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Commission de la défense nationale et des forces armées

Mercredi 17 septembre 2008

Séance de 11 heures 15

Compte rendu n° 39

Coprésidence de MM. Axel Poniatowski, président de la commission des affaires étrangères, et Guy Teissier, président de la commission de la défense nationale et des forces armées

– Audition, commune avec la commission des affaires étrangères, de M. Jean de Ponton d’Amécourt, ambassadeur de France en Afghanistan, sur les événements et la situation en Afghanistan

Audition de M. Jean de Ponton d’Amécourt, ambassadeur de France en Afghanistan, sur les événements et la situation en Afghanistan

La commission a procédé, conjointement avec la commission des affaires étrangères, à l’audition de M. Jean de Ponton d’Amécourt, ambassadeur de France en Afghanistan, sur les événements et la situation en Afghanistan.

M. Axel Poniatowski, Président de la commission des affaires étrangères. Monsieur l’ambassadeur, je vous remercie d’avoir répondu à notre invitation. Vous êtes arrivé ce matin même de Kaboul, après avoir reçu ces deux derniers jours la visite de Mme Rama Yade.

Le Président Teissier et moi-même souhaiterions avoir votre éclairage sur la situation politique de l’Afghanistan, sur l’aide au développement qui lui est apportée et sur l’évolution de ses rapports avec le Pakistan et avec l’Iran. De quelle légitimité, de quelle crédibilité le Président Karzaï dispose-t-il aujourd’hui ? Pensez-vous que l’élection présidentielle aura bien lieu en mars 2009, ou qu’elle risque d’être reportée ? La multiplicité des initiatives en matière d’aide ne pose-t-elle pas un problème de coordination ? Que pouvez-vous nous dire sur la situation de la zone frontalière et sur les relations entre l’Afghanistan et le Pakistan, après l’élection du Président Zardari ?

M. Jean de Ponton d’Amécourt. Je vous remercie de m’avoir invité à partager avec vous ce que j’ai pu retirer de mes cinq mois de présence à Kaboul. L’Afghanistan est un pays compliqué, dont je ne prétends pas être devenu un expert en si peu de temps ; mais c’est un pays où l’on vieillit vite : dans cette cocotte-minute, l’expérience s’acquiert rapidement…

M. Francesc Vendrell, ancien représentant spécial de l’Union européenne et expert de l’Afghanistan pour y avoir séjourné, à divers titres, pendant 10 ans, vient de remettre son rapport de fin de mission. Dans ce véritable testament, il dresse la liste des erreurs qui, dès 2001, ont, selon lui, compromis le redressement du pays.

D’abord, la réhabilitation des anciens seigneurs de la guerre moudjahiddin, qui avaient été discrédités par leurs excès durant la guerre civile. Beaucoup exercent encore des responsabilités au Gouvernement, au Parlement ou dans des postes de gouverneurs.

Ensuite, le choix d’écarter la monarchie de Zaher Shah, à laquelle les Américains et les Nations unies étaient fondamentalement opposés, et, dès le retour de la démocratie, de se passer d’un régime de type parlementaire avec un premier ministre et un président sur le modèle de l’Inde ou de la France.

En troisième lieu, la faiblesse volontaire de la MANUA, la Mission d’assistance des Nations unies ; le représentant spécial du Secrétaire général de l’époque n’a pas souhaité et voulu mettre en place une action coordonnée de la communauté internationale.

En quatrième lieu, l’échec du processus de désarmement, qui est devenu une façon, pour le gouvernement afghan, avec la complicité de la communauté internationale, de distribuer de l’argent aux anciens seigneurs moudjahiddin et, ce faisant, d’obliger certains de ses alliés et soutiens politiques.

En cinquième lieu, le refus de déployer les forces de l’OTAN – l’ISAF – hors de Kaboul dès les premières années, qui a conduit de facto à abandonner le terrain à l’insurrection armée.

Enfin, l’insuffisante attention portée à l’aspect régional et à la dimension pakistanaise des problèmes.

A ces erreurs s’en ajoutent d’autres dont les Afghans portent la responsabilité. Rien n’est perdu encore ; il faut durer, tenir, mais la partie est rude. Aujourd’hui coexistent des espérances, une lassitude face aux échecs et aux lenteurs des progrès de la gouvernance et du développement économique, et des craintes sur le plan de la sécurité.

Je commencerai par la question de la sécurité.

Depuis deux ans, la situation s’est fortement dégradée. L’année 2008 est celle où il y aura eu le plus de morts au sein de l’Alliance, et le nombre d’incidents armés a augmenté de 28 % par rapport à la même période de l’année 2007. Le paradoxe, c’est que plus les forces alliées et afghanes étendent leur domaine d’action, plus l’insurrection armée s’organise et frappe.

Quels sont les effectifs de cette insurrection armée ? On les estime à environ 8 000 hommes en permanence, c’est-à-dire 8 000 en hiver, auxquels s’ajoutent des renforts qu’il est difficile d’évaluer ; on arrive certainement à 25 000 hommes – voire 40 000 selon la FIAS –, mais il est très malaisé de dénombrer les participants à une insurrection populaire qui, quand on les rencontre dans un village, ont des allures de paysans pachtouns. Ils sont bien armés, extrêmement mobiles, ont organisé des caches d’armes et se livrent à des opérations médiatiques, voulues comme telles par le commandement.

Ils pratiquent des assassinats ciblés : quatre représentants d’ONG américaines, entourés par soixante hommes armés, ont été assassinés à 40 km de Kaboul d’une balle dans la nuque ; le gouverneur du Lowgar a été assassiné dimanche, pendant le séjour de Mme Rama Yade ; le lendemain, dans la région de Spin Boldak, dans le sud, ce fut le tour de deux médecins afghans de l’OMS et de leur chauffeur, alors qu’ils effectuaient dans une voiture marquée du nom de l’ONU une campagne de vaccination contre la poliomyélite. Les talibans ont revendiqué ces assassinats en expliquant que les Nations unies représentaient l’occupant américain.

Les insurgés mènent aussi des opérations spectaculaires : la tuerie dans la cour du Serena, le plus grand hôtel de Kaboul, à un moment où un ministre norvégien était là et où plusieurs ambassadeurs y résidaient ; l’attaque à l’occasion d’une parade militaire au printemps dernier – mon prédécesseur était présent – ; l’opération militaire montée par 200 combattants talibans pour libérer 400 personnes à la prison de Kandahar ; l’attaque contre une base avancée des Marines dans le sud, il y a quelques mois, qui a fait 9 morts dans une unité qui était en Afghanistan depuis quinze mois déjà ; l’attentat, début juillet, contre l’ambassade de l’Inde – qui est à environ 800 m de la nôtre –, dont j’ai pu personnellement constater la violence : 50 morts et 150 blessés.

Tout cela témoigne, de la part des talibans, d’une organisation et d’une capacité d’action beaucoup plus grandes qu’auparavant. Parallèlement, les écoutes téléphoniques réalisées par les services de renseignement anglo-saxons et par l’ISAF, qui ont noté le nombre de communications entendues dans des langues étrangères, attestent de la présence croissante d’Arabes, d’Ouzbeks, de Tchétchènes, de Pakistanais et d’autres combattants étrangers délaissant le terrain de l’Irak.

Par ailleurs, et c’est essentiel, l’insurrection bénéficie du soutien de l’ISI, les services de renseignement pakistanais qui, dans les années 90 déjà, à l’époque de Benazir Bhutto, avaient monté le mouvement taliban, tout simplement pour ouvrir au Pakistan la route de son marché naturel de l’Asie centrale. Or l’ISI a une obsession, la relation avec l’Inde, et sa doctrine est qu’il ne faut pas de base arrière ennemie ; par conséquent, ces services font tout ce qu’ils peuvent pour affaiblir l’Afghanistan.

Dans ce contexte, Kaboul est beaucoup plus menacée qu’elle ne l’était par le passé. Les zones environnantes sont devenues si peu sûres que les élus afghans ne peuvent plus se rendre sans danger dans leur circonscription.

Bien sûr, une victoire de l’insurrection armée est impossible. Mais l’insécurité entraîne la peur, elle fait obstacle au développement économique, elle menace les élections – c’est-à-dire la démocratie –, elle participe à l’impopularité du gouvernement et, sans doute, des forces alliées.

Alors, que pouvons-nous faire ?

Je répondrai en trois points : « afghanisation », « civilisation », réconciliation.

« Afghanisation », tout d’abord.

La victoire ne sera pas militaire, certes, mais il faut néanmoins aller vers une prise en charge par les Afghans de leur propre défense. C’est une question d’efficacité : comme l’avait relevé le Président de la République lors de sa venue après l’embuscade du 18 août, si nous savons nous battre, les Afghans, eux, connaissent le terrain. C’est aussi ce que veulent les Afghans : il est fondamental de rendre sa fierté à l’armée nationale – et peut-être aussi à la police –, de ne pas donner aux soldats afghans le sentiment qu’ils sont des supplétifs des forces alliées, mais de faire en sorte qu’ils soient aux commandes.

Nous nous y employons. Dans la région de Kaboul, le transfert de la responsabilité aux forces afghanes a commencé par le centre de la ville et s’élargira progressivement à l’ensemble de la région, d’ici le printemps. Peu à peu, d’autres régions passeront également sous leur responsabilité.

Déjà, 60 % des opérations de l’Alliance dans le pays sont menées sous le leadership de l’ANA – l’armée nationale afghane. De plus, nous participons activement à la formation de ses officiers.

Bien évidemment, il faut un renforcement de l’ANA, de même que de l’ANP – la police. Les forces de l’ANA vont passer de 56 000 à 80 000 hommes opérationnels dans les deux ans qui viennent, et la décision a été prise par la communauté internationale – par le bureau commun de coordination et de supervision, le JCMB, créé par la Conférence de Londres – de monter à 124 000, en comptant les hommes en formation. Le sujet de la police est complexe ; les 50 000 policiers sont sous-payés et mal formés, même si des efforts considérables ont été consentis par les Etats-Unis et par l’Union européenne, et ils sont vus par la population, bien souvent non sans raison, comme des gens très corrompus et peu efficaces.

Autre problème : la drogue. Quand ils étaient au pouvoir, les talibans la combattaient ; maintenant, ils en profitent : la Choura de Quetta a établi un impôt qui rapporte environ 100 millions de dollars par an et permet sans difficulté de financer leurs forces, ainsi que des programmes sociaux. Un soldat taliban gagne 10 dollars par jour, donc 300 dollars par mois, quand un instituteur afghan gagne 35 dollars par mois… Or une famille afghane moyenne, c’est-à-dire comportant deux adultes et cinq enfants, a besoin au minimum de 130 dollars par mois. Le recrutement n’est donc pas très difficile, dans un pays où traditionnellement un tiers de la population est occupée par le métier des armes.

Il y a débat sur l’opportunité ou non d’engager les forces de l’OTAN dans la destruction de la logistique, des postes de commandement ou des stocks d’opium. Il n’est pas question d’avoir pour objectif l’éradication de l’opium – surtout pas –,  mais de taper là où cela fait mal, c’est-à-dire au portefeuille : à titre personnel, j’y suis favorable ; les militaires sont plus circonspects.

Enfin, il y a le problème de la sanctuarisation des zones tribales. On ne peut pas se battre contre une insurrection armée qui, de l’autre côté de la frontière, peut stocker librement des armes et se replier.

Le fait que le Président Zardari ait invité le président Karzaï à sa cérémonie d’investiture et qu’ils aient donné une conférence de presse ensemble est essentiel. Ils ont notamment décidé que leurs conseillers nationaux de sécurité respectifs, qui ont l’un et l’autre rang ministériel, se verraient une fois par mois.

Après « l’afghanisation », la « civilisation », c’est-à-dire le renforcement de la société civile.

Il faut rappeler qu’avant notre arrivée, le pays avait été totalement détruit : les Soviétiques ont rasé les campagnes ; les moudjahiddin se sont chargés des villes, et ont détruit, par exemple, les deux tiers de Kaboul ; enfin, les talibans ont détruit les institutions, fermé les écoles de filles, écarté toutes les femmes de l’administration et des hôpitaux… Il ne restait plus rien.

Pendant les cinq années qui se sont écoulées avant la conférence de Paris, de très grands progrès ont été accomplis, aussi bien en matière de scolarisation et d’accès de la population aux soins que de reconstruction des grandes routes et des villes. Et pourtant, l’action menée est perçue comme un échec relatif ; si on demande son sentiment sur la situation à un Afghan moyen vivant dans une zone rurale ( 50% de la population), il répond qu’il n’a pas l’électricité, qu’il n’y a pas de route menant chez lui, qu’il lui faut aller loin pour se faire soigner, qu’il n’a pas d’eau pour cultiver, bref, que demain est pire qu’aujourd’hui. Quant à l’administration, elle ne peut évidemment pas redevenir très efficace du jour au lendemain. Enfin, il faut souligner l’inefficacité de l’aide internationale : concernant l’aide directe versée au gouvernement afghan, on estime entre 50 et 60 % la proportion aboutissant au peuple afghan ; pour l’aide indirecte, qui transite par des entreprises, des organisations internationales ou des ONG, on tombe à 20 %.

A la conférence de Paris du 12 juin, un véritable contrat synallagmatique a été signé entre la communauté internationale et l’Afghanistan ; des engagements mutuels ont été pris afin d’améliorer la distribution de l’aide et mieux coordonner l’effort de reconstruction.

Sur le plan politique, l’impopularité, la perte de légitimité du président Karzaï sont liées au sentiment des Afghans de vivre dans un système prédateur, qui capture l’essentiel de l’aide internationale. L’Afghanistan figure parmi les pays les plus corrompus du monde ; son président, certes intelligent et courageux, divise pour régner, distribue les prébendes, a refusé un système parlementaire, s’arrange pour être soutenu par des coteries, passe son temps à l’intérieur du palais – et fait donc peu usage de son talent de communicateur.

J’aurais voulu évoquer d’autres sujets, en particulier la menace d’une crise alimentaire et la préparation des élections, mais vos questions me donneront sans doute l’occasion d’y revenir.

Vu de Kaboul, quelle peut être la stratégie de la France ?

A court terme, la situation sécuritaire est mauvaise, et cela va durer, au moins jusqu’aux élections. L’insurrection armée a tout intérêt à miner la démocratie, c’est-à-dire à faire échouer ces élections en tirant parti des faiblesses du gouvernement. Il nous faut donc tenir notre engagement, dans l’immédiat comme dans la durée – engagement militaire de Bucarest, engagement économique et social de la conférence de Paris, engagement politique pris par le Président Sarkozy en apportant un soutien fort au Président Karzaï.

A plus long terme, il faut agir dans les trois directions que j’ai indiquées
– « afghanisation », « civilisation » et réconciliation. La France a une carte à jouer pendant que l’administration américaine est affaiblie par les élections et pendant qu’elle préside l’Union européenne, laquelle a un véritable crédit en Afghanistan, tant auprès des Afghans qu’auprès des alliés. Elle peut œuvrer en faveur d’une meilleure coordination de l’action de l’Union, et au-delà, participer à un assouplissement de la position américaine. Dire « Afghans = Talibans = ennemis, donc il faut augmenter le nombre de soldats », ce n’est pas la solution… Enfin, nous pouvons œuvrer à faciliter le dialogue avec le Pakistan, qui est l’une des clés de la réconciliation nationale afghane

M. Axel Poniatowski, Président de la commission des affaires étrangères. Je vous remercie. Vous allez pouvoir compléter votre propos en répondant aux questions qui vont maintenant vous être posées.

M. Guy Teissier, Président de la commission de la défense. Je vous remercie pour cet exposé d’autant plus remarquable que vous êtes depuis peu de temps en poste en Afghanistan. Votre point de vue nous est également précieux du fait de vos précédentes fonctions de directeur chargé des affaires stratégiques au ministère de la défense.

Pensez-vous que les tensions actuelles avec le Président Karzaï résultent du contexte préélectoral, ou bien qu’il s’agit d’un malaise plus profond ?

M. Jean de Ponton d’Amécourt. C’est la combinaison des deux. Il y a déjà sept ou huit candidats – dont le Président de l'Assemblée nationale, le ministre des finances, le ministre d’Etat M. Arsala, l’ancien ambassadeur américain M. Khalilzad –, et il n’est pas étonnant que le Président Karzaï commence à faire campagne. Mais le problème est aussi qu’il doit bouger s’il veut reprendre la main. Depuis déjà des mois, il parle d’un remaniement ministériel ; il faut qu’il le fasse et qu’il se sépare de ministres considérés comme inefficaces et corrompus. Il faut aussi qu’il s’attaque au problème de la corruption et de la drogue : lui-même n’est pas corrompu – aucun élément ne permet d’affirmer le contraire – mais son frère, représentant du pouvoir de la famille Karzaï dans la région de Kandahar, est associé au trafic de drogue et passe pour l’un des plus puissants instruments de la corruption dans le pays ; la soixantaine de personnes qui contrôlent le trafic de la drogue sont connues, il faudrait donc que le président Karzai ait le courage d’agir. Enfin, il faut qu’il œuvre en faveur de la réconciliation nationale, en usant des tensions qui existent au sein de l’insurrection armée – entre les vieux et les jeunes, entre les talibans radicaux, qui veulent instaurer l’empire islamique sur terre en commençant par l’Afghanistan, et les talibans traditionnels, religieux qui veulent imposer la charia, ou encore entre différents groupes politiques, dont certains avec lesquels une négociation peut être envisagée. Il faut entreprendre cette démarche bien que, parmi les individus, certains comme Gubuldin Hekmatyar soient considérés comme des criminels de guerre et mènent actuellement des opérations militaires, notamment dans la région où nos forces ont été touchées.

M. Axel Poniatowski, Président de la commission des affaires étrangères. Cinq intervenants vont maintenant vous poser leurs questions de manière groupée.

M. Serge Grouard. A vous écouter quand vous fixez les objectifs d’une sortie de crise, on a le sentiment d’une mission impossible.

Merci d’avoir abordé le problème-clé de la drogue. Je comprends bien que le réalisme conduise à ne pas trop toucher à cet élément essentiel de l’économie du pays ; mais alors comment faire ? Qu’en est-il de l’évolution de la production ?

Par ailleurs, comment sommes-nous perçus, nous Européens et nous Français, par la population afghane ?

M. Michel Grall. Ma première question concerne les efforts en faveur de la reconstruction du pays. Depuis 2001, 4000 km de routes ont été réalisés, des progrès très importants ont été accomplis en matière de santé, d’accès à l’eau potable, d’éducation ; néanmoins, nous dites-vous, la population afghane se plaint de ne ressentir aucune amélioration. S’il y a réellement un décalage entre la réalité et la manière dont elle est perçue, que faut-il faire en termes de communication ?

Ma deuxième question porte sur la gouvernance. Pour arriver à stabiliser la situation, nous avons besoin d’un partenaire local fiable et stable ; quelle confiance pouvons-nous accorder aujourd’hui au gouvernement Karzaï, largement accusé de corruption ? Sommes-nous en train d’investir dans un puits sans fond ?

Mme Joëlle Ceccaldi-Raynaud. Les ONG ont-elles les moyens de travailler auprès de la population, en particulier les femmes et les enfants ?

Concernant la drogue, a-t-on entrepris des actions avec les trois pays d’Asie centrale et la Russie pour endiguer la culture du pavot ?

M. Yves Fromion. Nous évoquons souvent ici les aspects militaires du conflit afghan, mais y a-t-il une stratégie politique ou politico-militaire occidentale ? Au quotidien, qui fait la synthèse entre la situation politique et la situation militaire ? Qui fixe les orientations ? Avec le glissement du terrorisme de l’Irak vers l’Afghanistan, ne voit-on pas se créer dans ce pays un abcès de fixation du terrorisme international ?

M. Jacques Myard. Cela fait sept ans que nous nous battons en Afghanistan. Ne serait-il pas temps, comme on finit par lâcher un enfant à qui on apprend à nager, de lâcher les Afghans pour qu’ils se battent eux-mêmes pour leur pays ?

Par ailleurs, j’ai entendu dire que l’insurgé qui était face à nos troupes est une personne que M. Karzaï avait refusé de prendre dans son gouvernement. Est-ce exact ? Ce qui est certain, c’est que ces gens sont tantôt d’un côté, tantôt de l’autre, changeant de camp en fonction de leurs intérêts propres.

Troisièmement, quid de la diaspora afghane ? Les Afghans éduqués reviennent-ils pour gérer les affaires de leur pays ?

En ce qui concerne l’environnement international, quid de l’Iran ? Quid de l’Inde, et même de la Chine ? De quels soutiens les insurgés bénéficient-ils ?

M. Jean de Ponton d’Amécourt. Monsieur Grouard, non, la mission n’est pas impossible ; j’ai voulu vous montrer la complexité de la situation, mais des solutions existent, et nous avons commencé à les mettre en œuvre.

Quant au problème de la drogue, je ne l’ai abordé que du point de vue de la sécurité. Les aspects économiques, sur lesquels M. Costa pourra vous répondre cet après-midi, sont évidemment essentiels : l’Afghanistan produit 90 % de l’héroïne mondiale ; 1 kg d’opium sortant d’un champ afghan vaut 35 dollars, le produit transformé vaut 3 500 dollars lorsqu’il passe la frontière et monte à 35 000 dollars quand il arrive en Europe. C’est dire combien cette économie est difficile à combattre. Le PNB afghan n’est que de 6 milliards de dollars, provenant essentiellement de l’agriculture : l’Afghanistan est l’un des pays les plus pauvres du monde, avec des ressources propres qui s’élèvent à moins de 700 millions de dollars par an, quand l’Irak dispose de 40 milliards de ressources pétrolières. Or la drogue représente l’équivalent de 40 % du PNB ; avec la drogue, on arrive donc à 10 milliards de dollars de richesses produites, bien qu’il y aient des recoupements entre ces deux univers économiques et qu’une simple addition ne soit pas strictement correcte.

Sur ce sujet de la drogue, l’une des grandes difficultés tient aux désaccords existant au sein de la communauté internationale. Pour notre part, nous ne sommes absolument pas engagés dans une politique d’éradication de la drogue ; nous avons seulement un engagement assez limité aux côtés des forces de police.

Enfin, comment sommes-nous perçus par les Afghans ?

Pour le peuple afghan, un Français ou un Européen, c’est un chrétien, c’est donc la même chose qu’un Américain. Mais après avoir été maltraités dans le passé par les Soviétiques, les moudjahiddin et les talibans, certains se rendent bien compte que la présence des forces alliées permet d’assurer un minimum de sécurité, sans lequel le pays éclaterait et deviendrait à nouveau un centre du terrorisme international. Mais il est vrai aussi que la présence de forces étrangères sur le territoire afghan pose un problème en soi : elles sont donc à la fois la solution et le problème. La réponse à ce dilemme, c’est donc l’afghanisation.

Monsieur Grall, le décalage entre la réalité et sa perception relève certainement en partie d’un problème de communication, mais aussi de la relative inefficacité de l’aide, à laquelle nous nous sommes engagés à remédier, lors de la conférence de Paris. S’ajoute aussi le fait que l’aide des grands donateurs, insuffisamment coordonnée, s’est concentrée sur les zones dont ils étaient responsables militairement ; et il apparaît que les régions où il y a le moins de troubles sont les plus délaissées… D’aucuns en Afghanistan prétendront même que mener des opérations de déstabilisation permet d’attirer une présence militaire et l’aide associée…

En ce qui concerne le gouvernement Karzaï, il faut être réaliste : la corruption existe en Afghanistan comme dans la plupart des pays du Tiers-monde, mais dans ce pays qui avait été totalement détruit par la guerre, la démocratie est en train de se construire ; je ne sais pas si M. Karzaï sera réélu mais pour le moment il a la légitimité ; et quand il s’est rendu à Shindand, après les 90 morts causés par les bombardements américains, il a été bien accueilli par la population.

Madame Ceccaldi-Raynaud, les très nombreuses ONG – environ 300 – qui interviennent en Afghanistan bénéficient d’un fort soutien de l’ensemble de la communauté internationale. Une grande partie de l’assistance passe par leur intermédiaire – notamment par celui d’ONG françaises, avec lesquelles nous sommes en lien permanent.

Sur la drogue, vous entendrez M. Costa cet après-midi.

Monsieur Fromion, vous avez raison, mais vous êtes sans doute un petit peu en retard dans votre analyse : c’est vrai que pendant un temps il n’y avait pas de pilotage, mais le grand changement, c’est le soutien unanime apporté la communauté internationale – à l’initiative de la France – au représentant spécial du Secrétaire général des Nations unies, M. Kai Eide, ambassadeur à la forte personnalité qui a réussi à nouer des liens assez étroits avec M. Karzai. J’ai d’ailleurs rapidement constaté qu’à Kaboul mon poste était loin de se situer seulement dans un cadre bilatéral, et qu’il s’agissait aussi d’une ambassade auprès d’une communauté internationale très fortement représentée. Résultat de la conférence de Paris, M. Kai Eide assure la coordination avec l’OTAN et celle de l’ensemble de la communauté internationale.

L’Afghanistan, abcès de fixation du terrorisme ? C’est ce que nous voulons éviter, et c’est bien pourquoi il faut durer, surtout devant la contre-attaque actuelle des terroristes.

Monsieur Myard, nous ne devons pas lâcher les Afghans, ce n’est vraiment pas le moment. J’avoue ne pas savoir si le chef taliban dont vous avez parlé avait été écarté du gouvernement Karzaï, mais cela n’aurait rien d’étonnant. M. Karzaï a en tout cas refusé un certain nombre de moudjahiddin, qui ont pu changer d’alliance et se tourner vers les taliban. Ce qui se passe en Afghanistan fait un peu penser aux guerres du Moyen-âge ; pour le comprendre, je vous suggère de lire A Distant Mirror, de Barbara Tuchman.

En ce qui concerne la diaspora afghane, je puis vous assurer que beaucoup d’Afghans éduqués reviennent. Ce sont des gens extraordinairement courageux, dont est composée une grande partie du gouvernement Karzaï. Il y a aussi beaucoup de femmes très engagées. Certes, tout le monde ne revient pas ; certains restent à l’étranger, notamment aux Etats-Unis, au Canada et en Allemagne.

S’agissant enfin de l’environnement international, la réconciliation de l’Afghanistan et du Pakistan, qui a commencé, est fondamentale. L’Inde peut jouer un rôle essentiel, et il faut l’encourager à adopter un profil plus bas dans sa présence en Afghanistan : elle vient d’annoncer 1,2 milliard d’aide et a installé dans les grandes villes afghanes quatre consulats, avec une centaine de personnes dans chaque poste – qui ne s’occupent sans doute pas que de la population indienne et des relations commerciales…

La Chine peut également jouer un rôle très important. Elle voit d’ores et déjà que le terrorisme ouïgour est une menace pour elle.

Les Iraniens ont surtout pour objectif d’affaiblir les Américains : tout ce qui peut nuire à leurs intérêts leur fait plaisir. Ils ont de bonnes relations de voisinage avec les Afghans, dont la langue, le dari, est une variante du persan. Ils ne jouent pas un rôle actif, mais ils ferment assez facilement les yeux sur le transit d’armes ou autres et apportent de fait un soutien très important à l’insurrection armée.

On oublie très souvent le cas de l’Arabie Saoudite, très important mais embarrassant. Pendant des années, ce pays a soutenu financièrement les talibans et les madrassas qui les forment – faisant passer le nombre de madrassas au Pakistan de 80 au moment de sa création, en 1941, à quelque 30 000 ! Ce jeu dangereux a cessé, mais on peut difficilement imaginer ne pas associer les Saoudiens, de façon au moins indirecte, au contrôle des zones tribales.

M. Axel Poniatowski, Président de la commission des affaires étrangères. Il me reste à vous remercier de vos très intéressantes explications.

——fpfp——