorité parlementaire, cette idée resurgit et amena le gouvernement à différer l'examen du projet de loi, jusqu'à ce qu'il annonce à la Commission européenne et au Parlement européen qu'il soumettrait à la GANT, pour adoption définitive le 26 septembre, un projet de loi ne comportant aucune pénalisation de l'adultère.

Le gouvernement a sincèrement pensé que cette proposition protégerait les femmes et qu'elle permettrait notamment aux femmes victimes d'un mariage arrangé de porter plainte contre une bigamie cachée, même si l'on peut douter qu'une femme de l'Anatolie profonde puisse réellement utiliser ce droit. Mais il n'a pas vu qu'elle pérenniserait des structures complètement archaïques au regard de la modernité.

Le gouvernement s'est surtout fait l'écho d'une inquiétude, si ce n'est d'une irritation, croissante d'une partie de son électorat devant les menaces que feraient peser les exigences de l'Union européenne sur les valeurs morales, c'est-à-dire familiales et religieuses, de la Turquie. Le président de la section d'Elaziğ du parti AKP, qui ne figurait pas dans le programme très dense d'entretiens défini par le ministère des affaires étrangères et par la préfecture, est venu rencontrer la délégation à l'aéroport pour lui exprimer son soutien au processus d'adhésion mais aussi ses inquiétudes sur cet aspect. Le Premier ministre, M. Erdogan, a lui-même résumé ce malaise en déclarant à la mi-septembre que « l'Occident n'est pas parfait. Si nous le prenions comme un modèle de perfection en tout, nous devrions nous renier et périr »(1).

Le parti AKP (Parti de la justice et du développement) est le lointain descendant du parti islamiste RP (le Refah), qui avait pris pour la première fois la tête d'un gouvernement de coalition en 1996. Son chef devenu Premier ministre, M. Necmettin Erbakan, avait tenté de mener une politique extérieure islamiste et d'islamiser l'espace public intérieur avec des mesures très symboliques, jusqu'à ce que l'armée lui lance un ultimatum le 28 février 1997 et qu'il soit obligé de démissionner en juin 1997, avant la dissolution du RP en janvier 1998.

L'AKP n'en est cependant pas l'héritier dans la mesure où le successeur du RP, le FP (parti de la vertu) dissous en 2001, donnera naissance au Saadet (parti du bonheur) fidèle à la tradition de l'islam politique, et à l'AKP, qui s'en dissociera en se qualifiant de conservateur, libéral et démocrate musulman. L'AKP est un parti composite qui a su rassembler aux élections de 2002 un électorat aussi divers que « les lions d'Anatolie », jeunes chefs de petites et moyennes entreprises prêts à bousculer l'establishment économique des grandes familles, et les couches défavorisées déçues par des années de rigueur et de corruption. L'AKP a su séduire une population désorientée en lui offrant une chance de rénovation politique et économique ouverte sur l'Europe, conjuguée avec les repères rassurants d'un islam tempéré.

La Tesev souligne que cette crise avortée est peut-être l'amorce d'une véritable évolution des esprits. Jusqu'à présent en effet, les musulmans ne discutaient pas de leur vie de famille. Pour la première fois, à la suite de cette initiative du parti AKP, les musulmans montent en scène avec leurs traditions face au monde et, pour la première fois, ils sont partagés et discutent de ce qu'est la famille, le sexe et de toute l'intimité conjugale que leur pudeur leur interdisait d'aborder. Elle conclut que ce parti, composé de personnalités participant pour la première fois à la vie politique et jusque-là sans grande expérience, sont une bonne surprise pour tout le monde. Avant eux, la modernisation était superficielle. Avec eux il y aura la démocratie.

B. Les relations de l'appareil d'Etat avec le pouvoir politique

1) Le rôle politique de l'armée et ses rapports avec le pouvoir civil

A l'inverse de l'Europe où l'Etat moderne a créé son armée, Mustapha Kemal Atatürk a créé l'Etat moderne turc avec son armée. L'armée est devenue dès l'origine la garantie de l'unité et de la laïcité de l'Etat républicain. L'article 2 de la Constitution lui confie ce rôle de gardien des principes de l'Etat républicain laïc. L'instauration du multipartisme en 1946 a permis à la Turquie de faire une première expérience de gouvernement civil autonome de l'armée qui s'est achevée par le coup d'Etat militaire de 1960. L'armée n'a ensuite cessé de durcir son régime de tutelle militaire sur le pouvoir civil pour protéger l'Etat républicain de deux menaces contre la laïcité et l'unité de l'Etat républicain : l'islam politique et le séparatisme kurde. Ces menaces ne sont pas qu'illusion comme le montre en particulier le bilan des morts de la guerre intérieure contre le PKK. Mais qu'elles soient perçues comme telles par la classe moyenne ou qu'elles soient considérées par les libéraux comme le produit d'une véritable paranoïa, ces menaces ont favorisé l'emprise de l'armée et de l'appareil d'Etat kémaliste sur le pouvoir politique élu et sur la société civile. Le peuple turc n'est pas musulman intégriste et la population kurde demandait à être reconnue sans adhérer nécessairement à l'extrémisme ni à la violence du PKK. Mais l'attitude de l'armée a été tellement dure contre l'islam et les Kurdes, sans leur reconnaître un minimum d'espace public ou culturel, que la démocratie en a souffert.

Le troisième coup d'Etat militaire de 1980 a permis à l'armée de s'attribuer un pouvoir non seulement constituant mais instituant. Elle a non seulement rédigé la Constitution de 1983 mais elle a également réformé toute la législation turque et ses lois ont été en vigueur jusqu'aux réformes actuelles. Une première critique de certaines associations sur le choix de la méthode actuelle est qu'une révolution législative aussi totale ne pouvait être effacée que par une révolution législative de même ampleur et non par des changements de lois au coup par coup, parce que l'appareil d'Etat trouve toujours des dispositions anciennes permettant de contourner l'application des dispositions nouvelles.

L'armée s'est également dotée des instruments de son autonomie lui permettant d'asseoir sa tutelle sur le pouvoir civil.

Autonomie politique d'abord. Le Conseil national de sécurité était un organe consultatif placé auprès du gouvernement et composé de civils et de militaires. Chargé de donner un avis au gouvernement sur toute question relevant de la sécurité nationale, le CNS avait en fait le monopole de la connaissance étatique, militaire et policière sur les affaires de l'Etat. Son secrétaire général, un militaire, exerçait en fait le pouvoir au nom du Premier ministre et faisait fonction de chef de gouvernement d'un Etat officieux donnant directement ses ordres et instructions à l'administration et à la justice à l'ombre de l'Etat officiel. L'armée disposait également de représentants dans des commissions de surveillance de l'audiovisuel, de l'éducation et de tous les grands secteurs de la vie sociale.

Le champ de son intervention pouvait s'étendre à l'infini dès lors que le CNS décidait qu'une question, en n'importe quel domaine, tombait dans le domaine réservé de la sécurité nationale. Un processus de dépolitisation du dossier s'enclenchait pour transférer par exemple un problème social de la sphère politique à la sphère étatique et déposséder ainsi le gouvernement de son pouvoir de décision. Comme tout dossier pouvait être qualifié de sécuritaire, le CNS pouvait donner des instructions pour interdire un syndicat de l'éducation qui avait demandé un enseignement en langue régionale au nom de la protection de l'Etat unitaire contre le séparatisme.

Autonomie juridique ensuite. Un double système de juridictions administrative et militaire garantissait un jugement des militaires par leurs pairs. La nomination du chef d'état-major des armées par le Président de la République sur proposition du Premier ministre le plaçait à égalité avec le Premier ministre et à un rang supérieur à celui du ministre de la défense.

Autonomie financière enfin. L'absence de contrôle parlementaire sur le budget de la défense rendait celui-ci particulièrement opaque et ne permettait d'avoir qu'une estimation de son montant. Des dépenses d'investissement étaient rattachées hors budget à un fonds de l'armement alimenté par des taxes et autres recettes affectées. Avant audit sur l'ensemble des comptes, le budget de la défense s'élève actuellement à environ 6 milliards d'euros et représente approximativement 7 à 8 % du PIB. Enfin, l'armée exerçait une influence considérable par le biais de sa mutuelle Oyak en sa qualité de grand propriétaire foncier et d'investisseur parmi les tout premiers du pays dans de nombreux secteurs.

Les réformes récentes ont brisé les instruments de la prééminence du pouvoir militaire sur le pouvoir civil. Les autorités politiques ont ressaisi leur pouvoir de décision en ramenant le CNS à son rôle de conseil du gouvernement pour les seules questions de sécurité et en confiant à un civil le poste de secrétaire général jusque-là assumé par un militaire. Les militaires ont par ailleurs été écartés des conseils de surveillance de l'audiovisuel, de l'éducation et d'autres grands secteurs de la nation. Les dépenses et les biens militaires ont été placés sous le contrôle a posteriori de la Cour des Comptes afin de renforcer le contrôle parlementaire sur l'ensemble du budget de la défense. Toutefois, la formule d'un contrôle facultatif, si le Parlement le souhaite, nécessitera un ultime effort parlementaire pour le rendre obligatoire.

La délégation a pu rencontrer le général Basbug, chef-adjoint de l'état-major des armées, en présence des représentants des trois armes. Elle a été d'autant plus sensible à cet entretien qu'il était accordé pour la première fois à une délégation parlementaire.

Le général Basbug a tout d'abord voulu recadrer les interprétations erronées qui courent sur le conseil national de sécurité dont il a été le secrétaire général pendant trois ans. Le CNS est aujourd'hui un organe consultatif comme il l'a toujours été depuis sa création en 1980. Il discute des projets relatifs à la sécurité et prend une décision qu'il soumet au gouvernement et ne sera appliquée que si celui-ci le décide. En vertu de l'article 117 de la Constitution, le gouvernement est responsable de la sécurité de la Turquie devant l'Assemblée nationale et il est impossible d'appliquer une décision qui n'est pas adoptée par le Conseil des ministres. Les militaires sont des membres naturels du CNS, composé de sept civils, de cinq militaires et d'un secrétaire général. Le seul changement depuis sa création porte sur la réduction des compétences du secrétaire général et la nomination à ce poste d'un ambassadeur civil, dont se félicite l'état-major.

Il a ensuite précisé que le chef d'état-major était nommé sur proposition du Conseil des ministres et approbation du Président de la République, les généraux sur proposition du chef d'état-major par décision du Premier ministre et du ministre de la défense et approbation du Président de la République, enfin les officiers par les commandants des forces en application d'une délégation de ses compétences par le ministre de la défense.

L'Etat a deux missions : assurer la sécurité et la prospérité du peuple. Toutefois, la sécurité ne vient pas avant la prospérité et l'Etat a le devoir de promouvoir un équilibre entre les deux.

L'armée a toujours soutenu sincèrement la demande d'adhésion de la Turquie à l'Union européenne parce qu'elle assurera au peuple la prospérité et la sécurité qui sont les missions de l'Etat.

La Turquie apporte beaucoup à l'Union européenne et a le droit légitime d'attendre une ouverture des négociations sans condition.

L'armée est au cœur de la société. La Constitution lui confie la responsabilité de protéger les principes de la République : le caractère unitaire de l'Etat et le maintien de la laïcité de l'Etat. La France et la Turquie sont les deux pays les plus proches sur ces sujets et l'armée ne dit pas autre chose que le Président de la République et le Premier ministre de Turquie.

Cette analyse du passé contraste sans surprise avec celle du Comité Helsinki et des autres associations et cercles de réflexion, mais la vision du futur exposée par le général Basbug montre que l'armée a clairement opté en faveur d'un processus impliquant l'instauration d'un contrôle du pouvoir politique élu sur l'institution militaire conformément aux normes démocratiques européennes.

Le ministre des affaires étrangères, M. Abdullah Gül, confirme que l'armée a apporté un grand soutien au processus de réforme et rappelle que le chef d'état-major, le général Hilmi Özkök, a déclaré qu'il appartenait aux civils de se prononcer en dernier lieu.

L'armée n'est toutefois pas un bloc homogène. Cette institution de promotion sociale a longtemps joui d'un grand prestige puis a inspiré la crainte, mais ses excès ont conduit la majorité du peuple à souhaiter qu'elle abandonne son rôle politique pour ne garder que son rôle militaire de gardien de la sécurité du pays.

Une grande partie de l'armée a compris que l'ancrage à l'Europe serait le meilleur rempart pour la défense des principes républicains et lui éviterait de jouer un rôle de garde-fou autoritaire de plus en plus difficile à tenir contre la volonté du peuple.

Son seul souci est que l'unité de l'Etat ne soit pas discutée lors des négociations d'adhésion. Elle a donc fait le choix de s'adapter plutôt que de maintenir une situation acquise.

Cependant, la démilitarisation du système politique prendra du temps. Tout d'abord, la Turquie n'est pas à l'abri d'un retour en arrière dans le cas d'un non de l'Union européenne le 17 décembre. Les réformistes majoritaires dans l'armée y côtoient des conservateurs hyper-nationalistes, actuellement tapis dans l'ombre. Ceux-ci ont longtemps alimenté le mythe de la forteresse turque assiégée ou menacée par tous ses voisins et certains seraient prêts à aller jusqu'à un renversement de l'alliance avec l'Occident pour constituer de nouveaux axes avec ses adversaires. Ce petit groupe contre l'adhésion turque au sein de l'armée dispose de relais dans l'appareil d'Etat et dans les médias et attend un événement susceptible d'arrêter le processus des réformes pour déclencher des crises artificielles comme ce pays en a connues précédemment.

Ensuite, l'armée a perdu les instruments de son pouvoir politique, mais elle a toujours de l'influence. Elle pourrait l'exercer par d'autres canaux que ceux qui ont été réformés. Mais surtout les civils utilisent beaucoup les militaires dans l'exercice du pouvoir, car jusqu'à présent plus on s'approchait d'eux, plus on avait de la force. Dans un système politique qui vient de se défaire de sa tutelle militaire, le plus important est en effet de réformer l'esprit des civils.

2) Le rôle-clé de la justice dans l'application des réformes

La justice est devenue, plus que l'armée, le principal obstacle à une bonne application des réformes. Les sondages montrent qu'elle est la deuxième institution que les Turcs respectent le moins et cette perte de crédit au sein de la population résulte moins d'une volonté délibérée de blocage que d'un manque de performance du système judiciaire.

La justice est trop lente parce que les procureurs ouvrent vingt procédures pour n'en gagner qu'une et submergent les juges de dossiers mal préparés.

Cette pratique des procureurs constitue un moyen de couvrir leur responsabilité et d'assurer leur promotion auprès d'un ministère qui juge de leur qualité professionnelle en fonction de ce critère. Un grand progrès est attendu de la prochaine mise en place d'un Conseil supérieur de la magistrature.

La justice est également peu innovante parce que jusqu'à présent les juges ne bénéficiaient pas de l'inamovibilité - ils pouvaient être mutés tous les trois ans - et que leur notation par la Cour de cassation en fonction de la confirmation ou non de leurs jugements par la Cour assurait leur total conformisme avec sa jurisprudence. La réforme du système de notation et d'avancement des magistrats est une nécessité constamment soulignée par le Conseil de l'Europe, pour garantir non seulement un alignement sur les normes européennes mais aussi une application loyale et rapide des nouvelles lois par les juges.

Enfin la justice n'a pas encore recouvré la confiance des justiciables parce que, comme l'a souligné l'association des droits de l'homme d'Elaziğ, sur le terrain elle ne réagit pas aux exactions commises par des membres de la gendarmerie encore plus redoutée que la police pour le recours à des méthodes hors des normes démocratiques, et qu'au sommet, la mise en cause du Président de la Cour de cassation pour ses relations avec des milieux d'affaires de l'immobilier discréditait la nouvelle justice aux yeux d'un peuple excédé par la corruption ravageant une partie de ses élites.

C. Les relations de l'Etat laïc avec les religions

1) Les progrès de la liberté religieuse pour les religions non-musulmanes et les courants minoritaires de l'Islam

L'Etat turc a mis en œuvre le principe de laïcité inspiré du modèle occidental dans un contexte marqué au XXe siècle par une évolution de la structure confessionnelle de ce pays.

La Turquie se compose d'une mosaïque de trente peuples différents et ses 68 millions d'habitants en 2002 se répartissent selon les origines suivantes : 78,8 % de Turcs, 19,12 % de Kurdes, 1,47 % de Circassiens et 0,61 % représentant les autres groupes. Cet ensemble comprend environ 150.000 Lazes, 80.000 Géorgiens, 70.000 Arméniens, 60.000 Roms, 25.000 Juifs, 17.000 Syriaques, 10.000 Arabes et 2.500 Grecs.

C'est dans cet ensemble représentant 0,61 % de la population turque que se trouvent les membres des religions non-musulmanes, auxquels s'ajoutent les étrangers résidant en Turquie. Les diverses communautés chrétiennes rassembleraient environ 30.000 fidèles, pour celles de rite latin, et 15.000 fidèles pour celles de rite oriental. La diversité de religions qui existait dans l'empire ottoman s'est considérablement réduite dans l'Etat turc moderne sous l'effet des déplacements de population qui ont eu lieu à la chute de l'empire ottoman et au cours du XXème siècle. En revanche, la diversité des courants religieux au sein de l'islam turc s'est maintenu en dépit du moule imposé par l'Etat laïc et a même prospéré à la fin du siècle dernier.

Le projet de Mustapha Kemal Atatürk était de créer une communauté nationale unitaire rejetant tout particularisme. Le principe de laïcité, fondant la séparation entre le politique et le religieux ainsi que l'organisation du libre exercice des cultes, a été appliqué à l'aune du refus des particularismes.

Il en résulte que l'Etat turc ne reconnaît que les minorités religieuses incluses dans le Traité de Lausanne de 1923 : les Juifs, les Arméniens et les Orthodoxes.

Le Vicaire apostolique catholique latin, Monseigneur Pelatre, a indiqué que les minorités religieuses non-musulmanes pouvaient exercer leur culte et faire fonctionner les écoles et les hôpitaux leur appartenant.

Toutefois, plusieurs difficultés juridiques ou pressions bureaucratiques entravent cette liberté : « L'absence de personnalité juridique pour les communautés religieuses les empêche d'acquérir ou de vendre des biens immobiliers et les oblige à mettre leurs propriétés ou à souscrire des emprunts au nom personnel d'un religieux, avec des risques d'abandon à l'Etat à son décès. » Les confiscations de propriétés prononcées par les tribunaux ont été nombreuses de 1960 à 1995.

Les administrations n'accordent généralement des visas et des titres de séjour que pour le remplacement de religieux mais pas pour la création de nouveaux postes. L'exigence que les prélats soient de nationalité turque crée des difficultés pour leur succession dans les communautés historiques qui ont peu de fidèles de citoyenneté turque comme les Grecs orthodoxes ou les Arméniens catholiques. La loi autorise la création d'écoles mais la limitation de leur ouverture aux seuls membres des communautés lui enlève toute portée pour celles qui n'ont plus assez d'élèves. La formation du clergé de ces minorités est toujours interdite. L'administration mène une politique claire d'obstacles à toute extension de ces communautés dont l'intention n'est d'ailleurs pas de se livrer au prosélytisme de certains missionnaires évangélistes.

Elle est en retrait par rapport à la politique d'ouverture du gouvernement qui s'est traduite par la rencontre, pour la première fois, du Premier ministre avec la Conférence épiscopale catholique.

Plusieurs réformes législatives permettent désormais aux communautés religieuses d'acquérir et de vendre des biens immobiliers, même sans personnalité juridique, sur autorisation d'une direction générale des fondations rattachée au Premier ministre, avec des délais d'enregistrement des communautés et de leurs biens qui doivent être prolongés pour donner à la mesure son plein effet. Les communautés religieuses non-musulmanes peuvent également déposer des demandes de permis de construire.

L'étau pesant sur les communautés musulmanes minoritaires ne s'est pas encore desserré. Les Alevis ne sont toujours pas reconnus officiellement comme une minorité religieuse. Ils représentent entre 10 % et 25 % de la population et constituent un courant d'origine chiite au sein d'un Islam turc très composite. Le sunnisme est majoritaire, mais également diversifié, avec notamment des Kurdes sunnites principalement chafiistes et des confréries soufis tendant vers l'hétérodoxie.

Le projet kémaliste de sécularisation à long terme de la société a conduit en effet l'Etat turc à une application spécifique du principe constitutionnel de laïcité. Il a d'abord aboli le sultanat et le califat entre 1922 et 1924, fermé les écoles coraniques, interdit les confréries en 1925, aboli la Charia en 1926 et l'Islam comme religion d'Etat en 1928 pour finir par inscrire le principe de laïcité dans la Constitution en 1937.

La Turquie est plus séculière que beaucoup de pays européens dans de nombreux domaines. Contrairement à la France, elle interdit le port d'un signe extérieur de croyance religieuse comme le foulard à l'université et, contrairement à l'Irlande, à la Grèce et à Chypre, une éducation religieuse obligatoire y serait inconcevable. Le droit au divorce a été introduit en 1923, le droit de vote pour les femmes en 1935, le droit à l'avortement en 1983 et le droit au partage de la moitié des biens en cas de divorce sous la précédente législature.

L'Etat turc ne s'est pas pour autant borné à repousser la religion musulmane de la sphère publique dans la sphère privée. Loin du modèle classique de la séparation de l'Etat et la religion, il s'est appliqué à museler l'Islam en établissant un contrôle strict et uniformisateur sur cette religion diversifiée, au point d'en faire une religion officielle participant à la définition de l'identité nationale(2). L'Etat a organisé la religion en confiant à une direction des affaires religieuses, le Diyanet, rattachée au Premier ministre, la mission de former et de contrôler les imams, de rédiger les prêches du vendredi dans les mosquées et d'organiser le pèlerinage à la Mecque. Elle gère actuellement plus de 75 000 mosquées, près de 80 000 fonctionnaires et 75 000 employés, avec un budget de près de 400 millions d'euros en 2002. L'Etat a imposé une version nationale de l'Islam fondée sur la confession sunnite hanefite qui correspond à l'une des quatre grandes écoles de droit de l'Islam et représente un courant plutôt orthodoxe et traditionaliste.

L'avènement d'un gouvernement démocrate musulman pro-européen pourrait offrir la possibilité de faire évoluer le modèle kémaliste de laïcité vers une reconnaissance de l'égalité et de la pluralité confessionnelles dans le sens des principes européens.

2) La laïcité dans le Traité constitutionnel de l'Union européenne et dans la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l'homme

Le projet de traité constitutionnel de l'Union européenne comporte dans sa deuxième partie une charte des droits fondamentaux de l'Union posant plusieurs principes dont la mise en œuvre par les institutions communautaires et les Etats membres dans le droit de l'Union sera soumise au contrôle du juge.

La Charte pose le principe de la liberté religieuse et en tire les conséquences à travers trois dispositions relatives à :

- la liberté de conscience et de religion : chacun a le droit de faire son choix sans que la loi ne puisse le lui dicter (article II-70) ;

- la non-discrimination fondée sur la religion ou les convictions : les droits civils et politiques doivent être les mêmes pour chacun, quels que soient ses choix philosophiques ou religieux (article II-81) ;

- le respect de la diversité religieuse (article II-82).

Le traité constitutionnel, à son article I-52 relatif au statut des églises et des organisations philosophiques et non confessionnelles, pose trois principes :

- l'autonomie des communautés religieuses, en leur reconnaissant un statut distinct des autres associations ou institutions ;

- le respect par l'Union européenne du modèle de relations entre l'Etat et les religions choisi par chaque Etat membre, variant du concordat en Italie à la séparation en France et à la direction symbolique de la reine au Royaume Uni ;

- l'établissement d'un dialogue régulier entre l'Union et ces organisations religieuses et philosophiques, présupposant une claire distinction préalable entre la politique et la religion ne confinant cependant pas celle-ci dans la seule sphère privée.

Par ailleurs, dans ses arrêts des 31 juillet 2001 et du 13 février 2003, Refah Partisi (Parti de la Prospérité) et autres contre Turquie, la Cour européenne des droits de l'homme a réaffirmé les principes de la société démocratique définis par la Convention européenne des droits de l'homme que doit respecter tout Etat membre du Conseil de l'Europe(3).

Contrairement aux autres arrêts rendus dans le contentieux turc relatif à la dissolution de nombreux partis politiques, la Cour juge pour la première fois que le motif ayant conduit la Cour constitutionnelle turque à décider, le 16 janvier 1998, la dissolution du parti le plus représenté au Parlement ne violait pas l'article 11 de la Convention relatif à la liberté d'association. Le motif de dissolution - avoir constitué un parti contraire au principe de laïcité garanti par la Constitution - a amené la Cour de Strasbourg à s'interroger sur la place de la religion dans une société démocratique.

La Cour affirme dans cet arrêt de 2003 l'incompatibilité de principe avec la Convention de tout modèle d'Etat et de société organisé selon les règles religieuses sous trois aspects.

La Convention est incompatible :

- avec l'instauration d'un système multi-juridique conduisant à une discrimination fondée sur les croyances religieuses, pour deux raisons : d'une part, il supprime le rôle de l'Etat en tant que garant des droits et libertés individuels et organisateur impartial de l'exercice des diverses convictions et religions dans une société démocratique ; d'autre part, il est contraire à l'article 14 de la Convention prohibant les discriminations ;

- avec l'application de la Charia, parce qu'un régime fondé sur la loi religieuse va au-delà de la liberté des particuliers de pratiquer les rites de leur religion et que les règles de la Charia se démarquent nettement des valeurs de la Convention. En particulier son droit pénal et sa procédure pénale autorisant les sanctions corporelles (flagellation, amputation de mains et de pieds, lapidation) sont contraires au droit au respect de l'intégrité physique protégé par l'article 3 de la Convention prohibant la torture et les traitements inhumains ou dégradants. La place que la Charia réserve aux femmes dans l'ordre juridique, en particulier la polygamie et les privilèges accordés aux hommes dans le divorce et la succession, est également contraire au principe de non-discrimination sexuelle ;

- avec le recours au Djihâd. Un parti politique qui s'inspire des valeurs morales imposées par une religion ne saurait être considéré d'emblée comme enfreignant les principes démocratiques et des démocrates musulmans sont à cet égard tout aussi légitimes au regard de la Convention que des démocrates chrétiens. Mais tout parti, d'inspiration religieuse ou non, doit remplir deux conditions : utiliser des moyens légaux et démocratiques ; proposer un changement compatible avec les principes démocratiques fondamentaux.

Les démocrates turcs disposent désormais d'une jurisprudence de la Cour de Strasbourg sur la laïcité qui devrait rassurer tous les Européens contre les risques d'une dérive islamiste de la part de tout gouvernement en Turquie ou dans un autre Etat membre du Conseil de l'Europe.

D. Les relations de l'Etat unitaire avec les communautés kurde et arménienne

1) Du rejet de l'indépendance politique à la reconnaissance des droits culturels des Kurdes

A partir de la guerre de Crimée, les musulmans de l'empire, de retour en Turquie chaque fois que l'empire ottoman perdait un territoire, ont formé un amalgame avec les musulmans de l'intérieur qui a débouché sur l'identité turque. Bien que musulmans, les Kurdes ne s'y sont pas fondus.

Le traité de Sèvres de 1920 offrait une perspective de création d'un Etat kurde soutenue par une élite kurde nationaliste. Toutefois, les principaux chefs kurdes participèrent à la guerre d'indépendance turque aux côtés de Kemal Atatürk d'abord pour s'opposer à la création d'un Etat arménien chrétien envisagé par le même traité, ensuite pour partager son engagement de protéger le califat et enfin pour récupérer la région de Mossoul occupée par les Britanniques. Mais l'annexion de Mossoul à l'Irak par le traité de Lausanne en 1923 et la laïcisation autoritaire du nouvel Etat turc entraînèrent une rupture de cette solidarité.

L'Etat unitaire turc ne reconnaîtra aucune autonomie politique ou administrative ni aucun droit culturel à une population qui représente actuellement douze millions d'habitants, soit la moitié des vingt-cinq millions de Kurdes dispersés également en Iran (huit millions), Irak (plus de quatre millions) et Syrie (un million). La négation du fait kurde entraînera trois révoltes dans la première moitié du XXème siècle et une guerre civile de quinze ans (1984-1999). Ces événements bloquèrent toute évolution et renforcèrent l'incompréhension entre une société kurde repliée sur ses traditions et une société turque en cours de modernisation.

Les Kurdes ont perdu leur lutte et leur leader, les groupes armés extrémistes qui tentent depuis trois mois de relancer la guérilla n'ont plus le soutien de la population, enfin la guerre a provoqué la dispersion d'une partie de la population kurde dans d'autres régions de la Turquie où elle s'est progressivement intégrée.

Des milliers de villages ont été détruits ou vidés de leurs habitants et des centaines de milliers de personnes ont été déplacées. Un programme de retour aux villages a été mis en place il y a quelques années et le gouvernement a fait adopter une loi sur l'indemnisation, en juillet 2004. Des milliers de personnes commencent à en bénéficier mais plusieurs raisons rendent leur application difficile. D'abord, la reprise de la guérilla par le Kongra-gel (Congrès du peuple), nouvelle mouture du PKK, conduit l'armée à faire prévaloir les impératifs de sécurité sur toute autre considération dans les zones de tensions. Ensuite, l'attribution des propriétés et la redistribution des terres qui l'accompagne sont mises en œuvre dans le cadre d'un régime de propriété clanique et en l'absence d'un véritable cadastre. Enfin, le retour dans des villages regroupés et modernisés prend un autre sens pour des populations déplacées qui ont fait un effort d'intégration dans d'autres régions de Turquie : les uns veulent rester en ville et reconstruire leur maison ou village pour l'été ; les autres, jeunes le plus souvent, ne veulent plus revenir mais attendent une compensation qui leur permettrait de réussir encore mieux leur intégration dans la vie économique et sociale turque.

Le gouvernement ne répondra vraiment à l'attente des populations kurdes déplacées que s'il leur offre une option entre le retour ou la compensation. A cet égard, une discussion sur le niveau de la compensation, tenant compte des préjudices subis mais aussi des perspectives d'intégration à une société turque moderne, serait bienvenue avant la décision du Conseil européen du 17 décembre.

Le gouvernement a également accompli une rupture très importante avec la politique de négation de toute spécificité kurde dans la nation turque menée pendant un siècle, à laquelle la pression de l'Union européenne n'a d'ailleurs pas été étrangère. L'instauration du droit à un enseignement et à des émissions dans les langues minoritaires marque la reconnaissance de principe des droits culturels des Kurdes. Mais ce progrès capital dans sa symbolique, encore inimaginable il y a deux ans, ne prendra toute sa portée que si cet engagement est pleinement appliqué et développé. Pour l'instant, six écoles ont été créées et l'audiovisuel public a accueilli sur ses radios et sur ses chaînes quelques émissions, mais l'application se heurte à des restrictions ou à des réticences sur le terrain. Il est difficile d'ouvrir un cours de langue maternelle dans le Sud-Est quand la demande doit être présentée au tribunal et que la gendarmerie si redoutée dans les zones rurales établit la liste des demandeurs.

Trois évolutions sont nécessaires à la pleine intégration des régions du Sud-Est dans l'Etat turc.

Il faut tout d'abord libérer les populations kurdes implantées dans ces régions du tropisme kurde en Irak et du rêve d'un Etat kurde indépendant regroupant des populations qui ont toujours appartenu à des pays distincts. Cette évolution relève en partie des enjeux de politique étrangère et de la configuration politique qui sortira du conflit en Irak, en particulier le degré d'autonomie des Kurdes irakiens dans toute la gamme entre un Etat unitaire à majorité chiite et un Etat de type fédéral. Mais les esprits ont évolué et ne sont plus prêts à suivre le frère du leader du PKK emprisonné, qui a regroupé plusieurs milliers de combattants kurdes de Turquie dans le Kurdistan irakien. Les détacher définitivement de ce tropisme nécessite cependant une profonde révolution intérieure.

Les autorités politiques doivent aider les Kurdes des régions du Sud-Est à démocratiser leur représentation politique. A cet égard, le fait que l'actuel ministre de l'intérieur et une centaine de députés sur les 550 députés de la Grande Assemblée nationale de Turquie soient d'origine kurde révèle la bonne intégration individuelle des Kurdes dans l'ensemble turc mais n'a pas suffi à intégrer la communauté kurde des régions du Sud-Est. Le seuil national de 10 % des voix exigé par le code électoral pour obtenir des sièges à la GANT a écarté les partis nationalistes pro-kurdes. Le parti populaire démocratique (DEHAP), bien qu'il ait recueilli plus de 45 % des voix dans cinq des quatre-vingt-une provinces de Turquie lors des élections de novembre 2002, n'a pu y être représenté. Les démocrates Turcs et Kurdes se sont toujours trouvés entre les deux guerriers, mais les autorités politiques doivent favoriser l'émergence d'une nouvelle génération de dirigeants pour moderniser et intégrer une région où les chefs de clan traditionnels se sont toujours fait élire.

La première condition est d'apurer les séquelles d'un passé où toute revendication d'autonomie ou de reconnaissance de droits pour les Kurdes, même présentée pacifiquement, pouvait être sanctionnée pour séparatisme. La condamnation au printemps 2004 à la même peine de quinze ans de prison de quatre anciens députés, dont Mme Leyla Zana, pour s'être exprimés en faveur des droits des Kurdes, dix ans après une première condamnation par la Cour de sûreté de l'Etat, invalidée par la Cour européenne des droits de l'homme, avait montré les résistances du système kémaliste. La suppression récente de la Cour de sûreté de l'Etat, la libération de ces anciens députés et leur jugement par une nouvelle Cour pénale spéciale laissent espérer une évolution de la justice permettant de clore un chapitre douloureux du dossier kurde. Les Cours pénales spéciales ne comportent plus de juges militaires et s'inspireraient du modèle de nos cours d'assises spécialisées.

La deuxième condition de l'intégration des régions du Sud-Est est de leur appliquer comme dans toute la Turquie une véritable décentralisation qui sera de toute façon techniquement inévitable pour gérer les aides de la politique régionale européenne.

Le gouvernement vient de faire adopter trois lois de décentralisation, mais à la faveur des perspectives européennes, il devra faire comprendre à l'appareil d'Etat kémaliste qu'une autonomie de gestion confiée à une nouvelle génération de dirigeants kurdes est le meilleur moyen, avec la reconnaissance des droits culturels, d'écarter définitivement le rêve d'indépendance politique.

2) Le difficile réexamen de l'histoire d'une tragédie

Les événements qui ont commencé le 24 avril 1915 avec l'assassinat de 600 notables arméniens à Constantinople et se sont poursuivis par la disparition en un an de près d'un million d'Arméniens, soit presque la moitié de la population arménienne ottomane, ont pu être qualifiés de génocide et ont provoqué la dispersion de cette communauté dans le monde. Près de la moitié des sept millions d'Arméniens vit en diaspora, dont plus d'un million aux Etats-Unis, cinq cent mille en Europe et trois cent mille au Moyen-Orient. Environ 70.000 Arméniens vivent en Turquie, le reste en République d'Arménie.

Toutes unies par la revendication d'une reconnaissance du génocide par l'Etat turc, les trois composantes du peuple arménien la portent de manière différente selon la position qu'elles occupent par rapport à cet Etat : de la manière la plus intransigeante pour la diaspora, en tenant compte des intérêts d'Etat pour l'Arménie comme on le verra dans le chapitre consacré à la politique étrangère, en tenant compte de la situation actuelle d'une minorité pour les Arméniens de Turquie.

Les Arméniens de Turquie se sont intégrés à la vie économique et sociale turques mais ils rencontrent les mêmes difficultés que les autres minorités. Elles sont en voie de solution : les fondations gérant des biens arméniens peuvent désormais être administrées par des personnes ne résidant pas dans le voisinage immédiat ; les écoles ne sont plus obligées d'avoir un directeur-adjoint turc musulman. Cependant, les Arméniens n'ont repris que 20 % de leurs biens autrefois confisqués, dont le reste est détenu par l'Etat ou des propriétaires privés.

Ils subissent en outre le poids du tabou pesant sur cet aspect de l'histoire turque. Une circulaire du ministre de l'éducation de 2001 demandant aux enseignants de nier le génocide montre les résistances de l'appareil d'Etat à ce sujet. Elles ont conduit le ministre de l'éducation à faire rééditer tous les livres scolaires pour introduire une nouvelle mentalité dans l'éducation. Cette mesure est appliquée dans huit écoles à titre expérimental avant sa généralisation. Le ministre a demandé aux représentants de la société civile, et non à son administration, d'analyser ces livres pour déterminer le type de personnalité qu'ils pouvaient former.

La Turquie semble au début d'un processus de réexamen de son histoire, difficile pour deux raisons.

Il touche à l'une des fondations de l'Etat turc moderne dans la mesure où, si ces événements se sont déroulés avant la création de la République, leur histoire a été écrite par Atatürk et elle est scellée dans le marbre. La deuxième raison est la peur d'ouvrir la boite de Pandore des compensations dans le cadre d'une reconnaissance internationale du génocide et de l'application des règles du droit international pour les indemnisations.

A la méthode dure de la reconnaissance immédiate du génocide qui ne peut aboutir actuellement, peut-être faut-il préférer la méthode douce de la culture, proposée par un interlocuteur arménien lors des auditions du 8 septembre, pour commencer à faire évoluer les esprits. Sur un tel dossier, l'Union européenne doit inciter pour débloquer, elle ne doit pas bloquer en imposant.

Un débat s'est instauré en France sur le fait que la Grande Assemblée nationale turque vient d'adopter une loi réformant le code pénal, dont un article (306 dans le projet de loi devenu 305 dans la loi adoptée) condamnerait à une peine de dix ans de prison tout citoyen déclarant que la Turquie a perpétré un génocide contre les Arméniens au cours de la Première guerre mondiale.

L'article 305 a été voté dans les termes suivants :

« 1. Le citoyen qui tirera d'un étranger ou d'un organisme étranger des profits pour son propre compte ou celui d'une autre personne, directement ou indirectement, dans le but de commettre des actes contre les intérêts nationaux fondamentaux ou pour cette raison, sera passible d'une peine de prison allant de trois à dix ans et d'une amende judiciaire allant jusqu'à dix mille jours. La personne qui fournira ou promettra ces « profits » (aide) sera passible d'une peine similaire.

2. Dans le cas où l'acte est commis en temps de guerre ou si l'aide a été fournie ou promise dans le but d'engager une propagande via les médias, la peine sera alourdie de moitié.

3. Si le délit n'est pas commis en temps de guerre, toute poursuite judiciaire nécessite l'autorisation du ministre de la justice.

4. Il faut déduire de la notion « intérêts nationaux fondamentaux », l'indépendance, l'intégrité territoriale, la sécurité nationale et les caractéristiques principales de la République comme énoncées dans la Constitution. »

Il serait nécessaire que le gouvernement turc lève toute ambiguïté sur la portée de cet article, afin que celui-ci n'empêche pas les citoyens turcs d'engager un débat objectif sur cet aspect de l'histoire de leur pays.

II. LES AUTRES QUESTIONS FONDA-MENTALES POSEES PAR LA CANDIDATURE DE LA TURQUIE À L'UNION EUROPEENNE

Lors de sa mission, la délégation n'a pas seulement observé si la Turquie avait atteint le seuil des critères politiques de Copenhague permettant d'ouvrir les négociations d'adhésion. Elle a également examiné les avantages et les difficultés posés par la candidature de la Turquie et les défis de plus long terme à relever par ce pays et par l'Union européenne. Elle n'a toutefois pu prendre en compte l'étude sur les implications institutionnelles, économiques et budgétaires de l'adhésion, que la Commission a réalisée quatre ans après la décision de principe d'Helsinki afin d'évaluer les plus récentes évolutions, même si les éléments généraux du débat étaient déjà posés.

A. Les implications institutionnelles, économiques et budgétaires de l'adhésion

1) Le défi de l'intégration de la Turquie dans les institutions communautaires

L'une des interrogations soulevées par la candidature de la Turquie porte sur l'attitude d'ouverture ou de blocage qu'adoptera ce pays après son entrée dans l'Union européenne. La Turquie, pays jaloux de sa souveraineté, devra en effet convaincre les Européens qu'elle est prête à accepter les contraintes de l'intégration communautaire, sans équivalent dans les organisations internationales auxquelles elle participe, et à se soumettre à la loi de la majorité qualifiée dans la plupart des domaines.

La Turquie a en effet montré dans le passé des degrés d'implication différents dans les organisations internationales auxquelles elle participe.

Sa participation à l'OTAN fut très importante et parfaitement loyale durant toute la guerre froide où elle a joué un rôle déterminant dans la défense du flanc Sud de l'Europe.

Sa participation à l'OCDE fut plus loyale qu'importante, à la mesure d'une économie encore émergente nécessitant le soutien actif des organisations financières internationales pour surmonter des crises résultant d'une gestion interne déficiente.

Sa participation au Conseil de l'Europe fut plus importante que loyale, dans la mesure où le seul Etat musulman laïc participant au développement des droits de l'homme au sein de cette organisation fut le plus condamné parmi ses Etats membres, pour des raisons d'intérêt national sur la question chypriote ou à cause des pratiques trop autoritaires ou sécuritaires de l'Etat kémaliste. Il fallut attendre 1996, la signature de l'union douanière et les prémisses d'une perspective d'adhésion pour que la Turquie accepte de se plier aux arrêts de la Cour de Strasbourg et à la loi commune du Conseil de l'Europe. Le Conseil de l'Europe a depuis reconnu les progrès accomplis. Cette évolution est aussi la preuve de l'importance de la perspective d'adhésion à l'Union européenne dans l'impulsion des réformes intérieures et l'alignement de la Turquie sur les normes démocratiques européennes.

La Turquie a également montré dans le passé une intraitable défense de ses intérêts nationaux avec ses partenaires les plus proches.

En 1975, elle a bloqué pendant quatre ans toutes les bases américaines installées sur son territoire après l'embargo imposé par les Etats-Unis à la suite de l'occupation militaire turque du Nord de Chypre en 1974.

Elle a bloqué pendant deux ans la mise en place des accords « Berlin Plus » entre l'Union européenne et l'OTAN sur l'utilisation des moyens de logistique et de planification de l'OTAN pour des opérations militaires autonomes de l'Union européenne, jusqu'à l'obtention de l'engagement d'exclure Malte et Chypre des opérations militaires de la politique européenne de sécurité et de défense (PESD).

En 2003, son Parlement s'est opposé au passage de 65.000 soldats américains sur son territoire pour ouvrir un deuxième front au Nord de l'Irak, afin de signifier notamment son opposition à toute reconnaissance d'une autonomie du Kurdistan irakien.

Le processus de décision communautaire est conçu pour dégager un intérêt général communautaire qui ne soit pas seulement le plus petit dénominateur commun résultant de la somme des intérêts nationaux des Etats membres.

Ce processus est d'abord un mécanisme que le Traité constitutionnel a modifié pour préserver cet objectif dans une Union européenne élargie à 25 membres et susceptible de comprendre une trentaine de membres. Vingt-neuf domaines de compétences passent de la règle de l'unanimité à celle de la majorité qualifiée pour diminuer les risques de blocage et l'article 1-25 définit la majorité qualifiée comme égale à au moins 55 % des membres du Conseil comprenant au moins quinze d'entre eux et représentant des Etats membres réunissant au moins 65 % de la population de l'Union. Une minorité de blocage, correspondant à au moins 35 % de la population, doit réunir au moins quatre Etats membres.

Dans un entretien à l'International Herald Tribune, présenté dans la presse turque(4), le Président Giscard d'Estaing déclare que la règle de la double majorité pourrait dissuader les Etats membres d'autoriser l'adhésion de la Turquie, compte tenu de l'influence politique qui résultera de son poids démographique dans quinze ans. Avec plus de 70 millions d'habitants, la Turquie serait déjà le deuxième pays le plus peuplé d'une Union européenne à vingt-huit membres, derrière l'Allemagne comprenant 82 millions d'habitants. Elle serait à égalité avec l'Allemagne en 2015, et la dépasserait en 2025, en représentant 14,4 % et 15,5 % de la population d'une union de vingt-huit membres en 2015 et en 2025.

Le critère de population a été institué pour corriger en faveur des grands Etats membres le déséquilibre en train de se développer à la suite des élargissements à de nombreux petits et moyens Etats membres. Ce critère donnerait naturellement une forte capacité de blocage des décisions à la Turquie, mais pas au point de pouvoir l'exercer seule : 14,4 % ou 15,5 % ne font pas 35 % de la population, et il faudra réunir au moins quatre Etats membres, dont au moins deux autres grands Etats membres aux côtés de la Turquie pour atteindre le seuil de 35 %. La crainte doit donc être relativisée.

La vraie question est de savoir si la nouvelle Union à vingt-cinq membres et plus saura faire prévaloir dans les nouvelles procédures, comme dans le passé, l'esprit de construction du compromis sur les attitudes de blocage et si la Turquie saura s'y adapter. Les négociations lui donneraient le temps de cet apprentissage.

2) Les défis de l'intégration économique d'un pays à fort potentiel, concernant l'économie souterraine, l'épargne dormante, la corruption et l'exode rural

La crise de 2001 a provoqué la pire récession qu'ait connue la Turquie depuis 1945, mais elle a aussi suscité une volonté de rupture avec un système qui avait fait faillite et elle a prouvé les capacités de redressement de l'économie turque.

Le gouvernement a d'abord stabilisé l'économie. La croissance est remontée à 5,8 % en 2003 et est sur une pente de 10 % cette année. L'inflation est passée de 70 % en 2001 à 10 % à la mi-2004. La dette publique et le déficit budgétaire restent élevés à 87,4 % et 8,8 % du PIB en 2003, mais le budget dégage un excédent primaire pour rembourser une dette jugée soutenable par les institutions financières internationales, même si c'est au détriment des dépenses sociales et d'infrastructures.

Le gouvernement a ensuite entrepris d'assainir l'économie, en la faisant passer d'un droit de l'Etat omnipotent et impuissant à un Etat de droit susceptible d'instaurer la confiance des investisseurs. Ont été décidées l'instauration de l'indépendance de la Banque centrale, une politique de taux de change flottante pour éviter les dévaluations, la création d'organes de régulation dans divers secteurs.

Cependant, le gouvernement n'est pas encore parvenu à gagner totalement la confiance des investisseurs turcs et étrangers.

D'abord, le diable se glisse parfois dans les détails d'une nouvelle législation bien inspirée. Ainsi, la loi sur les marchés publics souhaitée par la Banque mondiale et la Commission européenne comporte-t-elle certaines dispositions étranges comme une liste noire d'entreprises, des prix léonins d'achat des documents pour les appels d'offres, des codicilles privilégiant les entreprises turques dans les attributions de marché.

Ensuite les autorités responsables et les administrations devront montrer qu'elles ne cèdent pas aux anciennes pratiques lors des futures opérations de privatisation auxquelles poussent les entrepreneurs d'Anatolie, ultralibéraux, et soutiens actifs de l'AKP.

Enfin, le gouvernement est à la recherche d'un facteur d'irréversibilité de la confiance en prenant appui sur une dynamique extérieure. Il cherche à renégocier un accord avec le FMI pour arriver à une baisse des taux d'intérêt, mais la démarche n'est que médiocrement populaire dans la mesure où le plan d'ajustement financier actuel a signifié une baisse des dépenses sociales pour les couches défavorisées. La perspective d'adhésion aurait un tout autre écho auprès d'une population qui voit dans l'intégration économique à l'Europe une assurance de prospérité à long terme.

Etablir la confiance est un enjeu capital dans un pays disposant de deux forces qui ne se sont pas encore rencontrées.

D'un côté, la Turquie a une population jeune, dynamique et bien formée. La moitié de la population a moins de vingt-cinq ans et 35 % des membres d'une classe d'âge sortent de l'enseignement supérieur. Tous les industriels français rencontrés ont vanté la grande compétence des équipes et le fort niveau de qualité. Le coût de la main-d'œuvre peut sembler relativement élevé par rapport à la Slovaquie ou à la Bulgarie où il est deux fois moindre. Mais, il est très compétitif, avec un coût moyen de 6 euros l'heure, une durée de travail de 44,75 heures par semaine, douze jours de congés par an et pas de limitation des heures supplémentaires.

De l'autre côté, sommeille une épargne nationale phénoménale accumulée en pièces d'or et réserves foncières pour 100 milliards de dollars à l'intérieur et placée dans des comptes à l'étranger pour 50 à 60 milliards de dollars.

L'investissement direct étranger n'est pas non plus à la mesure du potentiel de ce pays. La France y joue néanmoins un rôle de premier plan puisqu'elle est le premier investisseur avec un stock de cinq milliards de dollars de capitaux investis depuis 1980 (dont 800 millions par Renault), devant les Pays-Bas, l'Allemagne, les Etats-Unis fortement implantés dans le secteur de l'armement, la Suisse.

Le secteur automobile a triplé sa production depuis dix ans (730 000 véhicules en 2004 dont 200.000 Renault) et l'exporte à hauteur de 73 %.

L'industrie textile est la première de Turquie. Répartie pour un tiers dans le textile et deux tiers dans la confection, elle a augmenté sa production de 168 % en dix ans. La France est son quatrième client et toutes les entreprises françaises du secteur y sont représentées.

Le commerce extérieur de la Turquie est déjà majoritairement orienté vers l'Union européenne dont la part représente 52 % des exportations et 46 % des importations de la Turquie. Le commerce avec les Etats-Unis représente 8 % de ses échanges et est principalement orienté vers le secteur de l'armement.

L'accord d'union douanière, entré en vigueur le 1er janvier 1996, prévoit un désarmement tarifaire total réciproque et progressif sur les produits industriels et sur la part industrielle des produits agricoles transformés. Les services, les produits agricoles et la part agricole des produits agricoles transformés sont exclus du champ de l'accord. Il prévoit en outre la reprise par la Turquie du tarif extérieur commun appliqué par l'Union européenne aux produits industriels pour les pays tiers.

En dépit de la progression remarquable des exportations turques vers l'Europe depuis sa mise en œuvre, l'accord a produit des effets ou des contraintes mal ressentis par la Turquie.

Le déséquilibre des échanges au détriment de la Turquie, également constaté dans la phase de libéralisation des échanges entre l'Union européenne et les PECO, traduit la montée en puissance d'une économie en train de s'équiper à l'étranger en nouveaux biens de production.

Les contraintes de l'alignement sur la politique commerciale de l'Union européenne vis-à-vis du pays tiers, sans pouvoir l'influencer autrement que par la négociation de périodes de transition, apparaissent plus nettement. Dans les négociations commerciales multilatérales, la Turquie devra reprendre les futures offres tarifaires de l'Union alors que, par ailleurs, elle a soutenu certaines des positions des pays en développement, parfois en opposition avec l'Union européenne. Dans la négociation d'accords préférentiels avec les pays tiers, elle ne parvient plus à ouvrir des négociations bilatérales avec des pays méditerranéens ou autres, bénéficiaires d'un accord d'association ou de libre-échange avec l'Union européenne. La Commission a introduit dans ses nouveaux projets d'accords avec des pays tiers l'engagement de ceux-ci de conclure un accord similaire avec la Turquie, mais la clause demeure non-contraignante. Enfin, l'Union européenne serait en droit de réclamer des compensations à la Turquie si elle signait seule un accord préférentiel avec un pays n'ayant pas conclu un accord de même type avec l'Union.

Ces contraintes montrent les limites d'une union douanière sans participation à la définition d'une politique commerciale unifiée.

L'adhésion offrirait à la Turquie cette participation et permettrait de donner son plein effet à l'union douanière. D'après les estimations, l'accès total au marché unique européen, y compris les produits agricoles, et l'élimination des barrières commerciales non tarifaires auraient pour effet d'augmenter le commerce bilatéral d'environ 40 %. Cet ancrage commercial aurait également l'avantage de fonder la confiance des investisseurs nationaux et étrangers, et d'enclencher un cycle vertueux de croissance en éliminant les causes bureaucratiques de la corruption. Il faut actuellement de un à six mois pour obtenir les documents divers nécessaires pour importer en Turquie.

Les négociations d'adhésion ne peuvent toutefois se dérouler avec succès que si les conditions minimales d'une relation de confiance sont établies.

La prise en compte de l'économie souterraine en Turquie et son assainissement rapide sont une nécessité incontournable pour que les discussions se fondent sur la réalité et non sur des données totalement biaisées.

La Turquie a une économie souterraine mafieuse et non mafieuse représentant plus de 50 % de son PIB. Cette réalité, confirmée notamment par les milieux bancaires, a permis à ce pays d'amortir la crise de 2001. Cette proportion est sans équivalent par rapport à l'estimation moyenne dans les quinze anciens membres de l'Union européenne (autour de 10 à 15 %) et les nouveaux membres (autour de 20 à 25 %).

Une économie souterraine d'une telle ampleur est naturellement incompatible avec l'intégration au marché unique, l'application des politiques communes agricole et régionale et l'ampleur des transferts financiers communautaires à prévoir en faveur de l'un des pays en principe les plus pauvres de l'Union (27,1 % du PIB moyen par habitant de l'Union européenne à vingt-cinq en 2003).

L'économie souterraine fausserait les conditions de la concurrence sur le marché unique, en particulier les conditions fiscales et sociales et le respect des normes. Plus de 40 % des forces de travail sont sans sécurité sociale ni protection contre les accidents du travail. Les salaires réels du secteur informel sont en général très inférieurs au salaire minimum légal appliqué dans le secteur officiel. La pression contre la syndicalisation des salariés est très forte et la Turquie ne s'est pas encore mise en conformité avec les articles 87 et 98 de l'Organisation mondiale du travail pour les droits syndicaux essentiels et les libertés syndicales fondamentales.

L'industrie de la contrefaçon a prospéré sur ce terreau et est capable de produire du beau faux. Un sac à main Hermès coûte dix fois moins cher avec livraison immédiate. Ses effets sur les industries françaises du textile et du luxe les ont conduites à passer des accords avec des contrefacteurs pour en faire des concessionnaires des marques sur des marchés d'exportation proches de la Turquie.

L'économie souterraine fausserait également l'application des politiques communes agricole et régionale et la définition du montant des contributions budgétaires et des aides communautaires.

La Turquie a un PIB de 212,3 milliards d'euros en 2003 à peu près équivalent à celui de la Pologne pour une population presque deux fois plus nombreuse (70 et 38 millions d'habitants). Une économie souterraine représentant la moitié du PIB ruine cependant la légitimité et l'équité des bases et des modes de calcul des contributions et des aides communautaires.

La Turquie recevrait, en 2025, autour de 28 milliards d'euros net par an, soit le tiers du budget actuel. Cette charge représenterait entre 0,1 % et 0,17 % du PIB de l'Union européenne. Elle devrait pouvoir être absorbée par une Union qui, auparavant, devrait avoir tranché à vingt-cinq membres un certain nombre de débats sur le plafond des prélèvements communautaires entre 1 % et 1,24 % du PIB de l'Union, le chèque britannique, la reconfiguration des politiques communes et l'harmonisation de l'impôt sur les sociétés pour éviter le dumping fiscal.

Encore faudrait-il qu'un PIB turc réduit de moitié n'écarte pas indûment plus de régions des autres Etats membres du bénéfice de la politique régionale, en application du seuil de 75 % du PIB moyen de l'Union européenne pour l'accès aux aides de l'objectif 1. La revalorisation du PIB pourrait accroître le volume des aides sous le plafond des dépenses fixé à 4 % du PIB, avec pour contrepartie une augmentation de la contribution budgétaire. En tout état de cause, la Turquie souffre de grandes disparités régionales et serait un grand bénéficiaire de la politique régionale communautaire. Si Istanbul se situe au niveau de la richesse moyenne de l'Union européenne, le revenu moyen dans les régions du Sud-Est descend à 500 dollars par habitant et le chômage atteint 50 % de la population active. Cette population survit dans la pauvreté grâce à une agriculture de subsistance et, pour quelques-uns, à un certain nombre de trafics ou de cultures illicites.

L'exode rural représentera un défi majeur pour une agriculture turque très contrastée. Son secteur laitier est compétitif, mais ses sept millions d'agriculteurs, représentant un tiers de la population active, bénéficient de protections internes qui ne les ont pas préparés au choc concurrentiel d'un accès au marché unique. La majorité des exploitations ont quatre à cinq hectares et cinq à dix vaches. Treize millions de vaches turques produisent les mêmes quantités que huit millions et demi de vaches françaises. La mise aux normes de productivité et de qualité européennes provoquera un bouleversement de l'équilibre social turc. La création récente d'une usine de sucre ultra-moderne de 160 000 tonnes a entraîné la disparition d'une dizaine d'usines produisant 15 000 tonnes avec six cents salariés chacune.

Les aides agricoles communautaires représenteraient 8,2 milliards d'euros, soit le sixième du budget agricole actuel, à adapter pour le partager avec les 10,4 millions d'agriculteurs de l'Union. Mais elles précipiteront les évolutions d'une agriculture dont la mutation doit commencer dès maintenant. La modernisation de l'agriculture nécessitera un étalement dans le temps pour permettre l'absorption de l'exode rural par l'économie turque. La mobilisation du capital turc et l'attraction des investisseurs étrangers sont à cet égard un enjeu capital. Cet exode rural, s'il ne trouvait pas de débouché dans les villes, pourrait également constituer une source d'émigration vers l'Union européenne.

La question de l'immigration turque dans l'Union européenne pourrait être considérée sous trois aspects.

Elle constitue tout d'abord l'un des tout premiers motifs avancés par l'opinion européenne pour rejeter la candidature turque. La population d'origine turque vivant dans l'Union européenne comprend 3,8 millions de personnes, dont 2,6 en Allemagne et 370 000 en France. Le potentiel d'émigration turque jusqu'en 2030 se situerait entre 0,5 et 4,4 millions de personnes, essentiellement dans les Etats membres où s'est déjà installée une communauté : l'Allemagne, la France, les Pays-Bas et l'Autriche.

La suppression des visas comme elle avait été appliquée précédemment aux pays candidats en cours de négociation ne pourrait être envisagée à échéance prévisible dans les circonstances actuelles.

Même dans dix ou quinze ans, un traité d'adhésion avec la Turquie comporterait à peu près sûrement une clause restrictive temporaire sur la liberté de circulation des travailleurs, comme la clause de sept ans au maximum figurant dans les traités d'adhésion des nouveaux Etats membres. Personne ne sait cependant si les effets du vieillissement démographique sur le marché du travail n'amèneront pas l'Union européenne à évoluer sur ce sujet.

Enfin, la France mène une politique parcimonieuse d'octroi des visas aux étudiants turcs pour leur permettre d'aller étudier dans nos universités qui n'est absolument pas à la hauteur de nos relations avec ce grand pays, de la place de premier investisseur des entreprises françaises dans l'économie turque et de notre volonté de déployer une stratégie d'influence pour rallier nos partenaires à nos conceptions. Une stratégie d'influence commence dans les écoles et les universités et la France ne doit pas se plaindre du tropisme américain de la Turquie quand elle laisse les élites turques envoyer leurs enfants dans les universités anglo-saxonnes au lieu de leur ouvrir nos portes.

B. La politique étrangère et de défense

1) L'indispensable apaisement des tensions avec le voisinage

L'une des règles d'or de l'élargissement est que l'adhésion à l'Union européenne présuppose de la part de tout pays candidat la fin des conflits et la réconciliation aussi bien à l'intérieur qu'avec son voisinage, principe à la base de toute la construction européenne. Cette règle a été respectée jusqu'à l'adhésion de la République de Chypre, toujours divisée, mais cette exception ne doit pas devenir la règle.

Hormis la Bulgarie où réside une communauté turque bien intégrée représentant 10 % de la population, la Turquie éprouvait jusqu'à ces derniers temps des inquiétudes ou des difficultés avec tous ses voisins.

Le gouvernement s'efforce de mener, à des degrés divers, une nouvelle politique d'ouverture rompant avec la mentalité de forteresse assiégée et la politique de tensions conduite par l'ancien pouvoir.

Une politique de réconciliation avec la Grèce a été engagée par les deux gouvernements en dépit du scepticisme des militaires des deux côtés. Elle a porté ses fruits puisque la Grèce est devenue l'un des meilleurs soutiens de la candidature turque, même s'il reste à régler un certain nombre de contentieux bilatéraux territoriaux, maritimes et de survol aérien.

La réunification de l'île de Chypre n'est toujours pas réalisée, mais le soutien du gouvernement turc aux Chypriotes turcs en faveur du oui au plan Annan lors du référendum d'avril 2004 et le vote des Chypriotes grecs en faveur du non a renversé les responsabilités dans la poursuite de la division. Cependant toute tentative du gouvernement turc de pousser l'avantage, jusqu'à chercher à obtenir une reconnaissance internationale de la République turque de Chypre Nord autoproclamée, s'éloignerait de la position constante de l'Union européenne. La présence de la RTCN comme observateur à des réunions de l'Organisation de la Conférence islamique dont le secrétaire général est turc, n'était pas un bon signe, comme l'a montré l'annulation de cette réunion UE-OCI à la suite de la décision de l'Union européenne de ne pas y participer.

Les relations ont commencé à se détendre avec la Syrie après qu'une guerre a failli éclater entre les deux pays en 1998 en raison du soutien apporté par ce pays au PKK. Les tensions récurrentes portent sur des querelles de frontières résultant de la cession à la Turquie par la France de la région de l'Hatay, jadis sous mandat de notre pays, et sur le régime de partage des eaux du Tigre et de l'Euphrate, dont le débit est contrôlé par la Turquie à partir de ses grands barrages. Ces deux pays ont également une relation avec les Etats-Unis complètement opposée. Mais une visite du Président Hassad en Turquie en 2004 a traduit cette détente.

La Turquie a perdu en Irak un débouché économique très important après la guerre du Golfe en 1990-1991. Elle n'a cependant jamais cessé d'avoir un regard sur ce pays, depuis que le traité de Lausanne lui avait concédé des droits sur le Kurdistan irakien englobant la région pétrolière de Mossoul et de Kirkouk qui lui ont été retirés par la suite. Depuis le début des affrontements dans le Sud-Est de la Turquie, ce pays déploie environ 4 000 soldats de l'autre côté de la frontière dans le Kurdistan irakien dans le cadre d'un modus vivendi avec les autorités irakiennes. Sur le conflit actuel, la Turquie a la même position que la France et a deux préoccupations majeures : le refus d'une partition de l'Irak qui déboucherait sur une indépendance du Kurdistan et créerait un nouveau foyer de guerre ; la protection des populations turcomanes en Irak estimée approximativement à 800 000 personnes.

Les relations avec l'Iran, très mauvaises en 2000 au motif que ce pays soutenait l'extrémisme islamiste en Turquie et le PKK, se sont stabilisées sous le précédent gouvernement à la recherche d'un modus vivendi et se sont améliorées sous le gouvernement actuel, grâce à une très grande ouverture concrétisée par la visite du Premier ministre turc en Iran à la fin de 2003.

Les relations avec les trois Etats du Caucase sont contrastées.

L'Azerbaïdjan est un pays frère où la Turquie est très présente politiquement et économiquement. Leurs relations sont placées sous le sceau de la devise « un peuple, deux Etats ».

La Turquie a reconnu l'indépendance de l'Arménie en janvier 1992 puis a gelé unilatéralement ses relations en avril 1993 en prenant parti dans le conflit entre l'Azerbaïdjan et l'Arménie ayant entraîné l'occupation du Haut-Karabakh par cette dernière. Le blocus est total et le commerce légal entre les deux pays passe par la Géorgie. La situation s'était tendue avec le Président Kocharian, plus en ligne que l'ancien Président Petrossian avec la diaspora pour relier la question du génocide avec les compensations financières et des revendications de territoires actuellement sous souveraineté turque.

Le gouvernement turc a fait quelques gestes d'ouverture en ouvrant une communication aérienne Istanbul-Erevan deux fois par semaine et en invitant l'Arménie à participer à l'Organisation de coopération économique de la Mer Noire, créée à l'initiative de la Turquie et dont le siège est à Istanbul. L'Arménie et l'Azerbaïdjan ont demandé à la Turquie de jouer un rôle de catalyseur dans le règlement du Haut-Karabakh et quatre rencontres ont eu lieu en 2004 avec le ministre des affaires étrangères turc pour discuter de mesures de confiance entre les parties. L'ouverture d'un poste-frontière entre la Turquie et l'Arménie est également en discussion.

L'Union européenne peut aider au règlement du Haut-Karabakh en ayant intégré les trois pays du Caucase-Sud dans sa nouvelle politique de voisinage, mais une solution ne pourra intervenir tant qu'un dialogue entre la Turquie et l'Arménie n'aura pas abouti au rétablissement des relations diplomatiques et à l'ouverture des frontières entre les deux pays.

Au cours de la mission de la délégation à Kars, toutes les autorités locales se sont prononcées pour l'ouverture des frontières, qui permettrait une reprise du commerce frontalier entre les deux régions limitrophes. Elles ont également montré une grande inquiétude à l'égard de la centrale nucléaire de Mezamor en Arménie, située prés de la frontière et qui ne répondrait pas aux normes internationales de sécurité.

Enfin les relations se sont améliorées avec la Géorgie depuis la fin de la sécession en Abkhazie, où résident beaucoup de Géorgiens d'origine turque.

Les relations se sont également beaucoup intensifiées avec la Russie, l'ancien ennemi historique. La présence économique turque s'est renforcée en Russie où les entreprises turques ont pris beaucoup de marchés et l'ensemble des populations du bassin de la Mer Noire ont retrouvé leurs courants d'échanges commerciaux d'antan. La Russie représente par ailleurs la deuxième nation touristique en Turquie. Le Président Poutine devait faire une visite officielle en Turquie qui a été reportée en raison de la tragédie de Beslan.

Les entrepreneurs turcs comptent parmi les premiers investisseurs en Roumanie et de nombreux Roumains immigrés en Turquie travaillent dans le secteur du bâtiment et des travaux publics.

Enfin de nombreux bulgares sont implantés en Turquie, dont 400 000 dans la seule ville de Bursa spécialisée dans le textile, ainsi que près de quatre millions de Turcs originaires de Bosnie et de Macédoine à la suite des reflux de ces populations vers la mère-patrie au cours du siècle passé.

2) La Turquie « aiguillon » d'une politique étrangère et de défense européenne plus ambitieuse ?

La Turquie mène une politique étrangère très affirmée, contrastant avec une politique étrangère et de sécurité commune de l'Union européenne encore en construction et se voulant équilibrée et non-conflictuelle.

Le contexte de la guerre froide a conduit la Turquie à conclure avec les Etats-Unis une alliance stratégique s'exerçant dans le cadre de l'OTAN et au niveau bilatéral. Des événements récents ont montré que la Turquie n'est pas un simple relais régional des Etats-Unis lorsque ses intérêts nationaux sont en jeu. Le général Basbug a déclaré à la délégation que la Turquie et les Etats-Unis avaient mutuellement besoin l'un de l'autre. Trop éloignés de la zone de crise moyen-orientale, les Etats-Unis ne peuvent en aucun cas se passer de cette plate-forme stratégique, particulièrement dans la mesure où ils envisageaient pour ce pays et Israël un rôle de tête de pont occidentale au Proche-Orient dans leur grand projet de communauté euro-atlantique.

La Turquie a par ailleurs conclu avec Israël une entente stratégique et une importante coopération militaire et économique, fondée sur des accords militaires à partir de 1996 et sur de récents accords d'approvisionnement en eau. Cet axe Ankara-Tel-Aviv a provoqué une longue période de gel des relations de la Turquie avec le monde arabe.

Ce pays mène enfin une diplomatie de l'eau à l'égard du Moyen-Orient et une diplomatie de l'énergie à l'égard du Caucase et de l'Asie centrale extrêmement volontaristes, pour affirmer son rôle de puissance régionale.

Château d'eau du Moyen-Orient, elle s'efforce de convertir cet avantage en influence économique et diplomatique à l'égard de pays confrontés à la rareté de la ressource.

La Turquie s'est par ailleurs introduite dans le grand jeu pétrolier autour de la mer Caspienne et de gisements pétroliers estimés à un plafond de cent milliards de barils récupérables.

Le pipe-line Bakou-Tbilissi-Ceyhan (BTC) devrait ouvrir en 2005 et mettrait fin au monopole de la Russie sur l'acheminement du pétrole de la Caspienne. Ce corridor passe par des pays amis des Etats-Unis - l'Azerbaïdjan, la Géorgie et la Turquie Il contourne l'Arménie qui a été amenée à conclure un traité d'assistance militaire avec la Russie et à engager des discussions avec l'Iran sur la construction d'un gazoduc d'approvisionnement.

Non seulement le BTC ouvrirait à la Turquie une route directe vers l'Azerbaïdjan et le monde turcophone d'Asie centrale, mais il rejoindrait à Ceyhan le pipe-line acheminant le pétrole irakien de Kirkouk et ferait de ce débouché turc l'un des principaux pôles pétroliers du monde.

Ces orientations fondamentales n'ont pas empêché la Turquie de se rapprocher des positions de l'Union européenne et de la France lors des débats récents. Elle juge impossible l'éradication du terrorisme sans une solution au conflit israëlo-palestinien et se trouve sur la même ligne que l'Union européenne pour la solution de ce conflit. Par ailleurs, les positions de la Turquie et de la France se rejoignent sur la situation politique dans les Balkans, au Moyen-Orient et dans le Caucase.

Les responsables politiques et militaires turcs soulignent l'intérêt stratégique de la candidature de la Turquie pour conférer une dimension internationale à la politique étrangère et de défense de l'Union européenne. Pour résumer leur argumentation, la Turquie apporte à l'Europe des problèmes, une volonté et une partie des moyens de les résoudre.

La Turquie est d'abord un carrefour stratégique qui placerait l'Union européenne au plus près des zones de crises internationales et l'obligerait à sortir de son confinement régional. Si Pessoa a décrit le Portugal comme un balcon sur l'infini, la Turquie offrirait à l'Europe un balcon sur le plus grand nombre de crises déterminantes pour les équilibres de puissance au XXIème siècle. Sur quinze points chauds identifiés par l'OTAN comme menaçant la sécurité de l'Alliance atlantique, douze se trouvent dans des régions limitrophes de la Turquie : dans les Balkans, le Caucase, l'Asie centrale et au Moyen-Orient. Amener l'Union européenne au bord des crises l'obligerait à ne plus se dérober à ses obligations de puissance et à ne plus laisser le champ libre aux Etats-Unis dans la gestion des grandes crises internationales.

La Turquie est ensuite un grand pays qui a une claire perception des menaces et une vision internationale des enjeux. Son adhésion à l'Union européenne insufflerait à celle-ci une volonté qu'elle n'a pu acquérir en intégrant de nouveaux Etats membres principalement préoccupés par les relations de voisinage et les questions régionales. La Turquie assume la dimension militaire de l'intervention internationale : elle contribue à la SFOR en Bosnie, à la KFOR au Kosovo, à la Force internationale d'assistance à la sécurité (FIAS) en Afghanistan et envisage de prendre la succession de l'Eurocorps pour le commandement de la FIAS, à compter de février 2005.

Enfin, la Turquie contribuerait à la sécurité de l'Europe de plusieurs façons : par la garantie de la sécurité de ses voies d'approvisionnement énergétique, par la profondeur du plateau stratégique anatolien, par l'importance de son armée. Elle représente la deuxième armée de l'OTAN par ses effectifs : 800.000 hommes, dont 400.000 dans l'armée de terre et 200.000 dans la gendarmerie, effectuant un service militaire ramené de dix-huit à quinze mois. Son budget de six milliards d'euros est cinq fois moindre que celui de la France, mais représente un effort correspondant à environ 8 % du PIB quand celui du Royaume-Uni s'élève à 2,2 % et celui de la France à 2 %.

Cette argumentation musclée sur le renforcement des ambitions et de la dimension militaire de la PESC grâce à l'adhésion de la Turquie ne peut cependant ignorer certaines limites du modèle turc ni le fait que le choix repose sur un pari pour l'avenir.

La gestion des crises internationales conduit l'OTAN et l'Union européenne à se projeter de plus en plus dans des opérations extérieures hors d'Europe. La Turquie est à cet égard un poste d'observation incomparable sur de nombreuses crises. En revanche, son armée est un dispositif militaire à deux vitesses. Une partie de ses moyens est consacrée à l'OTAN et le reste est concentré dans l'Est du pays avec du matériel moins performant. Trente pour cent des forces sont réellement opérationnelles mais ne peuvent pas faire l'objet d'une projection sur les théâtres extérieurs du fait que 90 % des effectifs relèvent de la conscription. Dans un conflit classique, en dépit de la cohésion et de la discipline de l'armée turque, son résultat ne serait vraisemblablement pas complètement proportionnel à son importance numérique.

Le pari sur l'avenir concerne l'influence que pourrait exercer la Turquie au sein de l'Union européenne, dans dix ou quinze ans, sur l'évolution de la PESC et du partenariat transatlantique vers plus d'autonomie et d'équilibre entre les deux partenaires américain et européen.

La Turquie est un allié stratégique des Etats-Unis et le général Basbug a déclaré à la Délégation que la relation rapprochée entre la Turquie et les Etats-Unis contribuerait à renforcer la relation entre l'Union européenne et les Etats-Unis. Il a également répété que l'Union européenne ne constituait pas une force rivale, mais une force complémentaire de celle de l'OTAN, conformément à la doctrine de tous les Etats membres de l'Union européenne.

Cependant, la vraie question n'est pas de conjecturer la position de la Turquie dans dix ou quinze ans, mais de savoir si, dans la prochaine décennie, les Etats membres de l'Union européenne, et en particulier la France, l'Allemagne et le Royaume-Uni, seront parvenus à converger sur la question capitale des relations de l'Europe avec les Etats-Unis. Si tel n'est pas le cas, il n'y aura pas de politique étrangère commune globale, mais des actions communes ponctuelles pour répondre à des crises en cas d'accord, et la position de la Turquie sur cette question ne revêtira pas la même importance.

C. La vision de l'Europe au XXIème siècle

1) Les frontières de l'Union européenne

Les interlocuteurs de la Délégation ont invoqué les deux logiques susceptibles de justifier une adhésion de la Turquie : d'une part le déterminisme géographique, d'autre part la volonté de participer aux principes idéologiques et politiques communs à l'Europe ainsi qu'à son projet politique.

Le ministre des affaires étrangères a rappelé qu'Istanbul se trouvait dans les 5 % du territoire turc situés géographiquement en Europe, mais que son importance démographique et économique la plaçait bien au-dessus de plusieurs nouveaux Etats membres. Par ailleurs, Chypre n'a pas de frontières avec l'Europe et en est plus éloignée que la Turquie.

La Tesev a considéré que les frontières de l'Europe ne sont pas géographiques mais psychologiques et que la volonté de stabiliser l'espace européen qui anime le projet européen devrait conduire, après l'adhésion de la Turquie, à l'intégration des trois Etats du Caucase : Géorgie, Arménie, Azerbaïdjan. Le souhait est partagé par l'ensemble des interlocuteurs interrogés sur ce sujet.

Les diplomates turcs observent que le Conseil de l'Europe a intégré les trois Etats du Caucase dans sa définition des frontières de l'Europe par sa recommandation 1247, adoptée le 4 octobre 1994.

Ne peuvent en principe devenir membres du Conseil de l'Europe que des Etats dont le territoire national est situé en totalité ou en partie sur le continent européen et dont la culture est étroitement liée à la culture européenne. Entrent dans cette définition une liste de quarante-quatre Etats dont la Turquie, la Russie, l'Ukraine, la Moldavie, la Biélorussie et les Etats des Balkans occidentaux. Les trois Etats du Caucase font l'objet d'une disposition particulière leur permettant de s'ajouter à la liste, selon les termes suivants : en raison de leurs liens culturels avec l'Europe, l'Arménie, l'Azerbaïdjan et la Géorgie auraient la possibilité de demander leur adhésion à condition qu'ils indiquent clairement leur volonté d'être considérés comme faisant partie de l'Europe.

La recommandation déclare par ailleurs que des liens traditionnels et culturels et une adhésion aux valeurs fondamentales du Conseil de l'Europe pourront justifier une coopération appropriée avec d'autres Etats qui jouxtent les limites dites « géographiques ». Elle précise ensuite que des pays voisins de l'Europe « géographique » devraient être considérés, s'ils le veulent, comme des candidats possibles à une coopération appropriée. Des pays limitrophes d'Etats membres du Conseil doivent pouvoir bénéficier de relations privilégiées avec l'Assemblée parlementaire s'ils le souhaitent, notamment les Etats des rives Est et Sud de la Méditerranée.

La conclusion selon laquelle la définition des frontières géographiques de l'Europe établie par le Conseil de l'Europe s'applique automatiquement à l'Union européenne ne tient pas compte de la nature différente de l'Union européenne par rapport aux autres organisations régionales.

L'Union européenne n'est pas une organisation régionale spécialisée qui se rangerait au milieu d'autres organisations spécialisées pour répartir entre elles les trois grandes fonctions : les valeurs de respect des droits de l'homme au Conseil de l'Europe, les intérêts du marché à l'Union européenne, le destin en jeu dans la sécurité à l'OTAN.

L'Union européenne revendique une autonomie de sa définition territoriale parce qu'elle a vocation à assurer les trois fonctions comme un acteur global, en lien avec ces organisations spécialisées qu'elle ne remplace pas, et parce qu'elle se veut désormais porteuse d'un projet politique global.

Les pères fondateurs de l'Europe n'avaient pas défini les frontières de la construction européenne afin de lui permettre d'étendre la stabilité et la prospérité à tout le continent quand les aléas de l'histoire l'autoriseraient. La fin de la guerre froide a permis à l'Union européenne de ne pas rester une organisation spécialisée dans un projet économique mais de devenir une organisation globale développant une union politique à côté de l'union économique et monétaire.

Le projet de traité constitutionnel consacre cette évolution et marque une nouvelle étape de la construction européenne. Son article I-57 relatif à son environnement proche signifie que l'adhésion à l'Union européenne ne peut plus être le seul mode d'expansion des normes démocratiques et économiques européennes sur le continent européen et son voisinage. Il fait aussi à l'Union européenne une obligation politique de définir des coopérations dans lesquelles les partenaires disposent d'une plus grande influence sur la décision que dans les accords actuels.

Cet article signifie également que, a contrario, l'Union européenne développe son projet global à l'intérieur d'une limite territoriale dont le tracé n'est pas fixé. Le traité constitutionnel pose, en creux, le principe de cette limite territoriale à l'extension sans fin de l'Union européenne, mais laisse la responsabilité aux Etats membres et à leurs citoyens d'en décider les contours.

2) Le projet de l'Union européenne

M. Kemal Dervis, député, ministre des finances de l'ancien gouvernement et ancien membre de la Convention à l'origine du projet de traité constitutionnel, a exposé à la délégation les trois visions de l'Europe entre lesquelles ses Etats membres devraient choisir.

La première est une vision minimaliste, souverainiste, économique, telle que défendue par le Royaume-Uni. Elle est déjà dépassée mais elle est un frein.

La deuxième poursuit l'ambition de construire un nouvel Etat-nation au niveau continental et de créer un super-Etat européen à partir d'une nation européenne. Ce projet repose sur une illusion, car il n'existe ni une nation ni une langue européennes, mais il comporte un aspect très positif en ce qui concerne le renforcement de l'intégration des souverainetés nationales dans un ensemble commun.

La troisième est une vision postmoderne et considère qu'un projet politique a besoin d'un élan émotionnel européen qui ne peut cependant pas ressembler à ce qu'ont pu être les nationalismes français ou allemands. La réponse a été donnée par les pères fondateurs de l'Europe. Ils ont défini un projet dynamique de pacification régionale qui ne s'arrêtera pas et préfigure le grand projet de paix mondiale. L'Europe constitue la première étape vers une gouvernance mondiale démocratique. C'est la raison pour laquelle l'Europe est une construction continue dont les frontières n'ont pas été définies pour toujours. Son modèle de pacification régionale fait contrepoids à la logique de puissance de l'Etat-nation représentée par les Etats-Unis.

M. Dervis a conclu que l'Union européenne comportait de nombreuses formes de coopération graduées entre ses membres. La Turquie est prête à s'engager très loin dans le domaine de la défense ou de la monnaie et à aller plus doucement dans d'autres domaines comme l'immigration.

Le traité constitutionnel pourrait toutefois donner lieu à une autre interprétation.

Pour défendre son modèle de société et sa vision du monde, l'Union européenne doit devenir un acteur global qui se distingue des autres grands ensembles et se met à leur niveau de puissance. Pour s'inscrire dans le nouvel équilibre mondial du XXIème siècle, cet acteur global qui est une union d'Etats et de peuples d'une nature différente des autres grands Etats-continents devra se donner comme eux les attributs de la puissance.

L'Union européenne a besoin d'acquérir la masse critique que lui procure l'élargissement mais aussi la cohésion pour que l'ensemble ne se dilue pas dans l'impuissance.

Le traité constitutionnel fonde cette cohésion sur l'organisation d'un nouveau processus de décision et sur le renforcement du lien unissant les Etats membres et les citoyens, à l'intérieur de frontières à définir.

Ce lien repose à la fois sur des déterminismes géographiques, historiques et culturels et sur une adhésion à un projet engageant totalement la souveraineté de ses membres.

La Turquie est un pays eurasien qui a plusieurs appartenances géographiques, historiques et culturelles et sa contribution à l'édification de l'Europe s'analyse plus comme une participation à l'équilibre des puissances en Europe qu'à la construction de la conscience européenne.

Un pays aux multiples appartenances comme la Turquie, s'il ne peut fonder essentiellement son adhésion sur les déterminismes géographiques, historiques et culturels, doit démontrer encore plus que d'autres candidats son adhésion totale au projet européen.

Si le Conseil européen décidait le 17 décembre 2004 d'ouvrir les négociations d'adhésion, il appartiendrait à la Turquie de prouver aux Etats membres et à leurs citoyens la profondeur de son engagement au cours de la longue période de négociations qui s'ouvrirait.

*

* *

La Turquie a accompli des progrès considérables dans ses réformes mais il reste encore beaucoup à faire pour les appliquer pleinement. Toute appréciation positive ou négative dépend du point où l'on met le curseur entre l'adoption et l'application.

Les progrès sont-ils suffisants pour qu'en décembre le Conseil européen prononce un oui à l'ouverture des négociations ? Compte tenu de la pluralité des opinions au sein de la mission qui s'est déplacée en Turquie, le rapporteur exprimera son opinion en discussion générale.{texte de la conclusion...}

TRAVAUX DE LA DELEGATION

1) Réunion du mardi 5 octobre 2004

La Délégation s'est réunie le mardi 5 octobre 2004, sous la présidence de M. Pierre Lequiller, Président, pour examiner le présent rapport d'information.

Le Président Pierre Lequiller a déclaré que la mission effectuée en Turquie du 13 au 17 septembre 2004 par lui-même, M. Guy Lengagne, rapporteur chargé du suivi de la candidature de ce pays à l'Union européenne, Mme Elisabeth Guigou et MM. Jean-Pierre Abelin, Bernard Deflesselles et Christian Philip, s'est déroulée à un moment crucial pour l'avenir des relations entre l'Union européenne et ce pays candidat. La Commission européenne doit, en effet, remettre, le 6 octobre, un rapport et une recommandation sur la base desquels le Conseil européen décidera, le 17 décembre, si la Turquie satisfait aux critères politiques de Copenhague et si l'Union européenne ouvre sans délai des négociations d'adhésion avec ce pays.

Le rapporteur, a déclaré qu'il se trouvait dans la situation particulière d'exprimer librement ses opinions sur un sujet difficile et de présenter le plus objectivement possible ce qu'avaient perçu cinq de ses collègues représentant diverses sensibilités politiques.

Cette visite a permis de rencontrer de nombreuses personnalités turques et françaises à Istanbul et à Ankara, ainsi que de nombreuses associations des droits de l'homme, des avocats et des cercles de réflexion, et de faire des déplacements dans deux villes de l'Est pour mieux appréhender la diversité des situations. Elle avait été précédée de l'audition à Paris de la Fédération internationale des droits de l'homme et d'Amnesty international, ainsi que de personnalités politiques ou culturelles arméniennes.

La délégation s'est d'abord penchée sur le respect des critères politiques de Copenhague qui commandent l'ouverture des négociations. Elle a commencé par examiner deux dossiers majeurs pour la crédibilité des réformes : la torture et la pénalisation de l'adultère. La torture est-elle aujourd'hui systématique et répandue ? C'est ce qu'affirment les organisations des droits de l'homme, mais il est apparu qu'on pouvait difficilement qualifier de systématique une pratique qui a fait l'objet d'une politique de tolérance zéro de la part du gouvernement et de lois très importantes pour sanctionner les tortionnaires. En revanche, il est clair que cette pratique est encore répandue et qu'elle ne se limite pas à des dérives purement individuelles, dans un pays marqué par une guérilla kurde qui a fait 35 000 morts dans le Sud-Est de 1984 à 1999, et développé certaines méthodes condamnables parmi les forces de sécurité.

Sur le sujet essentiel du droit des femmes, la délégation s'attendait à débattre principalement des crimes d'honneur et des violences faites aux femmes surtout dans les régions du Sud-Est. Elle a été confrontée de manière inattendue pendant sa visite à une valse-hésitation du gouvernement sur la pénalisation de l'adultère, qu'il voulait présenter pour donner des gages à la frange dure du parti AKP au pouvoir, mais qu'il a finalement écartée sous pression du tollé européen.

La réforme du code pénal a été adoptée sans aucune mention de l'adultère, mais les journaux ont souligné la pression de l'Union européenne sur les réformes.

La réforme de la justice n'est toujours pas réglée et elle est maintenant devenue la priorité en raison de son rôle-clé dans l'application des réformes. Celle-ci se heurte à un système judiciaire archaïque et hiérarchiquement pesant, avec une notation des juges et des pratiques des procureurs totalement décalées.

Le rôle politique de l'armée, contraire aux principes démocratiques, est en train de s'effacer grâce aux mesures prises par le gouvernement pour affirmer la suprématie du pouvoir civil sur le pouvoir militaire : retrait des militaires du Conseil national de sécurité ramené à un rôle purement consultatif, retrait des militaires des conseils de surveillance de l'audiovisuel et de l'éducation, contrôle parlementaire renforcé sur le budget de la défense.

Dans un pays musulman laïc constituant une exception dans lequel l'Islam partagé par 98 % de la population est complètement séparé de la vie politique, la liberté religieuse rencontre encore des difficultés juridiques ou des pressions bureaucratiques, en particulier l'absence de personnalité juridique pour les communautés religieuses non musulmanes.

Le problème kurde s'est beaucoup apaisé. Cent députés d'origine kurde sur les cinq cent cinquante députés à la Grande Assemblée nationale turque montrent que les Kurdes sont en train de s'intégrer à la société turque. Les premières mesures du gouvernement autorisant des émissions et des cours en langue minoritaire kurde marquent une rupture symbolique importante avec la politique passée de négation du fait culturel kurde. Cependant, la guérilla d'un groupe extrémiste minoritaire a repris dans certaines zones du Sud-Est et des villages ont encore été vidés.

Le rapporteur a déclaré que la visite à Elazig avait beaucoup influencé sa vision de la Turquie. Cette ville de 250 000 habitants, à 400 kilomètres de l'Irak et de l'Iran, où s'étaient réfugiés des Kurdes ayant fui les zones de guérilla très proches, montrait l'image d'une ville dynamique et bien tenue, sans policiers, où régnait une bonne entente entre Turcs et Kurdes.

Sur d'autres aspects qui ne déterminent pas l'ouverture des négociations, comme l'intégration économique, ce pays a un PIB faible par habitant mais dispose d'un fort potentiel. La France est le premier investisseur étranger et tous les industriels français ont vanté la grande compétence des équipes et le fort niveau de qualité.

Enfin, la Turquie et en train d'apaiser ses relations avec son voisinage notamment l'Arménie.

Les critères de Copenhague ne sont pas des critères à satisfaire pour engager des négociations mais des critères d'adhésion. Manifestement, la Turquie ne remplit pas, aujourd'hui, ces critères. Si c'était le cas, rien ne s'opposerait à son entrée dans l'Union européenne dès 2005.

Par contre, les Turcs ont accompli de réels progrès et leurs efforts peuvent être considérés comme suffisants pour permettre l'ouverture de négociations. Tel est l'enjeu du Conseil européen du 17 décembre 2004.

Les Turcs ont néanmoins conscience que leur éventuelle adhésion à l'Union européenne ne pourrait intervenir que dix, quinze, voire vingt ans après l'ouverture des négociations. Si la France décide d'organiser un référendum sur l'adhésion de la Turquie, ce ne sera donc pas avant plusieurs années.

Les avancées sont très significatives, qu'il s'agisse de l'abolition de la peine de mort, ou de la place des femmes dans la société. Certaines réformes tarderont néanmoins à être appliquées et à rentrer dans les mœurs.

Tous les interlocuteurs de la mission parlementaire se sont déclarés favorables à l'adhésion de la Turquie. L'accueil a été chaleureux, et il n'y a eu qu'une seule réaction hostile de la part de certains islamistes radicaux, liée à une fausse information sur la législation française relative aux signes religieux.

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Dans le débat qui s'est ouvert après son compte rendu de mission, le rapporteur a jugé, à titre personnel, que la Turquie serait en mesure de respecter les critères de Copenhague dans quelques années. Les Turcs sont habitués à faire face à des changements brutaux, comme cela a été le cas à l'époque d'Atatürk.

Certes, les responsables des principales organisations humanitaires estiment que des progrès doivent encore être réalisés en matière de respect des droits de l'homme. Mais on ne doit pas oublier que la France fait, elle aussi, l'objet de plaintes déposées à la Cour européenne des droits de l'homme. Les autorités turques ont pris l'engagement de faire disparaître la torture.

La reconnaissance des minorités s'est longtemps heurtée à la conception jacobine de l'Etat, héritée d'Atatürk. Toutefois, il semble que la situation de la communauté kurde soit en voie d'amélioration et que les Kurdes eux-mêmes manifestent une réelle volonté d'intégration.

Si le taux de croissance est aujourd'hui de 8 %, la moitié de l'économie est souterraine. D'ici à quinze ans, la situation devrait évoluer positivement, comme cela a été le cas pour l'Italie.

La notion de « limites géographiques » de l'Europe est très contestable. Certains Français se sentent au moins aussi proches des Turcs que des Polonais. Les dirigeants européens ont toujours dit aux Turcs qu'ils étaient en Europe, alors qu'il y a eu une décision contraire prise expressément en ce qui concerne le Maroc. Istanbul est au cœur de la civilisation européenne. L'Europe ne peut pas renier ses engagements à l'égard de la Turquie, alors que la candidature turque est au milieu du gué. La France, en particulier, ne doit pas oublier que la Turquie est un pays francophile qui entretient de nombreux liens avec elle ; un rejet de la candidature turque par notre pays aurait des conséquences dramatiques pour nos entreprises.

Il est néanmoins souhaitable de mettre en place des barrières temporaires contre l'émigration des Turcs, bien que les études montrent que seuls 3 millions de Turcs sont susceptibles d'émigrer. Les élargissements successifs de l'Europe ont souvent prévu des dispositifs analogues, par exemple en matière de pêche vis-à-vis de l'Espagne.

En définitive, la candidature turque devrait nous amener à mieux définir le projet politique de l'Europe. Si l'Europe veut peser dans les grands débats internationaux., si l'Europe de la défense et de la diplomatie veut se renforcer, la candidature de la Turquie, deuxième puissance militaire de l'OTAN, est une chance. Sans la Turquie, l'Europe demeurera faible. Il y a fort à parier que quelques années après son adhésion, la Turquie formera le noyau dur de l'Europe avec la France et l'Allemagne.

Dans ce débat, les responsables politiques français doivent faire preuve de dignité et de sens des responsabilités. Les Français sont majoritairement contre l'adhésion de la Turquie aujourd'hui, mais 63 % d'entre eux estiment qu'elle est envisageable dans l'avenir si les Turcs fournissent les efforts nécessaires dans les domaines politique et économique.

M. Bernard Deflesselles a indiqué avoir un regard très différent sur cette question, dont il faut examiner sereinement tous les aspects. Du point de vue géographique, la Turquie, ce n'est pas l'Europe. Sans remonter jusqu'à Constantinople ou à l'Empire byzantin, il suffit de rappeler que le vice-Premier ministre et ministre des affaires étrangères turc, M. Abdullah Gül, lors de son entretien avec la délégation, a indiqué que la Turquie, si elle rentre, ne fermera pas la porte derrière elle et qu'elle plaidera pour l'adhésion de la Géorgie, de l'Arménie et de l'Azerbaïdjan. En cas d'adhésion de la Turquie, l'Union européenne aurait des frontières avec l'Irak, l'Iran, la Syrie, l'Arménie et la Géorgie. Ce ne serait plus l'Europe que nous souhaitons, avec un projet politique fort et stable.

Le deuxième aspect est relatif au respect des règles démocratiques et des critères politiques de Copenhague. Sur ce point, la Turquie a réalisé des efforts considérables au cours des trois dernières années, avec l'adoption de huit « paquets législatifs ». Mais ces lois ne sont pas appliquées et les juges qui doivent les faire respecter tardent à le faire. Les dirigeants turcs affirment que la torture n'est plus « systématique ». C'est donc qu'elle existe encore. Certaines organisations non gouvernementales forcent peut-être le trait, mais la route est encore longue. La situation dans les prisons reste également préoccupante, de même que le sort des 250 000 Kurdes qui ont été déplacés. La pénalisation de l'adultère a donné lieu à une série de volte-face, et la question s'est finalement réglée quelques jours après la fin de la mission. Cette affaire est symptomatique, et ce qui importe c'est l'intention, qui montre clairement que la Turquie pourrait revenir sur certaines des réformes adoptées. La reconnaissance du génocide arménien ne fait peut-être pas partie des critères de Copenhague, mais elle ne peut, d'un point de vue moral, être ainsi évacuée du débat. La proposition du gouvernement turc de création d'une commission internationale d'historiens sur ce sujet n'est pas une réponse satisfaisante. Une circulaire du ministère turc de l'Education nationale préconise, en outre, la négation du génocide arménien dans l'enseignement. Quant à la place de l'armée, M. Bernard Deflesselles s'est déclaré peu convaincu par les réformes visant à réduire l'influence des militaires.

Sur le plan démographique, la Turquie compte aujourd'hui 71 millions d'habitants, mais sa population augmente d'environ un million de personnes par an. Dans une quinzaine d'années, la Turquie aura entre 85 et 90 millions d'habitants, qu'il faut mettre en rapport avec les 74 millions de personnes qui se sont ajoutés le 1er mai 2004, lors de l'adhésion des dix nouveaux Etats membres. La Turquie enverrait 96 députés au Parlement européen, contre 78 députés français. Il faut en être conscient.

D'un point de vue économique, le PIB par habitant s'élève à seulement 27 % de la moyenne européenne. Le taux d'inflation était de 18 % en 2003 et devrait s'établir à 11 % en 2004. La Turquie souffre aussi d'une instabilité financière et le marché noir y occupe une place considérable. La mise à niveau de son secteur agricole supposerait en outre l'injection de plusieurs milliards d'euros. Son adhésion susciterait des difficultés économiques et monétaires importantes.

M. Bernard Deflesselles s'est déclaré, pour l'ensemble de ces raisons, résolument opposé à l'entrée de la Turquie dans l'Union européenne. Il existe une autre option : un partenariat privilégié, que l'Assemblée parlementaire euro-méditerranéenne mise en place récemment, qui associe les représentants des 25 Etats membres aux 14 pays méditerranéens, préfigure. Une fracture s'est creusée entre les élites et les peuples au sujet de l'Europe. La construction européenne ne peut continuer « à marche forcée », en faisant se succéder les élargissements : après celui du 1er mai 2004, l'adhésion de la Roumanie et de la Bulgarie, puis celle de la Croatie et, peut-être, de la Turquie. Il faut écouter davantage nos concitoyens. L'initiative du Président de la République va dans ce sens. Un référendum sur la question turque est indispensable, parce que l'on ne peut pas passer outre l'avis des peuples. L'adhésion de la Turquie déstabiliserait la Constitution européenne et porterait atteinte au sentiment d'appartenance à l'Europe.

M. Jean-Pierre Abelin a préalablement indiqué que la mission lui avait permis de partager deux constats avec le rapporteur : la Turquie a connu depuis deux ans une évolution très positive sur le plan législatif, puisque son gouvernement a fait adopter, dans la perspective de l'ouverture de négociations d'adhésion, un grand nombre de « paquets » pour se conformer aux standards européens ; le décalage entre l'adoption des textes et leur application effective est toutefois significatif.

Au-delà, le contraste est toutefois important entre la partie Ouest du pays, occidentalisée et européanisée, et sa partie Est, en difficulté, qui souffre de la pauvreté et où l'on semble de manière paradoxale commémorer les morts massacrés par les Arméniens. La frontière avec l'Arménie est d'ailleurs fermée.

Dans l'ensemble, de nombreuses interrogations subsistent notamment sur la torture, qui n'est plus systématique mais est encore pratiquée, sur le rôle central de l'armée, que l'on dit placée au « cœur de la Nation », ce qui donne lieu à des suppositions, sur les suites données aux avis du conseil national de sécurité, dont on assure qu'il n'est que consultatif, sur le fonctionnement de la justice, thème récurrent de tous les entretiens, qui ont mis en évidence ses lenteurs comme l'immobilisme des fonctionnaires et magistrats concernés, ainsi que sur le statut de la femme, l'ampleur des violences conjugales, les crimes d'honneur et le très grand nombre de suicides de jeunes filles dans certaines régions. Il faut également mentionner l'insuffisante ouverture de la presse et des médias, ainsi que la faible concrétisation des avancées en faveur des langues minoritaires.

Par ailleurs, plusieurs questions en suspens ne sont pas résolues. Il n'y a aucun débat sur le génocide arménien, qui, il est vrai, ne fait pas partie des critères de Copenhague. Le problème du retour dans leur village des kurdes déplacés n'est pas réglé ni même celui du droit de propriété des organisations religieuses.

En dépit des évolutions, la situation reste donc en deçà des critères normaux habituellement retenus au niveau européen.

A la question de l'opportunité d'ouvrir des négociations d'adhésion, les Turcs répondent favorablement.

En ce qui concerne par contre la faculté pour l'Europe d'intégrer la Turquie, la réponse apparaît cependant négative à trois titres.

D'une part, loin d'être déplacée, la question des frontières de l'Europe pose celle du projet européen. Il ressort de l'ensemble des entretiens de la mission que les Turcs envisagent à terme l'adhésion à l'Union des Etats du Caucase, Arménie, Géorgie et Azerbaïdjan, ainsi que, pour certains d'entre eux, de l'Iran, dès lors que cet Etat aurait changé de régime politique. C'est une conception qui limite l'Europe à un espace de paix et de libre-échange, qui n'est pas celle de l'UDF. Un tel projet n'a plus d'Europe que le nom.

D'autre part, les transferts financiers qui seraient consécutifs à l'adhésion de la Turquie seraient extrêmement élevés. Il ressort des données évoquées par la presse à propos du rapport de la Commission européenne, un montant annuel d'environ 28 milliards d'euros, soit le tiers du budget communautaire et la totalité des crédits des fonds structurels. Les difficultés agricoles seraient considérables, car un tiers de la population active est employé dans ce secteur. Il est d'ailleurs paradoxal que les Etats membres les plus favorables à l'adhésion de la Turquie, comme le Royaume-Uni, soient les plus attachés à la limitation du budget européen.

Sur le plan culturel, enfin, le décalage entre l'Europe et la Turquie est très fort, sur le statut des femmes ou les crimes d'honneur notamment.

A un autre niveau, l'argument suivant lequel un refus d'ouvrir des négociations d'adhésion aurait des conséquences dramatiques pour la Turquie, est effectivement préoccupant. Mais les attentes quant à une égalisation des niveaux de vie sont fortes et la déception risque d'être encore plus importante dans le futur face à la lenteur des progrès et à une solidarité européenne qui ne serait que graduée ou bridée. Par ailleurs, dans l'hypothèse où, dans quinze ans, la réponse de la France, à la suite d'un référendum, serait négative, la situation serait particulièrement difficile.

Il ne faut pas, en outre, négliger le risque d'une coupure entre les élites européennes et les opinions publiques, lesquelles s'interrogent déjà sur les conséquences du récent élargissement de mai 2004.

Concluant son intervention, M. Jean-Pierre Abelin a indiqué l'UDF était en définitive favorable à un partenariat privilégié entre l'Union européenne et la Turquie, pour aller au-delà des relations actuelles, et souhaitait en tout état de cause que les décisions qui engagent le peuple français interviennent en toute transparence, et non d'une manière rapide à l'occasion d'un sommet européen tel que celui d'Helsinki en 1999. C'est pourquoi il est indispensable qu'un débat suivi d'un vote ait lieu à l'Assemblée nationale.

Le Président Pierre Lequiller a souhaité distinguer l'analyse de la forme et du fond.

La forme concerne le respect des critères de Copenhague. Il est vrai que la Turquie a accompli de remarquables progrès législatifs mais le respect des droits de l'homme, dans la réalité, reste problématique.

Il existe des violations à travers la torture - la Cour européenne des droits de l'homme a actuellement 300 cas à instruire -, et l'impunité des policiers pratiquant la torture est avérée, une seule condamnation à une peine de prison en 2003. Le harcèlement policier et judiciaire dont sont l'objet les défenseurs bénévoles des droits de l'homme et l'immobilisme de la justice ont été régulièrement dénoncés par nos interlocuteurs. La place des femmes, avec 43 crimes d'honneur recensés en 2003, les nombreux suicides de jeunes filles, les violences physiques et psychologiques au sein de la famille et les allers et retours du gouvernement sur la pénalisation de l'adultère, traduit un écart considérable avec les valeurs européennes.

Les minorités religieuses connaissent des difficultés au regard de leur droit de propriété immobilière et pour obtenir des visas en vue de créer de nouveaux postes de religieux. Le gouvernement n'a pris aucun engagement pour l'indemnisation et la réinstallation des populations kurdes déplacées avant le Conseil européen du 17 décembre. Enfin, le rôle de l'armée est également un sujet de préoccupation puisqu'elle est au cœur de la société et que la gendarmerie résiste, plus que la police, à la démocratisation de ses méthodes.

Sur le fond, il a estimé préférable d'établir un partenariat privilégié avec la Turquie, sans que celle-ci ait pour autant vocation à adhérer à l'Union européenne.

Le Président Pierre Lequiller s'est déclaré favorable à une Europe politique forte, incompatible avec un élargissement à l'infini. Si l'on accepte l'entrée de la Turquie, l'on ne pourra s'opposer, par exemple, à celles de l'Ukraine et de la Biélorussie.

Il a jugé excellente l'annonce par le Président de la République d'une modification de la Constitution française pour que tout élargissement futur, comme l'adhésion de la Turquie, soit soumis à référendum.

Le Président Pierre Lequiller a alors indiqué que le compte rendu de la mission du rapporteur serait complété par des contributions écrites de chacun des membres de la mission afin que le rapport d'information comprenne les différents points de vue.

Après avoir constaté les différences de points de vue entre les membres de la mission, M. Marc Laffineur a estimé que la Turquie est un très grand pays, avec qui l'on doit entretenir de bonnes relations. Il convient de trouver une nouvelle forme de partenariat privilégié.

En revanche, l'adhésion de la Turquie à l'Union européenne risquerait d'aboutir à la dilution de celle-ci. Il faut, au contraire, renforcer sa dimension politique.

Beaucoup de raisons s'opposent à l'entrée de la Turquie dans l'Union européenne. La question de la définition des frontières de l'Europe est importante. Les différences en matière de droits et de cultures sont nettes. Enfin, l'adhésion aurait d'importantes conséquences budgétaires.

Dans ce contexte, l'initiative du Président de la République d'organiser un référendum pour chaque nouvelle adhésion est positive.

M. Jacques Floch a regretté que le débat sur l'adhésion de la Turquie interfère avec celui sur la ratification de la Constitution européenne. L'urgence du calendrier invoquée est étonnante car le développement du partenariat de la Turquie avec l'Europe et la perspective de son adhésion à l'Union européenne font partie d'un processus en cours depuis plus de quarante ans.

M. Jacques Floch s'est déclaré favorable à une Europe politique et fédérale. Dans cette perspective, l'élargissement récent pose déjà des difficultés.

De nombreux obstacles à l'adhésion de la Turquie existent, parmi lesquels l'absence de reconnaissance du génocide arménien et les violations des droits de l'homme. En revanche, on peut considérer que l'Europe n'a plus de frontières aujourd'hui, les critères pour les définir faisant défaut. Il est souhaitable de mener une réflexion plus sereine sur cette question que celle qui consiste à limiter le choix à une alternative entre l'Europe et l'Eurasie.

M. Jacques Floch a souligné qu'il était en faveur d'une entrée de la Turquie dans l'Union européenne à terme.

On ne sait pas quelle position va prendre le Président de la République le 17 décembre. L'ensemble des parlementaires de tous les groupes politiques ressentent que les chefs d'Etat successifs n'ont pas à leur rendre compte des positions qu'ils prennent sur ces dossiers et ils devront conduire une réflexion sur ce problème de nature constitutionnelle.

Il convient, en tout état de cause, d'éviter une utilisation trop polémique de ce débat, qui ne doit pas occulter celui, plus important, sur la Constitution européenne.

M. Daniel Garrigue a estimé que la vraie question n'était pas tant de savoir si la Turquie remplissait ou non les critères de Copenhague mais plutôt quelle image les Européens se font eux-mêmes de l'Europe. Imaginant une demande d'adhésion de la Russie, il a considéré qu'il en résulterait un bouleversement de l'Europe, même si ce pays remplissait les critères de Copenhague. C'est pourquoi il a jugé nécessaire de consulter au préalable les Européens sur tout élargissement futur.

Abordant ensuite la décision que le Conseil européen du 17 décembre 2004 pourrait être amené à prendre, il a estimé qu'il était erroné d'invoquer la décision que le général de Gaulle et le chancelier Adenauer avaient prise il y a quarante ans sur l'accord d'association entre la Turquie et l'Europe car, à ce moment-là, le problème de l'Europe politique n'était pas posé. Il serait hypocrite, selon lui, de décider, le 17 décembre 2004, l'ouverture des négociations et d'envisager une consultation des citoyens dans dix ou quinze ans. Il importe que l'Union européenne ait le courage de prendre, dès maintenant, des décisions claires.

Enfin, il a déploré que s'instaure une confusion entre le débat sur la Constitution européenne et la demande d'adhésion de la Turquie, car celle-ci sera nécessairement au cœur du débat dans l'hypothèse où les négociations seraient ouvertes le 17 décembre 2004. M. Daniel Garrigue a craint que si la première décision de l'Union européenne à vingt-cinq était un acte de faiblesse, le doute s'installe sur la crédibilité de la force de la Constitution européenne.

M. Nicolas Dupont-Aignan a considéré que le débat sur la Constitution européenne et les négociations sur l'entrée de la Turquie étaient nécessairement liés. Il a estimé qu'il serait impossible d'approuver la Constitution européenne sans refuser le principe de l'ouverture des négociations avec la Turquie. Le risque est que celle-ci fasse entrer un pays extra-européen dans l'Union européenne, qui, en outre, grâce à l'extension du mécanisme de la majorité qualifiée prévue par la Constitution européenne, sera l'Etat le plus influent du fait de son poids démographique. C'est pourquoi, à ses yeux, si la France devait approuver le principe de l'ouverture des négociations le 17 décembre 2004, cela signifierait que la Turquie pourrait entrer dans l'Union européenne et corrélativement il y aurait là un motif de voter contre la Constitution européenne. Dans ce contexte, il a considéré qu'il serait contradictoire de décider d'ouvrir des négociations le 17 décembre 2004 et de consulter les citoyens dans dix ou quinze ans.

Evoquant ensuite les conséquences de ce dossier, il a contesté l'idée que la Turquie puisse changer en dix ou quinze ans et se fondre dans l'ensemble européen, alors que l'histoire montre que l'évolution des peuples se déroule sur plusieurs siècles. Il a souligné que l'éventuelle entrée de la Turquie dans l'Union européenne ne pourrait qu'aggraver les difficultés de fonctionnement d'un système qui, à vingt-cinq membres, est déjà paralysé. Dans ces conditions, il a jugé que la formule du partenariat avec la Turquie serait la mieux indiquée. En tout état de cause, il a estimé nécessaire de réfléchir aux frontières de l'Europe, car il n'y aurait aucune raison de ne pas envisager l'entrée de l'Ukraine ou du Maroc dans l'Union européenne. En conclusion, il a considéré que le sentiment démocratique européen qui tend à s'affirmer rend nécessaire la consultation des peuples et en particulier des Français.

Mme Arlette Franco a considéré que, pour l'opinion publique, le débat sur la Constitution européenne ne pouvait être dissocié de la question de l'entrée de la Turquie dans l'Union européenne. Tout en constatant que l'opinion publique ignorait le contenu des critères de Copenhague, elle a estimé qu'aucun d'entre eux n'était respecté, qu'il s'agisse de la torture, de la situation de la femme - limitée de façon restrictive, selon elle, à l'adultère -, du travail des enfants qu'il ne faut pas oublier, du fonctionnement de la justice ou de la place de l'armée. Elle a jugé indispensable de resituer la question de l'entrée de la Turquie dans l'Union européenne dans le contexte actuel marqué par le terrorisme et la poussée de l'Islam, lesquels n'existaient pas lorsque l'accord d'association fut signé en 1963.

Abordant la question des frontières de l'Europe, elle a contesté les observations du rapporteur selon lesquelles la Turquie en fait partie intégrante, jugeant par ailleurs difficile d'en convaincre l'opinion publique.

Elle a approuvé la proposition du Président de la République visant à permettre au peuple de se prononcer par référendum sur les futurs élargissements de l'Union, dans la mesure où cela favoriserait un oui au référendum sur la Constitution européenne, tout en considérant qu'un référendum sur l'adhésion de la Turquie interviendrait trop tard.

M. Edouard Landrain a remercié le rapporteur et ses collègues de mission pour le travail accompli et la réflexion menée après la mission en Turquie, même si cette dernière conduit à des conclusions opposées. Lorsque la question de l'adhésion de la Turquie est évoquée par les citoyens français, cinq qualificatifs reviennent fréquemment : trop grand, trop loin, trop fort, trop cher et trop tôt. Il semblerait davantage prioritaire d'amener des pays tels que la Norvège à adhérer à l'Union européenne et à conclure des simples accords politiques avec la Turquie, qui n'apparaît pas mûre pour l'intégration. Dès lors, les positions exprimées par le Président de la République semblent aller dans le bon sens, même si elles peuvent encore être modulées. Il appartient à l'Europe d'être vigilante sur ce dossier, si elle ne veut pas affronter des difficultés dans l'avenir.

Le rapporteur a observé que la décision du Conseil européen du 17 décembre prochain peut être assimilée à l'autorisation donnée à un étudiant pour passer un examen, ce qui ne préjuge en rien qu'il le réussira.

M. Didier Quentin a souhaité savoir si la mission parlementaire avait abordé avec ses interlocuteurs turcs la question d'un éventuel partenariat privilégié en application de l'article 56 du traité constitutionnel. Quant aux craintes exprimées par la partie turque sur les conséquences internes d'un refus d'adhésion, elles ne doivent pas être prises à la légère, car il faut se méfier du sentiment de désillusion qui pourrait se développer dans ce pays occupant une place géostratégique essentielle et entretenant de très anciennes relations avec la France, ce qui conduit à minimiser les querelles « byzantines » sur les frontières de l'Europe. Une telle désillusion pourrait précipiter la Turquie vers une dépendance à l'égard des Etats-Unis ou vers le fondamentalisme. Il importe donc de ne pas porter atteinte à la susceptibilité turque par des réflexions à l'emporte-pièce.

Le Président Pierre Lequiller a souligné que la question d'un partenariat renforcé avait souvent été évoquée lors de la mission, mais que les personnalités turques avaient toujours répondu qu'elles souhaitaient une adhésion à l'Union européenne.

M. Bernard Deflesselles a confirmé que les différents interlocuteurs rencontrés avaient tous écarté la proposition d'un partenariat renforcé.

M. Didier Quentin a noté que, dans l'état actuel du dossier, l'Union européenne n'était peut-être pas en mesure de préciser le contenu concret d'un partenariat avec la Turquie.

Le Président Pierre Lequiller a affirmé qu'il ne croyait pas que de telles propositions seraient acceptées par la Turquie.

M. Christian Paul a souhaité que, sur une question aussi sensible, la Délégation puisse, à terme, voter une résolution. Dans l'immédiat, il apparaît étonnant que la question de l'élargissement vienne en débat aussi tardivement, alors qu'elle aurait dû être soulevée il y a deux ou trois ans à l'occasion de l'élargissement aux dix pays de l'Europe centrale et orientale. Il faut donc se réjouir de la proposition d'un futur référendum, même si elle est formulée pour des raisons dilatoires, qui permettra de mener un débat sur les objectifs de l'Union européenne. Par ailleurs, on peut constater que le refus de l'adhésion est souvent motivé par de mauvaises raisons, y compris certaines touchant à la supériorité de la civilisation européenne. Le débat mérite donc d'être approfondi et l'ouverture des négociations doit être précédée d'un renforcement de l'Europe politique, ce que ne permettrait pas l'adoption du traité constitutionnel qui, au contraire, participe de la dilution de l'Europe-puissance.

M. Robert Lecou a considéré que le débat sur l'adhésion de la Turquie est susceptible de soulever des risques aussi bien pour l'Europe que pour la Turquie. Pour l'Europe, il met en danger l'adoption du traité constitutionnel, car les Français lient obligatoirement les deux sujets et, à titre personnel, il ne dispose pas d'argument pour les dissocier. Pour la Turquie, qui est un grand pays composé d'un grand peuple, les attentes sont très importantes. Pourtant, la géographie nous apprend que l'Europe s'arrête à Istanbul et l'histoire a toujours considéré les Turcs comme un peuple extérieur à l'Europe. La décision d'ouvrir les négociations lors du Conseil européen du 17 décembre prochain apparaît donc comme prématurée et, de la même façon, un référendum organisé dans quinze ans serait de nature à poser des difficultés en Europe et en Turquie. Il convient donc de privilégier un partenariat renforcé avec ce pays.

M. François Calvet a marqué son désaccord avec l'idée de rédiger une résolution sur l'ouverture de négociations d'adhésion avec la Turquie. La présentation du rapport a fait naître une discussion riche qui a permis à chacun de s'exprimer. Le débat sur la Constitution doit prendre désormais le premier plan, car il est très important pour l'avenir.

M. Michel Herbillon a jugé regrettable que le débat sur la Constitution soit en effet parasité par la question de l'adhésion de la Turquie à l'Europe. Nulle supériorité de civilisation ne saurait être invoquée à l'égard de ce peuple ami. Les Européens ne peuvent que se réjouir de ce qu'il fasse tant de progrès démocratiques et économiques, qui méritent d'être soutenus. Que la Turquie respecte les critères de Copenhague n'est pourtant pas la question. Il faut d'abord savoir si l'Union européenne saura digérer l'apport de ses dix nouveaux Etats membres en mettant parallèlement en application sa nouvelle constitution. Voilà le préalable à tous les élargissements ultérieurs. Dans cette perspective, il apparaît prématuré d'ouvrir des négociations en prenant une décision qui rendra quasiment impossible un refus d'adhésion dans quinze ans.

M. Gérard Voisin a donné raison à M. François Calvet sur l'inopportunité de voter une résolution sur la question. Il a demandé que le rapport présenté intègre plutôt l'acquis du débat et soit amendé dans un sens qui fasse mieux connaître la position de l'ensemble de la Délégation.

M. Louis-Joseph Manscour a souligné que les régions ultra-périphériques comme les Antilles ne pourraient faire partie de l'Union européenne si l'on n'en retenait qu'une conception géographique, au lieu de reconnaître en elle un projet essentiellement politique. Cela étant, le fossé s'est accru avec le temps entre l'Europe des hautes sphères et celle des citoyens. Quand les premières assurances ont été données, dans le courant des années 1950, la télévision n'était pas si répandue et l'opinion publique était beaucoup moins vigilante qu'aujourd'hui, où il faut prendre garde de se détourner de ce que pense le peuple.

Au terme du débat, le Président Pierre Lequiller a indiqué que le rapport contiendrait le compte rendu de la mission par le rapporteur, des contributions écrites de chacun des membres de la mission, ainsi que le compte rendu du présent débat au sein de la Délégation.

Dans ces conditions, sur sa proposition, la Délégation a décidé d'autoriser la publication du rapport d'information.

2) Contributions des membres de la mission en Turquie

a) Contribution de M. Jean-Pierre ABELIN, député de la Vienne, du 12 octobre 2004

Par rapport à l'objet principal de la mission, se faire une opinion après de très nombreux contacts avec des membres de la société civile, militaire et politique sur le respect des critères politiques de Copenhague, il est incontestable que de grands progrès ont été réalisés depuis 1999 dans l'adaptation des lois turques aux standards européens.

Huit paquets de lois ont été adoptés, le dernier étant la réforme du Code Pénal qui présente de réelles avancées formelles avec la suppression de la torture (la peine de mort étant déjà abolie), la réforme de la justice, le droit d'expression des minorités, les crimes d'honneur.

Il est non moins évident qu'il y a un décalage énorme entre les lois et l'application de ces lois, entre les textes et la réalité, entre la volonté politique affichée et l'évolution des mentalités et un contraste entre la vie dans la partie occidentale du pays et celle qui subsiste dans l'Est et le Sud-est du pays.

Il reste sans doute des interrogations, compte tenu des témoignages contradictoires recueillis sur le caractère systématique ou simplement répandu de la torture, sur le rôle plus ou moins central de l'armée, sur le statut des femmes et l'ampleur des violences conjugales, sur les crimes d'honneur et le sens donné aux suicides de jeunes femmes dans certaines régions.

Il y a des insuffisances dans l'ouverture de la presse et des médias et sur les possibilités réelles d'expression données aux langues minoritaires.

Il y a un fonctionnement de la justice notoirement insatisfaisant et un manque de renouvellement des juges.

Enfin, il y a des questions non résolues comme l'absence totale de débat sur la reconnaissance du génocide arménien, sur le retour des kurdes déplacés dans leurs villages, ou le droit de propriété des associations religieuses.

Si l'on s'en tient aux critères politiques, si l'évolution récente est positive, la situation actuelle est encore largement en deçà des standards minima européens.

Mais, au-delà du débat sur le respect des critères politiques de Copenhague, la question que nous sommes amenés à nous poser n'est pas tant de savoir si la Turquie est prête et souhaite entrer en Europe ; la réponse est assurément positive.

Les élites civiles voient dans l'entrée dans l'Europe, l'irréversibilité des réformes démocratiques, les élites militaires, elles, y voient l'imprescriptibilité des frontières turques et l'impossibilité d'un Etat Kurde, enfin, l'homme de la rue, l'aide financière européenne, les investissements et les emplois, la possibilité de trouver plus facilement des visas pour travailler à l'extérieur.

La question que nous sommes amenés à nous poser est surtout de savoir si l'Europe et la France sont prêtes à intégrer la Turquie.

Je serais tenté de répondre trois fois non :

NON, car l'entrée de la Turquie changerait totalement la nature de l'Europe,

NON, car le coût du transfert nécessiterait l'abandon de projets vitaux pour l'Europe,

NON, car le décalage culturel est trop important.

1/ Sur la nature de l'Europe :

Lors des entretiens que nous avons eus avec tous les responsables politiques, l'Europe apparaît comme un espace de bon voisinage et de paix, et comme une zone de libre-échange, sans frontières précises, sans limites. A écouter nos interlocuteurs, les trois pays du Caucase, Géorgie, Arménie et Azerbaïdjan, doivent tout naturellement entrer ; pour d'autres, l'Iran serait un candidat sérieux s'il changeait de régime.

Ce serait évidemment la fin de l'Europe comme projet politique tel que nous l'avons construit depuis 40 ans et pour lequel l'U.D.F. se bat depuis le 9 mars 1950.

2/ Le coût du transfert

Jamais l'Europe n'aura eu à intégrer un pays aussi peuplé, aussi loin du standard de vie européen (le quart de celui du niveau européen), avec une population agricole nombreuse (près du tiers de la population active).

L'impact budgétaire évoqué (plus de 30 mds d'euros) représentera, en 2025, près du tiers du budget européen actuel et la totalité des fonds structurels.

Il est paradoxal de constater que ceux qui sont les plus favorables à l'élargissement notamment la Grande-Bretagne, sont les mêmes qui refusent toute augmentation du budget européen.

A ceux qui disent que des engagements ont été pris, que le rejet de l'ouverture des négociations déboucherait soit sur un retour de l'armée, soit sur une radicalisation de l'Islam, j'attire l'attention sur les effets destructeurs d'une déception des Turcs face à une solidarité bridée qui ne serait pas à la hauteur de leurs attentes actuelles ou sur le non à un référendum qui serait organisé dans 10 ans.

3/ A cause du décalage culturel

Le débat sur l'adultère mais aussi sur les crimes d'honneur, les mariages obligés, les violences conjugales posent un vrai débat de société qui contrevient à l'idée européenne.

L'U.D.F. a toujours été favorable à un « partenariat privilégié» avec la Turquie qui est un grand pays voisin et qui présente un exemple d'un état islamique laïc et démocratique.

Ce partenariat qui dépasserait le traité d'association et le traité d'union douanière pourrait englober des accords de développement, des accords de politique étrangère et de défense, ainsi que sur l'immigration.

Elle s'oppose à l'ouverture de négociations qui déboucheraient inéluctablement sur des accords remettant en cause la construction européenne comme projet politique.

Pour que l'Europe se construise dans la transparence et avec l'appui des citoyens, l'U.D.F. souhaite un débat et un vote à l'Assemblée nationale, avant même le sommet du 17 décembre prochain.

b) Contribution de M. Bernard DEFLESSELLES, député des Bouches-du-Rhône, du 5 octobre 2004

Non à la Turquie dans l'Union européenne !

La mission parlementaire à laquelle j'ai participé en septembre dernier en Turquie, avait pour vocation de déterminer si les critères autorisant le début des négociations visant à son entrée dans l'Union européenne étaient réunis.

A la suite de celle-ci, mon opinion s'en est trouvée renforcée : je reste fermement opposé à cette adhésion pour des raisons à la fois géographiques, politiques, démographiques et économiques.

Approche géographique : Délimiter les frontières de l'Union

Une Turquie dans l'Union européenne repousserait les frontières extérieures de l'Europe jusqu'à celles de la Syrie, de l'Irak, de l'Iran, de l'Arménie et de la Géorgie...

Aujourd'hui, c'est la géographie qui détermine les contours de l'Union ; si l'on décide d'ouvrir la porte à des pays qui ne se trouvent pas sur le continent européen, il n'y a plus de limites. Créer une Europe « à géographie variable », composée d'une nébuleuse d'Etats hétérogènes, risquerait de la dénaturer et de l'affaiblir car comment faire de l'U.E. un véritable pouvoir politique si l'on ne sait pas sur quel territoire l'appliquer ?

En interrogeant différents interlocuteurs politiques turcs, dont M. Abdullah GÜL, n°2 du gouvernement et Ministre des Affaires étrangères, il m'est apparu que leur vision de l'Europe était extensive. Ils ne voyaient ainsi pas d'inconvénient, une fois entrés dans l'Union, à plaider pour l'adhésion de la Géorgie, de l'Arménie et de l'Azerbaïdjan... Cette vision d'un grand espace économique ne correspond pas à l'idée que nous nous faisons d'une Europe puissante, avec un projet politique fort et stable.

Approche démocratique : Une démocratie ?

Les critères édictés à Copenhague en 1993 concernant l'entrée d'un pays dans l'Union européenne sont : la stabilité des institutions démocratiques, l'Etat de droit, le respect des droits de l'homme et la protection des minorités. En 3 ans, huit « paquets » législatifs ont entrepris d'amender la Constitution pour renforcer l'Etat de droit et mieux protéger les libertés individuelles. Dans la pratique pourtant la réalité est tout autre : l'application de ces lois est laissée au libre arbitre de juges peu formés au respect des libertés individuelles ; et ces textes tardent à être véritablement appliqués.

Les questions des droits de l'homme, du traitement des minorités et de la démocratie posent un vrai problème. Les responsables d'ONG que nous avons rencontrés ont été très clairs à ce sujet : les droits de l'homme sont toujours en partie bafoués en Turquie, et ce, malgré les énormes progrès faits par ce pays sur la voie de la démocratie.

Quelques exemples illustrent bien ce propos :

- la torture n'y est « pas systématique », et donc encore pratiquée...

- les « crimes d'honneur » le sont aussi ; certaines jeunes filles ayant eu des relations sexuelles avant le mariage peuvent être parfois tuées, et leurs meurtres pour certains probablement déguisés en suicide.

- la situation dans les prisons reste préoccupante.

- le gouvernement turc tarde à donner réparation aux populations ayant subi des déplacements forcés (250 000 Kurdes déplacés) qui souhaitent aujourd'hui retourner dans leurs villages.

- le projet de création d'un délit d'adultère assorti d'une peine d'emprisonnement - abandonné sous la pression de l'opinion publique et de l'Europe - apparaît comme un recul extraordinaire des droits de la femme. Le projet a certes été abandonné, mais c'est la seule intention qui inquiète car cela signifie que d'autres projets portant atteinte à certaines libertés publiques pourraient un jour être adoptés.

- un autre point reste litigieux : la question de la reconnaissance du génocide arménien. De nombreuses associations arméniennes réclament, à juste titre, que le gouvernement turc reconnaisse ce génocide en préalable à toute adhésion.

Or, à l'heure actuelle, il y est fermement opposé et préfère appeler à la constitution d'une commission internationale d'historiens chargée d'arbitrer sur le statut à donner aux massacres perpétrés en 1915. Dernier exemple du refus du gouvernement de reconnaître ce génocide : une circulaire prise il y a 18 mois par le Ministère de l'Education préconisait l'enseignement dans les écoles de la négation du génocide arménien.

Approche religieuse : Un islam modéré ?

La question est de savoir si l'islam laïc et modéré des Turcs est compatible avec les valeurs prônées par la démocratie ou s'il ne s'agit que d'un vernis pouvant laisser la place à un islam plus radical. L'armée est en effet la gardienne de la laïcité de l'Etat turc et si elle n'y prenait pas garde, un autre islam plus régressif en matière de libertés individuelles (cf. le délit d'adultère) pourrait resurgir.

Approche économique : Un pays encore trop pauvre et très peuplé

Les Turcs sont aujourd'hui près de 71 millions mais d'ici 20 ans, les experts prévoient qu'il y aura plus de 90 millions d'habitants. Autant dire que le nombre de députés turcs au Parlement européen serait conséquent (une centaine) et que leur poids politique au sein de l'Union pourrait devenir considérable. Le PIB par habitant représente un tiers (27 %) seulement de la moyenne européenne, ce qui est très faible. Le marché noir (de 40 à 60 % du PIB, selon certaines sources) et la corruption y sont extrêmement répandus.

Ce pays souffre aussi d'une instabilité financière : l'inflation est particulièrement élevée ; elle a atteint 18 % en 2003 et devrait s'établir à 11% cette année. La Turquie étant un pays relativement pauvre et doté d'un secteur agricole important, elle bénéficierait, si elle devait rentrer aujourd'hui dans l'Union européenne, d'une aide comprise entre 8 et 14 milliards d'euros par an, mettant à mal la politique agricole commune.

Par ailleurs, le coût de l'intégration de la Turquie dans l'Union européenne devrait atteindre, d'après les estimations de la Commission européenne, entre 25 et 30 milliards d'euros. Or, non seulement ce financement n'est pas aujourd'hui budgété mais à chaque nouvel élargissement, la somme investie pour mettre à niveau les nouveaux pays membres est en diminution. L'effort financier était plus ténu pour le passage de 15 à 25 membres que pour le passage de 10 à 15. La question est donc de savoir comment l'entrée éventuelle de la Turquie pourrait être financée par l'Union européenne.

Proposition : Un partenariat privilégié

L'adhésion n'est pas la seule réponse envisageable. L'Union européenne peut établir avec ce pays un « partenariat privilégié ». C'est d'ailleurs dans cet esprit qu'a été créée l'Assemblée parlementaire euro-méditerranéenne dont la Turquie est membre. Cette Assemblée réunit en son sein des parlementaires des pays européens et des représentants des pays du Sud, dont le Maghreb, le Liban, la Jordanie, la Syrie et l'Egypte. L'ambition de cette nouvelle institution est d'étayer la sécurité et la stabilité de la région et de favoriser les partenariats politiques, économiques et culturels.

Consultons les Français

Si l'ouverture éventuelle de négociations d'adhésion est du ressort des chefs d'Etat et de gouvernement, il me semble souhaitable et légitime que les Français soient, le moment venu, consultés sur cette question cruciale. A cet égard, la proposition du Président de la République répond tout à fait à l'attente des Français. Elle vise notamment à combler le déficit démocratique de l'Europe. Cela est d'autant plus important que le décalage entre les citoyens et l'élite politique quant à la vision qu'ils ont de l'Europe ne cesse de se creuser.

c) Contribution de Mme Elisabeth GUIGOU, députée de Seine-Saint-Denis, du 12 octobre 2004

La mission que nous avons effectuée en Turquie m'a confortée dans mon opinion sur l'adhésion de la Turquie à l'Union européenne. Selon moi, il faut accepter de négocier l'adhésion de la Turquie mais rester intransigeant sur le respect des critères de Copenhague.

Il faut accepter l'adhésion de la Turquie. D'abord parce que nous devons respecter les engagements que l'Union européenne a souscrits envers ce pays ; parce que, depuis 40 ans, cette perspective lui est ouverte ; parce qu'en 1999, le Conseil européen lui a reconnu le statut de candidat ; parce qu'en décembre 2002, le même Conseil européen a commandé un rapport à la Commission pour décembre 2004 et s'est engagé à ouvrir les négociations « sans délai » en cas de rapport favorable. Ensuite parce que la Turquie a accompli d'impressionnantes réformes qui, de l'avis de tous les responsables d'associations, d'O.N.G. ou d'opposition politique que nous avons rencontrés, se sont considérablement accélérées depuis 2 ans. Tous nos interlocuteurs, sans exception, ont souligné à quel point il est important d'ouvrir les négociations afin que le rythme des réformes se maintienne. Tous reconnaissent qu'il faudra du temps (le terme de 10 à 15 ans est évoqué sans réticence) pour garantir l'application des réformes et la transformation en profondeur de la société, notamment dans les campagnes. J'ai posé la question aux responsables du Barreau de Kars (à l'extrême Est de la Turquie, aux confins de la frontière arménienne) de savoir si ces réformes se seraient produites en l'absence de perspectives d'adhésion à l'Union. Le bâtonnier, son adjoint, comme le précédent bâtonnier, ont été unanimes pour dire que c'est la perspective de l'adhésion qui garantit l'ampleur et le rythme des réformes. Ils ont affirmé que ne pas ouvrir les négociations ferait courir à la Turquie un risque important de retour en arrière et de retour en force des mouvements réactionnaires très actifs quoique minoritaires (nationalistes et islamistes).

J'ai été très frappée par :

- le fait que les villes que nous avons visitées avaient la physionomie de villes occidentales, voire européennes. Istanbul m'a fait penser à Athènes, Ankara à une grande ville d'Andalousie. Des femmes sont voilées, mais elles sont très minoritaires. La plupart des femmes et des jeunes filles portent les mêmes tenues que chez nous. En revanche, dans les campagnes, on sait que les structures familiales sont encore extrêmement archaïques. Les violences faites aux femmes sont nombreuses et les crimes d'honneur n'ont pas disparu. La situation faite aux femmes est très contrastée selon que l'on parle des villes ou des campagnes. Dans les villes (y compris à Kars où nous avons interrogé une présidente d'association de femmes), les femmes bénéficient de l'héritage kémaliste qui leur a donné le droit de vote en 1934. Il existe des centres de plannings familiaux dans toutes les villes. Elles bénéficient de la contraception et du droit à l'avortement (contrairement aux irlandaises dans l'Union européenne). Mais ces associations reconnaissent que, dans le monde rural, la situation des femmes reste extrêmement problématique. Ces associations de femmes ont défilé dans la rue contre la tentative de pénalisation de l'adultère. Elles ont d'ailleurs eu gain de cause. La presse a largement relayé leur mobilisation (n'oublions pas que les femmes adultères étaient pénalisées par la législation autrichienne jusqu'en 1997).

- l'héritage kémaliste a des aspects positifs : un Etat structuré (d'ailleurs sur le modèle napoléonien avec des préfets et des sous-préfets sur l'ensemble du territoire), la laïcité (dont l'armée se fait la gardienne vigilante et qui est d'ailleurs plus étendue que chez nous puisque le voile est interdit à l'université), la présence des femmes à des postes de responsabilité (à Kars, c'est une jeune femme qui dirige le cabinet du préfet ; elles sont 18 à exercer le métier de sous-préfet en Turquie). Mais cet héritage a aussi une face très noire : la poursuite des violences et des tortures à l'égard des personnes mises en cause par la police ou la justice. Les associations nous ont déclaré avoir reçu plusieurs centaines de signalements encore au premier semestre 2004, dans leurs centres de santé. Il est évident aussi que les droits des minorités ne sont pas encore totalement garantis, notamment des minorités religieuses, même si des progrès ont été réalisés vers le droit d'expression pour les Kurdes.

Au total, ma position est la suivante :

- je souhaite que, le 17 décembre, le Conseil européen approuve le principe de l'ouverture de négociations, qu'il décide que celles-ci s'ouvriront courant 2006, afin que la Commission puisse faire des investigations plus précises sur la répression des cas de torture et le respect des minorités ;

- je souhaite que le Conseil européen approuve le rapport de la Commission qui prévoit que les négociations ouvertes pourront être arrêtées si la démocratie recule en Turquie ou pourront être ralenties si le rythme des réformes se ralentit, et que les négociations ne seront conclues que lorsque les transformations nécessaires auront été effectivement réalisées ;

- je souhaite qu'il soit dit au gouvernement turc que, si les négociations n'aboutissent pas, la Turquie se verra offrir un partenariat privilégié.

Cette position me semble de nature à soutenir les efforts des réformistes et à entretenir l'espoir indispensable pour supporter la dureté des réformes économiques nécessaires. Au rythme où se développe l'économie turque, elle se sera considérablement rapprochée du niveau de vie de l'Union européenne dans 10 ou 15 ans, à condition cependant que le budget de l'Union européenne soit mis à niveau afin d'aider l'économie turque (comme celle des pays d'Europe centrale et orientale) à rattraper l'économie de l'UE. Les performances économiques turques depuis deux ou trois ans sont tout à fait remarquables, aussi bien en termes de croissance économique que de maîtrise des grands équilibres budgétaires et macro-économiques.

A la condition expresse que les critères de Copenhague soient respectés, l'adhésion future de la Turquie est dans l'intérêt de l'Union européenne. Nous avons intérêt à encourager un pays à la fois musulman et laïc dans ses structures. Ce peut être un signe positif adressé aux démocrates de tous les pays musulmans. De surcroît, l'intégration de la Turquie représente un atout stratégique majeur. La Turquie, une fois membre de l'UE, contribuera fortement à la stabilité de la région, et notamment du Caucase.

Il me paraît néanmoins indispensable de dire que les frontières de la Turquie seront celles de l'Union européenne, vis-à-vis du Proche-Orient et de l'Asie. Aux voisins de la Turquie (Géorgie, Arménie, Iran, Irak, Syrie), l'Union européenne offrira un statut d'associé mais, en aucun cas, l'adhésion.

d) Contribution de M.Guy LENGAGNE, député du Pas-de-Calais, du 11 octobre 2004

Ce rapport est un peu particulier. Il est celui d'un parlementaire qui, missionné par la délégation, exprime librement ce qu'il a compris d'un sujet difficile, mais en même temps, il est le reflet de ce qu'ont perçu cinq de ses collègues aux sensibilités politiques parfois différentes ...

On y expose donc, dans une première partie, le plus objectivement possible, les enseignements tirés d'un déplacement de quatre jours, denses mais passionnants.

Mais je tiens également à exprimer, après deux missions officielles en Turquie, faites à un an d'intervalle, ce que je pense de ce sujet, sans doute l'un des plus importants pour l'Europe, autant sans doute que le projet de traité constitutionnel. Certains ont d'ailleurs mêlé les deux sujets...

Pourtant, il faut le réaffirmer ici, ces deux questions ne sont pas liées. On peut cependant penser qu'il sera plus difficile pour la Turquie d'entrer dans l'Union européenne si le traité constitutionnel est adopté, c'est du moins l'opinion du président Giscard d'Estaing...

Tout d'abord une précision : les critères de Copenhague sont des critères d'adhésion, alors que ce qui est en cause, ce sont les conditions pour engager des négociations pour une éventuelle adhésion. Ce rappel est fondamental car si on disait aujourd'hui que ces critères sont remplis, cela signifierait que la Turquie pourrait, dès maintenant, entrer dans l'Union.

En vérité, personne, y compris en Turquie, ne pense sérieusement que cette éventuelle entrée puisse avoir lieu avant dix ou même vingt ans, alors que le traité constitutionnel devrait être ratifié bien avant.

Il nous faut donc examiner si les décisions prises par le gouvernement turc permettent de penser que, demain, les critères seront respectés. J'en suis convaincu.

Les avancées réalisées en peu de temps par le gouvernement actuel sont considérables : de l'abolition de la peine de mort à la reconnaissance des minorités, de la diminution du rôle de l'armée à l'adoption d'un code pénal remplaçant celui inspiré de l'Italie fasciste...On ne change pas la société par décret, écrivait Michel Crozier, et il faudra encore un certain nombre d'années avant que les décisions prises par le gouvernement Erdogan passent totalement dans les mœurs. Mais quand on regarde l'histoire de la Turquie, quand on voit comment, en quelques années, Kemal Atatürk a totalement transformé son pays, y compris dans ses mentalités, on peut raisonnablement penser que le peuple turc saura rapidement évoluer en profondeur. Faut-il rappeler que les femmes turques ont le droit de vote depuis 1935, que la polygamie est strictement interdite en Turquie, que l'avortement y a été légalisé, alors que dans plusieurs pays de l'Union, les femmes luttent encore pour cette liberté ?

La torture : incontestablement elle existe encore dans certains commissariats, mais on peut considérer dès maintenant qu'elle n'est plus systématique. La Turquie a certainement encore des progrès à faire dans le domaine des droits de l'homme mais la situation est sans doute moins dramatique que certains se plaisent à le dire... Si la Cour européenne des droits de l'homme a à juger un certain nombre de plaintes concernant la Turquie, beaucoup sont déjà anciennes et, comme il me l'a été précisé par la Cour elle-même, elles se font plus rares.

La question du respect des minorités doit être examinée dans son contexte local. Le problème kurde dépasse en effet celui du « respect des minorités ». Le PKK exigeait, il y a peu, une indépendance du Kurdistan et la véritable guerre interne entre Turcs et Kurdes est trop récente pour qu'il n'en reste pas des séquelles. Des mesures ont récemment été prises par le gouvernement turc qui traduisent sa volonté d'une reconnaissance de ses minorités. Rappelons que 100 membres de l'Assemblée nationale turque sont d'origine kurde.

La Turquie a un taux de croissance de 8 %... mais près de 50 % de son économie est souterraine. Pourra-t-elle en une quinzaine d'années la résorber ? Ce sera difficile mais c'est ce qui, aujourd'hui, l'aide à évoluer. Rappelons, pour mémoire, que l'économie italienne s'est redressée, il n'y a pas très longtemps, grâce à son économie parallèle...

On peut aujourd'hui affirmer que les critères exigés au sommet de Copenhague pour engager les négociations d'adhésion sont réunis et que, dans plusieurs années, si l'Europe est vigilante, les conditions d'adhésion seront remplies.

Les conséquences de l'entrée de la Turquie sur les finances de l'Europe sont souvent évoquées... On peut certes se poser la question mais les engagements de dépenses de l'Union sont soumis à de telles conditions qu'on ne peut avoir de sérieuses inquiétudes. Il est peut-être intéressant de rappeler cette déclaration de Kemal Dervis, député d'Istanbul, ancien ministre de l'économie et des finances de la Turquie, considéré comme l'un des meilleurs économistes de son pays :

« Si la Turquie entre dans l'Union européenne, elle sera confrontée à un dispositif financier très différent de ce qui existe aujourd'hui. Ceci est incontournable, que la Turquie rejoigne ou non les 25, car il ne s'agit pas d'un problème turc, mais d'un problème européen. L'Union européenne ne pourra pas continuer à appliquer les mêmes principes budgétaires, pendant vingt ans, vis-à-vis des pays qui sont devenus membres le 1er mai 2004. Les Turcs doivent être conscients que le contexte sera très différent dans sept, huit ou dix ans et qu'ils ne peuvent espérer qu'une aide publique modeste du budget européen ».

Mais je pense très sincèrement que tout ceci n'est que prétexte, que le non-dit, les arrière-pensées, qu'elles soient d'origine religieuse ou de politique intérieure, sont la véritable motivation des partisans du « non » en décembre. Il serait intéressant de soumettre au même crible, avec la même sévérité, les 12 nouveaux ou futurs nouveaux Etats...

Les raisons pour accepter ou pour refuser l'ouverture des négociations sont en réalité d'une autre nature que les critères de Copenhague.

La Turquie est un grand pays, il sera le plus peuplé de l'Union européenne, il est aux portes du Moyen Orient et, enfin, il est musulman. Oui, les Turcs ont le tort d'être musulmans, nombreux et pauvres...

Les byzantines considérations sur les frontières de l'Europe ne valent pas que l'on s'y attarde longuement.

Je m'étonne en effet que l'on s'interroge encore sur l'appartenance ou non de la Turquie à l'Europe alors qu'elle fait partie depuis 1949 du Conseil de l'Europe, dont l'un des objectifs est de favoriser, parmi les nations d'Europe, l'émergence d'une identité européenne fondée sur des valeurs communes (dans le traité créant le Conseil de l'Europe, il est clairement indiqué que « tout Etat européen » peut en devenir membre s'il accepte...etc.) ! Périodiquement, depuis quarante ans, on ne cesse de répéter aux Turcs que leur pays a vocation à entrer dans l'Union, qu'il fait partie de l'histoire de l'Europe comme l'a rappelé récemment le Président de la République.

Alors, est-ce quand ce pays est « au milieu du gué », que l'on peut décemment, au sens fort du terme, que l'on a le droit même de se poser la question de son appartenance à l'Europe ? Aucun chef d'Etat français, aucun chef de gouvernement depuis 1949 n'a mis en cause cette appartenance. Auraient-ils menti, se seraient-ils trompés avec une constance absolue ?

J'ai entendu récemment déclarer que l'engagement pris en 1963 de faire entrer la Turquie dans l'Europe l'avait été pendant la guerre froide et que, dès lors, il était caduc. Alors pourquoi, depuis la chute du mur de Berlin, loin de contester son appartenance à l'Europe, les pays de l'Union européenne, l'ont au contraire encouragée à se rapprocher des conditions d'adhésion ?

Comment oserions-nous dire aux Turcs, amis de notre pays, à eux dont une partie des classes dirigeantes a été formée dans nos universités, que la France qui est, à leurs yeux, la patrie des droits de l'homme et d'une certaine grandeur morale, ne veut pas d'eux ! Les propos de certains leaders politiques font des ravages chez un peuple qui nous faisait confiance. Il est des moments où il est difficile d'être Français !

Si la Turquie rejoint l'Union, l'Europe n'a plus de limites entend-
t-on parfois. La question s'est déjà posée et, sans que les règles du jeu aient été clairement déterminées, la Commission a tenu à en fixer les grandes lignes en rejetant, en 1987, de façon définitive, l'entrée du Maroc dans la Communauté européenne parce que ce « pays n'était pas européen ».

Personne n'évoque ou n'ose publiquement évoquer la religion.

Il faut rappeler, et j'ai pu m'en rendre compte lors de mes deux missions, que l'Islam turc est un Islam laïque, fait unique dans le monde musulman, que la religion est très nettement séparée de la conduite de l'Etat. Peut-on en dire autant de tous les Etats qui appartiennent à l'Union européenne ? Si l'armée était hier le garant de cette laïcité, l'entrée de la Turquie dans l'Union interdira pratiquement aux islamistes radicaux d'organiser un Etat religieux et rendra quasiment impossible un coup d'Etat militaire...

Les craintes d'une immigration massive ne sont pas sans fondement. Il faut cependant rappeler que, comme la plupart des pays européens, la Turquie voit baisser chaque année son taux de natalité et certains chiffres annoncés sur sa population au moment de l'adhésion sont nettement fantaisistes...

Quoi qu'il en soit, on peut imaginer que, comme cela fut le cas lors des vagues d'élargissement précédentes, l'Union européenne négocie avec la Turquie de longues périodes de transition pour l'application de la totale liberté de circulation. La Commission européenne, dans sa recommandation sur l'entrée de la Turquie, précise d'ailleurs que « des clauses de sauvegarde permanentes pourraient être envisagées pour la libre circulation des travailleurs »

L'essentiel n'est pas là.

Les dix nouveaux adhérents- ou les douze si on y ajoute la Bulgarie et la Roumanie - font incontestablement partie de la « famille européenne » et ils ont leur place au sein de l'Union, toute leur place, même si la situation d'un certain nombre d'entre eux à l'égard de quelques-uns uns des critères de Copenhague n'est pas meilleure que celle de la Turquie... mais, même à 27, notre Europe est encore trop faible par rapport au reste du monde.

On a souvent dit que l'Europe doit correspondre à un projet politique. Je partage cette analyse, et c'est justement parce que je la partage que je considère qu'il est indispensable que la Turquie intègre l'Europe.

Car qu'est-ce qu'un « projet politique » pour l'Europe ? Pour certains, cela se réduit à une zone de libre-échange. Pour d'autres, il s'agit de construire une communauté de culture, fondée sur une histoire, sur des racines communes qui se réduisent, pour certains, à une communauté de religion ; ou encore de faire avancer cette Europe sociale que je souhaite voir prendre forme et où chacun aurait sa place.

L'objet du rapport n'est pas de discuter de cette question « interne », certes fondamentale, mais de s'interroger sur un aspect dont on parle moins et que l'entrée de la Turquie nous oblige à examiner.

Que voulons nous faire, que pouvons nous faire de cette Europe à vingt-cinq, demain à vingt-sept mais sans la Turquie ? Quelle peut être sa place dans le concert des nations ?

Dans un monde aujourd'hui unipolaire qui voit l'émergence de nouveaux pays, nous avons besoin d'une Europe forte, acteur incontournable de la politique étrangère et capable d'assumer des responsabilités dans la résolution des problèmes du monde. On peut certes objecter que déjà dans notre Europe à 15, depuis peu à 25, il est très difficile d'avoir une politique extérieure cohérente. Mais il faut regarder la réalité en face : même si nous obtenions cette cohésion que beaucoup souhaitent, nous n'aurions pas ce que les physiciens appellent la « masse critique »

J'ai été frappé par le plaidoyer d'Abdullah Gül, ministre des affaires étrangères de la Turquie, ancien Premier ministre et numéro deux du régime, qui nous a dit en substance : « La Turquie vous apporte un pays fort, organisé, en plein développement et qui, avec son armée, la deuxième de l'OTAN, fera que l'Europe pourra véritablement peser dans le monde ». Cet argument est fort et il est juste. La situation géopolitique de la Turquie, fait de ce pays un partenaire fiable d'un « noyau dur » souvent évoqué. Au fil des années, la Turquie a contribué, de façon efficace à de nombreuses opérations de maintien de la paix. Clairement favorable à la Politique Européenne de Sécurité et de Défense (PESD), elle peut apporter beaucoup au système de défense européen et c'est avec elle que l'Europe pourra faire face aux défis de demain. Il faut décidément avoir beaucoup d'imagination pour croire que la Turquie sert mieux la sécurité de l'Europe à l'extérieur qu'elle ne le ferait en son sein.

La question est souvent évoquée d'un « partenariat privilégié » avec la Turquie. Dans leur rapport sur « La Turquie et l'Union Européenne » nos collègues sénateurs R. Del Picchia et H. Haenel écrivent : « Proposer à la Turquie un partenariat privilégié sans même ouvrir de négociations pourrait passer pour une nouvelle rebuffade et avoir des conséquences peu mesurables sur le pays et sa région. Sans perspective européenne satisfaisante, on pourrait craindre que le gouvernement ne soit déstabilisé, car l'ensemble de sa politique est axé sur l'Europe. Seuls les extrémistes pourraient y gagner, ce qui aurait pour effet de remettre l'armée au premier plan de la vie politique » Je partage cet avis.

Deux arguments méritent aussi notre attention.

De nombreux liens historiques, culturels, économiques nous unissent à la Turquie ? C'est aujourd'hui l'un des rares pays où l'enseignement de la langue française se développe. De nombreuses entreprises françaises s'y installent et nous y sommes le premier investisseur étranger.

Si l'entrée de la Turquie dans l'Union est fondamentale pour l'avenir de l'Europe elle l'est aussi pour la France.

Peut-on brutalement rompre des liens d'amitié aussi anciens que ceux qui existent entre nos deux pays ? Un « non » de la France serait perçu par ce peuple fier comme une véritable trahison de la part d'une nation que beaucoup de Turcs aiment et admirent.

A-t-on pensé enfin à ceux qui, depuis des années luttent en Turquie pour plus de liberté, pour un meilleur respect des droits de l'homme et à qui la perspective d'adhésion a permis de faire de substantiels progrès ?

Tous nos interlocuteurs, ou presque, y compris les plus critiques à l'égard du régime, se sont dits très inquiets d'un « non » au Conseil européen de décembre prochain. Durcissement du régime, reprise en main par un Islam dur, réflexe d'un peuple fier qui se sentirait blessé tout pourrait arriver.

Ali Bayramoglu, professeur turc de sciences politiques à l'université d'Ankara, journaliste pourtant très critique à l'égard de son gouvernement, à qui j'avais posé la question : « Que se passerait-il si, en décembre, le Conseil européen disait « non » au commencement des négociations ? » a répondu spontanément, dans un français qu'il manie avec beaucoup d'aisance, « Alors on serait foutu... »

Cette réponse se passe de commentaires.

Enfin, un argument est parfois évoqué pour dire « non » au début des négociations, à savoir que dans leur grande majorité, les Français étant hostiles à l'entrée de la Turquie dans l'Europe, du moins dans l'immédiat, on ne peut décider contre leur avis.

Agir en politique, est-ce avoir l'œil rivé sur les sondages, ou faire ce qu'on pense être bien pour notre pays à condition, bien sûr, de dire et d'expliquer pourquoi on le fait. L'abolition de la peine de mort a été décidée en France malgré l'opposition largement majoritaire de nos concitoyens. Sans ce vote courageux du parlement, nous ne satisferions pas nous-mêmes aujourd'hui aux critères de Copenhague !

Parce que je suis profondément attaché à une Europe qui ne soit pas frileusement repliée sur une partie d'elle-même, parce que je rêve, au contraire, d'une Europe qui pèse dans les affaires du monde, je souhaite que le 17 décembre, résistant à une opinion publique souvent mal informée, les représentants de la France disent « oui » à la Turquie.

Ce sera ensuite à la Turquie de montrer qu'elle est digne de ce « oui ».

e) Contribution de M. Christian PHILIP, député du Rhône, du 29 septembre 2004

La Turquie et l'Union européenne : savoir dire non

Prendre position sur l'adhésion de la Turquie à l'Union européenne n'est pas facile. L'Europe va probablement chercher une nouvelle fois à gagner du temps : oui à l'ouverture des négociations mais en nous disant que ces dernières vont être longues (15 ans ?) et que négocier ne signifie pas décider de l'adhésion. Peut-être ... mais c'est ce même discours qui a été tenu il y a cinq ans lors de la reconnaissance officielle de la candidature turque. Négocier, c'est engager un processus irréversible. Il est temps d'être enfin courageux et de dire à la Turquie pourquoi elle ne peut pas adhérer. Négocier, oui s'il s'agit de chercher ensemble à construire un partenariat privilégié, non quant à l'adhésion.

Il est vrai que depuis 40 ans, l'Europe dit à la Turquie qu'elle a vocation à être un membre de l'Union. Il est vrai que la Turquie s'est engagée aujourd'hui dans une véritable « révolution silencieuse » tant sur le plan sociétal qu'économique. De nombreuses réformes sont en cours. L'actuel gouvernement entend montrer qu'il veut et peut remplir les critères de Copenhague, les conditions posées par l'Union à un pays candidat. Il serait injuste de ne pas souligner l'ampleur des changements déjà décidés, des progrès accomplis, de la volonté politique manifestée. Il serait faux de ne pas souligner combien les Turcs attendent qu'avec l'ouverture des négociations, nous les encouragions à poursuivre les réformes et qu'une réponse négative sera utilisée par les nationalistes et les conservateurs pour ralentir les transformations, qu'une crise grave est possible en Turquie.

Il est vrai qu'historiquement la Turquie n'est pas étrangère à l'Europe, que la Turquie peut nous apporter beaucoup, qu'elle a su concilier islam et laïcité. Il est vrai que le débat sur l'adhésion ne peut mettre en avant que la Turquie serait musulmane pour lui dire non alors que nous plaidons le dialogue des cultures et devons éviter les risques d'un choc des civilisations.

Il est vrai que les Turcs attendent beaucoup de la France, que nous avons une histoire en commun, et qu'ils ne comprendront pas une attitude négative de notre part. Mais le propre de vrais amis n'est-il pas de leur dire la vérité ?

Je comprends que la Turquie souhaite entrer dans l'Union européenne et que ce soit son intérêt. J'ai conscience de tous les avantages qu'une adhésion représenterait pour ce pays et sur certains plans pour l'Europe. Mais je suis persuadé qu'admettre la Turquie serait une faute grave. L'Europe doit correspondre à quelque chose. Ce n'est pas seulement un marché unique s'élargissant à l'infini. L'Europe doit avoir des frontières. Admettre la Turquie c'est dire oui demain aux pays du Caucase liés à la Turquie par exemple. L'Europe doit garder une capacité de décider et pour ce faire conserver une certaine homogénéité. L'Europe, ce doit être un projet partagé. Où est l'intérêt pour l'Europe et la Turquie de s'engager dans un processus qui conduirait l'Union européenne à l'implosion ? Où est notre intérêt de vouloir une nouvelle fois imposer à nos concitoyens un choix dont nous n'avons pas su les convaincre de son bien-fondé ? Voulons-nous vraiment donner un argument en or aux tenants du non à la constitution européenne ?

Il faut aussi être réaliste. Comment assumer l'intégration économique de la Turquie alors que nous ne voulons ni pouvons augmenter sensiblement le budget de l'Union européenne, que déjà nous avons et aurons du mal à tenir nos engagements vis-à-vis des nouveaux Etats membres et alors que l'entrée de la Bulgarie et de la Roumanie sera difficile budgétairement ?

Il faut avoir le courage de dire non à l'adhésion, mais oui à des liens étroits dans le cadre d'un partenariat privilégié. Je sais que les Turcs ne sont pas ouverts à cette problématique, persuadés qu'ils peuvent obtenir autre chose. Mais c'est la seule bonne solution. J'espère que la difficulté des négociations nous ramènera à ce choix demain. Pour le rendre possible, il faut avoir le courage de le préconiser dès maintenant. Il faut faire des propositions en ce sens, imaginer ce que ce partenariat pourrait recouvrir. Pour moi, cela ne se limite pas à l'Union douanière déjà acquise, ou à inciter la Turquie à intégrer un droit communautaire dont elle ne serait pas associée à l'adoption ! Pourquoi ne pas, par exemple, concevoir sa participation à telle ou telle politique commune ou même coopération renforcée (et alors en participant aux décisions), construire avec la Turquie un dialogue euro-méditerranéen voire une participation à l'Euro (à long terme vu l'économie turque d'aujourd'hui).

Il y a un certain « chantage » turc. Vous ne pouvez nous dire non car ce serait remettre en cause nos réformes, donner à tous ceux en Turquie qui veulent un retour en arrière l'occasion d'une nouvelle rupture ... Je comprends cette position mais est-on obligé de céder, ne peut-on avoir un autre dialogue constructif ?

Soyons concrets. Un groupement d'Etats nations comme l'Union européenne peut-elle réussir quand le dernier entré est le pays le plus périphérique, le plus différent, avec le PNB le plus faible mais aussi le plus important parce que demain le plus peuplé ?

Une autre vérité nécessitant du courage s'impose. La Turquie ne remplit pas aujourd'hui les critères de Copenhague exigés pour l'ouverture des négociations. Chacun le sait. On va essayer de nous expliquer que les progrès accomplis permettent malgré tout une réponse positive. Si je peux le comprendre au plan économique (tel était déjà le cas de la plupart des Etats admis en 2004), il n'est pas acceptable d'adopter une telle attitude concernant les critères relatifs à la démocratie et aux droits de l'homme. Sur ce plan, je reconnais l'ampleur des réformes engagées. Mais de mon récent séjour en Turquie, je reviens avec la conviction qu'il faut encore du temps pour apprécier si ces réformes seront vraiment et durablement mises en œuvre. La torture subsiste, c'est un fait, même si son usage « systématique et répandu » mis en avant par les associations turques des droits de l'homme n'est heureusement plus vrai. La Turquie reste toujours aussi hostile à toute forme de reconnaissance du génocide arménien. Et, bien que la mesure ait été retirée, l'idée même d'introduire dans la réforme du code pénal la criminalisation de l'adultère montre combien la Turquie n'adhère pas encore totalement aux valeurs qui nous sont propres. Ce constat devrait ne pas faire hésiter. Comment la Commission pourra-t-elle justifier un avis positif le 6 octobre ? L'Europe, dans le cas contraire, renierait le socle même sur lequel elle s'est construite, la dignité de la personne humaine.

Je demande donc à la Commission et au Conseil européen d'être courageux. Donnons acte à la Turquie de « la révolution silencieuse » engagée aujourd'hui, de sa volonté de s'ouvrir à l'Europe. Disons oui à des négociations, mais disons clairement que la Turquie a encore à évoluer sur le plan du respect des droits de l'homme avant une ouverture officielle, disons clairement que les négociations qui s'ouvriraient une fois ces progrès constatés auront pour objectif, non l'adhésion, mais un partenariat privilégié. Disons clairement qu'en aucun cas une éventuelle adhésion de la Turquie, si les négociations devaient déboucher sur une telle proposition, ne saurait entrer en vigueur sans ratification par référendum. Quoiqu'en pensent beaucoup, c'est en étant courageux et clairs que nous rendrons service à la Turquie et à l'Europe, que nous serons compris par nos concitoyens.

ANNEXES

Annexe 1 :
Composition de la délégation

- M. le Président Pierre Lequiller

- M. Guy Lengagne, rapporteur

- M. Jean-Pierre Abelin

- M. Bernard Deflesselles

- Mme Elisabeth Guigou

- M. Christian Philip

Annexe 2 :
Programme de la visite en Turquie de la Délégation de l'Assemblée nationale pour l'Union européenne
du 13 au 17 septembre 2004Annexe-1

LUNDI 13 SEPTEMBRE 2004

15 h 35 : arrivée à Istanbul.

16 h 15 - 17 h 15 : entretien avec Monseigneur Louis PELATRE, évêque catholique romain, et Maître HATEMI, avocat des communautés religieuses.

17 h 30 - 19 h 00 : entretien à la TESEV (fondation pour les études économiques et sociales).

20 h 00 : dîner au Palais de France offert par M. Jean-Christophe PEAUCELLE, consul général de France.

MARDI 14 SEPTEMBRE 2004

08 h 45 - 10 h 15 : entretien avec l'association des droits de l'homme (IHD) et la fondation des droits de l'homme de Turquie (TIHV).

10 h 30 - 11 h 30 : entretien avec M. Hakan ALTINAY, directeur de l'Open Society Institute.

12 h 00 : réunion de travail avec les conseillers du commerce extérieur, sous la présidence de M. Bernard GARCIA, ambassadeur de France.

13 h 00 : déjeuner au Palais de France offert par M. Bernard GARCIA, ambassadeur de France.

15 h 00 - 16 h 45 : réunion de travail à la Mission économique sur les difficultés de l'application de l'Union douanière et le fléau de la contrefaçon.

20 h 00 : arrivée à Ankara.

MERCREDI 15 SEPTEMBRE 2004

08 h 30 - 09 h 40 : Petit-déjeuner offert par M. Bernard GARCIA, ambassadeur de France.

10 h 00 - 10 h 50 : rencontre avec le groupe d'amitié Turquie-France, présidé par M. Sukru ELEKDAG, à la Grande Assemblée nationale de Turquie.

11 h 00 : entretien avec M. Abdullah GÜL, vice-premier ministre, ministre des affaires étrangères.

12 h 15 - 14 h 15 : déjeuner offert par M. Yaşar YAKIŞ, président de la Commission pour les affaires européennes de la Grande Assemblée nationale de Turquie.

14 h 20 : entretien avec le général BAŞBUĞ, chef-adjoint de l'état major des armées.

16 h 00 - 17 h 15 : rencontre avec M. ONEN, président de l'association des droits de l'homme.

17 h 30 : rencontre avec Mme Selma SACUNER, responsable des relations extérieures de l'ONG KADER à Ankara (promotion du rôle des femmes en politique), et une responsable de l'ONG UCAN SUPURGE, plate-forme pour les ONG de femmes.

19 h 00 : rencontre avec M. le professeur Ali BAYRAMOĞLU, de l'association des citoyens d'Helsinki.

20 h 00 : dîner offert par M. Bernard GARCIA, ambassadeur de France.

Puis, la mission s'est séparée en deux groupes pour aller dans l'Est de la Turquie.

Premier groupe : Mme GUIGOU, MM. LEQUILLER, DEFLESSELLES, ABELIN, à Kars

JEUDI 16 SEPTEMBRE 2004

11 h 25 : arrivée à Kars.

13 h 30 - 13 h 55 : entretien avec Mme Elifnur BORKURT TANDOGAN, vice-préfet.

14 h 00 : entretien avec M. Naif ALIBEYOGLU, maire de Kars.

15 h 00 - 18 h 30 : visite d'Ani (à la frontière arménienne).

18 h 30 - 19 h 30 : réunion avec des associations siégeant au Conseil de la ville.

19 h 30 : dîner offert par la ville.

VENDREDI 17 SEPTEMBRE 2004

09 h 00 : petit-déjeuner à l'hôtel avec le président du barreau de Kars, M. Necati YAKISIER, et deux avocats, MM. Ilhan BADÜR et Hakan YILDIRIM.

12 h 15 et 14 h 05 : départ et arrivée à Ankara.

Deuxième groupe : MM. LENGAGNE, PHILIP et PEROUSE (chercheur à l'Institut Français d'Etudes Anatoliennes)

JEUDI 16 SEPTEMBRE 2004

10 h45 : arrivée à Elaziğ.

11 h 15 : entretien avec M. Ayhan ÖZKAN, vice-gouverneur.

11 h45 : entretien avec le maire, M. Suleyman SELMANOGLU.

12 h15 : entretien avec le président et les membres de la Chambre de commerce et des échanges.

12 h45 : déjeuner offert par la ville.

14 h15 : réunion avec les ONG :

- M. Ayhan ÖZKAN, président du Conseil provincial des droits de l'homme,

- Mme SAHIN, responsable d'une association caritative ;

- M. Adnan BOZAR, institut turc des standards ;

- M. Ali COBAN, association pour la culture et la promotion d'Haci Bektaz, représentant local de la fédération alévie bektazi ;

- M.Hayrettin KAYA, secrétaire général de l'association Haci Bektaz Veli, représentant local de la fédération Cem ;

- M. Sali DEMIRDAG, avocat, responsable de l'association pour la culture et la science ;

- M. Erkan KOSE : journaliste, responsable de l'association des journalistes d'Elazig ;

- M. Vedat PEHLIVAN, avocat, président de la fondation de Harput, créée en 2003 ;

- M. Yilmaj GOK : avocat, président de l'association pour la recherche juridique ;

- M. Sahin ASLAN : avocat ;

- M. Mahmut SAHIN, avocat.

16 h 00 : visite à l'université de Firat.

16 h 30 : visite d'Elaziğ, du musée d'Elaziğ et visite de la communauté syriaque orthodoxe (n'a pu avoir lieu en raison de la densité du programme) et de l'église de Harput.

18 h 30 : rencontre avec le président de l'Association des droits de l'homme d'Elaziğ, M. Mehmet Nafiz KOÇ.

20 h 30 : dîner avec le président de l'Association du barreau d'Elaziğ, M. Selçut CIRIT.

VENDREDI 17 SEPTEMBRE 2004

09 h 00 : visite du marché d'Elaziğ.

11 h 30 et 12 h 45 : départ et arrivée à Ankara.

16 h 05 : départ pour Paris

*

* *

Le Président Pierre LEQUILLER et les membres de la Délégation remercient M. Bernard GARCIA, ambassadeur de France, et ses collaborateurs pour leur contribution au bon déroulement de cette mission.

MM. Guy LENGAGNE et Christian PHILIP remercient M. Jean-François PEROUSE, chercheur à l'Institut français d'études anatoliennes, pour son assistance lors du déplacement à Elazig.

Annexe 3 :
Auditions du mercredi 8 septembre 2004(
5)

1ère audition : Mme Patricia Krus et M. Claude Edelmann, coordonnateurs sur la Turquie de la section française d'Amnesty International et M. Michel Tubiana, Président de la ligue des droits de l'homme et Vice-président de la Fédération internationale des ligues des droits de l'homme, accompagné de M. Philippe Kalfayan, Secrétaire général de la FIDH

Les représentants d'Amnesty International ont présenté leurs deux rapports sur le harcèlement judiciaire et policier subi par les défenseurs turcs des droits de l'homme, par le biais d'un amalgame entre la défense des droits de l'homme et le terrorisme, et sur la violence contre les femmes. Selon une enquête d'Amnesty, entre un tiers et la moitié des femmes subissent des sévices dans la région du Sud-Est. Le gouvernement a réduit le budget des centres pour les femmes maltraitées (dont certains n'admettent ni les prostituées ni les malades) quand il y a quatorze centres d'accueil et que l'Union européenne considère qu'il en faudrait 7 000.

M. Kalfayan a déclaré que les réformes ont été plus rapides que les mentalités et que la réalité d'aujourd'hui ne correspond pas aux réformes. Les autorités ont engagé le dialogue avec la société civile et les ONG. Human right watch et la FIDH, invitées en juin 2004 par les autorités turques, ont établi une liste de priorités :

- torture et traitements inhumains : des gardes-fous législatifs se mettent en place mais l'impunité règne ;

- liberté d'association : les gouverneurs ont un pouvoir supérieur à celui des autorités centrales pour inspecter les locaux des associations, contrôler leurs fichiers et limiter les autorisations de se rassembler. On ne peut pas ouvrir un lieu de culte sans autorisation préalable. Pas d'acceptation des articles 5 (droit syndical) et 6 (négociation collective et droit de grève) de la Charte sociale européenne ;

- droit à un procès équitable : les Cours de sûreté de l'Etat, supprimées en juin, vont être remplacées par des Cours pénales spéciales dont on ne sait pas à quoi elles vont ressembler et qui vont rejuger les quatre parlementaires kurdes à partir d'incriminations inadmissibles touchant à la liberté d'expression ;

- situation dans le Sud-Est : 250 000 déplacés, 3 000 villages rasés. Le projet de M. Gül est d'offrir aux victimes une compensation mais pas le retour. Il ne faudrait pas aboutir à une « turkisation » de cette région, frustrante pour des populations qui voudront revenir, et à une épuration ethnique voisine de celle pratiquée par Saddam Hussein avec les populations arabophones au Kurdistan irakien ;

- la chasse aux terroristes de l'ex-PKK, après la levée de la trêve par celui-ci, a conduit à l'élimination extrajudiciaire de militants par la police : 35 depuis le début 2004 ;

- les minorités : ce problème n'existe pas et n'a pu être évoqué en juin avec les autorités. Le seul concept de minorités reconnues concerne les minorités religieuses. Elles ont des garanties pour leur droit de propriété mais pas une liberté totale dans l'enseignement. Toutes les écoles privées de confessions autres que l'Islam sont sous le contrôle d'une fondation gouvernementale. Il n'y a pas de liberté religieuse au sens où nous l'entendons ;

- les droits culturels des Kurdes ont commencé à être reconnus, avec des émissions en langue régionale et des cours de kurde dans trois écoles, représentant un saut symbolique important pour ce qui constituait précédemment un délit. Mais une circulaire du ministère de l'Education de 2003 a défini un programme pour enseigner que le génocide arménien n'avait jamais existé. La Turquie n'a pas ratifié les instruments internationaux sur les droits des minorités ;

- la puissance des militaires : même si le pouvoir du Conseil national de sécurité a été réduit, son existence même est totalement hors normes. Il est important que le pouvoir militaire recule politiquement avant de transcrire son effacement dans la Constitution. La désignation des militaires reçoit une onction civile gouvernementale, mais ce n'est qu'une onction ;

- le droit de dissolution des partis politiques dépasse les limites.

A la question de savoir si les militaires sont les meilleurs garants de la laïcité, M. Tubiana a répondu qu'il faut d'abord se demander si l'Etat turc est un Etat laïc. Le statut social du citoyen turc est en effet amoindri s'il est non-musulman et les minorités religieuses ne sont pas en situation de liberté, mais de tolérance. Le régime kémaliste a en fait repris le régime de tolérance appliqué par l'empire ottoman aux minorités religieuses qui n'a rien à voir avec l'égalité citoyenne quelle que soit la croyance de chaque individu, garantie par la laïcité républicaine en Europe. Tout le monde a la citoyenneté turque, mais pas avec les mêmes droits.

A la question de savoir si le gouvernement va prendre le pouvoir aux militaires et si, une fois installé, il ira ou non vers un gouvernement islamiste, il y a deux manières de répondre par rapport aux critères politiques de Copenhague : sont-ils remplis ? Non ; sont-ils en voie d'être remplis ? Les évolutions sont en marche. A ce point du raisonnement, l'opposition entre la loi et la pratique est un peu hypocrite car les contre-pouvoirs démocratiques ne s'installent pas en un jour et on ne peut en faire en soi un critère.

La vraie question globale reste ouverte : les évolutions en cours sont-elles de nature à se pérenniser ou vont-elles s'arrêter, une fois la Turquie entrée en négociations ?

On peut en effet s'inquiéter en considérant la difficulté de l'Union européenne à introduire des clauses de droits de l'homme dans les accords d'association et l'attitude passée de la Turquie, pays du Conseil de l'Europe le plus condamné pour ses manquements à la Convention européenne des droits de l'homme et qui est avec la Grèce le seul membre à avoir fait l'objet d'une exclusion de cette organisation, la Russie ayant été suspendue un temps pendant une courte période.

Le caractère musulman de ce pays n'est en tout état de cause pas un argument recevable et le mode de détermination de l'adhésion ne peut se fonder sur le caractère religieux. C'est une question de droit.

Trop d'inconnues ne permettent pas de répondre à la question de savoir s'il ne faut pas attendre que ces évolutions soient faites ou se renforcent avant d'ouvrir les négociations et si un non en décembre n'entraînerait pas une reprise du pouvoir par les forces les plus conservatrices. Mais il est certain que tout le monde interprètera l'ouverture des négociations, politiquement, comme un droit acquis à l'adhésion, indépendamment des évolutions ultérieures dans ce pays. Le non serait une bombe atomique, mais le oui non assorti de réelles conditions mais de simples clauses de style serait tout aussi catastrophique. Il faut éliminer toute formule floue et la langue de bois et dire clairement qu'il n'y aura pas d'adhésion tant que ce pays n'aura pas accompli des évolutions sur des points précis et que cela prendra tout le temps qu'il faudra.

M. Kalfayan a ensuite estimé qu'un non en décembre n'entraînerait pas une remise en cause des réformes, mais un retour de bâton politique à l'encontre du gouvernement actuel. Les réformes législatives vont perdurer parce que la société civile en a déjà pris acte et elle ne les laissera pas démanteler. En outre, ce ne serait probablement pas la volonté des Kémalistes laïcs de retour au pouvoir. Mais il faut que l'Union européenne ne faiblisse pas dans ses exigences, alors que la Commission européenne semble se ramollir.

Les contradictions du système apparaissent à travers les évolutions législatives. Ainsi, la dénonciation des crimes d'honneur a-t-elle abouti à la suppression des circonstances atténuantes et des réductions de peine en 2003, mais une réforme est en cours pour pénaliser l'adultère. Elle vise les deux conjoints, mais en pratique, elle frappera la femme. On déplace le problème plus qu'on ne le résout parce qu'on ne change pas les structures sociales par la loi. Mais au total, les réformes marquent un très net progrès même si elles sont encore en dessous de la norme européenne.

Les cas de torture sont en baisse, mais la FIDH a recensé 455 plaintes entre janvier et juin 2004 et la fondation turque des droits de l'homme environ 500.

M. Edelmann a souligné la contradiction entre la prétention à la liberté de la presse et une censure floue, insidieuse dont parle la presse, même après l'abolition de la peine pour insulte à l'unité de la République.

M. Kalfayan a rappelé qu'un organe de suivi gouvernemental des traitements humiliants a été créé auprès de M. Gül et que, pour la première fois, les autorités recensent les cas de torture. Il y a donc une bonne volonté. La FIDH propose la création d'une commission de contrôle indépendante sur la détention et les traitements dégradants, composée notamment de membres du barreau et d'ONG. La torture est en effet une tradition tellement acquise qu'il n'y a pas de poursuites et l'impunité règne à tous les niveaux.

L'impunité se manifeste également en matière de corruption, comme l'a montré notamment l'absence de mise en cause des responsables après les tremblements de terre.

Il faut souligner l'influence économique des cinq grosses holdings familiales et de l'association des retraités de l'armée qui agit comme un supercomité d'entreprise dans toutes les entreprises publiques.

M. Edelmann a estimé nécessaire d'établir une distinction entre la partie Ouest de la Turquie affectée par une corruption officielle et la partie Sud-Est où règne une tradition d'échanges de dons aux autorités dans le cadre d'une solidarité entre clans.

M. Tubiana a déclaré que la corruption sévit dans le Sud-Est parce qu'il n'y a pas d'Etat fort. Les pouvoirs locaux sont un décalque des relations des proconsuls de l'empire ottoman avec le Grand vizir d'Istanbul, dans le cadre d'un Etat néanmoins très centralisé. Cet Etat ne connaît ni décentralisation ni déconcentration et laisse du champ à l'arbitraire local à condition que le pouvoir central ne le voie pas et que ses conséquences ne remontent pas jusqu'à lui. Ce système ne correspond pas au fonctionnement démocratique d'un Etat hypercentralisé.

2ème audition : M. Jean Sirapian, Président du parti ADL (droite libérale arménienne) et M. Mourad Papazian, Président du parti FRA (gauche arménienne)

M. Papazian a déclaré que le gouvernement turc, beaucoup plus adroit que ses prédécesseurs, mène une politique de séduction à l'égard de l'Union européenne relevant du registre marketing. Il faudrait que diverses commissions mènent un audit en profondeur en Turquie pour étudier tous les volets des critères d'adhésion.

La pénalisation de l'adultère et la circulaire du ministère de l'Education pour enseigner que le génocide arménien n'a pas eu lieu montrent qu'il n'y a pas de changement en profondeur.

L'intégration de la Turquie dans l'Union européenne ne pourra avoir lieu qu'après le respect des critères de Copenhague par une autre Turquie que celle d'aujourd'hui. Une armée garante de la laïcité est en effet une situation un peu spéciale pour un Etat membre de l'Union européenne. Après le oui probable de la Commission européenne le 6 octobre, les citoyens seront extrêmement attentifs à la position du Président de la République française le 17 décembre. Il ne faut ni se hâter ni rejeter. Si le Conseil européen recommande l'ouverture, il se sera hâté. La Turquie ne fera pas ces changements fondamentaux de manière spontanée, mais si l'Union européenne l'y oblige. Il faut ouvrir les négociations dans trois ou quatre ans. Sinon, compte tenu de l'opposition de l'opinion publique en Europe, un passage en force se traduirait par une fracture entre les gouvernements et les opinions publiques européennes.

M. Sirapian a déclaré que la reconnaissance du génocide arménien par la Turquie résoudrait beaucoup de problèmes en Turquie parce que c'est une question interne à ce pays, comme le disent beaucoup de Turcs en exil. Pour le code pénal turc, soulever cette question relève du séparatisme et de l'atteinte à l'unité nationale. C'est un tabou.

La Turquie a décrété depuis dix ans un blocus illégal de l'Arménie et la soumet au chantage consistant à lui promettre d'ouvrir les frontières en échange de l'abandon de la reconnaissance du génocide.

Enfin qu'en serait-il de l'Union européenne si l'Allemagne et l'Autriche niaient la Shoah ? L'Europe ne peut pas vivre avec un cadavre dans sa cour.

Les Turcs sont victimes d'un mensonge d'Etat orwellien. La Turquie établit une coupure entre le mouvement Jeunes Turcs et le Kémalisme. Or la transition entre les Jeunes Turcs et le Kémalisme n'est pas si simple car de nombreux génocidaires sont passés au Kémalisme. Mustapha Kemal a donc réécrit l'Histoire et si l'on dénonce le tabou, le Kémalisme est ébranlé et le pouvoir de l'armée tombe. Le mythe de la Turquie moderne est en réalité fondé sur le génocide arménien.

Qui va impulser ce travail de mémoire sinon l'Union européenne ? Aucun pays génocidaire ne reconnaît l'acte de lui-même. L'Allemagne ne l'aurait pas fait sans le Tribunal de Nuremberg. Mais la reconnaissance du génocide ne signifie pas que les Turcs d'aujourd'hui en soient responsables.

A la question de savoir pourquoi la reconnaissance ferait avancer les choses en Turquie pour un jeune Turc, M. Papazian a répondu que les critères politiques de Copenhague appliqués à chaque Etat ont une interprétation spécifique et que, pour la Turquie, la reconnaissance du génocide fait partie de l'application des deux volets droits de l'homme et respect des minorités.

La reconnaissance du génocide ferait avancer le dossier de l'adhésion parce qu'elle représenterait la plus grande démonstration du changement turc. Le gouvernement de M. Erdogan est le premier gouvernement turc en rupture avec le Kémalisme et il a une chance historique de libérer la Turquie de ce gros boulet.

L'Union européenne rejetterait une Allemagne qui n'aurait pas reconnu la Shoah. Les citoyens craignent qu'après l'ouverture des négociations, la Turquie s'arrête à la moitié du chemin et demande à l'Europe de faire l'autre moitié et qu'au final, l'Union européenne accepte l'adhésion d'une Turquie qui n'aurait accompli que la moitié du parcours et non la totalité comme elle le doit.

M. Sirapian a rappelé que l'avenue Talat à Ankara et le Mausolée Talat à Istanbul avaient la même charge symbolique qu'accepter une avenue et un mausolée Hitler à Berlin. Non seulement la Turquie ne reconnaît pas le génocide, mais elle prend de nouvelles mesures pour inculquer aux enfants qu'il n'a jamais existé, alors qu'elle perçoit par ailleurs des aides de l'Union européenne.

En ce qui concerne les minorités, le traité de Lausanne n'est pas appliqué et la religion est toujours mentionnée sur la carte d'identité. La Turquie s'est d'ailleurs appauvrie de sa diversité et est devenue un club musulman puisqu'elle comptait 25 % de chrétiens au début du XXème siècle et moins de 1 % aujourd'hui. La reconnaissance du génocide a été exigée par le Parlement européen dans sa résolution de 1987 et, même si elle ne figure pas formellement dans les critères de Copenhague, la candidature turque déposée en 1987 avait été repoussée sur cette base.

A M. Lengagne lui indiquant que le Patriarche des Arméniens de Turquie se prononce en faveur de l'ouverture des négociations, il a répondu que les minorités ne disposent pas de fondations et rencontrent des difficultés à financer leurs écoles et que leurs membres ne sont pas des citoyens turcs à part entière. Leur religion figurant sur la carte d'identité les empêche d'accéder à la haute fonction publique et militaire.

3ème audition : M. Jean-Claude Kebabdjian, Président fondateur du centre de recherche sur la diaspora arménienne.

M. Kebabdjian a souhaité qu'on trouve une méthode progressive et pédagogique pour amorcer un processus de déblocage de ce qui constitue un tabou pour les Arméniens et les Turcs. Les Arméniens n'ont bien entendu pas de geste à faire avant le 17 décembre, mais il serait souhaitable que l'Union européenne puisse obtenir un petit geste de la part de la Turquie avant le Conseil européen.

La réunion d'une commission d'historiens serait un geste un peu trop court et elle pourrait même inquiéter certains en raison du risque de révisionnisme qu'elle présenterait.

Il faudrait obtenir que la Turquie s'efforce de mettre tout en œuvre pour examiner son passé avec le maximum d'objectivité. Elle pourrait commencer par créer une commission de scientifiques couvrant tous les domaines car le tabou se vérifie partout, la littérature, les livres scolaires et tout le reste.

Les Arméniens ont une position rigide de principe : la reconnaissance d'abord, qui n'aboutit à aucune évolution, bien au contraire, comme vient de le montrer la récente circulaire atroce sur l'enseignement de l'inexistence du génocide, dénoncée par six cents intellectuels turcs.

Il ne faut donc pas commencer par les causes, mais par les conséquences, et les conséquences positives. Il faut faire d'un non-dit un autre non-dit, mais positif celui-ci.

Un jour il faudra peut-être aller jusqu'aux indemnités individuelles, en se fondant sur la spoliation du droit de propriété et non sur le génocide.

Ce génocide, à la différence du génocide juif, ne s'est pas fondé sur une théorie raciale. Il est le résultat d'une alternance dans les pratiques de l'empire ottoman et de ses successeurs entre la tolérance à l'égard des minorités et leur broyage. L'impôt du sang conduisait au rapt d'enfants chrétiens puis éventuellement à leur promotion jusqu'à en faire des janissaires.

Les Turcs se sont fait mal à eux-mêmes et à leur patrimoine. Ani, où travaillent l'UNESCO et une mission archéologique France-Turquie, est par exemple un lieu qui pourrait réunir tout le monde.

Il faut employer la méthode douce de la culture et ne pas exiger d'emblée une reconnaissance juridique qui ouvrirait la boite de Pandore des mécanismes du droit international et des indemnités générales et fermerait en fait toute possibilité d'évolution.

Annexe 4 :
Extraits des conclusions
des Conseils européens concernant la Turquie

Conseil européen de Lisbonne - juin 1992

C. Le Conseil européen estime que, si l'on veut relever avec succès les défis que pose une Union européenne comportant un nombre plus important d'États membres, il faut qu'en parallèle, des progrès soient réalisés pour ce qui est du développement interne de l'Union et de la préparation à l'adhésion d'autres pays.

Dans ce contexte, le Conseil européen a discuté des demandes présentées par la Turquie, Chypre et Malte. Le Conseil européen estime que chacune de ces demandes doit être examinée selon ses mérites propres.

En ce qui concerne la Turquie, le Conseil européen souligne que, dans la situation politique qui prévaut actuellement en Europe, le rôle de ce pays revêt la plus grande importance et qu'il y a tout lieu d'intensifier la coopération et de développer les relations avec la Turquie conformément à la perspective définie dans l'accord d'association de 1964, notamment par un dialogue politique au plus haut niveau. Le Conseil européen invite la Commission et le Conseil à fonder leurs travaux sur cette base au cours des mois à venir. Les relations avec Chypre et avec Malte seront développées et renforcées sur la base des accords d'association et de leur demande d'adhésion et en intensifiant le dialogue politique. Pour ce qui est des relations avec les pays d'Europe centrale et orientale, le Conseil européen réaffirme la volonté de la Communauté de développer une coopération étroite avec ces pays dans le cadre des accords européens pour les aider dans leurs efforts visant à restructurer leur économie et leurs institutions. Le dialogue politique sera intensifié et étendu à des réunions au plus haut niveau politique. La coopération aura systématiquement pour objet de soutenir les efforts de ces pays pour les préparer à l'adhésion à l'Union, à laquelle ils aspirent. La Commission appréciera les progrès réalisés à cet égard et fera rapport au Conseil européen d'Édimbourg en proposant, le cas échéant, d'autres mesures. La Commission a présenté son rapport "L'Europe et le défi de son élargissement". Ce rapport est joint aux conclusions du Conseil.

Conseil européen de Copenhague - juin 1993

6. Relations avec la Turquie

En ce qui concerne la Turquie, le Conseil européen a demandé au Conseil de faire en sorte que les orientations définies par le Conseil européen de Lisbonne en ce qui concerne le renforcement de la coopération et le développement des relations avec la Turquie soient mises en œuvre effectivement conformément aux perspectives évoquées dans l'accord d'association de 1964 et au protocole de 1970 pour tout ce qui concerne la création d'une union douanière.

Conseil européen de Luxembourg - décembre 1997

Introduction

Le Conseil européen de Luxembourg des 12 et 13 décembre 1997 constitue un jalon historique pour l'avenir de l'Union et de l'Europe toute entière. Le lancement du processus d'élargissement inaugure une nouvelle ère en mettant définitivement fin aux divisions du passé. Le prolongement, à l'échelle du continent, du modèle d'intégration européenne est un gage de stabilité et de prospérité pour l'avenir.

L'élargissement de l'Union européenne

1. Le Conseil européen à Luxembourg a pris les décisions nécessaires pour lancer l'ensemble du processus d'élargissement.

2. L'objectif des prochaines années est de mettre les États candidats en mesure d'adhérer à l'Union et de préparer celle-ci à son élargissement dans de bonnes conditions. Cet élargissement est un processus global, inclusif et évolutif, qui se déroulera par étapes, selon des rythmes propres à chaque État candidat en fonction de son degré de préparation.

[...]

Une stratégie européenne pour la Turquie

31. Le Conseil européen confirme l'éligibilité de la Turquie à l'adhésion à l'Union européenne. Elle sera jugée sur la base des mêmes critères que les autres États candidats. Les conditions politiques et économiques permettant d'envisager des négociations d'adhésion n'étant pas réunies, le Conseil européen considère qu'il importe toutefois de définir une stratégie pour préparer la Turquie à l'adhésion en la rapprochant de l'Union européenne dans tous les domaines.

32. Cette stratégie devrait consister en :

- un développement des potentialités de l'Accord d'Ankara ;

- un approfondissement de l'Union douanière ;

- une mise en œuvre de la coopération financière ;

- un rapprochement des législations et la reprise de l'acquis de l'Union et

- la participation, à décider au cas par cas, à certains programmes et à certaines agences par analogie à ce qui est prévu aux paragraphes 19 et 21.

33. La stratégie sera réexaminée par le Conseil d'association notamment sur la base de l'Article 28 de l'Accord d'association à la lumière des critères de Copenhague et de la position adoptée par le Conseil le 29 avril 1997.

34. En outre, la participation à la Conférence européenne permettra aux Etats membres de l'Union européenne et à la Turquie de renforcer leur dialogue et leur coopération dans des domaines d'intérêt commun.

35. Le Conseil européen rappelle que le renforcement des liens de la Turquie avec l'Union européenne est aussi fonction de la poursuite des réformes politiques et économiques que cet État a engagées, notamment dans l'alignement des normes et des pratiques en matière de droits de l'homme sur celles en vigueur dans l'Union européenne ; du respect des minorités et de leur protection ; de l'établissement de relations satisfaisantes et stables entre la Grèce et la Turquie; du règlement des différends, notamment par la voie judiciaire, en particulier via la Cour Internationale de Justice; ainsi que de l'appui aux négociations menées sous l'égide de l'ONU en vue de parvenir à un règlement politique à Chypre sur la base des Résolutions pertinentes du Conseil de Sécurité des Nations Unies.

Conseil européen de Cardiff - juin 1998

64. Le Conseil européen se félicite que la Commission ait confirmé qu'elle présenterait, à la fin de 1998, ses premiers rapports périodiques sur les progrès réalisés par chacun des pays candidats sur la voie de l'adhésion. Pour ce qui concerne la Turquie, les rapports seront fondés sur l'article 28 de l'accord d'association et sur les conclusions du Conseil européen de Luxembourg.

[...]

68. Le Conseil européen se félicite par ailleurs que la Commission ait présenté, le 4 mars 1998, une communication destinée à appliquer la stratégie européenne en vue de préparer la Turquie à l'adhésion. Il est d'accord pour estimer que, pris dans son ensemble, ce document fournit une bonne base pour développer et faire évoluer les relations entre l'Union européenne et la Turquie. Le Conseil invite la Commission à appliquer cette stratégie, et à présenter les propositions qui se révéleraient nécessaires à sa mise en œuvre effective. Cette stratégie pourra être enrichie au fil du temps et prendre en compte les idées de la Turquie. Le Conseil européen invite en outre la présidence de l'UE et la Commission, ainsi que les autorités turques compétentes, à œuvrer en vue d'harmoniser la législation et les pratiques turques avec l'acquis et il demande à la Commission de rendre compte, lors d'un prochain Conseil d'association, des progrès réalisés. Rappelant que la stratégie européenne nécessite un soutien financier, le Conseil européen prend acte de l'intention de la Commission de réfléchir aux moyens d'étayer la mise en œuvre de la stratégie européenne et de présenter des propositions appropriées à cet effet.

Conseil européen de Vienne - décembre 1998

63. Le Conseil européen souligne la grande importance qu'il attache à la poursuite du développement des relations entre l'Union européenne et la Turquie et de la stratégie européenne visant à préparer la Turquie à l'adhésion. A cet égard, il reconnaît le rôle essentiel que doit jouer la poursuite de la stratégie européenne, conformément aux conclusions qui ont été adoptées à Luxembourg et à Cardiff.

[...]

Conclusions du Conseil Affaires générales du 7 décembre 1998 (reprises en annexe du Conseil européen)

L'analyse de la Commission en ce qui concerne la Turquie est généralement partagée par le Conseil, qui a noté la nécessité pour la Turquie d'accomplir des efforts particuliers pour garantir le respect de l'État de droit dans une société démocratique conformément aux critères de Copenhague et aux conclusions pertinentes des Conseils européens ; il a également souligné l'importance de développer davantage les relations avec ce pays sur une base saine et évolutive. Dans ce contexte, le Conseil réaffirme l'importance de la stratégie européenne pour la Turquie. Le Conseil a rappelé la grande importance qu'il attache au traitement des minorités, un domaine qui requiert une attention permanente. Le Conseil souligne la nécessité d'accélérer le rythme du rapprochement des législations et de garantir que ce processus soit accompagné par la mise en place d'une capacité de mise en œuvre adéquate. La seule transposition de l'acquis ne suffit pas, mais elle doit être suivie par une application effective. La mise en place d'une capacité administrative et judiciaire est donc un aspect primordial de la préparation à l'adhésion, comme l'existence de structures et institutions crédibles et opérationnelles est une condition préalable impérative de l'adhésion future.

Conseil européen d'Helsinki - décembre 1999

Le processus d'élargissement

3. Le Conseil européen confirme l'importance que le processus d'élargissement mis en chantier à Luxembourg en décembre 1997 revêt pour la stabilité et la prospérité du continent européen tout entier. Il faut que le processus d'élargissement demeure efficace et crédible.

4. Le Conseil européen réaffirme le caractère inclusif du processus d'adhésion, qui regroupe maintenant 13 pays candidats dans un cadre unique. Les pays candidats participent à ce processus sur un pied d'égalité. Ils doivent partager les valeurs et les objectifs de l'Union européenne tels qu'ils sont énoncés dans les traités. A cet égard, le Conseil européen insiste sur le principe du règlement pacifique des différends conformément à la Charte des Nations Unies et invite instamment les pays candidats à tout mettre en œuvre pour régler leurs différends frontaliers éventuels, ainsi que d'autres questions du même ordre. A défaut, ils devraient porter leur différend devant la Cour internationale de justice dans un délai raisonnable. D'ici à la fin de 2004 au plus tard, le Conseil européen fera le point de la situation en ce qui concerne les différends qui subsisteraient, en particulier pour ce qui est de leurs répercussions sur le processus d'adhésion et afin de promouvoir leur règlement par le biais de la Cour internationale de justice. En outre, le Conseil européen rappelle qu'une condition préalable à l'ouverture des négociations d'adhésion est le respect des critères politiques fixés par le Conseil européen de Copenhague et que l'adhésion à l'Union est subordonnée au respect de tous ces critères.

[...]

12. Le Conseil européen se réjouit des éléments positifs qui ont récemment marqué l'évolution de la situation en Turquie, et que relève d'ailleurs la Commission dans son rapport sur les progrès réalisés par les pays candidats, ainsi que de l'intention de la Turquie de poursuivre ses réformes en vue de satisfaire aux critères de Copenhague. La Turquie est un pays candidat, qui a vocation à rejoindre l'Union sur la base des mêmes critères que ceux qui s'appliquent aux autres pays candidats. Dans le cadre de la stratégie européenne actuelle, la Turquie, comme les autres pays candidats, bénéficiera d'une stratégie de pré-adhésion visant à encourager et à appuyer ses réformes. Cette stratégie comportera un dialogue politique renforcé, axé sur les progrès à accomplir pour répondre aux critères politiques fixés pour l'adhésion, en particulier pour ce qui est de la question des droits de l'homme et des questions visées aux points 4 et 9 a). La Turquie aura aussi la possibilité de participer à des programmes communautaires, d'être associée à des organismes de la Communauté et de prendre part à des réunions organisées entre les pays candidats et l'Union dans le cadre du processus d'adhésion. Il sera institué un partenariat pour l'adhésion sur la base des conclusions des Conseils européens précédents ; il définira les volets prioritaires des préparatifs à l'adhésion, eu égard aux critères politiques et économiques et aux obligations auxquelles un État membre doit satisfaire, et sera assorti d'un programme national d'intégration de l'acquis. Des mécanismes appropriés de suivi seront mis en place. Afin d'intensifier les travaux visant à aligner la législation et les pratiques turques sur l'acquis, la Commission est invitée à élaborer un processus d'examen analytique de l'acquis. Le Conseil européen demande à la Commission de présenter un cadre unique qui permette de coordonner toutes les sources d'aide financière de l'Union européenne pour la période de pré-adhésion.

Conseil européen de Porto - Feira - juin 2000

17. En ce qui concerne la Turquie, le Conseil européen prend acte des initiatives prises par ce pays candidat pour satisfaire aux critères d'adhésion. Conformément aux conclusions d'Helsinki, le Conseil européen attend des progrès concrets, notamment dans les domaines des droits de l'homme, de l'État de droit et du système judiciaire. La Commission devrait faire rapport au Conseil sur l'avancement des travaux visant à préparer l'examen analytique de l'acquis avec la Turquie. À la lumière de ce qui précède, la Commission est également invitée à présenter, dès que possible, des propositions concernant le cadre financier unique d'aide à la Turquie et le partenariat pour l'adhésion.

Conseil européen de Nice - décembre 2000

9. Le Conseil européen accueille favorablement les progrès accomplis dans la mise en œuvre de la stratégie de pré-adhésion pour la Turquie et se réjouit de l'accord sur le règlement-cadre et sur le Partenariat d'adhésion au Conseil du 4 décembre 2000. Il souligne l'importance de ce document pour le rapprochement entre l'Union et la Turquie dans la voie ouverte par les conclusions du Conseil européen d'Helsinki. La Turquie est invitée à présenter rapidement son programme national d'adoption de l'acquis et à le fonder sur le Partenariat d'adhésion.

Conseil européen de Göteborg - juin 2001

10. Les décisions prises à Helsinki ont rapproché la Turquie de l'UE et ouvert de nouvelles perspectives pour les aspirations européennes de ce pays. Des progrès appréciables ont été réalisés dans la mise en oeuvre de la stratégie de pré-adhésion pour la Turquie, y compris en ce qui concerne le dialogue politique renforcé. La présentation par la Turquie de son programme national pour l'adoption de l'acquis est un élément positif. Cependant, dans un certain nombre de domaines comme les droits de l'homme, de nouveaux progrès sont nécessaires. La Turquie est instamment invitée à prendre des mesures concrètes pour mettre en œuvre les priorités du Partenariat pour l'adhésion qui est la pièce maîtresse de la stratégie de pré-adhésion. Le Conseil est invité à adopter, d'ici à la fin de l'année au plus tard, le cadre financier unique pour l'aide de pré-adhésion en faveur de la Turquie. Le programme économique arrêté avec le FMI doit être résolument mis en œuvre afin de créer les conditions d'une reprise économique.

Conseil européen de Laeken - décembre 2001

12. La Turquie a accompli des progrès dans la voie du respect des critères politiques fixés pour l'adhésion, en particulier par la modification récente de sa constitution. La perspective de l'ouverture de négociations d'adhésion avec la Turquie s'est ainsi rapprochée. La Turquie est encouragée à continuer à progresser sur la voie du respect des critères tant économiques que politiques, notamment en ce qui concerne les droits de l'homme. La stratégie de pré-adhésion pour la Turquie devrait marquer une nouvelle étape dans l'analyse de son état de préparation en vue d'un alignement sur l'acquis.

Conseil européen de Séville - juin 2002

25. Le Conseil européen se félicite des réformes qui ont été approuvées récemment en Turquie. Il encourage et soutient pleinement les efforts consentis par ce pays pour se conformer aux priorités définies dans son partenariat pour l'adhésion. La mise en oeuvre des réformes politiques et économiques requises améliorera les perspectives d'adhésion de la Turquie, selon les mêmes principes et critères que ceux appliqués aux autres pays candidats. De nouvelles décisions pourraient être prises à Copenhague quant à l'étape suivante de la candidature de la Turquie compte tenu de l'évolution de la situation entre les Conseils européens de Séville et de Copenhague et sur la base du rapport régulier que la Commission présentera en octobre 2002 et conformément aux conclusions d'Helsinki et de Laeken.

Conseil européen de Bruxelles - octobre 2002

6. L'Union se félicite des mesures importantes prises par la Turquie pour satisfaire aux critères politiques de Copenhague et du fait qu'elle a enregistré des avancées sur le terrain des critères économiques ainsi qu'en matière d'alignement sur l'acquis, comme le constate le rapport régulier de la Commission. La perspective de l'ouverture de négociations d'adhésion avec la Turquie s'en trouve ainsi rapprochée. L'Union encourage la Turquie à poursuivre le processus de réforme entamé et à prendre de nouvelles mesures concrètes dans la voie de la mise en œuvre, ce qui permettra de progresser vers l'adhésion de la Turquie selon les mêmes principes et critères que ceux appliqués aux autres États candidats. Le Conseil est invité à préparer en temps utile pour la réunion du Conseil européen à Copenhague les éléments permettant de décider de l'étape suivante de la candidature de la Turquie, sur la base du document de stratégie de la Commission et conformément aux conclusions des Conseils européens d'Helsinki, de Laeken et de Séville.

Conseil européen de Copenhague - décembre 2002

I. Elargissement

3. En 1993, le Conseil européen de Copenhague a lancé un processus ambitieux visant à surmonter les séquelles des conflits et des divisions en Europe. Ce jour marque une étape historique et sans précédent de ce processus qui s'achève avec la conclusion des négociations d'adhésion avec Chypre, la République tchèque, l'Estonie, la Hongrie, la Lettonie, la Lituanie, Malte, la Pologne, la République slovaque et la Slovénie. L'Union se réjouit à présent d'accueillir ces États en tant que membres au 1er mai 2004. Ce succès témoigne de la volonté commune des peuples européens de se rassembler dans une Union qui est devenue le moteur de la paix, de la démocratie, de la stabilité et de la prospérité sur notre continent. En tant que membres à part entière d'une Union fondée sur la solidarité, ces États contribueront pleinement à donner forme au développement ultérieur du projet européen.

[...]

Turquie

18. Le Conseil européen rappelle la décision qu'il a prise en 1999 à Helsinki, selon laquelle la Turquie est un pays candidat qui a vocation à rejoindre l'Union sur la base des mêmes critères que ceux qui s'appliquent aux autres pays candidats. Il se félicite vivement des mesures importantes prises par la Turquie pour satisfaire aux critères de Copenhague, notamment par le biais des récents trains de mesures législatives et des mesures de mise en œuvre ultérieures, qui couvriront un grand nombre des priorités clés définies dans le Partenariat pour l'adhésion. L'Union salue la détermination du nouveau gouvernement turc à prendre de nouvelles mesures sur la voie des réformes et engage en particulier le gouvernement à remédier rapidement à toutes les insuffisances qui subsistent au regard des critères politiques, non seulement dans le domaine de la législation, mais aussi, et surtout, dans celui de la mise en œuvre. L'Union rappelle que, selon les critères politiques arrêtés en 1993 à Copenhague, l'adhésion requiert de la part d'un pays candidat qu'il ait des institutions stables garantissant la démocratie, la primauté du droit, les droits de l'homme, le respect des minorités et leur protection.

19. L'Union encourage la Turquie à poursuivre énergiquement son processus de réforme. Si, en décembre 2004, le Conseil européen décide, sur la base d'un rapport et d'une recommandation de la Commission, que la Turquie satisfait aux critères politiques de Copenhague, l'Union européenne ouvrira sans délai des négociations d'adhésion avec ce pays.

20. Afin d'aider la Turquie sur la voie de l'adhésion à l'UE, la stratégie d'adhésion prévue pour ce pays sera renforcée. La Commission est invitée à présenter une proposition relative à un Partenariat pour l'adhésion révisé et à intensifier le processus d'examen de la législation. Parallèlement, l'Union douanière CE-Turquie devrait être étendue et approfondie. L'Union augmentera considérablement son aide financière de pré-adhésion en faveur de la Turquie. À compter de 2004, cette aide sera financée au titre de la ligne budgétaire "dépenses de pré-adhésion".

Conseil européen de Thessalonique - juin 2003

I. Convention / CIG

7. Les trois pays candidats - la Bulgarie et la Roumanie, avec laquelle les négociations d'adhésion sont en cours, et la Turquie - participeront à toutes les réunions de la conférence en qualité d'observateurs.

[...]

III. Elargissement

38. Le Conseil européen se félicite de l'engagement pris par le gouvernement turc de poursuivre le processus de réforme, et notamment d'achever les travaux législatifs restants d'ici la fin 2003, et il soutient les efforts entrepris pour remplir les critères politiques de Copenhague en vue de l'ouverture des négociations d'adhésion avec l'Union. Compte tenu des progrès réalisés, de nouveaux efforts importants doivent encore être déployés à cette fin. Afin d'aider la Turquie à atteindre cet objectif, le Conseil a récemment adopté un partenariat pour l'adhésion révisé qui fixe les objectifs prioritaires vers lesquels doit tendre la Turquie, soutenue par une aide financière de pré-adhésion considérablement accrue. Conformément aux conclusions d'Helsinki, le respect de ces priorités aidera la Turquie à progresser sur la voie de l'adhésion à l'UE. Le partenariat pour l'adhésion constitue la pierre angulaire des relations UE-Turquie, compte tenu en particulier de la décision que doit prendre le Conseil européen en décembre 2004.

IV. Chypre

39. L'adhésion de Chypre à notre Union crée déjà des conditions favorables, susceptibles de permettre aux deux communautés de parvenir à un règlement global du problème chypriote. À cette fin, notre Union appuie vivement la poursuite de la mission de bons offices du Secrétaire général des Nations Unies, conformément aux résolutions pertinentes du Conseil de sécurité des Nations Unies, notamment la résolution n° 1475/2003. Le récent assouplissement des restrictions imposées aux contacts et aux communications entre les Chypriotes grecs et turcs a été bénéfique et a prouvé que les deux communautés pouvaient vivre ensemble sur une île réunifiée au sein de l'Union. Notre Union ne considère toutefois pas que cela remplace un règlement global de la question. En conséquence, le Conseil européen engage toutes les parties concernées, et en particulier la Turquie et les dirigeants chypriotes turcs, à soutenir pleinement les efforts du Secrétaire général des Nations Unies et, à cet égard, appelle à une reprise rapide des pourparlers sur la base des propositions de ce dernier. Dans ce but, l'Union européenne doit continuer de contribuer à la recherche d'un règlement juste, viable et fonctionnel du problème chypriote, qui soit conforme aux résolutions pertinentes du Conseil de sécurité des Nations Unies. Notre Union rappelle qu'elle est disposée à prendre en considération les conditions d'un règlement, conformément aux principes qui sous-tendent l'Union européenne. À cet égard, le Conseil européen se félicite que la Commission soit disposée à offrir son aide en vue de trouver rapidement une solution dans le cadre de l'acquis. Il se félicite également de la communication de la Commission sur les moyens permettant d'encourager le développement économique de la partie Nord de Chypre, ainsi que de la mise en œuvre de ces mesures conformément aux conclusions du Conseil européen de Copenhague et en consultation avec le gouvernement de Chypre.

Conseil européen de Bruxelles - décembre 2003

Turquie

38. Le Conseil européen se félicite des efforts considérables et résolus déployés par le gouvernement turc pour accélérer le rythme des réformes, dont bon nombre sont ambitieuses sur les plans politique et juridique. Les paquets législatifs qui ont été adoptés jusqu'ici, les premières mesures importantes qui ont été prises pour en garantir l'application effective, ainsi que les progrès réalisés pour donner suite aux nombreuses priorités définies dans le cadre des critères politiques de Copenhague et dans le partenariat pour l'adhésion révisé, ont rapproché la Turquie de l'Union. La Turquie a également accompli des progrès importants en ce qui concerne le respect des critères économiques de Copenhague. De nouveaux efforts soutenus doivent toutefois être consentis, notamment en ce qui concerne le renforcement de l'indépendance et un meilleur fonctionnement de l'appareil judiciaire, le cadre général d'exercice des libertés fondamentales (liberté d'association, d'expression et de religion), la poursuite de l'alignement des relations entre les sphères civile et militaire sur les pratiques européennes, la situation dans le Sud-Est du pays et les droits culturels. La Turquie doit également corriger les déséquilibres macro-économiques et remédier aux insuffisances structurelles.

39. L'Union souligne l'importance que revêt l'expression, par la Turquie, de la volonté politique de trouver une solution à la question chypriote. À cet égard, un règlement de la question chypriote fondé sur les principes exposés dans la section IV ci-après favoriserait grandement les aspirations de la Turquie à adhérer à l'UE.

40. Le Conseil européen encourage la Turquie à faire fond sur les progrès substantiels qu'elle a accomplis jusqu'ici dans ses travaux préparatoires au lancement de négociations d'adhésion et souligne sa ferme volonté d'œuvrer à la mise en œuvre intégrale de la stratégie de pré-adhésion avec la Turquie, y compris le partenariat pour l'adhésion révisé, en vue de la décision qui doit être prise par le Conseil européen en décembre 2004 sur la base du rapport et des recommandations de la Commission.

IV. Chypre

41. Conformément aux conclusions qu'il a adoptées à ce sujet, le Conseil européen rappelle qu'il préférerait voir une Chypre réunifiée adhérer à l'Union le 1er mai 2004, afin que tous les Chypriotes puissent connaître un avenir sûr et prospère et profiter des avantages de l'adhésion à l'UE. Il considère qu'il y a de bonnes chances de parvenir à un règlement juste, viable et fonctionnel d'ici au 1er mai 2004, conforme aux résolutions pertinentes du Conseil de sécurité des Nations Unies. Le Conseil européen engage donc une nouvelle fois toutes les parties concernées, en particulier la Turquie et les dirigeants chypriotes turcs, à soutenir vigoureusement les efforts du Secrétaire général des Nations Unies et, à cet égard, appelle à une reprise immédiate des pourparlers sur la base des propositions de ce dernier. L'Union réaffirme qu'elle est disposée à prendre en considération les conditions d'un règlement, conformément aux principes qui sous-tendent l'UE. À cet égard, le Conseil européen se félicite que la Commission soit disposée à offrir son aide en vue de trouver rapidement une solution dans le cadre de l'acquis. Une fois un règlement intervenu, l'Union est prête à fournir une aide financière en faveur du développement de la partie Nord de Chypre et la Commission serait invitée à mettre au point toutes les mesures nécessaires pour lever la suspension de l'acquis, conformément au protocole 10 annexé à l'Acte d'adhésion.

Conseil européen de Bruxelles - juin 2004

Turquie

25. Le Conseil européen se félicite des avancées majeures réalisées à ce jour par la Turquie en matière de réformes, et notamment des amendements constitutionnels importants et de grande portée adoptés au mois de mai. Il salue les efforts constants et soutenus déployés par le gouvernement turc pour satisfaire aux critères politiques de Copenhague. A cet égard, le Conseil européen souligne l'importance de mener à bien les travaux législatifs restants et d'intensifier les efforts afin de garantir que des progrès décisifs seront réalisés dans la mise en œuvre intégrale, en temps voulu, des réformes à tous les niveaux de l'administration et dans l'ensemble du pays.

26. L'Union européenne continuera d'apporter à la Turquie son aide dans ce travail de préparation et d'œuvrer à l'application intégrale de la stratégie de préadhésion, notamment en ce qui concerne le renforcement de l'indépendance et un meilleur fonctionnement de l'appareil judiciaire, le cadre général d'exercice des libertés fondamentales (liberté d'association, d'expression et de religion), les droits culturels, la poursuite de l'alignement des relations entre les sphères civile et militaire sur les pratiques européennes et la situation dans le Sud-Est du pays.

27. L'Union réaffirme son engagement d'ouvrir sans délai des négociations d'adhésion avec la Turquie si le Conseil européen décide, en décembre 2004, sur la base d'un rapport et d'une recommandation qu'aura présentés la Commission, que la Turquie satisfait aux critères politiques de Copenhague.

28. Le Conseil européen encourage le gouvernement turc à demeurer fermement attaché à la stabilisation macro-économique et financière, notamment par la mise en œuvre intégrale du programme de réformes structurelles.

29. Le Conseil européen invite la Turquie à conclure les négociations avec la Commission, agissant au nom de la Communauté et de ses 25 Etats membres, sur l'adaptation de l'accord d'Ankara en vue de tenir compte de l'adhésion des nouveaux Etats membres.

30. Le Conseil européen salue la contribution positive du gouvernement turc aux efforts du secrétaire général des Nations unies en vue de parvenir à un règlement global de la question chypriote.

Annexe 5 :
Documents d'organisations non gouvernementales sur
les droits de l'homme en Turquie

1) La situation des droits de l'homme en Turquie

Document de la Fédération internationale des ligues des droits de l'homme (FIDH) du 8 septembre 2004

Lors du Conseil européen de décembre 1999, la candidature de la Turquie à l'Union européenne (UE) était officiellement acceptée. Depuis lors, et à plus forte raison après l'adoption du "Programme national pour l'adoption de l'acquis" en mars 2001, et surtout après l'arrivée au pouvoir du gouvernement de l'AKP en novembre 2002, la Turquie s'est engagée dans un vaste programme de réformes législatives, y compris de ratification d'instruments internationaux relatifs aux droits de l'homme, en vue de se conformer aux critères de Copenhague, préalable à l'ouverture des négociations pour l'adhésion de la Turquie à l'Union européenne. Le dernier paquet de réformes doit être adopté par la Grande Assemblée de Turquie le 14 septembre 2004.

Le 6 octobre 2004, la Commission européenne présentera son rapport annuel sur l'avancement de la Turquie vers le respect des critères politiques de Copenhague, à savoir, "des institutions stables garantissant la démocratie, l'état de droit, les droits de l'homme, le respect des minorités et leur protection". Le rapport de la Commission sera accompagné d'un avis sur l'ouverture des négociations d'adhésion. Sur cette base, en décembre 2004, le Conseil européen rendra sa décision.

Le processus d'accession a contribué de manière évidente aux progrès indéniables qui ont été réalisés ces dernières années en Turquie en matière de protection et de respect des droits de l'homme. Ces progrès se sont intensifiés ces derniers mois avec le début de la mise en œuvre des réformes. En 2004, et ce pour la première fois, les autorités turques ont accepté de dialoguer ouvertement avec les organisations internationales et locales de défense des droits de l'homme.

Les avancées les plus symboliques incluent l'abolition de la peine de mort en toutes circonstances (janvier 2004), l'abolition des Cours de sûreté de l'Etat (juin 2004), la libération des quatre anciens députés kurdes et l'émission de programme en langue kurde à la télévision (juin 2004). Le rôle du Conseil national de sécurité (NSC) qui assurait le contrôle des militaires sur la vie civile a été considérablement réduit par le biais de plusieurs réformes.

Cependant, des violations des droits de l'homme subsistent en Turquie en raison surtout du délai d'application (adoption des décrets d'application notamment) et de certaines résistances à la mise en œuvre des réformes au niveau local. La Turquie semble cependant s'être engagée dans un véritable processus de démocratisation et de respect de l'état de droit et des droits de l'homme. Ce mouvement doit désormais être mis en pratique à tous les niveaux de la société turque.

Liberté d'expression

Des progrès importants ont été réalisés en matière de liberté d'expression. En effet, un certain nombre de restrictions ont été levées, se traduisant par l'acquittement et la libération de plusieurs prisonniers condamnés pour avoir exprimé des opinions non violentes.

En particulier, l'article 8 de la loi anti-terreur (« propagande contre l'unité indivisible de l'Etat ») a été abrogé dans le cadre du 6e paquet de réformes et la peine minimale en vertu de l'article 159 du code pénal (« offense à l'égard de l'Etat et des institutions de l'Etat et menaces contre l'unité indivisible de la République turque ») a été réduite d'un an à six mois, lors du 7e paquet. Les articles 312 et 169 du Code pénal ont également amendés en un sens plus libéral. En conséquence, le nombre de poursuites pour des affaires touchant à la liberté d'expression a considérablement baissé : d'après l'Association des droits de l'homme de Turquie (IHD), organisation, membre de la FIDH, il aurait baissé de moitié entre 2002 et 2003.

Cependant, toujours d'après l'IHD, ces mêmes articles et d'autres continuent d'être utilisés comme un frein à la liberté d'expression : entre janvier et juin 2004, 35 procès ont débuté contre 218 personnes pour usage de la liberté d'expression. Les poursuites sous ces articles touchent notamment les défenseurs de droits de l'homme. Ainsi après un procès de 4 ans, le Dr. Alp Ayan, Günseli Kaya, membre de la Fondation des droits de l'homme de Turquie à Izmir et 29 autres personnes ont été condamnées à 18 mois de prison par la Cour D'Aliaga en février 2004. Le dossier est en cassation.

De plus, certains médias continuent de faire l'objet de poursuites et de sanctions administratives et d'interdiction.

Néanmoins, de plus en plus de poursuites entamées se soldent par des acquittements, en particulier les procès dont sont l'objet les défenseurs des droits de l'homme. Ainsi, par exemple Selahatin Dermitas, Président de la section de l'IHD à Dyarbakir, poursuivi pour « incitation à la haine et à l'animosité » pour des propos tenus lors d'une manifestation le 21 juin 2003 a été acquitté le 25 mai 2004 par la Cour de sûreté de Diyarbakir.

Le 9 juin dernier, la FIDH s'est félicité de la libération de Leyla Zana et des trois autres députés kurdes emprisonnés depuis près de 10 ans, considérant que leur condamnation dans les deux procès ne faisait que sanctionner leur usage de la liberté d'expression et que le procès était inéquitable. A la suite d'une décision de la Cour suprême turque, le 14 juillet 2004, les députés devront être re-jugés devant une Cour pénale spéciale.

Le processus de révision des restrictions juridiques existantes dans ce domaine doit être achevé. En particulier, l'article 159 du Code pénal qui prévoit encore des sanctions pénales pour l'expression d'une opinion devrait être abrogé.

Liberté d'association et de rassemblement pacifique

Concernant la liberté d'association et de rassemblement pacifique, de nombreuses restrictions ont été levées. Les autorisations d'organiser des manifestations ont été facilitées : le délai de notification est passé de 72 à 48 heures et le pouvoir des gouverneurs de retarder une manifestation a été considérablement réduit. Cependant, des manifestations continuent d'être interdites dans la pratique : l'IHD recense 14 activités interdites entre janvier et juin 2004.

Des réformes supplémentaires concernant la loi sur les associations doivent être votées par le Parlement. Le projet de loi sur les associations devrait abroger la nécessité d'autorisation préalable pour la création d'association sauf en ce qui concerne le personnel militaire et les fonctionnaires. Cependant, le ministère de l'Intérieur et les gouverneurs ont toujours un pouvoir d'inspection des locaux des associations. De plus, les liens des associations turques avec des associations étrangères et l'action d'associations étrangères en Turquie restent très contrôlées. La nouvelle loi prévoit d'assouplir ces restrictions.

Concernant les partis politiques, en dépit des modifications introduites par le 4e paquet de réformes rendant plus difficile la dissolution des partis, plusieurs partis politiques ont fait l'objet d'une action judiciaire en vue de leur interdiction. En mars 2003, la dissolution définitive du Parti démocratique populaire (HADEP) a été décidée à l'unanimité par la Cour constitutionnelle, sur la base de l'article 169 du code pénal. L'exercice d'activités politiques a été interdit à 46 membres du parti pour une durée de cinq ans. D'autres actions ont été engagées devant la Cour constitutionnelle pour la dissolution du Parti populaire démocratique (DEHAP), du Parti des droits et des libertés (HAK-PAR) et du Parti socialiste ouvrier de Turquie.

En ce qui concerne les syndicats, aucun progrès n'a été réalisé vers l'acceptation des articles 5 (« Droit syndical ») et 6 (« Droit de négociation collective », incluant le droit de grève) de la Charte sociale européenne et des restrictions subsistent quant au droit syndical dans le secteur public.

Torture, mauvais traitements et conditions de détention

Le gouvernement turc actuel s'est engagé à mener une politique de « tolérance zéro » à l'égard de la torture. Ainsi, à la suite des réformes, toutes les personnes détenues ont désormais le droit d'accès à un avocat immédiatement, et les familles sont notifiées sans délai. En outre, la période de garde à vue a été réduite à 24 heures (la garde à vue peut être rallongée jusqu'à 4 jours sur ordre écrit du procureur), une réforme particulièrement importante lorsque l'on sait que les cas les plus fréquents de torture interviennent lors des périodes de garde à vue. D'après le rapport du Comité du Conseil de l'Europe pour la prévention de la torture (CPT)(6) faisant suite à une visite en Turquie en septembre 2003, les durées de la garde à vue et les procédures sont désormais respectées.

Force est de constater cependant que si le nombre d'actes de tortures recensés est en diminution , l'Association des droits de l'homme de Turquie (IHD) rapporte 455 plaintes pour tortures et mauvais traitement en détention entre janvier et juin 2004. En outre, d'après les associations des droits de l'homme turques, le recours à un avocat n'est pas systématique et les visites médicales font défaut.

Par ailleurs, la détention provisoire est trop souvent laissée sous la responsabilité entière de la police. La surveillance des centres de détention par des organes indépendants fait encore défaut en Turquie. En outre, les rapports médico-légaux étaient souvent entachés d'irrégularités. La Fondation des experts médicaux légaux (ATUD) a été mise en place récemment avec la collaboration de plusieurs associations dont l'association des barreaux de Turquie, la Fondation des droits de l'homme de Turquie et Mazlum Der pour y remédier.

L'impunité des auteurs d'actes de tortures reste de mise en Turquie. En mai 2003, le Comité des Nations unies contre la Torture notait dans ses conclusions concernant la situation en Turquie(7), que les poursuites et les sanctions à l'égard des responsables d'actes de tortures étaient encore rares, les procédures longues, les sentences pas proportionnelles aux crimes commis, et que les responsables étaient rarement suspendus de leurs fonctions pendant la période d'investigation. Les procédures ont désormais été allégées, les procureurs n'ont plus besoin d'une autorisation administrative pour engager des poursuites pour de tels actes et les sanctions ne peuvent plus être réduites à des amendes. Cependant, le délai de prescription pour de tels actes, le peu de diligence des enquêtes et la marge d'appréciation des juges maintient une certaine impunité. Le projet de code pénal discuté actuellement devant le parlement devrait inclure des peines plus importantes pour les responsables d'actes de torture et des sanctions pour les fonctionnaires et les magistrats qui montreraient trop d'indulgence à l'égard de tels actes.

Plusieurs réformes du système carcéral ont été adoptées. Cependant, l'incarcération de groupes de prisonniers dans les prisons à haute sécurité (prisons type F) reste une préoccupation au regard des droits de l'homme. Plusieurs prisonniers sont décédés récemment à la suite de grèves de la faim pour protester contre leur conditions de détention. Ainsi, y compris, en ce qui concerne le cas de Öcalan, des restrictions aux rencontres entre prisonniers et leur avocat ou leur famille sont toujours rapportées. Le 9ème paquet d'harmonisation actuellement devant le Parlement devrait inclure une réduction des peine d'emprisonnement en isolement.

Droit à un procès équitable

L'abolition au mois de juin 2004 des Cours de sûreté de l'Etat (DGM) est une avancée importante dans le respect du droit à un procès équitable. Les DGM seront remplacés par des Cours pénales spéciales qui devront présenter toutes les garanties pour une procès juste et équitable, ce qui ne semble pas complètement acquis à ce jour.

En outre, plusieurs changements structurels ont été apportés à la législation turque qui ont contribué à renforcer l'efficacité du système judiciaire. On notera ainsi la création des tribunaux des affaires familiales. Les tribunaux restent cependant surchargés en Turquie, et notamment la Cour suprême.

L'indépendance du système judiciaire est garantie dans la Constitution turque, cependant il existe un lien important entre le pouvoir judiciaire et le pouvoir exécutif, du fait des procédures de sélection des juges et de la composition du Conseil supérieur de la magistrature présidé par le Ministre de la justice.

Situation dans le Sud Est de la Turquie

L'état d'urgence dans le Sud Est a été levé le 30 novembre 2002. Cependant, les affrontements dans la région entre forces de sécurité et groupes armés continuent d'occasionner des violations des droits de l'homme. Entre janvier et juin 2004, l'IHD relève 18 cas d'exécutions extra-judiciaires. Le conflit armé entre les forces de sécurité turques et le PKK dans le Sud Est de Turquie a fait environ 30 000 morts, et plus de 250 000 déplacés internes, souvent du fait de la destruction de villages. A ce jour, il n'existe pas de plan réaliste et transparent du gouvernement pour le retour des déplacés internes, qui devrait être mis en place en collaboration avec les organes des Nations unies.

Droits des minorités

Les paquets d'harmonisation adoptés en août 2002 et en juillet 2003 ont reconnu le droit d'accès aux émissions de radio et de télévision et à l'enseignement dans des langues autres que le turc. Ainsi la première émission en langue "régionale" a été diffusée à la Télévision publique le 9 juin 2004. Les radios privées ont été autorisées le 19 août 2004 à produire des émissions en kurde et en d'autres dialectes.

Par ailleurs, les cours de kurde dans des écoles privées ont débuté. A Dyarbakir, les écoles privées enseignant le kurde ont toutefois été priées de descendre leur panneaux aux couleurs du Kurdistan par le gouverneur local. Vingt et un membres fondateurs de l'organisation GIYAV (Migration and Humanitarian Assistance Fondation) ont fait l'objet de poursuites judiciaires pour avoir employé des expressions telles que : « de langue maternelle kurde », « multiculturalisme », « personnes déplacées » ou « pratiques mises en œuvre dans le cadre de l'état d'urgence ». Le 20 octobre 2003, la Cour a acquitté les membres du GIYAV.

Enfin, en 2003, le haut commissaire de l'OSCE pour les minorités nationales a été autorisé pour la première fois à faire une visite en Turquie en vue d'entamer un dialogue sur la situation des minorités. Cependant la Turquie n'a pas ratifié les principaux instruments internationaux de protection du droit des minorités nationales (réserve à l'article 27 du Pacte international relatif aux droits économiques et sociaux) y compris la Convention-cadre du Conseil de l'Europe pour la protection des minorités nationales, le protocole additionnel n° 12 à la CEDH concernant l'interdiction de la discrimination par les autorités publiques.

Les 3ème, 4ème et 5ème paquets de réformes ont reconnu le droit de propriété aux minorités religieuses à et leur permet ainsi d'ouvrir et construire des lieux de culte, même si les procédures sont lentes et compliquées. Cependant le droit des minorités religieuses à ouvrir et gérer des institutions éducatives est sous le contrôle d'une agence gouvernementale (Directorat général des Fondations).

Concernant la reconnaissance du génocide arménien de 1915-1916, les autorités turques, loin de satisfaire l'exigence de vérité et de justice envers les victimes, continuent voire renforcent les pratiques étatiques négationnistes. Ainsi, l'enseignement du « prétendu » génocide des Arméniens, des Grecs pontiques et des Assyriens a fait l'objet en avril 2003 d'un décret du ministère de l'Éducation nationale. Ce décret porte atteinte à la liberté d'expression et d'opinion de ses citoyens et a été à l'origine de poursuites de membres du corps éducatif. Le Parlement européen a exprimé sa préoccupation concernant la reconnaissance du génocide arménien dans le cadre de la résolution du 5 juin 2003 sur l'adhésion de la Turquie à l'Union européenne, rappelant la résolution du Parlement européen du 18 juin 1987 sur la question arménienne.

Violences et discriminations contre les femmes

Les statistiques officielles concernant la violence contre les femmes en Turquie sont très limitées. Cependant des rapports font état d'une violence très répandue. En particulier, des "crimes d'honneur" sont régulièrement rapportés, notamment dans le Sud Est du pays, où de nombreux crimes d'honneur sont déguisés en suicides, qui ne font pas l'objet d'enquêtes sérieuses. Par ailleurs, même si la situation s'améliore, les cours de justice font souvent preuve d'indulgence à l'égard d'auteurs de crimes d'honneur, en raison de l'offense à la tradition ou à l'honneur. Le projet de réforme du Code pénal devrait durcir les peines contre les auteurs de ces crimes.

Dans le cadre de la réforme du Code pénal en discussion au sein du Parlement turc, un amendement criminalisant l'adultère a été proposé. En 1996, la Cour constitutionnelle avait cassé la loi sur l'adultère considérant que son application était discriminatoire à l'égard des femmes. Le risque de discrimination à l'égard des femmes est de nouveau présent. En outre, certains groupes de défense des droits des femmes considèrent qu'un tel amendement serait une excuse supplémentaire aux crimes d'honneur en Turquie.

2) Evaluation récente du travail des centres de traitement et
de réhabilitation des victimes de la Fondation pour les droits
de l'homme en Turquie

Document de la Fondation pour les droits de l'homme en Turquie

HRFT 1990

---

Evaluation 2003

La Fondation pour les droits de l'homme en Turquie est une organisation non gouvernementale spécialisée, fondée en 1990 afin d'assurer des services de traitement et de réhabilitation physique et psychologique dans ses cinq centres d'Adana, d'Ankara, de Diyarbakir, d'Istanbul et d'Izmir pour les personnes ayant subi la torture et tout autre traitement ou châtiment cruel, inhumain ou dégradant. Les données obtenues auprès du Centre de documentation et des Centres de traitement et de réhabilitation de la HRFT montrent malheureusement que la torture et tout autre traitement ou châtiment cruel, inhumain ou dégradant persistent encore en Turquie et constituent un problème grave malgré l'ensemble des mesures adoptées dans la constitution et les lois et en dépit également de toutes les conventions internationales ratifiées s'y rapportant.

Ce document a pour objectif de fournir un cadre permettant de mieux comprendre ce grave problème. Dans ce document, les principaux aspects du problème seront donc analysés en fonction des 5 rubriques suivantes : évaluation comparative des demandes auprès de la HRFT en 2003 ; détermination des perspectives à venir ; importance de la HRFT dans ce cadre général ; récentes évolutions dans la région et dans le monde et remarques finales.

A. Evaluation comparative des demandeurs auprès de la HRFT ayant subi la torture et tout autre traitement ou châtiment cruel, inhumain ou dégradant en 2003

1. Depuis sa création en 1990 et jusqu'à la fin 2003, la HRFT a assuré des services de traitement et de réhabilitation à 8834 demandeurs au total. En 2002, parmi les demandeurs auprès de la HRFT, 365 personnes sur 965 avaient subi la torture et tout autre traitement ou châtiment cruel, inhumain ou dégradant au cours de cette même année. Concernant les demandes de l'année 2003, 340 personnes sur 925 avaient été torturées au cours de l'année.

a) En 1990, alors que la HRFT n'œuvrait que dans un seul centre de traitement et de réhabilitation, le nombre de demandeurs s'éleva à 40. L'efficacité et la reconnaissance de la HRFT augmentant avec le temps liées à l'accroissement du nombre de centres, le nombre de demandeurs sur une année dépassa les 900 (Annexe 1). Il était prévu ces dernières années, un nombre annuel de 850 demandeurs. (Cette estimation était aussi valable pour l'année 2004).

Au cours des quatre premiers mois de l'année 2004, le nombre de demandeurs a été de 294. Eu égard à l'évolution des demandes durant ces quatre premiers mois, on s'attend à ce que le nombre de demandeurs auprès de la HRFT en 2004 soit malheureusement supérieur aux 850 escomptés.

b) Les femmes représentaient 25 % des demandes déposées auprès de la HRFT en 2003 et les enfants 7,4 % (68).

c) Parmi les demandeurs que nous enregistrons chaque année, le pourcentage de personnes ayant subi la torture et tout autre traitement ou châtiment cruel, inhumain ou dégradant au cours de l'année de la demande a baissé de 50 % à 36,7 % en 2003 (Annexe 2). Ce chiffre correspondant, toutefois, à 340 personnes, l'existence d'un tel pourcentage est à l'origine d'un contexte inquiétant.

2. Une comparaison réalisée entre les demandes de l'année 2003 auprès de la HRFT émanant de personnes ayant subi la torture et tout autre traitement ou châtiment cruel, inhumain ou dégradant au cours de l'année et, par exemple, de celles torturées au cours des cinq dernières années - période allant du gouvernement Bulent Ecevit au dernier gouvernement - contribuerait concrètement à évaluer les évolutions dans ce domaine en Turquie.

a) Répartition des demandeurs ayant été torturés au cours de l'année de la demande en fonction du lieu de la torture :

 

1999

2000

2001

2002

2003

 

n

%

n

%

n

%

n

%

n

%

Poste de police

53

14,9

52

9,6

52

13,6

61

16,7

36

10,9

Gendarmerie

20

5,6

12

2,2

11

2,9

26

7,1

10

3,0

Centre de sécurité

145

40,6

165

30,6

181

47,4

120

32,9

116

35,2

Centre de gendarmerie

8

2,2

6

1,1

3

0,8

7

1,9

5

1,5

Autres lieux de détention

22

6,2

9

1,7

8

2,1

7

1,9

11

3,3

Prison

8

2,2

9

1,7

25

6,5

56

15,4

6

1,8

Domicile

7

2,0

4

0,7

4

1,0

1

0,3

8

2,4

Autres

94

26,3

283

52,4

98

25,7

87

23,8

138

41,8

TOTAL

357

100

540

100

382

100

365

100

330*

100

* Le nombre total de demandeurs torturés en 2003 est de 340 ; mais il manque les renseignements concernant 10 demandeurs.

Comme l'on peut le déduire du tableau, les centres de sécurité représentent le deuxième endroit où sont le plus fréquemment torturés les demandeurs après les « autres » lieux. Ces pourcentages ne se sont pas fortement modifiés au cours des cinq dernières années. Dans ces centres, les tortionnaires font en quelque sorte partie d'unités spéciales de sécurité ayant reçu un entraînement spécifique. Dans ces conditions, le fait que les centres de sécurité figurent aux premiers rangs des lieux de torture constitue un indicateur important qui prouve que la torture sévit encore systématiquement en Turquie.

Par ailleurs, on observe une nette augmentation dans les « autres lieux » tels que les espaces découverts et les voitures où nos demandeurs ont subi la torture et tout autre traitement ou châtiment cruel, inhumain ou dégradant. De tels épisodes de violence peuvent difficilement être enregistrés. Cette situation nous montre, d'une part, que le nombre exact de cas de torture excède le nombre de cas répertoriés selon des chiffres incertains et, d'autre part, nous avertit de l'usage arbitraire de la torture et de tout autre traitement ou châtiment cruel, inhumain ou dégradant visant à priver les gens de leur liberté. De ce fait, cette augmentation incite à la réflexion.

a) Répartition des demandeurs ayant été torturés dans l'année de la demande en fonction de la durée de détention :

 

1999

2000

2001

2002

2003

 

n

%

n

%

n

%

n

%

N

%

1 jour

151

42,3

389

72,0

152

39,8

203

55,6

204

60,0

2 jours

49

13,7

67

12,4

70

18,3

66

18,1

75

22,1

3 jours

50

14,0

42

7,8

33

8,6

29

7,9

22

6,5

4 jours

26

7,3

16

3,0

43

11,3

28

7,7

26

7,6

5 à 7 jours

60

16,8

16

3,0

53

13,9

25

6,9

7

2,1

7 jours et plus

21

5,9

10

1,8

31

8,1

14

3,8

6

1,8

TOTAL

357

100

540

100

382

100

365

100

340

100

Lorsque l'on étudie la durée de détention, on observe que les périodes de détention supérieures à 4 jours représentaient 22,7 % en 1999 ; ce pourcentage diminua cependant à 3,9  % en 2003. Cette réduction de la période de détention peut être considérée comme une évolution positive. Il est clair, toutefois, que cette diminution n'est pas conforme à la disposition de l'Article 5/3 de la Convention européenne des droits de l'homme, selon laquelle « toute personne arrêtée ou détenue doit être aussitôt traduite devant un juge ». Par ailleurs, les méthodes de torture et de tout autre traitement ou châtiment cruel, inhumain ou dégradant infligées au cours de ces périodes de 4 jours confirment la gravité de la situation si l'on considère les conséquences de tels actes.

c) Lorsque l'on examine les méthodes de torture infligées aux demandeurs ayant été torturés au cours de l'année de la demande (Annexe 3), les pourcentages élevés de coups et d'insultes en 2003 sont considérablement importants. Les autres méthodes semblent être en recul relatif depuis 1999 bien qu'elles soient toujours employées.

La gravité des cas de torture et de tout autre traitement ou châtiment cruel, inhumain ou dégradant auxquels ont été exposés nos demandeurs peut aussi être constatée sur les photographies que possèdent les Centres de Traitement et de Réhabilitation de la HRFT.

d) Par rapport aux demandeurs auxquels ont été infligés les actes mentionnés plus haut, les diagnostics psychologiques n'ont pas beaucoup changé ces dernières années. C'est ainsi que le trouble de stress post-traumatique figure avec 20 % environ au premier rang des différents diagnostics psychologiques. Pour ce qui a trait aux diagnostics physiques, les troubles musculo-squelettiques occupent la première place malgré leur diminution de 69 % en 1999 à 55 % aujourd'hui. Ces deux diagnostics les plus courants, psychologique et physique, montrent à quel point il est impossible de sous-estimer la gravité et les conséquences accablantes des traumatismes endurés par les survivants de la torture.

3. Une comparaison des demandes de l'année 2003 auprès de la HRFT, émanant de personnes ayant subi la torture et tout autre traitement ou châtiment cruel, inhumain ou dégradant au cours de cette même année, et des demandes des années antérieures contribuerait également à l'évaluation des évolutions étudiées.

a) Répartition des demandeurs selon la région où ils ont subi la torture et tout autre traitement ou châtiment cruel, inhumain ou dégradant lors de leur dernière détention :

Avant 2003, la région Sud-Est de la Turquie figurait, avec 30 %, au premier rang des régions où les demandeurs de la HRFT avaient subi la torture et tout autre traitement ou châtiment cruel, inhumain ou dégradant. En 2003, la région de Marmara prend cependant la première place avec 43 %.

L'une des raisons fondamentales de ce changement peut être liée à la concentration des mouvements de masse dans la région (spécialement au niveau des mises en détention faisant suite à des rassemblements ou des manifestations), en particulier à Istanbul qui est un centre important en matière de mouvements de population, d'établissements d'enseignement et de relations entre l'industrie et le commerce.

b) Répartition des demandeurs selon les raisons pour lesquelles ils ont subi la torture et tout autre traitement ou châtiment cruel, inhumain ou dégradant lors de leur dernière détention :

Avant 2003, le pourcentage de personnes ayant déposé une demande auprès des centres de traitement et de réhabilitation de la HRFT pour des raisons non politiques était de 3,7 %. Ce taux a atteint 15 % environ en 2003.

Non seulement due à la reconnaissance accrue de la HRFT, cette augmentation peut aussi être liée à une progression relative de la prise de conscience des gens pour affirmer leurs droits et, en particulier, au développement du nombre d'études portant sur des survivants de la torture qui sont menées par des associations d'avocats et des organisations de défense des droits de l'homme.

c) Le demandeur a t-il pu consulter un avocat lors de sa dernière détention ?

Avant 2003, le taux de consultation d'un avocat était de 3 % ; ce taux a néanmoins atteint 29 % en 2003.

Eu égard aux évolutions positives que la Turquie a connues depuis le sommet d'Helsinki en 1999, grâce à divers dispositifs d'ajustement et donc à divers amendements apportés aux lois concernées, et à la déclaration du nouveau gouvernement selon laquelle la Turquie s'est maintenant ajustée aux critères de Copenhague, il est inquiétant que plus de 70 % de nos demandeurs ne puissent toujours pas avoir recours à un avocat.

d) Nature de la procédure judiciaire suivant la dernière arrestation :

Avant 2003, 79 % des demandeurs auprès de la HRFT étaient poursuivis en justice et arrêtés. Mais en 2003, ce taux diminua à 22 % tandis que le pourcentage des demandeurs libérés après avoir été poursuivis en justice ou sans avoir été du tout poursuivis en justice atteignait 63 %.

Ceci montre aussi combien sont arbitraires les pratiques appliquées pour priver les personnes de leur liberté et ces pratiques sont également utilisées en tant que châtiment à proprement parler.

4. Selon les informations fournies par le Centre de documentation de la HRFT, 2 personnes ont été tuées en prison en 2003. Nous appuyant sur la supériorité des valeurs des droits de l'homme, nous estimons que le fait d'être tué en prison est totalement inacceptable. En conséquence, l'assassinat même d'une seule personne doit faire doublement réfléchir.

5. Impunité

En 2003, le Centre de documentation de la HRFT a suivi 41 procès intentés contre des tortionnaires sur la base de cas de torture et de tout autre traitement ou châtiment cruel, inhumain ou dégradant survenus dans les années antérieures. Si l'on tient compte du nombre de demandeurs auprès de la HRFT à la fois en 2003 et dans les années précédentes, il est clair que ces 41 procès ne représentent qu'un nombre limité de recours contre des tortionnaires.

Les conclusions de ces 41 procès se résument de la façon suivante :

- Tortionnaires condamnés à l'emprisonnement : 4

- Peine d'emprisonnement commuée en amende : 1

- Suspension de peine : 2

- Affaires rejetées pour dépassement de délai : 4

- Décision finale de ne poursuivre personne : 2

- Tortionnaires bénéficiant légalement d'une libération conditionnelle : 1

- Acquittements : 4

- Affaires en instance : 23

Etant donné que 10 % seulement de ces procès conclurent à une peine d'emprisonnement, ce tableau montre bien que l'impunité continue à être un problème grave en Turquie malgré l'existence de milliers de cas de ce type et de campagnes spécialement lancées pour ces affaires.

6. Tandis que l'impunité demeure un problème grave en Turquie, la HRFT a aussi fait l'objet de persécutions notoires en 2003 lors de sa lutte pour l'abolition de la torture menée en commun avec d'autres ONG et d'autres organisations pour les droits de l'homme comme l'Association pour les droits de l'homme, structures ayant fait l'objet de centaines de recours formés contre elles. Dès lors, les lois publiées sous le nom de dispositifs de démocratisation n'empêchèrent pas le personnel et les bénévoles de la HRFT d'être persécutés. Nous allons en donner brièvement quelques exemples :

Deux employés du Centre de traitement et de réhabilitation de la HRFT à Izmir (avec 29 autres défenseurs des droits de l'homme) furent condamnés dans cette même ville à des peines d'emprisonnement de 48 ans en raison de leur participation aux obsèques d'un prisonnier qui avait été tué lors du massacre de la prison d'Ulucanlar à Ankara le 26 septembre 1999. En outre, les nombreux procès contre le personnel du Centre de traitement et de réhabilitation de la HRFT à Izmir s'intensifièrent en 2002 et 2003. Durant cette période, les travaux de préparation et la participation à ces audiences affectèrent inévitablement et négativement notre `train-train' quotidien. Et malgré les inévitables objections soulevées devant la Cour de Cassation lorsque les conclusions des débats aboutirent à une peine d'emprisonnement, ces affaires sont encore en instance. Il est inévitable qu'une telle ambiguïté ambiante fasse peser une pression considérable sur les défenseurs des droits de l'homme en Turquie dans leur combat pour les droits de l'homme et leur prévention de la torture.

Conformément à la décision du Comité pour les droits de l'homme de la ville d'Izmir, le président du comité et le bureau du gouverneur d'Izmir lancèrent un programme de formation portant sur le Protocole d'Istanbul (ce protocole a été approuvé par les NU en tant que Manuel des NU pour l'investigation et le recueil d'informations efficaces sur la torture). Ce programme a toutefois été annulé par le Gouverneur lui-même et les médecins qui y participèrent firent l'objet d'une enquête.

Le personnel du Centre de traitement et de réhabilitation de la HRFT de Diyarbakir a fait l'objet de pressions et de harcèlements divers, comprenant même leur déplacement en tant que fonctionnaires de leur lieu d'affectation habituel pour « manquement à leur devoir ».

Depuis l'été 2003 en particulier, de multiples recherches et enquêtes juridiques et administratives furent engagées contre nos cinq centres, notre personnel, nos bénévoles et le Comité de direction de la HRFT en raison de nos activités. Ces recherches et enquêtes ont duré pendant des mois et ont abouté à procès contre les membres du Comité de direction de la HRFT. Ouvert au motif d'accusation de "rencontre avec les représentants d'organisations internationales sans autorisation" et de "recueil d'aides pour le traitement des demandeurs concernés par une grève de la faim », le procès fut finalement abandonné le 9 mars 2004. Cependant, l'enquête menée contre les membres du Comité de direction de la HRFT au motif de « recueil d'aides pour le traitement des demandeurs concernés par une grève de la faim » se poursuit encore si bien qu'elle entraîna la décision du gouvernorat d'Ankara d'infliger à chaque membre du Comité de direction une amende d'un montant de 142 365 000 Livres turques (soit 1 281 285 000 LT au total). Le nécessaire certificat à titre de preuve a été présenté et soumis au Directorat du tribunal administratif d'Ankara pour faire appel de cette amende. L'affaire est encore en instance.

Conclusion de la section A : en conséquence, si l'on tient compte du nombre total de demandeurs de la HRFT par an ; de l'importance du nombre de demandeurs ayant subi la torture et tout autre traitement ou châtiment cruel, inhumain ou dégradant au cours de l'année de la demande ; de la nature des lieux où ces actes ont été infligés aux demandeurs (en particulier, les centres de sécurité dans lesquels travaillent des unités de sécurité spécialement entraînées) ; de l'augmentation du nombre de lieux non répertoriés où de tels actes sont infligés aux demandeurs (comme les espaces découverts, les voitures, etc.) ; de la congruence entre les méthodes de torture infligées dans différentes régions et structures ; de l'augmentation des méthodes ne laissant pas de traces sur le corps humain ; du problème de l'impunité ; et des pressions exercées contre les organisations pour les droits de l'homme en Turquie comme la HRFT, il est possible de conclure que la torture et tout autre traitement ou châtiment cruel, inhumain ou dégradant ont encore systématiquement cours en Turquie et se répandent en dépit des amendements s'y rapportant réalisés depuis 1999.

Cette évaluation se fonde sur les travaux des Centres de traitement et de réhabilitation et du Centre de documentation de la HRFT. Cependant, comme on le sait, ses principales rubriques ont aussi leur place dans le rapport sur « les progrès de la Turquie vers l'accession » (paragraphe I/25) adopté par le Parlement européen le 1er avril 2004 ainsi  que dans le rapport concernant les « Conclusions et les recommandations du Comité contre la torture : Turquie » (paragraphe 5) 3 préparé par le Comité des NU contre la Torture (CAT) le 27 mai 2003.

B. Evaluation rétrospective et perspectives à venir :

En 2003, sur un total de 925 demandeurs, 337 personnes venaient d'être libérées de prison ; il s'agissait donc de personnes ayant subi la torture et tout autre traitement ou châtiment cruel, inhumain ou dégradant avant l'année de la demande. Parmi elles, celles ayant été mises en prison au début des années 1990 à cause du problème kurde et condamnées à 10 années de prison environ, puis relâchées, constituaient la majorité. Concernant le nombre très important de personnes de ce type ayant été emprisonnées durant cette période et qui seront relâchées dans la période à venir, la HRFT s'attend à recevoir un grand nombre de demandes de ces ex-détenus dans les 3 à 5 ans à venir.

De plus, la HRFT a sans cesse signalé que le coup d'Etat militaire du 12 septembre 1980, qui fait partie intégrante de l'histoire socio-politique de la Turquie, entraîna de graves violations des droits de l'homme en Turquie et est à l'origine du fait que la Turquie compte 1 million de survivants de la torture depuis 1980 alors que sa population est de 70 millions environ. Cela veut dire qu'1 personne sur 60 vivant en Turquie a subi la torture et tout autre traitement ou châtiment cruel, inhumain ou dégradant dans ce pays. Du fait de la gravité de la situation et du nombre phénoménal de personnes affectées négativement par ce souvenir socio-politique et culturel, il est clair que des centres de traitement et de réhabilitation seront nécessaires à l'avenir pour offrir des services aux personnes ayant subi un traumatisme aussi grave causé par l'homme.

C. Importance de la HRFT dans ce contexte général :

Pendant 14 ans, la HRFT a assuré des services de traitement et de réhabilitation aux personnes ayant subi la torture et tout autre traitement ou châtiment cruel, inhumain ou dégradant. Au cours de ces 14 années, elle a accumulé un savoir et une expérience considérables dans les actions de traitement et de réhabilitation. Outre ces services, elle a à la fois organisé et participé à un grand nombre de programmes de formation afin d'améliorer la qualité de ces actions. Ces services de traitement et de réhabilitation ont également couvert l'évaluation statistique des résultats et la recherche scientifique sur le contrôle de la torture et les solutions possibles aux problèmes en découlant, ainsi que la mise au point de rapports médicaux alternatifs approuvés par la Cour européenne des droits de l'homme et la Cour de cassation nationale. Il est inutile de dire que l'ensemble de ces études et de ces travaux se sont développés à un échelon la fois national et international. Avec le temps, la HRFT est ainsi devenue une source de référence importante non seulement en Turquie mais aussi à l'étranger.

Alors que cette accumulation de connaissances contribua considérablement aux tentatives réalisées pour empêcher la torture en Turquie, la HRFT a aussi l'occasion de participer dorénavant à des travaux et des études similaires à la fois dans la région et dans le monde. En effet, nous pouvons dire avec fierté que nombre de ces études scientifiques touchant à la fois au domaine médical et à celui de la médecine légale constituent des expériences initiales dans les milieux médicaux internationaux également.

Le fait que par ces spécificités, la HRFT ait mis en œuvre dans cinq pays (Maroc, Géorgie, Mexique, Sri Lanka et Ouganda) le projet d'application du Protocole d'Istanbul en commun avec l'IRCT (Conseil international pour la réhabilitation des victimes de la torture), l'Association médicale mondiale et l'Association américaine des médecins pour les droits de l'homme, en est un exemple significatif.

Ayant été l'une des premières organisations à intervenir dans le domaine du traitement et de la réhabilitation des survivants de la torture, nous estimons que la HRFT doit jouer un rôle considérable dans la conjoncture mondiale actuelle où la torture et tout autre traitement ou châtiment cruel, inhumain ou dégradant semblent représenter un grave problème de nos jours.

D. Récentes évolutions dans la région et dans le monde :

Nous assistons tous à la justification et la légitimation de la torture et de tout autre traitement ou châtiment cruel, inhumain ou dégradant qui se traduisent par une nouvelle tendance à la détention, l'interrogation et le procès de terroristes « suspects ». Nous sommes tous au courant de ce qui se passe à la base de Guantanamo et de la manière dont on a essayé de légitimer les pratiques de torture par le biais de polémiques comme celle de la « ticking bomb » - bombe programmée pour exploser -. Plus saisissant encore : nous avons pu voir très récemment les abus dont ont fait preuve les Américains à l'égard des détenus irakiens de la prison d'Abu Ghraib par le biais des photos qui ont fait le tour de la planète et qui montraient des soldats américains en train de sourire, de rire ou de faire des gestes grossiers à des détenus irakiens contraints de prendre des poses sexuellement offensantes et humiliantes.

Alors que ces pratiques inacceptables et inquiétantes se déroulent sans aucun respect des valeurs des droits de l'homme et avec une violation manifeste du droit international, nous avons simultanément affaire à des tentatives explicites de simplification de la définition de la torture. Bien que la définition complète des NU institue que "personne ne doit subir la torture ou tout autre traitement ou châtiment cruel, inhumain ou dégradant », nous découvrons malheureusement une tendance à remplacer le terme de torture par l'expression « mauvais traitements ». Il est inutile de dire que ce remplacement arbitraire a pour effet la sous-estimation des cas de torture tout en affirmant sa diminution dans certains cas, notamment dans le cas de la Turquie pour laquelle les rapports du CPT (Comité européen pour la Prévention de la Torture) attestent d'une diminution des cas de torture tout en utilisant à la place l'expression « mauvais traitements ». Cette sous-estimation ainsi qu'un rejet implicite de la torture par l'emploi d'une terminologie arbitraire nous avertit de la gravité de la tragédie mondiale actuelle où les grands états estiment qu'ils ont le droit d'exercer violence et pression contre des populations civiles au nom de la sécurité et de la lutte contre le terrorisme, de bafouer la sécurité personnelle comme les droits fondamentaux de l'homme et de ne pas respecter les lois internationales.

Toutefois, ainsi que le déclare Mme Silvia Casale, Présidente du CPT (Comité européen pour la Prévention de la Torture et des peines ou traitements inhumains ou dégradants), lors d'une interview sur le site Web du CPT, il n'est ni possible, ni facile de faire une distinction claire entre torture et mauvais traitements, il n'est en particulier pas fondé d'effectuer une telle classification en se basant sur les méthodes de torture. Ici, le vrai problème semble être de garantir la protection inconditionnelle des êtres humains privés de liberté vis-à-vis de toute forme de violence.

Dans ce contexte, les actions à mener en ce qui concerne la torture et tout autre traitement ou châtiment cruel, inhumain ou dégradant doivent avoir une importance bien plus grande qu'hier.

E. Remarques finales :

Elaborés en partant du fait que les êtres humains ont une dignité et une valeur intrinsèques, les documents internationaux pour les droits de l'homme définissent comme crime contre la « dignité humaine », donc contre « l'humanité », l'acte de torture et tout autre traitement ou châtiment cruel, inhumain ou dégradant. Ainsi que le stipule le deuxième paragraphe de l'article 2 de la Convention des NU contre la torture et tout autre peine ou traitement cruel, inhumain ou dégradant, « aucune circonstance exceptionnelle, quelle qu'elle soit, qu'il s'agisse de l'état de guerre ou de menace de guerre, d'instabilité politique intérieure ou de tout autre état d'exception, ne peut être invoquée pour justifier la torture ».

C'est pour cette raison spécifique que nous croyons que le maintien du travail de la HRFT d'une manière plus efficace a une importance extrême à la fois pour la Turquie et pour le monde, notamment dans cette région.

--------------------------------------------------------------------------------

1 La section considérée du présent rapport est essentiellement basée sur les données des Centres de traitement et de réhabilitation de la HRFT. Depuis sa création, la HRFT a toujours déclaré qu'il n'existe pas de corrélation directe entre le nombre de demandeurs auprès de la HRFT ayant subi la torture et tout autre traitement ou châtiment cruel, inhumain ou dégradant et le nombre global en Turquie. Toutefois cela ne change rien au fait que ces données peuvent être considérées comme des indicateurs relativement suggestifs des façons selon lesquelles les cas de torture et de tout autre traitement ou châtiment cruel, inhumain ou dégradant peuvent être analysés de façon comparative en fonction des années.

2 « I/25. Remarque que la torture et les mauvais traitements ont toujours cours ; attire l'attention sur la politique de tolérance zéro du gouvernement concernant la torture ; regrette le fait que peu de progrès soient réalisés pour traduire en justice les tortionnaires ; insiste sur la nécessité de faire des efforts en matière d'instruction afin de changer l'attitude des forces de police de sorte que la stricte observation de la loi soit garantie ; »

3 "Paragraphe 5. Le Comité exprime sa préoccupation face aux allégations suivantes :

(a) Allégations nombreuses et cohérentes selon lesquelles la torture et tout autre traitement cruel, inhumain ou dégradant de détenus se trouvant en garde à vue sont apparemment encore répandus en Turquie.

b) Inobservation permanente par la police des garanties concernant l'enregistrement des détenus ;

c) Allégations selon lesquelles des personnes en garde à vue se sont vues refuser un accès rapide et adéquat à une assistance juridique et médicale et selon lesquelles les membres de leur famille n'ont pas été prévenus rapidement de leur détention ;

(d) Allégations selon lesquelles malgré le nombre de plaintes, la poursuite et la sanction de membres des forces de sécurité pour cause de torture et de mauvais traitements sont rares, la procédure est excessivement longue, les peines ne sont pas proportionnées à la gravité du crime, et les agents accusés de torture sont rarement suspendus de leurs fonctions pendant l'enquête ;

(e) Importance accordée aux aveux dans la procédure pénale et recours de la police et de la magistrature aux aveux pour obtenir des condamnations ;

(f) Problèmes alarmants des prisons résultant de l'introduction de ce que l'on appelle des « prisons de type F » qui a conduit à des grèves de la faim provoquant la mort de plus de 60 détenus ;

(g) Manquement de l'Etat partie à observer totalement les arrêts de la Cour européenne des droits de l'homme ordonnant le règlement d'une « compensation juste. »

Annexe 6 :
Statistiques
(8)

Tableau 1 : Population totale 2003, 2015, 2025, 2050
(en milliers d'habitants)

 

2003

2015

2025

2050

Turquie

71 325

82 150

88 995

97 579

Allemagne

82 467

82 497

81 959

79 145

France

60 144

62 841

64 165

64 230

Royaume-Uni

59 251

61 275

63 287

66 166

Italie

57 423

55 507

52 939

44 875

Espagne

41 006

41 167

40 369

37 336

Pologne

38 587

38 173

37 337

33 004

Roumanie

22 033

21 649

20 806

18 063

Pays-Bas

16 149

16 791

17 123

16 954

UE-25

454 187

456 876

454 422

431 241

UUE-28 (dont la Turquie

555 743

567 842

570 832

552 318

La Turquie en % de l'UE-28

12 %

14,4 %

15,5 %

17,7 %

Source : ONU, Division Population, Prévisions de population mondiale : révision 2002.

Tableau 2 : Population turque dans les pays europeens
(en milliers d'habitants)

 

Total

Nationalité turque

Naturalisés UE

Allemagne

2 642

1 912

730

France

370

196

174

Pays-Bas

270

96

174

Autriche

200

120

80

Belgique

110

67

43

Royaume-Uni

70

37

33

Danemark

53

39

14

Suède

37

14

23

Source : Eurostat, Bureau fédéral allemand des statistiques : Centre d'études turques, Essen 2003.

Tableau 3 : Comparaison des indicateurs economiques
(année 2003)

 

Unité

Turquie

UE-10

Bulgarie

Roumanie

UE-25

Indicateurs de performance économique

PIB en taux de change (TCs)

Mrd. euro

212.3

437.6

17.6

50.4

9 732.6

PIB en parité de pouvoir d'achat (PPA*)

Mrd. euro

443.3

878.0

52.9

152.5

10 172.9

Par habitant

euro

6 256.0

11 839.0

6 761.0

7 030.0

22 278.0

Croissance du PIB par rapport à 2002

%

5.8

3.6

4.3

4.9

0.9

Croissance du PIB par rapport à 1995

%

28.0

32.9

9.3

9.0

18.8

Secteur public (consolidé) en % du PIB

Excédent budgétaire

%

-8.8

-5.7

0

-2.3

-2.7

Dette brute

%

87.4

42.2

46.2

21.8

63.1

Stabilité nominale

Taux d'inflation (prix à la consommation)
en fin d'exercice

%

18.4

 

5.6

14.1

 

Niveau relatif des prix

EU-15=100

48

50

33

33

96

Marché du travail

Population active (2002)

mn personnes

20.1

28.8

2.7

9.2

199.3

Part de l'agriculture

%

32.8

13.0

9.6

36.5

5.4

Part de l'industrie

%

23.9

31.7

32.7

29.5

25.9

Part des services

%

43.3

55.3

57.7

34.0

68.7

Taux de chômage

%

10.8

14.3

13.7

8.0

9.0

Rémunération mensuelle des salariés en TCs(1)

euro

534.0

739.0

145.0

179.0

2 543.0

Rémunération mensuelle des salariés en PPA(1)

euro

1 116.0

1 483.0

439.0(1)

542.0

2 658.0

Commerce extérieur, compte courant et IDE**

Exportations de biens en % du PIB

%

22.0(2)

 

37.9

31.0

 

Importations de biens en % du PIB

%

26.6(2)

 

50.4

38.9

 

Balance des biens en % du PIB

%

-4.6

 

-12.5

-7.9

 

Compte courant en % du PIB

%

-0.8

 

-8.5

-5.8

 

IDE (valeurs d'importation) par habitant, 2002

euro

267.0

1 937.0(3)

450.0

376.0

6 089.0

* PPA : parité de pouvoir d'achat

** IDE : investissements directs étrangers

(1) Turquie et UE : le PIB inclut les coûts salariaux indirects ; Bulgarie et Roumanie : salaires mensuels bruts tels que présentés dans les statistiques nationales

(2) Année 2002

(3) A l'exception de Chypre et Malte

Sources : Base de données WIIW, AMECO, FMI, Eurostat, l'emploi en Europe 2003.

Commission européenne : Prévisions économiques, printemps 2004.

Tableau 4 : Comparaison des situations économiques de départ :
Turquie, Bulgarie, Roumanie, Pologne, Slovénie

Sélection d'indicateurs économiques pour l'année précédant les négociations d'adhésion

 

Unité

Turquie

Bulgarie

Roumanie

Pologne

Slovénie

Année précédant le début des négociations d'adhésion

 

2003

1999

1999

1997

1997

PIB par habitant (en parités de pouvoir d'achat)

euro

6 256.0

5 120.0

4 980.0

7 410.0

12 600.0

Taux de croissance du PIB (à prix constants)

%

5.8

2.3

-1.2

6.8

4.8

Secteur public : Excédent budgétaire
(Déf.-UE) en % du PIB

%

-8.8

-0.9(1)

-1.9(1)

-2.6

-1.2(1)

Secteur public : dette brute (Déf.-UE), en % du PIB

%

87.4

79.3

24.0

44.0

21.6(1)

Taux d'inflation (prix à la consommation) en fin d'exercice

%

18.4

7.0

54.8

13.2

8.8

Parts en population active totale

           

Part de l'agriculture

%

32.8

25.8(2)

41.8

20.5

12.7

Part de l'industrie

%

23.9

28.9(2)

27.6

31.9

40.1

Part des services

%

43.3

45.4(2)

30.7

47.5

47.2

Taux de chômage

%

10.8

15.7

6.8

11.2

7.4

Balance des biens en % du PIB

%

-4.6

-2.2

-3.5

-0.5

-0.1

Compte courant en % du PIB

%

-0.8

-4.8

-4.0

-4.0

0.2

Investissements Directs Etrangers
(valeur d'importation) par habitant

euro

267.0(3)

292.0

243.0

342.0

1 007.0

(1) Définition nationale.

(2) Données enregistrées.

(3) Année 2002.

Source : Banques de données WIIW, AMECO, FMI, Eurostat, l'emploi en Europe, 2003 - Commission européenne : Prévisions économiques, printemps 2004.

Annexe 7 :
Recommandation 1247 (1994)
relative à l'élargissement du Conseil de l'Europe
(9) Annexe-1

1. Le Conseil de l'Europe est une organisation d'Etats souverains qui, sur la base de Constitutions démocratiques et de la Convention européenne des droits de l'homme, aspirent à parvenir à une coopération étroite. L'Europe a intérêt à ce que ses valeurs fondamentales et sa conception des droits de l'homme imprègnent des cultures voisines, sans pour autant les remettre en question et encore moins les détruire.

2. Ne peuvent en principe devenir membres du Conseil de l'Europe que des Etats dont le territoire national est situé en totalité ou en partie sur le continent européen et dont la culture est étroitement liée à la culture européenne. Toutefois, des liens traditionnels et culturels et une adhésion aux valeurs fondamentales du Conseil de l'Europe pourront justifier une coopération appropriée avec d'autres Etats qui jouxtent les limites dites «géographiques».

3. Les frontières de l'Europe n'ont jusqu'à présent pas été fixées avec précision en droit international. En conséquence, le Conseil de l'Europe doit lui-même se baser, en principe, sur les limites géographiques de l'Europe généralement acceptées.

4. Dans leurs frontières reconnues à l'échelon international, tous les Etats membres du Conseil de l'Europe sont donc des Etats européens: Autriche, Belgique, Bulgarie, Chypre, République tchèque, Danemark, Estonie, Finlande, France, Allemagne, Grèce, Hongrie, Islande, Irlande, Italie, Liechtenstein, Lituanie, Luxembourg, Malte, Pays-Bas, Norvège, Pologne, Portugal, Roumanie, Saint-Marin, Slovaquie, Slovénie, Espagne, Suède, Suisse, Turquie et Royaume-Uni.

5. Sont aussi considérés comme européens, au sens du paragraphe 3 ci-dessus, les Etats dont les assemblées législatives bénéficient du statut d'invité spécial auprès de l'Assemblée parlementaire du Conseil de l'Europe. Ces Etats sont: l'Albanie, la Bélarus, la Bosnie-Herzégovine, la Croatie, la Lettonie, l'Ex-République yougoslave de Macédoine, la Moldova, la Russie et l'Ukraine.

6. La possibilité de devenir membre existe pour les républiques de l'ancienne République socialiste fédérative de Yougoslavie - le Monténégro et la Serbie - qui, en raison de leur responsabilité dans la crise et des sanctions imposées à leur encontre par les Nations Unies, n'ont pas de statut formel auprès du Conseil de l'Europe.

7. La possibilité de devenir membre existe aussi pour la principauté d'Andorre.

8. En raison de leurs liens culturels avec l'Europe, l'Arménie, l'Azerbaïdjan et la Géorgie auraient la possibilité de demander leur adhésion à condition qu'ils indiquent clairement leur volonté d'être considérés comme faisant partie de l'Europe. Toutefois, on ne devrait pas tirer un nouveau rideau de fer derrière ces Etats, qui risquerait d'empêcher l'expansion des valeurs fondamentales du Conseil de l'Europe vers d'autres pays. Des pays voisins de l'Europe «géographique» devraient être considérés, s'ils le veulent, comme des candidats possibles à une coopération appropriée.

9. Des pays limitrophes d'Etats membres du Conseil de l'Europe doivent pouvoir bénéficier de relations privilégiées avec l'Assemblée parlementaire s'ils le souhaitent. Cela vaut notamment pour les Etats des rives Est et Sud de la Méditerranée.

10. Même après une déclaration de souveraineté reconnue à l'échelon international, tout territoire non européen d'un Etat membre qui se sépare de cet Etat doit uniquement avoir la possibilité de demander à participer aux travaux de l'Assemblée parlementaire en tant qu'observateur.

11. Le nombre de membres des délégations à l'Assemblée parlementaire ne peut être inférieur à deux ni supérieur à dix-huit.

12. En conséquence, l'Assemblée recommande au Comité des Ministres de définir les limites de l'élargissement du Conseil de l'Europe en tenant compte des principes mentionnés ci-dessus.

Annexe 8 :
Cartes

(Pour les cartes voir la version PDF de ce document)

1 () Newsweek, 20 septembre 2004.

2 () Voir Elise Massicard : l'Islam en Turquie, pays « musulman et laïc » dans « La Turquie aujourd'hui un pays européen ? » dirigé par Olivier Roy.

3 () Ce développement est un résumé de la chronique de M. Michel Levinet sur « L'incompatibilité entre l'Etat théocratique et la convention européenne des droits de l'homme ». A propos de l'arrêt rendu le 13 février 2003 par la Cour de Strasbourg dans l'affaire Refah Partisi et autres contre Turquie (Revue française de droit constitutionnel, 57, 2004).

4 () Turkish daily news, 14 septembre 2004.

5 () par le Président Pierre Lequiller et le rapporteur M. Guy Lengagne.

6 () Council of Europe, CPT/inf (2004), Report to the Turkish governement on the visit to Turkey carried out by the European Committee for the prevention of Torture and Inhuman or Degrading Treatment ou Punishment (CPT), from 7 to 15 september 2003.

7 () Conclusions et recommandations du Comité contre la torture en Turquie, 27/05/2003, CAT/C/CR/30/05.

8 () Extraites du rapport de la Commission indépendante sur la Turquie (septembre 2004) : « La Turquie dans l'Europe, plus qu'une promesse ? ».

9 () Discussion par l'Assemblée parlementaire du Conseil de l'Europe le 4 octobre 1994 (266e séance) (voir Doc. 7103, rapport de la commission des questions politiques, rapporteur: M. Reddemann; Doc. 7166, avis de la commission des questions juridiques et des droits de l'homme, rapporteur: Mme Haller; et Doc. 7148, avis de la commission des relations avec les pays européens non membres, rapporteur: M. Atkinson).Texte adopté par l'Assemblée le 4 octobre 1994 (26e séance).

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