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Commission de la défense nationale et des forces armées

Mercredi 4 mars 2009

Séance de 16 heures 15

Compte rendu n° 38

Présidence de M. Michel Voisin, vice-président

– Audition de M. Bruno Le Maire, secrétaire d’État chargé des affaires européennes, sur l’avenir de la France dans l’OTAN et la construction de l’Europe de la défense

Audition de M. Bruno Le Maire, secrétaire d’État chargé des affaires européennes, sur l’avenir de la France dans l’OTAN et la construction de l’Europe de la défense

La séance est ouverte à 16 heures 15.

M. Michel Voisin, président. Mes chers collègues, nous avons le plaisir d’accueillir M. Bruno Le Maire, secrétaire d’État chargé des affaires européennes, pour évoquer avec lui les relations entre la France et l’OTAN et la question de la construction de l’Europe de la défense. Je vous prie d’excuser le président Teissier qui, retenu par une autre obligation, ne peut présider cette audition.

Monsieur le secrétaire d’État, vous avez été nommé en décembre dernier, alors que s’achevaient les six mois d’une présidence française de l’Union européenne qui, chacun s’accorde à le dire, furent particulièrement positifs et constructifs pour l’Europe de la défense.

Sachant que le sujet vous tient à cœur, nous avons souhaité vous entendre sur l’évolution de la place de la France au sein de l’Alliance atlantique, qui constitue un élément déterminant pour le développement d’une politique européenne de sécurité et de défense forte et autonome, et cela à quelques semaines du Sommet de Strasbourg-Kehl qui célébrera les soixante ans de l’Alliance.

M. Bruno Le Maire, secrétaire d’État chargé des affaires européennes. Monsieur le président, chers amis, c’est pour moi un plaisir et un honneur d’intervenir devant votre commission pour évoquer avec vous la pleine intégration de la France dans l’OTAN et sa relation avec la défense européenne.

Avant de répondre à vos questions sur un sujet que vous connaissez parfaitement bien, je voudrais présenter quelques remarques d’ordre général.

J’attire tout d’abord votre attention sur le fait que le contexte stratégique a changé et sur la nécessité de bien avoir présent à l’esprit le moment où la décision d’un retour dans le commandement intégré de l’OTAN est envisagée par le Président de la République. Je rappelle que si le général de Gaulle a décidé en 1966 le retrait de la France du commandement militaire intégré, c’était pour que notre pays retrouve le plein exercice de sa souveraineté sur son territoire, notamment en n’ayant pas de troupes américaines sur le sol français et en interdisant le survol automatique de celui-ci par des troupes étrangères. Dans le même temps, dans le courrier qu’il adressait au Président américain, il rappelait l’attachement de la France à l’Alliance atlantique. Cette décision a été prise à un moment où les relations entre le bloc soviétique et les pays occidentaux étaient en train de se dégrader. La France a choisi de se tenir à l’écart de cette dégradation, pour essayer de construire une politique étrangère originale et plus autonome vis-à-vis de ses alliés.

Le contexte stratégique est radicalement différent aujourd’hui : d’une part, l’opposition entre les blocs a disparu au profit d’un ensemble multipolaire et, d’autre part, la France participe de façon pleine et entière à l’ensemble des opérations militaires de l’OTAN, en Afghanistan comme dans les Balkans, puisqu’elle est actuellement le quatrième contributeur de troupes pour ces opérations.

La question du retour de la France dans le commandement militaire intégré se pose donc dans un environnement géostratégique radicalement différent et les options qui s’offrent à la France ne sont plus les mêmes qu’auparavant.

En deuxième lieu, je tiens à faire remarquer que la poursuite et le renforcement de la politique européenne de sécurité et de défense restent une priorité absolue de la politique étrangère française et ne manqueront pas de se concrétiser au cours des années à venir, sous forme de décisions pragmatiques. Je souhaite, en tant que responsable des affaires européennes de ce gouvernement, que les progrès accomplis se poursuivent. La décision du retour de la France au sein du commandement militaire intégré de l’OTAN, si elle est prise lors du sommet de Strasbourg-Kehl, devra s’accompagner d’un renforcement de la politique européenne de sécurité et de défense – c’est une priorité – et constituer un point de départ.

Depuis une dizaine d’années, la politique européenne de sécurité et de défense a connu deux accélérations majeures, dans deux champs très différents.

La première, à laquelle j’avais participé directement, fut la décision prise par Tony Blair et Jacques Chirac, en 1998, de renforcer les institutions de défense européennes. Il s’agit du sommet de Saint-Malo, qui s’est traduit par la mise en place à Bruxelles de structures politico-militaires qui n’existaient pas auparavant, tels l’état-major européen, le comité politique et de sécurité, le comité militaire et l’Agence européenne de défense. Pour la première fois dans l’histoire de l’Union européenne, des opérations totalement européennes ont été lancées. Enfin, après plusieurs années d’efforts, une stratégie de sécurité a été définie. A mon sens, elle mériterait d’être approfondie car les intérêts stratégiques européens doivent être précisément définis. À l’époque, ces décisions reposaient sur une architecture institutionnelle de sécurité.

La deuxième accélération a eu lieu en 2008, notamment sous la présidence française de l’Union européenne. Elle s’est cette fois-ci plus exprimée au travers d’opérations concrètes sur le terrain que de valorisation des institutions. Des opérations civiles et militaires de grande ampleur ont été lancées, telles l’EUMM – la mission de surveillance en Géorgie –, l’EUFOR – la force opérationnelle de l’Europe – au Tchad, l’EULEX – la mission de police et de justice – au Kosovo, ou encore l’intervention de la force navale européenne Atalante, destinée à combattre la piraterie au large de la Somalie. Désormais, près de 10 000 hommes sont engagés directement sous un commandement européen, dont 2 500 Français.

Le renforcement de la défense européenne reste une priorité majeure de la France. Plusieurs axes de réflexion s’offrent à nous et portent aussi bien sur la stratégie européenne de sécurité et de défense que sur la politique d’armement européenne ou les structures de commandement militaire européennes, avec la mise en place d’un centre de commandement des opérations. Ce dernier point doit, à mon sens, rester un objectif stratégique à long terme de la France et de l’Union.

Je voudrais maintenant faire quelques remarques sur l’OTAN.

Tout d’abord, au-delà des incantations, il faut regarder la réalité de nos engagements et de nos choix politiques. Or, la réalité, c’est que depuis plusieurs années, la France a fait le choix de participer à l’ensemble des opérations militaires de l’OTAN, conduites sous mandat des Nations unies, car nous avons estimé qu’elles répondaient à une double exigence de sécurité pour notre pays et de conformité au droit international. Il en est ainsi de l’opération conduite au Kosovo, où la KAFOR assure la paix entre les différentes communautés, comme de l’engagement de nos forces en Afghanistan, sous mandat des Nations unies et dans le cadre de la légitimité internationale, qui font de notre pays, je le répète, l’un des premiers contributeurs de troupes au sein de l’OTAN. J’ajoute que la France assure, sur le terrain, le commandement de certaines opérations, et cette contribution militaire nous conduit légitimement à réfléchir à ce que pourrait être notre influence sur l’évolution de l’OTAN et sur sa doctrine stratégique.

S’il veut renforcer son influence, notre pays doit prendre toute sa place dans la chaîne de commandement et participer à la nécessaire transformation de l’Alliance atlantique. Autrefois défensive et dirigée contre le Pacte de Varsovie, cette organisation est aujourd’hui engagée dans des opérations de maintien de la paix mais, à mon sens, ses contours et ses missions ne sont pas définis avec suffisamment de clarté. Comme pour la défense européenne, il me semble que si une décision est prise à Strasbourg-Kehl, elle devra être le point de départ d’un renforcement de l’influence de la France au sein de l’Alliance et d’une redéfinition du concept stratégique de l’OTAN de façon à ce que ses missions et sa vocation soient mieux définies.

Autre point sur lequel je tiens à insister : l’OTAN et la défense européenne ne sont pas opposées mais complémentaires, et c’est une situation politique nouvelle. Il y a encore quelques années, l’administration américaine vivait tout renforcement de la défense européenne comme une agression plus ou moins directe contre l’OTAN et l’ensemble des alliés de l’Alliance atlantique. Ce n’est plus le cas, et le discours de Joe Biden lors de la Wehrkünde à Munich a été très clair : il en ressort que le renforcement de la défense européenne ne pose plus aucun problème aux Américains, qui estiment qu’il est de l’intérêt de l’Alliance de pouvoir compter sur une défense européenne plus forte.

Plutôt que de nous interroger sur le fait de savoir si le plein retour de la France au sein de l’Alliance constitue une rupture stratégique, demandons-nous comment nous pouvons obtenir avec nos partenaires européens la capacité politique de développer la défense européenne.

Je crois pouvoir affirmer que le retour de la France dans le commandement militaire intégré de l’Alliance atlantique rassure un certain nombre de nos partenaires, en particulier les pays d’Europe centrale et orientale. Il nous restera à convaincre nos partenaires de la nécessité de disposer de budgets de défense suffisamment élevés pour rendre crédible la défense européenne et pour permettre le renforcement de ses opérations sur le terrain. Nous devrons également les convaincre, en particulier les Britanniques, de la nécessité d’un commandement unique situé à Bruxelles.

Redéfinir le rôle de l’OTAN et renforcer la défense européenne : tel est, à mes yeux, le défi que notre pays doit relever. Je le crois plus important que la décision symbolique que constitue le retour de la France dans le commandement militaire intégré de l’OTAN.

Je dirai pour conclure que toutes les approches effectuées et tous les travaux réalisés l’ont été en étroite concertation avec notre partenaire allemand. Le fait que le sommet de l’Alliance se tienne à la fois à Kehl et à Strasbourg est un symbole très positif – car il n’y aura pas de renforcement de la défense européenne sans une alliance forte entre la France et l’Allemagne – comme l’est la décision d’installer en France une unité de la brigade franco-allemande, qui suppose la présence permanente de soldats allemands sur notre sol.

M. Michel Voisin, président. Pensez-vous, monsieur le secrétaire d’État, que nous pourrons convaincre les Français que si la France reprend sa place au sein de l’OTAN, elle pourra mieux faire accepter par ses partenaires européens l’idée d’une défense européenne autonome ?

Pourrons-nous convaincre les États-Unis de faire évoluer l’Alliance atlantique pour donner au pilier européen, que nous appelons de nos vœux, une réalité tangible ?

M. le secrétaire d’État. Ce sont là les deux vraies questions : pour l’avenir, le renforcement du pilier européen de l’Alliance et de la défense européenne est plus important que le débat sur la pleine participation de la France au commandement militaire intégré de l’OTAN, dont la portée est symbolique. Il faut regarder les choses en face, voir quelle est la réalité de nos engagements et quelle est celle des intérêts français en termes de sécurité. La réalité de nos engagements, c’est que nous participons aux opérations de l’Alliance ; la réalité de nos intérêts en termes de sécurité, c’est que nous avons besoin d’elle pour garantir notre sécurité. Notre avenir politique dépend de notre capacité à définir cette défense autonome.

Quant à notre capacité à convaincre nos partenaires européens, il me semble que la première chose à faire est de définir une stratégie de sécurité commune et de procéder à une analyse commune de la menace. Pour avoir participé à plusieurs reprises à des travaux européens sur l’évaluation de la menace, je peux vous dire que ce n’est pas une partie de plaisir ! S’agissant de l’Iran, par exemple, les intérêts de sécurité de l’Europe ne se confondent pas avec ceux des États-Unis. Une éventuelle guerre et des bombardements en Iran auraient des conséquences infiniment plus graves pour l’Europe que pour les États-Unis, que ce soit sur le plan économique – approvisionnement en énergie, construction de futurs gazoducs – ou sur celui de la sécurité, puisque la portée des missiles Shahab-3, dont les essais sont en cours, et des éventuels missiles Shahab-4, leur permettrait de toucher le continent européen mais pas le sol américain. La première des priorités de l’Europe est donc de parvenir à une définition commune de nos intérêts de sécurité et de nos intérêts stratégiques. Nous devons adopter une position commune sur la situation en Afghanistan ou en Asie centrale ; or, nous en sommes encore loin.

Toutefois, nous n’arriverons à convaincre nos partenaires que si nous leur apportons la preuve que la défense européenne ne se fait pas contre les Américains et contre l’OTAN mais qu’elle est complémentaire des travaux de l’Alliance. Nous devons prouver que ce qui se passe en mer Rouge, dans le Golfe ou dans un certain nombre de pays d’Afrique concerne directement l’Europe et qu’il est de son intérêt d’avoir une défense européenne autonome pour y faire face, parce que les Américains ne le feront pas, trop heureux d’être déchargés de ce fardeau.

J’en viens enfin à un point très important, mais je ne vous cache pas que les progrès en la matière ne sont pas forcément la priorité des États européens : il s’agit de l’équipement militaire de l’Europe. Si, dans ce domaine comme dans beaucoup d’autres domaines industriels, à quelques exceptions près – je pense à EADS –, nous rencontrons des difficultés, c’est que nous avons privilégié des approches nationales plutôt qu’une approche collective, aucun pays ne voulant renoncer à une partie de ses industries. Plus nous réussirons à intégrer la défense européenne, plus nous bâtirons de programmes communs et avancerons dans la voie d’un équipement militaire commun, plus nous renforcerons la défense européenne. A ce titre, le retard pris par l’A400M est préoccupant, car c’est le seul exemple de programme européen de très grande ampleur. Or, il se heurte à des problèmes budgétaires et de spécifications que vous connaissez sans doute mieux que moi, mais qui illustrent les difficultés de l’Europe pour mener à bien un programme militaire commun dans de bonnes conditions.

Les trois éléments que je viens de citer doivent permettrent de progresser dans la constitution d’une défense européenne autonome.

Ensuite, comment convaincre nos partenaires américains de la nécessité de mettre en œuvre un pilier européen ? La réponse est beaucoup plus simple car les Américains sont très pragmatiques : cela dépend presque exclusivement des moyens militaires que nous sommes prêts à engager dans l’Alliance atlantique. Lorsque l’Europe répond positivement à une demande de l’Alliance d’envoyer des troupes supplémentaires et des forces spéciales en Afghanistan ou d’investir pour sa rénovation, elle peut prétendre avoir une influence. Dans le cas contraire, ce sont les autres qui commandent.

M. Bernard Cazeneuve. Je pense que nous pouvons remercier M. le secrétaire d’État pour la clarté et la cohérence de son exposé, qui nous donne l’occasion de prolonger un débat que nous avons engagé il y a quelques semaines et qui s’est poursuivi hier avec une audition très intéressante. Je voudrais lui démontrer que, sur ce sujet, aucun des membres de l’opposition ne fait preuve de psychorigidité et lui poser quelques questions simples.

Vous nous invitez, monsieur le secrétaire d’État, au pragmatisme et au réalisme, mais l’Europe de la défense est en panne, et cela depuis de nombreuses années. Vous avez rappelé, avec raison, le sommet de Saint-Malo en 1998 et l’initiative prise par Jacques Chirac et Tony Blair. A l’époque, le Gouvernement avait quelques prérogatives, si bien que le Premier ministre et le ministre de la défense ont joué leur rôle pour faire évoluer les choses. Toutefois, force est de constater qu’en raison notamment de la position des Britanniques, dont les tropismes atlantistes étaient très affirmés, les progrès accomplis au regard de ce que nous attendions ont été extraordinairement faibles. Et lorsque l’on s’inscrit dans le temps long de l’histoire de l’Europe et que l’on regarde la façon dont s’est cristallisée l’identité européenne de sécurité et de défense, on s’aperçoit que c’est un sujet sur lequel il est très difficile d’évoluer. D’une part, il constitue l’une des prérogatives les plus régaliennes des États et, d’autre part, il divise fortement les pays de l’Union, pour des raisons qui tiennent à leur histoire et à leurs alliances anciennes. De fait, certains regardent vers les États-Unis alors que d’autres, davantage tournés vers l’Europe continentale, proposent une autre orientation. L’Europe de la défense est donc, et depuis longtemps, en panne.

Vous évoquez avec prudence le bilan de la présidence française en la matière - l’EULEX au Kosovo, l’EUFOR au Tchad, auquel doit succéder la mission des Nations unies en République centrafricaine et au Tchad –, mais toutes ces opérations étaient engagées avant que ne débute la présidence française ! En matière de renforcement de l’Europe de la défense, nous cherchons en vain le bilan de la présidence française, qui pourtant, sur d’autres sujets, a abouti à des résultats très significatifs.

Le premier constat que nous devons faire ensemble – et vous l’avez dressé avec beaucoup de nuances car il vous faut plaider la cause pour laquelle vous êtes là –, c’est que l’Europe de la défense est en panne et que son bilan est singulièrement étique. Dès lors, quel intérêt avions-nous à changer de posture et en quoi la réorientation qui nous est proposée permettra-t-elle d’aller plus vite vers la création de l’Europe de la défense ? C’est une question que nous devons aborder avec pragmatisme et sans arrière-pensée.

Je considère que votre argumentation comporte des éléments contradictoires, à tout le moins insuffisamment fondés.

Tout d’abord, vous dites que la construction de l’Europe de la défense se fera plus facilement si la France se trouve dans l’OTAN. À moins d’apporter la démonstration qu’il y a au sein du commandement intégré une dynamique particulière des pays appartenant à l’Union qui leur permette de prendre des initiatives que nous ne pouvons pas prendre faute de faire partie de ce commandement, je ne vois pas sur quoi se fonde cette argumentation.

Par ailleurs, tout en étant à l’extérieur de l’OTAN, nous avons participé à un certain nombre d’opérations, comme en Afghanistan où nous sommes présents sur le théâtre d’opération, en étroite liaison avec les pays de l’Union. Je ne vois pas non plus en quoi le fait d’intégrer le commandement nous permettrait d’être plus efficaces et plus impliqués. Nous sommes certes à l’extérieur, mais il n’en reste pas moins que nous pouvons faire entendre notre voix lorsque surviennent des crises face auxquelles les États-Unis prennent une posture d’hyper-puissance et agissent dans l’unilatéralisme le plus pur, sans tenir compte des intérêts qui ne sont pas les leurs, de l’équilibre mondial et de la paix dans le monde. Il se trouve qu’un Premier ministre français, Dominique de Villepin, a prononcé il n’y a pas si longtemps un discours d’une très grande qualité devant le Conseil de sécurité des Nations unies. Pensez-vous franchement qu’une telle liberté de ton serait possible si nous étions dans une mécanique totalement intégrée ?

M. Bernard Deflesselles. C’est pourtant ce que font les Allemands !

M. Bernard Cazeneuve. Les Allemands ne l’ont pas fait avec le panache qui fut celui de la France à l’époque – d’ailleurs, peut-être y a-t-il un lien entre ce panache et notre positionnement d’alors dans l’OTAN. Si vous considérez que nous serons plus efficaces pour construire l’Europe de la défense en étant intégrés à l’OTAN, il faut le démontrer.

Selon vous, il est difficile pour l’Europe de tenir un discours commun et ce sera plus facile lorsque la France sera dans le commandement intégré. Vous ajoutez que si nous voulons mettre en place une véritable Europe de la défense, il faut élaborer une doctrine commune sur ce que sont les menaces et la manière d’y répondre. Dès lors pourquoi, alors que nous étions à la veille de la présidence française quand ce débat a été lancé, le Gouvernement n’a-t-il pas décidé d’élaborer un Livre blanc sur la défense auquel auraient été associés les autres pays de l’Union européenne ? Cela aurait permis d’engager le débat, préalablement à notre intégration sans conditions, sur l’analyse des menaces et sur les orientations à faire prévaloir. Le Livre blanc n’a pas été européen, mais franco-français ! Aujourd’hui, vous semblez regretter que la réflexion ne soit pas européenne : pourquoi, alors que vous aviez l’occasion de faire en sorte qu’elle le soit, ne l’avez-vous pas fait ?

Pour réaliser l’Europe de la défense, vous préconisez de développer les coopérations entre les industries européennes. Ne pensez-vous pas que les coopérations industrielles doivent être dictées principalement par la conception commune des orientations qui présideront à la création de l’identité européenne de sécurité et de défense ?

Nous cherchons en vain, et nous le regrettons, des raisons d’adhérer à vos arguments, qui sont ceux du Gouvernement, car nous ne voyons pas en quoi ils nous aideront à aller plus loin dans la réalisation de cette Europe de la défense à laquelle nous tenons tous, au-delà des divergences qui nous séparent.

M. Michel Grall. Récemment, des milieux proches de l’OTAN ont envisagé le déploiement de troupes pour assurer le maintien de la paix en Cisjordanie. Selon vous, est-ce envisageable dans les mois ou les années à venir ? Nicolas Sarkozy, à la fin de l’année dernière, a proposé un plan de paix pour les territoires de Cisjordanie, incluant la vieille ville de Jérusalem, ainsi que la création d’une police internationale sur ce territoire. Pouvez-vous nous apporter des éclaircissements sur l’actualité dans cette région et le rôle que l’OTAN pourrait jouer pour sa pacification ?

M. le secrétaire d’État. Le rôle de l’Union européenne ou de l’OTAN dans cette région du monde est subordonné à l’obtention d’un accord de paix entre les différentes parties. En l’absence d’un tel accord et d’un mandat des Nations unies, la présence de troupes sur le terrain est impossible. Je rappelle que la France n’envoie aucune troupe sur un théâtre extérieur sans mandat des Nations unies légitimant l’usage de la force.

Je reconnais que les remarques de M. Cazeneuve sont intéressantes, même si je ne partage pas les conclusions qu’il en tire. Je pense, pour ma part, qu’un écart trop grand entre nos décisions et nos postures politiques n’est jamais de bonne politique. Or, il se trouve que la France, sous tous les gouvernements, de gauche comme de droite, s’est engagée militairement dans l’OTAN, comme l’atteste la présence massive de ses troupes. Pour quelle raison ? Notre sécurité était en jeu et nous n’avions pas d’autre solution. Pour combattre le terrorisme et le régime taliban en Afghanistan, il fallait y envoyer des troupes aguerries, un certain volume de forces : seule l’OTAN était en mesure d’apporter un tel soutien et de monter rapidement une opération militaire de ce type.

À partir du moment où nous acceptons cette logique, il me semble raisonnable et normal d’accorder nos principes avec nos actes. De la même façon, nous avons retrouvé notre dignité et notre honneur dans les Balkans, notamment au Kosovo, en mettant fin à des comportements inacceptables de la part de troupes serbes que les Nations unies avaient été incapables d’endiguer – des troupes européennes auraient été tout aussi impuissantes – parce que nous avons eu recours à l’OTAN, sur la base d’un mandat des Nations unies. Sans revenir sur l’épisode tragi-comique de ce mandat, il se trouve que nous n’avons pu sauver l’honneur européen qu’avec le soutien des troupes de l’OTAN. Ne l’oublions pas !

Je sais me montrer pragmatique, et cette décision d’un retour dans le commandement intégré ne me gêne pas car elle permet de mettre en accord nos actes – qui ont contribué à sauver nos valeurs essentielles, notamment en Europe – et notre positionnement politique.

Quant au discours de New York de M. de Villepin, je pense qu’il aurait pu être tenu de façon identique si la France avait fait partie du commandement intégré. Nous défendons nos principes et nos valeurs lorsqu’ils sont menacés et que nous jugeons qu’il est de notre intérêt de les défendre. Comme vous le savez, au sein de l’OTAN, les décisions sont prises à l’unanimité, sur la base du consensus. C’est donc davantage une question de personnalité et de volonté que de présence, totale ou partielle, dans le commandement militaire intégré de l’Alliance.

J’en viens au Livre blanc européen. C’est une idée que nous avons toujours soutenue et que je continue à soutenir. Mais on ne peut pas dire que nous n’avons pas progressé sur ce sujet, car, pendant la présidence française de l’Union européenne, nous avons rénové la stratégie européenne de sécurité et l’avons précisée sur de nombreux points, notamment celui de la prolifération, balistique et nucléaire. Face à l’Iran et au terrorisme, nous nous sommes dotés d’une stratégie de sécurité européenne. Tout cela constitue le point de départ d’un Livre blanc européen dont j’estime, comme vous, qu’il est absolument indispensable.

Vous me demandez en quoi notre présence au sein de l’Alliance nous permettrait d’être plus influents. Regardez les effectifs : l’organisation au sein de l’OTAN compte 1 975 Allemands, un peu plus d’un millier de Britanniques et d’Italiens, mais seulement quelques dizaines de Français. Si nous obtenons les postes que nous visons au sein de l’OTAN et que nous sommes davantage présents dans l’Alliance, nous participerons davantage aux décisions de redéfinition du concept stratégique de l’Alliance, ce qui renforcera l’influence européenne au sein de cette organisation.

Pour mieux promouvoir la défense européenne au sein de l’OTAN, nous devons être crédibles vis-à-vis de nos partenaires, notamment les Britanniques et les pays d’Europe centrale et orientale. Pour cela, nous devons montrer patte blanche et prouver que nous sommes des partenaires fiables, capables d’accorder nos actes avec nos principes et d’assumer une pleine intégration au sein de l’Alliance tout en prônant une défense européenne forte et autonome.

S’agissant des opérations et de l’absence de progrès de la défense européenne durant la présidence française, je vous indique que nous avons lancé trois opérations : EULEX, Atalante et EUMM. Toutes trois portent sur d’importantes questions de sécurité, notamment celle menée en Géorgie, et nous n’avons pas à rougir des initiatives de l’Europe dans ce domaine.

En revanche, monsieur Cazeneuve, je vous rejoins sur un point : les progrès en matière d’Europe de la défense sont insuffisants. Je le crois sincèrement et me garderai bien de faire un discours doctrinaire sur ce sujet. Je pense qu’il y a eu des occasions manquées. Le sommet de Saint-Malo avait amorcé une dynamique mais, pour des raisons de politique intérieure britannique, celle-ci a été cassée. Ce sommet devait déboucher sur la mise en place d’un centre européen de commandement des opérations qui aurait suppléé les trois centres qui existent actuellement – le centre du Mont-Valérien, celui de Postdam et le centre de commandement britannique. Mais ce centre européen n’a pas vu le jour et les Britanniques en font toujours un point de blocage. Pour ma part, je tiens Tony Blair pour directement responsable de cet échec et je regrette que nous n’ayons pu aller jusqu’au bout sur ce sujet. De la même manière, sur le plan des équipements militaires et des budgets de la défense, il reste des progrès à faire.

Je vous rejoins également sur un point : l’histoire pèse lourd dans ce débat et c’est pourquoi la France doit reprendre sa place entière au sein de l’OTAN, car cela permettra d’assainir la situation et d’éviter les reproches inutiles. N’oublions pas que la première initiative européenne fut de construire la Communauté européenne de défense et que c’est ce qui a fait échouer la construction politique de l’Union européenne. Cet échec a marqué l’histoire de l’Europe. Nous voulions commencer la construction européenne par la défense. Ne parvenant pas à nous mettre d’accord, nous nous sommes rabattus sur l’économie. Mettre en place l’Europe de la défense pose des questions de souveraineté et de construction européenne extraordinairement complexes.

N’oublions pas non plus – je le constate tous les jours – que les États européens n’ont pas la même mémoire. Notre continent n’est pas un territoire uni. Nous reprochons à l’Europe de ne pas aller assez loin, de ne pas réagir assez vite, de n’être pas assez unie face à la crise, mais elle est différente des États-Unis, qui ont 200 ans d’histoire commune collective, de la Chine, qui a des milliers d’années d’histoire commune collective, du Japon ou de l’Inde. L’Europe est un continent qui ne cesse d’évoluer. C’est un ensemble constitué d’États Nations, de parties d’États Nations ou de provinces, qui les a rassemblés, qui s’est élargi et a fait revenir à lui des pays qui se sont trouvés sous domination soviétique pendant de longues années. N’oublions pas que la Slovaquie et la République Tchèque ne sont membres de l’Union que depuis 2004. Aujourd’hui, pour les Polonais, la menace, c’est la Russie, et la protection contre la Russie, c’est l’OTAN. Pour eux, la seule menace qui pèse sur l’Union européenne serait une invasion des troupes russes. Pour nous, la première menace vient de l’islamisme radical, du terrorisme, de la prolifération mais eux ne voient pas les choses de cette façon. Pour eux, la première des menaces, c’est une invasion russe, et ce qui s’est passé en Géorgie les conforte en ce sens.

Nous avons besoin de l’Alliance atlantique ; elle est aussi importante que l’Union européenne. Prenons en compte ces mémoires européennes et disons clairement à ces pays que, même si nous faisons partie de l’OTAN, nous sommes attachés à la construction d’une défense européenne autonome, parce que nos intérêts de sécurité sont différents de ceux des Américains. Nous serons plus crédibles et nous pourrons aller plus loin.

Je sais, monsieur Cazeneuve, que vous êtes maire d’une ville où l’industrie de la défense est largement implantée : à la faveur de la crise, il faut que nous progressions sur cette question, en particulier avec les Allemands.

M. Jean-Claude Viollet. Nous voyons souvent revenir dans vos propos, monsieur le secrétaire d’État, les mots « symbole » et « rupture ». Pour vous, le retour dans le commandement intégré serait symbolique. Quant au Président, il a indiqué que c’était la manifestation d’une nouvelle rupture. C’est l’un ou l’autre, même si une rupture peut avoir une portée symbolique. Quoi qu’il en soit, ce dossier engage très souvent la responsabilité politique de ceux qui s’expriment, et lorsque j’entends d’anciens Premiers ministres, avec leur expérience de la diplomatie, s’interroger sur l’opportunité de la démarche entreprise, je me dis qu’il y a matière à débat.

Nous ne sommes plus en 1949, ni en 1966. Quelle est aujourd’hui notre idée du nouveau concept stratégique de l’OTAN ? Cela n’a pas été clairement énoncé. Il faudra dire aux Françaises et aux Français ce que nous entendons négocier. Initialement, le concept stratégique concernait l’Europe et l’Atlantique Nord. Aujourd’hui, nous sommes présents en Afghanistan aux côtés de l’Alliance. Demain, nous serons peut-être sur d’autres terrains plus lointains encore, qui concernent naturellement l’Europe et la France, mais aussi l’ensemble du monde. De ce point de vue, l’Alliance atlantique est-elle le bon périmètre pour mobiliser les forces contre le terrorisme, par exemple ? A quel niveau sera fixé l’engagement des différents partenaires de l’Alliance ? Les moyens mis à sa disposition seront-ils limités – je pense au système des caveats ? Qu’en sera-t-il de son fonctionnement, des règles d’engagement et de décision ? Cela me ramène à l’article 5 : le périmètre et les objectifs étant différents, sa redéfinition s’impose.

Vous dites, à propos de l’Afghanistan, que notre logique est la bonne. Je le pensais tellement que j’ai moi-même voté pour la poursuite de l’engagement de la France et j’assume pleinement mon choix. Toutefois, je l’ai fait sous réserve que la France puisse s’exprimer clairement et peser sur la définition des objectifs et sur les moyens à engager dans l’opération. Or, rien de cela n’a été fait. Demain, nous prendrons peut-être la décision de renforcer encore notre engagement : il faudra refaire le point sur la nature de cet engagement, sur les objectifs poursuivis, sur les moyens consentis, évaluer les résultats, y compris sur un plan politique.

Par ailleurs, vous dites que l’Europe est un des pilier de l’Alliance. Mais comment doit-on organiser ce pilier, si tant est que les Américains en acceptent le principe ? Quel pilier, pour faire face à quelle menace ? Vous avez évoqué la crainte des Polonais face à la Russie, crainte confortée par ce qui s’est passé cet été en Géorgie. Mais dans cette affaire géorgienne, les Américains ne sont pas exempts de reproches dans la mesure où ils n’ont pas tenu compte de la notion d’« étranger proche » inventée par les Russes il y a bien des années. Dans cette affaire, l’Europe a pesé de tout son poids pour éviter le pire. La même question risque de se poser dans l’avenir : comment les engagements de l’Alliance sur le terrain européen se feront-ils demain ? Ne risque-t-on pas de nous retrouver devant des difficultés créées par certaines forces de l’Alliance – et non des moindres –, difficultés qui devront être réglées par les Européens et par eux seuls parce que les États-Unis estimeront qu’elles ne méritent pas un engagement ?

S’agissant du bouclier antimissile, les Américains ont négocié en direct, sans passer par l’Alliance – son secrétaire général nous a dit qu’il regrettait cette situation de fait. Pour ce qui nous concerne, nous sommes plutôt favorables à un système d’alerte avancée, comme en témoigne le lancement il y a quelques jours de SPIRALE, le système préparatoire infrarouge. L’alerte avancée est conforme à notre doctrine de dissuasion, alors que le bouclier antimissile pose le problème de la qualification de la dissuasion : en effet, se doter d’un bouclier antimissile revient à dire que l’on a peur que la dissuasion ne soit pas assez dissuasive. Or si nous nous dotons d’une alerte avancée, c’est précisément pour renforcer notre dissuasion. Il s’agit de deux systèmes différents. En tout cas, c’est au sein de l’Alliance que des décisions en la matière peuvent être prises. Quelle est la position de la France ?

Enfin, vous nous avez indiqué que l’on ne peut peser sur les décisions qu’à l’aune des moyens que l’on engage. L’un de nos collègues de la majorité rappelait hier que la France consacre à sa défense 1,7 % de son PIB ; or il faudrait qu’elle y consacre 3 % pour que nous puissions avoir les moyens de nos ambitions – il fut un temps où le pourcentage était de 5 %. Quels moyens sommes-nous disposés à engager pour peser ?

M. Jacques Lamblin. La nouvelle position de la France aura-t-elle un impact sur nos relations avec les pays de l’Est, aujourd’hui membres de l’Union européenne mais qui naguère se trouvaient du mauvais côté du rideau de fer ? Comment cette intégration sera-t-elle perçue à Moscou et comment ce changement fera-t-il évoluer notre position diplomatique et militaire vis-à-vis de la Russie ?

M. le secrétaire d’État. Monsieur Viollet, s’agit-il d’une décision symbolique ou de rupture ? Sans en surestimer l’importance – après tout, il s’agit de faire partie d’un énième comité –, il ne faudrait pas non plus la prendre à la légère car c’est bien une décision symbolique, dans le sens où la France accepte de jouer pleinement son rôle au sein de l’Alliance. En outre, cette décision mettra fin à l’ère du soupçon. En effet, alors qu’elle est l’une des plus grandes nations au monde en termes de défense, la France est systématiquement soupçonnée de jouer un double jeu, d’avoir un pied dans l’Alliance et un pied en dehors, d’être alliée des Américains mais pas totalement, de participer aux opérations de l’OTAN tout en étant en retrait. Si, par le passé, nous avons tiré un bénéfice de cette position, c’est de moins en moins vrai. Nous devons passer de l’ère du soupçon à celle de la confiance, dans laquelle nous gardons tout notre indépendance et disons les choses clairement sans que l’on puisse nous accuser d’une quelconque arrière-pensée. C’est un aspect politique absolument majeur.

Par ailleurs, c’est le bon moment pour faire ce choix. Si nous ne le faisons pas, nous resterons plusieurs années encore dans cette position quelque peu bancale et je crains que cela ne nous affaiblisse, tant sur le plan politique que diplomatique. Pourquoi est-ce le bon moment ? Tout d’abord, parce que la France et l’Allemagne ont réussi politiquement à bâtir un certain nombre de choses : la présence de troupes allemandes sur le sol français en est un exemple, la position que nous avons adoptée au sommet de Bucarest face à une éventuelle adhésion de l’Ukraine et de la Géorgie à l’Alliance atlantique en est un autre, sans parler de l’organisation du sommet de l’Alliance atlantique à Strasbourg-Kehl.

Un autre élément majeur justifie que nous prenions cette décision maintenant. Même s’il s’agit d’une évidence absolue, je rappelle que l’administration américaine a changé. On ne peut à la fois se réjouir de l’arrivée aux États-Unis d’un président démocrate plus ouvert et ne pas profiter de cette opportunité. C’est une décision que nous pourrions fort bien reporter mais le fait de l’annoncer au moment où le président américain nouvellement élu se trouvera sur le sol français n’est pas un élément que l’on peut négliger.

La question du concept stratégique est majeure. L’Alliance est fondée sur le principe de l’article 5 de la Charte de l’Alliance atlantique, dont je rappelle qu’il n’a été mis en œuvre qu’une seule fois dans l’histoire de l’Alliance, au profit de l’État qui ne devait pas en profiter, à savoir les États-Unis, et que sa définition est implicitement géographique – c’est le camp occidental contre l’Est et le camp soviétique. Si l’Alliance intervient désormais en dehors du champ très étroit de l’article 5, ou alors selon une interprétation très large de cet article, hors de toutes limites géographiques, c’est simplement parce qu’il n’existe pas dans le monde une autre alliance militaire susceptible de le faire ! D’où l’intervention en Afghanistan et en Asie centrale. Et lorsqu’il faudra envoyer des forces d’interposition importantes au Proche-Orient, ce sera l’OTAN qui le fera, parce qu’il n’existe rien d’autre ! Il faudra un jour se poser la question de savoir s’il est opportun que l’Alliance atlantique vienne à la rescousse de tous les conflits de haute intensité, simplement parce qu’il n’y a pas d’autre possibilité militaire. Ce débat doit avoir lieu dans le cadre de la redéfinition du concept stratégique.

La principale menace qui pèse actuellement sur nos pays est le terrorisme, qui peut être civil, le fait d’une organisation militaire ou d’un groupuscule. L’OTAN est-elle l’organisation la mieux adaptée pour réagir face à de telles menaces ? Existe-t-il d’autres stratégies ? Cette question doit impérativement être posée. Ce qui se passe en Afghanistan montre bien que le problème n’est pas de gagner la guerre mais de gagner la paix après la guerre. C’est tout aussi vrai pour l’Irak. Il faut trois mois pour gagner une guerre, dix ans pour garantir la paix et la stabilité ensuite. Est-ce à l’OTAN de le faire ? Qui prend le relais lorsque la guerre est terminée ? Comment s’organise-t-on ? Qui paie ? Toutes ces questions doivent être posées dans le cadre du concept stratégique.

L’OTAN doit-elle jouer un rôle civil ? Lorsque la situation est assainie, lorsqu’on a remporté une guerre, il faut faire de la reconstruction civile. L’OTAN est-elle équipée pour cela ? A-t-elle vocation à reconstruire des routes, des maisons, et à assurer la sécurité de ces reconstructions ? Cette question fait débat, mais le concept stratégique actuel n’y apporte aucune réponse. L’Alliance doit-elle intervenir pour lutter contre le trafic de drogue et les narcotrafiquants, pour éliminer les champs de pavots dans le sud de l’Afghanistan ? A-t-elle la légitimité et la capacité pour le faire ? Personne, aujourd’hui, n’a de réponse à cette question. Or, c’est bien le trafic de drogue qui nourrit l’instabilité et le risque d’un retour au désordre en Afghanistan.

Quelle relation devons-nous avoir avec la Russie, qui, bien que partenaire de l’Alliance atlantique, la regarde avec méfiance ? Quelle relation voulons-nous avoir avec la Chine, qui a marqué son intérêt pour un partenariat direct avec l’OTAN ? Quels moyens employer ? Qu’en est-il du système des caveat ? Pouvons-nous continuer à accepter, au sein de l’Alliance atlantique, que des troupes européennes présentes en Afghanistan ne bougent pas de leur caserne ? Certains pays se sont imposés tellement de caveat que leurs troupes ne tirent pas un seul coup de feu ! Peut-on considérer que ces troupes participent au maintien de la paix et à la sécurité en Afghanistan ?

Toutes ces questions doivent être posées dans le cadre de la redéfinition du concept stratégique.

S’agissant de l’Afghanistan, j’ai écrit une tribune dans Libération il y a un an, lorsque j’étais député, dont je ne retire pas un mot : nous devons y être présents. Il est légitime d’augmenter notre présence militaire mais nous devons savoir selon quelle stratégie et avec quels moyens de sortie, notamment dans le domaine civil. Pour l’heure, nous n’avons pas de réponse à ces questions. Pierre Lellouche vient d’être nommé représentant spécial de la France pour l’Afghanistan et le Pakistan et il aura la possibilité de dialoguer avec un homologue allemand, un homologue britannique et un homologue américain, qui sera M. Holbrooke, ce qui devrait permettre d’améliorer les choses.

Le bouclier antimissile, j’en conviens, pose la question de la dissuasion qui, par principe, suppose que l’on puisse se dispenser d’un tel bouclier. C’est une discussion que nous avons régulièrement avec les Américains depuis bientôt huit ans.

Je me rends dès demain dans les pays d’Europe centrale et orientale, qui, j’en suis certain, accueilleront la décision française avec beaucoup de soulagement, ce qui nous permettra d’engager rapidement des projets concrets en matière de défense européenne.

Quant à nos relations avec la Russie, je pense que nous n’aurons pas de problèmes, car les Russes préfèrent que les choses soient plus claires et plus simples. En revanche, dans le cadre du concept stratégique, il nous faudra rapidement redéfinir nos relations avec la Russie, dont l’instabilité et l’évolution sont inquiétantes. La Russie a deux problèmes majeurs : son développement démographique, caractérisé par une population concentrée à l’ouest et à l’est du pays, où elle est colonisée par d’autres pays, et une économie qui ne repose que sur les matières premières, dont les cours s’effondrent. Cela crée une profonde instabilité dans un État qui se trouve être le plus grand du monde. C’est une question importante pour le monde entier, en particulier pour les pays de l’Alliance atlantique.

M. Marc Joulaud. Je souhaite avant tout remercier le secrétaire d’État pour la qualité de son exposé et de ses réponses.

Je reviens sur cet enjeu essentiel qu’est la redéfinition du concept stratégique de l’OTAN, à savoir son rôle, ses missions, ses moyens et le cadre géographique de ses interventions. Selon vous, sans parler d’une vision commune, des points de convergence sont-ils possibles entre les différents pays de l’Union ? Ne peut-on pas faire avancer l’Europe de la défense par la mise en commun de priorités dans la définition du nouveau concept stratégique de l’OTAN ?

S’agissant de l’industrie européenne de la défense, il est clair que dans le contexte économique et budgétaire que l’on connaît, peu de pays feront des efforts supplémentaires pour leur défense. Disposez-vous d’éléments vous permettant de penser que les programmes en cours pourront aboutir ? En ce qui concerne en particulier l’A400M, avez-vous des éléments positifs à nous dévoiler ?

M. Franck Gilard. L’Europe de la défense, combien de divisions ? Nous sommes censés avoir plus d’hommes sous les drapeaux dans l’espace européen, mais nous ne pouvons mobiliser pour des opérations extérieures que quelques dizaines de milliers de combattants.

Votre fonction, monsieur le secrétaire d’Etat, vous amène à voyager très fréquemment en Europe occidentale et orientale pour y rencontrer nos partenaires. Comment appréhendent-ils ce concept de défense européenne, dont la définition semble être l’une des conditions essentielles de notre réintégration dans le commandement militaire de l’OTAN ?

M. Christophe Guilloteau. La France est engagée dans de nombreuses opérations extérieures, dont le nombre approche la trentaine et le budget avoisine le milliard d’euros. Le fait pour la France d’être dans le commandement intégré aura-t-il une incidence sur notre engagement dans les opérations extérieures ? La France sera-t-elle moins engagée dans des OPEX ?

M. le secrétaire d’État. Monsieur Joulaud, la capacité de l’Europe à trouver une position commune sur le concept stratégique est une priorité absolue. Nous devons agir dans le cadre de l’Alliance avec la même efficacité que celle qui préside à la préparation du sommet du G20 de Londres. Cela implique de rencontrer nos partenaires européens pour définir une position commune avant toute discussion avec les Américains ou les autres membres de l’Alliance atlantique. C’est la seule méthode efficace si nous voulons parvenir à une révision intéressante du concept stratégique. Si chaque pays européen engage des démarches individuelles à Washington pour défendre ses propres intérêts, cela ne fonctionnera pas. Même si cela s’avère difficile, nous devons avant tout trouver un point de convergence entre Européens.

J’en viens à l’industrie de la défense. Je vous rappelle quelques chiffres, même s’il est extraordinairement complexe de fixer le pourcentage du budget de la défense par rapport au PIB : doit-on, par exemple, intégrer les pensions ? Pour ne citer que les trois premiers budgets militaires européens, les Britanniques consacrent à leur défense environ 2,4 % du PIB, les Français un peu plus de 2 %, les Allemands à peine plus de 1 %, les autres pays suivant tant bien que mal. Nous sommes très loin du compte, et si nous voulons réaliser l’Europe de la défense, il faudra revoir la part du budget de la défense dans le PIB et renforcer l’intégration des programmes industriels.

Sur ce dernier point, l’A400M, qui a déjà pris deux ans de retard, risque de constituer un contre-modèle pour de nombreux États européens qui, compte tenu de ce qui se passe avec cet avion, pourraient hésiter à s’engager dans d’autres projets. Cela dit, nous pouvons aussi mettre en avant des éléments positifs et la crise peut en constituer un. Étant donné les restrictions qu’elle impose, les Italiens et les Allemands reconnaissent désormais la nécessité de développer des programmes conjoints en matière industrielle, notamment dans le domaine de la défense. Je laisse à Hervé Morin le soin de vous citer des exemples concrets mais cette dynamique contrebalance l’effet négatif du retard de l’A400M.

Votre question, monsieur Gilard – l’Europe, combien de divisions ?– est majeure, puisqu’elle rejoint celle des budgets que je viens d’évoquer. C’est pourquoi il est nécessaire que nous ayons un débat de fond sur le retour de la France au sein de l’Alliance atlantique en gardant à l’esprit ce qui est important. Et ce qui compte, c’est de redéfinir le rôle de l’OTAN, le concept stratégique de l’Alliance, tout en progressant sur la défense européenne. Regardons vers l’avenir et disons-nous que cette décision est un marchepied pour nous permettre d’aller plus loin sur ces questions. Ne nous enfermons pas dans l’idée que, en réintégrant le commandement militaire, nous allons perdre notre crédibilité, renoncer à notre indépendance et abandonner notre singularité – pour ma part, je n’y crois pas.

Quant à la réaction des États européens, disons-le clairement : la défense européenne n’est une priorité pour aucun d’entre eux. La volonté de construire une Europe politique est portée par le Président de la République, avec beaucoup de force, et par Mme Merkel, avec un certain retard, dû à un système de décision plus lent. Ailleurs, les choses patinent. Je crois cependant que la crise va changer profondément la façon dont les États européens considèrent cette question. En Italie, en Espagne comme au Royaume-Uni, on comprend que, pour s’en sortir, il faudra aller plus loin et plus vite en matière de construction européenne, et qu’aucun pays ne s’en sortira seul. Ce qui est vrai pour l’économie vaudra, je l’espère, pour la défense.

Un certain nombre de situations concrètes – et des risques d’instabilité subsistent ici ou là, notamment en Afrique du Nord et dans les Balkans – ne manqueront pas de démontrer la nécessité d’une Europe de la défense, simplement parce que personne d’autre ne voudra intervenir. L’Alliance atlantique, déjà engagée en Afghanistan, au Kosovo, nous laissera nous débrouiller seuls. Ma position sur cette question est très pragmatique, et c’est pourquoi je crois en l’Europe de la défense. Le jour où nous serons confrontés à une certaine instabilité dans les Balkans, l’Alliance atlantique nous répondra qu’elle est déjà intervenue dans les années 1990 et qu’elle ne compte pas le faire dans les années 2010. L’Europe devra alors trouver les moyens d’intervenir et nous nous apercevrons que la dissémination de centres de commandement opérationnel au Royaume-Uni, en France et en Allemagne n’est vraiment pas pratique et qu’il serait préférable d’avoir un centre de commandement intégré à Bruxelles – ce qui nous permettra de progresser plus rapidement que nous ne le faisons actuellement.

S’agissant des opérations extérieures, monsieur Guilloteau, je ne suis pas du tout certain que l’entrée de la France dans le commandement intégré en diminuera le nombre.

La séance est levée à dix-sept heures trente

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