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N° 1201

ASSEMBLÉE NATIONALE

CONSTITUTION DU 4 OCTOBRE 1958

DOUZIÈME LÉGISLATURE

Enregistré à la Présidence de l'Assemblée nationale le 6 novembre 2003.

PROPOSITION DE RÉSOLUTION

tendant à la création d'une commission d'enquête chargée
d'examiner les causes et conséquences de la
fermeture du site
de la
COMILOG Boulogne-sur-Mer, des licenciements
dans la
Holding AUBERT ET DUVAL et des projets
de restructuration
des branches du groupe ERAMET.

(Renvoyée à la commission des affaires économiques, de l'environnement et du territoire,
à défaut de constitution d'une commission spéciale dans les délais prévus
par les articles 30 et 31 du Règlement.)

PRÉSENTÉE

par MM. Alain BOCQUET, André CHASSAIGNE, Daniel PAUL, Gilbert BIESSY,
Jacques BRUNHES, Pierre GOLDBERG, François ASENSI, Patrick BRAOUEZEC,
Jean-Pierre BRARD, Mme Marie-George BUFFET, MM. Jacques DESALLANGRE,
Frédéric DUTOIT, Mme Jacqueline FRAYSSE, MM. André GERIN, Maxime GREMETZ, Georges HAGE, Mmes Muguette JACQUAINT, Janine JAMBU, MM. Jean-Claude LEFORT,
François LIBERTI, Jean-Claude SANDRIER et Michel VAXÈS

Députés.

. . .

Economie - Finances publiques.

.. . .

EXPOSÉ DES MOTIFS

Mesdames, Messieurs,

Le 5 septembre 2003, la fermeture de l'usine de ferromanganèse COMILOG de Boulogne-sur-Mer (Pas-de-Calais) a été annoncée par voie de presse, conduisant à la suppression de trois cent cinquante emplois. Trois cent cinquante autres emplois indirects sont aussi menacés, notamment sur le port de Boulogne. En effet, près de 58 % de l'activité portuaire est directement liée à l'activité industrielle de la COMILOG.

L'usine centenaire de Boulogne-sur-Mer, anciennement Aciérie de Paris-Outreau (APO) puis Société de Ferromanganèse Paris-Outreau (SFPO), assurait la transformation du manganèse en provenance du Gabon. La SFPO était alors la principale cliente de la COMILOG, une petite société gabonaise exploitant les mines de manganèse de ce pays. En 1994, suite aux difficultés financières de la SFPO, COMILOG a racheté le site pour poursuivre la transformation du minerai.

Le 16 septembre 2003, lors du comité central d'entreprise, la direction du groupe AUBERT ET DUVAL Holding, spécialisée dans les alliages de pointe, annonçait quant à elle un plan de suppression de 302 emplois sur les sites des Ancizes et d'Issoire (Puy-de-Dôme). Ce plan de licenciement intervient dans une région déjà lourdement touchée par les difficultés du secteur de la métallurgie (fermeture de GIAT à Cusset, crise de la coutellerie à Thiers...). La direction du groupe a également annoncé la mise en place d'un plan de restructuration de son activité, qui concernera les sept sites de production en France. Plus de 750 emplois de cette société sont à court terme menacés.

Au-delà de la catastrophe industrielle et sociale pour ces deux régions déjà sinistrées, les plans de licenciements de Boulogne-sur-Mer, les Ancizes et Issoire sont liés et représentent le premier volet de la restructuration du groupe industriel ERAMET. A terme, des milliers d'emplois sur le territoire national et à l'étranger sont menacés. En effet, la COMILOG comme AUBERT ET DUVAL HOLDING sont deux filiales du même groupe sidérurgique ERAMET. Ces filiales constituent l'essentiel de la capacité productive de ses branches manganèse et alliages. Le 18 septembre, le PDG d'ERAMET, Jacques BACCARDATS, a d'ailleurs confirmé la restructuration globale de ces deux branches. D'après lui, elles seraient confrontées à des difficultés conjoncturelles liées notamment à la crise des secteurs aéronautique et énergétique qui constituent ses principaux débouchés. Plus de 2 000 emplois seraient concernés dans le groupe, dont un millier en France.

Si l'on ne peut nier totalement cette crise, les licenciements actuels et futurs d'ERAMET résultent de la stratégie industrielle de ce groupe international récemment créé. Constitué il y a à peine quatre ans, il est devenu leader dans tous ses domaines d'intervention, les alliages de pointe, le manganèse et le nickel. Comment une petite société minière détenue majoritairement par l'Etat, possédant et exploitant les gisements de nickel néo-calédoniens au début des années 1990, a-t-elle pu devenir, en moins de dix ans, un des premiers groupes sidérurgiques employant plus de 15 000 salariés dans le monde ? Aujourd'hui, elle est le fournisseur principal en aciers spéciaux et pièces matricées des entreprises de l'aéronautique (Airbus et Boeing), de l'aérospatiale, de l'automobile, du médical, et intervient aussi directement dans la construction des centrales nucléaires.

Le gouvernement s'est exprimé sur l'impact social de la fermeture de l'usine de Boulogne-sur-Mer et les licenciements dans le Puy-de-Dôme. Cependant, de nombreux observateurs ont remarqué le silence des autorités publiques sur les orientations stratégiques de ces sociétés, issues de la vague de privatisations de la sidérurgie française pendant les années 90. Alors que l'Etat ne s'est désengagé que récemment de ce secteur, pourquoi laisse-t-il aujourd'hui ERAMET remettre en cause un outil industriel spécialisé dans des technologies de pointe et des secteurs aussi sensibles que l'armement ou le nucléaire ?

L'histoire de la constitution de ce groupe laisse pourtant apparaîre des relations autrement plus complexes entre l'Etat et les acteurs privés intervenant dans ERAMET. En effet, si les parts détenues par l'Etat restent faibles (28 %), le pacte liant les deux actionnaires principaux - la famille DUVAL et l'Etat - lui donne un rôle central dans la gestion et les décisions industrielles du groupe. Les salariés ont le droit d'être informés des règles d'un jeu qui les pousse aujourd'hui au chômage.

Le groupe ERAMET est structuré en trois branches bien distinctes : ERAMET Nickel, ERAMET Alliages et ERAMET Manganèse.

ERAMET Nickel constitue le cœur historique d'ERAMET, initialement détenu à plus de 70 % par l'Etat, via l'Etablissement de Recherches et d'Activités Pétrolières (ERAP). A l'époque l'entreprise est propriétaire de la quasi-totalité des mines de nickel de Nouvelle-Calédonie et de la seule usine insulaire de transformation du minerai. En 1990 et 1991, ERAMET rachète deux entreprises spécialisées dans les aciers rapides en France et en Suède, et crée la société ERASTEEL, qui devient le 1er producteur mondial.

En 1994, les actionnaires historiques d'ERAMET diminuent leur participation au profit d'investisseurs institutionnels étrangers. En revanche, ERAMET poursuit sa stratégie de diversification en rachetant les parts que l'Etat détenait, via le Bureau de Recherches Géologiques et Minières (BRGM), dans la COMILOG. Il devient dès 1995 l'actionnaire principal de la COMILOG.

En 1997, la crise néo-calédonienne secoue ERAMET, le gouvernement dirigé par Monsieur Alain JUPPÉ menaçant de limoger son PDG. Le changement de gouvernement et l'évolution de l'attitude de la France face aux Indépendantistes règlera finalement la question de l'extraction et de la transformation du nickel. Une partie des mines exploitées par ERAMET est accordée à une entreprise néo-calédonienne. De plus, la collectivité territoriale de Nouvelle-Calédonie entre dans le capital d'ERAMET.

En 1997, ERAMET devient l'actionnaire majoritaire de la COMILOG avec 61 % de son capital.

En 1999, ERAMET va poursuivre sa croissance externe en fusionnant ses actifs avec ceux détenus par la famille DUVAL, spécialisée dans les alliages sidérurgiques. Cette fusion d'actifs fait du groupe un géant industriel et provoque de facto sa privatisation. En effet, la famille DUVAL va détenir 43 % des actions d'ERAMET, pour partie via ses sociétés d'investissement SORAME et CEIR. Compte tenu des autres actionnaires, l'Etat ne détient plus que 28 % du capital par le biais de la COGEMA.

Ce n'est pas la première fois que l'Etat finalise un projet industriel avec cette famille auvergnate. En 1994, avant sa privatisation, USINOR, dirigé par Francis MER lui avait cédé les actifs de trois de ses filiales de haute technologie spécialisées dans les alliages : FORTECH, TECPHY et INTERFORGES. Alors que la famille DUVAL était en grave difficulté suite à des investissements aux État-Unis, cette cession fut conclue pour un coût étonnamment faible : 3 millions de francs ; une part importante de sa dette étant d'ailleurs reprise par ERAMET lors de la fusion.

Le groupe ERAMET apparaît donc dans sa forme actuelle en 1999. Un pacte d'actionnaires est alors conclu entre l'Etat et les sociétés d'investissement SORAME et CIER qui détiennent 38 % du capital. Il vise à éviter qu'un seul actionnaire privé ne deviennent majoritaire. En effet, l'Etat s'engage à rester sous le tiers du capital, la SORAME et CEIR entre 35 et 40 %. L'Etat bénéficie en outre d'un droit de préemption sur les actifs de ces deux sociétés. Il reste donc, malgré la privatisation, un acteur central d'ERAMET et conserve un droit de regard garanti à moyen terme sur la gestion du groupe.

Le schéma ci-après explique la composition et l'implantation des sites du groupe ERAMET.

La direction du groupe ne justifie pas de la même manière les restructurations actuelles opérées par AUBERT ET DUVAL et la fermeture du site de la COMILOG de Boulogne-sur-Mer.

D'une part, la direction d'AUBERT ET DUVAL Holding affiche, par la présentation d'un plan à long terme (2004-2008), une volonté de refonte de diverses entités de production dans un même ensemble, pour rationaliser et opérer des économies d'échelle.

D'autre part, concernant la fermeture de l'usine de Boulogne-sur-Mer, il s'agit là de l'arrêt total de la production d'alliages de manganèse en France, « justifiée » par la baisse de production constatée depuis quelques années. Des investissements lourds ont été réalisés pour la construction du nouveau haut fourneau no 7. Les retards et difficultés de mise en marche sont-ils dus à une mauvaise maîtrise de cette technologie de pointe ou résultent-ils de la volonté d'utiliser l'usine de Boulogne-sur-Mer à des fins expérimentales avant de délocaliser la transformation du manganèse et cette technologie ? Mais quelles que soient les différences affichées entre les situations de casse de l'emploi industriel opéré par ERAMET, des problématiques similaires existent pourtant.

Quant à l'Etat, il s'est désengagé de cette industrie au profit de grands groupes privés tout en demeurant incontournable dans les choix et décisions industriels d'ERAMET. En tant qu'actionnaire principal, la responsabilité de l'Etat est clairement engagée dans les décisions de fermeture ou de restructurations qui vont amener d'importantes suppressions d'emplois. Elles induisent des difficultés importantes pour les bassins d'emplois concernés aujourd'hui. Par ailleurs, on voit qu'ERAMET est engagée dans une restructuration plus globale de son activité nouvellement constituée. Suite à l'acquisition de très nombreuses unités de production en France et à l'étranger, on peut craindre que cette volonté de rationalisation de son activité globale n'entraîne rapidement des suppressions d'emplois sur les autres sites et dans les diverses branches d'ERAMET. Dès à présent, des licenciements sont annoncés aux Etats-Unis, en Chine, en Norvège. En France, ils concernent peut-être à terme l'ensemble des sites d'AUBERT ET DUVAL, de Firminy à Pamiers en passant par Gennevilliers et Imphy ; les autres sites de la filière Alliages que sont ERASTEEL Commentry et Champagnol, les sites du Havre, de Grenoble, de Gravelines. Quelle politique territoriale l'Etat compte-t-il donc engager pour préserver l'activité industrielle existante, assurer la ré-industrialisation de ces zones sinistrées et soutenir les collectivités territoriales concernées ?

De nombreuses questions demeurent toujours en suspens concernant les relations liant les différents acteurs privés et l'Etat qui constituent aujourd'hui l'actionnariat d'ERAMET et de certaines de ses filiales. La cession très avantageuse des sociétés Fortech, Tecphy et Interforges par USINOR en 1994 à la famille DUVAL ainsi que les conditions de la fusion entre ERAMET et les actifs de sociétés appartenant à la famille DUVAL en 1999, amenant la privatisation d'ERAMET, semblent constituer une aide publique déguisée et interrogent les motivations de l'Etat. De plus, le rôle d'un actionnaire minoritaire de la COMILOG et d'ERAMET, par ailleurs ancien PDG de la SFPO, dirigeant de la société italienne Carlo TASSARA, Monsieur Romain ZALESKI pose un certain nombre de questions. Ancien haut fonctionnaire français, aujourd'hui richissime homme d'affaires, Monsieur ZALESKI est lié, par les parts qu'il détient dans la société italienne Edison, à l'opérateur public français EDF (lui-même actionnaire de Montedison). L'opposition entre les actionnaires majoritaires d'ERAMET et Monsieur ZALESKI est-elle la traduction d'un simple conflit d'intérêt ou d'une divergence d'appréciation au sein de la puissance publique au sujet de la politique industrielle que doit aujourd'hui mener l'Etat ?

Quel rôle l'Etat a-t-il fait jouer à ERAMET dans le cadre de sa politique extérieure ? Nous l'avons vu, ERAMET, a été un acteur décisif dans le dénouement de la crise néo-calédonienne. Par l'intermédiaire de la COMILOG, ERAMET occupe encore aujourd'hui une position privilégiée au Gabon, que ce soit dans l'extraction du manganèse ou plus largement dans les affaires intérieures du pays : en mai 2003, le gouvernement gabonais lui a confié pour une période transitoire de quatre mois la gestion de l'unique chemin de fer national, en voie de privatisation. L'affaire ELF avait déjà démontré les relations au mieux opaques entre la France et le Gabon. ERAMET serait-il un outil supplémentaire de la politique africaine de la France ?

Nous l'avons vu, tout en restant incontournable dans la gestion d'ERAMET, l'Etat, en confiant au privé ces secteurs de production et, de facto, la définition de ses politiques industrielles stratégiques, réussit à se soustraire à toute possibilité de contrôle démocratique. Ce démembrement de la puissance publique prive notamment la Représentation nationale des moyens de contrôle dont elle dispose en vertu de ses pouvoirs constitutionnellement garantis. Le manque de transparence qui caractérise la direction du groupe et de ses diverses filiales ne permet pas aujourd'hui aux salariés, aux élus, aux populations qui sont directement concernés par les choix de production ou de délocalisation d'intervenir dans ces décisions, ou de faire pression sur le gouvernement. On retrouve cette même logique dans un secteur aussi sensible que l'industrie d'armement avec la privatisation de la DCN et le démantèlement de GIAT Industrie.

Il est anormal que l'Etat, en théorie garant de l'intérêt général montre, lorsqu'il est actionnaire, un tel désintérêt à l'égard des salariés et des bassins d'emploi. Sa responsabilité sociale dans la casse de l'emploi industriel en est d'autant plus engagée. La tragédie vécue par les salariés, leurs familles, les habitants et les élus des localités concernées doit être prise en compte en amont par l'Etat.

Afin que l'Assemblée nationale soit éclairée le plus complètement possible et au vu de la complexité de ce dossier, il paraît indispensable de confier à une seule commission, créée spécialement à cet effet, une mission d'investigation qui permettrait de répondre aux différentes questions que cet exposé sommaire a déjà soulevées.

En conséquence, nous vous proposons d'adopter la résolution suivante.

PROPOSITION DE RÉSOLUTION

Article unique

En application des articles 140 et suivants du Règlement, est créée une commission d'enquête parlementaire de trente membres chargée d'examiner les causes réelles des restructurations actuelles du groupe ERAMET. A cette fin, seront notamment étudiées la responsabilité de l'Etat dans les décisions industrielles prises par le groupe dans ses trois branches : Alliages, Manganèse et Nickel ; les conséquences des fermetures ou regroupements de sites à l'œuvre depuis le mois de septembre 2003 dans les territoires concernés ; la nécessité réelle de ces mesures de restructuration (par exemple la production attendue du haut fourneau no 7). Elle s'intéressera notamment aux modalités de constitution du groupe ERAMET ; aux divers actionnaires qui détiennent aujourd'hui le capital ; aux relations entre l'Etat actionnaire et l'entreprise dans les domaines de la politique industrielle ou de la politique extérieure de la France ; à l'évolution de la politique industrielle menée par l'Etat, qui, par le biais des privatisations, a dépossédé la Représentation nationale de tout moyen de contrôle démocratique. Elle s'intéressera enfin à la responsabilité des actionnaires d'ERAMET, et donc notamment de l'Etat, dans les licenciements induits par la restructuration du groupe ; à l'impact économique, social, industriel et local des licenciements et fermetures de site induits par les orientations stratégiques prises par les actionnaires d'ERAMET ; au désastre pour les salariés, leurs familles et les territoires concernés.

N° 1201 - Proposition de résolution de M. Alain Bocquet : commission d'enquête sur Comilog, Aubert et Duval, Eramet

Composé et imprimé pour l'Assemblée nationale par JOUVE
11, bd de Sébastopol, 75001 PARIS

Prix de vente : 0.75 €

ISBN : 2-11-118100-5

ISSN : 1240 - 8468

En vente au Kiosque de l'Assemblée nationale

4, rue Aristide Briand - 75007 Paris - Tél : 01 40 63 61 21


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