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Commission de la défense nationale et des forces armées

Mercredi 9 février 2011

Séance de 10 heures

Compte rendu n° 24

Présidence de M. Guy Teissier, Président

–– Audition de M. Jack Lang, conseiller spécial du secrétaire général des Nations Unies pour les questions juridiques liées à la piraterie au large des côtes somaliennes, sur ses propositions relatives au traitement judiciaire des pirates

– Audition de M. Jack Lang, conseiller spécial du secrétaire général des Nations Unies pour les questions juridiques liées à la piraterie au large des côtes somaliennes, sur ses propositions relatives au traitement judiciaire des pirates

La séance est ouverte à dix heures.

M. le président Guy Teissier. Notre collègue Jack Lang vient d’achever sa mission sur la piraterie. Son rapport intervient à la suite du travail remarquable de notre autre collègue Christian Ménard et il fait d’ailleurs écho à certaines de ses propositions.

La situation est grave et chacun sait qu’il n’y aura pas de solution sans des mesures judiciaires mettant fin à l’impunité des pirates. Vous proposez la création de deux juridictions spécialisées somaliennes, établies dans les régions les plus stables du pays, le Puntland et le Somaliland, ainsi que d’un tribunal spécial délocalisé en Tanzanie, l’incarcération ayant lieu en Somalie. Comment ce plan pourrait-il être mis en œuvre ?

Vous appelez en outre les États à prendre leurs responsabilités, en permettant notamment à leurs tribunaux de juger les crimes de piraterie. La France a montré l’exemple. Quelles évolutions attendre chez nos partenaires ? Surtout, comment mieux sanctionner les commanditaires ?

Enfin, vos propositions juridiques s’inscrivent dans une réponse plus globale qui inclut des aspects économiques et sécuritaires. Quels sont les grands axes de votre réflexion, et quel rôle la France peut-elle jouer ?

M. Jack Lang. Le Secrétaire général de l’Organisation des Nations Unies (ONU), M. Ban Ki-Moon, m’a confié cette mission à la fin du mois d’août dernier, conscient que nous nous trouvions face à un blocage. Mais avant de développer mes conclusions, je souhaiterais dire quelques mots de ma collaboration avec le ministère des affaires étrangères et le Ministère de la Défense, qui ont accompagné ma mission ces six derniers mois. Qu’ils soient ici remerciés. En particulier, j’ai constaté à nouveau à quel point le Quai d’Orsay demeure un service public de grande qualité grâce à l’excellence de ses agents. Je souhaite notamment remercier Mme Camille Petit, qui m’a assisté tout au long de ma mission, ainsi que M. Vincent Astoux.

Hier encore, un pétrolier italien a été capturé et plusieurs marins ont été pris en otage. Il n’y a pas de jour sans de nouvelles tentatives et le phénomène s’amplifie. Les actes de piraterie, naguère concentrés au nord de l’océan Indien (golfe d’Aden), où ils ont été partiellement endigués, s’étendent maintenant très loin au sud et à l’est. Le pétrolier capturé hier était plus proche des côtes indiennes que de la Somalie. Des actes sont observés jusqu’au canal du Mozambique. Bref, la situation est d’une gravité extrême.

Pour y faire face, la communauté internationale a entrepris des efforts remarquables. La France et le Président de la République lui-même ont joué un rôle dans la mise en place de l’opération européenne Atalante, une première dans l’histoire du monde, placée aujourd’hui sous commandement britannique. Mais, malgré le travail accompli – escorte de navires transportant l’aide humanitaire et le ravitaillement de l’AMISOM, protection des navires vulnérables, capture de pirates présumés – le phénomène s’aggrave et gagne en violence. Les pirates, plutôt pacifiques il y a deux ou trois ans, sont, du fait de l’augmentation des rançons, de mieux en mieux équipés. L’usage des armes devient fréquent. Ils sont par ailleurs extrêmement bien organisés : c’est une véritable industrie, qui recourt aux technologies les plus avancées pour identifier des circuits et capter des informations permettant de capturer des navires précis. Ils sont rapides, mobiles, courageux. Les pirates de base, compte tenu de la situation économique du pays, sont motivés par l’espoir d’un gain, même modeste. Pour ceux du sommet, c’est l’espoir d’un véritable enrichissement. Il faut trouver le moyen de briser ce cycle infernal.

Une autre innovation a été introduite, juridique celle-là, qui est un grand progrès du droit international. La piraterie étant un crime international, la convention de Montego Bay autorise l’exercice par chaque pays d’une compétence universelle. Mais il ne s’agit que d’une faculté et non d’une obligation. Neuf pirates sur dix capturés par nos forces navales sont rendus à la liberté. Certes, il existe plusieurs obstacles, mais la véritable raison est que peu d’États souhaitent assumer la charge des poursuites juridictionnelles et surtout de l’emprisonnement. Le Kenya est le pays qui, grâce à des accords de transfert, notamment avec l’Union européenne (aujourd’hui caducs après leur dénonciation par la partie kenyane), poursuit le plus fréquemment les pirates. Les prisonniers somaliens que j’ai rencontrés à Mombasa sont traités correctement, dans des prisons réaménagées avec l’aide de l'office des Nations Unies contre la drogue et le crime (ONUDC). En somme, le Kenya a accompli un travail remarquable mais il est arrivé à son maximum. Depuis, les Seychelles ont accepté de conclure de tels accords et d’autres États pourraient suivre cet exemple (Maurice). Mme Ashton, avec qui je me suis entretenu la semaine dernière, veut encourager ce mouvement. Certains États non riverains poursuivent également, très modestement, les pirates, comme la France, les Pays-Bas, la Corée du Sud dont un navire a été capturé il y a quelques jours, ou encore le Yémen. Mais cela demeure marginal et tant que le sentiment d’impunité perdurera, il n’y a aucune raison que les pirates ne continuent pas à prendre la mer, permettant aux commanditaires de s’enrichir sans risque.

Dans ce contexte, que faire ? En premier lieu, il faut maintenir les efforts en cours, d’abord en termes de présence des forces militaires – bientôt, la question sera posée de leur maintien – et ensuite pour encourager les États qui le peuvent à juger et à emprisonner les pirates. Le rapport préconise toute une série de mesures sur ce plan. Mais la deuxième voie, c’est la « somalisation » : il est indispensable d’impliquer les Somaliens dans la résolution du problème.

Le rapport développe deux types de solutions. La première serait de parvenir à un accord entre la communauté internationale et deux régions autonomes du nord de la Somalie : le Puntland, d’où vient la majorité des pirates, et le Somaliland, une région assez stable au système démocratique qui fonctionne. J’ai rencontré leurs responsables à plusieurs reprises. L’idée est qu’elles s’engagent à lutter contre les pirates, à les poursuivre et à nous aider à créer des tribunaux spéciaux et des capacités d’emprisonnement, y compris pour ceux qui sont condamnés à l’étranger. Le rapport détaille de nombreuses propositions concrètes sur ce thème, sur le contrôle des côtes par exemple. En contrepartie, nous leur donnerions un coup de main économique et juridictionnel.

Cet aspect économique est essentiel, même s’il ne relève pas de la compétence directe du Conseil de sécurité. Si les jeunes Somaliens ne disposent pas d’alternative, la piraterie continuera malgré toutes les sanctions. Or, les experts identifient des possibilités de développement dans ces deux régions : élevage, exportation de bétail, pêche et pêcheries, transformation de poisson, ainsi que le développement des ports de Bosasso au Puntland et Berbera au Somaliland.

Quant au volet sécuritaire, juridictionnel et pénitentiaire, l’idée est que les pirates puissent très rapidement être transférés, dans le respect des règles internationales, vers les tribunaux somaliens et éventuellement incarcérés dans les prisons de la Somalie. Mais je m’interroge sur la capacité de la communauté internationale à agir avec rapidité, force et clarté… Restent ensuite des questions relatives par exemple au droit applicable. Il semble assez facile d’adapter le droit somalien. Le juge somalien à la Cour internationale de justice de La Haye, M. Yusuf, considère nos propositions comme raisonnables et utiles.

La deuxième solution, qui n’est pas exclusive, serait celle d’un tribunal somalien extraterritorial. Il ne s’agirait pas d’un tribunal international, qui coûterait trop cher et serait inadapté. Le tribunal que je propose fonctionnerait avec des juges somaliens appliquant le droit somalien, même si le concours de quelques juges internationaux pourrait être envisagé. Ils utiliseraient les équipements du tribunal du Rwanda, à Arusha, en Tanzanie, parvenu au terme de sa mission. Il se trouve que face à une menace qui s’est concrétisée, les autorités tanzaniennes font preuve d’un investissement croissant. L’hypothèse d’un tribunal somalien en Tanzanie ne paraît pas absurde au Président de ce pays. Je reconnais qu’elle est quelque peu avant-gardiste et qu’elle suppose l’acceptation du gouvernement de transition de Mogadiscio mais cette idée me semble très ingénieuse. Il faut poursuivre la réflexion en ce sens, tout en agissant dans l’immédiat pour des tribunaux en territoire somalien.

J’ai remis ce rapport voici dix jours au Secrétaire général, et j’en ai exposé les grandes lignes devant le Conseil de sécurité. Les États représentés l’ont approuvé. J’avais pris soin de rencontrer à plusieurs reprises les autorités américaines. Très réticentes au départ, elles considèrent aujourd’hui qu’en Somalie, et bien au-delà de la piraterie, il y a deux voies à suivre en même temps : s’attaquer au Shebab au sud, c’est-à-dire au terrorisme, et coopérer avec le nord. L’ambassadeur américain aux Nations Unies, Susan Rice, s’est donc montrée favorable, ainsi que les ambassadeurs russe et britannique, malgré les interrogations de ce dernier sur l’idée de l’extraterritorialité. L’ambassadeur de France a prononcé une intervention très ferme. On peut espérer l’adoption rapide d’une résolution suffisamment claire et ferme. Elle doit montrer que les Nations Unies sont conscientes de l’extrême gravité de la situation et appellent l’ensemble des partenaires – États, compagnies de navigation, Union européenne et Union africaine, Organisation Maritime Internationale… – à se mobiliser, et vite. Ensuite, il faudra encore mettre en place un système efficace pour suivre jour après jour l’application concrète du plan. Face à des gens organisés, rapides, malins et courageux, la communauté internationale ne peut pas se montrer hésitante.

M. Christian Ménard. Je vous adresse mes plus chaleureuses félicitations pour cet excellent rapport. Ce sentiment est partagé par tous les acteurs qui ont travaillé sur le sujet. Vous apportez une réponse globale et des solutions juridiques pragmatiques. Faute de les mettre en œuvre, la région risque de sombrer dans une dérive mafieuse et dans le terrorisme, sans compter le risque que cela encourage le phénomène ailleurs, notamment dans le golfe de Guinée.

Vous proposez la création de deux juridictions, au Somaliland et au Puntland, avec trois juges de première instance et trois en appel, qui appliqueraient un droit somalien réformé sous l’égide de l’ONUDC dans le cadre du processus de Kampala. Où en est ce projet, ainsi que celui d’Arusha ? Quelles sont les difficultés rencontrées ?

Par ailleurs, le suivi des flux financiers sera essentiel. Il se heurtera à des réticences, voire à des oppositions, car une partie de ces flux transitent par les pays du Golfe.

Enfin, les millions d’euros de subventions octroyées par l’Union européenne à l’Afrique de l’est ne font pratiquement l’objet d’aucun suivi, en dehors de celles accordées à Mombasa en matière de prisons. Cette situation est préoccupante.

M. Gilbert Le Bris. Je m’associe à ces félicitations. Il est d’une urgence extrême de trouver des solutions. Mais peut-on souhaiter la « somalisation » des réponses juridictionnelles au moment même où la piraterie devient une véritable industrie ? Autrement dit, n’est-ce pas semblable à la culture du pavot en Afghanistan : tant de gens dans toutes les couches de la société en sont bénéficiaires que les autorités multiplient les positions de principe sans vouloir vraiment agir ?

Par ailleurs, le délai de huit mois évoqué pour la mise en place des juridictions et de deux fois 500 places de prison, pour être souhaitable, n’est-il pas trop court ? La mobilisation sera-t-elle suffisante ? Le plan ne nécessite que 25 millions de dollars, comparés au coût énorme de la piraterie, mais les procédures et la diplomatie peuvent-elles aller aussi vite ?

Enfin, le rapport a suscité des réactions du monde entier, sauf, semble-t-il, de l’Asie. Sur le terrain pourtant, des navires indiens interviennent parfois très rapidement. Que savez-vous des positions asiatiques ?

M. Jack Lang. Il faut bien mesurer que si nous ne faisons rien, les conséquences seront considérables. Des ressortissants français peuvent être capturés. Il y a surtout le risque d’une jonction entre terrorisme et piraterie qui pour l’instant n’existe qu’à la marge, lorsque les pirates payent une sorte de droit de passage aux shebabs somaliens pour aller vers le sud. En outre, le coût de la piraterie s’élève de jour en jour : intervention des forces navales, renchérissement du transport, risque d’un détournement du trafic, très coûteux, par le cap de Bonne-Espérance, hausse des prix des biens transportés, pertes de revenus liés au tourisme, à la pêche et aux activités portuaires des pays riverains, qui demanderont des aides supplémentaires à la communauté internationale. Le surcoût est évalué aujourd’hui à cinq milliards de dollars. Le coût de notre plan – hors question de l’aide au développement – se monte à 25 millions de dollars. Cet investissement doit être fait, vite et bien. Les délais peuvent paraître restreints, mais ils ont été établis en concertation étroite avec les fonctionnaires de l’ONUDC à Mombasa ou au Puntland. Il est question notamment, pour les prisons, d’un système de construction par blocs superposés… Si la volonté est là, en huit mois, on peut faire avancer les choses.

Pour ce qui est des flux financiers, j’ai découvert au fil de mes rencontres que, jusqu’à récemment, on ne relevait que très rarement les preuves permettant de remonter à la source – les numéros des billets de banque des rançons, les empreintes digitales. Parfois, on anéantit des preuves sur les esquifs. Des propositions sont donc faites dans ce domaine. Et il faut aussi des sanctions individuelles envers les chefs – car ils sont identifiés. L’un d’entre eux a d’ailleurs été incarcéré au Puntland. La communauté internationale, si elle en a la volonté, peut agir vite et fort contre les commanditaires.

Quant au degré d’imprégnation de la société, selon ce qu’on m’en a dit, la majorité des habitants du Puntland et du Somaliland sont très hostiles à la piraterie, pour des raisons morales et religieuses – parce qu’elle va avec la drogue, la prostitution et la corruption. Il est donc encore possible de s’appuyer sur ce rejet. Sur le plan politique, le président du Puntland, M. Farole, a le plus grand intérêt à lutter contre elle, certes d’un point de vue économique et politique mais surtout parce que les clans qui soutiennent la piraterie au Puntland le menacent… Mais tout cela n’est vrai que pour l’instant. Peut-être dans un an ou 18 mois le tableau dépeint par M. Le Bris sera-t-il devenu réalité ?

Pour ce qui est des pays asiatiques, l’ambassadeur indien au Conseil de sécurité a soutenu nos propositions avec beaucoup de force. L’Inde a été confrontée au problème il y a quelques jours encore. Quant aux Chinois, il semble qu’ils soient disposés à accepter les propositions. Ils ne se sont en aucun cas prononcés pour des actions fermes et claires mais il est à noter que, pour la première fois depuis le XVIe siècle, des navires militaires chinois sont présents dans cette zone… Pour eux, la question est loin d’être mineure.

Enfin, il existe un problème de suivi et de coordination des actions de développement. Celles de l’Union européenne, au Somaliland et au Puntland s’élèvent à plusieurs millions. Les Nations Unies sont aussi concernées. La France est soucieuse d’améliorer la cohésion entre les différents organismes d’aide. Ainsi, on pourrait rêver que le représentant spécial du Secrétaire général pour la Somalie ait autorité sur l’ensemble des agences des Nations Unies… J’en ai parlé avec Mme Ashton. La question est de savoir si nous parviendrons à nous décider, le moment venu, à désigner une autorité quelconque capable de mobiliser et de coordonner l’ensemble des intervenants. Un combat, cela se mène avec une équipe, un programme, un échéancier, des principes. Je ne sais pas si nous en serons capables, mais nous pouvons veiller à en parler à tous les acteurs concernés. J’ai néanmoins pris connaissance de projets très encourageants au Somaliland, menés par l’ONUDC grâce à des financements européens ; l’efficacité est donc possible, y compris sur le terrain difficile qu’est la Somalie.

M. Franck Gilard. Quel est le coût de la piraterie : celui de la présence militaire sur zone, celui de la phase judiciaire – huit Somaliens jugés à Hambourg, dont trois ont demandé l’asile politique, cela ne doit pas être négligeable – et le coût humain ?

M. Damien Meslot. La communauté internationale donne le sentiment d’avoir toujours un temps de retard sur la piraterie. Au fur et à mesure que de nouvelles mesures sont mises en place, les pirates progressent en technologie et en audace. Surtout, c’est un combat sans fin puisqu’on s’attaque aux conséquences de la piraterie plus qu’à ses causes, à savoir l’effondrement de la Somalie et la pauvreté. Or, personne ne sait où arrivent les subventions européennes… Bref, on a vraiment l’impression qu’il n’y a ni la volonté, ni les moyens d’en finir une fois pour toutes.

M. Jack Lang. Vous avez raison : le Secrétaire général, en me confiant cette mission, m’a dit que la piraterie était un symptôme et qu’il fallait s’attaquer aux sources. C’est l’esprit des propositions que j’ai formulées, et j’espère qu’elles seront mises en œuvre avec détermination. Mais il existe des divergences sur les causes premières. Pourquoi, par exemple, le Puntland est-il plus concerné que le sud de la Somalie ou même le Somaliland ? Y a-t-il une sorte de tradition ancestrale ? Certains font valoir d’autres causes, observant que c’est dans cette zone que la pêche illégale venue d’ailleurs a été naguère la plus ravageuse. Sans établir aucun parallèle, j’observe qu’au XVIIIe siècle, c’est du fait de la concurrence sauvage des Anglais sur les activités de pêche dans les eaux de Boulogne-sur-Mer et de Calais que les corsaires ou flibustiers ont pu s’équiper, lutter contre eux et finir par être décorés de la légion d’honneur par Napoléon !

Une autre explication avancée par les Somaliens eux-mêmes tient aux déchets toxiques : le tsunami, qui a été dévastateur dans cet endroit de l’océan Indien, a laissé la place à un spectacle de déchets immondes qui a montré à quel point ces côtes avaient servi de déversoir pour les ordures des navires. Mais de la détermination et un minimum de financement devraient nous permettre d’agir.

Quant au coût de la piraterie, il n’est pas facile à estimer. Les évaluations globales sont de l’ordre de 5 à 7 milliards de dollars. Les États du groupe de contact des Nations Unies ont créé un fonds fiduciaire pour soutenir les capacités juridictionnelles et pénitentiaires des États de la région, notamment du Kenya, des Seychelles et de la Somalie : 6 millions de dollars ont déjà été investis. L’Union européenne a déjà consacré 15 millions de dollars aux prisons et tribunaux en Somalie. J’ai visité à Hargeisa, la capitale du Somaliland, une des prisons qu’elle a financées, qui a été aménagée par l’ONUDC. C’est plutôt bien fait, avec un grand sens de l’économie et des responsables sérieux.

M. Philippe Folliot. En matière de terrorisme terrestre, des connexions vont de l’Afghanistan au Sahara. Y a-t-il des liens entre les endroits où sévit la piraterie – le détroit de Malacca, le golfe de Guinée, le large de la Somalie ? Voyez-vous des ramifications, une sorte d’internationale des pirates ?

M. Jean-Jacques Candelier. Si la répression est effectivement nécessaire, la prévention l’est au moins autant. Vos travaux évoquent-ils les objectifs du millénaire pour le développement ? Leur réalisation permettra de lutter contre la piraterie. Je ne suis pas sûr que des mesures économiques concernant l’industrie de la pêche et les usines de conservation du poisson suffisent. Tout doit être mis en œuvre pour faire reculer la pauvreté et la faim dans le monde d’ici à 2015.

M. Jack Lang. Mon mandat ne portait pas sur le terrorisme. Disons simplement que les bases des pirates sont concentrées dans le Puntland, même s’il y en a quelques unes ailleurs dans le pays, et que les pirates sont tous des Somaliens. Des réseaux se sont implantés dans les ports, dans des villes comme Dubaï et même Londres, et au sein de l’immense diaspora somalienne. À ma connaissance, il n’existe pas de lien avec les événements dans le golfe de Guinée ou autour du détroit de Malacca. La Somalie a la particularité d’être un peuple sans État. Tout au plus y a-t-il un gouvernement de transition. Dans le détroit de Malacca comme dans le golfe de Guinée, il se trouve des États riverains intéressés à la lutte contre la piraterie. Mais le problème revêt également une dimension politique, comme on l’a vu dans l’affaire de la presqu’île de Bakassi entre le Nigeria et le Cameroun. L’activité des pirates somaliens, malgré la vieille rengaine sur la pêche illégale qui n’a plus aucun fondement réel, est purement crapuleuse pour l’instant. Mais rien n’interdit, faute d’agir, que des connexions s’établissent un jour. Raison de plus pour avancer avec détermination.

Enfin, les problèmes de développement que soulève M. Candelier sont bien sûr primordiaux mais mes propositions se veulent ciblées et réalisables. L’élevage est une activité traditionnelle de la région qui a été handicapée, de même que l’exportation de bétail ou la pêche. Une des idées avancées a été pratiquée au large d’autres côtes, notamment en Guinée : il s’agit d’accorder des licences à des pêcheurs extérieurs, qui constitueront des recettes pour les autorités. D’autres sont liées aux nouvelles technologies ou aux ports de Bosasso et de Berbera. Le tout étant de l’ordre du concret, du possible, de l’immédiat.

M. Marc Joulaud. Le sujet est passionnant, tout comme votre rapport. Les recettes du Puntland sont de 16 millions de dollars contre plus de 80 millions pour la piraterie, soit cinq fois plus. Des propositions juridiques peuvent-elles suffire à renverser le rapport entre le risque et le gain ? Au-delà de cet aspect économique des choses, avez-vous eu le sentiment d’un lien avec des réseaux islamistes ?

M. Francis Hillmeyer. Comment être sûr que tous les pirates sont Somaliens ?

M. Jack Lang. Bien sûr, ils n’ont pas leur passeport sur eux ! Mais un bon millier de pirates sont capturés chaque année et tous ont le même physique typique et répondent en somalien aux interprètes des navires d’Atalante… Je n’ai pas de preuve scientifique mais, sauf exception, ce sont des Somaliens, et principalement originaires du Puntland. La Somalie est l’un des rares pays d’Afrique à être composée d’une seule ethnie, avec une langue et une religion uniques – une ethnie particulière qui se différencie parfaitement des Kenyans ou des Éthiopiens proches. C’est aussi un pays qui a énormément souffert.

Quant à l’argent, le total des rançons s’élève aujourd’hui à 82 millions de dollars. Et cela ne va faire que croître : la dernière rançon en date s’élève à 9 millions et demi et certains pays ne donnent pas l’exemple. Mais les revenus d’une pleine activité de pêche ou de transformation de poisson pourraient s’élever à 95 millions de dollars. Avec une volonté politique assez forte pour la mettre en place, on pourrait réussir à conjurer la malédiction.

M. François Cornut-Gentille. La communauté internationale réagit avec retard au développement de la piraterie. On comprend qu’elle ne veuille pas retenir l’option militaire, mais la voie juridique est-elle suffisante, compte tenu de la misère de la Somalie et de la relative impunité réservée aux hommes de main ? Le plus efficace ne serait-il pas de s’en prendre aux commanditaires des opérations, par exemple en créant un tribunal international devant lequel ils seraient traduits ?

Mme Patricia Adam. Le Livre blanc de la défense et de la sécurité nationale, qui a défini un nouvel arc de crise, nous a conduits, depuis près de trois ans, à réorganiser nos bases de défense, en privilégiant Djibouti et Abu Dhabi au détriment de Dakar. Il nous impose par ailleurs de reconsidérer régulièrement notre stratégie.

Toutefois, la situation évolue plus vite que notre réflexion. Sur le terrain, nos moyens militaires sont-ils suffisants, notamment à Djibouti, seul point de rencontre des forces internationales ? Celles-ci ne doivent-elles pas être mieux coordonnées ? Atalante a prouvé son efficacité, mais j’ai pu constater sur place que cette force n’établissait aucune communication avec les Américains, ce qui semble pourtant nécessaire dans un espace maritime aussi vaste.

M. Jack Lang. Une série de mesures visent les commanditaires des opérations, dont les Nations Unies pourraient geler les avoirs. Comme vous, je m’étonne que rien n’ait encore été entrepris dans ce domaine, alors qu’il est grand temps d’agir. Cependant, comme le droit strict ne suffira pas à régler la situation, le plan prévoit aussi des mesures sécuritaires comme le rétablissement des unités de police dans les zones de non-droit, la formation de garde-côtes et la destruction des bases de départ des pirates. Notre action doit être multidimensionnelle, c’est-à-dire à la fois juridictionnelle, pénitentiaire, sécuritaire et économique.

Au cours des multiples visites que j’ai effectuées sur les bâtiments, je n’ai pas déploré la moindre absence de coopération entre Atalante et les autres forces. Les commandements européen et américain, que j’ai rencontrés longuement à Mombasa, échangent en permanence des informations. Côté nord, l’essentiel semble donc avoir été fait.

N’oublions pas, cependant, que l’océan Indien est deux fois plus grand que l’Europe et que les pirates sont mobiles, rapides et déterminés. En outre, les mesures d’intervention militaire, qu’à titre personnel je ne jugerais pas inutiles, se heurtent à un non possumus des Américains, échaudés par l’humiliation que leur ont infligée les Somaliens en 1993. Ils ont notamment écarté la proposition de bloquer le port de Kismayo, émise par l’Union africaine en vue de lutter contre les pirates et les shebabs. Enfin, il ne faut pas sous-estimer le risque de représailles contre les otages. Les pirates, qui ont mis la main sur une trentaine de navires, retiennent près de 800 marins dans des conditions épouvantables. L’un d’eux, ne supportant plus l’emprisonnement, s’est suicidé il y a quelques semaines.

Dans ces conditions, plutôt que d’augmenter le nombre de nos navires, il serait plus efficace de prévoir des actions ciblées. Sur ce plan, je fais appel à votre connaissance des questions militaires et à votre imagination.

La séance est levée à onze heures quinze.

Membres présents ou excusés

Présents. – Mme Patricia Adam, Mme Marie-Noëlle Battistel, M. Patrick Beaudouin, M. Jean-Louis Bernard, M. Patrice Calméjane, M. Jean-Jacques Candelier, M. Laurent Cathala, M. Bernard Cazeneuve, M. Guy Chambefort, M. François Cornut-Gentille, M. Nicolas Dhuicq, M. Jean-Pierre Dupont, M. Nicolas Dupont-Aignan, M. Laurent Fabius, M. Philippe Folliot, M. Pierre Forgues, M. Yves Fromion, M. Guillaume Garot, M. Franck Gilard, M. Michel Grall, M. Christophe Guilloteau, M. Francis Hillmeyer, Mme Françoise Hostalier, M. Marc Joulaud, M. Jacques Lamblin, M. Jack Lang, M. Gilbert Le Bris, M. Daniel Mach, M. Alain Marleix, M. Alain Marty, M. Christian Ménard, M. Damien Meslot, M. Jean Michel, M. Georges Mothron, M. Étienne Mourrut, M. Alain Moyne-Bressand, M. Daniel Poulou, M. Alain Rousset, M. Michel Sainte-Marie, M. Guy Teissier, M. Yves Vandewalle, M. Jean-Claude Viollet, M. Philippe Vitel, M. André Wojciechowski.

Excusés. – M. Daniel Boisserie, M. Pascal Brindeau, M. Gérard Charasse, M. Bernard Deflesselles, M. Jacques Desallangre, M. André Gerin, Mme Martine Lignières-Cassou, M. Franck Marlin, M. Philippe Nauche, Mme Françoise Olivier-Coupeau, M. Bruno Sandras, M. Michel Voisin.