Accueil > Travaux en commission > Commission des finances, de l'économie générale et du contrôle budgétaire > Les comptes rendus

Afficher en plus grand
Afficher en plus petit
Voir le compte rendu au format PDF

Commission des Finances, de l’économie générale et du Plan

Jeudi 25 octobre 2007

Séance de 11 heures 30

Compte rendu n° 17

Présidence de M. Didier Migaud, Président

– Audition, ouverte à la presse, de M. Arnaud Lagardère, président du groupe Lagardère, sur la gouvernance d’EADS, l’évolution de son actionnariat, ses relations avec l’État français et le partenariat franco–allemand

Le Président Didier Migaud : Nous sommes aujourd’hui réunis pour entendre M. Arnaud Lagardère, président du groupe Lagardère, dans le cadre des auditions que la commission des finances organise depuis quelques semaines sur certains aspects du dossier EADS.

M. le président, je vous remercie d’avoir répondu à notre invitation.

Les questions qui retiennent notre attention dans ce dossier concernent la place de l’État actionnaire dans les instances d’EADS et dans la société SOGEADE, la gouvernance de l’entreprise, les relations entre les représentants de l’État et EADS dans le cadre du pacte d’actionnaires et du partenariat franco-allemand, le circuit de l’information entre tous ces acteurs et les conditions dans lesquelles l’actionnariat d’EADS a évolué au cours de l’année 2006.

Nous avons déjà entendu des représentants des services de l’État, le directeur du Trésor, le directeur général de l’Agence des participations de l’État, le président de la SOGEADE, les dirigeants de la CDC et ceux de l’établissement financier IXIS CIB. La commission des Finances du Sénat a de son côté auditionné certains responsables politiques et ceux de différentes institutions. Nous avons obtenu quelques précisions sur le rôle de chacun d’entre eux dans le capital, dans la gouvernance d’EADS.

Aujourd’hui, c’est sur votre rôle en tant qu’actionnaire d’EADS, représentant la SOGEADE, que nous attendons des informations complémentaires. Il y aura des questions concernant le pacte d’actionnaires élaboré en 1999 entre la SOGEADE, dans laquelle Lagardère et l’État français sont représentés, et la société allemande Daimler-Chrysler. Nous avons déjà, au cours des auditions récentes, obtenu des informations sur la nature des relations du groupe Lagardère avec l’État français à l’intérieur de la holding SOGEADE, sur le circuit de l’information d’EADS vers la SOGEADE, et, bien sûr, sur l’évolution de l’actionnariat, y compris sur la chronologie des événements et les motivations des uns et des autres.

Nous nous interrogeons en effet sur ce qui vous a motivé à céder une partie de votre participation dans EADS. Quelles ont été les relations du groupe avec les représentants de l’État pendant toute cette période ? Comment l’opération de cession s’est-elle déroulée ?

D’autres travaillent sur le dossier, et il ne faut pas mélanger les genres. La commission des Finances de l’Assemblée nationale vous entend, M. le président, dans le cadre de sa mission, qui est de contrôler et de comprendre le déroulement des opérations dans lesquelles l’État est concerné. Comment l’État fonctionne-t-il ? Comment prend-il ses décisions ? Quels sont les rapports qu’il entretient avec ses partenaires ? Tel est l’objet des auditions que nous avons organisées.

Je vais donner la parole au président Arnaud Lagardère en guise d’introduction. Ensuite les députés pourront poser leurs questions.

M. Arnaud Lagardère : C’est d’abord à moi de vous remercier, M. le président de la commission des Finances, messieurs les députés, de me laisser l’opportunité de m’exprimer devant la représentation nationale. C’est un honneur, d’autant que, à travers vous, je m’adresse aux Françaises et aux Français qui se posent des questions, et des questions légitimes s’agissant des sommes dont on entend parler.

J’en profiterai pour rectifier un certain nombre et même un nombre certain de contrevérités dont certaines étaient assez blessantes. Je ne parle pas de ma personne. La vie, vous le savez, m’a suffisamment gâté pour que je ne me plaigne pas, mais je pense en particulier aux salariés du groupe Lagardère, à ceux d’EADS et d’Airbus. Faisons attention à l’amalgame.

Je saisis avec plaisir l’occasion que vous m’offrez parce que, avant d’en venir aux questions, je voudrais traiter quatre points importants pour rectifier ces contrevérités.

Premièrement, je comprends la détresse des salariés, notamment d’Airbus. Je comprends leur colère et je tiens à leur dire, devant vous et dans ce lieu hautement symbolique de la démocratie de notre pays, que l’actionnaire Lagardère ne les a pas trahis. L’entreprise Lagardère n’a pas commis de délit d’initié.

Si j’emploie sciemment le terme « entreprise », c’est que, contrairement à ce qui a été dit, je n’ai pas, personnellement, cédé de titres EADS. Je n’ai pas de stock-options EADS, ni de stock-options Lagardère, depuis que je suis responsable de ce groupe, c’est-à-dire depuis 2003, et pour aller jusqu’au bout de la bonne gouvernance, je n’ai pas de parachute doré. Bien au contraire. On pourrait même parler d’un parachute plombé, puisque je suis l’un des rares chefs d’entreprise de ce pays à être responsable sur mes biens propres de la santé de mon entreprise. Quand on parle de bon comportement, de comportement citoyen des chefs d’entreprise, je vous déclare très solennellement que je n’ai de leçon à recevoir de personne. Aucune leçon, de personne !

Je répète aux salariés d’Airbus et d’EADS qu’ils ont mon soutien plein et entier. Ils l’ont eu dans le passé ; ils l’ont maintenant et ils l’auront à l’avenir.

Deuxièmement, malgré les difficultés évidentes que traversent aujourd’hui les entreprises EADS et Airbus, je souligne – et je pense que vous serez tous d’accord pour aller dans mon sens – qu’EADS est une immense réussite : une immense réussite économique, stratégique, industrielle et commerciale. Il ne faut jamais l’oublier. Tous les actionnaires qui ont créé cette entreprise, les actionnaires fondateurs que sont l’État français, le groupe Lagardère et le groupe Daimler, ont apporté non pas de l’argent, mais des actifs et ont réuni des femmes et des hommes qui sont probablement ce qui se fait de mieux dans leur activité, qu’elle soit militaire ou civile. Il ne faut jamais l’oublier.

L’État français, à travers EADS, y a gagné ; je me place à aujourd’hui. Il y a même beaucoup gagné, ainsi que les contribuables que nous sommes tous. J’y reviendrai sans doute dans mon quatrième point.

Troisièmement, puisque l’on parle beaucoup de gouvernance, du rôle de l’État
- c’est un point qui importe à la commission des Finances –, je tiens à retracer très brièvement ce qu’a été le rôle de l’État durant les sept années d’EADS, qui a été créée fin 1999-début 2000.

On parle de « l’État », mais il y a eu plusieurs États, selon les personnes qui étaient à sa tête. Autant les groupes Daimler et Lagardère ont été constants dans leur stratégie vis-à-vis de l’entreprise, autant l’État a eu plusieurs visages et des stratégies assez différentes, ce qui n’est pas toujours une bonne chose pour une entreprise. Il faut bien en prendre acte.

Première contre-vérité que j’ai entendue : le pacte d’actionnaires et la gouvernance initiale auraient été bâclés ; ils auraient été mauvais. C’est absolument faux. Il faut se remettre dans le contexte.

A cet égard je rends hommage à l’équipe de l’époque, c’est-à-dire au Premier ministre, Lionel Jospin, et à son ministre de l’Économie et des finances Dominique Strauss-Kahn, que vous allez recevoir bientôt, ainsi qu’à une personne qui n’a peut-être pas participé aux négociations du pacte d’actionnaires, mais qui a joué un rôle extrêmement positif pour l’entreprise ; je veux parler du ministre des transports Jean-Claude Gayssot. Cette équipe était face à Daimler, qui ne souhaitait pas que l’État français soit partie prenante, ni même actionnaire d’EADS, alors en cours de constitution. Il a donc fallu composer et négocier, pour trouver un équilibre, un juste équilibre dans une gouvernance qui, finalement, quand on l’examine sereinement et avec sang-froid, a eu ses vertus. Elle a en effet permis de créer EADS et de faire de grandes choses.

Toutes les activités en dehors d’Airbus se portent magnifiquement bien, et il en a toujours été ainsi. Bien sûr, il y a eu des difficultés, mais, globalement, tout va très bien. Pour Airbus, si on laisse de côté les difficultés liées au retard, l’A380, qui est en ce moment même en train de réaliser son premier vol commercial entre Singapour et Sydney, est une formidable réussite. Grâce à EADS, Airbus est devenu le premier avionneur mondial. Il ne faut pas l’oublier.

L’État français, à l’époque, détenait l’Aérospatiale, à hauteur de 65 %, et notre groupe, à travers Matra, en était actionnaire à 35 %. L’État avait donc le choix : soit continuer avec une entreprise formidable, mais très franco-française, soit constituer un pôle européen fort, seul capable de se confronter à armes égales avec Boeing, qui est notre vrai concurrent. Je n’aurais pas hésité devant un tel enjeu. Sinon, sept ans plus tard, je me serais retrouvé avec une Aérospatiale franco-française, avec Boeing en leader mondial, et peut-être même avec un autre pôle européen qui aurait pu être constitué par les Allemands de Daimler et les Anglais de BAE. Encore une fois, et même si cela ne fait pas plaisir à tout le monde, je tiens à rendre hommage à Lionel Jospin et Dominique Strauss-Kahn, qui ont permis à EADS de naître.

Ensuite, plusieurs épisodes se sont succédé. Je n’en cite qu’un, au cours d’une période délicate pour moi, aux alentours de 2003-2004. Je ne fais de procès d’intention à personne, mais j’ai regretté alors, dans mes échanges soutenus et prolongés avec le ministre de l’économie de l’époque, M. Francis Mer, que l’État se préoccupe davantage de remplacer une tête française par une autre tête française que de jeter les bases d’une nouvelle gouvernance – pourtant, la possibilité existait ; il y avait une fenêtre –, ce qui a été fait quelques années plus tard. Toutes ces préoccupations ont un peu « pollué » – il ne faut pas prendre le terme dans un sens trop négatif –, disons plutôt déstabilisé l’entreprise. J’ignore si c’est la source de tous ses maux ; ce n’est pas à moi d’en décider, mais je pense que cela a été mauvais pour elle.

Je rappelle aussi l’intervention du ministre de l’Économie et des finances Thierry Breton. Il n’y a là rien que de normal puisque ce ministère est l’une des tutelles de l’entreprise. Thierry Breton a puissamment contribué à résoudre une crise grave, en juin 2006.

Enfin, l’acte final a été le changement de gouvernance entériné par l’actuel Président de la République et la Chancelière Mme Angela Merkel, qui a permis de clarifier et de simplifier la structure.

Cela étant, je ne voudrais pas que l’on retienne uniquement que tous les maux d’Airbus sont dus à sa gouvernance, car c’est faux.

Quatrièmement, il y a la cession des titres EADS par le groupe Lagardère le 4 avril 2006. Là encore, examinons les événements avec sang-froid et en toute transparence.

J’ai annoncé, en août 1999, à une époque où EADS n’existait pas encore et où Lagardère était actionnaire d’Aérospatiale-Matra, que l’avenir du groupe Lagardère résidait dans les médias. Nous contrôlions à 100 % cette activité et il me semblait, en tant que gérant - et je n’étais pas le seul et je ne suis pas le seul – que nous pouvions créer davantage de valeur à long terme pour nos actionnaires en nous focalisant en priorité sur les médias. Je n’ai cessé de le répéter, encore et encore. L’information était donc connue du grand public et notre décision n’a pu surprendre personne.

Pourquoi la cession n’est-elle intervenue qu’en avril 2006 ? Pour la bonne et simple raison qu’il n’y avait pas d’autre fenêtre qui s’offrait à moi. Entre 2000, année de création d’EADS, et 2003, il y avait ce que l’on appelle dans le jargon que vous connaissez tous, un lock-up, c’est-à-dire une interdiction faite aux actionnaires de céder quelque action que ce soit. Lagardère, comme les autres, ne pouvait donc pas céder ses titres EADS.

De l’été 2003 à l’été 2005, j’avoue avoir eu deux soucis majeurs, même si ce n’était pas les seuls : la succession financière de Jean-Luc Lagardère et le combat incessant, qui a fait les beaux jours de la presse mais le malheur de notre entreprise – même si ce n’était pas le seul –, entre Noël Forgeard et Philippe Camus, contre lequel a été organisée une sorte de chasse à l’homme. Philippe Camus n’avait pourtant vraiment pas démérité à la tête d’EADS. Il avait fait partie des équipes fondatrices et il a magnifiquement accompli son mandat à la tête de cette entreprise. Nous y reviendrons sans doute.

À l’été 2005, donc, je lance l’opération à laquelle je pensais déjà cinq ans auparavant. Je contacte évidemment nos amis allemands. Nous allons voir le ministre de l’Économie et des finances de l’époque, M. Thierry Breton, le 27 ou le 28 novembre 2005, et nous lui annonçons que nous souhaitons nous retirer pour moitié, ce qui était d’ailleurs prévu par le protocole initial. Nous discutons, et nous ratons la première fenêtre qui se ferme pour des raisons boursières en janvier 2006. De son côté, l’État prend le temps de réfléchir à l’avenir. Tout naturellement, nous recommençons lorsque s’ouvre la deuxième fenêtre et nous réussissons. Nous cédons donc le 4 avril 2006 la moitié, mais la moitié seulement, de notre participation.

Je ne veux pas, dans mes propos liminaires, me lancer dans les détails des instruments financiers, comme les obligations remboursables en actions à parité ajustable, les ORAPA. Vous aurez sans doute beaucoup de questions à ce sujet. Comme j’ai beaucoup de réponses à vous apporter, cela tombe bien et je vous remercie une nouvelle fois, M. le Président de la Commission, de me donner l’occasion de m’exprimer devant vous.

Le Président Didier Migaud : Merci beaucoup pour cette courte intervention.

La parole est à M. le Rapporteur général.

M. Gilles Carrez, Rapporteur général : Monsieur le Président, j’ai deux brèves questions sur le rôle de l’État.

Vous venez de nous dire que, si l’État ne jouait pas le rôle normalement dévolu à un actionnaire, cela résultait des décisions prises en 1999–2000, lors de la conclusion du pacte d’actionnaires et de la création d’EADS, qui résultaient eux-mêmes d’une demande expresse du partenaire allemand Daimler-Benz. Or, lors d’auditions précédentes, les représentants de l’État nous ont déclaré ne pas avoir pu exercer leur rôle. Dès lors, nous ne devions pas nous étonner qu’ils n’aient pas été informés et qu’ils n’aient pas exercé leurs responsabilités. Le responsable de l’Agence des participations de l’État est allé jusqu’à dire que, parmi les participations de l’État, EADS constituait un cas particulier. Pourtant, selon vous, la gouvernance aurait pu être modifiée plus tôt qu’elle ne l’a été. Il n’en demeure pas moins que, même si elle l’a été ces derniers mois, l’État continue d’être confiné dans son rôle, par sociétés interposées, la SOGEADE notamment. Pensez-vous aujourd’hui que, s’agissant de l’actionnaire État, la gouvernance pourrait être modifiée ?

Lorsque votre décision de céder votre participation est intervenue – et nous nous souvenons tous que vous aviez indiqué que vous souhaitiez que le groupe Lagardère se diversifie, notamment dans les médias et le sport – est-ce que l’État vous a fait savoir qu’il fallait trouver des acquéreurs français ? Si oui, comment ? Dans quelles conditions ces discussions se sont-elles déroulées ?

Le Président Didier Migaud : Monsieur le président, je vous donne la parole puisque nous sommes convenus que vous répondriez immédiatement à chacun des intervenants.

M. Arnaud Lagardère : Premièrement, ce que je savais, ce que je sais, l’État le savait et l’État le sait. Je ne veux pas laisser la moindre ambiguïté sur ce point : il n’y avait absolument aucune divergence, aucune différence dans le niveau d’information entre l’État actionnaire et l’actionnaire Lagardère.

Deuxièmement, vous dites que les Allemands ne souhaitaient pas que l’État soit actionnaire. Oui, mais l’État est aujourd’hui actionnaire et il en joue le rôle. Il ne joue peut-être pas le rôle de gestionnaire – moi non plus d’ailleurs – mais il joue son rôle d’actionnaire dans EADS ; on ne peut pas le lui retirer, même si c’est au travers d’instances que vous avez citées.

L’État dit, à juste titre car c’est techniquement exact, qu’il n’a pas de représentant direct au sein du conseil d’administration d’EADS. Néanmoins tous les administrateurs français d’EADS sont proposés à la SOGEADE, discutés et validés par elle. Or, que je sache, l’État est bien représenté à la SOGEADE. Je ne me cache pas derrière mes responsabilités. Je ne dis pas que d’autres le font, mais j’assumerai toujours mon rôle jusqu’au bout.

L’État est un partenaire : c’est un mot important. Comme dans la vie privée ou sentimentale, un partenaire, ce n’est pas rien ; dans les affaires non plus, même quand les affaires sont difficiles. Je serai toujours solidaire de mon partenaire.

Le rôle de l’État est-il de gérer une entreprise, EADS en particulier ? C’est une question idéologique qui n’est peut-être pas de mon ressort, mais, très franchement, je ne le crois pas. Je serais tenté de dire, et dans un sens positif, que, aujourd’hui, dans EADS, l’État est à sa place. Il est représenté, mais indirectement. Il est informé. Le président de la SOGEADE a dû vous le dire : il y a eu des présentations opérationnelles d’Airbus au sein de la SOGEADE qui a, en particulier, entendu M. Andriès et M. Pochet. Je ne me souviens plus exactement des personnes, mais des présentations ont été faites.

Ensuite, je ne voudrais pas que vous conserviez en tête l’hypothèse selon laquelle des gens savaient, mais que l’État ne savait pas. Je vous le dis en vous regardant dans le fond des yeux : je ne savais pas, donc l’État ne pouvait pas savoir non plus. Revenons-en aux bases, car c’est important.

Vous m’avez ensuite demandé si, pendant la période qui commence en novembre 2005, l’État m’avait encouragé à trouver de préférence des acquéreurs français. Je vais le dire de manière un peu agressive, pardonnez-moi : je n’ai de leçon de patriotisme à recevoir de qui que ce soit. Je n’ai pas besoin que quelqu’un me rappelle que la France est importante dans EADS. Je suis conscient que je porte aussi le drapeau français au sein d’EADS. Je n’avais donc pas besoin que l’État me précise qu’il fallait des actionnaires français.

D’ailleurs, le choix que nous avons fait de céder à IXIS – et à personne d’autre ! – s’est accompagné de recommandations. Une note sur ce sujet a même été remise à Matignon en janvier 2006. Nous déclarions que nous trouverions normal que les repreneurs soient de grands investisseurs institutionnels. Nous avons notamment cité la Caisse des dépôts parce que cela va de soi. Il n’y a aucune autre explication. De plus, je vous rappelle, mais c’est inutile parce que vous le savez, qu’un des actionnaires d’IXIS, à l’époque, était justement la Caisse des dépôts, à hauteur de 35 %. ; je crois que ce n’est plus le cas maintenant.

Mon propos ne vise personne en particulier, mais arrêtons l’hypocrisie. Nous avons joué notre rôle. J’ai joué mon rôle, en citoyen, en patriote. Jusqu’au bout, j’ai souhaité que la cession se fasse auprès d’institutionnels français. Nous avons vendu à IXIS.

M. Henri Emmanuelli : Je vous remercie de votre franchise, M. le président. Cela nous change de certaines autres auditions.

Vous avez déclaré : « ce que je sais, l’État le sait ». Vous avez ajouté ensuite que ce n’est pas l’État qui désigne les administrateurs d’EADS, mais que c’est au sein de la SOGEADE que la décision se prend. Cela sous-entend tout de même que l’État était informé. Une petite précision : il me semble que la SOGEADE a un droit de veto. Si tel est le cas, on ne voit pas très bien, contrairement à ce qui nous a été dit, comment l’État ne serait pas informé.

Vous avez vous-même fait allusion à l’épisode, entre 2003 et 2005, de la bataille au sommet, qui a effectivement beaucoup nourri le débat public. J’aurais voulu avoir votre sentiment à ce sujet, exprimé avec la franchise dont vous venez de faire preuve. Nous nous sommes en effet entendu dire à plusieurs reprises que le pacte d’actionnaires était libellé de telle manière que l’État n’avait aucune responsabilité dans la gouvernance d’EADS. Comment un État qui n’a aucun moyen d’action dans la gouvernance d’EADS peut-il arriver à en changer la tête ?

M. Arnaud Lagardère : Votre réputation vous précède, M. Emmanuelli. Il faut toujours se méfier de vos compliments !

M. Henri Emmanuelli : Ce n’était pas méchant.

M. Arnaud Lagardère : Mais je les prends au pied de la lettre !

Vous avez raison : il y a un droit de veto à la SOGEADE. Il est clair que l’on n’aurait jamais imposé des administrateurs sans l’avis de l’État. Cela va de soi. Parfois, cependant, la technique juridique fait oublier le bon sens. C’est la vie des affaires.

Vous avez employé des termes que je ne prendrai pas à mon compte, car ils sont lourds de sens. Vous avez parlé de « responsabilité de l’État ». Je préfère m’en tenir à un vocabulaire plus feutré, plus engageant.

M. Henri Emmanuelli : J’y suis allé en douceur, pourtant.

M. Arnaud Lagardère : Sûrement.

Votre question est très embarrassante, pour le coup. Comment se fait-il qu’un État qui n’a aucun droit et aucune responsabilité arrive à remplacer une personne par une autre ? J’ai peur de ne pas pouvoir apporter de bonne réponse à une très bonne question. Je ne vais pas donner de détails sans avoir de preuves, bien que je sente à votre regard que vous m’y invitiez.

La raison pour laquelle, à la fin de 2004, et, même si cela doit vous faire sourire, avec l’aide du ministre de l’Économie et des finances de l’époque, Nicolas Sarkozy, je décide de trancher, c’est qu’à un moment donné il faut bien décider. Je n’avais plus le choix parce ne nous avions assisté, pendant pratiquement un an et demi, à des bagarres incessantes. Là encore, je vais faire le parallèle avec la vie privée, parce que la règle est la même. Quand il n’y a plus de désir, il n’y a plus de désir. Cela ne sert à rien de forcer le cours des choses. Il n’y avait plus de désir de continuer ensemble – en tout bien tout honneur – de la part de MM. Philippe Camus et de Noël Forgeard. Il fallait donc prononcer le divorce, et choisir.

J’ai choisi aussi parce que je voulais que Philippe Camus, qui, encore une fois, n’a absolument pas démérité – loin de là – chez EADS et Lagardère, reste auprès de moi, ce qu’il a accepté avec beaucoup de gentillesse et de courage. Lui aussi a traversé une période extrêmement difficile. La conséquence en a été la nomination de Noël Forgeard à la tête d’EADS.

Vous me permettrez un court aparté sur Noël Forgeard.

Je n’aime pas que l’on brûle les idoles que l’on a adorées. En outre, tant qu’il n’est pas coupable, Noël Forgeard est innocent. Nous en sommes tous d’accord. N’oublions pas qu’il a porté Airbus à la place de leader mondial de l’aéronautique. Il n’était pas seul, il avait une équipe, des salariés français, mais pas seulement. Il y avait aussi des Allemands, des Anglais, des Espagnols. En tout cas n’oublions pas.

À la fin de 2004, donc, porter à la présidence d’EADS Noël Forgeard, avec son profil, coulait de source. Le groupe Lagardère le connaissait bien puisqu’il y avait travaillé de nombreuses années. Il était à l’origine d’un formidable succès : Airbus était alors leader d’un marché très compliqué et très compétitif. C’était un bon choix pour l’entreprise. J’ai agi dans l’intérêt social de l’entreprise.

Je n’entrerai pas davantage dans les détails, mais j’avoue que c’était une période très compliquée, et très éprouvante.

Puisque je suis devant la représentation nationale, n’oubliez pas – et, encore une fois, il n’est pas question de me plaindre – que j’arrive alors dans la vie active, seul après le décès de mon père en 2003. Or l’État français et la République ne m’accueillent pas à bras ouverts, c’est le moins que l’on puisse dire. J’en ai été assez choqué et déçu. Je n’ai aucun compte à régler, ce n’est pas mon propos, mais j’attendais davantage de mon pays que j’avais servi, même à mon niveau et sous l’ombre de mon père, et que je continue à servir. Il est important que l’État honore et soutienne tous ceux qui agissent pour lui, quels qu’ils soient, y compris les acteurs économiques et les chefs d’entreprise, même s’ils n’ont pas toujours bonne presse. Je ferme la parenthèse.

M. Henri Emmanuelli : Était-ce un choix purement personnel ?

M. Arnaud Lagardère : Celui de Noël Forgeard ? Un choix purement personnel, mais forcé après une chasse à l’homme. Je ne suis pas sûr que l’État y ait été pour rien, en tout cas mon interlocuteur principal, Francis Mer. Il n’y était peut-être pour rien, je ne veux donc pas l’accabler mais je n’en suis pas sûr.

M. Louis Giscard d’Estaing : Je m’interroge sur les conditions techniques de cession des titres détenus par le groupe Lagardère dans EADS. Nous avons essayé de comprendre quelles avaient été les conditions pratiques de mise sur le marché, par l’intermédiaire de la banque IXIS, et les mécanismes de contrôle, ou les règles de gouvernance, qui ont joué notamment lors de la réunion du conseil d’administration du 3 avril 2006 de la SOGEADE.

Les responsables d’IXIS nous ont fourni des informations sur le calendrier de leurs négociations avec le groupe Lagardère, sur le mandat moral qui leur a été confié début mars 2006. Ils nous ont indiqué que, auparavant, ils étaient dans une phase de négociation qu’ils considéraient de leur côté comme n’étant pas totalement exclusive.

Le mécanisme des ORAPA a été validé par le conseil d’administration de la SOGEADE du 3 avril 2006. Le procès-verbal indique que le groupe Lagardère émettra des ORAPA qui seront toutes souscrites par la banque IXIS, cette dernière « ayant placé préalablement la plus grande partie des actions EADS sous-jacentes auprès d’investisseurs institutionnels français au moyen d’une vente à terme ».

En dehors de la Caisse des dépôts et consignations, à propos de laquelle nous avons la réponse puisqu’elle valide le 28 mars 2006 la prise de participation, d’autres investisseurs institutionnels français ont-ils souscrit à ces ORAPA ? Pour ne pas répondre à cette question la banque IXIS nous a opposé le secret bancaire.

En ce qui concerne le déroulement du conseil d’administration de la SOGEADE, étaient présents, outre les administrateurs, M. Pierre Sellier, directeur de la trésorerie et du financement du groupe Lagardère. Or ce dernier participait aux négociations avec la banque IXIS. Il intervient devant le conseil en indiquant que « ces opérations feront l’objet, le jour de leur mise en œuvre, compte tenu du caractère sensible de l’annonce de cette opération, de communiqués de presse, préparés avec le plus grand soin par chaque actionnaire, chacun pour ce qui le concerne ». Il ajoute que « cette communication est d’ores et déjà coordonnée entre Lagardère SCA et Daimler-Chrysler » et qu’elle est « effectuée en liaison avec les services d’EADS. » Pouvez-vous nous préciser ces conditions ?

Une dernière question concerne l’information sur la situation d’Airbus.

Lors de ce conseil d’administration, le président Philippe Pontet insiste sur la nécessité que ce mouvement d’actionnaires ne soit pas interprété comme un acte de défiance vis-à-vis d’EADS « qui rentre, et notamment Airbus, – la phrase est très sensible – dans une phase plus agitée. » Cette déclaration intervient le 3 avril. Des informations sur Airbus étaient-elles déjà connues le 4 avril 2006 ?

M. Arnaud Lagardère : Voilà beaucoup de questions différentes

Je réponds tout de suite à la dernière, pour ne pas l’oublier : non, il n’y avait pas d’autres informations. Toutes celles que le conseil d’administration a eues ont été transmises au marché. Vous avez fait référence à un conseil d’administration qui a eu lieu en avril. J’y reviendrai parce que, techniquement, c’est important, mais, jusqu’à juin, il n’y avait pas d’informations sur des retards.

Pour être pédagogique, je dirais : oui, il y avait des difficultés. Un premier retard avait déjà été annoncé en juin 2005. Toutefois ce type d’aléa est inhérent à ce genre de programme. Les difficultés étaient publiques ; les journalistes en faisaient état tout le temps. Ce n’est pas une information d’initié. En revanche, la transformation des difficultés en retards – c’est le point crucial du dossier – n’était pas connue. Jusqu’en juin, – et les PV qui l’attestent sont dans les mains de l’AMF et d’autres – à la question normale, que l’on pose à propos de tous les programmes, il nous était répété sans cesse qu’il n’y avait pas de retard prévu et que les difficultés seraient surmontées les unes après les autres.

Bien évidemment, le 3 avril, la SOGEADE valide notre schéma, ce qui prouve bien que nous n’avons jamais agi en catimini. C’est une preuve de plus. Je pourrais en donner davantage, mais je vous remercie de me servir celle-là.

Vous avez dit que le mandat d’IXIS avait été donné en mars. Techniquement, c’est vrai, mais, comme vous le savez, les entreprises fonctionnent souvent sur parole avec les banques d’affaires. Elles entament un processus, qu’elles entérinent ensuite. L’outil financier qui nous avait été présenté par IXIS fin 2005 était en cours d’élaboration. Nous y travaillions déjà. Les choses n’ont pas commencé au mois de mars, loin de là.

Pourquoi des ORAPA ? Il y a plusieurs raisons.

Nos partenaires allemands souhaitaient, eux, sortir sur le marché, mais mettre 7,5 % du capital sur le marché financier, c’est lourd. Évidemment, le risque était de tirer le cours de bourse vers le bas. Rajouter 7,5 % de plus aurait été pire. Nous avions donc opté pour un outil différent. Vous avez parlé d’une vente à terme. Il s’agit plus précisément d’un prêt remboursable en actions. Je peux vous fournir les détails techniques, même sans être un spécialiste de la finance, et vous expliquer comment fonctionne le mécanisme de protection à la hausse. Nous avons donc choisi cette voie d’abord pour ne pas peser sur le cours de bourse.

Ensuite, nous voulions garder le plus longtemps possible les droits de vote. Certes, la répartition des pouvoirs restait inchangée, puisque, vous le savez, chacun pouvait, conformément aux accords initiaux, baisser de moitié sa participation et conserver tous ses pouvoirs. Si l’État avait souhaité en faire autant, il aurait gardé tous ses pouvoirs. Cela n’aurait rien changé à l’équilibre qui préside aux décisions de l’entreprise.

La troisième raison, même si elle peut paraître insensée au grand public, c’est que nous voulions nous protéger contre une hausse du cours. Nous vendions aux alentours de 32,50 euros – le cours du 4 avril – et je ne voulais pas, compte tenu du blocage de trois ans, que les actionnaires de Lagardère risquent de me reprocher de ne pas avoir profité d’une éventuelle hausse du cours. C’est pourquoi nous avons choisi les ORAPA, en toute intelligence avec la SOGEADE et l’État. On n’a rien caché à personne.

Vous avez parlé de M. Pierre Sellier qui est dans notre groupe depuis très longtemps. Il est dans l’équipe du directeur financier Dominique d’Hinnin. Il était là pour informer la SOGEADE, pour informer l’État, en toute transparence. Rien de plus.

Quant aux actionnaires autres que la Caisse des dépôts, je ne les connais pas. Je n’en sais rien. Je sais que la Caisse des dépôts est actionnaire parce qu’elle en a parlé publiquement.

À propos de cette dernière dont j’ai entendu dire qu’elle avait perdu énormément d’argent, je peux en parler maintenant, mais peut-être dois-je attendre une question plus précise ?

Le Président Didier Migaud : Allez-y, même si devancer les questions peut être une technique…

M. Arnaud Lagardère : N’y voyez aucune malice de ma part.

La Caisse des dépôts aurait donc perdu beaucoup d’argent.

Premièrement, il y a une règle de base : on ne perd de l’argent que quand on vend.

Deuxièmement, nous avons vendu à 32 euros. C’est juste, mais, à la veille de l’annonce des retards de l’A380, en juin, le cours est non pas à 32 euros, mais à 25,50 euros. Que s’est-il passé entre le 4 avril 2006, jour de la vente, et le jour de l’annonce des retards ? D’abord les marchés financiers ont baissé ; le titre EADS aussi, mécaniquement. Ensuite, le dollar s’est déprécié. Or le vrai problème d’Airbus, ne l’oublions jamais, c’est le taux de change du dollar. Enfin, le prix du baril de pétrole a augmenté.

En conséquence le cours d’EADS a baissé, avant même l’impact des retards de l’A380 : il est passé de 32,50 euros à 25,50 euros.

Pour moi, le véritable impact des retards commence à se faire sentir au cours de 25,50 euros. Aujourd’hui, nous sommes à un cours de 24,20 euros environ, disons 24 euros. Cela représente 1,50 euro par titre. Sachant que la Caisse des dépôts détient à peu près 18 millions de titres, la moins-value latente, du fait du retard de l’A380, est de 27 millions d’euros. Comme j’ai entendu d’autres chiffres, je voulais rectifier. En outre, l’entreprise Lagardère est touchée, elle aussi. Nous gardons 7,5 % du capital d’EADS. Nous sommes fiers de les avoir, et de les garder, mais nous subissons aussi cet impact négatif.

Je ne sais pas qui d’autre que la Caisse des dépôts est actionnaire. En ce qui me concerne, je suis tenu non par le secret bancaire, mais par ce que je sais. J’imagine que ces actionnaires se manifesteront bien un jour.

M. Jérôme Cahuzac : Comme mes collègues, j’apprécie le climat dans lequel se déroule cette audition et la volonté de franchise dont vous faites preuve.

Je souhaite d’abord obtenir des précisions sur le pacte d’actionnaires, car vos propos ne corroborent pas – c’est le moins qu’on puisse dire – les réponses qui nous ont été données par certains membres du Gouvernement.

Aux termes de ce pacte, le groupe Lagardère propose la nomination des administrateurs d’EADS et du président de la SOGEADE, mais on a soutenu devant nous que, proposant, le groupe disposait aussi. Or l’État n’a pas à contempler passivement ce que le groupe Lagardère propose : il possède un droit de veto tant pour la nomination des administrateurs d’EADS que pour la présidence de la SOGEADE, que vous exercez désormais.

M. Arnaud Lagardère : Depuis ce matin, en effet.

M. Jérôme Cahuzac : Il nous a été explicitement affirmé que vous seriez président de la SOGEADE et membre du conseil d’administration d’EADS en vertu du pacte d’actionnaires, l’État ne pouvant s’y opposer. Selon vous, cette vision du pacte correspond-elle à la réalité, ou avez-vous été nommé à ces fonctions avec l’accord explicite de l’État ?

Par ailleurs, vous avez parlé de « chasse à l’homme » au sujet de Philippe Camus. Le terme est fort.

M. Arnaud Lagardère : Mais il est juste !

M. Jérôme Cahuzac : S’il est juste, quels étaient les chasseurs et quelles étaient leurs motivations ? Nous espérons que vous répondrez avec la même franchise à cette question.

Cette chasse a abouti, d’une certaine manière, à la promotion de M. Noël Forgeard. Lorsque les choses se sont dégradées au sein de l’entreprise – dont vous êtes administrateur, où vous assumez votre qualité d’actionnaire, mais en affirmant que vous n’étiez pas gestionnaire –, estimez-vous que le gestionnaire Noël Forgeard a correctement informé les actionnaires et l’État ?

Au sujet de la cession, l’argument selon lequel vous souhaitiez protéger les actionnaires de votre groupe contre des évolutions boursières est convaincant : on pourrait légitimement vous reprocher de ne pas avoir prévu une hausse éventuelle. Est-ce la seule raison pour laquelle vous avez procédé à cette vente à terme sur trois ans à compter de 2007 ? Existe-t-il aussi – ce qui ne serait ni illégitime ni illégal – des raisons fiscales ? Si oui, lesquelles ?

M. Arnaud Lagardère : Je vous remercie de souligner ma franchise, M. Jérôme Cahuzac, mais il m’est aisé d’être franc : le dossier, même s’il est douloureux pour moi, est extrêmement facile sur le fond. Je peux donc parler en toute liberté. Il n’y a là aucune performance de ma part.

Votre excellente description du fonctionnement de la SOGEADE prouve que la commission des Finances est parfaitement informée de la façon dont on propose, nomme ou refuse les administrateurs. Je ne puis être administrateur d’EADS ou président de la SOGEADE sans l’accord de l’État. Ce n’est pas forcément une mauvaise chose, du reste.

M. Jérôme Cahuzac : Je n’ai pas dit que c’était une mauvaise chose.

M. Arnaud Lagardère : Pardonnez-moi : c’est que, désormais, je me méfie des questions qui pourraient cacher d’autres questions.

L’accord de l’État n’est donc pas une mauvaise chose. Nous avons assisté à plusieurs alternances durant ces sept années et chacun a parfaitement joué son rôle. C’est un point important pour moi : je suis encore jeune, j’ai devant moi une trentaine d’années au service de mon entreprise, mais aussi de mon pays, et je n’ai pas envie que ma vie active soit entachée d’une telle suspicion. Si j’ai souhaité communiquer un peu plus sur ce dossier et me battre davantage, c’est bien pour cela. Quand on est dans son droit, il est facile de se battre.

Pour ce qui est de la « chasse à l’homme », je ne pense pas vous avoir appris quoi que ce soit de nouveau. Tout le monde était au courant, les journalistes parfois avant nous. Je ne comprends pas très bien le sens de votre question. Vous souhaitez savoir si M. Noël Forgeard a informé les actionnaires de sa volonté de succéder à M. Camus…

M. Jérôme Cahuzac : Non : je souhaite savoir qui étaient les chasseurs et quelles étaient les raisons de cette chasse à l’homme. D’autre part, en quoi a consisté l’aide que vous a apportée le ministre de l’Économie et des finances de l’époque, Nicolas Sarkozy ?

M. Arnaud Lagardère : Je préfère ne pas répondre à la question sur la chasse à l’homme, non parce que je n’ai pas la réponse, mais parce que je préfère la réserver à d’autres interlocuteurs dans d’autres enceintes : l’AMF ou, le moment venu, la juge en charge de cette affaire. Je suis confus de vous décevoir ainsi, mais je ne peux aller plus loin.

M. Jérôme Cahuzac : Même sur les raisons de la chasse à l’homme ?

M. Arnaud Lagardère : C’est lié. Pour moi, c’était de toute façon une mauvaise idée et une mauvaise raison car, dans la gouvernance de l’époque, le rôle de président d’Airbus était extraordinairement important, au moins autant que celui de président d’EADS.

Airbus est le cœur du groupe. Être son président, surtout quand on y a magnifiquement réussi comme cela a été le cas de Noël Forgeard, ce n’est pas rien. Cela doit suffire à la carrière et à l’ego d’un homme. Je pense qu’il en était ainsi pour Noël Forgeard. Au risque de paraître complaisant à son égard, je ne crois pas qu’il soit le seul responsable de cette chasse à l’homme. S’il y avait eu auprès de lui des personnes pour le convaincre que ce n’était pas possible et que les équilibres étaient satisfaisants en l’état, peut-être aurait-on pu éviter cet épisode. Je m’arrête là : vous aurez sans doute compris ce que je veux dire.

M. Jérôme Cahuzac et M. Henri Emmanuelli : Nous avons compris.

M. Arnaud Lagardère : Pour ma part, je ne sais pas ce que vous avez compris puisque je n’ai rien dit… Sur le fond, malheureusement, le sujet n’a rien de drôle et je ne peux en effet répondre à votre question.

M. Jérôme Cahuzac : Qu’en est-il de l’aide qui vous a été apportée par le ministre de l’Économie et de finances de l’époque ?

M. Arnaud Lagardère : Sur ce point, la réponse est aisée.

À la fin de 2004, j’ai, avec le ministre de l’Économie et des finances, Nicolas Sarkozy, des discussions sur l’avenir industriel d’EADS et sur les conséquences à tirer de cette période difficile qui a duré un an et demi. C’est sans doute plus facile pour lui de dresser un tel bilan : il vient de prendre ses fonctions et ne ressent pas le poids des négociations qui avaient eu lieu avec le précédent ministre. Je peux lui signifier que nous n’avons malheureusement plus le choix. Il en tire les conclusions. Nous sommes alors reçus par le Président de la République Jacques Chirac, auquel j’annonce que j’assume le choix de placer Noël Forgeard à la tête d’EADS et de faire revenir Philippe Camus auprès de moi pour lui confier d’autres tâches.

Quant au recours aux ORAPA, je vous en ai exposé les objectifs. S’il en résulte d’autres conséquences bienvenues, notamment fiscales, tant mieux, mais là n’était pas le but : il s’agissait, je le répète, de ne pas peser sur le cours en lâchant toutes les actions sur le marché, de continuer à bénéficier des droits de vote pendant un certain temps et, surtout, de nous protéger à la hausse. Nous avons consulté beaucoup de banques qui nous ont proposé de nombreux outils. Il nous a semblé que celui-ci était le meilleur.

M. Jérôme Chartier : Permettez-moi de revenir sur la période qui nous occupe principalement, celle qui a précédé la cession des titres EADS par le groupe Lagardère. Mettre d’un seul coup soixante millions de titres sur le marché n’est en effet pas sans conséquences : le 4 avril, vous annoncez, conjointement avec Daimler-Chrysler, la cession des titres ; le 5 avril, le marché baisse de 4 % ; le 6 avril, vous vendez à 32,60 euros.

Au mois de novembre 2005, vous allez voir Thierry Breton avec le président de Daimler-Chrysler pour lui faire part de votre intention de mener une opération conjointe de sortie, à hauteur de 7,5 % chacun. Bien que vous n’ayez de leçon de patriotisme à recevoir de personne, ce dont je vous donne acte, M. Breton ne vous demande-t-il pas alors à qui vous allez vendre ? Vous recommande-t-il de vendre à des investisseurs institutionnels français ? Vous conseille-t-il un groupe bancaire pour conduire l’opération ?

Par ailleurs, s’il est exact que la cession de la moitié de vos titres ne change rien au pacte d’actionnaires, considérez-vous toujours que la participation de Lagardère dans EADS est une participation stratégique pour votre groupe ? Telle est en tout cas l’opinion constante de l’État au sujet de sa propre participation dans EADS. Selon vous, l’État doit-il être considéré comme un actionnaire membre de l’assemblée générale parmi d’autres, dans la mesure où il n’est pas directement représenté au sein du conseil d’administration ? Est-ce que, formellement ou informellement, dans le cadre de la SOGEADE ou au sein d’autres instances, les administrateurs qui représentaient la France dans le capital d’EADS se réunissaient avec l’État actionnaire afin de déterminer des positions conjointes ? En d’autres termes, face à l’interdiction fixée par Daimler-Chrysler au moment de la création du pacte d’actionnaire, s’est-on organisé pour défendre les intérêts français ?

Quel est enfin votre sentiment sur la culture d’entreprise d’EADS ? Bien souvent, après une acquisition ou une fusion, l’entreprise qui acquiert ou qui est majoritaire impose sa culture pour créer une synergie dans les équipes de direction. De ce point de vue, la situation d’EADS est singulière puisqu’elle s’apparente à une sorte de fusion à parité où les cultures de management se trouveraient, elles aussi, à parité. Que pensez-vous de cette situation ? Estimez-vous que le management, tant à EADS qu’à Airbus, doit évoluer vers une plus grande unité de culture qui le rendrait plus solidaire et plus dynamique ?

M. Arnaud Lagardère : La baisse de 4 % le 5 avril est-elle imputable à un engorgement de titres ? Je me méfie des analyses boursières et je ne suis pas sûr que l’on puisse isoler les effets de la mise sur le marché des titres ce jour-là de ceux qui résulteraient d’événements exogènes, comme une baisse globale de la bourse ou telle ou telle variation du dollar. Il n’en reste pas moins que la cession d’un nombre trop élevé de titres au même moment peut avoir un effet néfaste sur le cours pendant un ou plusieurs jours.

Le 25 novembre 2005, jour où nous rencontrons Thierry Breton, nous n’avons pas totalement décidé des modalités de la cession. Nous n’avons pas encore choisi IXIS, par exemple, et nous serions bien en peine de dire à qui nous allons céder. Manfred Bischoff et moi-même ne faisons qu’annoncer au ministre de l’Économie et des finances notre retrait partiel – pour moitié –, conformément au pacte d’actionnaires.

M. Bischoff demande en outre au ministre si l’État français compte céder lui aussi une moitié de sa participation. Daimler-Chrysler y aurait intérêt car la parité de détention des titres entre Allemands et Français doit être préservée. Cet aspect, même s’il ne change rien à la gouvernance, n’est pas anodin : pour que Daimler-Chrysler puisse vendre la moitié de ses titres, il faut non seulement que Lagardère vende la moitié des siens, mais que l’État fasse de même. Or Thierry Breton a répondu sans ambiguïté que ce n’était pas dans l’air du temps et qu’il ne se voyait pas céder de titres EADS : pour lui, l’État doit jouer son rôle dans l’entreprise et ce rôle est important. Aucun acheteur particulier n’a été recommandé par le ministre : on n’en était pas là.

Par ailleurs, si je répondais à votre question sur ce que le groupe Lagardère compte faire des 7,5 % qui lui restent dans le capital d’EADS, je ferais de vous un initié. Or je puis vous assurer qu’être l’objet de tels soupçons aujourd'hui, ce n’est pas bon ! La seule chose que je peux affirmer est que nous continuerons à jouer notre rôle dans EADS. Pendant cinq ans, c’est un Allemand qui sera à la tête du conseil d’administration. J’ai en effet souhaité m’effacer pour permettre que le CEO soit français. La cession des 7,5 % restants n’est pas à l’ordre du jour.

L’État doit-il être directement représenté au conseil d’administration ? Si tel avait été le cas, il n’aurait de toute façon pas obtenu plus d’informations qu’il n’en a eu par le biais de la SOGEADE. Je le répète : tout ce que je sais, l’État le sait. Des réunions du « camp » français se sont en effet tenues, auxquelles a participé par exemple le cogérant du groupe Lagardère et membre de la SOGEADE, Pierre Leroy, car, bien évidemment, il convenait de décider d’une position commune sur un certain nombre de sujets. N’oublions pas que l’État français bénéficie dans EADS de droits de veto identiques à ceux dont il disposait au sein d’Aérospatiale, à cela près que ces droits sont désormais étendus à un univers bien plus important : hommage doit en être rendu à l’équipe de Lionel Jospin. Sur tout ce qui concerne les missiles balistiques, les augmentations de capital ou les décisions stratégiques, l’État conserve donc son droit de veto. Les contribuables sont encore protégés, et ce dans un périmètre beaucoup plus large.

S’agissant enfin de la culture d’entreprise d’EADS, je reprendrai, au risque de paraître insistant, l’image du mariage : les conjoints n’ont pas forcément la même culture mais ils vivent ensemble et partagent les décisions. Il en va de même pour nos partenaires allemands et nous. La dualité de culture,voire la pluralité de culture si l’on inclut l’Espagne et la Grande-Bretagne, est inscrite dans les gènes d’EADS et rien ne pourra la faire disparaître, quelque mode de gouvernance que l’on imagine. Il est néanmoins vrai que la nouvelle gouvernance a permis une meilleure fluidité et favorisé la rapidité des prises de décision – même si la précédente gouvernance n’a pas démérité.

En tant qu’actionnaire français, je me bats pour EADS mais aussi pour mon pays. C’est également le cas de l’État, qui a les moyens pour le faire.

M. Gérard Bapt : Qu’il n’y ait pas eu de délit d’initié de la part de l’entreprise Lagardère est une bonne nouvelle pour l’aéronautique. En tant qu’élu de l’agglomération toulousaine, j’estime qu’il est temps que l’entreprise sorte de ces turbulences.

Pouvez-vous toutefois nous indiquer si la structure Lagardère Capital et Management, dont vous êtes personnellement propriétaire, a procédé à des ventes et quelles ont été, le cas échéant, les plus-values qu’elle a réalisées ?

Lorsque vous avez fait part au Président de la République de la nomination de M. Forgeard, vous en a-t-il félicité ? Aviez-vous discuté auparavant avec lui de ce choix ?

En ce qui concerne M. Philippe Camus, dont la compétence et l’autorité en matière aéronautique sont internationalement reconnues, pourquoi ne pas l’avoir rappelé auprès de vous comme vous en aviez, semble-t-il, l’intention ?

Actionnaire minoritaire au sein d’EADS, vous y représentez non seulement votre groupe, mais aussi l’État et la Caisse des dépôts. Il est heureux que vous soyez patriote, mais pensez-vous que cette situation, qui résulte du pacte d’actionnaires, est conforme à la logique ?

Lors de l’assemblée générale d’EADS à Amsterdam, des administrateurs dits « indépendants » ont été nommés. Confirmez-vous que M. Pébereau, qui en fait partie, n’a plus de liens avec votre groupe ?

S’agissant des contacts avec l’État, l’information et les sujets traités étaient-ils différents selon que l’on s’adressait au Président de la République, au Premier ministre ou au ministre de l’Économie et des finances ? Au cours de son audition, M. Pontet a tenu pour sa part les propos suivants : « Lors du conseil d’administration du 1er juin 2006, soit treize jours avant l’annonce des difficultés dramatiques de l’A380, rien n'est dit à propos de cet appareil. […] Ce n'est que lors du conseil du 28 septembre que les représentants d’Airbus viendront, à notre demande, nous exposer les raisons des difficultés et les remèdes que la direction générale du groupe entend apporter. » Est-ce logique, au regard de votre situation au sein du conseil d’administration de la SOGEADE ?

Enfin, lorsque vous avez succédé à votre père, vous avez fait état de votre intention de vous retirer, au moins partiellement dans un premier temps, d’EADS, l’achèvement de ce retrait étant conditionné par la réussite de la commercialisation du programme de l’A380. Quelles sont vos intentions pour l’avenir, sachant que la présence d’un actionnaire stable est capitale dans un secteur aussi sensible et stratégique ?

M. Arnaud Lagardère : La structure par laquelle je contrôle le groupe, Lagardère Capital et Management, n’a pas cédé de titres EADS. Je doute d’ailleurs qu’elle en détienne directement : c’est la société Lagardère SCA, coté en bourse, qui possède ces titres. Un journal a laissé entendre de façon pernicieuse que j’aurais pu bénéficier indirectement d’une partie de la transaction : c’est totalement erroné. Ce que je détiens, ce sont des titres de Lagardère, que, du reste, je ne vends pas. Au contraire, j’en achète.

Le Président de la République, demandez-vous, m’a-t-il félicité de la nomination de M. Noël Forgeard ? Il en a pris acte.

J’ai en effet songé à rappeler Philippe Camus et j’y songe encore. Il faut cependant savoir qu’il était fort marri de la situation – on le serait à moins ! – et qu’il vit désormais aux États-Unis, où il réalise toujours beaucoup de choses pour le groupe Lagardère dont il reste cogérant. Il serait difficile pour lui d’être rappelé en France et cantonné à un rôle de conseil, sachant qu’il n’appartient pas à Lagardère d’exercer un rôle opérationnel dans EADS. Cela ne l’empêche pas d’être toujours de très bon conseil.

Je représente l’État à la SOGEADE, mais pas la Caisse des dépôts : en effet, les 7,5 % du capital que nous cédons sortent du pacte d’actionnaires. Pour la partie française, seuls l’État et le groupe Lagardère sont dans le pacte.

Les liens qui unissent M. Pébereau au groupe Lagardère sont d’abord des liens d’amitié. Nous continuons d’avoir des liens commerciaux avec la BNP mais nous n’avons pas de mandat en ce qui concerne l’aéronautique : dans les discussions récentes, la BNP représentait l’État. M. Pébereau peut donc être qualifié d’administrateur indépendant. Par parenthèse, il est certes important qu’un administrateur soit indépendant, mais il est plus important encore qu’il soit de qualité. Sur les quinze administrateurs d’Enron, quatorze étaient indépendants…

J’ai eu des contacts avec Matignon ; Dominique D’Hinnin en a eu, il y a eu plusieurs notes et plusieurs réunions. Cela a été dit et redit. Pourquoi me serais-je caché ? J’ai bien rencontré les services du Premier ministre de l’époque, M. Dominique de Villepin, et mes services ont rencontré ses services, notamment M. Demarolle. Je suis presque gêné tant la réponse à votre question est évidente. Cela va sans dire mais, si je comprends bien, cela va mieux en le disant.

S’agissant de l’orientation du groupe, j’ai fait état de mes intentions avant même le décès de Jean-Luc Lagardère. Il m’a d’ailleurs reproché de m’exprimer de façon aussi ouverte. J’ai affirmé que notre groupe devait se focaliser en priorité sur les médias, et il est vrai que j’ai dit que nous sortirions au moment de la commercialisation de l’A380. À cet égard, il faut bien distinguer commercialisation et livraison. Lorsque je cède les titres, l’avion est largement commercialisé. Cela signifie que l’on dispose de la base nécessaire pour lancer la fabrication. En outre, l’avion vole et est techniquement irréprochable : c’est une fantastique prouesse technologique.

En ce qui concerne votre dernière question, M. Gérard Bapt, je répète que je préfère ne pas répondre. J’y suis, j’y reste et la sortie n’est pas à l’ordre du jour : c’est tout ce que je puis dire.

M. Hervé Mariton : Vous avez posé un principe clair : ce que vous saviez, l’État le savait.

Si l’on revient sur le calendrier des problèmes industriels du programme de l’A380, tous les intervenants ont indiqué que des difficultés sont annoncées dès le printemps 2005. Lors de son audition par la commission des Finances en 2006, M. Noël Forgeard faisait déjà valoir la capacité de l’entreprise à rattraper ce retard à l’horizon 2006. Entre juin 2005 et 2006, c’est donc le discours que l’on vous tient. Que faites-vous pour vous assurer de cette capacité à rattraper le retard. L’enjeu est considérable. On vous signale un problème tout en vous disant : « Pas de souci ! » Comment vérifier cet énoncé ? Quelles précautions prenez-vous ? Qu’en est-il – autant que vous puissiez le savoir – des précautions prises par les autres actionnaires ?

M. René Couanau : Dans la mesure où l’État savait ce que vous saviez et ne savait pas ce que vous ne saviez pas, vous étiez au moins deux à ne pas savoir que les retards auraient inévitablement des conséquences sur le cours du titre. Nous en prenons acte. Pensez-vous que la nouvelle gouvernance d’EADS est de nature à éviter de tels malentendus, ou le pacte d’actionnaires doit-il être revu afin que les actionnaires puissent désormais savoir ce qui se passe sur le plan technique et ce qui pourrait donner lieu, eu égard au principe de précaution financière, à des informations ?

M. Philippe Martin : Selon vous, à quel moment est-on passé d’un retard de production rattrapable à des retards de livraison dommageables ? Tout le monde a été informé des difficultés, y compris les salariés dans les comités d’entreprise. Les habitants de mon département ont même pu constater la baisse de la fréquence des convois de l’A380. Cet indice en faisait des initiés, mais sans doute n’avaient-ils pas d’actions à vendre.

Se peut-il qu’un partenaire – par exemple le partenaire allemand – ait minimisé les difficultés industrielles susceptibles d’avoir un impact non seulement sur la production, mais aussi sur la livraison, sachant que c’est ce dernier aspect qui a influé sur le cours du titre ? À quel moment avez-vous averti l’État que l’on passait de retards de production rattrapables à des retards de livraison dommageables ? En particulier, avez-vous bien prévenu ce champion du patriotisme économique qu’était Dominique de Villepin ?

M. Arnaud Lagardère : Qu’avons-nous fait entre le printemps 2005 et l’annonce des retards en juin 2006 ? Il y a eu d’abord des réunions. Des audits ont été commandés. Le cabinet McKinsey en a réalisé un. D’autres audits ont été menés en interne au sein d’EADS pour essayer de comprendre d’où venaient les difficultés et si elles étaient rattrapables. Jusqu’en juin 2006, nous n’avons eu aucun élément nous permettant de conclure que les difficultés se transformeraient en retards significatifs. Du reste, même à cette date, les choses n’étaient pas encore très claires, puisque nous avons annoncé encore d’autres retards – six mois supplémentaires – en octobre 2006.

M. Hervé Mariton : Et tout cela a échappé aux audits et aux procédures que vous avez mentionnées ?

M. Arnaud Lagardère : Absolument, sinon, nous aurions su.

Pour ce qui est des effets sur les cours, il faut savoir que les retards ne sont pas toujours suivis des conséquences que nous avons pu observer, à savoir une chute de 20 %. Cela n’a pas été le cas lors de la première annonce des retards de l’A380 en juin 2005. Après les annonces d’octobre 2006, qui modifiaient notamment les prévisions de résultat, le cours ne s’est pas effondré. De même, les récentes annonces de Boeing n’ont fait baisser le titre que de 3 %. Il ne s’agit pas de soutenir que ce sont là des phénomènes normaux que l’on doit accepter, mais il faut constater que de tels retards, s’agissant d’un programme aussi complexe que celui-ci, peuvent être admis et ne se traduisent pas toujours par une baisse significative des cours.

Dès lors, m’objectera-t-on, pourquoi le titre a-t-il chuté précisément en juin 2006 et non avant ou après ? À mon sens, ce phénomène s’explique par une conjonction de facteurs. Il y a d’abord les affaires qui entourent EADS : Clearstream, la lutte Camus-Forgeard... On incrimine aussi – injustement à mon avis, mais telle était la perception des marchés financiers – la gouvernance et le pacte d’actionnaires, jugés trop compliqués. Enfin, on ne dispose pas encore d’assez de précisions pour quantifier véritablement les retards. Toutes ces incertitudes mises bout à bout expliquent la sanction brutale des marchés.

Fort heureusement, nous avons presque rattrapé la totalité de la baisse, puisque nous étions à 25,50 euros et que nous atteignons aujourd'hui 24,20 euros, le plus bas s’étant établi à un peu plus de 18 euros. C’est bien la preuve que l’entreprise s’est malgré tout redressée et a bien rebondi.

Quant à savoir si la faute incombe aux Français ou aux Allemands, c’est un débat dans lequel je ne veux pas entrer. Beaucoup de gens et d’instances examinent ces points en ce moment. J’attends d’avoir tous les éléments. De toute façon, les autorités compétentes se prononceront le moment venu.

M. René Couanau : Comment éviter tout cela à l’avenir ?

M. Arnaud Lagardère : Le changement de gouvernance est assurément un pas important. Il ne faut pourtant pas se leurrer : il existera toujours un bloc allemand puissant et un bloc français puissant. Telle est la réalité industrielle de cette entreprise.

Dans le mariage entre Allemands et Français, la nouvelle gouvernance établit pour ainsi dire le régime de la communauté universelle : c’est une sorte de joint-venture à parité. Cela a permis d’apaiser nos relations et de laisser derrière nous cette sorte de régime marital de communauté « réduite aux aguets » plutôt que réduite aux acquêts. C’est déjà une très bonne chose. Nous continuerons à travailler à des améliorations, mais ne bousculons pas trop l’entreprise dans son fonctionnement quotidien ; elle l’est suffisamment comme cela !

M. Jean-Pierre Balligand : Cette audition nous ramène à nos interrogations sur le rôle de l’État. Elle confirme en effet que l’État était au courant et invalide tous les discours de défausse que nous avons entendus. Des personnes exerçant des responsabilités importantes, notamment au ministère de l’économie, ont déclaré n’être au courant de rien. Tout cela ne tient pas !

La question de fond demeure. Le monde capitaliste ne peut fonctionner que sur la base de la transparence des marchés, donc de la non-rétention des informations. Je prends acte de vos affirmations au sujet de l’absence de délit d’initié. L’information menée par l’AMF n’en montre pas moins qu’un certain nombre de personnes ont vendu des titres ou levé des stock-options avant que la situation réelle de l’entreprise ne soit officiellement connue.

La CDC n’est pas en cause, pas plus que tout autre investisseur institutionnel, puisque le système des ORAPA implique des coupons et une gestion du titre au jour le jour entre juin 2007 et juin 2009. Ce n’est qu’à cette dernière date que l’on pourra calculer les plus-values ou les moins-values vraiment réalisées par les investisseurs institutionnels.

Les conséquences sur les petits actionnaires sont autrement gênantes. Ils se seront littéralement fait voler s’ils ont acheté au mauvais moment puis vendu en cédant à la panique devant la chute du cours. Ce n’est pas ainsi que l’on crédibilisera la place de Paris !

M. Arnaud Lagardère : Tout à fait !

M. Jean-Pierre Balligand : Pour en revenir à la gouvernance d’EADS, je me demande, après vous avoir entendu et après avoir entendu M. Forgeard l’année dernière, si le problème ne tient pas principalement au management d’Airbus au sein d’EADS. Vous êtes, tout comme l’État, l’actionnaire d’une holding aux activités diversifiées. Or c’est au niveau d’Airbus qu’un problème de management se fait jour, dans la période située entre l’annonce, dès 2005, de retards dans le process de fabrication et celle des retards de livraison, qui provoquera la chute du titre.

Par ailleurs, lorsque vous vous rendez à l’Élysée aux côtés du ministre de l’Économie et des finances pour annoncer la nomination de M. Forgeard après un an et demi de conflit, quelle est la contrepartie à cette nomination ? Une sortie par le haut en avril 2006 ?

M. Arnaud Lagardère : Permettez-moi de répondre tout de suite sur ce point : il n’y a aucune contrepartie. On est libre de sortir quand on veut. La liquidité est totale.

M. Jean-Pierre Balligand : Il n’y a donc pas de problème d’ordre fiscal ou autre…

M. Arnaud Lagardère : On sort quand on le veut. C’est ce qui est prévu dans les accords.

M. Jean-Pierre Balligand : Les rencontres avec les autorités de l’État constituent aussi un mystère. Nous aimerions savoir précisément à quel moment elles ont été actées. Les responsables d’IXIS nous ont indiqué que les tractations ont commencé en novembre 2005. Pour la partie qui les concerne, l’affaire est terminée le 28 mars, avant d’être officialisée le 4 avril. La question est de savoir quand l’État est véritablement mis au courant et qui, au sein de l’État, est mis au courant. Vous nous avez donné un nom tout à l’heure mais nous aimerions y voir clair une fois pour toutes. Il faut lever les faux-semblants et les hypocrisies.

M. Arnaud Lagardère : La sortie partielle de Lagardère et de Daimler-Chrysler est annoncée à l’État le 28 novembre 2005 dans les bureaux de M. Thierry Breton. Il ne s’agit pas de consulter, mais de faire part de la cession de 7,5 %, sachant que les Allemands envisagent de porter cette proportion à 15 % en fonction de la réponse que l’État leur fera.

Il s’est agi ensuite de profiter d’une fenêtre de sortie : les règles de l’AMF nous interdisent de sortir à n’importe quelle période. Nous aurions préféré que ce soit au mois de janvier. Cela n’a pas été possible pour des raisons techniques, et peut-être aussi parce que les choses ont quelque peu traîné. Dans l’intervalle, il y a eu des réunions répétées avec les services de M. Dominique de Villepin. Je n’ai pas ici les documents, mais je serai ravi de vous les communiquer. Au demeurant, je pense que l’AMF et d’autres instances en disposent également après les perquisitions qui ont été menées. Il y a eu cinq ou six réunions – peut-être un peu plus – entre mes services et ceux de Matignon ou de Bercy. De notre part, l’information a été constante.

En ce qui concerne le management, je répète qu’il ne faut pas brûler ce que l’on a adoré. Il est hors de question de livrer quelqu’un à la vindicte populaire sans preuves. M. Noël Forgeard a contribué au succès d’Airbus. Nous nous relèverons de ces retards de l’A380 et nous reviendrons bientôt, je l’espère, au même niveau que Boeing. Sur le moyen terme – et sans nier l’existence de préoccupations –, Airbus reste, comme EADS, une formidable entreprise. Cela, on le doit aussi à Noël. A-t-il commis des erreurs de management ? Je préfère attendre les résultats des investigations et d’éventuelles preuves – vous avez par exemple parlé d’usines en Allemagne –, sur lesquelles je ne veux pas me prononcer parce que je ne dispose pas d’informations. Nous serons fixés assez vite : c’est une question de mois. En attendant, réservons notre jugement sur Noël Forgeard. Il est trop facile d’en faire un symbole, une sorte de catalyseur de la colère générale.

M. Jean-Pierre Gorges : Si j’en crois les questions et les réponses que j’ai entendues, tout s’est donc déroulé normalement. L’A380 vole. Le carnet de commandes d’Airbus est au mieux. Il s’ensuit que le titre, qui a quasiment retrouvé son niveau antérieur, vaudra demain très cher. Comment expliquez-vous que le groupe Lagardère ait réalisé une aussi mauvaise opération en se défaisant de 7,5 % d’EADS ? Personnellement, je n’aurais pas vendu !

M. Arnaud Lagardère : Tout choix est discutable. Ce que vous mettez en évidence est l’une des raisons pour lesquelles nous avons gardé 7,5 % et pour lesquelles nous nous sommes protégés à la hausse.

Cependant, le choix opéré est très simple. Au moment du décès de Jean-Luc Lagardère, en mars 2003, la valeur d’EADS représentait 20 % de la valeur de Lagardère. De la mi-2005 à 2006, cette proportion s’est élevée à 40 % et même au-delà. J’ai estimé que cette situation, qui créait une très forte décote de holding sur le titre de Lagardère, devenait insupportable. Souhaitant revenir au niveau plus raisonnable de 20 %, j’ai décidé le retrait partiel. Je suis là dans mon rôle de gestionnaire de l’entreprise Lagardère. Si je n’avais pas pris cette décision, mes actionnaires m’en auraient voulu. Je ne regrette donc pas ce geste naturel de gestion, par lequel je protège l’intérêt social de Lagardère – ce que je me dois de faire – sans changer la gouvernance d’EADS. Pour le reste, je suis ravi des perspectives de hausse du titre que vous dessinez. J’espère que le titre continuera à s’apprécier.

M. François Brottes : Y a-t-il eu, comme la presse en a fait état, une note interne à EADS le 8 mars 2006 sur les retards de livraison ?

M. Arnaud Lagardère : Honnêtement, je n’en sais rien. Je ne vois pas à quelle note vous pouvez faire allusion. De toute manière, si vous avez quelque inquiétude que ce soit, soyez rassuré : l’AMF et d’autres instances disposent de tous les documents. Tout ce que je peux affirmer, c’est que je n’avais pas connaissance de retards dans le programme de l’A380 avant la cession que j’ai effectuée le 4 avril, et même jusqu’au mois de juin. Si cette note a existé, je n’en ai pas eu connaissance. Cela étant, ne nous trompons pas sur les mots : il y a une différence entre « difficultés » et « retards ».

Le Président Didier Migaud : Je vous remercie pour la franchise de vos réponses, M.  le président.

——fpfp——