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Commission de la défense nationale et des forces armées

Mardi 30 mars 2010

Séance de 17 heures

Compte rendu n° 24

Présidence de M. Guy Teissier, président

— Audition de M. Jack Lang, envoyé spécial du Président de la République pour la Corée du Nord 2

Audition de M. Jack Lang, envoyé spécial du Président de la République pour la Corée du Nord.

La séance est ouverte à dix-sept heures.

M. le président Guy Teissier. Nous allons parler d’un pays secret, dans lequel peu de gens peuvent se rendre. Il me tarde d’entendre notre collègue Jack Lang, envoyé spécial du Président de la République pour la Corée du Nord, tant ce pays est hermétique. On y menace de fusiller le ministre des finances, on y tire sur les bateaux louvoyant près des côtes, on y mitraille les touristes s’attardant à regarder à partir de l’autre côté de la ligne de démarcation.

M. Jack Lang. Je vous remercie pour cette invitation. Vous risquez d’être déçu car je ne serai pas en mesure de satisfaire votre attente. Il eût fallu que je restasse sur place assez longtemps pour collecter des informations de première main, échappant à la censure ou à la déformation du régime. La mission que le Président de la République m’avait confiée ne consistait au demeurant pas à enquêter sur la Corée du Nord. Son objet était beaucoup plus modeste.

La France est le seul pays de l’Union européenne, à l’exception de l’Estonie, à ne pas reconnaître l’État nord-coréen. Cette particularité est le fruit de malentendus avec nos partenaires. Lors d’un sommet Europe-Asie en 2002, nos voisins, notamment l’Allemagne et le Royaume-Uni, ont reconnu unilatéralement la Corée du Nord, alors qu’il était prévu que l’ensemble des États membres de l’Union européenne, présidée à l’époque par la France, le fasse dans le cadre d’une démarche commune. Le Président de la République, Jacques Chirac, avait pris cela comme une mauvaise manière, ce que l’on peut comprendre. La situation résulte donc pour partie d’éléments circonstanciels.

Quoi que l’on pense de ce régime et de ce système, notre tradition diplomatique consiste à reconnaître non pas les gouvernements mais les États, dès lors qu’ils exercent des pouvoirs effectifs sur un territoire donné. Cela évite d’engager des débats plus ou moins politiques, plus ou moins subjectifs, sur la nature des gouvernements. C’est dans cet esprit que le général de Gaulle puis le président Nixon reconnurent la Chine de Mao.

Alors pourquoi la France s’est-elle entêtée à ne pas reconnaître la Corée du Nord ? Après 2002, la situation s’est détériorée sur le plan militaire et nucléaire. Il devenait dès lors difficile de prendre une décision isolée, susceptible d’apparaître comme décalée. La France aurait donné le sentiment de se dissocier des pays avec lesquels elle est alliée pour tenter d’obtenir que la Corée du Nord renonce à l’arme atomique ou, pour le moins, à sa prolifération. Aujourd’hui encore, nous nous trouvons dans cette situation.

Le Président de la République souhaitait y voir plus clair, pour déterminer si, malgré cet obstacle, nous pourrions ouvrir une perspective et éventuellement tenter de jouer un rôle, même modeste, dans cette partie du monde. C’est pourquoi il m’a demandé d’accomplir cette mission, à la tête d’une délégation composée en particulier de M. Thierry Viteau, directeur adjoint d’Asie et d’Océanie au ministère des affaires étrangères, et de M. Bertrand Lortholary, conseiller technique de l’Élysée chargé de l’Asie et de l’Océanie.

Pour engager le dialogue de façon transparente et loyale, j’ai pris la précaution, avant d’aller à Pyongyang, de rendre visite au ministre des affaires étrangères japonais, au président et au ministre des affaires étrangères de la République de Corée, au ministre des affaires étrangères russe, au numéro deux du département d’État américain ainsi qu’à de nombreux dirigeants de la diplomatie chinoise. Pour mieux comprendre la situation, j’ai aussi rencontré des experts, des militaires, des responsables d’associations humanitaires et des spécialistes.

Au terme de ces consultations, en octobre dernier, je me suis rendu à Pyongyang, où j’ai séjourné cinq jours et demi. J’y ai rencontré longuement et à plusieurs reprises le ministre des affaires étrangères et le numéro deux du régime, le président du præsidium de l’Assemblée populaire suprême. Sur place, avec la délégation, nous avons en particulier visité un polder aménagé par l’organisation humanitaire française Triangle à l’ouest de Pyongyang, Kaesong, capitale historique de la Corée, où est implantée une zone industrielle sud-coréenne, et Pammunjon, à quelques pas de là, ou fut signé l’armistice, ainsi que l’hôpital de Pyongyang et des institutions culturelles de la capitale.

Nous avons franchement abordé tous les sujets pour lesquels nous avions été mandatés, des droits de l’homme à la situation politique en passant par le nucléaire. Nos interlocuteurs nous ont réservé un « accueil cordial », comme l’on dit dans le langage diplomatique. Dans une déclaration solennelle qu’il a tenu à prononcer, le gouvernement nord-coréen s’est s’engagé à ne se livrer à aucune prolifération de matière fissile ou de vecteurs balistiques. Chacun en tirera les enseignements qu’il voudra.

Quelques jours plus tard, l’envoyé spécial américain, M. Bosworth, a été reçu par les mêmes autorités à Pyongyang.

Selon les autorités américaines, la Chine exerce des pressions croissantes sur la Corée du Nord pour que celle-ci revienne aux négociations à six. La Russie vient d’annoncer qu’elle interdit désormais toute vente d’armes conventionnelles à la Corée du Nord. Les discussions que j’ai eues avec les autorités russes et chinoises allaient déjà dans ce sens et, du côté du Japon, la tendance est identique, cela va de soi. Le désir de stabilité et de sécurité pousse les autorités chinoises, russes et même japonaises à rechercher une porte de sortie sans remettre en cause le régime. Le gouvernement américain lui-même a exprimé une certaine volonté de dialogue, notamment en acceptant, l’été dernier, que le président Clinton se rende à Pyongyang afin d’obtenir la libération des deux ressortissants américains arrêtés.

Avec la délégation, j’ai proposé plusieurs mesures au Président de la République, inspirées par les principes de réalisme et de prudence.

Premièrement, il convient de renforcer l’aide matérielle apportée aux organisations humanitaires œuvrant dans les domaines du handicap, de la santé ou de l’agriculture, dont le dévouement en faveur de la population est impressionnant. Du reste, les représentants des Nations unies issus notamment de l’organisation des Nations unies pour l’alimentation et l’agriculture (FAO) et du fonds des Nations unies pour l’enfance  (UNICEF) que nous avons rencontrés, préconisent aussi un renforcement de leurs moyens. Pour ce qui nous concerne, je crois que le Gouvernement a décidé d’améliorer substantiellement les aides aux organisations non gouvernementales françaises. Il est question, je crois, d’un doublement des crédits.

Deuxièmement, un pas vers une éventuelle et pour l’heure très incertaine reconnaissance de l’État nord-coréen – laquelle ne pourra de toute manière intervenir qu’une fois calmée la situation sur le front nucléaire – pourrait être amorcé à travers la création d’un office de coopération culturelle. Cette structure modeste servira d’interlocuteur aux rares Français présents là-bas. Il existe déjà un lecteur de français, qui accomplit un travail linguistique et culturel remarquable, notamment à l’université Kim Il-sung et dans un lycée de la capitale. Le Président de la République a accepté cette proposition et le quai d’Orsay, en liaison avec les autorités nord-coréennes, s’efforce de la mettre en application. À ce propos, j’ai interrogé hier la direction d’Asie et d’Océanie : faute de relations diplomatiques entre nos deux pays, l’affaire est assez complexe juridiquement et administrativement, mais la volonté est d’assurer la mise sur pied de cette structure avant l’été.

Au-delà de la problématique de la Corée du Nord, se pose la question de notre présence diplomatique et politique dans cette région du monde. Le Président de la République a entrepris un déplacement en Chine, où il devrait retourner, je crois, à l’occasion de l’ouverture de l’exposition universelle. Sa visite au Japon, qui a été reportée, est attendue. Il se rendra à Séoul à l’occasion du G20 de novembre prochain.

Nous avons aussi des progrès à accomplir pour établir des liens plus féconds, plus étroits, plus créatifs avec la Corée du Sud. L’une des questions pendantes depuis une quinzaine d’années n’est pas d’ordre militaire mais elle n’en touche pas moins à la sensibilité nationale coréenne : c’est celle de l’éventuelle restitution, sous une forme à inventer, des archives royales. Outre que ce geste grandirait la France, il favoriserait notre amitié avec la Corée tout en facilitant notre action dans cette région du monde, qu’elle soit diplomatique, économique ou autre.

M. le président Guy Teissier. Ce matin, en conférence des présidents, j’ai appris que la France allait rendre à la Nouvelle-Zélande les têtes maories qu’elle détient. Rendre ses archives à la Corée paraît donc faisable.

D’après la presse, la Corée du Nord se trouve dans une situation économique catastrophique. Durant les quelques jours que vous y avez passés, avez-vous ressenti cette pauvreté extrême, à moins qu’elle ne vous ait été soigneusement cachée ?

Trois de nos compatriotes seraient retenus en Corée du Nord. En avez-vous été informé avant votre départ et avez-vous pu en parler ?

M. Jack Lang. Nous n’en avions pas été informés, sans quoi nous aurions évidemment interrogé nos interlocuteurs. J’avoue ne pas avoir connaissance de ce sujet ; vous me donnez d’ailleurs envie d’en savoir davantage. Si des compatriotes sont retenus, je m’engage à m’impliquer.

Lorsque nous voyageons à l’étranger pour quelques heures ou quelques jours, nous devons toujours nous méfier de notre subjectivité. Je ne me crois pas autorisé à porter une appréciation sur la situation de la Corée du Nord, alors que nous n’en avons entrevu que quelques aspects. Je vous ferai cependant part de mes impressions. Les habitants de Pyongyang, à l’évidence, vivent dans de moins mauvaises conditions que ceux d’autres villes ou de la campagne. Dans la capitale, nous avons vu de multiples marchés et restaurants privés, témoignant d’une petite libéralisation du système. Mais, depuis lors, les autorités ont décidé de dévaluer le won pour déstabiliser la classe moyenne en extension, mettant en péril l’économie nationale et la situation sociale de beaucoup de gens, mais, il y a quelques jours, le Grand Leader a décidé de revenir en arrière et de renoncer à cette mesure. Tout au long des centaines de kilomètres que nous avons parcourus, nous avons vu des paysans et des paysannes transporter des charges très lourdes. Toutefois, certains de nos interlocuteurs nous ont indiqué que leur sort avait progressé dans la mesure où auparavant ils se déplaçaient tous à pied, alors que beaucoup le font maintenant à bicyclette.

Philippe Pons, ancien correspondant permanent du Monde au Japon, l’un des rares journalistes à s’être souvent rendu en Corée du Nord et à y disposer de contacts assez nombreux, s’efforce d’analyser la situation avec le maximum d’objectivité. Il décrit une situation qui n’est pas idyllique, loin s’en faut. Ce pays se caractérise par un système d’oppression, avec de larges pans de pauvreté.

Permettez-moi de livrer le fond de ma pensée, à propos non pas du régime mais de la situation diplomatique et militaire. Les responsables politiques ont le devoir de savoir choisir. Ils ne feront pas changer le régime politique en multipliant les attaques, en exposant le régime à l’insécurité, en provoquant des polémiques ; cela, c’est la fonction des associations de défense des droits de l’homme, dont je partage au demeurant les préoccupations. L’objectif politique prioritaire doit être aujourd’hui de trouver une issue à la situation nucléaire, de convaincre les Nord-Coréens de revenir à la négociation à six afin d’établir la sécurité dans cette région du monde. Ce sentiment semble partagé par les États-Unis, dont la position est déterminante, la France qui, même si son rôle est modeste, appartient à la commission d’armistice militaire du commandement des Nations unies, ainsi que par le Japon, la Chine et la Russie.

M. Patrick Beaudouin. Président du groupe d’amitié France-République de Corée, je me réjouis de l’initiative que le Président de la République a prise en vous nommant à la tête de cette mission. La France, qui a inventé la voie de la diplomatie, se doit de contribuer à trouver la clé pour faciliter le retour à une paix définitive, lever l’ambiguïté de la logique nucléaire et permettre aux 23 millions d’habitants d’accéder à la démocratie, sans oublier la réunification.

Dans le nord-est asiatique, la Corée du Sud nous offre sans doute davantage de perspectives que la Chine ou le Japon. Avec la République de Corée, nous devrions entreprendre beaucoup plus que nous ne le faisons, qu’il s’agisse de défense, d’industrie ou de croissance verte. Il faut créer des synergies, des joint-ventures, comme pour l’hélicoptère de transport NH90, au lieu de se faire tailler des croupières dans le secteur nucléaire et bientôt dans celui du train à grande vitesse, avec le Korea Train Express (KTX).

Je suis très attentif à l’amitié qui nous lie à la République de Corée et je comprends que le geste du Président de la République ait pu troubler ses dirigeants. La France entretient des relations diplomatiques avec la République de Corée depuis plus de cent vingt ans, elle a accueilli le gouvernement provisoire coréen durant l’occupation japonaise et elle a participé à la guerre de Corée. Le président Lee Myung-bak ayant mis un coup d’arrêt à la Sunshine Policy, la politique de la main tendue suivie par ses prédécesseurs, comment nos amis sud-coréens ont-ils apprécié la démarche française ? Les gesticulations militaires des dirigeants nord-coréens ne sont-elles pas finalement destinées à nous attirer à la table de discussion ?

M. Jack Lang. Je défends auprès de l’administration française vos projets visant à renforcer l’amitié entre la France et la Corée. J’ignore quelle est mon influence mais j’ai la conviction que vous menez un bon combat. À cet égard, je suis très heureux d’avoir entendu le président de la Commission de la défense soutenir la cause de la restitution des archives royales coréennes. Si le Président de la République accomplissait ce geste, par exemple en novembre prochain, sa démarche aurait une portée internationale considérable. Sans rompre avec les règles traditionnelles, il est tout à fait possible de trouver un habillage juridique, sous la forme d’un dépôt de longue durée, comme ce fut pratiqué en d’autres circonstances.

Il n’est pas facile d’interpréter les actes militaires de la Corée du Nord. On peut comprendre qu’elle se sente menacée par les opérations américano-coréennes et les bases militaires américaines au Japon, tout comme elle a pu se sentir menacée, il y a quelques années, par le renversement de Saddam Hussein. Au nom de quoi le droit de se défendre lui serait-il refusé ? Pourquoi se laisserait-elle attaquer de toutes parts sans se doter d’une capacité de défense ? Elle a voulu afficher la batterie des armements dont elle dispose – missile et bombes atomiques – en procédant à deux essais nucléaires. Les spécialistes affirment qu’elle ne possède qu’une capacité défensive mais, ne connaissant pas suffisamment bien le sujet, je me garderai de porter une appréciation.

Les heurts intervenus récemment entre les deux Corée ne sont pas inédits, le tracé de la frontière étant net sur la terre ferme mais incertain sur le territoire maritime, ce qui donne lieu à des incidents divers de part et d’autre. Il n’en demeure pas moins que, dans la dernière période, la Corée du Nord a essayé de renouer avec la Corée du Sud, en envoyant une délégation de haut niveau lors des obsèques de l’ancien président Kim Dae-jung ou en accueillant la présidente-directrice générale de Hyundai pour entamer des discussions. Malgré la politique affichée par le nouveau président de la Corée du Sud, il est question de rouvrir la zone touristique, de réanimer et de développer la zone économique de Kaesong, peut-être de créer d’autres sites industriels, vecteurs d’emploi et de développement économique. La République de Corée – pas plus que la Chine ou la Russie – n’a pas intérêt à ce que le système du Nord ne s’écroule. L’aide alimentaire a repris, directement et indirectement. Le réalisme conduit en définitive le gouvernement sud-coréen à se montrer plus souple dans son expression et dans ses actes.

La situation n’est donc pas aussi figée qu’en apparence mais elle peut bouger dans un sens ou dans l’autre. Le « grand marchandage » évoqué par le président sud-coréen, c’est-à-dire la recherche d’une solution globale, militaire, diplomatique et économique, à l’instar de la politique que conduisit Nixon vis-à-vis de la Chine, constitue une porte de sortie possible.

M. Michel Voisin. Plusieurs éléments me semblent déterminants. Dans cette région du monde cohabitent trois puissances nucléaires, la Russie, la Chine et la Corée du Nord, dont deux gesticulent chacune à leur tour, la deuxième soutenant la troisième. Les États-Unis, à travers la Corée du Sud et le Japon, y possèdent deux bases avancées. Au milieu de tout cela, une toute petite île, Taiwan, joue sa propre partition. Bref, nous assistons à une effervescence permanente.

Par ailleurs, il semblerait que la Corée du Sud veuille un peu s’affranchir de la tutelle américaine.

J’ajoute que la voie ferrée ultramoderne qu’elle a construite pour relier Pyongyang au nord de Séoul reste inutilisée, tout comme la ville fantôme construite dans la zone démilitarisée reste inhabitée.

Toutes les initiatives sont intéressantes mais encore faut-il qu’elles soient accompagnées d’une volonté. Pensez-vous que la Corée du Nord soit animée de la volonté d’accomplir un pas en avant ?

M. Michel Grall. La Corée du Nord fait clairement partie de ces pays actifs dans la prolifération nucléaire. Alors que, sur la scène internationale, il est question d’établir un rapport de force vis-à-vis de l’Iran, comment expliquer que nous demeurions dans une logique de dialogue avec la Corée du Nord ?

M. Jack Lang. Comment faire autrement ? Quelle est l’alternative ?

M. Michel Grall. L’embargo économique, le gel des avoirs étatiques et privés.

M. Jack Lang. Les résolutions des Nations unies sont d’une extrême sévérité et les sanctions de tous ordres, notamment économiques, sont appliquées avec une grande rigueur, y compris au détriment des industriels français souhaitant investir en Corée du Nord, par exemple dans le secteur aéronautique. Nous pourrions certes envisager de faire la guerre mais je pense que ni la Chine, ni la Russie, ni le Japon, ni la Corée du Sud ne le toléreraient.

M. Michel Grall. Sans aller jusque-là, estimez-vous que tout a été fait pour contraindre le gouvernement de la Corée du Nord ?

M. Jack Lang. Oui, je le crois.

Pour essayer de comprendre leur mécanisme de raisonnement, placez-vous du point de vue des dirigeants nord-coréens. Ils se sentent menacés, c’est pourquoi ils se dotent de l’arme atomique. Ils veulent un dialogue direct avec les Américains, c’est pourquoi ils se dotent de moyens de pression militaire – relativement modestes au demeurant mais susceptibles de provoquer des dégâts en Russie ou au Japon. Surtout, ils veulent assurer la sécurité non seulement de leur territoire mais aussi du régime, voire de la famille dirigeante. Pour parvenir à rétablir une discussion de paix, il est souhaitable de donner à la Corée du Nord un minimum de garanties de sécurité. Mon premier contact international, le ministre des affaires étrangères japonais, m’a recommandé de ne surtout pas remettre en question le régime politique de la Corée du Nord, afin de ne pas inquiéter. La Chine et la Corée du Sud n’aspirent pas non plus à l’effondrement du régime nord-coréen, qui provoquerait un flux brutal de réfugiés.

Si j’étais à la place du président américain, je me dirais que de nombreux problèmes internationaux sont extrêmement durs à résoudre – Moyen-Orient, Iran, Afghanistan – mais que, pour la Corée du Nord, compte tenu du soutien des Russes, des Chinois, des Japonais et des Sud-Coréens, il est possible d’obtenir un résultat. Mon intuition me dit que nous aurons peut-être une bonne surprise au cours des prochains mois. Dans ce contexte, il serait dommage que la France soit absente ou dans une simple position de suivisme.

M. Guillaume Garot. Quel rôle politique la France et l’Union européenne pourraient-elles jouer dans la région ? Quelles initiatives pourraient-elles prendre, avec quels partenaires et sur quels dossiers ?

M. Christophe Guilloteau. Cette région du globe est importante sur le plan stratégique. L’histoire de la Corée, pays coupé en deux, me rappelle un peu le mur de Berlin : des familles sont séparées et il arrive que des passages soient organisés pour qu’elles se retrouvent. Les deux États continuent-ils de favoriser ces initiatives ?

M. Jack Lang. La Sunshine Policy du précédent président sud-coréen s’était en effet traduite par des rencontres entre familles et un espoir s’était levé. Aujourd’hui, cela est devenu beaucoup plus difficile. J’observe au demeurant que l’unité est surtout la préoccupation des anciennes générations, les jeunes de Corée du Sud étant davantage préoccupés par le progrès, la croissance, l’éducation, la réussite. Une réunification ne serait pas si simple, y compris du côté de la Corée du Sud. La situation est donc très différente de celle qui prévalait du temps des deux Allemagne.

Je ne suis pas sûr que l’Union européenne puisse jouer un rôle prépondérant. La France pourrait paradoxalement jouer un certain rôle, plus que les autres pays de l’Union européenne. La culture française jouit encore d’un certain prestige – plusieurs dirigeants nord-coréens parlent remarquablement le français, de même, dit-on, que les enfants du Grand Leader. De surcroît, le fait que nous n’ayons pas reconnu la Corée du Nord nous confère une latitude d’action non négligeable.

M. Nicolas Dhuicq. J’observe que depuis la deuxième décennie du XXe siècle, on sait que l’organisation de la famine constitue une arme puissante au service des États, pour asservir la population puis pour faire appel à la générosité occidentale.

Quels moyens culturels sont déployés par les autres puissances, plus particulièrement l’Allemagne, mais aussi les États-Unis et le Japon ?

Il est arrivé aux États-Unis d’abandonner leurs alliés. Le Japon, à cet égard, peut nourrir un sentiment d’inquiétude. Qu’en pensez-vous ?

M. Alain Moyne-Bressand. Président du groupe d’études à vocation internationale sur les questions de la République démocratique de Corée depuis une dizaine d’années, j’ai reçu les délégués généraux successifs de ce pays en France, ambassadeurs auprès de l’organisation des Nations unies pour l’éducation, la science et la culture (UNESCO). Ce sont des personnages cultivés, qui nous disent que tout va bien mais sollicitent, par exemple, des semences de pomme de terre pour lutter contre la famine. Leur pays est donc en très grande difficulté.

Je me félicite que le Président de la République vous ait confié cette mission pour aller à la rencontre du peuple de Corée du Nord. La France a un rôle à jouer car ce pouvoir peut tomber à un moment ou l’autre. Le Grand Leader est gravement malade et il est envisagé que le dernier de ses enfants, âgé de vingt-trois ans, lui succède.

Vous avez proposé qu’un bureau de liaison français soit implanté en Corée du Nord. Je suis tout à fait d’accord car laisser notre chaise vide est une mauvaise opération. Mieux vaudrait aider ce peuple à changer. Je suis d’ailleurs surpris que le ministre des affaires étrangères, M. Kouchner, de passage à Tokyo il y a quelques jours, se soit à nouveau prononcé contre la création d’un tel bureau de liaison. Qui a raison ? Le Président de la République, favorable au développement des relations avec la Corée du Nord, ou bien le ministre des affaires étrangères, pour ne pas dire le ministère des affaires étrangères à qui il arrive parfois de s’arc-bouter sur des positions anciennes ? La Corée du Nord possède certes l’arme atomique, elle est certes dirigée par un tyran, mais l’on ne fait pas avancer la diplomatie ainsi.

M. Jack Lang. Le Japon ne reconnaît pas la Corée du Nord et, pour les raisons que vous connaissez, n’entretient aucune présence culturelle dans ce pays, pas plus que les États-Unis. L’Allemagne, par contre, possède une représentation diplomatique à Pyongyang et s’implique avec sérieux, sur le plan économique comme sur le plan culturel et linguistique. La présence d’un office français de coopération culturelle nous permettrait de ne pas nous laisser damer le pion.

Une controverse oppose actuellement les gouvernements américain et japonais à propos des bases militaires et la visite du président Obama à Tokyo n’a pas permis de régler le problème. Le nouveau gouvernement japonais souhaitait modifier une série de dispositifs mais, pour l’heure, la situation est bloquée.

Le ministre des affaires étrangères, Bernard Kouchner, s’est exprimé devant la presse japonaise, il y a une quinzaine de jours, lors d’un voyage à Tokyo. Je n’engagerai aucune polémique avec lui mais, dans des matières aussi délicates, quels que soient le Président de la République et le Gouvernement, il est important de porter une ligne et une seule. Je viens de m’assurer auprès de la direction d’Asie et d’Océanie que l’orientation prise par le chef de l’État prévaut toujours. Je n’en dirai pas davantage.

Le régime nord-coréen n’est pas démocratique, c’est le moins qu’on puisse dire, et je suis un militant des droits humains. Néanmoins, si la France devait interrompre ses relations d’État à État en se fondant sur ce critère, nombre de pays seraient concernés, y compris certains, comme l’Égypte, que nous célébrons quotidiennement. Même si ce n’est pas facile, il faut essayer de distinguer les relations d’État à État et les relations de peuple à peuple. C’est le caractère « inévitablement contradictoire », comme le disait Mao, des relations internationales. Il importe d’appréhender ces contradictions de manière positive pour défendre nos intérêts nationaux ainsi que notre idée des droits de l’homme.

Pour revenir à la Corée du Nord, la France peut y jouer un rôle. Au-delà du gouvernement, il y a un peuple, qui aspire à la dignité et à la reconnaissance. Nous pouvons marquer des points en militant pour la paix autant que pour les droits de l’homme.

Je précise que tous mes propos n’engagent que moi.

M. Jean-Jacques Candelier. Je ne suis pas toujours d’accord avec vous mais, aujourd’hui, je souscris pleinement à votre analyse. Le régime de la Corée du Nord n’est effectivement pas exemplaire en matière de démocratie mais ce n’est pas le seul de la planète. La France est l’un des seuls États membres de l’Union européenne à ne pas reconnaître cet État. L’ouverture d’un bureau à Pyongyang avant la fin de l’année est positive car il est toujours positif de tendre la main.

La Corée du Nord possède l’arme nucléaire mais elle y voit son assurance-vie. Elle est menacée quotidiennement par les États-Unis et la Corée du Sud. L’armistice de 1953 n’a toujours pas été transformé en traité de paix. Les contreparties à l’accord conclu avec M. Clinton ne sont pas encore complètement satisfaites. L’embargo est de rigueur et la population « crève de faim » depuis cinquante ans. J’ose espérer que la situation évoluera dans le bon sens car ce peuple n’a que trop souffert de la guerre.

M. Jack Lang. Je partage entièrement votre avis.

M. le président Guy Teissier. Monsieur l’envoyé spécial, je vous remercie pour votre intéressant témoignage. Votre prudence est justifiée car le sujet est délicat. Si des solutions simples existaient pour mettre fin à cette situation si bizarre, sans doute, en plus de cinquante ans, auraient-elles été trouvées. De nos jours, les moyens de la paix me semblent toujours plus efficaces que ceux de la guerre. La situation en Corée du Nord ne pourra pas perdurer. Elle tient artificiellement, dans la douleur d’un peuple affamé et soumis à des conditions de vie épouvantables. Ce gouvernement finira tôt ou tard par tomber. Nous devons concentrer tous nos efforts, dans le respect de nos engagements vis-à-vis de nos alliés, pour que cette transition se déroule le mieux possible et que ce pays passe d’un monde à un autre, « de l’ombre à la lumière », pour reprendre une expression célèbre !

La séance est levée à dix-huit heures quinze.

Membres présents ou excusés

Présents. - M. Patrick Beaudouin, M. Jean-Claude Beaulieu, M. Jean-Louis Bernard, M. Jean-Jacques Candelier, M. Bernard Cazeneuve, M. Guy Chambefort, M. Nicolas Dhuicq, M. Guillaume Garot, M. Michel Grall, M. Christophe Guilloteau, M. Francis Hillmeyer, M. Marc Joulaud, Mme Marguerite Lamour, M. Jack Lang, M. Daniel Mach, M. Alain Marty, M. Jean Michel, M. Georges Mothron, M. Alain Moyne-Bressand, M. René Rouquet, M. Bruno Sandras, M. Guy Teissier, M. Michel Voisin.

Excusés. - M. Gérard Charasse, M. Philippe Folliot, M. Pierre Frogier, Mme Françoise Hostalier, Mme Marylise Lebranchu, M. Christian Ménard, Mme Françoise Olivier-Coupeau, M. Jean-Claude Viollet.

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