Accueil > Travaux en commission > Commission de la défense nationale et des forces armées > Les comptes rendus

Afficher en plus grand
Afficher en plus petit
Voir le compte rendu au format PDF

Commission de la défense nationale et des forces armées

Mercredi 6 juillet 2011

Séance de 17 heures

Compte rendu n° 46

Coprésidence de M. Guy Teissier, Président, et de M. Josselin de Rohan, Président de la commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées du Sénat

– Audition, conjointe avec la commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées du Sénat, de M. Thomas de Maizière, ministre fédéral de la défense (Allemagne).

La séance est ouverte à dix-sept heures cinq.

M. le président Guy Teissier. C’est un très grand honneur pour moi d’accueillir M. Thomas de Maizière, ministre allemand de la défense. Je salue également le ministre français de la défense, M. Gérard Longuet, l’ambassadeur de la République fédérale d’Allemagne en France, M. Reinhard Schäfers, et mon collègue Josselin de Rohan, président de la commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées du Sénat.

Cette audition exceptionnelle montre l’importance que le Parlement français attache à la coopération entre nos deux pays en matière de défense. La France et l’Allemagne sont engagées dans des programmes d’armement emblématiques, comme celui de l’A400M, mais aussi sur le terrain. Il existe de nombreuses structures de coopération, comme la brigade franco-allemande, l’école de formation de pilotes d’hélicoptères du Luc, le centre de formation de contrôleurs aériens avancés de Nancy, la force navale franco-allemande ou la formation conjointe d’officiers de l’armée de terre. Nous pouvons encore progresser dans ce domaine ; en matière d’armement, notamment, les structures allemandes et françaises gagneraient à se rapprocher. Selon vous, quelle impulsion pourrait-on donner au dialogue franco-allemand ?

Par ailleurs, l’Allemagne a annoncé un processus de professionnalisation de son armée et vous vous êtes exprimé à plusieurs reprises sur les conditions du recours à la force. Pourriez-vous préciser votre position sur ce point, au moment où nos deux pays sont de plus en plus sollicités par les Nations Unies pour participer à des opérations de rétablissement ou de maintien de la paix ?

M. Gérard Longuet, ministre de la défense et des anciens combattants. Il est très symbolique que le ministre allemand de la défense soit auditionné par notre Parlement au moment où s’engage une réflexion sur la réorganisation de l’armée allemande et quand la France revient dans le commandement intégré de l’OTAN. Français et Allemands sont solidaires du mouvement de rénovation de l’OTAN engagé depuis le sommet de Lisbonne et attentifs à construire un partenariat utile avec la Russie. Sur l’Afghanistan, nous partageons le même point de vue ; ce n’est pas le cas sur la Libye, mais n’est-ce pas le propre d’une construction politique durable que de pouvoir tantôt partager les mêmes objectifs, tantôt marquer sa différence, en faisant comprendre à l’autre les raisons de cette divergence ?

Je le confirme : il y a entre la France et l’Allemagne des coopérations réussies, comme l’A400M, le Tigre ou le NH90, des partenariats à travers des sociétés industrielles implantées de part et d’autre du Rhin comme EADS ou MBDA, mais aussi, parfois, de la concurrence loyale. Il existe, j’en suis persuadé, de nouveaux terrains de coopération à explorer.

Je forme le vœu que la relation qui est en train de se nouer avec le Parlement français soit durable ; en Allemagne, le rôle du Parlement est très important et je souhaite qu’il en soit de même en France. Pour le ministre de la défense que je suis, être auditionné par la commission compétente du Sénat ou de l’Assemblée nationale n’est jamais un événement banal. En recevant le ministre allemand, les parlementaires français montrent combien ils sont attentifs à la poursuite et à l’approfondissement du lien franco-allemand, élément fondateur et stabilisant de la construction européenne, auquel nous sommes tous très attachés, quelle que soit notre appartenance partisane.

M. Thomas de Maizière, ministre de la défense de la République fédérale d’Allemagne. C’est pour moi et pour mon pays un grand honneur de dialoguer aujourd’hui avec vous ; malgré tout ce qui nous réunit, cela n’avait rien d’une évidence. Il a été décidé que mon collègue et ami Gérard Longuet viendrait à l’automne au Bundestag pour une audition similaire, dans le cadre d’un dialogue qualifié de « stratégique ».

Nous vivons dans un monde périlleux, dont on a de plus en plus de mal à percevoir les contours. Autrefois, on craignait les États trop puissants ; aujourd’hui, les nouvelles menaces émergent des États trop faibles ou des territoires n’ayant plus d’organisation étatique. Nos instruments de défense classiques n’y sont pas adaptés.

La France et l’Allemagne sont réunis au sein de l’Union européenne et de l’Alliance atlantique ; nous nous réjouissons que la France ait décidé de réintégrer les structures de commandement de l’OTAN en 2009.

Un collègue d’un pays membre de l’OTAN qui, après avoir été ministre de la défense, est maintenant ministre des affaires étrangères, m’a dit un jour que les ministres des affaires étrangères s’occupent du monde tel qu’il pourrait ou devrait être, alors que les ministres de la défense et de l’intérieur sont confrontés au monde tel qu’il est, ce qui complique parfois les choses. Bien souvent, nous devons traiter en effet de problèmes qui semblent impossibles à résoudre ; nous intervenons lorsque la politique a échoué, avec l’obligation de parvenir à un résultat immédiat. Or, il y a de moins en moins de ressources financières et nos pays sont confrontés à un endettement important. En d’autres termes, nous devons faire plus avec moins.

Chaque pays réfléchit à de possibles évolutions de son armée nationale. La France sort de ce processus, tandis que l’Allemagne vient d’y entrer : le 18 mai, j’ai présenté les nouvelles orientations qui vont maintenant être progressivement mises en œuvre. L’objectif est de défendre nos intérêts nationaux, d’assumer des responsabilités internationales et de façonner ensemble la sécurité.

Depuis le 1er juillet, l’Allemagne dispose d’une armée professionnelle. La France avait pris, il y a quelques années, une décision similaire ; nous lui sommes par avance reconnaissants de nous aider à tirer les leçons de son expérience. Gérard Longuet et moi nous sommes convenus de réunir des experts pour un échange de vues. Pour le moment, le nombre de postulants est satisfaisant ; il dépend de nous que cela continue. À terme l’Allemagne disposera de 170 000 soldats de métier et engagés sous contrat, de 15 000 volontaires et de 55 000 collaborateurs civils, la part des civils au sein des forces armées étant traditionnellement plus importante qu’en France. L’effectif total sera de 240 000 personnes, soit un chiffre comparable à celui de l’armée française.

Nous avons également décidé de réviser notre concept stratégique. Nous souhaitons pouvoir à l’avenir envoyer en même temps 10 000 soldats sur des terrains d’opérations extérieures, dès lors que nous en aurions la volonté politique. Plus précisément, nous souhaitons pouvoir mener de front deux opérations de longue durée, dont une en tant que chef de file, tout en participant simultanément à plusieurs petites interventions, avec des effectifs pouvant être relevés au bout de quatre à six mois par des troupes entraînées. Cela signifie qu’il faut en réalité multiplier le chiffre de 10 000 par quatre ou cinq. En outre, nous devons apporter notre contribution aux groupements tactiques de l’Union européenne, à la force de réaction rapide et au commandement de l’OTAN, ainsi qu’à des structures telles que la brigade franco-allemande.

Actuellement, nous disposons de 6 000 à 6 500 soldats en opérations extérieures. Nous devons donc procéder à une augmentation de 40 % de ce potentiel et ce malgré la diminution du nombre global de nos soldats, ce qui suppose une évolution très importante de la mentalité, de l’équipement et de l’engagement de nos troupes.

Les effectifs du ministère seront également réduits, passant de 3 500 à 2 000 personnes, afin de mieux gérer nos fonctions de commandement : trop de responsabilités ont été déléguées au ministère et trop peu aux armées. Il convient de changer la donne, mais nous ne pouvons le faire seuls, car les opérations auxquelles nous participons sont modulaires et internationales. Cela rejoint « l’initiative de Gand » pour l’Union européenne ou la smart defence pour l’OTAN. Il faudrait que le plus grand nombre possible de pays y participent, dont la France et l’Allemagne. Les ministres français et allemand de la défense ont d’ailleurs signé en décembre dernier une déclaration commune sur de nombreux domaines de coopération, dont la poursuite est incluse dans le présent dialogue stratégique.

Dans ce dialogue entre nos deux États, nous devons être francs et honnêtes. Or nous avons tendance à parler beaucoup de ce qui nous réunit et peu de ce qui nous sépare. Entre partenaires et amis, il faut pourtant savoir de quoi on parle, sur quoi on est d’accord, sur quoi on ne l’est pas, si l’on veut pouvoir élaborer une stratégie commune.

Nous avons par exemple des traditions historiques différentes. Nous ne sommes pas nécessairement d’accord sur l’Union pour la Méditerranée ou sur le Conseil de la Baltique. Pourquoi ne pas adopter un partage des tâches, en nous reconnaissant mutuellement la capacité de les mener à bien ?

Nous avons également des traditions différentes en matière d’implication du Parlement. Dans le système constitutionnel allemand, le Parlement joue un très grand rôle, mais cela ne nous fait pas perdre pour autant notre capacité d’action : on a pu le vérifier cette semaine s’agissant du Soudan. Réciproquement, j’ai entendu dire que l’influence du Parlement français avait été renforcée. Peut-être sommes-nous en train de nous rapprocher, l’Allemagne donnant davantage de poids à l’exécutif et la France au législatif ? Certes, nos systèmes restent très différents avec un régime présidentiel dans un cas et un gouvernement de coalition dans l’autre, mais on peut fort bien s’en accommoder.

J’aimerais maintenant vous présenter quelques sujets de réflexion pour le dialogue stratégique entre nos deux pays. Il faudrait d’abord faire un bilan critique de nos très nombreuses instances de dialogue. Sont-elles toutes efficaces ? Quand j’étais chef de la Chancellerie, j’ai participé à plusieurs réunions du Conseil franco-allemand de défense et de sécurité qui ne duraient que quelques minutes parce que tout avait été décidé en amont ! Peut-être faudrait-il en tirer les conséquences.

Par ailleurs, nos réalisations communes restent trop souvent symboliques. Nous sommes très fiers de la brigade franco-allemande, mais elle n’est jamais partie en opérations. Ne faudrait-il pas réfléchir à un concept d’engagement ? Cela suppose des formations, des exercices, des équipements en commun ainsi qu’un partage des tâches.

S’agissant de l’armement, il existe des projets européens, des projets franco-allemands et des projets nationaux. Or, nous ne parvenons même pas à faire un hélicoptère qui soit parfaitement identique dans nos deux pays ! Il en est de même pour beaucoup de grands projets, ce qui allonge les délais, augmente les coûts et complique le fonctionnement commun.

Sur certains projets, nous sommes réellement partenaires et nous faisons tout ensemble. Sur d’autres, nous préférons conserver nos capacités nationales ; en Inde, par exemple, nous sommes en concurrence sur un projet d’avion. Pourquoi ne pas l’assumer ? Si nous parvenions à discuter de ces approches différentes avec honnêteté et franchise, nous ferions un grand pas vers une stratégie commune.

Il faudrait également mieux se partager le travail au plan international, en se répartissant les différentes régions du monde et en définissant les rôles de chacun dans les structures de coopération internationale ; cela pose des problèmes de langue, de compétence interculturelle, de préparation des engagements, de soutien économique et financier.

Voilà une partie des questions que nous pourrions aborder ensemble. Je ne crois pas que nous puissions d’ores et déjà y répondre. Aboutira-t-on à un document conjoint des ministres de la défense, à une résolution commune entre nos deux pays, à une modification du traité de l’Élysée ou simplement à un agenda pratique ? Je l’ignore ; l’important, c’est d’engager le dialogue.

Pour conclure, je rappellerai un propos du général de Gaulle, adressé à Konrad Adenauer : « Tout ce que les Français et les Allemands pourront faire dans le domaine de la défense nous rapprochera et nous fera avancer. Si nous ne faisons rien dans ce domaine, bientôt nous n’aurons plus rien à nous dire non plus au plan politique. ».

M. le président Guy Teissier. Monsieur le ministre, je vous remercie de votre franchise. De fait, il y a longtemps que nous cherchons à mettre en commun nos compétences en matière d’industrie de l’armement, sachant que vous détenez l’excellence dans certains domaines et nous, dans d’autres. Notre survie passe par des ententes, sans obérer pour autant notre concurrence dans un certain nombre de domaines ou de pays. Il faudrait que nous nous parlions davantage.

M. Bernard Deflesselles, député. Monsieur le ministre, vous avez évoqué la coopération franco-allemande et la réforme de votre armée, mais vous n’avez pas parlé des équipements, en particulier des drones. Quelle est la politique du gouvernement fédéral en la matière ? Peut-on envisager un rapprochement entre la France et l’Allemagne ?

M. Thomas de Maizière. En Allemagne, les investissements d’armement représentent 22 à 23 % du budget de la défense : c’est beaucoup, comparé à d’autres pays. Le problème, c’est que presque tous ces fonds servent à payer du matériel déjà commandé. Or, une part importante de ces équipements sont surdimensionnés, coûtent plus cher que prévu ou n’ont pas la qualité attendue. Si nous ne réalisons pas des coupes claires dans ces dépenses, il ne nous restera plus aucune marge de manœuvre pour mettre en œuvre de grands projets communs d’armement !

S’agissant des drones, on ignore comme les choses vont évoluer. Y aura-t-il encore des avions armés dans 30 ou 40 ans ? Suivant que l’on écoute l’industrie aéronautique ou les fabricants de drones, les avis divergent. Ce qui semble certain, c’est que l’importance des drones est appelée à croître. Actuellement, en Afghanistan, nous utilisons des drones israéliens, que nous avons sous licence pour un temps limité ; nous en sommes très satisfaits.

Il y a cependant, comme en France, un débat de fond. Le problème n’est pas seulement de savoir si nous préférons acheter des drones américains ou construire nos propres appareils. Si nous souhaitons maintenir des capacités essentielles au plan national, il faudra aussi déterminer ce que les drones feront, quand ils seront livrés et combien cela coûtera au contribuable. Quelle décision prendre quand les uns affirment qu’ils peuvent nous fournir de bons drones dans trois ou quatre ans, et les autres, seulement un prototype dans quatre ou cinq ans ? Nous savons qu’il faudra prendre rapidement une décision. Nous ferons quelque chose en commun si c’est possible, mais choisir une option, quel qu’en soit le coût, simplement parce que c’est la solution européenne, ne me semble pas raisonnable.

M. Philippe Nauche, député. La France et l’Allemagne ont des histoires différentes et des formats d’armée différents. Dans notre pays, l’opinion est passée de la notion de guerre juste à celle de paix juste. L’objectif semble largement partagé, même si les réactions face aux pertes humaines divergent. Comment la population allemande perçoit-elle les interventions extérieures ?

Par ailleurs, vous avez parlé d’économies et de marges de manœuvre. En France, certains défendent une externalisation à tout crin pour le soutien et la logistique. Qu’en pensez-vous ? Vous avez en proportion beaucoup plus de personnel civil que nous. Est-ce une solution que vous préférez à l’externalisation pour ces fonctions, en particulier pour les opérations extérieures ?

M. Thomas de Maizière. Nous avons effectivement une tradition différente de la vôtre, liée notamment au rôle de l’Allemagne pendant la guerre froide. Pour être très franc je dirai que jusqu’en 1990, il était très confortable de ne pas se voir demander de participer aux opérations internationales. Et cette situation était tout aussi confortable pour nos voisins européens et pour les Américains ! Mais il faut désormais s’habituer au fait que l’Allemagne est devenue adulte. Cela ne va pas de soi, et d’aucuns en Allemagne sont tentés de suivre encore le vieux réflexe : laisser agir les autres pour ensuite leur reprocher ce qu’ils ont fait ou non. Mais certaines interventions sont en train de faire évoluer les choses ; l’issue de l’intervention en Afghanistan sera d’ailleurs déterminante au regard du niveau d’acceptation de notre engagement par la population. Sur ce sujet, nous avons les mêmes positions que vous : conclure ensemble, le plus tôt possible mais sans précipitation, avec des objectifs ordonnés mais moins ambitieux qu’il y a dix ans.

Il y a un thème plus nouveau en Allemagne qui rejoint votre notion de paix juste : les interventions humanitaires. Pour les organisations de défense des droits de l’Homme, dans les années 1970 et 1980, l’intervention de soldats n’était rien moins que diabolique. Aujourd’hui, elles sont les premières à supplier qu’on envoie des soldats pour mettre fin à des violations des droits de l’Homme. Ce sont les commandements militaires qui appellent à la réflexion et avertissent des conséquences à long terme. Ainsi le débat sur la Libye est très différent de ce qu’il aurait été il y a dix ans. J’ai lancé une discussion afin de faire comprendre que la place de l’Allemagne et sa prospérité entraînent une responsabilité même lorsque les intérêts allemands ne sont pas directement en jeu. Ils le sont indirectement lorsqu’il s’agit d’assumer des responsabilités internationales. Les Français en sont conscients depuis longtemps, mais aussi les Polonais ou les Canadiens par exemple. Cette notion de responsabilité internationale progresse lentement dans notre pays. Pour bien faire passer le message, il faut trouver des champs d’application, ce qui n’est pas toujours simple.

Quant aux personnels civils, ils ont une place conséquente depuis les années 1950. Le chancelier Adenauer a voulu une composante administrative civile importante au sein de la Bundeswehr afin que les effectifs militaires ne soient pas trop élevés. C’était compréhensible à l’époque et c’était aussi l’intérêt de la France. Aujourd’hui, ces gens font exactement la même chose que vos militaires : travail de bureau, logistique… Uniforme ou non, cela ne change rien sauf que la directive européenne sur le temps de travail n’autorise pas les personnels civils à travailler autant que les militaires ! Par ailleurs, il existe une tendance à l’externalisation depuis 2001, pour la maintenance par exemple. On a confié, dans le cadre de partenariats public-privé, l’habillement, les véhicules non militaires ou la maintenance informatique à des entreprises privées, dans l’espoir de faire des économies. Cela n’a pas été le cas. Il n’est même pas sûr que le travail soit devenu plus efficace. Plutôt que de faire des privatisations un enjeu idéologique, essayons d’être pragmatiques : l’externalisation est-elle avantageuse ou non ? Soyons prudents et examinons les chiffres avec beaucoup de rigueur.

M. Pierre Forgues, député. Une fois que l’Allemagne aura décidé les domaines dans lesquels elle garde ses compétences nationales et que la France aura fait de même, restera-t-il des domaines où partager nos compétences ? Lesquels ? Par ailleurs, comment l’Allemagne appréhende-t-elle le concept de défense européenne ?

Enfin, la Libye est un des seuls points sur lesquels les positions allemandes et françaises ne sont pas très proches. À par les armements qu’elle fournit à l’OTAN, que peut faire l’Allemagne pour hâter la résolution de ce conflit ?

M. Thomas de Maizière. Je ne peux pas encore répondre à votre première question. Il y a actuellement une centaine de projets liés à l’initiative de Gand et à la smart defence. J’en préférerais dix vraiment bons que cent passables, parce que lorsqu’on travaille ensemble, il faut vraiment s’impliquer. Je pense qu’il faut s’intéresser de très près aux questions de logistique et de soutien. Par exemple, l’approvisionnement des avions en vol, le ravitaillement des navires nécessitent des moyens très importants : chacun doit-il réellement garder cette compétence en propre ? En matière de télécommunications et d’informatique, nous pourrions faire aussi beaucoup de choses ensemble. Et nous avons également proposé un quartier général commun à Ulm. C’est comme cela, me semble-t-il, qu’il faut procéder, en examinant ensemble des questions précises.

Pour ce qui est du concept européen de défense, Gérard Longuet et moi avons déjà connu des réunions plus réussies que la dernière rencontre des ministres de la défense. Tout le monde en est sorti mécontent, ou pour le moins insatisfait. Le chemin est encore très long avant de parvenir à une bonne coopération des Européens au sein de l’OTAN. Aujourd’hui, en tout cas, je compte davantage sur l’OTAN que sur un concept européen.

Enfin, s’agissant de la Libye, nous faisons partie d’une alliance et, même sans participer aux actions militaires, nous remplissons évidemment nos engagements. Nous mettons par exemple à disposition des infrastructures pour nos alliés américains à Ramstein. Nous avons également du personnel dans les états-majors intégrés. Nous participons aux coûts selon la clef de répartition générale au sein de l’OTAN et remplissons notre devoir d’assistance mutuelle par le biais notamment du stock de munitions commun de l’OTAN détenu par la NAMSA (NATO maintenance and supply agency). Ce ne sont pas là des actes de solidarité particuliers, c’est le quotidien d’une alliance ; le contraire serait scandaleux. Nous sommes membres de l’OTAN et nous nous comportons comme tels, sans pour autant participer aux actions militaires.

M. Philippe Folliot, député. Pour vous, l’OTAN est donc le pivot de la défense européenne, tandis que la PSDC n’est qu’une perspective à long terme. Pourtant, les choses changent. La France a pris récemment deux initiatives : le pacte franco-britannique et la vente à la Russie de quatre bâtiments de projection et de commandement (BPC) de type Mistral. Quelle est votre opinion sur ces questions ?

M. Thomas de Maizière. C’est une constante des cinquante dernières années : les Français et les Britanniques n’ont jamais réussi à s’entendre durablement. Soit ils ne s’entendaient pas du tout, et l’Europe n’avançait pas, soit ils s’accordaient et tout le monde craignait que ce soit nocif ! Au reste, c’est pareil pour les relations franco-allemandes : si les Français et les Allemands font trop de choses ensemble, on les accuse de vouloir dominer l’Europe et s’ils n’en font pas assez, de la miner… Tout cela me fait sourire. Quand la France et le Royaume-Uni se rapprochent sur les questions de défense et de sécurité, je ne peux que m’en féliciter. Ce n’est d’ailleurs qu’un rattrapage par rapport à ce qui se fait depuis longtemps entre la France et l’Allemagne. Je ne suis pas du tout inquiet. Le dialogue stratégique que nous avons engagé est né d’une initiative française : c’est bien le signe que la France s’intéresse toujours autant à l’Allemagne, et réciproquement. C’est un ensemble très équilibré qui se met en place.

Quant à la Russie, elle est pour nous aussi un partenaire stratégique. Elle a certes évolué mais il faut rester prudent. Nous livrons des armements à la Russie avec circonspection, pas seulement pour des questions de sécurité, mais aussi en prenant garde aux transferts de technologie. Nous devrions peut-être nous concerter davantage sur ce point, mieux en tout cas que par le passé. Le niveau technologique actuel de l’armée, de l’industrie et de la recherche russes n’est pas très brillant. Pour améliorer la situation, la Russie se tourne vers les Européens. Il serait donc souhaitable de nous mettre d’accord sur une ligne à ne pas franchir en matière de transfert de technologie.

M.  Gérard Longuet. À propos de l’accord franco-britannique, je tiens à saluer Mme Michèle Alliot-Marie qui a beaucoup fait en matière de coopération internationale. À part les questions qui nous sont spécifiques de dissuasion nucléaire et notamment de simulation des essais nucléaires, il faut reconnaître que la mise en œuvre des autres volets de cette coopération demande beaucoup de tact vis-à-vis de nos partenaires européens. La volonté de construction européenne existe bel et bien, même si c’est difficile, et il ne faut pas donner le sentiment d’un couple qui avancerait en excluant les autres. La dissuasion est le seul sujet que nous ne cherchons pas à partager.

M. Jean-Pierre Chevènement, sénateur. Vos explications, monsieur de Maizière, nous permettent de mieux comprendre ce qui nous rapproche et ce qui nous sépare. Je voudrais connaître votre position sur les armes nucléaires tactiques en Europe. Ces armes n’entrent pas dans le champ du traité New Start, et la Russie en conserve plusieurs milliers, ce qui compense, à ses yeux, le mauvais état de ses forces conventionnelles. Cela pose néanmoins problème. Le point de vue allemand sur l’avenir des quelques centaines d’armes nucléaires tactiques qui sont sous double clé, celle des Américains et celle de certains alliés européens de l’OTAN a-t-il évolué ? Pensez-vous souhaitable que la sécurité européenne repose à long terme sur des armes nucléaires exclusivement américaines, exception faite de la dissuasion française et britannique ?

Par ailleurs, concernant la Libye, la résolution 1973 se fonde sur la responsabilité de protéger les populations civiles. Comment voyez-vous l’exercice de cette responsabilité ? Sur quels éléments militaires ou diplomatiques s’appuie votre décision de ne pas participer à son exécution ? Accessoirement, comment voyez-vous l’issue du conflit ?

M. Thomas de Maizière. J’aimerais un monde sans arme nucléaire. Mais elles existent et, parallèlement au désarmement, il faut aussi en assurer une gestion raisonnable et intelligente. L’OTAN a lancé une procédure d’examen de ce point, dont les conclusions seront connues lors du sommet de mai 2012. En attendant, mon sentiment très personnel est que tant que ces systèmes d’armes existent, l’Allemagne doit y participer, comme c’est le cas en ce moment.

L’issue en Libye dépendra beaucoup de la capacité du colonel Kadhafi à continuer à s’imposer. Le nombre de ceux qui se détourneront du régime sera un élément déterminant de la durée des opérations. Je ne sais pas comment cela va se terminer, ni en combien de temps. Une seule chose est sûre : dès lors que nous avons décidé de ne pas participer aux opérations, nous devons faire preuve de retenue dans notre jugement sur ceux qui agissent et nous garder de leur distribuer nos conseils.

M. Yves Vandewalle, député. Merci pour la clarté et la franchise de vos réponses. Que représente l’effort de recherche et technologie dans votre budget de défense ? Et quelle est la position de l’Allemagne sur la défense antimissile ?

M. Thomas de Maizière. Je ne connais pas le montant de nos crédits de recherche et développement, car ils se répartissent au sein de l’ensemble de notre budget d’investissement. Les entreprises ont aussi un budget de recherche et développement et jusqu’à ce jour, nous n’avons pas réussi à déterminer précisément le montant total de cet effort ni la part qui devrait en incomber à l’État et celle que le privé devrait supporter. Dans l’industrie pharmaceutique ou automobile, il va de soi que les entreprises supportent l’ensemble des coûts de développement. Développer un médicament moderne coûte cinq à six milliards d’euros qui sont perdus si l’autorisation de mise sur le marché n’est pas accordée. De même dans l’automobile, si un nouveau modèle ne rencontre pas le succès. Mais dans l’industrie de l’armement, les industriels refusent de supporter les frais de développement, considérant qu’ils incombent à l’État, y compris pour les prototypes. Il est vrai que nous sommes le seul acheteur. On ne peut pas non plus faire de comparaison avec la France, où une part de l’industrie de l’armement est publique. Mais il faudra progresser sur ce point pour identifier la part qui revient à chaque acteur.

La défense antimissile est un projet très important. Les Allemands, avec le système Patriot, ont des capacités tactiques qui intéressent un certain nombre d’autres États. Il faudra essayer, dans la mesure du possible, de faire avancer ce dossier avec la Russie, en tout cas pas contre elle. Cela ne doit pas se faire à n’importe quel prix non plus : il arrivera un moment où nous devrons décider ce que nous voulons sans nous rendre tributaires des décisions prises par les Russes. Je ne sais pas si leur position actuelle repose sur des considérations tactiques ou de calendrier. Certains pensent que son durcissement a pour objet d’aboutir à un résultat ultérieurement. Les échéances électorales russes peuvent expliquer cette position. Quoi qu’il en soit, il faudra essayer de travailler avec eux.

M. le président Guy Teissier. Merci monsieur de Maizière d’avoir accepté de vous exprimer aussi librement devant la représentation nationale. Je forme des vœux pour que cette rencontre ouvre la voie à des échanges réguliers entre les acteurs de la défense de nos deux pays.

La séance est levée à dix-huit heures vingt.

*

* *

Membres présents ou excusés

Présents  —  Mme Michèle Alliot-Marie, M. Jean-Marc Ayrault, M. Jean-Louis Bernard, M. Daniel Boisserie, Mme Françoise Briand, M. Bernard Deflesselles, M. Philippe Folliot, M. Pierre Forgues, M. Pierre Frogier, M. Franck Gilard, M. Marc Joulaud, M. Gilbert Le Bris, M. Georges Mothron, M. Philippe Nauche, M. Gwendal Rouillard, M. Guy Teissier, M. Yves Vandewalle.

Excusés.  —  M. Jean-Jacques Candelier, M. Laurent Cathala, M. Gérard Charasse, M. Guillaume Garot, M. André Gerin, Mme Marguerite Lamour, Mme Marylise Lebranchu, Mme Martine Lignières-Cassou, M. Daniel Mach, M. Alain Marleix, M. Franck Marlin, M. Jean-Claude Viollet, M. Philippe Vitel, M. Michel Voisin.

Assistaient également à la réunion.  —  M. Michel Boutant, M. Jean-Pierre Chevènement, M. Hervé Gaymard, M. Josselin de Rohan.